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-DIGRAPHE. AUJOURD’HUI NATHALIE SARRAUTE AUJOURD’HUI NATHALIE SARRAUTE Introduction ch Conversation avec Nathalie Sarraute 9 Nathalie Sarraute : Paul Valéry et l'enfant d’déphant 20 (texte intégral de 1946) Nathalie Satraute : Le gant retourné (1973) 52 Nathalie Sarraute : Le bonheur de l'homme (1970) 59 Hector Bianciowti : Nathalie Sarraute 66 Monique Wittig : Le Hew de faction 70 Marianne Alphanc : Nous #’éerivoms pas encore 77 John Sturrock : England ? L'Angleterre ? Hein ? 86 Maurice Nadeau : L’évolution du roman (1956) 93 Post-scriptum 1983 98 Matthieu Galey : Sofstaire dans sa recherche... 99 Gerda Zeltner: Quelqgues remarques sur «l'art dramatique » 103 Pierre Soulages : Encres inédites (hors texte) Un discours autour (enttetien) 110 Repéres biographiques 129 Bibliographie des ceuvres de Nathalie Sarraute Quelques ouvrages sur Nathalie Sarraute Ce numéro a été dirigé par Serge Fauchereau Aujourd’ hui, Nathalie Sarraute Ce numéro est consacré @ Nathalie Sarraute qui, avec Francis Ponge, Jacques Derrida et quelques autres écrivains, est un de ces ainés auxquels Digraphe a toujours été attentif, sans pour autant oublier sa vocation de tribune pour les recherches des plus jeunes. Bien entendu, la littérature n’a pas d'age et les questions posées par Ia romancitre ne nous Cloignent pas de cet objectif. Premier numéro d’une revue francaise entiérement dédié &@ Nathalie Sar- raute, il ne s’agit pas ici d’un hommage mais d'une réfleaon sur une oeuvre, une pratique. Nos remerciements vont aux romanciers, aux critiques francais et étrangers qui nous ont aidé d le composer, @ l'auteur des des- sins, Pierre Soulages dont il a par ailleurs semblé intéressant de reproduire, hors texte en quelque sorte, les réflexions sur ce que représentait, du point de vue d'un peintre, le commentaire ajouté a une cwuvre plastique, littéraire ou antre. Notre gratitude va & Nathalie Sarraute qui nous a fait con- france et nous @ laissé reproduire des textes rares jamais repris en volume. « Réflexion sur le bonheur» est inédit en francais et « Paul Valéry et l'enfant d'éléphant » n’avait paru qu'une fois, en version abrégée, il y a prés de quarante ans ; il est bon de relire, restitué ict @ son intégnité & partir du manuscrit original retrouvé, cet essai qui avait causé un certain émoi en son temps, comme une legon toujours valable contre les canonisations incondition- nelles et intempestives de la critique. Quant au dernier mot, il appartient évidemment au lecteur. S.F "Aen, da, Au ert oes Avchd 4m, < mal tliat“ $e PA gr Le ! ~ Shree . A Bet BIG, - ta, . . “Baek , tak trernok 4, ~la” 2 -. a pera a Yeh, har Ahesh le Avekhy” “Brn, Hy de frrver Per GRY ts parol, pre, hear Ol haha frie gm G Aes a Art gue effatee... 10 te te, K yo. Pn Pte ode Mo ane feure He fee dete “HEE 2, po A aseg Gh elon Akh, ad ure Phe form ob noes pet hge on g Eetertey net ante, Be regres —erkar—2P—gtn fe Lire: A100, 7 : ta feu On ou oe ant er a # Ae 9 re tg SERGE FAUCHEREAU — JEAN RISTAT Conversation avec Nathalie Sarraute S. Fauchereau — On répete volontiers que tropismes, c'est syno- nyme de Nathalie Sarraute. Je me demande si ce n’est pas une vision simplificatrice. Il est vrai que c'est trés lié 4 votre travail depuis le début. Je crois que c’est dans le texte liminaire de L’Ere du soupgon que, tevenant sur ce terme, vous expliquez que vous avez ressenti ce type de relation dés |’enfance ; et il m’a semblé voir dans le livre Enfance une sorte d’attention 4 cela. Comment expliquer que cela ait pu étre ressenti dés l’enfance ? N. Sarraute — Plus tard, en y repensant, je me suis dit qu'au fond je sentais ces choses-l4 assez fortement depuis