Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
sourdement dans les mornes. À l'entrée de l'une des ravines coloniales se dressait
un mapou à sept ou huit vèvès, disposés en cercle, et dans ses ramures d'un vert
sombre surgissaient une ribambelle de poupées vaudoues, où les déchirantes
figurines se mêlaient aux colorés des mouchoirs attachés. L’eau boueuse dansait
sous l'arbre mystique, alourdissait les fils d’araignée, imbibait les écorces
gluantes, et des feuilles tombaient, çà et là, en tournant, dans le tranquille
égouttement du plus profond des calmes.
Le cavalier sortit hors de son antre, tout couvert encore de sa tunique dont la
toile sombre contrastait étrangement avec les couleurs joyeuses et vives du velours
et de la soie. Ce vêtement cachait une chose qui, de prime abord, paraissait jurer
avec sa forme, à savoir une cotte de mailles de fer avec des manches et des
gantelets du même métal, curieusement plissés et entrelacés. Son cheval n'en était
pas moins affublé. Son harnachement lui seyait à merveille : la haute selle arabe
était couverte d'une housse de drap vert brodée de duvet assortie; la sangle, le
poitrail, le frontal étaient de la même couleur et agrémentés de fils de métal; la
boucle du poitrail et les larges étriers étaient dorés.
Dans un énième bond acrobatique, l'esclave s'enfonça dans la ravine sacrée, non
sans qu'une seconde flèche vienne de nouveau trouer son omoplate. Il tomba dans un
éclaboussement d'eau, de gémissements et de sang, puis s'immergea profondément. Une
des poupées vaudoues se détacha de l'arbre et partit avec lui.
Maintenant noyé dans les eaux sataniques, Joé sentit son souffle quitter lentement
ses trous de nez. L'angoisse de la mort elle-même l'étreignait. Le nègre essaya, en
contractant le gosier, d'absorber le moins possible d'eau et de résister à
l'asphyxie en retenant le plus longtemps qu'il pouvait l'air dans ses poumons. Mais
il ne pût tenir plus de quelques instants et s'étouffa.
L'estomac gorgé de fluides marins, les yeux douloureux, les griffes de la mort
venaient l'enserrer et le compresser à pas de tortue. Tandis que le nègre sentait
la mort s'emparer doucement de lui, ne voulant pas se dérober aux traditions
ancestrales, il fredonna une complainte dans son cœur : “ M paka rete, m pa paka
rete, isi ba gen twòp mechanste, m pa ka rete, m pa ka rete, pou m ale twouve lapè
tètanm. Zanman m, m pa ka rete. Ale mwen prale. Sa ki lwenn yo, salye sak dèyè yo
pou mwen, pa lonmen non mwen. Ale mwen prale. ”
Quand il eût fini, une ombre blanchâtre se dévoila à son regard mi-clos. Elle avait
le visage peint d'une poudre blanche et portait un long coupon de tissu blanc en
guise de vêtement. Joé reconnut l'être comme étant le zombie de son défunt père. Il
semblait furieux.
« Tu agis comme un insensé, aboya le feu parternel. Je vois que les trop
nombreux compliments de ta mère te sont montés à la tête. Petit crapule. »
Paralysé, l'esclave ne pût répondre.
« Et dire que je mourrais en paix en pensant que Nyokabi était entre de bonnes
mains et voilà maintenant que tu es prêt à me rejoindre, poursuivit-il. Tu es un
lâche mon fils, le pire des lâches. »
Onana avait beau plonger des yeux furieux dans les prunelles éteintes de son fils,
il n'y trouvait ni contact, ni étincelle, rien qu'une veulerie menaçante noyée dans
de l'eau morte.
« Un homme, dit-il, n'est pas celui qui a des muscles, du courage et de la
force. Un vrai homme est celui qui possède la sagesse, et je peux constater que ce
facteur te fait défaut. Si tu étais sage, tu ne serais pas ici. Moi, je l'ai
compris trop tard et cela m'a conduit à ma perte. Ne fais pas la même erreur que
moi. Les ancêtres et les dieux sont avec toi, tu ne mourras pas. Par contre, tu
souffriras atrocement. Mais au millieu de cette souffrance, souviens-toi d'une
seule chose: la passivité est l'ombre d'une sagesse nouvelle. »
Ouvrant les yeux, le regard du jeune homme se cogna à trois faces françaises. Parmi
eux, il reconnut le chevalier qui l'avait attaqué plus tôt: un brun aux épaisses
boucles ; le comte Bonaparte_ ce vieux dégénéré qu'il rêvait d'abattre, et un autre
homme dont les traits lui étaient étrangers. Par contre, il ressemblait à un exact
financier avec les habits distinctifs de la puissance d'argent : queue de pie et
gilet, avec nœud papillon et chapeau haut-de-forme.
