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CHAPITRE 1er

– Comment, tu ne sais pas encore combien font neuf et sept ? Pas la peine d'avoir dix ans !
Jamais tu ne passeras dans la classe du grammairien, tu es trop paresseux, rugit Dioskouridès.
Il est hors de lui et sa main, s'abat sur la joue de Lucius. La marque des doigts du maître
s'inscrit en rouge vif sur le visage de mon ami, qui serre les dents pour ne pas pleurer.
Dioskouridès est une grosse brute. Visiblement il prend plaisir à frapper ses élèves. Pas
étonnant que nous le surnommions Fulgur, ce qui veut dire « la foudre ». Il tonne comme Jupiter et
frappe avec la rapidité de l'éclair. La classe se poursuit sous les menaces et les vociférations du
maître. Certes, le calcul, le latin et le grec ne nous passionnent guère, mais les leçons sont si
ennuyeuses qu'il faut vraiment penser à autre chose pour ne pas s'endormir. Et justement, ce matin,
quelque chose d'inhabituel s'est produit, ou plus exactement, quelque chose d'habituel ne s'est pas
produit. Fulgur frappe enfin dans ses mains : l'école est finie pour aujourd'hui. Ouf ! Je rejoins
Lucius qui se tient la mâchoire. Arrivent aussitôt Flavia et Paulina, nos deux amies. Notre petite
bande est maintenant au complet.
– Tu as la joue enflée, as-tu encore mal ? S'inquiètent en chœur les deux fillettes.
– Ne vous en faites pas. Ma mère me frottera avec une pommade de sa composition et
demain, il n'y paraîtra plus.
Un long silence s'installe. Lucius ne semble plus penser à la gifle de Fulgur. Visiblement,
quelque chose le préoccupe et il finit par me lancer :
– Au fait , Aemilius, as-tu remarqué quelque chose de bizarre ce matin ?
– Bien sûr, les chariots chargés de pierres ne sont pas passés.
Il faut dire que depuis le début des travaux de construction du Pont du Gard, chaque jour que
fait Saturne, notre dieu du temps, les voitures transportant les blocs de calcaire passent et repassent
près de notre école. Et il faudrait être sourd comme un pot pour ne pas entendre le fracas des roues
cerclées de fer qui empruntent le chemin empierré, à moins de cent pas de la classe. Or ce matin,
silence absolu sur la route. Pourtant, il n'y a d'autre voie pour acheminer les pierres de la carrière au
chantier du Pont du Gard où elles sont mises en œuvre.
Il faut vous dire aussi que mes trois amis et moi, sommes particulièrement concernés par cet
ouvrage. Nos pères y travaillent tous. Le papa de Flavia est contremaître, celui de Paulina
charpentier et celui de Lucius carrier. Quand au mien, il dirige l'ensemble des travaux. C'est lui qui a
imaginé la totalité du tracé de l'aqueduc qui, de la fontaine d'Uzès, amènera l'eau à la ville de
Nemausus (Nîmes). Et pour que la canalisation franchisse la vallée où coule le Gardon, il a imaginé
le Pont du Gard, un pont à trois niveaux d'arches. Un ouvrage extraordinaire ! C'est sa réalisation la
plus colossale depuis qu 'il est architecte. Et je suis très fier de lui. C'est Claude, notre empereur, qui
l'a choisi pour concevoir les plans et suivre leur exécution. Mon père est venu de Rome tout exprès
et a tenu à ce que je l'accompagne tandis que maman et ma petite sœur sont restées là-bas, en Italie.
Depuis, nous habitons tous les deux dans le village qui s'est créé spontanément près de l'immense
chantier où travaillent quelque cinq cents ouvriers.
« Tu vivras avec les autres enfants, m'a-t-il prévenu, et tu iras à l'école avec eux. Je ne veux
pas de régime de faveur pour mon fils... » Très vite, je me suis fait des amis et même si Dioskouridès
est cruel avec nous, nous passons des moments formidables sur le chantier et ses alentours.
– Allons à la carrière voir pourquoi les chariots n'ont pas roulé ce matin, décrète Lucius qui a
déjà oublié sa joue douloureuse.
A peine avons nous fait quelques pas que j'entends un bruissement d'ailes. Aussitôt, un poids
léger se pose sur mon épaule. C'est mon pigeon ! Il connaît l'heure de la sortie de l'école et vient me
rejoindre chaque jour. Mon père me l'a offert il y a deux ans et depuis , nous ne nous quittons plus.
La nuit il dort près de moi, dans ma chambre, dans une petite cage d'osier tressé dont la porte reste
toujours ouverte. Le jour, il volette dans la maison et cherche toujours à venir sur mon épaule et à
m'accompagner quand je me promène. Pourtant, pas question qu'il vienne à l'école avec moi. Un
matin qu'il m'avait rejoint, Fulgur, ce gros lard, a menacé de lui tordre le cou... Nous voici à la
carrière. Un nuage blanc l'enveloppe. La poussière de calcaire envahit le front de taille où des
dizaines d'ouvriers frappent avec leur pic pour détacher des blocs. Ils travaillent torse nu dans un
éternel vacarme. Pas un seul chariot !
– Alors les enfants, on vient nous aider à casser des cailloux, plaisante, en venant vers nous,
un grand gaillard barbu vêtu d'une tunique sombre serrée à la taille.
C'est le papa de mon copain Lucius, et l'un des responsables des ouvriers carriers.
– A voir vos gros muscles, poursuit-il en riant, je n'ai pas envie de vous embaucher.
D'ailleurs, aujourd'hui, pas besoin de renfort, les blocs s'entassent, mais ne partent pas. On dit qu'il
y a un problème avec les bœufs. Ils sont tous malades et restent à l'étable. Conclusion : aucun
chariot et les travaux du pont tournent au ralenti. Déjà qu'on avait du retard...
Paulina n'a pas l'air rassurée. Il est vrai qu'elle est haute comme trois pommes et que plusieurs
des colosses à demi nus qui manient le pic sont des prisonniers peu recommandables condamnés aux
travaux forcés. Pour être tout à fait honnête, je ne suis guère plus rassuré qu'elle. Nous nous
éloignons. Lucius a l'air de plus en plus songeur :
– Bizarre, cette histoire de bœufs malades vous ne trouvez pas ?
Et si on allait rendre visite aux étables ? Suggère Flavia, l'intrépide de notre petite bande. Elle n'a pas
froid aux yeux. Certes elle est un peu ronde (rien d'étonnant, elle mange comme quatre!), mais sa
curiosité et sa vitalité m'étonnent toujours. Les étables se trouvent à mi-chemin entre la carrière et le
chantier du pont. Sage et fidèle, mon pigeon m'accompagne, appuyé à mon épaule. Ce matin, les
bouviers affichent la mine des mauvais jours, mais ils nous connaissent bien et nous laissent entrer.
Une cinquantaine d'animaux sont couchés sur la litière. D'ordinaire, si puissants, ils semblent
amorphes, et certains, les yeux exorbités, bavent et râlent doucement. D'autres, ont les flancs agités
de convulsions violentes. Le spectacle est déchirant. Quelques hommes discutent à mots couverts
près d'une bête raidie par la mort. C'est à n'y rien comprendre, ils sont tous tombés malades d'un
coup , dit l'un d'eux. Le vétérinaire, un ami de mon père, vient vers nous.
– Quelle triste vision, les enfants ! Moi non plus je ne comprends rien à ce qui arrive.
– On dirait qu'ils ont été empoisonnés, avance l'un de ses aides.
– Impossible, rétorque un autre, hier soir, les bouviers leur ont donné leur ration habituelle de

