Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Ils s’y rendirent, mais ce fut l’ours qui ne voulut pas participer à la
fête. L’avis avait été imprimé dans je ne sais quelle Imprimerie
Électrique. Mélange un peu bizarre, n’est-il pas vrai ?
En général l’ours ne sort guère de ses parages habituels mais il a
un faible pour les porcs et les jeunes veaux, ce qui entraîne un
châtiment. Douze heures de chemin de fer et un peu de marche
vous amènent jusqu’au pays de l’élan ; et quelque vingt milles d’ici à
vol d’oiseau, vous trouvez des forêts vierges où demeurent des
trappeurs et où il y a également un Étang Perdu que beaucoup ont
trouvé une fois mais… n’ont jamais retrouvé depuis.
Les hommes, qui de nature sont moutons, ont suivi leurs amis et
le chemin de fer le long des vallées de la rivière où se trouvent les
villes. Une fois que l’on a atteint l’autre côté des collines, les
habitants sont clairsemés, et, hors de leur État, peu connus. Ils se
retirent de la circulation en Novembre s’ils demeurent sur les hautes
terres ; redescendant au mois de Mai lorsque la neige le permet.
Il n’y a guère plus d’une génération, on faisait soi-même dans
ces fermes ses vêtements, son savon, ses bougies, on tuait trois fois
par an sa viande : bœuf, veau ou cochon ; le reste du temps on se
reposait. Aujourd’hui on s’achète des vêtements dans les magasins,
des savons brevetés et du pétrole. Bien mieux, c’est parmi ces
tentes que les énormes biographies des Présidents à reliure rouge
et dorées sur tranche, les Bibles qui coûtent vingt livres et servent à
toute une famille, accompagnées d’extraits de mariage, de lettres de
faire part, de certificats de baptême et des centaines d’authentiques
gravures sur acier, se vendent le mieux.
C’est également ici, mais dans les sentiers moins fréquentés,
que le charlatan ambulant (celui qui vend les pilules électriques,
marque brevetée, et toutes sortes de remèdes pour les maladies
nerveuses) se partage le champ d’exploitation avec le marchand de
graines, de fruits, et le vendeur de pilules pour bestiaux. Ici on se
drogue pas mal, je crois, car il faut être bien pauvre pour ne pas
connaître la prostration nerveuse. Voilà comment il se fait que le
charlatan conduit un couple de chevaux traînant un camion peint aux
gaies couleurs muni d’une capote, et parfois emmène avec lui sa
femme. Je n’ai rencontré qu’une seule fois un colporteur à pied.
C’était un vieillard tout tremblant de paralysie qui poussait devant lui
quelque chose ressemblant tout à fait à une de ces petites carrioles
employées pour les pompes funèbres d’un enterrement pauvre. Sa
marchandise consistait en épingles, galon, parfumerie et
assaisonnements variés. Il fallait se servir soi-même, car il ne
pouvait rien faire de ses mains et il vous racontait une histoire
interminable où il embrouillait à la fois le récit de la cession faite par
contrat d’une ferme à quelqu’un de sa famille avec le sentiment
d’orgueil qu’il éprouvait à pouvoir couvrir, à son âge, tant d’étapes
chaque jour. Il parcourait parfois six kilomètres. Ce n’était pas un Roi
Lear, comme la cession de la ferme aurait pu le faire supposer, mais
un être marqué au cachet de la tribu du Juif Errant ; vieux radoteur
tout tremblotant. Il n’en manque pas de son espèce, hongreurs et
gens de semblable acabit qui font de longues étapes, poussant
parfois jusqu’en Virginie, ou peu s’en faut, allant dans la direction du
nord jusqu’à ce qu’ils atteignent la frontière. Leur conversation et
leur bavardage leur tiennent partout lieu de paiement en espèces.
Pourtant les chemineaux sont rares — ce n’est pas un mal — car
l’article américain correspond assez exactement à ces tribus
errantes et criminelles que l’on voit dans l’Inde. C’est un gredin
pilleur, trop avisé pour travailler. Piètre endroit que Vermont pour
mendier la nuit tombée près d’une ferme ! Ah oui !