l’enfance. Mais évidem- ment, quand j’étais enfant, je n’en avais pas conscience. Je ctoyais que je Vavais pensé beaucoup plus tard, en écrivant Enfance, en voulant écrite Enfance, et vous me dites que je l’avais déja écrit dans cette pré- face. Done j’ai dd me dire en l’éctivant : mais au fait, j’ai toujours été sensible 4 ces sortes de sropismes, ils font pastie de l’univers ott j’ai tou- jours vécu. Ce terme, tropisme, était un pis-aller. Je cherchais pour mon premier livre, un titre qui puisse évoquer tant bien que mal toutes ces sensations indéfinissables et, 4 |’époque, sropisme était dans l’air. Je Ppensais qu’il pourrait s’appliquer 4 ces sortes de mouvements instinctifs qui sont indépendants de notre volonté, qui sont provoqués par des excitations venant de l’extérieur. Ce mot est rest€ attaché 4 tout ce que j’éctis ; je ne m’en plains pas parce que, finalement, dés qu’on !’oublie, comme c'est attivé a des critiques, on commence 4 chercher dans mes ouvrages quelque chose que je n'ai pas essayé d’y mettre. On voudrait y déceler, par exemple, une peinnure de caractéres, une intrigue, une suite d’événements ; et moi, je n'ai cherché qu’a rendre ces mouvements. Je n'ai choisi dans Exfence que des souvenirs dans lesquels existaient ces mouvements. J’ai encore, par exemple, des souvenirs tts précis de la campagne. Mes parents allaicnt toujours en Beauce, dans une ferme o0 ils louaient des chambres ; nous prenions nos repas avec les fermiers. Je devais étre agée d’une dizaine d’années. J’y allais avec ma belle-mére pour de courtes vacances, au prinremps, pour les congés de Paques, de la Pemtecéte. C’était quelque chose de merveilleux. J’ai essayé de l’évo- quer. Je n’y artivais pas ; toutes les images ressemblaient 4 des images d’Epinal : la ferme, les canards, les lapins, la cressonniére... Tout cela éveillait chez moi, au point de vue du travail litéraire, un ennui, une impression d’impuissance... J’ai di renoncer. Mais lorsque j’ai voulu faire revivre mes vacances en Iséte, les images se sont animées ; il y avait 42 une sorte de mouvement, de vie, qui permettait 2 la forme de bouger. J'ai ainsi di laisser de cété quelques souvenirs auxquels je tenais. Je n’éctivais pas une autobiographie dans laquelle je devais Faconter tout ce qui m’ était arrivé. Une forme n’est pas « travaillable » pour moi si elle manque de mouvements intérieurs. Les descriptions extérieures ne m’intéressent que si un mouvement, une vibration, les parcourt, qui peut passer dans I’ écriture. S. EF. — Puisque j’en suis 4 évoquer des choses qu’on rappelle tou- jours 2 votre propos, liées au tropisme, il y a cette image du film raleati que vous avez vous-méme utilisée pour expliquer certaines choses. Or, justement, votre lecteur n’a pas du tout cette impression de film ralenti Jorsqu’il vous fit. Alors, est-ce qu’il n’y a pas 12 quelque chose oli, par- fois, on fait un contresens ? NN. S. — C'est possible. Je cherche 4 montrer, en le développant, ce qui se passe en nous en quelques secondes. J’ai parlé davantage de mon travail que de |’effet qu’il produit sur le lecteur. Je suis obligée, quand je travaille, de regatder comme on tegarde un film au ralenti et de trouver des images qui pourtaient évoquer les différentes phases du mouvement qui est en train de se développer. Dans 1a réalité, tout se passe en quelques secondes. Je prends un exemple dans mon demicr livre : aprés avoir contemplé une poupée de coiffeur, je dis 3. ma mére : « Elle est plus belle que toi, je touve qu’elle est plus belle que toi » ; ma méte me répond : « Un enfant qui aime sa mére trouve que pet- sonne n'est plus beau qu’elle. » Tout s’est passé trés vite : le temps de le dite. Je suis obligée d’ouvrir ce moment