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Couverture : © Hachette Roman Studio.

Photo : © KieferPix/Shutterstock

© Hachette Livre, 2019, pour la présente édition.


Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 978-2-01-707844-9

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À toutes les personnes qui se sentent jugées,
critiquées en permanence,
et qui oublient être les seules capables de se définir.
Prologue

Roméo

M ission : Venir en aide aux adolescentes fragiles.


But : Les libérer.
Outil : La séduction.
Principe : Ne pas les faire souffrir.
Règle ultime : Ne surtout pas tomber amoureux.

Voilà autour de quoi tourne mon monde ces quatre dernières années. Sur
huit missions, aucune n’a échoué. Mon métier est un moyen de me sentir
utile, une activité enrichissante, qui n’apporte que du bien. Officiellement,
je suis garde du corps, le métier « d’agent séduction » ayant été inventé de
toutes pièces par ma petite personne. J’ai créé ma propre entreprise qui
compte une seule employée : Barbara, ma grande sœur et mon acolyte. Je
ne serais pas arrivé jusqu’ici sans sa présence, ses connaissances et son
professionnalisme. Intérieurement, je la remercie tous les jours d’avoir
délaissé ses études – peu épanouissantes – pour se lancer dans cette folle
aventure avec moi. Évidemment, mon ego prend bien trop de place pour
que je prononce ces remerciements à voix haute.
Sans aucun diplôme, je parviens donc à gagner ma vie avec mon plus
gros atout : la séduction.
Comment la séduction peut-elle être un outil ? Ce n’est pas évident à
comprendre mais, une fois qu’on la maîtrise, c’est très efficace. La
séduction est un art qui demande une véritable écoute et une certaine
capacité à cerner la personne en face de soi. Un sourire charmeur et des
fossettes irrésistibles ne suffisent pas. Pour réellement séduire, il faut arriver
à déceler les faiblesses de l’autre, ses aspirations, ses envies, ses doutes, et
se conformer à son idéal. Je ne parle pas d’idéal amoureux – en tout cas pas
en ce qui me concerne – mais d’un super-héros capable de déceler
exactement ce dont cette cible a besoin. Son super-héros personnel qu’elle-
même ne saurait pas décrire. Celui que seul le séducteur invétéré réussit à
construire.
Mais la séduction est à double tranchant. Sombrer du côté obscur de la
force une fois la cible mise à nu est tentant. Une parole, un geste s’appuyant
sur ses peurs pourraient suffire à la détruire. J’ai décidé d’emprunter un
autre chemin et de rester dans la lumière. Si je veux connaître les peurs
d’une de mes cibles, c’est simplement pour pouvoir les atténuer. Si je veux
me métamorphoser en son prince charmant, c’est pour être sûr de la toucher
un maximum et gagner toute sa confiance. Ainsi, elle me croira quand je la
revaloriserai. Elle me croira quand je lui dirai que la vie vaut la peine d’être
vécue. Que se contenter de survivre n’est pas digne d’elle, qu’elle mérite
d’être heureuse, peu importe le poids de son passé. Elle s’attachera à moi,
mais elle s’attachera davantage à son bonheur. Et elle me croira quand, au
moment de la quitter, je lui dirai qu’elle est libre, indépendante, et que je
n’étais que de passage dans sa vie. Alors, je la serrerai une dernière fois
dans mes bras, puis je passerai à ma mission suivante.
Ça peut paraître tordu, mais étonnamment, ça marche. La relation basée
sur l’affection que je crée avec mes cibles leur donne l’impulsion dont elles
ont besoin. Mais c’est là qu’est le piège : savoir rester sur le chemin de
l’affection sans basculer dans le fossé de l’amour. Jusqu’ici, j’ai plusieurs
fois tourné autour mais je ne suis jamais tombé dedans. Cette activité est
rapidement devenue ma raison de vivre, ma seule motivation pour me lever
tous les matins. C’est la seule chose qui me fait penser que j’ai de la valeur
dans ce monde.
Voilà pourquoi la proposition de la femme en face de moi est comme une
attaque à mon métier et à mes principes – principes auxquels je tiens
particulièrement. Quand j’ai eu cette Mme Guillier au téléphone et qu’elle
n’a voulu me donner aucune information, je me suis douté qu’il s’agissait
d’une vaste blague. « Je préfère tout vous expliquer en face », m’a-t-elle dit.
Elle avait surtout peur que je refuse directement. C’est pour ça que je n’ai
pas voulu que Barbara m’accompagne à ce rendez-vous, à cause de mes
suspicions concernant les motivations de cette nouvelle cliente. Ma sœur est
plus conciliante que moi et elle est donc plus susceptible de se faire avoir
par de jolis mots bien choisis.
— Vous êtes-vous un minimum renseignée sur mon champ d’action,
madame Guillier ?
— Bien sûr. Écoutez, je sais que le cas de ma fille est loin d’être
extrême…
C’est le moins qu’on puisse dire.
— Je suis très admirative de ce que vous avez accompli auprès de ces
adolescentes. La façon dont vous procédez pour les aider sans qu’elles ne
subissent aucun chagrin d’amour… Je voudrais que vous fassiez pareil avec
Héloïse.
Je soupire. Je n’ai encore jamais refusé une proposition, mais ce que me
demande cette femme est impossible. J’use de mes talents de séduction sur
des adolescentes souffrant d’un choc émotionnel. Rosie, la dernière, était en
plein stress post-traumatique suite à l’accident de ses parents auquel elle
avait assisté. Elle ne cherchait pas l’amour, juste le bonheur. Le cas de
toutes les autres était similaire. Pour tomber amoureuses de moi, il aurait
fallu qu’elles aillent mieux. Et justement, je m’en vais quand elles vont
mieux, avant que le véritable sentiment de l’amour ne naisse entre nous.
Elles sont tristes, évidemment, mais je les quitte de façon douce. Elles s’en
remettent toujours, puisqu’elles sont bien plus heureuses qu’à mon arrivée.
En revanche, je ne saurais pas comment m’y prendre avec cette Héloïse.
Mon job n’est pas de remettre dans le droit chemin des filles à papa en
pleine crise d’adolescence. Si cette Héloïse n’est pas fragilisée
émotionnellement, ne présente pas la moindre trace de traumatisme,
accepter cette mission est risqué et contraire aux règles de base. À côté de
ça, il n’y a qu’à regarder l’appartement dans lequel je me trouve pour avoir
une idée du prix que cette dame est prête à payer pour sa fille chérie. Il faut
l’admettre, c’est tentant.
— Je comprends votre hésitation, Roméo, insiste Mme Guillier. Mais
Héloïse ne va pas bien. Elle a toujours été sarcastique et moqueuse au
quotidien, mais ce n’était pas pour cacher un mal-être intérieur, comme
maintenant. Elle rêvait il y a encore un an de faire des études de
journalisme, mais je ne l’ai quasiment pas vue étudier depuis sa rentrée en
terminale. Elle sort sans arrêt sans demander la permission et quand je veux
lui parler, elle se braque et m’envoie paître.
— Vous ne pensez pas qu’elle se comporte tout simplement comme les
jeunes filles de son âge ?
— Si Héloïse fonctionnait comme les autres, ça se saurait. Je voudrais
que vous l’aidiez, s’il vous plaît. Je suis prête à vous fournir tout ce dont
vous avez besoin. Elle a même coupé les ponts avec sa meilleure amie
qu’elle connaît depuis l’enfance…
La moue désespérée de mon interlocutrice est en train de me faire
flancher. Je n’arrive pas à croire que je me laisse convaincre. Moi qui me
croyais plus inflexible que Barbara…
— Je sais que vous n’avez pas achevé vos études, continue Mme Guillier
d’une voix douce. Ce serait pour vous l’occasion d’étudier dans un
excellent lycée privé, et je pourrais faire en sorte que des professeurs vous
prennent en charge et vous aident à décrocher votre baccalauréat.
— Je m’en sors très bien sans diplôme, je réponds froidement.
— Je m’en rends compte. Mais un jour viendra où vous ne pourrez plus
exercer ce métier, il vous faudra un plan de secours. J’assurerai tous les
frais de votre scolarité et je vous logerai dans un appartement de fonction,
en plus du salaire hebdomadaire.
Aussi buté que je puisse être, je suis obligé d’avouer qu’elle n’a pas tort
sur ce point. La suite de ma carrière est un sujet sensible, tout simplement
parce qu’au fond de moi je sais que je ne pourrai pas toujours être agent
séduction. Mais est-ce qu’aujourd’hui, à vingt ans, j’ai envie de me
retrouver dans un lycée huppé grouillant de gosses de riches insupportables,
juste pour séduire une fille rebelle ? Il faut dire que les avantages sont
tentants, et ils sont plus nombreux que les inconvénients.
— Donc si j’accepte, je devrai simplement la remettre dans le droit
chemin, et ensuite je serai libre ?
Le regard de Mme Guillier s’éclaire quand elle comprend que je suis en
train d’accepter.
— Oui, je ne vous en demande pas plus. Je sais que la vraie Héloïse
sommeille en elle. Il suffit de la réveiller.
— Il faudra aussi que ma sœur, Barbara, loge avec moi et m’accompagne
en cours, selon ce que nous déciderons. Elle est mon acolyte sur toutes les
missions.
— Je l’avais noté. C’est bon pour elle aussi.
Je me lève, lisse ma chemise et tends la main au-dessus du bureau.
— Très bien, dans ce cas nous avons un accord.
Ma nouvelle boss me serre la main, un sourire lumineux aux lèvres.
— Oh, et Roméo ! Cela me paraît évident, mais… ne lui brisez pas le
cœur.
Je souris d’un air confiant.
— Ne vous en faites pas pour ça, c’est ma règle d’or. Personne ne tombe
amoureux.
1. Première approche

Roméo

J e me gare loin du portail du lycée pour ne pas être remarqué et je


patiente, les doigts tapotant le tableau de bord. Barbara ne tarde pas à
apparaître, toujours ponctuelle, et s’engouffre dans la voiture en
soupirant.
— J’avais oublié qu’être une ado était épuisant !
J’esquisse un sourire en m’engageant dans la circulation.
— Alors, personne ne t’a cramée ?
— Non, répond-elle fièrement. Je suis tellement bonne actrice que je
passe pour une adolescente innocente aux yeux de tout le monde.
— C’est un peu insultant, tu ne trouves pas, qu’on te prenne pour une
gamine alors que tu as vingt-deux ans ?
Je jette un coup d’œil à ma sœur pour voir sa réaction suite à ma
raillerie : yeux plissés, mâchoire serrée. La routine.
— C’est une caractéristique de la famille, tu le sais bien, on fait tous plus
jeunes que nos âges. Et tu n’échappes pas à la règle, petit frère.
En réalité, heureusement que cette caractéristique existe, sinon
l’accomplissement de cette mission aurait été plus compliqué. Même si
j’admets que mon ego en prend un coup lorsqu’on me demande encore ma
carte d’identité avant d’entrer en boîte – alors que des mineurs sont
acceptés sans soucis. Une chance que je ne sois pas friand de ce genre
d’endroit.
— Comment c’était aujourd’hui ?
Barbara vient de terminer sa première semaine dans notre nouveau bahut.
Sa mission : récolter un maximum d’informations avant mon arrivée, lundi.
Grâce aux rapports de ma grande sœur, je ne pénétrerai pas dans un univers
totalement inconnu. Elle m’est bien plus indispensable que je ne l’admettrai
jamais.
— Je me suis fait draguer. Et tu ne connais pas le pire, par un première !
— Aïe.
— Ne te moque pas. Ma vie amoureuse est déjà un désastre, alors si en
plus les seuls mecs qui m’approchent ont six ans de moins que moi…
— C’est peut-être un signe. Peut-être que quelqu’un là-haut essaie de te
faire comprendre que tu es encore une gamine dans ta tête. Ou alors que ton
destin est d’enlever leur innocence à de jeunes garçons, comme le mien est
de sortir des adolescentes d’un mal-être – disons que ça dépend des
interprétations.
Barbara grimace et me donne une tape sur l’épaule. Je me gare devant le
premier bar qui me fait de l’œil afin qu’elle me fasse un débriefing total.
Nous nous installons en terrasse malgré le temps automnal qui s’est pointé,
préférant la tranquillité et l’air frais à une salle remplie de monde.
— Alors, raconte-moi tout.
Je me frotte les mains tandis que ma sœur sort ses notes de son sac. Une
pression a quitté mes épaules depuis que Mme Guillier nous a aidés à faire
les démarches nécessaires pour être acceptés dans le lycée d’Héloïse sans
trop de problème. Elle a joué de ses relations avec le proviseur, s’est rendue
dans son bureau et lui a expliqué que Barbara et moi avions eu des soucis
familiaux qui nous avaient fait perdre plusieurs années d’enseignement.
Elle lui a demandé de faire en sorte que notre arrivée soit discrète et que les
professeurs ne mentionnent pas notre âge, car nous étions un peu honteux
de terminer le lycée à vingt et vingt-deux ans. Normalement, personne ne
saura que nous n’avons pas dix-sept ans. Le plus délicat concerne notre lien
de parenté, car nous n’avons pas pu mentir sur notre identité. Mais il se
trouve que Barbara et moi n’avons pas le même nom de famille : elle porte
le nom de ma mère et je porte celui de mon père. Espérons toutefois que le
fait qu’elle est ma sœur ne fuitera pas, ça donnerait trop d’indices sur nos
vies respectives et ça pourrait mettre en péril la mission.
— Bien, commence Barbara. Lui, c’est Victor.
Elle fait glisser une photo sur la table. Un jeune brunet me fait face, un
sourire niais plaqué sur les lèvres.
— Il fait partie des populaires et a été élu « plus beau garçon de la
classe » par toutes les filles, à l’unanimité. Il est sympa, simple et loin
d’être narcissique.
— OK, c’est génial pour ce petit gars, mais il n’a pas l’air d’être le genre
des fréquentations d’Héloïse, si ?
Le but est surtout de connaître l’entourage de ma cible. Je me fiche de ce
Victor s’il ne peut pas m’être utile dans cette mission.
— Elle n’a aucune fréquentation, Roméo. Mais j’ai remarqué qu’il la
regardait souvent, presque avec regret, et elle l’ignore royalement.
— Il est amoureux d’elle ?
Barbara soupire.
— À vrai dire, je n’en ai aucune idée. Leur relation a l’air complexe.
Bien. J’éclaircirai tout ça une fois sur place. Je fais signe à Barbara de
continuer.
— Voici Lina. Elle n’est pas dans la classe d’Héloïse mais grâce à
quelques échos j’ai réussi à savoir que c’est son ancienne meilleure amie.
Elles étaient inséparables l’année dernière, mais plus personne ne les voit
ensemble depuis la rentrée.
Je fais tourner la photo de Lina entre mes mains. C’est une très jolie
blonde, avec un visage fin aux traits doux et des yeux caramel pleins de
bienveillance. Une histoire de jalousie se cache sûrement là-dessous, c’est
classique chez les adolescentes.
— Tu as réussi à lui parler ?
— On a échangé quelques mots en cours de sport, m’apprend Barbara.
J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi gentil, elle est très appréciée et semble
réussir tout ce qu’elle entreprend.
Jalousie.
— Autre chose sur des personnes proches d’Héloïse ?
— Malheureusement, non. Cette fille s’isole en permanence.
Je gratte le peu de barbe naissante sur mon menton. Décidément, cette
mission ne va pas être facile, surtout si j’ai peu de sources. Il fallait que ma
cible soit un loup solitaire, c’est bien ma veine.
— OK, et à propos d’Héloïse ? Tu lui as parlé ?
— Elle est inapprochable, c’est décourageant. Ses sarcasmes empêchent
tout le monde de l’aborder, elle est limite flippante. Tu vas en baver.
Bon sang, mais dans quoi je me suis embarqué ? Je vais réussir ma
mission, comme toujours, il n’y a pas de raison. J’excelle dans mon métier.
Ma seule crainte, c’est d’y laisser quelques plumes.
— Une chose que tu dois savoir, poursuit ma sœur, c’est qu’elle est très
différente des photos que sa mère nous a données et qu’on a vues sur les
réseaux sociaux…
Soudain, Barbara blêmit en fixant un point par-dessus mon épaule.
— Merde, Roméo, elle est là.
— Comment ça ?
— Héloïse ! Elle se dirige vers nous. Il faut pas qu’elle nous voie
ensemble, elle doit pas savoir qu’on se connaît !
Pendant que Barbara rassemble ses affaires en vitesse, je me retourne et
observe la fille qui s’avance vers le bar. Si elle avait un style très féminin
sur les photos, il est clair qu’elle a changé de look. Elle a troqué ses robes à
fleurs pour un jean troué, des boots et une large veste en jean. Ses cheveux
châtains qui semblaient lisses sont à présent bouclés et retombent en
cascade le long de son dos.
— Essaie de l’approcher, peut-être qu’elle est moins braquée que dans le
cadre scolaire, me souffle ma sœur. Moi, je file. Bonne chance.
Elle disparaît à la vitesse de l’éclair et je me retrouve seul, détaillant
l’adolescente à l’allure rebelle qui entre dans le bar. Sans hésiter une
seconde, je glisse mon téléphone dans la poche arrière de mon jean et quitte
la terrasse pour l’intérieur. Seulement, une fois dans le bar, je ne vois
Héloïse nulle part. Je parcours la salle du regard et fais quelques pas entre
les tables, mais rien. Elle s’est volatilisée.
Jusqu’à ce que je me retourne et que je la voie sortir des cuisines pour
passer derrière le comptoir. Elle a revêtu un tablier et attaché ses cheveux
bouclés en une queue-de-cheval. Elle travaille ici. Première énigme à
résoudre ; elle ne doit pas être dans le besoin puisque sa maman a
suffisamment de pognon pour mener une vie très confortable et payer un
agent séduction.
Je vais m’asseoir sur un tabouret sans la quitter des yeux. Elle ne m’a pas
encore remarqué, occupée à nettoyer des verres. Je me racle la gorge et elle
relève la tête, se retrouvant pile en face de moi.
— Salut.
J’étire mes lèvres en un sourire charmeur. Ce n’est que maintenant que je
suis près d’elle que je remarque tout le maquillage noir autour de ses yeux.
J’ai côtoyé suffisamment de filles pour savoir qu’on appelle ça un smoky
eyes, mais j’avais cru comprendre que c’était le genre de maquillage à ne
porter qu’en soirée. Visiblement, Héloïse voit les choses autrement.
— Bonjour. Qu’est-ce que je vous sers ?
Si j’essaie de paraître chaleureux – alors que ce n’est pas du tout dans ma
nature, entendons-nous –, elle est froide comme la glace dans le verre de
mon voisin de comptoir, se donnant seulement la peine d’être polie. Pas
l’ombre d’un sourire. Aucune proximité avec les clients. Ça annonce la
couleur.
— Je ne sais pas… Qu’est-ce que tu me proposes ?
Mon ton joueur n’a aucun effet sur elle. Elle se contente de me regarder
de haut, les mains appuyées sur le comptoir, un sourcil méprisant
légèrement haussé.
— Ça dépend. Majeur ou non ?
Et voilà, ça recommence. C’est franchement vexant. Je ravale ma
frustration en répondant que je suis mineur, pour ma couverture.
— Alors un Coca, en espérant que les bulles fassent redescendre ton
assurance un peu trop pétillante.
Si j’étais le genre de mec expressif, ma mâchoire se serait certainement
décrochée. Non mais je rêve ? J’ai l’habitude de faire face à des filles
émotionnellement fragiles, pas à des petites garces snobs.
Héloïse me tourne le dos pour attraper un Coca dans le frigo derrière elle,
tandis que je me fais violence pour ne pas lui répondre. Ne pas me laisser
atteindre. Sinon cette petite peste aurait gagné, et je suis bien décidé à
remporter cette bataille.
Je me demande quelle technique de séduction adopter. Le bad boy froid
et torturé ? Certainement la pire des idées pour Héloïse. Le doux
romantique mielleux ? Elle n’a pas l’air particulièrement fleur bleue, et je
crois qu’elle me renverrait mes déclarations à la figure.
Ma cible me sort de mes pensées en décapsulant ma bouteille avant de
poser un verre devant moi.
— Et voilà.
Je prends sur moi pour m’excuser :
— Désolé, c’était un peu nul comme technique d’approche.
— Je ne te le fais pas dire.
Je me retiens de serrer les dents. Bordel.
— Mais je suis nouveau ici, et je ne sais pas vraiment comment faire
pour réussir à m’intégrer…
Ma déclaration pitoyable ne l’adoucit pas le moins du monde. Elle
continue à me fixer de ses yeux de chat, ses lèvres charnues entrouvertes,
comme si elle cherchait à analyser le drôle de spécimen que je suis.
— Du coup, je me disais que ce serait sympa que quelqu’un me fasse un
peu visiter les alentours, histoire que je ne sois pas totalement perdu. Est-ce
que le job t’intéresse… ?
Je jette un coup d’œil à son badge, sur lequel il est écrit Éloïse.
— … Éloïse ?
Elle fait mine d’être dégoûtée.
— Bon, premièrement, mon prénom c’est Héloïse, avec un H, ces idiots
l’ont oublié sur le badge. Deuxièmement, est-ce que j’ai vraiment la tête
d’une putain de guide touristique ?
Mes mains se resserrent sur mon jean. Si j’ai appris à contrôler mon
impulsivité avec le temps, je reste un mec avec beaucoup de fierté et je ne
supporte pas qu’on se montre si condescendant avec moi. J’ai saisi, cette
fille refuse qu’on l’approche et a donc décidé d’être imbuvable. Et moi, je
suis obligé d’en faire les frais sans broncher, parce que j’ai une foutue
mission à réussir.
Je mets mon exaspération de côté et tente d’esquisser un sourire pour
masquer mon expression dépitée.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, je me disais juste que… On a l’air
d’avoir le même âge et on pourrait peut-être… enfin…
Bredouiller est une grossière erreur, car elle en profite pour
m’interrompre immédiatement :
— Je ne suis pas la personne que tu recherches, celle qui te fera
rencontrer plein de nouveaux copains avec qui jouer à la baballe en
draguant les groupies qui tourneront autour du groupe de garçons mignons
que tu auras intégré.
— Donc tu me trouves mignon.
Elle ouvre la bouche sans rien dire, prise de court. Je me félicite
mentalement d’avoir réussi à la désarmer. Du moins, pour quelques
secondes.
— Non. Je dis simplement que tu es le genre de garçon que les groupies
du lycée trouvent mignon, nuance. Et ce n’est pas un compliment.
— OK, très bien. Mais je suis sûr que connaître le prénom de ce garçon
mignon, même s’il ne plaît qu’aux groupies, pourra t’être utile : je
m’appelle Roméo.
Elle se mord la lèvre puis éclate de rire. C’est la première fois que je vois
son sourire, et j’aurais préféré que ce soit dans d’autres conditions. Mon
agacement mis de côté, je dois admettre qu’elle est beaucoup plus jolie
quand un sourire illumine son visage.
— Roméo ? Sérieusement ?
— Il semblerait, oui.
— Alors là, ça renforce encore le cliché ! Un Roméo grand, brun et
charmeur : le combo parfait !
Elle a l’air de trouver la situation hilarante mais, étrangement, je
n’apprécie pas trop qu’on se paie ma tête. Elle le remarque et enfonce le
clou :
— À mon avis, ce n’est pas avec cette attitude misérable que tu trouveras
ta Juliette !
Ma patience a des limites, et cette Héloïse la met à rude épreuve. J’estime
que mon travail d’approche est terminé pour aujourd’hui et que je mérite de
me détendre. Je glisse donc un billet de cinq et quatre pièces de un euro sur
le comptoir.
— Bien, je vais y aller.
— C’est beaucoup trop, me dit Héloïse avec un geste vers le comptoir.
— Garde la monnaie.
Je lui fais un clin d’œil en me levant de mon tabouret.
— Mais tu n’as rien bu, je refuse de…
C’est à mon tour de l’interrompre, pour mon plus grand plaisir :
— À bientôt, Héloïse-avec-un-H. J’espère qu’on se reverra vite.
Je réajuste ma veste en cuir sur mes épaules et fais volte-face. En passant
la porte, je l’entends me crier :
— Espoir non partagé, Roméo-sans-cervelle !

J’entre chez Vanessa sans toquer, comme à mon habitude. J’ai été ravi de
recevoir son message tout à l’heure, je ne pouvais pas rêver mieux que de la
voir pour décompresser.
— Vaness ?
Je dépose ma veste sur le meuble de l’entrée avant de m’avancer dans le
couloir. Elle m’attend dans le salon, à moitié allongée sur son canapé en
cuir, un verre de rouge à la main et habillée d’un peignoir court qui dévoile
ses longues jambes lisses. Elle m’observe avec ce petit sourire narquois que
j’aime bien. D’un seul coup, ma journée s’illumine.
Vanessa dépose son verre sur la table basse et se lève gracieusement. Elle
s’approche de moi à pas lents, le bruit de ses talons aiguille se répercutant
sur le carrelage.
— Je suis heureuse que tu sois venu, murmure-t-elle en jouant avec le col
de mon tee-shirt.
— Bonheur partagé.
J’avance mes lèvres mais elle ne m’offre qu’un baiser chaste. Je connais
Vanessa, elle souhaite me faire languir. Ce qui nous amène toujours à une
partie de jambes en l’air plutôt agréable.
— Ma nouvelle mission se déroule à Paris… Tu sais ce que cela
signifie ?
Elle se mordille la lèvre, les mains sur mon torse.
— Que tu vas me rendre visite plus souvent ?
— Exact.
Cette fois, Vanessa m’offre un vrai baiser, tellement langoureux qu’une
partie de mon corps réagit immédiatement. Vanessa est pour moi ce que
l’on pourrait appeler une sex friend, mais je n’aime pas lui associer ce
terme. Elle est bien plus que ça, c’est une ancienne petite amie que j’ai dû
quitter lorsque j’ai commencé mes missions, à seize ans. Elle m’en a voulu
pendant longtemps, puis elle a fini par comprendre. Depuis deux ans, nous
nous voyons pour faire l’amour, notre duo au lit fonctionnant
merveilleusement bien. Enfin, ce n’est pas comme si j’avais des points de
comparaison, elle a été ma première et ma dernière jusqu’à maintenant,
mais elle me suffit amplement.
— Tu m’as manqué, Roméo, me confie-t-elle en encadrant mon visage de
ses mains.
Ma dernière mission s’étant déroulée à Lagny-sur-Marne, il s’est avéré
bien plus difficile de se voir et nos entrevues se sont faites plus rares. En
dehors de ma sœur, Vanessa est la seule à connaître la vraie nature de mon
travail, mes autres connaissances pensent que je jongle entre plusieurs petits
boulots.
— Toi aussi, Vaness.
Une lueur que je connais bien s’allume dans son regard. Vanessa fait
tomber son peignoir, qui était son unique vêtement. J’ai beau le connaître
sur le bout des doigts, son corps provoque toujours le même effet sur moi.
Chaque courbe est parfaite, ses hanches, sa poitrine, sa taille de guêpe…
Vanessa est l’une des plus belles créatures de ce monde.
— Doux Jésus.
Elle rit alors que je m’empare à nouveau de ses lèvres, passant une main
dans sa chevelure blonde. J’ai gardé quelques expressions de mon éducation
catholique, qui ressortent dans certaines situations, ce qui l’amuse
beaucoup.
Faisant glisser mes mains dans son dos, je l’allonge sur le canapé, bien
décidé à évacuer mes frustrations de la journée dans ses bras.
2. Le nouvel élève

Héloïse

L e lycée. Ce lieu rempli d’élèves en plein dans cette fameuse période que
l’on nomme « l’adolescence ». Cette phase durant laquelle les caractères
secondaires se développent, c’est-à-dire que les gars sautent de joie
quand un poil apparaît sur leur torse et que les filles exhibent leur poitrine
dès l’instant où ça commence à pointer sous leur tee-shirt moulant. Sans
parler de leur libido exacerbée qui les transforme en bêtes assoiffées de
sexe, sans cesse à la recherche d’une relation charnelle qui pourrait non
seulement satisfaire leur ego, mais aussi leur donner un moyen de se vanter
auprès de tout le monde.
Vous l’aurez compris, le lycée est loin d’être mon meilleur ami.
Il n’empêche que c’est un lieu fascinant à observer pour quelqu’un
comme moi, qui ne comprends pas cette recherche permanente de la
popularité. Si l’hypocrisie était un crime, je n’imagine pas la longueur de la
liste des prisonniers, il resterait bien peu d’étudiants dans les salles de
classe. Remarquez, ce serait peut-être une solution au chômage des jeunes
diplômés.
Je descends du muret sur lequel j’étais assise après avoir rangé mon
carnet dans mon sac. Et je vous interdis d’imaginer un journal intime, c’est
simplement un carnet de bord qui sert de témoignage à une fille exclue de la
société. J’estime que chaque parole d’un être humain – même le plus idiot –
mérite de laisser une trace sur cette terre. D’où mon assiduité à tenir ce
journal de bord.
Je passe les bretelles de mon sac à dos sur mes épaules en dégageant mes
longs cheveux. Je m’enferme dans ma bulle, me focalisant uniquement sur
le bruit de caoutchouc de mes boots, puis je m’engage dans la grande allée
qui grouille de monde. Je réprime mon dégoût en passant à côté d’un couple
qui se bécote comme s’ils étaient seuls au monde alors qu’ils sont exposés à
la vue de tous. Ce couple est le parfait prototype de l’image qu’on se fait
des adolescents aujourd’hui.
Je sais ce que vous pensez. Que je suis une fille snob qui se croit
supérieure et refuse de se fondre dans la masse alors qu’au fond, elle n’est
pas si unique que ça. Que c’est un manque de volonté de ma part si je ne
suis pas intégrée. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez
lourdement. J’ai essayé, maintes et maintes fois ces deux dernières années,
de trouver ma place. J’ai fait partie de ces petites secondes prêtes à tout
pour se faire aimer des autres, et des garçons en particulier. Moi aussi, j’ai
voulu paraître cool. Mais pour des ovnis comme moi, cette technique
d’intégration ne fonctionne pas et on finit par se piquer aux épines du
monde lycéen. Alors j’ai tout simplement laissé tomber.
Il faut me rendre à l’évidence : je suis une solitaire. Et on peut dire que je
le vis plutôt bien.
En marchant dans les couloirs, je tombe sur Victor, appuyé contre un mur
et entouré de ses potes. Comme d’habitude, il me dévisage sans aucune
discrétion, et je fais mine de ne rien remarquer. Mais cette fois-ci, il se
redresse et s’approche de moi. Sans réfléchir, j’accélère le pas. Je n’ai
aucune envie qu’il me tape la discute. Malheureusement il en décide
autrement et me rattrape en quelques enjambées.
— Salut, Héloïse !
Son ton se veut joyeux et plein d’assurance, mais je perçois son anxiété.
— Victor ! Que me vaut cet honneur ?
Je continue à avancer, la tête droite, sans un regard dans sa direction. De
son côté, il fait de son mieux pour tenir la cadence.
— Je me demandais, tu seras à la fête de Carla ce week-end ?
Je m’arrête net et me tourne vers lui, incrédule.
— Parce que je suis invitée ?
— Lina t’a ajoutée sur l’événement Facebook.
Je ne peux retenir un petit rire sarcastique. Évidemment, la culpabilité de
Lina la pousse toujours à me convier à ce genre de soirées que je déteste. Il
serait temps qu’elle coupe le cordon.
— J’ai délaissé ce réseau social, repaire de pédophiles qui louchent sur
les poitrines exhibées par des adolescentes en rut qui n’ont pas conscience
de ce qu’elles font.
Victor soupire et incline la tête sur le côté.
— J’aimerais que tu viennes. Ça fait longtemps qu’on n’a pas passé de
soirée ensemble.
L’espoir au fond de ses yeux noisette me ferait presque accepter. Mais je
sais ce qui est bon pour moi, et ces soirées n’en font pas partie.
— Je suis sûre que tu trouveras une jolie blonde décolorée pour te tenir
compagnie.
Je me détourne mais Victor me retient par le bras, chose qu’il n’a pas
faite depuis un bon moment.
— Tu ne pourras pas fuir indéfiniment, Hélo.
Je reste de marbre, ne lui laissant pas l’occasion de déchiffrer mes
pensées. Je mentirais si je disais que passer du temps avec lui ne me
manque pas. Mais je ne peux plus, et il va falloir qu’il le comprenne.
— Quand bien même j’aurais envie de venir à cette boom alcoolisée, tu
oublies que Carla ne me considère pas vraiment comme sa meilleure amie.
— Lina lui en a parlé, elle est d’accord.
Je soupire. Ils ont tout prévu, on dirait. Carla est devenue amie avec Lina
l’année dernière, et elle a bien dû me supporter puisque Lina et moi étions
inséparables. Sous ses sourires hypocrites, j’ai facilement décelé ses
mauvais sentiments à mon égard. J’étais trop originale, pas assez branchée
pour mériter de côtoyer une fille comme elle. Que je ne sois plus dans ses
pattes cette année doit l’arranger. Et ça m’étonnerait qu’elle souhaite que je
me pointe à sa fête, quoi qu’elle ait pu dire à Lina.
— Sérieusement Victor, passer toute une soirée à parler de vernis à
ongles et de shampoing super soyeux, ça ne me dit rien. Navrée.
Mon ancien ami lève les yeux au ciel en secouant la tête. Il perd patience.
— Tu sais qu’elles ne sont pas comme ça, arrête de catégoriser toutes les
nanas que tu croises. On n’est pas dans un mauvais film américain.
— Je catégorise qui je veux si j’en ai envie. Tout le monde me colle bien
l’étiquette « paumée » cette année, non ?
Son expression s’adoucit mais mes propos ne sont qu’un constat. Je ne
suis pas touchée par ce que les gens peuvent penser de moi.
Je mets un terme à cette conversation avant qu’il ne se lance dans un
réconfort qui n’a pas lieu d’être :
— Il faut que je te laisse, j’ai un rencard avec le proviseur.
En me retournant, je remarque une spectatrice de notre conversation qui
se tient un peu en retrait. Il s’agit de la nouvelle de ma classe, Barbara ou
quelque chose comme ça… Je n’ai jamais été douée avec les prénoms. Je
lui souris hypocritement et elle détourne les yeux, mal à l’aise, pour faire
semblant de chercher quelque chose dans son sac. Comme si j’allais me
dire : « C’est bon, elle ne nous observait pas de manière indiscrète, elle
cherchait juste son tube de rouge à lèvres ! »
Je ne peux pas lui reprocher de se renseigner sur les élèves de sa classe,
j’imagine qu’arriver trois semaines après la rentrée ne facilite pas
l’intégration, mais ce n’est pas moi qui vais pouvoir l’aider.
Finalement, c’est une des CPE qui me reçoit pour me parler de mes notes
en chute en ce début d’année. Heureusement, il s’agit de celle qui est
gentille ; l’autre est une vraie peau de vache. Elle me conseille des cours de
soutien et me demande si j’ai besoin qu’elle m’aménage des entrevues avec
certains de mes professeurs. Sa compassion vient sans doute du fait qu’elle
est très amie avec ma mère. Je me contente de hocher la tête avec un sourire
forcé et de lui assurer que j’ai juste du mal à démarrer l’année. Elle me
congédie et m’encourage à venir la voir au moindre souci, puis me hèle
alors que je suis sur le pas de la porte.
— Ça tombe bien que tu sois là, tu vas pouvoir accompagner un nouvel
élève avec toi en cours. Il attend devant le bureau du proviseur.
Encore un nouveau ? C’est le défilé, ces jours-ci. Et me voilà obligée de
jouer les chaperons, tout ce que j’aime.
Mais toute envie de faire de l’humour disparaît quand je vois qui
m’attend devant la porte. Contrairement à moi, le type qui me fait face ne
paraît pas étonné. Il m’offre même un sourire espiègle accompagné d’un
petit geste de la main très peu viril.
— Ravi de te retrouver si vite, Héloïse-avec-un-H.
Une vague d’agacement monte en moi. Ce Roméo a eu raison, l’autre
jour, quand il m’a assuré qu’on se reverrait bientôt. Paris est grand, et il
semblait davantage être étudiant que lycéen. Mais évidemment, je retombe
sur lui deux jours plus tard et je vais devoir me le coltiner toute l’année
dans ma classe. Joie.
Je ne laisse rien transparaître et lui indique de me suivre. Il sifflote en
m’emboîtant le pas et j’ai déjà envie de l’emplâtrer.
— Il n’y a aucune chorale dans ce lycée, tu peux arrêter ça tout de suite.
— C’est quand même drôle, tu ne trouves pas ? me répond-il en ignorant
ma raillerie. On se rencontre par hasard il y a quelques jours et on se
retrouve par hasard dans le même lycée. Comme quoi, le destin…
— Hilarant. D’ailleurs, je suis morte de rire.
Ses yeux bleus me sourient tandis qu’il passe la langue sur sa lèvre
inférieure.
Je m’engage dans les escaliers et il me suit en montant les marches à une
allure d’escargot que je ne vais pas supporter longtemps. Je grogne en le
tirant par le col pour le faire avancer plus vite.
— Ne te jette pas sur moi comme ça en public, voyons !
— Tu n’arrêtes donc jamais de déblatérer des bêtises ?
Il passe devant moi et monte les escaliers à reculons, ses pupilles
accrochées aux miennes.
— Seulement quand je sens que mes bêtises ne sont pas appréciées.
Je secoue la tête et le pousse pour qu’il avance plus rapidement. Il
trébuche et se rattrape à la rambarde, ce qui le dissuade de poursuivre la
montée à l’envers.
Je ne sais pas trop ce qu’il cherche, à essayer de me taper la discute et à
flirter avec moi, mais ça me déroute plus que je ne veux l’admettre. De
toute façon, dès qu’il verra les autres filles de ma classe, son envie de me
tourner autour s’atténuera. Et je ne doute pas qu’avec sa gueule d’ange, il
plaira à la gent féminine.
Je m’installe à une table près de la fenêtre, seule. Je rêvais de frites bien
grasses, mais j’ai oublié de prendre de l’argent ce matin. Me voilà donc
résignée à engloutir la nourriture médiocre de la cantine. Ce qui me fait le
plus rire, c’est que mon établissement soutient qu’elle est la meilleure de la
région.
Alors que je me régale avec mes haricots verts, une personne que je ne
souhaite plus croiser entre dans mon champ de vision. Manque de pot,
Roméo me remarque aussitôt et vient se planter devant ma table. Anticipant
son intention, je lance :
— C’est occupé.
Sa main reste immobile sur la chaise qu’il s’apprêtait à tirer.
— Je peux savoir par qui ?
— Mes pieds.
Je remue mes boots que je viens juste de poser sur la chaise en face de
moi. Mes jambes sont maintenant tendues sous la table ce qui,
contrairement à ce que je pensais, n’est pas une position très confortable.
— Très bien.
Roméo ne se laisse pas démonter et s’assoit sur la chaise à côté de moi
avant que j’aie le temps de faire quoi que ce soit.
— Tu veux ma viande ? me propose-t-il en voyant que je n’ai que des
légumes dans mon assiette.
— À ton avis, si je picore uniquement des haricots, c’est pour quelle
raison ? Je suis végétarienne.
Son poing se resserre autour de sa fourchette, mais il ne rétorque pas. Je
ne comprends pas très bien pourquoi il s’obstine à venir me parler. Je le
sens fulminer à chacune de mes railleries. À moins qu’il ne soit sadomaso
et qu’il aime se faire rembarrer. C’est la seule explication qui me vienne à
l’esprit.
— Je me demandais, reprend-il, étant donné que j’ai raté quatre semaines
de cours, est-ce que tu pourrais m’aider à rattraper ? Je t’en serais vraiment
reconnaissant.
— Est-ce que j’ai vraiment la tête…
— D’une putain de prof particulier ? complète-t-il. Non. Tu as du
répondant, c’est indéniable. Mais il est assez redondant et à force tes piques
n’ont plus aucun effet.
Je me retrouve encore une fois bouche bée, et je n’aime pas du tout ça.
Ce type a le don de me clouer le bec et même si ça n’arrive qu’une fois sur
dix, je ne vais pas le tolérer longtemps.
Pour une fois, je décide de laisser mes sarcasmes de côté et d’être
honnête, parce que ce garçon soulève bien trop d’interrogations dans mon
esprit.
— Pourquoi tu persistes alors que je t’envoie balader ? C’est quoi ton
but ?
Roméo prend son temps pour s’essuyer la bouche, ce qui accentue mon
agacement, puis il dépose sa serviette sur son plateau et se tourne vers moi.
Il appuie son coude sur le dossier de ma chaise et cette soudaine proximité
entre nos deux visages me décontenance un peu.
— Tu m’amuses, Héloïse. Je t’aime bien.
J’arque un sourcil.
— Tu m’aimes bien ?
— C’est si dur à croire ?
— Tu ne me connais pas.
Le côté droit de sa bouche frémit, laissant apparaître une fossette.
— Raison de plus pour partager ce déjeuner.
Il s’écarte de moi et se remet à manger. Pour la première fois depuis
longtemps, le comportement de quelqu’un me laisse perplexe. Cerner les
gens est un talent chez moi, mais Roméo commence à me faire douter.
Force est de constater qu’il est plutôt doué pour me défier.
Je réalise alors que de nombreuses personnes nous lancent des regards
curieux. Roméo ne semble pas le remarquer. Ce mec est en train de réduire
à néant mes efforts pour être invisible. Je refuse d’attirer l’attention comme
l’année dernière. Roméo doit déjà être l’objet de convoitise de beaucoup de
filles et j’ai déjà assez donné dans les querelles féminines.
Je suis sur le point de me lever quand la vue d’un groupe de filles me
coupe dans mon élan. Lina est plantée à deux mètres de ma table et ses
yeux passent de Roméo à moi avec interrogation. Carla, juste derrière elle, a
les sourcils froncés et me transperce de ses iris gris. J’entends ses pensées
d’ici : « Que fait le nouveau canon avec la traînée de service ? » Cassandre
et Alice complètent le tableau, affichant approximativement la même
expression que Carla.
— Salut, Héloïse, lance Lina sur un ton de reproche.
Je me contente de trier mes haricots sans lui jeter un coup d’œil.
— Alors, le nouveau est admis à ta table ? Qu’est-ce qui lui donne ce
privilège ?
Le ton venimeux de mon ancienne meilleure amie me fait lever les yeux
au ciel.
— Il s’est incrusté.
Je sens le regard incrédule de Roméo sur moi mais je fais abstraction. Il
est hors de question que je lui dévoile quelque chose à propos de mon
amitié avec Lina, qui s’est éteinte il y a peu.
— Incrusté ? Et tu ne l’as pas jeté, lui ? insiste-t-elle.
Je relève la tête.
— C’est bon, Lina. Tu crois vraiment que j’ai choisi de déjeuner avec
cette imitation de Ken qui est persuadé d’être irrésistible alors qu’il a
l’attitude d’un guignol ? Il est aussi barbant qu’une bande de midinettes.
Ma gorge se serre, et je voudrais ravaler mes paroles en voyant la mine
déconfite de Lina. Mon but n’a jamais été de la blesser, elle ou n’importe
qui d’autre, mais j’ai tendance à me laisser emporter par la colère qui
sommeille en moi.
— Alors c’est ce que je suis à tes yeux maintenant ? Une midinette ?
Je ne réponds rien, de peur d’aggraver les choses. Lina n’est certainement
pas une midinette, elle est la fille la plus intelligente et la moins naïve que
je connaisse. Ce sont d’ailleurs ces qualités qui font que j’ai du mal à faire
taire notre amitié. Mais si je lui dis ça, je lui ouvre une porte par laquelle
elle pourrait se faufiler en moi et déceler mon nouveau fonctionnement. Et
si elle parvient à le comprendre, je suis foutue.
Agacée par mon mutisme, Lina finit par lâcher :
— Dans ce cas, bon appétit.
Les quatre filles s’en vont, et Carla n’oublie pas de m’adresser un rictus
satisfait au passage.
— Je crois que l’imitation de Ken à l’allure de guignol va s’en aller aussi.
La voix de Roméo me rappelle qu’il était là, lui aussi, et qu’il n’a
évidemment rien manqué. Son visage s’est fermé et il rassemble ses affaires
à la vitesse de la lumière avant de s’en aller, son plateau dans les mains.
Quant à moi, je lutte contre la culpabilité qui pointe déjà le bout de son nez.
3. La réputation

Roméo

A llongé dans le lit de Vanessa, je reprends mon souffle tandis qu’elle


promène son index sur mon torse. Faire l’amour a toujours été une
bonne distraction pour l’Homme, ce n’est pas un secret. Pourtant
aujourd’hui, un orgasme ne semble pas me suffire.
— Tu me passes une clope ?
Vanessa me regarde avec incrédulité.
— Quoi ?
Puisqu’elle ne bouge pas, je me lève et attrape le paquet de cigarettes
posé sur la table de nuit. J’en porte une à ma bouche et m’apprête à
l’allumer lorsque Vanessa me l’arrache.
— Hé !
— T’avais arrêté, Roméo. C’est trop con.
Je soupire en me frottant le visage.
— C’est bon, juste quelques taffes. Tu ne peux pas me faire la morale, je
te rappelle que tu n’as jamais eu la force d’arrêter.
Mes propos heurtent visiblement Vanessa, qui lâche la cigarette. Je
m’assène mentalement une claque pour avoir joué à l’abruti avec elle.
— Excuse-moi. Je n’aurais pas dû dire ça. Je suis un peu à cran, en ce
moment.
Le corps de Vanessa se détend tandis que j’allume la clope et laisse la
nicotine entrer dans mes poumons.
— C’est ta mission ? devine-t-elle.
— Ouais. C’est l’enfer.
Elle se blottit contre mon torse et me serre contre elle.
— Tiens bon. Tu la réussiras, comme toutes les autres.
— Cette Héloïse… Bordel, c’est une vraie chieuse. Avec tout le monde,
mais c’est moi qui dois me la coltiner et encaisser ses piques sans broncher.
Je recrache la fumée et la regarde se disperser dans la chambre, sentant
toujours cette pression qui pèse sur mes épaules depuis trois jours.
— Peut-être que pour une fois, tu dois accepter le fait que cette mission
n’est pas pour toi, et laisser tomber. Tu en auras d’autres.
— Je ne peux pas faire ça, soufflé-je. Même si elle m’insupporte, je dois
aider cette fille.
Vanessa dégage tendrement la mèche qui retombe sur mon front.
— Dans ce cas, fais ressortir le meilleur du séducteur qui est en toi pour
la démasquer. Après tout, c’est une adolescente, elle fantasme certainement
sur le grand amour. Fais-la rêver, montre-lui qu’elle peut être elle-même
avec toi, rends-la vulnérable.
— Mais je ne veux pas risquer de la faire souffrir…
— Tu ne la feras pas souffrir, tu es doué. J’ai confiance en toi. Tu vas y
arriver.
Je soupire pour la énième fois. Barbara m’a tenu à peu près le même
discours hier soir. Contrairement à moi, ma sœur s’investit réellement dans
cette mission et nourrit de grands espoirs. Elle poursuit son enquête sur le
passé d’Héloïse et tente d’intégrer le groupe de Lina en s’inscrivant au club
de volley du lycée. Lina en est la capitaine.
Je souffle un bon coup. Elles ont sûrement toutes les deux raison, je dois
juste persévérer.

Le jeudi matin, j’arrive à la bourre à mon premier cours. Étrangement,


mon réveil n’a pas sonné. Je fusille Barbara du regard en entrant dans la
classe, sachant pertinemment qu’elle est à l’origine de cet imprévu matinal.
Hier, j’ai fait réchauffer un plat tout prêt sans savoir qu’il contenait des
fruits de mer. Barbara y est allergique. Heureusement, elle s’en est vite
rendu compte mais ça ne l’a pas empêchée de vomir ses tripes toute la
soirée, sans parler de son visage qui a doublé de volume. Furibonde, elle a
refusé de croire que ce choix culinaire était une erreur et non une farce
de mauvais goût. Et elle me l’a fait payer en déréglant mon réveil.
Elle feint ne pas comprendre mon agacement et m’adresse un sourire
angélique. Je détourne rapidement les yeux avant que des élèves ne se
posent des questions sur notre relation. Honteux de devoir faire une telle
chose à presque vingt et un ans, je montre ensuite mon mot de retard à ma
professeure de maths.
Je remarque qu’il y a une place libre à côté de Victor. Je n’ai aucune
envie de discuter avec ce sportif aux cheveux lisses et au sourire ravageur,
mais il faut bien que je fasse des efforts. Cette mission est délicate, je ne
peux pas me contenter de n’approcher qu’Héloïse, son entourage est tout
aussi important. Et mon petit doigt me dit que ce Victor est une source
d’informations non négligeable, dans laquelle je ferais bien de puiser. Bien
que pour le moment, rien ne prouve qu’il ait été lié à Héloïse, Barbara a
senti quelque chose entre eux, et son intuition ne se trompe jamais.
Héloïse est installée à la même hauteur que moi, dans la rangée d’à côté.
Seule une petite allée sépare nos deux tables. Sentant que je l’observe, elle
me jette un coup d’œil, haussant encore une fois son sourcil d’un air
méprisant.
— Tu veux ma photo ?
— Avec plaisir. Un shooting un de ces jours, rien que tous les deux, ça te
dit ?
— Je serais incapable de sourire si je t’avais sous les yeux, alors non
merci.
Je me pince les lèvres pour m’empêcher de rétorquer. Je serais bien tenté
de les insulter, elle et son air hautain.
Je. Dois. Rester. Calme.
— Tu as jeté ton dévolu sur elle ? demande une voix à ma droite.
Je me tourne vers Victor avec curiosité. Comme je ne réponds pas, il
réitère sa question :
— Elle te plaît ?
À la lueur inquiète dans ses yeux, je comprends qu’il vaut mieux
répondre non. Je ne pourrai sûrement pas me rapprocher de lui, sinon. Et ce
serait tellement dommage !
— Non, pas du tout. C’est juste que cet air invincible qu’elle se donne
m’agace, alors je prends un malin plaisir à l’embêter.
— Fais gaffe. Héloïse manie les mots cinglants à merveille, on en a
presque tous fait les frais. Et si finalement elle te plaisait… je te
conseillerais de fuir, et vite.
Je concentre désormais toute mon attention sur Victor, intrigué. Barbara
avait raison, ce gars est peut-être une des clés du mystère Héloïse.
— Pourquoi ?
— Elle ne voudra jamais d’une relation et te fera payer ton intérêt pour
elle.
— Plaire est pourtant l’objectif de beaucoup de jeunes filles.
— Pas quand on a la réputation d’Héloïse…
J’ai enfin l’impression de tenir quelque chose. Les rumeurs peuvent
détruire une personne, j’ai déjà vu ça plusieurs fois. Et si Héloïse faisait elle
aussi face à des rumeurs destructrices ?
J’aimerais poursuivre cette conversation enrichissante, mais la prof nous
interrompt, ne tolérant plus nos bavardages.
— Roméo, puisque tu te sens tellement concerné par le cours, viens faire
la prochaine équation au tableau.
Et merde. Je me lève en contrôlant comme je le peux mes tremblements
et me rends au tableau. Me voilà ramené à mes années de collège, durant
lesquelles j’étais rongé par une timidité maladive. J’ai réussi à la dépasser,
notamment grâce à Vanessa qui m’a aidé à travailler dessus, mais ça ne m’a
pas rendu plus sociable. Au moins, je ne tremblais plus comme une feuille à
chaque fois qu’un inconnu m’adressait la parole. Malgré ces progrès, il
reste des traces de ces angoisses qui me prenaient régulièrement.
Grâce aux cours que m’a donnés Barbara la veille, je réussis cependant à
faire mon équation. C’était une élève studieuse et elle a pu terminer ses
années de lycée, contrairement à moi.
Ma sœur me sourit en guise de félicitations lorsque je repose la craie. La
prof ne fait aucune remarque et me demande de retourner à ma place. En
me rasseyant, je trouve une petite enveloppe posée sur mon bureau.
Je l’ouvre, méfiant, et tombe sur cinq pièces d’un euro. Elles sont
accompagnées d’un petit mot au fond de l’enveloppe.

Je ne veux rien devoir à personne.


H.

J’aurais dû me douter qu’elle ne lâcherait pas l’affaire : cette fille est


têtue comme une mule.
Quand la sonnerie retentit, je m’empresse de rassembler mes affaires
avant de me planter devant elle. Héloïse me dévisage, les traits durs.
— Laisse-moi passer.
— Tu sais, c’est important de savoir accepter les cadeaux, dis-je en
secouant l’enveloppe sous ses yeux.
— Pas quand le généreux donateur attend quelque chose en retour.
Il me faut quelques secondes pour assimiler ses paroles.
— Je n’attends rien en retour.
— C’est ce que disent tous les membres du sexe masculin, mais à un
moment donné, tu exigeras un service contre ces cinq euros. Et je ne devrais
pas uniquement jeter la pierre aux hommes, les filles aussi sont comme ça.
L’espèce humaine est naturellement égoïste.
Je reste coi tandis qu’elle me donne un coup d’épaule puis se fraie un
passage jusqu’à la porte. Raide comme un piquet, mon enveloppe à la main
et la bouche entrouverte, je me tourne vers Victor, qui a assisté à la scène et
m’adresse un pauvre sourire.
— Cette fille est malade.
— C’est Héloïse, se contente-t-il de me répondre avant de quitter la salle.
L’esprit embrouillé, je finis par lui emboîter le pas pour me rendre au
cours suivant.

— Tu es sûr que tu as tout compris ?


Je lève les yeux au ciel. Je déteste quand ma sœur me parle comme si
j’étais un gamin alors que je n’ai que deux ans de moins qu’elle.
— Oui, Barbara, je ne suis pas attardé.
— Je t’offre une super opportunité de rentrer dans le groupe de Victor, ne
la gâche pas !
— J’ai compris. Je ne vais pas rater l’occasion de m’intégrer dans le
groupe le plus cool du lycée ! Tu crois qu’ils pourront me prêter leur gel
pour que je me fasse la même coiffure qu’eux ?
Mes sarcasmes agacent Barbara. Elle a envie de m’en flanquer une, je le
lis dans ses yeux.
— Arrête un peu de jouer les snobs, tu étais au lycée il n’y a pas si
longtemps, je te rappelle.
— Les groupes de meilleurs amis pour la vie n’étaient déjà pas mon truc
à l’époque. Bon, on peut récapituler ta brillante idée ?
Nous nous sommes retrouvés dans un couloir désert pendant la pause. Il
faut que j’arrive à me rapprocher de Victor pour en savoir plus sur Héloïse,
et Barbara a élaboré un plan.
Après m’avoir lancé un regard noir, elle reprend :
— OK. Victor sort de son cours d’anglais renforcé à midi trente. Ses amis
finissent plus tôt, il va donc prendre un kebab au coin de la rue avant de les
rejoindre dans le parc. Il faut que tu t’y trouves au même moment que lui,
comme ça, s’il te voit tout seul, il te proposera certainement de te joindre à
eux. De mon côté, je serai avec la bande de Lina et, généralement, elles
retrouvent les garçons pour la pause de midi.
— Tu connais vraiment l’emploi du temps de chaque élève de la classe ?
demandé-je en tentant de ne pas paraître trop impressionné.
— Bien sûr. Et comme d’habitude, c’est à moi que tu devras la réussite
de cette mission.
Je ne relève pas la raillerie de ma sœur, sachant qu’il y a du vrai dans ce
qu’elle dit.
À l’heure dite, je me dépêche de me rendre au kebab et je passe
commande en attendant que Victor arrive. Comme prévu, il apparaît cinq
minutes après et, en m’apercevant, se dirige immédiatement vers moi.
— Roméo ! Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je n’en pouvais plus des foutus haricots de la cantine, alors j’ai décidé
de changer un peu. Ce n’est pas très drôle de manger tout seul, mais comme
je ne connais presque personne…
Et voilà que je suis forcé de m’apitoyer sur mon sort… Cette mission me
demande énormément, décidément. Les traits de Victor s’emplissent de
compassion.
— Si tu veux, tu peux venir avec moi, je te présenterai la bande.
Généralement, on se retrouve pour manger ensemble dans le parc là-bas.
Le plan de Barbara fonctionne à merveille. Je fais semblant d’hésiter
quelques secondes, Victor insiste, et je finis par céder en le remerciant.
Nous récupérons nos kebabs et il m’entraîne avec lui jusqu’au parc où nous
retrouvons ses amis. Ils sont déjà tous installés dans l’herbe en train de
picorer des frites.
— Les gars, je vous présente Roméo, il est nouveau !
Les cinq mecs me saluent d’un signe de tête. Victor fait les présentations
dans l’ordre :
— Voici Fabien, Hugo, Baptiste, Nathan et Valentin.
Je me contente d’un sourire forcé et prends place dans le cercle.
— Les filles viennent aujourd’hui ? demande Baptiste à Victor.
— Oui, elles ne devraient pas tarder. Ce sont des amies qui traînent
régulièrement avec nous, me précise Victor.
Je suis déjà au courant, il se trouve que ma très chère sœur vient juste
d’entrer dans leur groupe !
Les filles arrivent, et je reconnais les nanas qui étaient là lors de
l’altercation avec Héloïse à la cantine. Barbara figure bien parmi elles.
Nous échangeons un regard complice.
— Salut ! On s’est déjà vus, non ?
Je tourne la tête vers la petite blonde qui vient de s’asseoir à côté de moi.
Lina. Elle m’observe un moment avant de s’exclamer :
— Mais oui ! C’est toi qui déjeunais avec Héloïse la dernière fois, non ?
Je souris faiblement. Montre-toi chaleureux, Roméo.
— Ouais, c’est moi. Et qui s’est bien fait rembarrer, au passage.
— Un parmi d’autres, ironise une fille à ma gauche.
Je dévisage la jolie brune qui vient de parler. Ses yeux bleus tirant vers le
gris – assez ensorceleurs, je dois l’admettre – se plantent dans les miens.
Son assurance évidente me rappelle Vanessa.
— Je m’appelle Carla, dit-elle. Moi aussi, j’ai essayé d’être amie avec
Héloïse, mais elle est toujours restée très distante avec moi.
Mon regard dévie un instant vers Barbara, assise en face de moi, pour
voir si elle en sait plus sur cette histoire. Si, en effet, c’est Héloïse qui a
rejeté Carla, ou si l’histoire va plus loin que ça. Mais je n’ai droit qu’à un
haussement d’épaules de la part de ma sœur, traduisant son ignorance à
propos des tensions entre Héloïse et Carla.
— Et tu es… ? poursuit Carla, visiblement décidée à terminer cette
conversation.
— Roméo.
Un large sourire éclaire son visage.
— Roméo… répète-t-elle sensuellement, pesant chaque syllabe.
Le visage de mon interlocutrice se ferme soudainement quand elle jette
un œil un peu plus loin.
— Quand on parle du loup…
Je suis son regard et aperçois Héloïse, une barquette de frites à la main,
qui passe à quelques mètres de nous. Lorsqu’elle nous remarque, elle
s’arrête un instant et ses yeux s’attardent sur moi. Je ne parviens pas à
déchiffrer son expression, mais ses lèvres se pincent avant qu’elle ne secoue
imperceptiblement la tête. Puis elle continue à avancer, la tête droite, avant
de s’asseoir contre un arbre un peu plus haut.
Je me rends compte que je ne suis pas le seul à la suivre des yeux : Victor
et Lina font de même, affichant un air peiné.
— On devrait peut-être l’inviter à nous rejoindre, murmure Lina.
— Sérieusement, tu tiens encore à te faire rembarrer ? s’agace Carla. J’en
ai marre de te voir souffrir à chaque fois qu’elle te lance une pique.
— De toute façon, la solitude n’a jamais dérangé Héloïse, marmonne
Victor en détournant les yeux. Je me trompe ?
— Il faut croire que non, soupire Lina.
J’en profite pour prendre innocemment la parole :
— Vous étiez amis ?
— C’était ma meilleure amie, répondent Victor et Lina en chœur.
Ils rient de leur synchronisation.
— Et vous ne savez pas pourquoi elle a décidé de s’isoler ?
Tous les deux semblent embarrassés par ma question. Devant leur
silence, c’est la troisième fille de la bande qui me répond :
— Un beau jour, elle a commencé à s’habiller en noir et à s’enduire les
yeux de crayon pour se donner un genre. Héloïse est capricieuse, et elle ne
supporte pas que l’attention se porte sur quelqu’un d’autre qu’elle, d’où son
départ de la bande. Avec nous elle ne pouvait pas se démarquer.
— Tu as entièrement raison, Cassandre, la félicite Carla.
Cassandre sourit. Elle est comparable à un chien qui serait tout fier
d’avoir réussi le tour ordonné par son maître. Pourtant, le portrait qu’elle
vient de dresser d’Héloïse ne me semble absolument pas fidèle. Je ne crois
pas qu’elle ait envie de se démarquer. Au contraire, elle semble plutôt
vouloir se fondre dans la masse.
— Moi, je le trouve plutôt sexy, son look gothique, déclare un mec roux
dont j’ai déjà oublié le nom.
— Commence pas, Hugo, grogne Victor.
— Quoi, c’est un crime de dire qu’elle est sexy ? On n’a plus le droit ?
— Pas avec ces sous-entendus derrière.
— En même temps, c’est elle qui a décidé de confirmer les rumeurs à son
sujet, intervient Baptiste.
— Ce n’étaient pas des rumeurs : elle s’est vraiment tapé ces mecs,
déclare Carla.
— Carla ! la gronde Lina.
— Quoi ? J’énonce juste les faits, je m’en fiche, moi, de ce qu’elle fait de
son cul, elle est libre et ce ne sont pas mes oignons. Mais elle pourrait être
plus discrète à propos de ses expériences sexuelles.
Un éclair de compréhension passe dans les prunelles de Barbara lorsque
nos regards se croisent. Nous tenons une piste, et une vraie cette fois.
Héloïse a un passé et une réputation qui lui colle visiblement à la peau. Une
réputation de chaudasse, apparemment.
Je lève les yeux vers ma cible, toujours assise contre son arbre, à
quelques mètres. Elle arrête soudainement de manger quand elle prend
conscience que je l’observe. Nos regards se croisent, et j’ai l’impression de
commencer à la déchiffrer. Les traits de son visage se tordent sous l’effet
d’un drôle de sentiment. Cette éternelle colère qui semble l’animer en
permanence s’atténue pour laisser place à de la frayeur.
Car elle comprend que je sais.
4. Maurice

Héloïse

J e termine d’estomper le noir sur ma paupière, mes gestes matinaux


devenus machinaux. Je pourrais me maquiller les yeux fermés tant j’ai
l’habitude de faire ce smoky eyes. Je ne me sens toujours pas capable de
sortir sans, c’est une sorte de… protection.
En entrant dans la cuisine, j’ai la surprise de trouver ma mère attablée.
C’est rare qu’elle se réveille de si bonne heure, j’ai pour habitude de
déjeuner seule le matin avant d’aller en cours. Cependant, il n’est pas
difficile de deviner la raison de sa présence ici.
— J’imagine qu’un Maurice ne va pas tarder à sortir de la salle de bains.
J’ouvre mes céréales et en picore directement dans le paquet, sans
prendre la peine de m’asseoir ni de sortir un bol. Appuyée contre le plan de
travail, j’examine attentivement ma mère.
— Bonjour, ma chérie. Je vais bien, merci.
C’est ça, esquive le sujet.
Ma mère est une pro pour se voiler la face et contourner les problèmes,
mais ce n’est pas mon cas. Moi, je suis plus dans la provocation. J’attrape
donc une tasse propre dans le lave-vaisselle, décidée à la faire réagir.
— J’imagine que Maurice prendra du café ?
Ma mère soupire. Elle capitule.
— Oui. Et évite de l’appeler Maurice, ça risque de ne pas le faire rire.
Son nom, c’est Geoffrey.
— Beurk. Je préférerais presque Maurice.
Maurice, c’est l’homme que j’ai surpris nu dans la salle de bains quand
j’avais dix ans. Il avait passé la nuit à la maison sans que je le sache, peu
après le divorce de mes parents. Ma mère avait mal calculé le timing, et les
parties intimes de Maurice sont les premières que j’aie vues de ma vie. Ce
n’était d’ailleurs pas très glorieux. Depuis, ma mère a eu pas mal de
Maurice – mais heureusement, je n’ai jamais vu les autres dévêtus.
Je pose la tasse du Maurice d’aujourd’hui sur la table avant de m’y
installer, mon paquet de céréales toujours à la main.
— Et toi, un garçon en vue au lycée ? me demande ma mère, un tantinet
joueuse.
Mon sourcil droit se lève par automatisme, traduisant ma surprise de voir
ma mère essayer d’engager la conversation avec moi. Je m’attendais à un
long et agréable silence. À une époque, ma mère et moi avions une relation
fusionnelle, jusqu’à ce que nous ne soyons plus en phase. Il n’y a pas
vraiment de tensions entre nous, mais nous sommes arrivées à un stade où
nous ne parvenons plus à nous comprendre. Au début, on essayait quand
même de discuter, mais parler de la pluie et du beau temps est rapidement
devenu lassant. Désormais, nous privilégions le silence.
— Non, aucun. Je crois que je suis allergique à l’amour : dès que je vois
un couple, j’ai la nausée.
Ma mère lève les yeux au ciel, habituée à mes railleries.
— Sois sérieuse deux minutes, Héloïse. Il doit forcément y avoir des
garçons que tu trouves mignons.
— Que de la viande avariée – et périmée, en plus.
— Aucun nouvel élève pour renouveler le stock… ?
Le visage de Roméo apparaît devant moi. Ses fossettes séduisantes, son
sourire charmeur… et le regard grave qu’il a posé sur moi l’autre jour, à
l’heure du déjeuner. Il est au courant de ma réputation, mes anciens amis
ont dû lui en parler durant tout le repas. Peut-être que de connaître les
rumeurs qui courent à mon sujet va suffire à le dissuader de m’approcher.
J’ignore pourquoi, mais cette idée me dérange un peu, dans une certaine
mesure.
— Aucun qui ne soit digne de mon attention.
Ma mère lâche un soupir : elle abandonne. Me faire parler est déjà
compliqué, alors à propos de ma vie amoureuse… En y réfléchissant, ma
mère ne sait plus rien de moi, aujourd’hui. Elle s’accroche aux souvenirs,
car c’est tout ce qui lui reste. Elle est plus une colocataire qu’une maman,
au final.
— Béatrice ? Est-ce que tu aurais une brosse à dents à me prêter ?
Je me retourne pour avoir le loisir de découvrir notre nouveau Maurice,
qui apparaît sur le seuil de la cuisine uniquement vêtu d’un jean qui tombe
bas sur ses hanches. Quand je remonte jusqu’à son visage, mon sang se
glace et je manque de m’étrangler.
— Monsieur Villeneuve ?!
— Héloïse ? s’écrie-t-il, devenu pâle comme un linge.
— Euh… Vous vous connaissez ? demande ma mère, un peu perdue.
Je me tourne vers elle, éberluée.
— C’est mon professeur d’anglais, maman !
La mâchoire de ma mère se décroche alors qu’elle regarde Geoffrey qui
se tortille sur lui-même.
— Je ne… Je ne savais pas, bredouille-t-elle.
— Moi non plus, se justifie mon professeur.
C’est un désastre.
— Bon sang, maman, tu as couché avec mon prof qui se trimballe
maintenant à moitié à poil dans notre appartement ! Comment veux-tu que
je sois saine d’esprit, après ça ?
— Ma puce, je suis terriblement désolée…
Je secoue la tête et me lève d’un bond, abandonnant mes céréales sur la
table. Toute envie de manger m’est passée.
Comme si la situation n’était pas assez gênante, je dois passer devant
Maurice-le-professeur pour accéder à ma chambre. Il n’a pas bougé d’un
poil ; en revanche, je constate que son buste en est infesté, de poils. Je n’ai
jamais vu une pilosité aussi développée. Des insectes pourraient se perdre à
l’intérieur.
— On se voit en cours, Geoffrey.
Mon professeur s’empourpre alors que je le dépasse, encore dégoûtée par
cette altercation. La journée commence bien.

En sortant de chez moi, je m’active en jetant un coup d’œil à ma montre.


Je suis vraiment à la bourre. Je me mets à courir sur le trottoir, consciente
que je n’ai presque aucune chance d’arriver à l’heure.
Une vieille voiture qui fait un boucan d’enfer ralentit à côté de moi. La
fenêtre du côté passager s’ouvre peu à peu, dévoilant M. Villeneuve au
volant.
— Je vais au lycée, si tu veux y être plus rapidement…
Je vois qu’il me fait cette proposition un peu à contrecœur et qu’il
préférerait s’abstenir. Mais étant donné qu’il s’est baladé à moitié à poil
chez moi et qu’il a couché avec ma mère dans la chambre à côté de la
mienne, j’imagine qu’il me doit bien ça. Et je n’ai pas d’autre solution.
J’ouvre donc la portière et m’engouffre dans la voiture. Les sièges
sentent le vieux cuir et je suis compressée comme dans une boîte de
conserve. Quand mon professeur redémarre, je me sens secouée comme si
j’étais dans un vieux film aux mauvais effets spéciaux.
— Vous n’avez pas peur qu’une pièce de votre carrosserie tombe sur la
route ?
Il rit nerveusement mais je suis sérieuse. J’ai l’impression que cette
bagnole peut se disloquer à tout moment.
— Ne t’inquiète pas, elle a passé le contrôle technique.
Je me demande bien comment. Nous ne parlons pas le reste du voyage,
seulement animé par les tapotements de M. Villeneuve sur le volant.
Lorsque nous arrivons au lycée, je suis prise au dépourvu en voyant mon
conducteur se garer juste devant l’établissement.
— Euh… Vous n’allez pas dans le parking des professeurs ?
— Il n’y a pas assez de place pour tout le monde et à cette heure-ci, ce
n’est même pas la peine d’essayer.
Génial.
Je m’empresse de détacher ma ceinture et de descendre, en espérant que
personne ne remarque mon arrivée avec mon professeur. Malheureusement,
il sort juste après moi et je vois plusieurs personnes se tourner vers nous. Je
trace jusqu’au portail en baissant la tête, mais j’entends tout de même
quelqu’un me lancer : « Ben alors, Héloïse, maintenant tu t’attaques aux
profs ? T’as pas de limites ! », et tous les rires qui s’ensuivent. Je presse les
paupières. Depuis la rentrée, les rumeurs à mon sujet semblaient avoir
cessé. J’ai fourni tous les efforts possibles pour me faire toute petite. Mais il
faut croire que je n’en serai jamais débarrassée.
Habituée à ce genre de piques, j’ignore cette bande d’idiots et me rends
directement en cours, cette fameuse boule grossissant dans mon ventre
malgré tout.

Pendant la pause du matin, je me dirige vers le distributeur du hall pour


récupérer mon Kinder Bueno quotidien. Je farfouille dans mon porte-
monnaie, mes poches et dans tous les recoins de mon sac. Pas l’ombre
d’une pièce. J’étais pourtant sûre d’avoir de la monnaie !
— Putain !
Cette journée est vraiment merdique. Après ce qui s’est passé ce matin,
j’avais désespérément besoin de prendre un petit remontant.
— Un problème, Héloïse-avec-un-H ?
Si le timbre de voix particulièrement grave ne m’avait pas mis la puce à
l’oreille, le surnom, lui, ne me laisse aucun doute sur l’identité de la
personne qui se trouve derrière moi.
Je me tourne vers Roméo, à la fois agacée et surprise qu’il m’adresse la
parole après son rapprochement récent avec mon ancienne bande d’amis.
— La machine est en panne ? insiste-t-il devant mon silence buté.
— Non, mais mon argent de poche, oui.
— Ah, c’est bête. Mais, j’y pense, j’ai justement quelque chose qui
t’appartient…
Décontenancée, je le regarde fouiller dans son sac et en sortir une petite
enveloppe que je reconnais instantanément. Un sourire espiègle aux lèvres,
il l’ouvre et me tend les cinq pièces de un euro qu’elle contient. Il est hors
de question que j’accepte, malgré les protestations de mon ventre qui crie
famine.
— Je refuse.
— Mais ton Kinder Bueno t’attend !
Je fronce les sourcils en le dévisageant.
— C’est assez flippant de voir que tu m’as suffisamment observée pour
savoir ce que je prends tous les matins au distributeur…
— Que veux-tu, ta vie me fascine !
En fait, ce type est un psychopathe.
— Allez, prends ta monnaie, s’impatiente-t-il en se rapprochant de moi.
— Ce n’est pas ma monnaie, c’est la tienne.
— Puisque tu t’obstines…
Avant que je ne puisse l’en empêcher, cet imbécile enfonce une pièce de
un euro dans la machine et appuie sur un numéro. Un Kinder Bueno tombe
dans le bac, et il le récupère pour me le fourrer dans la main.
— Tu ne tournes vraiment pas rond.
Cette affirmation se confirme lorsqu’il insère une nouvelle pièce dans le
distributeur.
— Qu’est-ce que tu fous ?
Un deuxième Kinder Bueno tombe, alors que Roméo est déjà en train
d’introduire une autre pièce dans la machine. Je me jette sur lui, mais il me
tient à distance avec son bras gauche, utilisant l’une après l’autre toutes les
pièces. Hilare, il me tend ensuite les quatre Kinder Bueno obtenus. Comme
je reste choquée et les bras ballants, il fourre les sucreries dans mon sac qui
est toujours ouvert.
— Au moins, ça te fait des réserves pour les prochains jours ! Mais
attention, ne les mange pas tous d’un coup, c’est important de surveiller sa
ligne.
Et il s’éloigne après m’avoir fait un clin d’œil, l’air très content de lui.
Quel est ce drôle de spécimen ?
En me tournant vers la sortie, mon Kinder Bueno à la main et un sac qui
en est infesté, je remarque Carla, quelques pas plus loin. Elle est adossée à
côté des portes battantes qui donnent sur la cour et m’observe de son œil de
lynx, les bras croisés. Je baisse la tête pour éviter d’avoir à soutenir son
regard et m’avance vers la sortie. J’ai le vague espoir qu’elle me laisse
tranquille, mais c’est évidemment trop lui demander. Elle m’intercepte en
plaçant une main sur ma poitrine et me force à l’affronter en relevant mon
menton du bout de son ongle parfaitement manucuré.
— Je vois que tu t’acharnes à discuter avec Roméo.
— C’est lui qui persiste à venir me parler, je réponds du tac au tac.
Carla est prise d’un rire sans joie. Décidément, je ne pourrai jamais la
blairer.
— Tu vas me faire croire qu’un mec comme lui s’intéresse à toi ?
Je relève la tête en essayant de rassembler la dignité qu’il me reste. Je ne
peux plus laisser les autres m’humilier, surtout pas Carla.
— Il faut croire que la mode de la bimbo populaire et dominatrice
s’essouffle, ils préfèrent les gothiques en retrait de la société. Je peux t’aider
à te reconvertir, si tu le souhaites.
Un éclair de méchanceté traverse son regard tandis que les coins de ma
bouche s’étirent en un sourire hypocrite. Un partout, connasse.
— Et tu crois qu’ils sont intéressés par les traînées ? Quand Roméo
découvrira que tu n’es qu’une salope qui se fait sauter à tout-va, il sera
dégoûté.
J’ai beau vouloir garder la face, son insulte me broie le cœur. Je ne
devrais plus être étonnée, c’est ainsi que me voient la plupart des élèves du
lycée : comme une salope. J’ai eu le temps de m’y habituer, mais ça ne me
fait pas moins mal.
— Je parie que Lina ignore ce côté garce chez toi, hein ?
— Je n’ai aucun scrupule à être une garce si c’est pour protéger les gens
que j’aime. Tu as déjà fait du mal à mes amis : Victor, Lina… Je ne te
laisserai pas atteindre Roméo qui semble être un type bien.
— Tes amis ? Tu parles d’eux comme si tu les avais connus avant moi,
mais c’étaient mes amis bien avant que tu les rencontres !
— Oui, et tu les as laissés tomber. Je n’ai eu qu’à les réconforter et ils
m’aiment désormais plus que toi. Je ne t’ai rien piqué, tu m’as tout légué.
Je secoue la tête, dépitée. Le problème avec Carla, c’est qu’il est
impossible de la faire tomber. Elle justifie son comportement de peste par
des actes altruistes en apparence, soi-disant pour protéger son entourage.
Mais tout ce qu’elle fait, elle le fait pour elle.
Vous vous souvenez de ma capacité à cerner rapidement les gens ? Eh
bien j’ai très vite cerné Carla quand elle a commencé à se rapprocher de
Lina et moi. Seulement, quand j’ai voulu expliquer à Lina que cette fille
était toxique, elle ne m’a pas crue, prétendant que j’étais jalouse et que je
me sentais menacée. C’était à peu près le même discours à chaque fois que
j’abordais le sujet, alors j’ai fini par renoncer. J’avais peur de perdre ma
meilleure amie. Peut-être que Victor m’aurait crue, lui, j’aurais dû lui en
parler à l’époque. Maintenant, c’est trop tard.
— Reste loin de nous, siffle Carla avant de se tirer, sans oublier de me
donner un coup d’épaule au passage.
Mes poings se serrent, traduisant mon épuisement intérieur. Je n’en peux
plus. C’est trop demander, de me laisser tranquille ? Et Roméo, il ne peut
pas me lâcher ? Tout ce qu’il m’apporte, ce sont des regards, et c’est la
dernière chose que je souhaite. Je veux juste qu’on m’oublie.
5. Les étiquettes

Roméo

A près avoir punaisé une dernière photo, je m’écarte pour mieux admirer
notre œuvre, à Barbara et moi. Nous avons récolté assez d’informations
pour construire notre tableau d’investigation. Je l’admets, nous avons
plagié les méthodes de la police, mais il faut dire que c’est très efficace
pour s’y retrouver, n’oublier aucun élément et savoir où nous en sommes.
Le portrait d’Héloïse est au centre. Il est relié par deux ficelles bleues aux
photos de Victor et Lina, positionnées à gauche et à droite. Les ficelles
bleues représentent les liens d’amitié. Nous hésitons à rajouter une ficelle
rouge (pour l’amour) entre Victor et Héloïse, mais nous avons trop peu
d’informations à ce propos pour le moment. La photo de Carla est juste au-
dessus de celle d’Héloïse. Nous ne les avons pas encore reliées, car leur
rapport est difficile à cerner. Elles ne semblent pas s’apprécier mais c’est
plutôt ambigu.
— Je vais éclaircir tout ça, affirme Barbara. J’ai réussi à intégrer l’équipe
de volley. Je vais désormais côtoyer les filles plus souvent et pouvoir me
concentrer sur Carla.
J’arque un sourcil.
— Vraiment ? L’équipe de volley ?
— Oh, la ferme.
Je ris dans ma barbe – inexistante, mais vous avez compris l’idée – et me
focalise à nouveau sur le tableau. En bas se trouvent les photos de
Cassandre et Alice, qui attendent d’être reliées aux autres.
— Toi, tu abordes Héloïse ce matin, OK ? s’assure Barbara.
Je ravale mon angoisse et feins de paraître serein.
— C’est comme si c’était fait.

À l’heure du déjeuner, je me rends au gymnase pour retrouver Barbara et


faire le point sur les avancées de la matinée. Comme convenu, je l’attends à
l’abri des regards, dans un couloir à côté du terrain, près de la remise où
sont entreposés les équipements. Elle me rejoint deux minutes plus tard en
tenue de sport, transpirante et essoufflée.
— Waouh, je rêve ou Barbara fait vraiment du sport ? Je pensais que tu
ne ferais que distribuer des serviettes.
Ma sœur me coule un regard blasé.
— Ha, ha. Hilarant. Je joue vraiment, et tout ça pour ta mission, idiot.
Lina, Carla, Alice et Cassandre sont là.
— Oh, alors vous jouez toutes ensemble…
Je hausse plusieurs fois les sourcils avec un sourire lubrique et me
penche pour apercevoir le terrain et l’équipe de filles en tenues courtes qui
s’y démènent. Ma sœur m’arrête en me pinçant le bras.
— Même pas en rêve, pervers. De toute façon c’est la pause. Revenons à
l’objectif : la mission. J’espère que tu progresses autant que moi, tu as parlé
à Héloïse ce matin ?
Je déglutis en me remémorant le comportement de ma cible en cette
douce matinée : « Je t’interdis de t’asseoir à côté de moi, Roméo-sans-
cervelle, ou tu peux être sûr que je te briserai les couilles. » Ouais, non, je
ne pense pas qu’on puisse appeler ça du progrès.
— Oui oui, ça avance.
— Je sais détecter quand tu mens, Roméo, arrête de me prendre pour une
idiote.
Je croise les bras, intrigué. Je suis pourtant un bon menteur, mon métier
l’exige.
— Comment tu fais ça ?
— Parce que tu crois que je vais te le dire ? Tu peux toujours rêver,
frérot !
Nous sommes soudain interrompus par des bruits de pas dans le couloir.
Barbara me lance un regard affolé : il ne faut surtout pas qu’on nous
surprenne ensemble, nous ne sommes pas censés nous connaître.
— Vite, cache-toi dans la remise ! m’ordonne-t-elle.
Elle me pousse brutalement dans la petite pièce et claque la porte derrière
moi.
— Hé !
Je jure en me cognant contre le coin d’une étagère. Barbara est une brute.
La seule source de lumière vient d’une petite fenêtre qui donne sur le
terrain.
Je m’approche et observe Barbara rejoindre les filles de son équipe en
trottinant, avant de déraper et manquer de tomber. Quelle empotée.
Soudain, la porte s’ouvre et la lumière du couloir inonde la pièce. Je
reconnais Lina, sur le seuil, qui m’observe étrangement et avec surprise. Je
peux comprendre sa stupéfaction : elle me trouve seul, caché dans la
remise, dans le noir, les yeux rivés sur les membres de l’équipe féminine de
volley. Bien joué Roméo, elle va te prendre pour un obsédé.
— Ce n’est pas ce que tu crois, m’empressé-je de dire.
— Ah bon ? Tu n’es pas en train de nous mater ?
— Si. Enfin non. C’est une longue histoire, un peu farfelue.
— Tu as de la chance d’avoir une gueule d’ange qui me donne envie de
croire que tu es des plus innocents.
Je me force à sourire, mal à l’aise.
— Bon, puisque t’es là, tu peux m’aider à porter cette caisse ?
Je baisse les yeux sur la grande malle d’équipements de sport qui se
trouve entre ses pieds. Peu enthousiaste, j’acquiesce tout de même et la
saisis par un côté.
— Cache ta joie, marmonne Lina.
Je soupire, puis nous soulevons la malle en même temps pour la poser sur
l’étagère indiquée par Lina.
Nos doigts se frôlent quand ils glissent le long du plastique, et Lina
détourne les yeux tandis que je me racle la gorge. Nous nous retrouvons
face à face sans savoir quoi nous dire.
— Est-ce que tu voudrais danser ? demande-t-elle brusquement.
— Quoi ?
— Euh… pas maintenant, je veux dire…
Elle prend une grande inspiration.
— Désolée, j’ai parlé trop vite. C’est bientôt le Bal d’Automne, qui est
un bal masqué. Héloïse et moi avons monté ce projet ensemble l’année
dernière… Mais cette année, évidemment, elle refuse de participer. Quoi
qu’il en soit, au début du bal, les volontaires qui auront suivi les cours de
danse valseront sur la piste. Les cours ont lieu tous les mardis et jeudis entre
midi et deux. On a besoin de danseurs, alors si ça t’intéresse…
— Tu dis qu’Héloïse ne vient plus du tout ?
— Non, bien sûr que non. Tout ça est bien trop nul pour elle maintenant.
Son agacement ne suffit pas à masquer sa déception de ne plus avoir
Héloïse à ses côtés pour diriger ce projet. J’ai le sentiment qu’elles ne
partageaient pas qu’une amitié passagère, mais une vraie complicité dont la
perte les fait toutes les deux souffrir. Reste à savoir ce qui l’a causée.
— Tu penses que ce serait possible de convaincre Héloïse de revenir ?
Lina penche la tête sur le côté, m’observant minutieusement.
— À mon avis c’est peine perdue. Mais tu peux toujours essayer, après
tout elle t’a laissé déjeuner avec elle la dernière fois.
Disons qu’elle n’a pas vraiment eu le choix…
Je déteste danser, j’ai deux pieds gauches et un sens du rythme quasi nul.
Mais si j’arrivais à faire en sorte qu’Héloïse se rende à ces cours, ce serait
un bon moyen de rapprochement. Ça nous obligerait à passer du temps
ensemble deux jours par semaine.
— Je viendrai peut-être.
Lina me sourit en guise de remerciement.
Après un clin d’œil de sa part que je ne sais pas vraiment comment
interpréter, Lina et moi sortons du débarras. Je quitte le gymnase et me
dirige vers les casiers, où je tombe justement sur Héloïse, qui m’ignore
royalement. Je lui emboîte aussitôt le pas et tente d’entamer la
conversation :
— C’est un petit garçon, il court, il court, puis il tombe mais il pleure
pas. Pourquoi ?
— Il avait déjà versé toutes les larmes de son corps avant en voyant ta
tête ?
— Raté. C’est parce qu’il est mort.
Héloïse, qui jusqu’ici poursuivait son chemin sans m’adresser un regard,
s’arrête net et se tourne vers moi. Elle me dévisage, la mine impénétrable.
— Ta blague est horrible.
— Vu que tu sembles toujours excédée par la vie et que tu es rarement –
pour ne pas dire jamais – d’humeur joviale, je me suis dit que l’humour
noir ça devait être ton truc.
— Mon truc ?
— Oui, tu sais, le truc qui fait que tu te marres toute seule dans ton lit le
soir à t’en tordre le ventre en essayant de ne pas faire de bruit pour ne pas
réveiller le reste de la maison.
Héloïse secoue la tête d’un air exaspéré mais je ne rêve pas : je distingue
bien l’ombre d’un sourire sur son visage. Un sourire, bordel ! Ça doit être
notre plus grande avancée jusqu’ici.
— Dois-je en déduire que tu cherches à savoir ce que je fais toute seule
dans mon lit le soir ? demande-t-elle, un sourcil haussé.
Le côté incroyable de cette scène ne m’échappe pas. Héloïse plaisante
avec moi. Pour la première fois, je sens ce contrôle qu’elle exerce en
permanence sur elle-même s’atténuer. Je vais en profiter sans hésiter, ce
n’est pas tous les jours qu’Héloïse-avec-un-H est de bonne humeur.
— Pourquoi, tu as une autre occupation qui te ferait te tordre le ventre en
essayant de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller tes parents ?
demandé-je de ma voix la plus naïve.
Et là, une chose encore plus improbable se produit. Héloïse éclate d’un
rire franc, ses yeux de chat se plissent et son nez se retrousse. Son large
sourire dévoile ses deux incisives de devant légèrement écartées. Son
expression est totalement différente de celle qu’on lui voit habituellement,
Héloïse est ce genre de personne qui perd cinq ans dès qu’elle rit, et cette
expression lui va vraiment bien. D’un seul coup, on a bien plus envie d’aller
vers elle. Son rire ressemble lui aussi à celui d’une enfant, ce qui lui donne
un aspect que je n’avais encore jamais perçu : un aspect adorable.
Sa gaieté est contagieuse et je me mets à rire aussi, ne pouvant faire
autrement. Je me surprends à passer un moment agréable avec elle, le
premier, jusqu’à ce qu’une remarque rompe brutalement le charme :
— Alors Héloïse, c’est déjà fini avec ton professeur ? Tu t’attaques aux
nouveaux élèves, maintenant ? Je me demande bien quelle sera ta prochaine
cible…
Le mec qui vient se planter à côté de nous affiche un petit sourire
suffisant que je lui ferais bien ravaler. Je le reconnais, il fait partie des potes
de Victor. Le visage d’Héloïse se ferme immédiatement et la colère brûle
dans ses yeux.
— Évite de parler de sujets que tu ne maîtrises pas, Hugo, tu te
ridiculises inutilement.
— Et tu t’entêtes à jouer les innocentes, même après toutes ces histoires ?
On t’a tous vue descendre de la voiture de Villeneuve, l’autre jour.
Héloïse me jette un coup d’œil en biais avant de baisser la tête. J’ai eu le
temps de distinguer cette lueur dans son regard : celle de la crainte. Elle a
peur que je la juge trop rapidement, comme tous les élèves semblent le faire
dans ce stupide lycée. Cette image me fait de la peine, mais elle me permet
de comprendre quelque chose : Héloïse, contrairement à ce qu’elle prétend,
ne se fiche pas de ce que je pense d’elle. Et ça, c’est un excellent point.
— Parce qu’une fille descend de la voiture d’un prof, ça veut forcément
dire qu’il l’a sautée ? T’as vraiment l’esprit tordu, Hugo, assène Héloïse.
Hugo fait mine de réfléchir.
— Non, peut-être pas… Mais on ne parle pas de n’importe quelle fille,
on parle de toi, donc aucun doute possible. Tu oublies que j’ai eu la preuve
de tes activités nocturnes sous les yeux.
Scandalisé, j’observe la scène en me demandant comment il est possible
de sortir de telles horreurs sans aucun remords. J’ai toujours été incapable
de m’en prendre à quelqu’un par pure méchanceté. Le comportement de ce
type m’échappe complètement, tout comme ses intentions… Qu’a-t-il à
gagner en agissant de la sorte ? Pourquoi venir provoquer Héloïse en face ?
Je suis encore trop sonné pour réagir quand il se tourne vers moi avec un
sourire mauvais.
— J’espère que tu ne t’attends pas à ce que ce soit exclusif entre vous…
Mais si tu veux, on pourra s’arranger et faire des plans à plusieurs.
Je manque de m’étrangler. Là, c’est trop.
— Je te demande pardon ?
— Allez, il faut partager… Hélo, je suis sûr que tu ne serais pas contre.
Héloïse n’est plus en mesure de répondre. Elle tente de se cacher derrière
ses boucles épaisses pour masquer ses yeux embués de larmes. La douleur
mêlée de honte peinte sur son visage me révolte et me donne l’impulsion
qu’il me manquait.
Je m’approche au plus près d’Hugo. Je n’ai pas une carrure imposante, je
suis même plutôt gringalet, mais la colère qui m’anime a pour effet
d’effacer ce foutu sourire de son visage.
— Si tu cherches quelque chose pour vider tes burnes de puceau, ta main
te sera très utile. Héloïse n’est pas un objet sur lequel tu peux passer ta
frustration, c’est clair ? Maintenant barre-toi, et épargne à toutes les filles
ton coup de reins : ceux qui en font des caisses sont toujours ceux qui
maîtrisent le moins et je suis persuadé que tu n’échappes pas à la règle.
Hugo soutient mon regard, une lueur de défi dansant dans ses pupilles,
puis il finit par reculer d’un pas en lâchant un petit rire sarcastique.
— On t’aura prévenu, faudra pas venir pleurnicher quand elle se sera fait
sauter par tous tes potes, lance-t-il avant de s’éloigner.
Les poings serrés, je tremble de fureur. Pour la première fois de ma vie,
j’ai envie de rattraper ce sale type pour lui foutre mon poing dans la gueule.
Le respect est une valeur qu’on m’a très tôt inculquée, dommage que tout le
monde n’y attache pas autant d’importance.
Mon regard se pose à nouveau sur Héloïse, qui essuie rageusement ses
larmes avant de me fusiller du regard. Euh…
— Bien sûr, il fallait que tu t’en mêles ! Je ne t’ai rien demandé, Roméo,
merde !
Alors là, je ne comprends plus rien. Je la défends parce que ce mec la
dénigre et elle trouve le moyen de m’engueuler ? Cette fois, il est hors de
question que je prenne sur moi.
— C’est vrai que t’avais l’air d’aller parfaitement bien !
— Que j’aille bien ou non, ça ne te regarde pas ! Pourquoi t’es toujours
obligé d’être dans mes pattes ? Ce n’est pas ton rôle de me défendre, je
peux très bien le faire toute seule, t’es pas mon mec ! Et je ne vois pas
comment tu pourrais le devenir parce que je ne voudrais jamais sortir avec
un gars aussi lourd que toi !
— Ah, parce que tu crois que j’ai envie de sortir avec une gothique snob
et capricieuse qui se croit invincible et aime se faire passer pour une
martyre ?! Redescends, Héloïse, tu n’es pas si intéressante que ça.
Elle écarquille les yeux et je vois qu’elle est blessée. Elle devait penser
que je ne savais pas frapper là où ça fait mal. Au contraire, je suis plutôt
doué pour ça, mais je m’étais retenu jusqu’ici pour le bien de la mission.
Nous avions fait un pas en avant, et cette dispute risque de nous faire
reculer de dix bonds en arrière. Mais actuellement, c’est le cadet de mes
soucis.
— Dans ce cas, arrête de t’approcher de moi !
— Très bien ! J’arrête ! Tu n’en vaux probablement pas la peine. Tu es
incapable de voir qu’il y a des personnes qui tiennent à toi dans ton
entourage, tu les blesses sans arrêt. Tu rejettes l’aide qu’on essaie de
t’apporter. Tu crois peut-être que tout ça t’est dû, mais tu te trompes. Tu sais
comment finissent les gens comme toi, Héloïse ? Seuls.
Enragé, je me tire après un dernier regard noir. Je vais mettre un terme à
cette mission. Je n’en ai jamais abandonné aucune, mais celle-ci, c’est trop
me demander. Je n’ai jamais été autant sur les nerfs en quatre ans et je ne
veux pas continuer à m’infliger ça.
Maintenant, reste à savoir comment je vais annoncer la nouvelle à
Barbara et à la mère d’Héloïse.

À la fin de la journée, je prends le métro pour rentrer chez moi. Au début


de ma mission, j’avais pensé me déplacer en voiture, mais je ne suis pas
censé avoir mon permis. Et puis même si je n’apprécie pas spécialement ce
moyen de transport, le métro m’offre une certaine couverture. Mais tout ça
n’a plus réellement d’importance, puisque j’ai décidé de mettre un terme à
cette mission.
Barbara est assise un peu plus loin dans le wagon. Nous ne sommes
toujours pas censés nous connaître. Je me demande comment elle va
prendre la nouvelle… Elle s’est beaucoup investie dans cette mission.
J’entends d’ici ses réflexions cinglantes : « Tu abandonnes au bout de deux
semaines ? Je ne te pensais pas si lâche. Et surtout, je croyais que personne
ne te résistait ? »
Maussade, je m’enfonce dans mon siège. Et comme si ma mauvaise
humeur n’était pas à son comble, Héloïse apparaît dans mon champ de
vision. Elle balaie le wagon du regard et contre toute attente, alors qu’il
reste d’autres places libres, elle vient s’asseoir à côté de moi.
Je l’ignore et appuie ma tête contre la vitre. Je n’ai aucune envie
d’entendre sa voix venimeuse.
— As-tu couché avec beaucoup de filles, Roméo ?
Les sourcils froncés, je la regarde comme si elle était devenue folle – ce
qui doit être le cas. C’est quoi cette question ?
Elle a la tête baissée, les yeux rivés sur ses ongles qu’elle triture.
— Ou plutôt : quand tu as couché avec des filles, est-ce qu’il t’est déjà
arrivé de penser que l’une d’elles était une fille facile parce qu’elle t’avait
cédé trop vite ?
Je ne réponds rien. Je ne vois toujours pas où elle souhaite en venir.
— Pour toi, est-ce qu’une fille qui aime le sexe est une traînée ? Une
salope ? Une pute ?
Piqué au vif, je prends enfin la parole :
— Je pensais que tu l’avais remarqué, mais je ne suis pas du genre à
juger les autres. Encore moins pour quelque chose qui ne me regarde
absolument pas, comme leur vie sexuelle.
Héloïse ose enfin me regarder. Ses yeux brillants traduisent sa
vulnérabilité à cet instant. Je crois bien qu’elle est en train de se livrer.
— Tu as un état d’esprit rare, Roméo. Moi, j’ai le sentiment que quoi que
je fasse, quoi que je dise, on trouvera le moyen de me juger. De me
critiquer. Alors je ne parle plus, je fais tout pour passer inaperçue…
Pourtant, je me sens épiée en permanence. J’ai l’impression d’avoir cette
étiquette « salope » collée sur le front.
— Tout le monde ne pense pas ça…
— Je te promets que si, dit-elle avec un pauvre sourire. Nous sommes au
lycée, les rumeurs alimentent sans arrêt les discussions. Pour tous les
élèves, je suis cette fille qui se fait sauter par tout le monde. Mais même si
c’était le cas, en quoi ça les regarderait ? Pourquoi je mériterais moins de
respect que deux personnes en couple qui couchent ensemble
régulièrement ? Parce que ça ne serait pas officiel ? Parce que j’aurais
plusieurs partenaires ? En quoi ça leur donnerait le droit de me définir, en
tant que personne ?
Je reste silencieux un moment. Mes années de lycée me paraissent loin,
mais certains aspects m’ont marqué durablement. Et notamment les
étiquettes que l’on colle à tout le monde. Pour ma part, c’était le joyeux
« coincé » qu’on pouvait lire sur mon front. Alors que j’étais simplement
timide, mais les gens ne saisissaient pas la nuance. C’est seulement quand
Vanessa a commencé à s’intéresser à moi que mes camarades ont pris la
peine de me regarder autrement, mais il a fallu du temps – les étiquettes
sont tenaces.
La différence entre Héloïse et moi, c’est que mon étiquette me gênait
mais ne me faisait pas souffrir. On ne venait pas m’enquiquiner, ou pire,
m’insulter. Héloïse subit tout ça quotidiennement.
— Tu as entièrement raison, Héloïse. Personne n’a le droit de te définir,
que ce soit à partir de ta vie privée ou d’une stupide réputation.
Ses épaules se relâchent, comme si elle s’était attendue à une autre
réponse. Comme si elle avait craint que je la méprise à mon tour.
— Pourquoi tu me dis tout ça ?
Ses joues prennent une nuance de rouge que je ne lui connaissais pas. Je
pensais qu’Héloïse était le genre de personne qui ne se sentait jamais gênée.
— Pour te faire comprendre que mon comportement n’est pas un choix.
J’ai été obligée de l’adopter pour me protéger. Et aussi parce qu’on aurait
bien fini par te parler en détail de ma réputation, alors… autant que tu
l’apprennes de ma bouche. Voilà, je suis une pute.
Un frémissement parcourt mes lèvres. La situation n’est pas drôle, mais
elle a prononcé ces mots sur un ton tellement solennel que je ne peux pas
m’empêcher de trouver ça comique.
Elle semble être du même avis puisqu’elle esquisse un sourire, elle aussi.
— Tu as bien une tête à vendre ton corps, plaisanté-je.
— C’est mon passe-temps favori. D’ailleurs tu devrais te tenir loin, il
paraît que j’ai de l’herpès.
Je lâche un léger rire. D’un côté, ces blagues qu’on échange me
dérangent, car je suis quasi sûr qu’elle n’invente rien : il y a réellement dû y
avoir des rumeurs comme quoi elle avait attrapé de l’herpès.
— Il faut que tu te battes, Héloïse. Si tu continues à t’isoler comme ça, ils
auront gagné.
— Comment se battre quand la situation a plus de chances d’empirer que
de s’améliorer ?
— On trouvera un moyen.
Je me rends compte que j’aurais été stupide d’abandonner la mission
maintenant. Je vais la terminer, et je vais réussir. Je veux apporter mon aide
à Héloïse.
6. Ne pas flancher

Héloïse

J e me masse les tempes et tente de garder les yeux ouverts tandis que le
métro me rapproche peu à peu du lycée, ce lieu maudit. Heureusement
que j’ai apporté un paquet de mes bons vieux Carambar au caramel pour
me donner du courage. Je n’ai pas déjeuné chez moi ce matin, j’avais trop
peur de croiser un nouveau Maurice surprise.
Le métro s’arrête à une station et j’aperçois Roméo qui monte dans la
rame, un peu plus loin. Je m’enfonce dans mon siège et ramène mes
cheveux devant mon visage, espérant naïvement me dissimuler. J’ai peur
d’avoir fait une erreur monumentale en me confiant à lui, hier soir. Et s’il se
servait de mes révélations pour se venger de mon attitude envers lui depuis
son arrivée ? Je me serais laissé avoir encore une fois, et en beauté.
Évidemment, ma cachette laissant à désirer, il me repère rapidement et
vient s’asseoir à côté de moi. Je l’ignore et croque dans mon Carambar,
anxieuse.
— Bonjour, Héloïse-avec-un-H. Bien dormi ?
Je ne réponds rien et me contente de mâcher mon bonbon qui me colle
aux dents.
— La politesse n’est toujours pas ton fort, on dirait.
— Ce n’est pas une question de politesse, rétorqué-je. Mais ça ne fait
même pas une heure que je suis réveillée donc il vaut mieux que tu évites
de me parler. Sans compter que je ne t’apprécie pas particulièrement.
— Mais qui est-ce que tu apprécies ? Pour le reste, pas de chance, je suis
un jeune homme insensible au danger et incroyablement courageux.
— Ou plutôt suicidaire…
Mais il en faut plus pour décourager ce sans-gêne qui pioche un
Carambar dans mon paquet.
— Hé !
— Des bonbons au petit déjeuner, c’est original. Ne viens pas te plaindre
ensuite d’avoir de grosses fesses.
— Tu es en train d’insinuer que j’ai de grosses fesses ?
Roméo ne doit rien connaître aux filles, en fait, parce que faire une
réflexion sur leur poids, c’est un faux pas qui ne pardonne pas.
— Oh non, elles sont très bien.
J’écarquille les yeux. Cette fois, il me fait comprendre délibérément qu’il
a déjà lorgné mes fesses suffisamment pour constater qu’elles lui plaisent.
Ce garçon me désarme, je ne trouve aucune pique à lui balancer. Il me
sourit pour me faire comprendre qu’il plaisante, et ses foutues fossettes se
creusent. Je déteste ce qu’elles provoquent en moi : de l’attendrissement.
— Qu’est-ce qui a des poils et vend des médicaments ? me demande
Roméo en lisant l’emballage de son Carambar.
Il attend ma réponse, mais je ne prends pas la peine de chercher. Ce serait
m’abaisser à un niveau bien trop bas.
— Alors ? Tu donnes ta langue au chat ?
Je reste silencieuse et scrute le drôle de spécimen à côté de moi.
— Tant pis pour toi. C’est le pharmachien !
Roméo grimace après m’avoir donné la réponse. Il doit se rendre compte
d’à quel point c’est mauvais.
— Les blagues Carambar, c’est plus ce que c’était, soupire-t-il.
— Cha ch’est chur, dis-je en levant les yeux au ciel, me moquant
davantage de la médiocrité de la blague.
— Je ne pensais pas que tu connaissais l’humour, Héloïse ! C’est une
bonne nouvelle !
— Il m’arrive de le côtoyer, parfois.
Roméo insiste pour que je lui lise la blague qui est inscrite sur mon
papier. Je refuse dans un premier temps, persuadée qu’elle sera aussi nulle
que la précédente. Mais je suis forcée d’obtempérer face à sa lourdeur ; ce
mec semble ne jamais rien lâcher.
— Quelle est la fée que les enfants détestent ? récité-je d’un ton traînant.
Elle est super connue, en plus.
— Moi, je ne la connais pas. Mais attends, je vais trouver.
Roméo se creuse la tête pendant trois bonnes minutes, sans jamais me
faire la bonne proposition. Vaincu, il finit par me réclamer la réponse.
— La fessée.
Il me regarde un instant, les yeux ronds.
— Mais c’est complètement nul.
— Tu t’attendais à mieux ?
— Franchement oui. Et puis les enfants détestent peut-être la fessée, mais
ce n’est plus le cas des femmes avec la mode « Christian Grey ».
— Pour ma part, si Grey m’ordonnait d’accepter la fessée, je le
bâillonnerais avec ses propres instruments.
— Je n’en doute pas un instant.
Le métro freine brutalement et la tête de Roméo heurte le dossier de son
siège. Autant vous dire que cette vue me provoque un éclat de rire auquel je
n’arrive pas à mettre fin. En descendant du métro, je suis toujours hilare et
lui se frotte le crâne avec un air renfrogné.
Sur le chemin du lycée, je continue à le taquiner. Alors c’est vrai, parfois
l’ego de Roméo pointe le bout de son nez !
— Qu’est-ce qu’il y a, Roméo-sans-cervelle, tu boudes ?
— Lâche-moi, marmonne-t-il.
— Tu sais, c’est pas grave si tu as une petite bosse. Peut-être qu’elle se
transformera en antenne et que tu capteras mieux les ondes d’intelligence.
— Les ondes d’intelligence ?
— Ouep. C’est un concept que je proposerai à la science quand je l’aurai
suffisamment élaboré.
Il réprime un sourire et nous marchons côte à côte jusqu’au portail de
l’entrée. Je réalise que le fait de charrier Roméo a empêché cette boule
habituelle de se former dans mon ventre. Je n’ai pas stressé en songeant aux
lycéens qui, sur mon passage, trouveront encore le moyen de dire que ma
robe est trop courte et mon maquillage trop prononcé. De toute façon,
quelle que soit ma tenue, j’ai toujours l’allure d’une traînée.
Je m’arrête net devant le couloir principal.
— On devrait se séparer maintenant.
Roméo fronce les sourcils.
— Pourquoi ?
Je fixe mes boots. J’apprécie la présence de Roméo, en un sens. J’essaie
de me convaincre intérieurement que discuter innocemment avec lui n’aura
aucune incidence, mais je sais que c’est faux. Chaque mot que je prononce
est une ouverture que les autres pourront ensuite utiliser contre moi. Pour
m’humilier, me mettre plus bas que terre. C’est juste que… durant notre
discussion hier, j’ai enfin eu l’impression que quelqu’un me comprenait.
Sans que j’aie à me justifier. Roméo était d’accord avec moi parce que ça
tombait sous le sens pour lui. Ce sentiment de solitude immense s’est
atténué dans ma poitrine. Pour la première fois depuis longtemps, je peux
choisir ma personnalité, celle que je veux montrer. Roméo ne me colle
aucune étiquette, ou s’il l’a fait, il attend que je la déchire pour la remplacer.
Et c’est ce choix-là, celui dont on m’a privée à plusieurs reprises, qui
englobe mon cœur de cette légèreté apaisante. C’est cette légèreté que je
recherche aujourd’hui.
Mais je dois arrêter de me leurrer. Je ne pourrai pas encaisser les regards
que les gens poseront sur moi si je deviens amie avec lui. L’enfer
recommencera. Roméo est beaucoup trop mignon pour passer inaperçu. On
parlera de nous, on dira que je ne mérite pas son attention. Que je ne
cherche qu’à coucher et qu’il finira par me trouver repoussante.
Mais si je lui dis que j’ai peur de ce qu’on pourra dire sur moi si on nous
voit ensemble, Roméo pensera que je suis faible. Ou pathétique, au choix,
et j’aimerais autant l’éviter.
— Parce qu’on n’est pas amis. Donc inutile de gambader ensemble en
prétendant le contraire.
Il plisse les yeux et me scrute, comme s’il cherchait à voir dans le
tréfonds de mon âme détraquée.
— Pourquoi tu recommences à jouer les garces inatteignables, d’un seul
coup ?
Je le défie du regard, de marbre. Pour mon bien, je ne dois pas flancher.
Il s’approche d’un pas. Ses yeux bleus semblent s’être obscurcis et sa
mâchoire se contracte. La pointe d’une mèche brune vient rejoindre le pli de
ses sourcils froncés, accentuant son air menaçant.
Je sens son souffle chaud sur ma joue quand il avance sa bouche jusqu’à
mon oreille. Les frissons qui me parcourent le corps me paralysent et je dois
fermer les yeux pour réussir à garder le peu de bon sens qu’il me reste.
— C’est trop tard, Héloïse-avec-un-H. Maintenant que je sais qu’un cœur
bat sous cette apparence de dure à cuire, je ne suis pas près de m’éloigner.
Une vague de froid me traverse quand il s’écarte de moi. J’ouvre les
yeux, la bouche entrouverte. Je distingue un petit sourire satisfait sur son
visage, ce qui fait naître en moi un puissant agacement.
— À plus, lance-t-il d’un air désinvolte avant d’entrer dans le bâtiment.
Je reprends mes esprits et vérifie que personne n’a assisté à cette drôle de
scène. Je ferais mieux de mettre des distances entre Roméo et moi tant qu’il
est encore temps. Le problème, c’est que ce jeu qui commence à s’installer
entre nous est tellement jubilatoire que je ne suis pas sûre d’y arriver.

