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Photo : © KieferPix/Shutterstock
ISBN : 978-2-01-707844-9
Roméo
Voilà autour de quoi tourne mon monde ces quatre dernières années. Sur
huit missions, aucune n’a échoué. Mon métier est un moyen de me sentir
utile, une activité enrichissante, qui n’apporte que du bien. Officiellement,
je suis garde du corps, le métier « d’agent séduction » ayant été inventé de
toutes pièces par ma petite personne. J’ai créé ma propre entreprise qui
compte une seule employée : Barbara, ma grande sœur et mon acolyte. Je
ne serais pas arrivé jusqu’ici sans sa présence, ses connaissances et son
professionnalisme. Intérieurement, je la remercie tous les jours d’avoir
délaissé ses études – peu épanouissantes – pour se lancer dans cette folle
aventure avec moi. Évidemment, mon ego prend bien trop de place pour
que je prononce ces remerciements à voix haute.
Sans aucun diplôme, je parviens donc à gagner ma vie avec mon plus
gros atout : la séduction.
Comment la séduction peut-elle être un outil ? Ce n’est pas évident à
comprendre mais, une fois qu’on la maîtrise, c’est très efficace. La
séduction est un art qui demande une véritable écoute et une certaine
capacité à cerner la personne en face de soi. Un sourire charmeur et des
fossettes irrésistibles ne suffisent pas. Pour réellement séduire, il faut arriver
à déceler les faiblesses de l’autre, ses aspirations, ses envies, ses doutes, et
se conformer à son idéal. Je ne parle pas d’idéal amoureux – en tout cas pas
en ce qui me concerne – mais d’un super-héros capable de déceler
exactement ce dont cette cible a besoin. Son super-héros personnel qu’elle-
même ne saurait pas décrire. Celui que seul le séducteur invétéré réussit à
construire.
Mais la séduction est à double tranchant. Sombrer du côté obscur de la
force une fois la cible mise à nu est tentant. Une parole, un geste s’appuyant
sur ses peurs pourraient suffire à la détruire. J’ai décidé d’emprunter un
autre chemin et de rester dans la lumière. Si je veux connaître les peurs
d’une de mes cibles, c’est simplement pour pouvoir les atténuer. Si je veux
me métamorphoser en son prince charmant, c’est pour être sûr de la toucher
un maximum et gagner toute sa confiance. Ainsi, elle me croira quand je la
revaloriserai. Elle me croira quand je lui dirai que la vie vaut la peine d’être
vécue. Que se contenter de survivre n’est pas digne d’elle, qu’elle mérite
d’être heureuse, peu importe le poids de son passé. Elle s’attachera à moi,
mais elle s’attachera davantage à son bonheur. Et elle me croira quand, au
moment de la quitter, je lui dirai qu’elle est libre, indépendante, et que je
n’étais que de passage dans sa vie. Alors, je la serrerai une dernière fois
dans mes bras, puis je passerai à ma mission suivante.
Ça peut paraître tordu, mais étonnamment, ça marche. La relation basée
sur l’affection que je crée avec mes cibles leur donne l’impulsion dont elles
ont besoin. Mais c’est là qu’est le piège : savoir rester sur le chemin de
l’affection sans basculer dans le fossé de l’amour. Jusqu’ici, j’ai plusieurs
fois tourné autour mais je ne suis jamais tombé dedans. Cette activité est
rapidement devenue ma raison de vivre, ma seule motivation pour me lever
tous les matins. C’est la seule chose qui me fait penser que j’ai de la valeur
dans ce monde.
Voilà pourquoi la proposition de la femme en face de moi est comme une
attaque à mon métier et à mes principes – principes auxquels je tiens
particulièrement. Quand j’ai eu cette Mme Guillier au téléphone et qu’elle
n’a voulu me donner aucune information, je me suis douté qu’il s’agissait
d’une vaste blague. « Je préfère tout vous expliquer en face », m’a-t-elle dit.
Elle avait surtout peur que je refuse directement. C’est pour ça que je n’ai
pas voulu que Barbara m’accompagne à ce rendez-vous, à cause de mes
suspicions concernant les motivations de cette nouvelle cliente. Ma sœur est
plus conciliante que moi et elle est donc plus susceptible de se faire avoir
par de jolis mots bien choisis.
— Vous êtes-vous un minimum renseignée sur mon champ d’action,
madame Guillier ?
— Bien sûr. Écoutez, je sais que le cas de ma fille est loin d’être
extrême…
C’est le moins qu’on puisse dire.
— Je suis très admirative de ce que vous avez accompli auprès de ces
adolescentes. La façon dont vous procédez pour les aider sans qu’elles ne
subissent aucun chagrin d’amour… Je voudrais que vous fassiez pareil avec
Héloïse.
Je soupire. Je n’ai encore jamais refusé une proposition, mais ce que me
demande cette femme est impossible. J’use de mes talents de séduction sur
des adolescentes souffrant d’un choc émotionnel. Rosie, la dernière, était en
plein stress post-traumatique suite à l’accident de ses parents auquel elle
avait assisté. Elle ne cherchait pas l’amour, juste le bonheur. Le cas de
toutes les autres était similaire. Pour tomber amoureuses de moi, il aurait
fallu qu’elles aillent mieux. Et justement, je m’en vais quand elles vont
mieux, avant que le véritable sentiment de l’amour ne naisse entre nous.
Elles sont tristes, évidemment, mais je les quitte de façon douce. Elles s’en
remettent toujours, puisqu’elles sont bien plus heureuses qu’à mon arrivée.
En revanche, je ne saurais pas comment m’y prendre avec cette Héloïse.
Mon job n’est pas de remettre dans le droit chemin des filles à papa en
pleine crise d’adolescence. Si cette Héloïse n’est pas fragilisée
émotionnellement, ne présente pas la moindre trace de traumatisme,
accepter cette mission est risqué et contraire aux règles de base. À côté de
ça, il n’y a qu’à regarder l’appartement dans lequel je me trouve pour avoir
une idée du prix que cette dame est prête à payer pour sa fille chérie. Il faut
l’admettre, c’est tentant.
— Je comprends votre hésitation, Roméo, insiste Mme Guillier. Mais
Héloïse ne va pas bien. Elle a toujours été sarcastique et moqueuse au
quotidien, mais ce n’était pas pour cacher un mal-être intérieur, comme
maintenant. Elle rêvait il y a encore un an de faire des études de
journalisme, mais je ne l’ai quasiment pas vue étudier depuis sa rentrée en
terminale. Elle sort sans arrêt sans demander la permission et quand je veux
lui parler, elle se braque et m’envoie paître.
— Vous ne pensez pas qu’elle se comporte tout simplement comme les
jeunes filles de son âge ?
— Si Héloïse fonctionnait comme les autres, ça se saurait. Je voudrais
que vous l’aidiez, s’il vous plaît. Je suis prête à vous fournir tout ce dont
vous avez besoin. Elle a même coupé les ponts avec sa meilleure amie
qu’elle connaît depuis l’enfance…
La moue désespérée de mon interlocutrice est en train de me faire
flancher. Je n’arrive pas à croire que je me laisse convaincre. Moi qui me
croyais plus inflexible que Barbara…
— Je sais que vous n’avez pas achevé vos études, continue Mme Guillier
d’une voix douce. Ce serait pour vous l’occasion d’étudier dans un
excellent lycée privé, et je pourrais faire en sorte que des professeurs vous
prennent en charge et vous aident à décrocher votre baccalauréat.
— Je m’en sors très bien sans diplôme, je réponds froidement.
— Je m’en rends compte. Mais un jour viendra où vous ne pourrez plus
exercer ce métier, il vous faudra un plan de secours. J’assurerai tous les
frais de votre scolarité et je vous logerai dans un appartement de fonction,
en plus du salaire hebdomadaire.
Aussi buté que je puisse être, je suis obligé d’avouer qu’elle n’a pas tort
sur ce point. La suite de ma carrière est un sujet sensible, tout simplement
parce qu’au fond de moi je sais que je ne pourrai pas toujours être agent
séduction. Mais est-ce qu’aujourd’hui, à vingt ans, j’ai envie de me
retrouver dans un lycée huppé grouillant de gosses de riches insupportables,
juste pour séduire une fille rebelle ? Il faut dire que les avantages sont
tentants, et ils sont plus nombreux que les inconvénients.
— Donc si j’accepte, je devrai simplement la remettre dans le droit
chemin, et ensuite je serai libre ?
Le regard de Mme Guillier s’éclaire quand elle comprend que je suis en
train d’accepter.
— Oui, je ne vous en demande pas plus. Je sais que la vraie Héloïse
sommeille en elle. Il suffit de la réveiller.
— Il faudra aussi que ma sœur, Barbara, loge avec moi et m’accompagne
en cours, selon ce que nous déciderons. Elle est mon acolyte sur toutes les
missions.
— Je l’avais noté. C’est bon pour elle aussi.
Je me lève, lisse ma chemise et tends la main au-dessus du bureau.
— Très bien, dans ce cas nous avons un accord.
Ma nouvelle boss me serre la main, un sourire lumineux aux lèvres.
— Oh, et Roméo ! Cela me paraît évident, mais… ne lui brisez pas le
cœur.
Je souris d’un air confiant.
— Ne vous en faites pas pour ça, c’est ma règle d’or. Personne ne tombe
amoureux.
1. Première approche
Roméo
J’entre chez Vanessa sans toquer, comme à mon habitude. J’ai été ravi de
recevoir son message tout à l’heure, je ne pouvais pas rêver mieux que de la
voir pour décompresser.
— Vaness ?
Je dépose ma veste sur le meuble de l’entrée avant de m’avancer dans le
couloir. Elle m’attend dans le salon, à moitié allongée sur son canapé en
cuir, un verre de rouge à la main et habillée d’un peignoir court qui dévoile
ses longues jambes lisses. Elle m’observe avec ce petit sourire narquois que
j’aime bien. D’un seul coup, ma journée s’illumine.
Vanessa dépose son verre sur la table basse et se lève gracieusement. Elle
s’approche de moi à pas lents, le bruit de ses talons aiguille se répercutant
sur le carrelage.
— Je suis heureuse que tu sois venu, murmure-t-elle en jouant avec le col
de mon tee-shirt.
— Bonheur partagé.
J’avance mes lèvres mais elle ne m’offre qu’un baiser chaste. Je connais
Vanessa, elle souhaite me faire languir. Ce qui nous amène toujours à une
partie de jambes en l’air plutôt agréable.
— Ma nouvelle mission se déroule à Paris… Tu sais ce que cela
signifie ?
Elle se mordille la lèvre, les mains sur mon torse.
— Que tu vas me rendre visite plus souvent ?
— Exact.
Cette fois, Vanessa m’offre un vrai baiser, tellement langoureux qu’une
partie de mon corps réagit immédiatement. Vanessa est pour moi ce que
l’on pourrait appeler une sex friend, mais je n’aime pas lui associer ce
terme. Elle est bien plus que ça, c’est une ancienne petite amie que j’ai dû
quitter lorsque j’ai commencé mes missions, à seize ans. Elle m’en a voulu
pendant longtemps, puis elle a fini par comprendre. Depuis deux ans, nous
nous voyons pour faire l’amour, notre duo au lit fonctionnant
merveilleusement bien. Enfin, ce n’est pas comme si j’avais des points de
comparaison, elle a été ma première et ma dernière jusqu’à maintenant,
mais elle me suffit amplement.
— Tu m’as manqué, Roméo, me confie-t-elle en encadrant mon visage de
ses mains.
Ma dernière mission s’étant déroulée à Lagny-sur-Marne, il s’est avéré
bien plus difficile de se voir et nos entrevues se sont faites plus rares. En
dehors de ma sœur, Vanessa est la seule à connaître la vraie nature de mon
travail, mes autres connaissances pensent que je jongle entre plusieurs petits
boulots.
— Toi aussi, Vaness.
Une lueur que je connais bien s’allume dans son regard. Vanessa fait
tomber son peignoir, qui était son unique vêtement. J’ai beau le connaître
sur le bout des doigts, son corps provoque toujours le même effet sur moi.
Chaque courbe est parfaite, ses hanches, sa poitrine, sa taille de guêpe…
Vanessa est l’une des plus belles créatures de ce monde.
— Doux Jésus.
Elle rit alors que je m’empare à nouveau de ses lèvres, passant une main
dans sa chevelure blonde. J’ai gardé quelques expressions de mon éducation
catholique, qui ressortent dans certaines situations, ce qui l’amuse
beaucoup.
Faisant glisser mes mains dans son dos, je l’allonge sur le canapé, bien
décidé à évacuer mes frustrations de la journée dans ses bras.
2. Le nouvel élève
Héloïse
L e lycée. Ce lieu rempli d’élèves en plein dans cette fameuse période que
l’on nomme « l’adolescence ». Cette phase durant laquelle les caractères
secondaires se développent, c’est-à-dire que les gars sautent de joie
quand un poil apparaît sur leur torse et que les filles exhibent leur poitrine
dès l’instant où ça commence à pointer sous leur tee-shirt moulant. Sans
parler de leur libido exacerbée qui les transforme en bêtes assoiffées de
sexe, sans cesse à la recherche d’une relation charnelle qui pourrait non
seulement satisfaire leur ego, mais aussi leur donner un moyen de se vanter
auprès de tout le monde.
Vous l’aurez compris, le lycée est loin d’être mon meilleur ami.
Il n’empêche que c’est un lieu fascinant à observer pour quelqu’un
comme moi, qui ne comprends pas cette recherche permanente de la
popularité. Si l’hypocrisie était un crime, je n’imagine pas la longueur de la
liste des prisonniers, il resterait bien peu d’étudiants dans les salles de
classe. Remarquez, ce serait peut-être une solution au chômage des jeunes
diplômés.
Je descends du muret sur lequel j’étais assise après avoir rangé mon
carnet dans mon sac. Et je vous interdis d’imaginer un journal intime, c’est
simplement un carnet de bord qui sert de témoignage à une fille exclue de la
société. J’estime que chaque parole d’un être humain – même le plus idiot –
mérite de laisser une trace sur cette terre. D’où mon assiduité à tenir ce
journal de bord.
Je passe les bretelles de mon sac à dos sur mes épaules en dégageant mes
longs cheveux. Je m’enferme dans ma bulle, me focalisant uniquement sur
le bruit de caoutchouc de mes boots, puis je m’engage dans la grande allée
qui grouille de monde. Je réprime mon dégoût en passant à côté d’un couple
qui se bécote comme s’ils étaient seuls au monde alors qu’ils sont exposés à
la vue de tous. Ce couple est le parfait prototype de l’image qu’on se fait
des adolescents aujourd’hui.
Je sais ce que vous pensez. Que je suis une fille snob qui se croit
supérieure et refuse de se fondre dans la masse alors qu’au fond, elle n’est
pas si unique que ça. Que c’est un manque de volonté de ma part si je ne
suis pas intégrée. Mais laissez-moi vous dire que vous vous trompez
lourdement. J’ai essayé, maintes et maintes fois ces deux dernières années,
de trouver ma place. J’ai fait partie de ces petites secondes prêtes à tout
pour se faire aimer des autres, et des garçons en particulier. Moi aussi, j’ai
voulu paraître cool. Mais pour des ovnis comme moi, cette technique
d’intégration ne fonctionne pas et on finit par se piquer aux épines du
monde lycéen. Alors j’ai tout simplement laissé tomber.
Il faut me rendre à l’évidence : je suis une solitaire. Et on peut dire que je
le vis plutôt bien.
En marchant dans les couloirs, je tombe sur Victor, appuyé contre un mur
et entouré de ses potes. Comme d’habitude, il me dévisage sans aucune
discrétion, et je fais mine de ne rien remarquer. Mais cette fois-ci, il se
redresse et s’approche de moi. Sans réfléchir, j’accélère le pas. Je n’ai
aucune envie qu’il me tape la discute. Malheureusement il en décide
autrement et me rattrape en quelques enjambées.
— Salut, Héloïse !
Son ton se veut joyeux et plein d’assurance, mais je perçois son anxiété.
— Victor ! Que me vaut cet honneur ?
Je continue à avancer, la tête droite, sans un regard dans sa direction. De
son côté, il fait de son mieux pour tenir la cadence.
— Je me demandais, tu seras à la fête de Carla ce week-end ?
Je m’arrête net et me tourne vers lui, incrédule.
— Parce que je suis invitée ?
— Lina t’a ajoutée sur l’événement Facebook.
Je ne peux retenir un petit rire sarcastique. Évidemment, la culpabilité de
Lina la pousse toujours à me convier à ce genre de soirées que je déteste. Il
serait temps qu’elle coupe le cordon.
— J’ai délaissé ce réseau social, repaire de pédophiles qui louchent sur
les poitrines exhibées par des adolescentes en rut qui n’ont pas conscience
de ce qu’elles font.
Victor soupire et incline la tête sur le côté.
— J’aimerais que tu viennes. Ça fait longtemps qu’on n’a pas passé de
soirée ensemble.
L’espoir au fond de ses yeux noisette me ferait presque accepter. Mais je
sais ce qui est bon pour moi, et ces soirées n’en font pas partie.
— Je suis sûre que tu trouveras une jolie blonde décolorée pour te tenir
compagnie.
Je me détourne mais Victor me retient par le bras, chose qu’il n’a pas
faite depuis un bon moment.
— Tu ne pourras pas fuir indéfiniment, Hélo.
Je reste de marbre, ne lui laissant pas l’occasion de déchiffrer mes
pensées. Je mentirais si je disais que passer du temps avec lui ne me
manque pas. Mais je ne peux plus, et il va falloir qu’il le comprenne.
— Quand bien même j’aurais envie de venir à cette boom alcoolisée, tu
oublies que Carla ne me considère pas vraiment comme sa meilleure amie.
— Lina lui en a parlé, elle est d’accord.
Je soupire. Ils ont tout prévu, on dirait. Carla est devenue amie avec Lina
l’année dernière, et elle a bien dû me supporter puisque Lina et moi étions
inséparables. Sous ses sourires hypocrites, j’ai facilement décelé ses
mauvais sentiments à mon égard. J’étais trop originale, pas assez branchée
pour mériter de côtoyer une fille comme elle. Que je ne sois plus dans ses
pattes cette année doit l’arranger. Et ça m’étonnerait qu’elle souhaite que je
me pointe à sa fête, quoi qu’elle ait pu dire à Lina.
— Sérieusement Victor, passer toute une soirée à parler de vernis à
ongles et de shampoing super soyeux, ça ne me dit rien. Navrée.
Mon ancien ami lève les yeux au ciel en secouant la tête. Il perd patience.
— Tu sais qu’elles ne sont pas comme ça, arrête de catégoriser toutes les
nanas que tu croises. On n’est pas dans un mauvais film américain.
— Je catégorise qui je veux si j’en ai envie. Tout le monde me colle bien
l’étiquette « paumée » cette année, non ?
Son expression s’adoucit mais mes propos ne sont qu’un constat. Je ne
suis pas touchée par ce que les gens peuvent penser de moi.
Je mets un terme à cette conversation avant qu’il ne se lance dans un
réconfort qui n’a pas lieu d’être :
— Il faut que je te laisse, j’ai un rencard avec le proviseur.
En me retournant, je remarque une spectatrice de notre conversation qui
se tient un peu en retrait. Il s’agit de la nouvelle de ma classe, Barbara ou
quelque chose comme ça… Je n’ai jamais été douée avec les prénoms. Je
lui souris hypocritement et elle détourne les yeux, mal à l’aise, pour faire
semblant de chercher quelque chose dans son sac. Comme si j’allais me
dire : « C’est bon, elle ne nous observait pas de manière indiscrète, elle
cherchait juste son tube de rouge à lèvres ! »
Je ne peux pas lui reprocher de se renseigner sur les élèves de sa classe,
j’imagine qu’arriver trois semaines après la rentrée ne facilite pas
l’intégration, mais ce n’est pas moi qui vais pouvoir l’aider.
Finalement, c’est une des CPE qui me reçoit pour me parler de mes notes
en chute en ce début d’année. Heureusement, il s’agit de celle qui est
gentille ; l’autre est une vraie peau de vache. Elle me conseille des cours de
soutien et me demande si j’ai besoin qu’elle m’aménage des entrevues avec
certains de mes professeurs. Sa compassion vient sans doute du fait qu’elle
est très amie avec ma mère. Je me contente de hocher la tête avec un sourire
forcé et de lui assurer que j’ai juste du mal à démarrer l’année. Elle me
congédie et m’encourage à venir la voir au moindre souci, puis me hèle
alors que je suis sur le pas de la porte.
— Ça tombe bien que tu sois là, tu vas pouvoir accompagner un nouvel
élève avec toi en cours. Il attend devant le bureau du proviseur.
Encore un nouveau ? C’est le défilé, ces jours-ci. Et me voilà obligée de
jouer les chaperons, tout ce que j’aime.
Mais toute envie de faire de l’humour disparaît quand je vois qui
m’attend devant la porte. Contrairement à moi, le type qui me fait face ne
paraît pas étonné. Il m’offre même un sourire espiègle accompagné d’un
petit geste de la main très peu viril.
— Ravi de te retrouver si vite, Héloïse-avec-un-H.
Une vague d’agacement monte en moi. Ce Roméo a eu raison, l’autre
jour, quand il m’a assuré qu’on se reverrait bientôt. Paris est grand, et il
semblait davantage être étudiant que lycéen. Mais évidemment, je retombe
sur lui deux jours plus tard et je vais devoir me le coltiner toute l’année
dans ma classe. Joie.
Je ne laisse rien transparaître et lui indique de me suivre. Il sifflote en
m’emboîtant le pas et j’ai déjà envie de l’emplâtrer.
— Il n’y a aucune chorale dans ce lycée, tu peux arrêter ça tout de suite.
— C’est quand même drôle, tu ne trouves pas ? me répond-il en ignorant
ma raillerie. On se rencontre par hasard il y a quelques jours et on se
retrouve par hasard dans le même lycée. Comme quoi, le destin…
— Hilarant. D’ailleurs, je suis morte de rire.
Ses yeux bleus me sourient tandis qu’il passe la langue sur sa lèvre
inférieure.
Je m’engage dans les escaliers et il me suit en montant les marches à une
allure d’escargot que je ne vais pas supporter longtemps. Je grogne en le
tirant par le col pour le faire avancer plus vite.
— Ne te jette pas sur moi comme ça en public, voyons !
— Tu n’arrêtes donc jamais de déblatérer des bêtises ?
Il passe devant moi et monte les escaliers à reculons, ses pupilles
accrochées aux miennes.
— Seulement quand je sens que mes bêtises ne sont pas appréciées.
Je secoue la tête et le pousse pour qu’il avance plus rapidement. Il
trébuche et se rattrape à la rambarde, ce qui le dissuade de poursuivre la
montée à l’envers.
Je ne sais pas trop ce qu’il cherche, à essayer de me taper la discute et à
flirter avec moi, mais ça me déroute plus que je ne veux l’admettre. De
toute façon, dès qu’il verra les autres filles de ma classe, son envie de me
tourner autour s’atténuera. Et je ne doute pas qu’avec sa gueule d’ange, il
plaira à la gent féminine.
Je m’installe à une table près de la fenêtre, seule. Je rêvais de frites bien
grasses, mais j’ai oublié de prendre de l’argent ce matin. Me voilà donc
résignée à engloutir la nourriture médiocre de la cantine. Ce qui me fait le
plus rire, c’est que mon établissement soutient qu’elle est la meilleure de la
région.
Alors que je me régale avec mes haricots verts, une personne que je ne
souhaite plus croiser entre dans mon champ de vision. Manque de pot,
Roméo me remarque aussitôt et vient se planter devant ma table. Anticipant
son intention, je lance :
— C’est occupé.
Sa main reste immobile sur la chaise qu’il s’apprêtait à tirer.
— Je peux savoir par qui ?
— Mes pieds.
Je remue mes boots que je viens juste de poser sur la chaise en face de
moi. Mes jambes sont maintenant tendues sous la table ce qui,
contrairement à ce que je pensais, n’est pas une position très confortable.
— Très bien.
Roméo ne se laisse pas démonter et s’assoit sur la chaise à côté de moi
avant que j’aie le temps de faire quoi que ce soit.
— Tu veux ma viande ? me propose-t-il en voyant que je n’ai que des
légumes dans mon assiette.
— À ton avis, si je picore uniquement des haricots, c’est pour quelle
raison ? Je suis végétarienne.
Son poing se resserre autour de sa fourchette, mais il ne rétorque pas. Je
ne comprends pas très bien pourquoi il s’obstine à venir me parler. Je le
sens fulminer à chacune de mes railleries. À moins qu’il ne soit sadomaso
et qu’il aime se faire rembarrer. C’est la seule explication qui me vienne à
l’esprit.
— Je me demandais, reprend-il, étant donné que j’ai raté quatre semaines
de cours, est-ce que tu pourrais m’aider à rattraper ? Je t’en serais vraiment
reconnaissant.
— Est-ce que j’ai vraiment la tête…
— D’une putain de prof particulier ? complète-t-il. Non. Tu as du
répondant, c’est indéniable. Mais il est assez redondant et à force tes piques
n’ont plus aucun effet.
Je me retrouve encore une fois bouche bée, et je n’aime pas du tout ça.
Ce type a le don de me clouer le bec et même si ça n’arrive qu’une fois sur
dix, je ne vais pas le tolérer longtemps.
Pour une fois, je décide de laisser mes sarcasmes de côté et d’être
honnête, parce que ce garçon soulève bien trop d’interrogations dans mon
esprit.
— Pourquoi tu persistes alors que je t’envoie balader ? C’est quoi ton
but ?
Roméo prend son temps pour s’essuyer la bouche, ce qui accentue mon
agacement, puis il dépose sa serviette sur son plateau et se tourne vers moi.
Il appuie son coude sur le dossier de ma chaise et cette soudaine proximité
entre nos deux visages me décontenance un peu.
— Tu m’amuses, Héloïse. Je t’aime bien.
J’arque un sourcil.
— Tu m’aimes bien ?
— C’est si dur à croire ?
— Tu ne me connais pas.
Le côté droit de sa bouche frémit, laissant apparaître une fossette.
— Raison de plus pour partager ce déjeuner.
Il s’écarte de moi et se remet à manger. Pour la première fois depuis
longtemps, le comportement de quelqu’un me laisse perplexe. Cerner les
gens est un talent chez moi, mais Roméo commence à me faire douter.
Force est de constater qu’il est plutôt doué pour me défier.
Je réalise alors que de nombreuses personnes nous lancent des regards
curieux. Roméo ne semble pas le remarquer. Ce mec est en train de réduire
à néant mes efforts pour être invisible. Je refuse d’attirer l’attention comme
l’année dernière. Roméo doit déjà être l’objet de convoitise de beaucoup de
filles et j’ai déjà assez donné dans les querelles féminines.
Je suis sur le point de me lever quand la vue d’un groupe de filles me
coupe dans mon élan. Lina est plantée à deux mètres de ma table et ses
yeux passent de Roméo à moi avec interrogation. Carla, juste derrière elle, a
les sourcils froncés et me transperce de ses iris gris. J’entends ses pensées
d’ici : « Que fait le nouveau canon avec la traînée de service ? » Cassandre
et Alice complètent le tableau, affichant approximativement la même
expression que Carla.
— Salut, Héloïse, lance Lina sur un ton de reproche.
Je me contente de trier mes haricots sans lui jeter un coup d’œil.
— Alors, le nouveau est admis à ta table ? Qu’est-ce qui lui donne ce
privilège ?
Le ton venimeux de mon ancienne meilleure amie me fait lever les yeux
au ciel.
— Il s’est incrusté.
Je sens le regard incrédule de Roméo sur moi mais je fais abstraction. Il
est hors de question que je lui dévoile quelque chose à propos de mon
amitié avec Lina, qui s’est éteinte il y a peu.
— Incrusté ? Et tu ne l’as pas jeté, lui ? insiste-t-elle.
Je relève la tête.
— C’est bon, Lina. Tu crois vraiment que j’ai choisi de déjeuner avec
cette imitation de Ken qui est persuadé d’être irrésistible alors qu’il a
l’attitude d’un guignol ? Il est aussi barbant qu’une bande de midinettes.
Ma gorge se serre, et je voudrais ravaler mes paroles en voyant la mine
déconfite de Lina. Mon but n’a jamais été de la blesser, elle ou n’importe
qui d’autre, mais j’ai tendance à me laisser emporter par la colère qui
sommeille en moi.
— Alors c’est ce que je suis à tes yeux maintenant ? Une midinette ?
Je ne réponds rien, de peur d’aggraver les choses. Lina n’est certainement
pas une midinette, elle est la fille la plus intelligente et la moins naïve que
je connaisse. Ce sont d’ailleurs ces qualités qui font que j’ai du mal à faire
taire notre amitié. Mais si je lui dis ça, je lui ouvre une porte par laquelle
elle pourrait se faufiler en moi et déceler mon nouveau fonctionnement. Et
si elle parvient à le comprendre, je suis foutue.
Agacée par mon mutisme, Lina finit par lâcher :
— Dans ce cas, bon appétit.
Les quatre filles s’en vont, et Carla n’oublie pas de m’adresser un rictus
satisfait au passage.
— Je crois que l’imitation de Ken à l’allure de guignol va s’en aller aussi.
La voix de Roméo me rappelle qu’il était là, lui aussi, et qu’il n’a
évidemment rien manqué. Son visage s’est fermé et il rassemble ses affaires
à la vitesse de la lumière avant de s’en aller, son plateau dans les mains.
Quant à moi, je lutte contre la culpabilité qui pointe déjà le bout de son nez.
3. La réputation
Roméo
Héloïse
Roméo
A près avoir punaisé une dernière photo, je m’écarte pour mieux admirer
notre œuvre, à Barbara et moi. Nous avons récolté assez d’informations
pour construire notre tableau d’investigation. Je l’admets, nous avons
plagié les méthodes de la police, mais il faut dire que c’est très efficace
pour s’y retrouver, n’oublier aucun élément et savoir où nous en sommes.
Le portrait d’Héloïse est au centre. Il est relié par deux ficelles bleues aux
photos de Victor et Lina, positionnées à gauche et à droite. Les ficelles
bleues représentent les liens d’amitié. Nous hésitons à rajouter une ficelle
rouge (pour l’amour) entre Victor et Héloïse, mais nous avons trop peu
d’informations à ce propos pour le moment. La photo de Carla est juste au-
dessus de celle d’Héloïse. Nous ne les avons pas encore reliées, car leur
rapport est difficile à cerner. Elles ne semblent pas s’apprécier mais c’est
plutôt ambigu.
— Je vais éclaircir tout ça, affirme Barbara. J’ai réussi à intégrer l’équipe
de volley. Je vais désormais côtoyer les filles plus souvent et pouvoir me
concentrer sur Carla.
J’arque un sourcil.
— Vraiment ? L’équipe de volley ?
— Oh, la ferme.
Je ris dans ma barbe – inexistante, mais vous avez compris l’idée – et me
focalise à nouveau sur le tableau. En bas se trouvent les photos de
Cassandre et Alice, qui attendent d’être reliées aux autres.
— Toi, tu abordes Héloïse ce matin, OK ? s’assure Barbara.
Je ravale mon angoisse et feins de paraître serein.
— C’est comme si c’était fait.
Héloïse
J e me masse les tempes et tente de garder les yeux ouverts tandis que le
métro me rapproche peu à peu du lycée, ce lieu maudit. Heureusement
que j’ai apporté un paquet de mes bons vieux Carambar au caramel pour
me donner du courage. Je n’ai pas déjeuné chez moi ce matin, j’avais trop
peur de croiser un nouveau Maurice surprise.
Le métro s’arrête à une station et j’aperçois Roméo qui monte dans la
rame, un peu plus loin. Je m’enfonce dans mon siège et ramène mes
cheveux devant mon visage, espérant naïvement me dissimuler. J’ai peur
d’avoir fait une erreur monumentale en me confiant à lui, hier soir. Et s’il se
servait de mes révélations pour se venger de mon attitude envers lui depuis
son arrivée ? Je me serais laissé avoir encore une fois, et en beauté.
Évidemment, ma cachette laissant à désirer, il me repère rapidement et
vient s’asseoir à côté de moi. Je l’ignore et croque dans mon Carambar,
anxieuse.
— Bonjour, Héloïse-avec-un-H. Bien dormi ?
Je ne réponds rien et me contente de mâcher mon bonbon qui me colle
aux dents.
— La politesse n’est toujours pas ton fort, on dirait.
— Ce n’est pas une question de politesse, rétorqué-je. Mais ça ne fait
même pas une heure que je suis réveillée donc il vaut mieux que tu évites
de me parler. Sans compter que je ne t’apprécie pas particulièrement.
— Mais qui est-ce que tu apprécies ? Pour le reste, pas de chance, je suis
un jeune homme insensible au danger et incroyablement courageux.
— Ou plutôt suicidaire…
Mais il en faut plus pour décourager ce sans-gêne qui pioche un
Carambar dans mon paquet.
— Hé !
— Des bonbons au petit déjeuner, c’est original. Ne viens pas te plaindre
ensuite d’avoir de grosses fesses.
— Tu es en train d’insinuer que j’ai de grosses fesses ?
Roméo ne doit rien connaître aux filles, en fait, parce que faire une
réflexion sur leur poids, c’est un faux pas qui ne pardonne pas.
— Oh non, elles sont très bien.
J’écarquille les yeux. Cette fois, il me fait comprendre délibérément qu’il
a déjà lorgné mes fesses suffisamment pour constater qu’elles lui plaisent.
Ce garçon me désarme, je ne trouve aucune pique à lui balancer. Il me
sourit pour me faire comprendre qu’il plaisante, et ses foutues fossettes se
creusent. Je déteste ce qu’elles provoquent en moi : de l’attendrissement.
— Qu’est-ce qui a des poils et vend des médicaments ? me demande
Roméo en lisant l’emballage de son Carambar.
Il attend ma réponse, mais je ne prends pas la peine de chercher. Ce serait
m’abaisser à un niveau bien trop bas.
— Alors ? Tu donnes ta langue au chat ?
Je reste silencieuse et scrute le drôle de spécimen à côté de moi.
— Tant pis pour toi. C’est le pharmachien !
Roméo grimace après m’avoir donné la réponse. Il doit se rendre compte
d’à quel point c’est mauvais.
— Les blagues Carambar, c’est plus ce que c’était, soupire-t-il.
— Cha ch’est chur, dis-je en levant les yeux au ciel, me moquant
davantage de la médiocrité de la blague.
— Je ne pensais pas que tu connaissais l’humour, Héloïse ! C’est une
bonne nouvelle !
— Il m’arrive de le côtoyer, parfois.
Roméo insiste pour que je lui lise la blague qui est inscrite sur mon
papier. Je refuse dans un premier temps, persuadée qu’elle sera aussi nulle
que la précédente. Mais je suis forcée d’obtempérer face à sa lourdeur ; ce
mec semble ne jamais rien lâcher.
— Quelle est la fée que les enfants détestent ? récité-je d’un ton traînant.
Elle est super connue, en plus.
— Moi, je ne la connais pas. Mais attends, je vais trouver.
Roméo se creuse la tête pendant trois bonnes minutes, sans jamais me
faire la bonne proposition. Vaincu, il finit par me réclamer la réponse.
— La fessée.
Il me regarde un instant, les yeux ronds.
— Mais c’est complètement nul.
— Tu t’attendais à mieux ?
— Franchement oui. Et puis les enfants détestent peut-être la fessée, mais
ce n’est plus le cas des femmes avec la mode « Christian Grey ».
— Pour ma part, si Grey m’ordonnait d’accepter la fessée, je le
bâillonnerais avec ses propres instruments.
— Je n’en doute pas un instant.
Le métro freine brutalement et la tête de Roméo heurte le dossier de son
siège. Autant vous dire que cette vue me provoque un éclat de rire auquel je
n’arrive pas à mettre fin. En descendant du métro, je suis toujours hilare et
lui se frotte le crâne avec un air renfrogné.
Sur le chemin du lycée, je continue à le taquiner. Alors c’est vrai, parfois
l’ego de Roméo pointe le bout de son nez !
— Qu’est-ce qu’il y a, Roméo-sans-cervelle, tu boudes ?
— Lâche-moi, marmonne-t-il.
— Tu sais, c’est pas grave si tu as une petite bosse. Peut-être qu’elle se
transformera en antenne et que tu capteras mieux les ondes d’intelligence.
— Les ondes d’intelligence ?
— Ouep. C’est un concept que je proposerai à la science quand je l’aurai
suffisamment élaboré.
Il réprime un sourire et nous marchons côte à côte jusqu’au portail de
l’entrée. Je réalise que le fait de charrier Roméo a empêché cette boule
habituelle de se former dans mon ventre. Je n’ai pas stressé en songeant aux
lycéens qui, sur mon passage, trouveront encore le moyen de dire que ma
robe est trop courte et mon maquillage trop prononcé. De toute façon,
quelle que soit ma tenue, j’ai toujours l’allure d’une traînée.
Je m’arrête net devant le couloir principal.
— On devrait se séparer maintenant.
Roméo fronce les sourcils.
— Pourquoi ?
Je fixe mes boots. J’apprécie la présence de Roméo, en un sens. J’essaie
de me convaincre intérieurement que discuter innocemment avec lui n’aura
aucune incidence, mais je sais que c’est faux. Chaque mot que je prononce
est une ouverture que les autres pourront ensuite utiliser contre moi. Pour
m’humilier, me mettre plus bas que terre. C’est juste que… durant notre
discussion hier, j’ai enfin eu l’impression que quelqu’un me comprenait.
Sans que j’aie à me justifier. Roméo était d’accord avec moi parce que ça
tombait sous le sens pour lui. Ce sentiment de solitude immense s’est
atténué dans ma poitrine. Pour la première fois depuis longtemps, je peux
choisir ma personnalité, celle que je veux montrer. Roméo ne me colle
aucune étiquette, ou s’il l’a fait, il attend que je la déchire pour la remplacer.
Et c’est ce choix-là, celui dont on m’a privée à plusieurs reprises, qui
englobe mon cœur de cette légèreté apaisante. C’est cette légèreté que je
recherche aujourd’hui.
Mais je dois arrêter de me leurrer. Je ne pourrai pas encaisser les regards
que les gens poseront sur moi si je deviens amie avec lui. L’enfer
recommencera. Roméo est beaucoup trop mignon pour passer inaperçu. On
parlera de nous, on dira que je ne mérite pas son attention. Que je ne
cherche qu’à coucher et qu’il finira par me trouver repoussante.
Mais si je lui dis que j’ai peur de ce qu’on pourra dire sur moi si on nous
voit ensemble, Roméo pensera que je suis faible. Ou pathétique, au choix,
et j’aimerais autant l’éviter.
— Parce qu’on n’est pas amis. Donc inutile de gambader ensemble en
prétendant le contraire.
Il plisse les yeux et me scrute, comme s’il cherchait à voir dans le
tréfonds de mon âme détraquée.
— Pourquoi tu recommences à jouer les garces inatteignables, d’un seul
coup ?
Je le défie du regard, de marbre. Pour mon bien, je ne dois pas flancher.
Il s’approche d’un pas. Ses yeux bleus semblent s’être obscurcis et sa
mâchoire se contracte. La pointe d’une mèche brune vient rejoindre le pli de
ses sourcils froncés, accentuant son air menaçant.
Je sens son souffle chaud sur ma joue quand il avance sa bouche jusqu’à
mon oreille. Les frissons qui me parcourent le corps me paralysent et je dois
fermer les yeux pour réussir à garder le peu de bon sens qu’il me reste.
— C’est trop tard, Héloïse-avec-un-H. Maintenant que je sais qu’un cœur
bat sous cette apparence de dure à cuire, je ne suis pas près de m’éloigner.
Une vague de froid me traverse quand il s’écarte de moi. J’ouvre les
yeux, la bouche entrouverte. Je distingue un petit sourire satisfait sur son
visage, ce qui fait naître en moi un puissant agacement.
— À plus, lance-t-il d’un air désinvolte avant d’entrer dans le bâtiment.
Je reprends mes esprits et vérifie que personne n’a assisté à cette drôle de
scène. Je ferais mieux de mettre des distances entre Roméo et moi tant qu’il
est encore temps. Le problème, c’est que ce jeu qui commence à s’installer
entre nous est tellement jubilatoire que je ne suis pas sûre d’y arriver.
Roméo
Vanessa pendue à mon bras, nous déambulons parmi les étals du marché
des Enfants-Rouges. Elle est très en beauté ce matin – en réalité, elle l’est
toujours. Ses longs cheveux blonds sont ramenés en un chignon sur le haut
de sa tête, dégageant ainsi son visage fin aux pommettes saillantes. Elle a
rougi ses lèvres pleines et elle porte un manteau de la même couleur, ce qui
lui donne une allure de femme fatale plutôt irrésistible. Je l’admire tandis
qu’elle sourit au vendeur qui lui tend une pomme d’amour. Soudain, je
regrette de ne pas être en mesure de lui apporter davantage. De lui donner
ce qu’elle mérite, et pas seulement de l’affection accompagnée d’un
orgasme de temps en temps. Autrefois, je lui ai apporté plus. Mais cette
période me paraît être une autre vie tant j’ai le sentiment d’avoir changé. Ce
garçon timide que Vanessa est allée aborder un soir d’hiver sous un abribus
n’existe dans mon esprit que sous la forme d’un vague souvenir. Comme on
se souviendrait d’un pull qu’on aurait porté avant que les mailles ne se
défassent complètement et qu’il devienne impossible à endosser.