pour voir comment nait et se développe en moi le malaise que cette réponse a provoqué. Je suis obligée de le décomposer, exactement comme on décompose, par exemple, fe mouvement d’un cheval dans un film au ralenti. Dans mon travail, je cherche & revivte les différentes phases de tous ces drames. Mais chacune d’elles est évoquée par des phrases qui, elles, devraient étre rapides, fluides, bouillonnantes comme ces mouvements qui se suc- cédent trés rapidement ct méme se produisent en nous en méme temps. S. F — Ce que je voulais dire, c’est que V’effet de ralenti est au niveau du romancier et non pas du lecteur. N. S. — Le lecteur, je l’espére, a Villusion, qui ne correspond pas 2 Ja vie « réelle », de ressentir, 4 mesure qu’ils se déploient, ces mouve- ments que, dans la vie dite « réelle >, 1 sent globalement. Hl faut faire fessentir au lecteur ce qui s’est passé en quelques secondes. Je suis obligée de le revoir comme au ralenti et au mictoscopc, de trouver des images qui donnent des équivalents de ces sensations. Mais dans Ia vie courante, il aurait semblé qu’ il s'est passé peu de chose, 4 peu prés rien. On ne décompose pas les mouvements dans la réalité ; on n’en a pas le temps. Mais, quand on me lit, j’espére qu’on a |'impression que ce drame qui est en twain de se dérouler, ce gui se passe, est téel. Mais la vie « courante », ce réel, on ne le voit pas. On n’a pas le temps de le voit. S. & — On n’en est pas conscient... ? N. S$. — On le sent vaguement, globalement. Ul faut un énomme travail pour arriver 2 le retrouver. S. F. — Justement, ces mouvements, que vous venez d’évoquer : la poupée de coiffeur... Lorsqu’on se reporte 4 d'autres de vos romans, Martereau tourne autour d’une discussion pour |’achat d’une propriété, dans Le Planétarium, il s’agit d'une poignée de porte de la tante Berthe ; dans Les fruits d'or, on discute d’un livre dont le contenu importe peu ; dans Vows les entendex ? on parle d'une statuette dont on se demande méme si elle a un rapport avec le sire des enfants qu’on entend... Donc, il s’agit presque toujours de quelque chose d’apparem- ment, au moins, anodin, et je me posais cette question : il s’agit donc volontairement de choses banales, quotidienncs, mesquines au sens pre- micr, mais imaginerait-on la méme chose avec |’étude, par exemple, d'un général ou d’un chef d’Etat qui aurait 4 déclencher ou non une guerre ? C’est-A-dire une chose peut-étre ués grave. Du déclenchement d'une guerre 4 une poignée de porte. N. $. — Ce qui m’intéresse, c'est l’apparence banale, anodine, le cété invisible. Personne ne le voit et j'ai envie de dire : mais regardez, regardez, ouvrons-le, cet instant, et voyons ce qu’il révéle. Ce qui se passe sur un champ de bataille, tout le monde pourrait le voit ; pour Pappréhender, on n’a pas besoin de mes instruments qui essayent de plonger un peu sous le visible ; 14, le visible et la réalité collent Pun a autre. Lorsqu’on décrit la bataille d’Austerlitz, on n’a pas besoin, a ce moment-la, de voir tous ces mouvements intérieurs qui, d’ailleurs, me semble-t-il, ne peuvent pas se ptoduire quand on est en pleine action. 5. F. — Je ne pensais pas 4 la bataille elle-méme. Je pensais 4 ce qui se passe avant la bataille. Doit-on, ou non, déclencher la guerre ? N. S. — On se trouve 13 au niveau de ce qui est déja trés bien connu, qui est de l’ordre de ce qui a été trés bien décrit. Moi, j'ai tou- jours Villusion que ce que je m’efforce de montrer, c'est ce qu’on ne voit pas. Ce qui ne se voit pas et qu’on ne peut faire voir, justement, qu’au prix de ce travail ; je ne me propose pas de faire une découverte psychologique mais de trouver une forme qui ne peut devenir vivante que si qu’elle est poussée