À l’heure du déjeuner, je décide de passer à la supérette du coin pour


m’acheter une salade. Il y a de la polenta au menu de la cantine, et déguster
ce plat revient à déguster une éponge. Or, je n’aime pas spécialement la
consistance des éponges.
En arrivant à la caisse, je tombe sur Victor, les bras chargés de sucreries
en tout genre. Il essaie de tout porter en même temps sans que rien ne
tombe, mais ça a l’air d’être une épreuve coriace.
— Alors, Vivi, on a une petite faim ?
Victor lève précipitamment la tête vers moi et laisse échapper un brownie
au chocolat.
— Putain, Héloïse, me surprends pas dans un moment pareil !
— C’est pour quoi, toute cette nourriture ? Tu prépares une fugue ? Ah
non, je sais, tu vas partir en expédition et tu posteras tes aventures sur le net
pour te faire du fric !
Victor me coule un regard blasé, à moitié amusé.
— Rien de tout ça, malheureusement. Les répétitions de danse pour le bal
masqué ont commencé et Lina m’a envoyé chercher à manger. Elle espère
que ça encouragera les danseurs à s’appliquer parce que pour le moment, on
peut dire que c’est un désastre.
J’opine sans savoir quoi répondre. Si Lina est en galère pour préparer ce
bal, c’est en grande partie à cause de moi, parce que je l’ai lâchée. En plus,
la danse, c’était mon idée. Je ne sais pas comment elle fait pour ne pas être
folle de rage contre moi.
— Elle arrive quand même à gérer les préparatifs ? finis-je par demander.
— Ouais, à peu près. Mais elle mise beaucoup sur la danse, c’est un peu
le show de la soirée et ce qui va mettre l’ambiance. Sans ça, le bal sera
réussi mais banal, et tu sais que Lina déteste la banalité.
— Oh oui, acquiescé-je en songeant à son côté perfectionniste. Vous qui
avez décidé de l’aider devez en baver.
— T’imagines même pas.
Mal à l’aise, je joue avec ma lèvre inférieure. Victor soutient mon regard,
comme s’il attendait quelque chose. Voyant que je ne bouge pas, il finit par
me demander :
— Tu pourrais peut-être m’aider à porter tout ça ? Après tout, c’est un
peu ta faute si Lina me prend pour son esclave.
— Oh… Ouais, d’accord.
Je le débarrasse du brownie et d’un paquet de crêpes au chocolat.
— Mais que ce soit clair, je refuse de contribuer à n’importe quelle forme
d’esclavage, ajouté-je.
— Tu réussiras peut-être à abolir le mouvement de Lina, alors.
Après avoir payé tous les articles, nous marchons en silence jusqu’au
lycée. Je me rends compte que ça faisait des lustres que je n’avais pas
vraiment discuté avec lui, il semble d’ailleurs troublé que je me montre
soudain avenante. Je ne sais pas trop ce qui m’arrive, peut-être que
j’éprouve tellement de culpabilité envers Lina et lui que j’essaie
inconsciemment d’alléger ma conscience.
Quand nous débarquons dans la salle de sport qui a été aménagée pour
l’occasion, je réalise que la situation est pire que je ne l’imaginais. Des
bruits dignes d’un zoo fusent à travers la pièce, tout le monde semble sur les
nerfs, rien n’est ordonné et Lina se rue d’un bout à l’autre pour tenter de
limiter les dégâts.
— Vous n’êtes vraiment qu’une bande d’incapables ! rugit-elle.
Ai-je omis de préciser que Lina, bien que bourrée de qualités, n’est
absolument pas pédagogue ?
Elle nous remarque, Victor et moi, à côté de la porte. Ses cheveux blonds
sont en bataille, ses joues sont rouges et j’ai l’impression que de la fumée
sort de ses oreilles. Quoique, ce n’est peut-être pas qu’une impression.
— Tiens, Héloïse ! Tu viens constater à quel point ce projet est un
désastre ?
— Non, moi je suis juste le livreur de cochonneries pour que vous
puissiez vous empiffrer.
— Parfait, comme ça on va encore perdre en grâce, si jamais on en avait
un minimum !
Je me retiens de rire, sachant que Lina risquerait de me virer à coups de
pied au cul. Victor et moi déposons les paquets de gâteaux sur une table,
mais je me fige en même temps que mon enthousiasme retombe en
découvrant Roméo à l’autre bout de la salle. Un sourire au coin des lèvres,
il est assis sur une table et affiche cet air malin habituel qu’il arbore en ma
présence.
— Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ?
Victor suit mon regard et grimace.
— Je crois que Lina l’a réquisitionné l’autre jour. Il a eu le malheur de
croiser sa route et elle manquait de danseurs… Elle a dû l’embarquer dans
cette aventure sans qu’il comprenne ce qui lui arrivait.
— Hmm, ça paraît logique. Je suis sûre qu’il a deux pieds gauches, ça
doit être le genre de mec qui évite à tout prix de danser en soirée – tu sais,
le casseur d’ambiance.
Victor m’observe avec ce regard. Celui qui essaie de comprendre ce qui
se cache dans ma petite tête dérangée.
— Vous êtes amis, tous les deux ?
— Tu le sais, Vivi : je n’ai pas d’amis, seulement des ennuis.
Lina attrape Victor et le traîne sur la piste, c’est le seul duo de danseurs
qui fonctionne à peu près. Les autres passent leur temps à se marcher
dessus.
Je décide de rester un peu admirer cette valse catastrophique, ce sera mon
divertissement de la journée. Quand un gars trébuche et se casse carrément
la figure, je finis tout de même par intervenir.
— Hé, tout le monde ! S’il vous plaît, écoutez-moi !
Personne ne m’entend, donc je place mon pouce et mon majeur dans ma
bouche et pousse un long sifflement. Tous les danseurs se tournent vers
moi. Lina me regarde fixement, incrédule.
— Vous avez un gros problème de coordination. Vous êtes totalement
nuls.
— Bon, Héloïse, si c’est pour critiquer tu peux aussi bien…
— Laisse-moi terminer, Lina. Et va boire de l’eau, bon sang, tu es plus
rouge qu’une tomate farcie. Vous êtes totalement nuls, mais c’est
rattrapable. C’est parce que vous n’avez pas bien mémorisé les pas de base.
Ça ira tout seul ensuite, je vais vous montrer.
Je me mets en position et tout le monde se rassemble autour de moi. Mon
intervention ne semble déranger personne, jusqu’à ce qu’un petit malin
lance :
— Alors c’est la traînée qui donne des cours de danse, maintenant ?
Ne flanche pas, Héloïse.
Je réprime un pincement au cœur et lui souris.
— Je donne aussi des cours de baise, tu dois en avoir davantage besoin,
mais c’est à des heures de la nuit où ta maman ne te laissera jamais sortir.
Des rires et quelques applaudissements retentissent.
— Ça va, mon pote ? Tu vas t’en remettre ou je demande à quelqu’un
d’aller chercher ta virilité ? lui lance Roméo avec une tape sur l’épaule.
Les filles, qui étaient déjà en admiration devant Roméo, sont maintenant
en adoration totale. Quant à moi, eh bien… je n’arrive pas à retenir mon
sourire, cette fois.
Lina me laisse mener la danse – c’est le cas de le dire – et quand tout le
monde maîtrise à peu près les pas de base, les couples se reforment.
Étonnamment, ça fonctionne plutôt bien.
Le seul qui a toujours l’air d’un manchot, c’est Roméo. Il faut dire qu’il
n’y met pas beaucoup du sien et Lina, sa partenaire, semble à deux doigts
de l’étrangler.
— Ce n’est pourtant pas compliqué, Roméo ! Compte dans ta tête !
Portée par mon élan d’altruisme, et pour éviter à Lina un infarctus, je
viens à son secours.
— Laisse, je vais m’occuper du boulet.
— Merci, souffle Lina avant de s’échapper.
Roméo se mord la lèvre en me regardant.
— Tu sais, il suffisait de le dire si tu avais envie de danser avec moi.
— Je connais peu de personnes qui souhaiteraient se faire piétiner les
pieds toutes les secondes, alors finissons-en au plus vite.
Avant de commencer, je retire mon pull qui me tient trop chaud et me
retrouve en débardeur. Roméo hausse les sourcils.
— Quoi encore ?
— Je ne savais pas que tu avais une poitrine si imposante.
Je reste bouche bée quelques secondes. Sa franchise et son culot sont
sans limites, mais je vois à son air malicieux qu’il le fait exprès. Il s’amuse
à me prendre de court à chaque occasion.
— Mon cul ce matin, maintenant mes seins : m’examiner est ta nouvelle
occupation favorite ?
— C’est pas ma faute, on ne voit que ça !
Je secoue la tête et me plante devant lui.
— Arrête d’essayer de changer de sujet, tu danseras quoi qu’il arrive.
— Merde, bougonne-t-il.
Je le prends par la main, place sa paume sur ma taille et pose la mienne
sur son épaule. Je lui rappelle les pas et nous commençons à danser, mais
son nez se retrouve rapidement dans mon décolleté.
— T’es lourd, Roméo ! Arrête de mater mes seins !
— Mais je ne les mate pas, j’essaie de regarder mes pieds ! Ils m’en
empêchent…
— Laisse-les en dehors de ça. Ça va te déséquilibrer, de toute façon, et
c’est dans les yeux qu’on doit se regarder en dansant la valse.
Du bout de mon index, je relève son menton avant de reposer ma main
sur son épaule.
— J’ai une question.
Je soupire longuement sans chercher à masquer mon agacement.
— Quoi encore ?
— Tu travailles souvent dans le bar où on s’est rencontrés ?
— C’est le bar de ma tante, je n’y travaille pas vraiment. C’est une
histoire assez drôle, en fait. J’avais emprunté une robe à ma mère et je l’ai
mise par erreur à la machine, je ne savais pas qu’il fallait l’apporter au
pressing… En clair, je l’ai bousillée, donc ma mère m’a obligée à travailler
là-bas quelques soirs pour la rembourser. Ce qui explique ma mauvaise
humeur ce jour-là, et mon peu d’entrain à servir cette bande de pochtrons.
— Inutile de te chercher des excuses, admets plutôt que tu es
constamment d’une humeur massacrante. C’est ta marque de fabrique, en
quelque sorte.
— Abruti. Maintenant, danse.
Au bout de quelques pas, nous devenons subitement plus sérieux. Je me
perds dans le bleu de ses yeux qui tranche avec les mèches noires qui lui
tombent sur le front. C’est la première fois que je m’autorise à détailler son
visage. Roméo a des traits fins qui lui donnent une expression douce, qu’il
anéantit généralement avec son air boudeur habituel. Son nez est droit,
peut-être un peu trop long, mais ce « défaut » contribue à son charme.
Quant à ses lèvres, elles sont fines mais bien dessinées et ont une jolie
couleur rosée naturelle – à moins qu’il ne mette du gloss tous les matins.
Il raffermit légèrement sa prise sur ma taille. Nos corps se sont
rapprochés, et je suis si près de lui que je pourrais compter chacun de ses
cils.
— Ça doit être fatigant, non ? murmure-t-il.
Ses yeux brillent d’une intensité déconcertante.
— Quoi donc ?
— De faire semblant de me détester.
Je me fige, et la sonnerie retentit à ce moment précis. Il me lâche,
s’écarte de moi puis s’incline légèrement.
— C’était un plaisir. À bientôt pour une nouvelle danse, Héloïse-avec-
un-H.
Roméo récupère ses affaires et s’en va, me laissant plantée comme une
idiote au milieu de la pièce.
7. Apaisement

Roméo

— C roissant ? me propose Barbara quand j’entre dans la cuisine, encore


ensommeillé.
J’attrape la viennoiserie qu’elle me tend et l’engloutis en quelques
bouchées.
— Ne dis surtout pas merci, hein, ducon.
Je lui souris malicieusement et lui frictionne la tête en guise d’excuses.
Je me sers un verre de jus d’orange en songeant à la semaine éprouvante
que je viens de passer. Héloïse m’a fait tourner en bourrique. J’ai voulu
renoncer à cette mission, et puis quelque chose d’inexplicable s’est produit
en elle qui l’a rendue un peu moins chiante et plus attachante. J’ai même
fini par m’amuser avec elle. Maintenant, j’ai bien besoin d’un week-end
calme pour faire le point.
— Lina nous a parlé d’Héloïse et toi, hier, m’apprend Barbara. Elle nous
a dit que vous aviez l’air complices, et qu’Héloïse était moins imbuvable.
Alors bravo ! Je t’avoue que pendant un moment, j’ai cru qu’elle serait ton
premier échec.
— Pas moi. Je n’ai jamais douté de mes capacités.
Menteur.
Barbara lève les yeux au ciel.
— Il y a un truc qui s’appelle l’humilité, Roméo. Tu devrais essayer.
Fidèle à moi-même, j’ignore gentiment sa raillerie.
Après avoir bu une gorgée de thé, elle m’examine d’un œil critique.
— Tu ne m’as pas dit quelle technique tu as décidé d’adopter avec elle.
Je sais qu’on avait écarté le rôle du bad boy, ainsi que celui du mec
autoritaire… Qu’est-ce qui a marché, finalement ?
Les yeux rivés sur le sol, je réfléchis à sa question. Mon métier nécessite
un bon jeu d’acteur, puisque j’adapte mon personnage selon mes cibles. Je
choisis celui qui est le plus susceptible de les charmer. Mais je n’en ai pas
choisi un en particulier avec Héloïse…
Après réflexion, la vérité me fait horreur. Je ne joue aucun rôle avec elle.
Rien n’est calculé. Il semblerait que je sois simplement… moi.
Et ce n’est pas très bon.
— Alors ? insiste Barbara.
— T’es pas obligée de tout savoir, Barbara. Est-ce que moi je te demande
si tu jouais un rôle au lit avec ton ex ?
— Mais enfin, Roméo, ça n’a absolument rien à voir !
Elle a raison, mais je dois me sortir de cette situation. Alors je hausse les
épaules et je lui dis que tout est lié. Elle secoue la tête en marmonnant des
mots inintelligibles, mais je crois saisir « abruti ».
— Et quand est-ce que tu vas l’inviter à sortir ?
— Ralentis, sœurette, on est encore loin du rencard. Au cas où tu ne
l’aurais pas remarqué, Héloïse est un peu difficile.
— Attention à ne pas perdre trop de temps non plus.
En parlant de temps, il va falloir que je me prépare, moi.
— J’adorerais discuter avec toi toute la journée, Barbara, mais j’ai
d’autres occupations qui m’attendent.
— Tu vas où ?
— J’accompagne Vanessa au marché. Elle m’a reproché mon absence ces
derniers temps, donc je lui ai proposé qu’on passe la journée ensemble.
Ma sœur se mordille la lèvre, l’air sceptique.
— Dis-moi, le but d’une relation de sex friends, ce n’est pas de ne pas
avoir de comptes à rendre à l’autre ?
— Je t’ai déjà dit que Vanessa est un peu plus que ça pour moi. On va
aller marcher un peu dans Paris, avant de rentrer chez elle pour rattraper le
temps perdu.
— C’est ce que j’appelle des sex friends, grommelle Barbara.
Je souris et termine mon verre de jus d’orange. Je suis ravi de voir
Vanessa, comme à chaque fois, mais je ressens ce petit pincement au cœur,
une sorte de culpabilité. Je mets ça sur le compte de ma semaine éprouvante
et me lève pour aller me préparer, quand Barbara me rappelle.
— Roméo ? Fais attention aux sentiments de Vanessa.
Je me tourne vers elle.
— On a banni les sentiments de notre relation depuis longtemps.
Elle rit, comme si je venais de dire une absurdité. Comme si j’étais un
idiot, ce que je n’apprécie pas des masses.
— Tu dis ça comme si c’était quelque chose qui se contrôlait ! Vanessa et
toi, vous avez un passé commun, elle partage ta vie depuis cinq ans. Elle est
la seule depuis cinq ans. Peut-être que votre relation te convient très bien,
mais assure-toi que c’est pareil pour elle, et qu’elle n’espère pas plus.
Décidément, Barbara ne cesse de me mettre face à mes doutes, ce matin.
Je sais qu’au début, quand Vanessa et moi nous sommes revus après deux
ans de séparation, elle avait du mal à se satisfaire de notre relation. Mais
avec le temps, elle s’en est accommodée et contentée. Elle sait que je ne
peux pas lui donner plus. Et aujourd’hui, il me semble que nous sommes
tous les deux heureux et épanouis. De toute façon, je la connais assez pour
savoir que si tout ça ne lui convenait pas, elle interromprait tout contact
avec moi.

Vanessa pendue à mon bras, nous déambulons parmi les étals du marché
des Enfants-Rouges. Elle est très en beauté ce matin – en réalité, elle l’est
toujours. Ses longs cheveux blonds sont ramenés en un chignon sur le haut
de sa tête, dégageant ainsi son visage fin aux pommettes saillantes. Elle a
rougi ses lèvres pleines et elle porte un manteau de la même couleur, ce qui
lui donne une allure de femme fatale plutôt irrésistible. Je l’admire tandis
qu’elle sourit au vendeur qui lui tend une pomme d’amour. Soudain, je
regrette de ne pas être en mesure de lui apporter davantage. De lui donner
ce qu’elle mérite, et pas seulement de l’affection accompagnée d’un
orgasme de temps en temps. Autrefois, je lui ai apporté plus. Mais cette
période me paraît être une autre vie tant j’ai le sentiment d’avoir changé. Ce
garçon timide que Vanessa est allée aborder un soir d’hiver sous un abribus
n’existe dans mon esprit que sous la forme d’un vague souvenir. Comme on
se souviendrait d’un pull qu’on aurait porté avant que les mailles ne se
défassent complètement et qu’il devienne impossible à endosser.
— Roméo ? Tu en veux ?
La douce voix de Vanessa me tire de mes pensées. Elle me tend sa
pomme d’amour dans laquelle je croque difficilement, provoquant son rire
délicieux.
Nous continuons à marcher et son étreinte se resserre encore autour de
mon bras. Elle pose sa tête sur mon épaule.
— Dis, Roméo, je sais que ça ne fait pas partie de nos règles, mais…
Voilà, mon cousin se marie dans deux semaines et je n’ai pas de cavalier.
Tout le monde sera accompagné et je me vois déjà être la seule femme seule
de l’événement… Tu connais ma famille, ils sont assez pénibles et
méprisants sur ce point. Alors je me disais que peut-être, si tu n’as rien de
prévu… Enfin tu n’es pas obligé, seulement…
Je m’arrête et encadre son visage de mes mains.
— Tu n’as pas besoin de te justifier, Vaness. Je t’accompagnerai avec
plaisir à ce mariage.
Ses yeux marron s’écarquillent. Elle s’attendait certainement à ce que
l’idée ne me plaise pas, et en temps normal, j’aurais été plutôt réticent. Mais
les mots de cette sorcière de Barbara hantent mes pensées. Je ne peux peut-
être pas donner à Vanessa tout ce qu’elle désire, mais je ne veux pas la
rendre malheureuse.
Elle passe ses bras autour de mon cou tandis que mes mains se logent au
creux de ses reins.
— C’est vrai ?
— Bien sûr, ce sera sympa.
Cette fois, son sourire est rayonnant. Je me penche pour l’embrasser
mais, au moment où ses lèvres frôlent les miennes, je lève les yeux et tombe
sur un tableau qui me pétrifie.
Héloïse. À quelques pas de nous, avançant dans notre direction.
Je tire brusquement Vanessa par la main et l’entraîne derrière un camion
avant qu’Héloïse ne nous aperçoive.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? s’indigne Vanessa.
Je la regarde, le cœur battant la chamade. Mon corps l’empêche
d’esquisser le moindre mouvement et mes doigts sont toujours enroulés
autour de son poignet. Je la lâche immédiatement quand je m’en rends
compte.
— Héloïse est ici.
— Héloïse… Ta cible complètement snob et insupportable ?
— Un peu moins snob et insupportable qu’avant, mais oui, c’est elle. Il
ne faut surtout pas qu’elle nous voie ensemble…
— Ouais, je sais.
Elle baisse les yeux sur ses chaussures. Sa voix chargée d’amertume
m’indique qu’elle m’en veut déjà. Je prends une grande inspiration. Je sens
que la suite de la conversation ne va pas être joyeuse.
— Ça ferait de moi un gros connard si je te demandais de remettre notre
tête-à-tête à plus tard pour que je puisse aller la voir ?
Elle relève le visage vers moi, les yeux pleins de rage. OK, j’ai ma
réponse.
Je soupire. Tout ça n’est pas simple.
— Vanessa, essaie de comprendre, c’est une opportunité en or. C’est trop
tôt pour que je lui propose de se voir en dehors des cours, mais tomber l’un
sur l’autre par hasard, c’est une occasion rêvée…
— C’est bon, j’ai compris, me coupe-t-elle. Je comprends, comme
toujours. Je ne suis pas une priorité pour toi, tu as été clair là-dessus dès le
départ.
Elle me lance un regard si triste que je peux presque entendre mon cœur
se déchirer.
— Tu sais que je ne vois personne en dehors de toi ?
Je ne sais pas pourquoi je lui rappelle cela maintenant, peut-être pour
essayer de sauver les meubles.
— Je sais, Roméo, mais là n’est pas la question !
— Et tu sais aussi que si je pouvais chérir quelqu’un, je mettrais toute
mon âme à te chérir, toi ?
Une larme s’échappe de sa paupière.
— Mais tu ne le peux pas.
— Non, je ne le peux pas.
Je ferme les yeux, comme à chaque fois que mes vieux démons tentent de
remonter, et l’embrasse avec force. Juste le temps de lui faire comprendre à
quel point je suis désolé.
Puis je m’écarte et me lance à la recherche d’Héloïse, ravalant les
sentiments contradictoires et l’anxiété qui me submergent.
Je retrouve Héloïse au milieu d’une place, immobile, semblant attendre
quelque chose.
Je me faufile derrière elle et murmure près de son oreille :
— Alors, on cherche quelqu’un sur qui passer ses nerfs ?
Elle sursaute et pousse un petit cri, avant de se retourner. Elle me
reconnaît et me frappe misérablement l’épaule.
— T’es vraiment un idiot, Roméo-sans-cervelle !
Je ris doucement. Son nez froncé et son air furieux raniment ma bonne
humeur.
— D’accord, je ne dirai à personne que tu passes tes samedis matin à
repérer les prochaines victimes de tes sacrifices humains.
— C’est toi que je vais finir par tuer ! Arrête de me suivre partout !
— Oh, Héloïse, tu es bien arrogante. J’errais simplement dans Paris
quand je t’ai vue par le plus grand des hasards sur cette place. Il faut croire
que le destin me met irrémédiablement sur ta route.
Elle lève les yeux au ciel.
— Ouais, je crois que le destin aime bien se foutre de ma gueule.
Naturellement, nous nous mettons tous les deux à marcher. Je ne sais pas
où nous nous dirigeons mais nous y allons ensemble, alors ça me va.
— Arrête un peu de râler ! Il y a pire compagnie qu’un beau jeune
homme plein d’humour.
— Tu as raison. Il y a Christian Grey, mais je ne vois personne d’autre.
Je lâche un rire incontrôlé. Je me surprends à apprécier ces plaisanteries
lancées innocemment entre nous.
— Tu ne l’aimes pas trop ce Grey, hein ?
— Pas vraiment, non. Qu’on puisse fantasmer sur lui et ses cravaches
m’échappe complètement.
— Je crois que ça va plus loin que ça et qu’il y a une vraie histoire
derrière.
Héloïse s’arrête et se tourne vers moi, un sourire moqueur déformant ses
lèvres.
— Toi, tu as lu les Cinquante nuances ?
Je secoue vivement la tête, mais je peux presque sentir ma virilité se tirer
en même temps que ma crédibilité.
— Non, je t’arrête tout de suite. Ma sœur a eu sa période Grey et elle en
parlait sans arrêt.
— Tu as une sœur ?
Je me sens pâlir. Bon sang. Une des règles de mon métier est de ne
jamais laisser échapper d’informations sur ma famille, même la plus
minime.
— Oui, balbutié-je d’une voix étranglée.
— La pauvre.
Héloïse me donne un coup de coude amical et, heureusement, ne pose
pas plus de questions.
Nous continuons à marcher sans destination particulière. Héloïse s’amuse
à jouer les équilibristes sur le bord des trottoirs, et me frappe encore une
fois quand je la traite de gamine.
Finalement, je lui demande ce qu’elle faisait figée sur cette place, près du
marché. Elle met du temps à me répondre, me jaugeant du regard comme si
elle se demandait si je valais la peine d’être au courant de son grand secret.
— Il y a un vieillard qui vient souvent sur cette place. Il dessine des
portraits. Parfois, les gens s’arrêtent et posent pour lui. Sinon, il dessine des
scènes qui se déroulent sous ses yeux. Il est très doué.
— Et tu vas le voir tous les week-ends ? Il est captivant à ce point ?
Elle hausse les épaules en gardant le regard rivé droit devant elle.
— Il n’est pas vraiment plus doué qu’un autre. Mais il sait regarder,
comme la plupart des artistes. J’aime les gens qui ont ce don. Je suis
admirative, en fait. En quelques coups de crayon, il est capable de
retranscrire une expression, une émotion. Comme si en un coup d’œil, il
t’avait cerné, suffisamment pour esquisser ton âme sur un bout de papier.
Je médite ses paroles. Je crois que pour une fois, il n’y a rien de caché
derrière ses mots. Elle s’exprime librement, avec son cœur.
Elle me guette du coin de l’œil, un sourire flottant sur son visage.
— Je serais curieuse de voir comment il te dessinerait.
— Pourquoi ?
— Parce que tu fais partie des gens difficiles à cerner.
Je souris en coin.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité, tu ne penses pas ?
Cette lueur malicieuse s’anime dans son regard.
— Oh, je ne crois pas être la plus mystérieuse de nous deux.
Elle n’a pas tort. Héloïse ne connaît rien de moi. Elle ignore que je ne
suis pas lycéen et que j’ai été engagé par sa mère pour son bien. Pour la
première fois, je commence à douter. Est-ce que cette mission va réellement
l’aider ? J’espère que oui, et je vais tout faire pour.
Soudain, deux gosses débarquent dans mon champ de vision. Ils doivent
avoisiner les quatorze ans et l’un tient une caméra dont l’objectif est dirigé
vers nous. Je n’aime pas trop ça.
— Je peux savoir pourquoi tu nous filmes, morveux ?
— C’est pour YouTube, répond celui dont les mains sont libres, pas le
moins du monde vexé. On fait une vidéo, vous voulez participer ?
— Non.
Héloïse me donne un coup de coude et s’exclame :
— Enfin, Roméo, c’est quoi ces manières ? Il faut aider notre
génération !
Je plisse les yeux. Héloïse doit détester être mise en scène sur Internet au
moins autant que moi, son entrain ne peut donc signifier qu’une chose : elle
a une idée derrière la tête.
— Super ! Alors voilà, il faudrait que je t’embrasse, dit le gamin à
Héloïse.
Je manque de m’étouffer avec ma salive. Cette fois, Héloïse ne rit plus,
trop surprise.
— Non mais c’est quoi ton problème ? On ne demande pas à des
inconnus de les embrasser dans la rue, qu’est-ce qui cloche chez toi ?
Le morveux arque un sourcil en me défiant du regard, l’air de se dire que
je ne comprends rien.
— C’est bon, c’est pour faire le buzz. Je comprends que t’aies pas envie
que j’embrasse ta copine, on peut juste simuler, tant que ça rapporte des
vues.
Plus aucun son ne sort de ma gorge tant je suis éberlué. Le pire est le
sérieux de ce petit « youtubeur » de mes deux pendant qu’il déblatère ses
conneries.
Je m’apprête à partir loin de cette caméra pourrie quand Héloïse prend la
parole :
— Tu sais ce qui ferait encore plus le buzz ? Que tu embrasses Roméo.
Je la fusille aussitôt du regard. Cette fille est folle, complètement.
— C’est une idée, dit le gosse.
Tuez-moi.
— Allez tous vous faire foutre, lâché-je avant de m’en aller.
Et bien sûr, Héloïse se lance à ma poursuite, hilare. Cette nana me fait
sortir de mes gonds trop souvent. Si elle continue sur cette voie, je serai
envoyé à l’asile avant la fin du mois.
— Roméo, attends ! Fais pas la tête, c’était drôle.
Je ralentis malgré moi alors qu’elle gambade joyeusement à mes côtés.
Au moins quelqu’un qui s’éclate dans cette situation.
— Qu’est-ce qui t’embête autant dans l’idée d’embrasser un garçon ?
T’as peur que ça affecte ta virilité ?
— M’oblige pas à devenir vulgaire, Héloïse.
J’accélère à nouveau le pas. Elle me suit.
— Non mais sérieusement, je suis curieuse. C’est un sujet tellement
sensible chez vous, les hommes.
Je stoppe net et lui fais face. Son sourire retombe tandis que je
m’approche d’elle. Très près.
— Ça n’a rien à voir avec le fait que ce soit un garçon. Je n’offre tout
simplement pas mes baisers à n’importe qui.
Elle continue de soutenir mon regard, difficilement toutefois.

Un peu plus tard, nous achetons des sandwichs que nous mangeons en
marchant le long de la Seine. Je la charrie sur son sandwich végétarien,
parfaite représentation de la nourriture des tortues, et elle se moque de ma
prétendue tendance à jouer les rabat-joie.
Nous nous arrêtons ensuite devant un mur entièrement tagué et nous
amusons à analyser chaque dessin.
— Celui-là, il me fait vraiment penser à un phallus, déclare Héloïse en
désignant un graffiti.
En effet, c’est sûrement ce qu’a voulu représenter « l’artiste ».
— Tout de suite, hein ! Je ne te savais pas si obsédée.
— Pourtant, on le dit assez.
La légèreté du moment retombe aussitôt, douchant du même coup notre
bonne humeur. Héloïse fuit mon regard.
— Pardon. J’ai cassé l’ambiance.
Je m’apprête à lui dire de ne pas s’excuser pour ça quand une goutte
inattendue s’écrase sur mon nez. Je lève la tête vers le ciel et me retrouve
rapidement trempé.
— Foutu temps parisien !
Je me mets à courir, tirant Héloïse par la main. Je ne sais pas combien de
temps dure notre sprint dans les rues, jusqu’à mon appartement. En entrant
dans le hall, nous poussons tous les deux un soupir de soulagement.
Essoufflé, je me tourne vers Héloïse et me retrouve bloqué un instant par sa
beauté à ce moment. Ses cheveux mouillés, plus foncés que d’habitude,
sont plaqués le long de son visage, et ses cils chargés de gouttelettes font
ressortir l’étrange couleur de ses yeux. C’est pendant le cours de danse que
j’ai remarqué la drôle de couleur de ses iris. Selon la luminosité, on peut
voir des taches dorées danser dans ses yeux marron clair. C’est à la fois
insolite et fascinant.
J’ai du mal à me détourner d’Héloïse. L’humidité a rendu sa bouche plus
rose, plus gonflée, et ses vêtements lui collent à la peau…
Depuis notre danse, Héloïse m’attire. Un peu trop.
Elle grelotte, les bras autour du corps. Inquiet, je lui demande si ça va, et
elle me regarde fixement avant d’éclater de rire.
— C’était la meilleure course de tous les temps !
Elle se passe les mains sur les yeux et cette fois, c’est à mon tour de
m’esclaffer. Elle vient d’étaler son maquillage partout et il coule désormais
sur ses joues. Quand je le lui dis, elle roule des yeux.
— Ça t’apprendra à te maquiller au point de ressembler à un raton laveur.
— Eh oh, est-ce que moi je te dis que ton bordel capillaire te rapproche
dangereusement du look de Tahiti Bob ?
Waouh, un personnage des Simpson ! Les références d’Héloïse sont pour
le moins surprenantes.
Je m’indigne pour la forme tout en appelant l’ascenseur :
— Ils sont très bien, mes cheveux !
— Je pense que si on passe un peigne dedans, toutes les dents se cassent.
— Je ne te le conseille pas, le dernier qui a essayé n’a plus jamais
retrouvé son peigne. Paraît qu’il a été absorbé par la masse.
— Quelle fin tragique.
J’esquisse un sourire et nous montons tous les deux dans l’ascenseur.
— Au fond, je suis sûr que tu trouves ma coupe sexy. Tout le monde la
trouve sexy.
— Pas du tout.
Elle ment.
J’envoie un texto à Barbara pour m’assurer qu’elle n’est pas à
l’appartement. Ce serait bête de ruiner la mission en si bon chemin. Arrivés
à destination, Héloïse examine chaque recoin de mon logement du moment
– ou plutôt celui que me paie sa mère – comme si elle cherchait quelque
chose en particulier. Elle me suit jusque dans ma chambre et laisse tomber
son sac à dos sur mon lit en détaillant la pièce.
— Ton appart est vachement impersonnel. C’est très vide.
— Je viens d’emménager, me justifié-je.
Je me tends quand elle se rapproche de la commode où sont rangées les
affaires de Barbara. Je me demande quelle serait sa réaction en découvrant
la lingerie fine de ma sœur dans l’un de mes tiroirs. Heureusement, Héloïse
s’en détourne rapidement.
Barbara et moi alternons la place dans le lit chaque semaine : pendant
sept jours, l’un de nous a le luxe de dormir dans la chambre tandis que
l’autre occupe le canapé, puis nous inversons. Mais en ce qui concerne le
rangement, pas le choix : c’est la chambre qui abrite le plus de meubles.
— Tu vis seul ? reprend Héloïse.
— Oui.
Ma réponse brève suggère que je n’ai pas envie de développer, mais
Héloïse en décide autrement :
— Pourquoi ?
Barbara et moi avons des réponses prévues pour ce genre de questions,
comme à chaque mission. Mais pour la première fois, j’ai peur que ça sonne
faux.
— Mes parents vivent en banlieue et ils tiennent à ce que j’étudie dans un
des meilleurs lycées de Paris pour mon année de terminale. Je ne voulais
pas être à l’internat, et faire le trajet tous les jours serait trop éprouvant.
Alors ils me financent cet appartement.
— Waouh, siffle Héloïse, c’est plutôt cool. Mais tu ne te sens jamais
seul ?
Elle fait glisser son index sur mon bureau et fronce les sourcils en voyant
la fine couche de poussière qui le recouvre.
— La solitude ne m’a jamais dérangé.
Fin de la conversation.
Je me lève et me plante devant elle pour capter son attention, afin qu’elle
arrête de toucher à tout.
— Tu peux prendre une douche si tu veux, je vais te sortir une serviette et
des vêtements propres. Tu dégoulines de partout et ton maquillage me fait
maintenant plutôt penser à Halloween.
Elle m’adresse un regard méprisant mais accepte ma proposition. Je lui
montre la salle de bains, sors une serviette du placard puis lui tends un tee-
shirt et un jogging que j’ai récupérés dans mon armoire. Héloïse arque un
sourcil.
— Je vais essayer d’ignorer à quel point c’est cul-cul, réplique-t-elle en
observant d’un œil mauvais les vêtements.
— Cesse de te plaindre deux minutes et contente-toi d’accepter ma
générosité.
Un sourire lui échappe tandis que je sors de la salle de bains pour la
laisser tranquille.
En revenant dans ma chambre, je remarque qu’un carnet dépasse de son
sac qui s’est renversé sur mon lit. Je vérifie que j’entends bien l’eau de la
douche couler avant de m’en emparer et de le feuilleter. En voyant les
dizaines de pages noircies par une écriture manuscrite, je devine qu’il doit
s’agir d’une sorte de journal dans lequel elle consigne ses pensées. Je me
fais violence pour le refermer, ayant conscience que je n’ai pas le droit de le
lire. Mais un titre écrit au feutre noir en haut d’une page attire mon
attention.

LE DÉBUT DE L’ENFER

C’est plus fort que moi, mes yeux parcourent les premières lignes.

5 janvier 2017

C’est fou comme la vie d’un lycéen peut basculer du jour au lendemain.
Ce journal me servait jusqu’ici de carnet de bord. Mais aujourd’hui, je
crois bien que j’ai besoin de retranscrire mes sentiments sur papier.
Je n’ai jamais cherché à attirer l’attention sur moi. Ma vie au lycée
depuis la seconde me convient très bien. Lina est à mes côtés, notre amitié
est toujours aussi solide, et je me rapproche de plus en plus de Victor, le
garçon sur qui je craque en ce moment. À vrai dire, je craque sur lui depuis
notre rencontre, début seconde, mais ce n’est que maintenant qu’il semble
s’intéresser à moi. Enfin, je devrais peut-être conjuguer le verbe
« intéresser » au passé, vu le récent retournement dans ma vie…
J’ai toujours refusé de me rendre à des soirées. Les opportunités n’ont
pas manqué, mais je savais que je ne m’y amuserais pas. Et me forcer à la
socialisation ne me branche pas du tout. Lina tente tant bien que mal de me
traîner à des fêtes depuis notre entrée au lycée, mais elle finit par s’y rendre
seule à chaque fois. C’est ainsi qu’elle a fait la rencontre de Carla. Je
n’arrive pas encore à savoir si j’apprécie cette fille qui traîne de plus en
plus avec nous. Elle se montre plutôt sympa, sans trop faire d’efforts non
plus, mais quelque chose me dérange chez elle.
Pourtant, malgré ma devise de ne jamais aller aux soirées même si on
essaie de m’y traîner par la peau du cul, j’ai fini par accepter de fêter le
Nouvel An. Lina m’a fait remarquer que passer la nuit du trente et un
décembre seule sous un plaid devant un plateau-télé était vraiment triste. Et
elle n’avait pas tort. Même à moi, cette vision faisait pitié. Et en plus…
Victor serait là à la fête organisée par Cassandre. Ça a été l’argument final
pour me convaincre d’y aller. Quelle grossière erreur.

— Bordel, mais qu’est-ce que tu fous ?


Je relève la tête vers Héloïse qui, douchée et habillée, se rue sur moi. Elle
m’arrache le carnet des mains, les yeux emplis de colère.
— Je suis désolé, j’ai juste…
— De quel droit tu fouilles dans mes affaires ? De quel droit tu lis ce que
j’écris ?
— Je ne savais pas que c’était un journal intime, je ne voulais pas…
— Ce n’est pas un journal intime !
Elle range son carnet dans son sac, y fourre ses habits encore trempés et
enfile sa veste en cuir que j’avais mise à sécher sur un cintre. Je me lève et
lui bloque le passage, conscient que je risque de récolter un œil au beurre
noir vu son état.
— Laisse-moi passer, espèce de malade !
— S’il ne s’agit pas d’un journal intime… pourquoi ça te dérange que je
le lise ?
— Je… Ça ne te regarde pas, c’est tout.
Elle essaie de passer mais je la retiens par le poignet et je l’attire contre
moi, jusqu’à ce que ma bouche soit à la hauteur de son oreille.
— Rien de ce que je pourrai apprendre sur toi ne me rebutera. Au
contraire, j’aimerais savoir ce qui t’est arrivé. Je comprends que tu ne
puisses pas me conter ton histoire, mais ce carnet semble être une solution.
Si tu décides de t’ouvrir à moi, Héloïse-avec-un-H, non seulement je
m’engage à ne jamais m’en servir pour te faire souffrir, mais en plus je
donnerai tout ce que j’ai pour t’aider dans ton combat.
Je la libère de mon emprise et, sans un regard en arrière, elle sort
rageusement de l’appartement.
Je n’ai plus qu’à espérer que toute notre progression ne soit pas anéantie
par cette regrettable mais enrichissante lecture.
8. La colère

Héloïse

J e suis furieuse.
Depuis samedi, ma colère ne retombe pas. Rien à faire, elle persiste.
Encore et encore.
Je ne sais pas si je vais pouvoir m’empêcher d’envoyer ma main dans la
figure de Roméo quand je le croiserai. Il a essayé d’entrer dans mes pensées
intimes sans ma permission, et je ne lui pardonnerai pas. Bien sûr que
j’aurais refusé s’il m’avait demandé, mais j’ai de bonnes raisons.
Maintenant, je suis énervée. Ce sentiment m’avait pourtant quittée durant
notre journée passée ensemble, samedi. Jusqu’à ce qu’il agisse comme un
gros con. Pendant un instant, il avait réussi à me faire oublier que tous les
gars sont des gros cons.
Ce matin, j’ignore donc complètement Victor quand il me sourit dans les
couloirs. Je mentirais si je prétendais ne pas avoir apprécié notre récent
rapprochement, et c’est justement pour cette raison que je l’ignore. Si je lui
parlais, je me comporterais comme une connasse. Je sais parfaitement que
la colère n’est pas une excuse, alors il vaut mieux pour tout le monde que je
m’isole en ce début de journée.
Lors du premier cours, je crains que Roméo ne vienne s’asseoir à côté de
moi, mais il n’en fait rien. Il va s’installer à côté de Victor qui lui sourit
chaleureusement. Surprise, je les observe entamer une discussion au fond
de la salle.
Je suis un peu déroutée. À plusieurs reprises, j’ai constaté que Roméo ne
tentait pas vraiment de s’intégrer depuis son arrivée, et il avait laissé
entendre qu’il n’était pas du genre sociable. Ça nous faisait un point
commun. Même si, de son côté, son asociabilité a l’air d’être un trait de
caractère naturel. Peut-être qu’il est timide, finalement, et qu’il le masque
avec son air de je-m’en-foutisme omniprésent.
Mais tout devient clair lorsque Roméo lève les yeux vers moi et qu’un
sourire se forme sur son visage. Un sourire satisfait, comme s’il jubilait. Je
comprends vite d’où lui vient cette fierté : en lisant mon journal de bord, il
a dû tomber sur une partie où je parlais de Victor et du fait qu’il me plaisait
l’an dernier. Il va donc chercher ses informations directement à la source.
Je me retourne et baisse les yeux sur le stylo entre mes mains, le cœur
battant. Je suis morte de trouille. Roméo est en train de percer ma bulle, et
je me rends compte que je l’ai moi-même laissé entrer, idiote que je suis.
Qu’est-ce que j’espérais ? Que Roméo se rapprocherait de moi sans
chercher de réponses ? C’est ce qui l’intéresse depuis le début, élucider le
mystère qui plane autour de moi. C’est un jeu pour lui. La seule raison de
son intérêt pour moi. Cela me paraît évident, maintenant.
Il faut que j’arrête son petit manège au plus vite.
La professeure de philosophie, Mme Benoît, débute son cours en nous
donnant le sujet d’une dissertation à faire pendant les vacances : « Peut-on
se libérer du passé ? » Elle souhaite que nous commencions à y réfléchir en
cours et je me mets immédiatement à gribouiller sur ma feuille blanche.
C’est comme ça que je fonctionne. Je laisse d’abord libre cours à mon
inspiration, j’écris tout ce qui me passe par la tête, et j’ordonne mes idées
ensuite. La prof lance le débat, que je n’écoute que d’une oreille, trop
occupée à me faire ma propre opinion.
— Moi je dirais que oui, sans hésitation, affirme Gabin.
J’esquisse un sourire en cessant momentanément d’écrire. Gabin, c’est un
peu comme un papy donneur de leçons. Il est persuadé d’avoir tout vécu et
de posséder un immense savoir grâce à ses expériences. Sauf que Gabin,
contrairement à un grand-père, n’a pas vécu grand-chose. Oh, si, je suis
mauvaise langue : en sixième, une fille lui a mis un râteau, et cette épreuve
lui a certainement permis de découvrir la vérité.
— Tu peux pousser plus loin, Gabin ? demande Mme Benoît.
— Bien sûr. On peut facilement se libérer du passé. Ceux qui prétendent
qu’il les hante cherchent juste une excuse, c’est une façon de se
déresponsabiliser. Il suffit d’un peu de volonté pour vivre son présent
comme on l’entend.
— N’importe quoi.
Toutes les têtes se tournent vers Roméo, dans le fond de la salle, qui vient
d’intervenir. Il devient nerveux devant les trente-cinq paires d’yeux
braquées sur lui, mais garde la face.
— Roméo, tu veux intervenir ?
Mme Benoît paraît tellement heureuse d’entendre Roméo qu’elle ne le
réprimande même pas pour la forme de son intervention.
Il s’éclaircit la voix, pose ses coudes sur la table et déclare :
— On ne peut pas oublier le passé. Même si on verrouille notre mémoire,
le corps et le cœur s’en souviendront. Inconsciemment, chacune de nos
expériences a un impact sur nos choix. Sur ce que l’on devient. Et quand on
vit une lourde expérience – je ne parle pas d’un petit chagrin d’amour qui
vous plombe pendant un mois, mais d’une véritable expérience
douloureuse –, il est impossible de simplement l’oublier et de passer à autre
chose. Quand la souffrance, le poids de la culpabilité et les remords vous
rongent jour et nuit, il est impossible de les ignorer. Ces sentiments
s’insinuent dans vos failles, vos certitudes, et abattent toutes vos forces. Ils
vous changent tellement que vous ne retrouvez plus votre propre identité.
Mais Gabin a raison sur un point : ceux qui se servent du passé pour
justifier leur comportement sont faibles et lâches. On doit tirer des leçons
des erreurs passées et s’en servir pour un présent meilleur. Ceux qui
s’apitoient sur leur sort sont pitoyables.
Comme d’habitude, les filles sont en admiration totale devant Roméo,
qui est tellement « intelligent, réfléchi et mature pour son âge ». Certains
mecs en restent bouche bée, et il n’y a que moi qui ai l’air éberluée par ses
derniers propos, qui me sont restés en travers de la gorge.
— Objection à l’objection ! m’écrié-je.
La prof semble aux anges et me donne la parole sans hésiter.
— La vision de Roméo est trop limitée et personnelle. Monsieur se vante
de s’être débarrassé de son passé et d’en avoir tiré profit, mais cela prouve
bien que ses erreurs l’habitent encore. Il se voile la face en pensant être
capable de devenir meilleur grâce aux leçons qu’il a tirées. Il se rassure en
croyant pouvoir décider de la personne qu’il veut devenir, mais son passé a
déjà choisi pour lui. Le passé nous détermine. On a beau vouloir s’en
écarter, il gagne toujours. On ne peut pas lutter. Alors non, ceux qui disent
que leurs actes sont influencés par leur passé ne sont pas lâches, mais
réalistes. Ils savent qu’à cause de leur vécu, ils ne pourront pas être la
personne qu’ils souhaitaient. Ils auront beau tout faire pour être quelqu’un
d’autre, ils ont déjà perdu. Le passé est toujours gagnant.
Un silence de plomb s’abat dans la salle de classe quand je me tais. Je
n’ai pas lâché Roméo des yeux durant toute ma tirade pour lui montrer qu’il
ne me fait pas peur. Que moi aussi, je peux cerner son comportement et
creuser dans son passé pour le démasquer. Ses traits sont déformés par la
colère et ses poings sont tellement serrés qu’ils en tremblent. Je le fais sortir
de ses gonds, et c’est tellement jubilatoire qu’un sourire mauvais apparaît
sur mon visage. Ce sourire, c’est ce qui lui fait perdre les pédales.
— Et voilà Héloïse-la-donneuse-de-leçons ! Parce que bien sûr, Héloïse
sait tout sur tout. Elle cerne les gens en un clin d’œil et, de ce fait, elle se
permet de juger tout le monde. Laisse-moi te dire une chose, Héloïse : tu ne
sais pas tout. Pire encore, tu ne sais rien sur toi-même. Et c’est ça qui
explique ton comportement de parfaite connasse : ta perte d’identité. Tu fais
semblant d’avoir de l’assurance pour te protéger alors qu’au fond, tu es
morte de trouille. Tu te la joues mystérieuse et tu t’offusques quand on
essaie de te connaître, alors que c’est tout ce dont tu rêves ! Qu’on
s’intéresse à toi et qu’on vienne enfin te sauver.
— Roméo, tu vas trop loin…
Je me lève avec fracas, faisant taire Mme Benoît qui semble
complètement dépassée par la situation.
— Je n’ai pas besoin d’être sauvée, et je n’en ai certainement pas envie !
Encore une preuve que tu te crois dans un film. Ding, ding, réveille-toi
Roméo, on est dans la réalité ! Tu n’es pas un super-héros et les personnes
autour de toi ne crient pas à la rescousse. Tu ne pourras pas t’amender en
sauvant le monde alors trouve un autre moyen de gérer ce passé qui te pèse,
parce que c’est toi qui es pitoyable !
Roméo se lève à son tour et avance vers moi, bousculant les tables. Je
sens mon courage faiblir mais je tiens bon – je compte bien gagner cette
bataille. Il se plante devant moi, le regard fou.
— Tu es sûre que c’est moi qui me crois dans un film ? me souffle-t-il.
Son ton calme me désarçonne. Il en profite pour me dominer de toute sa
hauteur en effleurant ma joue avec son pouce.
— Tu frémis au moindre contact. Tu meurs d’envie qu’on te désire.
Qu’on t’accorde de l’attention, pour que tu puisses envoyer bouler les gens
et alimenter cette part de toi qui en veut au monde entier. Toi, réveille-toi.
Tout le monde n’est pas mauvais. Et tout le monde n’est pas assez dupe
pour s’attarder sur ton cas. On comprend vite que tu es désespérée.
Je le dévisage avec horreur. Dire que je pensais que Roméo pouvait avoir
de bonnes intentions ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Il a trouvé une
de mes failles et s’en sert pour m’humilier devant la classe entière, malgré
ses prétendus principes.
— Tu me dégoûtes.
Sur ces mots, j’attrape mon sac, y fourre mes affaires à la hâte et le
bouscule avant de sortir de la classe. Mme Benoît essaie de me rattraper,
mais je descends les escaliers à une vitesse folle. Je me cache dans les
toilettes, à l’abri des regards, et je reprends mon souffle. Mes yeux me
brûlent mais je n’autorise aucune larme à couler.
Je suis plus forte que ça. Et je peux m’en sortir, même si Roméo vient
d’anéantir le peu de dignité qu’il me restait.
Je passe la fin de l’heure dans les toilettes, le temps de retrouver mon
apparence de « parfaite connasse », d’après les dires de Roméo. Je n’en sors
qu’à la pause. Je me convaincs que l’avis de Roméo n’est en aucun cas plus
important qu’un autre, que les jugements infondés qu’il émet sur moi ne
doivent pas m’importer, encore moins me blesser.
Comme d’habitude, je passe au distributeur pour acheter mon Kinder
Bueno. Ce n’est pas cette stupide altercation qui va me couper l’appétit.
Rien n’a ce pouvoir.
J’ai la bouche remplie de chocolat lorsqu’une main se pose sur mon
épaule, m’obligeant à me retourner.
Lina se trouve devant moi et observe avec pitié mes efforts acharnés pour
avaler ma bouchée.
— Héloïse, je pensais qu’à dix-sept ans tu aurais appris à ne pas manger
comme une vache.
Je suis incapable de parler dans un premier temps, et je suis obligée de
mastiquer quelques secondes avant de réussir à former une phrase.
— C’est vexant. Les vaches broutent, moi je mâche avec élégance.
— C’est drôle, ce n’est pas le premier mot qui me serait venu à l’esprit.
— Ça, c’est parce que toute notion est subjective. Nous n’avons pas la
même définition du mot « élégance », voilà tout.
— Ça doit être ça.
Lina me sonde de ses yeux bleus, l’air perplexe. J’arque un sourcil
interrogatif.
— Que me vaut ce passage au peigne fin, mademoiselle Maillard ?
— Rien de spécial. Tu as l’air d’aller bien.
Je fais mine de réfléchir un instant.
— Il me semble que je me porte toujours comme un charme.
C’est faux, bien sûr, je vais rarement bien. Je dirais même que je vais
toujours mal.
— Je m’attendais à ce que tu sois sur la défensive par rapport à ce que
Victor m’a raconté il y a cinq minutes. Sur votre éclat, à Roméo et toi, en
cours de philo.
— Ah, c’est donc ça ! Pour te dire la vérité, j’avais déjà oublié. C’est fou,
la force mentale. Mon cerveau est capable de faire le tri entre mes souvenirs
et retient uniquement ce qui est important. C’est comme cette fois où on est
sorties toutes les deux pour faire les boutiques et qu’en regardant les photos,
quelques mois plus tard, on n’avait aucun souvenir de cette virée. Elle
devait être tellement barbante et insignifiante que nos deux cerveaux ont
décidé de l’effacer.
Lina soupire et je comprends à son pied qui frappe contre le sol qu’elle
perd patience.
— Ton cerveau n’a pas pu oublier un événement qui s’est produit il y a
moins d’une heure.
— Touchée.
Je m’attends à ce que la mine de Lina s’adoucisse et à voir cette lueur
d’amusement dans son regard, mais ses bras restent croisés et son visage
fermé. Je l’agace, et je ne m’en rends compte que maintenant. Nous ne
sommes plus amies – décision que j’ai prise sans lui fournir
d’explications – donc elle n’est plus obligée de supporter mon cynisme.
Elle n’est plus disposée à chercher ce qui se cache derrière, à faire des
efforts pour voir à travers mon sarcasme. Ça n’a rien d’étonnant : je l’ai
abandonnée. Je l’ai rejetée, sans scrupules apparents, et je l’ai ignorée du
jour au lendemain. Je ne sais pas ce que j’espérais. Qu’à l’occasion, quand
j’ai besoin d’elle, elle oublie momentanément mes erreurs et m’écoute
comme elle savait si bien le faire ? Je ne la mérite pas.
Si elle est venue me voir, ce n’est pas par plaisir. Elle a entamé la
discussion avec le sujet « Roméo », mais elle a probablement quelque chose
d’autre à me dire.
— Je venais te rappeler d’être à l’heure à midi, déclare-t-elle.
Et voilà.
— Euh… Tu m’as enfin décroché un rencard avec Ryan Gosling ?
Ses yeux se plissent. Elle a envie de m’en coller une. Moi qui pensais
alléger l’atmosphère avec de l’humour… Je reformule :
— À l’heure pour quoi ?
Lina hausse les sourcils comme si c’était évident, mais rien ne s’allume
dans mon cerveau.
— Le cours de danse. Pour le bal.
Oh ça…
— Et je peux savoir depuis quand je dois y assister ?
— Depuis que tu as accepté de le diriger avec moi.
— À quel moment est-ce que j’ai… ?
— Quand tu as pris les commandes, la dernière fois.
Lina est folle si elle pense que je vais me rendre à ces cours de danse.
Malmener cette bande d’empotés la dernière fois avait quelque chose de
jouissif, mais le faire deux fois par semaine serait ennuyeux à mourir.
— Désolée, mais c’est non.
Alors que je tente de m’échapper, Lina me retient par le bras. Elle lève
vers moi un visage triste et dur à la fois, et une boule de culpabilité se forme
dans ma gorge.
— Tu me dois au moins ça, Héloïse. Tout ce que je te demande, c’est de
m’aider. Tu peux faire ça, ou tu n’es bonne qu’à me briser le cœur ?
Les yeux ronds, je l’observe un instant. Une nausée me prend quand je
décèle dans l’expression de mon ancienne meilleure amie toute la douleur
provoquée par mon abandon. Et moi qui suis là, à plaisanter comme si de
rien n’était, comme si mon comportement n’avait pas eu d’impact. Comme
si je n’avais pas brisé des années d’amitié uniquement par peur.
Car ce n’est que ça, de la peur. Je n’ai jamais voulu ça. L’année dernière,
Lina grimpait en popularité tandis que mon image se dégradait. Je ne
supportais pas toutes ces personnes qui venaient saluer Lina, bavarder avec
elle, sans avoir un seul regard pour moi. En plus de me sentir à l’écart, je
savais que tous n’attendaient qu’une chose : que Lina se débarrasse de moi.
Qu’elle se déleste de la traînée de service qu’ils ne voulaient pas côtoyer.
En restant amie avec Lina, élève parfaite sous toutes les coutures, il n’y
avait pas moyen qu’on m’oublie. La comparaison avec elle ne me rendait
que plus méprisable. En passant mes journées avec elle, cette peur d’être
rabaissée ne me quittait pas, jusqu’à devenir insupportable.
— Lina ?
Notre transe est interrompue par une apparition non désirée. Je tourne un
regard blasé vers Carla, qui vient de nous interrompre. À voir son regard
noir, elle n’apprécie pas notre proximité. Je lui adresse un grand sourire
factice, pour lui montrer qu’elle ne m’intimide pas.
— Je t’attends depuis tout à l’heure dans la cour, dit-elle froidement.
Lina est sur le point de la rejoindre quand je déclare, sans quitter Carla
des yeux :
— On se voit à midi, Lina.
Elle me regarde avec étonnement.
— Tu viendras ?
— Oui… Tu as raison, je t’en dois une. Et ça me manque de passer du
temps avec toi.
— Je vais venir aussi, annonce Carla d’un air faussement joyeux. Ça a
l’air sympa.
— Quoi ? Mais je pensais que ça ne t’intéressait pas ? s’étonne Lina.
Carla plonge ses yeux nuageux et menaçants dans les miens en
prononçant ces quelques mots qui me compriment le cœur :
— C’est vrai, mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.
Et je ne vais pas rater une occasion de danser avec Roméo.
Pourquoi est-ce que j’ai soudain envie de lui arracher ses cheveux
brillants un à un ? Qu’est-ce que ça peut me faire, qu’elle veuille se
rapprocher de Roméo ?
Je ne suis pas jalouse, c’est certain. Pour ça, il faudrait d’abord que
j’apprécie Roméo, et ce n’est pas le cas, encore moins depuis ce matin.
— Tu risques d’être déçue, il a deux pieds gauches, grimace Lina.
— Ce que tu peux être bête, parfois ! glousse Carla. La danse, c’est juste
un moyen de me rapprocher de lui.
Je n’ai pas le temps de retenir les mots qui sortent de ma bouche :
— Tu sais qu’il n’est pas libre ?
Depuis quand est-ce que ma bouche est aussi indisciplinée ? Ce n’est
pourtant pas mon genre d’inventer des trucs pareils.
Carla me toise avec son fameux air hautain.
— Comment pourrais-tu le savoir ?
— Il me l’a dit. Il a laissé sa copine derrière lui dans son ancien lycée,
mais il a l’air très amoureux d’elle.
Je m’enfonce. Ça ne va pas, moi, aujourd’hui. Je manque certainement de
sommeil ou de caféine.
Mais après tout, mon mensonge n’en est peut-être pas un. Roméo plaît
beaucoup, il avait probablement une copine avant. Comme il ne parle
jamais de lui, il ne serait pas étonnant qu’il ait omis de me le dire.
D’ailleurs, il n’avait pas à me dire quoi que ce soit, c’est lui que ça regarde.
— Hmm… La distance brise souvent les couples. Ce n’est pas un
obstacle.
— Quand on n’a aucun principe, c’est sûr qu’il n’y a pas beaucoup
d’obstacles.
Je regrette presque d’avoir lancé cette pique, avant de me rappeler que
j’ai décidé d’arrêter de me faire marcher sur les pieds. Visiblement, ma
discrétion ne suffit pas à ce que Carla m’oublie, alors autant lui rentrer
dedans.
Elle ne trouve rien à répondre. Elle me fixe d’un air mauvais pendant un
moment, jusqu’à ce que Lina se racle la gorge.
— Bon, à plus tard.
Et elles s’en vont sans un regard en arrière.
Je n’aurais jamais dû m’éloigner de Lina. J’ai laissé cette foutue
réputation me priver de toutes les choses qui me rendaient heureuse, par
crainte que cet enfer ne se termine jamais. Ça a marché, dans un sens,
l’enfer a cessé, mais je me suis sentie beaucoup plus vulnérable une fois
seule. Lina était ma plus grande force, et maintenant que je l’ai compris,
j’espère que je réussirai à la récupérer.

Comme prévu, je me rends au cours de danse à midi. Lorsque j’arrive –


en retard – tout le monde s’entraîne déjà dans la salle. Lina se rue vers moi
à l’instant où elle m’aperçoit.
— Je croyais que tu allais me poser un lapin !
— Mais non, tu sais bien que la bouffe reste ma priorité.
Pendant que je m’enfile un paquet de gâteaux, Lina me fait un rapide
topo : presque tous les élèves ont enregistré les pas de base. En fait, tous
sauf Roméo, que je surprends en train de faire la gueule dans un coin. Rien
de très étonnant.
— Il n’y met pas vraiment du sien, marmonné-je.
— Si, mais avec une seule personne. Toi.
Comprenant la demande implicite de Lina, je secoue vivement la tête.
— Hors de question, je ne danserai pas avec cet abruti.
— Tu as accepté de m’aider, je te rappelle.
Autrefois, son expression se serait rapprochée de celle du Chat potté dans
Shrek. Mais aujourd’hui, elle reste sèche et adopte une stratégie bien moins
sympathique en jouant sur ma culpabilité. J’imagine que c’est le prix à
payer.
— OK. J’y vais.
Je revêts mon masque de fille insensible, mais mes mains qui tremblent
me trahissent. Elles tremblent de rage, car je suis toujours en colère contre
lui, et de peur, parce qu’il est susceptible de se servir d’une de mes failles à
tout moment. Roméo est un bon entraînement pour me pousser à rester
impassible. Il est différent, et c’est ce qui me décontenance, mais il finira
par ne plus avoir d’importance pour moi, comme les autres.
Première étape : ne pas faiblir.
Je me plante en face de lui. Je sais qu’il m’a vue arriver, pourtant il ne me
jette pas un regard. Assis sur une table, un genou replié contre lui, il
m’ignore prodigieusement. Qui avait encore besoin d’une preuve pour
confirmer qu’il est bel et bien un abruti ?
Je secoue la main devant son visage mais il se contente de cligner des
yeux.
— Eh, oh, Roméo-sans-cervelle ! Ta mère ne t’a jamais appris la
politesse ?
— Et la tienne ne t’a jamais dit de ne pas parler aux gens pitoyables ?
Je laisse échapper un rire jaune. Non mais je rêve ! La mauvaise foi de ce
mec n’a pas de limites. Il me reproche ce que je lui ai dit en cours de philo,
alors que ses paroles ont été bien plus violentes.
— Il faut croire que je suis trop désespérée.
Et toc.
Je suis parvenue à répéter sans sourciller cet affreux adjectif dont il m’a
qualifiée. Désespérée. Ai-je réellement l’air désespérée ? Suis-je
désespérée ? Je crois que oui, finalement. Car en y réfléchissant, je n’ai pas
espoir en grand-chose.
Aucune compassion n’apparaît sur le visage de Roméo, mais je le vois
tiquer.
— Qu’est-ce que tu veux ? lâche-t-il, sans me regarder toutefois.
— La question n’est pas ce que je veux, mais ce que Lina veut : que je
t’apprenne à retirer ce balai que tu as dans le cul quand tu danses. Tu as
accepté de participer à ce bal, donc tu dois t’investir un minimum.
Il tourne enfin la tête vers moi, et ses deux billes bleues me transpercent.
Seconde étape : paraître indifférente.
Au bout de quelques secondes, il finit par céder en précisant qu’il fait ça
pour Lina et non pour moi, et nous nous mettons en position. Nous dansons
pendant plusieurs minutes, mais à part les quelques critiques et conseils que
je lui lance, nous ne partageons rien. Pas un regard. Pas un sourire. Aucune
alchimie.
C’est barbant à mourir et affreusement gênant.
Une vague de soulagement me traverse quand la cloche sonne. Je me
débarrasse de sa main sur ma hanche et m’empresse d’aller récupérer mes
affaires. Je quitte la salle de danse le cœur lourd et sans un regard en arrière.
9. Je tiens à toi

Roméo

C ette mission est un calvaire.


Je ne sais plus où donner de la tête. Héloïse est complètement
déroutante et me pompe toute mon énergie. Quand je pense à tous les
progrès effectués samedi dernier, et au peu de temps qu’il nous a fallu pour
faire dix bonds en arrière, ça me démoralise. Mais je comprends
parfaitement qu’Héloïse se soit énervée : si quelqu’un avait lu mes pensées
intimes d’adolescent, j’aurais été furieux. Et humilié, aussi. Je connais la
sensation de la vulnérabilité, et c’est évident qu’Héloïse veut la fuir à tout
prix.
Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est sa tendance à me
provoquer tout le temps. Mon discours en cours de philosophie lundi
dernier ne lui était en aucun cas destiné. Elle s’y est peut-être reconnue,
mais ça n’était pas une attaque personnelle. Encore une fois, elle a trouvé le
moyen de tout ramener à sa petite personne, s’est vexée et a riposté
agressivement. Imbécile impulsif que je suis, j’ai surenchéri et ça a explosé.
Dans toutes mes missions, je reste professionnel. Mes cibles sont
toujours curieuses à propos de ma vie, évidemment, mais j’en dévoile le
moins possible, et mes mensonges passent comme des lettres à la poste. Pas
avec Héloïse. Elle va plus loin. Elle ne va pas chercher à savoir quelle est
ma couleur préférée, elle va chercher à savoir pourquoi le noir est ma
couleur préférée. C’est là qu’est toute la différence. Ce qui est en surface ne
l’intéresse pas, elle creuse sans cesse, sans même qu’on s’en rende compte.
Et c’est exactement ce que je dois faire avec elle.
Si je m’ouvrais à elle, il y aurait plus de chances qu’elle se livre à moi en
retour. Seulement, je refuse de laisser des plumes dans cette mission, ce qui
signifie que je ne dois rien dévoiler. Je n’avais pas conscience de la facilité
avec laquelle Héloïse m’avait cerné avant notre débat philosophique. Elle
n’avait pas raison sur toute la ligne, mais il y avait une part de vrai. Et le
pire, c’est qu’elle m’a réellement blessé. Ce qui prouve qu’elle a une
influence sur moi que je ne soupçonnais pas.
Je dois cependant garder mes craintes pour moi. Cela va faire trois
semaines que je suis apparu dans la vie d’Héloïse, et il est temps d’avancer.
C’est pourquoi aujourd’hui, en ce jeudi nuageux, je vais tenter une
réconciliation malgré ma fierté mal placée. J’ai tendance à oublier mes
priorités en ce moment, tant Héloïse me donne du fil à retordre.
Après un rapide débriefing, Barbara et moi sortons de l’appartement. De
son côté non plus, ce n’est pas fameux. Elle tente depuis une semaine d’en
apprendre plus sur les rapports entre Carla et Héloïse, mais elle ne récolte
rien de concluant. Selon elle, Carla est pire qu’un mur.
Je me fige quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent devant nous. Une
blonde aux jambes interminables me fait face, l’air profondément énervée.
Je me crispe, pris de court par l’apparition inattendue de Vanessa.
— Il faut qu’on parle, Roméo.
Aïe.
Barbara grimace avant de me donner une petite tape dans le dos en guise
d’encouragement. Puis elle se glisse dans l’ascenseur que Vanessa vient de
libérer. Une boule dans la gorge, je fais entrer Vanessa dans l’appartement.
Elle ne tourne pas autour du pot et entre directement dans le vif du sujet.
— Je voudrais savoir pourquoi tous mes messages depuis une semaine
restent sans réponse.
Je soupire. Je déteste ces discussions.
— Tu le sais, Vaness, je suis en mission. Et celle-ci est particulièrement
difficile, je n’ai pas beaucoup de temps à consacrer à ma vie personnelle.
Le visage de Vanessa se tord en un rictus moqueur, ce qui fait monter la
tension d’un cran.
— Le fait que tu loges à Paris, ce n’était pas censé être une raison pour
qu’on puisse se voir plus souvent ?
— C’est ce que je pensais, au départ. Mais c’était avant de me rendre
compte que le cas d’Héloïse demandait plus d’investissement que les
précédents.
Vanessa avance de quelques pas, jusqu’à se retrouver à trois centimètres
de moi. Petit à petit, son expression furieuse s’efface et laisse place à de la
crainte.
— Quelque chose a changé chez toi.
— Vanessa, rien n’a changé, je te dis juste…
— Si. Tu ne me regardes plus de la même façon. Je n’ai même pas
l’impression de te manquer. Et tu me plantes en plein rendez-vous pour
passer la journée avec ta petite garce d’adolescente…
— Ne l’appelle pas comme ça.
Je n’aurais jamais dû la couper. Je ne sais même pas pourquoi j’ai fait ça,
ce qu’elle pense d’Héloïse n’a pas grande importance. Mais j’ai eu envie de
la défendre.
Vanessa recule d’un pas en haussant les sourcils.
— Tiens, ça aussi c’est nouveau. Tu l’apprécies, maintenant ?
— Elle n’est pas aussi horrible que je le pensais. Elle est même plutôt
attachante, quand elle arrête de rejeter sa colère sur tout le monde.
— Visiblement, tu as eu pas mal de temps pour te pencher sur son cas,
mais pas sur celui de notre relation.
Je me passe les mains dans les cheveux en soupirant bruyamment.
Vanessa ne me facilite vraiment pas les choses.
— C’est normal. Elle, c’est pour mon job, mais toi, tu…
Je me retrouve incapable de compléter ma phrase. Le visage de Vanessa
se ferme et elle finit pour moi :
— … es juste un plan cul.
— Tu es plus que ça.
— On ne dirait pas, vu ton comportement.
À cran, je me penche sur elle et prends son visage en coupe entre mes
mains.
— Tu sais à quel point tu es importante pour moi. Mais mes missions le
sont d’autant plus, tu le sais depuis le début. Je ne t’ai jamais menti, tu
connais mes priorités.
— C’est vrai. Mais peut-être que je n’arrive plus à m’en contenter.
J’ai envie de me téléporter pour échapper à cette situation. Je sais où va
nous mener cette discussion, et ce n’est pas du tout le moment.
— Je suis désolé, Vanessa, mais je dois vraiment y aller. On en reparlera
plus tard, promis, mais si je reste une minute de plus, je vais être en retard.
Vanessa se débarrasse de mes mains sur son visage.
— Alors dépêche-toi. Ce serait bête que tu doives aller chercher un billet
de retard.
Faisant abstraction de son sarcasme, je l’embrasse sur la joue avant de
m’éclipser.

En cours de sport ce matin, Victor me demande de l’assurer en escalade.


Je suis un peu surpris, puisqu’il ne m’avait pas adressé la parole depuis mon
débat avec Héloïse en philosophie. J’ai cru comprendre qu’il n’avait pas
approuvé mon comportement et je ne peux pas l’en blâmer. Plus ça va,
moins je suis aveuglé par mon ego, et je m’en veux d’avoir joué sur les
faiblesses d’Héloïse pour la blesser. C’était l’attitude d’un vrai gamin.
Je lui souris avant qu’il entame sa montée, et je l’assure
consciencieusement, jusqu’à ce que je sente une présence dans mon dos.
Carla vient d’arriver. Elle attrape la corde pour contre-assurer, et je me
contente de lui jeter un coup d’œil avant de me concentrer à nouveau sur
Victor. Carla est canon, c’est un fait, surtout dans cette tenue de sport
moulante qui met en valeur ses formes. Mais mater pour mater n’a jamais
fait partie de mes occupations.
— Il se débrouille bien, me glisse-t-elle innocemment.
J’acquiesce :
— Oui, Victor a tout du parfait athlète.
Je préfère me montrer froid afin que Carla abandonne rapidement toute
envie de m’aborder. Dans les quelques lignes que j’ai lues du journal
d’Héloïse, elle parlait de son mauvais pressentiment concernant cette brune
aux yeux gris. Je ressens à peu près la même chose. Même si Carla s’est
toujours montrée sympa avec moi, ce qu’elle dégage ne me plaît pas. Et
apparemment, elle a plusieurs fois blessé Héloïse pour que celle-ci soit
aussi mal à l’aise en sa présence.
— Et toi, tu aimes l’escalade ? enchaîne Carla, décidée à avoir cette
conversation.
— Ça peut aller.
— Tu en faisais dans ton ancien lycée ?
— Ouais.
— Avec ta copine ?
Incrédule, je jette un œil à Carla qui me sourit comme si de rien n’était.
— Ma copine ?
— Oui, celle que tu as laissée derrière toi en venant ici.
Secouant la tête, je me tourne à nouveau vers Victor pour continuer
d’assurer sa sécurité.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— C’est Héloïse qui m’a parlé de votre relation, et du fait que tu étais
très amoureux de cette fille. Ce n’est pas trop dur, les relations à distance ?
À la fois étonné et amusé, je hausse les sourcils et tourne la tête vers
Héloïse, qui attend son tour au pied d’une voie. Elle sent rapidement mon
regard sur elle et une lueur de panique apparaît dans ses yeux quand elle me
voit aussi proche de Carla. Ce qui confirme ce que je pensais : Héloïse a bel
et bien raconté des salades sur mes relations amoureuses à Carla, pour je ne
sais quelle raison. Cela prouve tout de même qu’elle a de l’intérêt pour moi.
Et que je n’ai peut-être pas anéanti toute notre progression.
Le feu aux joues, Héloïse se détourne rapidement pour ne plus avoir à
affronter mon regard. Je décide de ne pas l’humilier davantage en
confirmant ses affabulations.
— C’est difficile, oui, mais on s’en sort.
Carla semble prise de court par ma réponse et ne dit plus rien pendant un
moment. Elle pensait certainement que les ragots d’Héloïse étaient des
mensonges.
— Oh… Tu nous la présenteras, un jour ?
Malheureusement pour Carla mais heureusement pour moi, Victor
regagne le sol et je prends sa place pour grimper à mon tour, échappant à la
suite de l’interrogatoire.
Une fois le cours terminé, je me dépêche de me doucher et de me
rhabiller pour intercepter Héloïse à la sortie. Je l’attends devant la porte,
mais tout le monde semble sortir sauf elle. Un quart d’heure plus tard, il n’y
a plus aucun bruit dans le couloir. Je n’ai pourtant pas pu la rater et il n’y a
pas d’autre sortie…
Je décide donc d’aller faire un tour dans le vestiaire des filles, juste au
cas où. Hésitant, je pose un pied dans la pièce et avance lentement de
quelques pas. Je finis par l’apercevoir : enroulée dans une serviette, penchée
au-dessus du lavabo, elle est en train de se remaquiller. Les écouteurs
enfoncés dans ses oreilles expliquent qu’elle ne m’ait pas entendu entrer.
Comme je ne suis pas un voyeur, je détourne immédiatement les yeux et
fixe le plafond.
— C’est ton maquillage de raton laveur qui te prend autant de temps ?
dis-je assez fort pour qu’elle m’entende par-dessus la musique.
Elle pousse un petit cri et j’entends quelque chose tomber par terre.
Certainement le mascara qu’elle avait dans les mains. Je peux deviner
qu’elle va s’énerver avant même qu’elle ouvre la bouche.
— Mais qu’est-ce que tu fais là, espèce de pervers ? Sors d’ici tout de
suite !
Bingo.
— Objection : si j’étais un pervers, je te regarderais, mais comme tu peux
le voir, je suis actuellement en train d’admirer une magnifique fissure au
plafond.
— Roméo, je ne plaisante pas, barre-toi !
— Désolé, mais non. Il faut qu’on parle et je n’ai pas d’autre moment de
libre.
— Je ne veux pas te parler !
— Très bien. Dans ce cas, je vais aller dire à Carla que tout ce que tu
racontes sur ma vie amoureuse est faux…
Je me tourne vers la porte et fais mine de m’en aller, marchant
exagérément lentement pour qu’elle ait le temps de me retenir. Comme
prévu, elle m’arrête au bout de quelques pas.
— C’est bon, reste ! Mais laisse-moi le temps de me rhabiller.
Souriant comme un gamin, je vais m’asseoir sur un banc en l’attendant.
Elle a disparu dans une cabine et je l’entends s’activer.
— Tu t’en sors, Héloïse-avec-un-H ?
— Ta gueule !
Ça a le mérite d’être clair.
Quand elle sort enfin, vêtue d’un large pull en mailles et d’un jean
déchiré aux genoux, elle s’installe à côté de moi pour enfiler ses boots.
Tandis qu’elle se penche pour faire ses lacets, j’attrape une mèche de ses
cheveux. Même humides, ses ondulations sont marquées. Elle s’immobilise
aussitôt et, sans me regarder, me demande d’une voix faible :
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je lâche immédiatement sa mèche de cheveux. C’était un geste étrange et
je n’arrive pas à comprendre pourquoi j’ai fait ça.
— Rien, excuse-moi. Tes cheveux mouillés me rappellent juste notre
virée sous la pluie.
Son regard remonte jusqu’au mien et semble le fouiller pour essayer d’y
déceler quelque chose. Je soutiens ses yeux de chat un moment, jusqu’à ce
que cet affrontement devienne insupportable. Je cille et tape du pied en
espérant que la tension s’apaise. Elle se penche à nouveau pour lacer ses
chaussures et je reprends peu à peu mes esprits.
— Pourquoi tu t’es douchée et changée aussi tard ?
— Je n’aime pas le faire en même temps que les autres.
— Pourquoi ?
Héloïse se redresse et hausse les épaules, les yeux dans le vague. Elle ne
m’a jamais semblé mal dans sa peau, mais les jugements sur sa vie sexuelle
ont dû entraîner pas mal de critiques sur son corps.
— Ça t’étonne, de la part d’une fille qui meurt d’envie qu’on la désire ?
lâche-t-elle froidement.
Aïe. Apparemment, elle se souvient parfaitement de mes mots lors de
notre débat. Et je dois avouer que les siens tournent encore dans ma tête.
— Je ne pensais pas tout ce que je t’ai dit.
— Ça n’a pas d’importance.
Héloïse est douée pour jouer les insensibles. Elle s’exerce tous les jours.
Mais je commence à bien saisir son fonctionnement, et je sais parfaitement
que ça a de l’importance.
— Pourquoi as-tu raconté ces conneries à Carla ?
— Elle t’avait mis le grappin dessus. Je t’ai juste rendu service en la
tenant loin de toi. Tu devrais me remercier, je t’ai épargné l’énergie qu’il
t’aurait fallu pour la repousser.
— Qui te dit que je l’aurais repoussée ?
Héloïse fronce les sourcils, l’air tiraillée.
— Je… enfin… Je ne pensais pas qu’elle t’intéressait. Tu peux aller lui
dire que je suis une menteuse dans ce cas, elle sera ravie.
— Non, tu as raison. Elle ne m’intéresse pas. Mais je veux que tu
admettes que ce n’était pas seulement pour « m’épargner de l’énergie » que
tu lui as raconté ces mensonges.
— Et ce serait pour quelle autre raison ?
Son ton monte d’un cran. Et c’est ce qui la trahit. Elle ne s’énerverait pas
si je n’avais pas raison.
— Admets que l’idée que Carla me drague te dérange.
— N’importe quoi !
— Admets-le, Héloïse. Admets que tu étais jalouse.
— Pour quoi faire ? Pour que tu puisses répéter à tout le monde à quel
point je suis en manque d’affection et désespérée ?
Agacée et visiblement blessée, elle se lève et rassemble ses affaires. Je
l’attrape doucement par le poignet pour l’empêcher de s’en aller.
— Arrête, Héloïse. Moi aussi, j’aurais été jaloux si un mec m’avait parlé
de te draguer. Je ne lui aurais peut-être pas raconté de mensonges, mais…
Je ne peux pas te blâmer d’avoir tenté d’éloigner Carla.
Je n’aurais jamais sorti un discours pareil dans l’une de mes missions
précédentes. Tout simplement parce qu’il va trop loin et qu’il diffuse trop
d’espoir. Mais c’est ce que je ressens, et au-delà de mes manigances, je suis
honnête.
Les yeux ronds, Héloïse me dévisage. Je vois dans son regard qu’elle a
du mal à me croire. J’ai perdu le peu de confiance qu’elle m’avait accordé
la dernière fois, mais je compte bien me rattraper.
— Arrête tes conneries. Tu penses sérieusement que je vais te croire
après ce que tu m’as balancé ?
— Je te l’ai dit, je ne le pensais pas. Tu n’es pas désespérée, tu n’attends
pas qu’on te désire. C’est peut-être parce que je te désire un peu trop que
j’ai dit ça.
Héloïse se détache de mon emprise et recule d’un pas, les traits durcis.
— Putain, je viens de comprendre… Tout s’éclaire ! Je ne coucherai pas
avec toi, Roméo.
— Quoi ? Mais ce n’est pas du tout…
— Pas la peine de mentir. C’est tellement évident ! En entendant toutes
ces rumeurs, tu t’es dit que ce serait facile de te vider les couilles avec moi.
Parce que c’est ce que je suis : une fille facile ! Une traînée qu’on considère
comme un objet avant de la jeter.
Bon sang, j’aurais dû me douter que parler de désir la ferait fuir… Les
mecs qui l’abordent cherchent du sexe, car ils pensent tous que c’est ce
qu’elle a à offrir. Personne n’est prêt à lui apporter de l’affection, de
l’amour, ce qu’elle mérite en tant qu’être humain. Pas étonnant qu’elle se
renferme de jour en jour.
— Héloïse, tu n’y es pas du tout. Je ne veux pas coucher avec toi. Oui, il
m’est arrivé de loucher sur ton décolleté et de faire des sous-entendus
sexuels, mais ça ne veut pas dire que je ne te respecte pas. Je ne te prends
pas pour un objet. Tu me plais, c’est vrai, mais pas pour ton corps. Pas
seulement.
Héloïse secoue la tête en lâchant un rire désabusé.
— Tu es un beau parleur, Roméo, ça a l’air d’être dans ta nature. Mais si
tu as un minimum d’affection pour moi, alors va-t’en. Parce que je ne te
croirai plus.
— C’est faux. Je sais que tu perçois ma sincérité.
Je m’approche d’elle lentement, comme d’un animal effrayé, et lui
prends la main. Je ne suis pas vraiment sûr de moi, aucun de mes gestes
n’est assuré, mais ça doit contribuer au fait qu’elle ne me repousse pas.
— Si je tiens tant à ce que tu t’ouvres un peu, c’est parce que je tiens à
toi. Réellement. Et tant pis s’il me faut du temps pour te le prouver.
Je ne prends conscience de mes mots qu’au moment où je les prononce.
Je connais Héloïse depuis peu et elle a été exaspérante la plupart du temps,
mais tout ce qu’elle a accepté de me révéler a renforcé mon affection
naissante pour elle. On tombe facilement dans ses filets quand elle retire sa
carapace.
Héloïse semble à la fois perdue et touchée. Elle m’accorde un sourire
minuscule, mais qui suffit à me réchauffer le cœur.
— J’ai besoin de réfléchir… Mais d’accord.
Je hoche la tête et la laisse partir. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir
peur à l’idée qu’elle ne me pardonne pas.

Je rentre à l’appartement en partie soulagé. Après notre discussion dans


les vestiaires, Héloïse ne m’a quasiment plus adressé un mot. Toutefois, elle
a accepté d’être ma cavalière pour la danse du Bal d’Automne. Bon, c’est
Lina qui nous a plus ou moins obligés à danser ensemble, étant donné qu’il
n’y a qu’avec Héloïse que j’arrive à peu près à exécuter les pas, mais elle ne
s’y est pas opposée. Elle s’est contentée de hocher la tête en m’examinant
sous toutes les coutures. Étrangement, c’était étonnamment réconfortant –
et au moins elle ne m’a pas ignoré.
Je pense que le plus judicieux est de lui laisser le temps de voir qu’elle
peut m’accorder sa confiance. Durant cette période d’essai, je dois avoir un
comportement irréprochable.
— Dire que je vais te voir danser ! Pour la première fois ! Cette mission
est définitivement géniale ! Mais du coup, tu vas devoir mettre un
smoking ? Oh mon Dieu !
Barbara n’a pas arrêté de s’extasier depuis que je lui ai annoncé, en
sortant du métro, que je participais officiellement à la danse d’ouverture du
bal masqué. Et sa voix stridente commence sérieusement à me taper sur les
nerfs.
— C’est bon, Barbara, calme-toi. Il faut toujours que t’exagères.
Je referme la porte de l’appartement derrière elle et retire mon manteau.
— Mais c’est énorme ! Je me souviens encore du jour où tu as juré de ne
plus jamais danser, au mariage de notre oncle, après avoir envoyé valser ta
première amoureuse dans la fontaine de chocolat. Qui eût cru qu’il serait si
facile de te faire rompre cette promesse !
— Cette histoire n’a jamais eu lieu, je t’ai déjà dit que c’est toi qui
l’avais rêvée.
Barbara lève les yeux au ciel et me suit jusqu’au salon.
— La manipulation par le rêve ne marche plus maintenant que j’ai vingt-
deux ans, Roméo.
Je souris en me laissant tomber sur le canapé. Quand on était petits, à
chaque fois que je voulais que Barbara oublie une bêtise ou une humiliation
du genre, je lui faisais croire qu’elle confondait la réalité avec ses rêves. Ça
l’a beaucoup perturbée. En l’apprenant, mon père, après m’avoir administré
une gifle phénoménale, m’a enfermé dans ma chambre. Mais ma vraie
punition avait été le mépris que j’avais ressenti quand il ne m’avait plus
adressé un regard pendant trois semaines.
— Comment ça s’est passé ce matin, avec Vanessa ? me demande
Barbara en s’affalant sur le fauteuil en face de moi.
Mon cœur tressaute. Après toute cette histoire avec Héloïse, j’avais
presque oublié mon altercation avec Vanessa à propos de mon absence ces
derniers temps.
— Je crois que c’est la fin.
Les yeux rivés sur la table basse, je réalise peu à peu ce que mon
affirmation implique. Perdre Vanessa, c’est ce que je redoute depuis qu’on
s’est retrouvés, il y a deux ans. J’ai toujours eu l’impression qu’elle était
celle qui rassemblait les morceaux de mon cœur brisé. Deux ans après notre
séparation, elle m’avait dit que je lui manquais et qu’elle ne voulait plus
vivre loin de moi. C’était réciproque. Nous avions couché ensemble et le
lendemain matin, en discutant, nous en étions venus à cette idée de se voir
pour le sexe et pour quelques sorties, sans être officiellement en couple.
C’était parfait pour moi, tout ce que je pouvais espérer. Mais au fond, je
savais que c’était égoïste. Car Vanessa a accepté cette relation uniquement
parce que c’était la seule solution pour m’avoir dans sa vie. Elle a réprimé
son envie d’être en couple pour devenir une sex friend, ou ce qui s’en
rapproche.
Ce matin, elle m’a fait comprendre qu’elle voulait plus. Mais je ne suis
toujours pas capable de lui donner ce qu’elle désire. C’est trop tôt.
— Ça ne lui suffit plus ? devine Barbara.
— C’est plus ou moins ce qu’elle m’a dit.
— Tu l’aimes ?
C’est une question simple. Il suffit de répondre par un mot : oui ou non.
Pourtant, elle me paraît extrêmement difficile.
— Si je pouvais aimer, c’est elle que j’aimerais.
C’est horrible, cette sensation. Cette envie d’aimer, de chérir une
personne, mais d’en être incapable. De sentir chaque parcelle de son être
lutter contre ces barrières inconscientes, ces chaînes autour de mon cœur
qui bloquent tout sentiment amoureux. J’ai été éperdument amoureux de
Vanessa. À seize ans, je n’avais d’yeux que pour elle. J’ai su aimer lorsque
j’étais adolescent, mais je n’y arrive plus maintenant que je suis adulte. Et
je suis devenu adulte cette nuit-là, quelques jours avant ma rentrée en
terminale. Je ne suis plus le même depuis cet événement. Mon ancienne
version, jeune et insouciante, s’est endormie à jamais avec elle. Emportant
ma capacité à aimer.
Peut-être qu’en me lançant dans une histoire sérieuse, je pourrais être
plus heureux. Mais cela impliquerait d’arrêter les missions, et c’est
impossible. Ce travail est le seul moyen pour moi de me sentir utile. Il
donne un sens à mon existence. Un but sur lequel me concentrer jour et
nuit, qui occupe toutes mes pensées. Qui m’empêche de penser à autre
chose… À Rachel.
Barbara quitte le salon, comprenant que la discussion est close et que j’ai
besoin d’être seul. En ouvrant mon sac, je remarque des feuilles de papier
glissées dans un de mes livres. Déconcerté, je les sors en fronçant les
sourcils.
Il s’agit d’une dizaine de pages visiblement arrachées à un cahier,
recouvertes d’une écriture manuscrite et pliées en deux. Un post-it est collé
sur la première.

Ne me le fais pas regretter.


— H.

Héloïse.
En dépliant les feuilles, je comprends immédiatement de quoi il s’agit.
Ce sont des pages de son journal. Je les fais glisser entre mes doigts, un peu
sonné. Si ça ce n’est pas une preuve de confiance… Héloïse veut que
j’apprenne ce qui lui est arrivé. Ces pages ne sont sûrement qu’une infime
part de son histoire, mais c’est un immense pas en avant dans la mission.
Je reconnais la page que j’avais commencé à lire l’autre fois, avec ce titre
écrit en gros : « Le début de l’enfer ». Je repère le passage où je m’étais
arrêté et n’attends pas plus longtemps pour me replonger dans la lecture.
Le début de l’enfer

E
t en plus… Victor serait là à la fête organisée par Cassandre. Ça a été
l’argument final pour me convaincre d’y aller. Quelle grossière erreur.
Au début, la fête était assez sympa. Lina restait avec moi parce
qu’elle avait promis de ne pas me laisser tomber, et j’arrivais à sourire à
tout le monde. À peu près.
Mais évidemment, un type a fini par venir la draguer. Canon comme elle
est, c’était prévisible. Elle a tout d’abord essayé de m’intégrer à leur
conversation, mais son prétendant m’a fait comprendre d’une manière plus
ou moins grossière et explicite que ma présence n’était pas désirée, alors je
les ai laissés seuls.
En revenant dans le salon, j’ai constaté avec horreur que tous les invités
étaient bourrés. Comment je le savais ? Eh bien c’était très simple : des
nanas dansaient à moitié nues sur une table et les autres les acclamaient en
les appelant Beyoncé ou alors Britney Spears. Le pire, c’est qu’ils y
croyaient vraiment.
J’ai bien cru, pendant un instant, que ce mec à l’écart était sobre,
jusqu’à ce qu’il se dirige vers le miroir pour embrasser sauvagement son
reflet. Bourré ou pas, il était en tout cas hyper narcissique, et je ne côtoyais
pas les personnes narcissiques.
J’ai quitté le salon à la recherche de personnes lucides qui pourraient me
tenir compagnie. Mes espoirs étaient très réduits, étant donné qu’il était
presque minuit, un soir de Nouvel An, alors forcément personne n’était
lucide.
Dans la cuisine, j’ai trouvé une fille assise par terre contre un mur. Son
teint était plus blanc encore que le visage de Lina et le mien après notre
mémorable bataille de farine. Je me suis penchée sur elle pour lui
demander si elle allait bien. Elle m’a répondu un charabia
incompréhensible dans lequel j’ai uniquement reconnu le mot « vomi ».
— Non, non, non, ne vomis pas ! me suis-je exclamée. Reste assise sans
faire de mouvements brusques, ça va aller.
Et je me suis installée à côté de ma nouvelle amie. J’ai posé ma tête sur
son épaule pour lui parler de la pluie et du beau temps, du chat trop
mignon que j’avais croisé dans la rue la veille – avant qu’il ne me saute
sauvagement au visage, me laissant une belle griffure sur la tempe que Lina
avait sans grand succès essayé de camoufler avec du maquillage. Je lui ai
même raconté que ma mère avait voulu m’emmener chez le médecin à
cause de ça, au cas où ce chat aurait été porteur d’une maladie mortelle
pour les humains. Ma nouvelle amie, après avoir poussé plusieurs
gémissements plaintifs que j’ai pris pour des encouragements, a décidé de
se relever.
— Je veux boire, a-t-elle affirmé.
Je l’ai aidée à se redresser tout en lui expliquant que ce n’était pas une
bonne idée. Elle n’en avait rien à faire. Alors, en dernier recours, j’ai
rempli un verre d’eau avant de le lui tendre. Elle m’a demandé ce que
c’était en grimaçant.
— De l’H2O. Attention, c’est vraiment fort, ça arrache la gorge !
Ma copine a pris le verre avant de le renifler, l’air sceptique. Après mes
encouragements dignes d’une équipe de cheerleaders, elle l’a finalement
avalé cul sec. Puis elle a écarquillé les yeux en riant.
— Punaise, c’est vrai que c’est fort !
J’ai explosé de rire. Je commençais à m’amuser, finalement. Sauf que
mon amie m’a abandonnée pour aller faire goûter ce mystérieux breuvage
super fort à tous ses amis.
Délaissée, je me suis alors mise à chercher Victor. Je ne l’avais pas vu
depuis le début de la soirée et comme je ne voulais pas jouer les sangsues,
je ne savais pas du tout où il était. En revanche, je supposais qu’il était
encore lucide. Victor n’était pas du genre à boire jusqu’à ne plus tenir
debout. C’était une bonne occasion de passer un moment avec lui, et peut-
être qu’à minuit, après des semaines de flirt… il m’embrasserait ?
J’en avais des picotements le long de l’échine rien que d’y penser. Mon
dernier baiser remontait à la sixième, lorsque René-crottes-de-nez avait mis
sa langue dans ma bouche sans mon accord, et sans prévenir. C’étaient mes
copines qui lui avaient fait croire que je voulais sortir avec lui. Après ça,
Lina avait décidé que nous ne fréquenterions plus ces « copines », et j’étais
on ne peut plus d’accord. C’était une horrible expérience – je veux dire, je
n’étais même pas consentante –, et jusqu’ici personne n’avait effacé la
trace répugnante de René sur mes lèvres. Il était temps que Victor s’en
charge.
Je suis montée à l’étage. Victor devait être là, j’avais regardé dans toutes
les pièces du rez-de-chaussée. J’ai poussé la première porte, hésitante,
priant pour ne pas tomber sur un couple en train de faire leurs affaires.
Heureusement, il s’agissait d’un bureau occupé par un garçon inconnu au
bataillon, assis dans un des fauteuils. Il m’a souri en me faisant signe
d’entrer.
— Super, de la compagnie ! Je commençais à me sentir seul.
J’ai souri d’un air crispé en espérant que ce gars n’était pas un violeur.
Je suis entrée, car violeur ou pas, pour une fois que quelqu’un voulait de
ma compagnie, je n’allais pas laisser passer l’occasion, et j’ai avancé à
pas lents jusqu’à lui. Il a tapoté le fauteuil à côté du sien pour m’inviter à
m’y installer.
— Alors, qu’est-ce qui t’amène dans mon sanctuaire ?
— Un ennui profond. Tout le monde est bourré, en bas.
— Sauf toi, a-t-il remarqué.
— Et toi… ?
Ma réponse sonnait comme une question, parce que je n’arrivais pas à
savoir s’il était pompette ou non.
— Je sirote une bouteille depuis que je suis monté, mais ce n’est pas
suffisant pour me faire tourner la tête.
J’ai hoché la tête, un peu mal à l’aise. Je ne connaissais pas ce type, il
avait l’air sympa mais je n’étais pas sûre de pouvoir me fier à ma capacité
à cerner les gens.
— Comment tu t’appelles ?
— Héloïse.
— C’est joli.
Il a porté sa bouteille à sa bouche, semblant réfléchir aux sonorités de
mon prénom. Je me suis alors rendu compte que la moindre des politesses
était de lui retourner la question.
— Et toi ?
— Lorick.
J’ai froncé le nez avant de déclarer, sans pouvoir m’en empêcher :
— C’est pas terrible.
J’ai immédiatement voulu me gifler. C’était quoi mon problème, au
juste ?
Il faut dire que je cherchais très rarement à me faire des amis. J’avais
Lina et Victor – qui, j’osais l’espérer, deviendrait plus qu’un ami – et ça me
suffisait amplement.
Contre toute attente, Lorick a éclaté de rire. Visiblement, ma réflexion ne
l’avait pas blessé. Je me suis tout de même excusée maladroitement, mais il
a balayé d’un geste désinvolte de la main mes balbutiements :
— Ne t’en fais pas. J’apprécie ta franchise. Pour une fois qu’on ne me
dit pas avec une grimace que c’est « original ».
J’ai gloussé à mon tour en me détendant un peu. Je commençais même à
prendre goût à la conversation.
— Alors, Héloïse-la-franchise, tu veux boire un peu ?
Il m’a tendu sa bouteille, et je l’ai observée un moment avant de secouer
la tête.
— Pourquoi ? Tu n’aimes pas l’alcool ?
— Disons que je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’essayer. Je ne vais
pas souvent en soirée, alors…
— Tu n’as jamais goûté du vin ou du champagne dans le verre de tes
parents ?
— Pas vraiment… J’ai toujours respecté les règles. Et celle concernant
l’alcool stipulait que je ne devais pas en boire avant ma majorité.
Avec un sourire taquin, Lorick a secoué la bouteille devant mes yeux.
— Et maintenant ? Tu respectes toujours les règles ?
Ce mec m’amusait. Il était drôle. J’aurais pu me braquer, mais je savais
qu’il ne se moquait pas de moi. Il restait bienveillant.
— Promis, si tu t’étrangles, je ne rigole pas. Personne d’autre ne sera là
pour te voir.
J’ai fini par céder et j’ai attrapé la bouteille. Lorick était ravi. Avant de
boire, j’ai reniflé le goulot.
— C’est quoi ?
— Crois-moi, tu préfères ne pas savoir.
Sans réfléchir davantage, j’ai avalé une gorgée. Je ne me suis pas
étouffée, mais ma gorge était en feu et j’avais presque du mal à respirer.
— Putain, mais c’est quoi ton truc ? Tu bois sans diluant ?
— Bah non, pour quoi faire ?
J’ai ri avant de boire une nouvelle gorgée. Ça passait mieux la deuxième
fois. Et encore mieux la troisième.
Quelques minutes plus tard, j’étais complètement détendue et je discutais
avec animation avec mon compagnon de beuverie. Je ne voulais pas me
rendre malade mais c’était sympa, pour une fois, de me sentir…
adolescente. J’avais toujours été un peu à part, je n’aimais pas les mêmes
choses que les personnes de mon âge. Je n’arrivais pas à me lâcher au
point de draguer un inconnu en soirée, et encore moins à embrasser
quelqu’un que je connaissais à peine. Tout ça, ce n’était pas pour moi. Mais
en partageant ce moment avec Lorick, j’ai pensé, naïvement, que je trouvais
peut-être enfin ma place.
— Quoi ? Tu es en terminale ? me suis-je étonnée alors qu’il se plaignait
du bac.
— Je ne sais pas comment je dois le prendre, tu insinues que je ne fais
pas mon âge ?
— Non ! C’est juste… Qu’est-ce que tu fais à une fête de première ?
Lorick a soupiré avant de se renfoncer dans le dossier de son fauteuil.
— Ma copine m’a traîné ici. Elle est amie avec Cassandre. Ça fait un
mois qu’on sort ensemble et elle tenait à ce qu’on passe une première
soirée tous les deux… Ironie du sort, elle m’a abandonné à plusieurs
reprises, soit pour aller danser avec ses copines, soit pour discuter avec
d’autres invités. Alors je suis monté ici, mais je n’ai pas l’impression de lui
manquer puisqu’elle n’est toujours pas venue me chercher.
J’ai affiché une petite moue désolée. D’un côté, je me sentais mal pour
lui, mais de l’autre, j’étais contente que quelqu’un d’autre dans cette
maison se sente à l’écart. Ça me faisait penser que je n’avais peut-être pas
un si gros problème que ça.
— Peut-être qu’elle t’a cherché mais qu’elle ne t’a pas trouvé…
— C’est pas la peine de faire ça, Héloïse. À vrai dire, je m’y attendais un
peu, c’est pour ça que j’étais réticent à venir.
— Je connais bien ça, ai-je chantonné.
Il a ri. Il avait un joli rire sonore qui emplissait la pièce à lui seul. Et une
lueur chaleureuse a illuminé son regard.
— Et toi, Héloïse ? Un copain ?
Je m’apprêtais à lui répondre quand la porte du bureau s’est ouverte.
Une fille est apparue sur le seuil et derrière elle, j’ai reconnu Carla, qui
m’a regardée de travers.
— Lorick ! Qu’est-ce que tu fous là ? Tess te cherche partout !
— Tiens, c’est nouveau ça, a-t-il grommelé.
Je lui ai souri pour lui indiquer que ça ne me dérangeait pas qu’il aille
retrouver sa copine, mais il n’a pas bougé.
— Je descends dans cinq minutes.
La fille que je ne connaissais pas a plissé les yeux avant de refermer la
porte.
— On dirait que le devoir t’appelle.
— Je ne pouvais pas rester caché éternellement… J’ai passé un très bon
moment, en tout cas.
— Moi aussi. Même si je crois que l’alcool m’assomme parce que j’ai
vraiment envie de dormir.
— Ça tombe bien, tu es sur le fauteuil le plus confortable de la maison !
Après un dernier sourire, Lorick est parti. J’ai alors fermé les yeux –
dormir semblait être l’occupation la plus pertinente du moment – et j’ai
sombré dans le sommeil.
Malheureusement, ma sieste a été de courte durée. Quelqu’un m’a
réveillée en sursaut en m’attrapant par les épaules. Je me suis retrouvée
face à une rousse qui semblait folle de rage. Avant que j’aie eu le temps de
comprendre ce qui se passait, elle m’a giflée. Une belle gifle qui a fait
partir ma tête sur le côté en laissant une sensation de brûlure sur ma joue,
atroce et extrêmement humiliante.
Sidérée, j’ai balbutié :
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Toi, qu’est-ce qui t’a pris ?! À quel moment tu as cru que tu pouvais te
taper mon mec ?
Je n’avais jamais été autant abasourdie. J’ai scruté cette fille, encore et
encore, mais rien à faire, je ne la remettais pas.
— Ça doit être un malentendu, je n’ai jamais…
— Ta gueule ! Il fallait en plus que tu n’assumes pas, évidemment ! La
parfaite salope ! Ne crois pas que tu vas t’en sortir comme ça.
Après un dernier regard noir, elle a quitté la pièce. Je suis restée raide
comme un i, plantée au milieu de ce maudit bureau. Une larme s’est
échouée sur mes lèvres. Cette fille se trompait, car s’il y avait bien une
chose dont j’étais sûre, c’est qu’il n’y avait pas plus vierge que moi. Je
n’avais couché avec personne.
J’ai fini par sortir de ma torpeur et j’ai appelé ma mère pour qu’elle
vienne me chercher. Cette soirée était un désastre et en plus, j’avais raté les
douze coups de minuit annonçant la nouvelle année.
Je n’ai pas croisé Lina avant de quitter les lieux. En revanche, Victor
était près de l’entrée quand je suis partie. Il ne m’a pas retenue. À vrai dire,
il ne m’a pas adressé un regard.
Ce n’est que plus tard, en recevant des messages haineux de la part de la
rousse et de ses copines, que j’ai reconstitué l’histoire. La rouquine, c’était
Tess, la copine de Lorick. La fille qui nous avait trouvés avait dû dire à
quelqu’un que Lorick et moi étions seuls à l’étage dans une chambre. Cette
personne avait dû le répéter, en déformant un peu la vérité. Et au fur et à
mesure, l’histoire s’était complètement transformée, jusqu’au moment où
elle était arrivée aux oreilles de Tess.
Ce n’était que ça. Une simple déformation de la vérité.
Tout le monde trouvait ça tellement croustillant, comme rumeur, que la
vérité n’intéressait personne. La vérité pure et dure était ennuyeuse. La
vérité pure et dure ne créait pas de problèmes Et c’est ce que tout le monde
aimait, les problèmes.
La fin de mes vacances de Noël a été atroce. Je recevais des messages
insultants tous les jours et j’ai dû bloquer ces filles qui m’empêchaient de
dormir la nuit à coups de notification. Lina a essayé de me réconforter,
mais je refusais de parler de cette histoire. J’avais trop honte et j’étais
persuadée que tout se tasserait d’ici la rentrée.
Ce que j’ignorais, c’était que Tess et Lorick formaient un couple très
populaire dans notre bahut. La rumeur a vite circulé et à la rentrée, tous les
élèves savaient qui j’étais. La traînée, la briseuse de couple. Ils
connaissaient tous mon étiquette.
Je n’ai pas compté le nombre de regards de travers que j’ai reçus ce
jour-là, ils étaient trop nombreux. Pareil pour les chuchotis que j’ai
entendus derrière moi en classe ou dans les couloirs.
En fin d’après-midi, après des heures à retenir mes larmes, j’ai enfin
croisé la personne que je cherchais. Lorick a accepté de me parler – à
l’abri des regards pour ne pas créer de nouvelles rumeurs.
— Héloïse, je suis désolé de ce qui arrive…
— Tu leur as dit ? Tu leur as dit à tous qu’on n’avait pas couché
ensemble ?
Et voilà, des larmes naissaient dans mes yeux. J’étais à cran et
totalement désespérée.
— J’ai essayé de l’expliquer à Tess mais elle ne veut rien entendre…
— Je ne parle pas de Tess. Je parle de tous tes potes, ceux qui se sont
moqués ouvertement de moi toute la journée. Tu leur as dit, à eux ?
Lorick a soupiré en regardant autour de lui, l’air embêté.
— Ce n’est pas aussi simple, Héloïse, tout le monde est persuadé qu’on a
couché ensemble… Le mieux, c’est d’ignorer cette histoire et d’attendre que
ça passe.
Je l’ai dévisagé, effarée. Il n’était pas sérieux. Il ne pouvait pas être
sérieux.
— On s’en fout de ce que pensent les autres, non ? a-t-il ajouté en voyant
mon expression.
— Facile à dire pour toi ! C’est toi l’infidèle, mais c’est moi qui me fais
traiter de pute à tout bout de champ !
Voilà précisément ce qui me mettait dans une colère noire : c’était moi
qui ramassais tout.
Admettons que cette histoire de coucherie ait été vraie. Le plus à blâmer
aurait été Lorick, puisque c’était lui le mec en couple. C’était lui qui devait
être fidèle à sa copine. De mon côté, certes, on aurait pu dire que je n’avais
pas beaucoup de valeurs, mais j’aurais très bien pu ne pas être au courant.
Et pourtant, c’était moi la salope. Je n’avais pas entendu une seule
insulte sur Lorick. Les copines de Tess ne lui adressaient plus la parole,
mais c’était tout. Lui, on ne le traitait pas de salaud.
— Je comprends que tu sois en colère, Héloïse, crois-moi, mais je te
promets que ça va s’arranger. On a quand même passé une bonne soirée,
toi et moi… Je t’aime vraiment bien, et quand tout le monde aura oublié…
— Quoi, quand tout le monde aura oublié que je suis la pute du lycée ? À
ce moment-là, tu voudras bien t’afficher avec moi ?
Lorick a rougi en se mordant la lèvre.
— Il faut que tu comprennes…
— Oh, mais je comprends très bien. Ne t’avise plus jamais de m’adresser
la parole.
En revenant dans les couloirs, je suis tombée sur des filles qui ont ricané
sur mon passage. J’ai cru halluciner quand j’ai vu que Carla était parmi
elles. Carla était à la soirée, elle était montée avec cette fille pour dire à
Lorick que Tess le cherchait. Elle savait très bien que je n’avais pas couché
avec lui. Et pourtant, elle ne disait rien. Pire : elle participait à cette
humiliation. C’est ce qui m’a le plus révoltée dans cette histoire.
Et ce qui a fini par m’achever, définitivement, c’est Victor qui m’a fuie à
la sortie du lycée.
10. Le bal

Héloïse

› Roméo : Je suis d’accord avec toi.