— Roméo ? Tu en veux ?
La douce voix de Vanessa me tire de mes pensées. Elle me tend sa
pomme d’amour dans laquelle je croque difficilement, provoquant son rire
délicieux.
Nous continuons à marcher et son étreinte se resserre encore autour de
mon bras. Elle pose sa tête sur mon épaule.
— Dis, Roméo, je sais que ça ne fait pas partie de nos règles, mais…
Voilà, mon cousin se marie dans deux semaines et je n’ai pas de cavalier.
Tout le monde sera accompagné et je me vois déjà être la seule femme seule
de l’événement… Tu connais ma famille, ils sont assez pénibles et
méprisants sur ce point. Alors je me disais que peut-être, si tu n’as rien de
prévu… Enfin tu n’es pas obligé, seulement…
Je m’arrête et encadre son visage de mes mains.
— Tu n’as pas besoin de te justifier, Vaness. Je t’accompagnerai avec
plaisir à ce mariage.
Ses yeux marron s’écarquillent. Elle s’attendait certainement à ce que
l’idée ne me plaise pas, et en temps normal, j’aurais été plutôt réticent. Mais
les mots de cette sorcière de Barbara hantent mes pensées. Je ne peux peut-
être pas donner à Vanessa tout ce qu’elle désire, mais je ne veux pas la
rendre malheureuse.
Elle passe ses bras autour de mon cou tandis que mes mains se logent au
creux de ses reins.
— C’est vrai ?
— Bien sûr, ce sera sympa.
Cette fois, son sourire est rayonnant. Je me penche pour l’embrasser
mais, au moment où ses lèvres frôlent les miennes, je lève les yeux et tombe
sur un tableau qui me pétrifie.
Héloïse. À quelques pas de nous, avançant dans notre direction.
Je tire brusquement Vanessa par la main et l’entraîne derrière un camion
avant qu’Héloïse ne nous aperçoive.
— Mais qu’est-ce qui t’arrive ? s’indigne Vanessa.
Je la regarde, le cœur battant la chamade. Mon corps l’empêche
d’esquisser le moindre mouvement et mes doigts sont toujours enroulés
autour de son poignet. Je la lâche immédiatement quand je m’en rends
compte.
— Héloïse est ici.
— Héloïse… Ta cible complètement snob et insupportable ?
— Un peu moins snob et insupportable qu’avant, mais oui, c’est elle. Il
ne faut surtout pas qu’elle nous voie ensemble…
— Ouais, je sais.
Elle baisse les yeux sur ses chaussures. Sa voix chargée d’amertume
m’indique qu’elle m’en veut déjà. Je prends une grande inspiration. Je sens
que la suite de la conversation ne va pas être joyeuse.
— Ça ferait de moi un gros connard si je te demandais de remettre notre
tête-à-tête à plus tard pour que je puisse aller la voir ?
Elle relève le visage vers moi, les yeux pleins de rage. OK, j’ai ma
réponse.
Je soupire. Tout ça n’est pas simple.
— Vanessa, essaie de comprendre, c’est une opportunité en or. C’est trop
tôt pour que je lui propose de se voir en dehors des cours, mais tomber l’un
sur l’autre par hasard, c’est une occasion rêvée…
— C’est bon, j’ai compris, me coupe-t-elle. Je comprends, comme
toujours. Je ne suis pas une priorité pour toi, tu as été clair là-dessus dès le
départ.
Elle me lance un regard si triste que je peux presque entendre mon cœur
se déchirer.
— Tu sais que je ne vois personne en dehors de toi ?
Je ne sais pas pourquoi je lui rappelle cela maintenant, peut-être pour
essayer de sauver les meubles.
— Je sais, Roméo, mais là n’est pas la question !
— Et tu sais aussi que si je pouvais chérir quelqu’un, je mettrais toute
mon âme à te chérir, toi ?
Une larme s’échappe de sa paupière.
— Mais tu ne le peux pas.
— Non, je ne le peux pas.
Je ferme les yeux, comme à chaque fois que mes vieux démons tentent de
remonter, et l’embrasse avec force. Juste le temps de lui faire comprendre à
quel point je suis désolé.
Puis je m’écarte et me lance à la recherche d’Héloïse, ravalant les
sentiments contradictoires et l’anxiété qui me submergent.
Je retrouve Héloïse au milieu d’une place, immobile, semblant attendre
quelque chose.
Je me faufile derrière elle et murmure près de son oreille :
— Alors, on cherche quelqu’un sur qui passer ses nerfs ?
Elle sursaute et pousse un petit cri, avant de se retourner. Elle me
reconnaît et me frappe misérablement l’épaule.
— T’es vraiment un idiot, Roméo-sans-cervelle !
Je ris doucement. Son nez froncé et son air furieux raniment ma bonne
humeur.
— D’accord, je ne dirai à personne que tu passes tes samedis matin à
repérer les prochaines victimes de tes sacrifices humains.
— C’est toi que je vais finir par tuer ! Arrête de me suivre partout !
— Oh, Héloïse, tu es bien arrogante. J’errais simplement dans Paris
quand je t’ai vue par le plus grand des hasards sur cette place. Il faut croire
que le destin me met irrémédiablement sur ta route.
Elle lève les yeux au ciel.
— Ouais, je crois que le destin aime bien se foutre de ma gueule.
Naturellement, nous nous mettons tous les deux à marcher. Je ne sais pas
où nous nous dirigeons mais nous y allons ensemble, alors ça me va.
— Arrête un peu de râler ! Il y a pire compagnie qu’un beau jeune
homme plein d’humour.
— Tu as raison. Il y a Christian Grey, mais je ne vois personne d’autre.
Je lâche un rire incontrôlé. Je me surprends à apprécier ces plaisanteries
lancées innocemment entre nous.
— Tu ne l’aimes pas trop ce Grey, hein ?
— Pas vraiment, non. Qu’on puisse fantasmer sur lui et ses cravaches
m’échappe complètement.
— Je crois que ça va plus loin que ça et qu’il y a une vraie histoire
derrière.
Héloïse s’arrête et se tourne vers moi, un sourire moqueur déformant ses
lèvres.
— Toi, tu as lu les Cinquante nuances ?
Je secoue vivement la tête, mais je peux presque sentir ma virilité se tirer
en même temps que ma crédibilité.
— Non, je t’arrête tout de suite. Ma sœur a eu sa période Grey et elle en
parlait sans arrêt.
— Tu as une sœur ?
Je me sens pâlir. Bon sang. Une des règles de mon métier est de ne
jamais laisser échapper d’informations sur ma famille, même la plus
minime.
— Oui, balbutié-je d’une voix étranglée.
— La pauvre.
Héloïse me donne un coup de coude amical et, heureusement, ne pose
pas plus de questions.
Nous continuons à marcher sans destination particulière. Héloïse s’amuse
à jouer les équilibristes sur le bord des trottoirs, et me frappe encore une
fois quand je la traite de gamine.
Finalement, je lui demande ce qu’elle faisait figée sur cette place, près du
marché. Elle met du temps à me répondre, me jaugeant du regard comme si
elle se demandait si je valais la peine d’être au courant de son grand secret.
— Il y a un vieillard qui vient souvent sur cette place. Il dessine des
portraits. Parfois, les gens s’arrêtent et posent pour lui. Sinon, il dessine des
scènes qui se déroulent sous ses yeux. Il est très doué.
— Et tu vas le voir tous les week-ends ? Il est captivant à ce point ?
Elle hausse les épaules en gardant le regard rivé droit devant elle.
— Il n’est pas vraiment plus doué qu’un autre. Mais il sait regarder,
comme la plupart des artistes. J’aime les gens qui ont ce don. Je suis
admirative, en fait. En quelques coups de crayon, il est capable de
retranscrire une expression, une émotion. Comme si en un coup d’œil, il
t’avait cerné, suffisamment pour esquisser ton âme sur un bout de papier.
Je médite ses paroles. Je crois que pour une fois, il n’y a rien de caché
derrière ses mots. Elle s’exprime librement, avec son cœur.
Elle me guette du coin de l’œil, un sourire flottant sur son visage.
— Je serais curieuse de voir comment il te dessinerait.
— Pourquoi ?
— Parce que tu fais partie des gens difficiles à cerner.
Je souris en coin.
— C’est l’hôpital qui se fout de la charité, tu ne penses pas ?
Cette lueur malicieuse s’anime dans son regard.
— Oh, je ne crois pas être la plus mystérieuse de nous deux.
Elle n’a pas tort. Héloïse ne connaît rien de moi. Elle ignore que je ne
suis pas lycéen et que j’ai été engagé par sa mère pour son bien. Pour la
première fois, je commence à douter. Est-ce que cette mission va réellement
l’aider ? J’espère que oui, et je vais tout faire pour.
Soudain, deux gosses débarquent dans mon champ de vision. Ils doivent
avoisiner les quatorze ans et l’un tient une caméra dont l’objectif est dirigé
vers nous. Je n’aime pas trop ça.
— Je peux savoir pourquoi tu nous filmes, morveux ?
— C’est pour YouTube, répond celui dont les mains sont libres, pas le
moins du monde vexé. On fait une vidéo, vous voulez participer ?
— Non.
Héloïse me donne un coup de coude et s’exclame :
— Enfin, Roméo, c’est quoi ces manières ? Il faut aider notre
génération !
Je plisse les yeux. Héloïse doit détester être mise en scène sur Internet au
moins autant que moi, son entrain ne peut donc signifier qu’une chose : elle
a une idée derrière la tête.
— Super ! Alors voilà, il faudrait que je t’embrasse, dit le gamin à
Héloïse.
Je manque de m’étouffer avec ma salive. Cette fois, Héloïse ne rit plus,
trop surprise.
— Non mais c’est quoi ton problème ? On ne demande pas à des
inconnus de les embrasser dans la rue, qu’est-ce qui cloche chez toi ?
Le morveux arque un sourcil en me défiant du regard, l’air de se dire que
je ne comprends rien.
— C’est bon, c’est pour faire le buzz. Je comprends que t’aies pas envie
que j’embrasse ta copine, on peut juste simuler, tant que ça rapporte des
vues.
Plus aucun son ne sort de ma gorge tant je suis éberlué. Le pire est le
sérieux de ce petit « youtubeur » de mes deux pendant qu’il déblatère ses
conneries.
Je m’apprête à partir loin de cette caméra pourrie quand Héloïse prend la
parole :
— Tu sais ce qui ferait encore plus le buzz ? Que tu embrasses Roméo.
Je la fusille aussitôt du regard. Cette fille est folle, complètement.
— C’est une idée, dit le gosse.
Tuez-moi.
— Allez tous vous faire foutre, lâché-je avant de m’en aller.
Et bien sûr, Héloïse se lance à ma poursuite, hilare. Cette nana me fait
sortir de mes gonds trop souvent. Si elle continue sur cette voie, je serai
envoyé à l’asile avant la fin du mois.
— Roméo, attends ! Fais pas la tête, c’était drôle.
Je ralentis malgré moi alors qu’elle gambade joyeusement à mes côtés.
Au moins quelqu’un qui s’éclate dans cette situation.
— Qu’est-ce qui t’embête autant dans l’idée d’embrasser un garçon ?
T’as peur que ça affecte ta virilité ?
— M’oblige pas à devenir vulgaire, Héloïse.
J’accélère à nouveau le pas. Elle me suit.
— Non mais sérieusement, je suis curieuse. C’est un sujet tellement
sensible chez vous, les hommes.
Je stoppe net et lui fais face. Son sourire retombe tandis que je
m’approche d’elle. Très près.
— Ça n’a rien à voir avec le fait que ce soit un garçon. Je n’offre tout
simplement pas mes baisers à n’importe qui.
Elle continue de soutenir mon regard, difficilement toutefois.
Un peu plus tard, nous achetons des sandwichs que nous mangeons en
marchant le long de la Seine. Je la charrie sur son sandwich végétarien,
parfaite représentation de la nourriture des tortues, et elle se moque de ma
prétendue tendance à jouer les rabat-joie.
Nous nous arrêtons ensuite devant un mur entièrement tagué et nous
amusons à analyser chaque dessin.
— Celui-là, il me fait vraiment penser à un phallus, déclare Héloïse en
désignant un graffiti.
En effet, c’est sûrement ce qu’a voulu représenter « l’artiste ».
— Tout de suite, hein ! Je ne te savais pas si obsédée.
— Pourtant, on le dit assez.
La légèreté du moment retombe aussitôt, douchant du même coup notre
bonne humeur. Héloïse fuit mon regard.
— Pardon. J’ai cassé l’ambiance.
Je m’apprête à lui dire de ne pas s’excuser pour ça quand une goutte
inattendue s’écrase sur mon nez. Je lève la tête vers le ciel et me retrouve
rapidement trempé.
— Foutu temps parisien !
Je me mets à courir, tirant Héloïse par la main. Je ne sais pas combien de
temps dure notre sprint dans les rues, jusqu’à mon appartement. En entrant
dans le hall, nous poussons tous les deux un soupir de soulagement.
Essoufflé, je me tourne vers Héloïse et me retrouve bloqué un instant par sa
beauté à ce moment. Ses cheveux mouillés, plus foncés que d’habitude,
sont plaqués le long de son visage, et ses cils chargés de gouttelettes font
ressortir l’étrange couleur de ses yeux. C’est pendant le cours de danse que
j’ai remarqué la drôle de couleur de ses iris. Selon la luminosité, on peut
voir des taches dorées danser dans ses yeux marron clair. C’est à la fois
insolite et fascinant.
J’ai du mal à me détourner d’Héloïse. L’humidité a rendu sa bouche plus
rose, plus gonflée, et ses vêtements lui collent à la peau…
Depuis notre danse, Héloïse m’attire. Un peu trop.
Elle grelotte, les bras autour du corps. Inquiet, je lui demande si ça va, et
elle me regarde fixement avant d’éclater de rire.
— C’était la meilleure course de tous les temps !
Elle se passe les mains sur les yeux et cette fois, c’est à mon tour de
m’esclaffer. Elle vient d’étaler son maquillage partout et il coule désormais
sur ses joues. Quand je le lui dis, elle roule des yeux.
— Ça t’apprendra à te maquiller au point de ressembler à un raton laveur.
— Eh oh, est-ce que moi je te dis que ton bordel capillaire te rapproche
dangereusement du look de Tahiti Bob ?
Waouh, un personnage des Simpson ! Les références d’Héloïse sont pour
le moins surprenantes.
Je m’indigne pour la forme tout en appelant l’ascenseur :
— Ils sont très bien, mes cheveux !
— Je pense que si on passe un peigne dedans, toutes les dents se cassent.
— Je ne te le conseille pas, le dernier qui a essayé n’a plus jamais
retrouvé son peigne. Paraît qu’il a été absorbé par la masse.
— Quelle fin tragique.
J’esquisse un sourire et nous montons tous les deux dans l’ascenseur.
— Au fond, je suis sûr que tu trouves ma coupe sexy. Tout le monde la
trouve sexy.
— Pas du tout.
Elle ment.
J’envoie un texto à Barbara pour m’assurer qu’elle n’est pas à
l’appartement. Ce serait bête de ruiner la mission en si bon chemin. Arrivés
à destination, Héloïse examine chaque recoin de mon logement du moment
– ou plutôt celui que me paie sa mère – comme si elle cherchait quelque
chose en particulier. Elle me suit jusque dans ma chambre et laisse tomber
son sac à dos sur mon lit en détaillant la pièce.
— Ton appart est vachement impersonnel. C’est très vide.
— Je viens d’emménager, me justifié-je.
Je me tends quand elle se rapproche de la commode où sont rangées les
affaires de Barbara. Je me demande quelle serait sa réaction en découvrant
la lingerie fine de ma sœur dans l’un de mes tiroirs. Heureusement, Héloïse
s’en détourne rapidement.
Barbara et moi alternons la place dans le lit chaque semaine : pendant
sept jours, l’un de nous a le luxe de dormir dans la chambre tandis que
l’autre occupe le canapé, puis nous inversons. Mais en ce qui concerne le
rangement, pas le choix : c’est la chambre qui abrite le plus de meubles.
— Tu vis seul ? reprend Héloïse.
— Oui.
Ma réponse brève suggère que je n’ai pas envie de développer, mais
Héloïse en décide autrement :
— Pourquoi ?
Barbara et moi avons des réponses prévues pour ce genre de questions,
comme à chaque mission. Mais pour la première fois, j’ai peur que ça sonne
faux.
— Mes parents vivent en banlieue et ils tiennent à ce que j’étudie dans un
des meilleurs lycées de Paris pour mon année de terminale. Je ne voulais
pas être à l’internat, et faire le trajet tous les jours serait trop éprouvant.
Alors ils me financent cet appartement.
— Waouh, siffle Héloïse, c’est plutôt cool. Mais tu ne te sens jamais
seul ?
Elle fait glisser son index sur mon bureau et fronce les sourcils en voyant
la fine couche de poussière qui le recouvre.
— La solitude ne m’a jamais dérangé.
Fin de la conversation.
Je me lève et me plante devant elle pour capter son attention, afin qu’elle
arrête de toucher à tout.
— Tu peux prendre une douche si tu veux, je vais te sortir une serviette et
des vêtements propres. Tu dégoulines de partout et ton maquillage me fait
maintenant plutôt penser à Halloween.
Elle m’adresse un regard méprisant mais accepte ma proposition. Je lui
montre la salle de bains, sors une serviette du placard puis lui tends un tee-
shirt et un jogging que j’ai récupérés dans mon armoire. Héloïse arque un
sourcil.
— Je vais essayer d’ignorer à quel point c’est cul-cul, réplique-t-elle en
observant d’un œil mauvais les vêtements.
— Cesse de te plaindre deux minutes et contente-toi d’accepter ma
générosité.
Un sourire lui échappe tandis que je sors de la salle de bains pour la
laisser tranquille.
En revenant dans ma chambre, je remarque qu’un carnet dépasse de son
sac qui s’est renversé sur mon lit. Je vérifie que j’entends bien l’eau de la
douche couler avant de m’en emparer et de le feuilleter. En voyant les
dizaines de pages noircies par une écriture manuscrite, je devine qu’il doit
s’agir d’une sorte de journal dans lequel elle consigne ses pensées. Je me
fais violence pour le refermer, ayant conscience que je n’ai pas le droit de le
lire. Mais un titre écrit au feutre noir en haut d’une page attire mon
attention.
LE DÉBUT DE L’ENFER
C’est plus fort que moi, mes yeux parcourent les premières lignes.
5 janvier 2017
C’est fou comme la vie d’un lycéen peut basculer du jour au lendemain.
Ce journal me servait jusqu’ici de carnet de bord. Mais aujourd’hui, je
crois bien que j’ai besoin de retranscrire mes sentiments sur papier.
Je n’ai jamais cherché à attirer l’attention sur moi. Ma vie au lycée
depuis la seconde me convient très bien. Lina est à mes côtés, notre amitié
est toujours aussi solide, et je me rapproche de plus en plus de Victor, le
garçon sur qui je craque en ce moment. À vrai dire, je craque sur lui depuis
notre rencontre, début seconde, mais ce n’est que maintenant qu’il semble
s’intéresser à moi. Enfin, je devrais peut-être conjuguer le verbe
« intéresser » au passé, vu le récent retournement dans ma vie…
J’ai toujours refusé de me rendre à des soirées. Les opportunités n’ont
pas manqué, mais je savais que je ne m’y amuserais pas. Et me forcer à la
socialisation ne me branche pas du tout. Lina tente tant bien que mal de me
traîner à des fêtes depuis notre entrée au lycée, mais elle finit par s’y rendre
seule à chaque fois. C’est ainsi qu’elle a fait la rencontre de Carla. Je
n’arrive pas encore à savoir si j’apprécie cette fille qui traîne de plus en
plus avec nous. Elle se montre plutôt sympa, sans trop faire d’efforts non
plus, mais quelque chose me dérange chez elle.
Pourtant, malgré ma devise de ne jamais aller aux soirées même si on
essaie de m’y traîner par la peau du cul, j’ai fini par accepter de fêter le
Nouvel An. Lina m’a fait remarquer que passer la nuit du trente et un
décembre seule sous un plaid devant un plateau-télé était vraiment triste. Et
elle n’avait pas tort. Même à moi, cette vision faisait pitié. Et en plus…
Victor serait là à la fête organisée par Cassandre. Ça a été l’argument final
pour me convaincre d’y aller. Quelle grossière erreur.
Héloïse
J e suis furieuse.
Depuis samedi, ma colère ne retombe pas. Rien à faire, elle persiste.
Encore et encore.
Je ne sais pas si je vais pouvoir m’empêcher d’envoyer ma main dans la
figure de Roméo quand je le croiserai. Il a essayé d’entrer dans mes pensées
intimes sans ma permission, et je ne lui pardonnerai pas. Bien sûr que
j’aurais refusé s’il m’avait demandé, mais j’ai de bonnes raisons.
Maintenant, je suis énervée. Ce sentiment m’avait pourtant quittée durant
notre journée passée ensemble, samedi. Jusqu’à ce qu’il agisse comme un
gros con. Pendant un instant, il avait réussi à me faire oublier que tous les
gars sont des gros cons.
Ce matin, j’ignore donc complètement Victor quand il me sourit dans les
couloirs. Je mentirais si je prétendais ne pas avoir apprécié notre récent
rapprochement, et c’est justement pour cette raison que je l’ignore. Si je lui
parlais, je me comporterais comme une connasse. Je sais parfaitement que
la colère n’est pas une excuse, alors il vaut mieux pour tout le monde que je
m’isole en ce début de journée.
Lors du premier cours, je crains que Roméo ne vienne s’asseoir à côté de
moi, mais il n’en fait rien. Il va s’installer à côté de Victor qui lui sourit
chaleureusement. Surprise, je les observe entamer une discussion au fond
de la salle.
Je suis un peu déroutée. À plusieurs reprises, j’ai constaté que Roméo ne
tentait pas vraiment de s’intégrer depuis son arrivée, et il avait laissé
entendre qu’il n’était pas du genre sociable. Ça nous faisait un point
commun. Même si, de son côté, son asociabilité a l’air d’être un trait de
caractère naturel. Peut-être qu’il est timide, finalement, et qu’il le masque
avec son air de je-m’en-foutisme omniprésent.
Mais tout devient clair lorsque Roméo lève les yeux vers moi et qu’un
sourire se forme sur son visage. Un sourire satisfait, comme s’il jubilait. Je
comprends vite d’où lui vient cette fierté : en lisant mon journal de bord, il
a dû tomber sur une partie où je parlais de Victor et du fait qu’il me plaisait
l’an dernier. Il va donc chercher ses informations directement à la source.
Je me retourne et baisse les yeux sur le stylo entre mes mains, le cœur
battant. Je suis morte de trouille. Roméo est en train de percer ma bulle, et
je me rends compte que je l’ai moi-même laissé entrer, idiote que je suis.
Qu’est-ce que j’espérais ? Que Roméo se rapprocherait de moi sans
chercher de réponses ? C’est ce qui l’intéresse depuis le début, élucider le
mystère qui plane autour de moi. C’est un jeu pour lui. La seule raison de
son intérêt pour moi. Cela me paraît évident, maintenant.
Il faut que j’arrête son petit manège au plus vite.
La professeure de philosophie, Mme Benoît, débute son cours en nous
donnant le sujet d’une dissertation à faire pendant les vacances : « Peut-on
se libérer du passé ? » Elle souhaite que nous commencions à y réfléchir en
cours et je me mets immédiatement à gribouiller sur ma feuille blanche.
C’est comme ça que je fonctionne. Je laisse d’abord libre cours à mon
inspiration, j’écris tout ce qui me passe par la tête, et j’ordonne mes idées
ensuite. La prof lance le débat, que je n’écoute que d’une oreille, trop
occupée à me faire ma propre opinion.
— Moi je dirais que oui, sans hésitation, affirme Gabin.
J’esquisse un sourire en cessant momentanément d’écrire. Gabin, c’est un
peu comme un papy donneur de leçons. Il est persuadé d’avoir tout vécu et
de posséder un immense savoir grâce à ses expériences. Sauf que Gabin,
contrairement à un grand-père, n’a pas vécu grand-chose. Oh, si, je suis
mauvaise langue : en sixième, une fille lui a mis un râteau, et cette épreuve
lui a certainement permis de découvrir la vérité.
— Tu peux pousser plus loin, Gabin ? demande Mme Benoît.
— Bien sûr. On peut facilement se libérer du passé. Ceux qui prétendent
qu’il les hante cherchent juste une excuse, c’est une façon de se
déresponsabiliser. Il suffit d’un peu de volonté pour vivre son présent
comme on l’entend.
— N’importe quoi.
Toutes les têtes se tournent vers Roméo, dans le fond de la salle, qui vient
d’intervenir. Il devient nerveux devant les trente-cinq paires d’yeux
braquées sur lui, mais garde la face.
— Roméo, tu veux intervenir ?
Mme Benoît paraît tellement heureuse d’entendre Roméo qu’elle ne le
réprimande même pas pour la forme de son intervention.
Il s’éclaircit la voix, pose ses coudes sur la table et déclare :
— On ne peut pas oublier le passé. Même si on verrouille notre mémoire,
le corps et le cœur s’en souviendront. Inconsciemment, chacune de nos
expériences a un impact sur nos choix. Sur ce que l’on devient. Et quand on
vit une lourde expérience – je ne parle pas d’un petit chagrin d’amour qui
vous plombe pendant un mois, mais d’une véritable expérience
douloureuse –, il est impossible de simplement l’oublier et de passer à autre
chose. Quand la souffrance, le poids de la culpabilité et les remords vous
rongent jour et nuit, il est impossible de les ignorer. Ces sentiments
s’insinuent dans vos failles, vos certitudes, et abattent toutes vos forces. Ils
vous changent tellement que vous ne retrouvez plus votre propre identité.
Mais Gabin a raison sur un point : ceux qui se servent du passé pour
justifier leur comportement sont faibles et lâches. On doit tirer des leçons
des erreurs passées et s’en servir pour un présent meilleur. Ceux qui
s’apitoient sur leur sort sont pitoyables.
Comme d’habitude, les filles sont en admiration totale devant Roméo,
qui est tellement « intelligent, réfléchi et mature pour son âge ». Certains
mecs en restent bouche bée, et il n’y a que moi qui ai l’air éberluée par ses
derniers propos, qui me sont restés en travers de la gorge.
— Objection à l’objection ! m’écrié-je.
La prof semble aux anges et me donne la parole sans hésiter.
— La vision de Roméo est trop limitée et personnelle. Monsieur se vante
de s’être débarrassé de son passé et d’en avoir tiré profit, mais cela prouve
bien que ses erreurs l’habitent encore. Il se voile la face en pensant être
capable de devenir meilleur grâce aux leçons qu’il a tirées. Il se rassure en
croyant pouvoir décider de la personne qu’il veut devenir, mais son passé a
déjà choisi pour lui. Le passé nous détermine. On a beau vouloir s’en
écarter, il gagne toujours. On ne peut pas lutter. Alors non, ceux qui disent
que leurs actes sont influencés par leur passé ne sont pas lâches, mais
réalistes. Ils savent qu’à cause de leur vécu, ils ne pourront pas être la
personne qu’ils souhaitaient. Ils auront beau tout faire pour être quelqu’un
d’autre, ils ont déjà perdu. Le passé est toujours gagnant.
Un silence de plomb s’abat dans la salle de classe quand je me tais. Je
n’ai pas lâché Roméo des yeux durant toute ma tirade pour lui montrer qu’il
ne me fait pas peur. Que moi aussi, je peux cerner son comportement et
creuser dans son passé pour le démasquer. Ses traits sont déformés par la
colère et ses poings sont tellement serrés qu’ils en tremblent. Je le fais sortir
de ses gonds, et c’est tellement jubilatoire qu’un sourire mauvais apparaît
sur mon visage. Ce sourire, c’est ce qui lui fait perdre les pédales.
— Et voilà Héloïse-la-donneuse-de-leçons ! Parce que bien sûr, Héloïse
sait tout sur tout. Elle cerne les gens en un clin d’œil et, de ce fait, elle se
permet de juger tout le monde. Laisse-moi te dire une chose, Héloïse : tu ne
sais pas tout. Pire encore, tu ne sais rien sur toi-même. Et c’est ça qui
explique ton comportement de parfaite connasse : ta perte d’identité. Tu fais
semblant d’avoir de l’assurance pour te protéger alors qu’au fond, tu es
morte de trouille. Tu te la joues mystérieuse et tu t’offusques quand on
essaie de te connaître, alors que c’est tout ce dont tu rêves ! Qu’on
s’intéresse à toi et qu’on vienne enfin te sauver.
— Roméo, tu vas trop loin…
Je me lève avec fracas, faisant taire Mme Benoît qui semble
complètement dépassée par la situation.
— Je n’ai pas besoin d’être sauvée, et je n’en ai certainement pas envie !
Encore une preuve que tu te crois dans un film. Ding, ding, réveille-toi
Roméo, on est dans la réalité ! Tu n’es pas un super-héros et les personnes
autour de toi ne crient pas à la rescousse. Tu ne pourras pas t’amender en
sauvant le monde alors trouve un autre moyen de gérer ce passé qui te pèse,
parce que c’est toi qui es pitoyable !
Roméo se lève à son tour et avance vers moi, bousculant les tables. Je
sens mon courage faiblir mais je tiens bon – je compte bien gagner cette
bataille. Il se plante devant moi, le regard fou.
— Tu es sûre que c’est moi qui me crois dans un film ? me souffle-t-il.
Son ton calme me désarçonne. Il en profite pour me dominer de toute sa
hauteur en effleurant ma joue avec son pouce.
— Tu frémis au moindre contact. Tu meurs d’envie qu’on te désire.
Qu’on t’accorde de l’attention, pour que tu puisses envoyer bouler les gens
et alimenter cette part de toi qui en veut au monde entier. Toi, réveille-toi.
Tout le monde n’est pas mauvais. Et tout le monde n’est pas assez dupe
pour s’attarder sur ton cas. On comprend vite que tu es désespérée.
Je le dévisage avec horreur. Dire que je pensais que Roméo pouvait avoir
de bonnes intentions ! Comment ai-je pu être aussi stupide ? Il a trouvé une
de mes failles et s’en sert pour m’humilier devant la classe entière, malgré
ses prétendus principes.
— Tu me dégoûtes.
Sur ces mots, j’attrape mon sac, y fourre mes affaires à la hâte et le
bouscule avant de sortir de la classe. Mme Benoît essaie de me rattraper,
mais je descends les escaliers à une vitesse folle. Je me cache dans les
toilettes, à l’abri des regards, et je reprends mon souffle. Mes yeux me
brûlent mais je n’autorise aucune larme à couler.
Je suis plus forte que ça. Et je peux m’en sortir, même si Roméo vient
d’anéantir le peu de dignité qu’il me restait.
Je passe la fin de l’heure dans les toilettes, le temps de retrouver mon
apparence de « parfaite connasse », d’après les dires de Roméo. Je n’en sors
qu’à la pause. Je me convaincs que l’avis de Roméo n’est en aucun cas plus
important qu’un autre, que les jugements infondés qu’il émet sur moi ne
doivent pas m’importer, encore moins me blesser.
Comme d’habitude, je passe au distributeur pour acheter mon Kinder
Bueno. Ce n’est pas cette stupide altercation qui va me couper l’appétit.
Rien n’a ce pouvoir.
J’ai la bouche remplie de chocolat lorsqu’une main se pose sur mon
épaule, m’obligeant à me retourner.
Lina se trouve devant moi et observe avec pitié mes efforts acharnés pour
avaler ma bouchée.
— Héloïse, je pensais qu’à dix-sept ans tu aurais appris à ne pas manger
comme une vache.
Je suis incapable de parler dans un premier temps, et je suis obligée de
mastiquer quelques secondes avant de réussir à former une phrase.
— C’est vexant. Les vaches broutent, moi je mâche avec élégance.
— C’est drôle, ce n’est pas le premier mot qui me serait venu à l’esprit.
— Ça, c’est parce que toute notion est subjective. Nous n’avons pas la
même définition du mot « élégance », voilà tout.
— Ça doit être ça.
Lina me sonde de ses yeux bleus, l’air perplexe. J’arque un sourcil
interrogatif.
— Que me vaut ce passage au peigne fin, mademoiselle Maillard ?
— Rien de spécial. Tu as l’air d’aller bien.
Je fais mine de réfléchir un instant.
— Il me semble que je me porte toujours comme un charme.
C’est faux, bien sûr, je vais rarement bien. Je dirais même que je vais
toujours mal.
— Je m’attendais à ce que tu sois sur la défensive par rapport à ce que
Victor m’a raconté il y a cinq minutes. Sur votre éclat, à Roméo et toi, en
cours de philo.
— Ah, c’est donc ça ! Pour te dire la vérité, j’avais déjà oublié. C’est fou,
la force mentale. Mon cerveau est capable de faire le tri entre mes souvenirs
et retient uniquement ce qui est important. C’est comme cette fois où on est
sorties toutes les deux pour faire les boutiques et qu’en regardant les photos,
quelques mois plus tard, on n’avait aucun souvenir de cette virée. Elle
devait être tellement barbante et insignifiante que nos deux cerveaux ont
décidé de l’effacer.
Lina soupire et je comprends à son pied qui frappe contre le sol qu’elle
perd patience.
— Ton cerveau n’a pas pu oublier un événement qui s’est produit il y a
moins d’une heure.
— Touchée.
Je m’attends à ce que la mine de Lina s’adoucisse et à voir cette lueur
d’amusement dans son regard, mais ses bras restent croisés et son visage
fermé. Je l’agace, et je ne m’en rends compte que maintenant. Nous ne
sommes plus amies – décision que j’ai prise sans lui fournir
d’explications – donc elle n’est plus obligée de supporter mon cynisme.
Elle n’est plus disposée à chercher ce qui se cache derrière, à faire des
efforts pour voir à travers mon sarcasme. Ça n’a rien d’étonnant : je l’ai
abandonnée. Je l’ai rejetée, sans scrupules apparents, et je l’ai ignorée du
jour au lendemain. Je ne sais pas ce que j’espérais. Qu’à l’occasion, quand
j’ai besoin d’elle, elle oublie momentanément mes erreurs et m’écoute
comme elle savait si bien le faire ? Je ne la mérite pas.
Si elle est venue me voir, ce n’est pas par plaisir. Elle a entamé la
discussion avec le sujet « Roméo », mais elle a probablement quelque chose
d’autre à me dire.
— Je venais te rappeler d’être à l’heure à midi, déclare-t-elle.
Et voilà.
— Euh… Tu m’as enfin décroché un rencard avec Ryan Gosling ?
Ses yeux se plissent. Elle a envie de m’en coller une. Moi qui pensais
alléger l’atmosphère avec de l’humour… Je reformule :
— À l’heure pour quoi ?
Lina hausse les sourcils comme si c’était évident, mais rien ne s’allume
dans mon cerveau.
— Le cours de danse. Pour le bal.
Oh ça…
— Et je peux savoir depuis quand je dois y assister ?
— Depuis que tu as accepté de le diriger avec moi.
— À quel moment est-ce que j’ai… ?
— Quand tu as pris les commandes, la dernière fois.
Lina est folle si elle pense que je vais me rendre à ces cours de danse.
Malmener cette bande d’empotés la dernière fois avait quelque chose de
jouissif, mais le faire deux fois par semaine serait ennuyeux à mourir.
— Désolée, mais c’est non.
Alors que je tente de m’échapper, Lina me retient par le bras. Elle lève
vers moi un visage triste et dur à la fois, et une boule de culpabilité se forme
dans ma gorge.
— Tu me dois au moins ça, Héloïse. Tout ce que je te demande, c’est de
m’aider. Tu peux faire ça, ou tu n’es bonne qu’à me briser le cœur ?
Les yeux ronds, je l’observe un instant. Une nausée me prend quand je
décèle dans l’expression de mon ancienne meilleure amie toute la douleur
provoquée par mon abandon. Et moi qui suis là, à plaisanter comme si de
rien n’était, comme si mon comportement n’avait pas eu d’impact. Comme
si je n’avais pas brisé des années d’amitié uniquement par peur.
Car ce n’est que ça, de la peur. Je n’ai jamais voulu ça. L’année dernière,
Lina grimpait en popularité tandis que mon image se dégradait. Je ne
supportais pas toutes ces personnes qui venaient saluer Lina, bavarder avec
elle, sans avoir un seul regard pour moi. En plus de me sentir à l’écart, je
savais que tous n’attendaient qu’une chose : que Lina se débarrasse de moi.
Qu’elle se déleste de la traînée de service qu’ils ne voulaient pas côtoyer.
En restant amie avec Lina, élève parfaite sous toutes les coutures, il n’y
avait pas moyen qu’on m’oublie. La comparaison avec elle ne me rendait
que plus méprisable. En passant mes journées avec elle, cette peur d’être
rabaissée ne me quittait pas, jusqu’à devenir insupportable.
— Lina ?
Notre transe est interrompue par une apparition non désirée. Je tourne un
regard blasé vers Carla, qui vient de nous interrompre. À voir son regard
noir, elle n’apprécie pas notre proximité. Je lui adresse un grand sourire
factice, pour lui montrer qu’elle ne m’intimide pas.
— Je t’attends depuis tout à l’heure dans la cour, dit-elle froidement.
Lina est sur le point de la rejoindre quand je déclare, sans quitter Carla
des yeux :
— On se voit à midi, Lina.
Elle me regarde avec étonnement.
— Tu viendras ?
— Oui… Tu as raison, je t’en dois une. Et ça me manque de passer du
temps avec toi.
— Je vais venir aussi, annonce Carla d’un air faussement joyeux. Ça a
l’air sympa.
— Quoi ? Mais je pensais que ça ne t’intéressait pas ? s’étonne Lina.
Carla plonge ses yeux nuageux et menaçants dans les miens en
prononçant ces quelques mots qui me compriment le cœur :
— C’est vrai, mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.
Et je ne vais pas rater une occasion de danser avec Roméo.
Pourquoi est-ce que j’ai soudain envie de lui arracher ses cheveux
brillants un à un ? Qu’est-ce que ça peut me faire, qu’elle veuille se
rapprocher de Roméo ?
Je ne suis pas jalouse, c’est certain. Pour ça, il faudrait d’abord que
j’apprécie Roméo, et ce n’est pas le cas, encore moins depuis ce matin.
— Tu risques d’être déçue, il a deux pieds gauches, grimace Lina.
— Ce que tu peux être bête, parfois ! glousse Carla. La danse, c’est juste
un moyen de me rapprocher de lui.
Je n’ai pas le temps de retenir les mots qui sortent de ma bouche :
— Tu sais qu’il n’est pas libre ?
Depuis quand est-ce que ma bouche est aussi indisciplinée ? Ce n’est
pourtant pas mon genre d’inventer des trucs pareils.
Carla me toise avec son fameux air hautain.
— Comment pourrais-tu le savoir ?
— Il me l’a dit. Il a laissé sa copine derrière lui dans son ancien lycée,
mais il a l’air très amoureux d’elle.
Je m’enfonce. Ça ne va pas, moi, aujourd’hui. Je manque certainement de
sommeil ou de caféine.
Mais après tout, mon mensonge n’en est peut-être pas un. Roméo plaît
beaucoup, il avait probablement une copine avant. Comme il ne parle
jamais de lui, il ne serait pas étonnant qu’il ait omis de me le dire.
D’ailleurs, il n’avait pas à me dire quoi que ce soit, c’est lui que ça regarde.
— Hmm… La distance brise souvent les couples. Ce n’est pas un
obstacle.
— Quand on n’a aucun principe, c’est sûr qu’il n’y a pas beaucoup
d’obstacles.
Je regrette presque d’avoir lancé cette pique, avant de me rappeler que
j’ai décidé d’arrêter de me faire marcher sur les pieds. Visiblement, ma
discrétion ne suffit pas à ce que Carla m’oublie, alors autant lui rentrer
dedans.
Elle ne trouve rien à répondre. Elle me fixe d’un air mauvais pendant un
moment, jusqu’à ce que Lina se racle la gorge.
— Bon, à plus tard.
Et elles s’en vont sans un regard en arrière.
Je n’aurais jamais dû m’éloigner de Lina. J’ai laissé cette foutue
réputation me priver de toutes les choses qui me rendaient heureuse, par
crainte que cet enfer ne se termine jamais. Ça a marché, dans un sens,
l’enfer a cessé, mais je me suis sentie beaucoup plus vulnérable une fois
seule. Lina était ma plus grande force, et maintenant que je l’ai compris,
j’espère que je réussirai à la récupérer.
Roméo
Héloïse.
En dépliant les feuilles, je comprends immédiatement de quoi il s’agit.
Ce sont des pages de son journal. Je les fais glisser entre mes doigts, un peu
sonné. Si ça ce n’est pas une preuve de confiance… Héloïse veut que
j’apprenne ce qui lui est arrivé. Ces pages ne sont sûrement qu’une infime
part de son histoire, mais c’est un immense pas en avant dans la mission.