« Hé bien, clama l'inconnu. Je vois que notre Jonas d'Afrique est enfin sorti de
sa baleine!
— Voyons, mon brave duc, riposta le comte. Ce n'est pas comme s'il avait le
choix le nègre ! »
Le dernier mot avait sonné dans sa bouche d’une voix mauvaise, avec un accent
crapuleux, préambule d’une bordée d’injures grasses.
« Tout de même, renchérit le duc. Il faut avouer qu'un objet qui survit trois
jours sous l'eau n'est pas chose courante dans la colonie.
— Disons simplement qu'il a eu de la chance, répondit le chevalier qui jusqu'à
présent s'était tu.
— Espérons que sa fameuse chance ne nous portera pas préjudice, soupira le duc.
Dans le cas contraire, je serai formellement contraint de rompre notre alliance.
— Oh non, rétorqua le comte. Nous ne serions pas obligé d'en arriver jusque là
très cher, Napoléon se chargera de parfaitement le recadrer.»
Ledit Napoléon, correspondant à la description du chevalier aux cheveux bouclés,
sourit, hocha la tête et, glorieux de son vêtement coupé dans une étoffe cannelle
de mauvais goût, s'offrit un cigare.
Une indéniable sérénité se refléta sur ses traits. Peut-être était-ce l’apaisante
influence du cigare dont la bague rouge, ornée d'un somptueux écu gaufré d'or,
indiquait sans discrétion le prix. S'abaissant au niveau du nègre, le chevalier
jeta un souffle de vapeur infecte au visage de ce dernier.
« Alors petit garnement, dit-il. Parle à ton maître, il est vraiment impatient
de savoir comment une si petite chose a pu réussir ce tour de force. »
De son cigare, il ne lui restait plus qu’un bout entre les lèvres, et, après en
avoir aspiré les dernières bouffées, il le jeta par-dessus le bord.
« Tu vois, c'est très important pour moi de savoir, reprit-il. Il se peut qu'il
y ait quelques faiblesses dans la sécurité que ton maître doit corriger. Alors,
dis-moi tout, et peut-être que je te ferai grâce. »
Le ton péremptoire et l’expression allusive qu'arborait le brun glacèrent
l'esclave. Il eût le pressentiment d’une correction immédiate et violente.
Le duc balaya les paroles du chevalier d'un revers de main.
« Croyez-moi Napoléon, vous aurez beau radoter toutes les litanies, ces bêtes
ne comprendront rien à rien. Leurs seuls remède sont le fouet et la famine.
— Je m'oppose à votre opinion très cher duc de Guise, déclara t-il. Joé est une
chose intelligente, il me dira tout comme un sage petit cochon. N'est-ce pas, Joé ?
»
Les lanières fouettèrent encore et ouvrit encore plus les plaies saignantes.
« Pourquoi m'avez vous laissé vivre, si c'était pour me faire souffrir autant !
», gémit le jeune homme à bout de souffle.
Ses bourreaux ne le comprirent pas et se gaussèrent de ses supplications, ignorant
que le nègre s'adressait aux esprits de la nature et non à eux. Les coups de fouets
se succèdent sans interruption ; les appels de l'esclave n'étaient plus que
rauquements de plus en plus sourds, beuglements de désespoir si fatigués qu'ils ne
dépassaient plus sa gorge, étranglée de souffrance.
Et ce fut sans plus tarder, parmi les coussins, préparés d’avance bien sûr, la
culbute amoureuse, l’éclair des cuisses sans pantalon, l’étreinte farouche et
brutale. Le cavalier adorait tout d'elle : le galbe diaphane de sa poitrine, la
mince courbe de ses hanches, ses gémissements plaintifs
et sa volupté particulière, quand elle appliquait son corps contre le sien et
qu’elle se pliait pour qu’il la pénétrât. De toutes les femmes qu'il avait eu à
satisfaire dans sa couche, Marguerite était sans doute la plus fougueuse et la plus
entreprenante. Sa pensée se confirma lorsque la bourgeoise saisit à pleines mains
sa verge et la fit entrer dans sa petite bouche rouge, lui faisant ce qu'on
appelait d'après l'usage commun une irrumation. Rejetant la tête en arrière, le
chevalier grogna de plaisir. C'était exactement ce qu'il lui fallait après avoir
dépensé tant d'efforts dans la punition du nègre, et cette femme à genoux devant
lui, le savait parfaitement.
Dans un énième succion génital pratiqué par la tendre Marguerite, Napoléon râla,
sans manquer de jeter un regard furieux à la carte de visite, signée de sa fiancée,
fille de baron anglo-français: Eugénie de Sade.