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CHAPITRE 2

Une vingtaine de bœufs sont morts. Les autres ont guéri, mais le temps d'amener d'autres
animaux, et faute d'approvisionnement en pierre, le chantier a pris une bonne dizaine de jours de
retard. J'ai longuement parlé de cet incident avec mon père. Lui ne croit pas un empoisonnement
volontaire. Il penche plutôt pour un hasard malheureux. Quelqu'un aura ramassé de l'euphorbe sans
s'en rendre compte et l'aura mélangée au foin sans aucune idée malveillante. Moi je ne souscris pas
du tout à cette version. Mais comme le prétend maman, papa est toujours un peu dans les nuages. Et
malgré ses responsabilités écrasantes, il est d'un naturel optimiste et insouciant.
Un mois s'est écoulé depuis ce drame. Le chantier a retrouvé son animation habituelle, Fulgur
est absent aujourd'hui. Tant mieux ! Alors, mon pigeon sur l’épaule, je suis assis sur l'herbe avec
Flavia. Paulina et Lucius au sommet de l'un des coteaux qui domine le Gardon. Nous pourrions
rester là des journées entières à contempler les travaux , cette gigantesque ruche où s'agitent
plusieurs centaines d'hommes. Les chariots vont et viennent avec leur lourde charge de blocs
calcaires déjà façonnés. Au pied des piles, ils sont stockés en tas impressionnants et des tailleurs de
pierre achèvent leur finition. Il faut ensuite les hisser à plus de quarante mètres de hauteur. Et pour
soulever, les maçons utilisent une drôle de machine en bois. « On l'appelle une chèvre, m'a expliqué
un jour papa. Elle est équipée d'un treuil à cage d'écureuil, une énorme route creuse à l'intérieur de
laquelle des esclaves marchent sans arrêt pour la faire tourner, faisant ainsi monter les blocs ».
Le bruit est infernal. Aux cris et aux exclamations des ouvriers s'ajoutent le son régulier des
ciseaux des tailleurs de pierre et le tintement des marteaux qui résonnent sur l'enclume des
forgerons. Pensez, les outils de fer s'émoussent vite et le feu des forges reste allumé du lever au
coucher du soleil.
Dans un autre coin du chantier, travaillent les ouvriers du bois. Charpentiers et menuisiers
débitent, scient, assemblent et clouent les échafaudages où grimpent les maçons. C'est là qu'est
employé le père de Paulina.
– Allons lui dire bonjour, propose Lucius qui a un faible pour la fragile et
gracieuse Paulina.
Nous dévalons le coteau et débouchons sur la rive du Gardon où se tient le chantier. Les deux
premiers niveaux sont terminés et les ouvriers attaquent maintenant le troisième. C'est le dernier,
celui dans lequel circulera l'eau. Le père de Paulina nous explique qu »avec les autres charpentiers,
ils sont en train de fabriquer des cintres.
– C'est quoi un cintre ? Interroge Lucius qui veut faire le malin devant le papa de
sa petite amie.
– C'est la charpente provisoire qui soutiendra la voûte de pierre pendant que les
maçons la construiront. Le cintre est arrondi à son sommet et c'est sur cette forme arquée que les
ouvriers posent les blocs. Une fois la voûte finie, on retire le cintre et on prie les dieux pour qu'elle
ne s'écroule pas !
– Alors, il faut des tonnes de bois pour construire tout ça, poursuit Lucius.
– Pour sûr mon gars. D'ailleurs, depuis deux jours nous attendons une livraison
de troncs d'arbres qui nous arrivent par la rivière. Ils devraient déjà être là car nous allons bientôt
manquer de bois...
Je me rappelle, en effet, que régulièrement le Gardon est envahi par des centaines de troncs qui
flottent à la surface. Ils sont ensuite récupérés par les charpentiers qui les mettent à sécher avant de
les débiter.
– Ils viennent de forêts voisines, confirme le père de Paulina. Et comme les cours d'eau
aboutissent ici, quelques hommes suffisent pour veiller à ce qu'ils nous parviennent sans encombre.
Je m'apprête à mon tour à poser une question au charpentier quand un homme tout excité surgit en
courant et me bouscule violemment en s'écriant :
– C'est une catastrophe !
– Du calme ! Explique-toi, ordonne le père de Paulina.
– Comme je ne voyais pas arriver les troncs d'arbres, j'ai remonté le cours du
Gardon et à quatre milles d'ici ('1,5 km), j'ai tout compris.
– Tu as compris quoi ?
– Les troncs ne nous arriveront jamais. Ils sont retenus par un barrage sauvage
et les hommes qui les surveillaient ont disparu. C'est du sabotage !
– Allons-y.
La peur et la curiosité nous donnent des ailes. Une heure plus tard, nous arrivons sur les lieux
avec les charpentiers. C'est une désastre ! Plusieurs rangées de pieux ont été enfoncés dans la rivière
et barrent son lit. Bloqués, les troncs se sont accumulés en tas, se chevauchant et s'entremêlant dans
un affreux désordre. Il faudra des jours de travail pour remettre de l'ordre dans ce chaos et ache-
miner enfin le bois sur le chantier. Mais ce qui me touche le plus , c'est la peine du père de Paulina
est si profonde qu'il ne cherche pas même à dissimuler les larmes qui coulent sur ses joues.

Maintenant, il n'y a plus de doute. Il s'agit bel et bien d'un sabotage, et après
l'empoisonnement des bœufs, il apparaît évident que quelqu'un cherche à nuire au chantier, à le
retarder, voire à l'arrêter. Cette fois mon père est convaincu et je ne suis pas peu fier d'avoir eu
raison. Mais je sais rester modeste...
Hier, avec l'aide de ses deux esclaves, il a revêtu sa plus belle toge pour se rendre à
Nemausus afin d'y rencontrer Sextus Adgennius Macrinus, le richissime notable qui finance la
construction du Pont du Gard. Il a également envoyé un courrier à Rome pour prévenir Claude,
notre empereur, des difficultés qui compromettent l'avancement des travaux. Le souverain aime la
Gaule, son pays natal, et il ne peut rester insensible à ces événements, lui qui a donné une fortune
pour aider à la réalisation de l'ensemble de l'aqueduc.
Les grandes décisions n'ont pas tardé. Un détachement de légionnaires venu de Forum Julii
(Fréjus) arrivera dans les prochains jours. Ces soldats aguerris surveilleront les travaux et
patrouilleront tous les jours sur le chantier et ses abords. Quant à l'enquête sur les sabotages, elle est
confiée à un jeune tribun militaire envoyé tout spécialement de Rome par les services de
l'Empereur. Il se nomme Decimus Veturius Atticus et mon père vient de me confier qu'il est déjà e
route avec son fils Florus, âgé de dix ans.
Il se passe des choses étranges ici. Étranges et passionnantes. Quant je pense que je craignais
de m'ennuyer si loin de Rome ! La vie dans les campagnes gauloises réserve bien des surprises. Ce
soir, en m'endormant, je me dis que les jours à venir vont être encore plus excitants. Et puis un
nouveau camarade qui arrive de Rome, n'est-ce pas une belle promesse de bonheur ?

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