Au printemps les Bohémiens s’installent près de la rivière,
enfermant leurs chevaux à la manière de leur tribu. Ils ont le type
bohémien, et certains de vieux noms bohémiens, mais ils
reconnaissent qu’ils ont pas mal de sang de gentil dans les veines.
L’hiver a chassé tous ces gens réellement intéressants vers le
sud et, dans quelques semaines, si la neige donne tant soit peu, les
fermes éloignées n’auront plus de visites, sauf celle du traîneau
encapuchonné du Docteur. Ce n’est pas une petite affaire que
d’exercer son métier de docteur ici pendant les mois d’hiver lorsque
les neiges sont amoncelées pour de bon et où une paire de chevaux
peut fort bien s’enfoncer jusqu’à l’arçon. C’est parfois quatre
chevaux par jour que l’on emploie, jusqu’à épuisement complet, car
ce sont de braves gens.
Dans le grand silence produit par la neige naît, très
probablement, la partie non la moins importante de cette conscience
propre à la Nouvelle Angleterre dont parlent ses enfants dans leurs
récits. Il reste beaucoup de temps pour penser, et penser est une
chose très dangereuse. La conscience, la peur, les lectures mal
digérées et, peut-être aussi une nourriture pas très bonne ont libre
jeu. Un homme, et surtout une femme, peuvent aisément entendre
des voix étranges, comme la parole du Seigneur, parmi ces
montagnes mortes, avoir des visions et des rêves, des révélations et
des épanchements spirituels et finir (pareilles choses se sont vues)
d’une façon assez lamentable dans ces grandes maisons auprès de
la rivière de Connecticut qui ont été tendrement baptisées La
Retraite. La haine s’engendre tout aussi bien que la Religion, la
haine entre voisins ; profonde, qui plonge jusqu’aux racines de l’être,
qui résulte de mille petits détails accumulés, que l’on couve et fait
éclore près du poêle lorsque la conversation se fait à deux ou trois
dans les longues soirées. Il serait fort intéressant d’obtenir les
statistiques des réveils religieux, des assassinats, et de découvrir
combien se sont accomplis au printemps. Mais, pour les gens
indemnes de folie, l’hiver est un long régal pour les yeux. Dans
d’autres pays on sait que la neige est un ennui qui arrive et puis s’en
va, que l’on malmène et gâche finalement. Ici elle reste sur le sol
plus longtemps que n’importe quelle récolte, parfois de Novembre à
Avril, et pendant trois mois la vie se déroule au rythme des
clochettes de traîneaux qui ne sont pas, comme l’insinua certain
visiteur du Sud, objets de parade, mais des sauvegardes. L’homme
qui s’avise de conduire sans elles n’est pas aimé. La neige est un
baromètre fidèle, prédisant qu’on pourra se livrer au sport en
traîneau ou se calfeutrer étroitement dans les casernes. Elle est le
seul engrais que reçoivent les pâturages pierreux ; elle couvre la
terre d’un manteau et empêche le gel de faire éclater les conduites
d’eau. Elle est la meilleure, j’avais failli écrire la seule, faiseuse de
routes dans les États. Mais d’autre part elle est capable de se
dresser dans la nuit et d’ordonner aux populations tels les Égyptiens
de se tenir immobiles. Elle sait arrêter les courriers, annihiler tous les
horaires, éteindre les lampes de vingt villes et tuer un homme en vue
même de son seuil ou de son bétail affamé. Quiconque s’est trouvé
dans une tourmente, même atténuée, comme la Nouvelle Angleterre
sait en faire, ne s’avise de parler à la légère de la neige.
Représentez-vous quarante-huit heures de vent hurlant, avec le
thermomètre bien près de zéro, creusant et soulevant la neige
nouvellement tombée sur cent kilomètres. L’air est comme rempli de
projectiles qui fouettent le visage, et à dix mètres les arbres sont
invisibles. Le pied glisse sur un rocher poli et noir comme
l’obsidienne où le vent a mis à nu quelque coin exposé de la route et
sa glace boueuse du début de l’hiver. Le pas suivant que vous faites
vous enfonce jusqu’à la hanche et davantage, car ici c’est un mur
qu’on n’a pas vu qui refoule l’élan de la neige flottante et sifflotante.