Lorick aurait dû démentir ces rumeurs.
Carla aurait dû dire la vérité. Et Victor a agi comme un abruti.

› Moi : Comment t’as eu mon numéro ?


› Roméo : J’ai des ressources.
Tu ne regretteras pas de m’avoir montré ces pages, Héloïse.

› Moi : J’espère.

Je relis une énième fois cette conversation qui date de quelques jours. Je
n’arrive pas à savoir si j’ai fait une connerie en confiant le premier épisode
de mon histoire à Roméo ou si c’était ma meilleure décision depuis
longtemps. Parce que oui, ces quelques pages ne relatent que le début de
mon année de première. C’est là que tout a commencé, mais je ne savais
pas que c’était loin d’être terminé.
— Qu’est-ce que t’en penses, détachés ou attachés ?
Je lève la tête de mon portable pour regarder Lina qui soulève ses
cheveux blonds d’une main, l’air interrogateur.
— Tu es jolie dans les deux cas.
Je replonge sur mon écran lorsque Lina, à bout, monte sur le lit et
m’arrache mon téléphone des mains.
— Hé !
— Tu me proposes de venir me préparer chez toi et tu passes ton temps
sur ton portable ! C’est gonflé.
Ce soir, c’est le grand soir. Le Bal d’Automne, que Lina prépare depuis
des semaines pour fêter dignement les vacances de la Toussaint tant
attendues. Et elle a raison : je ne manque pas d’air. Quand je lui ai proposé
de venir se préparer chez moi, je ne m’attendais pas à ce qu’elle accepte.
Mais elle a semblé à la fois surprise et heureuse que je fasse ce premier pas.
Et moi, au lieu de me concentrer sur elle et sur la chance qu’elle me donne,
je passe mon temps à papoter avec Roméo et à relire nos anciens messages.
En même temps, je rends quand même service à Lina. Si elle avait été
seule chez elle, elle aurait certainement fait une overdose de stress. Elle se
met une pression pas possible pour cette soirée.
— Tu as raison, excuse-moi. Je ne regarderai plus mon téléphone et
j’accorderai désormais toute mon attention à la couleur de ton teint.
Je tends la main pour attraper mon portable, mais Lina ne me le rend pas
et descend du lit.
— Allez, Lina, fais pas l’enfant.
— Pas question. Je veux savoir qui te fait sourire toute seule comme une
héroïne de comédie romantique.
Je ne rétorque rien ; quand Lina a décidé de jouer les gamines, elle joue
les gamines. Je me prépare mentalement à ses railleries qui ne vont pas
tarder à fuser dans trois, deux, un…
— Roméo, quelle surprise ! Alors comme ça, vous flirtez par téléphone
maintenant ?
— Te fais pas des idées. On parlait seulement de ce soir et du fait qu’on
allait devoir se reconnaître malgré nos masques.
Lina, le regard suspicieux, passe rapidement en revue les messages. Je
prie pour qu’elle ne remonte pas trop haut et qu’elle ne tombe pas sur les
références à mon journal.
— Ouais, bien sûr, vous ne flirtez pas… C’est pour ça qu’il t’a envoyé :
« Je serai facile à trouver, je me pavanerai comme Christian Grey » ?
J’éclate de rire sans pouvoir m’en empêcher tandis que Lina m’observe
avec attention, attendant des explications.
— On a un délire à propos de Christian Grey, c’est tout.
Elle secoue la tête, désabusée, avant de me lancer mon téléphone.
— Je vais faire comme si tu ne venais pas de m’avouer que Roméo et toi
aviez des délires sadomasos.
J’abandonne la bataille et ouvre le message qui vient juste d’arriver.

› Roméo : En tout cas, j’espère tomber


sur ma Juliette ce soir…

Mon cœur s’emballe. Lors de notre première rencontre, Roméo s’était


montré charmeur et ça m’avait insupportée. Je lui avais dit qu’il n’était pas
près de rencontrer sa Juliette avec cette attitude.

› Moi : Tomber sur elle ? Oh non, la pauvre,


elle ne mérite pas de se faire écrabouiller
par ton gros et abominable fessier…

Comme à mon habitude, je réponds à côté de manière à éviter le sujet,


qui me fout un peu les jetons. Roméo connaît bien cette technique, ma
préférée, et je le vois d’ici lever les yeux au ciel.

› Roméo : Dois-je en déduire que tu as maté mes fesses ?

Et, fidèle à lui-même, il est obligé de nous relancer sur la pente glissante
de la séduction. Je me mords la lèvre en cherchant quoi répondre quand
deux voix s’élèvent dans ma chambre, me faisant sursauter :
— Héloïse !
Je fusille du regard Lina et ma mère, qui vient visiblement d’arriver.
Elles affichent toutes les deux la même mine désapprobatrice.
— Qu’est-ce qui vous prend, à vous casser la voix comme Bruel ?
— Ça fait deux fois que je te pose une question et que tu ne réagis pas !
râle ma mère.
— Excuse-la, Béatrice, elle est plongée dans une discussion sadomaso
avec un mec de sa classe.
Rouge comme une tomate, je fais les gros yeux à Lina qui sourit
malicieusement. Sa vengeance pour tout à l’heure, je présume. Sauf qu’en
abordant avec ma mère le sujet de ma vie amoureuse, elle dépasse les
limites, et elle le sait. Je vais en entendre parler pendant des lustres. Déjà
que ma mère était aux anges de voir Lina revenir à l’appartement… Si en
plus elle apprend que mon cœur de pierre bat pour quelqu’un, elle risque de
s’évanouir de bonheur.
— Un garçon ? s’émerveille ma mère.
Qu’est-ce que je disais ?
— Comment s’appelle-t-il ? Il ressemble à quoi ? Il est dépisté ?
demande-t-elle avec empressement en s’asseyant sur le bord de mon lit, les
yeux brillants de joie.
Je me retiens de me frapper la tête contre le mur. Bien entendu, une de
ses premières questions est de savoir s’il est dépisté. On peut dire que ma
mère a le sens des priorités.
— Il a les cheveux gras, un appareil dentaire qui le fait zozoter et des
boutons d’acné infectés. Il s’appelle Gérald et d’après ce qu’on dit, il a de
l’herpès et la syphilis en plus.
Lina n’attend pas une seconde pour me reprendre :
— Il est grand et fin, beau à en faire baver les filles, brun avec les
cheveux en bataille, il s’appelle Roméo et je suis sûre qu’il est clean.
— Roméo ? répète ma mère, intéressée. Joli prénom… J’ai hâte d’en
savoir plus sur lui.
Je plisse les yeux. La réplique de ma mère manque un peu trop de
spontanéité, comme si elle n’était presque pas surprise… Aurait-elle fouillé
dans mon téléphone ?
— Bon, j’adorerais poursuivre cette conversation mais je ne peux pas, il
faut absolument que j’aide Lina à se préparer.
— Je suis déjà prête, rétorque-t-elle. Je me suis débrouillée pendant que
tu draguais par texto. Maintenant, c’est ton tour.
J’écarquille les yeux quand Lina et ma mère me tirent chacune par un
bras pour me relever. L’une me fourre ma robe dans les bras, l’autre
entreprend de démêler mes cheveux, et je ne tarde pas à me transformer en
poupée Barbie modèle géant malgré mes protestations.
Il y a déjà du monde devant le gymnase, là où se déroule le bal, quand
Lina et moi arrivons. Évidemment, il faut que la première personne à nous
intercepter soit Carla.
— Lina ! sourit-elle. Et Héloïse, ajoute-t-elle platement.
— Ravie de te voir, Carla, je réponds, faussement enthousiaste. Ta tenue
est vachement… euh… emplumée.
Je détaille sa longue robe entièrement recouverte de plumes noires d’un
œil critique.
— C’est Black Swan, se justifie-t-elle.
— Ah oui, bien sûr ! Espérons que la vie ne te réserve pas le même
destin.
Lina me donne un coup de coude dans les côtes. Je me décale d’un pas en
souriant toujours.
— J’ai d’autres projets, ne t’inquiète pas pour moi, affirme Carla.
— Tu es splendide, la complimente Lina. Il faut qu’on aille préparer la
salle, on se voit tout à l’heure ?
Carla hoche la tête à contrecœur et Lina l’embrasse sur la joue avant de
me tirer par le bras. Je ne peux pas empêcher cette stupide possessivité de
meilleure amie d’installer la jalousie en moi, même si je sais bien que c’est
ma faute si Lina s’est autant rapprochée d’elle et si nous nous sommes
éloignées.
— Ça te tuerait de te montrer sympa avec elle ? me lance Lina alors que
nous entrons dans le gymnase.
— Autant que ça la tuerait d’avoir un minimum de respect pour moi.
Lina s’arrête pour me faire face, penchant la tête sur le côté.
— C’est le sentiment que tu as ? Qu’elle ne te respecte pas ?
— Ce n’est pas qu’un sentiment. Mais ne t’inquiète pas, j’ai cette faculté
qui consiste à me foutre complètement de ce que les petites princesses dans
son genre peuvent penser de moi.
— Elle n’est pas si méchante qu’il n’y paraît. Elle m’a beaucoup aidée
quand toi et moi… enfin… quand tu ne voulais plus me voir. Elle se protège
simplement, par peur. Tu devrais comprendre ça mieux que personne.
Lina se remet à avancer tandis que j’encaisse le coup. Être comparée à
Carla est une sacrée surprise. Nous nous ressemblons peut-être sur quelques
points, mais je ne pense pas être aussi mauvaise qu’elle.
— Je suis certaine que si vous appreniez à vous connaître, vous vous
entendriez bien.
Permets-moi d’en douter.
Je préfère ne rien répondre et nous nous attelons à la fin des préparatifs.
Les professeurs participants ont déjà fait une grosse part du boulot. Alors
que je vais déposer des chips sur la table du buffet, ma prof de philosophie
s’avance vers moi.
— Bonsoir, Héloïse. On s’est sacrément bien débrouillés, qu’en penses-
tu ?
Je détaille la décoration autour de moi : le gymnase est métamorphosé,
des ballons sont accrochés un peu partout, une fontaine de chocolat trône au
centre de la salle et des lumières tamisées ont été installées. L’ancienne
Héloïse refait surface et je ne peux pas m’empêcher de sourire. Quand
j’avais eu l’idée de ce bal, l’année dernière, c’était dans le but de donner
une nouvelle image de moi. Pour qu’on ne me voie plus comme « la
traînée », mais comme « l’organisatrice de ce bal génial ». Puis j’ai compris
que c’était un espoir vain. Ces foutus lycéens n’en auraient rien eu à faire
de mon implication dans ce projet. Ils se seraient simplement amusés à la
soirée avant de se remettre à me juger – activité tellement palpitante. C’est
pour ça que j’ai abandonné le projet et que j’ai laissé Lina toute seule.
Pourquoi me tuer à la tâche pour une bande d’idiots ?
Je suis cependant fière de l’état du gymnase ce soir. C’est tout ce dont je
rêvais. Je finis par répondre à Mme Benoît :
— Oui, c’est superbe.
Ma prof avance d’un pas et, en voyant sa mine devenir plus grave, une
certaine appréhension monte en moi.
— Héloïse, je voudrais te parler de ton éclat en cours la dernière fois…
Ce que tu as dit sur le passé qui nous détermine totalement, c’était très
intéressant, mais aussi très pessimiste, pour une personne de ton âge.
Je m’efforce de sourire d’un air léger, bien que j’éprouve l’envie de
m’enfuir en courant.
— Ne vous inquiétez pas, madame. Je ne pensais pas forcément tout ce
que j’ai dit, je voulais juste provoquer Roméo… D’ailleurs, je tenais à
m’excuser pour mon comportement et le trouble causé dans votre cours.
C’était extrêmement déplacé de ma part.
— Ne t’en fais pas pour ça. Mais je sais reconnaître un élève qui appelle
à l’aide… et ta tirade y ressemblait fortement.
— Il n’y avait rien de ça, lâché-je froidement.
Eh merde. J’ai justement la réaction d’un élève qui hésiterait à appeler à
l’aide.
Est-ce qu’elle a raison ? Est-ce que, inconsciemment, c’est ce que j’ai
fait ?
— Je ne t’obligerai pas à me parler, reprend-elle, toujours aussi calme. Je
veux simplement que tu saches que si tu en as besoin, je suis disposée à
t’écouter et à t’aider. En tant que professeurs, nous sommes souvent
dépassés par les relations entre les élèves et parfois même aveugles à ce qui
se passe dans les établissements. Je ne voudrais pas être restée sans rien
faire si quelque chose de grave se déroulait ici.
Je réprime du mieux que je peux le flot d’émotions qui monte en moi.
Comment expliquer à un prof que je subis des insultes que j’ai fini par
croire moi-même ? Comment arriver à remonter le fil de toute cette
histoire ? Je sais que ce serait totalement vain.
— Merci, madame, je suis sûre que votre discours ferait beaucoup de
bien à un élève en détresse. Mais ce n’est pas mon cas. Je vous souhaite une
bonne soirée.
Je m’éclipse au plus vite, mon cœur cognant dans ma poitrine. Il est
difficile de jouer la comédie dans ces cas-là. Mais j’ai bon espoir que dans
un futur proche, cela devienne une chose facile et naturelle.
Je rejoins Lina, occupée à déballer un stock de pizzas.
— Qu’est-ce qu’elle voulait ? me demande-t-elle en désignant Mme
Benoît du menton.
— Rien de spécial. Simplement discuter des préparatifs.
Lina acquiesce sans me poser plus de questions.
— J’aime bien cette prof, déclare-t-elle.
Je regarde Mme Benoît, qui vient de se faire accoster par un prof de
physique peu charmant.
— Oui, moi aussi.

Une fois que tout est en place, Lina et moi nous rendons à l’entrée pour
accueillir les invités. Dissimulées derrière nos masques, nous ouvrons les
portes. Le gymnase ne tarde pas à se remplir, tandis que nous rejoignons les
danseurs dans les vestiaires. Tout le monde est là… excepté Roméo. Je ne le
vois nulle part. Lina est forcée de démarrer son speech sans lui, et je suis
incapable de me concentrer sur ses paroles. L’anxiété occupe toute la place
dans mon esprit.
Et s’il me lâchait ? S’il se moquait de moi depuis le début et qu’il avait
décidé de m’humilier ce soir ?
Je manque de vomir sur ma robe en dentelle. Dire que j’ai accepté de
porter une tenue pareille pour lui. Ce que je peux être stupide ! Comment un
mec pourrait avoir envie de s’embarquer dans une histoire avec une plaie
comme moi ? Je me suis encore fait des illusions.
Nous nous plaçons les uns derrière les autres dans le couloir qui mène à
la salle du bal. Tous les couples sont réunis, et Lina m’adresse un sourire
qui se veut rassurant avant de rejoindre Victor, à la première place. Je
n’avancerai pas. Il est quasiment l’heure d’y aller et je suis toujours toute
seule. Les autres danseurs me passeront devant avant de s’élancer sur la
piste et je resterai là, comme une idiote, à les regarder.
Alors que je m’apprête à sortir de la rangée, une personne se matérialise
à ma gauche. Je reconnais Roméo à ses cheveux en bordel et à sa grande
taille. Il a revêtu un smoking bien taillé et un masque noir mat cache ses
yeux.
— Où est-ce que t’étais, abruti ?
Il tourne la tête vers moi avec un sourire espiègle.
— On m’a dit que Grey se faisait toujours désirer.
Je lève les yeux au ciel en secouant la tête, exaspérée, mais un poids
énorme vient de quitter ma poitrine. Il est là.
— Comment est-ce que tu m’as reconnue ? Ce sont mes longs cheveux
qui m’ont trahie ?
— Plutôt tes boots qui dépassent de ta robe.
Je baisse les yeux sur mes pieds et cache immédiatement mes grosses
chaussures sous les pans de ma robe.
— Je me suis dit que la robe était déjà un grand pas en avant. Pour les
talons, on verra plus tard.
— Je vois ça. D’ailleurs, tu es splendide.
Heureusement qu’un masque dissimule mes joues car je m’empourpre
comme une écolière.
— Tu n’es pas trop mal non plus.
— Quoi, un compliment de la part d’Héloïse-la-grande-impassible ? Je
vais défaillir !
Je secoue la tête en me retenant de sourire. Roméo glisse son bras sous le
mien, me pressant contre son corps élancé.
— Prête, Héloïse-avec-un-H ?
— Et toi ?
— Avec toi, toujours.
La musique démarre. Lina et Victor ouvrent la marche et nous les suivons
sous les acclamations des élèves.
Durant toute la danse, je suis enveloppée d’une impression de légèreté
que je n’avais pas connue depuis longtemps. J’ai l’impression d’être
ailleurs, en phase avec Roméo qui maîtrise enfin les pas après tous nos
entraînements. Sous mon masque, je n’ai plus la même identité. Je n’ai pas
peur qu’on me juge. Je ne suis qu’une fille parmi la foule, et cela me va
parfaitement.
Les dernières notes résonnent sous un tonnerre d’applaudissements. Je
me tourne vers Lina pour voir sa réaction. Un sourire immense s’étale sur
son visage, et cette vision achève de me combler. Finalement, tout s’est
déroulé comme nous l’espérions. Peut-être même encore mieux.
Nous nous alignons pour saluer le public, et Roméo ne lâche pas ma
main, pour être sûr que personne ne se mette entre nous.
— Ouf, l’horreur est finie, glisse-t-il à mon oreille, soufflant
exagérément.
Je ris et me hisse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa
joue. Quand je prends conscience de ce que je viens de faire, j’écarquille les
yeux en m’écartant d’un pas, confuse. Il paraît tout aussi surpris, d’après
l’expression que je lis dans ses yeux bleus. Ma main glisse de la sienne avec
facilité : il ne la serrait plus. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Sans doute
l’euphorie du moment, j’imagine.
Dès que les danseurs s’éparpillent, je m’esquive et cherche nerveusement
Lina du regard. Je la repère près du buffet, en compagnie de Victor, et je les
rejoins en tentant de paraître naturelle.
— On l’a fait !
— Eh oui !
Je souris à Victor, que j’ai juste aperçu tout à l’heure dans les vestiaires.
Il détaille ma tenue avant de planter ses yeux dans les miens.
— Tu es très jolie.
Un peu gênée, je replace une de mes boucles derrière mon oreille.
— Je me suis dit que la veste en cuir et le jean déchiré feraient tache dans
le décor.
Un sourire déforme les lèvres de Victor. Ce sourire, sur lequel j’avais
craqué quand j’étais une adolescente insouciante aspirant au grand amour.
— Tu ne fais jamais tache.
Lina se racle la gorge, se sentant visiblement de trop. Je ne sais pas à
quoi joue Victor, à me faire les yeux doux comme au début de l’année
dernière. C’est révolu de mon côté et c’est lui qui l’a voulu.
La situation devenant pesante, je m’éclipse à nouveau le temps d’aller me
remplir un verre de Coca. C’est alors que quelqu’un m’attrape par le
poignet et me tire en arrière.
Je reconnais la silhouette de Roméo qui entrelace ses doigts aux miens et
m’entraîne derrière lui. Nous peinons à traverser la foule et je n’ai pas le
temps de penser à une échappatoire tant Roméo détale, jusqu’à passer les
portes du gymnase. L’air froid de l’automne sur mes bras nus me fait
frissonner. Je me décide enfin à réagir, et m’arrête brusquement en tirant sur
son bras. Il se retourne, essoufflé.
— À quoi tu joues ?
Assuré, il diminue la distance entre nous. Je recule instinctivement et
retiens ma respiration quand mon dos heurte le mur derrière moi. Il se
rapproche, son corps frôlant le mien, son souffle balayant mon front. Je
finis par trouver le courage de le regarder dans les yeux. Le fait qu’il porte
un masque le rend moins impressionnant.
— Pourquoi es-tu partie, tout à l’heure ?
Il n’y a aucun reproche dans sa voix, ce qui contribue à me détendre. Un
peu. Du bout du doigt, il caresse tendrement ma pommette, comme s’il
avait peur de m’effrayer.
— J’avais soif.
Roméo laisse tomber son front contre le mien et me sourit à sa manière
espiègle.
— Il y a des moments où tu n’es vraiment pas crédible.
Maintenant ce n’est plus sur mon front que je sens son souffle, mais pile
sur ma bouche. Sa respiration est régulière, contrairement à la mienne,
saccadée, traduisant ma panique intérieure. Je suis tétanisée, mon corps ne
me répond plus, et je me perds dans la confusion de mes envies. Je n’arrive
pas à savoir si je veux qu’il s’approche encore plus près ou, au contraire,
qu’il s’éloigne de moi.
— C’est pour toi que je suis venu à cette soirée… J’aimerais autant que
tu ne t’enfuies pas.
Sans prévenir, il pose ses lèvres sur ma joue, en un baiser aux intentions
innocentes mais pourtant bien intense. Trop intense. Je presse fort les
paupières, mon cœur prêt à s’échapper de ma poitrine.
— Si c’est à propos de ça que tu te sentais mal à l’aise tout à l’heure, on
est quittes, murmure-t-il en frôlant de sa bouche le lobe de mon oreille.
La tension est trop importante, j’étouffe. Je me décide à le repousser,
posant une main sur sa poitrine. Je fais quelques pas jusqu’à m’arrêter un
peu plus loin. Je ne m’enfuis pas. Je fais juste… le point.
— Carla n’a jamais raconté ce qui s’était réellement passé, le soir du
Nouvel An ?
À la fois perdue et sonnée, je dévisage Roméo qui n’a pas bougé.
Comment peut-il être imperturbable après notre proximité d’il y a quelques
secondes ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir évoquer mon passé à voix haute, alors je
tente une réponse brève :
— Jamais. Elle était sans doute contente de ce qui m’arrivait.
— C’est pour ça que tu la détestes ?
Je fronce les sourcils, réfléchissant à sa question.
— Entre autres. Disons qu’avant ça, même si j’avais eu un mauvais
pressentiment, je pensais qu’elle avait des principes. Je me trompais.
Roméo s’approche à nouveau de moi mais, cette fois, je ne recule pas.
— La jalousie fait souvent disparaître tout principe.
Un rire incrédule s’échappe de mes lèvres.
— Tu crois que Carla était jalouse de moi ?
— C’est facile de l’être. Tu as un fort tempérament et une personnalité
bien marquée, que tu assumes. Tout le monde n’a pas cette assurance
naturelle. Beaucoup de jeunes filles ne savent pas encore qui elles sont, et
Carla en fait partie. D’où la jalousie.
Il écarte une de mes mèches de cheveux pour la caler derrière mon
oreille. Ses mots m’apaisent. Discuter avec quelqu’un qui ne me juge pas et
qui cherche à me comprendre, c’est très réconfortant pour moi. Mais il est
encore un peu trop tôt pour poursuivre cette conversation.
— Je crois que finalement, j’aime bien cette soirée, lancé-je pour changer
de sujet.
— Pourquoi ?
Je hausse les épaules.
— C’est agréable de ne plus être Héloïse, pendant un temps… D’être
juste une fille qui tournoie sur la piste et qui rit avec ses amis. Une fille sans
réelle identité.
— C’est dommage, parce que… la seule personne avec qui j’ai envie
d’être ce soir, c’est Héloïse.
Roméo pose délicatement ses doigts autour de mon masque pour le
retirer. Je lutte pour ne pas l’en empêcher. Depuis le début de la soirée, ce
masque qui camoufle mes expressions est une sorte de bouclier. Sans lui, je
me sens plus vulnérable.
Cependant, je ne quitte pas Roméo des yeux. Il observe mon visage
comme s’il voulait en graver les détails dans sa mémoire. Un frisson me
traverse le corps.
— On dirait que j’ai finalement trouvé ma Juliette.
Il retire son masque à son tour. Je me tords les doigts à l’idée de ce qui va
se passer maintenant. Car je le sais, mon corps le sent et réclame
étonnamment le sien. Je me dégoûtais tellement ces derniers mois que
j’avais du mal à me regarder dans le miroir. Et voilà que j’arrive à désirer,
pleinement et sincèrement, un garçon. Je ne pensais pas ça possible.
Ses mains encadrent mon visage, rassurantes. Mon corps vacille vers le
sien, quémandant sa chaleur. Je ferme les yeux pour m’empêcher de penser
et pose les mains à plat sur son buste.
— Tu n’es plus seule dans ton combat, Héloïse-avec-un-H.
C’est pile les mots dont j’avais besoin pour m’abandonner complètement.
La tension entre nous atteignant son paroxysme, je referme ma bouche sur
la sienne. Pendant un instant, nos lèvres ne bougent pas, comme pour
prendre le temps de se rencontrer. Puis c’est lui qui m’embrasse, vraiment
cette fois-ci. Le mouvement rapide de ses lèvres et leur douceur créent un
magnifique contraste qui me liquéfie sur-le-champ. Seule sa main qui a
trouvé refuge dans le creux de ma taille m’empêche de m’effondrer.
Quand ma langue est enfin prête à accueillir la sienne, il la caresse avec
expertise, plongeant sa main libre dans mes cheveux. Il semble tiraillé entre
le désir de se laisser aller et le besoin de garder le contrôle. J’entoure son
cou de mes bras, me pressant davantage contre lui. Il doit sentir les
tremblements de mon corps, preuve que je suis tout aussi bouleversée que
lui. C’est cette connexion nouvelle entre nous qui abat ses dernières
résistances et nous plonge dans une vague de plénitude.
Personne ne m’a jamais embrassée comme Roméo m’embrasse à
l’instant. Avec autant de tendresse, d’affection… de respect.
Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai le sentiment de compter
pour quelqu’un.
11. Laisser partir

Roméo

M on pouce hésite au-dessus du bouton « envoyer », sachant que le


message que je viens d’écrire risque fort de rester sans réponse, comme
les dix précédents. Je ravale ma fierté et expédie mon message, me
rappelant que ma mission reste une priorité. Héloïse finira bien par me
répondre.
— Toujours aucune nouvelle ? me lance Barbara depuis la cuisine, la
bouche pleine de chips.
— Non.
Les doigts crispés sur mon téléphone, je me rappelle que cela fait une
semaine que le bal est passé et qu’Héloïse m’ignore royalement. Qu’est-ce
qui m’a pris de l’embrasser le soir des vacances scolaires ? Me voilà obligé
d’attendre la rentrée pour exiger des explications à propos de son silence.
— Je devrais peut-être aller chez elle…
— Je t’arrête tout de suite, Roméo. Petit un, tu n’es pas censé savoir où
elle habite, et petit deux, les filles n’apprécient pas les mecs collants.
Je me frotte le visage, à cran. Une semaine que je me triture les méninges
en tentant de trouver un sens au comportement d’Héloïse.
— Donc je suis censé attendre encore une semaine avant que madame
daigne accepter d’avoir une conversation avec moi ?
Barbara hausse les épaules. Je grogne de frustration en m’enfonçant dans
le dossier du canapé. Ma sœur se laisse tomber à côté de moi, un paquet de
chips à la main.
— Pourquoi est-ce que cette affaire te stresse autant ? D’habitude, les
baisers n’ont pas vraiment de signification pour toi… Pourquoi est-ce
qu’avec Héloïse c’est différent ?
Je l’ignore, voilà le problème, et c’est ce qui cause mon agacement. Je ne
comprends pas pourquoi l’idée qu’Héloïse me fuie me dérange autant. Je
devrais même dire qu’elle m’effraie. Je ne veux pas qu’elle s’éloigne de
moi après ce que nous avons partagé.
J’ai déjà embrassé plusieurs de mes cibles, seulement je n’avais jamais
arrêté de penser. Habituellement, chaque geste est calculé et parfaitement
maîtrisé. Héloïse m’a enivré au point que, pendant un instant, j’ai oublié les
raisons qui me poussent à me rapprocher d’elle. Il n’y avait que nous deux,
sans mission, sans passé sombre et lourd.
Je me soucie bien plus d’Héloïse que de n’importe laquelle de mes cibles
précédentes. Pourtant, Héloïse est celle qui a vécu le moins d’événements
traumatisants. Mais il y a quelque chose chez elle, une fragilité qu’elle me
laisse parfois entrevoir, qui fait que je me suis attaché à elle. Elle me
touche, tout simplement, et en plein cœur. Un cœur que j’ai senti battre pour
la première fois depuis longtemps au contact du sien. Comme s’il
reconnaissait enfin quelqu’un comme lui… Car Héloïse et moi nous
ressemblons sur beaucoup de points, même si je ne voulais pas l’admettre
au début. Je commence à peine à la connaître réellement, et pourtant ce lien
entre nous existe depuis notre rencontre. Elle comprend le sens caché de
chaque parole que je prononce, et inversement. Je me reconnais en elle, et
c’est pourquoi je veux lui venir en aide.
— Tu as raison, Héloïse est différente, je réponds. Elle mène un combat
qui ne la concerne pas exclusivement. Un combat que je veux l’aider à
gagner.
— Tu es sûr que ça ne dépasse pas les limites de la mission ? me
demande Barbara, sur la réserve. Ton rôle, c’est simplement de faire en
sorte qu’elle aille mieux.
— Elle ira mieux à condition de dire ce qu’elle a à dire. Elle ne le sait pas
encore, mais ce qui la libérera, c’est de lâcher tout ce qu’elle refoule depuis
dix mois. Quand ça sera fait, je m’en irai. Sans souffrance d’un côté ou de
l’autre.
— Et tu es sûr de ça… ?
Je tourne la tête vers elle, un sourcil haussé.
— C’est ce qu’il s’est toujours passé, non ?
— C’est vrai… Excuse-moi. Je te fais confiance, tu sais ce que tu fais. Si
tu dis qu’elle ne souffrira pas, je te crois.
Je hoche la tête. Éviter que des sentiments ne naissent entre nous est
complexe, car Héloïse est bien plus susceptible de tomber amoureuse de
moi que mes cibles précédentes. Mais ça n’arrivera pas. Je manie trop bien
la séduction pour me tromper là-dessus.

En fin d’après-midi, je décide de sortir un peu pour me changer les idées.


Alexis, mon meilleur – et unique – ami, m’a proposé d’aller boire un verre.
Cela fait un bout de temps que je ne l’ai pas vu et il commençait à se poser
des questions au sujet de mon silence radio. Il n’est pas au courant de mes
missions et pense que j’enchaîne des petits boulots qui rapportent juste
assez d’argent pour vivre. Il ignore tout de ma double vie d’agent séduction.
Adolescent, je ne cherchais pas particulièrement à tisser des liens
d’amitié avec mes camarades de classe. Alexis était mon seul ami, nous
nous connaissions déjà depuis le début du collège. Depuis quatre ans, mon
asociabilité s’est encore renforcée. Mes seules fréquentations se résument à
Barbara la majeure partie du temps, Vanessa – qui risque malheureusement
de sortir de ma vie –, Alexis de temps en temps, ma mère quand elle a le
courage de m’appeler, et mes cibles. Je me rends compte que depuis que je
travaille sur la mission Héloïse, j’ai parlé à plus de personnes différentes
qu’en un an. Étonnamment, je crois que le lycée ne me réussit pas si mal, ce
qui est assez ironique quand je pense que j’ai tout fait pour le quitter il y a
quelques années.
Je me rends au bar où Alexis m’a donné rendez-vous. Il m’attend devant
et révèle un large sourire en me voyant approcher.
— Je commençais à croire que tu ne voulais plus me voir ! lance-t-il.
— Il n’y a pas de risque, c’est beaucoup trop cool d’avoir un pote
militaire.
Alexis me coule un regard blasé quand je le raille sur ses cheveux noirs
coupés à ras. Même s’il ne porte pas son uniforme, on pourrait deviner sa
fonction à sa carrure sous sa peau mate. Ce type est une masse de muscles.
Quand nous avions treize ans, nous comparions la grosseur de nos bras
sans arrêt. Aujourd’hui, je n’oserais même pas me mettre en maillot de bain
à côté de lui.
Nous nous installons dans le bar à une table près du chauffage. Mon
esprit divague sans cesse vers Héloïse, si bien que je me sens obligé de jeter
un œil à mon téléphone. Toujours aucun message d’elle.
— Alors, tu fais quoi comme job en ce moment ? me demande Alexis.
— Serveur.
— Encore ?
Je me crispe.
— Ça veut dire quoi, ça ?
— Ne le prends pas mal… Mais je ne vois pas où tu veux aller, Roméo.
Tu n’as pas d’ambition ? Tu sais très bien que tu ne t’épanouiras jamais
dans la restauration. Je comprends que tu aies arrêté les études après ce qui
est arrivé à Rachel, mais…
— Ne parle pas d’elle, lâché-je sans réfléchir, un goût amer dans la
bouche.
Alexis pousse un léger soupir et s’enfonce dans la banquette.
— Pardon. Mais ça fait quatre ans maintenant. Tu ne crois pas qu’il serait
temps de reprendre ta vie en main ? Tu pourrais passer ton bac, par
exemple.
J’ai envie de rire. Si Alexis savait que je suis tous les cours de la
terminale pour séduire une adolescente de dix-sept ans, il tomberait sur le
cul. Bon, mes notes sont loin d’être fameuses, à part en philosophie où je
n’ai pas de retard par rapport aux autres élèves de la filière économique, qui
ne commencent cette matière qu’en terminale. En anglais, ça va aussi, mais
le reste… De toute façon, je ne suis pas là pour réussir ma scolarité, c’est
même le cadet de mes soucis dans cette mission. N’empêche que si, par
miracle, j’arrivais à avoir le bac à la fin de l’année… Ce serait une
assurance non négligeable pour mon futur bien incertain.
— Je vis bien comme ça pour le moment. Tu sais que je n’aime pas
penser à l’avenir.
Je vois de l’agacement naître dans les yeux de mon meilleur ami. Ma
désinvolture lui donne envie de m’engueuler, comme d’habitude. Pour ne
pas craquer, il décide d’aller commander au bar.
J’en profite pour regarder une nouvelle fois l’écran de mon foutu
téléphone Aucune nouvelle. En faisant un tour sur Facebook, je vois que
j’ai une notification sur mon faux compte – spécifique aux missions. C’est
Lina qui m’invite à un événement : une fête qu’elle organise pour
Halloween. Je parcours rapidement la liste d’invités des yeux et un nom
retient mon attention. Héloïse Guillier. Son compte n’a pas de photo de
profil et ne contient aucune information personnelle. Je devine qu’Héloïse a
été obligée de le vider entièrement à un moment, et ça me met sérieusement
en rogne. Les réseaux sociaux sont vraiment un fabuleux moyen de cracher
sur les autres sous couvert d’anonymat.
J’irai à cette soirée. Ce sera un moyen de forcer Héloïse à me parler, sans
avoir à l’attendre à la sortie de chez elle.
Alexis revient avec deux bières, l’air de s’être calmé. Tant mieux, parce
que je ne tiens pas à me battre avec lui ; physiquement, je ne donnerais pas
cher de ma peau, et mentalement, ce serait bien trop éprouvant.
— Vous, ici !
Nous tournons la tête vers la voix qui vient de s’élever derrière nous.
Leah, la copine d’Alexis, vient d’apparaître, un large sourire aux lèvres.
— Leah ? s’étonne Alexis tout en l’attirant contre lui. Qu’est-ce que tu
fais là ?
— Tu sais bien que c’est mon bar préféré ! J’ai terminé plus tôt à
l’hôpital alors j’ai voulu m’amuser un peu.
Génial.
J’apprécie Leah – comment faire autrement, elle est adorable – mais
j’aurais aimé passer un moment seul avec mon meilleur ami. Je ne veux pas
passer pour un connard en lui demandant de nous laisser, en plus Alexis
paraît heureux de la voir : il l’a déjà installée sur ses genoux.
— Ne fais pas la tête, Roméo, me charrie-t-elle. Je suis venue avec une
personne que tu aimes beaucoup.
Je plisse les yeux, suspicieux. Il faut dire qu’il n’y a pas grand monde
que j’aime beaucoup. Je suis des yeux la direction que me montre Leah et
ma respiration s’accélère en découvrant la personne qui l’accompagne.
Vanessa est appuyée contre le bar, dans une robe à tomber par terre. Elle a
ramené ses cheveux d’or en un chignon impeccable qui libère sa nuque.
— C’est hallucinant, elle te fait toujours le même effet qu’à tes quinze
ans, se moque Alexis.
Je n’ai que faire de ses railleries. Je suis trop occupé à admirer cette
grande blonde essentielle à ma vie, mais que je suis en train de perdre à
cause de mes missions. La voir ravive cette sensation de manque au creux
de ma poitrine, que j’arrive à étouffer habituellement en focalisant mes
pensées sur Héloïse.
Je retiens ma respiration quand son regard croise le mien. Nous nous
dévisageons mutuellement un instant et mes mains deviennent moites sous
la table. J’ai peur qu’elle ne veuille plus me voir. Elle aurait raison : je l’ai
presque mise à la porte quand elle est venue à l’appartement pour qu’on
s’explique. Même si je n’enfreins aucune des règles que nous avons mises
en place, je m’en veux d’être obligé de la faire passer au second plan.
Un soulagement naît en moi quand elle s’approche de notre table, jusqu’à
ce que je voie ce mec, derrière elle, qui pose une main dans le bas de son
dos. Elle lui sourit et il m’apparaît distinctement. Je sens mon visage perdre
toutes ses couleurs. Il s’agit de ce bon vieux Tony, dont j’avais
complètement oublié l’existence. Nous étions dans la même classe au lycée.
C’était le genre de gars à balancer des remarques cinglantes simplement
« pour rire ». Il me méprisait et n’a pas compris lorsque Vanessa s’est
intéressée à moi. Il la convoitait, évidemment, comme beaucoup de mecs.
Dommage pour lui, la popularité et la stupidité ne faisaient pas partie des
critères de Vanessa.
Mais aujourd’hui, quatre ans plus tard, c’est lui qui est à ses côtés.
L’adolescent en moi tremble de colère et de jalousie. Je dois dire que je
n’apprécie que moyennement cette petite blague.
— Ah oui, Vanessa a croisé Tony la semaine dernière, et apparemment ils
ont eu envie de reprendre contact, donc on avait prévu de se voir ce soir,
annonce Leah d’une voix mesurée.
Je lui lance un regard mauvais. Vanessa a dû lui parler de notre relation
dans les grandes lignes et j’imagine qu’elle me prend pour le roi des cons.
Elles ont dû s’allier pour me faire sortir de mes gonds, elles savent à quel
point c’est facile. Et j’ai bien peur qu’elles ne mettent pas longtemps à
atteindre leur but.
— Salut ! s’exclame joyeusement Vanessa. C’est drôle de vous trouver
ici. Ça tombe bien parce que je n’avais pas de nouvelles de toi, Alexis, ni de
ton pote.
Alors maintenant je suis le « pote » d’Alexis. Fantastique. Vraiment,
c’est grandiose.
Ne tenant pas à envenimer la situation, je me retiens de rétorquer.
Vanessa se glisse sur la banquette à côté de moi et Tony se colle à elle.
— Ça doit faire depuis le bac qu’on ne t’a pas vu, Tony, remarque Alexis.
Qu’est-ce que tu deviens ?
— Je fais une école de commerce.
Cela va de soi, monsieur est en école de commerce. Je lâche un
gloussement moqueur, m’attirant les regards incrédules de mes camarades.
— Qu’est-ce qui te fait rire, Roméo ?
Je suis étonné que Tony s’adresse à moi directement. Peut-être que je
devrais me mettre à genoux pour lui prouver ma reconnaissance ?
— Oh, rien. Je me disais juste que j’aurais pu prédire ton avenir il y a des
années. Tu es un beau cliché.
Alexis me lance un regard d’avertissement mais je l’ignore. Vanessa a
voulu me provoquer, qu’elle en assume les conséquences.
Tony sourit d’un air crispé.
— Très marrant.
— Je ne cherche pas à être marrant.
— Et toi, tu fais quoi de ta vie ? rétorque-t-il, agacé.
— Roméo n’a pas vraiment de métier stable, répond Vanessa à ma place.
Je me retrouve bouche bée, piqué au vif. Vanessa sait à quel point mon
métier est important pour moi, et même si elle est la seule à en avoir
connaissance autour de cette table, je ressens une certaine humiliation de
l’entendre en parler dans ces termes.
— Je vois, rit Tony. Déjà au lycée, tu ne savais pas vraiment ce que tu
voulais. Ou plutôt, tu ne savais pas comment l’obtenir. Je me souviens
encore de tes piètres tentatives pour séduire Vanessa, plutôt ridicules à vrai
dire.
— Tentatives peut-être ridicules, mais qui ont finalement bien marché,
me défend Leah.
Je lui souris timidement pour la remercier. Leah ne nous connaissait pas
au lycée, mais quand elle a rencontré Alexis, Vanessa et moi nous voyions
déjà. J’imagine qu’il a dû lui parler de notre passé.
Alexis lance un autre sujet de conversation pour me sortir de l’embarras.
Je n’y participe pas, trop perturbé par la présence de Vanessa et son guignol.
Alors que Leah raconte une anecdote de son enfance, j’approche ma bouche
de l’oreille de Vanessa. Je la sens frémir.
— Tenter de me rendre jaloux avec cet abruti, c’est très puéril.
— Tout ne tourne pas autour de toi. Je ne pensais pas te croiser ici, je sors
avec lui par volonté. Et je te rappelle que tu n’es pas mon copain, je traîne
avec qui je veux, me chuchote-t-elle en retour.
— Hmm… Pas faux. Mais on sait toi et moi que tu vaux mieux que ce
type, et mieux que cette attitude aussi, d’ailleurs.
— Encore une fois, je fais ce que je veux.
— Mais tu ne sais pas le pire ? C’est que ça marche. J’ai envie de le tuer.
Un sourire éclaire le visage de Vanessa quand elle tourne la tête vers moi.
— Ah oui ?
— Dans mes rêves les plus fous, j’écrase son crâne contre le sol. Mais je
crois qu’en réalité, ce serait lui qui m’assommerait.
— C’est fort probable, glousse-t-elle.
Elle se rapproche enfin de moi et je passe un bras autour de ses épaules
en lui embrassant le haut du crâne. Elle se blottit contre mon torse.
Alexis secoue la tête en nous regardant. Je sais ce qu’il pense : « Tu as de
la chance qu’elle soit autant attachée à toi. »
Tony ne tarde pas à s’en aller, penaud, prétendant avoir du boulot pour
demain. Je me montre plus enthousiaste pour son départ que pour son
arrivée.
Quand Vanessa pose sa main sur ma joue, rapprochant son visage du
mien, je ressens d’abord une certaine sérénité. Mais quand ses lèvres se
pressent sur les miennes, une image fait brusquement irruption devant mes
yeux. Le visage d’Héloïse. L’émerveillement mélangé à la peur qu’on lisait
dans son regard quand j’ai retiré son masque, juste avant de l’embrasser. La
façon qu’elle a eu de me serrer contre elle lors de notre baiser, atténuant
mon trouble.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu ne m’embrasses pas ? demande
Vanessa, un soupçon d’inquiétude dans la voix.
Je cherche mes mots, désemparé. Pourquoi est-ce que je pense à Héloïse
alors que je suis avec Vanessa ? Et pourquoi est-ce que mon cœur est à ce
point piqué de culpabilité ? En temps normal, j’arrive toujours à dissocier
ma vie privée de mes missions.
Vanessa se penche à nouveau pour m’embrasser mais je l’arrête. Je m’en
sens incapable, sans que je puisse l’expliquer. Humiliée, elle s’écarte de
moi les larmes aux yeux et les lèvres pincées.
— Vaness, attends…
Elle ne me laisse pas le temps de m’exprimer et se lève, son sac sur
l’épaule. Je regarde Alexis et Leah qui m’ordonnent immédiatement de la
rattraper. La réprobation dans leurs yeux me fait comprendre que je suis le
pire des idiots.
Je tente de me frayer un chemin à travers la foule pour sortir du bar. En
arrivant sur le trottoir, je parviens à rattraper Vanessa.
— Vanessa !
Je la force à se tourner vers moi en lui saisissant le poignet. Son visage
est baigné de larmes et je me sens horriblement mal.
— Il faut qu’on discute.
— Parce que tu veux discuter, maintenant ?
— Tu sais très bien que ce n’était pas une question de refus, je n’avais
juste pas le temps, la dernière fois.
Elle se mord les lèvres pour étouffer un sanglot. Merde, je suis vraiment
nul en réconfort. Je ne sais pas comment lui expliquer ce que je dois lui dire
sans l’anéantir totalement.
— On a déjà parlé de ça, murmure-t-elle. Je ne tiens pas à entendre à
nouveau que j’ai peu d’importance pour toi.
— Tu as énormément d’importance pour moi, tu le sais. Ça n’a pas
changé. Mais tu as raison, quelque chose a changé, quelque chose d’autre
que mes sentiments.
— Tes sentiments ? Je croyais que c’était un des mots à bannir.
Je m’avance d’un pas, espérant ne pas la faire fuir.
— Bien sûr que j’ai des sentiments pour toi, et depuis des années. Il n’y a
rien de plus évident. Mais je ne sais pas comment les gérer, ni comment les
exprimer.
Je capture l’une de ses larmes avec mon pouce, ne supportant pas de la
voir si vulnérable. Vanessa ne pleure pas facilement. Elle exprime sa
tristesse autrement, souvent par la colère. Mais là, elle n’arrive même plus à
être en colère, ce qui prouve à quel point elle a mal.
— Je dois te dire quelque chose. J’ai embrassé Héloïse.
— Stop, m’arrête-t-elle en posant un doigt sur ma bouche. Je te l’ai déjà
dit, je ne veux pas entendre ce genre de choses.
— Cette fois, tu dois m’écouter. Les baisers échangés avec mes cibles
sont toujours sans conséquence, mais avec Héloïse, c’était différent. Je ne
saurais te dire pourquoi.
— Elle compte pour toi ? m’interroge douloureusement Vanessa.
— Oui, comme toutes mes cibles. Chacune me touche à sa manière. Le
cas d’Héloïse est un peu à part, et je ne me vois pas jongler entre elle et toi.
Je n’avais jamais eu l’impression de faire ça jusqu’à maintenant. Si je
continue de séduire Héloïse et de te voir, j’aurai le sentiment de te tromper.
Et en étant avec toi, j’ai l’impression de la tromper, elle, mais d’une autre
manière.
— Tu te rends compte que tu la trompes déjà, Roméo ? Tu as été engagé
par sa mère pour la séduire ! Tu repartiras une fois ta tâche accomplie. Tu
ne te mets jamais en couple avec tes cibles, et tu ne veux pas te mettre en
couple avec moi. Alors oui, tu ne trompes personne dans le sens de
l’infidélité, mais tu dupes tout le monde.
Je passe une main dans mes cheveux, à cran, avant de faire glisser mes
paumes le long de ses bras pour la rapprocher de moi. Je ne sais pas quoi
faire. J’ai l’impression qu’elle va se briser en morceaux.
— Tu as raison. Et c’est pour ça que je ne peux plus jouer sur les deux
tableaux.
Vanessa ne hoquette plus. Ses yeux sont vides. Seules ses larmes qui
continuent de couler prouvent qu’elle ne s’est pas éteinte.
— Alors tu la choisis, elle.
— Non : je choisis les missions. C’est ma raison de vivre, tu le sais bien.
— Oui, tu me l’as assez répété. Mais j’aimerais te dire une chose : en
choisissant les missions, tu ne choisis pas de sauver Rachel. Tu ne la
sauveras pas.
Ce prénom ricoche dans mon cerveau, dans mon corps et dans mon cœur.
Dans chaque recoin de ce que je suis, ou plutôt de ce qui reste de moi sans
elle.
— Non, je ne la sauverai pas. Mais je peux en sauver d’autres.
Vanessa secoue la tête. Elle n’accepte plus mes choix. Elle veut me faire
changer d’avis et pense pouvoir y arriver.
— Tu dois choisir, je suis d’accord. Mais je te demande de me choisir,
moi. Parce que je sais que je suis capable de te rendre heureux. Ce vide en
toi, tu penses que seules les missions peuvent le combler, mais c’est faux. Je
peux y arriver. Laisse-moi essayer.
Elle encadre mon visage de ses mains, la mine pleine d’espoir.
— Tu ne peux pas savoir si c’est possible…
— Si, je le sais parce que tu m’aimes. Tu m’aimes, Roméo, je le vois
dans tes yeux quand tu me fais l’amour, et je le vois maintenant.
Je déglutis, luttant contre mes larmes. Je l’aime, c’est vrai. Le problème,
c’est que la partie de moi qui l’aime, c’est la partie brisée. Et elle est
irréparable, autant que notre couple est impossible à reconstruire.
— Ça ne suffira pas…
— Et moi je t’aime, Roméo, me coupe-t-elle. Je me fiche que tu ne
veuilles pas l’entendre parce que j’ai besoin de te le dire. C’est parce que je
t’aime que j’ai accepté de te voir seulement pour le sexe pendant deux ans.
J’étais convaincue que tu finirais par voir que j’étais prête à tout pour toi,
quitte à perdre toute dignité. J’espérais que ce serait assez.
— J’aurais aimé que ça le soit.
Ses mains sont toujours sur mes joues et je me perds dans le brun de ses
iris. Nous comprenons tous les deux que nous sommes en train de nous dire
au revoir. Pour de bon, cette fois.
— Je suis désolé de t’avoir fait perdre autant de temps.
Elle me caresse les cheveux en secouant la tête.
— T’aimer n’a jamais été une perte de temps. C’est moi qui suis désolée
de ne pas avoir été à la hauteur.
Je l’attire à moi et l’embrasse brutalement, lui arrachant un gémissement.
Je l’embrasse, encore et encore, de toute mon âme. Car c’est la dernière
chose que l’on peut s’offrir : un baiser d’adieu. Après, tout sera terminé.
Toute notre histoire se solde par un baiser. J’ai eu une chance inouïe de
rencontrer Vanessa, et j’aurais aimé la garder encore dans ma vie. Mais elle
mérite mieux, une vraie relation dans laquelle elle s’épanouira. Et même si
j’aurai probablement envie de tuer celui qui sera en mesure de lui apporter
tout ça, je lui en serai également extrêmement reconnaissant.
12. S’endurcir

Héloïse

— L oup-garou ? me propose Lina en brandissant un masque affreux


sous mes yeux.
— Pas moyen.
Elle soupire et le repose brutalement. Mon manque d’entrain l’agace,
malheureusement je suis incapable de prendre du plaisir à chercher un foutu
déguisement pour Halloween.
— Je crois pourtant me rappeler que tu faisais partie de la team Jacob,
insiste Lina en continuant d’arpenter les rayons.
— Rectification : je n’avais pas de team. Mais si j’avais eu à choisir, ça
aurait été Jacob, parce qu’Edward-le-coincé était insupportable.
Elle ne m’écoute que d’une oreille, trop occupée à farfouiller dans un tas
de chapeaux tous aussi ridicules les uns que les autres.
— Tu peux oublier ça aussi, je lui glisse avant de la dépasser pour me
diriger vers la sortie.
Une fois les portes automatiques de ce magasin de farces et attrapes
derrière moi, je me sens tout de suite mieux. Cette atmosphère d’Halloween
ne me correspond pas du tout. Il n’y a pas beaucoup d’atmosphères qui me
correspondent, en fait.
Lina grogne tandis que nous arpentons le trottoir, se plaignant de mon
peu d’efforts. Elle ne se rend pas compte que le simple fait d’avoir accepté
de venir à sa soirée est un effort considérable. Depuis mon année de
première, je ne me suis plus rendue à aucune soirée. Trop de mauvais
souvenirs. Et je mentirais si je prétendais ne pas être angoissée à propos de
celle de ce soir… J’ai peur que tous mes efforts pour rester tapie dans
l’ombre soient réduits à néant. Que durant cette soirée, les rumeurs à mon
sujet reprennent de plus belle. Ou pire, que de nouvelles rumeurs encore
plus abjectes soient créées.
Mais je tiens à y aller. Pour faire plaisir à Lina, qui m’accorde une
nouvelle chance que je ne méritais probablement pas aussi rapidement.
— Désolée, Lina. Écoute, je trouverai quelque chose d’ici ce soir,
promis, dis-je pour me rattraper.
Son regard soupçonneux pèse sur moi quelques secondes, puis elle
abandonne.
— OK. Je te fais confiance.
Bien joué !
— Ah, au fait, j’ai invité Roméo.
Je m’arrête net, le visage en feu et le souffle coupé.
— Tu as QUOI ?
— Invité Roméo. C’est ton futur copain, c’est la moindre des choses.
Elle continue de marcher d’un pas léger alors que je suis tout bonnement
offusquée.
— Mais… Ce ne sera pas mon copain ! J’ai pas envie de le voir !
— Tu crois que je n’ai pas remarqué que tu guettais ton téléphone toutes
les minutes ces derniers jours ? Il ne t’envoie plus de messages et tu flippes
à l’idée qu’il laisse tomber votre histoire. Je sauve juste votre relation en
vous obligeant à vous affronter, tu devrais me remercier.
— Mais… je… Il n’y a aucune histoire !
Lina hausse nonchalamment les épaules, ne me prenant absolument pas
au sérieux. Je n’aurais jamais dû lui raconter ce qu’il s’est passé entre
Roméo et moi. Mais je cogitais tellement à propos de notre baiser… J’avais
besoin d’en parler à quelqu’un, d’avoir un avis extérieur. On ne peut pas
vraiment dire que Lina m’a aidée, puisque son premier conseil a été de me
dire de répondre à ses messages. Mais elle ne comprend pas, je crois bien
que personne ne peut comprendre. Je me suis complètement abandonnée à
Roméo, dans ses bras, et c’était aussi rassurant que terrifiant.
La fin de soirée était sympa. Nous ne nous sommes embrassés qu’une
fois, mais il a eu plein de petites attentions envers moi ensuite. Sa
bienveillance m’a valu un sourire niais toute la nuit qui a suivi, jusqu’à ce
que je me rende compte, à mon réveil, que je ne savais rien de lui.
Absolument rien. J’ai l’impression de le cerner, mais sans savoir sur quoi
me fonder. J’ai le sentiment que je peux lui faire confiance, mais il pourrait
être un grand manipulateur et me donner de faux espoirs. N’importe qui
tombe dans les filets de ce genre de personne.
Et puis, qu’est-ce que ce baiser signifiait, au juste ? Était-ce une
officialisation ? Me considère-t-il comme sa… copine ?
Toute cette histoire est trop compliquée. Je veux juste m’en éloigner, le
temps que je reprenne mes esprits et que toutes mes pensées ne soient plus
influencées par Roméo. Pourtant, j’attends désespérément un nouveau
message de sa part. Alors que pendant une semaine, j’ai laissé toutes ses
tentatives de prise de contact sans réponse. J’aurais aimé qu’il continue, et
c’est précisément ce comportement qui est digne d’une véritable idiote.
Remarquant mon trouble et captant le nombre de questions qui
fourmillent dans mon esprit, Lina finit par me rassurer :
— Mais je ne pense pas qu’il viendra. Ça ne doit pas être son genre de
soirée et il ne m’a donné aucune réponse. Il a simplement ignoré mon
invitation.
Mes épaules se détendent et mon estomac cesse de faire des loopings.
Elle a raison, je vois mal Roméo se rendre à une soirée d’Halloween. Et
d’après ce qu’il avait un jour insinué, nous sommes tous les deux plutôt
réfractaires aux soirées. Je n’ai pas de souci à me faire.
— Tant mieux. Il aura tout le temps de m’accabler de reproches à la
rentrée.

En arrivant devant l’immeuble de Lina, je reste un instant à le regarder,


observant attentivement les lumières qui s’échappent de la fenêtre de son
appartement, quelques étages plus haut. Je peux encore m’en aller, éviter
tout risque de problèmes. Je n’ai qu’à rebrousser chemin et prendre le
premier métro qui passe pour rentrer chez moi et m’emmitoufler dans ma
couette devant une série. Vraiment facile.
Mais tu décevras Lina encore une fois.
Mue par un élan de courage, je prends une profonde inspiration avant de
me diriger vers la grande porte de l’immeuble, déterminée. Je ne peux plus
fuir sans cesse. M’empêcher de vivre pour des idiots fans de ragots, je l’ai
assez fait. Et au point où j’en suis, je ne vois pas comment ma réputation
pourrait s’aggraver. C’est vrai, pour une fille, qu’y a-t-il de pire que d’être
considérée comme une pute ? J’ai déjà touché le fond.
Je regrette la personne que j’étais avant. Celle qui n’était ni populaire, ni
complètement en marge. Qui menait simplement sa vie comme elle
l’entendait, sans se soucier du regard des autres. J’avais déjà vécu des
disputes, on m’avait déjà critiquée, mais ça me passait au-dessus. Car
c’étaient des moqueries ponctuelles et sans mauvaises intentions. Ce n’était
pas un phénomène récurrent qui me valait des regards méprisants où que
j’aille, ou des séries de rumeurs me concernant qui parvenaient à mes
oreilles. Des bruits de couloir qui disaient que j’avais encore couché avec
un tel dont même le prénom m’était inconnu.
C’est l’effet de masse qui m’a détruite. Qui a abattu toutes mes barrières,
jusqu’à bousiller ma dignité. La vérité, c’est que même la personne la plus
indifférente aux critiques aurait été blessée par ce que j’ai vécu. Les
jugements, c’est quelque chose qui touche tout le monde. Les jugements,
tout le monde en émet. Et c’est la société qui nous façonne de manière à ce
qu’on y soit sensible. Surveiller son image, faire bonne figure devant les
adultes, ne pas s’écarter du rang… ne pas coucher avec n’importe qui. Faire
sa première fois avec quelqu’un qu’on aime. Condamner l’infidélité. Si je
me rase les cheveux et que je mets une tonne de maquillage sur les yeux et
sur la bouche, en quoi cela change la personne que je suis ? Si je suis encore
vierge et que j’ai envie de coucher avec un mec avec qui je me sens bien et
qui m’attire mais qui n’est pas mon copain, pourquoi devrais-je m’en
empêcher ? Pour attendre l’homme parfait – qui n’existe certainement pas ?
Si je suis dans un couple libre, pourquoi mon petit ami et moi mériterions
plus de nous faire cataloguer qu’un couple normal ? Pourquoi les gens se
permettraient-ils de juger ce choix-là ?
C’est ce qui me tue. Ce sentiment d’emprisonnement, cette sensation de
ne pas pouvoir faire ce que je veux dans la crainte de me faire juger. La
principale question que je me pose est : quand pourrai-je enfin être moi ?
Le jugement est inévitable dans la vie en communauté, la concurrence en
étant le premier facteur. Car qu’y a-t-il de plus efficace pour écraser les
autres, se mettre en valeur, se prouver qu’on est meilleur ? Le jugement est
un outil précieux. L’homme ne peut pas vivre sans se comparer aux autres.
Ce qui m’angoisse, c’est le fait de savoir que le jugement est présent
partout, et pas uniquement au lycée : dans le monde du travail, dans un
cercle d’amis, en famille… Les gens ne mûrissent pas à ce propos. Ma
grand-mère, qui passe son temps à critiquer les jeunes présentatrices à la
télé, en est la preuve.
Mais j’espère parvenir à vivre avec. À le dépasser. Je ne peux pas
changer le monde, mais je peux m’endurcir. Et aller à cette soirée est un
premier pas vers cet endurcissement.
Je ne m’arrête plus. J’ai le sentiment que si je venais à ralentir le pas, je
me dégonflerais. Je n’ai qu’un objectif en tête : arriver à l’appartement. Une
fois à l’intérieur, j’aviserai, mais pour le moment j’essaie de ne pas y
penser.
L’ascenseur commence à se fermer quand j’arrive dans le hall. Non, non,
non… Si je ne monte pas dedans, j’aurai le temps de réfléchir et je ferai
marche arrière.
Je me précipite en avant et parviens à me glisser entre les deux portes, le
souffle court. Une fois à l’intérieur, je soupire, rassurée de ne pas avoir
perdu une partie de mon corps. Comme mon petit doigt, par exemple. C’est
très utile, le petit doigt.
C’est seulement là que je remarque qui sont les personnes déjà présentes
dans l’ascenseur, et qui me regardent étrangement. Je mets quelques
secondes à les reconnaître à cause de leurs costumes de squelette et de
clown, avant d’identifier clairement les cheveux roux d’Hugo et le visage
rond de Baptiste.
— Salut, les gars, dis-je platement avant de me coller contre une des
parois de l’ascenseur, m’éloignant d’eux.
Hugo et Baptiste faisaient partie du groupe d’amis de Victor, quand nous
traînions ensemble, donc je les côtoyais pas mal. Je n’ai jamais
particulièrement apprécié Hugo, en revanche je m’entendais bien avec
Baptiste. Jusqu’à ce que lui non plus ne m’adresse plus la parole.
Désormais, je peux quasiment voir le dégoût dans son regard quand il pose
les yeux sur moi.
— On ne pensait pas te croiser ici, déclare Baptiste.
Il ne réussit pas tout à fait à masquer sa désapprobation. À moins qu’il ne
cherche tout simplement pas à la cacher, ce qui est plausible.
— C’est fou ce que je peux être pleine de surprises !
— Carla risque de ne pas apprécier, tu sais… ?
L’avertissement de Baptiste pourrait être bienveillant. Mais je sais que ce
n’est pas le cas.
N’empêche qu’il a l’effet escompté. Je n’avais pas intégré la jalousie de
Carla dans l’équation de cette soirée. Je vois bien que mon récent
rapprochement avec Lina l’agace, et elle risque effectivement de me le faire
payer ce soir.
— C’est censé changer quelque chose ? je réponds en tentant de paraître
impassible.
— C’est toi qui vois. Tu sais mieux que personne ce dont elle est capable
pour protéger ses amis.
Le petit sourire forcé que je peinais à conserver retombe brusquement.
Une pression s’exerce à nouveau sur mon cœur quand le ding de
l’ascenseur retentit, annonçant notre arrivée au troisième étage.
Baptiste et Hugo sortent en premier. Je les suis lentement puis une fois
dans le couloir, alors qu’ils sonnent à la porte, je fais volte-face. Baptiste a
réveillé toutes mes angoisses et je ne vois pas comment j’arriverais à
franchir la porte de l’appartement.
Je m’apprête à rentrer à nouveau dans l’ascenseur quand quelqu’un me
retient par le bras. Contre toute attente, il s’agit d’Hugo.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je… euh… Tu devrais venir.
Je me tourne vers lui, les sourcils froncés.
— Pourquoi ? Pour vous procurer une source d’amusement, l’assurance
d’une bonne lutte contre l’ennui ?
Il rougit et baisse la tête, se triturant nerveusement les ongles. Incrédule,
je le regarde faire. Hugo est tellement sûr de lui d’habitude que j’ai du mal
à me dire qu’il s’agit de la même personne.
— Je sais que tu as vécu l’enfer. Et j’y ai contribué, c’est vrai, en ricanant
avec les autres et en alimentant les rumeurs. Mais je crois que j’ai toujours
su, au fond de moi, que tu ne méritais pas ça. Seulement quand je t’ai vue
avec mon frère, cette fois-là…
Les lèvres tremblantes, je l’écoute attentivement, sentant chacun de ses
mots me toucher. Agréablement, pour une fois. Entendre quelqu’un dire
clairement que je ne méritais pas ce qui m’est arrivé me réconforte à un
point inimaginable. Surtout si ce quelqu’un est Hugo. Parce qu’il était là, le
jour où j’ai basculé… Contrairement aux autres, ses critiques étaient
fondées sur une scène qu’il a vue de ses propres yeux.
À force de moqueries, j’avais fini par me remettre en question. Est-ce
que je renvoyais vraiment une image de traînée ? Est-ce qu’ils n’avaient pas
raison de me traiter comme ça ? Est-ce que je n’avais pas dragué Lorick
inconsciemment le soir du Nouvel An ? Des questions de ce type, je m’en
suis posé des tas. Mais aujourd’hui, je sais que quoi que j’aie pu faire, je ne
méritais pas ce déferlement de haine.
— Je comprends que tu n’aies pas envie de venir mais dis-toi que si tu
rebrousses chemin, alors on aura gagné. Et tu es une battante, Héloïse, pas
vrai ?
— Pourquoi tu es soudainement si gentil avec moi ? Tu étais le premier à
faire des commentaires salaces à mon sujet, si je me souviens bien…
— C’est vrai, mais ce n’était pas pour les mêmes raisons que les autres.
J’ai juste l’habitude d’être comme ça, de parler des filles de cette façon.
J’étais en colère, aussi… Peut-être parce que mon frère t’avait eue.
Je hoche la tête parce que je comprends, en partie. Je ne tolère pas son
absence de principes, mais je peux comprendre. Dans la bouche de certains
mecs, j’avais l’impression d’être un objet qu’on se prête jusqu’à le souiller
entièrement, avant de le jeter et d’en chercher un autre. Hugo fréquente ce
genre de personnes et parle sans réfléchir quand il commente les « talents »
de baise d’une nana.
— Il n’est pas trop tard pour se transformer en gentleman, tu sais.
Il esquisse un sourire en se redressant, les mains dans les poches. Il
retrouve de l’assurance.
— Je crois que je ne parviendrai jamais à cet objectif, malheureusement.
Mais je peux faire attention aux mots que j’emploie.
— Ce serait un bon début.
Je le suis jusqu’à la porte d’entrée. Maintenant, il est trop tard pour
reculer.
Je retiens mon souffle en pénétrant dans l’appartement. Mon regard se
promène partout, à la recherche d’un visage sympathique, mais cette
recherche est périlleuse à cause des déguisements qui masquent l’identité de
chacun.
J’avance de quelques pas, une boule remontant lentement dans ma gorge,
quand une tornade me frappe soudain de plein fouet. J’ai à peine le temps
de reconnaître Lina qu’elle m’enlace fort, m’étouffant presque.
— Ouiiiii t’es venue ! Trop biiiien !
— Je ne vais pas rester longtemps si tu me coupes la respiration comme
ça.
Lina desserre son étreinte et j’avale une bouffée d’air. Au fond de moi je
me réchauffe, parce que je n’avais pas senti Lina contre moi depuis trop
longtemps. Elle me regarde avec des yeux brillants et je devine qu’elle n’est
plus tout à fait sobre. Comme prévu, elle a pris l’apparence d’une vampire
sexy inspirée par The Vampire Diaries, sa série préférée. Je dois avouer que
son déguisement est bien réussi, même s’il aurait tendance à exciter ses
camarades plutôt qu’à les effrayer.
— Tu n’es pas déguisée, remarque-t-elle, prenant soudain un air boudeur.
— Mais si, regarde. Je me suis fait une blessure sur la tempe.
Je dégage mes cheveux pour lui montrer le misérable trait au crayon
rouge à peine appuyé que j’ai fait à la va-vite avant de partir.
— Terrifiant, hein ?
— De toute façon, on sait tous que tu n’as pas besoin de déguisement :
avec ton look tu es déjà dans le thème, intervient une voix sournoise que je
reconnaîtrais entre mille.
Carla, déguisée en infirmière, se poste à côté de Lina, affichant son air
hautain habituel.
— Eh oui, on pourrait presque croire que je m’intègre, incroyable !
Carla plisse les yeux quelques secondes, puis un sourire étire ses lèvres.
Pour une fois, il ne paraît pas factice. Serait-elle amusée ?
— J’admets que je ne pensais pas que tu viendrais. Comme quoi j’ai dû
te sous-estimer. Mais je ne suis pas mécontente de m’être trompée, pour une
fois.
Son ton ne contient aucune malice, mais ses mots me font frissonner.
Comment pourrait-elle se réjouir de ma présence ici ? À moins qu’elle ne
prépare quelque chose pour m’humilier plus encore ?
— Je dois prendre ça comme une menace ? lâché-je, désormais sérieuse.
Son visage se referme aussitôt. Son regard qui contenait une petite
étincelle de joie redevient vide et elle me toise avec amertume.
— Tu me penses donc si mauvaise ?
Je suis prise de court. Elle semble presque déçue par mes conclusions
hâtives. Je ne parviens plus à la suivre.
— Ce n’est pas ça, mais disons que toi et moi…
— On se déteste, ouais, je suis au courant.
Après m’avoir lancé un regard noir, Carla s’éloigne. Lina n’a visiblement
pas saisi un mot de cette drôle de discussion, elle est occupée à jouer avec
une de mes boucles.
— C’est rigolo, ça rebondit, déclare-t-elle en tirant sur l’une de mes
ondulations.
— Waouh, mais c’est véritablement prodigieux, dis-moi ! Ça te dérange
de continuer à jouer dans la cuisine ? Je meurs de soif et je crois que tu
aurais bien besoin d’un verre d’eau.
Lina ne manifeste aucune résistance lorsque je la tire derrière moi. Une
fois dans la cuisine, j’ouvre un placard au-dessus de l’évier, censé contenir
des verres, mais je n’y trouve que des assiettes.
— On a changé les verres de place, m’apprend Lina. Ça fait déjà un
moment, mais tu n’es pas venue depuis longtemps…
Sa moue triste réveille aussitôt ma culpabilité et j’ouvre le placard
suivant. Bingo. J’ai besoin de bouger pour ne pas me concentrer sur ces
foutus sentiments.
— Pourquoi es-tu toujours sur la défensive avec Carla ? me demande
Lina après avoir bu une gorgée.
— Je sais que tu l’apprécies beaucoup, mais elle n’a jamais été très
sympa avec moi… Je me méfie, c’est tout.
Elle secoue vivement la tête en signe de désaccord.
— Ce n’est pas vrai. Elle m’a dit qu’elle avait essayé de venir vers toi au
début, mais tu restais fermée et elle s’est sentie rejetée.
Je médite un moment ses paroles, un peu perdue. J’ai toujours eu
l’impression que Carla ne pouvait pas me blairer et même qu’elle cherchait
à m’éjecter du groupe. Mais il est vrai que le mauvais pressentiment que
j’avais ne m’a pas donné envie de l’approcher. Peut-être que j’ai été hostile
sans même m’en rendre compte et que ça l’a agacée ? Peut-être que c’est
moi qui suis à l’origine des tensions entre nous ?
Je me fie généralement à mes premières impressions, car elles sont
souvent justes. Cependant, elles ne sont pas infaillibles, et Carla est sans
doute trop complexe pour être cernée au premier coup d’œil.
— Je crois que je préfère la vodka, grimace Lina en regardant son verre
d’eau.
— Tu m’en diras tant !
Alors que Lina vide son verre dans l’évier, Victor débarque dans la pièce.
Je ne peux m’empêcher de le reluquer, remarquant son jean près du corps et
son tee-shirt qui moule sa musculature apparente. L’Héloïse qui était folle
de lui il y a quelques mois aurait adoré le spectacle. Ce soir, je le trouve
beau mais sans plus. Il ne m’attire plus comme à l’époque.
Son visage s’éclaire à l’instant où il me voit.
— Hélo ! Putain, je suis trop content que tu sois là !
Enthousiaste, il me rejoint pour m’embrasser sur les deux joues, posant
sa main sur ma hanche – un peu trop fermement à mon goût.
— On dirait que tu as un peu abusé de la bouteille, toi aussi, constaté-je
en sentant son haleine chargée d’alcool.
— On est en soirée, ma belle. Et tu me connais, je reste raisonnable.
Ma belle ? Victor qui me donne des petits surnoms, c’est nouveau.
— Si tu le dis…
Lina se volatilise en prétendant avoir vu une météorite par la fenêtre. Je
la laisse partir contempler sa rue vide et accepte le verre que Victor me
propose. Après tout, il a raison : nous sommes en soirée et je peux moi aussi
rester raisonnable.
Nous nous retrouvons tous les deux assis sur le canapé à nous remémorer
en riant certains de nos souvenirs. J’avais tort de m’inquiéter, personne ne
m’a adressé de remarque désobligeante ni même de regard de travers.
Chacun fait sa vie, et l’idée de pouvoir passer simplement une soirée à rire
avec mes amis me redonne un peu d’espoir.
— Je suis vraiment content que tu sois là.
En même temps qu’il me fait cet aveu, Victor pose sa main sur ma cuisse.
Je regarde ses doigts sur mon jean troué sans savoir quoi faire.
— Victor…
— Tu me manques.
Quand je relève la tête, la sienne s’est rapprochée. C’est sûrement
l’alcool qui lui donne du courage, mais ce n’est pas le moment de me faire
des avances. Il en a eu l’occasion, je ne réclamais que ça, et pourtant il s’est
éloigné.
— Pourquoi tu n’as plus voulu de moi l’année dernière ? Tu savais très
bien qui j’étais, alors pourquoi de simples rumeurs ont réussi à te faire
changer d’avis ?
Il soupire en fermant les yeux mais ne s’éloigne pas pour autant.
— Je me demandais si c’était vrai. Ça m’a énervé de penser que tu avais
peut-être couché avec un autre alors que tu me plaisais.
— Et ça t’aurait tué de venir me le demander ?
— Je… Écoute, je sais que j’ai mal agi et je regrette. J’ai voulu revenir
vers toi ensuite, mais tu étais distante.
— Ça t’étonne ? J’avais besoin de quelqu’un qui n’en aurait rien eu à
faire de ce qu’on pouvait bien dire sur moi, et qui aurait été prêt à me
défendre.
— Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie, mais est-ce que tu
penses vraiment qu’un mec aurait pu remplir ce rôle… ?
La réponse me paraît évidente. Roméo. Je pense que lui serait resté et
m’aurait soutenue. Mais je ne peux pas en être sûre, c’est vrai que je le
connais à peine.
— Tu as peut-être raison. Je suis sans doute trop exigeante.
Le bras de Victor, qui était auparavant calé sur le dossier du canapé,
retombe lourdement sur mes épaules.
— Je suis très attaché à toi, Héloïse, et je m’en veux énormément. J’ai
essayé de me rattraper mais j’ai eu l’impression que c’était trop tard. Est-ce
que ça l’est vraiment ?
Bouche bée, je le regarde, à la recherche d’une réponse sensée. Moi
aussi, je suis attachée à lui. Et je pense que je pourrais lui pardonner son
abandon car, en toute honnêteté, j’aurais sûrement agi pareil à sa place.
C’est de ressentir toute cette humiliation qui m’a rendue moins lâche.
Mais si je lui pardonnais, ce serait de toute façon dans une optique
purement amicale. Et la raison est trop évidente pour la nier : sur mes lèvres
réside encore la sensation de la bouche de Roméo, et même si je l’ai ignoré
après ce baiser, je ne veux pas que quelqu’un d’autre l’efface.
Je me décide à me dégager de l’étreinte de Victor quand j’aperçois
Roméo, de l’autre côté du salon. Je pense dans un premier temps que mon
imagination me joue des tours : à force de penser à lui, je finis par avoir des
hallucinations.
Mais Roméo est bien là, son image parfaitement nette. Les mains dans
les poches, ses yeux bleus posés sur moi et l’air contrarié.
13. Joyeux Halloween

Héloïse

M erde.
Roméo est ici.
À la fête.
Pas de déguisement, simplement une veste en cuir et un jean noir.
C’est une tenue sexy sur lui.
Est-ce que je viens de penser qu’il était sexy ?
Évidemment, qu’il l’est. Et c’est la différence avec tous les autres
garçons de cette soirée. Victor est beau, mais pas sexy. Et c’est une nuance
non négligeable.
Je suis mal barrée. Son regard furibond me fait clairement comprendre
qu’il n’est pas ravi de la façon dont je l’ai ignoré pendant plus d’une
semaine, et le fait qu’il me trouve aussi proche d’un autre garçon ne risque
pas d’arranger les choses.
Je suis tétanisée, mon cœur me faisant clairement comprendre sa détresse
en cognant fort contre ma poitrine. Mes mains deviennent moites et ma
respiration est irrégulière.
Je suis coincée.
Mais par miracle, une force supérieure me vient en aide quand un invité,
un verre à la main, bouscule brutalement Roméo. Ce dernier s’égosille
contre le maladroit en secouant sa veste imbibée d’alcool. Ça lui
apprendra, à vouloir toutes nous faire craquer en mettant des tenues aussi
sexy.
J’en profite aussitôt pour m’échapper, laissant un Victor déconcerté et
incrédule derrière moi. Je me faufile entre les invités à la vitesse de la
lumière en direction de la cuisine. Alors que je viens tout juste d’y entrer,
j’entends une voix tonner derrière moi :
— Héloïse !
Bon sang.
Mon premier réflexe est de me cacher, mais il n’y a pas beaucoup de
possibilités. Je m’accroupis donc derrière l’îlot central, sans réfléchir au fait
que deux gars y sont appuyés.
Un petit souci apparaît immédiatement : une fois accroupie à l’abri des
regards, ma tête se retrouve à une hauteur… disons un petit peu indécente
par rapport au mec qui me fait face. Mais quelle imbécile.
— Waouh, ma jolie, je ne suis pas contre les filles entreprenantes, mais tu
n’as pas l’impression de brûler quelques étapes ?
Rouge pivoine, je trouve quand même le courage de lever les yeux vers
le propriétaire de la braguette que j’ai sous le nez.
Et là, mon sang ne fait qu’un tour.
— Héloïse ?! s’écrie-t-il en me reconnaissant.
C’est le moment que choisit Roméo pour entrer dans la pièce. La
mâchoire serrée, le regard fou, il me repère immédiatement et se fait
visiblement une idée erronée de la situation.
— C’est une blague ? Après t’avoir retrouvée dans les bras de Victor, tu
t’apprêtes à tailler une pipe à un mec dans la cuisine ?
Je bondis sur mes pieds, bien décidée à riposter.
— Espèce d’abruti, tu me penses vraiment capable de faire une chose
pareille ?
— Ce que je sais, c’est que tu es prête à tout pour me fuir. N’est-ce pas ?
Honteuse, je ne trouve rien à répondre. Je me contente donc de le fusiller
du regard en croisant les bras.
— Euh… Héloïse, tu m’expliques ? C’est ton copain ?
L’arrivée de Roméo m’avait momentanément fait oublier qui était l’un
des deux mecs accoudés à l’îlot de la cuisine. Quelqu’un que je souhaitais
ne jamais recroiser.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? crache Roméo.
Avant qu’une nouvelle dispute n’éclate, je prends la parole pour éclairer
Roméo sur l’identité de notre interlocuteur :
— Désolée pour cette petite scène, Lorick. Roméo et moi sommes parfois
un peu excessifs.
L’expression de Roméo change alors du tout au tout. Ses traits se
détendent, la surprise se peint sur son visage et il laisse échapper un
souffle :
— Lorick ?
Lorick se tourne vers lui, l’air interrogateur.
— Oui, on se connaît… ?
— Non, mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas entendu parler de toi.
Roméo continue à le fixer sans desserrer les dents, et Lorick semble de
plus en plus nerveux.
La carrure de Roméo ne lui permet pas d’être particulièrement
intimidant : il est grand, mais plutôt élancé. En revanche, la lueur sombre
qui grandit dans son regard est assez inquiétante. Je suis bien placée pour le
savoir, étant donné que je l’ai eu posée sur moi il y a quelques minutes.
Dans un sens, je suis touchée que Roméo soit assez affecté par ce qu’il a
appris de mon histoire avec Lorick pour avoir une telle réaction. Je n’ai pas
l’habitude qu’on prenne ma défense, et encore moins que cela mette
quelqu’un en colère. C’est encore une des particularités de Roméo qui le
différencie des autres garçons de mon entourage.
— Héloïse t’a parlé de moi, hein ? demande Lorick d’un air coupable.
— Je préférerais qu’on arrête cette discussion, j’interviens, mal à l’aise.
Roméo me regarde. De ce regard profond qu’il adopte à chaque fois qu’il
cherche à me cerner. Mon cœur s’emballe. Seulement une semaine et demie
que je ne l’ai pas vu et pourtant cette sensation m’a manqué. Bien que
dérangeante, elle me rappelle que je suis toujours capable d’éprouver autre
chose que de la colère, de la mélancolie ou d’autres sentiments négatifs.
Et je crois que c’est ce qui m’effraie chez Roméo. Le fait qu’avec lui, je
sois bien. J’ai peur que ce soit un piège dans lequel je suis en train de
tomber les yeux fermés, et qui finira par se refermer sur moi, me conduisant
à une situation encore pire que celle dans laquelle je suis.
— Héloïse, je me rends compte que je n’ai pas bien agi avec toi, déclare
Lorick. Je regrette les événements de l’année dernière.
— Qu’est-ce que tu regrettes ? Ton comportement de lâche ou le fait que
tu aies eu tort en m’assurant que cette histoire allait se tasser rapidement ?
Lorick soupire et m’apporte ainsi la réponse à ma question. Si nous
retournions en arrière, il n’agirait pas autrement, par peur que cela se
retourne contre lui. Mais est-ce que je peux réellement lui en vouloir ? Tout
le monde est égoïste, et il est plus dur de faire ce qui est juste que de laisser
quelqu’un d’autre pâtir de ses erreurs.
— Cette discussion ne sert strictement à rien. Je vais retourner dans le
salon et vous feriez bien de trouver un autre sujet de conversation, dis-je
avant de sortir de la cuisine.
Décidée à retrouver Lina pour lui demander des comptes, je me dirige
d’un pas déterminé vers sa chambre. J’entre sans toquer et la trouve assise
sur son lit, sa langue mêlée à celle d’un gars au costume de vampire.
Vampirette a trouvé Vampiro.
— Lina ! Peux-tu me dire pourquoi ce connard est présent à ta fête ?
Lina et son compagnon sursautent en s’éloignant l’un de l’autre, pris en
flagrant délit. Les poings sur les hanches, j’attends la réponse de mon amie
qui regagne peu à peu la terre ferme.
— Tu peux préciser de qui tu parles ? Parce que bon, tu traites pas mal de
mecs de connards donc…
— L’un des plus gros connards : Lorick !
— Le type du Nouvel An ? Je ne l’ai pas invité, il a dû s’incruster.
Je grogne et fais volte-face. Je n’obtiendrai rien d’elle maintenant. Juste
avant de passer la porte, je lance :
— Je repasse dans dix minutes pour m’assurer que vous ne passiez pas la
barre des vêtements. Désolée, Vampiro, mais c’est notre pacte : si l’une
s’apprête à franchir la limite avec de l’alcool dans le sang, l’autre fait en
sorte d’arrêter le carnage.
Je tente d’ignorer le goût amer qui me monte à la bouche en songeant que
moi, personne ne m’a arrêtée, et je sors de la chambre.
Je repère rapidement Victor quand je regagne le salon. Il est toujours près
du canapé, et je le rejoins. Je vais le prévenir que je m’en vais : cette soirée
était clairement une mauvaise idée, en fin de compte. Ça ne m’aide pas et
tout ce que je fais, c’est ressasser le passé.
Ce n’est que lorsque je pose ma main sur l’épaule de Victor que je
découvre son interlocutrice. Comment ai-je fait pour ne pas repérer ses
cheveux roux depuis l’autre bout de la pièce ? Ce n’était pas suffisant que
Lorick se pointe à cette soirée, mais en plus, il s’est senti obligé de ramener
son adorable copine. Ou plutôt l’inverse : c’est elle qui a été invitée et qui a
amené son copain (avec qui elle s’est remise peu de temps après le Nouvel
An, l’année dernière).
Tess me dévisage, surprise, avant de m’adresser un sourire peu crédible.
— Tiens, Héloïse, salut. Je ne pensais pas te voir ici.
— Tu n’es pas la première à me le dire. Mais tu es la première à qui je
retourne la réflexion. Je pensais qu’en tant qu’étudiante, tu ne trouverais
plus d’intérêt à des soirées de lycéens.
— N’ouvre pas les hostilités, Héloïse. Pourquoi ne pas passer une bonne
soirée plutôt que de se lancer des piques ?
Tiens, c’est nouveau, ça. Parce que je ne crois pas que Tess se soit déjà
adressée à moi sans m’insulter.
— Je t’ai détestée, c’est vrai, poursuit-elle, mais j’ai réussi à te
pardonner.
— Je n’ai rien à me faire pardonner, je n’ai jamais couché avec…
— Héloïse, c’est bon. C’est du passé, tournons la page.
Tout mon corps bout et j’ai envie de lui balancer mon poing dans la
figure en entendant sa voix mielleuse. Mais à coup sûr, je passerais pour la
connasse enragée qui s’en prend à la pauvre petite victime de tromperie.
Tess fait tout pour que je me retrouve coincée et obligée de me taire.
— Notre couple est beaucoup plus fort que l’année dernière et je sais que
Lorick ne reproduirait plus ses erreurs passées. Et toi, alors ? J’espère que
tu t’es enfin casée.
J’empêche un rire jaune de sortir de ma gorge.
— Pourquoi, ça me rendrait moins pute à tes yeux ?
— Cesse donc d’être sur la défensive ! Je te souhaite juste d’avoir trouvé
l’amour, car il est évident que tu n’étais pas heureuse avec ton ancien mode
de vie.
Ce qu’elle peut être amusante ! Elle sait très bien que je n’ai pas de
copain, puisqu’elle fait partie de ceux qui ont contribué à me retirer tout
amour-propre.
Je jette un œil à Victor. Il nous regarde, la bouche entrouverte, l’air de
vouloir intervenir mais sans savoir quoi dire.
Deux mains me surprennent en se posant sur ma taille. Je m’apprête à me
dégager rapidement, mais la personne derrière moi approche sa bouche de
mon oreille et sa voix me rassure instantanément.
— Je te cherchais.
Ma respiration se débloque et je m’efforce de sourire à Roméo. Il a dû
entendre notre conversation, et maintenant il cherche à prendre Tess à son
propre jeu en lui montrant que je me suis engagée dans une relation. J’ai
décidément du mal à comprendre pourquoi il tient tant à m’aider, même
quand je ne le mérite pas.
En tout cas, ça fonctionne, à voir l’expression stupéfaite de Tess. Je
préfère ne pas connaître celle de Victor, qui m’a avoué que je lui plaisais il
y a quelques dizaines de minutes.
— J’ai été accaparée. Mais je pense que notre discussion est terminée,
n’est-ce pas, Tess ?
Elle se contente de hocher la tête, trop choquée pour parler. Je peux lire
d’ici ce qu’elle pense : « Comment se fait-il qu’un mec canon sorte avec
elle ? Est-ce qu’elle le paie ? »
Roméo et moi nous écartons de quelques pas. Je suis à la fois satisfaite
que Tess se soit retrouvée prise au dépourvu et coupable de m’être exposée
ainsi avec Roméo devant Victor. En même temps, lui ne s’était pas gêné
pour draguer des filles sous mon nez l’année dernière, quand il s’était
désintéressé de moi à cause des rumeurs.
Roméo m’attire dans un couloir, à l’abri des regards, mais je n’ose pas lui
faire face.
— Merci pour ton intervention, même si elle n’était pas indispensable. Je
m’en serais sortie toute seule.
Je devine son sourire provoqué par ma mauvaise foi.
— Si tu le dis. Mais en contrepartie de cette aide précieuse, j’ai quelque
chose à te demander.
Cette fois, je relève la tête pour le foudroyer du regard.
— Bien sûr, tu ne pouvais pas faire ça de façon désintéressée ?
Il hausse les sourcils, l’air toujours amusé.
— Tu peux arrêter d’être aussi agressive ? Je voudrais juste que tu
m’accordes une discussion – je ne devrais même pas avoir à te le demander,
normalement. Tu peux bien me faire cette faveur, non ? Je t’ai sauvée deux
fois la mise en moins d’une heure.
Je lève les yeux au ciel puis lui désigne d’un mouvement de tête la
chambre du petit frère de Lina. Autant qu’on soit tranquilles pour cette
conversation tant redoutée.
Je referme la porte derrière moi tandis que Roméo s’assied sur le petit lit.
Je manque de sourire en le voyant replier ses grandes jambes. De mon côté,
je préfère rester debout en face de lui, distante.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Euh, bah, tout, en fait. La raison de ton silence. Pourquoi tu me fuis ce
soir. Je veux des explications.
Je fixe mes pieds, à la recherche d’une justification cohérente qui pourra
le satisfaire. C’est une tâche quasi impossible.
— Je te fuis justement pour éviter ce genre de conversation gênante. On
s’est embrassés, et j’ai peur de ce que cela pourrait signifier.
— Tu regrettes ?
— Non, je ne crois pas. Mais je pourrais le regretter si ça nous engageait
dans une quelconque relation.
Roméo esquisse un sourire irrésistible et s’approche de moi.
— Je déteste cette manie de vouloir mettre des mots sur tout. On s’est
embrassés, c’était sympa, pourquoi chercher plus loin ? Je sais que tu n’es
pas prête à t’engager dans une relation, et ce n’est pas ce que je veux non
plus. Donc tout va bien. Et arrête d’avoir peur de moi.
Décontenancée par son discours, je le dévisage sans comprendre. C’est
tout ce que je pouvais espérer de sa part, pourtant je n’arrive pas à le croire.
— Mais toi, quelles sont tes attentes ? Si tu crois qu’on va coucher
ensemble…
— Bon sang, Héloïse, arrête de tout ramener au sexe, je vais finir par
croire que tu es obsédée ! Je ne te vois pas comme une traînée, quand est-ce
que tu le comprendras ? Et même si tu te donnais à moi ce soir, je
continuerais à avoir du respect pour toi. Alors arrête un peu de rabaisser
mes nombreuses valeurs, s’il te plaît
J’acquiesce sans dire un mot. Je le crois, mais je suis toujours perdue.
Qu’est-ce que l’on est l’un pour l’autre, alors ?
— Ne laissons pas ce baiser changer quelque chose, Héloïse. Je suis pour
céder aux petits plaisirs de la vie sans prises de tête. Si c’est pareil de ton
côté, tant mieux.
J’arque un sourcil.
— « Petits plaisirs de la vie », hein ?
— Pourquoi ça te fait rire ?
— Je ne ris pas.
— Mais tu souris.
Je me force à faire retomber les coins de ma bouche. Il s’approche de moi
et, avec ses pouces, les remonte vers le haut.
— Tu es plus jolie quand tu souris.
— Ça fait partie de tes « petits plaisirs de la vie » ?
— Tu comptes te foutre de ma gueule encore longtemps ? Parce que
j’aimerais bien t’embrasser.
J’écarquille les yeux devant cette réplique inattendue. À croire que c’est
une manie chez lui de me troubler. Le pire, c’est qu’il y parvient avec une
facilité déconcertante.
Je déglutis quand ses pouces glissent jusqu’à mes pommettes. Anticipant
la suite, je le préviens :
— Tu n’as pas intérêt à aller chercher mes amygdales avec la langue
comme un gros dégueulasse.
— Tu as déjà reçu l’un de mes baisers, dit-il en s’approchant, tu sais que
je sais embrasser.
— Oui, mais nous n’étions pas vraiment nous, nous portions des
masques, soufflé-je.
Nos nez se frôlent. Je lutte contre mes paupières qui sont sur le point de
se fermer.
— C’est faux… Nous avions retiré nos masques. Nous étions bien nous.
Je cède et ferme les yeux, entrouvrant les lèvres, prête à accueillir les
siennes.
Et puis rien.
J’ouvre les yeux. Il me regarde en se retenant de rire.
— Finalement, après ton comportement durant ces vacances, je ne sais
pas si tu mérites d’être embrassée.
Comprenant son manège, je le repousse de toutes mes forces. Non mais
quel con !
— Va te faire foutre.
— Oh, c’est bon, Héloïse. Il faut bien que je te torture un peu après le
silence que tu m’as imposé.
Et moi qui attendais stupidement la bouche ouverte ! Ce mec me rend
pitoyable.
J’ouvre la porte pour sortir et tombe directement sur Tess. Les bras
croisés et appuyée au mur, elle nous observe sortir de la pièce.
— Tu es peut-être casée, mais ça ne t’empêche pas de te comporter
comme une traînée, me glisse-t-elle. Baiser dans une soirée ce n’est déjà
pas très distingué, mais en plus dans la chambre du petit frère de ta
meilleure amie… Je commence à me demander si tu as des limites.
Vraiment très classe.
À cran, je n’ai pas la force de me défendre et je me précipite vers la
sortie. Je traverse le salon, bousculant tous ceux qui se trouvent sur mon
chemin. Une fois dans le couloir, je suis soulagée de voir que l’ascenseur
est là. Je vais pouvoir m’échapper rapidement.
Évidemment, Roméo réussit à me rattraper et entre dans la cabine juste
derrière moi. Je sens son regard mais je garde les yeux rivés sur le sol, de
peur de me mettre à pleurer si je croise son expression pleine de pitié.
— Héloïse, cette fille est une connasse. Elle savait exactement quoi dire
pour te blesser.
— Cette situation me tue, Roméo. Peu importe ce que je fais, on trouve
toujours le moyen de me rattacher à ma réputation. Ça ne me lâchera pas.
C’est horrible, cette sensation d’être coincée dans le passé. J’ai l’impression
d’être prise dans un courant et j’ai beau nager, encore et encore, il est plus
fort et me retient toujours.
— Peut-être que tu n’as pas adopté la bonne nage, ou que tu n’avais pas
les bons coéquipiers.
Il a sans doute raison. Me taire, encaisser et attendre que ça passe ne me
conduit à rien. Je devrais peut-être passer à l’attaque.
Sans plus réfléchir, je sors mon téléphone et ouvre mon application
Twitter.
— Héloïse, qu’est-ce que tu fais ? s’inquiète Roméo.
— J’ouvre enfin ma gueule.
Je rédige un tweet :

J’ai osé discuter avec un mec en couple donc je suis forcément une salope.
#JeSuisUnePute

À l’instant où je publie le tweet, je sais que je viens de commettre une


erreur. Ça ne va rien arranger, j’aurai l’air encore plus lamentable et le peu
de considération que l’on me témoigne encore disparaîtra. Je m’apprête à le
supprimer mais quelque chose me retient.
Quelqu’un vient de retweeter.
L’affaire Mario

3
février 2017
Un mois que le Nouvel An est passé.
Les rumeurs s’estompent mais elles sont toujours présentes. Lorick
avait tort, ce genre de réputation ne disparaît pas aussi vite qu’elle est
apparue, surtout quand des personnes s’amusent à l’entretenir.
Tess a beaucoup d’amis au lycée, elle est très appréciée. Elle est cette
fille jolie et cool qui s’entend bien avec tout le monde. Moi, personne ne me
connaissait jusqu’à cette histoire. Il est donc facile de se ranger dans un
camp. Les loups crient toujours avec les loups, quitte à se convaincre que
leur proie le mérite.
D’après ce qu’on raconte, j’ai couché avec la moitié du lycée. Les
preuves ? Pour quoi faire ? L’étiquette « pute » qu’on m’a collée sur le
front constitue une preuve suffisante. Si j’adresse la parole à un garçon, les
personnes autour vont interpréter ça comme un plan drague. Je ne peux
plus rien faire sans être jugée.
Je m’éloigne de plus en plus de Lina. Elle veut être là pour moi, mais je
perçois facilement son malaise quand des regards dédaigneux se posent sur
nous, même si elle essaie de le masquer. Elle commençait à être vraiment
appréciée elle aussi, et pour cause, elle rassemble toutes les qualités
nécessaires : belle, souriante, intelligente, drôle, et j’en passe. J’ai
l’impression de la freiner dans sa montée de popularité. Même si je sais
qu’elle s’en fiche, ça me gêne et je sais qu’elle n’aimerait pas que ma
réputation déteigne sur elle. Mais c’est ce qui va arriver si nous restons
collées l’une à l’autre.
J’ai encore des choses à retranscrire sur papier mais je dois y aller, ma
mère m’a obligée à aller au mariage de son cousin. On s’est disputées tout
à l’heure à propos de ma tenue. Elle m’a offert à Noël une robe
« splendide » pour cette occasion, mais je ne veux pas la porter. Elle est
trop… courte. J’ai peur qu’on me fasse une remarque, et j’ai honte de
constater que cette réputation détermine même ma façon de m’habiller.
C’est ridicule, parce que ce n’est pas comme si tout le lycée se rendait à ce
mariage. Mais comme cette réputation a l’air de me suivre partout, je
préfère prendre des précautions.
J’écrirai sûrement demain, quand je serai rentrée.

10 février 2017
Je n’ai pas pu me résoudre à écrire après le mariage. Même une semaine
plus tard, mes mains tremblent et mon corps est pris de frissons quand j’y
repense.
C’était un désastre.
Je ne m’attendais pas à ça. Je me sens sale. J’ai tout gardé pour moi
pendant sept jours mais maintenant j’ai besoin d’évacuer, et l’écriture est
ma seule échappatoire.
Nous étions nombreux au mariage, qui se déroulait dans une baraque
hallucinante avec un jardin immense. Il y avait de la nourriture en
abondance et très peu de jeunes. C’est pour cette raison que les adolescents
de la soirée se sont vite retrouvés entre eux. Nous étions cinq, et j’ai
reconnu Louane et Mario Vinel, deux élèves du lycée. Louane est en
terminale et Mario en première, comme moi. Leurs parents sont des amis du
marié, le cousin de ma mère.
Dès le début, Mario et moi avons eu un bon feeling. On faisait les mêmes
blagues sur les serveurs qui semblaient avoir un balai dans le cul et sur la
musique pourrie. On s’est vite retrouvés isolés, tous les deux assis sur un
canapé à regarder nos parents danser. C’est quand on a abordé le sujet du
lycée que j’ai compris qu’il en savait pas mal sur mon compte. Ou plutôt,
sur l’Héloïse que tous ces idiots avaient créée.
— Je joue dans le groupe de musique du lycée, avec quelques terminales.
Il y a Lorick, je crois que tu le connais, non ?
Et voilà. La bombe était lâchée. Je me suis empourprée et j’ai bu une
gorgée de champagne. C’était la troisième coupe que je descendais.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Désolé, je ne voulais pas te vexer. Tu sais, je ne trouve pas ça juste
tout ce qu’on dit sur toi.
Je l’ai regardé d’un air intrigué. C’était la première personne, en dehors
de Lina, à exprimer son désaccord à propos des rumeurs. Ça m’a fait du
bien, sur le coup.
— Merci. Tous ces gens qui me jugent sans me connaître, c’est affligeant.
— Tout à fait d’accord. En plus, je trouve ça bien que tu assumes ta vie
sexuelle, c’est rare à notre âge.
Il a bu sa coupe d’une traite, tapotant sur l’accoudoir du canapé au
rythme de la musique. Il était complètement détendu mais, de mon côté,
cette pression dans ma poitrine refaisait surface.
— Mario, tu sais que je n’ai pas couché avec Lorick ? C’est faux.
— Je m’en fiche, Héloïse, vraiment. En plus il avait l’air mal avec Tess,
alors tu lui as sûrement rendu service.
Il ne me croyait pas. Il n’en avait rien à faire, en fait. J’étais ahurie, trop
estomaquée pour me justifier.
Mario ne me jugeait pas, mais il était persuadé que j’avais couché avec
Lorick, en couple avec Tess, le soir du Nouvel An. Si j’essayais de le
convaincre du contraire, j’allais passer pour la fille qui n’assumait pas, et
si je me taisais, il conserverait la même vision de moi. J’étais dans un
entre-deux très désagréable et je ne savais pas comment réagir.
— Tu as un copain maintenant ? a enchaîné Mario.
Secouée, j’ai laissé quelques secondes s’écouler avant de répondre. Il
attendait patiemment, me regardant de ses yeux bleus.
— Non.
— Tu as raison, on est trop jeunes pour se caser ! Autant s’amuser et
profiter de la vie.
Il a ri à gorge déployée et s’est resservi un verre de champagne. La
bouteille que nous avions subtilisée était presque vide, et je n’ai pas refusé
quand il a vidé le fond qui restait dans ma coupe. Au point où j’en étais,
j’avais bien besoin d’un peu de courage alcoolisé.
— Je n’ai pas vraiment envie de profiter dans ce sens-là, ai-je fini par
préciser.
J’ai bien vu que ma déclaration ne l’intéressait pas. Il ne voulait pas
changer l’opinion qu’il avait de moi. Il pensait qu’on se ressemblait, que
j’avais les mêmes envies que lui, c’est-à-dire jongler de flirt en flirt. Et que
je me foutais des rumeurs. Honnêtement, j’aurais préféré que ce soit le cas.
J’aurais préféré enchaîner les conquêtes sans attaches et bien le vivre,
plutôt que ne pas savoir draguer et être aussi sensible à ce que les autres
pouvaient dire sur moi.
Cette dernière coupe fut celle de trop. Au fur et à mesure que les bulles
de champagne chatouillaient ma gorge, j’étais de plus en plus insouciante
et mes soucis s’envolaient. Je rigolais aux blagues beaufs que Mario faisait
à propos du caviar, et quand il m’a proposé de monter à l’étage pour
chercher de l’alcool plus fort, je n’ai pas refusé. Au contraire, j’étais même
plutôt enthousiaste. C’était tellement agréable de me sentir aussi légère, je
voulais continuer à ressentir cette plénitude. La réalité reviendrait bien
assez vite.
Nous sommes entrés dans un bureau, parce que Mario a prétexté que
c’était toujours là que les bonnes bouteilles étaient planquées. Cette
atmosphère m’a désagréablement rappelé ma rencontre avec Lorick.
Heureusement, nous avons rapidement trouvé une bouteille et nous sommes
sortis comme des voleurs. En gloussant, nous nous sommes ensuite cachés
dans une des chambres à côté. Après quelques gorgées bues directement au
goulot qui m’ont arraché la gorge, je me suis affalée sur le lit et le matelas
a rebondi sous mon poids. Mes sensations étaient multipliées par dix et cela
m’a semblé être la meilleure attraction de tous les temps.
— Ce lit, c’est de la bombe ! me suis-je exclamée beaucoup trop fort.
Mario m’a suivie dans mon jeu et s’est laissé tomber lui aussi sur le
matelas. Peu à peu, ma respiration s’est calmée tandis que je contemplais
le plafond. Mario s’est tourné vers moi et je l’ai senti se rapprocher. Il a
posé une main sur mon ventre et a avancé sa bouche vers la mienne. Je l’ai
laissé faire, au début. Il m’a embrassée maladroitement, ce n’était pas un
baiser très agréable, puis il a voulu glisser sa langue entre mes lèvres mais
je me suis écartée.
— Non, Mario. J’ai pas envie.
Il a grommelé un « comme tu veux » et s’est de nouveau allongé sur le
dos. C’est là que j’ai commencé à me sentir mal. J’étais allongée sur un lit,
stable, et pourtant j’avais l’impression de tomber dans le vide. La pièce a
tangué autour de moi et j’ai été prise de vertige. Mes paupières étaient
lourdes mais j’avais le tournis dès que je les fermais.
Je ne me sens pas bien…
J’ai voulu prononcer ces mots à voix haute, mais j’étais soudainement
trop faible pour parler. Je me suis tournée sur le côté, posant ma tête au
bord du lit, quand une envie de vomir m’a tordu l’estomac.
J’ai senti le corps de Mario se rapprocher de moi. Suffisamment pour
qu’il se retrouve collé contre mon dos. J’ai voulu le repousser mais mes
membres ne répondaient pas.
La main de Mario s’est posée sur ma hanche. J’ai bougé faiblement pour
qu’il me lâche, mais il n’a pas semblé comprendre. Les doigts de son autre
main ont dégagé ma nuque, et sa bouche dégoûtante a déposé des baisers
mouillés dans mon cou.
Je tremblais comme une feuille, je respirais trop fort, mais il ne s’arrêtait
pas. Sa main a quitté ma hanche et est descendue jusqu’à frôler mes fesses,
avant de les agripper franchement. Là, j’ai sursauté et j’ai lâché un
gémissement. Ça ne pouvait pas ressembler davantage à un gémissement de
peur et de douleur, mais il n’a pas dû l’interpréter de la sorte puisque j’ai
senti une bosse se former contre moi, au niveau de son pantalon.
Des larmes silencieuses roulaient sur mes joues et je n’avais jamais été
autant paniquée. Je me sentais complètement impuissante.
— Arrête…
J’avais trouvé assez de force pour parler. Je savais qu’il m’avait
entendue, puisqu’il m’a répondu :
— C’est bon, détends-toi…
J’avais peur. J’étais tétanisée. Je me doutais de ce qui allait suivre et
j’étais en proie à une terrible nausée.
C’est quand il a glissé sa main sur mon ventre puis sous l’élastique de
ma jupe que j’ai fini par vomir. Mon estomac s’est vidé sur le carrelage, des
spasmes me traversaient tout le corps et cela a eu pour effet de dégoûter
Mario. Il s’est immédiatement éloigné en lâchant un « c’est dégueulasse »
avant de descendre du lit. Il a remis sa chemise en place et s’est tiré, j’ai
entendu la porte claquer derrière lui.
J’étais dans un état lamentable et des larmes continuaient de couler le
long de mes joues. Cette sensation de flotter tout en étant lourde me
rappelait le réveil d’une anesthésie générale.
Je m’assoupissais à moitié, sans arrêter de pleurer, et sans que la peur
cesse de me tordre les entrailles. Je ne saurais dire combien de temps s’est
écoulé, mais quelqu’un a fini par me trouver. C’était Louane, la sœur de
Mario. Elle s’est approchée de moi, paniquée, et s’est arrêtée net devant la
flaque de vomi sur le sol.
— Mon Dieu, Héloïse…
Se hissant sur le lit, elle a retiré sa veste et l’a serrée autour de mon
corps. Tout en me frictionnant le dos, elle m’a chuchoté des mots rassurants
à l’oreille avant de m’aider à me redresser.
Elle s’est occupée de moi comme elle le pouvait. Elle m’a aidée à
marcher jusqu’à la salle de bains et m’a nettoyée avec une serviette et de
l’eau froide. Elle m’a ensuite étalé du dentifrice sur le doigt pour que je me
nettoie les dents. Tout le long, elle affichait un air coupable. Je crois qu’elle
se doutait que son frère n’était pas innocent dans l’histoire. Elle le
connaissait bien.
Une fois calmée et après avoir retrouvé un rythme cardiaque normal, je
lui ai expliqué ce qu’il s’était passé. Elle s’est confondue en excuses.
— Je ne sais pas quoi te dire, Héloïse. Il n’a pas l’habitude qu’on lui
dise non et se montre souvent irrespectueux avec les filles qu’il convoite. Il
est jeune et con, complètement imbu de sa personne depuis qu’il a
découvert qu’il pouvait plaire.
J’ai essayé de lui sourire mais je n’ai réussi qu’à afficher un petit rictus
pitoyable. Je lui ai assuré qu’elle n’avait pas à se justifier, que ce n’était
pas sa faute. Je ne savais pas si Mario m’aurait forcée à faire quoi que ce
soit, mais saoule ou pas il aurait dû faire appel au peu de principes qu’il
semble posséder en voyant mon état. Après tout, il avait été assez lucide
pour s’échapper quand j’avais dégobillé dans cette maudite chambre.
Louane avait remarqué dès le début le regard de « chasseur » que Mario
posait sur moi. Et elle avait vu que je ne paraissais pas particulièrement
intéressée. Quand elle a réalisé que nous avions disparu depuis un petit
moment, elle a commencé à s’inquiéter. Et quand elle a vu Mario
redescendre au rez-de-chaussée, seul et bourré, elle s’est doutée que
quelque chose clochait.
J’ai pris le temps de dessaouler un peu avant de retourner en bas.
J’avais toujours du mal à garder l’équilibre, mais Louane était là pour me
surveiller. Entre-temps, ma mère s’était inquiétée et elle m’a engueulée
comme jamais quand je suis redescendue, en me rappelant de toujours
regarder mon portable. Elle était d’autant plus en colère que mon haleine
était chargée d’alcool. Puis, alors que nous quittions le mariage, elle a pris
conscience que quelque chose n’allait pas.
Je n’ai pas pu m’empêcher de me remettre à pleurer dans la voiture. À
chaudes larmes, cette fois, avec d’abominables sanglots qui me secouaient
le corps. Ma mère était complètement désemparée. Elle m’a suppliée de lui
parler, paniquée. Cela faisait quelques semaines qu’elle avait remarqué que
j’étais particulièrement irritable, ce qui est un signal d’alerte chez moi. Elle
s’est même arrêtée sur le bord de la route pour m’inciter à me confier, mais
je suis restée silencieuse, la tête tournée vers la fenêtre. Je me sentais trop
humiliée. Trop sale. Et je connais ma mère, cette histoire l’aurait rendue
malade. Mieux valait pour elle comme pour moi qu’elle ne sache rien.
Alors nous sommes rentrées.
Je me mine depuis une semaine. J’essaie de faire bonne figure, mais ce
besoin de me laver sans cesse, comme pour me purifier des sales pattes de
Mario, ne me quitte pas. Et comme si ça ne suffisait pas, cette humiliation
s’est retournée contre moi.
Louane a parlé à sa mère des actes de son frère, pensant bien faire. Ses
parents ont apparemment été très mécontents et lui ont passé un savon, en
plus de le priver de tous ses loisirs. Il est donc en colère, et persuadé que
tout est ma faute. Il a raconté au lycée que je l’avais chauffé et que, quand
il m’avait donné ce que je voulais, j’étais ravie. Mais qu’ensuite j’avais
voulu recommencer et qu’il avait refusé, ce qui m’aurait vexée et poussée à
raconter des mensonges à sa famille.
Quand j’ai pris connaissance de ces rumeurs, j’étais furieuse. Malgré ma
répulsion à l’idée de revoir Mario, je me suis mise à le chercher partout.
Lorsque je l’ai enfin trouvé, nous avons eu une discussion explosive.
C’était à celui qui crierait le plus fort et nous nous balancions des injures à
tort et à travers.
— Tu sais que ce n’est pas ce qu’il s’est passé ! Je ne t’ai jamais
demandé de me sauter ! Pourquoi tu racontes le contraire ? Tu ne penses
pas m’avoir assez humiliée ?
Après ces mots, il a baissé le ton et s’est rapproché de moi. Son souffle
sur mon visage m’a donné des frissons d’horreur, et j’ai dû fermer les yeux
pour supporter sa présence.
— C’est ta faute, Héloïse. Tu as raconté des mensonges à ma sœur et
maintenant mes parents me détestent. Je ne fais que te rendre la monnaie de
ta pièce.
Les yeux chargés de larmes, je l’ai fusillé du regard.
— Je n’ai pas menti ! Tu as osé me toucher alors que j’étais presque
inconsciente, que je tremblais et que je pleurais. Et tu t’es tiré alors que
j’étais malade !
— Non !
C’est le mot qu’il a crié le plus fort. Toutes les personnes qui ne nous
regardaient pas encore nous ont dévisagés. Il était totalement hors de lui.
Ses narines palpitaient et chaque membre de son corps était tendu au
maximum. J’étais à nouveau effrayée.
— Arrête de jouer les victimes et les vierges effarouchées, bordel ! On en
avait tous les deux envie, tu as passé la soirée à me sourire avec ton air de
séductrice ! Tu le voulais, tu as même gémi comme une salope quand je t’ai
touché le cul !
C’était plus fort que moi, je l’ai giflé. J’y ai mis toute ma peine, ma
honte, ma colère et mon sentiment d’injustice. J’ai entendu des gens autour
de moi me traiter de folle, mais je n’en avais rien à faire. Je fixais cette
ordure de Mario avec toute la haine que m’inspiraient ses actes répugnants.
Quand il m’a à nouveau regardée, la joue écarlate, j’ai cru qu’il allait me
frapper lui aussi. Mais il s’est approché. Lentement. Jusqu’à n’être plus
qu’à quelques centimètres de moi.
— Tu n’as pas idée de ce que tu viens de déclencher.
14. Le hashtag

Héloïse

D es retweets.
Des retweets, encore et encore. Mes notifications explosent.
Je n’arrive pas à réaliser ce qu’il se passe. J’ai lancé ce hashtag sur un
coup de tête il y a deux jours et depuis, je le vois partout. Tout le monde
l’utilise, des gens que je ne connais pas mais qui se sont reconnus dans ces
mots que j’ai tapés sous le coup de la colère.
Au début, seulement quelques connaissances qui me suivent sur Twitter
ont retweeté. Rien de bien incroyable. Mais parmi elles, il y en avait une qui
était suivie par une influenceuse avec un paquet d’abonnés. Cette
influenceuse a retweeté et a elle-même posté un tweet avec ce hashtag.