Je reconnais la page que j’avais commencé à lire l’autre fois, avec ce titre
écrit en gros : « Le début de l’enfer ». Je repère le passage où je m’étais
arrêté et n’attends pas plus longtemps pour me replonger dans la lecture.
Le début de l’enfer
E
t en plus… Victor serait là à la fête organisée par Cassandre. Ça a été
l’argument final pour me convaincre d’y aller. Quelle grossière erreur.
Au début, la fête était assez sympa. Lina restait avec moi parce
qu’elle avait promis de ne pas me laisser tomber, et j’arrivais à sourire à
tout le monde. À peu près.
Mais évidemment, un type a fini par venir la draguer. Canon comme elle
est, c’était prévisible. Elle a tout d’abord essayé de m’intégrer à leur
conversation, mais son prétendant m’a fait comprendre d’une manière plus
ou moins grossière et explicite que ma présence n’était pas désirée, alors je
les ai laissés seuls.
En revenant dans le salon, j’ai constaté avec horreur que tous les invités
étaient bourrés. Comment je le savais ? Eh bien c’était très simple : des
nanas dansaient à moitié nues sur une table et les autres les acclamaient en
les appelant Beyoncé ou alors Britney Spears. Le pire, c’est qu’ils y
croyaient vraiment.
J’ai bien cru, pendant un instant, que ce mec à l’écart était sobre,
jusqu’à ce qu’il se dirige vers le miroir pour embrasser sauvagement son
reflet. Bourré ou pas, il était en tout cas hyper narcissique, et je ne côtoyais
pas les personnes narcissiques.
J’ai quitté le salon à la recherche de personnes lucides qui pourraient me
tenir compagnie. Mes espoirs étaient très réduits, étant donné qu’il était
presque minuit, un soir de Nouvel An, alors forcément personne n’était
lucide.
Dans la cuisine, j’ai trouvé une fille assise par terre contre un mur. Son
teint était plus blanc encore que le visage de Lina et le mien après notre
mémorable bataille de farine. Je me suis penchée sur elle pour lui
demander si elle allait bien. Elle m’a répondu un charabia
incompréhensible dans lequel j’ai uniquement reconnu le mot « vomi ».
— Non, non, non, ne vomis pas ! me suis-je exclamée. Reste assise sans
faire de mouvements brusques, ça va aller.
Et je me suis installée à côté de ma nouvelle amie. J’ai posé ma tête sur
son épaule pour lui parler de la pluie et du beau temps, du chat trop
mignon que j’avais croisé dans la rue la veille – avant qu’il ne me saute
sauvagement au visage, me laissant une belle griffure sur la tempe que Lina
avait sans grand succès essayé de camoufler avec du maquillage. Je lui ai
même raconté que ma mère avait voulu m’emmener chez le médecin à
cause de ça, au cas où ce chat aurait été porteur d’une maladie mortelle
pour les humains. Ma nouvelle amie, après avoir poussé plusieurs
gémissements plaintifs que j’ai pris pour des encouragements, a décidé de
se relever.
— Je veux boire, a-t-elle affirmé.
Je l’ai aidée à se redresser tout en lui expliquant que ce n’était pas une
bonne idée. Elle n’en avait rien à faire. Alors, en dernier recours, j’ai
rempli un verre d’eau avant de le lui tendre. Elle m’a demandé ce que
c’était en grimaçant.
— De l’H2O. Attention, c’est vraiment fort, ça arrache la gorge !
Ma copine a pris le verre avant de le renifler, l’air sceptique. Après mes
encouragements dignes d’une équipe de cheerleaders, elle l’a finalement
avalé cul sec. Puis elle a écarquillé les yeux en riant.
— Punaise, c’est vrai que c’est fort !
J’ai explosé de rire. Je commençais à m’amuser, finalement. Sauf que
mon amie m’a abandonnée pour aller faire goûter ce mystérieux breuvage
super fort à tous ses amis.
Délaissée, je me suis alors mise à chercher Victor. Je ne l’avais pas vu
depuis le début de la soirée et comme je ne voulais pas jouer les sangsues,
je ne savais pas du tout où il était. En revanche, je supposais qu’il était
encore lucide. Victor n’était pas du genre à boire jusqu’à ne plus tenir
debout. C’était une bonne occasion de passer un moment avec lui, et peut-
être qu’à minuit, après des semaines de flirt… il m’embrasserait ?
J’en avais des picotements le long de l’échine rien que d’y penser. Mon
dernier baiser remontait à la sixième, lorsque René-crottes-de-nez avait mis
sa langue dans ma bouche sans mon accord, et sans prévenir. C’étaient mes
copines qui lui avaient fait croire que je voulais sortir avec lui. Après ça,
Lina avait décidé que nous ne fréquenterions plus ces « copines », et j’étais
on ne peut plus d’accord. C’était une horrible expérience – je veux dire, je
n’étais même pas consentante –, et jusqu’ici personne n’avait effacé la
trace répugnante de René sur mes lèvres. Il était temps que Victor s’en
charge.
Je suis montée à l’étage. Victor devait être là, j’avais regardé dans toutes
les pièces du rez-de-chaussée. J’ai poussé la première porte, hésitante,
priant pour ne pas tomber sur un couple en train de faire leurs affaires.
Heureusement, il s’agissait d’un bureau occupé par un garçon inconnu au
bataillon, assis dans un des fauteuils. Il m’a souri en me faisant signe
d’entrer.
— Super, de la compagnie ! Je commençais à me sentir seul.
J’ai souri d’un air crispé en espérant que ce gars n’était pas un violeur.
Je suis entrée, car violeur ou pas, pour une fois que quelqu’un voulait de
ma compagnie, je n’allais pas laisser passer l’occasion, et j’ai avancé à
pas lents jusqu’à lui. Il a tapoté le fauteuil à côté du sien pour m’inviter à
m’y installer.
— Alors, qu’est-ce qui t’amène dans mon sanctuaire ?
— Un ennui profond. Tout le monde est bourré, en bas.
— Sauf toi, a-t-il remarqué.
— Et toi… ?
Ma réponse sonnait comme une question, parce que je n’arrivais pas à
savoir s’il était pompette ou non.
— Je sirote une bouteille depuis que je suis monté, mais ce n’est pas
suffisant pour me faire tourner la tête.
J’ai hoché la tête, un peu mal à l’aise. Je ne connaissais pas ce type, il
avait l’air sympa mais je n’étais pas sûre de pouvoir me fier à ma capacité
à cerner les gens.
— Comment tu t’appelles ?
— Héloïse.
— C’est joli.
Il a porté sa bouteille à sa bouche, semblant réfléchir aux sonorités de
mon prénom. Je me suis alors rendu compte que la moindre des politesses
était de lui retourner la question.
— Et toi ?
— Lorick.
J’ai froncé le nez avant de déclarer, sans pouvoir m’en empêcher :
— C’est pas terrible.
J’ai immédiatement voulu me gifler. C’était quoi mon problème, au
juste ?
Il faut dire que je cherchais très rarement à me faire des amis. J’avais
Lina et Victor – qui, j’osais l’espérer, deviendrait plus qu’un ami – et ça me
suffisait amplement.
Contre toute attente, Lorick a éclaté de rire. Visiblement, ma réflexion ne
l’avait pas blessé. Je me suis tout de même excusée maladroitement, mais il
a balayé d’un geste désinvolte de la main mes balbutiements :
— Ne t’en fais pas. J’apprécie ta franchise. Pour une fois qu’on ne me
dit pas avec une grimace que c’est « original ».
J’ai gloussé à mon tour en me détendant un peu. Je commençais même à
prendre goût à la conversation.
— Alors, Héloïse-la-franchise, tu veux boire un peu ?
Il m’a tendu sa bouteille, et je l’ai observée un moment avant de secouer
la tête.
— Pourquoi ? Tu n’aimes pas l’alcool ?
— Disons que je n’ai jamais vraiment eu l’occasion d’essayer. Je ne vais
pas souvent en soirée, alors…
— Tu n’as jamais goûté du vin ou du champagne dans le verre de tes
parents ?
— Pas vraiment… J’ai toujours respecté les règles. Et celle concernant
l’alcool stipulait que je ne devais pas en boire avant ma majorité.
Avec un sourire taquin, Lorick a secoué la bouteille devant mes yeux.
— Et maintenant ? Tu respectes toujours les règles ?
Ce mec m’amusait. Il était drôle. J’aurais pu me braquer, mais je savais
qu’il ne se moquait pas de moi. Il restait bienveillant.
— Promis, si tu t’étrangles, je ne rigole pas. Personne d’autre ne sera là
pour te voir.
J’ai fini par céder et j’ai attrapé la bouteille. Lorick était ravi. Avant de
boire, j’ai reniflé le goulot.
— C’est quoi ?
— Crois-moi, tu préfères ne pas savoir.
Sans réfléchir davantage, j’ai avalé une gorgée. Je ne me suis pas
étouffée, mais ma gorge était en feu et j’avais presque du mal à respirer.
— Putain, mais c’est quoi ton truc ? Tu bois sans diluant ?
— Bah non, pour quoi faire ?
J’ai ri avant de boire une nouvelle gorgée. Ça passait mieux la deuxième
fois. Et encore mieux la troisième.
Quelques minutes plus tard, j’étais complètement détendue et je discutais
avec animation avec mon compagnon de beuverie. Je ne voulais pas me
rendre malade mais c’était sympa, pour une fois, de me sentir…
adolescente. J’avais toujours été un peu à part, je n’aimais pas les mêmes
choses que les personnes de mon âge. Je n’arrivais pas à me lâcher au
point de draguer un inconnu en soirée, et encore moins à embrasser
quelqu’un que je connaissais à peine. Tout ça, ce n’était pas pour moi. Mais
en partageant ce moment avec Lorick, j’ai pensé, naïvement, que je trouvais
peut-être enfin ma place.
— Quoi ? Tu es en terminale ? me suis-je étonnée alors qu’il se plaignait
du bac.
— Je ne sais pas comment je dois le prendre, tu insinues que je ne fais
pas mon âge ?
— Non ! C’est juste… Qu’est-ce que tu fais à une fête de première ?
Lorick a soupiré avant de se renfoncer dans le dossier de son fauteuil.
— Ma copine m’a traîné ici. Elle est amie avec Cassandre. Ça fait un
mois qu’on sort ensemble et elle tenait à ce qu’on passe une première
soirée tous les deux… Ironie du sort, elle m’a abandonné à plusieurs
reprises, soit pour aller danser avec ses copines, soit pour discuter avec
d’autres invités. Alors je suis monté ici, mais je n’ai pas l’impression de lui
manquer puisqu’elle n’est toujours pas venue me chercher.
J’ai affiché une petite moue désolée. D’un côté, je me sentais mal pour
lui, mais de l’autre, j’étais contente que quelqu’un d’autre dans cette
maison se sente à l’écart. Ça me faisait penser que je n’avais peut-être pas
un si gros problème que ça.
— Peut-être qu’elle t’a cherché mais qu’elle ne t’a pas trouvé…
— C’est pas la peine de faire ça, Héloïse. À vrai dire, je m’y attendais un
peu, c’est pour ça que j’étais réticent à venir.
— Je connais bien ça, ai-je chantonné.
Il a ri. Il avait un joli rire sonore qui emplissait la pièce à lui seul. Et une
lueur chaleureuse a illuminé son regard.
— Et toi, Héloïse ? Un copain ?
Je m’apprêtais à lui répondre quand la porte du bureau s’est ouverte.
Une fille est apparue sur le seuil et derrière elle, j’ai reconnu Carla, qui
m’a regardée de travers.
— Lorick ! Qu’est-ce que tu fous là ? Tess te cherche partout !
— Tiens, c’est nouveau ça, a-t-il grommelé.
Je lui ai souri pour lui indiquer que ça ne me dérangeait pas qu’il aille
retrouver sa copine, mais il n’a pas bougé.
— Je descends dans cinq minutes.
La fille que je ne connaissais pas a plissé les yeux avant de refermer la
porte.
— On dirait que le devoir t’appelle.
— Je ne pouvais pas rester caché éternellement… J’ai passé un très bon
moment, en tout cas.
— Moi aussi. Même si je crois que l’alcool m’assomme parce que j’ai
vraiment envie de dormir.
— Ça tombe bien, tu es sur le fauteuil le plus confortable de la maison !
Après un dernier sourire, Lorick est parti. J’ai alors fermé les yeux –
dormir semblait être l’occupation la plus pertinente du moment – et j’ai
sombré dans le sommeil.
Malheureusement, ma sieste a été de courte durée. Quelqu’un m’a
réveillée en sursaut en m’attrapant par les épaules. Je me suis retrouvée
face à une rousse qui semblait folle de rage. Avant que j’aie eu le temps de
comprendre ce qui se passait, elle m’a giflée. Une belle gifle qui a fait
partir ma tête sur le côté en laissant une sensation de brûlure sur ma joue,
atroce et extrêmement humiliante.
Sidérée, j’ai balbutié :
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Toi, qu’est-ce qui t’a pris ?! À quel moment tu as cru que tu pouvais te
taper mon mec ?
Je n’avais jamais été autant abasourdie. J’ai scruté cette fille, encore et
encore, mais rien à faire, je ne la remettais pas.
— Ça doit être un malentendu, je n’ai jamais…
— Ta gueule ! Il fallait en plus que tu n’assumes pas, évidemment ! La
parfaite salope ! Ne crois pas que tu vas t’en sortir comme ça.
Après un dernier regard noir, elle a quitté la pièce. Je suis restée raide
comme un i, plantée au milieu de ce maudit bureau. Une larme s’est
échouée sur mes lèvres. Cette fille se trompait, car s’il y avait bien une
chose dont j’étais sûre, c’est qu’il n’y avait pas plus vierge que moi. Je
n’avais couché avec personne.
J’ai fini par sortir de ma torpeur et j’ai appelé ma mère pour qu’elle
vienne me chercher. Cette soirée était un désastre et en plus, j’avais raté les
douze coups de minuit annonçant la nouvelle année.
Je n’ai pas croisé Lina avant de quitter les lieux. En revanche, Victor
était près de l’entrée quand je suis partie. Il ne m’a pas retenue. À vrai dire,
il ne m’a pas adressé un regard.
Ce n’est que plus tard, en recevant des messages haineux de la part de la
rousse et de ses copines, que j’ai reconstitué l’histoire. La rouquine, c’était
Tess, la copine de Lorick. La fille qui nous avait trouvés avait dû dire à
quelqu’un que Lorick et moi étions seuls à l’étage dans une chambre. Cette
personne avait dû le répéter, en déformant un peu la vérité. Et au fur et à
mesure, l’histoire s’était complètement transformée, jusqu’au moment où
elle était arrivée aux oreilles de Tess.
Ce n’était que ça. Une simple déformation de la vérité.
Tout le monde trouvait ça tellement croustillant, comme rumeur, que la
vérité n’intéressait personne. La vérité pure et dure était ennuyeuse. La
vérité pure et dure ne créait pas de problèmes Et c’est ce que tout le monde
aimait, les problèmes.
La fin de mes vacances de Noël a été atroce. Je recevais des messages
insultants tous les jours et j’ai dû bloquer ces filles qui m’empêchaient de
dormir la nuit à coups de notification. Lina a essayé de me réconforter,
mais je refusais de parler de cette histoire. J’avais trop honte et j’étais
persuadée que tout se tasserait d’ici la rentrée.
Ce que j’ignorais, c’était que Tess et Lorick formaient un couple très
populaire dans notre bahut. La rumeur a vite circulé et à la rentrée, tous les
élèves savaient qui j’étais. La traînée, la briseuse de couple. Ils
connaissaient tous mon étiquette.
Je n’ai pas compté le nombre de regards de travers que j’ai reçus ce
jour-là, ils étaient trop nombreux. Pareil pour les chuchotis que j’ai
entendus derrière moi en classe ou dans les couloirs.
En fin d’après-midi, après des heures à retenir mes larmes, j’ai enfin
croisé la personne que je cherchais. Lorick a accepté de me parler – à
l’abri des regards pour ne pas créer de nouvelles rumeurs.
— Héloïse, je suis désolé de ce qui arrive…
— Tu leur as dit ? Tu leur as dit à tous qu’on n’avait pas couché
ensemble ?
Et voilà, des larmes naissaient dans mes yeux. J’étais à cran et
totalement désespérée.
— J’ai essayé de l’expliquer à Tess mais elle ne veut rien entendre…
— Je ne parle pas de Tess. Je parle de tous tes potes, ceux qui se sont
moqués ouvertement de moi toute la journée. Tu leur as dit, à eux ?
Lorick a soupiré en regardant autour de lui, l’air embêté.
— Ce n’est pas aussi simple, Héloïse, tout le monde est persuadé qu’on a
couché ensemble… Le mieux, c’est d’ignorer cette histoire et d’attendre que
ça passe.
Je l’ai dévisagé, effarée. Il n’était pas sérieux. Il ne pouvait pas être
sérieux.
— On s’en fout de ce que pensent les autres, non ? a-t-il ajouté en voyant
mon expression.
— Facile à dire pour toi ! C’est toi l’infidèle, mais c’est moi qui me fais
traiter de pute à tout bout de champ !
Voilà précisément ce qui me mettait dans une colère noire : c’était moi
qui ramassais tout.
Admettons que cette histoire de coucherie ait été vraie. Le plus à blâmer
aurait été Lorick, puisque c’était lui le mec en couple. C’était lui qui devait
être fidèle à sa copine. De mon côté, certes, on aurait pu dire que je n’avais
pas beaucoup de valeurs, mais j’aurais très bien pu ne pas être au courant.
Et pourtant, c’était moi la salope. Je n’avais pas entendu une seule
insulte sur Lorick. Les copines de Tess ne lui adressaient plus la parole,
mais c’était tout. Lui, on ne le traitait pas de salaud.
— Je comprends que tu sois en colère, Héloïse, crois-moi, mais je te
promets que ça va s’arranger. On a quand même passé une bonne soirée,
toi et moi… Je t’aime vraiment bien, et quand tout le monde aura oublié…
— Quoi, quand tout le monde aura oublié que je suis la pute du lycée ? À
ce moment-là, tu voudras bien t’afficher avec moi ?
Lorick a rougi en se mordant la lèvre.
— Il faut que tu comprennes…
— Oh, mais je comprends très bien. Ne t’avise plus jamais de m’adresser
la parole.
En revenant dans les couloirs, je suis tombée sur des filles qui ont ricané
sur mon passage. J’ai cru halluciner quand j’ai vu que Carla était parmi
elles. Carla était à la soirée, elle était montée avec cette fille pour dire à
Lorick que Tess le cherchait. Elle savait très bien que je n’avais pas couché
avec lui. Et pourtant, elle ne disait rien. Pire : elle participait à cette
humiliation. C’est ce qui m’a le plus révoltée dans cette histoire.
Et ce qui a fini par m’achever, définitivement, c’est Victor qui m’a fuie à
la sortie du lycée.
10. Le bal
Héloïse
› Moi : J’espère.
Je relis une énième fois cette conversation qui date de quelques jours. Je
n’arrive pas à savoir si j’ai fait une connerie en confiant le premier épisode
de mon histoire à Roméo ou si c’était ma meilleure décision depuis
longtemps. Parce que oui, ces quelques pages ne relatent que le début de
mon année de première. C’est là que tout a commencé, mais je ne savais
pas que c’était loin d’être terminé.
— Qu’est-ce que t’en penses, détachés ou attachés ?
Je lève la tête de mon portable pour regarder Lina qui soulève ses
cheveux blonds d’une main, l’air interrogateur.
— Tu es jolie dans les deux cas.
Je replonge sur mon écran lorsque Lina, à bout, monte sur le lit et
m’arrache mon téléphone des mains.
— Hé !
— Tu me proposes de venir me préparer chez toi et tu passes ton temps
sur ton portable ! C’est gonflé.
Ce soir, c’est le grand soir. Le Bal d’Automne, que Lina prépare depuis
des semaines pour fêter dignement les vacances de la Toussaint tant
attendues. Et elle a raison : je ne manque pas d’air. Quand je lui ai proposé
de venir se préparer chez moi, je ne m’attendais pas à ce qu’elle accepte.
Mais elle a semblé à la fois surprise et heureuse que je fasse ce premier pas.
Et moi, au lieu de me concentrer sur elle et sur la chance qu’elle me donne,
je passe mon temps à papoter avec Roméo et à relire nos anciens messages.
En même temps, je rends quand même service à Lina. Si elle avait été
seule chez elle, elle aurait certainement fait une overdose de stress. Elle se
met une pression pas possible pour cette soirée.
— Tu as raison, excuse-moi. Je ne regarderai plus mon téléphone et
j’accorderai désormais toute mon attention à la couleur de ton teint.
Je tends la main pour attraper mon portable, mais Lina ne me le rend pas
et descend du lit.
— Allez, Lina, fais pas l’enfant.
— Pas question. Je veux savoir qui te fait sourire toute seule comme une
héroïne de comédie romantique.
Je ne rétorque rien ; quand Lina a décidé de jouer les gamines, elle joue
les gamines. Je me prépare mentalement à ses railleries qui ne vont pas
tarder à fuser dans trois, deux, un…
— Roméo, quelle surprise ! Alors comme ça, vous flirtez par téléphone
maintenant ?
— Te fais pas des idées. On parlait seulement de ce soir et du fait qu’on
allait devoir se reconnaître malgré nos masques.
Lina, le regard suspicieux, passe rapidement en revue les messages. Je
prie pour qu’elle ne remonte pas trop haut et qu’elle ne tombe pas sur les
références à mon journal.
— Ouais, bien sûr, vous ne flirtez pas… C’est pour ça qu’il t’a envoyé :
« Je serai facile à trouver, je me pavanerai comme Christian Grey » ?
J’éclate de rire sans pouvoir m’en empêcher tandis que Lina m’observe
avec attention, attendant des explications.
— On a un délire à propos de Christian Grey, c’est tout.
Elle secoue la tête, désabusée, avant de me lancer mon téléphone.
— Je vais faire comme si tu ne venais pas de m’avouer que Roméo et toi
aviez des délires sadomasos.
J’abandonne la bataille et ouvre le message qui vient juste d’arriver.
Et, fidèle à lui-même, il est obligé de nous relancer sur la pente glissante
de la séduction. Je me mords la lèvre en cherchant quoi répondre quand
deux voix s’élèvent dans ma chambre, me faisant sursauter :
— Héloïse !
Je fusille du regard Lina et ma mère, qui vient visiblement d’arriver.
Elles affichent toutes les deux la même mine désapprobatrice.
— Qu’est-ce qui vous prend, à vous casser la voix comme Bruel ?
— Ça fait deux fois que je te pose une question et que tu ne réagis pas !
râle ma mère.
— Excuse-la, Béatrice, elle est plongée dans une discussion sadomaso
avec un mec de sa classe.
Rouge comme une tomate, je fais les gros yeux à Lina qui sourit
malicieusement. Sa vengeance pour tout à l’heure, je présume. Sauf qu’en
abordant avec ma mère le sujet de ma vie amoureuse, elle dépasse les
limites, et elle le sait. Je vais en entendre parler pendant des lustres. Déjà
que ma mère était aux anges de voir Lina revenir à l’appartement… Si en
plus elle apprend que mon cœur de pierre bat pour quelqu’un, elle risque de
s’évanouir de bonheur.
— Un garçon ? s’émerveille ma mère.
Qu’est-ce que je disais ?
— Comment s’appelle-t-il ? Il ressemble à quoi ? Il est dépisté ?
demande-t-elle avec empressement en s’asseyant sur le bord de mon lit, les
yeux brillants de joie.
Je me retiens de me frapper la tête contre le mur. Bien entendu, une de
ses premières questions est de savoir s’il est dépisté. On peut dire que ma
mère a le sens des priorités.
— Il a les cheveux gras, un appareil dentaire qui le fait zozoter et des
boutons d’acné infectés. Il s’appelle Gérald et d’après ce qu’on dit, il a de
l’herpès et la syphilis en plus.
Lina n’attend pas une seconde pour me reprendre :
— Il est grand et fin, beau à en faire baver les filles, brun avec les
cheveux en bataille, il s’appelle Roméo et je suis sûre qu’il est clean.
— Roméo ? répète ma mère, intéressée. Joli prénom… J’ai hâte d’en
savoir plus sur lui.
Je plisse les yeux. La réplique de ma mère manque un peu trop de
spontanéité, comme si elle n’était presque pas surprise… Aurait-elle fouillé
dans mon téléphone ?
— Bon, j’adorerais poursuivre cette conversation mais je ne peux pas, il
faut absolument que j’aide Lina à se préparer.
— Je suis déjà prête, rétorque-t-elle. Je me suis débrouillée pendant que
tu draguais par texto. Maintenant, c’est ton tour.
J’écarquille les yeux quand Lina et ma mère me tirent chacune par un
bras pour me relever. L’une me fourre ma robe dans les bras, l’autre
entreprend de démêler mes cheveux, et je ne tarde pas à me transformer en
poupée Barbie modèle géant malgré mes protestations.
Il y a déjà du monde devant le gymnase, là où se déroule le bal, quand
Lina et moi arrivons. Évidemment, il faut que la première personne à nous
intercepter soit Carla.
— Lina ! sourit-elle. Et Héloïse, ajoute-t-elle platement.
— Ravie de te voir, Carla, je réponds, faussement enthousiaste. Ta tenue
est vachement… euh… emplumée.
Je détaille sa longue robe entièrement recouverte de plumes noires d’un
œil critique.
— C’est Black Swan, se justifie-t-elle.
— Ah oui, bien sûr ! Espérons que la vie ne te réserve pas le même
destin.
Lina me donne un coup de coude dans les côtes. Je me décale d’un pas en
souriant toujours.
— J’ai d’autres projets, ne t’inquiète pas pour moi, affirme Carla.
— Tu es splendide, la complimente Lina. Il faut qu’on aille préparer la
salle, on se voit tout à l’heure ?
Carla hoche la tête à contrecœur et Lina l’embrasse sur la joue avant de
me tirer par le bras. Je ne peux pas empêcher cette stupide possessivité de
meilleure amie d’installer la jalousie en moi, même si je sais bien que c’est
ma faute si Lina s’est autant rapprochée d’elle et si nous nous sommes
éloignées.
— Ça te tuerait de te montrer sympa avec elle ? me lance Lina alors que
nous entrons dans le gymnase.
— Autant que ça la tuerait d’avoir un minimum de respect pour moi.
Lina s’arrête pour me faire face, penchant la tête sur le côté.
— C’est le sentiment que tu as ? Qu’elle ne te respecte pas ?
— Ce n’est pas qu’un sentiment. Mais ne t’inquiète pas, j’ai cette faculté
qui consiste à me foutre complètement de ce que les petites princesses dans
son genre peuvent penser de moi.
— Elle n’est pas si méchante qu’il n’y paraît. Elle m’a beaucoup aidée
quand toi et moi… enfin… quand tu ne voulais plus me voir. Elle se protège
simplement, par peur. Tu devrais comprendre ça mieux que personne.
Lina se remet à avancer tandis que j’encaisse le coup. Être comparée à
Carla est une sacrée surprise. Nous nous ressemblons peut-être sur quelques
points, mais je ne pense pas être aussi mauvaise qu’elle.
— Je suis certaine que si vous appreniez à vous connaître, vous vous
entendriez bien.
Permets-moi d’en douter.
Je préfère ne rien répondre et nous nous attelons à la fin des préparatifs.
Les professeurs participants ont déjà fait une grosse part du boulot. Alors
que je vais déposer des chips sur la table du buffet, ma prof de philosophie
s’avance vers moi.
— Bonsoir, Héloïse. On s’est sacrément bien débrouillés, qu’en penses-
tu ?
Je détaille la décoration autour de moi : le gymnase est métamorphosé,
des ballons sont accrochés un peu partout, une fontaine de chocolat trône au
centre de la salle et des lumières tamisées ont été installées. L’ancienne
Héloïse refait surface et je ne peux pas m’empêcher de sourire. Quand
j’avais eu l’idée de ce bal, l’année dernière, c’était dans le but de donner
une nouvelle image de moi. Pour qu’on ne me voie plus comme « la
traînée », mais comme « l’organisatrice de ce bal génial ». Puis j’ai compris
que c’était un espoir vain. Ces foutus lycéens n’en auraient rien eu à faire
de mon implication dans ce projet. Ils se seraient simplement amusés à la
soirée avant de se remettre à me juger – activité tellement palpitante. C’est
pour ça que j’ai abandonné le projet et que j’ai laissé Lina toute seule.
Pourquoi me tuer à la tâche pour une bande d’idiots ?
Je suis cependant fière de l’état du gymnase ce soir. C’est tout ce dont je
rêvais. Je finis par répondre à Mme Benoît :
— Oui, c’est superbe.
Ma prof avance d’un pas et, en voyant sa mine devenir plus grave, une
certaine appréhension monte en moi.
— Héloïse, je voudrais te parler de ton éclat en cours la dernière fois…
Ce que tu as dit sur le passé qui nous détermine totalement, c’était très
intéressant, mais aussi très pessimiste, pour une personne de ton âge.
Je m’efforce de sourire d’un air léger, bien que j’éprouve l’envie de
m’enfuir en courant.
— Ne vous inquiétez pas, madame. Je ne pensais pas forcément tout ce
que j’ai dit, je voulais juste provoquer Roméo… D’ailleurs, je tenais à
m’excuser pour mon comportement et le trouble causé dans votre cours.
C’était extrêmement déplacé de ma part.
— Ne t’en fais pas pour ça. Mais je sais reconnaître un élève qui appelle
à l’aide… et ta tirade y ressemblait fortement.
— Il n’y avait rien de ça, lâché-je froidement.
Eh merde. J’ai justement la réaction d’un élève qui hésiterait à appeler à
l’aide.
Est-ce qu’elle a raison ? Est-ce que, inconsciemment, c’est ce que j’ai
fait ?
— Je ne t’obligerai pas à me parler, reprend-elle, toujours aussi calme. Je
veux simplement que tu saches que si tu en as besoin, je suis disposée à
t’écouter et à t’aider. En tant que professeurs, nous sommes souvent
dépassés par les relations entre les élèves et parfois même aveugles à ce qui
se passe dans les établissements. Je ne voudrais pas être restée sans rien
faire si quelque chose de grave se déroulait ici.
Je réprime du mieux que je peux le flot d’émotions qui monte en moi.
Comment expliquer à un prof que je subis des insultes que j’ai fini par
croire moi-même ? Comment arriver à remonter le fil de toute cette
histoire ? Je sais que ce serait totalement vain.
— Merci, madame, je suis sûre que votre discours ferait beaucoup de
bien à un élève en détresse. Mais ce n’est pas mon cas. Je vous souhaite une
bonne soirée.
Je m’éclipse au plus vite, mon cœur cognant dans ma poitrine. Il est
difficile de jouer la comédie dans ces cas-là. Mais j’ai bon espoir que dans
un futur proche, cela devienne une chose facile et naturelle.
Je rejoins Lina, occupée à déballer un stock de pizzas.
— Qu’est-ce qu’elle voulait ? me demande-t-elle en désignant Mme
Benoît du menton.
— Rien de spécial. Simplement discuter des préparatifs.
Lina acquiesce sans me poser plus de questions.
— J’aime bien cette prof, déclare-t-elle.
Je regarde Mme Benoît, qui vient de se faire accoster par un prof de
physique peu charmant.
— Oui, moi aussi.
Une fois que tout est en place, Lina et moi nous rendons à l’entrée pour
accueillir les invités. Dissimulées derrière nos masques, nous ouvrons les
portes. Le gymnase ne tarde pas à se remplir, tandis que nous rejoignons les
danseurs dans les vestiaires. Tout le monde est là… excepté Roméo. Je ne le
vois nulle part. Lina est forcée de démarrer son speech sans lui, et je suis
incapable de me concentrer sur ses paroles. L’anxiété occupe toute la place
dans mon esprit.
Et s’il me lâchait ? S’il se moquait de moi depuis le début et qu’il avait
décidé de m’humilier ce soir ?
Je manque de vomir sur ma robe en dentelle. Dire que j’ai accepté de
porter une tenue pareille pour lui. Ce que je peux être stupide ! Comment un
mec pourrait avoir envie de s’embarquer dans une histoire avec une plaie
comme moi ? Je me suis encore fait des illusions.
Nous nous plaçons les uns derrière les autres dans le couloir qui mène à
la salle du bal. Tous les couples sont réunis, et Lina m’adresse un sourire
qui se veut rassurant avant de rejoindre Victor, à la première place. Je
n’avancerai pas. Il est quasiment l’heure d’y aller et je suis toujours toute
seule. Les autres danseurs me passeront devant avant de s’élancer sur la
piste et je resterai là, comme une idiote, à les regarder.
Alors que je m’apprête à sortir de la rangée, une personne se matérialise
à ma gauche. Je reconnais Roméo à ses cheveux en bordel et à sa grande
taille. Il a revêtu un smoking bien taillé et un masque noir mat cache ses
yeux.
— Où est-ce que t’étais, abruti ?
Il tourne la tête vers moi avec un sourire espiègle.
— On m’a dit que Grey se faisait toujours désirer.
Je lève les yeux au ciel en secouant la tête, exaspérée, mais un poids
énorme vient de quitter ma poitrine. Il est là.
— Comment est-ce que tu m’as reconnue ? Ce sont mes longs cheveux
qui m’ont trahie ?
— Plutôt tes boots qui dépassent de ta robe.
Je baisse les yeux sur mes pieds et cache immédiatement mes grosses
chaussures sous les pans de ma robe.
— Je me suis dit que la robe était déjà un grand pas en avant. Pour les
talons, on verra plus tard.
— Je vois ça. D’ailleurs, tu es splendide.
Heureusement qu’un masque dissimule mes joues car je m’empourpre
comme une écolière.
— Tu n’es pas trop mal non plus.
— Quoi, un compliment de la part d’Héloïse-la-grande-impassible ? Je
vais défaillir !
Je secoue la tête en me retenant de sourire. Roméo glisse son bras sous le
mien, me pressant contre son corps élancé.
— Prête, Héloïse-avec-un-H ?
— Et toi ?
— Avec toi, toujours.
La musique démarre. Lina et Victor ouvrent la marche et nous les suivons
sous les acclamations des élèves.
Durant toute la danse, je suis enveloppée d’une impression de légèreté
que je n’avais pas connue depuis longtemps. J’ai l’impression d’être
ailleurs, en phase avec Roméo qui maîtrise enfin les pas après tous nos
entraînements. Sous mon masque, je n’ai plus la même identité. Je n’ai pas
peur qu’on me juge. Je ne suis qu’une fille parmi la foule, et cela me va
parfaitement.
Les dernières notes résonnent sous un tonnerre d’applaudissements. Je
me tourne vers Lina pour voir sa réaction. Un sourire immense s’étale sur
son visage, et cette vision achève de me combler. Finalement, tout s’est
déroulé comme nous l’espérions. Peut-être même encore mieux.
Nous nous alignons pour saluer le public, et Roméo ne lâche pas ma
main, pour être sûr que personne ne se mette entre nous.
— Ouf, l’horreur est finie, glisse-t-il à mon oreille, soufflant
exagérément.
Je ris et me hisse sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa
joue. Quand je prends conscience de ce que je viens de faire, j’écarquille les
yeux en m’écartant d’un pas, confuse. Il paraît tout aussi surpris, d’après
l’expression que je lis dans ses yeux bleus. Ma main glisse de la sienne avec
facilité : il ne la serrait plus. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Sans doute
l’euphorie du moment, j’imagine.
Dès que les danseurs s’éparpillent, je m’esquive et cherche nerveusement
Lina du regard. Je la repère près du buffet, en compagnie de Victor, et je les
rejoins en tentant de paraître naturelle.
— On l’a fait !
— Eh oui !
Je souris à Victor, que j’ai juste aperçu tout à l’heure dans les vestiaires.
Il détaille ma tenue avant de planter ses yeux dans les miens.
— Tu es très jolie.
Un peu gênée, je replace une de mes boucles derrière mon oreille.
— Je me suis dit que la veste en cuir et le jean déchiré feraient tache dans
le décor.
Un sourire déforme les lèvres de Victor. Ce sourire, sur lequel j’avais
craqué quand j’étais une adolescente insouciante aspirant au grand amour.
— Tu ne fais jamais tache.
Lina se racle la gorge, se sentant visiblement de trop. Je ne sais pas à
quoi joue Victor, à me faire les yeux doux comme au début de l’année
dernière. C’est révolu de mon côté et c’est lui qui l’a voulu.
La situation devenant pesante, je m’éclipse à nouveau le temps d’aller me
remplir un verre de Coca. C’est alors que quelqu’un m’attrape par le
poignet et me tire en arrière.
Je reconnais la silhouette de Roméo qui entrelace ses doigts aux miens et
m’entraîne derrière lui. Nous peinons à traverser la foule et je n’ai pas le
temps de penser à une échappatoire tant Roméo détale, jusqu’à passer les
portes du gymnase. L’air froid de l’automne sur mes bras nus me fait
frissonner. Je me décide enfin à réagir, et m’arrête brusquement en tirant sur
son bras. Il se retourne, essoufflé.
— À quoi tu joues ?
Assuré, il diminue la distance entre nous. Je recule instinctivement et
retiens ma respiration quand mon dos heurte le mur derrière moi. Il se
rapproche, son corps frôlant le mien, son souffle balayant mon front. Je
finis par trouver le courage de le regarder dans les yeux. Le fait qu’il porte
un masque le rend moins impressionnant.
— Pourquoi es-tu partie, tout à l’heure ?
Il n’y a aucun reproche dans sa voix, ce qui contribue à me détendre. Un
peu. Du bout du doigt, il caresse tendrement ma pommette, comme s’il
avait peur de m’effrayer.
— J’avais soif.
Roméo laisse tomber son front contre le mien et me sourit à sa manière
espiègle.
— Il y a des moments où tu n’es vraiment pas crédible.
Maintenant ce n’est plus sur mon front que je sens son souffle, mais pile
sur ma bouche. Sa respiration est régulière, contrairement à la mienne,
saccadée, traduisant ma panique intérieure. Je suis tétanisée, mon corps ne
me répond plus, et je me perds dans la confusion de mes envies. Je n’arrive
pas à savoir si je veux qu’il s’approche encore plus près ou, au contraire,
qu’il s’éloigne de moi.
— C’est pour toi que je suis venu à cette soirée… J’aimerais autant que
tu ne t’enfuies pas.
Sans prévenir, il pose ses lèvres sur ma joue, en un baiser aux intentions
innocentes mais pourtant bien intense. Trop intense. Je presse fort les
paupières, mon cœur prêt à s’échapper de ma poitrine.
— Si c’est à propos de ça que tu te sentais mal à l’aise tout à l’heure, on
est quittes, murmure-t-il en frôlant de sa bouche le lobe de mon oreille.
La tension est trop importante, j’étouffe. Je me décide à le repousser,
posant une main sur sa poitrine. Je fais quelques pas jusqu’à m’arrêter un
peu plus loin. Je ne m’enfuis pas. Je fais juste… le point.
— Carla n’a jamais raconté ce qui s’était réellement passé, le soir du
Nouvel An ?
À la fois perdue et sonnée, je dévisage Roméo qui n’a pas bougé.
Comment peut-il être imperturbable après notre proximité d’il y a quelques
secondes ?
Je ne suis pas sûre de pouvoir évoquer mon passé à voix haute, alors je
tente une réponse brève :
— Jamais. Elle était sans doute contente de ce qui m’arrivait.
— C’est pour ça que tu la détestes ?
Je fronce les sourcils, réfléchissant à sa question.
— Entre autres. Disons qu’avant ça, même si j’avais eu un mauvais
pressentiment, je pensais qu’elle avait des principes. Je me trompais.
Roméo s’approche à nouveau de moi mais, cette fois, je ne recule pas.
— La jalousie fait souvent disparaître tout principe.
Un rire incrédule s’échappe de mes lèvres.
— Tu crois que Carla était jalouse de moi ?
— C’est facile de l’être. Tu as un fort tempérament et une personnalité
bien marquée, que tu assumes. Tout le monde n’a pas cette assurance
naturelle. Beaucoup de jeunes filles ne savent pas encore qui elles sont, et
Carla en fait partie. D’où la jalousie.
Il écarte une de mes mèches de cheveux pour la caler derrière mon
oreille. Ses mots m’apaisent. Discuter avec quelqu’un qui ne me juge pas et
qui cherche à me comprendre, c’est très réconfortant pour moi. Mais il est
encore un peu trop tôt pour poursuivre cette conversation.
— Je crois que finalement, j’aime bien cette soirée, lancé-je pour changer
de sujet.
— Pourquoi ?
Je hausse les épaules.
— C’est agréable de ne plus être Héloïse, pendant un temps… D’être
juste une fille qui tournoie sur la piste et qui rit avec ses amis. Une fille sans
réelle identité.
— C’est dommage, parce que… la seule personne avec qui j’ai envie
d’être ce soir, c’est Héloïse.
Roméo pose délicatement ses doigts autour de mon masque pour le
retirer. Je lutte pour ne pas l’en empêcher. Depuis le début de la soirée, ce
masque qui camoufle mes expressions est une sorte de bouclier. Sans lui, je
me sens plus vulnérable.
Cependant, je ne quitte pas Roméo des yeux. Il observe mon visage
comme s’il voulait en graver les détails dans sa mémoire. Un frisson me
traverse le corps.