foin. Ils n'ont rien remarqué de suspect !


Flavia et Paulina restent un peu à l'écart, mais ne perdent pas une miette de la conversation.
Soudain, je vois Flavia ramasser quelque chose dans le râtelier des bœufs.
– Vous avez bien dit qu'ils mangent du foin, vos bœufs ? Demande-t-elle au vétérinaire.
– Évidemment !
– Et du foin bien sec ?
Manifestement, le vétérinaire ne voit pas du tout où elle veut en venir.
– Alors comment se fait-il qu'il y ait des restes de plantes toutes fraîches dans les râteliers ?
En ouvrant les mains, elle exhibe de petites fleurs jaunes et verdâtres visiblement ramassées depuis
peu.
– C'est quoi ? Hurle le vétérinaire en tendant les fleurs à l'un de ses aides. Celui-ci réfléchit
un instant puis dit :
– Euphorbia helioscopia ou Euphorbia resinfera. Autrement dit de l'euphorbe, une plante
vénéneuse particulièrement dangereuse pour les animaux.
– On en trouve dans le coin, rajoute un bouvier. D'habitude les bœufs l'évitent, mais hier soir
la journée a été dure. Ils étaient affamés, alors ils se sont jetés sur le fourrage.
– Bref, on les a empoisonnés, conclut le vétérinaire.
Tous les quatre, nous nous échangeons un regard inquiet. Dans ma tête, les interrogations se
bousculent. Qui a bien pu mélanger ces plantes toxiques à la ration quotidienne de foin ? Et pourquoi
s'attaquer ainsi aux bêtes ?

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