La dernière fois, à un événement important, j’ai croisé un ex.


Je lui ai fait la bise. Sa copine actuelle, jalouse,
est allée raconter à toutes les personnes présentes à l’événement
que j’étais une pute qui avait couché avec la moitié des invités.
On est dans le même bateau, Héloïse.
#JeSuisUnePute

Je n’y crois toujours pas. Je n’ai apporté aucune réponse à ce tweet, ni à


aucun autre. Je suis encore en train de me demander comment tout a pu se
propager si vite.
J’avais déjà constaté le pouvoir des réseaux sociaux l’année dernière à
mes dépens, quand Tess m’avait traitée de tous les noms après le Nouvel
An. Enragée, elle avait posté un message sur son compte le soir même. Une
fois calmée, elle l’avait supprimé, mais quelques personnes l’avaient déjà
partagé. Des personnes que je ne connaissais même pas mais qui avaient
apparemment éprouvé l’envie de dénoncer mon « acte honteux ». Ils
n’étaient pas beaucoup, mais ça avait suffi pour que tout le monde soit au
courant. Et ensuite sont arrivés ces horribles montages photo, qui ont bien
fait rire…
De mon côté, je n’avais jamais pensé tirer avantage des réseaux sociaux.
Et je suis étonnée de voir le nombre de filles qui se reconnaissent dans mon
mal-être. J’ai reçu beaucoup de messages privés de la part de lycéennes qui
se sont retrouvées dans ma situation. D’autres compatissaient parce qu’elles
aussi s’étaient déjà fait insulter de la sorte, sans que ce soit de manière
récurrente. À ça non plus, je n’ai pas répondu. Si je le fais, j’ai peur qu’on
me désigne comme la meneuse d’un mouvement ou je ne sais quoi, et je
n’en ai pas envie. J’ai créé un truc. Sur un coup de tête. Un truc peut-être
éphémère et sans grand impact au final, mais un truc quand même.
Assise sur mon lit, je parcours les tweets qui utilisent mon hashtag. Tous
sont sarcastiques et se moquent de cette insulte. Certains me font sourire.
Jusqu’à ce que je tombe sur une réponse à mon tweet de départ :

Toujours en train de jouer les victimes, hein, Héloïse ?


Tu ne changes pas, décidément.

Ce tweet aurait pu me passer au-dessus, ce n’est qu’une goutte d’eau à


côté de tout le reste, mais il vient de Mario Vinel. Ce mec parvient à me
blesser plus que n’importe qui, il le sait et il en joue encore une fois en
frappant là où ça fait mal. Une vague de sentiments désagréables chemine le
long de mon corps et je réprime une nausée soudaine.
— Héloïse ? Quelqu’un est là pour toi.
Je détache les yeux de mon écran et regarde ma mère, sur le seuil de ma
chambre, en tentant de masquer mon malaise. Ce n’est qu’une pique de
Mario, Héloïse. Ce n’est pas comme s’il t’avait touchée physiquement.
— Qui ça ?
— Un jeune homme…
Interpellée par sa moue suggestive, je décroise mes jambes et me lève.
Roméo apparaît dans l’entrebâillement de la porte et m’adresse ce petit
signe de la main ridicule qu’il affectionne particulièrement.
— Je vous laisse, glisse ma mère avec un sourire avant de se retirer.
Les bras croisés, j’observe Roméo. C’est la première fois qu’il vient ici.
En rentrant de la soirée de Lina, on s’était séparés juste devant mon
immeuble, mais il n’y est jamais entré.
— Je crois qu’il est temps qu’on parle de ça.
Roméo me montre l’écran de son portable, sur lequel j’aperçois en gros
plan la série de posts comportant le hashtag « je suis une pute ».
Je soupire et me laisse retomber sur mon lit, les mains sur les cuisses.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— Moi non plus.
Il vient s’asseoir à côté de moi. Je me fais violence pour ne pas recoiffer
l’épi qui dépasse de ses cheveux en bordel. Ce geste lui ferait trop plaisir, et
je n’ai pas oublié sa petite farce à la soirée de Lina. Me faire languir pour
un baiser sans rien me donner au final, c’était vraiment petit. Je compte bien
jouer avec lui, moi aussi.
— Et dire que j’ai voulu t’empêcher de faire ça… Heureusement que tu
ne m’as pas écouté !
— Tu trouves que c’est une bonne chose ? dis-je, surprise.
Il tourne ses grands yeux vers moi et me dévisage comme si je venais de
dire une absurdité.
— Héloïse, tu plaisantes ? C’est génial, ce qui est en train de se
produire ! Toi qui souffrais du fait que personne ne t’écoutait… Des
centaines d’inconnus sont disposés à entendre ce que tu as à dire et à le
partager, à présent. Ça ne te rassure pas de voir toutes ces personnes qui
vivent la même chose que toi ?
— Si, évidemment. Mais…
Roméo prend mes mains dans les siennes et les presse affectueusement.
Normalement, c’est le genre d’attention de sa part qui me donne tout de
suite plus de courage, mais pas cette fois. Mon corps, au lieu d’apprécier
son contact, se remémore les mains de Mario. De la bile remonte dans ma
gorge et je retire précipitamment mes mains. Roméo me scrute un instant,
perdu, mais n’insiste pas davantage.
— Je me doute que cette situation te fait flipper, reprend-il. Mais ce serait
vraiment con de ne pas en profiter pour dire ce que tu as à dire, avec
l’assurance d’être soutenue. En plus, avec ce hashtag, tu n’as touché que les
filles qui se sont retrouvées dans ta situation, et elles sont déjà nombreuses.
Mais je sais que ce que tu veux dénoncer, toi, c’est le jugement en général,
peu importe qui ça touche et comment. Tu pourrais réussir à atteindre toutes
ces personnes mal dans leur peau qui vivent dans le jugement quotidien,
que ce soit sur leur physique, leur façon d’être, leurs différences… Tu
pourrais créer une communauté de gens qui se comprennent. Tu pourrais en
aider certains.
Sa tirade me coupe le souffle. Non pas car je n’avais pas pensé à tout ça –
j’ai retourné le sujet dans tous les sens –, mais parce que je suis sidérée par
la fougue qu’il met dans ses paroles et l’espoir contenu dans ses yeux. Il y
croit vraiment. Alors qu’il n’est même pas concerné, mais il est sensible à
ce qui se passe autour de lui. Je ne l’aurais jamais deviné à notre rencontre,
il est plein de surprises.
— Je crois que tu me surestimes, Roméo. Je n’arriverai pas à toucher
autant de monde.
— Je suis sûr que si. Je t’ai entendue parler de ce que tu vis, même
brièvement, et tu as su parfaitement capter mon attention. Tu m’as
convaincu de te croire en quelques mots. J’ai aussi vu la façon dont tu
retranscris tes émotions sur le papier, et c’est poignant, vraiment. Tu sais
t’exprimer, et je suis persuadé que tu sauras faire en sorte qu’on t’écoute.
Pour appuyer ses paroles, il pose sa main sur ma cuisse. Sa paume
remonte lentement alors que son regard est toujours planté dans le mien.
— C’est le combat que tu attendais.
Je n’arrive plus à me focaliser sur ce qu’il me dit. Ma concentration est
dirigée sur sa main, trop haute, trop oppressante, comme la main
répugnante de Mario. Je ne distingue plus Roméo devant moi, envahie par
les souvenirs douloureux que je partage avec ce connard de Mario Vinel.
Je recule brusquement sur mon lit, mes mains appuyées derrière mon dos,
sur le matelas. Mon cœur bat fort et j’ai chaud. Beaucoup trop chaud.
— Tout va bien ? demande Roméo, dérouté.
— Tu devrais t’en aller.
— Quoi ?
— J’ai besoin d’être seule pour réfléchir à tout ça. Va-t’en.
Je ne veux pas qu’il me voie dans un tel état de vulnérabilité. Ce tweet de
Mario me trouble plus que je ne le voudrais et je vais certainement repenser
à cette soirée pendant un moment. Mieux vaut que j’évite de voir Roméo
durant ce laps de temps.
— Pardon ? Putain, Héloïse, arrête de me rejeter quand ça te prend ! Je
fais tout pour t’aider et toi, en contrepartie, tu continues à être exécrable !
— C’est pour ça que tu ferais mieux de t’en aller.
Ahuri et profondément énervé, Roméo se lève avec un regard noir. Je
comprends que je viens de perdre son soutien.
— C’est ça, débrouille-toi toute seule.
Il claque la porte derrière lui, ce qui va à coup sûr alerter ma mère. En
plus des regrets que je vais ressentir suite à cette dispute, je vais donc
également devoir supporter ses questions inquisitrices sur cet éclat entre ce
« jeune homme » et moi. C’est bien ma veine.
En m’allongeant sur mon lit, je réalise que tout le monde peut voir la
réponse de Mario. Y compris Roméo. Il va faire le lien, c’est sûr, et vu
comme il est doué pour se mêler de ce qui ne le regarde pas, il va faire en
sorte d’avoir des échos sur Mario et moi. Encore une fois, je ne veux pas
qu’il entende une autre version avant la mienne. Et je veux qu’il sache que
mon rejet d’aujourd’hui n’était pas dû à lui. J’aimerais qu’il me pardonne
sans que j’aie besoin de m’excuser, simplement parce qu’il me comprend.
Car il est mon seul véritable pilier dans cette histoire, le seul qui semble
posséder cette capacité.
Il n’y a qu’un seul moyen. Je soupire bruyamment en regardant le cadre
au-dessus de mon lit, puis je me redresse et décolle légèrement le tableau du
mur. J’en sors mon journal de bord, que je me suis mise à cacher depuis que
Roméo est tombé dessus.
Je le feuillette jusqu’à arriver au passage qui m’intéresse. J’arrache les
pages qui concernent Mario avant de les mettre dans mon sac de cours pour
être sûre de ne pas les oublier lundi, jour de la rentrée. Rester fâchée avec
Roméo jusque-là ne me plaît pas tellement, mais je n’ai pas d’autre
solution.
C’est une partie de ma vie beaucoup plus douloureuse que l’histoire du
Nouvel An. Le genre de chose que j’essaie d’enfouir tout au fond de moi en
espérant oublier. Mais je ne veux plus être la victime de mes souvenirs, et
de ce qu’on m’a fait subir.
Est-ce que je suis prête à dévoiler cette partie de ma vie à Roméo ?
Je crois que oui. Car j’ai beau essayer de me voiler la face, je sais que je
tiens à lui, énormément. Il m’apporte ce soutien dont j’ai tant manqué, et si
je veux l’avoir à mes côtés, il faut qu’il sache pourquoi il se bat.
15. La reprise

Roméo

J ’enfile mon manteau, prêt à partir. Je me suis remis à apprécier les


vacances scolaires comme n’importe quel lycéen, et l’idée de reprendre
les cours après deux semaines de vacances ne me ravit pas. Bien que
dans mon cas, il s’agisse plutôt de reprendre la mission…
Je jette un œil à la série de photos sur mon bureau. La gorge nouée, je les
fais glisser entre mes doigts et j’observe le visage doux de Vanessa. Ce sont
des photos que nous avions prises dans un photomaton au début de notre
relation. Quand nous étions encore des adolescents insouciants et que je me
demandais tous les jours comment une fille comme elle pouvait avoir jeté
son dévolu sur moi.
J’ai ressorti ces clichés après notre rupture sans pouvoir me résoudre à
les jeter. Je sais que c’est ce que je devrais faire : effacer toute trace d’elle
maintenant qu’elle n’a plus sa place dans ma vie. Je dois me montrer
professionnel, puisque j’ai décidé de dédier ma vie à mon travail, et faire
passer mes amours au second plan. Mais je ne peux pas jeter cinq ans de ma
vie à la poubelle. Ce serait réduire notre histoire à un petit geste
dédaigneux, comme si elle n’avait pas d’importance, alors que Vanessa
représente tout ce qu’il y a d’essentiel à mes yeux. Ce serait lui manquer de
respect, à elle qui m’a aimé comme personne, jusqu’à faire passer son
propre bonheur après le mien.
Je suis du genre à trouver ridicules les phrases bateaux que l’on trouve un
peu partout sur Internet, telles que « C’est quand on perd quelqu’un qu’on
se rend vraiment compte de sa valeur ». Mais pour le coup, je réalise
qu’elles possèdent une part de vérité. Je redoutais de perdre Vanessa mais je
ne m’étais pas préparé à un tel vide dans mon cœur. Ma seule échappatoire
a été l’agitation provoquée par le tweet d’Héloïse, mais vu comme celle-ci
m’a rejeté l’autre jour, j’ai eu envie de prendre un peu de recul sur cette
mission. Moi qui pensais qu’on avait dépassé le stade de l’attitude « garce
impulsive », j’ai été bien surpris qu’elle sorte à nouveau les griffes. Héloïse,
malgré ce que je découvre sur elle, demeure bien une énigme difficile à
résoudre.
Je rejoins Barbara, qui m’attend dans l’entrée, et nous sortons tous les
deux.
Une fois au lycée, je déambule dans les couloirs en attendant la sonnerie.
Devant la salle de cours, je tombe sur Carla qui s’arrête devant moi avec un
grand sourire.
— Roméo ! Je voulais justement te parler : j’ignorais que tu dessinais !
Je me doutais qu’elle chercherait à en discuter avec moi. Le père de Carla
donne des cours de dessin libres, auxquels on peut assister selon nos envies
et nos disponibilités. Avant-hier, je me suis retrouvé là-bas un peu par
hasard, après avoir vu une petite annonce à ce sujet sur le tableau
d’affichage du lycée. Je n’avais pas fait le rapprochement et je ne savais pas
qu’il s’agissait du père de Carla. Cela faisait un moment que je n’avais pas
dessiné, mais j’en avais soudain ressenti le besoin. Carla n’a pas assisté au
cours mais elle est venue déposer du matériel pour son père à un moment. Il
l’a présentée comme « la fille la plus casse-pieds du monde », et Carla a
levé les yeux au ciel avant qu’il ne l’embrasse sur la joue. Elle m’a
vaguement souri mais n’est pas restée.
— Ça m’arrive parfois. Le cours de ton père était sympa.
— Il est vraiment passionné et il aime le partage.
— Ça se sent.
Carla coince une mèche de cheveux derrière son oreille tandis que ses
yeux nuageux me sourient. Je n’ai jamais été insensible à son charme
ensorceleur, et je pense que personne ne peut l’être. Mais ce qu’elle dégage
la plupart du temps me donne personnellement envie de fuir à toutes
jambes. C’est la première fois que je discute avec elle sans avoir cette
désagréable impression que ses mots mielleux cachent de mauvaises
intentions. Pour une fois, elle paraît totalement naturelle et désintéressée.
— Je dessinais beaucoup à une période, c’était ma façon de m’évader,
m’apprend-elle. Et puis je ne sais pas trop ce qui s’est passé… J’ai perdu
l’envie.
— C’est dommage. Tu ne sais pas d’où c’est venu ?
— Trop de déceptions, probablement.
Mon attention est détournée quand j’aperçois Héloïse qui vient d’arriver
et qui s’appuie sur le mur à côté de la salle. Nos regards se croisent. Je lis
dans le sien que me voir discuter avec Carla ne la ravit pas. Mais ce n’est
pas de la jalousie, ni de l’agacement : plutôt de la peine.
Je me détourne rapidement avant de me laisser attendrir. C’est peut-être
idiot, mais je n’ai pas encore digéré son rejet de la dernière fois. Je lui ai
fait part de mes pensées les plus sincères, et elle m’a viré, choisissant
encore une fois la voie la plus facile.
Carla, voyant que je ne suis plus tout à fait attentif, se retourne et repère
Héloïse. Quand ses yeux reviennent sur moi, elle ne semble plus aussi
détendue qu’il y a quelques secondes.
— Tu ne vas pas lui dire bonjour ?
— Non.
Je n’ai pas envie de développer, ça ne la regarde pas.
Elle ne comprend visiblement pas qu’elle s’engage sur une pente
glissante, puisqu’elle insiste :
— Tu n’es pas d’accord avec son buzz sur Twitter, c’est pour ça que tu
t’éloignes d’elle ?
— Rien à voir.
— En tout cas, tu devrais lui conseiller d’arrêter tout ça.
Je plisse les yeux, sur la défensive. Le discours de Carla me plaît de
moins en moins.
— Pourquoi je devrais lui conseiller d’arrêter un mouvement de soutien
et d’entraide entre des personnes qui se pensaient seules jusqu’ici ? Ça ne
peut être que positif.
— Parce que son petit coup d’éclat agace aussi beaucoup de monde. Ça
risque fort de lui retomber dessus.
Je m’assombris aussitôt. J’avance d’un pas, la dominant de toute ma
hauteur, et je lui demande aussi calmement que possible :
— C’est une menace ?
Elle ne cille pas. Son regard n’exprime aucune émotion et c’en est limite
flippant.
— Prends-le comme tu veux, mais j’appellerais plutôt ça un
avertissement. Héloïse se fait encore une fois passer pour une victime et
c’est exaspérant.
Je fais mon possible pour ne pas élever la voix et rester impassible, parce
que le contraire lui ferait trop plaisir. Carla est très intelligente et sait
frapper où ça fait mal, ce qui est un cocktail dangereux pour une personne
aussi manipulatrice.
— C’est la victime de l’histoire et tu le sais mieux que personne. C’est
toi qui es allée chercher Lorick, ce soir de Nouvel An. Tu as très bien vu
qu’Héloïse et lui n’étaient pas près de coucher ensemble, et pourtant tu as
répété le contraire. Tu as inventé ces mensonges pour lui nuire.
Dans un premier temps, elle semble surprise, presque désemparée. Elle
ne s’attendait sûrement pas à ce que je sois au courant de cette histoire, et
encore moins des détails.
— Ce n’est pas moi qui ai raconté tout ça, c’est la copine de Tess avec
qui j’étais.
— Mais tu connaissais la vérité ! Tu aurais pu atténuer ces rumeurs, peut-
être même les faire cesser, mais tu as choisi de te taire. Ça te rend aussi
coupable que les autres.
— Oh, pauvre petite Héloïse ! Je n’ai rien dit, mais Lorick et elle étaient
très proches quand on les a trouvés. Habillés, certes, mais on ne sait pas ce
qu’il s’est passé ensuite, puisque Lorick n’est pas descendu tout de suite. Et
Héloïse savait parfaitement qu’il avait une copine qui l’attendait, à ce
moment-là.
Je ne trouve pas les mots pour exprimer mon dégoût. Je n’ai même plus
envie de gaspiller ma salive pour lui démontrer à quel point son
argumentation est absurde et minable.
C’est une joie d’entendre la sonnerie, pour une fois. Je vais être
débarrassé de cette vipère et j’espère ne pas la recroiser de sitôt. Elle s’en
va sans un mot, le pas léger.
La prof de philosophie nous fait entrer en classe. C’est la seule à qui je
souris, je l’aime bien. Ses cours sont intéressants et il y a quelque chose de
captivant dans sa façon de parler.
Je m’assois à ma place ordinaire et là, surprise : Héloïse s’installe à côté
de moi, ce qu’elle n’avait encore jamais fait. Sans un regard vers moi, la
tête baissée. Elle semble nerveuse. Elle sort ses affaires sans un mot, et je
ne peux empêcher un sourire de naître sur mon visage.
C’est à ce moment-là que je croise le regard de la prof. Elle nous regarde
de biais, Héloïse et moi, l’air attendri. Elle tourne ensuite rapidement la
tête, sûrement parce qu’elle sent que son inspection me met mal à l’aise.
Nous reprenons le cours sur la notion du Sujet, et je me retrouve
rapidement penché sur ma feuille, le poignet en feu à force de prendre des
notes. Je jette un œil à Héloïse. Les cheveux ramenés sur le côté, elle
m’expose la moitié de son visage et je distingue ce grain de beauté qu’elle a
sur la joue droite. Depuis que je l’ai embrassée, je n’arrête pas de me dire
qu’elle est belle. Pourtant, ce n’est pas forcément ce que j’avais noté au
début ; je la trouvais mignonne, mais son comportement cassait tout son
charme. Elle m’apparaît sous un nouveau jour aujourd’hui.
Je détourne la tête avant qu’elle ne me surprenne en train de la dévisager.
Ce serait lui faciliter la tâche, et je tiens à avoir des excuses de sa part
concernant la façon dont elle m’a parlé la dernière fois.
À un moment donné du cours, un élève intervient :
— Mais madame, on peut être naturellement colérique. Personnellement,
si je sais qu’un de mes amis est de nature colérique, je vais lui pardonner
plus facilement un de ses éclats.
Contre toute attente, une main inhabituelle se lève. Le visage de la prof
s’éclaire en voyant Héloïse participer, et je trépigne d’impatience
d’entendre son avis sur la question.
— Oui, Héloïse ?
— Je ne pense pas qu’on puisse être de « nature » colérique. Je veux dire,
oui, cela peut-être un de nos traits de caractère, mais c’est quelque chose
qu’on peut combattre. C’est trop facile de s’excuser en disant « telle chose
est dans ma nature ». C’est une façon de se déresponsabiliser. Moi par
exemple, je sais que je suis impulsive et que je peux facilement blesser les
autres. Pourtant, je ne dis pas que c’est dans ma nature, parce que je ne
pense pas que j’ai toujours été comme ça. Et surtout, je sais que je peux
faire en sorte de l’être moins, avec de la volonté. Les personnes qui
subissent cet aspect de moi méritent des excuses, et que j’assume
pleinement ma part de responsabilité.
Héloïse rougit à la fin de sa tirade et rive ses yeux sur sa feuille pour
éviter de croiser le regard des élèves. Parler d’elle ainsi devant trente-cinq
personnes n’est pas aisé, je le sais. Je peux sentir sa vulnérabilité d’ici.
Elle l’a fait pour moi. C’est sa façon de s’excuser et putain, je suis
tellement heureux qu’elle l’ait fait d’elle-même que j’ai soudain envie de
l’enlacer. Mais ce n’est pas mon genre, et ce serait étrange et déplacé,
surtout en plein cours.
La prof reprend la piste qu’Héloïse a lancée en apportant davantage de
précisions. Pendant ce temps, je me penche vers ma voisine.
— Tu es pardonnée.
Elle esquisse un sourire et ose enfin me regarder. J’admire ses yeux
étonnants. Le soleil fait ressortir les taches dorées de ses iris, que j’aime de
plus en plus, et donne à leur couleur marron clair des nuances jaunes.
— Tu ramènes vraiment tout à toi, hein. Tout ne tourne pas autour de ta
petite personne.
Je ris en me rappelant que je lui ai répété des phrases de ce style plusieurs
fois. Elle sourit de plus belle en se mordant la lèvre. Chaque démonstration
d’affection de la part de cette fille, explicite ou non, me touche en plein
cœur et, bordel, je ne m’explique pas cette influence qu’elle a sur moi.
— En l’occurrence, je sais que j’avais un rapport direct avec ta tirade –
qui était très juste, d’ailleurs. J’aime de plus en plus ce que je découvre
derrière tes nombreuses couches de protection.
— Il en reste encore, je te préviens. Et je ne compte pas te faciliter le
travail pour toutes les retirer.
— Je vais peut-être me rabattre sur tes couches de vêtements, alors, ce
sera probablement plus facile.
Elle éclate de rire et place aussitôt une main sur sa bouche, se rappelant
où nous sommes. Nous ne parlons plus jusqu’à la fin du cours, nous
contentant d’échanger quelques regards amusés.
Alors que je range mes affaires, peu ravi de devoir aller en cours de
maths, Héloïse me bloque le passage. Elle regarde autour d’elle avant de me
tendre des feuilles de papier. Ses yeux ont une intensité particulière quand
elle me dit :
— Lis-les jusqu’au bout quand tu seras seul, s’il te plaît.
Incrédule, je les attrape et les range dans mon sac tandis qu’elle me
demande de m’assurer que personne d’autre ne tombe dessus. Elle
commence à me stresser.
— Et ne trahis pas ma confiance, ajoute-t-elle avant de sortir de la salle
en vitesse.
Je dois attendre l’heure du déjeuner pour me retrouver seul, et c’est un
vrai supplice de me retenir de lire ces feuilles qu’Héloïse m’a données. J’ai
pu apercevoir les mots griffonnés dessus et j’ai reconnu son écriture
familière, ce qui me laisse à penser que ce sont des pages de son journal.
Bon sang, elle me fait vraiment confiance pour me confier ses pensées les
plus intimes. Et soudain, je ne suis plus sûr de le mériter. La culpabilité
s’insinue lentement dans mes veines, parce que je sais que je ne suis pas
honnête avec elle. Je lui mens sur qui je suis, elle ne sait rien de moi, je ne
peux rien lui avouer. Je ne suis pas qui je prétends être et en même temps,
j’ai le sentiment d’être complètement moi-même quand je suis auprès
d’elle. Je me rassure en me disant que si je dois lui cacher tant de secrets,
c’est pour son bien. Cette mission commence enfin à être un succès.
Héloïse a besoin de s’exprimer, de laisser sortir toutes les injustices qu’elle
subit, et surtout qu’on la suive. Je suis là pour la soutenir et l’encourager
afin qu’elle n’ait plus peur des représailles. Elle ira mieux après ça. À ce
moment-là, eh bien… Je m’en irai.
Assis par terre derrière un bâtiment dans un coin isolé, je déplie les
feuilles. Je lis les pages de son journal d’une traite, sans m’arrêter, et j’ai
l’impression d’être épuisé à la fin de ma lecture.
J’ai la nausée. Mon estomac est brouillé et j’ai mal au cœur. Je n’arrive
pas à croire que les premières mains qui se soient posées sur Héloïse soient
celles-là. Ce mec me répugne. J’ai envie de partir à la recherche de tous les
Mario des environs pour trouver celui qui a fait ça et le briser en deux pour
avoir lui-même abîmé une jeune fille qui n’avait rien demandé. C’est la
première fois que je ressens l’envie viscérale de faire du mal à quelqu’un,
car il a violenté Héloïse de la pire des manières.
La sonnerie retentit et je suis forcé de me rendre en cours. Je me sens un
peu étranger à toute l’agitation dans les couloirs, comme sonné. En cours
d’anglais, je m’assois à côté de Victor comme à chaque fois. Mais lui,
contrairement à son habitude, ne me sourit pas et garde la tête droite. Je sais
qu’il a du mal à digérer le fait qu’Héloïse et moi soyons proches alors qu’il
la désire toujours, mais je suis bien trop ébranlé pour y accorder de
l’importance. Il n’a aucune idée de ce qu’a dû endurer toute seule la fille
qu’il convoitait l’an passé. Pas grand monde ne doit le savoir, en fait.
Héloïse entre dans la salle. Elle n’adresse de regard à personne et fonce
au fond de la classe. Elle adopte toujours cette attitude, mais je crois que le
fait de savoir qu’on parle d’elle à cause de son buzz sur Twitter lui donne
encore plus envie de passer inaperçue. Je lui dirai, pour la rassurer, que les
échos que j’ai eus à ce propos étaient tous positifs – excepté Carla et ses
menaces, mais ça ne compte pas. Les gens sont enfin disposés à l’écouter,
dommage que ce soit si tard.
Je tourne la tête pour l’observer. Elle ouvre son cahier et la prof débute le
cours. Elle finit par sentir mon regard peser sur elle, et je capte enfin le sien.
Voir mon expression décomposée doit lui faire un choc, puisque ses lèvres
se détachent. Je me perds dans ses yeux, comme si la regarder avec sincérité
maintenant pouvait rattraper l’humiliation qu’elle a subie quelques mois
plus tôt. Elle doit comprendre que j’ai lu les pages de son journal parce
qu’elle tente un sourire rassurant, mais ce n’est pas très réussi. Je lui en
retourne un qui ne doit pas avoir meilleure mine.
— Dis-moi au moins que tu es sincère, chuchote soudain Victor à côté de
moi.
— À propos de quoi ? je réponds, sans quitter Héloïse des yeux.
— Avec Héloïse. Je sais ce que ça fait d’avoir des sentiments pour elle et
j’espère que tu es sincère, que tu ne joues pas avec elle. Même si je suis
forcé d’admettre qu’elle va mieux depuis que tu es entré dans sa vie.
— Exactement. Et ça continuera à aller mieux.
Le cours passe à une lenteur insupportable. Héloïse et moi ne cessons pas
d’échanger des regards, discrets ou non. En sortant de la salle, je l’attrape
par la main et l’attire derrière moi dans les couloirs. Je me dirige vers la
cage d’escalier d’un bâtiment que personne n’emprunte jamais, même
pendant les interclasses.
Je m’arrête brusquement après avoir descendu quelques marches et la
plaque contre le mur. Le souffle coupé, elle me dévisage de ses yeux
écarquillés. Une de mes mains est posée à côté de sa tête, l’autre longe son
corps. Je laisse ma respiration haletante se calmer. En plus de ce flot
d’émotions qui m’a submergé, l’adrénaline court dans mes veines.
— Je suis désolé pour ce qui t’est arrivé.
C’est tout ce que je trouve à dire. Qu’est-ce que je pourrais dire d’autre ?
C’est trop tard, ce connard a déjà baladé ses mains sur son corps sans son
consentement et je ne pourrai rien y changer.
— Ne le sois pas. Tu n’y es pour rien.
De mon index, je frôle sa pommette. Son corps est parcouru de légers
frissons et ses paupières frémissent.
— Si j’ai voulu que tu lises ces pages, poursuit-elle avec difficulté, c’est
pour que tu comprennes. Mario a laissé un commentaire sous mon tweet
pendant les vacances, pas très élogieux. Ça a ravivé de vieux sentiments et
tu es arrivé à ce moment-là. Je ne voulais pas me montrer si froide avec toi,
mais je ne cessais de visualiser ses mains à la place des tiennes…
Tout est plus clair, à présent. Ça me tue de voir son regard hanté se teinter
de douleur. J’aimerais pouvoir lui voler ce mauvais souvenir.
— Je ne pensais pas que c’était possible de haïr à ce point quelqu’un
qu’on ne connaît pas. Il n’est plus au lycée ?
— Non. Ses parents l’ont envoyé dans un lycée privé où il serait sous
meilleure surveillance.
Je dégage son visage des mèches de cheveux qui lui tombent devant les
yeux. Un froncement de sourcils rend son expression plus dure, et elle
semble soudain soucieuse.
— À quoi tu penses ?
— Il y a des choses à propos de moi que tu ne sais pas. Tu ne connais que
le début de l’histoire… Tu ne me regarderais pas comme ça si tu savais
tout.
— Rien ne pourrait me rebuter.
— Tu n’en sais rien. Je ne suis plus aussi innocente qu’à l’époque…
— Je m’en fous. Je sais que l’image que j’ai de toi est la bonne, et c’est
tout ce qui compte.
Cette phrase doit réussir à la convaincre, parce qu’elle hoche la tête avec
un léger sourire.
Je glisse ma main le long de son bras, sans la quitter du regard, ne
perdant pas une miette de chacune de ses expressions.
— Est-ce que mon contact te rappelle le sien ? Est-ce que tu penses à lui,
là ?
— Non, souffle-t-elle. Je n’ai jamais pensé à quelqu’un d’autre en étant
avec toi, sauf la dernière fois, mais c’est parce que j’étais remuée par trop
de souvenirs.
Je laisse tomber mon front contre le sien. Nos souffles se mélangent, nos
nez se touchent et ma main se fraie un chemin jusqu’à son ventre. Je n’ai
jamais désiré une cible comme je désire Héloïse. Ce n’est pas purement
sexuel, c’est un désir qui mêle affection et besoin. C’est déroutant, comme
sentiment. Et totalement inconnu.
— Je veux effacer chaque trace de son passage sur ta peau…
Taquinant son nez avec le mien, je l’attrape par les hanches. Elle glisse
ses mains dans mes cheveux et me rapproche d’elle. Je ferme les yeux mais,
au lieu de rencontrer sa bouche, je sens quelque chose de mouillé et
visqueux sur mon menton. J’ouvre brusquement les yeux. Elle m’a léché !
Elle m’a léché et elle est morte de rire !
— Putain, mais qu’est-ce qui te prend ? m’offusqué-je en m’essuyant,
dégoûté.
— Je te rappelle que tu m’as refusé un baiser, la dernière fois. Tu as cru
que j’allais céder aussi facilement ?
Plissant les yeux, je la fixe un moment avant de lui lécher toute la joue.
Elle pousse un cri aigu en s’écartant, et c’est ce moment que choisit un type
pour débarquer. Il nous dévisage l’un après l’autre, l’air choqué. Il a une
tête de bébé, il doit être en seconde.
— Elle était trop maquillée, me justifié-je.
Héloïse me donne un coup de coude en riant plus fort. Notre spectateur
fronce le nez de dégoût et fait demi-tour.
Héloïse et moi rejoignons ensuite notre cours suivant, préparés à devoir
aller chercher un billet de retard étant donné que ça a sonné il y a environ
un quart d’heure.

Je rentre chez moi le cœur léger. Non seulement la mission avance bien,
mais en plus je passe de bons moments. Il a fallu du temps pour qu’Héloïse
commence à me faire confiance, mais tout ce travail en valait la peine.
J’en ai la confirmation quand, dans la soirée, je reçois une notification.
Héloïse vient de publier un nouveau tweet.

Je crois qu’il est temps de me présenter.


Je m’appelle Héloïse, j’ai dix-sept ans et la semaine dernière,
j’ai posté ce tweet sur un coup de tête.
Il m’a fallu du temps pour prendre une décision,
mais j’ai décidé de lutter contre le jugement
avec le peu de moyens que je possède.
J’espère que vous déciderez de me suivre.

Puis un autre tweet, dans la foulée :

J’ai aussi pris une décision.


Je voudrais modifier le hashtag #JeSuisUnePute
car seulement une portion d’entre nous peut s’y reconnaître.
Il y a plein d’autres façons d’être jugé et j’aimerais que, désormais,
nous utilisions le hashtag #JeMeriteDEtreJugé.
Le but reste le même :
décrédibiliser avec ironie les remarques qu’on peut recevoir.
Merci de m’avoir écoutée.
Je retweete aussitôt, et je ne suis pas le premier. Des centaines de
retweets arrivent dans l’heure qui suit.
Alors j’envoie un message à Héloïse pour la féliciter.
16. Le journal du lycée

Héloïse

E xceptionnellement de bonne humeur, je me rends chez Roméo avant


d’aller en cours. Ma vie connaît enfin une éclaircie. Je n’ai eu que des
bons retours concernant mon tweet d’hier soir et je suis plus déterminée
que jamais à me faire entendre.
Tout ça, je le dois à Roméo. C’est pourquoi ça me tient à cœur de lui
parler de mon nouveau projet.
Une fois devant la porte de chez lui, je me retrouve à sonner une fois.
Deux fois. Trois fois. Je ne sais pas ce qui l’occupe, mais il met un temps
fou à m’ouvrir, et je ne suis pas vraiment patiente.
Quand il apparaît enfin dans l’embrasure, il est vêtu d’un pull en mailles
et d’un jean serré. Je suis étonnée qu’un accoutrement aussi simple le mette
si bien en valeur.
— Héloïse-avec-un-H ! Que me vaut ce plaisir ?
— Il faut qu’on parle.
J’entre avant qu’il ne m’invite et je me dirige droit vers sa chambre.
Devant la porte, il tente de m’arrêter :
— Non, n’entre pas…
Je l’ignore.
Mes yeux tombent tout de suite sur son lit où se trouve du matériel à
dessin. Crayons, règle, feuilles… Je laisse tomber mon sac par terre et
attrape le croquis qui semble être en cours. Il s’agit d’une sorte de portrait.
Une fille est représentée, la bouche entrouverte, mais son visage est caché
par ses cheveux qui virevoltent devant.
En dessous sont griffonnées quelques lettres : #JeSuisUnePute.
— Je… J’ai dessiné ça comme ça. N’y attache pas trop d’importance…
— C’est moi ?
Je me retourne pour faire face à Roméo, le dessin toujours à la main.
— Je… Non. Enfin…
Il prend une grande inspiration.
— Oui.
Je hausse les sourcils alors que mon corps se réchauffe. Je n’ai jamais
inspiré personne pour la réalisation d’une quelconque œuvre. Et le dessin de
Roméo est tout bonnement magnifique.
— C’est ta force ces derniers temps qui m’a donné envie de dessiner…
C’est bête, je sais.
Il tente de s’emparer du dessin, mais je l’éloigne de lui. Je le regarde
droit dans les yeux et glisse ma main libre derrière sa nuque. Je me hisse sur
la pointe des pieds pour l’attirer vers moi, jusqu’à ce que nos lèvres se
rejoignent. Nos langues se rencontrent, et un feu prend vie dans mon bas-
ventre. Posant le dessin sur le lit, je laisse Roméo me faire reculer jusqu’au
mur le plus proche. Ce baiser est beaucoup moins sage que le premier. Plus
impatient, maintenant que la peur nous a quittés tous les deux. Sa main se
referme sur ma cuisse et j’enroule ma jambe autour de son bassin.
Je jure que je suis sur le point de me liquéfier.
Son corps est entièrement pressé contre le mien et je gémis sans même
m’en rendre compte. Son contact incendie chaque parcelle de ma peau,
mais je ne cherche pas à calmer les brûlures, elles sont bien trop agréables.
J’ai déjà ressenti du désir, mais jamais une telle passion. Et je me rends
bien compte de la différence.
Quand nos bouches se détachent, nos fronts restent collés le temps que
nous reprenions notre respiration.
— Wow, lâché-je spontanément.
Il sourit contre mes lèvres.
— C’est ce qu’elles disent toutes.
— Parce qu’il y en a eu beaucoup ?
— Pas tellement, non. Et toi ?
— Aucun qui soit digne d’un « wow ».
Son sourire s’élargit, et il s’écarte pour mieux me regarder. Des sourires
comme ça, grands et sincères, profondément heureux, Roméo n’en fait pas
beaucoup. Il privilégie son fameux rictus espiègle. Je me sens importante à
l’idée d’être capable d’en provoquer un.
J’entends soudain un bruit dans la pièce à côté. Comme un fracas.
— Tu n’es pas seul ?
— Quoi ?
Son regard s’affole.
— J’ai entendu quelque chose.
— Ça doit être les voisins. Il n’y a personne dans mon appartement. À
part Margaret bien sûr.
— Margaret ? répété-je, agacée.
— Oui, une petite souris trop mignonne qui me rend visite régulièrement.
Ne sois pas jalouse comme ça, ça ne te va pas.
Il me donne une pichenette affectueuse sur le nez et va s’asseoir sur son
lit en me faisant signe de le rejoindre.
— De quoi tu voulais me parler ?
Avec tout ça, j’en avais presque oublié la raison de ma venue.
Je me racle la gorge, prenant un malin plaisir à faire durer le suspense.
— Allez, Hélo, tu sais que je suis loin d’être le roi de la patience.
Mon corps frémit malgré moi. C’est la première fois qu’il m’appelle par
mon surnom.
— Bon. Il existe un journal du lycée géré par un type qui s’appelle
Charly. Presque personne ne le lit parce que la plupart des articles sont à
propos de produits bio, ce qui n’est pas passionnant. Mais je me suis dit
que, peut-être, je pourrais utiliser ce moyen de communication pour publier
des passages clés de mon journal… Retravaillés, bien sûr, ajouté-je en
voyant sa surprise, ils en dévoileront moins sur mes sentiments. Mais ça
racontera cette histoire que tout le monde a suivie de loin, ce sera l’occasion
de parler des rumeurs destructrices et de tout ce qui s’ensuit. Ça sera
probablement plus touchant que des textes impersonnels et bateaux à
propos du harcèlement, et je suis sûre que ça attirera la curiosité, qu’elle
soit inoffensive ou malsaine. En plus, on pourrait relayer les articles sur un
site Internet, de manière à ce que les élèves qui ne sont pas dans notre lycée
puissent y avoir accès également.
C’est grâce à une fille rencontrée sur Twitter que j’ai eu cette idée. On se
ressemble sur beaucoup de points, mais elle est encore plus sarcastique que
moi, ce qui est loin de me déplaire. Lina était sur la réserve quand je lui ai
exposé ce projet puis, devant ma détermination, elle a décidé qu’elle
m’aiderait.
— C’est une super idée, mais il ne faudrait pas que tu crées une
polémique avec ce que tu vas dénoncer. Tu risquerais de te mettre à dos les
gens qui sont cités et qui n’ont pas un rôle très admirable, en plus de
t’attirer les foudres du proviseur.
— J’y ai déjà réfléchi, je ne mettrai pas les noms complets. Je compte
utiliser la deuxième lettre de chaque prénom pour nommer les
protagonistes. Par exemple, Lorick s’appellera O. C’est un système que les
gens pourront finir par découvrir, et de toute façon ceux qui ont suivi les
rumeurs l’année dernière devineront facilement qui sont les différentes
personnes concernées, mais au moins, on ne pourra pas me reprocher de me
venger.
Roméo hoche la tête en jouant avec ma main. Malgré son approbation, je
ne le sens pas complètement serein.
— Tu es sûre de vouloir faire ça ? Même si tu fais en sorte que les
articles soient moins intimes que ton journal, il s’agit quand même de
moments douloureux de ta vie, il est question d’attouchements… Tu te sens
assez forte pour encaisser les conséquences ?
Je déglutis en assimilant chacun de ses mots, qui accentuent cette boule
d’anxiété dans mon ventre.
— J’y ai longuement réfléchi et je crois que oui. Après tout, l’histoire
que je vais raconter, tout le monde la connaît ; mais personne n’a entendu la
version qui s’approche le plus de la vérité. Mario avait raconté des trucs
horribles sur moi et sur ce que je lui aurais soi-disant fait le soir du
mariage… Que j’étais une vraie salope qui adorait sucer, enfin, tu vois…
Je m’empourpre et mon corps est parcouru de frissons de dégoût.
— Je vois, ne te force pas à m’en parler. Je ne veux pas entendre ça, de
toute façon, affirme-t-il d’une voix dure. Tu as raison… On a déjà violé ton
intimité en colportant des rumeurs affreuses sur ta vie sexuelle. Ça pourrait
difficilement être pire.
J’acquiesce piteusement.
Il porte ma main à ses lèvres puis se lève énergiquement.
— Bon, il est temps d’aller s’éclater en cours.
Il tire sur ma main pour m’obliger à me mettre debout et je joue les
poupées désarticulées dans ses bras pour montrer mon peu d’enthousiasme.
Une main calée dans mon dos, il me maintient debout alors que je ferme les
yeux en faisant semblant de dormir.
— Et voilà que tu défailles déjà dans mes bras. Ça a été trop facile de
t’avoir.
— C’est ton haleine, elle vient de me faire tomber dans les pommes.
Je m’extirpe de son étreinte avec un sourire joueur, puis je cale mon sac
sur mon dos et attrape son dessin que je veux absolument conserver.
— Pourtant, mon haleine n’avait pas l’air de te déplaire quand ta langue
est allée chercher mes amygdales, il y a quelques minutes, remarque Roméo
en enfilant sa veste en cuir.
Je me fais violence pour ne pas le reluquer ouvertement en le voyant dans
ce vêtement un peu trop sexy.
— C’est une haleine à retardement, les effets mettent du temps à arriver.
Avec un sourire en coin, il me rejoint devant la porte de sa chambre.
— Une haleine à retardement, hein ?
Sans prévenir, il embrasse chastement mes lèvres mais cela suffit à me
troubler.
— Voilà, comme ça il y a des chances pour que tu te taises pendant le
trajet.
Il ricane, satisfait de sa blague, et je dois me concentrer pour ne pas
éclater de rire. Mon ego passe avant l’amusement.
— Ton humour devient de plus en plus mauvais, Roméo. Il sera bientôt
juste en dessous de la pub pour les tampons qui passe en ce moment à la
télé, et ça craint totalement.
— Oh, tu sais, je suis flatté par toute comparaison avec l’appareil
reproducteur féminin…
Je fronce le nez, dégoûtée.
— T’es sale.
Je m’apprête à sortir de sa chambre mais il me retient.
— Hep, hep, hep… Tu me rends ça, m’ordonne-t-il en récupérant son
dessin.
— Il me représente, tu me l’as offert implicitement !
— Il n’est surtout pas terminé. Allez, file, je range ça et je te rejoins.
Je ne cache pas ma déception en me dirigeant vers la porte d’entrée. Je
devine ce qui va se passer : il va prétendre que ce dessin n’est pas fini
pendant des semaines, jusqu’à ce que je l’oublie et que j’arrête de le
réclamer. Mais je me débrouillerai pour le prendre à son propre jeu.
Durant tout le trajet jusqu’au lycée, je ne cesse de le railler sur son
haleine, piques qu’il me renvoie à la figure. Tout est tellement facile avec
lui, naturel… C’est presque trop beau pour être vrai.
Alors que nous attendons devant la salle de notre premier cours, une
grande blonde avec les cheveux au carré s’arrête devant moi, un large
sourire aux lèvres.
— C’est toi Héloïse ?
Je jette un œil à Roméo qui hausse les sourcils à côté de moi.
— Euh… Ouais.
— Je m’appelle Stella et je suis totalement fan de ton compte Twitter !
C’est cool que quelqu’un ose enfin s’exprimer sur ce genre de sujet. Est-ce
qu’on pourra en discuter un de ces jours ?
Prise au dépourvu, je regarde autour de moi comme pour chercher de
l’aide. J’ai déjà reçu beaucoup d’encouragements sur Internet, mais
personne n’était encore venu me parler directement. Roméo me fait signe
d’accepter d’un mouvement de tête.
— Euh, oui, bien sûr.
Le sourire de Stella s’agrandit encore plus, ce que je ne pensais pas
possible. Il lui mange entièrement le visage.
— Super ! Tu n’as qu’à me donner ton numéro, je t’appellerai.
Elle me tend son téléphone et je rentre mon numéro dans ses contacts.
J’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’ai pas fait ça.
— À très vite, alors ! Oh, et ce serait bien qu’on puisse être seulement
toutes les deux, ajoute-t-elle sur le ton de la confidence en regardant Roméo
de biais. Sans ton petit toutou.
Je l’observe s’éloigner, choquée. Roméo semble dans le même état que
moi. Puis j’éclate de rire alors qu’il se renfrogne et affiche un air blasé.
— Alors comme ça, tu es mon petit toutou ?
— Ne commence pas, Héloïse-avec-un-H.
— De quelle race es-tu ? Un caniche ? Non, encore mieux, un
chihuahua !
Je place une main devant ma bouche pour étouffer mes gloussements, et
Roméo me tourne le dos d’une façon pire que gamine.
— Ne fais pas la tête. Promis, je t’apporterai une friandise.
Je rigole de plus belle en observant son dos se contracter.
La sonnerie retentit et Roméo s’engouffre dans la salle de cours. Sauvé
par le gong. Je le suis et vais m’asseoir à côté de lui, mais il ne m’adresse
pas un regard et m’ignore complètement.
J’avais oublié la fameuse susceptibilité du grand Roméo.
— Allez, Roméo, tu as vraiment un ego gros comme une maison. Ou
comme une niche, dans ton cas.
Je n’ai pas pu m’en empêcher, cette situation est vraiment hilarante. Je
m’esclaffe à nouveau. Roméo, les lèvres pincées, serre son stylo dans sa
main comme pour s’empêcher d’éclater.
— Tu ne peux quand même pas te vexer à chaque fois que je ne te
caresse pas dans le sens du poil…
Je me mords la lèvre et m’attends au pire, mais il pose calmement son
stylo sur la table avant de se tourner vers moi.
— Attention, je vais finir par te mordre…
Ravie de le voir finalement entrer dans mon jeu, je hausse un sourcil
provocant. Une lueur de défi illumine son regard et je prie pour que le prof
prenne tout son temps avant de débuter son cours.
— Mais peut-être que ça te plairait… ? poursuit-il, baissant d’un ton.
— Qui sait… ?
Il me fait un clin d’œil et nous finissons de nous installer tandis que le
prof réclame le silence.
Une demi-heure plus tard, un surveillant toque à la porte. Je n’y prête pas
attention, trop occupée à gribouiller sur la gomme que j’ai piquée à Roméo
sans qu’il ne s’en rende compte. Je deviens de plus en plus puérile à son
contact, et le misérable chiot que j’ai tenté de dessiner en est la preuve.
— Héloïse Guillier ?
Je relève la tête, étonnée d’entendre mon nom. Tout le monde me regarde
tandis que le surveillant s’approche de moi et me tend une convocation chez
le proviseur à dix heures. La gorge nouée, je jette un regard désemparé à
Roméo, bien qu’au fond de moi, je sache déjà de quoi il s’agit. J’imagine
que mon coup d’éclat sur Twitter n’est pas passé inaperçu ici non plus…
Je me rends donc au bureau de M. Lefebvre à l’heure dite. Je n’y suis
allée qu’une fois et je n’en ai pas un très bon souvenir. Je sais bien que je
n’ai rien fait de mal et j’essaie de me rassurer en me rappelant que ma mère
et le proviseur ont de très bonnes relations, mais mes mains moites me
rappellent que je suis loin de ressentir réellement cette assurance.
Je me présente à la secrétaire dont le sourire me soulage quelque peu.
Quand Mme Grand Sourire m’ouvre la porte du bureau, mon sang se glace.
Je n’étais pas préparée à me confronter à la moitié de mes professeurs : M.
Villeneuve – qui n’ose plus me regarder dans les yeux depuis qu’il a fait un
tour dans le lit de ma mère –, Mme Benoît et M. Michot, mon professeur
d’économie et professeur principal.
Le proviseur se lève pour m’accueillir avec un sourire crispé.
— Bonjour, Héloïse. Je t’en prie, assieds-toi.
Je prends place en face de lui. Je me sens encerclée : le proviseur devant
mes yeux et mes professeurs dans mon dos. C’est comme si j’étais cernée.
— Si je t’ai convoquée en présence de quelques-uns de tes professeurs,
c’est pour discuter calmement d’un phénomène qui se produit en ce
moment. Tu en es à l’origine.
Je me doutais qu’il s’agissait du buzz sur Twitter. Je me crispe en me
répétant mentalement les phrases que j’ai préparées pour ce genre de
situation. Cette fois, je ne me laisserai pas intimider.
— Héloïse, nous trouvons très bien que tu cherches à t’exprimer… Mais
les réseaux sociaux ne sont peut-être pas le meilleur endroit pour le faire, et
la façon dont tu t’y prends…
— Quel est le meilleur endroit, alors ? En tant qu’adolescente de dix-sept
ans, quels autres moyens sont à ma portée ? Puisque personne n’est disposé
à ouvrir les esprits, je suis bien obligée de faire quelque chose.
Piqué au vif, le proviseur se redresse en rajustant sa cravate qui tombe
sur son ventre rond. Son visage s’est fermé.
— On vous éduque tout au long de votre enfance pour que vous ayez
l’esprit le plus ouvert possible. Mais chacun a son point de vue, Héloïse, le
tien n’est pas forcément une référence. Tu ne peux pas imposer à tout le
monde de penser comme toi.
Je déglutis difficilement car je sais qu’il a raison. Selon l’éducation que
l’on reçoit, nous avons tous une vision des choses différente. Mais on peut
s’écarter de cette éducation, il suffit d’être attentif aux autres et à leurs
arguments. Je cherche simplement à faire réfléchir, non à créer une armée
d’Héloïse qui écraserait toute personne qui ne serait pas d’accord. Les
divergences font la richesse.
J’aimerais expliquer tout ça au proviseur, mais je sais qu’il a compris mes
intentions. Il sait que je ne pense pas à mal et que je ne suis pas
intransigeante. Ce qu’il veut entendre, c’est que je vais abandonner cette
lutte pour le bien de tous. Mais je ne vois pas les choses de cette façon.
— Héloïse, insiste-t-il, je ne voudrais pas que tu aies des problèmes…
Cette phrase me fait tiquer. C’étaient les mots que je ne voulais pas
entendre et qui risquent de me faire sortir de mes gonds.
— Vous me menacez ?
— Je t’avertis, plutôt.
Sa voix est mesurée, mais son doigt qui tapote nerveusement le bord de
son bureau trahit son anxiété. Nous pensons à la même chose, et il a
conscience que c’est injuste de me tenir ces propos. Pourtant, il ne les retire
pas.
— Où étaient-ils, ces avertissements, quand j’ai subi du cyber-
harcèlement l’année dernière ?
Un lourd silence tombe sur la pièce. Le proviseur parvient à peine à
soutenir mon regard tandis que je le fixe avec amertume. Je peux sentir
l’agitation de mes professeurs dans mon dos, qui n’ont sans doute jamais
entendu parler de cette histoire. Cette histoire que M. Lefebvre, l’homme
responsable assis en face de moi, a gentiment étouffée l’année dernière au
lieu de me venir en aide.
Je me souviens parfaitement du jour où j’ai décidé de venir dans son
bureau. J’étais assise ici même, sur ce fauteuil, et je faisais face au même
visage contrarié. Je me suis effondrée. Devant cet homme bien au-dessus de
moi dans la hiérarchie du système scolaire, j’ai fondu en larmes Il n’avait
jamais dû être aussi mal à l’aise, mais je n’arrivais pas à arrêter le flot de
mes larmes, tant je les avais retenues. C’était trop.
Je lui ai alors montré l’écran de mon téléphone, faute de trouver les mots.
La honte m’a envahie tandis que ses yeux parcouraient frénétiquement la
page d’un réseau social qui regroupait tous les montages photo qu’on avait
créés sur moi.
Ma tête, sur le corps d’une prostituée habillée d’une jupe en cuir courte,
de collants résille et de bottes à talons.
Mon image dans un environnement de maison close, avec des bulles
sortant de mes lèvres et me faisant dire des mots salaces.
Un nouveau montage apparaissait chaque jour depuis une semaine, et je
n’étais pas stupide au point d’ignorer qui en était l’auteur. Mario me faisait
payer sa relation conflictuelle avec ses parents en m’humiliant et en
apportant de nouveaux ragots à ma réputation de dévergondée.
Le compte qui me persécutait était anonyme, mais tout le monde savait
que c’était lui ; il ne s’en cachait même pas et me lançait des sourires
mesquins et satisfaits dans les couloirs. Le proviseur avait eu écho de
tensions entre nous et il soupçonnait également Mario. Pourtant, il n’a rien
fait.
Il est resté là, à me regarder d’un air désolé. Me faisant comprendre qu’il
ne m’aiderait pas. Je venais d’encaisser une humiliation de plus en lui
montrant ces montages mettant en scène mon physique de manière
révoltante, mais ça ne servirait à rien.
« C’est compliqué. »
C’est par ces mots qu’il a commencé.
« La lutte contre le cyber-harcèlement n’est pas au point. Je ne peux rien
faire si tu n’as pas la preuve que c’est Mario qui a publié ces photos. Et
même après ça… Ce n’est pas à moi de m’en occuper. »
En gros, il m’a fait comprendre que si je voulais que cet enfer prenne fin,
il fallait que j’aille porter plainte à la police, mais que même après ça, ce
n’était pas garanti qu’ils fassent quelque chose, à cause de l’anonymat. J’ai
trouvé ça hallucinant. Je sais qu’il existe des moyens de retracer des
données jusqu’à trouver un nom. Seulement on ne le fait pas
automatiquement. En tapant « cyber-harcèlement » sur Internet, j’étais
tombée sur des témoignages de victimes qui partageaient leur lourd combat
pour obtenir gain de cause. Pour que le problème soit réellement considéré
comme sérieux, il fallait que le harcèlement ait poussé les victimes au
suicide.
Le manque de soutien de la part de mon chef d’établissement avait suffi à
me décourager. Je n’avais pas la force suffisante pour me battre,
contrairement à aujourd’hui.
Mario a fini par arrêter, certainement par lassitude et en voyant qu’il ne
tirait plus rien de moi. Il m’avait déjà vidée. Mais ce sentiment de profonde
injustice n’a jamais disparu.
Je peux voir tous ces souvenirs défiler dans les yeux de mon proviseur. Il
éprouve des remords, bien qu’il tente de ne rien laisser paraître.
— Je croyais que vous ne pouviez rien faire pour tout ce qui concerne
Internet, lancé-je froidement.
— C’est toujours le cas, mais les règles changent… Si on décide de
m’impliquer, je n’aurai pas d’autre choix que de dire ce que je sais.
Cette annonce me dégoûte au point de me donner la nausée. Il le
remarque et son expression s’adoucit quelque peu.
— Je sais à quel point tu as mal vécu ta situation l’année dernière, et si
j’avais pu faire quelque chose, je l’aurais fait.
— Mais vous n’avez pas réellement cherché à agir, pas vrai ?
Son teint vire au rouge, et il tapote encore plus rapidement le bord de son
bureau. Effectivement, il a de quoi se sentir mal.
Une main se pose sur mon épaule, me faisant sursauter malgré moi. Mme
Benoît, que je n’ai pas entendu approcher, m’adresse un sourire
réconfortant avant de tourner son regard vers M. Lefebvre.
— Personnellement, je pense qu’Héloïse a beaucoup de choses à dire et
que c’est bien qu’elle le fasse. Je me suis intéressée au phénomène de son
hashtag sur Twitter. Il a remué un tas de choses, mais c’était nécessaire.
À la fois surprise et troublée, je dévisage ma prof sans savoir quoi
répondre. C’est agréable de se sentir soutenue par un adulte – qui a une
certaine influence dans l’établissement, en somme.
Cela me donne le courage nécessaire pour m’exprimer sur le sujet qui me
brûle les lèvres depuis mon entrée dans ce bureau :
— Je voudrais publier des articles dans le journal du lycée.
Incrédule, M. Lefebvre fronce les sourcils et se frotte le front, exténué.
— Bien sûr que tu peux écrire des articles, le journal du lycée est ouvert
à tout le monde, mais ce n’est pas le sujet.
— Si, justement. J’aimerais publier mon récit. Le récit de mon année de
première.
Le visage du proviseur est maintenant entièrement rouge vif. Je suis en
train de le pousser à bout, mais c’est lui qui m’a convoquée. Il s’est engagé
tout seul sur ce terrain glissant.
— Tu engagerais le lycée entier dans cette polémique. On pourrait avoir
des problèmes.
— Je ne ferais qu’utiliser ma liberté d’expression, et à bon escient.
Je leur explique mon projet dans le détail, en précisant que les prénoms
seraient cachés et que je souhaite rédiger le tout avec bienveillance. Le
proviseur ne parvient plus à masquer le souci que je lui cause. Il sait qu’il
n’a pas vraiment le droit de me refuser cette requête, mais il n’est
certainement pas pour. Il ne sera jamais de mon côté.
Ma prof de philosophie, en revanche, approuve mon idée. Elle s’engage
même à relire mes textes pour s’assurer qu’ils soient publiables et non
provocants. Mes deux autres professeurs, qui n’avaient pas ouvert la bouche
jusqu’ici, disent qu’ils ne voient pas d’inconvénients à ce projet, si bien que
M. Lefebvre n’a pas d’autre choix que de me donner son accord.
Je ne peux retenir mon sourire en sortant du bureau. J’étais arrivée
défaitiste et je ressors avec une belle victoire.
Et j’ai bon espoir que ce ne soit que le début.
17. Parle-moi de toi

Roméo

E n sortant du lycée, Héloïse me fait un résumé détaillé de son entrevue


avec M. Lefebvre et nos professeurs. Je n’arrive toujours pas à croire
qu’elle ait balancé son idée d’écrire des articles dans le journal du lycée
en pleine convocation chez le proviseur, alors que celui-ci avait pour
intention de calmer le jeu. On peut dire que quand elle est déterminée, c’est
jusqu’au bout.
Depuis, je réfléchis à la façon dont je pourrais lui être utile. Je lui ai
proposé de l’aider à remanier des pages de son journal pour les rendre un
peu moins personnelles et pour ne pas trop en révéler sur ses sentiments
intimes. Elle n’est pas obligée de se mettre complètement à nu.
— Je me disais que je pourrais venir chez toi ce soir, comme ça on
pourrait travailler ensemble sur mes textes ? propose Héloïse, hésitante.
Je grimace en regrettant d’avance ma réponse.
— Désolé… Ce soir, ce n’est pas possible.
Elle ne réussit pas à masquer sa déception. Malheureusement, je ne peux
vraiment pas la faire venir à l’appartement ce soir. J’ai promis à Barbara de
lui laisser le champ libre pour une soirée. Malgré mon insistance et mes
questions indiscrètes, elle n’a pas voulu me dire ce qu’elle avait prévu, mais
j’ai ma petite idée. Elle refuse d’admettre qu’elle revoit son ex, Matt, mais
je sais que ça tourne autour de lui. Tout simplement parce qu’il n’y a que
quand elle le fréquente qu’elle est aussi distraite et irritable comme elle l’est
en ce moment.
En parlant de discrétion, elle a bien failli nous griller ce matin, quand
Héloïse est venue à l’improviste. Elle est restée planquée dans la cuisine
mais avec sa maladresse légendaire, elle est parvenue à faire tomber un
paquet de céréales. J’ai été obligé d’inventer cette histoire absurde de souris
avant de détourner l’attention d’Héloïse avec mes taquineries.
— Tu as déjà quelque chose de prévu ? demande Héloïse en essayant de
masquer sa contrariété.
— Non, mais mon appartement est occupé… J’ai accepté de le prêter
exceptionnellement à un pote ce soir qui essaie de séduire une fille. Il a
honte de son petit studio et il a peur qu’elle se sauve en voyant les murs
délabrés.
Seigneur, j’aurais pu trouver mieux… Il n’y a pas plus bancal, comme
histoire. Soit ça passe, soit ça casse. Si ça ne passe pas, autant dire que je
suis bien dans la mouise, car je ne vois aucun moyen de me rattraper.
Je retiens ma respiration devant le visage impénétrable d’Héloïse, dont
les yeux me scrutent avec attention.
— Toi, tu as des amis ? Qui l’eût cru ?
Je retiens un soupir de soulagement en entendant sa raillerie. C’est passé.
— Bien sûr ! Je suis bien plus avenant que toi, je te rappelle.
— Pardon ? Tu es tout le temps grognon !
— Pas tout le temps, la moitié du temps.
Elle me coule un regard blasé.
— Tout le temps.
Je me pince les lèvres pour m’empêcher de riposter. J’aime râler et j’aime
me plaindre, c’est vrai… Mais à plusieurs reprises, j’ai cru comprendre que
ça avait un certain charme.
— On a qu’à bosser sur tes textes demain, suggéré-je en revenant au sujet
principal.
— Mme Benoît m’a demandé de lui envoyer un premier jet demain
matin, pour qu’on ait le temps d’en discuter ce week-end et de faire des
corrections… C’est pour ça que je voulais commencer ce soir. Tant pis, je
me débrouillerai toute seule.
Mais cette idée la stresse, je le vois. Elle a besoin de moi pour poser des
limites et ne pas risquer d’aller trop loin. À la pensée qu’elle me fait
confiance à ce point, un sourire cherche à s’étirer sur mes lèvres.
— Pourquoi on n’irait pas chez toi ?
— Euh… Je suis pas chez moi mais chez mon père, ce soir.
Je me fais violence pour masquer ma surprise. Je ne pensais pas qu’elle
avait des contacts avec son père, et pour cause : sa mère ne m’en a jamais
parlé. Je lui avais pourtant demandé, quand elle m’a engagé, de me faire
part de tous les aspects importants de la vie d’Héloïse. Il me semble que son
père en fait partie.
— Tu le vois souvent ?
— Un week-end par mois.
Un week-end par mois !
— Et tu penses que ça le dérangerait que tu m’invites chez lui ?
Elle fronce les sourcils en jouant avec la sangle de son sac.
— J’imagine que ça lui serait égal. C’est juste… Je n’aime pas
spécialement aller là-bas, et tu n’aimerais pas non plus.
— Si je viens, ça ne sera pas pour la déco, tu sais, mais pour ton article.
Elle soupire, tiraillée. Puis elle affiche un grand sourire. Un sourire
parfaitement faux à la Héloïse, que je commence à connaître, et qui essaie
de cacher sa sensibilité.
— OK. Rejoins-moi à dix-neuf heures au coin de ta rue. À moins que ton
pote-le-dragueur-au-studio-pourri ait besoin de son appart de substitution
plus tôt… ?
J’esquisse un sourire.
— Non, ce sera bon.
— Parfait.
Nous ne prenons pas la même ligne de métro ce soir car elle rejoint Lina
chez elle. Nous nous retrouvons donc dans l’obligation de nous dire au
revoir, plantés l’un en face de l’autre. Mon regard dévie sur sa bouche sans
que je puisse l’en empêcher. Depuis que j’y ai goûté, c’est comme si elle
exerçait une attraction constante sur moi. J’ai aimé les baisers qu’on a
échangés avec Héloïse, un peu trop. Un peu trop pour de simples baisers de
mission.
— Bon, alors à ce soir !
Sans prévenir, Héloïse tourne les talons et s’en va précipitamment. Je la
regarde s’échapper, m’amusant intérieurement de sa panique. Cette
attirance entre nous la trouble également trop à son goût, de toute évidence.

Comme prévu, je rejoins Héloïse à notre point de rendez-vous. Son père


n’habite vraiment pas très loin, ce qui m’intrigue encore plus. Elle ne doit
vraiment pas aimer aller là-bas pour s’y rendre aussi peu. Ou peut-être que
sa mère refuse qu’elle le voie davantage ; cela expliquerait son silence à ce
sujet.
Durant tout le trajet, je la sens anxieuse. Comme si me présenter à son
père relevait d’une épreuve très difficile. Il doit être intimidant… Je
l’imagine grand, baraqué et propre sur lui, tendu comme un string et ultra
protecteur concernant sa fille chérie. Héloïse a peut-être peur qu’il me casse
la figure ! Je devrais lui dire qu’elle n’a rien à craindre et que même
défiguré, mon charme opérera toujours à merveille.
Nous poussons la porte d’un immeuble parisien comme les autres. Rien
qui ne m’en apprenne plus sur la condition de son père.
Premier détail que je peux noter : pas d’ascenseur. Et son appartement est
au sixième étage. Je décide de dérider un peu Héloïse :
— Ça tombe bien, je n’avais pas fait mes fessiers depuis un bail !
— Ça se voit.
Après un regard malicieux, elle entame la montée des marches. Je secoue
la tête et la suis dans cette petite séance de sport de la journée.
La porte de l’appartement du père d’Héloïse n’est plus toute jeune.
Héloïse hésite un instant, le doigt au-dessus de la sonnette, puis appuie
nerveusement dessus. Que se cache-t-il derrière cette porte ?
Celle-ci s’ouvre après quelques secondes et l’homme que je découvre est
à l’opposé de ce à quoi je m’attendais. C’est un bonhomme courbé au
débardeur un peu lâche qui laisse deviner sa bedaine de la quarantaine. Les
cheveux restants sur les côtés de son crâne sont ramenés sur le dessus,
indiquant une certaine difficulté à accepter sa calvitie. Sa barbe de trois
jours est loin d’être entretenue et ses traits fatigués se dérident quand une
expression de surprise se peint sur son visage.
— Héloïse ? Que fais-tu ici ?
— C’est vendredi, papa. Ton vendredi.
Les lèvres du père d’Héloïse s’entrouvrent et il se gratte la tête d’un air
gêné. Je ne trouve aucune ressemblance entre ma cible et cet homme. Peut-
être qu’avec une bonne douche et d’autres vêtements, un lien de parenté
serait plus facilement visible.
— Désolé, cette semaine a été un peu longue et j’avais…
— Oublié, complète Héloïse d’un ton lassé qui indique que ce n’est pas
la première fois.
Le visage de l’homme s’empourpre et il lui devient difficile de soutenir le
regard de sa fille. Il m’a à peine remarqué : Héloïse a vu juste, ma présence
ne semble lui faire ni chaud ni froid.
Pour la supposition du père ultra protecteur, c’est raté. Et pour l’homme
propre sur lui, aussi.
— Quoi qu’il en soit, je suis là, et visiblement toi aussi, donc tout va
bien. À moins que tu n’aies prévu de faire une boum super intimiste avec
tes hamsters, auquel cas on peut peut-être dormir sur le paillasson ?
Je glisse avec hésitation ma main dans celle d’Héloïse, cachée derrière
son dos. J’exerce une légère pression et je la sens se détendre quand elle
enroule ses doigts autour des miens.
— Pardon, se reprend-elle avant qu’il n’ait pu répondre. Je ne devrais pas
te parler comme ça. On peut entrer ?
Il hausse les sourcils, quelque peu décontenancé.
— Oh… euh, oui, bien sûr.
Sa surprise face aux excuses d’Héloïse illustre bien les rapports tendus
qu’ils semblent entretenir.
Alors que nous nous apprêtons à passer le pas de la porte, son paternel
daigne enfin s’intéresser à moi.
— Qui est-ce ?
Héloïse me jette un rapide coup d’œil de détresse. Je souris sereinement à
son père et réponds d’une voix assurée :
— Roméo, je suis dans la classe d’Héloïse et nous devons travailler sur
un devoir ce soir. J’espère que ma présence ne vous dérange pas ?
— Non, c’est bon. Il va juste falloir que je rajoute une assiette. Et moi
c’est Fabrice, dit-il avec une profonde indifférence avant de s’engouffrer
dans son appartement.
— Plutôt deux, puisque je n’étais pas prévue, marmonne Héloïse.
Elle lâche ma main et me fait signe de la suivre.
Fabrice traîne des pieds jusqu’à la petite cuisine, peu ravi de devoir jouer
les cordons bleus. J’examine l’appartement tout en suivant Héloïse. Il est
relativement bien tenu, contrairement à ce que l’apparence de son
propriétaire me laissait présager. Il n’y a aucune décoration, si ce n’est une
écharpe du PSG accrochée au-dessus de la télé, ainsi qu’un maillot de foot
suspendu à côté. En étudiant les étagères, je constate que cette équipe est
présente partout : photos, mugs, gadgets en tout genre… La seule diversité,
ce sont les posters de bières qui ornent un coin. À sa place j’aurais
privilégié des photos de ma fille à des photos de Neymar, rien que pour le
plaisir visuel, mais après tout, chacun ses goûts…
Héloïse et moi entrons dans une petite pièce composée seulement d’un
lit, d’un bureau et d’une armoire. Les murs sont blancs, le plancher aussi.
J’ai rarement vu un endroit aussi impersonnel, Héloïse n’a de toute
évidence jamais cherché à s’approprier cette chambre.
— Vas-y, dis-le, m’assène-t-elle alors que je ferme la porte derrière moi.
Je l’observe en haussant les sourcils. Les bras croisés, elle attend
impatiemment en tapotant le sol du bout de son pied.
— Dire quoi ?
— Ta réflexion sur mon père. Dis-la.
En effet, une plaisanterie me démange depuis que j’ai débarqué ici, et
comme elle ne semble pas vexée, je m’autorise à lui demander :
— Ton père est un beauf ou quoi ?
— Et voilà !
Elle lève les yeux au ciel en se laissant tomber sur sa chaise de bureau.
Un sourire mesquin aux lèvres, je renchéris :
— Le foot, la bière, le style vestimentaire, tout est réuni !
— Je sais.
— Et le prénom qui va avec…
— Je sais aussi.
Elle tente de rester sérieuse, mais un faible sourire brise la ligne droite de
ses lèvres. Quelque chose me dit qu’elle n’est pas la dernière à faire des
blagues à propos de son père.
— Mais il a l’air sympa.
— Bof. Il est beauf.
Amusé, je me laisse tomber sur le lit une place qui fait entendre un bruit
abominable sous mon poids. Surpris, j’ai peur d’avoir cassé une latte et je
m’apprête à regarder, mais Héloïse m’éclaire :
— Ça fait des années que ce lit grince et que je demande à mon père de
faire quelque chose.
Ah, l’hypothèse du papa protecteur refait surface.
— C’est sûrement pour savoir si tu fais des cochonneries avec un garçon
sous son toit.
— Ou plutôt parce qu’il a la flemme. Et qu’en tant que beauf, il n’est pas
doué pour grand-chose.
Je me penche, glisse ma main sous la chaise de bureau et la fais rouler
jusqu’à moi, Héloïse toujours dessus. Elle se retrouve entre mes jambes.
— Tu as envie de me parler de la séparation de tes parents ?
Elle hausse les épaules.
— Ce n’est pas quelque chose de douloureux, tu sais. Je m’y suis faite.
J’étais petite quand c’est arrivé.
Elle marque une pause, ses yeux étonnants plantés dans les miens. Ce
n’est que quand elle me sourit faiblement que je me rends compte que je
caresse sa cuisse avec ma main.
Punaise. Comment est-ce que je peux faire ça instinctivement, sans même
en avoir conscience ?
Je retire ma main avec un peu trop d’empressement, effrayé. Héloïse
fronce légèrement les sourcils mais je fais comme si mon geste était naturel,
masquant mon trouble intérieur à la perfection.
— C’est mon père qui a quitté ma mère, poursuit-elle. Il est tombé fou
amoureux de la voisine, sans grande originalité. Elle était plus jeune, plus
belle, plus tout… L’ego de ma mère en a pris un sacré coup. Cependant, il
ne l’a pas trompée. Il s’est installé avec Monique, la voisine, un mois plus
tard. Ma mère a essayé de faire en sorte que ça ne soit pas trop perturbant
pour moi. Monique a incité mon père à quitter son boulot pour se
concentrer sur le football, sa passion. Il est devenu entraîneur, pour lui mais
aussi pour elle, parce que c’est elle qui était derrière ses décisions.
Finalement elle est partie au bout de deux ans.
— Et ton père est devenu beauf, deviné-je.
— Ouais. Il a toujours adoré le foot, mais c’est depuis que Monique l’a
quitté qu’il habille son appart aux couleurs du PSG et qu’il est aussi fan de
bière. Mais je n’ai jamais été une priorité pour lui, à l’époque où mes
parents étaient encore ensemble, il lui arrivait d’oublier de venir me
chercher à l’école.
— Tu aurais aimé qu’il reste avec ta mère ?
— Je ne sais pas vraiment… Tout aurait été plus simple, j’imagine, mais
je n’arrive plus à les imaginer ensemble. Surtout depuis que ma mère
enchaîne les coups d’un soir, sûrement pour se venger de mon père, même
si elle n’en a pas conscience. Je ne sais pas vraiment pourquoi mon père
insiste pour que je continue à venir chez lui un week-end par mois… Et je
ne sais pas vraiment pourquoi je continue à venir. C’est simplement devenu
la routine, je présume. C’est tenace, les routines.
Je sais que je le pense à chaque fois mais je n’y peux rien, c’est ce qui me
frappe : cette fille me touche. Elle me touche par sa manière de penser, par
sa façon de se protéger en s’isolant, contradictoire avec son envie de ne pas
blesser les gens qui l’entourent. Je ne m’explique pas ce besoin de la voir,
de la frôler, comme pour me convaincre que ce que l’on vit est réel. Je suis
bien auprès d’elle, tout simplement. Elle m’apaise, calme le rythme de mon
cœur, rassure le petit garçon trouillard au fond de moi qui ne demande que
ça depuis des années.
Je ne sais pas si c’est mon addiction aux missions – et plus
particulièrement à celle d’Héloïse, qui est passionnante – qui me provoque
ces sensations, ou si cela va au-delà de mon métier. Mais je ne peux pas
envisager cette seconde possibilité. Cela signifierait que je perds le
contrôle, puisque je perdrais de vue mon objectif.
Je dois aider Héloïse à aller mieux et la laisser dans un environnement
plus sain au moment de partir. Rien de plus.
On frappe à la porte, ce qui nous tire tous les deux de notre drôle de
contemplation qui durait depuis quelques minutes.
— Hum… Le repas est prêt.
— On arrive, répond Héloïse.
Cependant elle ne bouge pas, alors je ne bouge pas non plus. Elle attend
que les pas lourds de son père s’éloignent – sans surprise, ce type a une
démarche d’éléphant – avant de chuchoter :
— Je parie sur des coquillettes.
— J’aime bien les coquillettes.
— Sauf qu’il arrive à les rater. Elles sont toujours trop molles.
Je rigole, me lève et lui tends la main. Elle tire fort dessus pour se
remettre sur ses pieds, avec très peu d’entrain.
Dans la cuisine, Fabrice a mis la table et, en effet, des coquillettes nous
attendent dans les assiettes. Il s’est déjà installé et ne nous a pas attendus
pour commencer à déguster son plat sophistiqué.
Je crois halluciner en voyant une cage posée à côté de lui, sur la table.
Elle contient deux hamsters qui sont trop gros pour une prison aussi petite.
Ils peuvent à peine bouger. Je pensais qu’Héloïse blaguait, tout à l’heure, en
sous-entendant que son père avait des hamsters et qu’il en était proche. Non
seulement c’est vrai, mais en plus il les installe près de lui pour manger.
Je me retrouve à côté d’Héloïse, en face de Fabrice qui engloutit ses
pâtes pleines de gruyère. Très raffiné.
— Je ne te propose pas de bière, mon garçon, tu n’as pas encore l’âge,
articule-t-il entre deux bouchées.
Mon corps se contracte et mon ego en prend encore un coup. Ça fait
presque trois ans que j’ai le droit de boire légalement !
Blasé, je décide de contre-attaquer :
— Vous êtes fan de football, alors ?
— Ouais, marmonne-t-il, la bouche pleine. Et toi, tu aimes ça ?
— Oh oui, beaucoup ! Quand j’étais jeune, mon père me faisait voir tous
les matchs de l’OM à la télé.
Il lâche ses couverts dans son assiette avec fracas. Puis il relève
lentement la tête vers moi, une lueur menaçante dans le regard. Je dois me
retenir d’éclater de rire.
— Es-tu en train d’insinuer sous mon toit que tu supportes ces merdeux
de Marseillais ?
Sa voix a baissé d’au moins deux tonalités et il semble prêt à me sauter
dessus, comme si je venais de l’insulter. Cette rivalité entre l’équipe du
PSG et celle de l’OM, c’est vraiment n’importe quoi. Les deux se
rejoignent au final : plus aucun goût pour le sport en lui-même, bien plus
pour le pognon.
— Il te charrie, papa, et il n’est pas drôle, intervient Héloïse.
Fabrice se détend, visiblement conscient d’être monté trop vite sur ses
grands chevaux, et retourne à son plat de pâtes. Je regrette de ne pas avoir
pu pousser la blague, mais il aurait probablement fini par bondir sur moi. Je
peux entendre mes os craquer en imaginant son corps écraser le mien.
— Tiens, puisque tu lances le sujet, quels rapports entretiens-tu avec ton
père ?
Pris à mon propre jeu, je dévisage Héloïse qui vient de me poser cette
question le plus naturellement du monde. Elle me regarde avec innocence
en posant délicatement ses lèvres autour de sa fourchette pleine de pâtes,
dans l’attente d’une réponse.
J’aurais dû me douter qu’Héloïse chercherait à approfondir le sujet. Cela
fait déjà quelques semaines qu’elle rassemble chaque détail que je laisse
échapper sur ma vie familiale. Ce silence la frustre et tout le monde sait à
quel point Héloïse-avec-un-H déteste ce genre de sentiment.
Je ravale la boule coincée dans ma gorge et me concentre pour ne rien
laisser paraître de ma détresse intérieure.
— Une relation père-fils, rien de bien incroyable.
— C’est tout ? Pourtant, si vous regardiez des matchs ensemble quand tu
étais petit, c’est que vous aviez une certaine complicité, non ?
Sous la table, je crispe mes mains sur mon jean. Héloïse est trop
intrusive, à propos de tout, et elle a le don de me cerner. Jamais une cible
n’a été aussi dangereuse et intéressante à la fois.
— Oui, on s’entend bien.
Cette réponse brève et impersonnelle semble l’agacer au plus haut point.
Soudain, elle laisse tomber ses couverts et se lève de table.
— J’ai plus faim.
Elle ponctue sa déclaration d’un regard meurtrier dans ma direction et se
réfugie dans sa chambre. J’adresse une moue désolée à Fabrice qui semble
totalement dépassé par l’enchaînement des événements, et je me lève moi
aussi pour rejoindre Héloïse.
Quand j’entre dans la chambre, je la trouve en train d’arpenter la pièce,
les mains fourrées dans les cheveux.
— Bon, c’est quoi le problème ?
Elle s’arrête brusquement et me fait face, les yeux pleins de rage.
Ah…
— Le problème ? C’est toi le problème, Roméo ! Toi et ta foutue manie
de tout garder pour toi, ça me fait vraiment chier !
J’ai envie de la sermonner pour son langage, mais j’imagine que ce n’est
pas tellement le moment. Visiblement, la tornade Héloïse est activée. Je n’ai
plus qu’à la calmer. Je commence à avoir de l’entraînement.
— Tu sais, nous ne sommes pas des sauvages, nous pouvons discuter
normalement sans avoir besoin de…
— Il est là aussi le problème ! Tu ne sais pas discuter !
— Et qu’est-ce qu’on est en train de faire, là ?
— On ne discute pas, on s’engueule !
— Parle pour toi, moi je ne gueule pas…
— Roméo !
Je me tais, comprenant que je n’adopte pas la bonne technique. La fumée
que je peux quasiment voir sortir de ses oreilles le prouve bien.
— J’aimerais que tu puisses me faire confiance comme je te fais
confiance, murmure-t-elle soudainement.
Ce changement de ton me déstabilise et l’amertume dans sa voix me
serre le cœur. Je l’ai blessée sans même m’en rendre compte. Elle s’est
sentie trahie par mon mutisme et j’ai envie de me mettre une gifle à cause
de ça.
— Ce n’est pas une question de confiance, dis-je doucement.
— Alors c’est quoi ? Qu’est-ce qui t’empêche de me parler ? Je me suis
révélée à toi, tu connais presque toutes les raisons de mon mal-être, mais tu
t’obstines à me cacher toute ta vie.
Sa voix est remontée d’une octave. J’admets préférer le decrescendo au
crescendo.
— Tu sais bien plus de choses à propos de moi que la plupart des gens.
— Mais ce n’est pas assez ! C’est loin d’être assez ! Tu te rends compte
que notre… relation, appelle ça comme tu veux, est complètement
déséquilibrée ?
Je me pince l’arête du nez, exténué. Cette fille va me tuer. Elle est trop…
tout. Le pire, c’est que je ne peux même pas lui en vouloir, car ce qu’elle dit
est juste. Et elle ignore que le peu d’informations qu’elle a de moi sont
biaisées. Je n’ai pas dix-sept ans, je n’étais pas en première dans un autre
lycée l’année dernière, je ne vis pas dans cet appartement pour éviter
l’internat…
Tout cela me dérange soudainement. Même si ce qu’elle a appris sur ma
personnalité est vrai. Je suis entièrement moi en étant avec elle, je ne joue
aucun rôle, et c’est bien la particularité de cette mission.
— Parle-moi de ta famille, Roméo !
J’explose tout à coup :
— Qu’est-ce que je peux dire sur une famille brisée ? Que veux-tu
savoir ? Que mon père n’arrive même plus à me regarder dans les yeux
depuis quatre ans, que l’on échange à peine trois mots quand on se voit ?
Que ma mère est fatiguée en permanence, fatiguée de sa vie monotone et du
poids qui pèse sur ses épaules ? Cette charge de devoir maintenir notre
famille debout, alors qu’elle s’est effondrée et que les fondements ne sont
pas réparables ! C’est ça que tu veux entendre, que je n’ai plus de famille,
qu’à chaque fois que je retourne les voir en banlieue, c’est comme si j’étais
avec des étrangers ?
Je m’interromps, le souffle court et le corps tremblant. Je me frotte le
visage, ébranlé de sentir tous ces mauvais souvenirs enfouis refaire surface.
« Il lui faut du temps, Roméo. Ton père t’aime, mais il a besoin d’être
seul pour gérer la douleur. »
La voix de ma mère tourne en boucle dans ma tête. Savoir que mon père
me tenait responsable de l’événement tragique qui a bouleversé nos vies, ça
me minait complètement. J’avais besoin de lui, et j’ai attendu qu’il fasse un
geste vers moi pendant longtemps. Puis j’ai fini par me faire à l’idée qu’il
ne m’aimait plus.
Deux mains froides viennent entourer mes poignets et abaissent
doucement mes mains. Le regard d’Héloïse exprime désormais une sincère
tendresse et des remords pour m’avoir forcé à parler.
— Je suis désolée.
Héloïse, si tu savais… C’est moi qui devrais être désolé.
Je ne résiste plus et l’attire dans mes bras. J’enfouis mon nez dans ses
cheveux et inspire son odeur alors qu’elle se laisse aller contre moi. Je sais
que c’est mal, que ce genre d’intimité n’entre pas en compte dans la
mission. Mais j’en avais envie.
— Il y aurait peut-être un moyen pour que tu en apprennes plus sur
moi…
Je n’arrive pas à croire ce que je suis en train de dire. Je me mets
sérieusement en danger en m’apprêtant à lui faire cette proposition, je suis
en train de brouiller les limites.
Pourtant, malgré toutes ces raisons qui se bousculent dans ma tête, je
chuchote :
— On pourrait sortir, toi et moi… Je pourrais t’emmener quelque part.
Dans un endroit qui me représente, de façon à ce que je me livre sans
forcément avoir besoin de parler.
Héloïse se mord la lèvre inférieure, comme pour contenir le sourire qui
s’étend sur son visage.
— Ce serait avec plaisir.
Et moi aussi, je souris comme un idiot.
Plusieurs de mes objectifs ont changé depuis que j’ai rencontré Héloïse.
Mes études, qui n’étaient pas une priorité avant, sont devenues importantes.
Je veux avoir mon bac à la fin de l’année et je pense que j’en suis capable.
Même si cela reste bien incertain, puisqu’il y a de grandes chances pour que
la mission se termine avant, et que je sois donc obligé de disparaître de la
vie d’Héloïse.
Mais je retrouve peu à peu ce que l’on appelle l’espoir. J’apprends à me
faire confiance et à croire en moi.
— Bon, il faudrait peut-être qu’on se mette à retravailler mes textes.
C’est pour ça que tu es là, je te signale.
Je soupire, tout à coup peu enthousiaste à cette idée. Mais j’obtempère,
car j’ai promis à Héloïse de l’aider.
La chute libre : le fond de l’enfer

1
er
mars 2017
Ça fait un bout de temps que je n’ai pas écrit.
Je crois que je n’avais plus grand-chose à raconter. Mes journées sont
redevenues monotones, mais profondément nulles. Les rumeurs se sont
tassées, après que Mario s’est lassé. Il savait en plus que j’étais allée voir
le proviseur pour les montages photo, mais pas que celui-ci n’avait
absolument rien fait. Au moins, ce semblant de menace l’a calmé.
Si les gens ont arrêté de me regarder de travers dans les couloirs, c’est
maintenant dans ma bande d’« amis » qu’il y a des tensions. Victor m’a
définitivement rayée de sa liste de petites copines potentielles. On se parle,
il me sourit tous les matins, mais ce n’est pas pareil. Mon cœur brisé me
fait comprendre que tout a changé.
Lina et Carla sont de plus en plus proches et je le vis très mal. Je me
comporte en parfaite égoïste ces temps-ci et je m’en veux affreusement,
mais j’ai peur que Lina m’abandonne… J’ai tellement besoin d’elle. Je fais
bonne figure mais au fond je suis terrifiée. J’ai peur de la prochaine bombe,
de la prochaine pique qu’on me lancera qui rabaissera encore davantage
ma confiance en moi. L’estime de soi est un concept qui commence à m’être
étranger.
Carla ne m’aime pas et elle ne cherche pas à prétendre le contraire. Elle
ne se montre pas particulièrement méchante, mais ses regards mauvais et
ses sourires faux parlent pour elle. En revanche, elle est tout le temps
adorable avec Lina, lui proposant régulièrement des sorties à deux pour
renforcer leur complicité naissante. Bien sûr, ces attentions touchent
beaucoup Lina, puisque c’est le genre de chose que je ne lui apporte plus.
Sans m’en rendre compte, je suis devenue une mauvaise amie avec elle,
alors qu’elle est d’un soutien sans faille. Simplement parce que je suis
malheureuse.
Mais ce soir, j’ai décidé de me rattraper. Je lui ai donné rendez-vous en
boîte, pour passer une soirée juste avec elle. C’est le genre de lieu que je
déteste mais je sais qu’elle adore y aller. Donc je vais tâcher de prendre
mon mal en patience et de m’amuser au maximum, pour elle.
Ça ne devrait pas être si terrible.