— On dirait que j’ai finalement trouvé ma Juliette.
Il retire son masque à son tour. Je me tords les doigts à l’idée de ce qui va
se passer maintenant. Car je le sais, mon corps le sent et réclame
étonnamment le sien. Je me dégoûtais tellement ces derniers mois que
j’avais du mal à me regarder dans le miroir. Et voilà que j’arrive à désirer,
pleinement et sincèrement, un garçon. Je ne pensais pas ça possible.
Ses mains encadrent mon visage, rassurantes. Mon corps vacille vers le
sien, quémandant sa chaleur. Je ferme les yeux pour m’empêcher de penser
et pose les mains à plat sur son buste.
— Tu n’es plus seule dans ton combat, Héloïse-avec-un-H.
C’est pile les mots dont j’avais besoin pour m’abandonner complètement.
La tension entre nous atteignant son paroxysme, je referme ma bouche sur
la sienne. Pendant un instant, nos lèvres ne bougent pas, comme pour
prendre le temps de se rencontrer. Puis c’est lui qui m’embrasse, vraiment
cette fois-ci. Le mouvement rapide de ses lèvres et leur douceur créent un
magnifique contraste qui me liquéfie sur-le-champ. Seule sa main qui a
trouvé refuge dans le creux de ma taille m’empêche de m’effondrer.
Quand ma langue est enfin prête à accueillir la sienne, il la caresse avec
expertise, plongeant sa main libre dans mes cheveux. Il semble tiraillé entre
le désir de se laisser aller et le besoin de garder le contrôle. J’entoure son
cou de mes bras, me pressant davantage contre lui. Il doit sentir les
tremblements de mon corps, preuve que je suis tout aussi bouleversée que
lui. C’est cette connexion nouvelle entre nous qui abat ses dernières
résistances et nous plonge dans une vague de plénitude.
Personne ne m’a jamais embrassée comme Roméo m’embrasse à
l’instant. Avec autant de tendresse, d’affection… de respect.
Et pour la première fois depuis longtemps, j’ai le sentiment de compter
pour quelqu’un.
11. Laisser partir
Roméo
Héloïse
Héloïse
M erde.
Roméo est ici.
À la fête.
Pas de déguisement, simplement une veste en cuir et un jean noir.
C’est une tenue sexy sur lui.
Est-ce que je viens de penser qu’il était sexy ?
Évidemment, qu’il l’est. Et c’est la différence avec tous les autres
garçons de cette soirée. Victor est beau, mais pas sexy. Et c’est une nuance
non négligeable.
Je suis mal barrée. Son regard furibond me fait clairement comprendre
qu’il n’est pas ravi de la façon dont je l’ai ignoré pendant plus d’une
semaine, et le fait qu’il me trouve aussi proche d’un autre garçon ne risque
pas d’arranger les choses.
Je suis tétanisée, mon cœur me faisant clairement comprendre sa détresse
en cognant fort contre ma poitrine. Mes mains deviennent moites et ma
respiration est irrégulière.
Je suis coincée.
Mais par miracle, une force supérieure me vient en aide quand un invité,
un verre à la main, bouscule brutalement Roméo. Ce dernier s’égosille
contre le maladroit en secouant sa veste imbibée d’alcool. Ça lui
apprendra, à vouloir toutes nous faire craquer en mettant des tenues aussi
sexy.
J’en profite aussitôt pour m’échapper, laissant un Victor déconcerté et
incrédule derrière moi. Je me faufile entre les invités à la vitesse de la
lumière en direction de la cuisine. Alors que je viens tout juste d’y entrer,
j’entends une voix tonner derrière moi :
— Héloïse !
Bon sang.
Mon premier réflexe est de me cacher, mais il n’y a pas beaucoup de
possibilités. Je m’accroupis donc derrière l’îlot central, sans réfléchir au fait
que deux gars y sont appuyés.
Un petit souci apparaît immédiatement : une fois accroupie à l’abri des
regards, ma tête se retrouve à une hauteur… disons un petit peu indécente
par rapport au mec qui me fait face. Mais quelle imbécile.
— Waouh, ma jolie, je ne suis pas contre les filles entreprenantes, mais tu
n’as pas l’impression de brûler quelques étapes ?
Rouge pivoine, je trouve quand même le courage de lever les yeux vers
le propriétaire de la braguette que j’ai sous le nez.
Et là, mon sang ne fait qu’un tour.
— Héloïse ?! s’écrie-t-il en me reconnaissant.
C’est le moment que choisit Roméo pour entrer dans la pièce. La
mâchoire serrée, le regard fou, il me repère immédiatement et se fait
visiblement une idée erronée de la situation.
— C’est une blague ? Après t’avoir retrouvée dans les bras de Victor, tu
t’apprêtes à tailler une pipe à un mec dans la cuisine ?
Je bondis sur mes pieds, bien décidée à riposter.
— Espèce d’abruti, tu me penses vraiment capable de faire une chose
pareille ?
— Ce que je sais, c’est que tu es prête à tout pour me fuir. N’est-ce pas ?
Honteuse, je ne trouve rien à répondre. Je me contente donc de le fusiller
du regard en croisant les bras.
— Euh… Héloïse, tu m’expliques ? C’est ton copain ?
L’arrivée de Roméo m’avait momentanément fait oublier qui était l’un
des deux mecs accoudés à l’îlot de la cuisine. Quelqu’un que je souhaitais
ne jamais recroiser.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? crache Roméo.
Avant qu’une nouvelle dispute n’éclate, je prends la parole pour éclairer
Roméo sur l’identité de notre interlocuteur :
— Désolée pour cette petite scène, Lorick. Roméo et moi sommes parfois
un peu excessifs.
L’expression de Roméo change alors du tout au tout. Ses traits se
détendent, la surprise se peint sur son visage et il laisse échapper un
souffle :
— Lorick ?
Lorick se tourne vers lui, l’air interrogateur.
— Oui, on se connaît… ?
— Non, mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas entendu parler de toi.
Roméo continue à le fixer sans desserrer les dents, et Lorick semble de
plus en plus nerveux.
La carrure de Roméo ne lui permet pas d’être particulièrement
intimidant : il est grand, mais plutôt élancé. En revanche, la lueur sombre
qui grandit dans son regard est assez inquiétante. Je suis bien placée pour le
savoir, étant donné que je l’ai eu posée sur moi il y a quelques minutes.
Dans un sens, je suis touchée que Roméo soit assez affecté par ce qu’il a
appris de mon histoire avec Lorick pour avoir une telle réaction. Je n’ai pas
l’habitude qu’on prenne ma défense, et encore moins que cela mette
quelqu’un en colère. C’est encore une des particularités de Roméo qui le
différencie des autres garçons de mon entourage.
— Héloïse t’a parlé de moi, hein ? demande Lorick d’un air coupable.
— Je préférerais qu’on arrête cette discussion, j’interviens, mal à l’aise.
Roméo me regarde. De ce regard profond qu’il adopte à chaque fois qu’il
cherche à me cerner. Mon cœur s’emballe. Seulement une semaine et demie
que je ne l’ai pas vu et pourtant cette sensation m’a manqué. Bien que
dérangeante, elle me rappelle que je suis toujours capable d’éprouver autre
chose que de la colère, de la mélancolie ou d’autres sentiments négatifs.
Et je crois que c’est ce qui m’effraie chez Roméo. Le fait qu’avec lui, je
sois bien. J’ai peur que ce soit un piège dans lequel je suis en train de
tomber les yeux fermés, et qui finira par se refermer sur moi, me conduisant
à une situation encore pire que celle dans laquelle je suis.
— Héloïse, je me rends compte que je n’ai pas bien agi avec toi, déclare
Lorick. Je regrette les événements de l’année dernière.
— Qu’est-ce que tu regrettes ? Ton comportement de lâche ou le fait que
tu aies eu tort en m’assurant que cette histoire allait se tasser rapidement ?
Lorick soupire et m’apporte ainsi la réponse à ma question. Si nous
retournions en arrière, il n’agirait pas autrement, par peur que cela se
retourne contre lui. Mais est-ce que je peux réellement lui en vouloir ? Tout
le monde est égoïste, et il est plus dur de faire ce qui est juste que de laisser
quelqu’un d’autre pâtir de ses erreurs.
— Cette discussion ne sert strictement à rien. Je vais retourner dans le
salon et vous feriez bien de trouver un autre sujet de conversation, dis-je
avant de sortir de la cuisine.
Décidée à retrouver Lina pour lui demander des comptes, je me dirige
d’un pas déterminé vers sa chambre. J’entre sans toquer et la trouve assise
sur son lit, sa langue mêlée à celle d’un gars au costume de vampire.
Vampirette a trouvé Vampiro.
— Lina ! Peux-tu me dire pourquoi ce connard est présent à ta fête ?
Lina et son compagnon sursautent en s’éloignant l’un de l’autre, pris en
flagrant délit. Les poings sur les hanches, j’attends la réponse de mon amie
qui regagne peu à peu la terre ferme.
— Tu peux préciser de qui tu parles ? Parce que bon, tu traites pas mal de
mecs de connards donc…
— L’un des plus gros connards : Lorick !
— Le type du Nouvel An ? Je ne l’ai pas invité, il a dû s’incruster.
Je grogne et fais volte-face. Je n’obtiendrai rien d’elle maintenant. Juste
avant de passer la porte, je lance :
— Je repasse dans dix minutes pour m’assurer que vous ne passiez pas la
barre des vêtements. Désolée, Vampiro, mais c’est notre pacte : si l’une
s’apprête à franchir la limite avec de l’alcool dans le sang, l’autre fait en
sorte d’arrêter le carnage.
Je tente d’ignorer le goût amer qui me monte à la bouche en songeant que
moi, personne ne m’a arrêtée, et je sors de la chambre.
Je repère rapidement Victor quand je regagne le salon. Il est toujours près
du canapé, et je le rejoins. Je vais le prévenir que je m’en vais : cette soirée
était clairement une mauvaise idée, en fin de compte. Ça ne m’aide pas et
tout ce que je fais, c’est ressasser le passé.
Ce n’est que lorsque je pose ma main sur l’épaule de Victor que je
découvre son interlocutrice. Comment ai-je fait pour ne pas repérer ses
cheveux roux depuis l’autre bout de la pièce ? Ce n’était pas suffisant que
Lorick se pointe à cette soirée, mais en plus, il s’est senti obligé de ramener
son adorable copine. Ou plutôt l’inverse : c’est elle qui a été invitée et qui a
amené son copain (avec qui elle s’est remise peu de temps après le Nouvel
An, l’année dernière).
Tess me dévisage, surprise, avant de m’adresser un sourire peu crédible.
— Tiens, Héloïse, salut. Je ne pensais pas te voir ici.
— Tu n’es pas la première à me le dire. Mais tu es la première à qui je
retourne la réflexion. Je pensais qu’en tant qu’étudiante, tu ne trouverais
plus d’intérêt à des soirées de lycéens.
— N’ouvre pas les hostilités, Héloïse. Pourquoi ne pas passer une bonne
soirée plutôt que de se lancer des piques ?
Tiens, c’est nouveau, ça. Parce que je ne crois pas que Tess se soit déjà
adressée à moi sans m’insulter.
— Je t’ai détestée, c’est vrai, poursuit-elle, mais j’ai réussi à te
pardonner.
— Je n’ai rien à me faire pardonner, je n’ai jamais couché avec…
— Héloïse, c’est bon. C’est du passé, tournons la page.
Tout mon corps bout et j’ai envie de lui balancer mon poing dans la
figure en entendant sa voix mielleuse. Mais à coup sûr, je passerais pour la
connasse enragée qui s’en prend à la pauvre petite victime de tromperie.
Tess fait tout pour que je me retrouve coincée et obligée de me taire.
— Notre couple est beaucoup plus fort que l’année dernière et je sais que
Lorick ne reproduirait plus ses erreurs passées. Et toi, alors ? J’espère que
tu t’es enfin casée.
J’empêche un rire jaune de sortir de ma gorge.
— Pourquoi, ça me rendrait moins pute à tes yeux ?
— Cesse donc d’être sur la défensive ! Je te souhaite juste d’avoir trouvé
l’amour, car il est évident que tu n’étais pas heureuse avec ton ancien mode
de vie.
Ce qu’elle peut être amusante ! Elle sait très bien que je n’ai pas de
copain, puisqu’elle fait partie de ceux qui ont contribué à me retirer tout
amour-propre.
Je jette un œil à Victor. Il nous regarde, la bouche entrouverte, l’air de
vouloir intervenir mais sans savoir quoi dire.
Deux mains me surprennent en se posant sur ma taille. Je m’apprête à me
dégager rapidement, mais la personne derrière moi approche sa bouche de
mon oreille et sa voix me rassure instantanément.
— Je te cherchais.
Ma respiration se débloque et je m’efforce de sourire à Roméo. Il a dû
entendre notre conversation, et maintenant il cherche à prendre Tess à son
propre jeu en lui montrant que je me suis engagée dans une relation. J’ai
décidément du mal à comprendre pourquoi il tient tant à m’aider, même
quand je ne le mérite pas.
En tout cas, ça fonctionne, à voir l’expression stupéfaite de Tess. Je
préfère ne pas connaître celle de Victor, qui m’a avoué que je lui plaisais il
y a quelques dizaines de minutes.
— J’ai été accaparée. Mais je pense que notre discussion est terminée,
n’est-ce pas, Tess ?
Elle se contente de hocher la tête, trop choquée pour parler. Je peux lire
d’ici ce qu’elle pense : « Comment se fait-il qu’un mec canon sorte avec
elle ? Est-ce qu’elle le paie ? »
Roméo et moi nous écartons de quelques pas. Je suis à la fois satisfaite
que Tess se soit retrouvée prise au dépourvu et coupable de m’être exposée
ainsi avec Roméo devant Victor. En même temps, lui ne s’était pas gêné
pour draguer des filles sous mon nez l’année dernière, quand il s’était
désintéressé de moi à cause des rumeurs.
Roméo m’attire dans un couloir, à l’abri des regards, mais je n’ose pas lui
faire face.
— Merci pour ton intervention, même si elle n’était pas indispensable. Je
m’en serais sortie toute seule.
Je devine son sourire provoqué par ma mauvaise foi.
— Si tu le dis. Mais en contrepartie de cette aide précieuse, j’ai quelque
chose à te demander.
Cette fois, je relève la tête pour le foudroyer du regard.
— Bien sûr, tu ne pouvais pas faire ça de façon désintéressée ?
Il hausse les sourcils, l’air toujours amusé.
— Tu peux arrêter d’être aussi agressive ? Je voudrais juste que tu
m’accordes une discussion – je ne devrais même pas avoir à te le demander,
normalement. Tu peux bien me faire cette faveur, non ? Je t’ai sauvée deux
fois la mise en moins d’une heure.
Je lève les yeux au ciel puis lui désigne d’un mouvement de tête la
chambre du petit frère de Lina. Autant qu’on soit tranquilles pour cette
conversation tant redoutée.
Je referme la porte derrière moi tandis que Roméo s’assied sur le petit lit.
Je manque de sourire en le voyant replier ses grandes jambes. De mon côté,
je préfère rester debout en face de lui, distante.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Euh, bah, tout, en fait. La raison de ton silence. Pourquoi tu me fuis ce
soir. Je veux des explications.
Je fixe mes pieds, à la recherche d’une justification cohérente qui pourra
le satisfaire. C’est une tâche quasi impossible.
— Je te fuis justement pour éviter ce genre de conversation gênante. On
s’est embrassés, et j’ai peur de ce que cela pourrait signifier.
— Tu regrettes ?
— Non, je ne crois pas. Mais je pourrais le regretter si ça nous engageait
dans une quelconque relation.
Roméo esquisse un sourire irrésistible et s’approche de moi.
— Je déteste cette manie de vouloir mettre des mots sur tout. On s’est
embrassés, c’était sympa, pourquoi chercher plus loin ? Je sais que tu n’es
pas prête à t’engager dans une relation, et ce n’est pas ce que je veux non
plus. Donc tout va bien. Et arrête d’avoir peur de moi.
Décontenancée par son discours, je le dévisage sans comprendre. C’est
tout ce que je pouvais espérer de sa part, pourtant je n’arrive pas à le croire.
— Mais toi, quelles sont tes attentes ? Si tu crois qu’on va coucher
ensemble…
— Bon sang, Héloïse, arrête de tout ramener au sexe, je vais finir par
croire que tu es obsédée ! Je ne te vois pas comme une traînée, quand est-ce
que tu le comprendras ? Et même si tu te donnais à moi ce soir, je
continuerais à avoir du respect pour toi. Alors arrête un peu de rabaisser
mes nombreuses valeurs, s’il te plaît
J’acquiesce sans dire un mot. Je le crois, mais je suis toujours perdue.
Qu’est-ce que l’on est l’un pour l’autre, alors ?
— Ne laissons pas ce baiser changer quelque chose, Héloïse. Je suis pour
céder aux petits plaisirs de la vie sans prises de tête. Si c’est pareil de ton
côté, tant mieux.
J’arque un sourcil.
— « Petits plaisirs de la vie », hein ?
— Pourquoi ça te fait rire ?
— Je ne ris pas.
— Mais tu souris.
Je me force à faire retomber les coins de ma bouche. Il s’approche de moi
et, avec ses pouces, les remonte vers le haut.
— Tu es plus jolie quand tu souris.
— Ça fait partie de tes « petits plaisirs de la vie » ?
— Tu comptes te foutre de ma gueule encore longtemps ? Parce que
j’aimerais bien t’embrasser.
J’écarquille les yeux devant cette réplique inattendue. À croire que c’est
une manie chez lui de me troubler. Le pire, c’est qu’il y parvient avec une
facilité déconcertante.
Je déglutis quand ses pouces glissent jusqu’à mes pommettes. Anticipant
la suite, je le préviens :
— Tu n’as pas intérêt à aller chercher mes amygdales avec la langue
comme un gros dégueulasse.
— Tu as déjà reçu l’un de mes baisers, dit-il en s’approchant, tu sais que
je sais embrasser.
— Oui, mais nous n’étions pas vraiment nous, nous portions des
masques, soufflé-je.
Nos nez se frôlent. Je lutte contre mes paupières qui sont sur le point de
se fermer.
— C’est faux… Nous avions retiré nos masques. Nous étions bien nous.
Je cède et ferme les yeux, entrouvrant les lèvres, prête à accueillir les
siennes.
Et puis rien.
J’ouvre les yeux. Il me regarde en se retenant de rire.
— Finalement, après ton comportement durant ces vacances, je ne sais
pas si tu mérites d’être embrassée.
Comprenant son manège, je le repousse de toutes mes forces. Non mais
quel con !
— Va te faire foutre.
— Oh, c’est bon, Héloïse. Il faut bien que je te torture un peu après le
silence que tu m’as imposé.
Et moi qui attendais stupidement la bouche ouverte ! Ce mec me rend
pitoyable.
J’ouvre la porte pour sortir et tombe directement sur Tess. Les bras
croisés et appuyée au mur, elle nous observe sortir de la pièce.
— Tu es peut-être casée, mais ça ne t’empêche pas de te comporter
comme une traînée, me glisse-t-elle. Baiser dans une soirée ce n’est déjà
pas très distingué, mais en plus dans la chambre du petit frère de ta
meilleure amie… Je commence à me demander si tu as des limites.
Vraiment très classe.
À cran, je n’ai pas la force de me défendre et je me précipite vers la
sortie. Je traverse le salon, bousculant tous ceux qui se trouvent sur mon
chemin. Une fois dans le couloir, je suis soulagée de voir que l’ascenseur
est là. Je vais pouvoir m’échapper rapidement.
Évidemment, Roméo réussit à me rattraper et entre dans la cabine juste
derrière moi. Je sens son regard mais je garde les yeux rivés sur le sol, de
peur de me mettre à pleurer si je croise son expression pleine de pitié.
— Héloïse, cette fille est une connasse. Elle savait exactement quoi dire
pour te blesser.
— Cette situation me tue, Roméo. Peu importe ce que je fais, on trouve
toujours le moyen de me rattacher à ma réputation. Ça ne me lâchera pas.
C’est horrible, cette sensation d’être coincée dans le passé. J’ai l’impression
d’être prise dans un courant et j’ai beau nager, encore et encore, il est plus
fort et me retient toujours.
— Peut-être que tu n’as pas adopté la bonne nage, ou que tu n’avais pas
les bons coéquipiers.
Il a sans doute raison. Me taire, encaisser et attendre que ça passe ne me
conduit à rien. Je devrais peut-être passer à l’attaque.
Sans plus réfléchir, je sors mon téléphone et ouvre mon application
Twitter.
— Héloïse, qu’est-ce que tu fais ? s’inquiète Roméo.
— J’ouvre enfin ma gueule.
Je rédige un tweet :
J’ai osé discuter avec un mec en couple donc je suis forcément une salope.
#JeSuisUnePute
3
février 2017
Un mois que le Nouvel An est passé.
Les rumeurs s’estompent mais elles sont toujours présentes. Lorick
avait tort, ce genre de réputation ne disparaît pas aussi vite qu’elle est
apparue, surtout quand des personnes s’amusent à l’entretenir.
Tess a beaucoup d’amis au lycée, elle est très appréciée. Elle est cette
fille jolie et cool qui s’entend bien avec tout le monde. Moi, personne ne me
connaissait jusqu’à cette histoire. Il est donc facile de se ranger dans un
camp. Les loups crient toujours avec les loups, quitte à se convaincre que
leur proie le mérite.
D’après ce qu’on raconte, j’ai couché avec la moitié du lycée. Les
preuves ? Pour quoi faire ? L’étiquette « pute » qu’on m’a collée sur le
front constitue une preuve suffisante. Si j’adresse la parole à un garçon, les
personnes autour vont interpréter ça comme un plan drague. Je ne peux
plus rien faire sans être jugée.
Je m’éloigne de plus en plus de Lina. Elle veut être là pour moi, mais je
perçois facilement son malaise quand des regards dédaigneux se posent sur
nous, même si elle essaie de le masquer. Elle commençait à être vraiment
appréciée elle aussi, et pour cause, elle rassemble toutes les qualités
nécessaires : belle, souriante, intelligente, drôle, et j’en passe. J’ai
l’impression de la freiner dans sa montée de popularité. Même si je sais
qu’elle s’en fiche, ça me gêne et je sais qu’elle n’aimerait pas que ma
réputation déteigne sur elle. Mais c’est ce qui va arriver si nous restons
collées l’une à l’autre.
J’ai encore des choses à retranscrire sur papier mais je dois y aller, ma
mère m’a obligée à aller au mariage de son cousin. On s’est disputées tout
à l’heure à propos de ma tenue. Elle m’a offert à Noël une robe
« splendide » pour cette occasion, mais je ne veux pas la porter. Elle est
trop… courte. J’ai peur qu’on me fasse une remarque, et j’ai honte de
constater que cette réputation détermine même ma façon de m’habiller.
C’est ridicule, parce que ce n’est pas comme si tout le lycée se rendait à ce
mariage. Mais comme cette réputation a l’air de me suivre partout, je
préfère prendre des précautions.
J’écrirai sûrement demain, quand je serai rentrée.
10 février 2017
Je n’ai pas pu me résoudre à écrire après le mariage. Même une semaine
plus tard, mes mains tremblent et mon corps est pris de frissons quand j’y
repense.
C’était un désastre.
Je ne m’attendais pas à ça. Je me sens sale. J’ai tout gardé pour moi
pendant sept jours mais maintenant j’ai besoin d’évacuer, et l’écriture est
ma seule échappatoire.
Nous étions nombreux au mariage, qui se déroulait dans une baraque
hallucinante avec un jardin immense. Il y avait de la nourriture en
abondance et très peu de jeunes. C’est pour cette raison que les adolescents
de la soirée se sont vite retrouvés entre eux. Nous étions cinq, et j’ai
reconnu Louane et Mario Vinel, deux élèves du lycée. Louane est en
terminale et Mario en première, comme moi. Leurs parents sont des amis du
marié, le cousin de ma mère.
Dès le début, Mario et moi avons eu un bon feeling. On faisait les mêmes
blagues sur les serveurs qui semblaient avoir un balai dans le cul et sur la
musique pourrie. On s’est vite retrouvés isolés, tous les deux assis sur un
canapé à regarder nos parents danser. C’est quand on a abordé le sujet du
lycée que j’ai compris qu’il en savait pas mal sur mon compte. Ou plutôt,
sur l’Héloïse que tous ces idiots avaient créée.
— Je joue dans le groupe de musique du lycée, avec quelques terminales.
Il y a Lorick, je crois que tu le connais, non ?
Et voilà. La bombe était lâchée. Je me suis empourprée et j’ai bu une
gorgée de champagne. C’était la troisième coupe que je descendais.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Désolé, je ne voulais pas te vexer. Tu sais, je ne trouve pas ça juste
tout ce qu’on dit sur toi.
Je l’ai regardé d’un air intrigué. C’était la première personne, en dehors
de Lina, à exprimer son désaccord à propos des rumeurs. Ça m’a fait du
bien, sur le coup.
— Merci. Tous ces gens qui me jugent sans me connaître, c’est affligeant.
— Tout à fait d’accord. En plus, je trouve ça bien que tu assumes ta vie
sexuelle, c’est rare à notre âge.
Il a bu sa coupe d’une traite, tapotant sur l’accoudoir du canapé au
rythme de la musique. Il était complètement détendu mais, de mon côté,
cette pression dans ma poitrine refaisait surface.
— Mario, tu sais que je n’ai pas couché avec Lorick ? C’est faux.
— Je m’en fiche, Héloïse, vraiment. En plus il avait l’air mal avec Tess,
alors tu lui as sûrement rendu service.
Il ne me croyait pas. Il n’en avait rien à faire, en fait. J’étais ahurie, trop
estomaquée pour me justifier.
Mario ne me jugeait pas, mais il était persuadé que j’avais couché avec
Lorick, en couple avec Tess, le soir du Nouvel An. Si j’essayais de le
convaincre du contraire, j’allais passer pour la fille qui n’assumait pas, et
si je me taisais, il conserverait la même vision de moi. J’étais dans un
entre-deux très désagréable et je ne savais pas comment réagir.
— Tu as un copain maintenant ? a enchaîné Mario.
Secouée, j’ai laissé quelques secondes s’écouler avant de répondre. Il
attendait patiemment, me regardant de ses yeux bleus.
— Non.
— Tu as raison, on est trop jeunes pour se caser ! Autant s’amuser et
profiter de la vie.
Il a ri à gorge déployée et s’est resservi un verre de champagne. La
bouteille que nous avions subtilisée était presque vide, et je n’ai pas refusé
quand il a vidé le fond qui restait dans ma coupe. Au point où j’en étais,
j’avais bien besoin d’un peu de courage alcoolisé.
— Je n’ai pas vraiment envie de profiter dans ce sens-là, ai-je fini par
préciser.
J’ai bien vu que ma déclaration ne l’intéressait pas. Il ne voulait pas
changer l’opinion qu’il avait de moi. Il pensait qu’on se ressemblait, que
j’avais les mêmes envies que lui, c’est-à-dire jongler de flirt en flirt. Et que
je me foutais des rumeurs. Honnêtement, j’aurais préféré que ce soit le cas.
J’aurais préféré enchaîner les conquêtes sans attaches et bien le vivre,
plutôt que ne pas savoir draguer et être aussi sensible à ce que les autres
pouvaient dire sur moi.
Cette dernière coupe fut celle de trop. Au fur et à mesure que les bulles
de champagne chatouillaient ma gorge, j’étais de plus en plus insouciante
et mes soucis s’envolaient. Je rigolais aux blagues beaufs que Mario faisait
à propos du caviar, et quand il m’a proposé de monter à l’étage pour
chercher de l’alcool plus fort, je n’ai pas refusé. Au contraire, j’étais même
plutôt enthousiaste. C’était tellement agréable de me sentir aussi légère, je
voulais continuer à ressentir cette plénitude. La réalité reviendrait bien
assez vite.
Nous sommes entrés dans un bureau, parce que Mario a prétexté que
c’était toujours là que les bonnes bouteilles étaient planquées. Cette
atmosphère m’a désagréablement rappelé ma rencontre avec Lorick.
Heureusement, nous avons rapidement trouvé une bouteille et nous sommes
sortis comme des voleurs. En gloussant, nous nous sommes ensuite cachés
dans une des chambres à côté. Après quelques gorgées bues directement au
goulot qui m’ont arraché la gorge, je me suis affalée sur le lit et le matelas
a rebondi sous mon poids. Mes sensations étaient multipliées par dix et cela
m’a semblé être la meilleure attraction de tous les temps.
— Ce lit, c’est de la bombe ! me suis-je exclamée beaucoup trop fort.
Mario m’a suivie dans mon jeu et s’est laissé tomber lui aussi sur le
matelas. Peu à peu, ma respiration s’est calmée tandis que je contemplais
le plafond. Mario s’est tourné vers moi et je l’ai senti se rapprocher. Il a
posé une main sur mon ventre et a avancé sa bouche vers la mienne. Je l’ai
laissé faire, au début. Il m’a embrassée maladroitement, ce n’était pas un
baiser très agréable, puis il a voulu glisser sa langue entre mes lèvres mais
je me suis écartée.
— Non, Mario. J’ai pas envie.
Il a grommelé un « comme tu veux » et s’est de nouveau allongé sur le
dos. C’est là que j’ai commencé à me sentir mal. J’étais allongée sur un lit,
stable, et pourtant j’avais l’impression de tomber dans le vide. La pièce a
tangué autour de moi et j’ai été prise de vertige. Mes paupières étaient
lourdes mais j’avais le tournis dès que je les fermais.
Je ne me sens pas bien…
J’ai voulu prononcer ces mots à voix haute, mais j’étais soudainement
trop faible pour parler. Je me suis tournée sur le côté, posant ma tête au
bord du lit, quand une envie de vomir m’a tordu l’estomac.
J’ai senti le corps de Mario se rapprocher de moi. Suffisamment pour
qu’il se retrouve collé contre mon dos. J’ai voulu le repousser mais mes
membres ne répondaient pas.
La main de Mario s’est posée sur ma hanche. J’ai bougé faiblement pour
qu’il me lâche, mais il n’a pas semblé comprendre. Les doigts de son autre
main ont dégagé ma nuque, et sa bouche dégoûtante a déposé des baisers
mouillés dans mon cou.
Je tremblais comme une feuille, je respirais trop fort, mais il ne s’arrêtait
pas. Sa main a quitté ma hanche et est descendue jusqu’à frôler mes fesses,
avant de les agripper franchement. Là, j’ai sursauté et j’ai lâché un
gémissement. Ça ne pouvait pas ressembler davantage à un gémissement de
peur et de douleur, mais il n’a pas dû l’interpréter de la sorte puisque j’ai
senti une bosse se former contre moi, au niveau de son pantalon.
Des larmes silencieuses roulaient sur mes joues et je n’avais jamais été
autant paniquée. Je me sentais complètement impuissante.
— Arrête…
J’avais trouvé assez de force pour parler. Je savais qu’il m’avait
entendue, puisqu’il m’a répondu :
— C’est bon, détends-toi…
J’avais peur. J’étais tétanisée. Je me doutais de ce qui allait suivre et
j’étais en proie à une terrible nausée.
C’est quand il a glissé sa main sur mon ventre puis sous l’élastique de
ma jupe que j’ai fini par vomir. Mon estomac s’est vidé sur le carrelage, des
spasmes me traversaient tout le corps et cela a eu pour effet de dégoûter
Mario. Il s’est immédiatement éloigné en lâchant un « c’est dégueulasse »
avant de descendre du lit. Il a remis sa chemise en place et s’est tiré, j’ai
entendu la porte claquer derrière lui.
J’étais dans un état lamentable et des larmes continuaient de couler le
long de mes joues. Cette sensation de flotter tout en étant lourde me
rappelait le réveil d’une anesthésie générale.
Je m’assoupissais à moitié, sans arrêter de pleurer, et sans que la peur
cesse de me tordre les entrailles. Je ne saurais dire combien de temps s’est
écoulé, mais quelqu’un a fini par me trouver. C’était Louane, la sœur de
Mario. Elle s’est approchée de moi, paniquée, et s’est arrêtée net devant la
flaque de vomi sur le sol.
— Mon Dieu, Héloïse…
Se hissant sur le lit, elle a retiré sa veste et l’a serrée autour de mon
corps. Tout en me frictionnant le dos, elle m’a chuchoté des mots rassurants
à l’oreille avant de m’aider à me redresser.
Elle s’est occupée de moi comme elle le pouvait. Elle m’a aidée à
marcher jusqu’à la salle de bains et m’a nettoyée avec une serviette et de
l’eau froide. Elle m’a ensuite étalé du dentifrice sur le doigt pour que je me
nettoie les dents. Tout le long, elle affichait un air coupable. Je crois qu’elle
se doutait que son frère n’était pas innocent dans l’histoire. Elle le
connaissait bien.
Une fois calmée et après avoir retrouvé un rythme cardiaque normal, je
lui ai expliqué ce qu’il s’était passé. Elle s’est confondue en excuses.
— Je ne sais pas quoi te dire, Héloïse. Il n’a pas l’habitude qu’on lui
dise non et se montre souvent irrespectueux avec les filles qu’il convoite. Il
est jeune et con, complètement imbu de sa personne depuis qu’il a
découvert qu’il pouvait plaire.
J’ai essayé de lui sourire mais je n’ai réussi qu’à afficher un petit rictus
pitoyable. Je lui ai assuré qu’elle n’avait pas à se justifier, que ce n’était
pas sa faute. Je ne savais pas si Mario m’aurait forcée à faire quoi que ce
soit, mais saoule ou pas il aurait dû faire appel au peu de principes qu’il
semble posséder en voyant mon état. Après tout, il avait été assez lucide
pour s’échapper quand j’avais dégobillé dans cette maudite chambre.
Louane avait remarqué dès le début le regard de « chasseur » que Mario
posait sur moi. Et elle avait vu que je ne paraissais pas particulièrement
intéressée. Quand elle a réalisé que nous avions disparu depuis un petit
moment, elle a commencé à s’inquiéter. Et quand elle a vu Mario
redescendre au rez-de-chaussée, seul et bourré, elle s’est doutée que
quelque chose clochait.
J’ai pris le temps de dessaouler un peu avant de retourner en bas.
J’avais toujours du mal à garder l’équilibre, mais Louane était là pour me
surveiller. Entre-temps, ma mère s’était inquiétée et elle m’a engueulée
comme jamais quand je suis redescendue, en me rappelant de toujours
regarder mon portable. Elle était d’autant plus en colère que mon haleine
était chargée d’alcool. Puis, alors que nous quittions le mariage, elle a pris
conscience que quelque chose n’allait pas.
Je n’ai pas pu m’empêcher de me remettre à pleurer dans la voiture. À
chaudes larmes, cette fois, avec d’abominables sanglots qui me secouaient
le corps. Ma mère était complètement désemparée. Elle m’a suppliée de lui
parler, paniquée. Cela faisait quelques semaines qu’elle avait remarqué que
j’étais particulièrement irritable, ce qui est un signal d’alerte chez moi. Elle
s’est même arrêtée sur le bord de la route pour m’inciter à me confier, mais
je suis restée silencieuse, la tête tournée vers la fenêtre. Je me sentais trop
humiliée. Trop sale. Et je connais ma mère, cette histoire l’aurait rendue
malade. Mieux valait pour elle comme pour moi qu’elle ne sache rien.
Alors nous sommes rentrées.
Je me mine depuis une semaine. J’essaie de faire bonne figure, mais ce
besoin de me laver sans cesse, comme pour me purifier des sales pattes de
Mario, ne me quitte pas. Et comme si ça ne suffisait pas, cette humiliation
s’est retournée contre moi.
Louane a parlé à sa mère des actes de son frère, pensant bien faire. Ses
parents ont apparemment été très mécontents et lui ont passé un savon, en
plus de le priver de tous ses loisirs. Il est donc en colère, et persuadé que
tout est ma faute. Il a raconté au lycée que je l’avais chauffé et que, quand
il m’avait donné ce que je voulais, j’étais ravie. Mais qu’ensuite j’avais
voulu recommencer et qu’il avait refusé, ce qui m’aurait vexée et poussée à
raconter des mensonges à sa famille.
Quand j’ai pris connaissance de ces rumeurs, j’étais furieuse. Malgré ma
répulsion à l’idée de revoir Mario, je me suis mise à le chercher partout.
Lorsque je l’ai enfin trouvé, nous avons eu une discussion explosive.
C’était à celui qui crierait le plus fort et nous nous balancions des injures à
tort et à travers.
— Tu sais que ce n’est pas ce qu’il s’est passé ! Je ne t’ai jamais
demandé de me sauter ! Pourquoi tu racontes le contraire ? Tu ne penses
pas m’avoir assez humiliée ?
Après ces mots, il a baissé le ton et s’est rapproché de moi. Son souffle
sur mon visage m’a donné des frissons d’horreur, et j’ai dû fermer les yeux
pour supporter sa présence.
— C’est ta faute, Héloïse. Tu as raconté des mensonges à ma sœur et
maintenant mes parents me détestent. Je ne fais que te rendre la monnaie de
ta pièce.
Les yeux chargés de larmes, je l’ai fusillé du regard.
— Je n’ai pas menti ! Tu as osé me toucher alors que j’étais presque
inconsciente, que je tremblais et que je pleurais. Et tu t’es tiré alors que
j’étais malade !
— Non !
C’est le mot qu’il a crié le plus fort. Toutes les personnes qui ne nous
regardaient pas encore nous ont dévisagés. Il était totalement hors de lui.
Ses narines palpitaient et chaque membre de son corps était tendu au
maximum. J’étais à nouveau effrayée.
— Arrête de jouer les victimes et les vierges effarouchées, bordel ! On en
avait tous les deux envie, tu as passé la soirée à me sourire avec ton air de
séductrice ! Tu le voulais, tu as même gémi comme une salope quand je t’ai
touché le cul !
C’était plus fort que moi, je l’ai giflé. J’y ai mis toute ma peine, ma
honte, ma colère et mon sentiment d’injustice. J’ai entendu des gens autour
de moi me traiter de folle, mais je n’en avais rien à faire. Je fixais cette
ordure de Mario avec toute la haine que m’inspiraient ses actes répugnants.
Quand il m’a à nouveau regardée, la joue écarlate, j’ai cru qu’il allait me
frapper lui aussi. Mais il s’est approché. Lentement. Jusqu’à n’être plus
qu’à quelques centimètres de moi.
— Tu n’as pas idée de ce que tu viens de déclencher.
14. Le hashtag
Héloïse
D es retweets.
Des retweets, encore et encore. Mes notifications explosent.
Je n’arrive pas à réaliser ce qu’il se passe. J’ai lancé ce hashtag sur un
coup de tête il y a deux jours et depuis, je le vois partout. Tout le monde
l’utilise, des gens que je ne connais pas mais qui se sont reconnus dans ces
mots que j’ai tapés sous le coup de la colère.
Au début, seulement quelques connaissances qui me suivent sur Twitter
ont retweeté. Rien de bien incroyable. Mais parmi elles, il y en avait une qui
était suivie par une influenceuse avec un paquet d’abonnés. Cette
influenceuse a retweeté et a elle-même posté un tweet avec ce hashtag.
Roméo
Je rentre chez moi le cœur léger. Non seulement la mission avance bien,
mais en plus je passe de bons moments. Il a fallu du temps pour qu’Héloïse
commence à me faire confiance, mais tout ce travail en valait la peine.
J’en ai la confirmation quand, dans la soirée, je reçois une notification.
Héloïse vient de publier un nouveau tweet.
Héloïse
Roméo
1
er
mars 2017
Ça fait un bout de temps que je n’ai pas écrit.
Je crois que je n’avais plus grand-chose à raconter. Mes journées sont
redevenues monotones, mais profondément nulles. Les rumeurs se sont
tassées, après que Mario s’est lassé. Il savait en plus que j’étais allée voir
le proviseur pour les montages photo, mais pas que celui-ci n’avait
absolument rien fait. Au moins, ce semblant de menace l’a calmé.
Si les gens ont arrêté de me regarder de travers dans les couloirs, c’est
maintenant dans ma bande d’« amis » qu’il y a des tensions. Victor m’a
définitivement rayée de sa liste de petites copines potentielles. On se parle,
il me sourit tous les matins, mais ce n’est pas pareil. Mon cœur brisé me
fait comprendre que tout a changé.
Lina et Carla sont de plus en plus proches et je le vis très mal. Je me
comporte en parfaite égoïste ces temps-ci et je m’en veux affreusement,
mais j’ai peur que Lina m’abandonne… J’ai tellement besoin d’elle. Je fais
bonne figure mais au fond je suis terrifiée. J’ai peur de la prochaine bombe,
de la prochaine pique qu’on me lancera qui rabaissera encore davantage
ma confiance en moi. L’estime de soi est un concept qui commence à m’être
étranger.
Carla ne m’aime pas et elle ne cherche pas à prétendre le contraire. Elle
ne se montre pas particulièrement méchante, mais ses regards mauvais et
ses sourires faux parlent pour elle. En revanche, elle est tout le temps
adorable avec Lina, lui proposant régulièrement des sorties à deux pour
renforcer leur complicité naissante. Bien sûr, ces attentions touchent
beaucoup Lina, puisque c’est le genre de chose que je ne lui apporte plus.