pat quelque chose qui n’a pas encote été pris dans une forme préexistante. Les grandes actions, les grands mouve- ments psychologiques ont déja été admirablement pris dans une écriture par les grands écrivains du passé. Mon écriture ne peut vivre que si elle est poussée, traversée par quelque chose de fluide, d’encote intact, qui se chetche, qui tremblote... c’est cela qui m’intéresse, ce qui peut com- muniquer 4 ma forme cette vibration qui la rende vivante. Lorsque je voulais décrite la campagne, c’était mort. Une sorte de copie d’enfant : la forme était plate, morte... S. F — C'est cela: il n’y a pas d’importance, finalement, qu'il s'agisse... d’une poignée de porte... N.S. — ... Ga n’a aucune importance. L’achat d’une maison, par exemple, dans Martereau, n’est qu'une sorte d’inttigue extérieure. Ce qui m’intéresse en réalité sous cette apparence extérieure, la recherche d’une maison ou ce personnage traditionnel, Marfteteau, ce sont ces mouvements intétieurs que j’appelais tropismes et qui peu & peu enva- hissent aussi Martereau. A la fin, le personnage se désintégre. S. F. — Cela rejoint alors le souci que vous avez presque toujours, de ne pas donner aux petsonnages des noms ou, dans certains cas, des noms tout 4 fait ordinaires. .. N.S. — Seul Martereau avait un nom, comme Dumontet dans Por- trait d'un inconnu, patce qu'il était « le personnage » vu du dehors. Sans Marteteau, le neveu, qui était en somme celui qui cherchait ces tro- pismes, voyait d’abord Martereau comme un petsonnage de roman tra- ditionnel, comme nous voyons les gens autour de nous. Nous en faisons des personnages. Mais, pour moi, cette construction ne répond pas 4 une réalité. Dans Le Planétarium, les noms existent quand les gens parlent Jes uns des autres ; mais ces noms ne s’introduisent jamais dans cette partie de nous-mémes, dans cette vie intérieure of nous ne prononcons, il me semble, jamais de noms. Quand je veux évoquer quelqu’un, ce n’est pas un nom que je prononce. Je fais surgir une image. Elle est généralement déterminée par l’impression que je veux avoir de celui qui l’évoque, l’impression qu’il me fait sur le moment. Jamais je ne pro- nonce son nom ; c’est lorsque je parle de lui a un interlocuteur que je prononce son nom. Autrement, je le vois apparaitre sous un aspect tres schématique et je crois qu'il en est ainsi pour chacun de nous. L’autre m’apparait et je ne le nomme pas. Si je pense 4 quelqu’un, 4 un de mes proches, par exemple, ce que je vois tout 4 coup est difficile 4 décrire. Comme souvent dans les réves, je sais que c’est lui. Le nom n’est pro- noncé que lorsqu’on parle Jes uns des autres. C’est ce que j’ai fait dans te Planétarium of chacun voit l’autre comme un personnage, et parle de autre en tui donnant un nom. Si je donne un nom a un personnage, je me place 4 I’écart de lui : je le nomme du dehors. Or, je suis 4 l’inté- tieut de sa conscience et j’essaye de me mouvoit comme lui, d’étre prise avec Jui dans ses mouvements, portée par eux. A ce moment-li, peu m’importe of je suis. S. F — Wétade de ces tropismes, ces mouvements, c'est le contraire de la ctéation de types tel qu’on aimait 4 le faire autrefois... N. S. — C'est le contraire. En écrivant Portrait d’un inconnu, j'ai voulu reprendre une situation balzacienne un peu semblable 4 celle d’Eugénie Grandet ct essayer de trouver ce que recouvrent ces mots : ¢’est un avare. Pour un ocil modeme, qu’y a-t-il derriére le portrait d’un avare ? Ce qu'il y a est d'une complexité telle qu’a la fin, celui qui cherche est obligé de Mcher prise. Alors s’introduit le personnage du toman traditionnel, monsieur Dumontet, qui a un nom, une profession, qui va épouser la fille, etc. Les tropismes disparaissent. On