2 mars 2017
J’ai attendu Lina devant la boîte pendant un quart d’heure. Seule dans le
froid et très légèrement vêtue. Je savais que Lina n’était jamais très
ponctuelle, mais elle aurait pu faire un effort, nous étions en plein hiver.
Mon téléphone a fini par sonner, affichant son nom.
— Tu t’es perdue ? ai-je plaisanté en décrochant, tentant de cacher mon
agacement.
— Hélo, dis-moi que tu n’es pas encore partie de chez toi !
Bien sûr que j’étais partie, et elle aurait déjà dû être là.
Ma respiration s’est coupée un instant. J’ai compris qu’un imprévu
s’était mis entre nous et que la soirée ne se déroulerait pas comme je
l’avais pensé. Alors, pour ne pas paraître trop pitoyable, j’ai répondu :
— Oui, je suis encore chez moi.
— Ouf ! Je suis rassurée. Écoute, je sais qu’on avait prévu d’aller en
boîte, mais j’ai un plan encore meilleur ! C’est complètement dingue ! La
belle-mère de Carla lui a laissé les clés de son spa, et on a le droit d’y aller
ce soir ! Carla a invité quelques copines mais on sera en petit comité. Et
elle m’a proposé de venir, avec toi !
Et voilà. La déception s’emparait de moi alors que je grelottais dans le
froid, un sentiment d’abandon persistant dans la poitrine.
Carla était riche. Carla était sympa. Carla était belle. Carla m’avait
invitée alors qu’elle ne pouvait pas me voir en peinture. Carla était
parfaite.
Comment pouvais-je en vouloir à Lina ? Elle n’avait visiblement pas la
même vision de cette soirée que moi. J’espérais que l’on passe un moment
ensemble rien que toutes les deux, pour rattraper le temps perdu, mais
c’était ma faute s’il y avait du temps perdu. C’est moi qui étais absente, et il
était normal que Lina se soit fait de nouvelles copines. Le mieux que j’avais
à faire, c’était d’accepter mon sort en ignorant cette douleur qui me tordait
le ventre.
— Euh… Je suis un peu malade, en fait, je crois que j’ai attrapé la crève.
Je ferais mieux de rester au chaud dans mon lit, ce soir.
Ce n’était pas entièrement faux : j’étais réellement en train d’attraper la
crève.
Lina a semblé un peu déçue mais elle s’est montrée affectueuse, comme
toujours.
— Oh, non… Tu veux que je vienne chez toi pour te tenir compagnie ?
Le peu d’entrain dans sa voix a fait que je n’ai pas eu d’autre choix que
de refuser.
— Non, c’est bon, ne t’inquiète pas. Je pense que je vais dormir. Amuse-
toi bien.
J’ai menti, je n’étais pas près de me coucher, pas avec tout ce qui me
travaillait.
Et elle a menti en faisant comme si ce n’était pas la réponse qu’elle
rêvait d’entendre.
— D’accord, comme tu préfères… Mais tu m’appelles au moindre souci,
hein ?
J’ai menti à nouveau en lui assurant que je le ferais.
Et elle a menti quand elle a promis, certainement à contrecœur, qu’elle
serait à l’affût du moindre de mes appels.
Nous ne faisions que nous mentir, et j’ai compris que c’était le tournant
que prenait notre amitié. Nos envies devenaient différentes, nous changions,
et notre relation en pâtissait forcément.
Je suis restée figée quelques minutes après avoir raccroché, comme une
idiote. J’allais rentrer, je devais juste digérer les derniers événements. Un
homme est sorti de la boîte et s’est approché de moi. Il m’a souri gentiment
avant de sortir une cigarette.
Je l’ai observé tandis qu’il la portait à sa bouche. Il était très jeune, en
fait, à peine plus vieux que moi. Et il était beau, c’était indéniable. Avec ses
mèches blondes qui retombaient devant ses yeux à la Jack Dawson et son
air espiègle, il avait déjà dû faire chavirer des cœurs.
— Tu es seule ? m’a-t-il brusquement demandé.
Il n’y avait aucun jugement dans sa voix. Il semblait poser cette question
simplement pour faire la conversation, ce qui m’a étonnée.
— Euh, oui.
— Je suis toujours admiratif des filles qui vont seules en boîte. Vous êtes
tellement indissociables de vos copines, en général.
— Ouais, en général. Cette affirmation ne vaut pas pour tout le monde.
— C’est ce que signifie « en général ».
Bon sang, il fallait que je me détende, ce type n’était pas en train de
m’agresser. Avec toutes ces histoires, je devenais parano et je me montrais
désagréable avec des gens qui ne le méritaient pas.
— Et en général, tu rencontres des filles qui s’appellent Héloïse ?
J’avais essayé de parler d’un ton assuré, mais ma voix tremblotait,
trahissant mon manque de confiance.
Mon interlocuteur a légèrement haussé les sourcils et m’a détaillée un
instant avant de sourire à nouveau.
— Non. En fait, tu es la première Héloïse que je rencontre.
— Je suis flattée !
Je ne sais pas très bien ce que je cherchais, à entamer une conversation
avec un parfait inconnu qui tirait sur sa cigarette avec délectation. Mais il
dégageait quelque chose qui me procurait un sentiment de puissance, dont
je manquais cruellement ces derniers temps.
J’ai alors compris la raison de mon attrait pour lui : il brisait ma
minable routine. Le temps d’un instant, quand je me perdais dans ses yeux
bleus malicieux, je me sentais intouchable. Alors qu’en réalité, je n’avais
jamais été aussi vulnérable.
— Je parie que tu n’as jamais rencontré quelqu’un qui porte mon
prénom non plus.
— Ben voyons. Et quel est ce prénom si original ?
— Sevan.
Effectivement, ce n’était pas commun.
Ma réaction a dû le satisfaire, parce qu’il a esquissé un petit sourire
avant d’écraser sa clope par terre.
— Ça te dit d’aller boire un verre à l’intérieur ? On gèle, ici.
Ça a été le début de la bataille entre ma raison et mon envie irrépressible
de changement. Ça ne me ressemblait pas, de suivre un inconnu – très
attirant, qui plus est – dans un lieu aussi bondé qu’une boîte. Mais j’étais
dans une phase où je ne savais plus vraiment qui j’étais, ni qui je voulais
être. Et je crois que c’est précisément parce que je n’avais plus envie d’être
moi ce soir-là que j’ai accepté de boire un verre avec Sevan.
Un verre, deux, puis trois… Et dire qu’à peine trois mois plus tôt, je
fronçais le nez à la moindre odeur d’alcool. Ma mésaventure avec Mario
aurait dû me dégoûter et me dissuader de boire encore une seule goutte de
cette boisson qui m’avait ôté tout contrôle sur mon corps. Mais cette fois, je
faisais attention à ne pas dépasser les limites. Je buvais juste assez pour me
sentir enveloppée de cette légèreté et pouvoir m’évader de mon quotidien.
C’était aussi un moyen de brouiller les pistes, de ne plus savoir qui j’étais.
Je retrouvais un peu les sensations éprouvées lors de ma première
discussion avec Lorick, au Nouvel An, avant que tout ne parte en vrille. La
différence, c’était que Lorick ne m’attirait pas ; c’était juste sa présence qui
m’était agréable. Sevan, lui, m’attirait.
Les frissons qui couraient le long de mon échine quand il me frôlait sont
encore clairs dans ma mémoire. Son corps transpirant contre le mien quand
on dansait aussi. Je me sentais belle pour la première fois depuis
longtemps. Désirable. Séduisante, et non provocante. Je ne me sentais pas
« salope » parce que je flirtais avec un garçon. Dans ses bras, j’avais
oublié cette étiquette.
Si bien que je me suis laissé emporter. Je n’ai pas refusé quand il a
proposé qu’on aille chez lui. Je ne l’ai pas empêché de se jeter sur ma
bouche quand nous sommes arrivés dans sa chambre. Je n’ai pas retenu ses
mains qui se sont introduites sous ma robe, ni ses doigts qui se sont glissés
dans ma culotte, abattant une barrière que personne n’avait encore
franchie.
J’ai eu un moment d’absence, durant lequel nous nous sommes
déshabillés. Pourtant, je participais. J’avais l’impression d’en avoir envie
autant que lui. Alors qu’au fond, je savais très bien ce que je recherchais.
Je voulais donner raison à ma réputation. Après cette nuit, ces saletés de
rumeurs seraient fondées. Peut-être que l’accepter après ça serait plus
facile.
C’est quand il m’a pénétrée que ce malaise s’est installé. Je n’avais pas
vraiment mal, ce n’était pas la douleur le problème, mais la gêne que je
ressentais intérieurement. Parce que ça n’aurait pas dû être lui. Sevan
n’aurait pas dû être le premier à me faire découvrir le sexe. Pas parce qu’il
n’était pas mon copain, mais parce qu’il ne savait rien de moi. Il ignorait
que j’étais vierge, que je n’avais jamais vraiment eu de petit copain, que
j’étais en première et que ses bras ce soir-là n’était qu’une échappatoire à
ma misérable existence. Pire encore, j’ignorais tout de lui également, et je
le laissais entrer dans mon intimité. J’étais une traînée.
Il n’a pas remarqué mes larmes silencieuses. Sa tête était plongée dans
mon cou, étouffant ses quelques gémissements, alors qu’il entrait en moi
sans me demander si la cadence m’allait. Sans vérifier que je prenais du
plaisir. Sans même un regard pour mon visage, ni même un signe
d’affection.
Rien.
Parce que j’étais un plan cul, rien de plus. Un coup d’un soir, qu’il
oublierait illico dès sa prochaine rencontre, une de plus sur son tableau de
chasse.
J’ai failli vomir quand il a joui, et que la preuve de ma bêtise s’est
déversée dans le préservatif. Il s’est écroulé sur moi, satisfait, et a déposé
un baiser sur ma tempe. Moi qui voulais un geste affectif, celui-là n’avait
rien de tendre. C’était comme pour conclure cette bonne baise à laquelle je
n’avais pas vraiment participé.
Le temps qu’il aille jeter la capote, j’ai essuyé mes joues mouillées en
priant pour qu’il ne remarque rien. Est-ce qu’il allait me demander de
partir ? Si oui, où est-ce que j’irais ? Je n’étais même pas sûre d’être en
mesure de marcher tant je me sentais faible et vidée. Je ne pouvais pas
rentrer maintenant, croiser ma mère qui pensait que j’avais passé la soirée
avec Lina, la regarder dans les yeux après ce que je venais de faire…
Sevan n’a finalement rien dit. Il est revenu s’étendre à mes côtés, un
sourire béat sur les lèvres. Je ne saisissais pas sa satisfaction, il devait
avoir connu de meilleurs coups, j’avais littéralement joué les étoiles de mer
durant l’acte entier alors que je m’effondrais intérieurement.
Il s’est endormi presque aussitôt. J’ai rabattu le drap sur mon corps qui
me débectait et que je ne voulais jamais plus avoir à regarder. Qui ne me
paraissait plus mien. Je me suis tournée pour ne plus faire face à Sevan et
j’ai fermé les yeux, en espérant que tout ça ne soit qu’un cauchemar.
En espérant que je ne sois pas véritablement devenue Héloïse-la-traînée.
Le lendemain, quand je me suis réveillée, j’étais seule dans le lit. Je me
suis redressée, la couverture serrée contre ma poitrine à l’intérieur de
laquelle mon cœur souffrait. J’avais le tournis, la nausée, sans parler de
mon état psychologique.
La soirée me revenait par flashs, accentuant mes haut-le-cœur. J’ai
réussi à me lever, mais une fois debout, la douleur dans mon intimité m’a
rappelé la réalité de ce que j’avais vécu. Et personne n’était là pour
m’entendre gémir dans cette pièce à la chaleur étouffante.
Je me suis habillée rapidement, ne supportant plus de rester ici. Je suis
sortie de la chambre et j’ai suivi les bruits jusqu’à la cuisine. Sevan était là,
assis sur une chaise, les pieds calés sur la table, en train de grignoter des
céréales en surfant sur son téléphone.
Il a levé la tête vers moi. Quand ses yeux bleus que je trouvais si doux la
veille ont rencontré les miens, je me suis surprise à prier pour qu’il dise
quelque chose qui atténue ma honte. Rien qu’un peu.
— Ah, salut. Je savais pas ce que t’aurais envie de manger, donc regarde
dans les placards.
Et il s’est replongé dans son activité. J’ai pu sentir mon peu de dignité se
tailler vite fait, me laissant complètement seule et pitoyable face à cette
situation.
J’ai marmonné que je n’avais pas faim, mais je ne sais pas s’il m’a
entendue puisqu’il ne m’a pas répondu. Ou peut-être qu’il s’en fichait.
— Je peux prendre une douche ?
— Hum, ouais, bien sûr.
Et ce, sans un regard.
Je me suis éclipsée dans la salle de bains après avoir récupéré mon sac
dans la chambre. Ce n’est que lorsque l’eau s’est mise à couler à flots le
long de mon corps répugnant que je me suis autorisée à pleurer. Je
sanglotais, seule entre les parois, le cœur meurtri.
Je savais que rester éternellement sous l’eau ne servirait à rien. Que
j’aurais beau me laver, j’étais sale à l’intérieur et c’était indélébile. Cet
acte serait ancré en moi pour toujours. Ma vie sexuelle serait à jamais
rattachée à ce type dans la pièce d’à côté qui n’en avait clairement rien à
foutre de moi. Et dont je me foutais également.
J’ai tout de même laissé l’eau courir sur moi jusqu’à ce qu’elle devienne
froide. Assise sur le sol glissant de la douche, j’ai attendu que mes larmes
se tarissent complètement, puis je suis sortie.
Face au miroir, mes yeux rouges et bouffis me faisaient peur. Mes lèvres
étaient gercées et ce visage rond que j’avais pour habitude de maudire me
paraissait soudain bien creux.
J’ai attrapé ma trousse de maquillage dans mon sac et, sans trop savoir
quoi faire, je me suis munie d’un fard à paupières noir. Je l’ai étalé sur
toute ma paupière, je l’ai estompé un peu sur les bords puis, avec un crayon
noir, j’ai redessiné le contour de mes yeux. Ainsi, ils étaient moins
effrayants, même si le noir ne les rendait pas particulièrement chaleureux.
Mais c’était mieux. J’ai toujours été persuadée que les yeux sont la
partie du corps qui véhicule le plus d’émotions. Avec ce maquillage, les
lueurs dans mes iris étaient moins visibles, et on ne pouvait pas remarquer
la douleur qu’ils laissaient transparaître. Le noir cachait tout, et j’ai vite
compris que cela deviendrait une barrière indispensable.
Car personne ne devait savoir. Personne ne devait savoir que Mario et
tous les autres avaient raison.
Je suis repassée par la cuisine pour annoncer mon départ à Sevan. Il
était toujours dans la même position, parfaitement heureux dans son petit
monde. Étonnamment, il m’a raccompagnée jusqu’à la porte d’entrée. Je
n’ai pas osé le regarder, mais ça devait peu lui importer.
Il a ouvert la porte et je me suis précipitée à l’extérieur. Mais, alors que
j’espérais ne croiser personne, je me suis retrouvée nez à nez avec un
visage familier, sur le palier.
Hugo, l’ami de Victor, était là. Et il n’y avait aucune esquive possible.
— Qu’est-ce que tu fous chez mon frère ?
Oh non.
— Je…
Mais rien. Je ne pouvais rien dire, j’étais piégée. Je n’avais pas
d’excuse. L’image qu’il avait sous les yeux parlait d’elle-même.
Le regard d’Hugo a alterné entre son frère à moitié nu appuyé contre le
chambranle de la porte, et moi dans ma robe de soirée, les cheveux
mouillés.
— Et moi qui pensais que les rumeurs étaient infondées.
Alors j’ai compris. Hugo faisait partie de mon groupe d’amis, il
connaissait bien Carla et tous deux se confiaient tout.
J’ai su que tout le monde saurait.
18. Le rencard

Roméo

L a pression monte en moi quand le chauffeur du taxi ralentit devant


l’immeuble d’Héloïse. Depuis que je lui ai suggéré l’idée de ce rencard
il y a une semaine, j’ai passé cinq jours à chercher l’endroit où je
pourrais l’emmener. Je me suis longuement maudit pour lui avoir affirmé
que je lui ferai voir un lieu spécial à mon image, alors même que je n’en
avais aucune putain d’idée. Résultat, elle attend beaucoup de moi et j’ai dû
me creuser les méninges.
Puis j’ai vu cette affiche, quand je suis retourné au cours de dessin du
père de Carla. Et ça a fait tilt. C’était parfait.
Je suis encore troublé par ses derniers aveux sur papier et je suis anxieux
au sujet du déroulement de notre rencard.
Je sais pourquoi Héloïse a tenu à ce que je lise ces pages qui dévoilent la
perte de sa virginité, juste avant cette soirée. Elle voulait que je connaisse
cette époque de sa vie qu’elle considère comme « honteuse » avant que ça
n’aille plus loin entre nous. Ces pages me donnent en fait la possibilité
d’annuler notre rencard si je suis trop dégoûté par son passé.
« L’affaire Lorick » et « l’affaire Mario » étaient déjà difficiles à lire.
Mais ce passage-là… Il m’a broyé le cœur, tout simplement. Parce qu’on
peut très bien sentir qu’elle abandonne toute dignité. Le titre n’était pas
mensonger, c’est vraiment la chute libre.
Héloïse est là, elle m’attend devant la grande porte de son immeuble. Son
long manteau gris m’empêche de voir sa tenue, mais vu la paire de collants
qu’elle a revêtue, je devine qu’elle est plus élégante que d’habitude. Je
souris cependant en voyant des Dr. Martens à ses pieds. Pour les talons,
j’imagine que c’est encore trop tôt.
Ses longs cheveux qui virevoltent dans le vent m’empêchent de
correctement distinguer son visage, je ne peux donc pas vérifier si elle est
aussi stressée que moi. Mais j’aime cette image, elle ressemble en tout point
au dessin que j’ai fait d’elle – et que je ne lui offrirai jamais, contrairement
à ce que j’ai prétendu.
Le taxi s’arrête devant l’immeuble, mais elle continue à regarder autour
d’elle, s’attendant certainement à ce que je vienne la chercher à pied.
J’ouvre donc la fenêtre et l’interpelle :
— Bonjour, je viens chercher une fille qui, paraît-il, est une grande
chieuse au style rebelle et au caractère de merde. Vous ne la connaîtriez pas,
par hasard ?
Héloïse, surprise, me considère pendant quelques secondes, la bouche
entrouverte. J’ai la drôle d’envie de descendre du taxi pour dégager une
mèche de cheveux qui s’est collée à ses lèvres, mais il faut que je me
maîtrise et que ces pulsions la concernant cessent définitivement.
— Roméo… Mais tu…
— Ne crois pas que je suis un grand romantique mais tout de même,
emmener une fille à un premier rendez-vous en métro, c’est un peu moyen.
Un sourire s’étire sur son visage, qu’elle me permet d’admirer quand elle
ramène ses cheveux ébouriffés derrière ses oreilles. Et un détail me frappe
immédiatement. Son maquillage. Ses yeux ne sont pas maquillés.
— Tu es un romantique, affirme-t-elle, l’air railleur.
— Un romantique qui va perdre de sa galanterie en te portant comme un
sac à patates sur son épaule si tu ne montes pas tout de suite dans cette
voiture. Le vent froid, ça va deux secondes mais faut pas déconner.
Elle cède et court se réfugier à l’arrière, à côté de moi. La voiture
démarre et mes yeux se promènent sur son visage tandis qu’elle se recoiffe
brièvement, en jurant quand ses doigts se coincent dans des nœuds. C’est
vraiment bizarre de la voir sans ce fard noir habituel qui couvre ses
paupières. C’est Héloïse, sans être elle. C’est Héloïse avec un visage plus
doux, plus enfantin. Elle est toujours jolie, là n’est pas le problème. Mais
cette fine couche de mascara, c’est comme si elle ne lui correspondait pas,
ou plus.
— Tu ne t’es pas maquillé les yeux ?
Ma question semble la mettre mal à l’aise, car elle garde le regard baissé
sans oser m’affronter.
— J’étais à la bourre donc je n’ai pas eu le temps, c’est tout.
C’est l’excuse la plus bidon qu’elle m’ait jamais sortie. Ce maquillage,
c’est quelque chose de primordial pour elle, ce n’est pas pour rien qu’elle le
porte tous les jours au lycée. Et après avoir lu son journal, je comprends
pourquoi c’est si important pour elle. C’est devenu un bouclier.
Un silence pesant tombe dans la voiture, empli de questions et de non-
dits. Je regarde la route, sans savoir comment amorcer cette conversation
inévitable. Ses regards craintifs que je sens sur moi traduisent ses
interrogations quant à ma lecture de son journal. Elle se demande si j’ai lu
ces pages, et si oui, ce que j’en ai pensé ; ou si j’ai repoussé ma lecture à
plus tard malgré sa demande de le faire le plus vite possible.
— J’ai lu ton journal, finis-je par lâcher de but en blanc.
Elle sursaute presque et ses pupilles posées sur moi s’élargissent en
attendant que je développe.
— Et… ?
— Et ça m’a troublé.
Je vois clairement que ma réponse ne la satisfait pas. Elle déglutit en se
triturant les ongles, puis me demande :
— Tu as toujours envie de passer du temps avec moi ?
— Bien sûr, pourquoi ça ne serait plus le cas ?
— Je ne sais pas… Tu m’as toujours crue si innocente dans cette histoire.
— Tu n’es pas moins innocente maintenant que j’ai lu ces dernières
pages.
Nos prunelles s’accrochent enfin, pour ne plus se lâcher. L’intensité du
moment est telle que nous nous soucions peu des oreilles indiscrètes du
chauffeur.
— J’ai couché avec ce mec que je connaissais à peine et qui n’en avait
rien à faire de moi… Ça ne te dégoûte pas ?
— Non, je t’ai déjà dit qu’une personne n’est pas définie par sa vie
sexuelle. Ce qui me dérange, c’est que ça a été une expérience abominable
pour toi, que tu considères comme une erreur. J’aurais aimé que tu ne
regrettes pas ta première fois, ni aucune expérience sexuelle… Mais c’est
fait, ça ne me regarde pas et ça ne change rien pour moi.
Elle secoue la tête, comme si je ne comprenais pas.
— Il n’y a pas eu que ce soir-là, Roméo.
Elle se mord immédiatement la lèvre comme si elle voulait ravaler ses
paroles, et je reste coi. Ses sentiments après cette soirée laissaient pourtant
sous-entendre qu’elle ne voulait plus jamais fréquenter ce Sevan.
— Mais… Tu l’as revu ? Pourquoi ?
— Pas lui, non. Mais un autre… Il y en a eu un autre.
Héloïse soupire en pressant ses paupières, rompant notre lien visuel. La
teinte de ses joues a viré au rouge et j’aimerais atténuer sa gêne, mais je
suis un peu pris au dépourvu.
— Tu le connaissais avant de coucher avec lui ?
— Non.
— Tu en avais envie ?
Quelques secondes s’écoulent avant qu’elle réponde.
— Je ne sais pas vraiment… Je ne crois pas.
— Mais alors… Pourquoi ?
J’espère qu’elle sent que je ne la juge pas. Je ne demande qu’à
comprendre.
— Je ne sais pas, après Sevan, cette envie de donner un sens à ma
réputation a persisté. Je me dégoûtais, mais une partie de moi-même
souhaitait me convaincre qu’ils avaient tous raison. Que je n’étais qu’une
traînée. Et je me disais aussi que de nouvelles expériences sexuelles
effaceraient peut-être mon impression de saleté suite à la première. Ça n’a
pas marché, évidemment, je me suis sentie encore plus sale ensuite. Je sais
que tout ça doit te paraître insensé, et d’ailleurs ça me paraît fou
aujourd’hui, mais mes raisonnements de l’époque étaient illogiques. J’étais
paumée et malheureuse. Mais au moins, quand on me traitait de pute après
ça, c’était légitime.
Elle retient sa respiration à la fin de sa tirade, les yeux brillants.
Maintenant qu’elle a eu le courage de tout m’avouer, elle attend avec
anxiété ma sentence. Car elle est sûre qu’il va s’agir de ça. C’est de
l’abandon qu’elle a peur, même si elle ne l’admet pas. Pas de chance, ce
n’est pas aujourd’hui qu’elle va se débarrasser de moi.
Je détache ma ceinture et me laisse glisser sur la banquette jusqu’à elle.
Je passe un bras autour de ses épaules et de ma main libre, je lève son
visage vers le mien. Les yeux écarquillés, elle m’observe tandis que de mon
pouce, je caresse doucement son menton.
— Quand comprendras-tu que ce n’est certainement pas ton passé qui va
me faire fuir ?
Je la sens se détendre dans mes bras et sa respiration semble redevenir
régulière.
— Héloïse, tu as bien conscience que tes coucheries ne faisaient pas de
toi une « pute » ? Que tu es libre de faire ce que tu veux sans te faire
insulter ?
Elle hoche doucement la tête et dévoile un faible sourire.
— Oui. Oui, maintenant, je le sais.
Mon regard s’égare encore une fois sur sa bouche. Oh, et tant pis ! Je sais
que les baisers viennent généralement à la fin des rencards, mais je ne peux
plus me retenir, ses lèvres sont un véritable appel au péché. Et son
gémissement quand ma bouche se pose sur la sienne me prouve qu’elle en
avait envie, elle aussi.
Eh merde. Je suis foutu.
Ma langue, quémandeuse, s’enfonce dans sa bouche jusqu’à rencontrer la
sienne. J’ai l’impression que ça fait bien trop longtemps que je ne l’ai pas
embrassée.
— Je veux que tu les oublies tous quand tu es avec moi, Héloïse. Je veux
qu’ils n’aient plus d’importance pour toi, murmuré-je à son oreille en me
séparant à regret de ses lèvres.
— C’est le cas.
Soudain, le taxi freine brusquement et ma tête heurte le siège de devant.
Héloïse paraît trop sonnée pour se moquer de moi, mais je suis à deux
doigts d’engueuler le chauffeur.
— Désolé, le camion devant nous a ralenti d’un coup.
— Vous auriez pu anticiper !
— Et vous, vous feriez mieux de mettre votre ceinture, je n’endosserai
aucune responsabilité si vous vous ouvrez le crâne ou si vous faites saigner
la lèvre de votre copine.
Je lève les yeux au ciel et regagne ma place en ronchonnant. Mais le
sourire apaisé d’Héloïse fait vite disparaître ma contrariété.
Dieu merci, nous arrivons finalement en un seul morceau au lieu du
rendez-vous. Héloïse ouvre sa portière et s’apprête à descendre quand je la
retiens par le bras.
— Tu sais, ton maquillage habituel ne me déplaît pas.
— Je te l’ai dit, je n’ai simplement pas eu le temps de le faire.
Je penche la tête sur le côté d’un air dubitatif.
— Héloïse…
Elle soupire.
— OK, je ne l’ai pas fait volontairement. Mais tout le monde l’a toujours
trouvé étrange, et vu tes blagues à ce sujet, j’en ai conclu que tu n’étais pas
fan non plus.
— C’est faux. Je l’aime bien. C’est vrai que j’ai été surpris au début mais
ce maquillage, c’est toi. Et je veux que tu sois toi-même, c’est la Héloïse
avec les boots et les vestes en cuir qui me plaît, pas une autre.
— Tu as raison, c’était un raisonnement stupide. La prochaine fois que tu
me verras, je ressemblerai de nouveau à un raton laveur.
— Alléluia !
— Bon, je n’ai pas toute la journée, intervient le chauffeur qui attend que
nous descendions.
— Tiens, ducon, dis-je en posant quelques billets sur l’accoudoir. Et ne
compte pas sur le pourboire de courtoisie.
Il me lance un regard mauvais dans le rétroviseur, que j’ignore avec
plaisir.
Héloïse et moi avançons vers le bâtiment moderne qui nous fait face, à
l’intérieur duquel se tient une exposition. Elle détaille attentivement la
façade, se demandant probablement où je l’emmène. Je pose une main dans
le bas de son dos et elle frissonne. Je souris. J’aime qu’elle soit si réceptive
à mon contact, Vanessa était déjà à l’aise avec tout ça quand on a
commencé à sortir ensemble. Lui faire connaître des sensations nouvelles
était difficile.
Vanessa.
Ma gorge se noue et mon estomac se serre, me rappelant à quel point elle
me manque.
Reprends-toi, Roméo. Ce n’est pas le moment.
Je chasse mes remords pour me concentrer sur Héloïse, avec qui je
pénètre dans le hall du bâtiment.
Au bout de quelques minutes, je suis rassuré en voyant que l’exposition
semble lui plaire. C’est elle qui m’entraîne vers les photos qui l’intéressent
et elle me fait un rapport complet à chaque fois pour m’expliquer ce qu’elle
y trouve. Son manteau ouvert me permet désormais de voir la robe pull
noire qui l’habille, et qui lui va à ravir. Pour le coup, elle lui correspond
plutôt bien.
Je prends le relais pour l’escorter jusqu’au coin qui m’intéresse le plus,
celui qui abrite les clichés de mon photographe préféré. Nous nous arrêtons
devant la photo.
— Ça a été mon premier dessin. J’ai reproduit cette photo.
C’est une femme qui est photographiée. Elle est de profil mais on ne voit
que le bas de son visage. Ses yeux sont cachés par des mèches de cheveux
qui volent autour de sa tête.
— Cette photo ressemble beaucoup…
— Au dessin que j’ai fait de toi ? Ouais. Tous les dessins que j’imagine
ressemblent un peu à cette photo. Elle m’influence toujours.
Héloïse hoche la tête et continue à observer l’œuvre, visiblement un peu
perdue concernant mes intentions. Je prends alors mon courage à deux
mains et me lance, le regard fixé sur cette femme dont je n’ai jamais
découvert les yeux :
— C’est mon père qui était fan de ce photographe. Il dessinait toujours à
partir de ses clichés. Je n’ai jamais vraiment pris de cours, c’est lui qui m’a
tout appris. On n’avait pas grand-chose en commun, sauf le dessin. Quand
on dessinait tous les deux, il y avait cette connexion que j’adorais. Ce sont
mes plus beaux souvenirs avec lui, et certainement mes plus beaux
souvenirs tout court. On se rejoignait grâce au dessin, et il n’y a que là-
dessus qu’on s’entendait.
— Et maintenant ?
— Maintenant… On ne s’entend plus du tout. Le dessin n’est pas
suffisant pour nous réunir à nouveau.
La boule dans ma gorge m’empêche de continuer et j’ai envie de me
gifler pour mon comportement pathétique. J’ai amené Héloïse ici pour
qu’elle apprenne à mieux me connaître, pour qu’elle ait des réponses à
certaines de ses questions, mais je suis incapable de parler de moi plus
d’une minute. Ce blocage permanent bousille tous mes efforts.
Héloïse semble le comprendre. Elle glisse sa main dans la mienne, nos
deux paumes se rencontrent et elle enroule ses doigts autour des miens.
— Ce n’est pas grave, tu me parleras quand tu seras prêt. Je ne suis pas
pressée, m’assure-t-elle avec douceur.
Je la remercie silencieusement et nous nous déplaçons pour aller voir
d’autres photos.
Au bout d’une heure, nous avons fait le tour. Je m’apprête à lui proposer
d’aller manger quelque part, mais je m’arrête net en voyant la femme en
face de moi. Vanessa, resplendissante dans une robe moulante rouge vif,
éclate de rire en postant une main devant sa bouche. Ce son résonne dans la
pièce, accélérant mon rythme cardiaque et faisant chavirer les cœurs de la
moitié des hommes présents. Malgré la lumière tamisée, son sourire est
étincelant, et je l’aurais probablement admiré plus longtemps si je n’avais
pas remarqué la personne qui se tient à ses côtés. Un mec que je ne peux
pas voir en peinture.
Tony.
Ce putain de Tony. Il tournait déjà autour de Vanessa la dernière fois que
je l’ai croisé. Il avait réussi à provoquer un effroyable sentiment de jalousie
en moi, mais aujourd’hui, je suis carrément fou de rage. Elle le voit donc
régulièrement, ce pur abruti. Alors qu’il n’y a pas plus abruti !
Vanessa me repère. Son rire s’éteint aussitôt, ses yeux s’arrondissent et
des frissons me parcourent le corps devant sa beauté renversante. Elle a l’air
d’aller bien. Enfin, un peu moins maintenant qu’elle a cette mine déconfite,
mais notre rupture ne l’a certainement pas rendue moins belle. Aucun
homme n’aura jamais ce pouvoir.
Les traits de son visage se tendent quand elle voit nos doigts entrelacés, à
Héloïse et moi. Et comme le plus grand des idiots, je lâche précipitamment
sa main. L’expression de Vanessa devient dure et elle reporte son attention
sur mon visage. Je sens déjà les emmerdes arriver.
— Je reviens, indiqué-je à Héloïse avant de rejoindre Vanessa et son
abruti.
Je sens à peine mes jambes. Je n’avais pas prévu de revoir mon premier
et unique amour aussi rapidement. Je n’avais pas prévu de la revoir tout
court, en fait, c’était le meilleur moyen de me sevrer. Mais je ne peux pas
m’extirper de cette situation sans avoir échangé quelques mots avec elle. Ce
serait trop lâche.
— Roméo… souffle Vanessa quand je me plante devant elle, comme si
elle ne croyait toujours pas à ma présence ici.
— Vanessa… et Tony.
— Salut, mec.
Non mais je rêve. Toujours plus beauf, celui-là.
— J’aurais dû me douter que tu serais là, déclare Vanessa. C’est tout à
fait ton genre d’événement.
Elle jette un rapide coup d’œil plein d’amertume derrière moi, là où se
trouve Héloïse. Je comprends le message : « Ce genre d’événement où tu ne
m’as jamais emmenée et où tu te trouves actuellement avec une de tes
cibles. »
— C’est un endroit sophistiqué pour un rencard.
J’observe Tony et sa tenue de sport : ce mec fait tache dans ce beau
décor.
— Mais bien intime et révélateur pour un simple rendez-vous
professionnel, rétorque Vanessa.
OK, je l’ai mérité.
Vanessa sait que je sors très rarement avec mes cibles. En fait, je n’avais
jamais proposé de véritable rencard à l’une d’entre elles. Mais elle sait aussi
qu’Héloïse est une mission à part.
Cependant, je mentirais si je prétendais avoir invité Héloïse uniquement
dans le cadre de ma mission. Ce n’est pas ma seule motivation, et c’est bien
ce qui me fait peur.
Vanessa et moi n’arrêtons pas de nous dévisager. Je ne peux pas
m’empêcher de l’admirer, comme à chaque fois, et elle aussi semble avoir
du mal à détacher son regard de mon visage.
— Roméo ?
La voix hésitante d’Héloïse me tire de ma contemplation. Elle est débout
derrière moi et m’observe d’un air déconcerté. Elle pose ensuite les yeux
sur Vanessa et son incompréhension se transforme bien vite en malaise.
— Tu ne nous présentes pas, Roméo ?
Je réprimande Vanessa du regard. Bon sang, elle sait très bien que je ne
mélange pas ma vie privée et mon métier ! Il n’y a rien de pire pour me
mettre dans la mouise !
— Euh… Vanessa, voici Héloïse. Héloïse, c’est Vanessa.
— Une vieille amie, ajoute cette dernière, les lèvres pincées.
— Vieille comment ? demande innocemment Héloïse, mais sa voix
faiblarde trahit son appréhension.
Vanessa fait semblant de réfléchir.
— Ça fait combien de temps, Roméo ? Cinq ans ?
Je manque de m’étouffer avec ma salive. Elle veut vraiment me mettre
dans le pétrin ou quoi ? Je suis censé avoir dix-sept ans, et Héloïse n’est pas
assez naïve pour croire que Vanessa est une « vieille amie ». Elle se doute
forcément que la fin de notre relation est récente, vu notre comportement à
tous les deux. Comment va-t-elle réagir en comprenant que j’ai eu une
longue relation avec Vanessa ? Et quels mensonges vais-je encore devoir
inventer ?
Heureusement que Tony n’est pas doué avec les mots, parce qu’il aurait
pu apporter des informations compromettantes à Héloïse.
— Roméo ne t’en a jamais parlé ? C’est étonnant. Mais c’est vrai qu’il
est toujours si secret avec les autres…
Mes poings se serrent alors que je fusille Vanessa du regard. Elle va
beaucoup trop loin. Nous nous regardons en chien de faïence quelques
instants, nous défiant mutuellement. Elle est en train de dépasser les limites.
Je me retourne pour dire à Héloïse que nous partons, mais elle ne se
trouve plus à mes côtés. Elle s’est volatilisée.
— Elle vient de partir, me lance Tony d’un air narquois.
Non. Non, non, non…
— Quoi ? Où ça ?
— J’en sais rien, par là-bas.
Il fait un geste vague vers le fond de la salle, ce qui ne m’aide
absolument pas.
— Elle est sortie ?
— J’sais pas.
Mais quel abruti.
— Putain !
Je tourne les talons et pars à la recherche de ma cible, en espérant que
cette rencontre avec Vanessa n’ait pas anéanti tous mes efforts.
19. La Juliette

Héloïse

J e laisse le vent me fouetter le visage, perchée sur ce toit, le regard perdu


dans la contemplation des immeubles parisiens. J’essaie d’arrêter le flot
de larmes qui coulent le long de mes joues, sans grand succès. Je ne sais
même pas d’où elles viennent, ni pourquoi elles existent. Je sais simplement
que mon cœur me fait mal.
Les images des dernières minutes ne cessent de défiler devant mes yeux.
Toutes intactes, parfaitement nettes.
Elle, comparable à une déesse avec sa beauté à couper le souffle. Les
regards dédaigneux qu’elle me jetait, me faisant clairement comprendre que
je n’étais qu’une intruse. Lui, hypnotisé par elle dès l’instant où il l’a
aperçue. Qui ne cessait de la regarder, oubliant complètement mon
existence et la raison de ma présence ici.
Il n’y avait qu’elle.
J’essuie rageusement mes joues, m’en voulant de me montrer si faible.
Roméo et moi ne sommes pas en couple. Cette scène étrange ne devrait pas
tant me toucher. En plus, ce n’est pas comme si j’avais de vrais sentiments
pour lui…
Qui est-ce que j’essaie de tromper, au juste ? Bien sûr que j’ai des
sentiments à son égard. Ils sont tous arrivés trop vite, en désordre, frappant
de plein fouet mon cœur meurtri et mon peu d’amour-propre, me tombant
dessus sans que je ne puisse rien y faire. Quand j’ai voulu les analyser,
c’était trop tard. Roméo s’était déjà insinué dans mon cœur.
— Héloïse !
Je me fais violence pour ne pas me retourner, mon cœur prêt à éclater.
Roméo m’a trouvée. Cela fait vingt minutes que je me suis enfuie et, à
entendre son souffle court, il m’a cherchée un moment. Reste à savoir
combien de temps il est resté à l’admirer, elle, avant de se rendre compte de
mon absence.
— Héloïse…
La tête droite et le regard perdu dans le vide, je me concentre pour ne pas
laisser échapper de nouvelles larmes, pour paraître le plus impassible
possible. C’est dans ces moments-là, quand je refuse que les autres me
voient vulnérable, que j’ai la confirmation qu’il me reste un tout petit peu
d’ego.
— Regarde-moi, s’il te plaît.
Je refuse d’obtempérer et demande à voix basse :
— Qui est-ce ?
Il soupire, et je jure que s’il me donne une réponse bidon, je lui balance
ma main dans la figure.
— Une ancienne petite amie.
Bien. Au moins il est honnête.
Je respire profondément et me tourne vers lui. Son visage se déforme en
une expression mêlant l’inquiétude et la surprise quand il découvre mes
joues mouillées et mes yeux rouges.
— À quand remonte votre rupture ?
— Héloïse…
— À quand ?
Je n’en démords pas. Cette petite voix au fond de moi qui cherche
toujours à me protéger, en vain, me souffle de laisser tomber. Elle essaie de
me faire prendre conscience que je ne veux pas savoir, pas maintenant que
pour la première fois, je suis réellement attachée à un garçon. Pas
maintenant qu’il a accepté mon passé, pas maintenant que mes lèvres
portent la marque indélébile des siennes. Pas maintenant qu’il a sa place
dans mon cœur, malgré mes résistances pour l’empêcher d’y entrer.
Mais me bercer d’illusions ne sert à rien. Roméo est peut-être seul dans
mon cœur, mais il y a une autre présence dans le sien. Une autre présence
diablement magnifique que je ne pourrai plus ignorer désormais, et qui va
me bouffer de l’intérieur si je n’ai pas de réponses à mes questions.
— Peu de temps, admet-il faiblement.
J’encaisse le coup et serre fort ma robe de ma main droite.
— Tu la côtoyais quand tu m’as rencontrée ? Quand tu m’as approchée,
au tout début ?
Il déglutit et, ses prunelles vissées aux miennes, il hoche piteusement la
tête. Tous mes espoirs s’écroulent un à un. Elle a toujours été là.
— Je sais ce que tu dois penser, mais Vanessa et moi, c’est une histoire
bien trop complexe pour être expliquée en quelques mots. Sache que je ne
l’ai jamais trompée, avec personne, et que je ne me suis pas moqué de toi.
On n’était pas vraiment ensemble quand je me suis intéressé à toi, et c’est
vrai que je la voyais toujours, mais ça ne représentait rien, vraiment rien.
— Je me demande de qui tu te moques le plus : de moi, ou de toi ?
Il avance d’un pas, mais je recule. J’ai une fâcheuse tendance à perdre
mes moyens à son contact, et j’ai besoin de toutes mes forces et de toute ma
concentration pour poursuivre cette conversation.
— Je ne me moque pas de toi.
— Peut-être pas. Mais tu aimes cette femme, Roméo, ça saute aux yeux
que vous avez un lien particulier. Elle paraît plus âgée, plus mature… Je ne
peux pas rivaliser avec elle…
Il secoue la tête, refusant ce qui va suivre. Mais j’ai enfin décidé de
prendre soin de moi, je me suis convaincue que je le méritais. Je tiens à
Roméo, je suis heureuse avec lui, c’est vrai. Seulement ses sentiments pour
cette Vanessa constituent un frein important à une éventuelle histoire entre
nous, et je m’interdis de m’attacher encore plus à lui alors qu’il en aime une
autre. Je refuse qu’il se voile la face en prétendant vouloir être avec moi
alors que quand elle est là, il ne voit qu’elle. Il pense certainement tout le
temps à elle, même lorsque nous sommes tous les deux.
— Je te jure que c’est de l’histoire ancienne, ça n’a rien à voir avec ce
qu’on pourrait être, nous deux…
— Et qu’est-ce qu’on pourrait être ?
D’ailleurs, qu’est-ce que nous sommes ? Nous avons refusé jusqu’à
présent de mettre un mot sur notre drôle de relation, et il paraît clair que si
nous devions la définir maintenant, nous n’aurions pas la même définition.
Je pensais qu’on était sur la même longueur d’onde, mais je me trompais,
visiblement. À ses yeux, je ne dois être qu’Héloïse, la fille torturée qu’il
trouve mignonne et qu’il a envie d’aider, par compassion, avec qui il
discute et échange des baisers sympas en coup de vent. Alors qu’à mes
yeux, eh bien… Je dirais qu’il représente tous mes espoirs.
— Je ne sais pas, Héloïse, soupire-t-il. Mais je ne veux pas perdre ce
qu’on a.
— Et moi je veux que tu sois honnête avec toi-même, et que tu admettes
que ce n’est pas avec moi que tu devrais être.
Roméo se passe les mains dans les cheveux tout en basculant la tête en
arrière.
— Vanessa a été là dans des moments difficiles de ma vie, c’est pour ça
qu’elle est importante. Mais nous ne pourrons plus avoir une histoire
ensemble.
— Tu lui parles, à elle ? Tu lui parles de toi, tu lui fais part de tes
sentiments ? C’est ce qu’elle insinuait tout à l’heure ?
— Oui, mais c’est différent…
— C’est ça, elle est différente. Et j’aurais aimé savoir qu’elle existait,
cette fille différente à tes yeux.
— Tu l’es aussi…
— Mais pas de la même manière.
— D’une manière bien plus significative que tu ne le penses, lâche-t-il
tout en se rapprochant.
Cette fois, mes pieds semblent ancrés dans le sol et je n’arrive plus à
bouger. Son corps n’est plus qu’à quelques centimètres du mien et sa main
frôle ma joue quand j’ordonne :
— Stop.
Il fronce les sourcils, la mine douloureuse, et laisse retomber ses bras le
long de son corps.
— Je ne veux pas te perdre…
Ces quelques mots avoués dans un murmure me brisent le cœur, mais je
force mes lèvres tremblantes à s’étirer en un sourire triste.
— Tu ne me perdras pas. Tout ce que tu as fait pour moi compte
énormément et j’aimerais beaucoup que tu restes dans ma vie. Mais pas
comme ça… Pas comme ce qu’on est en ce moment.
— Tu n’es pas sérieusement en train de me proposer qu’on reste amis ?
— Je ne vois pas d’autre option.
La bouche entrouverte, il cherche quelque chose à rétorquer, mais ne
trouve rien. Alors je baisse la tête et je passe devant lui, m’apprêtant à
redescendre. Je suis déjà devant la porte quand je l’entends chuchoter :
— J’aimerais pouvoir tout te dire.
Et moi j’aimerais que tu y parviennes.
Mais Roméo ne se confiera jamais à moi. C’est Vanessa qui a ce
privilège, et je dois l’accepter.
Je récupère mon manteau et mon sac dans le hall du bâtiment, puis je
quitte l’exposition, le cœur lourd. Je flâne dans les rues froides de Paris un
moment, le temps de m’aérer l’esprit et de me convaincre que la situation
n’est pas si grave. Que j’ai arrêté les choses à temps, avant de tomber
entièrement sous le charme de Roméo. Ça va. J’irai bien.
Sans trop savoir comment, je me retrouve devant l’immeuble de Victor.
Je me rends compte que j’ai pris deux lignes de métro pour venir le voir, et
que j’en ignore la raison. Ça fait un bail que je ne suis pas venue le voir à
l’improviste et nous avons eu quelques différends ces derniers temps. Il m’a
fait comprendre qu’il ne trouvait pas ma façon d’exprimer mes pensées très
fine ni très juste, et que balancer mes histoires sur Internet et dans le journal
du lycée allait me causer des ennuis. Je sais qu’il m’a dit tout ça pour me
protéger, parce qu’il a peur de ce qui pourrait encore me tomber dessus,
mais je l’ai mal pris, évidemment. Je n’ai pas accepté de voir la part de
vérité dans ses paroles et j’ai foncé tête baissée.
Il y a eu beaucoup de retours positifs, c’est vrai. Je parle avec des
personnes tous les jours sur Twitter et c’est une vraie libération de pouvoir
échanger et aider des adolescents plongés dans un mal-être comme le mien.
Au lycée, j’ai eu quelques échos des critiques moqueuses faites aux pages
retravaillées de mon journal, mais aucune ne m’a été adressée directement,
et j’ai eu aussi des bons retours. Toutefois, j’ai ce mauvais pressentiment.
Celui qui dit que Victor a raison, que ces prises d’initiative peuvent me
retomber dessus à tout moment, sans que j’y sois préparée et sans aucun
moyen pour me protéger.
Je cherche son nom dans le répertoire de mon téléphone et je l’appelle,
sentant une boule d’anxiété se former dans mon ventre. Fidèle à lui-même,
il décroche au bout de la première sonnerie.
— Héloïse ?
— Je t’expose la situation : soit tu restes confortablement au chaud chez
toi parce que tu ne veux pas me voir, ce que je comprendrais, soit tu viens
m’ouvrir et tu empêches une fille sympa de se transformer en Mister
Freeze. Alors ?
Un silence suit ma réplique, puis j’entends un léger rire au bout du fil.
— Je vois… Mais dis-moi, de quelle fille sympa tu parles ?
Un vrai sourire arrive enfin à trouver sa place sur mon visage.
— Je suis sympa, abruti.
— Mouais, je suis pas convaincu. Mais puisque moi, je suis sympa, je
vais t’ouvrir.
— C’est très généreux.
Quelques minutes plus tard, je suis dans l’appartement de Victor,
installée sur le canapé et emmitouflée dans une couverture. J’étais gelée, et
je ne l’avais pas vraiment ressenti avant que Victor me frictionne les bras
devant son immeuble, l’air inquiet.
Je le regarde me préparer un chocolat chaud dans la cuisine. Pourquoi ne
s’est-il pas comporté de cette façon si adorable l’année dernière, quand je
mourais d’envie qu’il m’accorde autant d’attention ? J’ai l’impression que
dans ma vie, tout est une question de mauvais timing. Des bonnes choses
m’arrivent, mais soit elles surviennent toutes en même temps, soit un détail
que j’ignore fait tout capoter. Un détail comme Vanessa, par exemple.
— Tiens, avec une bonne dose de Chamallows et une touche de Nutella,
comme il se doit, déclare Victor d’un ton enthousiaste en me tendant ma
boisson.
Il se laisse tomber sur le canapé à côté de moi.
— Tu veux que mes fesses triplent de volume ? Il doit y avoir plus de
sucre dans ce chocolat que de neurones dans le cerveau d’Einstein, et ce
n’est pas rien.
— Tes comparaisons sans queue ni tête m’avaient manqué, rit-il.
Je trempe mes lèvres dans ma boisson en souriant tout en le regardant
par-dessus ma tasse. Ses yeux étincelants rivés sur moi commencent à me
mettre mal à l’aise, et j’espère que l’atmosphère va rapidement s’alléger.
— Je suis désolée, Victor. J’ai agi comme une gamine capricieuse avec
toi. Mais ça compte pour moi, mon investissement sur les réseaux sociaux
et dans le journal du lycée… Depuis le temps que je crie dans le vide, c’est
réconfortant d’être enfin écoutée.
— Non, ne t’excuse pas, je comprends. Je n’ai pas été très diplomate non
plus. Mais j’avais simplement peur pour toi… Je ne veux pas que tu
t’éloignes encore.
— Ça n’arrivera pas.
Cette réponse semble le satisfaire pleinement, vu le grand sourire qui
éclaire son visage. Je replonge dans ma tasse pour ne pas être confrontée à
son regard trop longtemps. Étonnamment, ce chocolat chaud très calorique
réussit à alléger quelque peu mon cœur comprimé depuis ce rencard raté.
— Pourquoi es-tu ici, Héloïse ? finit par me demander Victor.
— Je…
J’abandonne l’idée d’inventer un mensonge, de toute façon il doit bien se
douter de quoi il est question – ou plutôt de qui il est question – et je ne
serais pas crédible.
— Roméo m’avait invitée à une exposition…
— Ça s’est mal passé ?
— Disons simplement… qu’il a déjà une Juliette.
— Oh non, Héloïse…
— C’est bon. Essayons de parler d’autre chose, OK ?
Il opine du chef, compréhensif, et se rapproche de moi pour attraper la
télécommande posée à côté de ma cuisse. Sa main frôle ma jambe malgré la
couverture qui nous sépare. Je ne ressens pas ces frissons qui remontent le
long de mon échine, comme lorsque Roméo me touche, mais je ne peux pas
nier cette soudaine bouffée de chaleur. Victor ne s’éloigne pas une fois la
télé allumée, et je me mets à prier pour qu’il ne tente rien.
Tous les garçons me paraissent bien fades à côté de Roméo… Roméo
n’est pas aussi diplomate que Victor, il peut être assez franc et balancer les
choses qui fâchent sans scrupules. Il est plutôt fermé au contact des autres,
semble toujours de mauvaise humeur de prime abord, attitude bien loin de
la nature enthousiaste et ouverte de Victor. Mais Roméo est le garçon le
plus compréhensif et à l’écoute que je connaisse, le plus indulgent, aussi. Et
son sourire – je parle là de son vrai sourire, pas de ses rictus taquins qu’il
affiche la plupart du temps – est si rare qu’il n’en est que plus beau quand il
fait enfin surface, et pas pour n’importe qui. J’aurais dû me douter que ce
drôle de spécimen qui trouvait toujours les mots justes traînait quelques
casseroles. Ça ne pouvait pas être aussi simple de l’avoir pour soi.
— Je suis content que tu sois venue, me souffle la voix douce de Victor.
— Je suis contente que tu veuilles encore dans ta vie d’une emmerdeuse
comme moi qui fout tout en l’air.
— On fout tous quelque chose en l’air, moi le premier. Mais c’est vrai
que tu es une sacrée emmerdeuse.
J’esquisse un sourire et je me détends, m’enfonçant plus profondément
dans le canapé moelleux de Victor. Espérons que sa présence et celle de
Lina m’aident à oublier ce vide qui fait peu à peu sa place dans ma poitrine.
20. poursuivre l’objectif

Roméo

J ’ai merdé.
Ouais, j’ai vraiment merdé. J’ai merdé à fond, stupidement, rapidement
et sans en avoir conscience.
Mais ça arrive à tout le monde, pas vrai ? Un merdage – on devrait
sérieusement songer à intégrer ce mot dans le dictionnaire – n’est pas
irrémédiable, si ?
Quand on pense à tous ces infidèles qui réussissent à reconquérir leurs
partenaires, à toutes ces copines qui se pardonnent leurs coups bas
concernant les mecs… Cela prouve bien qu’on peut toujours se rattraper.
Qu’il suffit d’un peu de volonté – et de chance – pour que tout ne se soit pas
foutu, et c’est reparti ! Oui, probablement. Et c’est sans aucun doute ce
qu’il va se passer avec Héloïse. Notre lien qui se renforce depuis trois mois
ne peut pas être totalement anéanti parce que j’ai merdé une seule et
misérable fois. Ma mission ne peut pas être un échec à cause d’une simple
erreur de parcours.
C’est ce que je me suis martelé tout le reste du week-end. J’ai aussi
répété le petit discours que je sortirai à Héloïse quand je la croiserai, pour
excuser mon comportement le soir de notre rencard. « Voir Vanessa m’a
troublé, je ne m’y attendais pas. Et oui, tu as raison, j’ai agi comme un
abruti. Mais c’était simplement parce que j’étais guidé par la jalousie et que
mon ego de mec était affecté en voyant qu’elle fréquentait quelqu’un
d’autre. Ça ne voulait rien dire, elle n’est pas aussi importante pour moi que
tu le penses, et je regrette. On oublie ? »
D’accord, je mens peut-être un tout petit peu sur mes sentiments envers
Vanessa. C’est bien plus complexe et oui, elle est importante pour moi, mais
c’est trop compliqué à expliquer. Sans compter que je ne pourrai jamais lui
fournir toutes ces explications dans le cadre de ma mission. De toute façon,
on ne peut pas dire que je sois très honnête avec elle depuis le début… Je ne
le suis même pas du tout.
Je souffle un bon coup en arrivant dans le bâtiment principal du lycée et
mes yeux se mettent immédiatement à la recherche d’Héloïse. Elle patiente
souvent dans le hall en attendant la sonnerie depuis que Lina et elle se sont
rabibochées. Je scanne les lieux tandis que mon cerveau s’active et
récapitule rapidement ce que j’ai à dire. Ça va le faire.
Je repère Lina, mais elle est seule, en train de discuter avec Carla. Mon
regard dévie lentement vers la droite, comme s’il avait senti la menace, et
tombe sur Héloïse, en plein éclat de rire, une main posée sur l’épaule de
Victor. Lui paraît aux anges et la dévore littéralement des yeux sans qu’elle
semble le remarquer. Je sais qu’ils s’étaient disputés à cause de
l’engagement d’Héloïse sur Twitter et dans le journal du lycée, et les
réprimandes de Victor m’avaient bien agacé. Sans compter sa tendance à la
regarder avec des yeux de merlan frit. C’est dommage, je l’appréciais à
mon arrivée ici. Mais l’image de ce Vivi s’est dégradée dans mon esprit
aussi vite qu’Héloïse est montée dans mon estime, et maintenant j’ai
carrément envie de l’écrabouiller, lui et son sourire charmeur.
Énervé, je fais volte-face pour sortir du bâtiment. Il a suffi de quelques
tensions entre Héloïse et moi pour que Victor s’insinue entre nous, fasse
gentiment sa place, et en profite pour la séduire à nouveau. Putain, j’ai
vraiment merdé.
Hors de question que je passe la journée à les entendre ricaner ensemble.
Je vais me casser de ce lycée de merde le temps de quelques heures et
laisser ce parfait petit couple batifoler à sa guise.
Mais alors que je passe la porte battante, Barbara me rentre dedans. Elle
arque un sourcil devant mon air furieux et ses yeux repèrent instinctivement
les deux idiots derrière moi. Elle soupire longuement et je vois à son
expression qu’elle s’apprête à me réprimander, ce dont je n’ai vraiment pas
besoin.
— Tu me fais quoi, là, Roméo ?
— Rien, putain, laisse-moi.
Je m’apprête à la dépasser, mais elle m’arrête d’une main ferme sur mon
torse, adoptant sa mine de grande sœur responsable.
— Ça va pas d’être jaloux d’un mec par rapport à l’une de tes cibles ?
Depuis quand tu as ce genre de comportement ?
— Je ne suis pas jaloux de ce crétin, tu rêves, et encore moins vis-à-vis
d’Héloïse. Maintenant laisse-moi passer.
— Je croyais que pendant tes missions tu mettais ta mauvaise foi
légendaire de côté ?
Je lève les yeux au ciel, exaspéré. Ce qu’elle peut me taper sur les nerfs
quand elle s’y met. Rappelle-toi que tu n’as pas le droit de contredire
Barbara, alias Miss je-sais-tout-par-excellence.
— Pas de sentiments, énonce Barbara d’un ton sec. Seulement des
objectifs. Tu te souviens de l’objectif premier ?
Je me calme et me pince les lèvres, revenant peu à peu à la raison.
— Rendre Héloïse heureuse et la sortir de ce mal-être dans lequel elle
était plongée.
Elle attrape mon menton et fait pivoter ma tête vers Héloïse et Victor. Il
sourit alors qu’elle lui raconte quelque chose de façon animée, l’air
rayonnant.
— Tu ne trouves pas qu’elle paraît beaucoup plus heureuse qu’il y a
quelques semaines ?
Je suis forcé d’admettre qu’elle a raison. Je regarde à nouveau Barbara, le
cœur serré. Elle affiche un sourire désolé qui se veut réconfortant mais rien
à faire, j’ai toujours l’impression d’avoir le cœur au bord des lèvres.
— Ça veut dire que tu es en train de réussir cette mission avec brio,
Roméo. Tu te sers de la séduction mais ce n’est qu’un outil, ça ne doit pas
devenir concret, et surtout pas dans ton cœur. En plus, tu m’as dit
qu’Héloïse souhaitait que vous restiez proches sans vous embarquer dans
une relation amoureuse, c’est parfait. Tu peux toujours être là pour elle sans
risquer de lui briser le cœur. Et tu devrais être ravi qu’elle se rapproche de
Victor, parce qu’il peut grandement contribuer à son bonheur.
Mes épaules s’affaissent. Elle a raison sur toute la ligne. Tout roule,
mieux que je ne l’espérais, et si nous poursuivons sur cette voie, ma mission
sera bientôt achevée. Je pourrai laisser une Héloïse heureuse. Alors
pourquoi tout cela sonne faux dans mon cœur ?
— C’est ce que tu devrais ressentir en théorie, me dit doucement ma
sœur. Mais c’est normal si ce ne sont pas tes sentiments réels. Tu es
humain, Roméo, ce serait alarmant si tu ne t’attachais jamais à personne
lors de tes missions. Mais Héloïse doit rester une cible que tu finiras par
quitter. Rien de plus.
Je hoche lentement la tête. Je vois dans les yeux de Barbara que si nous
n’étions pas en public, elle m’enlacerait. Mais nous ne sommes pas censés
nous connaître et il ne faut pas éveiller les soupçons.
— J’ai besoin de prendre l’air, déclaré-je avant de m’éclipser.
Je file comme une flèche jusqu’à la sortie du lycée. Il faut que je
m’éloigne de tout ça pour me recentrer sur mon objectif.

Quand j’entre dans le café, Vanessa y est déjà. Elle est installée seule à
une table, emmitouflée dans un manteau épais et une écharpe qui lui monte
jusqu’au menton. Je souris sans pouvoir m’en empêcher, la voir aussi
frileuse m’a toujours amusé.
Sa jambe remue nerveusement sous la table et si elle continue à se ronger
les ongles comme elle le fait, elle va bousiller sa manucure parfaite. C’est
bizarre de la voir anxieuse, surtout en ce qui concerne les relations sociales,
amoureuses ou non. Vanessa a toujours été dotée d’une grande assurance
sans jamais tomber dans la suffisance, et j’admire ce côté naturel chez elle.
Je prends mon courage à deux mains, porte mes couilles, que j’ai
tendance à oublier en ce moment, et m’avance jusqu’à elle. Quand ses yeux
bruns croisent les miens, mon cœur s’affole et semble enfler dans ma
poitrine.
— Salut.
— Bonjour, murmure-t-elle.
Elle hésite à se lever pour me faire la bise, mais nous savons tous les
deux que ce serait gênant. Je m’assieds pour lui épargner ce dilemme.
— Je suis désolé…
Nous avons commencé cette phrase en même temps, ce qui nous fait rire
doucement.
— Toi d’abord, concède-t-elle.
— Je suis désolé. J’ai affreusement honte de mon comportement de
samedi dernier et je n’aurais pas dû agir comme ça, même si je pense
toujours que Tony est un abruti.
J’ai peur qu’elle prenne mal ma raillerie, mais elle me surprend en
souriant franchement.
— C’est dur de trouver quelqu’un après toi, Roméo.
— Mais ce n’est pas difficile de trouver plus intelligent que Tony. Ce
mec a piqué le cerveau de son poisson rouge.
Elle rit mélodieusement en secouant la tête.
— Sauf que les autres te ressemblent trop.
Pris de court, je me retrouve bouche bée. Ce que je peux être con ! Elle
essaie simplement de passer à autre chose, de me rayer de sa vie après le
mal que je lui ai fait, et j’ose critiquer ses choix. C’est sacrément gonflé.
Est-ce que j’ai toujours été aussi con ?
— Pardonne-moi, soupiré-je, les remords m’oppressant la poitrine.
— Toi aussi, pardonne-moi. J’ai agi comme une gamine avec ta cible,
j’aurais pu tout faire foirer.
— Je l’aurais peut-être mérité.
— Sans doute.
Son sourire faiblit un peu mais ne retombe pas totalement. Vanessa pose
ses mains sur les miennes, faisant monter un flot de nostalgie en moi.
— Ce n’est pas nous, ça. Se lancer des piques sur nos nouvelles relations,
se défier sur des sujets futiles… On n’a jamais été comme ça.
— Tu as raison. On a été pitoyables.
— J’espère que je n’ai pas tout ruiné avec elle, murmure-t-elle, honteuse.
Je porte ses mains à mes lèvres et en embrasse le dos pour la rassurer.
— Elle ne m’en veut pas mais elle ne veut plus de relation amoureuse
avec moi.
Vanessa, perplexe, fronce les sourcils face à mon ton las.
— Et c’est grave ?
— Ça ne devrait pas… Ça devrait m’arranger.
Mais il n’y a qu’à m’entendre parler pour comprendre que ça ne
m’arrange pas du tout.
Vanessa reprend possession de ses mains, sonnée. Elle se laisse aller
contre son siège, les yeux dans le vague.
Puis elle me regarde à nouveau, les pupilles brillantes.
— Je croyais que tu n’étais plus capable d’aimer, murmure-t-elle, sa voix
se brisant sur les derniers mots.
— Quoi ? Attends, Vaness, ça n’a rien à voir avec de l’amour…
— Si… Tu tiens à elle.
— Je tiens à elle mais je ne l’aimerai jamais. Ça n’a rien à voir avec ce
qu’on a vécu.
Elle commence à trembler et je m’en veux d’avoir évoqué le sujet avec si
peu de tact. Je suis nul, bordel. Nul avec Vanessa, nul avec Héloïse, nul
avec ma mère qui tente de me joindre depuis deux jours…
— Vanessa, je t’en prie… Tu crois que je chercherais déjà à fréquenter
quelqu’un d’autre sérieusement ? Je n’envisage aucune relation.
— Mais j’espère que tu aimeras à nouveau, sanglote-t-elle. Parce que tu
le mérites, même si l’apprendre me tuerait. Je souhaite par-dessus tout que
tu trouves quelqu’un qui réveillera ce cœur qui m’a tant aimé et que
j’aimerai toujours, parce que contrairement à ce que tu crois, tu resteras fort
même s’il bat pleinement.
Mais tous les cœurs n’ont pas la chance de battre.
Et parfois, des battements de cœur ne suffisent pas à faire vivre,
réellement vivre quelqu’un.
— J’espère qu’il existe quelqu’un sur cette terre qui arrivera à te
convaincre d’arrêter de te blâmer.
Je déglutis, une boule désagréable remontant dans ma gorge. Je me
penche au-dessus de la table, recueillant une larme qui roule sur la joue de
Vanessa.
— Ça, c’est la preuve que je mérite d’être blâmé.
— Non. C’est la preuve que tu es quelqu’un qu’on ne peut s’empêcher
d’aimer, d’aimer follement, sans retenue, même si ça peut nous briser. C’est
la preuve qu’on a envie de te vouer un amour qui dépasse tout, y compris
notre propre bonheur.
Ne pouvant plus me retenir, je me lève, tire Vanessa par la main pour la
mettre debout et la serre fort dans mes bras. Cette fois, pas de retour en
arrière. Nous savons tous les deux que notre relation tumultueuse touche à
sa fin, pour de bon.
— Et moi j’espère que tu trouveras quelqu’un avec un cœur capable
d’aimer de la même façon que tu m’as aimé, lui avoué-je, le nez dans ses
cheveux.
— Sache que je ne regrette rien, répond-elle sincèrement.
— Sache que moi non plus.
21. Le manque

Héloïse

A ssise au bureau central, les pieds calés sur la chaise en face de moi, je
réfléchis à la formulation de cette foutue phrase que j’essaie de modifier
depuis dix minutes.
— Bon, Héloïse, on n’a pas toute la journée, se plaint Charly, le
responsable du journal du lycée.
— Mets-moi la pression et tu peux être sûr de dormir ici, Charly. J’espère
que tu as apporté ton matériel de camping.
Stella, allongée sur une table, glousse en continuant à pianoter sur son
téléphone. Charly n’est pas méchant, mais on ne peut pas dire qu’il apprécie
vraiment les gens. Il déteste se « mélanger à la populace » et est obligé
d’aller se laver les mains au moindre contact humain. Je sais qu’il me
maudit autant qu’il m’adore depuis que je publie mes articles dans le
journal : il me maudit car il est obligé de faire équipe avec quelqu’un – et
de mettre de côté ses articles fétiches sur les produits bio – et il m’adore
parce que, grâce à moi, le journal a enfin de la visibilité et il n’écrit plus
dans le vide.
Stella, elle, vient nous regarder travailler la moitié du temps. Depuis
qu’elle m’a abordée, nous nous sommes vues plusieurs fois et je dois
avouer qu’elle est de bon conseil et qu’elle manie très bien les réseaux
sociaux. Elle non plus n’aime pas trop les gens, principalement une certaine
catégorie : les hommes. C’est pour ça qu’elle avait été si désagréable avec
Roméo lors de notre rencontre et qu’elle l’avait gentiment traité de toutou.
En parlant de Roméo, je l’imagine très bien faire une remarque sur la
tronche que tire actuellement Charly. Il me ferait noter que les plis aux
coins de sa bouche l’apparentent au bulldog et que sa façon de triturer sans
arrêt ses cheveux bouclés annonce une jolie calvitie.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? s’agace Charly qui est en train de perdre
patience.
— Ta calvitie.
— De quelle calvitie tu parles ? soupire Stella en se redressant. Personne
n’a autant de cheveux que Charly.
— Pour le moment.
Je retourne à ma phrase que je n’arrive décidément pas à formuler. Je suis
en train de modifier un passage de mon journal beaucoup trop intime pour
être publié tel quel. C’est difficile parce que je veux que le lecteur ressente
mon émotion, mais sans me mettre complètement à nu.
Si j’avais eu Roméo à mes côtés, ça aurait été beaucoup plus simple. Il
aurait encore une fois trouvé la solution au problème. Mais voilà, Roméo
n’est pas là et ne cherche pas à l’être depuis ce rencard raté, il y a presque
une semaine.
— T’es vraiment bizarre en ce moment, reprend Stella, depuis que ton
toutou t’a lâché les baskets. Même si un autre a pris le relais.
— Tu considères donc que tous les hommes sont des chiens ?
— Ouep. Même si j’ai conscience que ce n’est pas très sympa pour les
clébards.
— Donc je suis aussi un clébard ? intervient Charly.
— Oui, mais un beagle si tu veux. C’est le moins laid à mes yeux.
— Quelle générosité…
Je souris en me disant que c’est dommage que Stella soit si catégorique.
Elle est tombée sur le pire spécimen possible : narcissique, égocentrique et
surtout macho à souhait. Il lui a brisé le cœur et maintenant elle en fait une
généralité, sans aucune exception. J’essaie tant bien que mal de lui
expliquer qu’il existe des connasses chez les filles également, comme il
existe des gens très bien parmi les mecs. Mais elle refuse de m’écouter, car
je n’ai pas d’exemple concret.
J’aurais bien cité Roméo, mais vu qu’on ne se parle plus…
Et il faut que j’arrête de toujours tout rapporter à Roméo. Il en aime une
autre.
— D’ailleurs, Héloïse, laisse-moi te dire que le type avec qui tu traînes
en ce moment a l’air d’être un sacré berger allemand.
Les bergers allemands sont les chiens que Stella déteste par-dessus tout –
l’un d’entre eux lui a mordu le nez quand elle était petite.
— Victor ? Mais c’est un vrai chiot, le défend Charly.
Même Charly n’a rien contre Victor, c’est dire. Peut-être même que mon
ami fait partie du cercle très restreint des gens que monsieur Charly
apprécie…
— En apparence, mais je suis sûre qu’au fond ça doit être le pire.
— Victor est un amour, lui assuré-je. Tu dois accepter qu’un tel garçon
puisse exister.
— Je préférais encore l’autre toutou, grommelle Stella.
Moi aussi, je ne peux m’empêcher de penser. Moi aussi, je préférais
quand c’était Roméo qui partageait la plupart de mes journées.
Mais je dois une fière chandelle à Victor. C’est lui qui m’empêche de
trop regretter mon choix de m’éloigner de Roméo. Je sais que c’était la
meilleure chose à faire. Mais quand je le vois en cours, quand nos regards
se croisent sans que nous ne prononcions un mot… Toutes les sensations
qui remuent mon bas-ventre me rappellent combien il est devenu important
pour moi. J’ai été naïve en pensant que nous pourrions rester proches sans
envisager autre chose. Nous étions déjà allés trop loin pour que ce soit
possible, et il n’a d’ailleurs pas montré qu’il souhaitait continuer à me
côtoyer.
— Héloïse, il faut que tu arrêtes de penser à lui, ça devient flippant.
Je relève la tête vers Charly qui se tient devant mon bureau.
— Je ne pense à personne.
— Bien sûr, alors pourquoi tu as dessiné la première lettre de son
prénom ? Seulement par hasard ?
Je baisse les yeux sur ma feuille et constate qu’en effet, au lieu de
poursuivre la réécriture de mon texte, j’étais tout bonnement en train de
dessiner un grand « R ». Choquée par mon propre comportement, je range
précipitamment mes affaires dans l’idée d’aller prendre l’air. De toute
façon, la sonnerie annonçant la fin de la pause déjeuner va bientôt retentir.
— Ne laisse pas ces chiens te bouffer ! me crie Stella avant que je sorte
de la pièce.
Je me retrouve directement dans les couloirs grouillants de monde et je
me fais bousculer de tous les côtés. Ma respiration s’accélère et il me faut
quelques pas pour me recentrer. Je tente de revêtir mon apparence de fille
insensible, ce que j’ai pris l’habitude de faire tous les jours, en espérant que
cela soit crédible.
Soudain, deux mains se posent sur mes épaules, me faisant sursauter. Un
Victor souriant apparaît à mes côtés.
— Putain, Victor, ne me surprends pas comme ça !
— C’est tellement rare d’arriver à te prendre au dépourvu que je n’ai pas
pu m’en empêcher, répond-il d’un air taquin.
Je le laisse passer un bras autour de mes épaules, car je sais que ça ne
signifie rien. Il se comportait déjà comme ça envers moi quand nous étions
seulement amis – même si à l’époque, j’espérais davantage.
— T’étais où ? Je ne t’ai pas vue à la cantine.
— J’étais avec Charly et Stella, on travaillait sur le prochain article.
— Tu es vraiment obligée de continuer ces articles ?
Je m’arrête net, agacée. Je croyais que Victor avait compris que ce sujet
était sensible et qu’il valait mieux ne pas l’aborder.
— Pourquoi je devrais arrêter ?
Je croise les bras sous ma poitrine tandis qu’il soupire longuement en
levant les yeux au ciel.
— Tu vas encore te braquer ?
— Ça dépend, tu vas te montrer con ?
— Ce n’est pas parce que quelqu’un a un avis différent du tien qu’il est
forcément con, Hélo.
Je plisse les yeux et lui lance un regard noir parce que c’est un coup bas
de sa part. Il sait que ce n’est pas parce que j’ai des opinions arrêtées que je
suis intransigeante. Je n’ai certainement pas la science infuse et je ne
demande qu’à apprendre tous les jours.
— Pardon, s’excuse-t-il en se rendant compte de sa mauvaise foi. Tu es
prête à en discuter calmement ?
Je confirme d’un petit mouvement de tête que je suis dans un bon état
d’esprit.
— Bien. Alors je pense que ton message est déjà suffisamment passé
avec tous tes précédents articles, pourquoi continuer ? Je te dis ça parce que
je sens le tournant qu’est en train de prendre ton histoire. Je lis chacun de
tes textes, et celui sur Mario révélait déjà une certaine fragilité. J’imagine
que la suite est pire… Tu es sûre de vouloir faire ça ? Et comment penses-tu
que Mario réagira quand il comprendra que le mec que tu nommes « A »,
c’est lui ? Il verra forcément ton article, Héloïse, les liens du site du journal
font le tour d’Internet.
Au fur et à mesure de sa tirade je me tends peu à peu, et je suis bien
forcée d’admettre qu’il n’a pas tort sur toute la ligne. Déjà, réécrire le
passage concernant Mario était difficile. Il s’agissait de supprimer toutes les
phrases qui me touchaient trop, toutes celles qui auraient donné aux autres
des outils capables de me faire du mal s’ils le voulaient. J’ai énoncé les faits
et je me suis limitée à quelques descriptions de mes sentiments, sans trop
entrer dans les détails. Alors publier les passages concernant Sevan et cet
autre garçon… Maintenant que j’y réfléchis, je ne suis pas sûre d’être prête.
C’est sûrement pour ça que j’ai tant de mal à réécrire la suite.
— Ce n’est pas faux… C’est même plutôt vrai. Mais tu as vu toutes les
réflexions qui ont découlé de mes articles ? Beaucoup de personnes
attendent la suite pour s’exprimer davantage, débattre…
— Tu dois aussi penser à toi et à ton bien-être. Ne te force à rien. Je sais
que Roméo était du genre à te pousser dans tes retranchements,
seulement…
— Attends, pourquoi tu me parles de Roméo ?
— Je ne suis pas dupe, Hélo, je sais qu’il a joué un grand rôle dans toute
ta démarche.
Je ne réponds rien, sentant une rougeur se répandre doucement sur mes
joues. Dire que Roméo a joué un grand rôle dans ma démarche est presque
un euphémisme, il en est carrément à l’origine. Je n’en serais pas là s’il
n’était pas entré dans ma vie et s’il ne m’avait pas forcée à quitter ma
coquille pour libérer toute la colère et l’injustice que je ressentais depuis
des mois. Et j’ai la très nette impression que cette idée est loin d’enchanter
Victor.
— Disons qu’il m’a beaucoup aidée.
— J’ai l’impression qu’il t’a un peu poussée à te jeter dans la gueule du
loup sans être vraiment prêt à te réceptionner.
— Ce n’est pas ça du tout…
— Tu avais l’assurance qu’il serait là si tout dérapait ? Qu’est-ce que tu
sais de ce type, exactement, à part qu’il est beau et sympa ?
J’encaisse le coup, piquée au vif. Mon ego n’accepte pas ce que Victor
me jette à la figure, car il sait à quel point c’est vrai. Je n’ai réussi à obtenir
que d’infimes informations sur la vie de Roméo et, au final, je ne sais pas
véritablement à qui j’ai eu affaire.
Je me force à esquisser un sourire, me rappelant ma promesse d’être
moins irritable. Victor se rapproche et écarte affectueusement une mèche de
mon visage.
— J’aime énormément passer du temps avec toi et te voir heureuse. Je ne
veux pas que ça change.
La sonnerie retentit, brisant notre moment. Je suis à nouveau consciente
du brouhaha et du passage autour de nous. J’avais momentanément oublié
où nous étions et je me rends compte que notre débat a attiré l’attention de
quelques personnes. Victor semble également l’avoir remarqué, mais il
continue à jouer distraitement avec l’une de mes mèches. Visiblement, il n’a
plus honte de traîner avec moi.
— On y va ? me demande-t-il.
D’ordinaire, il est beaucoup moins enthousiaste à l’idée d’aller en cours,
mais aujourd’hui la prof de français nous accompagne voir le concert
organisé par des élèves du lycée. Plusieurs animations ont lieu cette
semaine, apportant un peu de vie dans ce bahut.
— Je dois passer aux toilettes, je te rejoins après.
— Tu veux que je t’attende ?
— Il ne vaut mieux pas, dis-je en commençant à m’éloigner. Dame
Nature me rend visite et il se peut que je me retrouve face à un cas de
chutes du Niagara !
— T’es dégueulasse ! m’assène mon ami avant de disparaître dans la
foule.

Mes petites affaires terminées, je me dépêche de me rendre à la salle de


conférence où est organisé le concert. La salle est déjà pleine à craquer, je
ne pensais pas que tant de monde serait là. Je cherche Victor du regard mais
je me rends compte qu’il est encerclé par deux groupies. Je reconnais
Sandra, une fille qui craque pour lui en ce moment, et une copine à elle,
certainement engagée pour faire la garde. Victor, qui regardait autour de lui
avec inquiétude tandis que Sandra lui faisait son numéro de charme, croise
mon regard. Je vois à son expression qu’il est désolé et je devine qu’il n’a
pas eu le choix de sa place. Il s’apprête à se lever, mais je lui fais un signe
de la main et je souris pour lui signifier que tout va bien. Qu’il continue à se
faire draguer, je sais qu’il aime ça même s’il ne l’assume pas vraiment. Je
vais essayer de trouver une autre place et au pire, mon fabuleux fessier
finira sur le sol, ce n’est pas un peu de poussière qui va l’effrayer.
Mon cœur rate un battement lorsqu’en cherchant un siège libre, je
remarque Roméo à quelques pas de moi. Il est assis au dernier rang et me
regarde. Ce qui me trouble, au-delà du simple fait que ses yeux sont posés
sur moi, c’est son expression. Il est totalement impassible, seuls les cernes
sous ses yeux laissent deviner qu’il ne va pas bien. Pas bien du tout.
Immobile, la bouche entrouverte comme une idiote, je l’observe se
détourner pour fixer la scène. Sa tête est droite. Ses bras demeurent croisés.
Et cette image de lui, si inexpressive, m’alarme plus que n’importe quoi. Il
n’est pas du genre à montrer facilement ce qu’il ressent, mais jamais je ne
l’ai vu dans cet état.
Mes jambes décident avant ma raison, mon cœur ayant pris le dessus
depuis un moment en ce qui concerne Roméo, et je me dépêche de le
rejoindre. Il reste une place libre à côté de lui, et je suis étonnée que
personne ne l’occupe, d’ailleurs.
Il ne réagit pas quand je m’assieds. Pourtant il sait qu’il s’agit de moi.
— Salut, lancé-je, incertaine.
Toujours aucune réaction. Il reste de marbre, la tête droite et les épaules
rentrées. Aucune raillerie de mauvais goût, aucun sourire en coin.
— Je… Ça ne te dérange pas que je sois là ?
Il ne fait rien pour me mettre à l’aise. Au contraire, il reste plongé dans
son mutisme, comme s’il n’était pas réellement conscient. Je comprends
mieux pourquoi cette place était libre : qui a envie de passer du temps à côté
d’une personne qui semble sans vie ?
Je soupire et me laisse aller contre mon siège. Quand le concert
commence, je sens le mal-être de Roméo sans même le regarder. Je meurs
d’envie de prendre sa main et de la serrer dans la mienne, de lui apporter un
peu de chaleur pour lui montrer qu’il n’est pas seul. Que moi aussi, je peux
être là pour lui. Mais je suis trop peureuse pour m’exécuter.
Lui ne fait pas le moindre mouvement, à aucun moment. Je détaille les
traits crispés de son visage, ses sourcils légèrement froncés, son nez fin, ses
lèvres rosées… et le manque au fond de moi s’accentue.
Roméo donne enfin un signe de vie quand les premières notes jouées au
piano de la chanson Bohemian Rhapsody se font entendre. Si je suis ravie
de ce choix musical, étant une fan inconditionnelle de Queen depuis ma
plus tendre enfance, ce titre ne provoque pas le même effet sur Roméo. Son
corps se contracte entièrement et il recule dans son siège, pressant
douloureusement les paupières.
— Roméo ?
Je panique quand ses mains se mettent à trembler, agrippant le tissu de
son jean. Mais qu’est-ce qu’il a, bordel ?

Mama, just killed a man


Put a gun against his head
Pulled my trigger, now he’s dead

À ces paroles, comme s’il ne pouvait plus le supporter, Roméo se lève


brusquement. Il me passe devant, écrase mes pieds sans scrupules, et se
dirige rageusement vers le fond de la salle, s’attirant quelques regards
curieux. Prise d’un élan de courage, je me précipite à sa suite en faisant au
passage un doigt d’honneur à un type qui ose me traiter de connasse parce
que je fais un peu de bruit. Il ne faut pas me chercher dans ce genre de
situations.
Je retrouve Roméo dehors, devant le bâtiment, immobile. Prudemment, je
m’avance vers lui, apeurée à l’idée de le sortir de sa drôle de transe.
— Roméo ?
J’ai légèrement l’impression de me répéter.
Il ne fait toujours pas attention à moi et fixe le vide, hébété. Je pose une
main sur son bras et il frissonne à mon contact. Cependant, il garde la tête
baissée, comme effrayé à l’idée de me regarder.
Sans prévenir, il agrippe soudainement mon poignet et me tire vers lui. Je
me retrouve au creux de ses bras, enfermée dans leur étreinte, et je crains
que mes jambes ne cèdent quand sa tête trouve refuge dans mon cou. Cette
position le rend soudain vulnérable, comme un enfant qui essaierait de se
protéger. Il me serre contre lui de plus en plus fort, me coupant presque le
souffle ; pourtant je n’ai jamais eu autant l’impression de respirer
pleinement.
Mon cœur bat la chamade et j’ai du mal à comprendre ce qu’il se passe,
mais je rends son étreinte à Roméo. Il soupire dans mon cou quand je
l’enserre entre mes bras faiblards. Il tremble maintenant de tous ses
membres. J’ai l’impression qu’il pourrait se briser d’un instant à l’autre. Sa
façon désespérée de me serrer contre lui, comme si ça pouvait le sauver, me
bouleverse et me fait tout oublier. À cet instant, la seule chose qui
m’importe est de lui apporter du réconfort ; tout le reste me paraît dérisoire.
— J’ai besoin de toi.
Ces mots achèvent de me retourner. Il n’a presque rien dit et pourtant il
ne s’est jamais autant livré à moi. Je perçois sa détresse à la pression de ses
mains dans mon dos, et son besoin d’être aimé à son souffle qui se fait plus
régulier quand je passe mes doigts dans ses cheveux.
Notre bulle éclate quand il se détache finalement de moi. Il ose à peine
lever vers moi son regard perdu et paniqué, et il fait volte-face avant que
j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit. Il s’éloigne à une vitesse folle,
disparaissant rapidement de mon champ de vision.
22. Rachel

Roméo

E n plus d’être un vrai désastre, cette journée est abominable.


Je suis dévasté, comme chaque année à cette date, et j’agis comme un
imbécile. Mes actes n’ont aucun sens, comme par exemple ignorer
prodigieusement Héloïse alors qu’elle fait des efforts pour me parler, pour
ensuite la surprendre en l’enlaçant comme si ma vie en dépendait. J’avais
décidé de rester loin d’elle aujourd’hui, mais entendre Bohemian Rhapsody,
même jouée et interprétée par des amateurs, m’a rendu taré et a réveillé
cette douleur lancinante dans mon cœur. Les paroles et les souvenirs que
véhicule cette chanson, c’était trop pour moi.

Je me souviens très bien de ce soir-là. Je passais devant la chambre de


Rachel d’où s’échappait une douce mélodie. Elle était assise devant sa
coiffeuse, tirant comme une folle sur ses cheveux sombres avec son fer à
lisser. Elle n’avait jamais accepté ses boucles.
— Tu as laissé tomber Justin Bieber pour Queen ? Quelle évolution, tu
m’épates, moi qui pensais que tes goûts musicaux étaient irrécupérables !
Elle n’a pas tiqué. Au contraire, elle est restée concentrée sur son reflet,
s’appliquant désormais minutieusement du rouge à lèvres.
— J’aime ce qui est dramatique, a-t-elle fini par déclarer. Cette chanson
est putain de dramatique.
— Je croyais que tu avais peur de la mort ?
Ma sœur s’est tournée vers moi, m’accordant enfin son attention. Ses
yeux bleus étaient soulignés d’un épais trait de crayon noir, renforçant leur
pouvoir ensorcelant. Papa avait l’habitude de répéter qu’avec un tel
regard, Rachel obtiendrait toujours tout ce qu’elle voulait. Et je ne
comprenais pas pourquoi moi, possédant exactement les mêmes yeux, je
n’avais pas sa faculté de manipulation.
— Freddie Mercury a peur, lui aussi. Il sombre même dans la folie.
— C’est comme ça que tu interprètes les paroles ?
— Pas toi ?
J’ai haussé les épaules. Je m’étais toujours dit que ces paroles n’étaient
pas vraiment faites pour être comprises. Freddie Mercury avait d’ailleurs
toujours refusé de donner sa propre interprétation, laissant libre cours à
l’imagination de chacun, et il avait emporté ce secret dans sa tombe.
— Mais la mort ne me fait plus tellement peur, a repris Rachel, perdue
dans ses pensées. Parce que la vie est sélective. On aura beau dire, il y aura
toujours des privilégiés, et ce sont eux qui vivent le plus longtemps.
Ce que disait Rachel était tout à fait illogique, comme la plupart de ses
réflexions à quinze ans. Pourtant, j’étais fasciné par ses raisonnements
sans queue ni tête, pour des raisons qui m’échappent encore. J’imagine que
c’était Rachel elle-même qui était fascinante, elle avait cette faculté de
totalement nous captiver.
— Et tu fais partie de ces privilégiés ? ai-je deviné, la voyant venir.
— Bien sûr, a-t-elle répondu comme si c’était une évidence. Je suis
populaire, on m’aime, on m’envie, je réussis la plupart des choses que
j’entreprends… Je suis incontestablement une privilégiée.
— Et incroyablement modeste avec ça.
— Ce n’est pas de la vantardise, Roméo, simplement un constat tout à
fait réaliste.
Rachel s’est levée pour venir se planter devant moi. Elle a souri devant
mes cheveux en bordel, mais elle a eu l’obligeance de ne faire aucun
commentaire, ce qui était rare.
— Tu ne veux pas venir à cette soirée avec moi ?
— Pour voir tes idiots de potes ? Sans façon.
Elle a levé les yeux au ciel en jouant avec l’une de ses mèches.
— Il y aura ta Vanessa.
Ces mots, même prononcés de sa voix crâneuse et moqueuse, ont réveillé
de vieux sentiments au fond de moi. Rachel a paru exaspérée par ma
réaction.
— Je ne comprends vraiment pas ce que tu lui trouves, cette blonde est
fade.
Rachel était en vérité affreusement jalouse de Vanessa. Comme elle,
Vanessa était d’une beauté naturelle époustouflante, mais elles étaient
foncièrement différentes : Vanessa était gentille alors que Rachel était une
vraie peste. Et c’est ça que ma sœur ne supportait pas. Que Vanessa puisse
être aussi populaire et désirée tout en étant profondément bienveillante et
désintéressée, à la différence d’elle-même qui était capricieuse et
manipulatrice.
Mais selon Rachel, la cote de popularité de Vanessa allait forcément
baisser étant donné qu’elle commençait à me fréquenter. Ma sœur m’avait
dit ça de manière très franche et sans aucun scrupule, se fichant de la façon
dont ses mots auraient pu me blesser. Rachel était comme ça ; et je devais
avouer la détester autant que je l’admirais.
Devant mon manque de réaction, ma sœur a poursuivi :
— Très bien, alors ne compte pas sur moi pour l’empêcher de flirter avec
un mec mieux que toi.
— Qui est-ce qui t’emmène ?
— Barbara, normalement. Pour une fois qu’une de ses visites à son
horrible copain est utile… Elle va me déposer au passage.
— Arrête d’être aussi garce avec elle.
— C’est elle qui me jalouse et qui tape des crises de nerfs auprès de
papa.
C’était une autre conviction dans l’esprit de Rachel : elle pensait que
tout le monde l’enviait. Barbara et moi étions délaissés par rapport à elle,
c’est vrai. Notre mère nous portait un amour égal, mais c’était loin d’être le
cas de notre père, qui avait une nette préférence pour Rachel (et qui n’avait
jamais cherché à le cacher). Ce favoritisme venait sans aucun doute du fait
qu’enfant, Rachel avait eu des problèmes de santé qui auraient pu lui
coûter la vie. Pour que mon père nous manifeste son amour, il aurait donc
fallu qu’il ait eu peur de nous perdre, ce qui n’était le cas que pour Rachel.
Petit, je souffrais de cette inégalité, puis j’ai fini par me faire à l’idée que
peu importe ce que je ferais, j’aurais toujours la même place médiocre dans
l’estime de mon père. C’est ce qu’il avait décidé.
Barbara ne tapait pas des crises auprès de notre père par jalousie, elle
s’énervait simplement du fait qu’il ne recadrait jamais Rachel. Elle était
insouciante et elle enchaînait les conneries sans penser aux conséquences.
Ce comportement inquiétait beaucoup ma mère, mais elle n’osait pas en
parler à son mari, qui détestait qu’on remette en cause son éducation,
pourtant loin d’être parfaite. Alors c’était Barbara qui s’en chargeait. En
tant qu’aînée, elle se sentait responsable, et si mon père n’avait jamais levé
la main sur elle, il lui avait plusieurs fois adressé des mots plus violents que
n’importe quel coup. Barbara ne laissait rien paraître, elle avait pris
l’habitude de se montrer forte devant maman et moi. Mais je pouvais voir
une part d’elle s’éteindre après chaque dispute.
— Passe une bonne soirée avec tes bouquins comme le parfait asocial
que tu es, a chantonné Rachel.
Je l’ai regardée regagner sa chambre dans sa robe courte et moulante
qui laissait croire qu’elle était bien plus âgée que ses quinze ans. Je l’ai
appelée une dernière fois.
— Rachel ?
— Hum ?
— Fais attention à toi.
Un sourire mesquin a étiré ses lèvres.
— Tu me connais.
Oui, justement.

Alors que j’évite d’habitude ce lieu comme la peste, je me retrouve à


l’hôpital, un bouquet de roses rouges à la main. Je traverse les couloirs que
je connais trop peu jusqu’à sa chambre. J’entre, hésitant, et constate qu’il
n’y a personne, excepté Rachel sur son lit. Je remarque cependant le sac de
ma mère sur une chaise, m’indiquant qu’elle n’est pas loin. Elle est
probablement allée se chercher un café.
Je m’installe au chevet de ma sœur et pose le bouquet sur la table de nuit,
à côté d’un vase déjà rempli de roses blanches. Barbara est donc passée plus
tôt dans la journée. Elle a toujours eu pour habitude d’offrir des roses
blanches à Rachel, et moi des rouges, puisque notre sœur n’a jamais su
choisir entre les deux.
— Joyeux anniversaire, Rachel, murmuré-je.
Le silence pesant de la chambre est ma seule réponse.
J’observe le teint chaud de ma sœur et ses paupières fermées qui sont
maquillées. Ma mère se sent toujours obligée de lui appliquer ces produits
sur le visage, elle dit que sans ça, elle n’a pas l’impression de voir sa fille.
Personnellement, je n’ai plus l’impression de voir ma sœur depuis qu’elle
est inerte sur un lit, muette et endormie, reliée par des fils à des machines
qui font du bruit.
Les rares fois où je viens, les médecins me poussent à lui parler. Personne
ne sait si elle peut nous entendre, mais ils disent que ça vaut le coup
d’essayer. Que ça peut lui donner envie de revenir parmi nous. Et moi, je
me demande toujours comment est-ce que je pourrais la ramener alors que
c’est à cause de moi qu’elle est partie.
Le coma est vraiment quelque chose d’étrange. La personne est là, devant
nous, comme plongée dans un sommeil profond. Sa poitrine monte et
descend, prouvant qu’elle respire, mais elle n’est pas en vie pour autant.
— Je suis désolé que tu ne puisses pas fêter tes vingt et un ans comme il
se doit.
Ma voix se brise. L’image de l’expression accusatrice de mon père
apparaît dans mon esprit. Je suis sûr qu’il ne viendra même pas la voir. Il
n’en a pas le courage et laisse ma mère seule dans cette épreuve.
Deux mains se posent sur mes épaules et me frictionnent
affectueusement. Je me retourne pour faire face à ma mère et je la serre
dans mes bras. J’adresse très peu de marques d’affection à mes proches et je
sais qu’elle comprend qu’à travers cette étreinte, je lui demande pardon
pour avoir ignoré ses appels ces derniers jours. Mais je savais qu’elle
voulait me parler d’aujourd’hui, et j’avais peur de ce qu’elle pourrait me
demander.
— Bon anniversaire, mon cœur.
Spontanément, je pense qu’elle parle à Rachel mais son regard, brillant et
sincère, est rivé sur moi.
— Merci, maman.
23. Tout est ma faute

Roméo

J ’ai dîné avec ma mère à l’hôpital et j’ai passé une partie de la soirée avec
elle. Les sandwichs semblables à des éponges achetés à la cafétéria
n’étaient pas vraiment dignes d’un repas d’anniversaire, mais je n’avais
pas très faim, de toute façon.
— Tu es sûre que ça va aller, maman ? lui demandé-je à la sortie de
l’hôpital.
Je déteste savoir qu’elle va rentrer avec lui, qui sera froid comme la glace
et qui ne cherchera absolument pas à la réconforter ou simplement à être là
pour elle.
— Oui, ton père m’attend. Cette journée n’est pas facile pour lui non
plus, tu sais.
— Je sais.
Ma mère me caresse affectueusement la joue. Elle est encore très belle,
elle pourrait aisément refaire sa vie. Elle ne manque même pas d’argent.
Mais elle aime mon père et elle se donne à lui, entièrement, sans qu’il
montre la moindre reconnaissance ni lui rende la pareille. J’ai beau
dénoncer son comportement, je me rends compte que j’agissais
sensiblement de la même façon avec Vanessa. Contrairement à mon père, je
prenais soin d’elle comme je le pouvais, mais je fermais les yeux sur ses
sentiments pour moi et sa souffrance.
— Tiens, c’est de notre part à nous deux.
Ma mère me tend un chèque que je me force à accepter. Mes parents ont
renoncé à m’offrir des cadeaux, tout simplement parce qu’ils ne savent plus
qui est leur fils. Mais de l’argent balancé comme ça est tellement
impersonnel que je préférerais ne rien avoir.
— De ta part à toi, tu veux dire ?
Ma mère soupire. Je ne suis pas dupe, mon père n’a fait aucun effort pour
me souhaiter mon anniversaire. L’année dernière j’avais reçu un texto, mais
cette année il ne s’est même pas donné cette peine.
— Il pense à toi, tu sais, même s’il ne le montre pas.
— Oui, il me maudit.
— Arrête. Il vous aime, Barbara et toi, bien plus que tu ne le crois.
Je hausse les épaules. C’est plus facile pour Barbara qui est seulement
victime et qui n’est responsable de rien. Elle a des tas de choses à lui
reprocher et elle refuse de lui parler depuis qu’elle a quitté la maison. C’est
avec elle qu’il se montrait abominable, c’est sur elle qu’il se défoulait. En
ce qui me concerne, il se contentait de m’ignorer la moitié du temps. Il a
commencé à se préoccuper de moi en me haïssant quand je lui ai arraché sa
fille préférée. Le coma de Rachel est la seule chose qui fait qu’il pense à
moi, et pour le coup, je préférerais qu’il m’oublie.
— Elle ne veut toujours pas lui parler ? tente ma mère d’une petite voix.
— Papa a pourri Barbara pendant des années parce qu’elle osait exprimer
son avis au lieu de s’écraser comme nous tous. Tu n’imagines pas le
nombre de fois où je l’ai entendue pleurer en passant devant sa chambre.
Elle n’avait qu’une hâte, se tirer de la maison, et je pense qu’elle n’y
retournera jamais.
Les yeux de ma mère s’emplissent de larmes. Je sais que je n’ai pas
besoin de lui rappeler tout ça, elle culpabilise déjà assez. Mais c’est moi qui
ai vu Barbara essayer de se reconstruire, au tout début des missions. Et
même quand elle était faible, elle jouait son rôle de grande sœur auprès de
moi.
— Vous me manquez, tous les deux.
— Toi aussi, maman. Mais tu sais que tu peux venir nous voir quand tu
veux.
Elle hoche la tête et je l’attire dans mes bras, soupirant dans ses cheveux.
Je regrette l’époque où tout était plus simple. Où je me plaignais
simplement des tensions qui régnaient dans notre famille.
Barbara m’a envoyé un message pour me dire qu’elle sortait ce soir. Je ne
lui en veux pas, elle sait très bien que je refuse de célébrer mon
anniversaire. Quand elle me l’a souhaité ce matin, elle a eu droit à un regard
noir.
Sur le chemin du retour, je me rends compte que je n’ai aucune envie de
me retrouver seul à ruminer ce soir. Sans trop savoir comment, je me
retrouve accoudé au bar d’un pub miteux qui ne contient que des pochtrons.
J’enchaîne les verres. Les autres jours de l’année, je bois très peu, je n’aime
pas particulièrement ça. Mais le jour de mon anniversaire, depuis quatre
ans, je ne peux pas résister à l’appel de l’alcool. Ça me permet d’oublier
que ma jumelle n’est pas là pour le fêter à mes côtés.
C’est marrant, les effets de l’alcool. Les soucis s’envolent d’un seul coup,
on se sent soudain plus léger, alors que ce n’est qu’une illusion. Nos
problèmes sont en réalité enfouis plus profondément en nous, prêts à
remonter quand on sera au plus bas.
Mais plus je bois, plus j’évite d’y penser. Une fois bien éméché, je me
retrouve à errer dans les rues de Paris. Je ne marche pas très droit, mais je
tiens debout et j’arrive à avancer. C’est déjà ça.
Juste au moment où je me fais cette réflexion, mes jambes deviennent
molles. De peur de m’écrouler, je décide de faire une petite pause sous un
abribus. Voilà. Là, je suis bien.
En parcourant le répertoire de mon téléphone, je me rends compte qu’il
n’y a personne que je pourrais appeler pour parler. Je suis seul dans mon
putain de monde, et cette idée me fait éclater de rire.
— Tu voulais t’isoler, Roméo ? C’est réussi, t’es tout seul !
Mon hilarité se poursuit un moment, jusqu’à ce que je finisse par avoir
mal à la gorge. Je couve un petit rhume et l’alcool ne risque pas d’aider à la
guérison. Ce n’est pas si mal, ça me donnera une excuse pour m’empêcher
d’embrasser Héloïse ; il ne faudrait pas qu’elle tombe malade elle aussi.
Tiens, embrasser Héloïse, ça me dit bien, là maintenant. Je me sens bien
quand je l’embrasse.
Sans réfléchir davantage, je lui envoie un message :

› Moi : J’ai bien envie de t’embrasser.


Une voix au fond de moi me dit que je ne devrais pas faire ça, que je ne
suis pas censé parler à Héloïse, mais je ne sais plus pourquoi.

› Hélène : Ce serait avec plaisir, mon chéri,


mais je dois t’avouer que ça fait un moment
que je n’ai pas vu le loup.

J’écarquille les yeux et constate avec effarement que j’ai envoyé un


message à Hélène, ma grand-mère, au lieu d’Héloïse. Trop ivre pour être
gêné, je réponds :

› Moi : Déso mamie, mais moi j’ai un ours.

Un ours, c’est plus gros qu’un loup, pas vrai ?


Je sélectionne ensuite le bon contact mais je change ma phrase, sans trop
savoir pourquoi :

› Moi : T où ?
› Héloïse : Chez moi.
› Moi : T seule ?

Si elle est avec lui, je crois bien que je déchire l’affiche à côté de moi.
Ouais, je sais, très effrayant.

› Héloïse : Oui.
› Moi : Hmm… 1téressant.
› Héloïse : Je peux savoir depuis quand tu parles
en langage texto comme un pauvre préado ?

Je ris tout seul dans le petit habitacle et mon souffle chaud crée de fins
nuages de vapeur autour de moi.

› Moi : Mes pouces sont fatigués.


Voyant qu’elle ne répond plus, je fronce les sourcils. Notre discussion
n’est pourtant pas terminée.

› Moi : Sois pas impolie.


› Héloïse : Je ne suis pas impolie,
seulement je ne crois pas que ce soit
une bonne idée de discuter maintenant.
› Moi : Faisons autre chose que discuter alors…

Nouveau blanc. Elle est pénible, à se faire désirer. J’ai envie de lui parler.
J’en ai besoin.

› Moi : Hélo ?
› Héloïse : Tu es saoul ?
› Moi : Alors là PAS DU TOUT.
› Héloïse : …
› Moi : Bon d’accord, peut-être un peu.
Je peux monter ?

Je viens de me rendre compte que je suis effectivement assis devant


l’immeuble d’Héloïse. C’est rigolo, l’attraction qu’elle exerce sur moi. Je
suis peut-être bel et bien un toutou, finalement.

› Héloïse : Monter ? Tu es là ?
› Moi : J’arrive.

Je fais mon possible pour me lever, tout en geignant sans trop savoir
pourquoi, et j’avance jusqu’à sa porte d’entrée. Par chance, une femme sort
de l’immeuble juste à ce moment et je n’ai même pas à sonner. J’ignore son
air supérieur et le regard méprisant qu’elle me lance quand je trébuche en
passant devant elle.
J’emprunte les escaliers en me disant que faire un peu de sport m’aidera à
dessaouler. Ce qui se révèle être une très mauvaise idée, car en montant la
première marche, je perds l’équilibre et le bout de la rampe s’enfonce dans
mon ventre. Ma respiration se coupe, toutes mes forces me quittent et je
m’écroule sur le sol. C’est à cet instant, quand ma tempe cogne le carrelage
froid, que l’euphorie de l’alcool m’abandonne. Tous mes problèmes me
reviennent en pleine face et ce nectar trompeur décuple ma peine. Je n’ai
plus mal, je souffre affreusement. Je ne suis plus déçu de moi-même, j’ai
horriblement honte et je rêve de disparaître. Je prie pour que le sol s’ouvre
et m’engloutisse, pour enfin ne plus ressentir ces émotions destructrices qui
m’empêchent d’avancer, et surtout de m’aimer.
Il suffit que je disparaisse et tout ira mieux.
J’entends des cris. J’entends des pleurs. J’entends un vase qui se brise,
faisant éclater mon cœur en morceaux.
— Un coma ! Un coma, putain, Françoise, tu te rends compte ?
Mon père est le seul à faire du bruit dans la salle d’attente de l’hôpital.
Ses hurlements nous font tous trembler et je serre plus fort Barbara contre
moi.
Ma mère ne sait plus quoi faire face à sa colère, et le vacarme alerte
quelques infirmières qui tentent de le canaliser.
— Monsieur, essayez de vous calmer s’il vous plaît.
— Me calmer ? Ma fille est presque morte et je devrais me calmer ?
Soudain, le regard fou et brisé de mon père se pose sur moi. Il sait que je
l’ai laissée partir à cette soirée.
— C’est ta faute ! Tout est ta faute !
Je sursaute et Barbara resserre sa prise sur mon tee-shirt.
— Tu viens de détruire notre famille ! Tu crois que tu n’en faisais pas
assez en étant mou et sans intérêt au quotidien ? éclate-t-il d’un rire
mauvais et sarcastique. Ta sœur avait tout pour réussir, bien plus que toi !
Elle avait du cran. Elle osait, elle séduisait, on l’aimait. Et toi tu… tu…
Ma mère l’interrompt en l’attirant contre elle. Il laisse tomber sa tête sur
son épaule, et je comprends que je viens de le détruire.
Je nous ai tous détruits.
Plongé dans des souvenirs douloureux, je sens à peine qu’on me retourne
sur le sol. Mais je distingue un visage familier. Un visage rond aux traits
inquiets, avec des yeux étonnants qui parcourent mon corps.
— Mon Dieu, Roméo…
— Héloïse ?
Elle me serre contre elle et me berce doucement, comme un enfant qui
viendrait de faire un cauchemar. Mon cœur cogne fort contre ma poitrine,
j’ai des sueurs froides et mon corps est traversé par des soubresauts. Je vois
qu’elle est complètement dépassée par mon état, qu’elle n’a pas l’habitude
de faire face à un chagrin de ce genre.
— Je ne sais pas pleurer, soufflé-je pour qu’elle comprenne.
Mais elle fronce davantage les sourcils devant cet aveu, et une larme
parvient à rouler sur sa joue à elle.
— Il a toujours refusé que je pleure. Il m’a appris à ne pas pleurer.
« Pour que je sois fier de toi, mon fils, il faut que tu te comportes comme
un homme. Et un homme, ça ne pleure pas. Les larmes sont l’illustration de
la faiblesse, et je refuse que mon fils soit faible. »
J’avais à peine cinq ans quand mon père a prononcé ces mots. J’ai donc
appris à ne pas pleurer, et aujourd’hui j’en suis toujours incapable. Alors
mon corps s’exprime autrement et cela se traduit en crises bien plus
violentes, comme celle que je suis en train de vivre.
— Je suis là, chuchote Héloïse à mon oreille.
Je m’agrippe à son bras passé autour de moi et j’attends que les
tremblements cessent enfin.
24. Humeur changeante

Héloïse

R oméo et moi atteignons enfin mon étage et je l’aide à sortir de


l’ascenseur. Sa drôle de crise a cessé depuis quelques minutes, mais il
est extrêmement faible. Il a passé un bras autour de mes épaules et je
suis carrément obligée de le traîner pour le faire avancer.
Heureusement que ma mère est sortie. Je n’imagine pas sa tête en me
voyant débarquer avec un Roméo bourré et à peine conscient. J’ai le
malheur de relâcher un peu ma prise sur lui dans l’entrée et il s’écroule sur
le sol. Je soupire, exténuée, et je me laisse tomber à côté de lui avant de
l’aider à s’adosser au mur.
— J’ai besoin de toi…
C’est la seconde fois qu’il me dit ça aujourd’hui, et c’est la seconde fois
que des papillons s’envolent dans mon ventre en même temps que ma gorge
s’assèche.
— Je suis là.
— Non… Tu ne veux plus être là…
Je lutte contre mes yeux qui brûlent et cale ma tête contre son épaule.
Quand il appuie la sienne par-dessus, je relâche enfin le souffle que je
retenais depuis que nous sommes entrés dans l’appartement.
— Ce que l’on veut n’est pas toujours la bonne chose à faire. C’est toi
qui parlais de volonté, en philo. Parfois, c’est important d’oublier ce que
l’on veut pour se protéger et pour protéger les autres. Il faut juste trouver la
force de le faire.
— J’ai pas tout compris…
Un rire nerveux s’échappe de mes lèvres et je commence à jouer avec ses
doigts, sa main dans la mienne.
— Tu comprendras quand tu seras sobre.
— Je ne suis pas…
Il s’interrompt et soupire. Au moins, il est assez lucide pour comprendre
qu’il perdrait toute crédibilité en affirmant qu’il n’est pas bourré.
Les minutes passent, et Roméo finit par s’assoupir contre moi. Nous ne
sommes pas bien installés : le sol est froid, le mur est dur et mon corps
maladroitement plié en deux me provoque une douleur vive dans le bas du
dos. Pourtant, il ne me viendrait pas à l’esprit de bouger. Plus je me laisse
aller à mes envies, plus je m’affaiblis, je le sais. Je peux même sentir le peu
de détermination qu’il me restait quitter mon organisme. Mais quand je
pense à toutes les fois où Roméo a été là pour moi, je me dois d’être là pour
lui ce soir. Peu importe ce que je suis à ses yeux, il est venu me trouver et je
serais incapable de refuser sa présence.
Je le sens remuer contre moi.
— Prêt à te lever ?
Il m’adresse un grognement que je prends pour un oui.
Difficilement, nous parvenons à atteindre ma chambre. Quand j’allonge
Roméo sur mon lit, il s’agrippe soudainement à mon poignet.
— Ne pars pas. Pas toi aussi.
Mon cœur se fend et je m’installe à côté de lui. Il arrive désormais à tenir
ses yeux ouverts. Même dans l’obscurité de ma chambre, je peux remarquer
les veines rouges dans son regard.
— T’es tellement belle.
Ce compliment inattendu ressemble si peu à Roméo que je rougis
violemment en me tortillant nerveusement.
— L’alcool embellit souvent les choses.
— Pas avec moi. C’est ce que je pense tout le temps, mais je n’ai pas les
couilles de te le dire…
Je baisse la tête en fronçant les sourcils, ne sachant toujours pas comment
réagir.
— Tu ne me crois pas ?
Je relève le menton. Sa mine est impassible. Il est calme, attendant
patiemment ma réponse, bien loin de sa crise de tout à l’heure.
— C’est que… Ton ex était une vraie déesse, alors…
— C’est nul de se comparer aux autres, me coupe-t-il.
— Mais qui parvient à s’en empêcher ?
Imperceptiblement, il se rapproche de moi. Mon corps le sent : la chair de
poule sur mes bras le prouve.
— Vanessa et toi êtes différentes. Toi, t’as un truc. Un vrai truc qui fait
que quand tu souris, il y a tout qui déconne chez moi. Et que je deviens un
pauvre con, aussi.
— L’attitude du pauvre con est tenace quand elle nous tient. Je connais
bien ça, parce que j’ai été plusieurs fois coincée dans l’attitude de la
connasse.
Il esquisse un sourire, et cette image est tellement rassurante que je me
détends enfin.
— Tu fais une belle connasse, alors.
— Et toi un beau pauvre con.
Nous nous taisons à nouveau. Alors que je pense qu’il s’est endormi, il
soupire :
— Je ne mérite pas d’être ici.
— Bien sûr que si.
— Non. Si tu connaissais tout de moi…
— J’en connais assez pour savoir que tu mérites d’être réconforté. Quand
comprendras-tu que ce n’est certainement pas ton passé qui va me faire
fuir ?
Je répète sa propre phrase, que j’avais trouvée saisissante quand elle
m’était adressée, mais cela n’a pas l’effet escompté sur lui. Son visage se
referme et une lueur sombre passe dans son regard vitreux.
— C’est faux. Vanessa, c’est mon passé. Et c’est elle qui t’a éloignée.
Je me mords la lèvre en me rendant compte qu’il a raison. En partie.
— Ose me dire qu’elle n’est pas un peu ton présent.
Son visage se radoucit et ses lèvres pincées expriment ses regrets.
— Ce n’est pas grave. Qu’aucune fille ne soit amoureuse de toi aurait été
étonnant.
Je ne pleure pas, mais la boule dans ma gorge est difficile à avaler.
— Mais c’est chez toi que je suis ce soir, chuchote-t-il.
Hésitant, il attrape ma main pour la poser sur son cœur. Je ne bouge pas.
J’attends simplement ses explications, perdue dans sa contemplation.
— J’aime être avec toi parce que mon cœur est plus calme en ta présence.
— C’est marrant parce qu’en ta présence, le mien fait n’importe quoi.
— Je peux toucher, moi aussi ?
Son sourire pervers franchement exagéré me fait éclater de rire.
— Compte là-dessus.
— Allez… C’est mon anniversaire.
Mon rire cesse aussitôt et je hoquette de surprise. Son anniversaire ?
— Quoi ?
Ça n’a aucun sens. Roméo m’a toujours dit avoir dix-sept ans, il ne peut
pas être né en décembre, ça voudrait dire qu’il ne les aurait qu’aujourd’hui.
À moins qu’il ait redoublé ?
— On fête le jour de ma merveilleuse naissance, chantonne-t-il,
sarcastique.
— Mais… Tu as redoublé ?
— Je préférerais dire que j’ai un an de retard.
— Ça ne répond pas à ma question.
Il lève les yeux au ciel d’un air capricieux, me rappelant par la même
occasion qu’il est loin d’être dans son état normal.
— Tu ne pourrais pas te contenter de me souhaiter un bon anniversaire,
comme tout le monde ?
— Il est déjà mauvais, de toute évidence.
Je regrette ma phrase quand il lâche ma main et détourne le regard.
— Moins depuis que je suis ici.
L’un de ses bras vient entourer ma taille et, mon visage en face du sien, je
laisse le sommeil m’emporter.

C’est en sentant Roméo bouger contre moi que je me réveille. La tête


alourdie par le manque de sommeil, je l’observe s’asseoir sur le lit et se
masser les tempes. Il laisse échapper un geignement peu viril et me jette à
peine un coup d’œil avant de lancer :
— Je peux prendre une douche ?
Cette voix si inexpressive me déconcerte et il me faut quelques secondes
avant de répondre.
— Euh… Oui, finis-je par bredouiller.
— Merci.
Il sort du lit pour quitter la chambre. C’est tout.
Je suis tellement sidérée que je ne bouge pas pendant au moins cinq
minutes. Peut-être qu’il ne se souvient pas de notre discussion de la veille.
Peut-être qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il m’a dit, que l’alcool parlait
pour lui. Qu’il s’est laissé emporter sur le moment.
Je finis par me ressaisir et je me lève à mon tour. Après tout, je me fais
sûrement du souci pour rien, Roméo n’est sans doute pas du matin. Et puis
ce n’est pas comme si les choses avaient changé entre nous…
Je mâche mes céréales peu gracieusement en me sentant un peu seule
dans cette petite cuisine. Ma mère et moi avons beau ne pas parler
beaucoup pendant le petit déjeuner, sa présence est rassurante. Une certaine
nausée me prend à l’idée qu’elle a passé la nuit avec un nouvel homme,
encore. Et puis je me rappelle que je ne suis pas réellement en position de
lui en vouloir d’aller chercher de l’affection ailleurs, puisque je ne lui en
apporte pas. Tout ce que je rapporte à la maison, ce sont des problèmes.
Je viens de terminer la vaisselle quand Roméo sort de la salle de bains,
ses vêtements crasseux d’hier sur le dos et les cheveux humides. Quand il
apparaît dans l’entrebâillement de la porte, je fais quelques pas vers lui tout
en tentant de masquer mon anxiété. Il faut croire que mon carrelage est
passionnant, car il le fixe intensément.
— Si tu as faim, je peux…
— Je vais y aller.
Sur ces mots, il se tourne et se dirige vers l’entrée. Pardon ?
Complètement ahurie, je le regarde piétiner le sol où nous étions assis il y
a à peine quelques heures, et où il s’est calmé dans mes bras. Il l’a peut-être
oublié, ça aussi ? Foutaises.
Révoltée par son attitude dédaigneuse, je lance d’un ton amer :
— Un « merci », c’est trop demander pour ta petite personne ?
Il s’arrête net face à la porte d’entrée mais ne daigne même pas se
retourner. Mon ego, qu’il avait flatté hier, en prend un sacré coup.
Je crois que j’aurais mal si l’incompréhension face à son comportement
changeant ne prenait pas toute la place dans mon humeur.
— Tu cherches à me blesser ? À quoi tu joues ?
Les bras tendus le long du corps, il crispe les poings puis fait volte-face.
En quelques pas, il se retrouve à quelques centimètres de moi, me dominant
de toute sa hauteur. Ses yeux cernés parcourent mon visage et le pauvre
chignon que j’ai fait à la va-vite en me levant. Je m’en veux de ne pas avoir
fait plus attention à mon apparence. Il doit se dire qu’à la lumière du jour, je
suis vraiment minable. C’est ce que je crois lire dans son expression dure.
— C’est pas ça. Mais tu crois que je me sens comment, après notre petite
discussion d’hier soir ?
« Petite discussion »… La désinvolture avec laquelle il prononce ces
mots veut tout dire. Ça ne signifiait rien pour lui, pire encore : il regrette.
— Tu n’aurais jamais dû entendre ce que je t’ai dit, murmure-t-il, effaré.
Une lueur de panique traverse ses yeux et il marmonne un « désolé »
avant de s’enfuir. Moi qui pensais que Roméo était tout sauf lâche, voici la
preuve qu’on ne peut jamais avoir de certitudes sur qui que ce soit.

Tout. Va. Bien.