Sans m’en rendre compte, je suis devenue une mauvaise amie avec elle,
alors qu’elle est d’un soutien sans faille. Simplement parce que je suis
malheureuse.
Mais ce soir, j’ai décidé de me rattraper. Je lui ai donné rendez-vous en
boîte, pour passer une soirée juste avec elle. C’est le genre de lieu que je
déteste mais je sais qu’elle adore y aller. Donc je vais tâcher de prendre
mon mal en patience et de m’amuser au maximum, pour elle.
Ça ne devrait pas être si terrible.
2 mars 2017
J’ai attendu Lina devant la boîte pendant un quart d’heure. Seule dans le
froid et très légèrement vêtue. Je savais que Lina n’était jamais très
ponctuelle, mais elle aurait pu faire un effort, nous étions en plein hiver.
Mon téléphone a fini par sonner, affichant son nom.
— Tu t’es perdue ? ai-je plaisanté en décrochant, tentant de cacher mon
agacement.
— Hélo, dis-moi que tu n’es pas encore partie de chez toi !
Bien sûr que j’étais partie, et elle aurait déjà dû être là.
Ma respiration s’est coupée un instant. J’ai compris qu’un imprévu
s’était mis entre nous et que la soirée ne se déroulerait pas comme je
l’avais pensé. Alors, pour ne pas paraître trop pitoyable, j’ai répondu :
— Oui, je suis encore chez moi.
— Ouf ! Je suis rassurée. Écoute, je sais qu’on avait prévu d’aller en
boîte, mais j’ai un plan encore meilleur ! C’est complètement dingue ! La
belle-mère de Carla lui a laissé les clés de son spa, et on a le droit d’y aller
ce soir ! Carla a invité quelques copines mais on sera en petit comité. Et
elle m’a proposé de venir, avec toi !
Et voilà. La déception s’emparait de moi alors que je grelottais dans le
froid, un sentiment d’abandon persistant dans la poitrine.
Carla était riche. Carla était sympa. Carla était belle. Carla m’avait
invitée alors qu’elle ne pouvait pas me voir en peinture. Carla était
parfaite.
Comment pouvais-je en vouloir à Lina ? Elle n’avait visiblement pas la
même vision de cette soirée que moi. J’espérais que l’on passe un moment
ensemble rien que toutes les deux, pour rattraper le temps perdu, mais
c’était ma faute s’il y avait du temps perdu. C’est moi qui étais absente, et il
était normal que Lina se soit fait de nouvelles copines. Le mieux que j’avais
à faire, c’était d’accepter mon sort en ignorant cette douleur qui me tordait
le ventre.
— Euh… Je suis un peu malade, en fait, je crois que j’ai attrapé la crève.
Je ferais mieux de rester au chaud dans mon lit, ce soir.
Ce n’était pas entièrement faux : j’étais réellement en train d’attraper la
crève.
Lina a semblé un peu déçue mais elle s’est montrée affectueuse, comme
toujours.
— Oh, non… Tu veux que je vienne chez toi pour te tenir compagnie ?
Le peu d’entrain dans sa voix a fait que je n’ai pas eu d’autre choix que
de refuser.
— Non, c’est bon, ne t’inquiète pas. Je pense que je vais dormir. Amuse-
toi bien.
J’ai menti, je n’étais pas près de me coucher, pas avec tout ce qui me
travaillait.
Et elle a menti en faisant comme si ce n’était pas la réponse qu’elle
rêvait d’entendre.
— D’accord, comme tu préfères… Mais tu m’appelles au moindre souci,
hein ?
J’ai menti à nouveau en lui assurant que je le ferais.
Et elle a menti quand elle a promis, certainement à contrecœur, qu’elle
serait à l’affût du moindre de mes appels.
Nous ne faisions que nous mentir, et j’ai compris que c’était le tournant
que prenait notre amitié. Nos envies devenaient différentes, nous changions,
et notre relation en pâtissait forcément.
Je suis restée figée quelques minutes après avoir raccroché, comme une
idiote. J’allais rentrer, je devais juste digérer les derniers événements. Un
homme est sorti de la boîte et s’est approché de moi. Il m’a souri gentiment
avant de sortir une cigarette.
Je l’ai observé tandis qu’il la portait à sa bouche. Il était très jeune, en
fait, à peine plus vieux que moi. Et il était beau, c’était indéniable. Avec ses
mèches blondes qui retombaient devant ses yeux à la Jack Dawson et son
air espiègle, il avait déjà dû faire chavirer des cœurs.
— Tu es seule ? m’a-t-il brusquement demandé.
Il n’y avait aucun jugement dans sa voix. Il semblait poser cette question
simplement pour faire la conversation, ce qui m’a étonnée.
— Euh, oui.
— Je suis toujours admiratif des filles qui vont seules en boîte. Vous êtes
tellement indissociables de vos copines, en général.
— Ouais, en général. Cette affirmation ne vaut pas pour tout le monde.
— C’est ce que signifie « en général ».
Bon sang, il fallait que je me détende, ce type n’était pas en train de
m’agresser. Avec toutes ces histoires, je devenais parano et je me montrais
désagréable avec des gens qui ne le méritaient pas.
— Et en général, tu rencontres des filles qui s’appellent Héloïse ?
J’avais essayé de parler d’un ton assuré, mais ma voix tremblotait,
trahissant mon manque de confiance.
Mon interlocuteur a légèrement haussé les sourcils et m’a détaillée un
instant avant de sourire à nouveau.
— Non. En fait, tu es la première Héloïse que je rencontre.
— Je suis flattée !
Je ne sais pas très bien ce que je cherchais, à entamer une conversation
avec un parfait inconnu qui tirait sur sa cigarette avec délectation. Mais il
dégageait quelque chose qui me procurait un sentiment de puissance, dont
je manquais cruellement ces derniers temps.
J’ai alors compris la raison de mon attrait pour lui : il brisait ma
minable routine. Le temps d’un instant, quand je me perdais dans ses yeux
bleus malicieux, je me sentais intouchable. Alors qu’en réalité, je n’avais
jamais été aussi vulnérable.
— Je parie que tu n’as jamais rencontré quelqu’un qui porte mon
prénom non plus.
— Ben voyons. Et quel est ce prénom si original ?
— Sevan.
Effectivement, ce n’était pas commun.
Ma réaction a dû le satisfaire, parce qu’il a esquissé un petit sourire
avant d’écraser sa clope par terre.
— Ça te dit d’aller boire un verre à l’intérieur ? On gèle, ici.
Ça a été le début de la bataille entre ma raison et mon envie irrépressible
de changement. Ça ne me ressemblait pas, de suivre un inconnu – très
attirant, qui plus est – dans un lieu aussi bondé qu’une boîte. Mais j’étais
dans une phase où je ne savais plus vraiment qui j’étais, ni qui je voulais
être. Et je crois que c’est précisément parce que je n’avais plus envie d’être
moi ce soir-là que j’ai accepté de boire un verre avec Sevan.
Un verre, deux, puis trois… Et dire qu’à peine trois mois plus tôt, je
fronçais le nez à la moindre odeur d’alcool. Ma mésaventure avec Mario
aurait dû me dégoûter et me dissuader de boire encore une seule goutte de
cette boisson qui m’avait ôté tout contrôle sur mon corps. Mais cette fois, je
faisais attention à ne pas dépasser les limites. Je buvais juste assez pour me
sentir enveloppée de cette légèreté et pouvoir m’évader de mon quotidien.
C’était aussi un moyen de brouiller les pistes, de ne plus savoir qui j’étais.
Je retrouvais un peu les sensations éprouvées lors de ma première
discussion avec Lorick, au Nouvel An, avant que tout ne parte en vrille. La
différence, c’était que Lorick ne m’attirait pas ; c’était juste sa présence qui
m’était agréable. Sevan, lui, m’attirait.
Les frissons qui couraient le long de mon échine quand il me frôlait sont
encore clairs dans ma mémoire. Son corps transpirant contre le mien quand
on dansait aussi. Je me sentais belle pour la première fois depuis
longtemps. Désirable. Séduisante, et non provocante. Je ne me sentais pas
« salope » parce que je flirtais avec un garçon. Dans ses bras, j’avais
oublié cette étiquette.
Si bien que je me suis laissé emporter. Je n’ai pas refusé quand il a
proposé qu’on aille chez lui. Je ne l’ai pas empêché de se jeter sur ma
bouche quand nous sommes arrivés dans sa chambre. Je n’ai pas retenu ses
mains qui se sont introduites sous ma robe, ni ses doigts qui se sont glissés
dans ma culotte, abattant une barrière que personne n’avait encore
franchie.
J’ai eu un moment d’absence, durant lequel nous nous sommes
déshabillés. Pourtant, je participais. J’avais l’impression d’en avoir envie
autant que lui. Alors qu’au fond, je savais très bien ce que je recherchais.
Je voulais donner raison à ma réputation. Après cette nuit, ces saletés de
rumeurs seraient fondées. Peut-être que l’accepter après ça serait plus
facile.
C’est quand il m’a pénétrée que ce malaise s’est installé. Je n’avais pas
vraiment mal, ce n’était pas la douleur le problème, mais la gêne que je
ressentais intérieurement. Parce que ça n’aurait pas dû être lui. Sevan
n’aurait pas dû être le premier à me faire découvrir le sexe. Pas parce qu’il
n’était pas mon copain, mais parce qu’il ne savait rien de moi. Il ignorait
que j’étais vierge, que je n’avais jamais vraiment eu de petit copain, que
j’étais en première et que ses bras ce soir-là n’était qu’une échappatoire à
ma misérable existence. Pire encore, j’ignorais tout de lui également, et je
le laissais entrer dans mon intimité. J’étais une traînée.
Il n’a pas remarqué mes larmes silencieuses. Sa tête était plongée dans
mon cou, étouffant ses quelques gémissements, alors qu’il entrait en moi
sans me demander si la cadence m’allait. Sans vérifier que je prenais du
plaisir. Sans même un regard pour mon visage, ni même un signe
d’affection.
Rien.
Parce que j’étais un plan cul, rien de plus. Un coup d’un soir, qu’il
oublierait illico dès sa prochaine rencontre, une de plus sur son tableau de
chasse.
J’ai failli vomir quand il a joui, et que la preuve de ma bêtise s’est
déversée dans le préservatif. Il s’est écroulé sur moi, satisfait, et a déposé
un baiser sur ma tempe. Moi qui voulais un geste affectif, celui-là n’avait
rien de tendre. C’était comme pour conclure cette bonne baise à laquelle je
n’avais pas vraiment participé.
Le temps qu’il aille jeter la capote, j’ai essuyé mes joues mouillées en
priant pour qu’il ne remarque rien. Est-ce qu’il allait me demander de
partir ? Si oui, où est-ce que j’irais ? Je n’étais même pas sûre d’être en
mesure de marcher tant je me sentais faible et vidée. Je ne pouvais pas
rentrer maintenant, croiser ma mère qui pensait que j’avais passé la soirée
avec Lina, la regarder dans les yeux après ce que je venais de faire…
Sevan n’a finalement rien dit. Il est revenu s’étendre à mes côtés, un
sourire béat sur les lèvres. Je ne saisissais pas sa satisfaction, il devait
avoir connu de meilleurs coups, j’avais littéralement joué les étoiles de mer
durant l’acte entier alors que je m’effondrais intérieurement.
Il s’est endormi presque aussitôt. J’ai rabattu le drap sur mon corps qui
me débectait et que je ne voulais jamais plus avoir à regarder. Qui ne me
paraissait plus mien. Je me suis tournée pour ne plus faire face à Sevan et
j’ai fermé les yeux, en espérant que tout ça ne soit qu’un cauchemar.
En espérant que je ne sois pas véritablement devenue Héloïse-la-traînée.
Le lendemain, quand je me suis réveillée, j’étais seule dans le lit. Je me
suis redressée, la couverture serrée contre ma poitrine à l’intérieur de
laquelle mon cœur souffrait. J’avais le tournis, la nausée, sans parler de
mon état psychologique.
La soirée me revenait par flashs, accentuant mes haut-le-cœur. J’ai
réussi à me lever, mais une fois debout, la douleur dans mon intimité m’a
rappelé la réalité de ce que j’avais vécu. Et personne n’était là pour
m’entendre gémir dans cette pièce à la chaleur étouffante.
Je me suis habillée rapidement, ne supportant plus de rester ici. Je suis
sortie de la chambre et j’ai suivi les bruits jusqu’à la cuisine. Sevan était là,
assis sur une chaise, les pieds calés sur la table, en train de grignoter des
céréales en surfant sur son téléphone.
Il a levé la tête vers moi. Quand ses yeux bleus que je trouvais si doux la
veille ont rencontré les miens, je me suis surprise à prier pour qu’il dise
quelque chose qui atténue ma honte. Rien qu’un peu.
— Ah, salut. Je savais pas ce que t’aurais envie de manger, donc regarde
dans les placards.
Et il s’est replongé dans son activité. J’ai pu sentir mon peu de dignité se
tailler vite fait, me laissant complètement seule et pitoyable face à cette
situation.
J’ai marmonné que je n’avais pas faim, mais je ne sais pas s’il m’a
entendue puisqu’il ne m’a pas répondu. Ou peut-être qu’il s’en fichait.
— Je peux prendre une douche ?
— Hum, ouais, bien sûr.
Et ce, sans un regard.
Je me suis éclipsée dans la salle de bains après avoir récupéré mon sac
dans la chambre. Ce n’est que lorsque l’eau s’est mise à couler à flots le
long de mon corps répugnant que je me suis autorisée à pleurer. Je
sanglotais, seule entre les parois, le cœur meurtri.
Je savais que rester éternellement sous l’eau ne servirait à rien. Que
j’aurais beau me laver, j’étais sale à l’intérieur et c’était indélébile. Cet
acte serait ancré en moi pour toujours. Ma vie sexuelle serait à jamais
rattachée à ce type dans la pièce d’à côté qui n’en avait clairement rien à
foutre de moi. Et dont je me foutais également.
J’ai tout de même laissé l’eau courir sur moi jusqu’à ce qu’elle devienne
froide. Assise sur le sol glissant de la douche, j’ai attendu que mes larmes
se tarissent complètement, puis je suis sortie.
Face au miroir, mes yeux rouges et bouffis me faisaient peur. Mes lèvres
étaient gercées et ce visage rond que j’avais pour habitude de maudire me
paraissait soudain bien creux.
J’ai attrapé ma trousse de maquillage dans mon sac et, sans trop savoir
quoi faire, je me suis munie d’un fard à paupières noir. Je l’ai étalé sur
toute ma paupière, je l’ai estompé un peu sur les bords puis, avec un crayon
noir, j’ai redessiné le contour de mes yeux. Ainsi, ils étaient moins
effrayants, même si le noir ne les rendait pas particulièrement chaleureux.
Mais c’était mieux. J’ai toujours été persuadée que les yeux sont la
partie du corps qui véhicule le plus d’émotions. Avec ce maquillage, les
lueurs dans mes iris étaient moins visibles, et on ne pouvait pas remarquer
la douleur qu’ils laissaient transparaître. Le noir cachait tout, et j’ai vite
compris que cela deviendrait une barrière indispensable.
Car personne ne devait savoir. Personne ne devait savoir que Mario et
tous les autres avaient raison.
Je suis repassée par la cuisine pour annoncer mon départ à Sevan. Il
était toujours dans la même position, parfaitement heureux dans son petit
monde. Étonnamment, il m’a raccompagnée jusqu’à la porte d’entrée. Je
n’ai pas osé le regarder, mais ça devait peu lui importer.
Il a ouvert la porte et je me suis précipitée à l’extérieur. Mais, alors que
j’espérais ne croiser personne, je me suis retrouvée nez à nez avec un
visage familier, sur le palier.
Hugo, l’ami de Victor, était là. Et il n’y avait aucune esquive possible.
— Qu’est-ce que tu fous chez mon frère ?
Oh non.
— Je…
Mais rien. Je ne pouvais rien dire, j’étais piégée. Je n’avais pas
d’excuse. L’image qu’il avait sous les yeux parlait d’elle-même.
Le regard d’Hugo a alterné entre son frère à moitié nu appuyé contre le
chambranle de la porte, et moi dans ma robe de soirée, les cheveux
mouillés.
— Et moi qui pensais que les rumeurs étaient infondées.
Alors j’ai compris. Hugo faisait partie de mon groupe d’amis, il
connaissait bien Carla et tous deux se confiaient tout.
J’ai su que tout le monde saurait.
18. Le rencard
Roméo
Héloïse
Roméo
J ’ai merdé.
Ouais, j’ai vraiment merdé. J’ai merdé à fond, stupidement, rapidement
et sans en avoir conscience.
Mais ça arrive à tout le monde, pas vrai ? Un merdage – on devrait
sérieusement songer à intégrer ce mot dans le dictionnaire – n’est pas
irrémédiable, si ?
Quand on pense à tous ces infidèles qui réussissent à reconquérir leurs
partenaires, à toutes ces copines qui se pardonnent leurs coups bas
concernant les mecs… Cela prouve bien qu’on peut toujours se rattraper.
Qu’il suffit d’un peu de volonté – et de chance – pour que tout ne se soit pas
foutu, et c’est reparti ! Oui, probablement. Et c’est sans aucun doute ce
qu’il va se passer avec Héloïse. Notre lien qui se renforce depuis trois mois
ne peut pas être totalement anéanti parce que j’ai merdé une seule et
misérable fois. Ma mission ne peut pas être un échec à cause d’une simple
erreur de parcours.
C’est ce que je me suis martelé tout le reste du week-end. J’ai aussi
répété le petit discours que je sortirai à Héloïse quand je la croiserai, pour
excuser mon comportement le soir de notre rencard. « Voir Vanessa m’a
troublé, je ne m’y attendais pas. Et oui, tu as raison, j’ai agi comme un
abruti. Mais c’était simplement parce que j’étais guidé par la jalousie et que
mon ego de mec était affecté en voyant qu’elle fréquentait quelqu’un
d’autre. Ça ne voulait rien dire, elle n’est pas aussi importante pour moi que
tu le penses, et je regrette. On oublie ? »
D’accord, je mens peut-être un tout petit peu sur mes sentiments envers
Vanessa. C’est bien plus complexe et oui, elle est importante pour moi, mais
c’est trop compliqué à expliquer. Sans compter que je ne pourrai jamais lui
fournir toutes ces explications dans le cadre de ma mission. De toute façon,
on ne peut pas dire que je sois très honnête avec elle depuis le début… Je ne
le suis même pas du tout.
Je souffle un bon coup en arrivant dans le bâtiment principal du lycée et
mes yeux se mettent immédiatement à la recherche d’Héloïse. Elle patiente
souvent dans le hall en attendant la sonnerie depuis que Lina et elle se sont
rabibochées. Je scanne les lieux tandis que mon cerveau s’active et
récapitule rapidement ce que j’ai à dire. Ça va le faire.
Je repère Lina, mais elle est seule, en train de discuter avec Carla. Mon
regard dévie lentement vers la droite, comme s’il avait senti la menace, et
tombe sur Héloïse, en plein éclat de rire, une main posée sur l’épaule de
Victor. Lui paraît aux anges et la dévore littéralement des yeux sans qu’elle
semble le remarquer. Je sais qu’ils s’étaient disputés à cause de
l’engagement d’Héloïse sur Twitter et dans le journal du lycée, et les
réprimandes de Victor m’avaient bien agacé. Sans compter sa tendance à la
regarder avec des yeux de merlan frit. C’est dommage, je l’appréciais à
mon arrivée ici. Mais l’image de ce Vivi s’est dégradée dans mon esprit
aussi vite qu’Héloïse est montée dans mon estime, et maintenant j’ai
carrément envie de l’écrabouiller, lui et son sourire charmeur.
Énervé, je fais volte-face pour sortir du bâtiment. Il a suffi de quelques
tensions entre Héloïse et moi pour que Victor s’insinue entre nous, fasse
gentiment sa place, et en profite pour la séduire à nouveau. Putain, j’ai
vraiment merdé.
Hors de question que je passe la journée à les entendre ricaner ensemble.
Je vais me casser de ce lycée de merde le temps de quelques heures et
laisser ce parfait petit couple batifoler à sa guise.
Mais alors que je passe la porte battante, Barbara me rentre dedans. Elle
arque un sourcil devant mon air furieux et ses yeux repèrent instinctivement
les deux idiots derrière moi. Elle soupire longuement et je vois à son
expression qu’elle s’apprête à me réprimander, ce dont je n’ai vraiment pas
besoin.
— Tu me fais quoi, là, Roméo ?
— Rien, putain, laisse-moi.
Je m’apprête à la dépasser, mais elle m’arrête d’une main ferme sur mon
torse, adoptant sa mine de grande sœur responsable.
— Ça va pas d’être jaloux d’un mec par rapport à l’une de tes cibles ?
Depuis quand tu as ce genre de comportement ?
— Je ne suis pas jaloux de ce crétin, tu rêves, et encore moins vis-à-vis
d’Héloïse. Maintenant laisse-moi passer.
— Je croyais que pendant tes missions tu mettais ta mauvaise foi
légendaire de côté ?
Je lève les yeux au ciel, exaspéré. Ce qu’elle peut me taper sur les nerfs
quand elle s’y met. Rappelle-toi que tu n’as pas le droit de contredire
Barbara, alias Miss je-sais-tout-par-excellence.
— Pas de sentiments, énonce Barbara d’un ton sec. Seulement des
objectifs. Tu te souviens de l’objectif premier ?
Je me calme et me pince les lèvres, revenant peu à peu à la raison.
— Rendre Héloïse heureuse et la sortir de ce mal-être dans lequel elle
était plongée.
Elle attrape mon menton et fait pivoter ma tête vers Héloïse et Victor. Il
sourit alors qu’elle lui raconte quelque chose de façon animée, l’air
rayonnant.
— Tu ne trouves pas qu’elle paraît beaucoup plus heureuse qu’il y a
quelques semaines ?
Je suis forcé d’admettre qu’elle a raison. Je regarde à nouveau Barbara, le
cœur serré. Elle affiche un sourire désolé qui se veut réconfortant mais rien
à faire, j’ai toujours l’impression d’avoir le cœur au bord des lèvres.
— Ça veut dire que tu es en train de réussir cette mission avec brio,
Roméo. Tu te sers de la séduction mais ce n’est qu’un outil, ça ne doit pas
devenir concret, et surtout pas dans ton cœur. En plus, tu m’as dit
qu’Héloïse souhaitait que vous restiez proches sans vous embarquer dans
une relation amoureuse, c’est parfait. Tu peux toujours être là pour elle sans
risquer de lui briser le cœur. Et tu devrais être ravi qu’elle se rapproche de
Victor, parce qu’il peut grandement contribuer à son bonheur.
Mes épaules s’affaissent. Elle a raison sur toute la ligne. Tout roule,
mieux que je ne l’espérais, et si nous poursuivons sur cette voie, ma mission
sera bientôt achevée. Je pourrai laisser une Héloïse heureuse. Alors
pourquoi tout cela sonne faux dans mon cœur ?
— C’est ce que tu devrais ressentir en théorie, me dit doucement ma
sœur. Mais c’est normal si ce ne sont pas tes sentiments réels. Tu es
humain, Roméo, ce serait alarmant si tu ne t’attachais jamais à personne
lors de tes missions. Mais Héloïse doit rester une cible que tu finiras par
quitter. Rien de plus.
Je hoche lentement la tête. Je vois dans les yeux de Barbara que si nous
n’étions pas en public, elle m’enlacerait. Mais nous ne sommes pas censés
nous connaître et il ne faut pas éveiller les soupçons.
— J’ai besoin de prendre l’air, déclaré-je avant de m’éclipser.
Je file comme une flèche jusqu’à la sortie du lycée. Il faut que je
m’éloigne de tout ça pour me recentrer sur mon objectif.
Quand j’entre dans le café, Vanessa y est déjà. Elle est installée seule à
une table, emmitouflée dans un manteau épais et une écharpe qui lui monte
jusqu’au menton. Je souris sans pouvoir m’en empêcher, la voir aussi
frileuse m’a toujours amusé.
Sa jambe remue nerveusement sous la table et si elle continue à se ronger
les ongles comme elle le fait, elle va bousiller sa manucure parfaite. C’est
bizarre de la voir anxieuse, surtout en ce qui concerne les relations sociales,
amoureuses ou non. Vanessa a toujours été dotée d’une grande assurance
sans jamais tomber dans la suffisance, et j’admire ce côté naturel chez elle.
Je prends mon courage à deux mains, porte mes couilles, que j’ai
tendance à oublier en ce moment, et m’avance jusqu’à elle. Quand ses yeux
bruns croisent les miens, mon cœur s’affole et semble enfler dans ma
poitrine.
— Salut.
— Bonjour, murmure-t-elle.
Elle hésite à se lever pour me faire la bise, mais nous savons tous les
deux que ce serait gênant. Je m’assieds pour lui épargner ce dilemme.
— Je suis désolé…
Nous avons commencé cette phrase en même temps, ce qui nous fait rire
doucement.
— Toi d’abord, concède-t-elle.
— Je suis désolé. J’ai affreusement honte de mon comportement de
samedi dernier et je n’aurais pas dû agir comme ça, même si je pense
toujours que Tony est un abruti.
J’ai peur qu’elle prenne mal ma raillerie, mais elle me surprend en
souriant franchement.
— C’est dur de trouver quelqu’un après toi, Roméo.
— Mais ce n’est pas difficile de trouver plus intelligent que Tony. Ce
mec a piqué le cerveau de son poisson rouge.
Elle rit mélodieusement en secouant la tête.
— Sauf que les autres te ressemblent trop.
Pris de court, je me retrouve bouche bée. Ce que je peux être con ! Elle
essaie simplement de passer à autre chose, de me rayer de sa vie après le
mal que je lui ai fait, et j’ose critiquer ses choix. C’est sacrément gonflé.
Est-ce que j’ai toujours été aussi con ?
— Pardonne-moi, soupiré-je, les remords m’oppressant la poitrine.
— Toi aussi, pardonne-moi. J’ai agi comme une gamine avec ta cible,
j’aurais pu tout faire foirer.
— Je l’aurais peut-être mérité.
— Sans doute.
Son sourire faiblit un peu mais ne retombe pas totalement. Vanessa pose
ses mains sur les miennes, faisant monter un flot de nostalgie en moi.
— Ce n’est pas nous, ça. Se lancer des piques sur nos nouvelles relations,
se défier sur des sujets futiles… On n’a jamais été comme ça.
— Tu as raison. On a été pitoyables.
— J’espère que je n’ai pas tout ruiné avec elle, murmure-t-elle, honteuse.
Je porte ses mains à mes lèvres et en embrasse le dos pour la rassurer.
— Elle ne m’en veut pas mais elle ne veut plus de relation amoureuse
avec moi.
Vanessa, perplexe, fronce les sourcils face à mon ton las.
— Et c’est grave ?
— Ça ne devrait pas… Ça devrait m’arranger.
Mais il n’y a qu’à m’entendre parler pour comprendre que ça ne
m’arrange pas du tout.
Vanessa reprend possession de ses mains, sonnée. Elle se laisse aller
contre son siège, les yeux dans le vague.
Puis elle me regarde à nouveau, les pupilles brillantes.
— Je croyais que tu n’étais plus capable d’aimer, murmure-t-elle, sa voix
se brisant sur les derniers mots.
— Quoi ? Attends, Vaness, ça n’a rien à voir avec de l’amour…
— Si… Tu tiens à elle.
— Je tiens à elle mais je ne l’aimerai jamais. Ça n’a rien à voir avec ce
qu’on a vécu.
Elle commence à trembler et je m’en veux d’avoir évoqué le sujet avec si
peu de tact. Je suis nul, bordel. Nul avec Vanessa, nul avec Héloïse, nul
avec ma mère qui tente de me joindre depuis deux jours…
— Vanessa, je t’en prie… Tu crois que je chercherais déjà à fréquenter
quelqu’un d’autre sérieusement ? Je n’envisage aucune relation.
— Mais j’espère que tu aimeras à nouveau, sanglote-t-elle. Parce que tu
le mérites, même si l’apprendre me tuerait. Je souhaite par-dessus tout que
tu trouves quelqu’un qui réveillera ce cœur qui m’a tant aimé et que
j’aimerai toujours, parce que contrairement à ce que tu crois, tu resteras fort
même s’il bat pleinement.
Mais tous les cœurs n’ont pas la chance de battre.
Et parfois, des battements de cœur ne suffisent pas à faire vivre,
réellement vivre quelqu’un.
— J’espère qu’il existe quelqu’un sur cette terre qui arrivera à te
convaincre d’arrêter de te blâmer.
Je déglutis, une boule désagréable remontant dans ma gorge. Je me
penche au-dessus de la table, recueillant une larme qui roule sur la joue de
Vanessa.
— Ça, c’est la preuve que je mérite d’être blâmé.
— Non. C’est la preuve que tu es quelqu’un qu’on ne peut s’empêcher
d’aimer, d’aimer follement, sans retenue, même si ça peut nous briser. C’est
la preuve qu’on a envie de te vouer un amour qui dépasse tout, y compris
notre propre bonheur.
Ne pouvant plus me retenir, je me lève, tire Vanessa par la main pour la
mettre debout et la serre fort dans mes bras. Cette fois, pas de retour en
arrière. Nous savons tous les deux que notre relation tumultueuse touche à
sa fin, pour de bon.
— Et moi j’espère que tu trouveras quelqu’un avec un cœur capable
d’aimer de la même façon que tu m’as aimé, lui avoué-je, le nez dans ses
cheveux.
— Sache que je ne regrette rien, répond-elle sincèrement.
— Sache que moi non plus.
21. Le manque
Héloïse
A ssise au bureau central, les pieds calés sur la chaise en face de moi, je
réfléchis à la formulation de cette foutue phrase que j’essaie de modifier
depuis dix minutes.
— Bon, Héloïse, on n’a pas toute la journée, se plaint Charly, le
responsable du journal du lycée.
— Mets-moi la pression et tu peux être sûr de dormir ici, Charly. J’espère
que tu as apporté ton matériel de camping.
Stella, allongée sur une table, glousse en continuant à pianoter sur son
téléphone. Charly n’est pas méchant, mais on ne peut pas dire qu’il apprécie
vraiment les gens. Il déteste se « mélanger à la populace » et est obligé
d’aller se laver les mains au moindre contact humain. Je sais qu’il me
maudit autant qu’il m’adore depuis que je publie mes articles dans le
journal : il me maudit car il est obligé de faire équipe avec quelqu’un – et
de mettre de côté ses articles fétiches sur les produits bio – et il m’adore
parce que, grâce à moi, le journal a enfin de la visibilité et il n’écrit plus
dans le vide.
Stella, elle, vient nous regarder travailler la moitié du temps. Depuis
qu’elle m’a abordée, nous nous sommes vues plusieurs fois et je dois
avouer qu’elle est de bon conseil et qu’elle manie très bien les réseaux
sociaux. Elle non plus n’aime pas trop les gens, principalement une certaine
catégorie : les hommes. C’est pour ça qu’elle avait été si désagréable avec
Roméo lors de notre rencontre et qu’elle l’avait gentiment traité de toutou.
En parlant de Roméo, je l’imagine très bien faire une remarque sur la
tronche que tire actuellement Charly. Il me ferait noter que les plis aux
coins de sa bouche l’apparentent au bulldog et que sa façon de triturer sans
arrêt ses cheveux bouclés annonce une jolie calvitie.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? s’agace Charly qui est en train de perdre
patience.
— Ta calvitie.
— De quelle calvitie tu parles ? soupire Stella en se redressant. Personne
n’a autant de cheveux que Charly.
— Pour le moment.
Je retourne à ma phrase que je n’arrive décidément pas à formuler. Je suis
en train de modifier un passage de mon journal beaucoup trop intime pour
être publié tel quel. C’est difficile parce que je veux que le lecteur ressente
mon émotion, mais sans me mettre complètement à nu.
Si j’avais eu Roméo à mes côtés, ça aurait été beaucoup plus simple. Il
aurait encore une fois trouvé la solution au problème. Mais voilà, Roméo
n’est pas là et ne cherche pas à l’être depuis ce rencard raté, il y a presque
une semaine.
— T’es vraiment bizarre en ce moment, reprend Stella, depuis que ton
toutou t’a lâché les baskets. Même si un autre a pris le relais.
— Tu considères donc que tous les hommes sont des chiens ?
— Ouep. Même si j’ai conscience que ce n’est pas très sympa pour les
clébards.
— Donc je suis aussi un clébard ? intervient Charly.
— Oui, mais un beagle si tu veux. C’est le moins laid à mes yeux.
— Quelle générosité…
Je souris en me disant que c’est dommage que Stella soit si catégorique.
Elle est tombée sur le pire spécimen possible : narcissique, égocentrique et
surtout macho à souhait. Il lui a brisé le cœur et maintenant elle en fait une
généralité, sans aucune exception. J’essaie tant bien que mal de lui
expliquer qu’il existe des connasses chez les filles également, comme il
existe des gens très bien parmi les mecs. Mais elle refuse de m’écouter, car
je n’ai pas d’exemple concret.
J’aurais bien cité Roméo, mais vu qu’on ne se parle plus…
Et il faut que j’arrête de toujours tout rapporter à Roméo. Il en aime une
autre.
— D’ailleurs, Héloïse, laisse-moi te dire que le type avec qui tu traînes
en ce moment a l’air d’être un sacré berger allemand.
Les bergers allemands sont les chiens que Stella déteste par-dessus tout –
l’un d’entre eux lui a mordu le nez quand elle était petite.
— Victor ? Mais c’est un vrai chiot, le défend Charly.
Même Charly n’a rien contre Victor, c’est dire. Peut-être même que mon
ami fait partie du cercle très restreint des gens que monsieur Charly
apprécie…
— En apparence, mais je suis sûre qu’au fond ça doit être le pire.
— Victor est un amour, lui assuré-je. Tu dois accepter qu’un tel garçon
puisse exister.
— Je préférais encore l’autre toutou, grommelle Stella.
Moi aussi, je ne peux m’empêcher de penser. Moi aussi, je préférais
quand c’était Roméo qui partageait la plupart de mes journées.
Mais je dois une fière chandelle à Victor. C’est lui qui m’empêche de
trop regretter mon choix de m’éloigner de Roméo. Je sais que c’était la
meilleure chose à faire. Mais quand je le vois en cours, quand nos regards
se croisent sans que nous ne prononcions un mot… Toutes les sensations
qui remuent mon bas-ventre me rappellent combien il est devenu important
pour moi. J’ai été naïve en pensant que nous pourrions rester proches sans
envisager autre chose. Nous étions déjà allés trop loin pour que ce soit
possible, et il n’a d’ailleurs pas montré qu’il souhaitait continuer à me
côtoyer.
— Héloïse, il faut que tu arrêtes de penser à lui, ça devient flippant.
Je relève la tête vers Charly qui se tient devant mon bureau.
— Je ne pense à personne.
— Bien sûr, alors pourquoi tu as dessiné la première lettre de son
prénom ? Seulement par hasard ?
Je baisse les yeux sur ma feuille et constate qu’en effet, au lieu de
poursuivre la réécriture de mon texte, j’étais tout bonnement en train de
dessiner un grand « R ». Choquée par mon propre comportement, je range
précipitamment mes affaires dans l’idée d’aller prendre l’air. De toute
façon, la sonnerie annonçant la fin de la pause déjeuner va bientôt retentir.
— Ne laisse pas ces chiens te bouffer ! me crie Stella avant que je sorte
de la pièce.
Je me retrouve directement dans les couloirs grouillants de monde et je
me fais bousculer de tous les côtés. Ma respiration s’accélère et il me faut
quelques pas pour me recentrer. Je tente de revêtir mon apparence de fille
insensible, ce que j’ai pris l’habitude de faire tous les jours, en espérant que
cela soit crédible.
Soudain, deux mains se posent sur mes épaules, me faisant sursauter. Un
Victor souriant apparaît à mes côtés.
— Putain, Victor, ne me surprends pas comme ça !
— C’est tellement rare d’arriver à te prendre au dépourvu que je n’ai pas
pu m’en empêcher, répond-il d’un air taquin.
Je le laisse passer un bras autour de mes épaules, car je sais que ça ne
signifie rien. Il se comportait déjà comme ça envers moi quand nous étions
seulement amis – même si à l’époque, j’espérais davantage.
— T’étais où ? Je ne t’ai pas vue à la cantine.
— J’étais avec Charly et Stella, on travaillait sur le prochain article.
— Tu es vraiment obligée de continuer ces articles ?
Je m’arrête net, agacée. Je croyais que Victor avait compris que ce sujet
était sensible et qu’il valait mieux ne pas l’aborder.
— Pourquoi je devrais arrêter ?
Je croise les bras sous ma poitrine tandis qu’il soupire longuement en
levant les yeux au ciel.
— Tu vas encore te braquer ?
— Ça dépend, tu vas te montrer con ?
— Ce n’est pas parce que quelqu’un a un avis différent du tien qu’il est
forcément con, Hélo.
Je plisse les yeux et lui lance un regard noir parce que c’est un coup bas
de sa part. Il sait que ce n’est pas parce que j’ai des opinions arrêtées que je
suis intransigeante. Je n’ai certainement pas la science infuse et je ne
demande qu’à apprendre tous les jours.
— Pardon, s’excuse-t-il en se rendant compte de sa mauvaise foi. Tu es
prête à en discuter calmement ?
Je confirme d’un petit mouvement de tête que je suis dans un bon état
d’esprit.
— Bien. Alors je pense que ton message est déjà suffisamment passé
avec tous tes précédents articles, pourquoi continuer ? Je te dis ça parce que
je sens le tournant qu’est en train de prendre ton histoire. Je lis chacun de
tes textes, et celui sur Mario révélait déjà une certaine fragilité. J’imagine
que la suite est pire… Tu es sûre de vouloir faire ça ? Et comment penses-tu
que Mario réagira quand il comprendra que le mec que tu nommes « A »,
c’est lui ? Il verra forcément ton article, Héloïse, les liens du site du journal
font le tour d’Internet.
Au fur et à mesure de sa tirade je me tends peu à peu, et je suis bien
forcée d’admettre qu’il n’a pas tort sur toute la ligne. Déjà, réécrire le
passage concernant Mario était difficile. Il s’agissait de supprimer toutes les
phrases qui me touchaient trop, toutes celles qui auraient donné aux autres
des outils capables de me faire du mal s’ils le voulaient. J’ai énoncé les faits
et je me suis limitée à quelques descriptions de mes sentiments, sans trop
entrer dans les détails. Alors publier les passages concernant Sevan et cet
autre garçon… Maintenant que j’y réfléchis, je ne suis pas sûre d’être prête.
C’est sûrement pour ça que j’ai tant de mal à réécrire la suite.
— Ce n’est pas faux… C’est même plutôt vrai. Mais tu as vu toutes les
réflexions qui ont découlé de mes articles ? Beaucoup de personnes
attendent la suite pour s’exprimer davantage, débattre…
— Tu dois aussi penser à toi et à ton bien-être. Ne te force à rien. Je sais
que Roméo était du genre à te pousser dans tes retranchements,
seulement…
— Attends, pourquoi tu me parles de Roméo ?
— Je ne suis pas dupe, Hélo, je sais qu’il a joué un grand rôle dans toute
ta démarche.
Je ne réponds rien, sentant une rougeur se répandre doucement sur mes
joues. Dire que Roméo a joué un grand rôle dans ma démarche est presque
un euphémisme, il en est carrément à l’origine. Je n’en serais pas là s’il
n’était pas entré dans ma vie et s’il ne m’avait pas forcée à quitter ma
coquille pour libérer toute la colère et l’injustice que je ressentais depuis
des mois. Et j’ai la très nette impression que cette idée est loin d’enchanter
Victor.
— Disons qu’il m’a beaucoup aidée.
— J’ai l’impression qu’il t’a un peu poussée à te jeter dans la gueule du
loup sans être vraiment prêt à te réceptionner.
— Ce n’est pas ça du tout…
— Tu avais l’assurance qu’il serait là si tout dérapait ? Qu’est-ce que tu
sais de ce type, exactement, à part qu’il est beau et sympa ?
J’encaisse le coup, piquée au vif. Mon ego n’accepte pas ce que Victor
me jette à la figure, car il sait à quel point c’est vrai. Je n’ai réussi à obtenir
que d’infimes informations sur la vie de Roméo et, au final, je ne sais pas
véritablement à qui j’ai eu affaire.
Je me force à esquisser un sourire, me rappelant ma promesse d’être
moins irritable. Victor se rapproche et écarte affectueusement une mèche de
mon visage.
— J’aime énormément passer du temps avec toi et te voir heureuse. Je ne
veux pas que ça change.
La sonnerie retentit, brisant notre moment. Je suis à nouveau consciente
du brouhaha et du passage autour de nous. J’avais momentanément oublié
où nous étions et je me rends compte que notre débat a attiré l’attention de
quelques personnes. Victor semble également l’avoir remarqué, mais il
continue à jouer distraitement avec l’une de mes mèches. Visiblement, il n’a
plus honte de traîner avec moi.
— On y va ? me demande-t-il.