retombe dans le d&a connu. S. F — Justement, j’en teviens 4 une réflexion que vous faites dans L’Ere du soupgon ; yous dites en substance que le vieux roman ne peut plus contenir la réalité psychique actuelle. Est-ce a dire que cette réalité psychique a changé ou bien que c’est notre appréhension... ? N. S. — Je crvis que c’est notre appréhension de cette réalité qui s'est transfonmée. Il est absurde de dite que Dostoievski ou Balzac ne voyaient pas l’extraordinaire complexité de la vie intérieurc. Mais clic a’entrait pas dans leur forme ; ils avaient besoin d’une autre forme, comme les peinttes d’autrefois, dans laquelle ils enfermaient leur vision du monde. Cette forme était alors neuve et vivante. Sa simplicité méme Jui donnait une grande force. Le pére Grandet, le pére Goriot sont des formes créées pat Balzac pour montret le réel. L’intrigue servait 4 les modeler, 4 les faire chatoyer. Cette forme et cette vision étaient celles de Balzac. Elles n’étaient qu’a lui. A notre époque si on veut les copier, on fegarde 4 travers les lunettes de Balzac. Mais, depuis, nous avons appris a voir une réalité plus complexe... La littérarure a subi de grands boule- versements, nous avons ttavetsé |’analyse proustienne, le monologue intérieur... S. F. — I me semble qu’on a peu remarqué comme vous aviez sou- vent recouts au vocabulaire plastique lorsque vous parlez ; vous venez de parler de peinture tout 2 ["heure et avec insistance, de formes. Ce recours 2 la peinture revient plusieurs fois dans L’Ere du soupgon, en particulier dans le dernier texte, « Ce que voient les oiseaux ». Vous dites que la peinture a cu un mouvement analogue 4 celui du roman. N. S$. — On ne peut plus copier Brueghel maintenant, n’est-ce pas ? Si nous voulons montrer (comme je le disais, je crois, dans L’Ere dz soxpcor) la couleur jaune nous n’avons plus besoin de la fixer sur un citron ou un objet quelconque. Ce qui intéressait, d’ailleurs, les pein- tres, autrefois, n’érait pas de montrer un citron, mais avant tout de faire jouer une ceraine forme, des lignes, la couleur. Alors, au licu d’un citron, pourquoi ne pas montret la couleur pure, puisque c'est elle qui doit attiret toute l’attention du vétitable amateur de peinture, éveiller sa jouissance, et non pas lui donnet envie de presser le citron, de le découper en tranches. Il me semble qu’il en est de méme pour la littéra- ture. Pourquoi construire madame Bovaty ou le pére Karamazov puis- qu’en fin de compte, ce qu’on y ressent est ce que |’auteur et te lecteur ont en commun. Je voudrais aititer l’attention du lecteur sur des mouve- ments qui existent chez n’importe qui. Il m’a toujours semblé que le roman suit de trés loin la peinture car, malheureusement, le roman n'est pas encore tout 4 fait un ast, il doit servix 4 toutes sortes de fins qui n’ont tien 4 voir avec l'art. Flaubert était us modeme quand il son- geait, au départ, A montrer, au licu de la Bovary, les séveries d’une vieille demoiselle solitaite. Ca l’ennuyait déja de construire un person- nage. Or, au moment oi il |’ écrivait, c’était encore une forme vivante. Mais le roman devrait tout de méme essayer d’aller au plus prés de la source, de ce lieu of les formes prennent naissance, ne pas se contenter de reprendre des formes anciennes. On me dit parfois : vous détestez Balzac. J’aime beaucoup Balzac, je trouve que c’est un grand ctéateur. Mais essayer, maintenant, de voir, 4 travers des formes balzaciennes, une réalité qui se défait, s’€pand de tous cétés, me parait impossible. S. F. — Je le pense absolument. Vous parlez, 4 propos de peinture, de quelque chose d’extrémement intéressant, d’extrémement actuel, me semble-t-il, bien que vous l’ayez écrit il y 2 