C’est la phrase que je me répète toute la matinée, comme un mantra, en
espérant enfin m’en convaincre. Hier soir était une erreur de parcours entre
Roméo et moi, rien de plus. Mes intentions le concernant n’ont pas changé :
je peux être là pour lui s’il en a besoin, c’est tout. Mais après son départ
précipité ce matin, je ne suis même plus sûre d’en avoir envie.
Le message que m’envoie Lina m’offre l’occasion de détourner mes
pensées de ce foutu Roméo-sans-cervelle. Elle me propose de la rejoindre à
midi pour aller se goinfrer dans un fast-food, et bien que je ne raffole pas de
ce genre d’endroit, je suis trop heureuse de pouvoir la voir. Elle est très
occupée ces derniers temps, avec son implication au lycée et ses activités
extrascolaires, et elle me manque un peu trop.
Je la retrouve devant le McDonald’s à midi pile. Miracle, elle n’est pas en
retard ! Plus incroyable encore, elle semble m’attendre depuis un moment et
fait les cent pas devant le bâtiment.
— Vous n’auriez pas vu mon amie Lina ? Parce que vous lui ressemblez
beaucoup, mais vu l’heure qu’il est, vous ne pouvez pas être elle !
Un sourire timide étire ses lèvres et elle rit nerveusement, réaction qui ne
lui ressemble pas du tout. Je remarque alors ses cheveux raccourcis, qui
étaient jusque-là camouflés par sa grosse écharpe.
— J’aime beaucoup, la complimenté-je en touchant le bout de ses pointes
blondes.
— Merci… J’avais besoin de changement.
— Tu as bien fait. On rentre ? Il fait un froid de canard et je sais que faire
un remake de Titanic fait partie de ta bucket list, mais je te le dis tout de
suite, je ne jouerai pas le rôle d’un iceberg.
Je m’apprête à pousser la porte battante, mais sa main qui se pose sur
mon bras m’en empêche.
— Attends… J’ai invité quelqu’un d’autre.
— Ah bon ? Qui ça ?
Mais une voix totalement indésirable m’apporte la réponse :
— C’est une blague ?
Déjà exaspérée, je me tourne vers Carla qui arrive à notre hauteur, une
expression de profond agacement sur le visage. Toujours parfaite jusqu’au
bout des ongles, elle hausse ses sourcils minutieusement épilés en me
regardant de son air hautain habituel.
— Tu m’expliques ? demandé-je à Lina, bien décidée à partir si cette
garce doit rester.
— Cessez les hostilités deux secondes. Je vous ai demandé de venir parce
que je voudrais vous parler de quelque chose d’important pour moi. Et
comme vous êtes mes deux plus proches amies, j’ai besoin de vous,
ensemble. Vous pouvez faire cet effort pour moi ?
Comment résister à la bouille pleine d’espoir de Lina ? Avec son visage
d’ange, elle sait parfaitement où appuyer pour nous manipuler, cette
traîtresse. Même Carla qui, j’en suis persuadée, possède un cœur de pierre,
flanche peu à peu.
— OK, finit-elle par lâcher du bout des lèvres. Mais je ne m’assieds pas à
côté d’elle.
— Oh non, moi qui rêvais qu’on partage une barquette de frites !
Lina me réprimande du regard et je hausse les épaules avant de la suivre
dans ce lieu à l’atmosphère saturée d’odeurs de friture.
Nous nous installons à une table après avoir commandé, Lina et Carla sur
la même banquette en face de moi. Sous la forte luminosité, Lina m’observe
plus attentivement et s’inquiète :
— Tu as l’air épuisée.
— Ouais, je… J’ai eu une nuit plutôt agitée.
— Eh ben, tu ne t’arrêtes jamais, Héloïse.
Je coule un regard blasé à Carla. Sa pique était facile et de mauvais goût,
elle devrait se renouveler, car ça devient redondant et facilement prévisible.
— Dis-moi, Carla, tu es particulièrement frustrée dans ta vie pour
rapporter toujours tout au sexe ?
— Ça suffit, intervient Lina d’un ton autoritaire.
Nous nous taisons illico, mais ça ne nous empêche pas d’échanger un
regard meurtrier.
Une serveuse nous apporte nos commandes, comme si nous étions dans
un grand restaurant et non dans un fast-food.
— Tu fais donc partie de ces individus qui mangent des salades au
McDo, me lance Carla.
— Je suis végétarienne alors disons que le choix est limité.
Ne souhaitant pas discuter davantage avec elle de mes préférences
alimentaires, je reporte mon attention sur ma meilleure amie qui regarde
distraitement autour d’elle. Ses coups d’œil frénétiques traduisent une
certaine anxiété. Je pose une main rassurante sur la sienne, la faisant
sursauter.
— Eh… Tout va bien ?
— Euh, oui. Il faut absolument que je vous parle de quelque chose.
Je hoche la tête et attends qu’elle arrive à formuler ce qui semble lui
peser sur le cœur.
— J’ai rencontré quelqu’un.
Je souris largement, agréablement surprise. Vu sa tête dépitée, je pensais
qu’elle allait nous annoncer une mauvaise nouvelle.
— Cette personne ne veut pas de toi pour que tu tires cette gueule
d’enterrement ? lâche Carla sans aucun tact.
— Non, ce n’est pas ça… Le problème, c’est plutôt le sexe de cette
personne.
— Attends… Tu veux dire que c’est une fille ? m’étonné-je.
Je ne peux pas m’empêcher d’être surprise, mais je m’en veux
immédiatement en voyant ce que ma réaction provoque chez l’adorable
spécimen en face de moi. J’ai visiblement confirmé ses appréhensions et
elle a l’air de vouloir s’enfuir en courant.
— Oui, dit Lina d’une petite voix. Je l’ai rencontrée il y a deux semaines
à une soirée chez ma cousine. Elle s’appelle Lidia et elle… Elle a vingt ans,
elle est étudiante et elle s’assume complètement. Elle m’a draguée
ouvertement toute la soirée et je ne sais pas… Moi qui ne supporte pas les
mecs trop séducteurs, j’ai pourtant… apprécié ?
Elle se fait violence pour arrêter de parler et il me semble que son teint de
porcelaine n’a jamais autant viré au rouge. Lina est une fille toujours très
mesurée, elle est pour ainsi dire la reine du contrôle, et ne pas contrôler
cette situation semble la mettre dans un état de panique total.
— Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? dis-je d’une voix douce.
— Je ne sais pas… Vous ne trouvez pas ça bizarre ? J’ai toujours été
attirée par les hommes, c’est toujours le cas… C’est juste elle… En plus,
elle m’envoie des messages insistants depuis notre rencontre et elle tient
absolument à ce qu’on se revoie.
Lina dépose son téléphone déverrouillé sur la table pour nous exposer les
preuves. Je parcours rapidement les messages des yeux. En effet, cette Lidia
ne fait pas dans l’implicite et elle a l’air de ne pas avoir de filtre…
— Honnêtement, je ne trouve pas ça bizarre, déclaré-je en lui rendant son
téléphone. Tu n’es pas la première à qui ça arrive et tu ne seras certainement
pas la dernière.
— Mais qu’est-ce que ça révèle sur moi ? Je me suis toujours crue hétéro,
et une seule attirance suffirait à modifier ça ?
— Pourquoi vouloir absolument te ranger dans une case ? On s’en fout
de te qualifier d’hétéro, d’homosexuelle ou autre. Ce qui compte c’est ton
bonheur, peu importe le sexe de la personne avec qui tu le trouves.
C’est quelque chose qui m’a toujours semblé évident. Je n’ai jamais été
attirée par une fille, mais si ça m’arrivait, je ne serais pas dégoûtée ou
effrayée pour autant. Je déteste cette manie qu’a la société de vouloir nous
ranger dans des cases cloisonnées, afin que nous formions des petits
groupes distincts bien rangés. Mais je comprends que ce classement puisse
être rassurant pour certaines personnes, comme Lina, qui préfèrent quand
tout est parfaitement clair.
— Tu le penses vraiment ?
— Bien sûr. Tu peux aimer qui tu veux.
Carla, qui était jusqu’ici restée silencieuse – ce qui est rarissime – décide
de l’ouvrir et de tout gâcher :
— Je ne suis pas d’accord. Cette histoire ne sera probablement qu’un
petit flirt, rien qui vaille la peine que tu foutes ton image en l’air.
Lina se tourne vers elle et je sens le peu d’assurance qu’elle avait gagné
la quitter.
— Ah bon, tu crois ?
— Lina, réfléchis deux secondes. Cette nana dévergondée, tu la veux
vraiment ? Ou c’est juste la lubie du moment ? Est-ce que tu tiens à te
déclarer bisexuelle auprès de tes amis, de ta famille et de tout le lycée pour
une aventure qui ne durera sans doute pas plus d’une semaine ? Pour une
fille qui est de tout évidence une coureuse de jupons et qui doit posséder un
joli tableau de chasse ?
— Ça, on ne le sait pas, remarqué-je, les dents serrées.
Carla daigne enfin me regarder, mais c’est d’un air si condescendant qu’il
m’enfonce quasiment dans le sol.
— Il y a des choses qui se devinent facilement d’après certains
comportements.
Furieuse à cause de ses insinuations et du lavage de cerveau qu’elle est
en train de faire subir à Lina, je la fusille du regard (ce qui ne semble pas
avoir beaucoup d’effet).
Son discours pourrait presque tenir debout si elle ne connaissait pas bien
Lina. Mais elle sait comme moi qu’il est rare que notre amie trouve
quelqu’un qui lui plaise vraiment, et que quand c’est le cas, il ne s’agit pas
d’une passade.
— Carla a peut-être raison. Je ne peux pas risquer mon image pour une
fille qui se lassera probablement de moi dès qu’elle m’aura eue.
— Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre de ce que peuvent penser les
autres ? En quoi ce serait plus important que ton bien-être ?
— Tout le monde se soucie du regard des autres, Héloïse, objecte Carla.
Et ceux qui prétendent le contraire sont des hypocrites. Tu le sais aussi bien
que moi, tu nous l’as prouvé en partageant publiquement des passages de
ton journal intime.
Quelque chose se brise au fond de moi. Cette petite chose, fragile et
vulnérable, qui était jusque-là protégée par des couches d’illusions.
Personne n’avait encore dénigré mes articles dans le journal du lycée en
face de moi, je n’avais reçu que des encouragements et des compliments.
Mais je sais bien que je me suis exposée à la critique en faisant cela, c’est
précisément ce contre quoi Victor m’a mise en garde.
Peut-être que je ne suis pas prête à me dévoiler, tout compte fait.
Malheureusement, il est un peu tard pour faire ce constat.
Je recentre le sujet sur Lina :
— La question est : est-ce que tu as réellement envie de revoir Lidia ?
Est-ce que tu y penses beaucoup ?
— Tout le temps, admet Lina dans un murmure.
— Ça ne veut rien dire, rétorque Carla. Tu confonds amour et obsession.
Par exemple, tu es complètement obsédée par Roméo, mais tu ne l’aimes
pas.
Non mais de quoi elle se mêle, celle-là ? Et comment pourrait-elle
connaître mes sentiments pour Roméo ?
Cependant, une part de moi ne peut s’empêcher de tiquer. Est-ce que je
suis obsédée par Roméo ?
— Excuse-moi, j’avais oublié que tu connaissais mieux mes sentiments
profonds que moi, me moqué-je en lâchant un rire jaune.
— C’est certainement le cas, sourit faussement Carla. Quoi qu’il en soit,
je pense que Lina saura prendre la décision qui est la meilleure pour elle. Ce
serait bête de passer de « la fille parfaite » à « la fille qui doute de sa
sexualité », non ?
Je ne suis définitivement pas d’accord avec son raisonnement. À quoi ça
sert de vouloir à tout prix conserver une image qui ne nous ressemble pas ?
Lina est loin d’être parfaite, contrairement aux apparences. Elle a un
caractère de cochon et quand elle s’y met, elle peut être d’une mauvaise foi
phénoménale. Elle ne sait pas lire l’heure sur un cadran et elle refuse
toujours d’admettre une défaite, même quand elle est évidente. Mais ce sont
justement ces imperfections qui font qu’elle est aussi attachante et
appréciée. Les gens n’aiment pas la perfection, car elle leur rappelle
justement à quel point ils sont imparfaits.
Et puis, à force de s’enfoncer dans cette image utopique qui n’est pas
sienne, est-ce qu’on ne risque pas de se perdre soi-même ?
— Merci pour vos deux points de vue… Je vais réfléchir à tout ça.
Sur ce, Lina embraye sur une discussion autour de l’équipe de volley, et
Lidia n’est plus évoquée durant tout le repas.
25. La photo

Héloïse

I l paraît qu’il existe toujours un revers de la médaille. Je doutais de cette


affirmation mais je suis forcée d’admettre qu’elle s’est révélée vraie pour
chaque période de ma vie.
Mon combat de ces derniers temps n’échappe pas à la règle. Je me sens
naïve d’avoir cru que tout ne me retomberait pas dessus. La preuve de mon
idiotie apparaît ce matin, dès mon réveil, sur l’écran de mon téléphone.
Des larmes silencieuses roulent sur mes joues quand je découvre une
nouvelle fois cette photo. Il s’agit d’un des montages qu’avait réalisés
Mario l’année dernière, mon visage collé sur le cliché d’une prostituée. La
publication, qui provient d’un compte récent, sans activité, est
accompagnée d’une légende : « Il serait peut-être temps que tu assumes
celle que tu es réellement, Héloïse. »
Je devrais m’estimer heureuse, un seul montage est remonté. Mais le
nombre de partages m’écœure. Toutes ces personnes qui n’attendaient
qu’une opportunité pour pouvoir à nouveau cracher sur moi. J’ai la
sensation désagréable d’un retour en arrière. Comme si tout ce que j’avais
pu dire depuis quelques semaines ne comptait pas. Comme si tout le monde
s’en fichait.
Pourtant, je sais que ce n’est pas vrai. J’ai reçu énormément de messages
de soutien provenant de la France entière et je ne me sens plus affreusement
seule. Mais à cet instant, tout ce qui a de l’importance, c’est que mon
image, que j’avais redorée avec difficulté, se détériore à nouveau.
« Tout le monde se soucie du regard des autres, Héloïse. Et ceux qui
prétendent le contraire sont des hypocrites. »
J’ai envie de tout casser en réalisant que Carla avait raison sur toute la
ligne. Je pensais avoir progressé de ce côté-là, avoir réussi à prendre du
recul sur le jugement des autres, mais ma réaction minable de ce matin
montre que je n’ai pas réellement avancé.
Je ne déjeune pas et j’ignore ma mère qui essaie de me retenir alors que
je trace jusqu’à la porte d’entrée. Je ne veux pas qu’elle me voie, elle
remarquerait immédiatement que quelque chose ne va pas. Malgré le
maquillage que je me suis appliqué minutieusement pour effacer toute trace
de chagrin, elle reste une mère avec un sixième sens particulièrement
efficace en ce qui concerne sa fille.
Je m’installe dans le métro, toujours plongée dans mes sombres pensées.
Quelques stations plus loin, mon sang ne fait qu’un tour en voyant Roméo
monter dans le wagon et s’asseoir à quelques sièges de moi. Depuis que
nous ne nous donnons plus rendez-vous, nous ne nous croisons plus dans
notre transport matinal. Il part sans doute plus tôt car je ne le vois jamais,
que ce soit sur le quai ou dans le métro.
J’ai d’abord envie de m’enfuir en courant, puis je me rappelle que Roméo
est probablement la meilleure personne auprès de laquelle je devrais être
aujourd’hui. Il parvient toujours à me cerner et il sait ce que j’ai besoin
d’entendre. J’ai soudain une envie folle qu’il me serre contre lui, fort, pour
que le sentiment de puissance que je ressens à ses côtés soit à son
paroxysme.
Mais tous mes espoirs s’évanouissent quand il tourne la tête vers moi. Il
me regarde avec indifférence, comme si j’étais n’importe quel inconnu
présent dans le wagon, avant de river son regard sur la fenêtre. Malgré moi,
je me remémore la soirée qu’il a passée chez moi, comment il m’a suppliée
de le réconforter avant de se tirer sans aucune reconnaissance, presque avec
mépris. C’est vrai, Roméo aurait pu me réconforter il y a quelques
semaines, mais vu les derniers événements entre nous, il ne le fera plus. Ma
rancœur à son égard se réveille et finalement, je n’ai pas vraiment envie
qu’il le fasse.
Ce qui est positif, c’est que la colère que j’éprouve envers Roméo
remplace une partie de ma douleur quant à la mauvaise surprise de ce
matin. C’est ce que j’ai toujours fait, me détourner de la tristesse en me
focalisant sur mon amertume. Cette technique ne marche qu’un temps mais
ce qui m’importe, c’est qu’elle soit efficace pendant quelques heures,
histoire d’affronter cette journée.
J’ai à peine mis un pied dans l’enceinte du lycée que deux personnes
accourent vers moi. Lina glisse son bras sous le mien et Stella fait pareil de
l’autre côté. Elles ne se connaissent que vaguement, mais elles ont dû
décider ensemble d’être là pour moi aujourd’hui. Mon cœur se réchauffe et
je les serre contre moi en guise de remerciement.
— Tu sais, cette prostituée est quand même super bien foutue, remarque
Lina.
— C’est vrai, et la photo de ton visage que Mario avait choisie est canon,
renchérit Stella.
Elles arrivent à me faire sourire et tout à coup, je me soucie beaucoup
moins des regards posés sur moi. J’avais tort, j’ai parcouru du chemin. Et
c’est en grande partie grâce à Lina qui ne m’a jamais laissée tomber.
— Mais même si ce montage est relativement bien réussi, Charly va se
charger de le faire disparaître. À midi au plus tard, il n’y aura plus rien nulle
part.
Je regarde Stella, étonnée. Je connais les talents de Charly en
informatique – c’est un pro du hacking –, mais je ne pensais pas qu’il serait
prêt à en user par gentillesse et pour aider quelqu’un.
— Il a accepté de faire ça… sans contrepartie ?
Stella hoche la tête et je vois qu’elle aussi a un peu de mal à y croire.
— Il faut croire qu’il t’apprécie beaucoup. Je pense que tu l’as beaucoup
aidé avec tes articles, en fait. Même s’il ne l’admettra jamais, il souffre lui
aussi des préjugés sur son compte et te voir en parler lui a sûrement fait
beaucoup de bien. Ça doit être sa façon à lui de te rendre la pareille.
Waouh… Stella a sûrement raison. Quand on y réfléchit, Charly n’a pas
tellement rouspété quand j’ai rejoint l’équipe du journal sans son accord –
enfin, équipe est un grand mot, il était seul. C’était forcément parce qu’il
appréciait mon projet, mais c’était tellement improbable que je n’y avais
même pas songé.
Lina m’embrasse sur la joue quand la sonnerie retentit et me fait
promettre de rester forte jusqu’à ce que la photo disparaisse des réseaux
sociaux. Elle me promet en retour de m’emmener manger des sushis à midi,
ce que je peux difficilement refuser.
Je comprends que j’avais tout faux en pensant que m’éloigner de toutes
mes sources de bonheur était la solution pour m’endurcir. Certes, l’amitié et
l’amour peuvent parfois rendre faible, mais on n’est jamais aussi fort que
lorsqu’on est entouré et soutenu. Une chance que je ne l’ai pas compris trop
tard.
Stella et moi allons en étude, car nous n’avons pas cours en première
heure. Il faudrait que je travaille sérieusement étant donné que j’ai une
épreuve légèrement importante à la fin de l’année, qui s’appelle le bac, mais
mon esprit est trop encombré. Bouleversé par cette histoire de photos, agacé
par Roméo et touché par le geste de Charly.
— Tu vois, les mecs ne sont pas tous mauvais, glissé-je à Stella.
Elle comprend que je fais référence à Charly. Ses joues rosissent
légèrement tandis qu’elle ramène ses cheveux devant son visage. J’ai
deviné que c’était un moyen de protection pour elle, comme le maquillage
pour moi.
— Tu sais, je n’ai jamais vraiment cru que tous les mecs étaient mauvais,
admet-elle d’une petite voix.
— Alors là, quelle surprise !
Sa tête s’incline de façon à ce que je puisse distinguer la moitié de son
visage et un sourire faiblard étire ses lèvres.
— Pourquoi est-ce que tu t’entêtes à tous les détester, alors ?
— Je ne sais pas… Après la trahison de mon ex, c’était plus facile de
tous les mettre dans le même sac. Ils ne sont pas tous irrespectueux, mais
c’est dur d’accepter d’être tombée amoureuse du plus gros con d’entre eux.
Laisse, je suis un peu timbrée.
— C’est peut-être pour ça qu’on s’entend bien.
Je caresse affectueusement son bras et elle me rend mon sourire, comme
si parler de ce sujet l’avait apaisée. Tout le monde a suivi de près ou de loin
l’histoire de Stella et de son ex, Baptiste, et la façon minable dont il l’a
traitée avant de la tromper. Trois fois de suite.
Je ne pensais pas autant apprécier Stella. Il faut dire que beaucoup
s’arrêtent à son apparence de bimbo – cheveux blonds et soyeux, grande
aux formes prononcées, assez exubérante – et je n’ai pas échappé à la règle.
Maintenant je le regrette, parce que je me rends compte que j’ai bien plus
en commun avec cette fille que je ne le pensais. Si j’étais restée butée sur
mes préjugés, je serais passée à côté d’une belle découverte.
— Mais il y en a quand même beaucoup qui agissent comme des abrutis,
souligne-t-elle avec un signe de tête en direction de Roméo, assis à l’autre
bout de la salle.
Je l’observe, lui qui, fidèle à lui-même, est encore une fois à l’écart. Il a
tiré une chaise pour la placer juste devant la fenêtre et, les sourcils froncés,
il est concentré sur le dessin sur lequel il est en train de travailler.
— Tu penses qu’il a vu la photo ? chuchoté-je.
— Sans aucun doute, elle était visible partout ce matin, je ne pouvais pas
aller sur un réseau social sans tomber dessus.
Devant ma mine déconfite, elle s’adoucit et exerce une pression sur mon
bras.
— Pardon. J’apprends encore ce qu’est le tact.
— Non, tu as raison. Moi aussi je la voyais partout. Je pensais
simplement que Roméo…
— Quoi ?
Je le fixe à nouveau. Il est captivé par son activité, sans se douter qu’il est
en train de me briser le cœur. Ce n’est pas une cassure nette, il le déchire
petit à petit par ses actes, sans doute sans réaliser qu’ils m’atteignent autant.
— Je pensais qu’il essaierait d’être là pour moi malgré tout. Qu’il me
montrerait son soutien.
— Tu n’as pas besoin de lui, m’assure Stella. Tu verras.
— Si seulement je pouvais savoir qui a diffusé cette photo…
— C’est Mario, non ? me répond Stella comme si ça coulait de source.
C’est la première hypothèse qui me soit venue en tête, c’est vrai. Voir la
vérité sur notre histoire éclater au grand jour n’a pas dû lui plaire. Et
riposter de façon aussi violente, c’est tout à fait lui, sans compter qu’il l’a
déjà fait. Mais je ne sais pas… J’espérais peut-être qu’il restait un peu de
bonté en lui.
— Probablement, oui.
On peut dire que Charly a été bougrement efficace parce que dès dix
heures, la photo n’est plus visible nulle part. J’ai vérifié, trois fois. Quand
j’ai compris que cette humiliation était terminée, j’ai été submergée par un
tel soulagement que les critiques qui s’étaient additionnées m’ont semblé
dérisoires.
Charly m’a assuré qu’il arriverait à remonter jusqu’au responsable du
compte, mais que ça lui prendrait du temps. Honnêtement, je lui fais
confiance plus qu’à n’importe qui, je sais qu’il est doué ; et j’ai pu constater
qu’il ne fallait pas compter sur l’administration pour ce genre de chose.
Je n’ai croisé Victor qu’après cette mésaventure, mais il n’a cessé de
s’excuser de ne pas avoir été là plus tôt. Il se répète tellement qu’en cours
de maths, je suis obligée de le menacer de lui crever les yeux à coups de
compas s’il continue. Ça a le mérite de le rendre soudain muet.
Au milieu de l’heure, l’alarme incendie retentit, faisant le bonheur des
élèves et le désespoir de la prof.
— Mince, j’avais oublié cet entraînement inutile qui mordrait sur mon
cours. Sortez tous.
J’ai envie de la serrer dans mes bras, cette pauvre prof. Elle est plus
soucieuse que nous à l’idée de ne pas terminer le programme, comme si elle
allait venir en salle d’examen avec ses élèves à la fin de l’année.
Les uns derrière les autres, nous nous enfonçons dans les couloirs déjà
grouillants de monde. Je perds la trace de Victor et abandonne l’idée de le
retrouver dans les escaliers blindés. Au premier étage, il y a un tel bouchon
que je suis presque collée au mur derrière moi. À vrai dire, je le serais si
Roméo n’occupait pas déjà la place.
Je pousse un profond soupir. À chaque fois qu’il disparaît de ma vie
pendant quelques heures, il réapparaît comme par magie. Je m’interdis de
lui adresser un seul regard et j’attends que l’endroit se dégage. Ce qui est
sûr, c’est que si le bâtiment est réellement en train de flamber, nous allons
tous faire un beau barbecue.
— Héloïse ?
Tout mon corps frissonne sous le coup de la surprise. Tiens, il m’adresse
la parole, maintenant ? Et en plus, il se souvient de mon prénom ? Grande
nouvelle !
Je l’ignore royalement, ne faisant qu’imiter son attitude de ces derniers
jours.
— Héloïse… Je ne savais pas encore ce matin, pour la photo.
Je réprime cette explosion de joie qui menace d’éclater au fond de moi. Il
ne savait pas, d’accord, mais ça ne justifie pas la manière dont il m’a rayée
de sa vie alors que je l’avais accueilli… dans mon lit.
Voyant que je ne suis pas du tout réceptive, il doit comprendre que la
discussion n’est pas la bonne technique. Quand je sens sa main s’égarer sur
mon bras nu, mon souffle se coupe. Je regrette de ne pas avoir enfilé ma
veste avant de sortir. Le bout de ses doigts frôle ma peau, de haut en bas,
lentement. Tout à fait le genre de geste que Roméo entreprend
naturellement, sans avoir conscience qu’il est troublant. Je ferme les yeux
tandis qu’il se rapproche de moi, son buste contre mon dos. Je sens son
souffle s’échouer sur ma nuque, ses doigts se mêlent aux miens, mon pouls
se calque sur le sien, quand la foule bouge enfin. Reprenant mes esprits, je
me dépêche de suivre le mouvement en me détachant brusquement de lui.
Je me faufile entre les élèves, priant pour m’éloigner de lui le plus vite
possible et réfréner ce drôle de contrôle qu’il exerce sur moi.
Cette journée est bien trop forte en émotions, et je ne rêve que d’une
chose, rentrer chez moi.
26. Remercier

Roméo

Ç a va faire une demi-heure que je suis planqué dans ma voiture à fixer


l’entrée de l’immeuble en face de moi. À l’affût du moindre
mouvement, de la moindre agitation. Enfin, je vois la silhouette de ce
connard sortir de la grande porte en bois.
Je détache ma ceinture et ouvre aussitôt ma portière pour me précipiter
vers lui. Avec les talents de fouineuse de Barbara, ça n’a pas été dur de
trouver les coordonnées et l’adresse de ce foutu Mario. Je suis guidé par la
haine que j’éprouve envers les actes répugnants de ce type qui s’amuse à
dénigrer toujours plus Héloïse. Je lui en veux de lui avoir retiré tant
d’amour-propre et je ne le laisserai plus faire.
Il a à peine le temps de me voir arriver qu’il se retrouve déjà plaqué
contre le mur. J’ai un avantage sur lui : je suis bien plus grand. En revanche,
niveau muscles, je n’ai qu’à jeter un œil à ses biceps pour déduire qu’il a
plus de force que moi. Pour couronner le tout, j’imagine qu’il a déjà dû se
battre plusieurs fois, avec sa tête de con ; ce qui ne m’est jamais arrivé.
Mais j’ai un atout indéniable : la rancune. Une rancune que j’ai eu le temps
d’entretenir et qui va lui éclater à la gueule.
— Eh, mais qu’est-ce qui te prend ?
— Toi, qu’est-ce qui te prend ?! À quel point t’es tordu pour t’acharner
sur une adolescente qui t’a refusé une misérable baise ?
Je resserre mes poings autour de sa veste, le visage à quelques
centimètres du sien tandis qu’il me dévisage avec incrédulité. C’est qu’il est
bon acteur, en plus.
— Héloïse. Tu ne vas pas me dire que c’est un prénom qui t’est
inconnu ?
Le pois chiche qui lui sert de cerveau semble enfin s’animer et un sourire
digne d’un malade mental fend ses lèvres.
— Tu es son nouveau plan cul ? Profite, ce n’est jamais long avec
Héloïse.
— Ta gueule ! Arrête de raconter des conneries sur elle et assume,
merde !
Je n’ai jamais été dans un tel état de colère. Jamais la rage n’a autant fait
bouillir mes veines, me donnant l’impression que je risque d’imploser d’une
seconde à l’autre. Je sens le contrôle m’échapper au fur et à mesure que
l’envie de lui éclater le crâne sur le mur se fait plus forte.
Mais ma fureur n’intimide pas pour autant le type en face de moi. Au
contraire, il paraît de plus en plus amusé.
— Tu tiens à elle, en plus ? Mon pauvre, t’es pas tombé sur la bonne
chienne.
Je le secoue avant de l’écraser brutalement contre le mur. Il semble
beaucoup moins serein mais n’en perd pas son sourire pour autant.
— Laisse-la tranquille ou je te promets que tu ne reverras pas le jour de
ton œil gauche.
— Écoute, mon vieux, ta petite scène de petit ami possessif est très
mignonne, mais ça va faire des mois que je ne me suis pas intéressé au cas
d’Héloïse. Je me suis lassé.
— C’est ça, prends-moi pour un con ! Republier un de tes montages
minables, c’est ta façon de lui foutre la paix ?
Son regard de pervers s’illumine.
— Un montage est ressorti ? Waouh, énorme !
Je l’attrape par la mâchoire pour lui faire ravaler son sourire mauvais.
— Arrête de tourner autour du pot et dis-moi pourquoi tu t’acharnes sur
elle comme ça !
— Je te dis la vérité, répond-il difficilement, ça fait un bail que je n’ai
pas cherché à lui nuire. La photo ne vient pas de moi.
— Tu crois vraiment que je vais gober ça ?
Je le relâche un peu pour qu’il puisse s’exprimer.
— Je ne te mens pas. Je n’ai pas accès à Internet du lundi au jeudi soir,
mes parents m’ont envoyé dans un internat super strict, je suis totalement
coupé du monde.
Devant mon air dubitatif, il insiste :
— Tu n’as qu’à demander à ma sœur, elle est à la maison en ce moment.
Ce n’est pas moi qui suis en cause, cette fois.
Je le libère, car je crois qu’il est sincère. Il n’aurait pas pu inventer un
mensonge aussi gros dans ces conditions.
— Qui ça peut être, alors ?
— Crois-le ou non, mais Héloïse a pas mal d’ennemis. Elle est assez
agaçante, il faut dire.
Je me frotte nerveusement la nuque, à cran, avant de retourner à ma
voiture. Cette attente et cet accès de colère n’ont servi à rien. Toutes ces
histoires de lycéens commencent à me taper sérieusement sur le système.

Sans trop savoir ce que je fais là, je toque chez Henri, mon prof de
dessin. Il ne paraît qu’à moitié surpris de me trouver devant chez lui.
— Euh, bonjour… Je sais que vous ne donnez pas de cours à cette heure,
mais je crois que j’ai besoin de dessiner, donc je me disais…
— Tu peux venir dessiner ici quand tu veux, Roméo. Tu n’es pas le
premier à entreprendre cette démarche.
Avec un clin d’œil, il m’ouvre chaleureusement sa porte. Soulagé qu’il
me comprenne, je pénètre dans sa maison. Son atelier est dans une pièce à
part et nous pouvons y accéder sans entrer dans l’intimité de sa famille.
— Je vous paierai le prix d’un cours, bien sûr…
— Tu ne vas pas me payer alors que je ne vais pas t’aider. Ça ne me
dérange pas qu’on vienne dessiner ici quand je ne suis pas là. Au contraire,
ça fait vivre mon petit atelier.
Je lui souris, reconnaissant, et il me laisse seul dans son sanctuaire. Je
remarque aussitôt une présence à l’autre bout de la pièce, derrière un
chevalet. Je m’approche prudemment et finis par distinguer Carla,
concentrée sur l’une de ses œuvres.
— Salut, lancé-je, incertain.
Elle sursaute et me regarde avec de grands yeux surpris.
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur. Ton père m’a fait entrer.
Elle se détend et laisse échapper un rire léger.
— Ne t’en fais pas, j’étais juste dans mon monde. Il ne faut pas percer
mes bulles sans prévenir, tu sais.
Je souris d’un air désolé, puis je jette un œil à son dessin. Il s’agit d’un
paysage de Provence qui, je dois l’admettre, est très réaliste.
— C’est un endroit que tu connais ?
— Oui, je vais dans le Sud tous les étés, on a une maison de vacances là-
bas.
— Ça veut dire que ton envie de dessiner est revenue ?
— Il faut croire que les derniers événements m’ont inspirée.
Je hoche la tête et fixe le bout de mes chaussures, un peu gêné. Je n’ai
pas l’habitude de voir Carla autrement que sur la défensive. Son attitude est
à l’opposé de celle qu’elle adopte au lycée, ici elle est souriante, avenante…
heureuse. C’est probablement parce qu’elle est dans son élément. Moi
aussi, quand je dessine, je baisse toutes mes défenses.
— Tu peux t’installer où tu veux et utiliser tout le matériel disponible,
m’indique Carla. Si ma présence te dérange, je peux monter…
— Quoi ? Non, ça ne va pas, tu es chez toi !
— C’est vrai, rigole-t-elle. J’aime bien tes réactions impulsives.
— Euh… Merci ?
Elle m’adresse un regard un tantinet moqueur avant de retourner à sa
peinture. Je m’installe à une table au centre de la pièce, sors les crayons et
les fusains dont j’ai besoin et attaque un nouveau portrait. Je n’ai pas envie
de m’appuyer sur un modèle, aujourd’hui, nous allons voir ce que mon
inspiration fait ressortir.
— Tu n’étais pas en cours aujourd’hui, note Carla tout en continuant à
peindre.
— Non, j’avais besoin de… Peu importe.
Je suis un peu surpris qu’elle l’ait remarqué. Nous ne sommes même pas
dans la même classe et nous ne nous croisons pas tous les jours.
— Et ce « peu importe » est passé, maintenant ?
Je m’immobilise, un crayon à la main. Est-ce que mon envie de faire
payer le responsable de l’humiliation d’Héloïse est passée ? Non.
Mais je réponds le contraire.
— Je crois.
— Tant mieux. Donc tu ne serais pas contre une sortie ce soir ?
Elle éclate de rire devant mon air interloqué.
— Pas un rencard, idiot. On sort en groupe au bowling pour fêter les
vacances de Noël.
— Oh… Avec qui ?
— Lina, Cassandre, Valentin, Alice, Hugo, Fabien… Enfin tout le
monde. Sauf Barbara, qui nous a dit qu’elle ne pouvait pas.
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Barbara persiste à essayer de me
faire croire qu’elle ne revoit pas son ex, elle me prend vraiment pour le
dernier des abrutis.
— Il n’y aura pas Héloïse, ajoute-t-elle en m’observant du coin de l’œil.
Ah. Je ne sais pas si je suis déçu ou soulagé. Jamais une mission n’a été
aussi floue dans mon esprit, je ne sais plus quoi faire. Peut-être que passer
une soirée avec l’entourage d’Héloïse m’aidera à faire le point.
— Pourquoi pas. Vous avez rendez-vous où et quand ?
Un large sourire éclaire le visage de Carla.
— Vingt heures trente, je vais te donner l’adresse.

J’ai pris ma voiture pour me rendre au bowling. Je ne suis pas censé avoir
l’âge de conduire et je serai dans la merde si on me surprend, mais je n’étais
vraiment pas d’humeur à supporter le métro bondé. Je me suis garé assez
loin de l’entrée, ce sera ni vu ni connu.
Quand je pénètre dans le hall, je repère Carla qui attend près du comptoir.
Elle a revêtu une robe argentée qui met merveilleusement bien en valeur ses
cheveux bruns et ses lèvres rouges. Dommage que la beauté de cette fille
soit souvent entachée par son tempérament de glace, mais je commence à
penser qu’elle n’est pas si mauvaise que ça. Après tout, nous avons tous nos
moyens de nous protéger.
Ses yeux gris me sourient tandis que je m’approche d’elle.
— Roméo en chemise, c’est un spectacle qu’on ne voit pas souvent !
J’enfonce mes mains dans les poches de mon jean serré, un peu mal à
l’aise. Carla va finir par réellement m’intimider.
— J’ai bien fait, quand je vois ta tenue.
— C’est un compliment déguisé ?
Je hausse négligemment les épaules, ce qui la fait rire.
— Les autres ne vont pas tarder, j’imagine ?
— En fait, tout le monde est déjà là. Il est vingt et une heures.
Fronçant les sourcils, je jette un coup d’œil à ma montre pour me rendre
compte qu’elle a raison. J’ai une demi-heure de retard. Je suis vraiment à
côté de mes pompes en ce moment.
— Merde, désolé de t’avoir fait attendre…
— C’est rien. Je ne suis pas vraiment arrivée à l’heure non plus.
Nous allons emprunter des chaussures et une fois prêts, Carla glisse son
bras sous le mien pour m’emmener jusqu’à la grande salle de bowling.
Étonné par cette soudaine familiarité, je la laisse faire sans trop savoir à
quoi m’attendre. Nous observons les pistes, à la recherche de nos amis –
enfin, des siens.
— Ils sont là, m’indique-t-elle.
Elle m’entraîne jusqu’à eux, et j’oublie ma gêne quand je découvre qui se
cache derrière le groupe. Héloïse et Victor qui rient aux éclats dans leur
coin. À croire que ça devient une habitude.
— Je croyais qu’elle ne devait pas être là ? glissé-je à Carla, sentant la
rancœur monter en moi.
— C’est ce qu’il me semblait… J’ai dû mal comprendre, désolée.
Son ton laisse clairement sous-entendre qu’elle n’est pas désolée le
moins du monde. Et ses intentions deviennent claires quand Héloïse me
remarque enfin et qu’elle se décompose en me voyant si proche de Carla.
Son invitation était tout sauf désintéressée. Elle savait qu’Héloïse serait
présente, contrairement à ce qu’elle a prétendu, et elle a attendu que j’arrive
pour débarquer à mon bras et lui faire du mal.
Carla est définitivement la plus grande manipulatrice qu’il m’ait été
donné de rencontrer.
Je me détache d’elle mais c’est trop tard, Héloïse ne me regarde plus.
Elle réagit à peine quand Victor lui parle, et plus l’ombre d’un sourire ne
réside sur son visage. Elle non plus ne devait pas être au courant de ma
venue.
— Roméo ? Je ne savais pas que tu devais venir ! s’exclame Lina.
Et apparemment, elle n’est pas la seule.
— Je l’ai invité cet après-midi, j’espère que ça ne dérange personne.
À la fin de sa phrase, son regard se rive sur Héloïse. Et elle ne cherche
même pas à cacher sa jubilation.
— Vous vous êtes vus aujourd’hui ? s’étonne Victor.
— Oui, on a dessiné un bon moment ensemble.
Les yeux pleins d’amertume d’Héloïse me transpercent. Elle sait que le
dessin est une activité intime pour moi, et j’imagine à quel point l’idée que
j’aie pu partager ça avec son ennemie puisse la faire sortir de ses gonds.
J’aimerais tout lui expliquer mais je dois me rendre à l’évidence : elle ne
m’écoutera pas. Pas ce soir.
Je m’assieds à côté de Cassandre, en bout de banquette, pour être sûr que
Carla ne vienne pas se coller à moi pour faire enrager Héloïse. Ce n’est
certainement pas pour ça que je suis venu et il est grand temps que je me
rappelle que j’ai été engagé par la mère d’Héloïse pour la rendre heureuse,
pas pour la faire souffrir.
Tout le monde s’éclate à lancer des boules sur la piste, et Victor joue les
crâneurs en tournant sur lui-même au moment de prendre son élan.
— Quel clown.
Héloïse, qui semble s’intéresser à ce que je dis pour la première fois de la
soirée, me regarde en plissant les yeux.
— Ne sois pas jaloux, Roméo.
— Je n’ai pas à être jaloux puisque je suis en train d’obtenir tout ce qui
m’importe.
— Quoi ?
Avec un sourire en coin, je me penche vers elle par-dessus l’espace entre
nos deux banquettes.
— C’est moi qui capte ton attention.
Elle pouffe de rire d’un air méprisant.
— Tu te surestimes.
— Je ne crois pas. Tu as vu quelqu’un d’autre réagir à ma réflexion ?
Même Cassandre, qui est à côté de moi, ne m’a pas entendu. C’est la preuve
que ton attention était déjà concentrée sur moi.
Héloïse perd son sourire, et toute forme d’amusement quitte mon
organisme en comprenant que je l’ai blessée. Pourquoi est-ce que je suis
obligé de jouer les idiots à chaque fois que je me trouve à proximité d’elle ?
La séduction n’est pas censée être mon principal atout ?
— À toi, Hélo, annonce Victor en revenant vers elle.
Il lui tend une boule adaptée à sa morphologie, en parfait gentleman.
Souriant faiblement, elle va se positionner pour tirer. Sa tenue n’est pas
aussi osée que celle de Carla et pourtant elle me provoque dix fois plus
d’effet. Elle n’a pas un corps menu aux courbes parfaites, mais le tissu serré
de son jean met merveilleusement bien en valeur la forme voluptueuse de
ses hanches, et son top moulant révèle sa poitrine généreuse. C’est rare
qu’elle en dévoile autant, mon cœur se réchauffe à l’idée qu’elle s’assume
de plus en plus.
J’observe la façon dont ses boucles tombent en cascade le long de son
dos tandis qu’elle s’apprête à tirer, mais elle tourne la tête et me menace du
regard. Je comprends qu’elle sent mes yeux sur elle et qu’une telle
contemplation la déconcentre. Je hausse les sourcils innocemment, comme
si je ne saisissais pas la raison de son trouble, et elle lève les yeux au ciel
avant de se lancer.
La boule tombe dans la rigole.
— Héloïse, c’est quoi ça ? s’écrie Lina.
— Je sais que c’est dur à croire mais je ne suis pas infaillible, grogne
Héloïse avec mauvaise humeur.
— Tu ne tires pas ta seconde boule ? lui demande Victor en la voyant
revenir à sa place.
— Je pense qu’il est temps que Roméo nous fasse une démonstration de
ses talents, au lieu de ruminer, le cul enfoncé dans la banquette.
Elle me défie du regard en prononçant ces mots. Le joueur en moi jubile
comme jamais. Très bien…
Je me munis d’une boule et me place à l’endroit où elle était il y a
quelques secondes. Sûr de moi, je me remémore les techniques acquises au
cours de nos multiples parties avec Barbara. Je prévois déjà un strike quand
Héloïse fait son apparition à côté de moi, m’interrompant dans mon élan.
— Attention, ça va glisser.
Tout en susurrant ces mots, elle fait courir sa main le long de ma taille
pour atteindre la poche arrière de mon jean et en retirer mon téléphone. Son
sourire espiègle quand elle s’écarte de moi me fait déglutir. Me voilà
incapable de penser à autre chose qu’à la sensation de ses doigts qui
frôlent… mon fessier.
Elle ne s’éloigne pas et reste plantée à côté de moi, attendant patiemment
que je tire. Elle me provoque du regard, l’air de dire « qu’est-ce qui
t’arrive ? », et j’ai la confirmation en cet instant précis qu’Héloïse Guillier
causera ma perte.
La gorge sèche, je tire maladroitement et ma boule va rejoindre celle
d’Héloïse dans la rigole. Sidéré, je ne parviens pas à détacher mon regard
des quilles parfaitement alignées devant moi, tandis que dans mon dos tout
le monde se marre suite à ce tir minable. C’est la remarque d’Héloïse qui
me sort de ma torpeur :
— Une erreur de parcours, je suppose.
Satisfaite, elle hausse les épaules avant de faire volte-face. Je l’attrape
fermement par le poignet et elle paraît beaucoup moins assurée quand je la
ramène contre moi.
— Je crois que tu as quelque chose à me rendre.
Tendant la main, j’attends qu’elle me donne mon téléphone. J’ai un mal
fou à réprimer mon côté mauvais joueur mais je tiens bon, parce que je sais
que la partie est loin d’être finie.
— Pourquoi, tu as quelque chose à cacher ?
Elle reprend contenance, et la victoire reviendra à celui qui ne cillera pas.
— Et toi, tu as quelque chose à chercher ?
— J’aurais raison de chercher ?
— À ton avis ?
Mes prunelles accrochées aux siennes, je ne compte pas céder. Elle finit
par capituler et me rend mon téléphone avec un demi-sourire.
— Merci, Héloïse-avec-un-H.
— De rien, Roméo-sans-cervelle.
Ce n’est que lorsque nous nous écartons que je prends conscience de tous
les regards incrédules posés sur nous. Notre drôle de scène n’est pas passée
inaperçue. Héloïse s’en rend compte également et se dépêche de regagner
sa place, sous l’air interrogatif de Victor. Déjà lassé et agacé de cette sortie
de groupe, je vais m’asseoir à côté de Cassandre, qui s’est retrouvée près de
Lina et Carla. Comme par hasard, cette dernière s’est rapprochée.
— Waouh, je n’ai jamais vu une telle tension sexuelle entre deux
personnes, chuchote Lina, mais assez fort pour que je l’entende.
— Pour tout ce qui touche au sexe, Héloïse est très forte, chantonne
Carla.
— On va tous finir par croire que tu es en manque, Carla, j’interviens.
Elle me fusille du regard tandis que les gars à côté d’elle se marrent.
— Ça, c’est pas nouveau, glousse Hugo.
— N’importe quoi. Je ne vois pas comment on pourrait être en manque
avec des mecs inexpérimentés comme vous.
— Donc tu voudrais te taper des mecs plus vieux ? rétorque Valentin.
— Je n’ai jamais dit que…
— Tu devrais peut-être essayer les filles, suggère Lina.
— Putain mais Lina, arrête avec ta lubie de lesbienne ! Tu es la seule
dans ce trip et ne compte pas sur moi pour satisfaire tes envies de tarée.
Carla se lève avec rage, récupère son sac et se dirige à grands pas vers la
sortie. Lina, visiblement blessée, fixe ses pieds, les lèvres tremblantes.
— Lina, pourquoi est-ce qu’elle a dit ça ? demandé-je doucement, par
peur de la brusquer.
Elle lève la tête vers moi puis regarde tour à tour ses amis qui
l’observent.
— Vous le prendriez comment si je sortais avec une fille ?
— Tu sors avec une fille ? lâche abruptement Hugo.
— Pas encore. Mais… ça va peut-être arriver.
— Je trouve ça super, déclaré-je.
Ses grands yeux verts écarquillés, elle me considère avec étonnement.
— Ah bon ?
— C’est toujours difficile d’assumer son homosexualité au lycée, alors si
une fille comme toi, qui est un modèle dans l’établissement, affiche son
attirance pour les filles avec fierté, ça sera forcément bénéfique.
— Mais, justement… Tu penses qu’on m’aimera toujours autant après
ça ?
— Enfin Lina, tu vois bien à quel point les esprits sont ouverts par
rapport à ça aujourd’hui, je ne pense pas que ça choquera qui que ce soit.
Les garçons te trouveront encore plus désirable et les filles admireront
probablement ta confiance en toi. Et si certains réagissent mal, ce sera
l’occasion de faire le tri dans ton entourage.
À la fin de ma tirade, plus personne n’ose dire un mot. Lina m’adresse un
grand sourire reconnaissant.
— Tu fais chier, Roméo, finit par déclarer Fabien. Pas étonnant que les
filles ne nous trouvent pas à la hauteur à côté d’un gars comme toi.
Je ris et décide de m’esquiver pour aller chercher quelque chose à boire,
ne supportant pas très bien cette atmosphère solennelle. Depuis le bar, je
vois Héloïse et Lina se diriger vers la sortie. Elles échangent une étreinte, et
Héloïse embrasse sa meilleure amie sur la joue avant qu’elle s’en aille. Puis
son regard capte le mien, et elle m’adresse un sourire si éblouissant que les
battements de mon cœur s’accélèrent.
Elle me rejoint, la mine heureuse et pleine de fierté.
— Où est partie Lina ?
— Rejoindre une personne qui hante ses pensées depuis un moment.
Grâce à toi.
Sentant que je risque de m’empourprer, je regarde le fond de mon verre
de Coca.
— Je ne sais pas ce que tu lui as dit mais… merci. Ça fait des jours que
j’essaie de lui faire comprendre qu’elle ne doit pas avoir peur du regard des
autres, et tu sembles enfin avoir réussi à la convaincre.
— Ce n’est rien…
Ma voix est basse et mal assurée. Je ne suis pas très habitué aux
compliments, je ne sais pas vraiment comment réagir.
Elle attrape mon menton du bout de ses doigts et tourne mon visage vers
elle.
— J’aurais dû penser à la faire discuter avec toi. Tu es tellement doué
pour ça.
— Pas tant que ça.
— Si. C’est grâce à toi que j’en suis là aujourd’hui.
— Ça n’a pas que du bon… Regarde la photo qui est ressortie…
Rien qu’à cette idée, mon estomac se noue. Je déteste ne pas avoir été là
pour la soutenir durant cette matinée. En vérité, ce n’était pas à Mario que
j’en voulais le plus. C’était à moi-même.
— Grâce aux personnes dont je me suis rapprochée depuis que tu es
arrivé, cette photo n’est restée en ligne que quelques heures. Et au final, ça
m’a fait un bien fou de voir que j’étais autant soutenue.
— Tu le mérites.
— Toi aussi, tu mérites qu’on te remercie…
Sa paume remonte sur mon visage et elle m’attire à elle pour déposer un
baiser léger sur ma joue. Héloïse et moi sommes déjà allés beaucoup plus
loin, et pourtant jamais un geste ne m’a semblé aussi affectueux.
— Alors merci, murmure-t-elle à mon oreille.
Avec un petit temps de retard, je lève la main pour la rattraper, mais elle
s’éloigne déjà.
27. Faire confiance

Héloïse

Ç a fait quelques minutes que je suis avec Victor, qui m’a demandé de
l’accompagner fumer dehors, et je me sens plutôt mal à l’aise. Il ne
cherche pas à faire la conversation. Appuyé négligemment contre une
rambarde, il m’observe attentivement tout en tirant sur sa clope. Cette
atmosphère est en train de devenir étouffante, et pas seulement à cause de la
fumée qu’il recrache.
— Tu ne devais pas arrêter ? je fais remarquer.
— C’est plus dur que ce qu’on croit.
Merci pour cette réponse très développée, Vivi.
Je n’arrive pas à déterminer s’il est remonté contre moi ou non. Je sais
qu’il m’a vue au bar avec Roméo. J’ai accepté de l’accompagner parce que,
idiote comme je suis, j’ai eu peur qu’il m’en veuille – alors que je déteste
l’odeur de la cigarette. Je me sens coupable, pourtant je ne devrais pas. Mes
intentions envers Victor sont claires depuis un moment, et à chaque fois que
je cherche à m’éloigner de lui parce qu’il se rapproche un peu trop, il insiste
pour que je reste. J’aime être avec lui, moi aussi, sauf dans ce genre de
circonstances.
Victor soupire et jette sa clope par terre avant de l’écraser. Je retiens un
soupir de soulagement. Puis il tend la main vers moi. Méfiante, je l’attrape,
et il me tire doucement vers lui. Quand nous ne sommes plus qu’à quelques
centimètres, il lève une main à la hauteur de mon visage et en suit le
contour du bout de ses doigts. Je dois me forcer pour ne pas le repousser
trop brutalement.
— Victor…
Il me fait taire en appuyant un doigt sur mes lèvres, me faisant hoqueter.
— Pourquoi il lui suffit de quelques belles paroles pour revenir dans tes
bonnes grâces alors que moi, je rame comme un malade depuis des mois ?
— Tu es dans mes bonnes grâces et tu le sais très bien. Je ne serais pas
avec toi en ce moment si ce n’était pas le cas.
— Pourtant tu ne m’as jamais regardé comme tu le regardes. Tu ne m’as
jamais invité dans ton lit non plus.
— Arrête, je t’ai dit que ça ne signifiait rien, il était bourré et…
Je m’interromps, sachant pertinemment que ça ne sert à rien de continuer
puisque je lui ai déjà expliqué en détail ce qu’il s’était passé cette nuit-là. Je
m’en veux un peu de m’être confiée à lui. Mais ce n’est pas comme si
Victor me courait après, il drague une autre fille depuis deux semaines, je
pensais que nous deux c’était de l’histoire ancienne pour lui aussi.
— Ça fait plus d’un an qu’on joue au chat et à la souris. Il serait peut-être
temps que ça aboutisse à quelque chose…
Sans prévenir, sa bouche rencontre la mienne et je détourne la tête aussi
vite que mon cœur bat.
— Victor, non.
— Quoi ? Je sais que tu as déjà couché avec d’autres mecs. Le faire avec
quelqu’un qui t’attire vraiment, ça ne te branche pas ?
La façon dont il me balance l’histoire de mes conquêtes honteuses à la
figure me blesse énormément. Je pensais que Victor était l’une des seules
personnes qui me vouaient encore du respect. Ce soir, je n’ai pas
l’impression de faire face à ce garçon que j’ai considéré comme mon ami,
puis comme un potentiel petit ami, quand je le pensais si parfait.
Ses mains se referment sur mes reins et il m’embrasse encore, bien trop
durement. Je grimace en essayant de le repousser, quand sa langue force la
barrière de mes lèvres. Mon premier réflexe est d’ouvrir la bouche avant de
lui mordre la lèvre inférieure. Surpris, il recule de deux pas alors que je me
dégage de son étreinte. Tremblante, je m’essuie la bouche avec l’envie folle
de me la rincer au plus vite pour effacer toute trace de ce baiser forcé.
Victor passe un doigt sur sa lèvre et y recueille une goutte de sang. Les
yeux agrandis par l’horreur, il lève la tête vers moi.
— Mon Dieu, Héloïse, je suis désolé…
— Ne t’approche pas.
Je lève un bras devant moi pour l’obliger à garder ses distances. Des
larmes perlent aux coins de mes yeux et mon cœur est comprimé dans ma
poitrine. L’image que j’ai de ce garçon que j’ai tant affectionné se détériore
pour finir en miettes sur le sol. Je me suis bercée d’illusions depuis le début.
Peut-être pas sur tout, je sais que Victor possède plein de qualités, mais il
n’a rien de parfait. Et il n’est certainement pas parfait pour moi.
— Héloïse, vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis désolé…
Il se passe les mains dans les cheveux, le regard brouillé.
— Ce n’est pas de l’amour, ça, tu t’en rends compte ?
Ma voix est étonnamment calme comparée à la tornade qui est en train de
tout dévaster au fond de moi.
— Tu ne m’aimes pas. Tu n’as même pas réellement envie de sortir avec
moi. Ce qui te motive, c’est la séduction. Tu ne supportes pas qu’on te
résiste et ton envie de m’avoir était plus forte que tes valeurs. Mais il ne
s’agit que d’une envie passagère qui, une fois assouvie, n’aura plus aucun
intérêt à tes yeux.
Il secoue la tête, comme si je ne comprenais rien. Pourtant, j’ai bel et
bien l’impression que je suis en train de tout démêler.
— Comment expliques-tu que tu ne sois revenu vers moi que lorsque je
me suis rapprochée de Roméo ? Avant ça, des semaines ont passé sans que
tu m’accordes la moindre attention. Tes seules motivations sont la jalousie
et ton ego. Questionne-toi, sois sincère avec toi-même et tu verras.
Lassée et surtout très secouée, je le laisse méditer pour rejoindre les
autres à l’intérieur. J’ai presque envie de le remercier de ne pas insister.
De retour devant les pistes, je vois que tout le monde s’amuse comme si
de rien n’était. Excepté Roméo, qui continue à ruminer dans son coin, fidèle
à lui-même. Cette vision réussit à m’arracher un sourire, ce que je ne
pensais pas possible. Du moins, pas si vite.
Je vais m’asseoir sur un siège en face de lui et admire tous les tirs ratés
de mes amis, en espérant qu’ils me fassent oublier les dernières minutes.
Victor revient peu après moi et a l’obligeance de ne pas venir s’asseoir à
côté de moi. Il reste à l’écart, près du billard.
Je pensais avoir eu mon lot de mauvaises surprises pour ce soir, mais
mon téléphone vibre, et le message que je reçois dépasse tout ce à quoi
j’aurais pu m’attendre.

› Charly : C’est Victor qui a publié la photo.


J’en suis sûr.

Mon cœur s’arrête le temps que je comprenne et enregistre ces mots. J’ai
l’impression de recevoir un coup de massue. Une boule énorme enfle dans
mon ventre, surpassant largement toutes les autres.
Un nouveau message :

› Charly : Je suis désolé.

Je n’entends plus qu’un bourdonnement autour de moi. Un affreux


sentiment de trahison s’infiltre en moi, parcourt chacune de mes veines, me
provoquant d’horribles bouffées de chaleur. Victor… C’est à la fois
invraisemblable et tout à fait logique.
Soudain, je regrette d’avoir laissé Lina partir parce que j’ai besoin d’elle.
J’ai besoin de mon pilier, de mon seul ancrage, de celle qui ne me trompera
jamais. Je ne veux plus rester ici, dans ce bowling où il fait beaucoup trop
chaud. Alors je pose mon regard paniqué sur Roméo.
Il comprend presque aussitôt mon appel à l’aide et fronce les sourcils.
Très calme, il me fait signe de sortir. Il me suivra. Je me lève, les jambes
flageolantes, et je vais l’attendre dans le hall.
Je suis sur le point de me ronger les ongles jusqu’au sang quand Roméo
me rejoint enfin. Il se précipite vers moi, l’air grave. Il lève la main vers
moi avant de se dégonfler, et elle retombe le long de son corps.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tout va bien ?
Je brandis mon téléphone devant lui, il parlera très bien pour moi. Les
yeux de Roméo parcourent frénétiquement l’écran, de long en large,
pendant plusieurs secondes. Lui non plus ne semble pas y croire. Quand il
me regarde à nouveau, il est toujours stupéfait mais déterminé.
— On s’en va ?
Je n’attendais que ça. Sa main n’hésite pas cette fois à attraper la mienne,
et il m’entraîne à l’extérieur. Nous marchons dans la nuit en silence, seul
son souffle saccadé se fait entendre. Pour ma part, je suis incapable de
produire un seul son.
Alors que je pensais me diriger vers la bouche de métro la plus proche,
Roméo s’arrête devant une voiture. Je n’en crois pas mes yeux quand il la
déverrouille et qu’il m’invite à entrer dedans. Je m’exécute. Une tonne de
questions se bousculent dans mon esprit : pourquoi peut-il conduire à dix-
sept ans, est-ce qu’il le fait illégalement et à qui appartient cette voiture.
Mais, ironie du sort, c’est bien la première fois que je suis fatiguée de poser
des questions.
La tête appuyée contre le rebord de la vitre, je laisse mes pensées
vagabonder le temps du trajet ralenti à cause du trafic parisien. C’est
Roméo qui brise le silence, d’un ton si doux qu’il me paraît presque
inconnu.
— Est-ce que Charly peut s’être trompé ?
— Non. Il ne m’aurait rien dit s’il n’était pas sûr de lui à cent pour cent.
Et maintenant que je le sais, ça fait sens dans mon esprit.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a de logique là-dedans ?
Ses mains serrent le volant un peu plus fort, preuve que la pression monte
en lui. Si mon état ne lui importait pas plus que son besoin de justice, il
aurait déjà fait demi-tour pour régler son compte à Victor, je le sens.
— Victor a toujours été contre mon compte Twitter, on a eu plusieurs
conflits à ce propos. Il était persuadé que ça allait me retomber dessus à un
moment ou à un autre. Puisqu’il n’a pas réussi à me convaincre d’arrêter, il
a frappé de façon à ce que je n’aie plus envie de continuer. C’était plutôt
intelligent, il faut le reconnaître, et effectivement je n’ai rien publié depuis
cet événement.
— Mais pourquoi te faire autant de mal ? Qu’est-ce qui ne tourne pas
rond chez lui ?
Je hausse les épaules.
— C’est un gamin.
La voilà, l’explication. J’ai toujours ressenti un décalage entre les
garçons de mon âge et moi. J’étais un peu en décalage avec tout le monde,
en réalité, mais surtout avec les garçons. Quand j’ai rencontré Victor, en
seconde, il me paraissait moins idiot que les autres. Il avait déjà un grand
sens de l’humour et il savait y faire avec les filles, sans tomber dans la
lourdeur. Alors, en attendant qu’il daigne s’intéresser à moi, j’ai construit
une certaine image de lui dans ma tête. J’ai amplifié toutes ses qualités, j’en
ai fait quelqu’un de mature alors qu’il n’était qu’un jeune adolescent qui ne
cherchait qu’à s’amuser. Je me persuadais qu’il avait les mêmes centres
d’intérêt que moi, qu’il recherchait la même chose, mais ça n’a jamais été le
cas. En vérité, Victor est toujours cet adolescent insouciant qui agit sous le
coup de l’impulsion, sans réfléchir aux conséquences.
— Tu ne lui cherches pas d’excuses, j’espère ?
Je fais rouler ma tête sur le dossier et le regarde en haussant les sourcils.
Il est concentré sur la route mais jette quelques regards dans ma direction.
— Bien sûr que non.
— Bien.
— Bien.
Nous sourions tous les deux, comme de beaux idiots que nous sommes.
Une question me brûle les lèvres depuis une semaine et je me décide à la
poser, étant donné que cette soirée est déjà gâchée.
— Pourquoi as-tu réagi comme ça après avoir passé la nuit chez moi ?
Chaque membre de son corps se contracte et il prend tout son temps pour
répondre.
— Qu’est-ce que tu crois ? J’avais honte de mon comportement minable.
— Tu n’étais pas minable.
— Héloïse, je t’en prie. J’étais une vraie loque, tu m’as vu au plus bas et
au plus effrayé, je t’ai dit des trucs dignes d’un enfant de cinq ans.
Je me redresse sur mon siège.
— Je ne l’ai pas du tout ressenti comme ça. J’ai eu mal pour toi, mais tu
n’étais certainement pas minable. Quant à tes paroles dignes d’un enfant de
cinq ans, je dirais que c’est la fois où tu t’es le plus confié à moi.
Il fronce les sourcils, toujours focalisé sur la route.
— Non, il a dû y avoir d’autres fois où je me suis confié à toi.
— Je ne crois pas. Peut-être au début de notre rencard raté, mais tu étais
quand même sur la réserve et me parler te coûtait. C’était différent.
Roméo soupire et se passe une main sur le front, l’air exténué.
— Je te l’ai déjà dit, tu en sais bien plus que la plupart des gens.
— Dans ce cas je n’imagine pas ce que savent la plupart des gens ! Je ne
suis même pas sûre de connaître ton âge réel. Tu n’as pas dix-sept ans, si ?
Il se pince les lèvres, jette un coup d’œil dans le rétroviseur et semble se
demander s’il doit me répondre.
— Non.
— Tu as redoublé ?
— Ouais.
— À qui est cette voiture ?
— À moi.
— Comment se fait-il que tu ne la prennes jamais ?
— Le métro c’est plus pratique dans Paris.
Je me laisse retomber contre le dossier de mon siège, poussant un
grognement de frustration. Encore et toujours le même schéma. Alors que je
crois qu’il y a du progrès, Roméo reste un mur concernant sa vie privée.
— Je comprends que tu sois exaspérée…
— Sans blague.
— Laisse-moi terminer. Mais ce sera toujours comme ça. Ma vie est un
immense bordel et je ne peux pas tout t’expliquer, pas maintenant. Il faut
que tu me fasses confiance.
Je me frotte le visage en soupirant une énième fois.
— OK, je peux comprendre. Mais est-ce que je vais le regretter si je te
fais confiance ?
Un sourire irrésistible étire ses lèvres.
— Honnêtement ?
— Honnêtement.
— Probablement.
Je secoue la tête et lui donne un coup de coude dans les côtes.
— Abruti.
— Tu m’as demandé d’être honnête.
Je reporte mon regard sur la route où s’entassent des voitures. Nous voilà
pris dans un énorme embouteillage.
— Eh bien j’aimerais que tu sois honnête plus souvent.
Du coin de l’œil, je le vois serrer le frein à main et détacher sa ceinture.
— La vérité… c’est que je suis bien avec toi, Héloïse.
Il soupire devant mon peu de réaction et je lutte pour ne pas me tourner
vers lui et détailler son expression.
— Ce n’était pas prévu que je m’attache autant à toi en arrivant ici. Je
n’avais pas prévu de m’intéresser à toi au point de pouvoir deviner tes
expressions à travers un simple message. Je ne pensais pas prendre autant te
plaisir à te charrier, même si ça termine souvent dans les cris. Je ne me
doutais pas que cette fille chiante et exécrable cachait quelqu’un de si
attachant, avec autant de bonnes intentions. Tu as été une surprise. Tu es
entrée dans ma vie comme une vraie tornade, tu m’as forcé à me remettre
en question tous les jours, à me creuser la tête pour comprendre ton
comportement, mais j’ai aimé chacun des moments passés à tes côtés. Je me
doute que des mots ne seront jamais assez, que tu préférerais des actes, mais
je te demande de m’accorder du temps. Le temps de comprendre qui j’ai
envie de devenir, et comment je veux m’y prendre. Grâce à toi, je n’ai plus
honte de ce que je suis, encore moins de ce que je pourrais être.
Le cœur serré, je peine à respirer, comme si chacun de ses mots m’était
entré droit dans la poitrine. Il me faut un moment pour comprendre leur
ampleur, et des larmes naissent dans mes yeux. Rien n’avait réussi à me
faire pleurer ce soir. Ni l’attitude garce de Carla, ni le baiser forcé de Victor,
ni la révélation sur l’identité de celui qui a publié la photo. Parce que bien
qu’abominables, aucun de ces événements n’avait réussi à me toucher en
plein cœur, comme Roméo vient de le faire.
— Héloïse… Je n’ai jamais menti là-dessus : j’ai vraiment besoin de toi.
J’ai besoin que tu éclaircisses mon esprit brouillon, que tu me rassures
quant à mon avenir sombre, j’ai besoin de la légèreté qui m’enveloppe
quand tu es près de moi…
Sentant qu’il a de plus en plus de difficulté à s’exprimer, que ces mots lui
font mal, je me détache à mon tour et j’enjambe le levier de vitesses. Une
fois installée sur ses genoux, j’observe minutieusement chaque émotion qui
traverse ses yeux d’ordinaire si impénétrables.
— Moi aussi, j’aime la personne que je deviens à tes côtés.
Je relève son visage vers moi et enfin, je l’embrasse. Au contact de ses
lèvres, un sentiment de plénitude naît dans mon ventre. Il chemine le long
de mon corps, se traduisant par des traînées de doux frissons sur ma peau
glacée, jusqu’à entourer mon cœur d’une chaleur réconfortante. On ne m’a
jamais donné un baiser aussi puissant. Mêlé de soulagement et de désir pur,
c’est ce que nos corps espéraient depuis longtemps, ce que nos cœurs
réclamaient, mais ce que nos cerveaux repoussaient. Maintenant que toutes
nos défenses ont déposé les armes, c’est une véritable paix qui s’installe
entre nous et qui nous hisse sur le petit nuage que notre relation méritait.
Nous sommes forcés de redescendre sur terre à cause des coups de
klaxon qui retentissent derrière nous. En tournant la tête, je me rends
compte que la route est dégagée et que nous bloquons le passage. Roméo ne
desserre pourtant pas son emprise autour de moi et, ses lèvres chatouillant
le lobe de mon oreille, il me souffle :
— Ils ont patienté un quart d’heure, deux minutes de plus ne les tueront
pas.
Je me contente de rire et je retourne à ma place, l’esprit encore ailleurs et
le corps shooté par le désir. Il me laisse regagner mon siège avec regrets,
puis remet sa ceinture avant de desserrer le frein à main.
— Ta gueule, connard ! crie-t-il en direction d’une voiture à sa gauche.
Je me mords la lèvre pour m’empêcher de rire et nous reprenons la route.
Si j’avais du mal à soutenir son regard il y a quelques minutes, je ne peux
désormais pas me résoudre à me détourner de lui, et j’étudie chaque détail
de son profil. Je passe ma main dans les cheveux de sa nuque, ce qui lui
arrache un petit sourire adorable. Il dépose un baiser léger sur mon poignet.
— Ne me ramène pas chez moi, murmuré-je alors.
Je ne suis pas prête à le quitter, pas alors que je viens juste de le
retrouver. J’ai besoin de lui ce soir au moins autant qu’il a besoin de moi, et
déprimer seule devant une série est une perspective peu réjouissante.
— D’accord.
Après avoir erré un moment dans Paris, nous arrivons devant chez lui.
Avec une hésitation presque craintive, il me demande :
— Tu veux monter une minute ?
— D’accord.
Je lui ai répondu du tac au tac. En même temps, je n’avais pas envie d’y
réfléchir.
Après être descendus de la voiture, nous nous engouffrons dans le hall,
frigorifiés par le temps hivernal. Dans l’ascenseur, alors que je suis
emmitouflée dans mon manteau, Roméo pose ses mains sur mon visage.
— Tu es gelée.
— Moins maintenant.
Son sourire se fait joueur et quand il se mordille légèrement la lèvre, je
sais que c’en est fini pour moi. Malheureusement, nous sommes
interrompus par le vilain bip de l’ascenseur. Une nana d’une vingtaine
d’années nous rejoint, le sourire aux lèvres, nous adressant à peine un
regard. Dans la cabine, elle se parfume et se recoiffe du mieux qu’elle peut,
hissée sur des talons d’une hauteur impressionnante. Si elle souhaite se
créer une scoliose, il n’y a rien de mieux.
— Ça pue, chuchoté-je à l’oreille de Roméo.
Il réprime un rire et je me colle à lui pour fourrer mon nez contre sa veste
en cuir.
— Chut, ne sois pas impolie.
— Je crois que je vais éternuer.
— Retiens-toi.
C’est ce que je fais, avec difficulté, quand Roméo me montre quelque
chose du bout du doigt. J’aperçois une espèce de boule en laine, une sorte
de queue de lapin, qui dépasse de l’imperméable de la jeune fille, laissant
deviner un ensemble de lingerie plutôt farfelu sous son manteau.
Cette fois, je ne peux retenir un gloussement et Roméo plaque en vain
une main sur ma bouche pour l’étouffer. Hélas, notre accompagnatrice est
alertée et tourne la tête pour nous observer d’un œil.
— Il y a ta queue qui dépasse, lui indique Roméo d’un ton calme et
inexpressif.
J’éclate de rire devant son expression de vierge effarouchée. Elle se
retourne pour nous faire face, l’air menaçant, sauf qu’elle dégage en même
temps un relent de l’odeur écœurante de son parfum. J’éternue
immédiatement, en postillonnant sur son visage. Oups.
Outrée, elle ouvre grand la bouche sans produire un son. C’est au tour de
Roméo de s’esclaffer, et ce son suffit à me mettre du baume au cœur.
Heureusement pour elle, nous arrivons à l’étage où elle doit descendre –
probablement pour rendre visite à un voisin plutôt chanceux. Tentant de
conserver le peu de dignité qui lui reste, elle lève le menton de façon pire
que ridicule avant de tourner les talons en marmonnant « sales gosses ».
— Pas sûr que son prétendant apprécie que son lapin soit recouvert de
postillons, remarque Roméo.
Nous descendons à l’étage suivant et il me prend par la main pour
m’entraîner jusqu’à son appartement. Une fois à l’intérieur, nous retirons
tous les deux nos manteaux, plantés l’un en face de l’autre.
— Tu veux boire quelque chose ? Un thé ? Je peux te faire une boisson
chaude…
Il se tait en constatant que je le dévore des yeux. C’est juste que… Je
n’arrive pas à croire que je suis là, avec lui, ce soir. Je nous ai fait perdre du
temps. De toute évidence, il n’est pas retourné auprès de son ex comme je
le craignais et il n’a jamais cessé de s’intéresser à moi. C’est auprès de moi
qu’il cherche refuge, et j’ai encore du mal à le croire, encore plus à
l’accepter.
Il se rapproche de moi à pas lents, comme s’il avait peur de me brusquer.
Mais je ne bougerai pas. Quand il est suffisamment près, il fait glisser ses
paumes sur mes joues. J’ai du mal à empêcher mes paupières de papillonner
quand son pouce caresse mes lèvres.
— Tu m’as manqué.
Suite à cet aveu, ses lèvres se referment à nouveau sur les miennes, sans
me laisser la possibilité de répondre. Je m’abandonne dans ses bras, contre
son torse d’où émane une chaleur rassurante. Mes mains se fraient un
chemin jusqu’au premier bouton de sa chemise, que je fais sauter, pareil
pour le deuxième, le troisième… avant de l’en débarrasser totalement. Je
prends un moment pour partir à la découverte de son buste. Roméo n’est
pas particulièrement musclé, mais les traits de ses pectoraux et de ses
abdominaux sont légèrement marqués. Juste ce qu’il faut. Je suis la ligne de
poils qui part de son nombril, jusqu’à ce que ma main arrive un peu trop
bas, c’est-à-dire à la ceinture de son jean, et que je la remonte
précipitamment en m’empourprant.
— Héloïse…
Il cherche mon regard, perplexe.
— Tu es sûre de…
Je pose mon index sur sa bouche.
— Chut. Ne gâche pas tout.
Je veux juste le découvrir, rencontrer chaque recoin de son corps. Sentir
ses poils se hérisser contre ma peau nue, être enfin aimée. Être aimée par
lui, c’est ce qui m’importe le plus maintenant.
Je sais qu’il peut lire la crainte mélangée au désir dans mes yeux. Et il
faut croire que ses pupilles sont le parfait reflet des miennes. Pourtant,
aucun de nous ne bouge. Nous laissons tous les deux cette petite flamme
s’embraser entre nous. Et quand enfin, la peur s’atténue, ses doigts trouvent
le bas de mon tee-shirt. D’un regard, il me demande la permission et je la
lui donne d’un hochement de tête. Ses yeux s’écarquillent devant ma
poitrine nue, certainement surpris du fait que je ne porte pas de soutien-
gorge. Soudain intimidée, l’envie me prend de me couvrir la poitrine mais
je n’en fais rien. Je me rappelle que je n’ai pas à me cacher devant lui.
— Ils sont très…
Je rêve ou il est en train de faire un commentaire sur mes seins ?
— … très beaux, termine-t-il difficilement.
Je ris mais il ne semble pas m’entendre.
— Merci, contente que tu ne sois pas déçu.
Il secoue la tête, comme pour revenir à la réalité, et me prend dans ses
bras. Ma poitrine se presse contre la sienne, là où bat son cœur – qui un jour
n’aura plus de secrets pour moi, j’espère. Après une série de baisers
interminables, nous nous retrouvons je ne sais comment sur le tissu frais de
ses draps, qui contraste avec les baisers brûlants qu’il dépose dans mon cou.
Toutes mes pensées s’embrouillent et se fondent dans un désir dévastateur.
Dans la lumière tamisée, j’aperçois la tendresse sur son visage quand il
frôle la surface de mon ventre, engendrant une envolée de papillons dans
mon estomac. J’aime qu’il prenne son temps, qu’il laisse tranquillement la
confiance s’installer entre nous. Mes deux premières expériences sexuelles
n’avaient rien à voir avec celle-là. Mes partenaires étaient entièrement
concentrés sur leur propre plaisir, ils ne cherchaient pas à caler leur souffle
sur le mien ni à vérifier que j’allais bien. Pour le deuxième, je n’étais même
pas entièrement nue.
— À quoi tu penses ? me demande Roméo.
— À Sevan et à l’autre, je réponds honnêtement.
« L’autre », c’est le seul mot que j’utilise pour le qualifier. Je le déteste
pour m’avoir abordée dans ce bar un soir où j’étais dévastée après avoir vu
Victor rouler une pelle à une autre fille, et je me déteste pour avoir cédé
alors qu’une petite voix au fond de moi me criait que ce n’était pas ce que
je voulais. Il n’a pas été doux, à côté de lui Sevan m’a paru presque délicat.
J’ai eu mal, je me suis sentie déchirée autant physiquement que
mentalement, et c’est à partir de cette nuit-là que regarder mon visage en
entier dans un miroir m’est devenu impossible. Une partie seulement, mes
yeux pour mon maquillage, c’était faisable. Mais jamais tout. J’ai réussi à
affronter mon reflet à nouveau après ma première vraie discussion avec
Roméo, dans le métro, sur le jugement des autres. À partir de ce moment, je
me suis dit que je ne méritais peut-être pas toutes ces insultes. Que je valais
peut-être mieux que ce rabaissement constant que je voyais dans les yeux
des autres et dans les miens. Que je n’étais peut-être pas un être
complètement répugnant.
Et maintenant je sais que j’avais raison, que Roméo avait raison. Ce n’est
pas parce que j’ai couché avec Sevan et avec « l’autre » que je suis une
pute, peu importe mes regrets à ce sujet. Il s’agit de mon corps, de mes
choix, de mes envies, de ma libido, et j’estime être la seule à pouvoir me
juger là-dessus. Notre sexualité ne devrait pas nous définir et nous ne
devrions laisser personne percer cette bulle d’intimité. Si je m’étais tapé la
terre entière, je ne mériterais toujours pas d’être traitée de pute. Et si être
une pute aujourd’hui signifie assumer son désir sexuel, alors je suis ravie
d’en être une.
Roméo se penche pour sortir une boîte de préservatifs de sa table de
chevet, et ma respiration s’accélère. Il en prend un mais ne l’ouvre pas, se
contentant de le tenir entre ses doigts.
— Si je mets ça… Si on va jusqu’au bout, alors je veux que tu oublies les
deux autres. Je veux que mes mains sur ton corps effacent la trace des leurs,
que tu ne retiennes plus que ce moment partagé. Car il n’y a que celui-ci qui
devrait compter, ce moment où tu es pleinement consentante et où tu as
réellement envie. D’accord ?
J’acquiesce, la gorge sèche. Je le veux, je crois que je n’ai jamais autant
désiré quelqu’un. Roméo est le commencement d’une nouvelle période de
ma vie, que j’entrevois beaucoup plus lumineuse. Toujours difficile par
moments, mais ce sera différent car j’aurai un but. Je saurai pourquoi je me
bats.
Lorsque Roméo entre en moi, je ne suis pas la plus bouleversée, contre
toute attente. C’est lui qui, transpirant, tremble dans mes bras. Je le rassure
en accompagnant ses mouvements, ma bouche contre son cou, et il finit par
se détendre. Il m’embrasse jusqu’à en perdre haleine, étouffant nos
gémissements mutuels, et je me dis que l’amour devrait toujours être
comme ça. Constitué de hauts et de bas, de désaccords et d’éclats de rire,
mais surtout d’un profond respect et de vrais moments partagés.
28. Temps mort

Roméo

H éloïse et moi émergeons du sommeil en même temps, comme si nous


étions restés en symbiose depuis hier soir. Emmêlé dans les draps, je ne
peux pas ignorer la douleur qui se répand dans mon bras sous le poids
de son corps. Mais je ne bouge pas. Peu importe mon degré
d’engourdissement, l’avoir tout près de moi est bien trop satisfaisant.
Toutefois, le romantisme de l’instant est vite balayé quand je m’aperçois
que son maquillage noir est étalé tout autour de ses yeux. J’imagine que le
démaquillage est primordial quand on a pour habitude de s’enduire autant
les paupières.
— Arrête de rire dans mon oreille, grogne-t-elle.
Tout en se plaignant, elle se frotte les yeux, ce qui n’arrange pas son cas.
— Qu’est-ce que tu as ?
— Rien. Je n’ai pas le droit d’être joyeux ?
Si je lui fais part de mon amusement, elle risque de s’extirper des draps
beaucoup trop rapidement, ce qui me plairait moyennement. Plissant ses
yeux de raton laveur, elle me considère avec suspicion quelques secondes
avant qu’un véritable sourire n’apparaisse sur son joli visage. Je devine
qu’il est le reflet du mien que je ne peux pas réprimer.
Je ne regrette en aucun cas la nuit dernière. Pourtant, je sais que je
devrais. Coucher avec mes cibles est formellement interdit, je n’ai jamais eu
à formuler cette règle tant elle est évidente. Mais je crois ne rien avoir brisé
parce que je me le suis enfin avoué : Héloïse n’est pas une cible. Elle ne l’a
jamais été. Elle est bien plus que ça, et je suis tombé dans ses filets avant
qu’elle ne tombe dans les miens. J’ignore comment gérer la suite des
événements mais je m’accorde ces quelques instants de bonheur insouciant,
parce que, putain, nous le méritons.
— Je n’arrive pas à croire que je suis ici. C’est tellement irréel.
Elle prononce ces paroles comme on émerge d’un rêve, promenant
distraitement son index sur la peau nue de mon torse.
— J’ai bien fait de venir à cette soirée de bowling pourrie, finalement,
j’ai terminé avec une présence agréable dans mon lit.
Elle lève la tête vers moi, appuyant son menton sur mon thorax.
— C’est là qu’on voit le gros avantage à avoir son propre appartement.
J’imagine que ça doit faciliter ces choses-là…
— Ces choses-là ? demandé-je innocemment.
Le rouge qui lui monte aux joues est adorable, et c’est tellement rare
qu’Héloïse soit intimidée que j’en profite pour la taquiner un peu.
— Oui… Tu sais, deux personnes dans un lit…
— Pour tester le matelas ? Tu as raison, c’est plus pratique d’être à deux
pour ces choses-là.
Elle me donne une tape sur le torse en fronçant le nez mais je perçois son
amusement derrière sa comédie.
— Arrête de jouer les naïfs, tu es tout sauf innocent.
— Oh, tu me blesses.
— Alors, des filles sont déjà passées dans ce lit avant moi ?
Elle pose la question avec réticence. Je m’étonne qu’elle me prenne pour
un coureur de jupons, ce n’est pourtant pas l’impression que je donne… Et
puis je me rappelle des premières fois où je l’ai abordée, quand je lui faisais
clairement du rentre-dedans.
— Aucune.
Ses traits se détendent sous le coup du soulagement, comme si l’idée que
cet endroit ait pu connaître les fantômes d’autres relations sexuelles
l’angoissait. Seule Vanessa aurait pu se retrouver dans ce lit mais même au
début de ma mission, quand je la voyais toujours, je ne l’ai jamais invitée
ici. Ça aurait été déplacé sachant que c’est la mère d’Héloïse qui paie le
loyer de cet appartement.
La mère d’Héloïse… Comment vais-je pouvoir lui expliquer ce
dérapage ? J’ai rempli ma part du marché, Héloïse va beaucoup mieux qu’à
mon arrivée. Mais quelque chose me dit que voler le cœur de sa fille ne
faisait pas partie de ses projets et que cette pilule va être difficile à avaler.
Et Héloïse, comment réagira-t-elle en apprenant ma réelle motivation, au
départ ?
— Et sinon, combien de filles en tout ?
Je vois qu’elle est gênée de poser cette question et je suis un peu mal à
l’aise de devoir y répondre. Mais c’est légitime, après tout, j’ai lu le récit de
ses premières expériences dans son journal intime. Je connais les détails de
sa vie sexuelle et elle ignore tout de la mienne.
— Une seule.
— Vanessa ?
Je hoche la tête en espérant que cela ne jette pas un froid entre nous.
Heureusement, Héloïse ne semble pas faire preuve de jalousie. Elle reste
concentrée sur mon visage, ses yeux emplis d’une curiosité enfantine.
— Parle-moi d’elle.
Je me tortille un peu, cherchant mes mots. Je n’ai pas pour habitude de
parler de ma relation avec Vanessa. Cela m’est arrivé avec Barbara, mais je
restais en surface.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Je ne sais pas… Je voudrais juste te connaître davantage et j’ai le
sentiment qu’elle a joué un grand rôle dans ta vie.
— C’est vrai. Avant, je n’étais pas vraiment le gars qu’on remarque…
J’étais très timide, presque maladivement, et parler devant une classe était
un vrai défi pour moi. J’étais parfois sujet à des moqueries mais c’était rare
– l’un des seuls avantages à être invisible. Et puis j’ai rencontré Vanessa…
Elle était sûre d’elle, intelligente, enviée. Je ne sais toujours pas pourquoi
elle s’est intéressée à moi. Mais elle l’était sincèrement. Elle m’a appris à
avoir confiance en moi, à accorder beaucoup moins d’importance au regard
des autres. Elle m’a ouvert les yeux sur ce que je valais.
J’omets volontairement le rôle que ma jumelle a joué là-dedans. En
réalité, si j’avais si peu confiance en moi, c’est parce que je m’écrasais
complètement à côté de Rachel, qui semblait toujours être meilleure dans
n’importe quel domaine.
— Qu’est-ce qui a mené à votre rupture, alors ?
Ce récit ne paraît pas la blesser, ni la troubler. À croire qu’elle a dépassé
ce stade et qu’elle a compris que je parlais de Vanessa avec nostalgie.
J’aime qu’elle accepte la relation que j’ai eue avec elle, qu’elle soit si
compréhensive et à l’écoute.
— Il y a eu un enchaînement de circonstances dans ma vie qui ont fait
que tout a dégringolé. Ma famille notamment, et ça s’est répercuté sur mon
moral. Avant ça, je n’avais pas conscience que des événements pouvaient
nous changer à ce point. Certaines choses peuvent faire chuter un château
de cartes qu’on pensait avoir minutieusement construit pendant des années.
Ma relation avec Vanessa n’était plus la même, je ne pouvais plus être le
petit ami qu’elle attendait. J’ai compris que je n’étais plus capable d’aimer.
C’est cette dernière phrase qui lui fait froncer les sourcils et qui fait naître
un semblant de douleur sur son visage. Mais j’aime autant qu’elle soit au
courant. Ressentir de l’affection, un profond attachement, j’en suis capable,
Héloïse en est la preuve. Mais aimer réellement, avec une totale dévotion,
comme j’ai aimé Vanessa, c’est impossible.
— Ce qui signifie que tu as eu plus de conquêtes que moi, je reprends sur
un ton plus léger.
Son sourire réapparaît.
— Quelle pute je fais, décidément !
Je grimace en la serrant un peu plus fort contre moi.
— Ne dis pas ça, s’il te plaît. Même pour rire.
— J’ai appris à tourner ça en dérision. Ce n’est plus douloureux pour
moi, dit-elle avec un haussement d’épaules.
— Je sais, mais je n’aime pas que tu parles de toi comme ça.
C’est à cet instant, quand je me perds dans ses yeux si particuliers, que je
ressens enfin ce sentiment de pleine satisfaction. Ce sentiment que je
recherche dans chacune de mes missions, qui m’assure que je peux être
utile et que je n’ai pas gâché mon existence. Une image de l’Héloïse du
début d’année me revient. Elle qui était si renfermée, craintive, cherchant à
s’effacer au maximum en espérant qu’on l’oublie et que le poids des regards
quitte enfin ses épaules. J’ai plusieurs fois pensé que cette mission serait un
désastre, elle est finalement ma plus grande réussite. Cet habituel petit
pincement au cœur me fait prendre conscience que c’est le moment parfait
pour me tirer. Pour disparaître de sa vie, comme j’ai disparu de la vie de
mes précédentes cibles, avant de venir en aide à une autre fille. De passer à
autre chose.
Mais je ne peux pas. Je n’en ai tout simplement pas envie.
— Je vais une semaine chez mes parents à partir de demain, pour Noël.
Je lui apprends cette nouvelle en regrettant de ne pas pouvoir passer plus
de temps avec elle. Elle a du mal à cacher sa déception et je me sens
soudain très con d’avoir laissé cette distance s’installer entre nous ces
dernières semaines. Ça nous a fait perdre un temps considérable.
— Oh… Mais tu es là, aujourd’hui ?
— Oui, toute la journée.
— Bon… Alors on va devoir se contenter de ça.
Je souris tandis qu’elle se faufile hors des couvertures, prétextant que
nous n’avons pas de temps à perdre. Je la regarde sortir de la chambre,
seulement vêtue d’un tanga, repêchant ses vêtements éparpillés à terre.
J’aime la courbure de son dos liée à sa scoliose. Elle m’avait déjà parlé du
léger décalage de ses hanches quand je m’étais plaint, pour rire, de ne pas la
voir assez souvent avec des habits près du corps. Selon elle, cette asymétrie
ne donne pas un joli rendu avec des vêtements resserrés à la taille. Sa tenue
d’hier prouve le contraire. C’est ce que j’aime chez Héloïse : elle est
bourrée de petites imperfections, que ce soit dans son mental ou dans son
physique, qui contribuent à la rendre différente. Elles lui confèrent une
vraie personnalité qui devient vite exceptionnelle.
— PUTAIN ! ROMÉO !
J’éclate de rire, comprenant qu’elle vient de découvrir son reflet dans le
miroir de la salle de bains, et donc son maquillage dégoulinant.
Passant la tête dans l’entrebâillement de la porte de la chambre, elle me
lance :
— Tu aurais pu me le dire !
— Je me suis fait à ton image de raton laveur, même quand c’est
excessif.
Nous passons la journée à errer dans Paris, collés l’un à l’autre, profitant
de chaque seconde comme si nous n’allions pas nous revoir pendant des
mois. Nous partageons un cornet de churros en longeant la Seine, et Héloïse
profite de mon état décontracté pour me poser un tas de questions plus ou
moins inquisitrices.
— Est-ce que tu as porté la mèche à la Justin Bieber pendant tes années
collège ?
J’enfourne intentionnellement une trop grosse bouchée de churros pour
éviter de répondre, en espérant qu’elle passe à autre chose. Mais j’avais
momentanément oublié que j’avais affaire à Héloïse, qui ne lâche pas le
morceau aussi facilement.
— Je vais prendre ça pour un oui ! glousse-t-elle. J’espère qu’il y a des
photos.
— Elles ont toutes mystérieusement brûlé.
— Oh, ça va, ce n’était pas si horrible cette coupe.
— Parle pour les autres. Je faisais partie de ceux qui n’arrivaient pas à
dompter leurs cheveux et qui devaient employer les grands moyens…
Comprenant ce que je veux dire, Héloïse écarquille les yeux.
— Tu veux dire que… tu te lissais les cheveux ?
— Ne le dis à personne.
Elle ne réussit pas à contenir son hilarité tandis que de mauvais souvenirs
de cette période me reviennent à l’esprit. Je piquais tantôt le lisseur de
Barbara, tantôt celui de Rachel, en priant pour qu’elles ne s’en rendent pas
compte. Je devais me réveiller plus tôt tous les matins, pour des résultats
loin d’être satisfaisants puisque même avec cette super coiffure, j’étais
toujours invisible aux yeux des filles.
Le jour où Barbara m’a surpris dans la salle de bains, son fer à lisser à la
main en train de tirer sur une mèche résistante, est à bannir définitivement
de ma mémoire.
— À moi de te demander ce que je veux, enchaîné-je, faisant cesser le
rire d’Héloïse. Quel est le moment le plus gênant de ta vie ?
Elle réfléchit un instant, le regard dans le vide.
— Je crois que le jour où j’ai surpris le premier Maurice de ma mère à
poil dans la salle de bains alors que j’avais dix ans figure largement en
première place.
Je ris de cette manie qu’elle a d’appeler toutes les conquêtes de sa mère
Maurice, justement en référence à cette première conquête qui portait ce
prénom.
— C’est pour ça que tu n’as pas été impressionnée par mon appareil
reproducteur – plutôt imposant, il faut le dire. Tu avais été confrontée très
tôt à celui de Maurice.
— Voilà, tout s’explique ! D’ailleurs, ma mère choisit toujours ses
Maurice en fonction de ce critère, mais je me demande comment elle fait
pour le savoir avant de les ramener dans son lit…
— Elle doit avoir un radar spécial, affirmé-je très sérieusement.
— Probablement.
Héloïse plaisante facilement à propos de la vie amoureuse – enfin,
sexuelle – de sa mère, mais je sais qu’elle préférerait qu’elle soit plus
stable, ou au moins qu’elle ne la lui expose pas autant. Pas étonnant
qu’Héloïse soit si démunie face aux relations amoureuses, avec ses parents
elle n’a jamais réellement eu d’exemple stable.
— En parlant de ça… Qu’as-tu pensé de la nuit dernière ? demande-t-
elle, prise d’une soudaine timidité.
— Bof, c’était un peu chiant… J’ai failli m’endormir à un moment.
Héloïse secoue la tête avec un sourire, sachant que mes paroles sont bien
loin de la vérité.
— C’était une question un peu inutile, en fait, parce que tes expressions
parlaient d’elles-mêmes.
— Mes expressions ?
Elle hoche la tête avec énergie et je me demande quel drôle de
raisonnement elle va encore me sortir.
— Oui, tu prenais tellement ton pied que c’était peint sur ta tête, surtout
quand tu as fait un truc comme ça…
Elle contracte les traits de son visage, écarte les narines et pince les
lèvres en louchant d’un œil, tout en lâchant un petit gémissement.
Je grimace.
— OK, si tu voulais savoir, le moment le plus gênant de ma vie est sans
aucun doute celui-ci.
— Imagine ma surprise devant un tel faciès, alors…
Je m’arrête et l’attrape par les hanches, l’attirant près de moi.
— Apparemment ça n’était pas si horrible, puisqu’il ne m’a pas semblé
que ton désir redescendait…
Ma voix rauque la fait frissonner et ses paupières frémissent quand
j’essuie le sucre collé sous sa lèvre.
— J’ai adoré cette nuit, Héloïse-avec-un-H, chuchoté-je finalement à son
oreille. Elle compte énormément pour moi, plus que tu ne le crois.
Jusqu’ici, la seule fille qui m’avait vraiment donné envie de franchir le
pas était Vanessa. Je ne voyais qu’elle. Avec Héloïse, c’est différent : elle ne
fait pas disparaître les personnes autour mais elle est suffisamment
captivante pour que les autres n’aient aucune importance.
Elle glisse une main dans les cheveux derrière ma nuque et rapproche nos
fronts.
— Pour moi aussi… C’est d’ailleurs la seule qui compte.

Plus tard dans l’après-midi, alors que nous plaisantons à propos de son
père, Héloïse a la drôle d’idée de se rendre chez lui. Il n’est pas à
l’appartement à cause d’un rassemblement de supporters du PSG qui doit
durer toute la journée, mais elle possède un double de ses clés, au cas où.
Sans trop réfléchir, nous nous mettons à fouiller dans les placards de la
cuisine, comme deux gamins. Je découvre deux étagères remplies de packs
de bière rangés par marque.
— La vache… Tu m’étonnes qu’il ne soit jamais tout à fait lucide.
Alors que je m’apprête à refermer le placard, une petite boîte bleue
glissée sur le côté attire mon attention.
— Oh mon Dieu, Héloïse, regarde ça !
Accroupie sur le sol en train de fouiner sous l’évier, elle m’adresse un
regard interrogateur. Je brandis la boîte de préservatifs de façon théâtrale, la
bouche grande ouverte.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Papa Fabrice aurait-il une vie sexuelle ?
Dégoûtée, Héloïse se lève pour m’arracher la boîte des mains et la ranger
précipitamment dans le placard. Puis elle se tourne vers moi, les poings sur
les hanches.
— Non, ça ne peut pas être ça, il doit s’en servir pour autre chose…
Je fais comme si je venais d’être frappé par une illumination :
— Mais oui, pour faire des ballons à décorer et à agiter pendant les
matchs de foot !
— Tu es dégueulasse, m’assène-t-elle.
J’ouvre le frigo et attrape une bière que je décapsule.
— Voyons voir ce que la bière de ton père a de si exceptionnel…
— Tu as conscience que s’il se rend compte qu’il en manque une, t’es
mort ? Tu auras commis les deux plus grandes fautes à ses yeux : supporter
l’OM et boire une de ses précieuses bières.
— Mais tu me couvriras, pas vrai ?
— Compte là-dessus.
Je ris de son sourire en coin avant d’avaler une gorgée. Héloïse tente de
me la prendre des mains mais je résiste, refusant de la lui donner. Elle finit
par comprendre que je veux moi-même la faire boire.
— Tu deviens d’un romantisme niais, c’est alarmant, remarque-t-elle
avant d’ouvrir la bouche.
Mais en versant la boisson, j’en fais malencontreusement couler à côté,
juste dans son décolleté.
— Oups… Quelle maladresse.
Saisissant mon petit jeu, elle se corrige :
— Je retire ce que j’ai dit, tu es toujours aussi pervers.
— N’ose pas t’en plaindre.
— Je n’ai rien dit…
Je me penche pour lécher la bière dans son cou et quelques minutes plus
tard, nous nous faisons face dans la cabine de douche. Elle voulait se
débarrasser de la sensation collante sur sa peau donc nous avons décidé de
prendre notre douche en même temps… pour économiser l’eau, bien sûr.
Ses paumes posées à plat sur mes pectoraux, mes doigts redessinant les
traits de son visage, nous nous regardons dans le blanc des yeux, activité
qui est devenue notre favorite.
— Promets-moi une chose.
— Quoi ? répond-elle, sur ses gardes.
— Promets-moi de m’avertir si je suis sur le point de te briser le cœur.
29. Désillusion

Roméo

L e cœur léger, je rentre à l’appartement sans me départir de mon sourire.


Je ne suis même pas anxieux à l’idée d’aller passer Noël chez mes
parents. Je me sens même prêt à encaisser les regards pleins de
reproches de mon père.
En entrant dans la cuisine, je sursaute en apercevant Barbara assise sur
l’une des chaises. Seule une faible lumière est allumée dans la pièce, mais
elle me permet tout de même de distinguer ses traits durs et son regard noir.
Les bras croisés, elle m’observe sans ciller, comme si elle attendait que je
dise quelque chose.
— Tu n’es pas couchée ?
— Comme tu le vois, non.
Elle se lève et avance à pas prudents vers moi. Ses talons qui claquent
contre le sol produisent le seul son de cette petite cuisine.
— Je peux savoir pourquoi tu n’as répondu à aucun de mes messages
depuis hier ?
Je soupire. J’espérais pouvoir éviter cette discussion encore au moins une
semaine, comme je pars tôt demain matin et que Barbara ne vient pas avec
moi. Elle en veut encore trop à notre père pour se rendre chez lui.
Hier soir, alors qu’Héloïse s’était endormie dans mes bras, j’ai envoyé un
message à Barbara, qui passait la nuit dehors, pour lui dire de ne pas rentrer
trop tôt le lendemain. J’aurais eu du mal à expliquer à Héloïse le fait que
Barbara rentre comme si de rien n’était dans mon appartement. Seulement,
avec ce message, ma sœur a deviné que quelque chose était en train de
déraper et elle n’a cessé d’essayer de me joindre depuis.
— J’étais avec Héloïse.
— Oh, ça, je m’en doute. Je crois même qu’il y a encore son odeur dans
ta chambre.
Je me frotte le visage, sentant l’allégresse qui avait empli mon corps ces
dernières heures s’évanouir petit à petit.
— Dis-moi que je me fais des idées. Dis-moi que tu ne l’as pas sautée
dans cette chambre, Roméo.
Je ne réponds pas, car je sais qu’aucune parole ne pourra améliorer mon
cas. Le silence non plus, apparemment, vu la lueur meurtrière qui s’anime
dans le regard de ma sœur.
— Vous l’avez fait plusieurs fois ?
— Deux fois en vingt-quatre heures, tu considères ça comme une fois ?
dis-je d’une voix faible et honteuse.
— Putain.
Je ressens la déception dans sa voix comme un coup de poignard en plein
cœur. Elle se laisse à nouveau tomber sur une chaise, la tête entre les mains.
Quand elle relève le visage vers moi, je décèle non seulement son embarras
concernant la situation, mais aussi son anxiété pour la suite.
— Tu as pensé à la mère d’Héloïse qui t’a engagé pour séduire sa fille
innocemment ? Qui te paie pour ce que tu fais en ce moment ? Tu as pensé
à l’état d’Héloïse quand tu partiras, ce qui risque d’arriver dans très peu de
temps vu la façon dont tu gères cette mission ?
— Justement, je… Je pensais que peut-être… peut-être que je pourrais ne
pas partir…
Elle lâche un rire nerveux et amer, se passant une main dans les cheveux.
— Tu vas me faire croire que tu veux arrêter les missions ?
— Non !
Ma réponse a fusé plus vite que n’importe quel mot jamais prononcé
dans cette pièce. Parce qu’elle est évidente. Sans les missions, je ne suis
rien.
Le visage de Barbara se détend, mais je devine que ses réprimandes ne
sont pas encore terminées.
— Alors tu comprends bien que tu ne peux pas rester.
— Je voudrais juste ne pas quitter Héloïse. Je pourrais lui dire, elle
comprendrait sûrement… Je ne veux pas me détacher d’elle…
C’était l’hypothèse à ne pas soulever parce que la colère de Barbara
revient, encore plus puissante.
— C’est impossible, Roméo ! Ce n’est pas un projet d’avenir ! Que veux-
tu qu’Héloïse devienne ? Une seconde Vanessa ?
— Non, putain, ça va pas !
Je sais comment ma relation avec Vanessa a foiré et à quel point elle a
souffert. Je ne reproduirai pas cette erreur.
— Pourtant tu envisages de demander à Héloïse exactement ce que tu as
demandé à Vanessa. Déjà de te comprendre et d’accepter le fait que votre
relation est basée sur un mensonge depuis le début. Pas sûr qu’elle veuille
de toi après ça, et ça la détruira très probablement. Quant à sa mère, elle ne
te le pardonnera pas et on aura certainement de gros problèmes. Et si tu ne
veux pas arrêter les missions, alors tu obligeras Héloïse à ne t’avoir à elle
qu’une partie du temps. L’autre moitié, elle devra te partager avec de
nouvelles cibles, en sachant que tu agis avec elles exactement comme tu as
agi lors de sa mission. Si elle n’était pas minée avant ça, elle le sera
forcément après.
J’essaie d’empêcher mon corps de trembler tandis que j’intègre petit à
petit la tirade de Barbara. Elle a raison sur toute la ligne, et je me rends
compte maintenant à quel point j’ai été stupide de penser que je pourrais
tout avoir : les missions et Héloïse. J’ai besoin des deux dans ma vie, mais
ce n’est pas une situation envisageable. Complètement désillusionné, je
regrette de ne pas savoir pleurer, parce que j’aimerais extérioriser le feu qui
embrase mon cœur.
— Je n’y avais pas suffisamment réfléchi…
— Tu m’étonnes, répond froidement Barbara.
Sans un mot, je sors de la cuisine pour aller dans ma chambre. De façon
robotique, je fais rapidement ma valise pour qu’elle soit prête à mon lever
demain matin. J’ai l’impression que mon cerveau est vide à cause de tous
les mauvais calculs que je lui ai fait faire.
Quand je me couche, enroulé dans les draps que je partageais avec
Héloïse il y a quelques heures, mes pensées divaguent sur comment j’en
suis arrivé là. Je m’endors en même temps que je plonge dans de mauvais
souvenirs…

Passant une main derrière ma nuque, j’essuie la sueur due à la chaleur


éprouvante de cet été. J’en viendrais presque à espérer que la rentrée se
rapproche, et donc septembre, qui marquera mon entrée en terminale.
Habituellement, près de Paris, la chaleur n’est pas aussi étouffante, surtout
le soir.
Installé dans le salon, je feuillette un bouquin en attendant que
l’inspiration me vienne pour dessiner. Des bruits de pas dans l’escalier me
font relever la tête pour voir Rachel traverser le salon en trottinant dans
une robe courte.
— Où est-ce que tu vas ?
— Je sors, annonce-t-elle calmement en attrapant son sac à main sur la
table devant moi.
— Papa et maman nous ont dit de rester à la maison, tu le sais très bien.
Déjà que nos parents ont du mal à nous laisser seuls, même à seize ans,
si en plus elle trahit leur confiance on est sûrs d’être privés de toute liberté.
— Ils ne le sauront pas, chantonne-t-elle joyeusement.
Elle lève la tête vers moi et toute sorte d’amusement quitte son visage.
Elle devient menaçante.
— Parce que tu ne leur diras rien.
— Non. Tu ne sors pas.
D’abord brusquée, Rachel me considère avec des yeux ronds. Je n’ai pas
pour habitude de m’affirmer devant elle. Mais je commence à en avoir
marre qu’elle fasse toujours ce qu’elle veut quand ça lui chante, ne
réfléchissant jamais aux conséquences de ses actes sur son entourage.
Rachel est une éternelle égoïste et si je ne peux pas la changer, je peux au
moins limiter son action sur moi.
La surprise passée, Rachel éclate d’un rire moqueur, puis penche la tête
en me regardant comme si j’étais un pauvre petit chiot.
— Roméo, Roméo, Roméo… Tu es tellement mignon à jouer les
autoritaires. Mais tu n’es pas mon père et tu ne m’empêcheras pas de
passer cette porte.
Je me lève, bien décidé à lui faire face et à ne pas céder. Son sourire
faiblit alors que je la domine largement, une des dernières nouveautés liées
à la puberté.
— Et tu feras quoi une fois dehors, Rachel ? Tu n’as aucun moyen de
locomotion et on habite en pleine campagne. Parce que, devine quoi, tu
n’as que seize ans, contrairement à ce que tu cherches à te faire croire en
allant draguer de façon minable des mecs de trente ans.
Ses yeux bleus s’assombrissent et ne tardent pas à lancer des éclairs. La
mâchoire serrée, elle soutient mon regard à sa manière effrontée et je me
prépare mentalement à la gifle verbale que je vais me prendre.
— Alors ça y est, il a fallu seize ans et une fille qui s’intéresse finalement
à toi pour que tu montres que tu as des couilles, ce dont tout le monde
doutait. Vanessa te fait pousser des ailes, pas vrai ? Tu te sens invincible,
maintenant que tu sors avec elle et que tu peux te pavaner à ses côtés au
lycée et en soirée. Depuis que tu as sauté son pauvre petit cul et qu’elle t’a
défloré, tu te dis que tu vaux mieux que moi ?
Je serre les poings, prêt à imploser, mais elle ne me laisse pas le temps
de riposter et poursuit :
— À présent, tu sais ce que ça fait de se sentir désiré, comme moi. Mais
laisse-moi te dire une chose : tu ne seras jamais comme moi. Vanessa t’a
peut-être sorti de l’invisibilité, mais tu y retourneras illico quand elle te
larguera, lassée et consciente que tu n’as finalement rien d’attrayant. Tu
auras beau tout faire pour changer, pour te faire remarquer, tu resteras
inutile, exactement comme le pense papa.
Tout mon corps tremble à cause de chacun de mes muscles tendus au
maximum, m’empêchant de violenter cette sœur jumelle que je hais. Oui,
putain, je hais Rachel. Je hais le fait qu’elle m’écrase depuis mon enfance,
je hais tout le mal qu’elle fait aux autres, la manière dont elle dénigre son
entourage comme si tout le monde était une sous-merde à côté d’elle. Elle
est toxique et elle a beau être ma sœur, je ne peux pas nier que le monde se
porterait probablement mieux sans elle.
— Alors, Roméo, qui de nous deux est le plus minable ?
Affichant un sourire satisfait, elle me tourne le dos et avance jusqu’à
l’entrée. Avant de franchir la porte, elle me lance de façon désinvolte :
— Et pour répondre à ta question, c’est un copain qui a le permis qui
vient me chercher.
Je passe la soirée à fulminer, incapable de dessiner ne serait-ce que deux
traits de crayon. Je suis en colère contre moi pour m’être laissé faire et
surtout pour me laisser affecter si facilement, et contre elle pour ne pas être
une sœur aimante et bienveillante comme Barbara.
Elle m’appelle à plusieurs reprises et j’ignore les premiers coups de fil,
me disant qu’elle est vraiment culottée. Et puis mon instinct de frère prend
le dessus et je commence à me demander s’il ne lui est pas arrivé quelque
chose. Je finis par répondre :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Que tu viennes me chercher.
Je manque de partir dans un fou rire.
— Pardon ?
— Ne m’oblige pas à me répéter. Cette soirée est beaucoup plus nulle
que je le pensais, je m’ennuie.
— Même si je le voulais, je ne peux pas.
— La voiture de maman est à la maison, non ? répond-elle avec mépris.
— Oublie ça.
Plusieurs fois durant l’été, il nous est arrivé de conduire l’une des deux
voitures de nos parents à leur insu. Je suis en conduite accompagnée et je
ne nous ai jamais mis en danger, mais j’ai fini par regretter de m’être fait
entraîner par Rachel et j’ai arrêté. Je n’imagine pas la déception de mon
père s’il apprenait un truc pareil. Surtout de la bouche d’un policier.
— S’il te plaît, articule Rachel à contrecœur. C’est vraiment à chier, ici.
— Évidemment que c’est à chier, les soirées pour adultes sont justement
trop adultes pour toi.
Elle n’approuve pas mon affirmation mais ne la dément pas non plus.
— Bon, tu viens ? s’impatiente-t-elle.
— Non, tu te débrouilles. Tu n’as qu’à demander à ton super
accompagnateur qui a le permis de te raccompagner, toi qui en étais si
fière.
Et je raccroche.