D’ordinaire, il est beaucoup moins enthousiaste à l’idée d’aller en cours,
mais aujourd’hui la prof de français nous accompagne voir le concert
organisé par des élèves du lycée. Plusieurs animations ont lieu cette
semaine, apportant un peu de vie dans ce bahut.
— Je dois passer aux toilettes, je te rejoins après.
— Tu veux que je t’attende ?
— Il ne vaut mieux pas, dis-je en commençant à m’éloigner. Dame
Nature me rend visite et il se peut que je me retrouve face à un cas de
chutes du Niagara !
— T’es dégueulasse ! m’assène mon ami avant de disparaître dans la
foule.
Roméo
Roméo
J ’ai dîné avec ma mère à l’hôpital et j’ai passé une partie de la soirée avec
elle. Les sandwichs semblables à des éponges achetés à la cafétéria
n’étaient pas vraiment dignes d’un repas d’anniversaire, mais je n’avais
pas très faim, de toute façon.
— Tu es sûre que ça va aller, maman ? lui demandé-je à la sortie de
l’hôpital.
Je déteste savoir qu’elle va rentrer avec lui, qui sera froid comme la glace
et qui ne cherchera absolument pas à la réconforter ou simplement à être là
pour elle.
— Oui, ton père m’attend. Cette journée n’est pas facile pour lui non
plus, tu sais.
— Je sais.
Ma mère me caresse affectueusement la joue. Elle est encore très belle,
elle pourrait aisément refaire sa vie. Elle ne manque même pas d’argent.
Mais elle aime mon père et elle se donne à lui, entièrement, sans qu’il
montre la moindre reconnaissance ni lui rende la pareille. J’ai beau
dénoncer son comportement, je me rends compte que j’agissais
sensiblement de la même façon avec Vanessa. Contrairement à mon père, je
prenais soin d’elle comme je le pouvais, mais je fermais les yeux sur ses
sentiments pour moi et sa souffrance.
— Tiens, c’est de notre part à nous deux.
Ma mère me tend un chèque que je me force à accepter. Mes parents ont
renoncé à m’offrir des cadeaux, tout simplement parce qu’ils ne savent plus
qui est leur fils. Mais de l’argent balancé comme ça est tellement
impersonnel que je préférerais ne rien avoir.
— De ta part à toi, tu veux dire ?
Ma mère soupire. Je ne suis pas dupe, mon père n’a fait aucun effort pour
me souhaiter mon anniversaire. L’année dernière j’avais reçu un texto, mais
cette année il ne s’est même pas donné cette peine.
— Il pense à toi, tu sais, même s’il ne le montre pas.
— Oui, il me maudit.
— Arrête. Il vous aime, Barbara et toi, bien plus que tu ne le crois.
Je hausse les épaules. C’est plus facile pour Barbara qui est seulement
victime et qui n’est responsable de rien. Elle a des tas de choses à lui
reprocher et elle refuse de lui parler depuis qu’elle a quitté la maison. C’est
avec elle qu’il se montrait abominable, c’est sur elle qu’il se défoulait. En
ce qui me concerne, il se contentait de m’ignorer la moitié du temps. Il a
commencé à se préoccuper de moi en me haïssant quand je lui ai arraché sa
fille préférée. Le coma de Rachel est la seule chose qui fait qu’il pense à
moi, et pour le coup, je préférerais qu’il m’oublie.
— Elle ne veut toujours pas lui parler ? tente ma mère d’une petite voix.
— Papa a pourri Barbara pendant des années parce qu’elle osait exprimer
son avis au lieu de s’écraser comme nous tous. Tu n’imagines pas le
nombre de fois où je l’ai entendue pleurer en passant devant sa chambre.
Elle n’avait qu’une hâte, se tirer de la maison, et je pense qu’elle n’y
retournera jamais.
Les yeux de ma mère s’emplissent de larmes. Je sais que je n’ai pas
besoin de lui rappeler tout ça, elle culpabilise déjà assez. Mais c’est moi qui
ai vu Barbara essayer de se reconstruire, au tout début des missions. Et
même quand elle était faible, elle jouait son rôle de grande sœur auprès de
moi.
— Vous me manquez, tous les deux.
— Toi aussi, maman. Mais tu sais que tu peux venir nous voir quand tu
veux.
Elle hoche la tête et je l’attire dans mes bras, soupirant dans ses cheveux.
Je regrette l’époque où tout était plus simple. Où je me plaignais
simplement des tensions qui régnaient dans notre famille.
Barbara m’a envoyé un message pour me dire qu’elle sortait ce soir. Je ne
lui en veux pas, elle sait très bien que je refuse de célébrer mon
anniversaire. Quand elle me l’a souhaité ce matin, elle a eu droit à un regard
noir.
Sur le chemin du retour, je me rends compte que je n’ai aucune envie de
me retrouver seul à ruminer ce soir. Sans trop savoir comment, je me
retrouve accoudé au bar d’un pub miteux qui ne contient que des pochtrons.
J’enchaîne les verres. Les autres jours de l’année, je bois très peu, je n’aime
pas particulièrement ça. Mais le jour de mon anniversaire, depuis quatre
ans, je ne peux pas résister à l’appel de l’alcool. Ça me permet d’oublier
que ma jumelle n’est pas là pour le fêter à mes côtés.
C’est marrant, les effets de l’alcool. Les soucis s’envolent d’un seul coup,
on se sent soudain plus léger, alors que ce n’est qu’une illusion. Nos
problèmes sont en réalité enfouis plus profondément en nous, prêts à
remonter quand on sera au plus bas.
Mais plus je bois, plus j’évite d’y penser. Une fois bien éméché, je me
retrouve à errer dans les rues de Paris. Je ne marche pas très droit, mais je
tiens debout et j’arrive à avancer. C’est déjà ça.
Juste au moment où je me fais cette réflexion, mes jambes deviennent
molles. De peur de m’écrouler, je décide de faire une petite pause sous un
abribus. Voilà. Là, je suis bien.
En parcourant le répertoire de mon téléphone, je me rends compte qu’il
n’y a personne que je pourrais appeler pour parler. Je suis seul dans mon
putain de monde, et cette idée me fait éclater de rire.
— Tu voulais t’isoler, Roméo ? C’est réussi, t’es tout seul !
Mon hilarité se poursuit un moment, jusqu’à ce que je finisse par avoir
mal à la gorge. Je couve un petit rhume et l’alcool ne risque pas d’aider à la
guérison. Ce n’est pas si mal, ça me donnera une excuse pour m’empêcher
d’embrasser Héloïse ; il ne faudrait pas qu’elle tombe malade elle aussi.
Tiens, embrasser Héloïse, ça me dit bien, là maintenant. Je me sens bien
quand je l’embrasse.
Sans réfléchir davantage, je lui envoie un message :
› Moi : T où ?
› Héloïse : Chez moi.
› Moi : T seule ?
Si elle est avec lui, je crois bien que je déchire l’affiche à côté de moi.
Ouais, je sais, très effrayant.
› Héloïse : Oui.
› Moi : Hmm… 1téressant.
› Héloïse : Je peux savoir depuis quand tu parles
en langage texto comme un pauvre préado ?
Je ris tout seul dans le petit habitacle et mon souffle chaud crée de fins
nuages de vapeur autour de moi.
Nouveau blanc. Elle est pénible, à se faire désirer. J’ai envie de lui parler.
J’en ai besoin.
› Moi : Hélo ?
› Héloïse : Tu es saoul ?
› Moi : Alors là PAS DU TOUT.
› Héloïse : …
› Moi : Bon d’accord, peut-être un peu.
Je peux monter ?
› Héloïse : Monter ? Tu es là ?
› Moi : J’arrive.
Je fais mon possible pour me lever, tout en geignant sans trop savoir
pourquoi, et j’avance jusqu’à sa porte d’entrée. Par chance, une femme sort
de l’immeuble juste à ce moment et je n’ai même pas à sonner. J’ignore son
air supérieur et le regard méprisant qu’elle me lance quand je trébuche en
passant devant elle.
J’emprunte les escaliers en me disant que faire un peu de sport m’aidera à
dessaouler. Ce qui se révèle être une très mauvaise idée, car en montant la
première marche, je perds l’équilibre et le bout de la rampe s’enfonce dans
mon ventre. Ma respiration se coupe, toutes mes forces me quittent et je
m’écroule sur le sol. C’est à cet instant, quand ma tempe cogne le carrelage
froid, que l’euphorie de l’alcool m’abandonne. Tous mes problèmes me
reviennent en pleine face et ce nectar trompeur décuple ma peine. Je n’ai
plus mal, je souffre affreusement. Je ne suis plus déçu de moi-même, j’ai
horriblement honte et je rêve de disparaître. Je prie pour que le sol s’ouvre
et m’engloutisse, pour enfin ne plus ressentir ces émotions destructrices qui
m’empêchent d’avancer, et surtout de m’aimer.
Il suffit que je disparaisse et tout ira mieux.
J’entends des cris. J’entends des pleurs. J’entends un vase qui se brise,
faisant éclater mon cœur en morceaux.
— Un coma ! Un coma, putain, Françoise, tu te rends compte ?
Mon père est le seul à faire du bruit dans la salle d’attente de l’hôpital.
Ses hurlements nous font tous trembler et je serre plus fort Barbara contre
moi.
Ma mère ne sait plus quoi faire face à sa colère, et le vacarme alerte
quelques infirmières qui tentent de le canaliser.
— Monsieur, essayez de vous calmer s’il vous plaît.
— Me calmer ? Ma fille est presque morte et je devrais me calmer ?
Soudain, le regard fou et brisé de mon père se pose sur moi. Il sait que je
l’ai laissée partir à cette soirée.
— C’est ta faute ! Tout est ta faute !
Je sursaute et Barbara resserre sa prise sur mon tee-shirt.
— Tu viens de détruire notre famille ! Tu crois que tu n’en faisais pas
assez en étant mou et sans intérêt au quotidien ? éclate-t-il d’un rire
mauvais et sarcastique. Ta sœur avait tout pour réussir, bien plus que toi !
Elle avait du cran. Elle osait, elle séduisait, on l’aimait. Et toi tu… tu…
Ma mère l’interrompt en l’attirant contre elle. Il laisse tomber sa tête sur
son épaule, et je comprends que je viens de le détruire.
Je nous ai tous détruits.
Plongé dans des souvenirs douloureux, je sens à peine qu’on me retourne
sur le sol. Mais je distingue un visage familier. Un visage rond aux traits
inquiets, avec des yeux étonnants qui parcourent mon corps.
— Mon Dieu, Roméo…
— Héloïse ?
Elle me serre contre elle et me berce doucement, comme un enfant qui
viendrait de faire un cauchemar. Mon cœur cogne fort contre ma poitrine,
j’ai des sueurs froides et mon corps est traversé par des soubresauts. Je vois
qu’elle est complètement dépassée par mon état, qu’elle n’a pas l’habitude
de faire face à un chagrin de ce genre.
— Je ne sais pas pleurer, soufflé-je pour qu’elle comprenne.
Mais elle fronce davantage les sourcils devant cet aveu, et une larme
parvient à rouler sur sa joue à elle.
— Il a toujours refusé que je pleure. Il m’a appris à ne pas pleurer.
« Pour que je sois fier de toi, mon fils, il faut que tu te comportes comme
un homme. Et un homme, ça ne pleure pas. Les larmes sont l’illustration de
la faiblesse, et je refuse que mon fils soit faible. »
J’avais à peine cinq ans quand mon père a prononcé ces mots. J’ai donc
appris à ne pas pleurer, et aujourd’hui j’en suis toujours incapable. Alors
mon corps s’exprime autrement et cela se traduit en crises bien plus
violentes, comme celle que je suis en train de vivre.
— Je suis là, chuchote Héloïse à mon oreille.
Je m’agrippe à son bras passé autour de moi et j’attends que les
tremblements cessent enfin.
24. Humeur changeante
Héloïse
Héloïse
Roméo
Sans trop savoir ce que je fais là, je toque chez Henri, mon prof de
dessin. Il ne paraît qu’à moitié surpris de me trouver devant chez lui.
— Euh, bonjour… Je sais que vous ne donnez pas de cours à cette heure,
mais je crois que j’ai besoin de dessiner, donc je me disais…
— Tu peux venir dessiner ici quand tu veux, Roméo. Tu n’es pas le
premier à entreprendre cette démarche.
Avec un clin d’œil, il m’ouvre chaleureusement sa porte. Soulagé qu’il
me comprenne, je pénètre dans sa maison. Son atelier est dans une pièce à
part et nous pouvons y accéder sans entrer dans l’intimité de sa famille.
— Je vous paierai le prix d’un cours, bien sûr…
— Tu ne vas pas me payer alors que je ne vais pas t’aider. Ça ne me
dérange pas qu’on vienne dessiner ici quand je ne suis pas là. Au contraire,
ça fait vivre mon petit atelier.
Je lui souris, reconnaissant, et il me laisse seul dans son sanctuaire. Je
remarque aussitôt une présence à l’autre bout de la pièce, derrière un
chevalet. Je m’approche prudemment et finis par distinguer Carla,
concentrée sur l’une de ses œuvres.
— Salut, lancé-je, incertain.
Elle sursaute et me regarde avec de grands yeux surpris.
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur. Ton père m’a fait entrer.
Elle se détend et laisse échapper un rire léger.
— Ne t’en fais pas, j’étais juste dans mon monde. Il ne faut pas percer
mes bulles sans prévenir, tu sais.
Je souris d’un air désolé, puis je jette un œil à son dessin. Il s’agit d’un
paysage de Provence qui, je dois l’admettre, est très réaliste.
— C’est un endroit que tu connais ?
— Oui, je vais dans le Sud tous les étés, on a une maison de vacances là-
bas.
— Ça veut dire que ton envie de dessiner est revenue ?
— Il faut croire que les derniers événements m’ont inspirée.
Je hoche la tête et fixe le bout de mes chaussures, un peu gêné. Je n’ai
pas l’habitude de voir Carla autrement que sur la défensive. Son attitude est
à l’opposé de celle qu’elle adopte au lycée, ici elle est souriante, avenante…
heureuse. C’est probablement parce qu’elle est dans son élément. Moi
aussi, quand je dessine, je baisse toutes mes défenses.
— Tu peux t’installer où tu veux et utiliser tout le matériel disponible,
m’indique Carla. Si ma présence te dérange, je peux monter…
— Quoi ? Non, ça ne va pas, tu es chez toi !
— C’est vrai, rigole-t-elle. J’aime bien tes réactions impulsives.
— Euh… Merci ?
Elle m’adresse un regard un tantinet moqueur avant de retourner à sa
peinture. Je m’installe à une table au centre de la pièce, sors les crayons et
les fusains dont j’ai besoin et attaque un nouveau portrait. Je n’ai pas envie
de m’appuyer sur un modèle, aujourd’hui, nous allons voir ce que mon
inspiration fait ressortir.
— Tu n’étais pas en cours aujourd’hui, note Carla tout en continuant à
peindre.
— Non, j’avais besoin de… Peu importe.
Je suis un peu surpris qu’elle l’ait remarqué. Nous ne sommes même pas
dans la même classe et nous ne nous croisons pas tous les jours.
— Et ce « peu importe » est passé, maintenant ?
Je m’immobilise, un crayon à la main. Est-ce que mon envie de faire
payer le responsable de l’humiliation d’Héloïse est passée ? Non.
Mais je réponds le contraire.
— Je crois.
— Tant mieux. Donc tu ne serais pas contre une sortie ce soir ?
Elle éclate de rire devant mon air interloqué.
— Pas un rencard, idiot. On sort en groupe au bowling pour fêter les
vacances de Noël.
— Oh… Avec qui ?
— Lina, Cassandre, Valentin, Alice, Hugo, Fabien… Enfin tout le
monde. Sauf Barbara, qui nous a dit qu’elle ne pouvait pas.
Je me retiens de lever les yeux au ciel. Barbara persiste à essayer de me
faire croire qu’elle ne revoit pas son ex, elle me prend vraiment pour le
dernier des abrutis.
— Il n’y aura pas Héloïse, ajoute-t-elle en m’observant du coin de l’œil.
Ah. Je ne sais pas si je suis déçu ou soulagé. Jamais une mission n’a été
aussi floue dans mon esprit, je ne sais plus quoi faire. Peut-être que passer
une soirée avec l’entourage d’Héloïse m’aidera à faire le point.
— Pourquoi pas. Vous avez rendez-vous où et quand ?
Un large sourire éclaire le visage de Carla.
— Vingt heures trente, je vais te donner l’adresse.
J’ai pris ma voiture pour me rendre au bowling. Je ne suis pas censé avoir
l’âge de conduire et je serai dans la merde si on me surprend, mais je n’étais
vraiment pas d’humeur à supporter le métro bondé. Je me suis garé assez
loin de l’entrée, ce sera ni vu ni connu.
Quand je pénètre dans le hall, je repère Carla qui attend près du comptoir.
Elle a revêtu une robe argentée qui met merveilleusement bien en valeur ses
cheveux bruns et ses lèvres rouges. Dommage que la beauté de cette fille
soit souvent entachée par son tempérament de glace, mais je commence à
penser qu’elle n’est pas si mauvaise que ça. Après tout, nous avons tous nos
moyens de nous protéger.
Ses yeux gris me sourient tandis que je m’approche d’elle.
— Roméo en chemise, c’est un spectacle qu’on ne voit pas souvent !
J’enfonce mes mains dans les poches de mon jean serré, un peu mal à
l’aise. Carla va finir par réellement m’intimider.
— J’ai bien fait, quand je vois ta tenue.
— C’est un compliment déguisé ?
Je hausse négligemment les épaules, ce qui la fait rire.
— Les autres ne vont pas tarder, j’imagine ?
— En fait, tout le monde est déjà là. Il est vingt et une heures.
Fronçant les sourcils, je jette un coup d’œil à ma montre pour me rendre
compte qu’elle a raison. J’ai une demi-heure de retard. Je suis vraiment à
côté de mes pompes en ce moment.
— Merde, désolé de t’avoir fait attendre…
— C’est rien. Je ne suis pas vraiment arrivée à l’heure non plus.
Nous allons emprunter des chaussures et une fois prêts, Carla glisse son
bras sous le mien pour m’emmener jusqu’à la grande salle de bowling.
Étonné par cette soudaine familiarité, je la laisse faire sans trop savoir à
quoi m’attendre. Nous observons les pistes, à la recherche de nos amis –
enfin, des siens.
— Ils sont là, m’indique-t-elle.
Elle m’entraîne jusqu’à eux, et j’oublie ma gêne quand je découvre qui se
cache derrière le groupe. Héloïse et Victor qui rient aux éclats dans leur
coin. À croire que ça devient une habitude.
— Je croyais qu’elle ne devait pas être là ? glissé-je à Carla, sentant la
rancœur monter en moi.
— C’est ce qu’il me semblait… J’ai dû mal comprendre, désolée.
Son ton laisse clairement sous-entendre qu’elle n’est pas désolée le
moins du monde. Et ses intentions deviennent claires quand Héloïse me
remarque enfin et qu’elle se décompose en me voyant si proche de Carla.
Son invitation était tout sauf désintéressée. Elle savait qu’Héloïse serait
présente, contrairement à ce qu’elle a prétendu, et elle a attendu que j’arrive
pour débarquer à mon bras et lui faire du mal.
Carla est définitivement la plus grande manipulatrice qu’il m’ait été
donné de rencontrer.
Je me détache d’elle mais c’est trop tard, Héloïse ne me regarde plus.
Elle réagit à peine quand Victor lui parle, et plus l’ombre d’un sourire ne
réside sur son visage. Elle non plus ne devait pas être au courant de ma
venue.
— Roméo ? Je ne savais pas que tu devais venir ! s’exclame Lina.
Et apparemment, elle n’est pas la seule.
— Je l’ai invité cet après-midi, j’espère que ça ne dérange personne.
À la fin de sa phrase, son regard se rive sur Héloïse. Et elle ne cherche
même pas à cacher sa jubilation.
— Vous vous êtes vus aujourd’hui ? s’étonne Victor.
— Oui, on a dessiné un bon moment ensemble.
Les yeux pleins d’amertume d’Héloïse me transpercent. Elle sait que le
dessin est une activité intime pour moi, et j’imagine à quel point l’idée que
j’aie pu partager ça avec son ennemie puisse la faire sortir de ses gonds.
J’aimerais tout lui expliquer mais je dois me rendre à l’évidence : elle ne
m’écoutera pas. Pas ce soir.
Je m’assieds à côté de Cassandre, en bout de banquette, pour être sûr que
Carla ne vienne pas se coller à moi pour faire enrager Héloïse. Ce n’est
certainement pas pour ça que je suis venu et il est grand temps que je me
rappelle que j’ai été engagé par la mère d’Héloïse pour la rendre heureuse,
pas pour la faire souffrir.
Tout le monde s’éclate à lancer des boules sur la piste, et Victor joue les
crâneurs en tournant sur lui-même au moment de prendre son élan.
— Quel clown.
Héloïse, qui semble s’intéresser à ce que je dis pour la première fois de la
soirée, me regarde en plissant les yeux.
— Ne sois pas jaloux, Roméo.
— Je n’ai pas à être jaloux puisque je suis en train d’obtenir tout ce qui
m’importe.
— Quoi ?
Avec un sourire en coin, je me penche vers elle par-dessus l’espace entre
nos deux banquettes.
— C’est moi qui capte ton attention.
Elle pouffe de rire d’un air méprisant.
— Tu te surestimes.
— Je ne crois pas. Tu as vu quelqu’un d’autre réagir à ma réflexion ?
Même Cassandre, qui est à côté de moi, ne m’a pas entendu. C’est la preuve
que ton attention était déjà concentrée sur moi.
Héloïse perd son sourire, et toute forme d’amusement quitte mon
organisme en comprenant que je l’ai blessée. Pourquoi est-ce que je suis
obligé de jouer les idiots à chaque fois que je me trouve à proximité d’elle ?
La séduction n’est pas censée être mon principal atout ?
— À toi, Hélo, annonce Victor en revenant vers elle.
Il lui tend une boule adaptée à sa morphologie, en parfait gentleman.
Souriant faiblement, elle va se positionner pour tirer. Sa tenue n’est pas
aussi osée que celle de Carla et pourtant elle me provoque dix fois plus
d’effet. Elle n’a pas un corps menu aux courbes parfaites, mais le tissu serré
de son jean met merveilleusement bien en valeur la forme voluptueuse de
ses hanches, et son top moulant révèle sa poitrine généreuse. C’est rare
qu’elle en dévoile autant, mon cœur se réchauffe à l’idée qu’elle s’assume
de plus en plus.
J’observe la façon dont ses boucles tombent en cascade le long de son
dos tandis qu’elle s’apprête à tirer, mais elle tourne la tête et me menace du
regard. Je comprends qu’elle sent mes yeux sur elle et qu’une telle
contemplation la déconcentre. Je hausse les sourcils innocemment, comme
si je ne saisissais pas la raison de son trouble, et elle lève les yeux au ciel
avant de se lancer.
La boule tombe dans la rigole.
— Héloïse, c’est quoi ça ? s’écrie Lina.
— Je sais que c’est dur à croire mais je ne suis pas infaillible, grogne
Héloïse avec mauvaise humeur.
— Tu ne tires pas ta seconde boule ? lui demande Victor en la voyant
revenir à sa place.
— Je pense qu’il est temps que Roméo nous fasse une démonstration de
ses talents, au lieu de ruminer, le cul enfoncé dans la banquette.
Elle me défie du regard en prononçant ces mots. Le joueur en moi jubile
comme jamais. Très bien…
Je me munis d’une boule et me place à l’endroit où elle était il y a
quelques secondes. Sûr de moi, je me remémore les techniques acquises au
cours de nos multiples parties avec Barbara. Je prévois déjà un strike quand
Héloïse fait son apparition à côté de moi, m’interrompant dans mon élan.
— Attention, ça va glisser.
Tout en susurrant ces mots, elle fait courir sa main le long de ma taille
pour atteindre la poche arrière de mon jean et en retirer mon téléphone. Son
sourire espiègle quand elle s’écarte de moi me fait déglutir. Me voilà
incapable de penser à autre chose qu’à la sensation de ses doigts qui
frôlent… mon fessier.
Elle ne s’éloigne pas et reste plantée à côté de moi, attendant patiemment
que je tire. Elle me provoque du regard, l’air de dire « qu’est-ce qui
t’arrive ? », et j’ai la confirmation en cet instant précis qu’Héloïse Guillier
causera ma perte.
La gorge sèche, je tire maladroitement et ma boule va rejoindre celle
d’Héloïse dans la rigole. Sidéré, je ne parviens pas à détacher mon regard
des quilles parfaitement alignées devant moi, tandis que dans mon dos tout
le monde se marre suite à ce tir minable. C’est la remarque d’Héloïse qui
me sort de ma torpeur :
— Une erreur de parcours, je suppose.
Satisfaite, elle hausse les épaules avant de faire volte-face. Je l’attrape
fermement par le poignet et elle paraît beaucoup moins assurée quand je la
ramène contre moi.
— Je crois que tu as quelque chose à me rendre.
Tendant la main, j’attends qu’elle me donne mon téléphone. J’ai un mal
fou à réprimer mon côté mauvais joueur mais je tiens bon, parce que je sais
que la partie est loin d’être finie.
— Pourquoi, tu as quelque chose à cacher ?
Elle reprend contenance, et la victoire reviendra à celui qui ne cillera pas.
— Et toi, tu as quelque chose à chercher ?
— J’aurais raison de chercher ?
— À ton avis ?
Mes prunelles accrochées aux siennes, je ne compte pas céder. Elle finit
par capituler et me rend mon téléphone avec un demi-sourire.
— Merci, Héloïse-avec-un-H.
— De rien, Roméo-sans-cervelle.
Ce n’est que lorsque nous nous écartons que je prends conscience de tous
les regards incrédules posés sur nous. Notre drôle de scène n’est pas passée
inaperçue. Héloïse s’en rend compte également et se dépêche de regagner
sa place, sous l’air interrogatif de Victor. Déjà lassé et agacé de cette sortie
de groupe, je vais m’asseoir à côté de Cassandre, qui s’est retrouvée près de
Lina et Carla. Comme par hasard, cette dernière s’est rapprochée.
— Waouh, je n’ai jamais vu une telle tension sexuelle entre deux
personnes, chuchote Lina, mais assez fort pour que je l’entende.
— Pour tout ce qui touche au sexe, Héloïse est très forte, chantonne
Carla.
— On va tous finir par croire que tu es en manque, Carla, j’interviens.
Elle me fusille du regard tandis que les gars à côté d’elle se marrent.
— Ça, c’est pas nouveau, glousse Hugo.
— N’importe quoi. Je ne vois pas comment on pourrait être en manque
avec des mecs inexpérimentés comme vous.
— Donc tu voudrais te taper des mecs plus vieux ? rétorque Valentin.
— Je n’ai jamais dit que…
— Tu devrais peut-être essayer les filles, suggère Lina.
— Putain mais Lina, arrête avec ta lubie de lesbienne ! Tu es la seule
dans ce trip et ne compte pas sur moi pour satisfaire tes envies de tarée.
Carla se lève avec rage, récupère son sac et se dirige à grands pas vers la
sortie. Lina, visiblement blessée, fixe ses pieds, les lèvres tremblantes.
— Lina, pourquoi est-ce qu’elle a dit ça ? demandé-je doucement, par
peur de la brusquer.
Elle lève la tête vers moi puis regarde tour à tour ses amis qui
l’observent.
— Vous le prendriez comment si je sortais avec une fille ?
— Tu sors avec une fille ? lâche abruptement Hugo.
— Pas encore. Mais… ça va peut-être arriver.
— Je trouve ça super, déclaré-je.
Ses grands yeux verts écarquillés, elle me considère avec étonnement.
— Ah bon ?
— C’est toujours difficile d’assumer son homosexualité au lycée, alors si
une fille comme toi, qui est un modèle dans l’établissement, affiche son
attirance pour les filles avec fierté, ça sera forcément bénéfique.
— Mais, justement… Tu penses qu’on m’aimera toujours autant après
ça ?
— Enfin Lina, tu vois bien à quel point les esprits sont ouverts par
rapport à ça aujourd’hui, je ne pense pas que ça choquera qui que ce soit.
Les garçons te trouveront encore plus désirable et les filles admireront
probablement ta confiance en toi. Et si certains réagissent mal, ce sera
l’occasion de faire le tri dans ton entourage.
À la fin de ma tirade, plus personne n’ose dire un mot. Lina m’adresse un
grand sourire reconnaissant.
— Tu fais chier, Roméo, finit par déclarer Fabien. Pas étonnant que les
filles ne nous trouvent pas à la hauteur à côté d’un gars comme toi.
Je ris et décide de m’esquiver pour aller chercher quelque chose à boire,
ne supportant pas très bien cette atmosphère solennelle. Depuis le bar, je
vois Héloïse et Lina se diriger vers la sortie. Elles échangent une étreinte, et
Héloïse embrasse sa meilleure amie sur la joue avant qu’elle s’en aille. Puis
son regard capte le mien, et elle m’adresse un sourire si éblouissant que les
battements de mon cœur s’accélèrent.
Elle me rejoint, la mine heureuse et pleine de fierté.
— Où est partie Lina ?
— Rejoindre une personne qui hante ses pensées depuis un moment.
Grâce à toi.
Sentant que je risque de m’empourprer, je regarde le fond de mon verre
de Coca.
— Je ne sais pas ce que tu lui as dit mais… merci. Ça fait des jours que
j’essaie de lui faire comprendre qu’elle ne doit pas avoir peur du regard des
autres, et tu sembles enfin avoir réussi à la convaincre.
— Ce n’est rien…
Ma voix est basse et mal assurée. Je ne suis pas très habitué aux
compliments, je ne sais pas vraiment comment réagir.
Elle attrape mon menton du bout de ses doigts et tourne mon visage vers
elle.
— J’aurais dû penser à la faire discuter avec toi. Tu es tellement doué
pour ça.
— Pas tant que ça.
— Si. C’est grâce à toi que j’en suis là aujourd’hui.
— Ça n’a pas que du bon… Regarde la photo qui est ressortie…
Rien qu’à cette idée, mon estomac se noue. Je déteste ne pas avoir été là
pour la soutenir durant cette matinée. En vérité, ce n’était pas à Mario que
j’en voulais le plus. C’était à moi-même.
— Grâce aux personnes dont je me suis rapprochée depuis que tu es
arrivé, cette photo n’est restée en ligne que quelques heures. Et au final, ça
m’a fait un bien fou de voir que j’étais autant soutenue.
— Tu le mérites.
— Toi aussi, tu mérites qu’on te remercie…
Sa paume remonte sur mon visage et elle m’attire à elle pour déposer un
baiser léger sur ma joue. Héloïse et moi sommes déjà allés beaucoup plus
loin, et pourtant jamais un geste ne m’a semblé aussi affectueux.
— Alors merci, murmure-t-elle à mon oreille.
Avec un petit temps de retard, je lève la main pour la rattraper, mais elle
s’éloigne déjà.
27. Faire confiance
Héloïse
Ç a fait quelques minutes que je suis avec Victor, qui m’a demandé de
l’accompagner fumer dehors, et je me sens plutôt mal à l’aise. Il ne
cherche pas à faire la conversation. Appuyé négligemment contre une
rambarde, il m’observe attentivement tout en tirant sur sa clope. Cette
atmosphère est en train de devenir étouffante, et pas seulement à cause de la
fumée qu’il recrache.
— Tu ne devais pas arrêter ? je fais remarquer.
— C’est plus dur que ce qu’on croit.
Merci pour cette réponse très développée, Vivi.
Je n’arrive pas à déterminer s’il est remonté contre moi ou non. Je sais
qu’il m’a vue au bar avec Roméo. J’ai accepté de l’accompagner parce que,
idiote comme je suis, j’ai eu peur qu’il m’en veuille – alors que je déteste
l’odeur de la cigarette. Je me sens coupable, pourtant je ne devrais pas. Mes
intentions envers Victor sont claires depuis un moment, et à chaque fois que
je cherche à m’éloigner de lui parce qu’il se rapproche un peu trop, il insiste
pour que je reste. J’aime être avec lui, moi aussi, sauf dans ce genre de
circonstances.
Victor soupire et jette sa clope par terre avant de l’écraser. Je retiens un
soupir de soulagement. Puis il tend la main vers moi. Méfiante, je l’attrape,
et il me tire doucement vers lui. Quand nous ne sommes plus qu’à quelques
centimètres, il lève une main à la hauteur de mon visage et en suit le
contour du bout de ses doigts. Je dois me forcer pour ne pas le repousser
trop brutalement.
— Victor…
Il me fait taire en appuyant un doigt sur mes lèvres, me faisant hoqueter.
— Pourquoi il lui suffit de quelques belles paroles pour revenir dans tes
bonnes grâces alors que moi, je rame comme un malade depuis des mois ?
— Tu es dans mes bonnes grâces et tu le sais très bien. Je ne serais pas
avec toi en ce moment si ce n’était pas le cas.
— Pourtant tu ne m’as jamais regardé comme tu le regardes. Tu ne m’as
jamais invité dans ton lit non plus.
— Arrête, je t’ai dit que ça ne signifiait rien, il était bourré et…
Je m’interromps, sachant pertinemment que ça ne sert à rien de continuer
puisque je lui ai déjà expliqué en détail ce qu’il s’était passé cette nuit-là. Je
m’en veux un peu de m’être confiée à lui. Mais ce n’est pas comme si
Victor me courait après, il drague une autre fille depuis deux semaines, je
pensais que nous deux c’était de l’histoire ancienne pour lui aussi.
— Ça fait plus d’un an qu’on joue au chat et à la souris. Il serait peut-être
temps que ça aboutisse à quelque chose…
Sans prévenir, sa bouche rencontre la mienne et je détourne la tête aussi
vite que mon cœur bat.
— Victor, non.
— Quoi ? Je sais que tu as déjà couché avec d’autres mecs. Le faire avec
quelqu’un qui t’attire vraiment, ça ne te branche pas ?
La façon dont il me balance l’histoire de mes conquêtes honteuses à la
figure me blesse énormément. Je pensais que Victor était l’une des seules
personnes qui me vouaient encore du respect. Ce soir, je n’ai pas
l’impression de faire face à ce garçon que j’ai considéré comme mon ami,
puis comme un potentiel petit ami, quand je le pensais si parfait.
Ses mains se referment sur mes reins et il m’embrasse encore, bien trop
durement. Je grimace en essayant de le repousser, quand sa langue force la
barrière de mes lèvres. Mon premier réflexe est d’ouvrir la bouche avant de
lui mordre la lèvre inférieure. Surpris, il recule de deux pas alors que je me
dégage de son étreinte. Tremblante, je m’essuie la bouche avec l’envie folle
de me la rincer au plus vite pour effacer toute trace de ce baiser forcé.
Victor passe un doigt sur sa lèvre et y recueille une goutte de sang. Les
yeux agrandis par l’horreur, il lève la tête vers moi.
— Mon Dieu, Héloïse, je suis désolé…
— Ne t’approche pas.
Je lève un bras devant moi pour l’obliger à garder ses distances. Des
larmes perlent aux coins de mes yeux et mon cœur est comprimé dans ma
poitrine. L’image que j’ai de ce garçon que j’ai tant affectionné se détériore
pour finir en miettes sur le sol. Je me suis bercée d’illusions depuis le début.
Peut-être pas sur tout, je sais que Victor possède plein de qualités, mais il
n’a rien de parfait. Et il n’est certainement pas parfait pour moi.
— Héloïse, vraiment, je ne sais pas ce qui m’a pris, je suis désolé…
Il se passe les mains dans les cheveux, le regard brouillé.
— Ce n’est pas de l’amour, ça, tu t’en rends compte ?
Ma voix est étonnamment calme comparée à la tornade qui est en train de
tout dévaster au fond de moi.
— Tu ne m’aimes pas. Tu n’as même pas réellement envie de sortir avec
moi. Ce qui te motive, c’est la séduction. Tu ne supportes pas qu’on te
résiste et ton envie de m’avoir était plus forte que tes valeurs. Mais il ne
s’agit que d’une envie passagère qui, une fois assouvie, n’aura plus aucun
intérêt à tes yeux.
Il secoue la tête, comme si je ne comprenais rien. Pourtant, j’ai bel et
bien l’impression que je suis en train de tout démêler.
— Comment expliques-tu que tu ne sois revenu vers moi que lorsque je
me suis rapprochée de Roméo ? Avant ça, des semaines ont passé sans que
tu m’accordes la moindre attention. Tes seules motivations sont la jalousie
et ton ego. Questionne-toi, sois sincère avec toi-même et tu verras.
Lassée et surtout très secouée, je le laisse méditer pour rejoindre les
autres à l’intérieur. J’ai presque envie de le remercier de ne pas insister.
De retour devant les pistes, je vois que tout le monde s’amuse comme si
de rien n’était. Excepté Roméo, qui continue à ruminer dans son coin, fidèle
à lui-même. Cette vision réussit à m’arracher un sourire, ce que je ne
pensais pas possible. Du moins, pas si vite.
Je vais m’asseoir sur un siège en face de lui et admire tous les tirs ratés
de mes amis, en espérant qu’ils me fassent oublier les dernières minutes.
Victor revient peu après moi et a l’obligeance de ne pas venir s’asseoir à
côté de moi. Il reste à l’écart, près du billard.
Je pensais avoir eu mon lot de mauvaises surprises pour ce soir, mais
mon téléphone vibre, et le message que je reçois dépasse tout ce à quoi
j’aurais pu m’attendre.
Mon cœur s’arrête le temps que je comprenne et enregistre ces mots. J’ai
l’impression de recevoir un coup de massue. Une boule énorme enfle dans
mon ventre, surpassant largement toutes les autres.
Un nouveau message :
Roméo
Plus tard dans l’après-midi, alors que nous plaisantons à propos de son
père, Héloïse a la drôle d’idée de se rendre chez lui. Il n’est pas à
l’appartement à cause d’un rassemblement de supporters du PSG qui doit
durer toute la journée, mais elle possède un double de ses clés, au cas où.
Sans trop réfléchir, nous nous mettons à fouiller dans les placards de la
cuisine, comme deux gamins. Je découvre deux étagères remplies de packs
de bière rangés par marque.
— La vache… Tu m’étonnes qu’il ne soit jamais tout à fait lucide.
Alors que je m’apprête à refermer le placard, une petite boîte bleue
glissée sur le côté attire mon attention.
— Oh mon Dieu, Héloïse, regarde ça !
Accroupie sur le sol en train de fouiner sous l’évier, elle m’adresse un
regard interrogateur. Je brandis la boîte de préservatifs de façon théâtrale, la
bouche grande ouverte.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Papa Fabrice aurait-il une vie sexuelle ?
Dégoûtée, Héloïse se lève pour m’arracher la boîte des mains et la ranger
précipitamment dans le placard. Puis elle se tourne vers moi, les poings sur
les hanches.
— Non, ça ne peut pas être ça, il doit s’en servir pour autre chose…
Je fais comme si je venais d’être frappé par une illumination :
— Mais oui, pour faire des ballons à décorer et à agiter pendant les
matchs de foot !
— Tu es dégueulasse, m’assène-t-elle.
J’ouvre le frigo et attrape une bière que je décapsule.
— Voyons voir ce que la bière de ton père a de si exceptionnel…
— Tu as conscience que s’il se rend compte qu’il en manque une, t’es
mort ? Tu auras commis les deux plus grandes fautes à ses yeux : supporter
l’OM et boire une de ses précieuses bières.
— Mais tu me couvriras, pas vrai ?
— Compte là-dessus.
Je ris de son sourire en coin avant d’avaler une gorgée. Héloïse tente de
me la prendre des mains mais je résiste, refusant de la lui donner. Elle finit
par comprendre que je veux moi-même la faire boire.
— Tu deviens d’un romantisme niais, c’est alarmant, remarque-t-elle
avant d’ouvrir la bouche.
Mais en versant la boisson, j’en fais malencontreusement couler à côté,
juste dans son décolleté.
— Oups… Quelle maladresse.
Saisissant mon petit jeu, elle se corrige :
— Je retire ce que j’ai dit, tu es toujours aussi pervers.
— N’ose pas t’en plaindre.
— Je n’ai rien dit…
Je me penche pour lécher la bière dans son cou et quelques minutes plus
tard, nous nous faisons face dans la cabine de douche. Elle voulait se
débarrasser de la sensation collante sur sa peau donc nous avons décidé de
prendre notre douche en même temps… pour économiser l’eau, bien sûr.
Ses paumes posées à plat sur mes pectoraux, mes doigts redessinant les
traits de son visage, nous nous regardons dans le blanc des yeux, activité
qui est devenue notre favorite.
— Promets-moi une chose.
— Quoi ? répond-elle, sur ses gardes.
— Promets-moi de m’avertir si je suis sur le point de te briser le cœur.
29. Désillusion
Roméo
— Roméo !
Je me réveille en sursaut, en sueur et le souffle court. Barbara répète mon
nom avant de me serrer contre elle, et je mets un temps à me situer. Je suis
dans mon appartement, et non plus de quatre ans en arrière.
J’enlace ma sœur pour me ramener complètement à la réalité.
Heureusement qu’elle est intervenue avant la fin de mon cauchemar. Je
déteste revivre l’inquiétude de mes parents quand ils sont rentrés à la
maison, sans que Rachel soit présente. Elle n’est pas rentrée de toute la nuit
et j’ai eu beau essayer de la joindre, je tombais toujours sur son répondeur.