presque trente ans, du réa- fisme. Vy a une longue discussion 4 la fin de L'Bre du soupgon sur le réalisme et j’aimerais bien que vous en parliez pour notre aujourd’bui. N.S. — J'ai pensé que tout éctivain cherche toujours 4 accrottre le monde dans lequel nous vivons. Il cherche ce qui n'a pas encore été intégré a la réaliré connue. C’est 18 le mouvement de la littérature. Vou- loir faire une peinture réaliste de la société, avec les instruments d’un aristocrate russe au XIX: siécle, comme Tolstoi, par exemple, revient a montrer une image de la réalité au niveau of il la voyait, lui, mais pas au niveau de notre vision actuelle de la réalité ; on reprend alors une forme qui ne peut plus servit aujourd’hui. Elle ne peut pas conduire plus loin, en profondeur, que Tolstoi n’est allé en écrivant Anna Karé- nine. Méme si on se sett de cette forme pour montrer une société actuelle. Jean Ristat — Qu’appelez-vous donc réalisme ? N. S. — Le séalisme se déplace. Ce que j’appelle réalisme, c’est toujours du réel gui n’est pas encore pris dans des formes convenues. Il est nécessaire que les formes se déplacent continuellement. On ne peut plus reprendre les formes anciennes sans retrouver une substance roma- nesque ancienne, elle aussi connue. A une époque, tous les jeunes écti- vains imitaient Kafka ; cela ne donnait rien. Pour moi, c’est trés réaliste, Kafka. Ce qu’il montre, c’est Ia réalité ; maintenant nous employons le mot Aafkaien pour désigner un aspect réel (d’ailleurs moins vaste que celui que Kafka nous a apporté). Avant lui, on sentait vaguement cet aspect. Aujourd’hui, on le voit aussitét. Cette réalité s’est intégrée au monde que nous connaissons. Mais comme la forme de Tolstoi, celle de Kafka ne peut, plus étre reprise pour montrer une part de réalité encore inconnue. Comme toute copie, cette forme est académique, inerte. S. F — Donc, dans la mesure of cette réalité telle que nous ’appréhendons change, le réalisme est alors 4 repenser constamment ? N. S. — Pour moi, chaque ceuvte est une ceuvre oi il faut retrouver un autre réalisme. Si quelqu’un dit : ¢a ’a aucune importance, comme Sartre, quand il a pris la forme de Dos Passos dans Le Sursis... Com- ment, ¢a n’a pas d’importance ? Mais c’est tout ce qu’il y a de plus important. Il s’agit de trouver une forme qui arrive 4 capter cette réalité- la encore inconnue, qui n’a pas encore de forme. C’est cela, pour moi, le véritable réalisme ; essayer d’atteindre une réaliré encore intacte et Pintégret la réalité connue. S. FE. — Ily avait dans la formulation méme de la question que j’ai esquissée devant vous, une ambiguité sur le terme de réalisme, parce qu’au fond, quand nous parlons de réalisme aujourd’hui, la plupare du temps nous pensons simultanément a la querelle du réalisme qui a cu lieu & partir des années trenté et qui était liée 4 une autte question, celle de la littétarure engagée. N. S. — J’étais contre la littérature engagée patce qu’elle ne se ptéoccupait pas de cette recherche d’une forme et donc d’un fond neufs. Et aussi parce qu’elle était imposée, démonstrative, Educative. Mais si l’engagement est sponiané, s'il se manifeste dans des oeuvres vivantes, alors tant mieux! Le Divine comédie est une ceuvre engagéc admirable. Brecht était engagé, mais ce qu'il montrait était ce qu'il découvrait dans la réalité. Or quand on a commencé 4 nous dite : le devoit d’un €crivain consiste 4 contribuer 4 changer la société, peu importe avec quelles formes, écrire des ceuvres didactiques, pédagogi- ques, en démontrant quelque chose; alors, pour moi, on n’était plus dans le domaine de !’art. J. R. — Ce que vous dites de la forme est trés important et, cepen- dant, j’aimerais que vous précisiez l’usage qu’il