Voici à un moment une crête escarpée qui se dresse en travers de la
route ; le vent vient de changer tant soit peu, aussitôt tout s’écroule
comme le sable dans un sablier, ne laissant qu’un trou de tourbillons
blancs. Il y a une accalmie et vous pouvez apercevoir alors toute la
surface des champs se ruant furieusement à l’assaut en une
direction donnée, marée qui part d’entre les troncs des arbres. Et
pendant que vous regardez, les creux des pâturages se remplissent,
se vident, puis se remplissent et se vident de nouveau. Les rochers
rappellent un instant le flanc nu d’un vaisseau chassé par la
tempête, puis blanchissant, disparaissent de la vue. Près de la
grange, du côté sous le vent, dansent d’irresponsables démons de la
neige, là où trois rafales se rencontrent, ou bien vont en titubant
jusqu’au large où ils sont immédiatement abattus par le grand vent.
Au plus fort de la tempête il n’y a ni ciel ni terre, mais seulement un
tourbillon fou qui pourrait brasser un homme. Les distances prennent
des proportions fantastiques de cauchemar ; ce qui en été ne
constituait qu’une course pouvant être effectuée nu-tête, en une
minute, devient une lutte haletante d’une demi-heure où chaque pied
de terrain n’est conquis que dans l’intervalle d’une accalmie. C’est
par un temps pareil que les granges à la lourde charpente en bois
geignent, poutre contre poutre, comme les vaisseaux au milieu d’une
mer houleuse. Et les provisions de foin pour l’hiver se recouvrent de
longues raies de poussière de neige amenée par le vent, tandis que
les bœufs dans l’étable bien au-dessous cognent de leurs cornes et
gémissent mal à l’aise.
Le lendemain est bleu, sans un souffle, et absolument immobile.
Les fermiers se frayent à coups de pelle un chemin jusqu’à leurs
bêtes, attachent au moyen de chaînes leurs grands socs au traîneau
le plus lourd et prennent tous les bœufs qu’Allah leur a accordés. Ils
les conduisent tandis que le soc en labourant creuse un sillon dans
lequel un cheval peut avancer, et les bœufs à force de s’enfoncer
coup sur coup jusqu’au ventre finissent par pouvoir s’agripper. La
route une fois faite est un double ruisseau profond entre des murs
de neige de trois pieds de haut où, comme c’est la coutume, les
véhicules les plus lourds ont le droit de passage. Celui qui a une
voiture plus légère devra plonger jusqu’à la ceinture et mener sa
bête récalcitrante jusque dans l’amoncellement, se fiant à la
Providence pour maintenir en équilibre son traîneau.
Dans les grandes villes où l’on étouffe, crache et halète, la
grosse neige se change en dégel. Ici elle reste immobile, mais le
soleil, la pluie et le vent se mettent à la travailler, de crainte que la
couleur et la texture n’en restent invariables. La pluie revêt le tout
d’une croûte granulée ; dans ce chagrin d’un vert blanc les arbres se
reflètent légèrement. De lourdes brumes montent et descendent et
créent une sorte de mirage, jusqu’au moment où elles se tassent et
enserrent les collines aux reflets métalliques, et alors vous savez
quelle apparence doit présenter la lune à un de ceux qui l’habitent.
Au crépuscule, de nouveau, les rebords aplatis des rochers, les
replis et les plissements des hautes terres prennent l’aspect de
sable mouillé, de quelque énorme et mélancolique plage tout au
bout du monde, et lorsque le jour rencontre la nuit, c’est un véritable
pays de fantômes. Au couchant, dernier reste de la journée morte,
s’étalent, nacrées et d’un rouge de rouille, d’interminables étendues
de rivage attendant que revienne le reflux ; à l’est, nuit noire parmi