Je ne me suis pas inquiété plus que ça, me disant qu’elle avait dû passer la
nuit chez quelqu’un parce qu’elle était trop furibonde contre moi pour
rentrer. C’est ce que j’ai dit à mes parents, ce qui m’a valu un premier savon
de la part de mon père. Et tout s’est écroulé en recevant ce coup de fil de
l’hôpital. Rachel était en réalité bien en route pour la maison, dans la
voiture d’un mec de cette soirée, saoul. Ils ne sont jamais arrivés au bout du
trajet.
Je me rendors dans les bras de ma sœur qui me berce doucement contre
elle.
Roméo
Héloïse
J e suis surexcitée.
Ce soir, c’est le grand soir. Ce soir, Roméo viendra me rejoindre, et ses
révélations vont nous sortir la tête de l’eau. Je le sais. Il ne peut en être
autrement.
Après un réveillon de Noël désastreux durant lequel j’ai lutté pour ne pas
pleurer toutes les larmes de mon corps, j’ai reçu ce message de sa part, le
lendemain. Il s’excusait et me disait qu’il allait faire en sorte d’arriver chez
Lina avec son discours tout prêt qui ne faiblirait pas, cette fois. Mon Noël
s’en est tout de suite trouvé embelli même si ces six jours d’attente ont été
un réel calvaire.
J’espère simplement qu’il ne va pas bloquer encore une fois et devenir
muet. Je ne supporterais pas de me retrouver face à un nouveau silence.
Mais il y arrivera, j’y crois dur comme fer. Parce qu’il a réussi à m’avouer
son passé qui implique Rachel, et qui explique une bonne partie des
mystères qui l’entourent : sa tendance à prétendre qu’il ne mérite pas d’être
heureux, le fait qu’il parle si peu de sa famille… son incapacité à pleurer.
Je lui en ai sûrement trop demandé, l’autre soir. J’ai vu comme il lui était
difficile de me raconter l’accident de Rachel et ses conséquences.
Seulement, Roméo a cette fâcheuse tendance à ne dévoiler que la moitié de
ses secrets, laissant son interlocuteur dans le doute, et ça m’est
insupportable.
Toutefois, ces efforts qui lui ont coûté prouvent bien quelque chose. Peu
importe ce qu’il prétend, il partage mes sentiments. Et comme moi, il ne
pourra pas les nier longtemps.
— Comment tu te sens à seulement quelques heures du grand saut ? me
demande Lina, qui essaie sa sixième tenue.
— Je stresse.
— Un bon stress, j’espère ?
— Un très bon stress.
Je me laisse tomber sur le lit de ma meilleure amie, me mordant la lèvre
pour empêcher un sourire de s’étendre sur mon visage. Je ne devrais pas
sourire, crier victoire trop vite. Mais les progrès effectués ces derniers jours
avec Roméo sont impressionnants et j’ai hâte qu’on puisse mettre cette
phase difficile derrière nous pour entamer une vraie relation dans la
confiance.
De toute façon, je suis sûre que rien de ce qu’il pourra me dire n’arrivera
à me répugner.
— Tu as hâte de voir Lidia ?
Dans le miroir, Lina me sourit. Lidia et elle ont décidé de se lancer dans
une relation sans prise de tête – autrement dit, il n’y a rien d’officiel.
Honnêtement, je ne sais pas quoi en penser. Une telle décision ressemble
peu à ma meilleure amie mais en même temps, je peux comprendre que
n’avoir aucun engagement pour sa première relation avec une fille puisse
être rassurant. Ça lui permet d’y aller doucement.
— Oui. Nos deux noms sont proches, celui de Roméo et le tien sont
complémentaires… Ce sont des signes, tu ne penses pas ?
— Complémentaires ?
— Bah oui, regarde : vous êtes les Roméloïse.
— Mon Dieu que c’est niais !
— Mais non, même les destins de vos prénoms étaient liés.
— Tes analyses vont toujours trop loin.
Elle me tire la langue et déclare qu’elle est enfin satisfaite de sa tenue –
ce n’est pas trop tôt.
Cette nouvelle année devrait merveilleusement bien démarrer. J’avais
peur que Victor soit présent, étant donné qu’il était invité, mais il est parti
en voyage avec ses parents. J’ai accepté un de ses appels pendant ces
vacances. Si au début il s’est emporté en m’engueulant pour l’avoir ignoré,
il est vite redescendu quand je lui ai appris que j’étais au courant de sa
petite farce. En comprenant qu’il n’avait pas de réelle excuse hormis son
envie de me « protéger » contre les rafales que je pouvais me prendre sur
les réseaux sociaux, j’ai fini par raccrocher. Peut-être qu’un jour
j’accepterai d’essayer de le comprendre, mais pour le moment je suis trop
en colère, et ce serait une très mauvaise idée de continuer à converser avec
lui.
— Dommage que Carla vienne, chantonné-je innocemment.
— Arrête un peu. On sera nombreux, vous ne serez même pas obligées de
vous parler.
— Ce n’est pas son comportement vis-à-vis de moi qui m’énerve, j’ai
l’habitude. C’est son attitude de connasse avec toi depuis que tu traînes
avec Lidia.
— C’est sa façon de me protéger, elle ne cherche pas à mal.
Je me retiens de répliquer à mon amie qu’elle est trop gentille et bien trop
compatissante, parce que nous avons déjà eu cette discussion un million de
fois.
Lina se tourne vers moi, les yeux étincelants.
— Cette soirée va être démente.
32. Le discours
Roméo
Héloïse
Roméo
Héloïse
Roméo
L e cri que je pousse pour avertir Héloïse est presque aussi puissant que la
douleur lancinante qui se répand dans ma main.
L’expression de Carla est maintenant la seule chose que je vois. L’air
horrifié, la bouche grande ouverte, elle retire la lame dans un bruit sourd en
prenant conscience de ce qu’elle vient de faire.
— Je ne voulais pas… Je suis…
Sa main tremble sur le manche du couteau et elle part dans une crise de
larmes alors qu’Héloïse s’effondre sur le sol froid.
— Non, non, non…
J’ignore ma propre faiblesse et je me lève pour la rejoindre. Je tombe à
genoux à côté d’elle, mon cœur éclatant dans ma poitrine. Impuissant,
j’appuie sur sa plaie. Le sang m’inonde les mains, se mélange au mien.
Du sang. Partout.
Mes gestes sont saccadés à cause de ma main blessée dont la douleur me
fait toujours grimacer. Lina apparaît en face de moi, le visage anéanti. Elle
est pourtant celle qui se montre la plus responsable et à qui il reste assez de
sens commun pour appeler les secours. Je vois ses lèvres bouger, je vois
qu’elle a du mal à parler et qu’elle crie sous le coup de l’angoisse, mais
aucun son ne parvient à mes oreilles. Ma vue se trouble, mes paupières sont
lourdes, je me sens épuisé.
Mais je dois résister, je ne dois pas lâcher Héloïse.
Mes yeux s’inondent soudain face à l’impuissance de la situation. Je crie
à l’aide, j’appelle au secours, tant que je peux encore user de ma voix. Elle
non plus, je ne l’entends pas, mais je sens ma gorge qui s’assèche,
douloureuse. Je n’ai plus aucun contrôle, plus aucune maîtrise sur mon état
et sur la situation. Tout m’échappe, mais je refuse d’y croire.
— Roméo…
Héloïse. Elle, je l’entends.
Je l’entends parce que je suis focalisé sur elle, uniquement sur elle.
Elle semble s’étrangler en prononçant mon prénom. Je regarde son
visage, devenu livide et perlant de sueur. Ses paupières peinent à rester
ouvertes et une larme quitte le coin de son œil pour rouler le long de sa
tempe.
Souffre-t-elle ? Je ne veux pas qu’elle ait mal. D’une main tremblante et
ensanglantée, elle parvient à toucher mon visage.
— Tu pleures…
Putain, elle a raison. Pour la première fois depuis des années, je chiale à
grosses larmes. Depuis le temps que j’attends que les larmes me libèrent,
c’est tout le contraire qui se produit aujourd’hui. Chacune d’elles me brûle
la peau sur son passage, n’atténuant en rien ma souffrance intérieure.
Les paupières d’Héloïse papillonnent et ses yeux se révulsent avant de se
fermer. La panique s’empare de chacun de mes muscles et mon cerveau
percute l’insoutenable vérité.
— Non ! Héloïse ! Héloïse, reste avec moi !
Je la secoue, mais elle reste inerte entre mes mains.
— Héloïse ! S’il te plaît ! Je t’aime…
Je t’aime.
Je répète ces mots sans m’arrêter. Ces mots que je ne pensais pas faits
pour moi, qui ne me concernaient pas jusqu’à ce soir, je suis pris de terreur
à l’idée qu’elle ne les ait pas entendus. Son manque de réaction me fait
répéter cet aveu sans interruption, en espérant qu’une part d’elle le
comprenne. Même si je sens que son esprit n’est plus avec moi.
Je porte ses mains gelées à mon visage et je me laisse tomber sur son
corps immobile. La tête appuyée sur sa poitrine, son sang se mêlant à ma
douleur, je reste dans cette position jusqu’à perdre connaissance.
En silence, Barbara nettoie comme elle peut les traces de sang sur mon
corps. Mon visage et mes vêtements s’en sont imbibés quand je me suis
allongé sur Héloïse. Tout ça avec du papier toilette de l’hôpital et de l’eau
froide.
Je regarde le bandage autour de ma main. Carla avait raison, elle n’a rien
touché de grave et ma main fonctionne normalement. Au moins, elle sait
viser. Quand je me suis réveillé dans cette chambre d’hôpital, on m’avait
déjà soigné. Grâce aux médocs, je n’ai plus mal, même si je continue à
hurler à l’intérieur.
Minuit est passé depuis un moment. Je ne sais pas depuis quand, combien
de minutes ou d’heures se sont écoulées, mais nous sommes en 2018. Je
suis déconnecté depuis longtemps, de toute façon.
— Il y a pile un an que tout a commencé. Il y a un an, Héloïse a
rencontré Lorick à cette soirée de Nouvel An. Ça a été le début des rumeurs
et pile un an plus tard, c’est la fin…
La voix qui sort de ma bouche ne me ressemble pas. Elle est plate, sans
vie.
Les yeux brillants de Barbara parcourent mon visage alors qu’elle essuie
le sang sous mon arcade sourcilière.
— Tu ne sais pas, Roméo. On n’a eu aucun diagnostic, je crois dur
comme fer qu’Héloïse va s’en sortir. Le contraire serait trop… injuste.
Ses prunelles se fondent dans les miennes et elle comprend que je ne
parlais pas forcément d’Héloïse. La fin de tout.
C’est fini.
Cette mission a totalement déraillé, et résultat, Héloïse se retrouve à
l’hôpital alors que le couteau était à l’origine au-dessus de ma main. Je
venais à peine de me débarrasser de la culpabilité du coma de Rachel, et
voilà que j’ai à nouveau du sang sur les mains. J’aurai beau vouloir
enchaîner les bonnes actions, je serai toujours un poison pour mon
entourage.
Barbara me prend dans ses bras. Je n’ai pas vraiment la force de lui
rendre son étreinte mais je me laisse aller contre elle, assis sur ce maudit
brancard. Je plonge mon nez dans ses cheveux en espérant que cette
sensation familière me rassure, mais dès que je ferme les yeux, le visage
sans vie d’Héloïse apparaît, ainsi que la flaque de sang qui s’étendait autour
de nous.
Puis Barbara me laisse seul pour aller demander des nouvelles. Je fixe les
gouttes d’eau qui s’échappent du robinet mal fermé en face de moi, dont le
bruit devient vite insupportable.
Le diagnostic tombe assez rapidement : Héloïse est en vie. Le couteau
n’a touché aucun organe vital et elle n’a même pas eu besoin de passer par
la case opération. Ils sont en train de la recoudre.
C’est Barbara qui vient me l’annoncer. Elle s’attend certainement à lire
un immense soulagement sur mon visage, mais mon expression ne change
presque pas. Je sentais qu’elle n’était pas partie, je le savais. Héloïse ne
pouvait tout simplement pas mourir dans ces conditions. Ou bien j’étais
plongé dans un déni profond, peu importe, le fait est que seulement une
petite partie de moi s’est inquiétée pour sa vie.
La majeure partie de moi ne voit que l’échec. Sur huit missions, aucune
n’a échoué. Mais la neuvième écrase le succès des huit précédentes. Si
Héloïse se retrouve à l’hôpital un premier janvier, c’est par ma faute. Je n’ai
pas su détecter les indices alors qu’il y en avait forcément. Des tas. Je n’ai
pas su cerner la psychologie de Carla, déjouer ses coups à l’avance, parce
que je ne me suis pas concentré sur elle. C’était pourtant tout ce que j’avais
à faire : rendre Héloïse heureuse et l’éloigner des personnes malfaisantes.
Ma mission incluait de me rapprocher d’elle, mais aussi de Victor, de Lina,
de Carla, de toutes les personnes qui seraient susceptibles de lui faire du
mal. J’aurais pu empêcher tout ça, mais je ne l’ai pas fait. J’étais focalisé
sur mon bonheur avec Héloïse, trop occupé à flotter sur mon petit nuage à
chaque fois que j’étais près d’elle, à me nourrir de tout le bien qu’elle
m’apportait. Je me suis complètement laissé dépasser par mes sentiments
alors que j’étais là dans un cadre professionnel.
J’attends le petit matin pour me décider à chercher la chambre d’Héloïse.
Comme un con, je déambule dans les couloirs déserts de l’hôpital, tenant à
la main une rose rouge que j’ai volée dans un bouquet laissé sans
surveillance au rez-de-chaussée. Je suis soulagé de constater qu’il n’y a
personne dans la chambre d’Héloïse, mis à part elle. Cette vision me
rappelle douloureusement celle de Rachel, les rares fois où je lui rends
visite.
Je me doute qu’elle ne sera pas seule longtemps, alors je me dépêche de
m’asseoir à son chevet. Je dépose la rose et le mot que j’ai griffonné cette
nuit sur la petite table avant de river mes yeux sur elle.
La vie est remplie d’imprévus. Ils nous surprennent à des moments où on
ne s’y attend pas, et tout peut basculer.
J’étais habitué à éviter les imprévus. À les anticiper, sans jamais me faire
prendre. J’ai appris à être méthodique avec les années et ma vie était sous
total contrôle. Tout était mécanique, calculé… prévisible.
Une routine qui se répétait, voilà ce que c’était. Signer un contrat,
séduire, émouvoir, sauver, et s’en aller. Cinq étapes parfaitement identiques
à chaque nouvelle cible, même si chaque cas était différent. Aucun écart.
Aucune souffrance. Que des progressions bénéfiques.
Héloïse a été un imprévu. Un imprévu chiant, qui m’a fait sortir de mes
gonds, mais surtout de mes habitudes. De ma vie mécanique. Avec elle, j’ai
brûlé les étapes, je les ai enchaînées à l’envers et je me suis perdu. Perdu au
milieu de ses surprises, à elle.
Un autre imprévu a été ces sentiments qui ont éclos au fond de moi. Je ne
saisis leur ampleur qu’aujourd’hui, assis sur cette chaise d’hôpital. Héloïse
est étendue sur le lit, les yeux clos et le teint blafard. Si je soulève le drap
qui la couvre, je pourrai apercevoir le pansement cachant sa blessure.
Cachant ma connerie.
Comme je m’y attendais, la chambre ne reste pas vide longtemps.
Bientôt, sa mère est de retour, un café entre les mains. Elle sursaute en me
voyant puis son regard s’assombrit. Je me lève d’emblée, sachant que si je
ne le fais pas moi-même, c’est elle qui me foutra dehors.
Elle me suit dans le couloir. J’inspire longuement avant de faire face.
— Je ne veux plus que vous veniez ici.
Son ton sec est sans appel. Il annonce directement la couleur et ne laisse
pas de place à des négociations.
— Je comprends.
— Plus jamais. Je veux que vous sortiez de sa vie aussi vite que vous y
êtes entré, définitivement.
— Ça va lui faire du mal…
— Le plus grand mal qu’elle subisse, c’est de se retrouver sur ce lit
d’hôpital, poignardée par une de ses camarades de classe. Chose que vous
auriez sûrement pu empêcher, je me trompe ?
Je déglutis en restant silencieux. Je comprends qu’elle ait besoin de
désigner un responsable. Même si je ne suis pour rien dans la folie de Carla,
je suis un bon sujet sur lequel déverser sa rancune.
— Elle n’était pas censée s’attacher autant à vous…
— Je sais. Je me suis laissé dépasser par la personnalité de votre fille
et…
Je me tais, comprenant à son regard sévère que poursuivre sur cette voie
ne ferait qu’aggraver mon cas.
— J’ai merdé. Je suis désolé, je vous rembourserai entièrement…
— Gardez ce fric, je veux juste que vous disparaissiez. Je vous laisse
loger dans l’appartement le temps que vous retrouviez quelque chose, mais
je ne veux plus que vous essayiez de contacter Héloïse.
Je hoche la tête, résigné. Les traits durs, Mme Guillier retourne dans la
chambre de sa fille tandis que mes jambes prennent la direction de la sortie
avant que j’aie pu réellement comprendre ce que ça impliquait. Sa
déception flagrante a renforcé mes remords, qui ont pris la forme d’un
énorme creux dans ma poitrine.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent devant moi, Lina en sort. Ses
cernes témoignent de son manque de sommeil et ses traits défaits de son
épuisement moral. Son visage s’éclaire légèrement en me voyant et elle
vient se faufiler entre mes bras. Elle est beaucoup plus petite que moi, sa
tête est à la hauteur de mon cœur, et pourtant l’étreinte de ce petit corps
m’apporte une chaleur régénérante incontestable.
— Comment tu te sens ?
— Ça va, je n’ai rien de cassé. Ma main est un peu douloureuse, mais ça
n’a rien à voir avec ce que j’ai ressenti cette nuit.
Lina m’a impressionné. Elle semblait être la plus fragile d’entre nous
quatre, sur ce toit, et c’est pourtant elle qui a eu les meilleurs réflexes et qui
a permis qu’on nous prenne en charge, Héloïse et moi.
C’est aussi elle qui a expliqué ce qu’il s’est passé à la police. D’après les
informations de Barbara, Carla n’a pas démenti.
— Des nouvelles de Carla ?
Ce prénom m’arrache la bouche. Je ne veux plus jamais avoir à le
prononcer.
— Non, pas depuis qu’elle a été arrêtée. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire
d’elle…
Elle s’efforce de sourire. Au moins, Carla n’est plus susceptible de faire
du mal à quelqu’un, enfermée dans une cellule. Mais elle ne va
malheureusement pas y rester longtemps.
— Tu vas chercher quelque chose pour Héloïse ?
— Non, pas vraiment, bredouillé-je. Je ne peux pas rester.
La mine de Lina s’assombrit en comprenant que j’essaie de fuir.
— Tu ne vas pas l’abandonner maintenant, quand même ?
— Je… Écoute, je ne peux tout simplement pas rester. Prends soin d’elle,
et de toi.
Je la dépasse pour entrer dans la cabine de l’ascenseur, la laissant sans
voix derrière moi. Je ne la regarde pas, trop lâche, et j’attends que les portes
se ferment pour tourner cette page de ma vie.
37. Je ne suis pas une traînée
Héloïse
Carla
L es yeux rivés sur la table blanche devant moi, j’attends. J’attends, sans
savoir qui j’attends, sans véritablement avoir l’impression d’attendre.
J’attends sans attendre car attendre est devenu une routine, presque un
mode de vie.
Quand on attend en permanence, à force, on n’a plus l’impression
d’attendre. Les secondes, les minutes s’écoulent autour de moi, toutes les
mêmes, toutes insensées. Il n’y a rien de sensé à être dans un hôpital
psychiatrique. Il n’y a aucun but. Aller mieux ? Non. On ne peut pas aller
mieux quand on est fou.
J’éclate de rire. Le son rauque résonne dans la petite salle presque vide et
sans vie, comme moi.
Je suis folle.
J’ai mis du temps à l’accepter. Dix-sept ans, précisément. Mais au fond,
je l’ai toujours su. Ma conscience me le criait quand mon entourage était
surpris par mes réactions impulsives ou par mes raisonnements soi-disant
incohérents.
Tu n’es pas normale.
C’est ce que m’a toujours répété ma mère. Elle non plus n’arrivait pas à
admettre que j’étais folle. En revanche, elle n’avait aucun scrupule à répéter
que sa fille avait des « problèmes ».
Quant à mon père… Parlons-en, de mon père. Une vraie crème au coup
de pinceau inné, parfaitement normal et intégré. Inconsciemment, il m’a
toujours regardée comme si j’étais une étrangère. Il a toujours dû se
demander si ma mère n’était pas allée voir ailleurs, tant nous nous
ressemblons peu. Il a bien essayé de me sauver – il adore jouer les héros –
en m’apprenant à dessiner pour évacuer ma colère. Mais il a fini par être
effrayé par mes dessins. Pas parce qu’ils étaient sombres, non. Mais parce
que je recommençais sans cesse les mêmes, encore et encore, pour en avoir
plein de copies différentes. Je m’appliquais à les reproduire exactement à
l’identique. C’est ce que j’ai toujours fait : des fixettes. Mon père n’a rien
pu tirer de mon côté perfectionniste un peu tordu, alors il a abandonné, lui
aussi.
— Carla ? Carla, tu m’écoutes ?
Mes dents se plantent dans ma lèvre inférieure. Souffrir en silence. Je ne
supporte plus la voix douce et gentille de la psychologue qui me suit ici. Il
faut dire que je ne suis pas très maligne. Si je m’exprimais davantage, elle
déblatérerait moins. Le cliché du psy qui hoche la tête en marmonnant des
« mmh » me semble bien loin.
— On a pensé que cette visite pourrait peut-être te faire du bien… Mais
je serai juste à côté. Au moindre problème, on interviendra. En revanche, si
tu me dis maintenant que tu ne veux pas…
Je n’écoute pas la suite, mon esprit divague à nouveau. Rien ne sert de
prêter attention quand on se sait condamné. Qu’ils testent de nouvelles
méthodes pour me faire réagir, que je leur serve de cobaye, je m’en fiche.
C’est toujours plus distrayant que de devoir rester cloîtré dans une chambre.
De nouvelles expériences me donneront de quoi penser pour mes prochains
jours de solitude.
Les yeux toujours fixés sur la table devant moi, je perds encore une fois
la notion du temps. Je ne sais pas si ma psy déballe encore son plan ou si
elle est partie. Je me suis enfermée dans ma bulle et c’est très bien ainsi.
Malheureusement, une main qui se pose sur mon épaule la brise un peu
trop vite à mon goût. Je me dégage immédiatement d’un coup d’épaule,
jetant un regard rageur à la psychologue. Je ne veux pas qu’on me touche,
qu’est-ce qu’il y a de si difficile à comprendre là-dedans ?!
— Pardon, murmure-t-elle, mais ton visiteur est là.
Elle fait un mouvement de menton et je découvre Héloïse, assise de
l’autre côté de la table. Je suis vaguement surprise, mais c’est tout, preuve
de ma déshumanisation totale. Je sais que mon visage, lui, ne transmet plus
la moindre émotion – bonne ou mauvaise.
En revanche, le comportement d’Héloïse est l’exact opposé. Elle est
repliée sur elle-même, probablement prise par cette sensation d’oppression
malsaine qu’on ressent tous ici. Son regard perçant s’agite et parcourt mon
corps. Ce regard qui me fait clairement comprendre qu’elle me considère
maintenant comme une criminelle qu’il faut neutraliser.
Je préfère encore être une criminelle qu’une folle.
La psychologue reste dans la pièce, en retrait. Elle est dans mon dos,
mais je peux sentir son impatience de voir comment je vais me comporter.
Comme si j’étais un spécimen rare et inespéré pour la science, un parfait
animal de cirque.
— Ça fait un moment que j’ai envie de venir… J’ai eu le temps de
remettre cette décision en question un million de fois, mais je me suis dit
que ce serait sûrement bénéfique pour nous deux.
L’ancienne moi aurait esquissé un sourire à cette absurdité. Comme si
elle voulait mon bien ! Elle n’en a jamais rien eu à faire. Si elle s’est
déplacée jusqu’ici, c’est uniquement pour elle.
J’ignore quelles sont les séquelles laissées par mon coup de couteau. Je
ne peux même pas estimer depuis combien de temps elle se rétablit, puisque
je n’ai pas la moindre idée du nombre de jours que j’ai passés ici.
Ce que je vois, c’est qu’elle semble en bonne santé. Tout doit rouler dans
sa vie depuis qu’elle m’a envoyée ici.
Elle prend de l’assurance et pose ses mains sur la table devant elle. Si
j’étais encore dehors, mon cœur se serait emballé de voir ses mains si
proches des miennes, et un espoir vain qu’elle me touche aurait émergé en
moi.
Folle.
— J’ai besoin de réponses, Carla. J’ai besoin de comprendre.
Nous y voilà. Heureusement qu’elle n’a pas tourné autour du pot plus
longtemps, mes tympans auraient explosé devant tant d’hypocrisie.
— Tu as dit que tu m’aimais mais… Pourquoi ne jamais me l’avoir dit au
lieu de me mener la vie dure, pour te venger de sentiments non partagés
dont je n’avais même pas connaissance ?
Ce qu’elle est naïve. A-t-elle toujours été si naïve ? Ou est-ce ma
fascination pour elle qui m’a fait oublier ce trait de caractère ?
Non, ma fascination n’a jamais rien brouillé. Héloïse m’a toujours autant
plu qu’insupportée. J’ai toujours eu autant envie de la voir sourire que de
lui faire du mal. De la serrer dans mes bras pour ressentir sa chaleur que de
finir par l’étouffer. Je la hais autant que je l’aime, et contrairement à ce
qu’on pourrait croire, ces deux sentiments ne sont pas dissociables pour
moi.
Je n’ai pas réussi à lui arracher son précieux Roméo. Peut-être qu’elle ne
s’en est pas rendu compte, mais Héloïse m’a manipulée en me faisant croire
qu’elle pourrait m’aimer. Dans ses yeux, elle m’a donné cet espoir. Elle m’a
rendue faible.
Je peux aimer Héloïse parce que je la déteste. Elle ne peut pas m’aimer
parce que je la répugne.
— S’il te plaît, Carla, parle-moi.
Sa voix se fait plus dure.
— Je ne vais pas prétendre que je ne t’en veux pas. Putain, je t’en veux à
mort. Mais cette soirée m’obsède, tu comprends ? Je dors mal, ces scènes
d’horreur me hantent toutes les nuits et je suis exténuée… J’ai besoin que tu
me libères en m’apportant des explications.
Elle étouffe un sanglot étranglé en posant une main sur sa bouche.
Pourtant, elle ne pleure pas. Ses yeux sont secs. Elle aussi est peut-être
folle, après tout.
Pauvre petite chose… Tellement égocentrique. Elle m’a obsédée pendant
plus de un an. Je sais ce que c’est, de ne pas pouvoir maîtriser ses pensées,
d’être incapable de les détourner. Elle mérite de connaître ça, elle aussi. Elle
mérite pire, parce qu’elle est dehors. Parce qu’elle a maintenant les moyens
d’être heureuse.
Mon mutisme la fait monter en pression. Une pression que je sentais déjà
face à mon impassibilité.
— Tu dois forcément avoir quelque chose à me dire. Déverse ta colère
sur moi, n’importe quoi.
Elle fait erreur, elle ne voudrait pas que je déverse ma colère sur elle. Elle
le regretterait amèrement, et cette nuit qui la « hante » deviendrait un enfer
permanent. Une partie de moi a envie de tout lui balancer à la figure. De la
bouleverser complètement, au point que le poids de la douleur l’empêche de
se lever de sa chaise. Cette partie, c’est celle qui est satisfaite de voir à quel
point elle va mal. De constater que mon plan n’est pas un échec total.
Mais rien ne sera plus efficace pour la traumatiser que mon silence. Sa
frustration sera telle qu’elle voudra effacer cette entrevue de sa mémoire,
tant il lui sera impossible d’avancer.
— Parle, putain, Carla !
J’entends des pas derrière moi, la psy ne va pas tarder à intervenir.
Héloïse cesse enfin de se contrôler et laisse transparaître toute son
amertume. Son regard meurtrier et ses poings serrés témoignent de sa perte
de patience et de sa folie. Elle est sur le point de basculer, comme moi.
J’espère la retrouver rapidement au sein de cet établissement.
Mais elle ne m’en veut pas seulement parce que j’ai failli blesser deux de
ses proches. C’est encore plus profond. Plus violent. J’ai détruit autre chose,
et une flamme se ravive dans mon ventre à cette idée.
L’évidence me frappe soudain. Roméo. J’ai détruit leur couple qui battait
déjà de l’aile et qui n’avait aucune chance de survivre. La douleur de la
rupture se lit dans ses yeux. Il l’a quittée.
De toute façon, ça devait arriver tôt ou tard. Je n’ai pas réussi à savoir ce
qu’il lui cachait, pourquoi il cherchait à tout prix à l’empêcher de le
découvrir, quitte à lui mentir quotidiennement, mais ça aurait fini par leur
tomber dessus. Et je suis honorée d’avoir accéléré le processus.
— PARLE, BORDEL !
Cette fois, Héloïse s’est époumonée en se dressant sur ses pieds. Elle
frappe la table de ses mains dans un bruit sourd et se penche au-dessus, si
près de moi que son souffle saccadé vient frôler mon front.
— Tu as détruit ma vie ! Tu me dois des explications ! Tu mérites d’être
ici, et moi je mérite de vivre, merde ! Je te déteste !
C’est ça, Héloïse. Deviens folle.
Ma psy intervient en la prenant par les épaules pour l’éloigner. Héloïse se
débat, enragée. Ma psy dit quelque chose dans son talkie-walkie et des
hommes pénètrent dans la pièce pour retenir le fauve. Ils l’emmènent vers
la sortie tandis qu’elle continue à gesticuler dans tous les sens.
— Je te déteste !
Et la porte se referme sur elle.
J’ai au moins une satisfaction à être ici. Je ne pourrai plus m’assurer
qu’elle demeure malheureuse, mais quelque chose la hantera pour toujours :
mon souvenir.
39. Tout va bien
Héloïse
T out va bien.
Cette journée est agréable. Un vrai miracle pour un début de mois de
janvier, le soleil réchauffe tant l’air hivernal que la moitié du lycée
décide de manger dehors. Mordant dans une frite grasse, appuyée contre
mon tronc d’arbre favori, je ferme les yeux pour profiter de cette chaleur
occasionnelle. Tout serait parfait si la grande bande d’amis autour de moi ne
passait pas son temps à jacasser, mais c’est toujours mieux que la solitude,
camarade que je pouvais apprécier il y a quelques mois, mais que je ne peux
plus supporter aujourd’hui.
— Lâche-moi, loser ! Va ramasser la nourriture des pigeons au lieu de
voler la mienne !
J’ouvre un œil amusé pour regarder Stella rejeter une énième fois les
avances d’Hugo. Un peu de fil à retordre ne fera pas de mal à ce dragueur
que j’ai plusieurs fois entendu parler de ses cibles comme des objets.
J’exagère peut-être un peu puisqu’il semble avoir adopté un nouveau
comportement depuis un moment.
Lui et moi avons connu des hauts et des bas : je méprisais son manque de
valeurs, il m’a détestée quand il a appris que j’avais couché avec son frère,
et je lui en ai voulu d’avoir raconté mon expérience intime à tout le monde.
Mais depuis qu’il s’est efforcé de me comprendre et que j’ai décidé de faire
pareil de mon côté, les tensions se sont apaisées. Je ne lui offrirais pas un
collier en forme de demi-cœur que je compléterais avec le mien pour
afficher « BFF », mais on se tolère. Et on a plutôt intérêt, étant donné qu’on
fait toujours partie du même cercle d’amis.
Enfin, « amis » n’est peut-être pas le terme approprié. Parmi la quinzaine
de personnes assises dans l’herbe autour de moi, il n’y a que Lina, Stella et
Charly que je puisse considérer comme tels. Les autres crachaient dans mon
dos il y a de cela quelques semaines. Je ne leur en veux pas forcément,
beaucoup ont souhaité discuter avec moi de mes articles et m’ont fait des
commentaires pertinents. Seulement je ne me sens pas tout à fait… à l’aise.
Je pense que je ne le serai plus vraiment jusqu’à la fin du lycée ; ensuite,
dans les études supérieures, je pourrai repartir sur de nouvelles bases.
Toutefois, je cache ce malaise à tout prix et profite de tous les rires que
peuvent m’apporter ces discussions futiles d’adolescents. C’est même moi
qui tanne Lina pour que nous passions du temps avec ses potes, ce qu’elle
ne comprend pas très bien. Elle n’a pas besoin de comprendre, personne
n’en a besoin, pas même moi. Je sais simplement que ça me fait du bien.
Charly ronchonne à côté de moi, arrachant des brins d’herbe jaunis par le
froid sans prendre la peine de s’intégrer à une conversation. Je l’ai traîné ici
en battant des cils et en lui faisant les yeux doux, le persuadant que ce serait
sympa.
— Tu devrais te dépêcher de séduire Stella, lâché-je.
— Pardon ?
— Vous iriez bien ensemble.
— N’importe quoi.
Je l’observe un instant avec un sourire taquin.
— En tout cas, dépêche-toi d’intervenir, parce qu’elle a une théorie
comme quoi tu es asexuel.
— Je… Quoi ? s’égosille-t-il.
— C’est ce que ton attitude laisse penser. On t’a observé : tu ne reluques
jamais personne, gars ou fille. Tu n’as aucun film porno dans ton ordi,
aucune photo olé olé dans ton téléphone – nous en veux pas d’avoir
regardé – et dès qu’on évoque le sexe, tu deviens rouge pivoine, comme
maintenant.
— C’est n’importe quoi, riposte-t-il en tentant de cacher ses joues avec
ses mains. On n’est pas obligé de mater tout le temps ni d’avoir des pornos.
Dans mon cas, l’imagination suffit à me provoquer ce genre de réaction…
Je mets un temps à enregistrer ses paroles tant elles lui ressemblent peu,
et je finis par écarquiller les yeux en me sentant rougir à mon tour. Charly
ricane, visiblement satisfait d’avoir obtenu la réaction qu’il souhaitait.
— Mon Dieu, mon petit Charly, où est passée ton innocence ? Tu grandis
si vite !
— Si tu savais… Je suis un vrai coquin en privé.
Cette discussion est tellement gênante et hilarante à la fois que j’éclate
d’un rire sonore, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Charly
sourit, lui aussi, et je suis heureuse de voir qu’il s’ouvre tout doucement à
mon contact. Derrière son habituelle expression blasée se trouvent bien plus
de belles qualités qu’on ne le pense.
— Mon entourage me surprend de plus en plus.
— Tu m’étonnes, entre ma sexualité révélée au grand jour et Carla qui
s’avère être une psychopathe, ça en fait des choses.
Je me tends instantanément, et une douleur sourde remonte le long de
mon échine à l’évocation de Carla. Ça fait une semaine et demie qu’on a
repris les cours et personne n’a parlé d’elle, pas une seule fois. C’est
comme si elle avait été effacée ; ce sujet est devenu tabou.
Ma visite du week-end dernier à l’hôpital psychiatrique me revient par
flashs et j’ai à nouveau envie de me déplacer pour l’étriper. Cette fille
provoque en moi des pulsions violentes qui ne me ressemblent pas, mais il
n’y a rien d’étonnant à cela : c’est elle qui a tout foutu en l’air. Et à aucun
moment elle ne m’a donné l’envie d’être compatissante ou de trouver une
raison valable à ses actes.
Même en voyant mon trouble, Charly ne retire pas ses paroles. Son
regard, rivé sur moi, reste franc et honnête. Il ne s’excuse pas, tout
simplement parce qu’il n’est pas le moins du monde désolé. Il n’a aucun
mal à discuter de Carla, ni à blaguer à son propos, contrairement à nous
tous, et il pense que je devrais pouvoir parler de cette nuit-là avec une
certaine aisance. J’aimerais bien, si elle ne m’avait pas tant pris.
Sentant un flot d’émotions destructrices remonter, je me concentre pour
fermer mon esprit et retrouver mon air léger et désinvolte. Celui qui m’aide
à survivre.
— C’est justement parce que la vie peut nous être arrachée par une
psychopathe que tu devrais tenter ta chance avec Stella !
— Héloïse, sérieusement, tu me fais quoi ? Stella et moi, c’est plus
qu’absurde, regarde-nous. Je l’aime bien, mais à petites doses, et elle ne me
plaît pas. Tu es tellement focalisée sur ta relation qui a échoué que tu veux
former des couples partout autour de toi.
— Quoi ? Mais pas du tout !
— Si. Lina m’a dit que tu essayais de jouer les cupidons avec elle depuis
qu’elle a plaqué Lidia. Tu crois qu’on va tous mal et tu veux nous aider,
mais tu ferais mieux de te venir en aide, à toi.
Et voilà où le franc-parler de Charly pose problème : il peut blesser.
Beaucoup. Mais grâce à mon bouclier bien dressé, j’arrive à rejeter cette
douleur d’un geste désinvolte de la main.
— Je pète la forme, t’inquiète. J’ai juste pensé que Stella et toi, ça
pouvait être innovant, du genre La Belle et le Clochard, mais si tu ne veux
pas, on oublie.
— Rassure-moi, je suis bien la Belle et Stella le Clochard ?
— Évidemment ! Je ne pensais pas avoir besoin de le préciser.
— Eh, Héloïse, tu peux me donner une frite s’il te plaît ? me demande un
gars dont je n’ai toujours pas retenu le prénom.
— Tu n’as qu’à venir la chercher…
Tout en prononçant ces mots, j’adopte un air provocant en croquant dans
une de mes frites. Je fais mine de ne pas entendre le hoquet de surprise de
Lina, qu’elle tente d’étouffer, et je continue à regarder Beau Brun. C’est
ainsi que je le nommerai, de toute façon son prénom n’a pas grande
importance.
Relevant le défi, il se lève pour venir s’installer à côté de moi. Charly
marmonne quelque chose d’inintelligible avant de s’écarter, comme
débecté. Je tends ma barquette de frites à mon nouveau compagnon, mais il
vient directement mordre dans celle que j’ai à la main. Je hausse un sourcil.
Entreprenant.
Je continue de partager mes frites avec ce mec que je connais à peine,
ignorant les regards inquiets de mes amis et les regards curieux des autres.
Je réprime le pincement au cœur que je ressens en pensant à Victor qui, de
l’autre côté du groupe, doit nous observer. J’ai vu juste concernant ses
intentions : je ne pense pas qu’il était réellement intéressé par moi, mais le
fait que je ne le regarde même plus et que je continue à vivre sous ses yeux
me semble un peu irrespectueux. En même temps, son couteau dans le dos
n’était pas vraiment respectueux non plus, et j’ai pris la décision de
m’éloigner de toute forme de tristesse, quelle qu’elle soit.
Le bras de Beau Brun ne cesse de me frôler quand nous reprenons le
chemin du lycée. À l’arrière du groupe, il me raconte des anecdotes de sa
vie que je n’écoute que d’une oreille. Non pas qu’elles soient
inintéressantes, mais j’ai du mal à rester concentrée, mes pensées divaguent
sans cesse.
Arrivés au lycée, nous sommes obligés de nous séparer.
— À bientôt, j’espère, me glisse-t-il à l’oreille.
Il sourit et s’éloigne. Lina, qui n’a cessé de me jeter des regards noirs
pendant tout le chemin, me tire fermement par le bras pour m’emmener à
l’écart.
— Hé, mais qu’est-ce qui te prend ?
— Toi, qu’est-ce qui te prend ? Depuis quand tu glousses comme une
poule devant les blagues d’un inconnu ?
— Je n’ai pas le droit de m’amuser ?
— Si, bien sûr que si, mais tu ne t’amuses pas ! Tu te divertis !
Je croise les bras, agacée.
— Tu crois que je n’ai pas cerné ton comportement ? murmure Lina. Tu
crois que je ne vois pas que tu souffres et que tu fais tout pour te persuader
du contraire ? Feindre avoir oublié Roméo ne va te mener nulle part !
— Ne parle pas de lui.
Ma voix dure lui ôte tout mot de la bouche. Je regrette instantanément
d’avoir employé ce ton avec elle et j’essaie de retrouver ma sérénité.
— Roméo a disparu. Personne n’a de nouvelles de lui, ce qui signifie
qu’il a décidé de tourner la page et de tout plaquer. Alors je fais pareil.
— Héloïse…
— Ça va, je te jure, inutile de me regarder avec cet air de pitié. Il n’existe
même plus pour moi.
Sur ces mots, je me retourne, et Lina me suit en soupirant.
À la fin de la journée, je quitte mes amis devant le lycée. Après avoir fait
quelques pas, je m’assure qu’une Lina curieuse ne me suive pas pour me
coincer et me prouver que j’ai tort, puis je sors mon téléphone. C’est le seul
moment de la journée où j’arrête de faire semblant, celui où j’appelle
Roméo. Le seul moment où j’autorise cet espoir à renaître en moi à l’idée
qu’il puisse me répondre, avant que sa messagerie se déclenche.