— Roméo !
Je me réveille en sursaut, en sueur et le souffle court. Barbara répète mon
nom avant de me serrer contre elle, et je mets un temps à me situer. Je suis
dans mon appartement, et non plus de quatre ans en arrière.
J’enlace ma sœur pour me ramener complètement à la réalité.
Heureusement qu’elle est intervenue avant la fin de mon cauchemar. Je
déteste revivre l’inquiétude de mes parents quand ils sont rentrés à la
maison, sans que Rachel soit présente. Elle n’est pas rentrée de toute la nuit
et j’ai eu beau essayer de la joindre, je tombais toujours sur son répondeur.
Je ne me suis pas inquiété plus que ça, me disant qu’elle avait dû passer la
nuit chez quelqu’un parce qu’elle était trop furibonde contre moi pour
rentrer. C’est ce que j’ai dit à mes parents, ce qui m’a valu un premier savon
de la part de mon père. Et tout s’est écroulé en recevant ce coup de fil de
l’hôpital. Rachel était en réalité bien en route pour la maison, dans la
voiture d’un mec de cette soirée, saoul. Ils ne sont jamais arrivés au bout du
trajet.
Je me rendors dans les bras de ma sœur qui me berce doucement contre
elle.

Le lendemain, alors que je finis de préparer ma valise, Barbara vient


s’appuyer contre le chambranle de la porte de la chambre.
— Je suis désolée pour hier, je n’aurais pas dû me montrer aussi dure
avec toi. J’aurais dû me douter qu’un tel discours te secouerait trop et te
ramènerait à tes démons…
— C’est bon, Barbara. Tu avais raison.
Je l’entends soupirer. Je ferme lentement ma valise, peu enthousiaste à
l’idée de rejoindre mes parents.
— Je te comprends, tu sais. Et je suis heureuse que tu ressentes à
nouveau des sentiments amoureux. Je vois bien qu’Héloïse t’apporte un
bonheur vrai et sincère… Peut-être qu’il est temps de changer de vie ?
Tout mon corps s’est tendu. J’entends l’inquiétude dans sa voix à l’idée
d’arrêter les missions. Il s’agit de mon métier mais aussi du sien, elle a
dédié son début de carrière à m’aider. Elle n’a pas poursuivi ses études
supérieures pour se consacrer à cette activité, et arrêter signifierait se
réorienter professionnellement.
— Je n’en suis pas là. J’ai encore besoin de réfléchir.
Je n’ose pas la regarder en prononçant ces mots. Au moment de nous dire
au revoir, nous nous étreignons.
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir ? Je sais que tu détestes voir papa,
mais tu vas passer Noël toute seule…
— Ne t’inquiète pas pour moi. Je n’ai toujours pas le courage d’y aller.
Et puis je ne serai pas totalement seule… Je serai avec Matt.
— Ah, tu avoues enfin que tu le revois !
— Ouais… Je crois que ça va durer, cette fois.
— Tant mieux.
Je l’aime bien, ce type. Barbara n’a pas toujours été douée pour choisir
ses copains, mais Matt l’a toujours bien traitée, malgré leurs multiples
disputes. Il faut dire que Barbara est une vraie chieuse – il paraît que c’est
une caractéristique de la famille.
L’estomac noué, je passe le pas de la porte d’entrée avec ma valise,
appréhendant les prochains jours.
30. Réveillon révélateur

Roméo

C e séjour chez mes parents est pire qu’ennuyeux. Ce soir, c’est le


réveillon de Noël et je peux déjà prévoir une ambiance des plus
pesantes. Mon père, comme à son habitude, ne réussit pas à soutenir
mon regard plus de deux secondes et les seuls mots qu’il m’adresse sont
élémentaires, du style « passe-moi le sel ». Mais contrairement à mes autres
visites, je ne ressens pas de culpabilité. Cette attitude me blesse, bien sûr,
comme ça a toujours été le cas, mais je ne me dis pas que c’est ma faute.
Ma mère me fait les gros yeux quand je pique une carotte dans le saladier
posé sur l’îlot central de la cuisine. Je m’appuie contre le plan de travail,
juste à côté d’elle, et je l’observe s’activer à couper les légumes. Elle me
jette quelques regards en biais, un petit sourire s’installant peu à peu sur ses
lèvres, mais reste concentrée.
— Tu es heureuse, maman ?
Elle sursaute presque suite à cette question, comme si je l’avais
réprimandée.
— Pourquoi cette question ?
Fuyant mon regard, ses coups de couteau deviennent de plus en plus
énergiques.
— Fais gaffe, tu vas transpercer la planche en bois.
Elle soupire en relâchant ses épaules, faisant encore une fois bonne
figure.
— Tout simplement parce que je te regarde, là, et que c’est la question
que je me pose. Tu es heureuse ?
— Je n’ai pas vraiment le temps d’y réfléchir… Il faut que je me
concentre sur le repas de ce soir pour qu’il soit parfait.
Ma mère se fiche bien de la qualité de son dîner, tout comme mon père.
La nourriture n’est pour elle qu’un moyen de se détourner du sujet qui la
tracasse depuis plus de quatre ans maintenant. C’est le cinquième Noël
qu’elle va passer sans Rachel.
— Tu peux toujours aller la voir, maman, tu sais. L’hôpital est ouvert.
Même si Rachel est inconsciente, j’ai moi aussi la nausée en songeant
qu’elle va passer cette fête familiale seule dans une chambre morbide. Peut-
être que Barbara ira passer un peu de temps avec elle.
— Tu sais bien que ton père ne veut pas, et il n’a pas tort. Je ne devrais
pas y aller.
— Sa seule excuse, c’est que tu n’es pas assez forte. On sait tous les deux
que c’est faux.
Doucement, j’enroule mes doigts autour de son poignet et je lui retire le
couteau des mains pour le poser sur le plan de travail. Passant un doigt sous
son menton, je lève son visage vers moi pour l’obliger à me regarder. La
dureté dans ses yeux et ses traits crispés prouvent que j’ai raison. C’est ma
mère qui se montre forte depuis que Rachel est partie, c’est elle qui
s’interdit d’être faible, qui maintient les murs de sa vie pour les empêcher
de s’écrouler. Elle refoule ses sentiments depuis tellement longtemps que je
dois me concentrer pour distinguer le voile de tristesse dans ses prunelles.
C’est lui qui l’a rendue si inhumaine. Mon père a une emprise bien trop
grande sur nous tous.
— Tu n’es pas en sucre, maman, pourquoi tu t’entêtes à prétendre le
contraire devant lui ?
— Il en a besoin. Il a besoin de sentir que la situation ne lui échappe pas
complètement et qu’il n’est pas un poids pour moi.
C’est la première fois que ma mère me parle si ouvertement de sa relation
avec mon père. J’ai toujours eu du mal à la comprendre. Ma mère est une
femme indépendante, je me suis longtemps demandé pourquoi elle ne
cherchait pas à refaire sa vie, il est encore temps. Mais en fait, je prends
conscience aujourd’hui que ce n’est pas parce qu’elle a besoin de mon père
qu’elle reste, mais parce que mon père a besoin d’elle. C’est lui le fardeau,
dans l’histoire. Et ma mère s’est résignée à le porter sans plus jamais
pouvoir s’en libérer.
— Et toi ? Tu es heureux ? me demande-t-elle à son tour.
Elle redoute ma réponse, je le sens. Elle n’a jamais osé me poser ce genre
de questions par peur de ce qu’elle pourrait entendre.
— Je crois que je suis enfin sur le point de le devenir.
Pour la première fois depuis quatre ans, des larmes naissent dans les yeux
de ma mère. Elle pose sa main sur ma joue dans un geste affectueux qui ne
lui ressemble pas, et qui me trouble autant qu’il me ressource.
— C’est bien. Tu le mérites plus que tu ne le crois.
— Je sais. Maintenant, je le sais.
Mon père interrompt ce moment en entrant dans la cuisine. Ma mère
laisse retomber son bras et retourne à sa tâche. Alors qu’il se sert un verre
d’eau, je me décide à lui poser une question sur la pochette calée sous son
aisselle.
— Tu vas dessiner ?
— Comme tu le vois.
— Je peux venir avec toi ?
Ma mère tourne la tête pour regarder son mari, dont la réponse se fait
attendre. Toujours dos à moi, il finit par répondre d’un ton las :
— Si ça peut te faire plaisir.
Je le suis jusqu’à la véranda où est déjà installé un chevalet avec son
œuvre en cours. Il s’installe devant et je prends place sur une chaise à côté
de lui. Il se remet au travail, ne semblant pas perturbé par mon regard
perçant.
— C’est très sombre, remarqué-je.
Son dessin au fusain représente un bateau dont les voiles sont déchirées
dans une mer déchaînée.
— Ouais, les petits paysages de fleurs c’est terminé depuis longtemps.
Je prends une grande inspiration. Son regard reste concentré sur ses
coups de crayon, imperturbable.
— Je ne m’en veux plus, papa, tu sais.
Aucun signe de sa part ne prouve qu’il m’ait entendu. Peu importe si je
parle à un mur, l’important pour moi c’est de vider mon cœur de tous ses
remords.
— J’ai compris que ce n’était pas ma faute. Ce n’est pas ma faute si
Rachel va mourir. Oui, elle va mourir, papa, tu entends ? Ils n’arriveront pas
à la ranimer, plus maintenant. Ils n’attendent que votre signal, à maman et
toi, pour la débrancher avant qu’ils ne vous forcent la main.
Je pensais qu’évoquer la mort de Rachel serait le meilleur moyen de
provoquer une émotion chez lui. Nous savons tous qu’elle ne se réveillera
pas, pourtant nous n’en parlons jamais. On parle d’elle au passé, sans
jamais envisager un futur à ses côtés. Le pas d’accepter sa mort n’est pas
encore franchi pour mes parents. Pour Barbara et moi, il l’est. Il l’est parce
que nous en avons longuement parlé.
Mon père reste imperturbable. Comme un robot parfaitement
programmé, qui n’exécute pas un geste qui pourrait laisser supposer qu’un
cœur bat sous cette surface dure comme de la pierre.
— Ce n’est pas ma faute parce que ce n’est pas moi qui nous ai laissés
seuls ce soir-là. Ce n’est pas moi qui ne lui ai jamais rien dit pour toutes les
fois où elle a fait le mur, jusqu’à ce que ça devienne une habitude. Ce n’est
pas moi qui aurais dû lui répéter plusieurs fois de ne pas monter dans la
voiture de n’importe qui et de ne pas se rendre à des fêtes sans autorisation.
Tout ça, c’était ton rôle. Mais tu le nies de toutes tes forces et pour y arriver,
tu as désigné un responsable. Et j’y ai cru. Ça m’a même bouffé pendant
des années.
Son poignet commence à fléchir, mais il ne m’accorde pas la moindre
attention. Cependant, je remarque que ses traits marqués par la fatigue sont
tirés à l’extrême.
— Tu m’entends, papa ? Tu m’entends quand je te dis que j’ai enfin
compris ? Tu rejettes ta propre culpabilité sur moi pour n’avoir jamais tenté
de raisonner Rachel. Pour ne pas avoir été présent cette nuit-là. Pour l’avoir
laissée devenir si capricieuse, pour l’avoir gâtée depuis son enfance. Je ne
dis pas qu’elle aurait été différente si tu t’étais montré strict, je n’en sais
rien. Mais ce sont justement ces « et si » qui t’ont fait sombrer dans une
telle noirceur que tu as pris ton propre fils comme défouloir.
Il envoie soudain valser le chevalet devant lui d’un coup de bras avant de
bondir sur ses pieds. Empoignant fermement mon pull, il m’oblige à me
lever et rapproche mon visage du sien. Son souffle lourd qui s’écrase sur
mon menton, la lueur folle qui danse dans ses yeux sombres et son air
féroce le font plus que jamais ressembler à une bête monstrueuse. C’est la
bête qui sommeille en lui et qui ressort lors des pires moments, détruisant
tout autour d’elle avec sa violence refoulée.
— Tu n’as aucune idée de ce que tu dis, sale morveux ! Tu crois être en
mesure de me comprendre ? De lire dans mes pensées ? Tu n’es rien !
Ma mère, alertée par les cris, se rue dans la pièce. Je lui fais signe de
s’arrêter sans détourner les yeux du regard furieux de mon père, tentant de
masquer la peur sur mon visage.
— Tu ne réagirais pas comme ça si mon interprétation était mauvaise. Je
ne m’en veux plus, mais sache que je t’en veux énormément. Je t’en veux
de m’avoir mis en concurrence avec ma sœur jumelle, de m’avoir poussé à
la détester, puis à me détester. Je t’en veux pour les larmes que je n’arrive
jamais à verser malgré ma détresse, parce que tu m’as interdit de pleurer. Je
t’en veux de ne pas avoir été à la hauteur d’un vrai père. J’en ai fini de me
préoccuper de toi. J’ai enfin compris que je devais prendre soin de moi.
Choqué par mon ton plat et inexpressif, mon père me relâche. J’entends
ma mère reprendre sa respiration à ma gauche. L’expression de mon père
est toujours dure, mais je peux désormais lire la souffrance sur son visage.
— Tu étais tellement focalisé sur la perte de ton enfant préféré que tu
n’as pas réalisé que tu étais en train de perdre les deux autres. Je regrette
qu’on n’ait jamais réussi à se comprendre, mais j’ai enfin compris que les
efforts à sens unique étaient vains.
Sur ces paroles, je me tais quelques secondes, laissant le temps à mon
père de choisir de me retenir ou non. Sa décision se traduit par un long
silence auquel j’ai appris à être confronté, qui a le mérite d’être clair. Je me
détourne de lui, me résignant enfin à arrêter de chercher son estime, car il
n’en a jamais eu pour moi. J’enlace ma mère une dernière fois, conscient
que je risque de ne pas la voir avant un moment.
— Prends soin de toi. Et de ta sœur.
Elle a compris que je ne resterai pas. Je ne lui propose pas de l’emmener
avec moi, je sais qu’elle choisira de demeurer avec lui. Alors je l’étreins un
peu plus fort.
— Je t’aime, Roméo.
Ces mots me paraissent étrangers tant ils ont rarement été prononcés.
Une boule dans ma gorge m’empêche de lui répondre, mais mon cœur
s’allège en entendant ces trois petits mots, pourtant si anodins pour la
plupart des gens.
Et je m’en vais.

Finalement, Barbara et moi nous retrouvons à l’hôpital pour le réveillon.


Elle n’a pas posé de questions quand je suis réapparu à l’appartement tout à
l’heure, et je n’ai rien dit quand elle a appelé Matt pour lui annoncer qu’elle
passerait le réveillon avec moi.
Chacun d’un côté du corps endormi de notre sœur, nous serrons ses deux
mains avec en tête l’idée que l’année prochaine, elle ne sera plus là pour
Noël.
— J’ai pensé très fort que je la détestais, le jour de l’accident, déclaré-je
avec regrets, brisant le silence. Je ressentais de la haine dans chaque
parcelle de mon corps.
— Il ne faut pas t’en vouloir pour ça, Rachel était très douée pour faire
sortir les gens de leurs gonds. Je ne compte pas le nombre de fois où je l’ai
détestée, moi aussi.
— Je n’arrive pas à savoir quelle adulte elle serait devenue.
— Moi non plus.
Nous nous taisons un moment, durant lequel je détaille le visage blafard
de ma sœur jumelle. J’ai beau m’être préparé à sa mort, je sens que quand
son organisme cessera définitivement de fonctionner, le vide qui s’installera
en moi sera abominable.
— Si jamais elle nous entend, elle doit vraiment avoir envie de nous
frapper, plaisanté-je.
— Ne m’en parle pas, depuis le temps qu’on vient ici et qu’on parle
d’elle au passé et à la troisième personne… Elle doit planifier nos meurtres
tous les jours.
Mon téléphone vibre dans ma poche, m’annonçant l’arrivée d’Héloïse. Je
l’ai appelée sur la route, en rentrant, pour lui demander si elle pouvait
passer rapidement à l’hôpital. Mon plan est totalement foireux, je le sais.
Mais j’ai envie – j’ai besoin – qu’elle sache pour Rachel, parce qu’elle est
la raison de la plupart de mes comportements. Et comme j’ai du mal à lui
parler de moi, peut-être qu’en lui montrant directement mon passé, la suite
viendra toute seule… Ouais, c’est vraiment foireux.
Héloïse s’est d’abord affolée en entendant notre lieu de rendez-vous, j’ai
dû la rassurer et la convaincre de venir à l’hôpital un vingt-quatre
décembre, quitte à faire patienter sa mère pour leur dîner en tête à tête.
— C’est le moment.
— Je m’en vais ou je reste ? Il faut que tu me dises, Roméo.
Je prends encore un instant pour réfléchir. Je n’ai pas pris de décision
concernant les missions, tout est encore très flou dans mon esprit. Mais ce
que je sais, c’est que j’en ai marre de mentir à Héloïse.
— Reste.
C’est ma décision. Elle tombe lourdement dans la pièce, presque comme
une sentence irrévocable qui signerait la fin de quelque chose. Ou plutôt,
qui signerait le tournant de nos vies parfaitement organisées, à Barbara et
moi.
— Tu es sûr de toi ? Elle va poser énormément de questions…
— Et j’espère que, pour une fois, j’arriverai à y répondre honnêtement.
Sur ces paroles, je quitte la chambre pour aller chercher Héloïse au rez-
de-chaussée. Je la trouve dans le hall de l’hôpital, faisant les cent pas dans
un espace réduit. Ses boucles souples retombent en cascade le long de son
dos et rebondissent au rythme de ses pas réguliers.
Quand elle m’aperçoit, un éclair de soulagement traverse son regard,
comme si une part d’elle avait eu peur que je lui aie menti en lui assurant
que j’allais bien. Ses yeux détaillent mon corps alors que je réduis l’espace
entre nous. Arrivé à sa hauteur, j’encadre ses joues et je me penche pour
l’embrasser. Elle me rend mon baiser avec un poil de réticence. Quand je
m’écarte, ses sourcils sont froncés à l’extrême.
— Pourquoi tu m’as fait venir ici, Roméo ?
Je ne peux m’empêcher de la toucher. Son visage, ses bras, les mèches de
ses cheveux, conscient que ce privilège pourrait m’être arraché d’ici
quelques minutes. Je n’ai aucune idée de comment réagira Héloïse en
découvrant cette partie de mon passé, et une petite partie de mon mensonge.
Cette peur que j’ai essayé d’ignorer depuis ma décision de l’appeler
remonte par tous mes membres et, merde, je suis terrifié.
— Il est temps que je te révèle une part de mon passé… Une grande part.
Ses yeux s’emplissent d’un drôle de mélange d’excitation et d’angoisse.
Elle hoche la tête, toujours sur la réserve, et je la tire par la main à travers
les longs couloirs de l’hôpital. Durant tout le trajet jusqu’à la chambre de
Rachel, je m’interdis de penser. De penser que ce soir, je peux tout gagner
ou tout perdre.
Quand nous entrons dans la chambre, la main d’Héloïse se crispe autour
de la mienne, traduisant sa peur de ce qu’elle pourrait y trouver. Et au
moment où elle se retrouve face à Rachel, étendue sur le lit et inconsciente,
et face à Barbara, tranquillement assise à l’autre bout de la pièce, elle lâche
ma main. Une vague de froid se répand instantanément dans mon corps.
— Barbara ?
— Salut, Héloïse.
Ma sœur s’efforce de sourire mais elle redoute la suite presque autant que
moi.
Héloïse recule d’un pas, ce qui me fait réagir instantanément :
— Ne t’en va pas !
— Je… Je ne compte pas… C’est juste que…
Le regard affolé d’Héloïse se pose sur Rachel.
— Qui est-ce ?
— Ma sœur jumelle.
Héloïse ferme les yeux un long moment, respirant bruyamment. Mon
cœur bat la chamade en attendant son verdict : sa fuite ou sa coopération. Si
elle s’en va, je ne lui en voudrai pas. La vision à laquelle elle est exposée
suffit à lui faire comprendre que si elle désire me garder dans sa vie, il va
falloir qu’elle soit prête à encaisser un bon nombre de secrets sombres.
Elle rouvre les yeux et se dépêche de s’asseoir sur une chaise au bout du
lit, comme si elle craignait que ses pieds ne l’entraînent ailleurs sans son
consentement.
— Explique-moi tout.
Soulagé, je m’assieds moi aussi à ma place habituelle. Barbara, Héloïse
et moi formons un triangle autour de Rachel.
Difficilement, je lui raconte notre histoire dans les grandes lignes. Les
événements de cette nuit-là, ma dispute avec ma sœur, sa soirée passée à
l’extérieur et cet arbre dans lequel cet abruti bourré a foncé, arrachant
Rachel à notre famille. La colère de mon père, le renfermement de ma
mère, ma culpabilité, je passe par toutes les étapes de la situation post-
accident, m’arrêtant avant le jour où j’ai décidé de me lancer dans les
missions. Elle m’écoute calmement, s’efforçant de rester droite et
impassible, comme si elle voulait se montrer forte pour moi. Seules les
larmes qui dévalent sur ses joues au fur et à mesure de mes révélations la
trahissent.
— Quel âge aviez-vous quand c’est arrivé ? demande-t-elle d’une voix
enrouée.
— Seize ans.
— Donc elle est dans le coma depuis quoi… un an ?
C’est là que les choses se corsent. Je me mords la lèvre pour m’empêcher
de dire une bêtise et réfléchis à la meilleure façon d’enchaîner.
— Mais tu as plus de dix-sept ans… murmure Héloïse, se rappelant notre
balade en voiture. C’est ce que tu m’as dit, pas vrai ?
Je veux parler mais je suis perturbé par un bourdonnement dans mes
oreilles, mélangé au son de ma respiration hachée. Rapidement, Héloïse
perd patience, lassée de cet éternel silence. Elle étouffe un sanglot en se
levant, calant son sac à main sur son épaule. Elle vient de quitter la chambre
quand je me lance à sa poursuite, implorant une force supérieure de me
donner du courage pour la suite.
— Héloïse ! Attends, s’il te plaît !
Elle s’arrête au milieu du couloir, essuyant les larmes qui baignent ses
joues.
— Pourquoi Barbara est là ? Depuis quand est-ce que vous êtes proches ?
— Depuis toujours. C’est ma grande sœur.
— Quoi ? Mais pourquoi vous faites semblant de ne pas vous connaître
au lycée ?
Ouvrant la bouche et passant les mains dans ses cheveux, elle aspire
avidement l’oxygène contenu dans l’atmosphère lourde de l’hôpital.
— Pourquoi vous êtes tous les deux en terminale ? Pourquoi…
Elle n’arrive plus à formuler de questions, le choc semble la paralyser
tout entière. Les mains sur la poitrine, elle cherche son souffle, sur le point
de s’effondrer.
Qu’est-ce que je suis en train de faire ?
Alors que mes pensées fusent à mille à l’heure, toutes plus incohérentes
les unes que les autres, Héloïse me surprend en prenant mon visage en
coupe entre ses mains. Elle semble se calmer un peu et me supplie du
regard, désespérée.
— Il faut que tu me dises tout, Roméo. Il le faut parce que je n’ai aucune
envie de t’abandonner, mais là, je suis sur le point d’exploser… Ce ne sont
pas des secrets que tu caches, mais de véritables bombes. Tu ne peux pas
allumer la mèche sans la laisser brûler tout entière. Si tu tiens à ce que nous
sommes, toi et moi, alors avoue-moi tout, s’il te plaît…
« — Donc si j’accepte, je devrai simplement la remettre dans le droit
chemin, et ensuite je serai libre ?
— Oui, je ne vous en demande pas plus. Je sais que la vraie Héloïse
sommeille en elle. Il suffit de la réveiller. »
Mes premiers mots échangés avec la mère d’Héloïse résonnent dans ma
tête, parfaitement distincts. Elle comptait sur moi. Elle a placé en moi une
confiance aveugle, se basant sur mes réussites passées, persuadée que je
pourrais aider sa fille. Durant toute la mission, elle m’a fait confiance. Et là,
je suis sur le point de détruire Héloïse en lui avouant le plan mis en place
derrière son dos pendant tout ce temps. Je vais non seulement la détruire,
mais je vais également bousiller sa relation avec sa mère, le seul parent qui
se soucie encore suffisamment d’elle.
Héloïse, qui a sûrement senti mon indécision, comprend qu’il me faudrait
une petite impulsion pour me pousser à parler. Mais l’impulsion qu’elle
choisit provoque un ouragan dans mon cœur.
— Je suis amoureuse de toi. Depuis un moment maintenant, et ces
sentiments grandissent un peu plus chaque jour. Je refusais de me l’avouer,
parce que je n’avais encore jamais réellement ressenti ça… Puis j’ai fini par
comprendre : je t’aime, et ce sont les sentiments les plus réels que j’aie
jamais éprouvés.
Règle ultime : Ne surtout pas tomber amoureux.
J’ai échoué.
Cette mission n’est pas une réussite, c’est un désastre.
J’ai envie d’attraper chacun des mots qu’Héloïse vient de prononcer pour
les écrabouiller, faire en sorte qu’ils n’aient jamais existé. Mais ils me
terrorisent, mes pieds semblent enracinés dans le sol et ma bouche est
devenue inefficace.
Elle ne devait pas tomber amoureuse de moi. Tout, mais pas ça. Et je
m’en veux, parce que j’ai espéré qu’elle finisse par éprouver ces sentiments
amoureux et puissants à mon égard. Je l’ai espéré tellement fort que ça a
fini par arriver, et je sais qu’à partir de maintenant, plus rien ne sera jamais
pareil.
Devant mon mutisme, elle perd ses dernières forces et ses bras retombent
le long de son corps. Je la torture, encore et encore, en ne lui dévoilant à
chaque fois qu’une partie de moi, alors que je me pense prêt à lui en
dévoiler davantage. Je ne serai jamais prêt, parce que Héloïse et moi ne
sommes pas censés terminer ensemble. J’ai été engagé pour la séduire sans
la faire souffrir, pour la rendre heureuse et la laisser alors qu’elle baigne
dans ce bonheur. Je n’étais pas censé planter mes griffes dans son cœur, si
profond qu’elle ne voit à présent plus que moi. Je suis un imposteur. J’ai
arnaqué tout le monde : la mère d’Héloïse en laissant mes sentiments
prendre le dessus dans cette mission, et Héloïse pour lui avoir fait croire
tout ce temps que j’étais sincère et que notre couple pourrait avoir une fin
heureuse.
Il n’y a pas de fin heureuse pour moi.
Mais il y aurait dû avoir une fin heureuse pour elle, si j’avais bien joué
mon coup.
— Roméo ?
Ravagé par la culpabilité j’arrive à peine à soutenir son regard imprégné
d’un chagrin dévastateur.
— Tu es en train de me briser le cœur.
Je presse les paupières, fort, en espérant me réveiller autre part. Ou
m’enfoncer sous terre, disparaître, n’importe quoi. Mais tout ce que je revis,
c’est mon entretien avec Mme Guillier.
« — Oh, et Roméo ! Cela me paraît évident, mais… ne lui brisez pas le
cœur.
— Ne vous en faites pas pour ça, c’est ma règle d’or. Personne ne tombe
amoureux. »
Mon air désolé est la seule réponse que j’apporte à Héloïse.
— Je te laisse jusqu’au jour de l’an pour prendre conscience qu’on vaut
la peine qu’on se batte. Lina fait une soirée chez elle, tu es invité. Si ce soir-
là tu ne me retrouves pas pour tout m’avouer, alors je tirerai un trait sur toi,
définitivement. Cette nouvelle année se fera sans toi.
Sur ces mots, elle tourne les talons et s’éloigne à toute vitesse. Et il n’y a
qu’une seule chose dont je sois sûr : ce réveillon est définitivement
merdique.
31. L’attente

Héloïse

J e suis surexcitée.
Ce soir, c’est le grand soir. Ce soir, Roméo viendra me rejoindre, et ses
révélations vont nous sortir la tête de l’eau. Je le sais. Il ne peut en être
autrement.
Après un réveillon de Noël désastreux durant lequel j’ai lutté pour ne pas
pleurer toutes les larmes de mon corps, j’ai reçu ce message de sa part, le
lendemain. Il s’excusait et me disait qu’il allait faire en sorte d’arriver chez
Lina avec son discours tout prêt qui ne faiblirait pas, cette fois. Mon Noël
s’en est tout de suite trouvé embelli même si ces six jours d’attente ont été
un réel calvaire.
J’espère simplement qu’il ne va pas bloquer encore une fois et devenir
muet. Je ne supporterais pas de me retrouver face à un nouveau silence.
Mais il y arrivera, j’y crois dur comme fer. Parce qu’il a réussi à m’avouer
son passé qui implique Rachel, et qui explique une bonne partie des
mystères qui l’entourent : sa tendance à prétendre qu’il ne mérite pas d’être
heureux, le fait qu’il parle si peu de sa famille… son incapacité à pleurer.
Je lui en ai sûrement trop demandé, l’autre soir. J’ai vu comme il lui était
difficile de me raconter l’accident de Rachel et ses conséquences.
Seulement, Roméo a cette fâcheuse tendance à ne dévoiler que la moitié de
ses secrets, laissant son interlocuteur dans le doute, et ça m’est
insupportable.
Toutefois, ces efforts qui lui ont coûté prouvent bien quelque chose. Peu
importe ce qu’il prétend, il partage mes sentiments. Et comme moi, il ne
pourra pas les nier longtemps.
— Comment tu te sens à seulement quelques heures du grand saut ? me
demande Lina, qui essaie sa sixième tenue.
— Je stresse.
— Un bon stress, j’espère ?
— Un très bon stress.
Je me laisse tomber sur le lit de ma meilleure amie, me mordant la lèvre
pour empêcher un sourire de s’étendre sur mon visage. Je ne devrais pas
sourire, crier victoire trop vite. Mais les progrès effectués ces derniers jours
avec Roméo sont impressionnants et j’ai hâte qu’on puisse mettre cette
phase difficile derrière nous pour entamer une vraie relation dans la
confiance.
De toute façon, je suis sûre que rien de ce qu’il pourra me dire n’arrivera
à me répugner.
— Tu as hâte de voir Lidia ?
Dans le miroir, Lina me sourit. Lidia et elle ont décidé de se lancer dans
une relation sans prise de tête – autrement dit, il n’y a rien d’officiel.
Honnêtement, je ne sais pas quoi en penser. Une telle décision ressemble
peu à ma meilleure amie mais en même temps, je peux comprendre que
n’avoir aucun engagement pour sa première relation avec une fille puisse
être rassurant. Ça lui permet d’y aller doucement.
— Oui. Nos deux noms sont proches, celui de Roméo et le tien sont
complémentaires… Ce sont des signes, tu ne penses pas ?
— Complémentaires ?
— Bah oui, regarde : vous êtes les Roméloïse.
— Mon Dieu que c’est niais !
— Mais non, même les destins de vos prénoms étaient liés.
— Tes analyses vont toujours trop loin.
Elle me tire la langue et déclare qu’elle est enfin satisfaite de sa tenue –
ce n’est pas trop tôt.
Cette nouvelle année devrait merveilleusement bien démarrer. J’avais
peur que Victor soit présent, étant donné qu’il était invité, mais il est parti
en voyage avec ses parents. J’ai accepté un de ses appels pendant ces
vacances. Si au début il s’est emporté en m’engueulant pour l’avoir ignoré,
il est vite redescendu quand je lui ai appris que j’étais au courant de sa
petite farce. En comprenant qu’il n’avait pas de réelle excuse hormis son
envie de me « protéger » contre les rafales que je pouvais me prendre sur
les réseaux sociaux, j’ai fini par raccrocher. Peut-être qu’un jour
j’accepterai d’essayer de le comprendre, mais pour le moment je suis trop
en colère, et ce serait une très mauvaise idée de continuer à converser avec
lui.
— Dommage que Carla vienne, chantonné-je innocemment.
— Arrête un peu. On sera nombreux, vous ne serez même pas obligées de
vous parler.
— Ce n’est pas son comportement vis-à-vis de moi qui m’énerve, j’ai
l’habitude. C’est son attitude de connasse avec toi depuis que tu traînes
avec Lidia.
— C’est sa façon de me protéger, elle ne cherche pas à mal.
Je me retiens de répliquer à mon amie qu’elle est trop gentille et bien trop
compatissante, parce que nous avons déjà eu cette discussion un million de
fois.
Lina se tourne vers moi, les yeux étincelants.
— Cette soirée va être démente.
32. Le discours

Roméo

M ême pendant mon cours de dessin, je récite encore et encore mon


discours de ce soir. Barbara et moi avons passé ces derniers jours à le
mettre au point en espérant qu’Héloïse veuille toujours de moi une fois
qu’elle saura tout. Trouver les mots pour lui expliquer mon métier et lui
montrer que je n’ai jamais eu de mauvaises intentions ne va pas être chose
facile, et je m’attends à une belle gifle et à une crise de larmes, voire deux.
Peut-être même plusieurs gifles. Et un coup de poing. Mais je ne peux pas
laisser filer Héloïse, je l’ai compris dès que j’ai senti qu’elle m’échappait, la
veille de Noël. Peu importe les raisons pour lesquelles nous nous sommes
rencontrés, le contexte qui nous a rapprochés, tout a toujours été réel. Je
n’ai jamais joué la comédie, pas avec elle.
L’autre soir, je pensais que nous ne pouvions pas avoir de fin heureuse. Je
me détestais pour le mal que je lui faisais et que j’allais encore lui faire si je
lui révélais tout. Mais si elle arrive à dépasser ces révélations, alors nous
pourrons repartir sur de bonnes bases, et pourquoi pas être enfin pleinement
heureux.
Je veux y croire. Je dois y croire. Je suis même prêt à abandonner les
missions… Je suis prêt pour une nouvelle vie, aussi effrayante cette
perspective soit-elle.
Le problème demeure la mère d’Héloïse, qui risque de me détester en
apprenant que j’ai tout dit à sa fille, mais j’ai prévu de la rembourser
entièrement. Mes économies vont en prendre un coup, mais je me dois
d’être honnête – même si en soi, j’ai quand même rempli ma mission en
délivrant Héloïse de son mal-être et de sa réputation. Et j’essaierai
d’amortir la chute auprès d’Héloïse en lui expliquant que sa mère n’a
toujours voulu que son bien et qu’elle était désespérée quand elle m’a
engagé.

Pour la première fois je demande à Henri, mon professeur de dessin, où


sont les toilettes. Habituellement, je fais tout pour ne pas perdre une miette
de son cours mais il arrive que les besoins primaires ne puissent plus
attendre.
Je me rends donc à l’étage de la maison, où je ne suis jamais allé. En
avançant dans le couloir, mon regard est attiré par une pièce que l’on peut
apercevoir par la porte entrouverte. Je devine aisément qu’il s’agit de la
chambre de Carla, puisqu’elle est l’enfant unique de cette maison et que
cette pièce est plutôt féminine. Sans trop réfléchir, je pousse la porte et fais
quelques pas. Carla est une fille si difficile à cerner, si déroutante et
troublante, que me retrouver dans son sanctuaire fait courir un frisson
d’effroi le long de mon échine. Mais ça, c’était avant de découvrir les
dessins qui tapissent le mur au-dessus de son lit. Là, je ne ressens plus rien,
comme si le choc m’avait anesthésié.
Héloïse dessinée. Partout. Dans différentes postures, toutes réalistes : en
plein éclat de rire, un air boudeur sur le visage, en colère… Tous les traits
de la personnalité d’Héloïse sont représentés par ces coups de crayon, certes
extrêmement talentueux, mais aussi très flippants.
Il doit y avoir une cinquantaine de dessins. Pourquoi Carla s’amuserait-
elle à dessiner sa pire ennemie cinquante fois ?
— Ils sont réussis, non ?
Je sursaute et mon cœur rate un battement, pris en flagrant délit. Les yeux
écarquillés, je regarde Carla qui vient d’apparaître dans l’embrasure de la
porte. Aucune émotion ne traverse son visage. La bouche droite, les traits
figés, elle se contente de m’observer en attendant ma réponse.
— Ils sont de toi ?
J’ai le vague espoir qu’elle me réponde non. Je ne comprendrais toujours
pas pourquoi elle les affiche dans sa chambre, mais au moins elle n’aurait
pas passé des heures à travailler sur des dessins centrés sur Héloïse.
— Bien sûr.
Mon espoir s’évanouit.
Elle referme la porte derrière elle, lentement, sans me quitter des yeux. Je
déglutis en comprenant que je me suis fourré dans un sacré pétrin et que je
n’aurais jamais dû entrer dans cette pièce. J’aurais préféré ne rien savoir de
tout ça.
— Ne joue pas les surpris, j’ai vu tes dessins d’elle. Tu sais aussi que le
visage d’Héloïse est fascinant à observer, encore plus à dessiner. Même si
toi, tu recouvres toujours une partie de son visage par ses cheveux, ce qui
est dommage.
Je me retiens de reculer quand elle avance vers moi. Je ne me sens
vraiment pas à l’aise. L’atmosphère dans cette pièce est étrange, presque
malsaine, et le fait que Carla soit si impassible fait monter une pression
désagréable en moi.
Elle va décrocher un dessin du mur et vient tranquillement me le montrer.
— C’est le premier que j’ai fait. Il est moins fidèle que les autres. Je ne
connaissais pas encore bien l’emplacement de son grain de beauté, là, juste
au-dessus de sa lèvre.
Elle me met le dessin sous le nez, comme si elle attendait une réponse de
ma part. Maintenant, j’ai carrément la nausée. Sortir d’ici devient une
nécessité ou je risque d’étouffer d’une minute à l’autre.
— Je le trouve tout de même réussi.
Parler semble m’arracher la gorge, mais je fais tout pour paraître naturel.
Moins je dévoilerai mon trouble intérieur, plus vite je pourrai me casser
d’ici.
— Toutes mes félicitations, ils sont très beaux. Je vais retourner en cours.
Excuse-moi, mais je ne voudrais pas manquer la fin…
Je n’attends pas sa réponse pour me diriger vers la porte. Je dois même
lutter pour ne pas accélérer le pas.
Alors que je tourne la poignée, pensant être sauvé, elle me retient :
— Roméo ?
Je m’efforce de sourire en la regardant une dernière fois.
— Ne parle pas de tout ça à Héloïse. N’oublie pas qu’elle et moi, nous
nous détestons.
La boule au ventre, je me rends chez Lina. Pour l’occasion, je me suis
bien habillé, et Barbara s’est même moquée de mon élégance en me voyant
partir. Ça n’est pas tellement pour le jour de l’an que j’ai voulu m’apprêter,
mais pour la fille que je vais y retrouver.
Héloïse m’a suggéré qu’on aille sur le toit, auquel on peut facilement
accéder, histoire de ne pas avoir à discuter dans un appartement grouillant
de monde. La dernière fois que nous nous sommes retrouvés sur un toit,
nous venions de croiser Vanessa et la soirée ne s’était pas très bien
terminée. J’espère que ce sera différent ce soir.
Je monte directement à notre lieu de rendez-vous, trop impatient de
savoir si elle essaiera de me comprendre et de me pardonner ou non. Je ne
me vois pas faire semblant d’être enjoué en allant saluer tout le monde alors
qu’au fond, je vis la plus grande trouille de ma vie. Quand les secrets seront
tous dévoilés, je pourrai aller jouer à l’adolescent qui fête la nouvelle année.
Enfin, tout dépend : si Héloïse me défigure, alors je rentrerai probablement
chez moi.
Arrivé au dernier étage, je trouve facilement les escaliers en fer dont
Héloïse m’a parlé. Je les monte quatre à quatre, pousse la lourde porte et
m’engouffre sur le toit dans le vent hivernal. C’est un grand espace,
seulement encombré par une table de jardin avec quatre chaises, qui doivent
appartenir à des voisins friands de terrasses améliorées. En même temps, je
peux comprendre que la vie en appartement fasse ressentir un besoin
d’extérieur, et ce toit semble être un bon compromis. J’espère qu’ils ne
m’en voudront pas de squatter une de leurs chaises jusqu’à ce que ma
Juliette décide de se pointer.
Je m’assieds, puis j’attends.
33. Éliminer la menace

Héloïse

L ’appartement se remplit peu à peu et la soirée ne tarde pas à démarrer.


Lina est ravie de pouvoir enfin me présenter Lidia, mais avant que j’aie
bien pu voir le visage de sa nouvelle copine, celle-ci l’embrasse à pleine
bouche. Gênée, je regarde autour de moi en tentant d’ignorer les bruits de
salive.
Lina, essoufflée, finit par s’écarter avec un large sourire. Lidia daigne
enfin me regarder et elle me sourit comme si de rien n’était.
— Héloïse, je te présente Lidia. Lidia, voici Héloïse, ma meilleure amie
depuis… trop d’années pour les compter.
Lidia et moi nous rapprochons pour nous faire la bise et je suis
légèrement surprise en sentant sa main se poser dans le bas de mon dos.
Elle est simplement tactile, c’est une caractéristique dont Lina m’a parlé.
Seulement cette caractéristique commence à m’agacer quand, à peine dix
minutes plus tard, je vois Lidia taper la discute de manière très rapprochée
avec une invitée. Lina continue de garnir le buffet, faisant mine de ne rien
remarquer, mais je vois à ses mouvements saccadés et maladroits qu’elle est
parfaitement consciente de la situation.
— Ça ne te dérange pas ?
— Quoi donc ?
— Lidia qui flirte déjà avec une autre sous tes yeux.
Lina lui jette un rapide coup d’œil mais reporte vite son attention sur
moi. Elle hausse les épaules.
— On n’est pas ensemble, je te rappelle. Moi aussi je peux flirter avec
d’autres personnes.
— OK, j’ai bien compris le principe, mais elle n’est pas venue ici pour te
voir, toi ? Je trouve ça, je ne sais pas… un peu irrespectueux.
Lina abandonne enfin son air je-m’en-foutiste, et soupire.
— Moi aussi, c’est ce que je pensais. Je ne sais pas si cette histoire va
marcher, finalement…
— N’oublie pas ce que tu m’as promis : fais en sorte de ne pas souffrir.
Ma meilleure amie hoche la tête, et nous sommes interrompues par la
sonnerie de mon portable. Mon cœur rate un battement devant le message
qui s’affiche sur mon écran.

› Roméo : Je suis sur le toit, je t’attends.

— Vas-y, me sourit Lina. C’est ton moment.


Je tente de calmer le rythme de mon cœur, sans grand succès. Lina remet
mes boucles en place et m’embrasse sur la joue.
— Fais-lui tourner la tête.
Sans perdre plus de temps, je fais volte-face et traverse la foule d’invités.
Je n’entends que les battements irréguliers de mon cœur, résonnant dans
chaque parcelle de mon corps alors que je me fais bousculer de tous les
côtés. Mais avant que j’aie pu arriver à la porte d’entrée, quelqu’un me
bloque le passage.
Carla, dans une longue robe noire scintillante.
— Carla, j’ai vraiment pas le temps pour nos petites querelles, là.
Je veux la dépasser, mais elle attrape mon bras pour m’arrêter. Ses doigts
squelettiques qui enserrent mon poignet et ses longs ongles qui s’enfoncent
dans ma peau me font presque gémir de douleur.
— J’aimerais te parler. En privé.
— C’est vraiment pas le moment, mais plus tard dans la soirée, si tu
veux.
Quand je cherche à me dégager, elle resserre encore un peu plus sa prise
autour de mon poignet. Je suis sur le point de m’énerver, trouvant son
attitude plus qu’étrange, mais sa mine soudainement suppliante bloque les
mots dans ma gorge.
— S’il te plaît, Héloïse, je te promets que ça ne sera pas long. J’ai besoin
de te parler maintenant.
Je n’ai jamais lu un tel désespoir dans les yeux de quelqu’un. Ce n’est
que maintenant que je me rends compte que tout son corps tremble et
qu’elle semble au bord des larmes. Carla n’a plus rien de la fille si sûre
d’elle et contrôlée que je côtoie depuis mon entrée au lycée.
— OK, mais juste quelques minutes.
— Promis.
Elle me tire vers le bureau du père de Lina, qui n’est pas fermé à clé. Je
suis d’ailleurs étonnée que Lina n’ait pas verrouillé toutes les pièces
importantes.
Une fois à l’intérieur, Carla me relâche et je masse mon poignet
douloureux sur lequel est visible la marque de ses ongles de sorcière. Le
bruit de la clé qui tourne dans la serrure me fait vivement relever la tête vers
Carla, qui vérifie en tournant la poignée de la porte que personne ne puisse
entrer.
— Pourquoi tu nous enfermes ?
— Pour qu’on puisse être tranquilles.
Carla penche la tête sur le côté. Son impassibilité est de retour, ce qui ne
me rassure pas.
— Tu n’aurais pas peur de moi, quand même ?
Si, je suis totalement flippée et j’ignore pourquoi.
— Non…
D’un mouvement de tête, elle m’indique de m’asseoir sur le divan en
cuir. J’obtempère, comme dans un état second, et je dois résister à l’envie
de m’écarter quand elle prend place à côté de moi. La tête droite, le regard
rivé sur la bibliothèque en face d’elle, Carla demeure silencieuse. Je peux
presque entendre le bruit des aiguilles de l’horloge accrochée au mur,
reflétant les secondes qui s’écoulent durant lesquelles Roméo m’attend seul
dans le froid.
— Bon, il faudrait peut-être se magner…
— C’est bon ! Ton Roméo peut attendre deux minutes ! tranche-t-elle
d’un ton froid.
Brusquée par ses mots, je ne trouve plus la force de répondre. De lui
demander comment elle est au courant de notre rendez-vous avec Roméo et
pourquoi elle m’a ordonné expressément de l’accompagner dans cette pièce
si c’est pour garder le silence.
Je n’ai pas l’énergie de pousser le cri qui meurt d’envie de s’échapper de
ma gorge.
— Pardon, finit par murmurer Carla, toujours sans me regarder. Je suis
un peu stressée.
Cette dernière phrase ne suffit pas à me détendre. La drôle d’aura qui
s’échappe d’elle ce soir me provoque des bouffées de chaleur que je ne suis
pas sûre de pouvoir supporter longtemps.
— J’aimerais savoir pourquoi tu n’as jamais cherché à me connaître.
Je fronce les sourcils, incrédule. Elle n’est quand même pas en train de
me demander ça ?
— C’est-à-dire que tu ne m’as jamais donné l’impression d’avoir envie
que j’apprenne à te connaître. Dès le début, tu m’as détestée.
Carla secoue la tête avec un rire mauvais qui me cloue sur place.
— Toujours le même discours. Tu ne comprends rien. Tu n’as jamais rien
compris.
— Alors explique-moi.
Cette fois, elle affronte mon regard. Soutenir ses billes grises glaciales
s’avère être une tâche difficile, mais je tiens à lui faire croire qu’elle ne
m’intimide pas.
— Je n’ai jamais été intéressée par l’amitié de Lina, ni par celle du
groupe. Je me suis rapprochée d’eux pour une raison très précise.
J’ai du mal à déglutir, sentant mes forces m’abandonner.
— C’était toi que je voulais atteindre.
— Pour me faire du mal ?
— Non ! rugit-elle. Pourquoi tu vois toujours le mal partout ?
Maintenant, j’ai envie de pleurer. Ses sautes d’humeur me donnent le
tournis, ce qu’elle raconte n’a aucun sens et j’aimerais prendre mes jambes
à mon cou. J’aimerais retrouver Roméo, oublier ce moment étrange dans
ses bras. Je ne suis clairement pas à l’aise et je sais que Carla le sent. Ça a
même l’air de l’exaspérer.
— Jamais tu n’as évoqué les bons moments qu’on a passés ensemble.
Comme s’ils avaient été rayés de ta mémoire, alors qu’ils sont très clairs
dans la mienne. La première fois qu’on a mangé ensemble, le regard
entendu et amusé qu’on a échangé quand Lina niait s’intéresser à ce garçon
dans votre classe en première. Le premier sourire que tu m’as lancé en
sport. Nos bras qui se sont frôlés au début de la soirée du Nouvel An,
l’année dernière.
Je n’ai aucun souvenir de ces détails, en effet, et pour cause : ce ne sont
que des détails. Des petites choses qu’on ne retient pas tant elles sont
futiles. Elle me reproche de ne pas me rappeler un frôlement, mais je ne
pourrais citer toutes les personnes que j’ai bousculées depuis le début de la
soirée.
— Tu es restée sur l’idée que je ne t’appréciais pas et tu as ignoré tous les
signes. C’est ta faute si j’ai dû me montrer exécrable avec toi ensuite.
Sans prévenir, elle glisse sur le canapé pour se rapprocher de moi.
— Mais je suis prête à te pardonner tout ça…
Cette fois, le cri que je retiens depuis le début de cette conversation sans
queue ni tête est sur le point de sortir. Mais Carla l’étouffe en plaquant sa
bouche sur la mienne. Durement, en maintenant ma nuque dans ses mains,
sans aucune affection. Le choc passé, je la repousse aussitôt, aussi fort que
j’en suis capable. Mes bras la projettent à l’autre bout du petit canapé, et je
me lève précipitamment, les yeux embués.
— Putain, mais qu’est-ce que tu fais ?
Je m’essuie la bouche, incapable d’identifier mon humeur à cause de
toutes ces émotions contradictoires qui me submergent. Je prends la fuite,
effrayée, écoutant enfin ce mauvais pressentiment qui m’étreint le cœur à
chaque fois que je me retrouve seule avec elle.
Je ne peux pas m’empêcher de hurler quand elle me rattrape avant que je
sorte de la pièce et qu’elle me plaque contre la bibliothèque, tellement
violemment que l’arrière de ma tête heurte brutalement les planches de
bois. Je crie à nouveau, cette fois à cause de la douleur qui se répand dans
ma nuque et tout le long de ma colonne vertébrale. Un cri assourdi par la
musique que je sens pulser de l’autre côté du mur, me rappelant que je suis
seule et vulnérable. Quand elle me lâche, je ne retiens plus mes larmes et je
m’écroule sur le sol.
— Je ne te laisserai pas être heureuse si ce n’est pas avec moi, déclare
calmement Carla.
Elle sort de la pièce en claquant la porte derrière elle, et je suis incapable
de bouger pendant quelques minutes. Les genoux ramenés contre mon
torse, la douleur vive dans ma poitrine aussi forte que celle à l’arrière de ma
tête, je sanglote en comprenant que rien de ce que je pensais à propos de
Carla n’est vrai.
À part qu’elle est prête à tout pour arriver à ses fins.
34. Mauvais pressentiment

Roméo

J e ne tiens plus en place. L’anxiété me fait gigoter sans arrêt depuis le


message d’Héloïse qui me disait qu’elle arrivait, il y a maintenant vingt
minutes. Elle n’est toujours pas là. Mon pied frappe nerveusement le sol
alors que je m’agite comme un imbécile sur ma chaise.
Peut-être qu’elle ne compte pas venir. Que ce faux plan est une façon de
se venger de moi.
Alors que je suis sur le point de tout laisser tomber, la porte s’ouvre. Je
lève la tête en déglutissant, arrange une dernière fois mes cheveux comme
un idiot – alors qu’ils sont indomptables – et souris en m’attendant à voir
Héloïse apparaître.
Mais les coins de ma bouche retombent immédiatement quand je vois
Carla s’avancer vers moi dans la nuit. Son rouge à lèvres qui a coulé et son
grand manteau qui virevolte dans le vent lui confèrent une allure effrayante.
Je me lève immédiatement, guidé par les frissons désagréables qui
remontent le long de mon échine. J’ai un mauvais pressentiment, qui
s’accentue au fur et à mesure que Carla s’approche de moi.
— Alors Roméo, tu es déçu ? Tu attendais quelqu’un d’autre ?
Je m’efforce de paraître décontracté, les mains enfoncées dans mes
poches. L’attitude de Carla m’a pris de court, ce matin. Mais j’ai eu le
temps de réfléchir à son comportement toute la journée et petit à petit, tout
se met en place dans ma tête. Tout n’est pas cohérent, en tout cas pas pour
moi, mais ça doit l’être pour elle.
Car une chose est sûre, Carla ne fonctionne pas comme tous les
adolescents. Elle est clairement à part.
— Peut-être que tu l’attends, toi aussi ? D’après ce que j’ai compris, je ne
suis pas le seul ici à avoir un faible pour Héloïse.
D’abord décontenancée, elle entrouvre la bouche. Je jubile
intérieurement d’avoir réussi à désarmer une personne aussi froide, ne
serait-ce que quelques secondes.
Je me rapproche d’elle afin de mieux distinguer l’expression de son
visage. Elle semble se durcir en même temps qu’un éclair de méchanceté
illumine ses yeux.
— Tu as vu juste. Mais j’étais là avant toi, ce qui rend cette situation
injuste.
— Et ce qu’Héloïse veut, ça t’est égal ?
Un seul côté de sa bouche s’étire, dévoilant un sourire en coin à faire
froid dans le dos.
— Si elle ne passait pas son temps à nier les faits et à minauder avec des
abrutis, elle se rendrait compte de ce dont elle a vraiment besoin.
— Et en attendant qu’elle le comprenne, tu lui rends la vie impossible ?
C’est ça, ta définition de l’amour ?
— Qui a dit qu’aimer quelqu’un signifiait vouloir son bien ?
Nous y sommes. Carla est amoureuse d’Héloïse, certainement depuis le
début. Je parviens à analyser ses actes parce que Rachel avait une attitude
similaire, bien que ses motivations et les conséquences aient été différentes.
Ma jumelle aussi pouvait se laisser submerger par ses désirs et ses caprices
au point d’adopter un comportement jugé incohérent ou irrationnel.
Pendant tout ce temps, je pensais que l’acharnement de Carla envers
Héloïse était de la jalousie. Ce n’était en fait pas Héloïse qu’elle enviait,
mais Victor, puis moi. Probablement Lina aussi, et plus généralement tous
ses proches. Héloïse n’a jamais eu de bons pressentiments concernant
Carla, elle la fuyait et faisait tout pour passer le moins de temps possible
avec elle. Ses réticences n’ont pas dû plaire à Carla qui, j’en suis sûr, est
incapable d’exprimer clairement ses sentiments. Quand elle a compris
qu’elle n’avait aucune chance avec Héloïse et que celle-ci ne l’aimerait
jamais, elle s’est promis de lui faire payer ce rejet. Faisant passer son
attitude pour une profonde haine, Carla a tout fait pour alimenter sa
réputation de traînée et faire en sorte qu’aucun garçon n’ait envie de
l’approcher. Elle l’a isolée en se rapprochant de ses amis, en les
convainquant qu’Héloïse ne les méritait pas, jusqu’à ce qu’elle se retrouve
seule. Puisque Carla ne peut pas se nourrir de l’amour d’Héloïse, elle se
nourrit de son mal-être. C’est à la fois brillant et complètement barré.
— Tes plans ont échoué. Héloïse n’est plus seule.
— Effectivement. Pourtant, tout se déroulait à merveille avant que tu
arrives. Héloïse n’avait plus d’amis, plus aucun garçon ne s’intéressait à
elle, sa réputation lui collait à la peau…
— Pourquoi ne pas la laisser être heureuse ? Tu l’as compris, elle ne
t’aimera jamais. Tu ne pourras pas la priver de son bonheur indéfiniment, et
autant que l’une de vous ait ce qu’elle veut.
— Mais je me fiche de son bonheur tant que moi, je ne suis pas
heureuse !
— Si elle ne veut pas être heureuse avec toi, alors elle ne le sera jamais,
c’est ça l’idée ?
Je ne peux m’empêcher d’être dégoûté. Carla a une psychologie
complexe, ses actes sont guidés par ses caprices et son égoïsme, et son
intelligence la rend terriblement dangereuse. Elle berne tout le monde, mais
surtout, elle se berne elle-même, en se persuadant que détruire les gens
qu’elle aime continuera à lui apporter de la satisfaction. La satisfaction est
un sentiment qui ne dure pas, contrairement au chagrin qui, lui, finira par
l’achever. Elle entretient cette rancœur depuis trop longtemps et quand elle
arrivera au point de rupture, je prévois une belle explosion.
Je n’ai plus qu’à prier pour que l’explosion n’ait pas lieu ce soir.
— Tu me juges, rien d’étonnant. Victor et toi, vous êtes doués pour ça,
crache Carla. Mais tu n’as aucune leçon à me donner, je sais que tu ne fais
que mentir à Héloïse. Je ne sais pas encore ce que tu lui caches mais il y a
un truc, et tu ne veux surtout pas qu’elle l’apprenne.
J’affiche un sourire en coin à la limite du machiavélisme, lui faisant
comprendre que même une personne aussi tarée qu’elle ne pourra pas
deviner ce que je cache à Héloïse. Je sais que mes intentions ne sont pas
mauvaises, contrairement à elle. Et que peu importe mes motivations au
départ, mon amour pour Héloïse est pur et deviendra sain avec le temps. Et
par-dessus tout… je sais qu’il est réciproque.
Pourtant, Carla n’abandonne pas.
— Si tout a foiré, c’est ta faute. C’est toi qui as fait en sorte qu’Héloïse
se serve de sa réputation pour convaincre des milliers de personnes de se
rallier à sa cause. Tu seras toujours une menace, et si j’ai compris quelque
chose durant ces années de cogitation, c’est qu’il faut toujours éliminer les
menaces.
Toute la satisfaction que je sentais monter en moi à l’idée de battre Carla
à son propre jeu disparaît quand elle sort sa main de sous un pan de son
manteau. Elle tient un couteau dont la lame brille sous la faible lumière des
réverbères en dessous de nous. Elle le brandit vers moi, sans l’ombre d’une
émotion dans son regard vide.
— Maintenant, Roméo, on va s’asseoir et avoir une petite discussion.
Sérieuse, cette fois-ci.
35. Obsession

Héloïse

J ’essaie de maîtriser le rythme de ma respiration tandis que Lina essuie


tant bien que mal le sang collé à mes cheveux. J’avais l’air d’une folle
quand je suis finalement sortie du bureau, l’arrière de la tête en sang et à
peine consciente. Heureusement, ma meilleure amie m’a vite trouvée, a
repoussé les curieux indiscrets et m’a aidée à marcher jusqu’à la salle de
bains. Maintenant, elle me soigne en me réconfortant comme elle le peut.
Le sang ne coule plus. Je n’aurai pas à faire une petite visite à l’hôpital,
c’est déjà ça.
— J’arrive pas à croire que Carla t’ait fait ça… Comment tu te sens ?
— J’ai toujours le tournis mais ça peut aller.
Je ne parviens pas à ordonner mes pensées pour trouver un sens à tout ça.
Je n’ai jamais pensé que je pouvais plaire à Carla, son comportement a
toujours prouvé le contraire. Je me creuse la cervelle pour trouver des
signes, des paroles que je n’aurais pas réussi à interpréter, mais tout ce que
je récolte est un mal de crâne atroce.
Je tapote ma lèvre inférieure meurtrie depuis qu’elle s’est jetée dessus.
Son baiser était presque aussi violent que la façon dont elle m’a balancée
contre cette bibliothèque.
Lina me fixe un instant, les sourcils froncés. Devant mon air
interrogateur, elle m’éclaire :
— J’aurais pu deviner les sentiments que Carla nourrissait secrètement
pour toi. Ces derniers temps, elle ne cessait d’essayer de me convaincre que
Roméo et toi ne formiez pas un couple sain, qu’il fallait à tout prix vous
séparer. J’ai pensé que c’était parce qu’elle était jalouse et qu’elle avait
flashé sur Roméo, mais non. Et la façon dont elle a réagi en apprenant que
j’étais attirée par une fille, elle ne supportait pas l’idée que je puisse
m’assumer alors qu’elle n’a sans doute jamais réussi à le faire…
— Personne n’aurait pu la comprendre… Elle s’est comportée comme
une tarée.
Je me demande si Carla l’est réellement, tarée, et pourquoi cette pensée
me comprime le cœur. Ce serait plus facile de justifier son comportement de
ce soir si elle l’était, plus facile de passer au-dessus et de peut-être lui
pardonner, mais je ne le souhaite pas pour autant.
— Si elle a réellement des sentiments pour moi, pourquoi avoir passé son
temps à me haïr et à entretenir ma réputation ?
— Pour garder les gens loin de toi, je suppose. Pour t’isoler et ne te voir
flirter avec personne d’autre. Mais après, pourquoi cette volonté de te faire
du mal… J’ai du mal à comprendre aussi.
Je soupire en touchant le sang coagulé mélangé à mes cheveux. Cette
soirée a à peine commencé qu’elle est déjà désastreuse.
— Il faudrait que j’aille retrouver Roméo, ça fait un moment qu’il
m’attend, en espérant qu’il ne se soit pas tiré. Vu son peu de patience, ça ne
m’étonnerait pas.
— Je vais t’accompagner, je ne voudrais pas que ton choc à la tête te
fasse perdre connaissance…
— Tu peux rester ici, je te promets que ça va mieux.
— J’insiste. Et puis de toute façon, il n’y a rien qui me retient ici…
Je souris tristement, désolée que Lidia ne soit pas à la hauteur de ses
attentes. Sa main pressée dans la mienne, nous sortons de l’appartement. En
montant jusqu’au toit, je prie tous les dieux pour que Roméo m’ait attendue.
L’avantage de l’interruption de Carla, c’est qu’elle m’a ôté toute anxiété
concernant ce rendez-vous.
Quand je pousse la lourde porte, j’ai à nouveau un mauvais
pressentiment. L’atmosphère est… comment dire… trop calme ? Certes,
Roméo n’a pas pour habitude de parler tout seul, mais l’air est
anormalement lourd.
Je le repère dans un coin du toit, assis sur une chaise. Il est de dos. Je
peux distinguer une table en bois devant lui, que son corps masque à moitié.
Pourquoi ne se retourne-t-il pas ?
— Peut-être qu’il fait un petit somme, suggère Lina, qui a remarqué mon
air déconcerté.
Je lui coule un regard blasé. Très drôle.
Je m’approche de Roméo sans que cette étrange pression ne quitte ma
poitrine. Je ressens la même peur que celle que j’ai éprouvée un peu plus tôt
en compagnie de Carla, cette peur qui m’ordonne de prendre mes jambes à
mon cou.
Mais il s’agit de Roméo, je n’ai rien à craindre de lui.
Cette sensation s’explique quand j’aperçois une seconde personne,
auparavant cachée par Roméo, assise en face de lui. Son manteau agité par
le vent qui tombe jusqu’au sol me met la puce à l’oreille. Une bourrasque
soudaine emmêle mes cheveux mais dégage le visage de celle qui fait face à
Roméo.
Carla.
Je me fige, tentant d’analyser la situation. Pourquoi sont-ils seuls, assis
l’un en face de l’autre dans le noir ? Pourquoi restent-ils silencieux ?
Pourquoi ne bougent-ils pas ?
La main de Lina se glisse dans la mienne. Je la serre, comme si j’avais
conscience de devoir m’armer de courage pour la suite et que ma meilleure
amie est ma plus grande source d’énergie.
— Carla ? dit Lina d’une voix étranglée, comme si elle cherchait à faire
réapparaître son amie.
Mais cette amie n’a jamais existé, Carla me l’a avoué tout à l’heure. Tout
ça n’était que de la comédie dans un but ultime… se rapprocher de moi.
Carla nous accorde enfin de l’attention en tournant son visage froid vers
nous. Je commence à m’habituer à cette expression et je refuse de me
laisser terroriser encore une fois. Prenant une profonde inspiration,
j’avance, tirant Lina par la main. Un pas… Deux… Trois…
Je m’arrête net en voyant quelque chose luire à la lumière des réverbères.
Une lame. La lame d’un couteau que Carla tient dans sa main. Un couteau
dont le bout racle la table, à proximité de la main de Roméo. La main de
Roméo qui est elle-même dépliée et posée sur la table. Carla en trace les
contours, aussi innocemment que si elle en faisait un dessin.
— Carla, qu’est-ce que tu fais ?
J’essaie de mettre de la détermination dans ma voix, mais l’angoisse qui
paralyse chacun de mes membres ne me le permet pas.
— Reste où tu es, m’ordonne soudain Roméo, d’une voix bien assurée
contrairement à son corps secoué de tremblements.
— Cet instinct de protection, c’est tellement adorable, raille Carla. Mais
je ne suis pas d’accord avec Roméo, ce serait gâcher le spectacle que de
l’admirer d’aussi loin ! En plus, il est temps de jouer cartes sur table.
L’heure de la confrontation est venue.
D’un mouvement de tête, elle nous indique de nous asseoir sur les deux
chaises libres à côté de Roméo. Malgré ça, sa prise sur le couteau qui se
balade trop près des doigts de Roméo ne se desserre pas, son poignet ne
fléchit pas.
La main de Lina devient bien trop moite dans la mienne, me confirmant
qu’elle ne pourra pas endurer une telle pression et qu’il faut que je trouve
un moyen de la sortir de là. Rapidement.
— Je m’assieds à condition que tu laisses Lina s’en aller.
Je sens que Lina veut protester, mais elle n’arrive pas à prononcer un seul
mot. Elle me montre son désaccord en secouant ma main, mais je ne la
regarde pas. Je reste focalisée sur Carla.
Celle-ci éclate d’un rire mauvais. Un rire qui résonne autour de moi, en
moi, déformant chaque gloussement tout en augmentant leur intensité. Un
rire qui me fait comprendre que je n’ai aucune idée de la nature de mon
adversaire.
— Parce que tu crois pouvoir marchander ? Lina ne peut pas te lâcher les
baskets, même quand tu te comportes comme la pire des garces, alors
qu’elle l’assume maintenant. Je vous veux assises, toutes les deux.
Voyant que ni Lina ni moi ne bougeons, indécises et surtout
décontenancées par la situation, Carla décide de nous convaincre par la
violence. D’une main assurée, elle lève le couteau avec agilité avant de le
planter dans le bois de la table, entre l’index et le majeur de Roméo. Nous
sursautons tous les trois, et ce geste parvient à briser le lien entre Lina et
moi. Nos mains retombent le long de nos corps lorsque nous comprenons
que, effectivement, il est inutile de marchander avec Carla. Qu’elle a
quelque chose en tête et qu’elle est bien décidée à l’accomplir. Quelque
chose qui n’a rien de rassurant, quand on s’attarde sur cette lueur folle qui
danse dans son regard sombre, et qui, guidé par sa détermination, peut
devenir dangereux. Ce geste exécuté sans la trace d’une hésitation en est la
preuve.
Je ne peux pas voir le visage de Roméo et je crois que c’est ça le plus
dur. Sa détresse transparaît nettement, même s’il tente de la maîtriser en
crispant sa main sur la table. La vague de froid qui se répand peu à peu dans
mon corps glace le sang dans mes veines, enserre mes organes dans un étau
gelé et solidifie les larmes qui cherchent à s’échapper de mes yeux. Tout
tourne autour de moi, la seule image nette est celle du couteau près de la
main de Roméo.
— Assises ! hurle Carla, perdant patience.
Second sursaut, qui cette fois déracine mes jambes du sol. Je me précipite
sur la chaise à gauche de Roméo, un tas d’idées se bousculant dans mon
cerveau, un tas d’émotions contradictoires s’entrechoquant dans mon cœur.
Je ne suis plus capable de réfléchir clairement, tous mes sens sont accaparés
par ce couteau.
Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour vérifier que Lina a fait comme
moi.
— Voilà qui est mieux. Vos téléphones, sur la table.
Lentement, Lina et moi nous exécutons. Je sors mon téléphone de ma
poche, abandonnant tout espoir de contacter quelqu’un par ce biais, et je le
fais glisser devant moi. Carla s’en empare et fait disparaître les deux
portables.
Roméo est juste à côté de moi. Je sens son aura m’entourer à nouveau
mais elle ne dégage pas sa sérénité habituelle. Je n’ose pas découvrir son
expression, maintenant que je le peux. Je n’ai pas assez de cran pour ça. Je
n’ai pas le courage d’affronter sa panique, je ne saurais pas quoi faire pour
l’atténuer. Je ne peux rien faire.
Et par-dessus tout, je veux m’assurer que ce couteau ne bougera plus
d’un millimètre. Je ne le laisserai plus me surprendre.
Carla, que mon attitude a l’air d’amuser, laisse échapper un rire rauque
dénué de joie. Ce rire tape contre la glace qui entoure mon cœur, me faisant
soudain me sentir toute petite. Minuscule, mais malheureusement pas au
point de disparaître.
— Carla, mais qu’est-ce que tu fais ? sanglote Lina.
Elle pleure. Elle y arrive, elle. Elle ne comprend pas le comportement de
Carla, l’une de ses plus proches amies. Elle cherche même à l’aider. Elle
veut l’aider alors qu’elle menace de blesser quelqu’un… De tous nous
blesser.
— Lina, Lina, Lina… Tu aurais tellement dû rester avec ta traînée de
Lidia, qui se lassera de toi d’ici demain. Tu es bien trop faible pour sortir de
ton petit monde parfait et idéaliste.
J’ai l’impression que la voix de Carla est dix fois plus forte que les
sanglots, pourtant abominables, qui secouent le corps de Lina. Comme si
enfin, après tous ces mois, elle parvenait à capter à elle seule toute mon
attention. Comme si elle accomplissait son but ultime : me maîtriser
totalement. Avoir une réelle emprise sur moi, être capable de me détruire en
une fraction de seconde.
Elle va me détruire.
Je le sens, je suis en train de le vivre. Elle est bien décidée à arriver à ses
fins.
Roméo reste silencieux, mais sa main tremble toujours. Lina, elle, ne va
pas tarder à éclater en morceaux et je ne serai même pas capable de tendre
la main pour les rattraper. Elle ne supporte pas d’être confrontée à la face
sombre et détraquée de son amie qui est déterminée à commettre des
horreurs.
— Bon, tu vas nous dire ce que tu as à dire au lieu de tourner autour du
pot de façon pathétique ?
Je n’ai pas pu m’empêcher d’être aussi amère. Je sens le corps de Roméo
se tendre à côté de moi, par peur de la réaction de Carla. Mais moi, je n’ai
pas peur. J’ai compris que mon mordant lui plaisait, à sa manière malsaine.
Dans le mille. Carla esquisse un sourire, comme si j’étais en train
d’entrer dans son jeu et qu’elle n’attendait que ça. Alors que moi, tout ce
que j’attends, c’est le moment où je pourrai faire échec et mat. Parce que les
deux personnes les plus importantes pour moi sont face à cette tarée, et que
mon objectif premier est de les sortir de cette situation qui ne les concerne
en aucun cas.
Cela concerne Carla et moi.
— Je veux juste éclaircir les choses, déclare Carla avec innocence,
comme si ses intentions pouvaient être pures. Moi, j’ai été honnête ce soir,
je t’ai avoué mes sentiments. Je ne t’ai jamais menti. Mais te doutes-tu
seulement que c’est loin d’être le cas de la personne à tes côtés ?
Si je m’en doute ? Évidemment. Et s’il ne me ment pas, il me cache des
choses essentielles. Je comptais sur cette soirée pour éclaircir tous ces
mystères, mais visiblement Carla a d’autres projets.
— Je n’ai rien à dire, annonce froidement Roméo.
Je le regarde enfin, interpellée par son ton catégorique. Il fixe Carla avec
impassibilité, comme s’il était son parfait miroir. Il arrive à contrôler ses
sentiments d’une manière incroyable, au point que ça en devient
déconcertant.
— Tu te fiches de moi ? s’agace Carla.
J’observe à nouveau le couteau, mon cœur bondissant dans ma poitrine
en sentant Carla s’énerver à nouveau. Roméo ne devrait pas jouer avec le
feu, parce que vu la colère qui émane du corps de Carla, la force qu’elle met
dans chacun de ses propos… Quelque chose me dit qu’elle est capable de
tout. Elle manque cruellement d’humanité, ça m’a toujours frappée. Elle est
complètement dépourvue de sentiments tels que la pitié ou la compassion,
comme si sa nature en avait été privée.
Si je ne connaissais pas si bien son égoïsme, je la comparerais même à un
robot. Mais elle possède un cœur. Un cœur complètement malade.
— Pourquoi ?
C’est le mot, parmi tous ceux bloqués au fond de ma gorge, qui parvient
à franchir la barrière de mes lèvres.
— Pourquoi vouloir nous détruire maintenant ?
Simple question, apparemment stupide parce qu’elle provoque l’hilarité
de Carla.
— Pourquoi ? Pourquoi ? Héloïse, demande-moi tout ce que tu veux
mais pas ça ! Votre relation, si on peut appeler ça comme ça, est une
immense farce. Tu ne sais rien de ce type que tu as laissé te toucher, avec
qui tu as couché…
La bile coincée dans ma gorge au même titre que mes appels au secours
se déverse dans ma bouche, accentuant mes tremblements. Elle sait pour
Roméo et moi. Elle connaît les moments intimes que nous avons partagés.
Comment pourrait-elle…
Puis l’évidence me frappe. Elle savait que nous devions nous retrouver ce
soir, où et quand. Elle a lu nos messages. Nos conversations échangées à
propos de cette nuit-là. Cette nuit magique qui n’appartenait qu’à nous. Elle
a brisé notre bulle d’intimité. Elle règne même à l’intérieur depuis
longtemps, sans que Roméo et moi ne nous soyons alarmés.
Elle a piraté mon téléphone.
Je ne dois pas me laisser troubler par ce genre de révélations. Il ne faut
pas que je me déconcentre. Je suis la seule sur ce toit à pouvoir désamorcer
la bombe qu’est Carla, parce que malgré toute sa folie, je suis la seule pour
qui elle éprouve des sentiments. Ce que je pense d’elle doit forcément lui
importer, quelque part. Rien qu’un peu.
— Tu n’as pas répondu à ma question. Pourquoi nous réunir sur ce toit ce
soir et forcer Roméo à me révéler ses secrets par la violence ? Qu’est-ce
que ça t’apporte ? De la satisfaction ? En quoi tout ça te regarde ?
— Il n’est pas celui que tu crois…
— Ça ne répond pas à ma question ! POURQUOI, CARLA ?
— ARRÊTE DE CRIER !
Son couteau vibre dans sa main suite à son hurlement. Ce même couteau
qui est sur le point de toucher le doigt de Roméo, qui retient son souffle.
Mais je n’abandonne pas, pas alors qu’elle est sur le point de flancher.
Pas alors qu’elle perd son contrôle presque surnaturel.
— Pourquoi ? Pour me faire du mal, c’est ça ?
— Oui ! Oui, putain, Héloïse, parce que tu ne mérites pas d’être
heureuse ! Pas plus que moi !
Je me détends et me laisse aller contre le dossier de ma chaise. Je prends
l’avantage. Elle agit exactement comme je l’espérais, et je ne pouvais pas
rêver de mots plus égoïstes.
— Et tu appelles ça de l’amour ? murmuré-je alors, la prenant de court.
Tu veux me faire payer ton amour non réciproque, alors que tu ne me l’as
avoué que ce soir ? Tu crois que c’est le comportement d’une personne
amoureuse normale ?
— Tu es à moi ! éructe-t-elle.
Carla regrette aussitôt cette déclaration, je le lis dans ses yeux. Parce que
celle-ci ne fait que confirmer qu’elle n’est pas normale. Et je suis de plus en
plus convaincue que c’est une idée difficilement acceptable pour elle.
Ça y est, en moi le choc laisse place à la colère, une colère noire comme
je n’en ai jamais ressentie. Une fureur telle que je pourrais me jeter sur elle
pour la tuer à mains nues, si ma raison ne me rappelait pas la menace
qu’elle exerce sur le garçon que j’aime. Cette fille cherche à me faire du
mal, à m’éloigner de toute idée de bonheur depuis un an maintenant. Elle
manigance tous les jours contre moi. Elle a d’abord répandu une fausse
rumeur sur ce que nous faisions, Lorick et moi, dans cette chambre pendant
ma première soirée. Et elle a certainement inventé de nouvelles rumeurs
chaque jour, prenant un plaisir malsain à les déverser dans n’importe quelle
oreille malfaisante, réduisant peu à peu l’estime que j’avais de moi-même.
Et maintenant, elle cherche à blesser ma plus grande source de bonheur, ma
motivation de ces derniers mois pour tout ce contre quoi je me bats au
quotidien. Mes valeurs, mes principes, que Carla et les autres avaient réussi
à me faire oublier. Roméo m’a rappelé leur existence, m’a montré que je
méritais d’être entendue.
Elle ne peut pas supporter cette vérité. Elle n’acceptera pas que
quelqu’un, quelqu’un de sain, puisse m’apporter exactement ce dont j’ai
besoin.
Je la déteste. Tellement que mon corps vibre, littéralement.
— Tu es complètement détraquée, ma pauvre. Me faire du mal, nous faire
du mal, ne changera rien au fait que tu ne seras jamais aimée.
Je suis allée trop loin. J’ai à peine le temps de voir cette flamme se
raviver dans ses yeux qu’elle rapproche le couteau de la main de Roméo en
raclant le bois de la table, plus fort qu’avant, longeant un de ses doigts. Le
bruit sinistre que ce raclement produit me terrorise. Les pleurs de Lina
redoublent tandis que la respiration de Roméo s’accélère.
— Arrête ! ordonne-t-il, le cœur au bord des lèvres. Tu as raison. Tu as
raison sur toute la ligne.
Carla affiche un sourire satisfait. Le couteau arrête sa course, mais elle ne
le retire pas de la table pour autant. Le dos de la main de Roméo est si
proche… Je ne peux pas tenter de la désarmer, elle pourrait le blesser trop
facilement et probablement trop gravement.
— Enfin ! C’est triste que tu ne capitules que sous la pression, j’espère
que je n’aurai pas besoin de te couper un doigt pour que tu dises la vérité.
— Je n’ai jamais été sincère avec elle.
Je tourne la tête vers Roméo, qui se contente de fixer Carla sans ciller. Je
détaille chaque parcelle de son visage tandis qu’il prononce des mots qui
me déchirent le cœur.
— Comme toi, elle me fascinait, mais pour des raisons bien différentes.
Cette désinvolture qu’elle cherchait à se donner me faisait bien marrer,
parce qu’elle était pitoyable et vraiment inefficace : sa faiblesse sautait aux
yeux. Lui apporter cette affection qu’elle réclamait éperdument, lui faire
croire que je m’intéressais à elle et à ses petits soucis d’adolescente, c’était
ma distraction de l’année. Même si au fond, je bouillonnais à chaque fois
qu’elle se plaignait de sa situation, des jugements que les gens émettaient
sur elle. Elle était tellement sensible à propos de tout, à toujours aggraver
son cas et à se plaindre, c’en était exaspérant. Et voir cet espoir vain
renaître dans ses yeux au moindre compliment me faisait sourire
intérieurement, car je connaissais mes réelles motivations, mes réels
sentiments. Et le seul sentiment que j’aie jamais éprouvé pour elle, c’est de
la pitié.
Durant toute sa tirade, la voix de Roméo est posée et monocorde, ne
trahissant aucune émotion. La glace qui enrobait mon cœur se craquelle à
chacun de ses mots, et bientôt, plus rien ne protège cet organe qui se
comprime douloureusement.
Il bluffe, je le sais. À croire que son plus grand talent est le mensonge, et
qu’il s’est entraîné pendant des années. Roméo a toujours été sincère quand
il disait qu’il croyait en moi, qu’il me comprenait. Quand il m’a embrassée,
quand il m’a fait l’amour, quand il m’a livré une grosse partie de son âme
détraquée. Mais il est tellement convaincant que chacune de ses fausses
paroles me frappe en pleine poitrine, me coupant presque la respiration. Des
larmes roulent le long de mes joues et s’échouent sur mes lèvres sèches.
Une partie de moi, celle qui a un gros manque de confiance, ne peut
s’empêcher de douter. Roméo pourrait dire vrai… Je me suis toujours
demandé pourquoi il m’avait approchée, moi. Pourquoi il persistait alors
que je l’envoyais paître à chaque occasion, alors que la patience est loin
d’être son fort.
C’est horrible parce que, en un sens, sa déclaration se tient.
Mais tous mes doutes s’envolent quand je sens un pied heurter le mien
sous la table. Je m’empêche de baisser les yeux pour ne pas alerter Carla et
gâcher la performance de Roméo. Il colle sa jambe à la mienne, une façon
de me supplier de ne pas croire un seul de ses mots. Je bouge mon pied
contre le sien pour lui signifier que je comprends. Il lâche un soupir très
court que moi seule peux interpréter comme du soulagement.
Pendant ce temps, Carla lit toute ma souffrance sur mon visage. Je peux
deviner à quel point ça lui fait plaisir. Cette scène semble être la plus
jouissive de son existence.
— Ton plan de ce soir n’a pas beaucoup d’intérêt, Carla, poursuit Roméo.
Tu viens de perdre ta plus grande arme de destruction. Elle est amoureuse
de moi. En me virant, tu ne la détruis pas : tu l’épargnes.
Roméo joue le rôle qu’il a choisi à merveille. Il adopte une psychologie
assez barrée pour paraître crédible auprès de Carla. Le poignet de celle-ci
fléchit enfin, éloignant un peu le couteau de la peau de Roméo.
Je m’autorise un soupir. On va s’en sortir.
Puis soudain, le visage de Carla se referme à nouveau, avant qu’elle ne
replace le couteau là où il était, les prunelles pleines d’amertume.
— Menteur ! Putain, t’as failli m’avoir ! Mais merde, tu l’aimes. Je
connais le comportement qu’on adopte quand on aime Héloïse et tu es
clairement en admiration devant elle.
Roméo émet un souffle saccadé et son masque se brise. Il paraît terrifié,
même à travers ma vue brouillée par les larmes.
— C’est vrai, j’ai menti, admet Roméo d’une voix faible. Mais pas sur
tout. Je pourrais bel et bien détruire Héloïse, parce que c’est ce qu’on sait
faire le mieux, tous les deux. Il y a trop de secrets entre nous, et je sais
depuis le début que nous n’aurons pas de fin heureuse.
C’est sur ces mots que mon cœur se brise. Le pense-t-il ? Sommes-nous
véritablement condamnés ? Est-ce ce qu’il voulait me dire ce soir ?
— Arrête ton baratin, inutile d’essayer de gagner plus de temps. Je t’ai vu
plusieurs fois t’isoler avec cette Barbara au lycée, alors que vous faisiez
semblant de ne pas vous connaître devant les autres, spécialement devant
Héloïse. J’ai découvert, en fouillant ton dossier scolaire, que tu mentais sur
ton âge. Alors maintenant, explique-toi ! Dis à Héloïse en quoi tu lui as
menti sur toute la ligne !
Roméo garde le silence. J’admets qu’une partie de moi espère qu’il va
enfin se confier et tout révéler, puisqu’il n’arrive pas à le faire tant qu’on ne
lui met pas le couteau sous la gorge – c’est le cas de le dire. Mais je le
connais assez pour savoir qu’il ne dira rien dans ces conditions. Pas comme
ça.
Carla a l’air de le comprendre, elle aussi, parce qu’elle perd vraiment
patience cette fois.
— Lina, pose ta main sur la table.
— Non ! m’écrié-je aussitôt.
— Je ne comptais pas en arriver là, mais Roméo refuse de coopérer
quand c’est lui qui est menacé, alors essayons avec quelqu’un d’autre.
— Carla, je t’en supplie…
Mais elle ne m’écoute pas. Je regarde Lina qui est recroquevillée sur elle-
même, les cheveux en vrac et le visage rougi par les larmes. Carla ne peut
pas s’en prendre à elle alors qu’elle est au bord de la crise d’angoisse…
— Ne fais pas ce qu’elle dit, Lina, lui dit Roméo.
À nouveau, Carla lève le bras en l’air pour abattre le couteau. Mais cette
fois, ce n’est pas sur la table qu’il atterrit, mais sur le dos de la main de
Roméo.
— Non ! crie Lina entre deux sanglots.
Roméo pousse un hurlement de douleur. Le cri le plus déchirant que j’aie
jamais entendu. Ma bouche est grande ouverte, tellement que ma mâchoire
se décroche presque. Du sang s’échappe de la plaie, mais Carla ne retire pas
le couteau. Sa poigne se raffermit même dessus, et Roméo se tord sur lui-
même sans cesser de hurler.
— Oh, arrête de faire ta chochotte, je n’ai touché aucun os ! En revanche,
si Lina ne pose pas rapidement sa main sur la table, je ferai en sorte que tu
ne puisses plus jamais te servir de la tienne.
Pour appuyer ses propos, elle remue un peu le couteau dans la chair de
Roméo. Il hurle encore plus fort en baissant la tête, pris de spasmes
incontrôlés. J’attrape son autre main dans la mienne, les yeux inondés de
larmes. Je suis au fond d’un trou d’impuissance dans lequel Carla est en
train de m’enterrer.
— Arrête ça ! T’es complètement malade ! m’époumoné-je.
— Lina, ta main, insiste Carla. Dépêche.
Lina, à bout de forces, trouve pourtant l’énergie d’obtempérer. Je n’arrive
même pas à l’empêcher de le faire. D’un coup sec, Carla retire le couteau,
provoquant un nouveau hurlement chez Roméo. Dès qu’il est libéré, je le
serre contre moi et attrape sa main meurtrie. Je presse sa plaie sur le tissu de
ma robe en espérant limiter la perte de sang, sans quitter ma meilleure amie
des yeux. Carla positionne le couteau juste au-dessus de sa main, prête à
réitérer son geste de tarée si Roméo ne parle pas.
— Écoute-moi bien, Carla, dis-je d’une voix faible. Si tu blesses Lina, le
pilier de toute ma vie, qui a été ton amie pendant des mois, tu peux être sûre
que je te haïrai d’une force qui te dépassera totalement. Toute la douleur, la
culpabilité, l’amertume que je ressentirai, je les rejetterai sur toi. Tu penses
que tu vas faire de ma vie un enfer ? Attends de voir celui que je vais te
faire vivre. Les remords m’achèveront, tu le sais, je ne me pardonnerai
jamais cette nuit. Toute trace de celle que tu aimais et désirais disparaîtra.
Blesser Roméo et Lina, les menacer comme tu le fais, c’est la meilleure
façon de te condamner, toi. Tu peux être sûre que si tu continues, tu
anéantis toutes les chances que je puisse t’aimer un jour.
Ma voix est brisée et irrégulière, mais mes mots n’en sont pas moins
tranchants. Alors que je ne m’y attends pas, une larme s’échappe de l’œil de
Carla. Une larme glacée qui a du mal à rouler sur sa joue, mais qui reflète
son chagrin et son mal-être. Elle n’écarte pas le couteau de la main de Lina,
mais c’est comme si elle s’écroulait, à sa manière. Montrer une preuve de
faiblesse pour Carla, c’est carrément perdre pied.
— Je n’ai plus aucun but, murmure-t-elle, comme si elle oubliait où elle
était.
La tête de Roméo nichée dans mon cou, j’observe Carla se décomposer.
Le vide dans son regard reflète parfaitement ce qu’elle est : complètement
perdue. Elle nous fait croire, depuis que nous sommes sur ce toit, qu’elle a
un plan et qu’elle contrôle la situation, mais elle n’a pas la moindre idée de
ce qu’elle fait. Cette mascarade ne la mène nulle part. « Un but », c’est ce
que j’étais. J’ai été le centre du monde de Carla pendant un an, l’empêchant
probablement de se focaliser sur elle-même. Maintenant qu’elle sait que
notre histoire est impossible, que je la détesterai après cette nuit… Elle n’a
plus aucun objectif et c’est terrible. Tout ce qu’elle ressent, c’est sa propre
solitude et le goût amer de l’échec.
Tout son monde paranoïaque ne tournait qu’autour de moi.
Carla, en grande égoïste, ne supporte pas d’être la seule à souffrir. Alors
elle essaie de tous nous briser. D’anéantir les chances entre Roméo et moi et
d’affaiblir mon amitié avec Lina. Parce qu’elle sait que si elle fait du mal à
Lina physiquement, cela aura un impact considérable sur notre relation.
Rien ne sera pareil après.
Alors que mon cerveau s’active à chercher une idée, mon regard tombe
sur un portable qui gît sur le sol, près de la chaise de Carla. C’est celui de
Lina, elle a dû le faire tomber. C’est notre seul espoir, celui de pouvoir
contacter quelqu’un. Je n’ai qu’à appuyer sur un ou deux boutons. Si
j’arrive à l’attraper…
Carla est concentrée sur sa propre destruction et tournée vers Lina, ce qui
fait que je ne suis pas dans son champ de vision… C’est possible…
Roméo, qui s’est redressé et dont les tremblements sont moins forts, suit
mon regard et comprend mon idée. Il me supplie silencieusement de ne pas
le faire, mais il ignore que la rancune que je ressens devant la souffrance
peinte sur son visage m’encourage à tenter le tout pour le tout. Il serre ma
main, certainement de toutes ses forces, mais il est bien trop faible pour
pouvoir m’arrêter.
Alors je me lance. Je me détache de lui, le plus silencieusement possible,
et je me lève. Je m’arrête un instant pour vérifier que le regard de Carla ne
dévie pas de Lina, pour m’assurer qu’elle n’est pas alarmée. Ensuite, je
franchis la courte distance qui me sépare du portable. C’est au moment où
je me baisse que j’entends Roméo crier mon nom.
Dans un premier temps, je ne comprends pas. Puis je détourne les yeux
du portable et je réalise qu’un bras tendu entrave mon corps plié. Je lève la
tête vers le visage de Carla, toujours assise sur sa chaise. Ses yeux
écarquillés sont remplis d’horreur. Quelque chose ne va pas. Les bruits
alentour sont assourdis, ma tête tourne, et je mets un moment à comprendre
pourquoi son bras est tendu de cette façon, et pourquoi elle ne bouge plus.
Stupidement, je ne pensais pas que Carla s’en prendrait à moi, mais elle a
dû réagir par réflexe en entendant un bruit.
Je baisse les yeux. C’est finalement la vision du couteau planté dans mon
ventre et du sang qui imbibe ma robe qui me provoque comme une
décharge électrique.
36. C’est fini

Roméo

L e cri que je pousse pour avertir Héloïse est presque aussi puissant que la
douleur lancinante qui se répand dans ma main.
L’expression de Carla est maintenant la seule chose que je vois. L’air
horrifié, la bouche grande ouverte, elle retire la lame dans un bruit sourd en
prenant conscience de ce qu’elle vient de faire.
— Je ne voulais pas… Je suis…
Sa main tremble sur le manche du couteau et elle part dans une crise de
larmes alors qu’Héloïse s’effondre sur le sol froid.
— Non, non, non…
J’ignore ma propre faiblesse et je me lève pour la rejoindre. Je tombe à
genoux à côté d’elle, mon cœur éclatant dans ma poitrine. Impuissant,
j’appuie sur sa plaie. Le sang m’inonde les mains, se mélange au mien.
Du sang. Partout.
Mes gestes sont saccadés à cause de ma main blessée dont la douleur me
fait toujours grimacer. Lina apparaît en face de moi, le visage anéanti. Elle
est pourtant celle qui se montre la plus responsable et à qui il reste assez de
sens commun pour appeler les secours. Je vois ses lèvres bouger, je vois
qu’elle a du mal à parler et qu’elle crie sous le coup de l’angoisse, mais
aucun son ne parvient à mes oreilles. Ma vue se trouble, mes paupières sont
lourdes, je me sens épuisé.
Mais je dois résister, je ne dois pas lâcher Héloïse.
Mes yeux s’inondent soudain face à l’impuissance de la situation. Je crie
à l’aide, j’appelle au secours, tant que je peux encore user de ma voix. Elle
non plus, je ne l’entends pas, mais je sens ma gorge qui s’assèche,
douloureuse. Je n’ai plus aucun contrôle, plus aucune maîtrise sur mon état
et sur la situation. Tout m’échappe, mais je refuse d’y croire.
— Roméo…
Héloïse. Elle, je l’entends.
Je l’entends parce que je suis focalisé sur elle, uniquement sur elle.
Elle semble s’étrangler en prononçant mon prénom. Je regarde son
visage, devenu livide et perlant de sueur. Ses paupières peinent à rester
ouvertes et une larme quitte le coin de son œil pour rouler le long de sa
tempe.
Souffre-t-elle ? Je ne veux pas qu’elle ait mal. D’une main tremblante et
ensanglantée, elle parvient à toucher mon visage.
— Tu pleures…
Putain, elle a raison. Pour la première fois depuis des années, je chiale à
grosses larmes. Depuis le temps que j’attends que les larmes me libèrent,
c’est tout le contraire qui se produit aujourd’hui. Chacune d’elles me brûle
la peau sur son passage, n’atténuant en rien ma souffrance intérieure.
Les paupières d’Héloïse papillonnent et ses yeux se révulsent avant de se
fermer. La panique s’empare de chacun de mes muscles et mon cerveau
percute l’insoutenable vérité.
— Non ! Héloïse ! Héloïse, reste avec moi !
Je la secoue, mais elle reste inerte entre mes mains.
— Héloïse ! S’il te plaît ! Je t’aime…
Je t’aime.
Je répète ces mots sans m’arrêter. Ces mots que je ne pensais pas faits
pour moi, qui ne me concernaient pas jusqu’à ce soir, je suis pris de terreur
à l’idée qu’elle ne les ait pas entendus. Son manque de réaction me fait
répéter cet aveu sans interruption, en espérant qu’une part d’elle le
comprenne. Même si je sens que son esprit n’est plus avec moi.
Je porte ses mains gelées à mon visage et je me laisse tomber sur son
corps immobile. La tête appuyée sur sa poitrine, son sang se mêlant à ma
douleur, je reste dans cette position jusqu’à perdre connaissance.

En silence, Barbara nettoie comme elle peut les traces de sang sur mon
corps. Mon visage et mes vêtements s’en sont imbibés quand je me suis
allongé sur Héloïse. Tout ça avec du papier toilette de l’hôpital et de l’eau
froide.
Je regarde le bandage autour de ma main. Carla avait raison, elle n’a rien
touché de grave et ma main fonctionne normalement. Au moins, elle sait
viser. Quand je me suis réveillé dans cette chambre d’hôpital, on m’avait
déjà soigné. Grâce aux médocs, je n’ai plus mal, même si je continue à
hurler à l’intérieur.
Minuit est passé depuis un moment. Je ne sais pas depuis quand, combien
de minutes ou d’heures se sont écoulées, mais nous sommes en 2018. Je
suis déconnecté depuis longtemps, de toute façon.
— Il y a pile un an que tout a commencé. Il y a un an, Héloïse a
rencontré Lorick à cette soirée de Nouvel An. Ça a été le début des rumeurs
et pile un an plus tard, c’est la fin…
La voix qui sort de ma bouche ne me ressemble pas. Elle est plate, sans
vie.
Les yeux brillants de Barbara parcourent mon visage alors qu’elle essuie
le sang sous mon arcade sourcilière.
— Tu ne sais pas, Roméo. On n’a eu aucun diagnostic, je crois dur
comme fer qu’Héloïse va s’en sortir. Le contraire serait trop… injuste.
Ses prunelles se fondent dans les miennes et elle comprend que je ne
parlais pas forcément d’Héloïse. La fin de tout.
C’est fini.
Cette mission a totalement déraillé, et résultat, Héloïse se retrouve à
l’hôpital alors que le couteau était à l’origine au-dessus de ma main. Je
venais à peine de me débarrasser de la culpabilité du coma de Rachel, et
voilà que j’ai à nouveau du sang sur les mains. J’aurai beau vouloir
enchaîner les bonnes actions, je serai toujours un poison pour mon
entourage.
Barbara me prend dans ses bras. Je n’ai pas vraiment la force de lui
rendre son étreinte mais je me laisse aller contre elle, assis sur ce maudit
brancard. Je plonge mon nez dans ses cheveux en espérant que cette
sensation familière me rassure, mais dès que je ferme les yeux, le visage
sans vie d’Héloïse apparaît, ainsi que la flaque de sang qui s’étendait autour
de nous.
Puis Barbara me laisse seul pour aller demander des nouvelles. Je fixe les
gouttes d’eau qui s’échappent du robinet mal fermé en face de moi, dont le
bruit devient vite insupportable.
Le diagnostic tombe assez rapidement : Héloïse est en vie. Le couteau
n’a touché aucun organe vital et elle n’a même pas eu besoin de passer par
la case opération. Ils sont en train de la recoudre.
C’est Barbara qui vient me l’annoncer. Elle s’attend certainement à lire
un immense soulagement sur mon visage, mais mon expression ne change
presque pas. Je sentais qu’elle n’était pas partie, je le savais. Héloïse ne
pouvait tout simplement pas mourir dans ces conditions. Ou bien j’étais
plongé dans un déni profond, peu importe, le fait est que seulement une
petite partie de moi s’est inquiétée pour sa vie.
La majeure partie de moi ne voit que l’échec. Sur huit missions, aucune
n’a échoué. Mais la neuvième écrase le succès des huit précédentes. Si
Héloïse se retrouve à l’hôpital un premier janvier, c’est par ma faute. Je n’ai
pas su détecter les indices alors qu’il y en avait forcément. Des tas. Je n’ai
pas su cerner la psychologie de Carla, déjouer ses coups à l’avance, parce
que je ne me suis pas concentré sur elle. C’était pourtant tout ce que j’avais
à faire : rendre Héloïse heureuse et l’éloigner des personnes malfaisantes.
Ma mission incluait de me rapprocher d’elle, mais aussi de Victor, de Lina,
de Carla, de toutes les personnes qui seraient susceptibles de lui faire du
mal. J’aurais pu empêcher tout ça, mais je ne l’ai pas fait. J’étais focalisé
sur mon bonheur avec Héloïse, trop occupé à flotter sur mon petit nuage à
chaque fois que j’étais près d’elle, à me nourrir de tout le bien qu’elle
m’apportait. Je me suis complètement laissé dépasser par mes sentiments
alors que j’étais là dans un cadre professionnel.
J’attends le petit matin pour me décider à chercher la chambre d’Héloïse.
Comme un con, je déambule dans les couloirs déserts de l’hôpital, tenant à
la main une rose rouge que j’ai volée dans un bouquet laissé sans
surveillance au rez-de-chaussée. Je suis soulagé de constater qu’il n’y a
personne dans la chambre d’Héloïse, mis à part elle. Cette vision me
rappelle douloureusement celle de Rachel, les rares fois où je lui rends
visite.
Je me doute qu’elle ne sera pas seule longtemps, alors je me dépêche de
m’asseoir à son chevet. Je dépose la rose et le mot que j’ai griffonné cette
nuit sur la petite table avant de river mes yeux sur elle.
La vie est remplie d’imprévus. Ils nous surprennent à des moments où on
ne s’y attend pas, et tout peut basculer.
J’étais habitué à éviter les imprévus. À les anticiper, sans jamais me faire
prendre. J’ai appris à être méthodique avec les années et ma vie était sous
total contrôle. Tout était mécanique, calculé… prévisible.
Une routine qui se répétait, voilà ce que c’était. Signer un contrat,
séduire, émouvoir, sauver, et s’en aller. Cinq étapes parfaitement identiques
à chaque nouvelle cible, même si chaque cas était différent. Aucun écart.
Aucune souffrance. Que des progressions bénéfiques.
Héloïse a été un imprévu. Un imprévu chiant, qui m’a fait sortir de mes
gonds, mais surtout de mes habitudes. De ma vie mécanique. Avec elle, j’ai
brûlé les étapes, je les ai enchaînées à l’envers et je me suis perdu. Perdu au
milieu de ses surprises, à elle.
Un autre imprévu a été ces sentiments qui ont éclos au fond de moi. Je ne
saisis leur ampleur qu’aujourd’hui, assis sur cette chaise d’hôpital. Héloïse
est étendue sur le lit, les yeux clos et le teint blafard. Si je soulève le drap
qui la couvre, je pourrai apercevoir le pansement cachant sa blessure.
Cachant ma connerie.
Comme je m’y attendais, la chambre ne reste pas vide longtemps.
Bientôt, sa mère est de retour, un café entre les mains. Elle sursaute en me
voyant puis son regard s’assombrit. Je me lève d’emblée, sachant que si je
ne le fais pas moi-même, c’est elle qui me foutra dehors.
Elle me suit dans le couloir. J’inspire longuement avant de faire face.
— Je ne veux plus que vous veniez ici.
Son ton sec est sans appel. Il annonce directement la couleur et ne laisse
pas de place à des négociations.
— Je comprends.
— Plus jamais. Je veux que vous sortiez de sa vie aussi vite que vous y
êtes entré, définitivement.
— Ça va lui faire du mal…
— Le plus grand mal qu’elle subisse, c’est de se retrouver sur ce lit
d’hôpital, poignardée par une de ses camarades de classe. Chose que vous
auriez sûrement pu empêcher, je me trompe ?
Je déglutis en restant silencieux. Je comprends qu’elle ait besoin de
désigner un responsable. Même si je ne suis pour rien dans la folie de Carla,
je suis un bon sujet sur lequel déverser sa rancune.
— Elle n’était pas censée s’attacher autant à vous…
— Je sais. Je me suis laissé dépasser par la personnalité de votre fille
et…
Je me tais, comprenant à son regard sévère que poursuivre sur cette voie
ne ferait qu’aggraver mon cas.
— J’ai merdé. Je suis désolé, je vous rembourserai entièrement…
— Gardez ce fric, je veux juste que vous disparaissiez. Je vous laisse
loger dans l’appartement le temps que vous retrouviez quelque chose, mais
je ne veux plus que vous essayiez de contacter Héloïse.
Je hoche la tête, résigné. Les traits durs, Mme Guillier retourne dans la
chambre de sa fille tandis que mes jambes prennent la direction de la sortie
avant que j’aie pu réellement comprendre ce que ça impliquait. Sa
déception flagrante a renforcé mes remords, qui ont pris la forme d’un
énorme creux dans ma poitrine.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent devant moi, Lina en sort. Ses
cernes témoignent de son manque de sommeil et ses traits défaits de son
épuisement moral. Son visage s’éclaire légèrement en me voyant et elle
vient se faufiler entre mes bras. Elle est beaucoup plus petite que moi, sa
tête est à la hauteur de mon cœur, et pourtant l’étreinte de ce petit corps
m’apporte une chaleur régénérante incontestable.
— Comment tu te sens ?
— Ça va, je n’ai rien de cassé. Ma main est un peu douloureuse, mais ça
n’a rien à voir avec ce que j’ai ressenti cette nuit.
Lina m’a impressionné. Elle semblait être la plus fragile d’entre nous
quatre, sur ce toit, et c’est pourtant elle qui a eu les meilleurs réflexes et qui
a permis qu’on nous prenne en charge, Héloïse et moi.
C’est aussi elle qui a expliqué ce qu’il s’est passé à la police. D’après les
informations de Barbara, Carla n’a pas démenti.
— Des nouvelles de Carla ?
Ce prénom m’arrache la bouche. Je ne veux plus jamais avoir à le
prononcer.
— Non, pas depuis qu’elle a été arrêtée. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire
d’elle…
Elle s’efforce de sourire. Au moins, Carla n’est plus susceptible de faire
du mal à quelqu’un, enfermée dans une cellule. Mais elle ne va
malheureusement pas y rester longtemps.
— Tu vas chercher quelque chose pour Héloïse ?
— Non, pas vraiment, bredouillé-je. Je ne peux pas rester.
La mine de Lina s’assombrit en comprenant que j’essaie de fuir.
— Tu ne vas pas l’abandonner maintenant, quand même ?
— Je… Écoute, je ne peux tout simplement pas rester. Prends soin d’elle,
et de toi.
Je la dépasse pour entrer dans la cabine de l’ascenseur, la laissant sans
voix derrière moi. Je ne la regarde pas, trop lâche, et j’attends que les portes
se ferment pour tourner cette page de ma vie.
37. Je ne suis pas une traînée

Héloïse

D epuis que je me suis réveillée, toutes les personnes autour de moi


jacassent sans arrêt. Mes proches essaient de me rassurer au mieux, de
faire en sorte que je ne sois pas désorientée, mais je me sens surtout
oppressée. Même ma tante et mon oncle maternels sont venus, et en plus de
mes amis et de ma mère, ça fait bien trop de monde dans cette petite
chambre d’hôpital. Victor est là lui aussi ; en retrait, ne cessant de me jeter
des coups d’œil coupables. Je l’évite le plus possible, n’ayant pas envie de
me prendre la tête alors que je viens de me faire poignarder par une fille que
je pensais être mon ennemie mais qui nourrissait en fait des sentiments pour
moi.
La pièce se vide petit à petit quand ma mère comprend que j’ai besoin
d’air et de repos. Elle dit à tout le monde qu’elle les tient au courant et
accepte de me laisser seule avec Lina et Stella. Ma meilleure amie me
regarde avec des yeux emplis de larmes et je sens mon cœur se comprimer à
l’idée que j’ai failli la perdre.
— Ne pleure pas, Lina, s’il te plaît…
— Je ne peux pas m’en empêcher. J’ai eu tellement peur. Si Carla avait
un peu mieux visé, elle aurait pu…
Un hoquet l’empêche de terminer sa phrase. Sentant que mes yeux me
piquent, je lui fais signe de s’approcher du lit, ce qu’elle fait
immédiatement. Je la serre maladroitement dans mes bras, comme je le
peux avec tous les tubes autour de moi et le peu de force que j’ai.
— Je suis tellement heureuse que tu sois là, chuchoté-je à son oreille.
— Moi aussi je suis heureuse que tu sois là. Je refuse qu’on soit encore
une fois séparées.
Lina retourne à sa place et je tente d’ignorer la douleur vive dans mes
tempes. J’ai aussi mal à la tête que si j’avais la gueule de bois, mais pour
cette nouvelle année je me suis bourrée à autre chose : à l’adrénaline et à la
violence. Je peux vous dire que le résultat est pire. Conclusion : buvez, les
enfants.
— Où est Carla ?
Je pose la question à contrecœur, parce que je n’ai aucune envie de parler
d’elle. J’aimerais effacer la nuit dernière de ma mémoire, oublier ses
paroles insensées et sa cruauté maladive. J’aimerais croire encore qu’elle
n’est qu’une fille un peu trop jalouse à qui il manque de la maturité, mais
pas si méchante, dans le fond.
— Son père m’a appelée pour s’excuser, il était totalement effondré…
m’apprend Lina. Il m’a dit que Carla avait été envoyée en hôpital
psychiatrique.
— Carrément ?!
— Tu as bien vu son comportement hier… Elle est folle. J’espère qu’ils
pourront l’aider.
Après réflexion, je préfère que Carla se trouve dans l’un de ces centres.
Au moins, elle ne pourra plus nous atteindre. J’espère comme Lina qu’ils
réussiront à aider son esprit tordu, et qu’elle ne dénichera pas de nouvelles
victimes.
Je prie pour que Lina se remette vite de cette déception amicale, doublée
d’une belle trahison. Contrairement à Carla, ça n’a jamais été de la comédie
pour Lina, elle était réellement attachée à elle.
— Vous savez si Roméo va bientôt passer ?
Stella et Lina échangent un regard inquiet qui m’interpelle
instantanément. Je veux me redresser, mais la douleur vive dans mon ventre
m’en dissuade. J’espère que tout va bien. Il doit y avoir une raison pour
qu’il n’ait pas attendu mon réveil comme les autres.
— Il va bien ? je m’inquiète devant le mutisme de mes deux amies. Je
croyais qu’on l’avait soigné immédiatement, qu’il s’était remis de sa
blessure.
— Il va bien, mais il n’est pas à l’hôpital, déclare prudemment Stella,
comme si elle avait peur de me brusquer.
— J’ai cru comprendre. Mais il a prévu de venir, non ? Vous l’avez vu ?
— Je l’ai croisé ce matin, répond Lina. Il… Je ne crois pas qu’il ait prévu
de revenir.
Tout ça n’a aucun sens. Ne pas me soutenir dans cette épreuve ne
ressemble en rien à Roméo.
Le regard de ma meilleure amie se dirige vers ma table de chevet. Parmi
tous les paquets de bonbons et autres sucreries, je vois une rose rouge,
posée sur un papier plié en deux.
Je l’attrape pour la poser sur mes cuisses recouvertes du drap bleu de
mauvais goût et je déplie le mot avec appréhension. Je ne sais pas à quoi je
m’attends, mais certainement à plus de cinq mots griffonnés à la va-vite.