est possible de faire de la « tradition ». N.S. — C'est une question ttés pertinente, parce que c’est justement le fait de ne pas pouvoir en faire usage qui a déterminé tous mes efforts. D’ailleurs, quand j'ai commencé écrire, je pensais que ce n’était pas publiable. Cette recherche d’une réalité qui n’est pas directement visible, eh bien, il peut lui arriver deux choses : ou cette réalité n’arrivera pas a s’intégrer 41’ univers dans lequel nous vivons, elle restera informe, elle sera sans force, alors elle disparattra ; ou elle arrivera 4 ajouter une parcelle ou bien un grand pan de réalité au monde que nous connaissons. Cela, il est impossible de le savoir par avance. Mais si elle réussit, elle ne sera plus copiable et utilisable. Il était possible que ce que j’appelle tropisme meure simplement pat manque de force et ne pénétre pas dans la conscience des futurs lecteurs. Mais si ces tropismes ont pu étre reconnus... S. F — Comme étant la réalité.... N. 5S. — Comme étant une parcelle d’une réalité commune tous... Je ne prétends pas recouvrir toute la réalité ; mais une partie, un certain niveau, de la réalité, wor py J. R. — Je vous ai posé cette question en me faisant lavocat du diable. Mais c'est peut-étre plus une question de potte — en effet, je m’intetroge, pour ma part, sur le travail qu’on peut faire sur le vers ct comment on peut, 4 l’intérieur de formes qui sont tour de méme réduites, travailler pour les changer. N. S. — Pour moi, le roman se rapproche, essaye de se rapprocher de la poésie ; il tend, comme la poésie, 4 saisir au plus prés de leur source, des sensations, quelque chose de ressenti. Les romans devraient devenir de grands poémes. Et de méme certaines ceuvtes poétiques sont créées dans des formes qui jusqu’ici étaient considérées comme apparte- nant 4 la prose. Cette conversation est extraite d'un travail en cours. NATHALIE SARRAUTE Paul Valéry et l’Enfant d'Eléphant L’Enfant d’Eléphant n’avait pas agi plus imprudemment, cet Enfant d’Eléphant des Histoires comme ga de Kipling, « tout neuf et plein d’une insatiable curiosité », qui posait toujours des questions et qui se faisait partout rabrouer — quand, un beau matin, il avait fait cette belle question: « Qu’est-ce que le crocodile mange pour diner ? »... et li-dessus tout le monde Iui avait dit « Chut ! 4 haute et terrible voix et s'était mis 2 le cogner sans petdre une minute, ni s’arréter pendant longtemps » ; comme cet incorrigible Enfant d’Elé- phant, j’avais beau savoir qu’il valait mieux me retenir, c’ était plus fort que moi, je ne pouvais pas m’en empécher, il me fallait absolument, quoi qu’il dit m’en coftter, en avoir le coeur net, et je ne manquais jamais de demander en toute occasion : « Mais est-ce donc bien yrai, étes-vous vraiment bien certain, trouvez-vous vraiment sinctrement que Paul Valéty soit un grand poéte ? » Et aussitét, comme si j'avais pro- noncé des paroles sacriléges, tout le monde me faisait signe de me taire ef se fetournant pour voit si on avait entendu ma question. Et les uns s’en allaient en haussant les épaules sans daigner me répondre, et les auttes, le premier choc passé, me regardaient avec pitié et m’assuraient qu’ils ne le répéteraient 4 personne et s’efforceraient méme de l’oublier, si je leur promettais de ne jamais recommencer ; certains m’ont demandé en souriant si j’avais jamais rien compris aux grands classiques francais, ou aux grands classiques tout court, et pourquoi, pendant que iy €tais, je ne posais pas la méme question au sujet de Racine, ou bien de Virgile, de Lucréce ou de Platon 2 qui Paul Valéry a été 4 juste titre comparé ; quelques-uns m’ont conseillé, puisque j’étais incapable de sentit par moi-méme ce qu’ était la véritable poésie, de m’en rapporter au jugement des plus grands parmi les contemporains de Paul Valéry, 2 celui de Rilke, notamment, que, disaient-ils, je prétendais admirer, et qui avait fait de Ini des éloges Jes plus flatteurs qu’un poéte ait jamais décernés 4 un autre poéte de son temps ; d’autres se sont mis en colére et m’ont parlé avec ume grande véhémence de « gloire nationale >, d’« admiration unanime 4 !’