Aujourd’hui est peut-être le bon jour.
Sauf que cette fois, aucune tonalité ne retentit à mon oreille. Cette fois,
une voix robotique résonne dès le début de l’appel. Cette fois, c’est en fait
pire.
Il a changé de numéro.
Il a réduit à néant mon seul moyen de le joindre.
Et il a piétiné les forces qui me permettaient encore de tenir debout.
La voix du téléphone tourne en boucle dans ma tête tandis que je pleure
dans le métro, n’essayant même pas de sécher mes larmes. Elles reviennent
toujours, de toute façon, même quand je crois le stock épuisé.
Le pire, c’est cette incompréhension qui me tord les tripes. Pourquoi
avoir disparu de façon si soudaine, en ne prenant même pas la peine de me
rendre visite à l’hôpital ? Ma mère m’a dit qu’elle ne l’avait pas croisé, et il
n’a pas pris de nouvelles. Cette nuit-là l’a donc traumatisé au point qu’il
mette toute sa vie entre parenthèses pour se volatiliser sans aucune
explication ? J’aurais aimé qu’il me quitte clairement. Qu’il me brise le
cœur une bonne fois pour toutes, plutôt qu’il me le broie à distance au fur et
à mesure que les secondes s’écoulent sans lui.
Lina a raison. Je ne fais que me divertir, mais Roméo sera toujours ancré
dans mon cœur tant que je n’affronterai pas le problème. Le souci, c’est que
je n’ai aucun moyen d’affronter le problème.
Exténuée, je récupère le courrier dans la boîte aux lettres avant de monter
les escaliers. Arrivée dans l’appartement, je passe le courrier en revue d’un
air distrait. Tiens, une lettre du lycée… Elle signale probablement l’une de
mes récentes absences non justifiées. C’est-à-dire que je n’avais pas
vraiment de justification à apporter, si ce n’est la flemme de me rendre en
cours de sport à cause de l’arrivée précipitée de Dame Nature le matin
même, mais je ne crois pas que ce soit une raison valable pour
l’établissement. Cette lettre va plonger la tête la première dans la
poubelle…
C’est alors qu’une enveloppe m’interpelle. Elle est adressée à ma mère,
d’une écriture manuscrite qui me paraît familière. Ma mère ne reçoit
généralement que des lettres professionnelles et celle-ci n’en a clairement
pas l’aspect.
Je ravale ma culpabilité à l’idée de fouiller dans ce qui ne me regarde pas
et ouvre l’enveloppe. Ma mère est bizarre depuis l’incident avec Carla.
J’imagine que c’est normal de se sentir responsable quand sa fille s’est fait
poignarder – le discours parental prend toujours le dessus dans ces
situations, le fameux « c’était à moi de la protéger ». Mais ce ne sont pas
que des remords que je lis dans ses yeux quand elle me regarde, il y a une
sorte de peur… De terreur, même. Elle est nerveuse à chaque fois qu’on se
retrouve toutes les deux, ce qui ne donne pas une super ambiance au
quotidien. Il est donc normal que je cherche des réponses.
L’enveloppe ne comporte qu’un chèque de six cents euros. Déçue, je me
dis que je peux m’asseoir sur mes réponses, qu’un chèque n’a rien de
personnel et ne m’aidera jamais à comprendre le comportement de ma
mère, jusqu’à ce que je voie le donateur. Mes yeux sortent carrément de
leurs orbites.
Roméo Vernier.
Pourquoi Roméo donnerait-t-il de l’argent à ma mère ? Et pourquoi une
telle somme ?
Il y a une unique phrase écrite au dos du chèque : « C’est un début, je
vous rendrai le reste dès que je le pourrai. »
Roméo doit de l’argent à ma mère ? Qu’est-ce qui m’échappe, putain ?!
J’ai l’impression que tout n’est qu’un vaste complot autour de moi, et je
vais imploser si on ne m’apporte pas de réponses.
Ce chèque est l’impulsion qu’il me manquait pour faire ce à quoi je
songe depuis plus de deux semaines. Je quitte l’appartement, dévale les
escaliers et avance dans la rue de façon assurée. Cette fois, je ne me
laisserai pas faire. Cette fois, on va tout me dire.
Je n’hésite pas un instant à entrer dans l’immeuble de Roméo à la suite
d’une petite vieille. Arrivée à son étage, mon doigt enfonce mécaniquement
le bouton de la sonnette. Je ne me dégonflerai pas, peu importe
l’importance de la boule dans mon ventre.
Mais personne ne répond, même quand j’insiste. Avec un espoir minime,
je tourne la poignée. Et là, miracle, la porte s’ouvre comme par magie. Ce
n’est pas le style de Roméo de laisser son appartement ouvert.
En entrant dans le logement, je remarque tout de suite qu’il est différent
de d’habitude. Plus rien ne traîne, tout est parfaitement clean. Quand je
pénètre dans la chambre de Roméo, un flot de souvenirs de lui m’assaille,
faisant palpiter mon corps tout entier. Une sensation qui prend fin bien vite
quand je me rends compte que là aussi, plus rien ne traîne. Tout a été vidé :
les étagères, son bureau pourtant toujours en bordel, les bouquins éparpillés
au sol. J’explore la pièce en retenant mon souffle, jusqu’au placard encastré
dans le mur. Il est entrouvert et, le cœur au bord des lèvres, je tire la porte.
Des photos. De moi. De Lina, de Victor, de Carla, d’Hugo, de Stella, de
Charly, même de Mario… Des photos partout.
Des fils rouges, bleus, verts, reliant toutes ces photos entre elles.
Des post-it collés un peu partout.
Un chef d’œuvre digne d’une bonne série policière.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
40. La trahison
Roméo
J e vérifie qu’il n’y plus aucun courrier dans la boîte aux lettres. Sans
surprise, elle est vide. C’était la dernière étape, il ne reste plus qu’à
rassembler ce qui reste dans l’appartement avant de prendre la route. Je
quitte l’appartement de la mère d’Héloïse aujourd’hui. J’espère qu’une fois
que je ne vivrai plus dans ce logement empli de souvenirs, tourner la page
sera plus facile.
S’en aller. C’est la dernière étape établie dans la gestion de mes missions,
et normalement ce n’est pas la plus difficile.
Sans m’en rendre compte, je suis déjà à mon étage. C’est le bip de
l’ascenseur qui me sort de ma transe. J’ai tendance à avoir beaucoup de
moments d’absence, ces temps-ci. Comme si mon cerveau avait besoin de
ce genre de déconnexion pour ne pas complètement partir en vrille.
Je fronce les sourcils en arrivant devant la porte d’entrée, qui est ouverte.
Je n’avais pas pris la peine de fermer à clé puisque je remontais tout de
suite, mais je me souviens avoir tiré la porte derrière moi.
Méfiant, j’entre à pas de loup dans l’appartement, sans trop savoir
comment je me défendrais si un cambrioleur s’y était infiltré. J’ai perdu le
peu de muscles que j’avais à cause de cette récente perte d’appétit, malgré
mes efforts pour m’alimenter correctement. La nausée arrive généralement
juste après le repas et rares sont les fois où je n’ai pas dégobillé. Un des
merveilleux effets de cette bonne vieille culpabilité qui semble être devenue
ma meilleure amie, au point qu’elle ne veut plus me lâcher. Sans parler de
ce foutu sommeil qui me fait défaut…
Bref, disons que si je n’étais pas plus menaçant qu’un Ficello avant
l’accident du Nouvel An, maintenant je ne sais même pas si j’arrive au
niveau d’un spaghetti.
Ce que je découvre en entrant dans mon ancienne chambre est en fait
pire. Pire que de se faire défoncer la gueule par un cambrioleur pris sur le
fait.
Une personne bien plus inoffensive, que je ne m’étais pas préparé à
revoir, est assise au centre de la pièce. Autour d’elle a été mis en miettes
notre tableau d’investigation à Barbara et moi, que je comptais ranger avant
de m’en aller définitivement. Les photos et les post-it sont déchirés, les fils
ont été balancés aux quatre coins de la chambre et Héloïse tient entre ses
mains un horrible indice sur tous les secrets dont j’ai essayé de la protéger.
Le contrat.
Ses yeux parcourent frénétiquement les pages, qu’elle est sur le point de
déchirer tant ses doigts sont crispés dessus, quand elle relève la tête vers
moi. Son premier réflexe est de reculer, les traits tirés par la terreur et les
joues ravagées par les larmes, jusqu’à heurter le lit derrière elle. Elle
s’accroche d’une main au matelas pour s’aider à se remettre debout, le
corps tremblant et les yeux écarquillés.
— Héloïse…
Je fais l’erreur de m’approcher d’un pas, ce qui lui arrache un hoquet de
surprise. Elle lève une main craintive devant elle pour m’arrêter. Elle est
parcourue de soubresauts impressionnants qui lui retirent toute force
physique.
Elle a peur de ne pas pouvoir se défendre face à moi.
Elle pense que je suis un monstre.
Je suis un monstre.
— Quel genre de psychopathe es-tu, au juste ? m’accuse-t-elle en
brandissant les pages qu’elle tient à la main.
— Pas un psychopathe qui essaie de te faire du mal, je te le promets.
Héloïse se mord les lèvres avant de se mettre à lire les lignes du contrat :
— « L’employeur s’engage à fournir un logement et à verser la somme
hebdomadaire demandée pour les frais des besoins vitaux. » Un
psychopathe gigolo, alors ?
Entendre ces mots à voix haute me fait frissonner. Ils m’ont toujours paru
anodins et nécessaires aux missions, jamais malsains. Mais là, je m’en veux
tellement de m’être laissé entretenir par la mère d’Héloïse… À tel point que
je lui ai adressé une partie du remboursement, que je compléterai ensuite
quand j’aurai les moyens.
— « En contrepartie, l’agent séduction s’engage à tout faire pour se
rapprocher de la cible. Ici, aller en cours dans son lycée et intégrer sa
classe. »
— Héloïse, ce n’est pas…
— Mais le mieux, c’est la suite, me coupe-t-elle. « L’agent s’engage à
user de la séduction afin d’aider la cible à atteindre le bonheur. Grâce à un
subtil maniement des mots et à un charme parfaitement contrôlé, la
séduction n’est qu’un outil pour libérer la cible. De réels sentiments du côté
de l’agent séduction sont tout à fait exclus… »
Elle s’interrompt subitement et lâche les feuilles froissées du contrat. Elle
pleure, s’effondre, passe les mains sur son visage tandis que mon cœur
tombe en miettes. J’aimerais tellement la toucher, la réconforter, mais elle
ne me laissera pas faire. Pas maintenant que l’horrible sensation de trahison
s’infiltre dans chacune de ses veines, ruinant tout l’espoir qu’elle plaçait en
moi.
— Qui es-tu, Roméo ?
Ses yeux rouges se fondent dans les miens. Il est temps de tout lui dire.
J’en ai eu envie, putain, et plusieurs fois. J’avais prévu de tout lui avouer au
Nouvel An, j’avais préparé un speech pour essayer de limiter la casse. Elle
n’était pas censée le découvrir de cette façon, et maintenant, peu importe
comment je formulerai la vérité, chaque révélation la minera un peu plus.
Comment ai-je pu penser un instant que cette mission était une réussite ?
— Je suis agent séduction depuis plus de quatre ans maintenant. Je suis
engagé par les proches de mes cibles, qui me demandent d’apparaître dans
leurs vies pour les aider à aller mieux.
— Ma mère… murmure-t-elle en regardant son nom et sa signature sur
l’une des feuilles par terre. Pourquoi a-t-elle… ?
— Elle s’inquiétait de ton état en ce début d’année scolaire. Elle sentait
que tu te renfermais et elle était tellement impuissante qu’elle m’a contacté
quand elle a entendu parler de mes services…
— Elle t’a engagé… pour me séduire ?
Le mot « séduire » dans sa bouche est prononcé avec tellement de dégoût
qu’il semble m’enfoncer dans le sol. Rien de ce que je pourrai dire à présent
ne pourra atténuer la chute inévitable qui nous attend. Héloïse, dans cet état,
ne sera pas apte à se montrer patiente et compréhensive pendant mes
explications. J’ai laissé passer cette chance.
— Surtout pour t’aider. Comme il est spécifié dans le contrat, la
séduction est un outil qui doit faciliter le contact et t’aider à te dévoiler. Le
but n’est pas de draguer, mais de venir en aide aux jeunes adolescentes
fragiles.
— Fragiles ? Et tu penses m’avoir aidée ? Rendue plus forte ?
— J’aurais pu, j’ai juste… mal géré. Mes précédentes missions ont toutes
été des réussites. Mais là, ça a dérapé…
— Oh mon Dieu.
Elle plaque une main sur sa bouche grande ouverte. Elle intègre petit à
petit tout ce que cette mission a impliqué. Un rapprochement, des
engueulades, une complicité, des problèmes, une fin tragique… et des
secrets. Beaucoup de secrets.
Avant même qu’elle élève la voix, je sais ce qu’elle va dire. Et avant
même qu’elle prononce ces mots, je sais que la persuader du contraire va
être périlleux.
— Tout était faux, réalise-t-elle dans un souffle. Tout était calculé.
— Au début, mais…
— Tu ne m’aimes pas. Tu ne tiens probablement pas à moi. Pendant tout
ce temps, tu… travaillais.
Sur ces derniers mots, elle dépose les armes. Ses bras retombent le long
de son corps tandis que son regard brouillé par les larmes devient vide, se
perdant dans ma contemplation. Les yeux me piquent en la voyant si
abattue.
— C’est vrai qu’au début, je cherchais à me rapprocher de toi par tous les
moyens pour la mission. Mais dès que tu as commencé à t’ouvrir à moi, je
ne travaillais plus. Tu m’intéressais réellement. Tu m’as énormément aidé,
sans t’en rendre compte, sûrement bien plus que je ne t’ai aidée. J’étais
sincère, je te le promets, je n’ai jamais joué de rôle.
— Et comment je suis censée te croire après tout ça ? Tu n’as fait que me
mentir.
Au bord du désespoir, je franchis les pas qui nous séparent si rapidement
qu’elle n’a pas le temps de s’écarter. Elle est tellement sonnée qu’elle ne
prend conscience de mes mouvements que lorsque mes mains encadrent son
visage. Il est si pâle, si tremblant, qu’il est plus que jamais semblable à de la
porcelaine. Au moindre mouvement maladroit, je pourrais le fissurer, voire
même le briser.
— Il faut que tu me croies, Héloïse. Je sais que je t’en demande trop mais
regarde-moi, lis en moi comme tu as appris à le faire, et tu verras que je ne
mens pas. Tu comptes pour moi, tellement…
— Je ne sais pas qui tu es, murmure-t-elle douloureusement. Tu m’as
menti sur tout. Tu as inventé un personnage. Tout ce que je vois en te
regardant maintenant, c’est un inconnu.
Ce sont ces paroles qui m’achèvent. Les derniers événements ont pas mal
malmené mon cœur. Ils l’ont comprimé, broyé, brisé à plusieurs reprises,
mais jamais des mots ne l’avaient encore arrêté. Je n’entends plus ses
battements. Eux qui habituellement sont trop forts, irréguliers, semblables à
un tambour sonore qui pulse dans mes tempes.
Pour une fois, aucun instrument ne fait battre mon corps. Et c’est dans ce
silence complet que je sens une larme étonnante rouler le long de ma joue et
descendre jusqu’à mon cou. Je prends la main d’Héloïse et amène son doigt
à mon visage pour qu’elle récupère la deuxième.
— Ça, c’est la preuve que tu n’es pas n’importe qui pour moi. Tu es celle
qui me fait pleurer, et c’est aussi pathétique que significatif.
— Peut-être que ce n’est pas un exploit, tout bien réfléchi…
Quand je comprends ce qu’elle insinue, je lâche immédiatement sa main,
comme si un courant électrique m’avait parcouru à son contact.
— Tu crois que je t’ai menti là-dessus ? Sur mon passé ?
Ma voix se fait automatiquement plus dure, malgré mes efforts pour
rester doux. Elle a vu mes crises de tremblements, elle ne peut pas croire
que je jouais la comédie dans ces moments-là ! Elle a vu Rachel sur ce lit
d’hôpital…
Elle voit que cette hypothèse me blesse. Sa lèvre se remet à trembler,
signe de l’arrivée d’une prochaine série de larmes. Ses paupières
papillonnent, comme si elles étaient soudain trop lourdes pour rester
ouvertes.
— Je ne sais plus quoi croire. Puisque tout ça n’était qu’un plan, tu aurais
pu inventer n’importe quoi pour m’adoucir. Les mecs torturés ont toujours
fait un tabac, c’est bien connu.
Je baisse piteusement la tête. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle doute de
tout. Ce serait bien trop égoïste et déplacé de m’énerver pour ça alors que je
me suis évertué à lui cacher la vérité pendant presque quatre mois.
— Je suis perdue, Roméo, je n’arrive pas encore à tout comprendre. À
comprendre les raisons pour lesquelles tu m’as fait ça, les motivations de
ma mère, en quoi consiste exactement ton « métier »…
— Je peux tout t’expliquer. Laisse-moi t’expliquer.
Elle ferme les yeux et ses lèvres s’étirent en un sourire sans joie.
— Comme j’ai espéré entendre ces mots… Mais c’est trop tard. Je ne
peux plus t’écouter, c’est au-dessus de mes forces. J’en sais assez pour
comprendre ce qu’il y a à comprendre. Tu es déjà sorti de ma vie, de toute
façon. Maintenant, il m’est plus facile de l’accepter.
Quelque chose s’éteint dans ses yeux. Cette lueur qui brillait d’une façon
différente selon ses sentiments envers moi : colère, attendrissement,
incrédulité, rancœur… Héloïse-avec-un-H se referme, définitivement.
Sans un regard en arrière, elle gagne la porte de la chambre et quitte mon
appartement. Et je suis sûr qu’elle n’a pas conscience d’emporter mon cœur
avec elle.
41. Tout recommencer
Héloïse
Héloïse
Après avoir mangé, Lina et moi rejoignons encore une fois cette bande
d’amis dont je ne connais pas grand-chose à une table dehors. Il fait un peu
froid pour rester assis sans se geler, mais j’apprécie la sensation du vent
glacial contre mes joues. C’est bête, mais c’est ce genre de détails qui me
rappelle que je suis toujours en vie.
Je regarde les gens autour de moi qui rient et discutent innocemment. Je
regarde ces deux personnes qui se taquinent en retrait, en plein début de
flirt, cette période où tout est facile. Je regarde Stella et Charly converser de
façon animée, constatant que mon ami parvient de mieux en mieux à sortir
de sa bulle pour intégrer celle des autres. Personne ne se soucie des derniers
drames intervenus dans notre vie lycéenne : tout le monde en a parlé sur le
moment, puis l’histoire s’est tassée, comme à chaque fois.
Le monde continue de tourner sans lui. Mais c’est mon monde qui ne
tourne plus sans Roméo.
— Je fais toujours partie de ton monde, moi, me dit Lina avec un coup de
coude.
Je l’observe curieusement avant de comprendre que j’ai prononcé mes
pensées à voix haute.
— Et voilà que je commence à parler toute seule. Le début de la folie, tu
crois ?
Elle secoue la tête.
— Non, la folie est innée chez toi. Le début de la démence, plutôt.
Je souris faiblement. Lina est la seule à pouvoir provoquer en moi ce
genre de réaction. La personne qui me maintient la tête hors de l’eau, qui
m’oblige à me battre, c’est elle. Elle est mon roc, depuis des années
maintenant.
— Merci pour tout ce que tu fais pour moi. Je ne suis pas sûre de le
mériter…
— Bien sûr que si. J’ai tendance à facilement aider mon entourage, mais
il n’y a qu’à toi que je m’accroche autant. Tu es affreusement chiante et
détraquée, mais je reste parce que je sais que ça vaut le coup.
— Waouh, tu es adorable.
— Je sais, merci.
Nous sommes interrompues par une présence non désirée. Victor vient
s’asseoir à côté de moi sur le banc. Lina nous laisse, se sentant
probablement de trop, et je ramène mes genoux contre ma poitrine en guise
de bouclier pour me protéger de la suite.
— Salut, Héloïse… Comment ça va ?
— Je pète la forme.
Je jette un œil dans sa direction. Il se tortille sur le banc, mal à l’aise.
Mon père, maintenant lui… Il faut croire que mon nouveau talent est
d’intimider tout le monde.
— C’était idiot comme question, constate-t-il.
— Un peu.
— Mais j’ai besoin de te parler.
— Alors, parle.
— Tu ne vas pas me faciliter la tâche, pas vrai ?
— Il ne manquerait plus que ça.
Il prend une profonde inspiration.
— Pardonne-moi pour le montage photo… Tu as raison, je n’ai pas
réfléchi, j’ai agi comme un vrai abruti en cherchant un moyen de te
protéger…
Je n’écoute pas la suite : ses excuses, je les connais déjà. Je les ai
comprises. À vrai dire, je n’en veux plus vraiment à Victor. Sa trahison m’a
énormément déçue sur le moment, mais les deux couteaux dans le dos de la
part de ma mère et de Roméo la rendent à présent bien futile. Si je ne me
réconcilie pas avec lui, c’est que je ne crois pas être en mesure de redevenir
son amie. Dans mon esprit, notre amitié est finie.
Mon regard qui se promène autour de moi finit par tomber sur le
gymnase, un peu plus loin. C’est là-bas que Roméo m’a embrassée pour la
première fois.
« Tu n’es plus seule dans ton combat, Héloïse-avec-un-H. »
Je ferme les yeux. Ce souvenir aussi, je dois l’effacer. Même s’il me
paraît plus difficile à oublier que les autres.
— … Roméo ?
En prononçant ce prénom, Victor attire à nouveau mon attention.
Comprenant que je n’ai pas écouté sa question, il la répète :
— Tu as des nouvelles de Roméo ? C’est bizarre qu’il ait disparu comme
ça… Barbara aussi.
Je secoue la tête et la plonge entre mes bras. J’irai bien.
Héloïse
J e souris toute seule dans la rue en recevant une photo de Lina sur les
pistes. Cette veinarde a la chance de profiter de l’air de la montagne pour
se ressourcer durant les vacances de février, tandis que je reste à ruminer
dans le froid parisien, sans l’ombre d’un flocon de neige autour de moi.
Une voiture klaxonne alors que je traverse la route. J’hallucine !
— Va voir un ophtalmo parce qu’il y a de grandes chances pour que tu
sois daltonien, abruti : c’est vert pour les piétons !
Étonnamment, crier sur quelqu’un est ressourçant et m’apporte un peu de
chaleur. En fait, je me rends compte que c’est toujours sympa d’engueuler
quelqu’un quand on est sûr d’avoir raison.
En m’engageant sur le trottoir après avoir traversé cette fichue route,
mon téléphone à la main, je fais défiler les commentaires sous mon dernier
article. J’ai ouvert un blog, il y a peu. J’y publie régulièrement, presque tous
les jours, des textes avec mon opinion sur un sujet actuel. Je dis parfois des
bêtises – souvent même – mais ce qui est génial, c’est quand ce sont des
personnes de ma communauté qui m’expliquent en quoi j’ai été idiote.
Pouvoir échanger aussi librement et facilement avec des gens bienveillants
est la meilleure façon de progresser et d’améliorer ma personne – il y a
encore du boulot. Évidemment, j’ai aussi des retours de la part d’abrutis,
mais j’arrive maintenant à les ignorer sans que ça m’atteigne trop. Il faut
dire que ce genre de commentaires est inévitable, surtout quand son blog a
pour nom « Je suis une pute ». Un peu provocateur, vous dites ? Moi, je
trouve ça sympa.
Cette large communauté m’aide énormément. Elle est un vrai refuge au
quotidien : dès que j’ai un coup de blues, je file sur les réseaux sociaux pour
lire les messages de mes abonnés, le meilleur réconfort que je connaisse. Ils
ne savent pas à quel point ils me sont indispensables, et combien leurs
compliments sur ma personnalité me touchent. J’ai élargi mes réseaux à
Instagram et Facebook en plus de Twitter, pour pouvoir toucher un
maximum de personnes. Nous sommes de plus en plus nombreux dans la
« Je suis une pute Zone », un nom que j’ai approuvé quand on me l’a
suggéré.
Je suis interrompue dans l’une de mes réponses à un commentaire par la
réception d’un nouveau message. Je ne réfléchis pas, ce geste est devenu
machinal à présent, et je vais directement le découvrir.
J’éclate de rire, m’attirant les regards curieux des passants à côté de moi.
Tous les jours, Roméo m’envoie un message contenant une anecdote du
genre sur sa vie, pour continuer dans la lignée des post-it. Le lendemain de
tous ses aveux, il m’a envoyé un premier message en m’annonçant qu’il
ferait ça tous les jours. Qu’il ne renoncerait pas à notre histoire aussi
facilement et qu’il était sûr que ça pouvait marcher. Pour rattraper tous ses
mensonges, il me fait part de toutes les choses que je ne sais pas sur lui.
Comme chaque jour, l’envie de lui répondre me démange. Mais je me
retiens. Je le ferai quand je serai prête, en espérant que ce jour arrive au plus
vite.
Détrompez-vous, j’ai vraiment essayé de tourner la page et d’oublier
Roméo pendant ce mois d’isolement… Bon, d’accord, j’ai vraiment essayé
pendant au moins cinq minutes. Mais une fois que j’ai compris qu’il n’avait
jamais voulu me faire de mal, ce que m’a confirmé ma mère quand j’ai
finalement accepté de l’écouter, lui en vouloir est devenu difficile. La pilule
n’est toujours pas tout à fait passée, mais je ne suis plus en colère contre lui.
J’ai vite compris qu’oublier Roméo était mission impossible – sans mauvais
jeu de mots. Je pouvais seulement apprendre à vivre avec son souvenir.
Mais moi aussi, j’ai le sentiment que notre relation n’est pas terminée. Et
j’espère qu’un jour, quand toute la rancœur aura disparu et que je serai
disposée à lui refaire confiance, on se retrouvera.
Quant à ma relation avec ma mère… C’est tendu, mais en progrès. Je suis
rapidement revenue à la maison et nous essayons d’installer de vraies
discussions, même si ça n’est pas facile. J’essaie davantage de la
comprendre, elle essaie davantage de me comprendre, et je crois que nous
sommes sur la bonne voie.
J’entre dans le café dans lequel j’ai donné rendez-vous à Barbara. Elle a
tout de suite accepté ma requête quand je lui en ai parlé au téléphone.
J’appréhende un peu de la revoir, maintenant que je suis au courant des
missions et du fait qu’elle n’a jamais été une simple élève dans ma classe.
Je la repère, accoudée au bar. Elle me sourit immédiatement en me
voyant approcher.
Je me contente moi aussi d’un sourire pour la saluer. Je ne me vois pas
vraiment lui embrasser les deux joues…
— Elle est déjà là, m’indique-t-elle.
Elle non plus n’a pas l’air d’avoir envie qu’on s’attarde avec des
banalités.
Je suis le doigt de Barbara, qui désigne une jolie rousse de l’autre côté du
bar. Il s’agit de Rosie, la huitième cible de Roméo… Celle qui m’a
précédée.
— J’ai convaincu sa tante de l’amener ici, mais tu ne dois pas gaffer,
Héloïse. Aucun mot sur les missions, je te rappelle que Rosie était une
réussite et qu’elle ne s’est jamais douté de quoi que ce soit concernant
Roméo.
Je hoche la tête en déglutissant. Ne pas commettre d’impair ne va pas
être évident, mais je ne vais certainement pas saboter le travail qui a été fait,
surtout si Rosie est heureuse aujourd’hui.
Après réflexion, je me suis dit que voir Rosie et les effets bénéfiques de
la mission sur elle serait le meilleur moyen de pardonner à Roméo.
Contacter Barbara pour qu’elle m’aide m’a paru être la solution la plus
simple.
Je m’avance vers Rosie, la boule au ventre. Le plus naturellement
possible, je me penche par-dessus le bar juste à côté d’elle pour commander
une boisson. Là, je fais exprès de laisser s’attarder mon regard sur elle, ce
qui l’interpelle.
— Excuse-moi, dis-je avec un faux rire nerveux, mais tu me dis vraiment
quelque chose…
— Je ne crois pas qu’on se soit déjà croisées.
Elle me sourit poliment, comme si elle avait peur de me froisser.
— Attends… Mais si ! Il me semble que Roméo m’avait montré une
photo de toi, un jour, quand il m’avait parlé de toi.
Pour l’approche subtile, c’est plutôt raté.
Son regard s’éclaire à l’énonciation de ce prénom.
— Oh mon Dieu, tu connais Roméo ? Comment va-t-il ?
Un peu troublée par son enthousiasme, je tente de rester naturelle.
— Il va très bien !
— Oh, c’est super ! Euh, ça te dirait qu’on s’assoie pour en parler
quelques minutes ? J’aimerais beaucoup avoir de ses nouvelles.
C’est la meilleure proposition que je pouvais espérer, et même si elle me
surprend, je ne vais certainement pas refuser.
J’acquiesce tandis que Rosie se tourne vers sa tante, derrière elle, pour lui
demander de l’attendre quelques minutes. Celle-ci sourit à sa nièce, mais le
regard d’avertissement qu’elle me lance ensuite ne m’échappe pas. J’ai
intérêt à ne pas gaffer.
J’observe chaque geste de Rosie : son mouvement serein quand elle retire
son écharpe, son air attendri en voyant passer un enfant à côté d’elle… On
ne dirait pas qu’elle a perdu ses parents dans un accident auquel elle a
assisté, et qu’elle sort d’un stress post-traumatique important. Quand
Barbara m’a expliqué ce qui lui était arrivé, je pensais voir des fissures chez
cette fille, ou au moins les apercevoir.
— Comment as-tu rencontré Roméo ?
Soudain, je me demande quel âge Roméo a prétendu avoir auprès d’elle.
Je ne peux pas risquer de dire que je l’ai rencontré au lycée. Bordel, j’aurais
dû mieux me renseigner…
— Euh… je… c’est que…
— Vous êtes ensemble ?
Elle pose la question le plus naturellement du monde avant de boire une
gorgée de son café, me regardant avec bienveillance, tandis que je manque
de recracher mon Coca.
— Ne fais pas cette tête, rit-elle. Connaissant son honnêteté, Roméo a dû
te dire qu’il s’était passé quelque chose entre nous, mais c’était assez
innocent. Il m’a embrassée une fois et ça n’avait rien d’intense, si tu vois ce
que je veux dire. Je n’aurais jamais pu lui apporter ce dont il avait besoin, et
je n’étais certainement pas prête pour une relation de couple, mais je suis
heureuse s’il a réussi à trouver tout ça avec toi.
Waouh… J’avoue que j’ai toujours eu des doutes sur la dernière étape des
missions de Roméo : celle où il quitte ses cibles sans les faire souffrir. Ça
me paraissait difficile qu’un départ ne les blesse pas après des mois de
séduction. Il faut croire qu’il est vraiment très doué et qu’il avait raison en
disant qu’il sait manier la séduction d’une façon particulière.
— Vraiment, tu es sûre que ça ne te gêne pas ?
— Non, pas du tout. Roméo m’a tellement aidée… Il m’a redonné goût à
la vie et m’a fait comprendre que je voulais m’en sortir. Que je voulais
grandir, faire des études et profiter de mon existence. Que la douleur était
supportable et qu’il était possible d’en tirer quelque chose de bénéfique.
Tout ça en étant tendre et affectueux avec moi, en m’approchant
suffisamment calmement pour que je ne prenne pas peur… Quand il m’a dit
qu’il devait retourner en plein centre de Paris pour reprendre le lycée, j’ai
eu mal, au début. Et puis je me suis rappelé tout ce qu’il avait fait pour moi,
et je me suis dit que ce serait égoïste de l’enchaîner à moi alors qu’une belle
vie l’attend, j’en suis sûre. Et puis j’allais déjà beaucoup mieux.
C’est marrant, parce que Roméo est particulièrement doué pour donner
des conseils sur comment gérer la douleur, mais il ne se les applique pas à
lui-même.
— Et jamais il ne t’a fait du mal ?
— Du mal ? Déjà, il était difficile de m’en faire vu comme j’étais détruite
– j’avais atteint le summum de la souffrance –, et sa présence ne m’a fait
que du bien.
Devant mon air embarrassé, elle fronce les sourcils.
— Pourquoi, il t’a fait du mal ?
J’ouvre la bouche sans qu’aucun son n’en sorte, prise de court.
— Ne lui en veux pas trop longtemps… Je suis sûre qu’il regrette. Il aime
tellement aider les gens qu’il doit énormément culpabiliser. Roméo est une
personne en or, ce serait bête de ne pas lui pardonner, quoi qu’il ait fait.
Alors là, je n’ai pas l’impression qu’on parle du même Roméo. Je suis
d’accord, c’est quelqu’un de bien, mais dans sa bouche on dirait un ange
tombé tout droit du ciel. Il ne faut pas oublier que Roméo a un sacré
caractère qui peut être parfois exaspérant.
Mais il ne lui a sûrement pas montré cette facette de lui. Il a dû se forger
un personnage qui serait le plus susceptible de pouvoir approcher et séduire
Rosie.
— Tu as sûrement raison… Je vais y réfléchir. Merci, Rosie, je vais
devoir y aller…
J’ai récolté les informations que je souhaitais, qui prouvent que Roméo a
toujours eu de bonnes intentions, mais je commence à me sentir mal à
l’aise.
— Oh oui, bien sûr ! Je dois t’accaparer avec toutes mes questions, je
suis désolée…
— Non, non, la rassuré-je. C’était un plaisir de parler avec toi, vraiment.
Avec un dernier sourire, j’enfile mon manteau. J’adresse un signe de la
main discret à l’intention de Barbara en sortant du bar, en même temps que
j’articule un « merci ».
Maintenant, j’ai tous les éléments en main pour essayer de pardonner à
Roméo. Et peut-être qu’un jour, s’il est assez patient… peut-être qu’un jour,
ce sera à notre tour d’être heureux.
Épilogue
Roméo
S
oupirant une énième fois, j’entre dans ce foutu bar. Je peux presque
entendre le bruit des aiguilles de mon horloge mentale me rappeler le
temps précieux que je perds en venant ici au lieu de réviser.
Les études de droit, c’est l’horreur. Enfin, pas vraiment, c’est très
intéressant et je ne regrette pas d’avoir bossé comme un taré pour décrocher
ce maudit bac et intégrer cette fac, mais tout ce que j’ai à apprendre par
cœur va me faire exploser. Pourtant, prendre les cours de terminale par
correspondance était une tâche difficile et j’ai eu du mal à être aussi
autonome. Peut-être qu’au final, ce qui m’insupporte le plus, c’est de voir
du monde après tant de mois de solitude : connaissant mon asociabilité
légendaire, ce n’est pas impossible.
Contre toute attente, je me suis quand même fait un pote durant ce
premier mois à la fac. Il s’appelle Vincent et je dois dire qu’il me fait bien
marrer. Il est au moins aussi mystérieux que moi, ce qui ne donne pas lieu à
de grandes discussions très profondes, mais c’est ce dont j’ai besoin pour
l’instant. Nos meilleurs moments sont ceux où il me raconte les maladresses
de sa sœur, Victoire, qui est une vraie calamité et qui se tape la honte la
moitié du temps.
Si je dois faire une pause dans mes révisions aujourd’hui, c’est à cause
d’une harceleuse qui ne cesse de m’appeler depuis une semaine. Une
femme qui veut absolument me rencontrer pour parler de mes « services ».
J’ai eu beau lui répéter que je ne faisais plus de missions, elle n’avait pas
l’air de comprendre et insistait. Peut-être qu’un refus de vive voix sera plus
significatif.
Je promène mon regard dans le bar quand il tombe sur une fille, assise à
une table, qui me fait un signe de la main. Apparemment, elle sait à quoi je
ressemble. Elle a dû beaucoup se renseigner, donc comment se fait-il
qu’elle me croie encore agent séduction ?
Je réprime mon agacement et la rejoint. Elle m’accueille d’un large
sourire que je ne lui retourne pas. Je ne compte pas m’attarder, alors autant
annoncer la couleur d’entrée de jeu.
— Merci d’être venu, débute-t-elle.
— Vous ne m’avez pas vraiment laissé le choix.
— C’est parce que j’ai vraiment besoin de vos services. J’ai une amie
qui…
— Je vais vous dire à voix haute ce que vous ne semblez pas comprendre
par messages : j’ai arrêté mon activité. Je ne fais plus de missions
séduction. Je ne suis plus qu’un étudiant en droit de presque vingt-deux ans
qui ne souhaite pas perdre encore plus de temps et terminer ses études à
quarante ans.
Mon ton sec n’a pas l’air de l’atteindre. Elle garde les mains croisées sur
la table, concentrée sur mon visage. Généralement, j’avais affaire à des
adultes, mais cette fille semble être plus jeune que moi.
— J’ai compris ce que vous m’avez dit. Mais je pense que la mission que
j’ai à vous proposer peut vous intéresser.
— Bon, écoutez, je ne sais pas en quelle langue il faut vous le dire, mais
c’est non. Si vous voulez tout savoir, ma dernière mission s’est très mal
terminée et j’ai beaucoup fait souffrir la fille en question. Vous feriez mieux
de laisser tomber.
— Justement, ma mission consiste à vous faire rattraper cet échec.
Je fronce les sourcils, incrédule. Mais qu’est-ce qu’elle est en train de me
raconter ? Ça n’a aucun sens et je ne vais pas tarder à me tirer loin d’ici et
de cette folle.
— Un échec qu’il serait idiot de laisser passer. J’ai rencontré Héloïse
parce que nous sommes dans la même école de journalisme, et tu ferais bien
de ne pas laisser filer ta chance de la reconquérir. Enfin, tu devrais aller la
voir, elle te l’expliquera mieux elle-même.
Je suis son regard jusqu’au bar. Mon cœur tressaute, s’accélère, s’arrête,
puis bat plus fort.
Une image que j’ai espéré voir pendant des mois se présente enfin à moi.
Héloïse, assise sur un tabouret de bar, me sourit. Elle n’a pas vraiment
changé et pourtant elle me semble différente. Sa chevelure est toujours
interminable, mais ses boucles paraissent plus ordonnées. Sa peau est plus
bronzée, certainement grâce à ses vacances de l’été dernier. Et surtout, elle
semble en bien meilleure forme que la dernière fois que je l’ai vue.
— Alors, qu’en dis-tu, Roméo ? Tu acceptes cette mission ?
— Est-ce que j’ai vraiment besoin de répondre ? dis-je sans quitter
Héloïse des yeux.
La fille en face de moi rit, mais je ne reste pas pour l’écouter, et je me
dirige vers celle qui m’a affreusement manqué. Je dois me retenir de la
serrer contre moi en arrivant à sa hauteur. Je m’efforce de poursuivre son
petit jeu. Son air malin me fait clairement comprendre qu’elle est satisfaite
de son coup.
— Tu ne pouvais pas revenir simplement, hein ?
— Ça n’aurait pas été drôle. Et te voir énervé est toujours amusant.
Je prends place sur le tabouret à côté d’elle, nos genoux se frôlant. Je ne
peux m’arrêter de sourire, parce que, bordel, la revoir est encore mieux que
ce que j’imaginais.
— Désolée, c’était un peu nul comme technique d’approche, grimace-t-
elle.
Je ris en me rappelant lui avoir dit exactement la même chose le jour de
notre rencontre.
— Je ne te le fais pas dire.
— J’espère que c’est rattrapable… Et qu’en tant que futur avocat, tu ne
me jugeras pas trop sévèrement.
— Il va falloir que tu fasses tes preuves.
Elle se mord la lèvre en souriant, et son corps se penche peu à peu vers le
mien.
— Je suis à l’origine d’un mouvement qui s’appelle « Je suis une pute »
sur le net.
— Alors ça, c’est intéressant.
J’esquisse un semblant de sourire pervers, ce qui la fait glousser.
— Mais il faut que tu saches que si tu t’engages avec moi maintenant, tu
vas être enchaîné et je ne te laisserai pas partir de sitôt.
— Ça tombe bien, j’adore être enchaîné.
Héloïse me donne une tape amusée sur le torse, et ce simple contact fait
naître une vague de bonheur au fond de moi.
— Et depuis le temps que j’attends ça, ajouté-je, j’ai hâte de pouvoir
enfin profiter de toi. En tant que… petite amie ?
— Oulà, ralentis, je ne te connais pas encore très bien malgré cette
multitude de messages remplis d’anecdotes loufoques. Je ne connais même
pas ton nom.
— Roméo, dis-je en lui tendant une main.
Elle attrape ma poignée de main ferme, très solennelle. Mais au lieu de la
lâcher au bout de deux secondes, sa main s’attarde dans la mienne, et je
joue avec ses doigts sans cesser de la dévorer des yeux.
— Et toi, tu vas te décider à me dire ton nom ?
— Héloïse. Héloïse avec un H, c’est important.
C’est à mon tour de rire en me délectant de retrouver notre jeu de
séduction. En me délectant de la retrouver, elle, maintenant que tous nos
problèmes sont derrière nous et que nous avons la possibilité d’être
heureux. Ensemble.
— Enchanté, Héloïse-avec-un-H.
Remerciements
Je vous aime,
Laurène