Je suis désolé. Pour tout.

Un goût amer me monte en bouche. On dirait plus un pardon d’adieu


qu’un pardon tout court. Mais c’est moi qui dois mal interpréter les choses.
Roméo ne peut pas m’avoir laissée comme ça. Les « je t’aime » répétés
avec désespoir qui tournoient sans cesse dans mon esprit constituent un
argument suffisant. Je sais qu’ils ont été prononcés par lui. Et je me
souviens de ses larmes inattendues, lui qui affirmait pourtant ne pas savoir
pleurer.
Il doit être occupé ailleurs. Avec sa famille, il a sans doute des
obligations. C’est pour ça qu’il s’excuse.
Mais il reviendra auprès de moi. J’en suis persuadée.
Je me force à lisser les traits de mon visage et je relève la tête, sous le
regard soucieux de mes amies. J’affiche un sourire que je veux rassurant en
serrant le petit mot dans ma paume.
— Tu peux arrêter de sourire comme une poupée possédée ? Tu me fais
flipper.
Lina réprimande Stella du regard pour son manque de tact.
— Bah quoi, c’est vrai, grommelle Stella.
— Elle s’est fait poignarder par son ennemie jurée et admiratrice secrète.
Elle a le droit d’être flippante.
Je n’écoute pas la suite de leur petite querelle, mon esprit divague déjà
vers d’autres horizons. Je laisse les bras de Morphée m’envelopper, en
espérant que l’enfer se termine pour de bon, cette fois.

Je déambule dans les couloirs de l’hôpital à la recherche d’un


distributeur. J’ai besoin de sucre. D’une barre chocolatée, la plus grasse
possible, qui me donnerait l’impression de combler le trou béant dans mon
ventre. Je n’ai pas encore déterminé sa cause : le coup de couteau ou le fait
que Roméo ne réponde à aucun de mes appels.
Cet endroit, même si j’y suis depuis peu, va me rendre folle.
Heureusement que je sors bientôt. Carla aurait pu mieux viser, franchement,
un petit coup dans le foie ou dans l’estomac et mon long séjour aurait été
justifié. Mais ma présence ici n’est due qu’à une perte importante de sang et
à quelques points de suture pour relier les deux bouts de mon bide. Ah, oui,
et au fait que la scène que j’ai vécue était légèrement traumatisante ; mais
ça n’est qu’un détail, bien sûr, puisque je suis tout à fait saine d’esprit.
Autant que je puisse l’être, du moins.
Mon père est enfin venu me rendre visite, ce matin. Il n’était pas
joignable hier, malgré les coups de fil répétés de ma mère. Tu parles, il
devait décuver au-dessus des toilettes, c’est limite s’il n’avait pas la trace de
la cuvette sur la joue quand il a débarqué en panique dans ma chambre. Soit
il s’est bourré à la bière avec son pote Denis-la-grosse-bedaine-de-la-
quarantaine – dans ce cas, ils ont dû vider toutes les réserves pour que ça
nécessite une sieste d’un jour entier –, soit il est sorti pour se prouver qu’il
avait encore un peu de jeunesse en lui et qu’il pouvait s’éclater, ce que son
organisme n’a pas supporté. Quoi qu’il en soit, son absence n’était pas si
dérangeante que ça, surtout après avoir assisté à sa difficulté à trouver des
mots réconfortants. C’était moi qui éprouvais de la pitié pour lui en le
voyant bégayer, alors que c’est moi qui ai vécu cette scène traumatisante
durant laquelle une de mes camarades de classe a blessé le garçon que
j’aime, menacé ma meilleure amie, pour finalement se rabattre sur moi et
m’éventrer sans aucune grâce. Bref, rien qui ne valait le déplacement de
mon beauf de père.
D’accord, je l’admets, cette situation me met peut-être un peu en colère.
Voire même beaucoup.
Et je suis encore plus en rogne en voyant qu’il ne reste aucun Kinder
Bueno dans le distributeur. Me voilà obligée de prendre un Twix, qui ne me
fait pas envie plus que ça et qui, à part me faire prendre trois kilos,
n’arrangera rien à mon moral. Allez savoir pourquoi, j’en achète un
deuxième, puis un troisième.
Un homme passe à côté de moi alors que je récupère mes trois
cochonneries. Il ne cherche même pas à masquer son regard empli de
jugements, l’enfoiré.
— Je me suis vidée d’une partie de ma graisse quand une prétendante
m’a éventrée, il faut bien que je la récupère d’une façon ou d’une autre.
Ma justification ne semble pas le satisfaire, puisqu’il fronce les sourcils
avant de prendre ses jambes à son cou. La voix de Stella retentit dans ma
tête : « Tu me fais flipper. » Parfait, alors en plus d’avoir été découpée en
deux comme dans un film d’horreur, j’endosse maintenant le rôle du
méchant flippant. Nickel.
J’enfourne la moitié d’un Twix sur le chemin jusqu’à ma chambre.
M’empiffrer devrait m’aider à me retenir d’injurier quelqu’un ou de tenir
des propos flippants.
Soudain, je tombe sur une personne que je ne pensais plus jamais croiser.
Que j’avais placée dans la case « fantôme du passé » depuis qu’elle a quitté
le lycée. Que j’ai revue à la soirée d’Halloween de Lina, où elle m’avait
rabaissée une énième fois. Je devrais peut-être la remercier, en fait, car c’est
grâce à elle et à son « traînée » lâché avec dédain que j’ai posté mon
premier tweet. Sa méchanceté a été le déclencheur.
La bouche teintée de rouge de Tess s’ouvre quand elle me découvre juste
en face d’elle. Ses cheveux roux sont toujours aussi flamboyants et
maintenant aussi longs que les miens. Et elle provoque toujours cette même
contraction dans mon ventre – décidément, il faudrait vraiment laisser cette
partie de mon corps tranquille.
— Héloïse ? Ça alors… Qu’est-ce que tu fais ici ?
Je décide de ne pas lui dire la vérité, ça lui ferait trop plaisir. En plus j’ai
du mal à ouvrir la bouche, avec la tonne de chocolat que je mâchouille et
qui me colle aux dents.
— Je suis venue voir quelqu’un. Et j’avais une petite faim, précisé-je
quand son regard tombe sur les Twix entre mes mains.
— Je vois ça, sourit-elle. J’espère que ton proche qui séjourne ici va se
remettre.
Ce ton bienveillant est inhabituel chez elle. La lueur chaleureuse dans ses
yeux verts me ferait presque croire à de la sincérité, mais je sais qu’elle me
déteste.
Je ne lui demande pas pourquoi elle est ici, au risque de passer pour une
impolie, parce que je n’aimerais pas faire durer cette conversation qui ne
m’intéresse pas des masses.
— Bon, c’était sympa de te revoir, Tess ! je mens. Tu salueras ton petit
ami de ma part qui, j’en suis sûre, est toujours aussi courageux.
Je n’ai pas pu m’empêcher de lancer une pique sur Lorick. Voilà un an
que je l’ai rencontré, et que les rumeurs sur nous ont commencé à circuler.
Alors que je dépasse Tess en pensant laisser ce douloureux passé derrière
moi, elle me rappelle :
— Héloïse ! Attends !
Intriguée, je me retourne. Toute son assurance semble l’avoir quittée, et
elle triture nerveusement les manches de son pull.
— J’ai suivi ton mouvement sur Twitter. Et les articles qui ont été publiés
sur le site du lycée.
— Si c’est pour me dire encore une fois que je suis pitoyable, ce n’est
pas la peine.
— Non… J’ai beaucoup apprécié tes opinions, en fait.
Je hausse les sourcils, surprise. Tess qui admet me trouver intéressante,
qui me donne presque raison, c’est un grand pas pour l’humanité. Je vais
peut-être retrouver ma foi en l’être humain, finalement.
— Sérieusement ?
— Oui, vraiment. Écoute… Je n’avais pas conscience de l’impact de mes
paroles sur toi. J’étais folle amoureuse de Lorick et je savais que ces
sentiments n’étaient pas totalement partagés. Après des mois de relation, je
voyais qu’il connaissait mon corps par cœur, mais ma personnalité… il s’en
fichait un peu. J’ai nié ça pendant longtemps. Et puis j’ai appris qu’il me
trompait, peu après qu’on t’a recroisée à cette soirée.
Malgré l’amertume que je nourris envers elle, je ressens un petit
pincement au cœur. Lors de notre première discussion, j’avais déjà noté que
Lorick ne semblait pas éprouver de forts sentiments pour Tess. Mais comme
leur couple durait, je pensais qu’il s’était véritablement attaché.
— Tout ça pour te dire que ça m’a ouvert les yeux et que je me suis rendu
compte de mon comportement d’amoureuse possessive. J’avais si peu
confiance en notre relation que quand on m’a dit que vous étiez seuls dans
une chambre et que vous aviez couché ensemble, à cette soirée, j’y ai cru.
Je ne voulais pas perdre Lorick et j’ai choisi la facilité en rejetant tous les
torts sur toi… Ce qui était injuste, tu as raison. Je te demande pardon,
Héloïse, pour tout le mal que je t’ai fait. Après avoir redécouvert cette
histoire de ton point de vue, tout m’a paru beaucoup plus logique et j’aurais
dû t’écouter bien avant. Ça m’a rendue malade de lire tout l’amour-propre
que je t’avais retiré avec mes conneries…
Elle essuie une larme qui coule de son œil, et je reste un instant sans voix
sous le choc de ses mots. Jusqu’à me rendre compte que l’entendre avouer
ses torts me libère du poids qui pesait encore sur mon cœur. Je ne suis plus
une traînée. Je ne l’ai jamais été. Pour la première fois, je le pense
vraiment. Et je ne le serai jamais, car je ne me considérerai plus jamais
comme telle.
— Je sais que tu n’as aucune raison de me pardonner, poursuit-elle, au
bord des larmes. Je sais que je ne pourrai jamais te rendre tout ce que je t’ai
pris. Mais j’espère que tu tiendras compte de ce que je viens de te dire.
— Merci, Tess.
Je le pense. Je lui en veux pour ce qu’elle a fait, mais je la remercie de
mettre son orgueil de côté, car c’est ce geste qui permet enfin ma libération
totale.
— Merci à toi de m’avoir écoutée.
Tess me sourit une dernière fois, la mine toujours coupable, et me laisse à
mes réflexions.
Ma vie devient décidément très imprévisible.
38. Folle

Carla

L es yeux rivés sur la table blanche devant moi, j’attends. J’attends, sans
savoir qui j’attends, sans véritablement avoir l’impression d’attendre.
J’attends sans attendre car attendre est devenu une routine, presque un
mode de vie.
Quand on attend en permanence, à force, on n’a plus l’impression
d’attendre. Les secondes, les minutes s’écoulent autour de moi, toutes les
mêmes, toutes insensées. Il n’y a rien de sensé à être dans un hôpital
psychiatrique. Il n’y a aucun but. Aller mieux ? Non. On ne peut pas aller
mieux quand on est fou.
J’éclate de rire. Le son rauque résonne dans la petite salle presque vide et
sans vie, comme moi.
Je suis folle.
J’ai mis du temps à l’accepter. Dix-sept ans, précisément. Mais au fond,
je l’ai toujours su. Ma conscience me le criait quand mon entourage était
surpris par mes réactions impulsives ou par mes raisonnements soi-disant
incohérents.
Tu n’es pas normale.
C’est ce que m’a toujours répété ma mère. Elle non plus n’arrivait pas à
admettre que j’étais folle. En revanche, elle n’avait aucun scrupule à répéter
que sa fille avait des « problèmes ».
Quant à mon père… Parlons-en, de mon père. Une vraie crème au coup
de pinceau inné, parfaitement normal et intégré. Inconsciemment, il m’a
toujours regardée comme si j’étais une étrangère. Il a toujours dû se
demander si ma mère n’était pas allée voir ailleurs, tant nous nous
ressemblons peu. Il a bien essayé de me sauver – il adore jouer les héros –
en m’apprenant à dessiner pour évacuer ma colère. Mais il a fini par être
effrayé par mes dessins. Pas parce qu’ils étaient sombres, non. Mais parce
que je recommençais sans cesse les mêmes, encore et encore, pour en avoir
plein de copies différentes. Je m’appliquais à les reproduire exactement à
l’identique. C’est ce que j’ai toujours fait : des fixettes. Mon père n’a rien
pu tirer de mon côté perfectionniste un peu tordu, alors il a abandonné, lui
aussi.
— Carla ? Carla, tu m’écoutes ?
Mes dents se plantent dans ma lèvre inférieure. Souffrir en silence. Je ne
supporte plus la voix douce et gentille de la psychologue qui me suit ici. Il
faut dire que je ne suis pas très maligne. Si je m’exprimais davantage, elle
déblatérerait moins. Le cliché du psy qui hoche la tête en marmonnant des
« mmh » me semble bien loin.
— On a pensé que cette visite pourrait peut-être te faire du bien… Mais
je serai juste à côté. Au moindre problème, on interviendra. En revanche, si
tu me dis maintenant que tu ne veux pas…
Je n’écoute pas la suite, mon esprit divague à nouveau. Rien ne sert de
prêter attention quand on se sait condamné. Qu’ils testent de nouvelles
méthodes pour me faire réagir, que je leur serve de cobaye, je m’en fiche.
C’est toujours plus distrayant que de devoir rester cloîtré dans une chambre.
De nouvelles expériences me donneront de quoi penser pour mes prochains
jours de solitude.
Les yeux toujours fixés sur la table devant moi, je perds encore une fois
la notion du temps. Je ne sais pas si ma psy déballe encore son plan ou si
elle est partie. Je me suis enfermée dans ma bulle et c’est très bien ainsi.
Malheureusement, une main qui se pose sur mon épaule la brise un peu
trop vite à mon goût. Je me dégage immédiatement d’un coup d’épaule,
jetant un regard rageur à la psychologue. Je ne veux pas qu’on me touche,
qu’est-ce qu’il y a de si difficile à comprendre là-dedans ?!
— Pardon, murmure-t-elle, mais ton visiteur est là.
Elle fait un mouvement de menton et je découvre Héloïse, assise de
l’autre côté de la table. Je suis vaguement surprise, mais c’est tout, preuve
de ma déshumanisation totale. Je sais que mon visage, lui, ne transmet plus
la moindre émotion – bonne ou mauvaise.
En revanche, le comportement d’Héloïse est l’exact opposé. Elle est
repliée sur elle-même, probablement prise par cette sensation d’oppression
malsaine qu’on ressent tous ici. Son regard perçant s’agite et parcourt mon
corps. Ce regard qui me fait clairement comprendre qu’elle me considère
maintenant comme une criminelle qu’il faut neutraliser.
Je préfère encore être une criminelle qu’une folle.
La psychologue reste dans la pièce, en retrait. Elle est dans mon dos,
mais je peux sentir son impatience de voir comment je vais me comporter.
Comme si j’étais un spécimen rare et inespéré pour la science, un parfait
animal de cirque.
— Ça fait un moment que j’ai envie de venir… J’ai eu le temps de
remettre cette décision en question un million de fois, mais je me suis dit
que ce serait sûrement bénéfique pour nous deux.
L’ancienne moi aurait esquissé un sourire à cette absurdité. Comme si
elle voulait mon bien ! Elle n’en a jamais rien eu à faire. Si elle s’est
déplacée jusqu’ici, c’est uniquement pour elle.
J’ignore quelles sont les séquelles laissées par mon coup de couteau. Je
ne peux même pas estimer depuis combien de temps elle se rétablit, puisque
je n’ai pas la moindre idée du nombre de jours que j’ai passés ici.
Ce que je vois, c’est qu’elle semble en bonne santé. Tout doit rouler dans
sa vie depuis qu’elle m’a envoyée ici.
Elle prend de l’assurance et pose ses mains sur la table devant elle. Si
j’étais encore dehors, mon cœur se serait emballé de voir ses mains si
proches des miennes, et un espoir vain qu’elle me touche aurait émergé en
moi.
Folle.
— J’ai besoin de réponses, Carla. J’ai besoin de comprendre.
Nous y voilà. Heureusement qu’elle n’a pas tourné autour du pot plus
longtemps, mes tympans auraient explosé devant tant d’hypocrisie.
— Tu as dit que tu m’aimais mais… Pourquoi ne jamais me l’avoir dit au
lieu de me mener la vie dure, pour te venger de sentiments non partagés
dont je n’avais même pas connaissance ?
Ce qu’elle est naïve. A-t-elle toujours été si naïve ? Ou est-ce ma
fascination pour elle qui m’a fait oublier ce trait de caractère ?
Non, ma fascination n’a jamais rien brouillé. Héloïse m’a toujours autant
plu qu’insupportée. J’ai toujours eu autant envie de la voir sourire que de
lui faire du mal. De la serrer dans mes bras pour ressentir sa chaleur que de
finir par l’étouffer. Je la hais autant que je l’aime, et contrairement à ce
qu’on pourrait croire, ces deux sentiments ne sont pas dissociables pour
moi.
Je n’ai pas réussi à lui arracher son précieux Roméo. Peut-être qu’elle ne
s’en est pas rendu compte, mais Héloïse m’a manipulée en me faisant croire
qu’elle pourrait m’aimer. Dans ses yeux, elle m’a donné cet espoir. Elle m’a
rendue faible.
Je peux aimer Héloïse parce que je la déteste. Elle ne peut pas m’aimer
parce que je la répugne.
— S’il te plaît, Carla, parle-moi.
Sa voix se fait plus dure.
— Je ne vais pas prétendre que je ne t’en veux pas. Putain, je t’en veux à
mort. Mais cette soirée m’obsède, tu comprends ? Je dors mal, ces scènes
d’horreur me hantent toutes les nuits et je suis exténuée… J’ai besoin que tu
me libères en m’apportant des explications.
Elle étouffe un sanglot étranglé en posant une main sur sa bouche.
Pourtant, elle ne pleure pas. Ses yeux sont secs. Elle aussi est peut-être
folle, après tout.
Pauvre petite chose… Tellement égocentrique. Elle m’a obsédée pendant
plus de un an. Je sais ce que c’est, de ne pas pouvoir maîtriser ses pensées,
d’être incapable de les détourner. Elle mérite de connaître ça, elle aussi. Elle
mérite pire, parce qu’elle est dehors. Parce qu’elle a maintenant les moyens
d’être heureuse.
Mon mutisme la fait monter en pression. Une pression que je sentais déjà
face à mon impassibilité.
— Tu dois forcément avoir quelque chose à me dire. Déverse ta colère
sur moi, n’importe quoi.
Elle fait erreur, elle ne voudrait pas que je déverse ma colère sur elle. Elle
le regretterait amèrement, et cette nuit qui la « hante » deviendrait un enfer
permanent. Une partie de moi a envie de tout lui balancer à la figure. De la
bouleverser complètement, au point que le poids de la douleur l’empêche de
se lever de sa chaise. Cette partie, c’est celle qui est satisfaite de voir à quel
point elle va mal. De constater que mon plan n’est pas un échec total.
Mais rien ne sera plus efficace pour la traumatiser que mon silence. Sa
frustration sera telle qu’elle voudra effacer cette entrevue de sa mémoire,
tant il lui sera impossible d’avancer.
— Parle, putain, Carla !
J’entends des pas derrière moi, la psy ne va pas tarder à intervenir.
Héloïse cesse enfin de se contrôler et laisse transparaître toute son
amertume. Son regard meurtrier et ses poings serrés témoignent de sa perte
de patience et de sa folie. Elle est sur le point de basculer, comme moi.
J’espère la retrouver rapidement au sein de cet établissement.
Mais elle ne m’en veut pas seulement parce que j’ai failli blesser deux de
ses proches. C’est encore plus profond. Plus violent. J’ai détruit autre chose,
et une flamme se ravive dans mon ventre à cette idée.
L’évidence me frappe soudain. Roméo. J’ai détruit leur couple qui battait
déjà de l’aile et qui n’avait aucune chance de survivre. La douleur de la
rupture se lit dans ses yeux. Il l’a quittée.
De toute façon, ça devait arriver tôt ou tard. Je n’ai pas réussi à savoir ce
qu’il lui cachait, pourquoi il cherchait à tout prix à l’empêcher de le
découvrir, quitte à lui mentir quotidiennement, mais ça aurait fini par leur
tomber dessus. Et je suis honorée d’avoir accéléré le processus.
— PARLE, BORDEL !
Cette fois, Héloïse s’est époumonée en se dressant sur ses pieds. Elle
frappe la table de ses mains dans un bruit sourd et se penche au-dessus, si
près de moi que son souffle saccadé vient frôler mon front.
— Tu as détruit ma vie ! Tu me dois des explications ! Tu mérites d’être
ici, et moi je mérite de vivre, merde ! Je te déteste !
C’est ça, Héloïse. Deviens folle.
Ma psy intervient en la prenant par les épaules pour l’éloigner. Héloïse se
débat, enragée. Ma psy dit quelque chose dans son talkie-walkie et des
hommes pénètrent dans la pièce pour retenir le fauve. Ils l’emmènent vers
la sortie tandis qu’elle continue à gesticuler dans tous les sens.
— Je te déteste !
Et la porte se referme sur elle.
J’ai au moins une satisfaction à être ici. Je ne pourrai plus m’assurer
qu’elle demeure malheureuse, mais quelque chose la hantera pour toujours :
mon souvenir.
39. Tout va bien

Héloïse

T out va bien.
Cette journée est agréable. Un vrai miracle pour un début de mois de
janvier, le soleil réchauffe tant l’air hivernal que la moitié du lycée
décide de manger dehors. Mordant dans une frite grasse, appuyée contre
mon tronc d’arbre favori, je ferme les yeux pour profiter de cette chaleur
occasionnelle. Tout serait parfait si la grande bande d’amis autour de moi ne
passait pas son temps à jacasser, mais c’est toujours mieux que la solitude,
camarade que je pouvais apprécier il y a quelques mois, mais que je ne peux
plus supporter aujourd’hui.
— Lâche-moi, loser ! Va ramasser la nourriture des pigeons au lieu de
voler la mienne !
J’ouvre un œil amusé pour regarder Stella rejeter une énième fois les
avances d’Hugo. Un peu de fil à retordre ne fera pas de mal à ce dragueur
que j’ai plusieurs fois entendu parler de ses cibles comme des objets.
J’exagère peut-être un peu puisqu’il semble avoir adopté un nouveau
comportement depuis un moment.
Lui et moi avons connu des hauts et des bas : je méprisais son manque de
valeurs, il m’a détestée quand il a appris que j’avais couché avec son frère,
et je lui en ai voulu d’avoir raconté mon expérience intime à tout le monde.
Mais depuis qu’il s’est efforcé de me comprendre et que j’ai décidé de faire
pareil de mon côté, les tensions se sont apaisées. Je ne lui offrirais pas un
collier en forme de demi-cœur que je compléterais avec le mien pour
afficher « BFF », mais on se tolère. Et on a plutôt intérêt, étant donné qu’on
fait toujours partie du même cercle d’amis.
Enfin, « amis » n’est peut-être pas le terme approprié. Parmi la quinzaine
de personnes assises dans l’herbe autour de moi, il n’y a que Lina, Stella et
Charly que je puisse considérer comme tels. Les autres crachaient dans mon
dos il y a de cela quelques semaines. Je ne leur en veux pas forcément,
beaucoup ont souhaité discuter avec moi de mes articles et m’ont fait des
commentaires pertinents. Seulement je ne me sens pas tout à fait… à l’aise.
Je pense que je ne le serai plus vraiment jusqu’à la fin du lycée ; ensuite,
dans les études supérieures, je pourrai repartir sur de nouvelles bases.
Toutefois, je cache ce malaise à tout prix et profite de tous les rires que
peuvent m’apporter ces discussions futiles d’adolescents. C’est même moi
qui tanne Lina pour que nous passions du temps avec ses potes, ce qu’elle
ne comprend pas très bien. Elle n’a pas besoin de comprendre, personne
n’en a besoin, pas même moi. Je sais simplement que ça me fait du bien.
Charly ronchonne à côté de moi, arrachant des brins d’herbe jaunis par le
froid sans prendre la peine de s’intégrer à une conversation. Je l’ai traîné ici
en battant des cils et en lui faisant les yeux doux, le persuadant que ce serait
sympa.
— Tu devrais te dépêcher de séduire Stella, lâché-je.
— Pardon ?
— Vous iriez bien ensemble.
— N’importe quoi.
Je l’observe un instant avec un sourire taquin.
— En tout cas, dépêche-toi d’intervenir, parce qu’elle a une théorie
comme quoi tu es asexuel.
— Je… Quoi ? s’égosille-t-il.
— C’est ce que ton attitude laisse penser. On t’a observé : tu ne reluques
jamais personne, gars ou fille. Tu n’as aucun film porno dans ton ordi,
aucune photo olé olé dans ton téléphone – nous en veux pas d’avoir
regardé – et dès qu’on évoque le sexe, tu deviens rouge pivoine, comme
maintenant.
— C’est n’importe quoi, riposte-t-il en tentant de cacher ses joues avec
ses mains. On n’est pas obligé de mater tout le temps ni d’avoir des pornos.
Dans mon cas, l’imagination suffit à me provoquer ce genre de réaction…
Je mets un temps à enregistrer ses paroles tant elles lui ressemblent peu,
et je finis par écarquiller les yeux en me sentant rougir à mon tour. Charly
ricane, visiblement satisfait d’avoir obtenu la réaction qu’il souhaitait.
— Mon Dieu, mon petit Charly, où est passée ton innocence ? Tu grandis
si vite !
— Si tu savais… Je suis un vrai coquin en privé.
Cette discussion est tellement gênante et hilarante à la fois que j’éclate
d’un rire sonore, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Charly
sourit, lui aussi, et je suis heureuse de voir qu’il s’ouvre tout doucement à
mon contact. Derrière son habituelle expression blasée se trouvent bien plus
de belles qualités qu’on ne le pense.
— Mon entourage me surprend de plus en plus.
— Tu m’étonnes, entre ma sexualité révélée au grand jour et Carla qui
s’avère être une psychopathe, ça en fait des choses.
Je me tends instantanément, et une douleur sourde remonte le long de
mon échine à l’évocation de Carla. Ça fait une semaine et demie qu’on a
repris les cours et personne n’a parlé d’elle, pas une seule fois. C’est
comme si elle avait été effacée ; ce sujet est devenu tabou.
Ma visite du week-end dernier à l’hôpital psychiatrique me revient par
flashs et j’ai à nouveau envie de me déplacer pour l’étriper. Cette fille
provoque en moi des pulsions violentes qui ne me ressemblent pas, mais il
n’y a rien d’étonnant à cela : c’est elle qui a tout foutu en l’air. Et à aucun
moment elle ne m’a donné l’envie d’être compatissante ou de trouver une
raison valable à ses actes.
Même en voyant mon trouble, Charly ne retire pas ses paroles. Son
regard, rivé sur moi, reste franc et honnête. Il ne s’excuse pas, tout
simplement parce qu’il n’est pas le moins du monde désolé. Il n’a aucun
mal à discuter de Carla, ni à blaguer à son propos, contrairement à nous
tous, et il pense que je devrais pouvoir parler de cette nuit-là avec une
certaine aisance. J’aimerais bien, si elle ne m’avait pas tant pris.
Sentant un flot d’émotions destructrices remonter, je me concentre pour
fermer mon esprit et retrouver mon air léger et désinvolte. Celui qui m’aide
à survivre.
— C’est justement parce que la vie peut nous être arrachée par une
psychopathe que tu devrais tenter ta chance avec Stella !
— Héloïse, sérieusement, tu me fais quoi ? Stella et moi, c’est plus
qu’absurde, regarde-nous. Je l’aime bien, mais à petites doses, et elle ne me
plaît pas. Tu es tellement focalisée sur ta relation qui a échoué que tu veux
former des couples partout autour de toi.
— Quoi ? Mais pas du tout !
— Si. Lina m’a dit que tu essayais de jouer les cupidons avec elle depuis
qu’elle a plaqué Lidia. Tu crois qu’on va tous mal et tu veux nous aider,
mais tu ferais mieux de te venir en aide, à toi.
Et voilà où le franc-parler de Charly pose problème : il peut blesser.
Beaucoup. Mais grâce à mon bouclier bien dressé, j’arrive à rejeter cette
douleur d’un geste désinvolte de la main.
— Je pète la forme, t’inquiète. J’ai juste pensé que Stella et toi, ça
pouvait être innovant, du genre La Belle et le Clochard, mais si tu ne veux
pas, on oublie.
— Rassure-moi, je suis bien la Belle et Stella le Clochard ?
— Évidemment ! Je ne pensais pas avoir besoin de le préciser.
— Eh, Héloïse, tu peux me donner une frite s’il te plaît ? me demande un
gars dont je n’ai toujours pas retenu le prénom.
— Tu n’as qu’à venir la chercher…
Tout en prononçant ces mots, j’adopte un air provocant en croquant dans
une de mes frites. Je fais mine de ne pas entendre le hoquet de surprise de
Lina, qu’elle tente d’étouffer, et je continue à regarder Beau Brun. C’est
ainsi que je le nommerai, de toute façon son prénom n’a pas grande
importance.
Relevant le défi, il se lève pour venir s’installer à côté de moi. Charly
marmonne quelque chose d’inintelligible avant de s’écarter, comme
débecté. Je tends ma barquette de frites à mon nouveau compagnon, mais il
vient directement mordre dans celle que j’ai à la main. Je hausse un sourcil.
Entreprenant.
Je continue de partager mes frites avec ce mec que je connais à peine,
ignorant les regards inquiets de mes amis et les regards curieux des autres.
Je réprime le pincement au cœur que je ressens en pensant à Victor qui, de
l’autre côté du groupe, doit nous observer. J’ai vu juste concernant ses
intentions : je ne pense pas qu’il était réellement intéressé par moi, mais le
fait que je ne le regarde même plus et que je continue à vivre sous ses yeux
me semble un peu irrespectueux. En même temps, son couteau dans le dos
n’était pas vraiment respectueux non plus, et j’ai pris la décision de
m’éloigner de toute forme de tristesse, quelle qu’elle soit.
Le bras de Beau Brun ne cesse de me frôler quand nous reprenons le
chemin du lycée. À l’arrière du groupe, il me raconte des anecdotes de sa
vie que je n’écoute que d’une oreille. Non pas qu’elles soient
inintéressantes, mais j’ai du mal à rester concentrée, mes pensées divaguent
sans cesse.
Arrivés au lycée, nous sommes obligés de nous séparer.
— À bientôt, j’espère, me glisse-t-il à l’oreille.
Il sourit et s’éloigne. Lina, qui n’a cessé de me jeter des regards noirs
pendant tout le chemin, me tire fermement par le bras pour m’emmener à
l’écart.
— Hé, mais qu’est-ce qui te prend ?
— Toi, qu’est-ce qui te prend ? Depuis quand tu glousses comme une
poule devant les blagues d’un inconnu ?
— Je n’ai pas le droit de m’amuser ?
— Si, bien sûr que si, mais tu ne t’amuses pas ! Tu te divertis !
Je croise les bras, agacée.
— Tu crois que je n’ai pas cerné ton comportement ? murmure Lina. Tu
crois que je ne vois pas que tu souffres et que tu fais tout pour te persuader
du contraire ? Feindre avoir oublié Roméo ne va te mener nulle part !
— Ne parle pas de lui.
Ma voix dure lui ôte tout mot de la bouche. Je regrette instantanément
d’avoir employé ce ton avec elle et j’essaie de retrouver ma sérénité.
— Roméo a disparu. Personne n’a de nouvelles de lui, ce qui signifie
qu’il a décidé de tourner la page et de tout plaquer. Alors je fais pareil.
— Héloïse…
— Ça va, je te jure, inutile de me regarder avec cet air de pitié. Il n’existe
même plus pour moi.
Sur ces mots, je me retourne, et Lina me suit en soupirant.

À la fin de la journée, je quitte mes amis devant le lycée. Après avoir fait
quelques pas, je m’assure qu’une Lina curieuse ne me suive pas pour me
coincer et me prouver que j’ai tort, puis je sors mon téléphone. C’est le seul
moment de la journée où j’arrête de faire semblant, celui où j’appelle
Roméo. Le seul moment où j’autorise cet espoir à renaître en moi à l’idée
qu’il puisse me répondre, avant que sa messagerie se déclenche.
Aujourd’hui est peut-être le bon jour.
Sauf que cette fois, aucune tonalité ne retentit à mon oreille. Cette fois,
une voix robotique résonne dès le début de l’appel. Cette fois, c’est en fait
pire.

« Le numéro que vous demandez n’est plus attribué,


votre appel ne peut aboutir. »

Il a changé de numéro.
Il a réduit à néant mon seul moyen de le joindre.
Et il a piétiné les forces qui me permettaient encore de tenir debout.
La voix du téléphone tourne en boucle dans ma tête tandis que je pleure
dans le métro, n’essayant même pas de sécher mes larmes. Elles reviennent
toujours, de toute façon, même quand je crois le stock épuisé.
Le pire, c’est cette incompréhension qui me tord les tripes. Pourquoi
avoir disparu de façon si soudaine, en ne prenant même pas la peine de me
rendre visite à l’hôpital ? Ma mère m’a dit qu’elle ne l’avait pas croisé, et il
n’a pas pris de nouvelles. Cette nuit-là l’a donc traumatisé au point qu’il
mette toute sa vie entre parenthèses pour se volatiliser sans aucune
explication ? J’aurais aimé qu’il me quitte clairement. Qu’il me brise le
cœur une bonne fois pour toutes, plutôt qu’il me le broie à distance au fur et
à mesure que les secondes s’écoulent sans lui.
Lina a raison. Je ne fais que me divertir, mais Roméo sera toujours ancré
dans mon cœur tant que je n’affronterai pas le problème. Le souci, c’est que
je n’ai aucun moyen d’affronter le problème.
Exténuée, je récupère le courrier dans la boîte aux lettres avant de monter
les escaliers. Arrivée dans l’appartement, je passe le courrier en revue d’un
air distrait. Tiens, une lettre du lycée… Elle signale probablement l’une de
mes récentes absences non justifiées. C’est-à-dire que je n’avais pas
vraiment de justification à apporter, si ce n’est la flemme de me rendre en
cours de sport à cause de l’arrivée précipitée de Dame Nature le matin
même, mais je ne crois pas que ce soit une raison valable pour
l’établissement. Cette lettre va plonger la tête la première dans la
poubelle…
C’est alors qu’une enveloppe m’interpelle. Elle est adressée à ma mère,
d’une écriture manuscrite qui me paraît familière. Ma mère ne reçoit
généralement que des lettres professionnelles et celle-ci n’en a clairement
pas l’aspect.
Je ravale ma culpabilité à l’idée de fouiller dans ce qui ne me regarde pas
et ouvre l’enveloppe. Ma mère est bizarre depuis l’incident avec Carla.
J’imagine que c’est normal de se sentir responsable quand sa fille s’est fait
poignarder – le discours parental prend toujours le dessus dans ces
situations, le fameux « c’était à moi de la protéger ». Mais ce ne sont pas
que des remords que je lis dans ses yeux quand elle me regarde, il y a une
sorte de peur… De terreur, même. Elle est nerveuse à chaque fois qu’on se
retrouve toutes les deux, ce qui ne donne pas une super ambiance au
quotidien. Il est donc normal que je cherche des réponses.
L’enveloppe ne comporte qu’un chèque de six cents euros. Déçue, je me
dis que je peux m’asseoir sur mes réponses, qu’un chèque n’a rien de
personnel et ne m’aidera jamais à comprendre le comportement de ma
mère, jusqu’à ce que je voie le donateur. Mes yeux sortent carrément de
leurs orbites.
Roméo Vernier.
Pourquoi Roméo donnerait-t-il de l’argent à ma mère ? Et pourquoi une
telle somme ?
Il y a une unique phrase écrite au dos du chèque : « C’est un début, je
vous rendrai le reste dès que je le pourrai. »
Roméo doit de l’argent à ma mère ? Qu’est-ce qui m’échappe, putain ?!
J’ai l’impression que tout n’est qu’un vaste complot autour de moi, et je
vais imploser si on ne m’apporte pas de réponses.
Ce chèque est l’impulsion qu’il me manquait pour faire ce à quoi je
songe depuis plus de deux semaines. Je quitte l’appartement, dévale les
escaliers et avance dans la rue de façon assurée. Cette fois, je ne me
laisserai pas faire. Cette fois, on va tout me dire.
Je n’hésite pas un instant à entrer dans l’immeuble de Roméo à la suite
d’une petite vieille. Arrivée à son étage, mon doigt enfonce mécaniquement
le bouton de la sonnette. Je ne me dégonflerai pas, peu importe
l’importance de la boule dans mon ventre.
Mais personne ne répond, même quand j’insiste. Avec un espoir minime,
je tourne la poignée. Et là, miracle, la porte s’ouvre comme par magie. Ce
n’est pas le style de Roméo de laisser son appartement ouvert.
En entrant dans le logement, je remarque tout de suite qu’il est différent
de d’habitude. Plus rien ne traîne, tout est parfaitement clean. Quand je
pénètre dans la chambre de Roméo, un flot de souvenirs de lui m’assaille,
faisant palpiter mon corps tout entier. Une sensation qui prend fin bien vite
quand je me rends compte que là aussi, plus rien ne traîne. Tout a été vidé :
les étagères, son bureau pourtant toujours en bordel, les bouquins éparpillés
au sol. J’explore la pièce en retenant mon souffle, jusqu’au placard encastré
dans le mur. Il est entrouvert et, le cœur au bord des lèvres, je tire la porte.
Des photos. De moi. De Lina, de Victor, de Carla, d’Hugo, de Stella, de
Charly, même de Mario… Des photos partout.
Des fils rouges, bleus, verts, reliant toutes ces photos entre elles.
Des post-it collés un peu partout.
Un chef d’œuvre digne d’une bonne série policière.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
40. La trahison

Roméo

J e vérifie qu’il n’y plus aucun courrier dans la boîte aux lettres. Sans
surprise, elle est vide. C’était la dernière étape, il ne reste plus qu’à
rassembler ce qui reste dans l’appartement avant de prendre la route. Je
quitte l’appartement de la mère d’Héloïse aujourd’hui. J’espère qu’une fois
que je ne vivrai plus dans ce logement empli de souvenirs, tourner la page
sera plus facile.
S’en aller. C’est la dernière étape établie dans la gestion de mes missions,
et normalement ce n’est pas la plus difficile.
Sans m’en rendre compte, je suis déjà à mon étage. C’est le bip de
l’ascenseur qui me sort de ma transe. J’ai tendance à avoir beaucoup de
moments d’absence, ces temps-ci. Comme si mon cerveau avait besoin de
ce genre de déconnexion pour ne pas complètement partir en vrille.
Je fronce les sourcils en arrivant devant la porte d’entrée, qui est ouverte.
Je n’avais pas pris la peine de fermer à clé puisque je remontais tout de
suite, mais je me souviens avoir tiré la porte derrière moi.
Méfiant, j’entre à pas de loup dans l’appartement, sans trop savoir
comment je me défendrais si un cambrioleur s’y était infiltré. J’ai perdu le
peu de muscles que j’avais à cause de cette récente perte d’appétit, malgré
mes efforts pour m’alimenter correctement. La nausée arrive généralement
juste après le repas et rares sont les fois où je n’ai pas dégobillé. Un des
merveilleux effets de cette bonne vieille culpabilité qui semble être devenue
ma meilleure amie, au point qu’elle ne veut plus me lâcher. Sans parler de
ce foutu sommeil qui me fait défaut…
Bref, disons que si je n’étais pas plus menaçant qu’un Ficello avant
l’accident du Nouvel An, maintenant je ne sais même pas si j’arrive au
niveau d’un spaghetti.
Ce que je découvre en entrant dans mon ancienne chambre est en fait
pire. Pire que de se faire défoncer la gueule par un cambrioleur pris sur le
fait.
Une personne bien plus inoffensive, que je ne m’étais pas préparé à
revoir, est assise au centre de la pièce. Autour d’elle a été mis en miettes
notre tableau d’investigation à Barbara et moi, que je comptais ranger avant
de m’en aller définitivement. Les photos et les post-it sont déchirés, les fils
ont été balancés aux quatre coins de la chambre et Héloïse tient entre ses
mains un horrible indice sur tous les secrets dont j’ai essayé de la protéger.
Le contrat.
Ses yeux parcourent frénétiquement les pages, qu’elle est sur le point de
déchirer tant ses doigts sont crispés dessus, quand elle relève la tête vers
moi. Son premier réflexe est de reculer, les traits tirés par la terreur et les
joues ravagées par les larmes, jusqu’à heurter le lit derrière elle. Elle
s’accroche d’une main au matelas pour s’aider à se remettre debout, le
corps tremblant et les yeux écarquillés.
— Héloïse…
Je fais l’erreur de m’approcher d’un pas, ce qui lui arrache un hoquet de
surprise. Elle lève une main craintive devant elle pour m’arrêter. Elle est
parcourue de soubresauts impressionnants qui lui retirent toute force
physique.
Elle a peur de ne pas pouvoir se défendre face à moi.
Elle pense que je suis un monstre.
Je suis un monstre.
— Quel genre de psychopathe es-tu, au juste ? m’accuse-t-elle en
brandissant les pages qu’elle tient à la main.
— Pas un psychopathe qui essaie de te faire du mal, je te le promets.
Héloïse se mord les lèvres avant de se mettre à lire les lignes du contrat :
— « L’employeur s’engage à fournir un logement et à verser la somme
hebdomadaire demandée pour les frais des besoins vitaux. » Un
psychopathe gigolo, alors ?
Entendre ces mots à voix haute me fait frissonner. Ils m’ont toujours paru
anodins et nécessaires aux missions, jamais malsains. Mais là, je m’en veux
tellement de m’être laissé entretenir par la mère d’Héloïse… À tel point que
je lui ai adressé une partie du remboursement, que je compléterai ensuite
quand j’aurai les moyens.
— « En contrepartie, l’agent séduction s’engage à tout faire pour se
rapprocher de la cible. Ici, aller en cours dans son lycée et intégrer sa
classe. »
— Héloïse, ce n’est pas…
— Mais le mieux, c’est la suite, me coupe-t-elle. « L’agent s’engage à
user de la séduction afin d’aider la cible à atteindre le bonheur. Grâce à un
subtil maniement des mots et à un charme parfaitement contrôlé, la
séduction n’est qu’un outil pour libérer la cible. De réels sentiments du côté
de l’agent séduction sont tout à fait exclus… »
Elle s’interrompt subitement et lâche les feuilles froissées du contrat. Elle
pleure, s’effondre, passe les mains sur son visage tandis que mon cœur
tombe en miettes. J’aimerais tellement la toucher, la réconforter, mais elle
ne me laissera pas faire. Pas maintenant que l’horrible sensation de trahison
s’infiltre dans chacune de ses veines, ruinant tout l’espoir qu’elle plaçait en
moi.
— Qui es-tu, Roméo ?
Ses yeux rouges se fondent dans les miens. Il est temps de tout lui dire.
J’en ai eu envie, putain, et plusieurs fois. J’avais prévu de tout lui avouer au
Nouvel An, j’avais préparé un speech pour essayer de limiter la casse. Elle
n’était pas censée le découvrir de cette façon, et maintenant, peu importe
comment je formulerai la vérité, chaque révélation la minera un peu plus.
Comment ai-je pu penser un instant que cette mission était une réussite ?
— Je suis agent séduction depuis plus de quatre ans maintenant. Je suis
engagé par les proches de mes cibles, qui me demandent d’apparaître dans
leurs vies pour les aider à aller mieux.
— Ma mère… murmure-t-elle en regardant son nom et sa signature sur
l’une des feuilles par terre. Pourquoi a-t-elle… ?
— Elle s’inquiétait de ton état en ce début d’année scolaire. Elle sentait
que tu te renfermais et elle était tellement impuissante qu’elle m’a contacté
quand elle a entendu parler de mes services…
— Elle t’a engagé… pour me séduire ?
Le mot « séduire » dans sa bouche est prononcé avec tellement de dégoût
qu’il semble m’enfoncer dans le sol. Rien de ce que je pourrai dire à présent
ne pourra atténuer la chute inévitable qui nous attend. Héloïse, dans cet état,
ne sera pas apte à se montrer patiente et compréhensive pendant mes
explications. J’ai laissé passer cette chance.
— Surtout pour t’aider. Comme il est spécifié dans le contrat, la
séduction est un outil qui doit faciliter le contact et t’aider à te dévoiler. Le
but n’est pas de draguer, mais de venir en aide aux jeunes adolescentes
fragiles.
— Fragiles ? Et tu penses m’avoir aidée ? Rendue plus forte ?
— J’aurais pu, j’ai juste… mal géré. Mes précédentes missions ont toutes
été des réussites. Mais là, ça a dérapé…
— Oh mon Dieu.
Elle plaque une main sur sa bouche grande ouverte. Elle intègre petit à
petit tout ce que cette mission a impliqué. Un rapprochement, des
engueulades, une complicité, des problèmes, une fin tragique… et des
secrets. Beaucoup de secrets.
Avant même qu’elle élève la voix, je sais ce qu’elle va dire. Et avant
même qu’elle prononce ces mots, je sais que la persuader du contraire va
être périlleux.
— Tout était faux, réalise-t-elle dans un souffle. Tout était calculé.
— Au début, mais…
— Tu ne m’aimes pas. Tu ne tiens probablement pas à moi. Pendant tout
ce temps, tu… travaillais.
Sur ces derniers mots, elle dépose les armes. Ses bras retombent le long
de son corps tandis que son regard brouillé par les larmes devient vide, se
perdant dans ma contemplation. Les yeux me piquent en la voyant si
abattue.
— C’est vrai qu’au début, je cherchais à me rapprocher de toi par tous les
moyens pour la mission. Mais dès que tu as commencé à t’ouvrir à moi, je
ne travaillais plus. Tu m’intéressais réellement. Tu m’as énormément aidé,
sans t’en rendre compte, sûrement bien plus que je ne t’ai aidée. J’étais
sincère, je te le promets, je n’ai jamais joué de rôle.
— Et comment je suis censée te croire après tout ça ? Tu n’as fait que me
mentir.
Au bord du désespoir, je franchis les pas qui nous séparent si rapidement
qu’elle n’a pas le temps de s’écarter. Elle est tellement sonnée qu’elle ne
prend conscience de mes mouvements que lorsque mes mains encadrent son
visage. Il est si pâle, si tremblant, qu’il est plus que jamais semblable à de la
porcelaine. Au moindre mouvement maladroit, je pourrais le fissurer, voire
même le briser.
— Il faut que tu me croies, Héloïse. Je sais que je t’en demande trop mais
regarde-moi, lis en moi comme tu as appris à le faire, et tu verras que je ne
mens pas. Tu comptes pour moi, tellement…
— Je ne sais pas qui tu es, murmure-t-elle douloureusement. Tu m’as
menti sur tout. Tu as inventé un personnage. Tout ce que je vois en te
regardant maintenant, c’est un inconnu.
Ce sont ces paroles qui m’achèvent. Les derniers événements ont pas mal
malmené mon cœur. Ils l’ont comprimé, broyé, brisé à plusieurs reprises,
mais jamais des mots ne l’avaient encore arrêté. Je n’entends plus ses
battements. Eux qui habituellement sont trop forts, irréguliers, semblables à
un tambour sonore qui pulse dans mes tempes.
Pour une fois, aucun instrument ne fait battre mon corps. Et c’est dans ce
silence complet que je sens une larme étonnante rouler le long de ma joue et
descendre jusqu’à mon cou. Je prends la main d’Héloïse et amène son doigt
à mon visage pour qu’elle récupère la deuxième.
— Ça, c’est la preuve que tu n’es pas n’importe qui pour moi. Tu es celle
qui me fait pleurer, et c’est aussi pathétique que significatif.
— Peut-être que ce n’est pas un exploit, tout bien réfléchi…
Quand je comprends ce qu’elle insinue, je lâche immédiatement sa main,
comme si un courant électrique m’avait parcouru à son contact.
— Tu crois que je t’ai menti là-dessus ? Sur mon passé ?
Ma voix se fait automatiquement plus dure, malgré mes efforts pour
rester doux. Elle a vu mes crises de tremblements, elle ne peut pas croire
que je jouais la comédie dans ces moments-là ! Elle a vu Rachel sur ce lit
d’hôpital…
Elle voit que cette hypothèse me blesse. Sa lèvre se remet à trembler,
signe de l’arrivée d’une prochaine série de larmes. Ses paupières
papillonnent, comme si elles étaient soudain trop lourdes pour rester
ouvertes.
— Je ne sais plus quoi croire. Puisque tout ça n’était qu’un plan, tu aurais
pu inventer n’importe quoi pour m’adoucir. Les mecs torturés ont toujours
fait un tabac, c’est bien connu.
Je baisse piteusement la tête. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle doute de
tout. Ce serait bien trop égoïste et déplacé de m’énerver pour ça alors que je
me suis évertué à lui cacher la vérité pendant presque quatre mois.
— Je suis perdue, Roméo, je n’arrive pas encore à tout comprendre. À
comprendre les raisons pour lesquelles tu m’as fait ça, les motivations de
ma mère, en quoi consiste exactement ton « métier »…
— Je peux tout t’expliquer. Laisse-moi t’expliquer.
Elle ferme les yeux et ses lèvres s’étirent en un sourire sans joie.
— Comme j’ai espéré entendre ces mots… Mais c’est trop tard. Je ne
peux plus t’écouter, c’est au-dessus de mes forces. J’en sais assez pour
comprendre ce qu’il y a à comprendre. Tu es déjà sorti de ma vie, de toute
façon. Maintenant, il m’est plus facile de l’accepter.
Quelque chose s’éteint dans ses yeux. Cette lueur qui brillait d’une façon
différente selon ses sentiments envers moi : colère, attendrissement,
incrédulité, rancœur… Héloïse-avec-un-H se referme, définitivement.
Sans un regard en arrière, elle gagne la porte de la chambre et quitte mon
appartement. Et je suis sûr qu’elle n’a pas conscience d’emporter mon cœur
avec elle.
41. Tout recommencer

Héloïse

J e pousse tellement fort la porte d’entrée de chez moi qu’elle s’écrase


contre le mur dans un fracas épouvantable. Chez moi, je ne suis même
plus sûre de pouvoir dire ça. S’il s’agissait vraiment de mon
appartement, celle avec qui je le partage ne manigancerait pas des horreurs
dans mon dos et ne me cacherait pas tant de secrets pour finalement me
plonger dans le malheur. Non, ce n’est plus chez moi.
Mon boucan alerte ma mère. Elle se dresse sur mon passage, mais je la
contourne en gardant le regard fixé sur mon objectif : ma chambre. Enfin, la
chambre que j’ai occupée pendant des années. Ce n’est plus la mienne.
— Héloïse ! Tu ne devais pas rentrer plus tôt ? Et c’est quoi cette
attitude ?
Ça, maman, c’est l’attitude d’une fille qui se sent trahie par sa propre
mère.
Enragée, je sors un sac de voyage de mon armoire, celui que j’utilise
pour aller chez mon père un week-end par mois. J’attrape au hasard des
affaires des tiroirs de ma commode, les fourrant dans mon sac, plongée dans
un état second. Je suis incapable de réfléchir, mon cerveau s’est mis sur
pause car il ne peut pas fonctionner alors que chaque cellule de mon cœur
crie à l’aide. Alors que mon corps supplie quelqu’un de m’aider à supporter
le poids des révélations destructrices qui me tombent dessus, toutes en
même temps.
— Héloïse ! Mais qu’est-ce que tu fais ? s’énerve ma mère à l’entrée de
ma chambre.
— Je me casse.
— Pardon ?
— Je me casse !
Cette fois, j’ai crié en me retournant. Ma mère découvre mon visage
miné par les larmes qui me transforment peu à peu en une personne que je
ne veux pas être. Une personne brisée sans réelle identité. J’ai failli perdre
la fille que j’étais, plusieurs fois. Je pensais savoir quelle fille je souhaitais
devenir. Mais tout ça, ce n’était qu’un leurre, tout comme l’attachement de
mes proches. Comment pourrais-je savoir qui je suis avec un entourage qui
me manipule depuis des mois ?
La colère quitte peu à peu ma mère quand elle comprend que j’ai tout
appris. À la différence de Roméo, elle n’essaie pas de s’approcher de moi.
Elle sait que tenter une quelconque proximité me ferait éclater et la détester
davantage. Quoique je ne crois pas que ma haine puisse être plus puissante
qu’elle ne l’est actuellement.
— Héloïse, mon ange, s’il te plaît écoute-moi…
— Non ! J’en ai marre ! J’en ai marre d’entendre toujours les mêmes
choses et de n’être qu’un pantin aux yeux de tout le monde ! Moi qui
pensais avoir gagné en indépendance, voilà que j’apprends que ma propre
mère contrôlait ma vie amoureuse, qui était fausse. Tu en es même à
l’origine.
Je me détourne rapidement, me rappelant la promesse que je me suis faite
en partant de chez Roméo. Celle de ne pas être faible. Je dois pouvoir me
sortir la tête de l’eau, il y a forcément un moyen. Il ne me reste que quatre
mois à faire au lycée, dans cet environnement où je n’ai jamais pu
m’intégrer. C’est quoi à l’échelle d’une vie ? Après, je pourrai tout
recommencer. Rencontrer de nouvelles personnes, choisir mes
fréquentations. Éloigner toutes les mauvaises ondes et tous les gens
susceptibles de me faire du mal. Je pourrai enfin contrôler ma vie, et mon
avenir, ce sera à moi de le tracer. Je crois en la force d’âme, je peux y
arriver. Je peux même oublier Roméo. Avec suffisamment de volonté, je
peux forcer mon cerveau à effacer toute trace de lui : nos moments partagés,
nos éclats de rire, nos disputes… Tout peut disparaître si je me concentre
suffisamment, avec du temps.
Mais il ne disparaîtra jamais de ton cœur.
Je secoue la tête. Peu importe mes sentiments, ce que mon cœur veut,
j’en ai fini de l’écouter. Désormais, ce sera ma raison qui prendra le dessus.
Elle seule est capable de faire ce qu’il faut pour me protéger. Cette fois, il
est hors de question que je m’autodétruise. Je dois simplement apprendre
comment me préserver.
Ça a déjà commencé. Je ne saisis même pas les suppliques de ma mère.
Elles atteignent mes oreilles dans un brouhaha incohérent et
incompréhensible. Les syllabes se mélangent, s’envolent, tourbillonnent.
Je me retourne, mon sac sur l’épaule, et fais une dernière fois face à ma
mère en pleurs. Elle continue à déblatérer et même si mon cœur lui crie de
se taire, je ne laisse pas ce mot franchir la barrière de ma bouche. Contrôle.
Je dois me contrôler.
Je savais qu’elle avait du mal à me comprendre, et que cette incapacité à
échanger la tracassait. Mais je me demande bien à quel moment elle a cru
judicieux d’engager un inconnu pour me draguer. Comment a-t-elle pu
croire que payer quelqu’un pour jouer avec mon cœur me ferait du bien ?
Mais je ne veux pas comprendre, plus maintenant. Aucune justification ne
pourra atténuer la douleur vive de la trahison.
Pendant un instant, je crois sans doute que je suis devenue un fantôme –
parce que oui, j’ai cru mourir dix fois cette dernière heure –, car je fonce
vers la porte en pensant pouvoir passer au travers de ma mère. Au lieu de
quoi, mon épaule heurte la sienne et ce qu’il nous restait de relation éclate
en morceaux sur le sol de cette chambre qui abritait l’ancienne Héloïse. La
Héloïse qui avait encore foi en son seul parent responsable, qu’elle pensait
honnête malgré leurs dissensions.
42. Qui je suis

Héloïse

E n me levant ce matin, je sursaute presque en découvrant mon père


attablé dans la cuisine. Je jette un coup d’œil sur ma montre pour
m’assurer qu’il est bien sept heures, mais oui, c’est le cas, à moins
qu’un petit farceur ne se soit amusé à la dérégler pendant la nuit. Peut-être
pour être en accord avec mon dérèglement intérieur.
Toujours est-il que d’habitude, mon père ne se lève jamais avant dix
heures. Tout d’abord parce que c’est une marmotte qui a besoin de ses
douze heures de sommeil, mais aussi parce qu’il a tendance à parfois abuser
de la bouteille et que l’alcool l’assomme. Depuis cinq jours que je vis ici, je
dois dire que j’appréciais prendre mon petit-déjeuner en silence. Et je sais
que peu importe l’heure, mon père ne se tait jamais.
Je prends sur moi et vais m’asseoir en face de lui. Je réprime une nausée
en le voyant me sourire, du Nutella entre les dents. Je n’arrive plus à me
rappeler l’homme qu’il était avec ma mère. En tout cas, je sais qu’il n’était
pas aussi immature ni aussi beauf – ma mère ne l’aurait jamais toléré.
— Tu t’es trompé et tu as bu une bouteille énergisante à la place de ta
bière avant de te coucher ?
Je ne vois que ça pour expliquer sa présence à une heure aussi matinale.
— Non, je me suis forcé à me lever pour te voir un peu avant que tu
partes au lycée.
Je hausse les sourcils et me pince les lèvres pour m’empêcher de le railler
une énième fois. C’est bien la première fois qu’il fait un effort pour moi. Il
existe des parents qui font toujours passer leurs enfants avant leur propre
bonheur, quelle que soit la situation. Je n’ai jamais connu ce genre de
comportement. Et ce qui est sûr, c’est que mon père pense rarement à moi
avant de penser à lui. Ce n’est pas une question d’égoïsme, simplement de
mentalité : il a déjà du mal à s’occuper de lui-même, alors d’une fille qui en
plus de ça n’est pas facile, n’en parlons pas.
— Je me disais qu’on pourrait peut-être sortir ce soir, rien que tous les
deux.
Cette phrase sonne tellement faux dans sa bouche que si j’en avais la
force, j’aurais lâché un gloussement.
— À quoi tu penses ? je réponds en tentant de masquer mon amusement.
— On pourrait aller manger chez Hippopotamus, je sais que tu adores cet
endroit.
— Oui, j’adorais… quand j’avais neuf ans. Et honnêtement, je n’aime
pas assez cet endroit grouillant de gamins pour y aller uniquement pour la
beauté du lieu.
Mon père fronce les sourcils, perplexe. C’est pas vrai…
— Je suis végétarienne, papa, et chez Hippopotamus ils ne servent que de
la viande.
Un air triste passe sur son visage et je m’en veux, pendant un instant, de
me montrer si dure avec lui alors qu’il essaie de se rapprocher de moi. Mais
il est tellement à la ramasse, et lorsque je pense à tout ce qu’il a manqué, au
peu de choses qu’il a cherché à savoir sur moi, à son peu d’intérêt pour
l’adulte que je suis en train de devenir… je ne peux m’empêcher d’être en
colère.
— Oh, effectivement, je n’y avais pas pensé… Je vais essayer de trouver
autre chose, alors.
Je me retiens de répliquer que je n’en ai aucune envie. Que je veux juste
qu’il me laisse vivre ici, dans cet appartement dans lequel je me sens mal à
l’aise, le temps de me remettre sur pied et de décider quoi faire. Il a laissé
passer sa chance d’essayer d’apprendre à me connaître.
Mais ces mots restent coincés dans ma gorge en me rappelant que j’ai
déjà fait ça trop de fois. Repousser mon entourage, le blesser pour qu’il
s’éloigne… Et ça n’a jamais été légitime. C’était un comportement
compréhensible, mais pas excusable pour autant. J’ai compris que souffrir
ne nous donne pas le droit de faire souffrir les autres ; si je décidais d’agir
ainsi, je me rapprocherais d’une personne comme Carla.
Alors je ne dis rien.
Mais mon père, lui, dit quelque chose qui m’interpelle.
— Ta mère a appelé.
Je feins l’indifférence et continue de picorer les céréales sans lait – et
donc affreusement sèches – dans mon bol.
— Elle aimerait que tu acceptes de lui parler. Je pense que tu devrais
faire cet effort, Héloïse, tu serais plus heureuse et je ne sais pas comment
t’aider en ce moment…
Elle non plus ne savait pas comment m’aider et résultat : elle a engagé
quelqu’un qui m’a détruite. Contrairement à ce que pense mon père, ma
maternelle n’est pas vraiment plus douée que lui sur ce point.
— Je ne te demande pas de m’aider. Tout ce que je veux, c’est que tu
m’héberges. D’ailleurs je ne devrais même pas avoir à te le demander, tu es
mon père. Tu m’as reconnue à la naissance, au cas où tu l’aurais oublié.
Agacée, je me lève en faisant racler ma chaise sur le sol. Juste avant de
sortir de la pièce, je me rappelle mes résolutions et j’ajoute :
— Désolée. Je ne voulais pas être si dure.
Je vais ensuite me préparer pour une nouvelle journée affreusement
longue et ennuyeuse.

Après avoir mangé, Lina et moi rejoignons encore une fois cette bande
d’amis dont je ne connais pas grand-chose à une table dehors. Il fait un peu
froid pour rester assis sans se geler, mais j’apprécie la sensation du vent
glacial contre mes joues. C’est bête, mais c’est ce genre de détails qui me
rappelle que je suis toujours en vie.
Je regarde les gens autour de moi qui rient et discutent innocemment. Je
regarde ces deux personnes qui se taquinent en retrait, en plein début de
flirt, cette période où tout est facile. Je regarde Stella et Charly converser de
façon animée, constatant que mon ami parvient de mieux en mieux à sortir
de sa bulle pour intégrer celle des autres. Personne ne se soucie des derniers
drames intervenus dans notre vie lycéenne : tout le monde en a parlé sur le
moment, puis l’histoire s’est tassée, comme à chaque fois.
Le monde continue de tourner sans lui. Mais c’est mon monde qui ne
tourne plus sans Roméo.
— Je fais toujours partie de ton monde, moi, me dit Lina avec un coup de
coude.
Je l’observe curieusement avant de comprendre que j’ai prononcé mes
pensées à voix haute.
— Et voilà que je commence à parler toute seule. Le début de la folie, tu
crois ?
Elle secoue la tête.
— Non, la folie est innée chez toi. Le début de la démence, plutôt.
Je souris faiblement. Lina est la seule à pouvoir provoquer en moi ce
genre de réaction. La personne qui me maintient la tête hors de l’eau, qui
m’oblige à me battre, c’est elle. Elle est mon roc, depuis des années
maintenant.
— Merci pour tout ce que tu fais pour moi. Je ne suis pas sûre de le
mériter…
— Bien sûr que si. J’ai tendance à facilement aider mon entourage, mais
il n’y a qu’à toi que je m’accroche autant. Tu es affreusement chiante et
détraquée, mais je reste parce que je sais que ça vaut le coup.
— Waouh, tu es adorable.
— Je sais, merci.
Nous sommes interrompues par une présence non désirée. Victor vient
s’asseoir à côté de moi sur le banc. Lina nous laisse, se sentant
probablement de trop, et je ramène mes genoux contre ma poitrine en guise
de bouclier pour me protéger de la suite.
— Salut, Héloïse… Comment ça va ?
— Je pète la forme.
Je jette un œil dans sa direction. Il se tortille sur le banc, mal à l’aise.
Mon père, maintenant lui… Il faut croire que mon nouveau talent est
d’intimider tout le monde.
— C’était idiot comme question, constate-t-il.
— Un peu.
— Mais j’ai besoin de te parler.
— Alors, parle.
— Tu ne vas pas me faciliter la tâche, pas vrai ?
— Il ne manquerait plus que ça.
Il prend une profonde inspiration.
— Pardonne-moi pour le montage photo… Tu as raison, je n’ai pas
réfléchi, j’ai agi comme un vrai abruti en cherchant un moyen de te
protéger…
Je n’écoute pas la suite : ses excuses, je les connais déjà. Je les ai
comprises. À vrai dire, je n’en veux plus vraiment à Victor. Sa trahison m’a
énormément déçue sur le moment, mais les deux couteaux dans le dos de la
part de ma mère et de Roméo la rendent à présent bien futile. Si je ne me
réconcilie pas avec lui, c’est que je ne crois pas être en mesure de redevenir
son amie. Dans mon esprit, notre amitié est finie.
Mon regard qui se promène autour de moi finit par tomber sur le
gymnase, un peu plus loin. C’est là-bas que Roméo m’a embrassée pour la
première fois.
« Tu n’es plus seule dans ton combat, Héloïse-avec-un-H. »
Je ferme les yeux. Ce souvenir aussi, je dois l’effacer. Même s’il me
paraît plus difficile à oublier que les autres.
— … Roméo ?
En prononçant ce prénom, Victor attire à nouveau mon attention.
Comprenant que je n’ai pas écouté sa question, il la répète :
— Tu as des nouvelles de Roméo ? C’est bizarre qu’il ait disparu comme
ça… Barbara aussi.
Je secoue la tête et la plonge entre mes bras. J’irai bien.

En sortant du lycée, Lina me propose d’aller voir une exposition. Comme


je n’ai concrètement pas grand-chose à faire, cette idée est un bon moyen de
divertissement, sans compter que les ondes positives de ma meilleure amie
ne peuvent qu’être bénéfiques.
Seulement je ne m’attendais pas à ce que l’exposition en question ait lieu
au même endroit que celle où Roméo m’avait emmenée pour notre
« rencard ». Il avait si mal fini qu’il est difficile de le considérer comme tel,
et en plus Roméo avait planifié cette sortie, comme tout le reste. Je ne dis
rien, cependant, parce que je refuse d’arrêter de vivre à cause de lui. Même
si l’étau qui se resserre sur mon cœur au fur et à mesure que nous
approchons de l’entrée est à la limite du supportable.
Je fronce les sourcils quand nous entrons dans l’enceinte du bâtiment, qui
n’a pas l’air animé. Je suis Lina qui avance tranquillement, sans se soucier
du peu d’activité.
— Euh… Tu es sûre que ton expo est ici ? Parce qu’il n’y a pas un
chat… Peut-être même pas une mouche…
Lina m’ignore et je la suis en ronchonnant. Des œuvres sont suspendues
aux murs, mais je crois bien que nous n’avons pas le droit d’être ici. Nous
finissons par atteindre une partie fermée de l’exposition. Elle est réservée à
la projection de films qui se fait dans le noir.
— Entre là-dedans, m’indique Lina.
— Quoi ?
— Entre et dis-toi que si je fais ça, c’est pour toi.
La curiosité l’emporte sur mon incompréhension et, après un dernier
regard sceptique, j’entre dans la pièce. Je m’attendais à la trouver vide et
plongée dans le noir, mais elle est illuminée par le vidéoprojecteur qui
projette des photos sur le mur. Des post-it sont collés partout, du sol au
plafond. Et Roméo, les mains dans les poches au centre de la pièce, me
dévisage de la tête aux pieds.
— Salut.
Salut. Un peu trop innocent et banal après notre dernière discussion.
— Qu’est-ce que tu as promis à Lina pour qu’elle m’amène ici ? La
collection complète des rouges à lèvres mats de chez City Decay ?
— Même moi je sais que le nom, c’est Urban Decay.
— Sûrement parce que tu passes plus de temps que moi devant le
maquillage, probablement pour en offrir à tes cibles.
Roméo ne se laisse pas démonter et avance d’un pas. Il ne paraît même
pas blessé.
— Il y a une chose que tu dois savoir, Héloïse-avec-un-H : j’offre
rarement des cadeaux à mes cibles. Le réconfort que je leur apporte ne
passe pas par le matériel.
— Ah oui, pour ne pas leur laisser un vrai souvenir de toi une fois que tu
leur as brisé le cœur ?
— Bon, t’as fini ? Si c’est le cas, j’aimerais que tu viennes t’asseoir.
J’éclate d’un rire qui pourrait difficilement être plus jaune.
— Et puis quoi encore ?
— J’ai passé plus de deux heures à agencer tout ça, alors écoute-moi au
moins deux minutes. S’il te plaît.
Les bras croisés, je ne bouge pas. Il ne me sent pas tout à fait convaincue,
ni décidée à flancher, donc il ajoute :
— Tu auras beau prétendre ce que tu veux, je pense que tu as besoin
d’entendre mes explications et en quoi consiste mon métier pour avancer. Je
suis enfin décidé à tout te dire. Ce serait bête de laisser passer une telle
occasion, tu ne penses pas ?
Il a raison et, punaise, je m’en veux pour ça. Pour ne pas être assez forte
et me dire que ses motivations ne m’importent pas, qu’il a fait ce qu’il a fait
et que c’est tout ce qu’il y a à retenir. Mais je meurs d’envie de tout
connaître dans le détail. Cette lueur d’espoir au fond de moi, résistante aux
tempêtes qui ont essayé de l’éteindre, pense que ses aveux peuvent
m’apaiser.
Alors je soupire et vais m’asseoir sur le petit banc au centre de la pièce,
en face de la projection de photos. Roméo tente de réprimer son air satisfait
et prend place à côté de moi.
— Tu as deux minutes.
— Trois ?
— Deux et demie.
— Quatre ?
Je suis sûre qu’il peut voir le mot « abruti » danser dans mes yeux à cet
instant.
— Bon, OK, deux et demie, marmonne-t-il.
Il appuie sur un bouton de la télécommande, et une photo se fige sur
l’écran. Si je n’étais pas aussi en colère contre lui, j’aurais éclaté de rire
devant l’ancienne version de Roméo qui me fait face. Plus jeune, plus
joufflu, un visage d’enfant et surtout cette fameuse mèche à la Justin Bieber
qui lui retombe sur le front.
— Il faut remonter à mon adolescence pour tout comprendre. Pendant
tout mon collège et durant ma seconde, j’ai été ce mec invisible et timide,
caché derrière ses cahiers, que personne ne remarquait. Rachel, elle, avait
toujours été l’opposé : belle et assurée, elle était celle qu’on enviait et que
tout le monde voulait avoir comme amie. Il m’était impossible de
m’imposer à côté d’elle et son charisme naturel. Je nourrissais un vrai
sentiment d’infériorité que mon père entretenait. Barbara, qui avait deux
ans de plus que nous, arrivait à avoir confiance en elle mais souffrait de
toute la place que prenait Rachel dans nos vies.
Quand il en parle, cette période paraît loin… Il dit que Barbara est sa
grande sœur… D’après ce qu’il m’a dit, cela fait quatre ans que Rachel est
dans le coma… Rien ne coïncide avec l’âge qu’il est censé avoir.
— C’est en première que cette situation a changé.
Il fait apparaître une autre photo, de son ex et lui.
— J’ai rencontré Vanessa. Elle était bien plus populaire et appréciée que
moi, et quand elle s’est intéressée à moi, elle m’a sorti de l’ombre. Elle m’a
aidé à me trouver et je suis tombé fou amoureux d’elle. Notre relation
marchait bien, malgré les critiques quotidiennes que Rachel nous adressait.
Ma jumelle était une vraie plaie : jalouse, possessive, capricieuse et
mauvaise, elle ne cherchait pas à me faciliter la vie. Puis il y a eu l’accident,
tu connais déjà l’histoire. Nous devions rentrer en terminale quand c’est
arrivé. Ma famille était détruite, je ne me sentais plus désiré, donc je ne suis
pas allé en cours à la rentrée, ni après. Barbara a fait une pause dans ses
études, parce qu’il lui était impossible de se concentrer sur autre chose. Tout
partait en lambeaux. Et puis il y a eu cette fille, une voisine, qui a perdu son
père peu après l’accident de Rachel… J’ai voulu l’aider, même si Barbara
essayait de me convaincre qu’il fallait d’abord que je m’occupe de moi. J’ai
passé du temps avec elle, à jouer le rôle de quelqu’un que je désirais être :
charmeur et drôle, dont la présence est réconfortante. Barbara m’a vu user
de l’affectif avec cette voisine pour l’aider à aller mieux, et nous séparer
sans douleur quand j’ai décidé de quitter mes parents pour aller vivre à
Paris. C’est de là qu’est venue l’idée des missions.
— Et Vanessa ?
Comme il semble m’avoir menti sur son âge, je ne sais pas de quand date
leur histoire. Ce qui est sûr, c’est que vu son attitude avec elle, elle compte
encore énormément pour lui.
— Je me suis éloigné d’elle après l’accident de Rachel, au fur et à mesure
que je changeais. Elle ne voulait pas me quitter pour autant, même si notre
couple avait peu de chances de se relever. Mais quand je lui ai parlé de
commencer les missions, elle était complètement contre, évidemment. Elle
a compris les arguments que je lui ai exposés, mais elle refusait de s’infliger
ça : voir son copain séduire d’autres filles, même si ce n’était pas à des fins
amoureuses. Je comprenais, je n’avais pas envie de la perdre, mais ce que
j’avais ressenti en portant secours à ma voisine était trop fort, trop
ressourçant pour que je renonce à éprouver encore ces sensations. Elles me
permettaient d’oublier ma douleur et de me sentir comme quelqu’un d’utile
et de moins abominable. Alors nous nous sommes séparés… Si je tenais à
sauver d’autres filles, c’est parce que…
— Tu n’as pas pu sauver Rachel, complété-je.
Il acquiesce en déglutissant. Je commence à comprendre en quoi
consistent ses missions et pourquoi il a choisi d’exercer ce métier, mais je
ne fais toujours pas le lien avec son comportement avec moi. Certes, il m’a
aidée, mais ce n’était pas du petit flirt innocent entre nous. Quand il s’est
détaché de moi, je n’ai pas simplement été triste : ça m’a bousillée.
En vérité, Roméo n’a jamais guéri. Il n’a jamais su comment faire. Alors
il panse les blessures des autres, en se donnant l’illusion qu’il referme ses
propres plaies de cette façon.
— Barbara m’a aidé sur toutes les missions. C’est une fouineuse
professionnelle, elle s’occupait de récolter un maximum d’informations
pour faciliter mes approches. Avant ta mission, elle restait normalement en
retrait et mes cibles ne la connaissaient pas. C’était inédit de venir au lycée
avec moi pour te rencontrer. Il y a eu huit adolescentes avant toi, et ces
missions ont toutes été des succès.
Il fait défiler huit visages. Ceux de ses précédentes cibles. Je les regarde
en pensant ressentir un quelconque lien avec elles, puisque nous avons
toutes vécu l’entrée planifiée de Roméo dans nos vies. Mais elles ne
ressemblent qu’à des inconnues, et je ne comprends pas comment elles ont
pu trouver le bonheur après que Roméo les a quittées.
— Les proches qui m’avaient engagé étaient ravis de mon boulot et du
bonheur de mes cibles, et ils recommandaient mes services à leur entourage,
continue Roméo. C’est comme ça que marchait mon business, par le
bouche-à-oreille.
— Et c’est comme ça que ma mère t’a engagé, dis-je, amère.
— Oui, c’est ça. Au départ, quand elle m’a expliqué la situation, je me
suis directement dit que cette mission n’était pas pour moi. Tu n’étais pas
émotionnellement fragile, tu semblais simplement traverser une mauvaise
passe. Et puis ta mère a eu des arguments convaincants et je me voyais mal
refuser une mission… Le défi était grand, mais pas impossible. Je pense
que j’aurais pu réussir, parce que tu as vraiment su te libérer petit à petit.
Mais j’ai laissé mes sentiments prendre le dessus et je me suis perdu dans
ma profonde affection pour toi. J’ai toujours été moi-même avec toi, je ne
jouais aucun rôle, et c’est ce qui m’a effrayé plusieurs fois. Tu étais
tellement intrigante, et j’ai aimé la personne que je devenais à tes côtés…
J’ai enfin eu l’impression de me retrouver. Et je suis tombé amoureux de
toi, Héloïse-avec-un-H. C’était la règle interdite, tu étais le fruit défendu,
mais j’ai plongé dans le gouffre la tête la première. Et malgré tout ce qu’il
s’est passé, malgré le mal que je t’ai fait, je n’arrive pas à regretter mon
amour pour toi.
Une larme roule sur ma joue devant la dernière photo. Il s’agit du dessin
qu’il a fait de moi. Roméo me tend la version originale, et je fais glisser le
papier rugueux entre mes doigts en observant ses coups de crayon habiles.
— Au fond de toi, tu sais que ce qu’on a vécu était réel. J’ai plusieurs
fois pris peur. Il faut aussi que tu saches que je revoyais Vanessa au début
de ta mission, depuis deux ans. On n’était pas en couple, parce que j’étais
incapable de lui apporter l’amour qu’elle méritait, mais on couchait
ensemble… J’ai tout arrêté quand c’est devenu sérieux entre nous. Je
sentais que je faisais quelque chose de mal, justement parce que j’étais
sincère avec toi.
— Attends… Tu as quel âge ?
— Vingt et un ans.
Mes yeux s’écarquillent. Je me doutais que Roméo avait plus de dix-sept
ans, mais vingt et un… Je comprends mieux cette maturité étonnante que je
lui ai toujours trouvée, et son recul face à certaines attitudes lycéennes
puériles. Ses vraies années de lycée sont loin.
— Je sais que ce que j’ai fait est difficilement pardonnable. Mais il faut
que tu me croies quand je te dis que je n’ai jamais voulu te blesser. Tout ce
que je voulais, c’était t’aider, même si cet objectif n’est pas forcément
atteint. Et je sais que tu souffres de ne pas savoir qui je suis… Mais même
si le contexte de notre rencontre était biaisé, tu en sais bien plus sur moi que
la plupart des gens. Et tous les post-it collés au mur vont t’apporter des
réponses.
À peine consciente, je me lève et observe les mots qui tapissent les murs.

J’ai été fan de Twilight durant mes années collège


(ne te moque pas).

Je voulais devenir avocat quand j’étais au lycée.

Je déteste regarder le sport à la télé.

Barbara est la sœur la plus chiante qui puisse exister,


mais je ne sais pas ce que je ferais sans elle.
Elle est mon pilier et c’est elle qui me remet toujours les idées en place,
de façon plus ou moins agressive.

Après l’accident de Rachel, je me pensais incapable d’aimer.


Tu m’as prouvé le contraire.

J’adore Queen, moi aussi. Il y a juste Bohemian Rhapsody


que je n’arrive plus à écouter. Mais j’espère que ça changera.
Je dois passer une bonne demi-heure à lire toutes les notes à propos de
lui. Certaines me font sourire, d’autres froncer les sourcils, et quelques-unes
m’arrachent des larmes – au point où j’en suis…
Une fois que je suis sûre de toutes les avoir découvertes, je me tourne
vers Roméo. L’air anxieux, il détaille chacun de mes mouvements, tentant
d’en déduire quelque chose. Je m’approche de lui et l’enlace fort. Il me rend
mon étreinte, tout de même sur la réserve. Il doit sentir mon désespoir et
comprendre que ce n’est pas forcément bon signe.
— Merci pour tout ça. Je comprends mieux l’enjeu de ton métier, et je te
crois.
— J’ai arrêté les missions, au cas où tu en douterais, chuchote-t-il à mon
oreille, comme si ça pouvait tout rattraper.
Je m’écarte de lui, la vue brouillée.
— J’aurais aimé pouvoir passer au-dessus de ça… mais c’est impossible.
Roméo, toute notre histoire est fondée sur un mensonge…
— Je sais. Je comprends.
Il baisse la tête, vaincu. Je relève son visage vers moi, le cœur lourd.
— Tu n’as pas échoué. Tu m’as aidée, réellement, et tu es ce qui m’est
arrivé de mieux depuis longtemps. J’espère que tu t’autoriseras à être
heureux, parce que tu le mérites vraiment.
J’ai le sentiment que je ne suis pas la première à lui dire de tels mots,
mais j’espère être celle qu’il croira.
— Il a fallu que la seule fille qui me fasse me sentir bien soit une de mes
cibles… murmure-t-il.
— Je regrette.
— Pas autant que moi.
43. Rosie

Héloïse

J e souris toute seule dans la rue en recevant une photo de Lina sur les
pistes. Cette veinarde a la chance de profiter de l’air de la montagne pour
se ressourcer durant les vacances de février, tandis que je reste à ruminer
dans le froid parisien, sans l’ombre d’un flocon de neige autour de moi.
Une voiture klaxonne alors que je traverse la route. J’hallucine !
— Va voir un ophtalmo parce qu’il y a de grandes chances pour que tu
sois daltonien, abruti : c’est vert pour les piétons !
Étonnamment, crier sur quelqu’un est ressourçant et m’apporte un peu de
chaleur. En fait, je me rends compte que c’est toujours sympa d’engueuler
quelqu’un quand on est sûr d’avoir raison.
En m’engageant sur le trottoir après avoir traversé cette fichue route,
mon téléphone à la main, je fais défiler les commentaires sous mon dernier
article. J’ai ouvert un blog, il y a peu. J’y publie régulièrement, presque tous
les jours, des textes avec mon opinion sur un sujet actuel. Je dis parfois des
bêtises – souvent même – mais ce qui est génial, c’est quand ce sont des
personnes de ma communauté qui m’expliquent en quoi j’ai été idiote.
Pouvoir échanger aussi librement et facilement avec des gens bienveillants
est la meilleure façon de progresser et d’améliorer ma personne – il y a
encore du boulot. Évidemment, j’ai aussi des retours de la part d’abrutis,
mais j’arrive maintenant à les ignorer sans que ça m’atteigne trop. Il faut
dire que ce genre de commentaires est inévitable, surtout quand son blog a
pour nom « Je suis une pute ». Un peu provocateur, vous dites ? Moi, je
trouve ça sympa.
Cette large communauté m’aide énormément. Elle est un vrai refuge au
quotidien : dès que j’ai un coup de blues, je file sur les réseaux sociaux pour
lire les messages de mes abonnés, le meilleur réconfort que je connaisse. Ils
ne savent pas à quel point ils me sont indispensables, et combien leurs
compliments sur ma personnalité me touchent. J’ai élargi mes réseaux à
Instagram et Facebook en plus de Twitter, pour pouvoir toucher un
maximum de personnes. Nous sommes de plus en plus nombreux dans la
« Je suis une pute Zone », un nom que j’ai approuvé quand on me l’a
suggéré.
Je suis interrompue dans l’une de mes réponses à un commentaire par la
réception d’un nouveau message. Je ne réfléchis pas, ce geste est devenu
machinal à présent, et je vais directement le découvrir.

› Roméo : J’ai raté mon permis la première fois


parce que mon inspectrice avait un fessier énorme,
le plus gros que j’aie jamais vu. J’ai passé l’examen
à me demander comment elle avait pu entrer dans la voiture.

J’éclate de rire, m’attirant les regards curieux des passants à côté de moi.
Tous les jours, Roméo m’envoie un message contenant une anecdote du
genre sur sa vie, pour continuer dans la lignée des post-it. Le lendemain de
tous ses aveux, il m’a envoyé un premier message en m’annonçant qu’il
ferait ça tous les jours. Qu’il ne renoncerait pas à notre histoire aussi
facilement et qu’il était sûr que ça pouvait marcher. Pour rattraper tous ses
mensonges, il me fait part de toutes les choses que je ne sais pas sur lui.
Comme chaque jour, l’envie de lui répondre me démange. Mais je me
retiens. Je le ferai quand je serai prête, en espérant que ce jour arrive au plus
vite.
Détrompez-vous, j’ai vraiment essayé de tourner la page et d’oublier
Roméo pendant ce mois d’isolement… Bon, d’accord, j’ai vraiment essayé
pendant au moins cinq minutes. Mais une fois que j’ai compris qu’il n’avait
jamais voulu me faire de mal, ce que m’a confirmé ma mère quand j’ai
finalement accepté de l’écouter, lui en vouloir est devenu difficile. La pilule
n’est toujours pas tout à fait passée, mais je ne suis plus en colère contre lui.
J’ai vite compris qu’oublier Roméo était mission impossible – sans mauvais
jeu de mots. Je pouvais seulement apprendre à vivre avec son souvenir.
Mais moi aussi, j’ai le sentiment que notre relation n’est pas terminée. Et
j’espère qu’un jour, quand toute la rancœur aura disparu et que je serai
disposée à lui refaire confiance, on se retrouvera.
Quant à ma relation avec ma mère… C’est tendu, mais en progrès. Je suis
rapidement revenue à la maison et nous essayons d’installer de vraies
discussions, même si ça n’est pas facile. J’essaie davantage de la
comprendre, elle essaie davantage de me comprendre, et je crois que nous
sommes sur la bonne voie.
J’entre dans le café dans lequel j’ai donné rendez-vous à Barbara. Elle a
tout de suite accepté ma requête quand je lui en ai parlé au téléphone.
J’appréhende un peu de la revoir, maintenant que je suis au courant des
missions et du fait qu’elle n’a jamais été une simple élève dans ma classe.
Je la repère, accoudée au bar. Elle me sourit immédiatement en me
voyant approcher.
Je me contente moi aussi d’un sourire pour la saluer. Je ne me vois pas
vraiment lui embrasser les deux joues…
— Elle est déjà là, m’indique-t-elle.
Elle non plus n’a pas l’air d’avoir envie qu’on s’attarde avec des
banalités.
Je suis le doigt de Barbara, qui désigne une jolie rousse de l’autre côté du
bar. Il s’agit de Rosie, la huitième cible de Roméo… Celle qui m’a
précédée.
— J’ai convaincu sa tante de l’amener ici, mais tu ne dois pas gaffer,
Héloïse. Aucun mot sur les missions, je te rappelle que Rosie était une
réussite et qu’elle ne s’est jamais douté de quoi que ce soit concernant
Roméo.
Je hoche la tête en déglutissant. Ne pas commettre d’impair ne va pas
être évident, mais je ne vais certainement pas saboter le travail qui a été fait,
surtout si Rosie est heureuse aujourd’hui.
Après réflexion, je me suis dit que voir Rosie et les effets bénéfiques de
la mission sur elle serait le meilleur moyen de pardonner à Roméo.
Contacter Barbara pour qu’elle m’aide m’a paru être la solution la plus
simple.
Je m’avance vers Rosie, la boule au ventre. Le plus naturellement
possible, je me penche par-dessus le bar juste à côté d’elle pour commander
une boisson. Là, je fais exprès de laisser s’attarder mon regard sur elle, ce
qui l’interpelle.
— Excuse-moi, dis-je avec un faux rire nerveux, mais tu me dis vraiment
quelque chose…
— Je ne crois pas qu’on se soit déjà croisées.
Elle me sourit poliment, comme si elle avait peur de me froisser.
— Attends… Mais si ! Il me semble que Roméo m’avait montré une
photo de toi, un jour, quand il m’avait parlé de toi.
Pour l’approche subtile, c’est plutôt raté.
Son regard s’éclaire à l’énonciation de ce prénom.
— Oh mon Dieu, tu connais Roméo ? Comment va-t-il ?
Un peu troublée par son enthousiasme, je tente de rester naturelle.
— Il va très bien !
— Oh, c’est super ! Euh, ça te dirait qu’on s’assoie pour en parler
quelques minutes ? J’aimerais beaucoup avoir de ses nouvelles.
C’est la meilleure proposition que je pouvais espérer, et même si elle me
surprend, je ne vais certainement pas refuser.
J’acquiesce tandis que Rosie se tourne vers sa tante, derrière elle, pour lui
demander de l’attendre quelques minutes. Celle-ci sourit à sa nièce, mais le
regard d’avertissement qu’elle me lance ensuite ne m’échappe pas. J’ai
intérêt à ne pas gaffer.
J’observe chaque geste de Rosie : son mouvement serein quand elle retire
son écharpe, son air attendri en voyant passer un enfant à côté d’elle… On
ne dirait pas qu’elle a perdu ses parents dans un accident auquel elle a
assisté, et qu’elle sort d’un stress post-traumatique important. Quand
Barbara m’a expliqué ce qui lui était arrivé, je pensais voir des fissures chez
cette fille, ou au moins les apercevoir.
— Comment as-tu rencontré Roméo ?
Soudain, je me demande quel âge Roméo a prétendu avoir auprès d’elle.
Je ne peux pas risquer de dire que je l’ai rencontré au lycée. Bordel, j’aurais
dû mieux me renseigner…
— Euh… je… c’est que…
— Vous êtes ensemble ?
Elle pose la question le plus naturellement du monde avant de boire une
gorgée de son café, me regardant avec bienveillance, tandis que je manque
de recracher mon Coca.
— Ne fais pas cette tête, rit-elle. Connaissant son honnêteté, Roméo a dû
te dire qu’il s’était passé quelque chose entre nous, mais c’était assez
innocent. Il m’a embrassée une fois et ça n’avait rien d’intense, si tu vois ce
que je veux dire. Je n’aurais jamais pu lui apporter ce dont il avait besoin, et
je n’étais certainement pas prête pour une relation de couple, mais je suis
heureuse s’il a réussi à trouver tout ça avec toi.
Waouh… J’avoue que j’ai toujours eu des doutes sur la dernière étape des
missions de Roméo : celle où il quitte ses cibles sans les faire souffrir. Ça
me paraissait difficile qu’un départ ne les blesse pas après des mois de
séduction. Il faut croire qu’il est vraiment très doué et qu’il avait raison en
disant qu’il sait manier la séduction d’une façon particulière.
— Vraiment, tu es sûre que ça ne te gêne pas ?
— Non, pas du tout. Roméo m’a tellement aidée… Il m’a redonné goût à
la vie et m’a fait comprendre que je voulais m’en sortir. Que je voulais
grandir, faire des études et profiter de mon existence. Que la douleur était
supportable et qu’il était possible d’en tirer quelque chose de bénéfique.
Tout ça en étant tendre et affectueux avec moi, en m’approchant
suffisamment calmement pour que je ne prenne pas peur… Quand il m’a dit
qu’il devait retourner en plein centre de Paris pour reprendre le lycée, j’ai
eu mal, au début. Et puis je me suis rappelé tout ce qu’il avait fait pour moi,
et je me suis dit que ce serait égoïste de l’enchaîner à moi alors qu’une belle
vie l’attend, j’en suis sûre. Et puis j’allais déjà beaucoup mieux.
C’est marrant, parce que Roméo est particulièrement doué pour donner
des conseils sur comment gérer la douleur, mais il ne se les applique pas à
lui-même.
— Et jamais il ne t’a fait du mal ?
— Du mal ? Déjà, il était difficile de m’en faire vu comme j’étais détruite
– j’avais atteint le summum de la souffrance –, et sa présence ne m’a fait
que du bien.
Devant mon air embarrassé, elle fronce les sourcils.
— Pourquoi, il t’a fait du mal ?
J’ouvre la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, prise de court.
— Ne lui en veux pas trop longtemps… Je suis sûre qu’il regrette. Il aime
tellement aider les gens qu’il doit énormément culpabiliser. Roméo est une
personne en or, ce serait bête de ne pas lui pardonner, quoi qu’il ait fait.
Alors là, je n’ai pas l’impression qu’on parle du même Roméo. Je suis
d’accord, c’est quelqu’un de bien, mais dans sa bouche on dirait un ange
tombé tout droit du ciel. Il ne faut pas oublier que Roméo a un sacré
caractère qui peut être parfois exaspérant.
Mais il ne lui a sûrement pas montré cette facette de lui. Il a dû se forger
un personnage qui serait le plus susceptible de pouvoir approcher et séduire
Rosie.
— Tu as sûrement raison… Je vais y réfléchir. Merci, Rosie, je vais
devoir y aller…
J’ai récolté les informations que je souhaitais, qui prouvent que Roméo a
toujours eu de bonnes intentions, mais je commence à me sentir mal à
l’aise.
— Oh oui, bien sûr ! Je dois t’accaparer avec toutes mes questions, je
suis désolée…
— Non, non, la rassuré-je. C’était un plaisir de parler avec toi, vraiment.
Avec un dernier sourire, j’enfile mon manteau. J’adresse un signe de la
main discret à l’intention de Barbara en sortant du bar, en même temps que
j’articule un « merci ».
Maintenant, j’ai tous les éléments en main pour essayer de pardonner à
Roméo. Et peut-être qu’un jour, s’il est assez patient… peut-être qu’un jour,
ce sera à notre tour d’être heureux.
Épilogue

Roméo

Sept mois plus tard.

S
oupirant une énième fois, j’entre dans ce foutu bar. Je peux presque
entendre le bruit des aiguilles de mon horloge mentale me rappeler le
temps précieux que je perds en venant ici au lieu de réviser.
Les études de droit, c’est l’horreur. Enfin, pas vraiment, c’est très
intéressant et je ne regrette pas d’avoir bossé comme un taré pour décrocher
ce maudit bac et intégrer cette fac, mais tout ce que j’ai à apprendre par
cœur va me faire exploser. Pourtant, prendre les cours de terminale par
correspondance était une tâche difficile et j’ai eu du mal à être aussi
autonome. Peut-être qu’au final, ce qui m’insupporte le plus, c’est de voir
du monde après tant de mois de solitude : connaissant mon asociabilité
légendaire, ce n’est pas impossible.
Contre toute attente, je me suis quand même fait un pote durant ce
premier mois à la fac. Il s’appelle Vincent et je dois dire qu’il me fait bien
marrer. Il est au moins aussi mystérieux que moi, ce qui ne donne pas lieu à
de grandes discussions très profondes, mais c’est ce dont j’ai besoin pour
l’instant. Nos meilleurs moments sont ceux où il me raconte les maladresses
de sa sœur, Victoire, qui est une vraie calamité et qui se tape la honte la
moitié du temps.
Si je dois faire une pause dans mes révisions aujourd’hui, c’est à cause
d’une harceleuse qui ne cesse de m’appeler depuis une semaine. Une
femme qui veut absolument me rencontrer pour parler de mes « services ».
J’ai eu beau lui répéter que je ne faisais plus de missions, elle n’avait pas
l’air de comprendre et insistait. Peut-être qu’un refus de vive voix sera plus
significatif.
Je promène mon regard dans le bar quand il tombe sur une fille, assise à
une table, qui me fait un signe de la main. Apparemment, elle sait à quoi je
ressemble. Elle a dû beaucoup se renseigner, donc comment se fait-il
qu’elle me croie encore agent séduction ?
Je réprime mon agacement et la rejoint. Elle m’accueille d’un large
sourire que je ne lui retourne pas. Je ne compte pas m’attarder, alors autant
annoncer la couleur d’entrée de jeu.
— Merci d’être venu, débute-t-elle.
— Vous ne m’avez pas vraiment laissé le choix.
— C’est parce que j’ai vraiment besoin de vos services. J’ai une amie
qui…
— Je vais vous dire à voix haute ce que vous ne semblez pas comprendre
par messages : j’ai arrêté mon activité. Je ne fais plus de missions
séduction. Je ne suis plus qu’un étudiant en droit de presque vingt-deux ans
qui ne souhaite pas perdre encore plus de temps et terminer ses études à
quarante ans.
Mon ton sec n’a pas l’air de l’atteindre. Elle garde les mains croisées sur
la table, concentrée sur mon visage. Généralement, j’avais affaire à des
adultes, mais cette fille semble être plus jeune que moi.
— J’ai compris ce que vous m’avez dit. Mais je pense que la mission que
j’ai à vous proposer peut vous intéresser.
— Bon, écoutez, je ne sais pas en quelle langue il faut vous le dire, mais
c’est non. Si vous voulez tout savoir, ma dernière mission s’est très mal
terminée et j’ai beaucoup fait souffrir la fille en question. Vous feriez mieux
de laisser tomber.
— Justement, ma mission consiste à vous faire rattraper cet échec.
Je fronce les sourcils, incrédule. Mais qu’est-ce qu’elle est en train de me
raconter ? Ça n’a aucun sens et je ne vais pas tarder à me tirer loin d’ici et
de cette folle.
— Un échec qu’il serait idiot de laisser passer. J’ai rencontré Héloïse
parce que nous sommes dans la même école de journalisme, et tu ferais bien
de ne pas laisser filer ta chance de la reconquérir. Enfin, tu devrais aller la
voir, elle te l’expliquera mieux elle-même.
Je suis son regard jusqu’au bar. Mon cœur tressaute, s’accélère, s’arrête,
puis bat plus fort.
Une image que j’ai espéré voir pendant des mois se présente enfin à moi.
Héloïse, assise sur un tabouret de bar, me sourit. Elle n’a pas vraiment
changé et pourtant elle me semble différente. Sa chevelure est toujours
interminable, mais ses boucles paraissent plus ordonnées. Sa peau est plus
bronzée, certainement grâce à ses vacances de l’été dernier. Et surtout, elle
semble en bien meilleure forme que la dernière fois que je l’ai vue.
— Alors, qu’en dis-tu, Roméo ? Tu acceptes cette mission ?
— Est-ce que j’ai vraiment besoin de répondre ? dis-je sans quitter
Héloïse des yeux.
La fille en face de moi rit, mais je ne reste pas pour l’écouter, et je me
dirige vers celle qui m’a affreusement manqué. Je dois me retenir de la
serrer contre moi en arrivant à sa hauteur. Je m’efforce de poursuivre son
petit jeu. Son air malin me fait clairement comprendre qu’elle est satisfaite
de son coup.
— Tu ne pouvais pas revenir simplement, hein ?
— Ça n’aurait pas été drôle. Et te voir énervé est toujours amusant.
Je prends place sur le tabouret à côté d’elle, nos genoux se frôlant. Je ne
peux m’arrêter de sourire, parce que, bordel, la revoir est encore mieux que
ce que j’imaginais.
— Désolée, c’était un peu nul comme technique d’approche, grimace-t-
elle.
Je ris en me rappelant lui avoir dit exactement la même chose le jour de
notre rencontre.
— Je ne te le fais pas dire.
— J’espère que c’est rattrapable… Et qu’en tant que futur avocat, tu ne
me jugeras pas trop sévèrement.
— Il va falloir que tu fasses tes preuves.
Elle se mord la lèvre en souriant, et son corps se penche peu à peu vers le
mien.
— Je suis à l’origine d’un mouvement qui s’appelle « Je suis une pute »
sur le net.
— Alors ça, c’est intéressant.
J’esquisse un semblant de sourire pervers, ce qui la fait glousser.
— Mais il faut que tu saches que si tu t’engages avec moi maintenant, tu
vas être enchaîné et je ne te laisserai pas partir de sitôt.
— Ça tombe bien, j’adore être enchaîné.
Héloïse me donne une tape amusée sur le torse, et ce simple contact fait
naître une vague de bonheur au fond de moi.
— Et depuis le temps que j’attends ça, ajouté-je, j’ai hâte de pouvoir
enfin profiter de toi. En tant que… petite amie ?
— Oulà, ralentis, je ne te connais pas encore très bien malgré cette
multitude de messages remplis d’anecdotes loufoques. Je ne connais même
pas ton nom.
— Roméo, dis-je en lui tendant une main.
Elle attrape ma poignée de main ferme, très solennelle. Mais au lieu de la
lâcher au bout de deux secondes, sa main s’attarde dans la mienne, et je
joue avec ses doigts sans cesser de la dévorer des yeux.
— Et toi, tu vas te décider à me dire ton nom ?
— Héloïse. Héloïse avec un H, c’est important.
C’est à mon tour de rire en me délectant de retrouver notre jeu de
séduction. En me délectant de la retrouver, elle, maintenant que tous nos
problèmes sont derrière nous et que nous avons la possibilité d’être
heureux. Ensemble.
— Enchanté, Héloïse-avec-un-H.
Remerciements

Waouh… Mettre un point final à ce livre n’est définitivement pas facile.


Mais je sais, au fond de moi, qu’il est temps que Roméo et Héloïse prennent
leur envol, et je suis très heureuse que toi, cher lecteur, tu aies pu découvrir
leur histoire.
Étonnamment, j’ai l’impression de devoir remercier bien plus de
personnes que pour mes deux premiers romans. Certainement parce que
Mission Séduction a une valeur toute particulière pour moi. Durant mes
trois années de lycée, j’ai été confrontée, directement ou non, aux
jugements décrits par Héloïse. J’ai assisté à la construction de ce genre de
réputation destructrice, à l’évolution des personnes concernées qui
finissaient par croire aux insultes qu’on leur adressait. En pleine période de
montée du féminisme, je ne comprenais pas comment on pouvait insulter
les filles de cette manière ; pire, comment les filles, entre elles, pouvaient se
montrer aussi puériles. Comment une vie sexuelle pouvait devenir un critère
pour juger une personne, comment on pouvait se permettre de juger tout
court de manière aussi dure. Plus que jamais, je me suis rendu compte qu’il
était primordial de s’entourer des bonnes personnes. D’amis qui nous tirent
vers le haut et qui sont capables de nous écouter sans émettre le moindre
jugement – mais capables aussi de nous remettre à notre place. Alors on a
qu’à commencer par là.
Elisa, c’est à toi d’ouvrir le bal. Tu as été la première à lire les débuts de
Mission Séduction et à me faire les premiers retours, tu as vu Roméo et
Héloïse naître petit à petit. Tu m’as encouragée et soutenue dans mes
projets, toujours fidèle au poste. Manon, ne sois pas jalouse, je peux en dire
autant de toi. Tu as été mon rayon de soleil quotidien au sein de cette filière
scientifique dans laquelle on s’est un peu égarées – ne le nions pas – et je ne
pourrai jamais assez te remercier pour être le fabuleux petit bout de femme
que tu es. N’oublie jamais ton bonheur parce que tu es l’une des personnes
de mon entourage qui mérite le plus d’être heureuse. Toutes les deux, vous
m’avez offert la plus belle amitié dont je pouvais rêver pendant mes années
de première et terminale, et je ne pourrai jamais assez vous remercier pour
ça.
Vous êtes beaucoup à avoir partagé cette aventure, et soudain je me sens
incapable de tous vous citer. Mon noyau : Céline, Amélie, Rémi, Perrine,
Ninon… Vous savez tous à quel point ce roman est un aboutissement pour
moi.
Mes chers parents, je ne vous oublie pas. Que vous le croyiez ou non,
vous avez joué un grand rôle dans l’écriture de ce roman. Vous m’avez
inculqué des valeurs solides qui m’ont permis de m’épanouir et de définir
quelle personne je voulais être, quels combats je voulais mener. Vous
n’hésitez jamais à me montrer votre fierté et c’est grâce à vous que je
cherche toujours à me dépasser. Maman, c’est le premier livre que tu
découvres sur papier et dans sa version finale… J’espère qu’il t’a plu et
qu’il t’a touchée. Je sais que tu es la plus à même de percevoir avec quelle
émotion je l’ai écrit.
Mes lecteurs adorés, c’est à votre tour ! Peut-être que vous avez le
sentiment d’avoir moins participé à l’aboutissement de ce projet, mais c’est
faux. Même si c’est le premier roman que je ne publie pas préalablement
sur Wattpad et que je n’ai pas eu vos retours à chaque chapitre, vous étiez
là. Alors même que vous n’aviez pas connaissance de ce manuscrit, je
l’écrivais en pensant à vous, à vos réactions. Vous étiez à mes côtés, et
recevoir votre soutien me motive toujours énormément. Je me suis inspirée
de toutes vos confidences sur Instagram, de nos lives déjantés, de vos
expériences à l’école qui vous révoltaient. Le déclic est arrivé quand, un
été, le père d’une lectrice m’a remerciée en personne de ce que je faisais
pour sa fille. Il m’a simplement remerciée de publier sur Internet et d’offrir
une échappatoire aux adolescentes qui en avaient besoin. C’est à ce moment
que j’ai compris que je voulais aller plus loin, dénoncer des choses. Je
voulais que mes lecteurs se retrouvent dans mes discours et qu’ils puissent
s’identifier aux personnages, qu’ils se sentent proches d’eux. Et j’ai l’espoir
que l’histoire d’Héloïse fasse du bien à certains. Que vous vous rendiez tous
compte que vous pouvez choisir qui vous voulez être, et que le jugement
des autres ne doit pas vous empêcher d’atteindre vos objectifs. Chacun est
libre d’être différent et c’est ce qui est beau dans l’espèce humaine.
Enfin, un grand merci à l’équipe d’Hachette Romans pour me donner ma
chance une troisième fois. Vous avez eu foi en ce nouveau projet et,
ensemble, nous avons fourni les efforts nécessaires pour perfectionner ce
roman. J’espère que vous êtes aussi fiers que moi du résultat. Merci de
votre écoute, de votre rigueur et de votre attention.
Et enfin, merci à tous de m’avoir lue, d’avoir donné leur chance à mes
personnages. Le plus bel hommage que vous puissiez leur faire est de vivre
votre vie pleinement comme eux s’apprêtent à le faire.

Je vous aime,
Laurène

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