étranger », et de poésie 4 laquelle les mots «pure», <«patfaite», «classique», « étonnante », « merveilleuse », «< accomplie », « rare », « prestigieuse », « inoule », étaient, comme c’est T'usage, dés qu’il s’agit de Paul Valéty, immanquablement accouplés ; un seul, patmi tous ceux que j'ai ainsi imprudemment provoqués, qui avait rougi et détourné les yeux et que j’avais pressé de questions dans un coin sans youloir le lacher, finit par me dire tout bas, comme 4 contre-cocur et d’un ait agacé : « Mais vous ne savez donc pas que nous avons toujours cu besoin d’un abbé Delille ? » Mais je ne m’étais pas encore remise de mon étonnement qu'il avait disparu, et il a toujours évité soigneusement depuis de se retrouver en téte 4 téte avec moi. Et une autre fois encore, quelqu’un que j’avais longtemps harcelé, me glissa dans un souffle et les yeux un peu égarés: « Mallarmé rayon calicot »... Mais c’était si inattendu, si extraordinaire, que je me suis toujours demandé si j’avais bien entendu. Il paraissait évident que petsonne ne me serait d’aucun secours et qu’il ne me restait qu’a essayer de me tirer d’affaire par mes propres moyens. A premiere vue, cela pouvait ne pas sembler trop difficile. Je n’avais qu’a m’enfermer dans ma chambre ; fermer ma porte 4 tous les bruits du dehors ; et, seule en face de l’ceuvre de Paul Valéry, m’aban- donner 4 moi-méme. Je serais alors en face d’elle ce lecteur anonyme que toute ceuvre littéraire, si ancienne et si bien établie que soit sa renommée, ne cesse 4 aucun moment de son existence d’affronter. Elle serait pour moi ce que toute ccuvre d’art, comme le dit si bien Thierry Maulnier, « peut étre 4 chaque moment et pour tout lecteur qui se place en face d’elle, un événement neuf et un commencement absolu ». Et alors la téponse que je me ferais 8 moi-méme ne vaudrait pas pour moi scule. Elle serait peut-étre aussi la réponse timide de quelques-uns de ces lecteurs inconnus qui, isolés les uns des autres, enfermés dans leurs chambres solitaires, en face de cette ceuvre s'interrogent avec inquiétude et s’étonnent. Rien de plus simple 4 premiére vue que ce qu’il me fallait tenter — ni de plus naturel. Mais en réalité, rien de plus difficile. Envisager V’ceuvre de Paul Valéry comme un événement neuf ! L’aborder avec une sensibilité intacte et un regard impartial ! Pour parvenir a cela, que ne fallait-il pas détruire, chasser 4 tout instant de son esprit, extirper de sa mémoire ? Quelle couche chaque jour plus épaisse de vernis protecteur ne fallait-il pas gratter, quelle gangue solide et dure, chaque jour plus solide et plus dure, de paroles louangeuses et de commentaires enthou- siastes ne fallait-il pas briser autour de chaque ligne, de chaque strophe, de chaque vers, pour les faire apparattre 4 la lumitre! Ceci, par exemple, et je choisis au hasard, qu’il fallait s’efforcer d’oublier, cette « Initiation 4 1a poésie de Paul Valéry », dont l’auteur veut nous faire admirer tout d’abord «le portique qui nous ouvrira un si royal domaine », « portique, nous dit-il, qui appuie son atche d’accueil sur ces deux magnifiques colonnes, /’Ame et /a Danse et Eupalinos ou VArchitecte, qui égalent Valéry aux plus grands essayistes de tous les temps... Dans /’Ame et la Danse, nous dit-il encore, Paul Valéty a connu la plus merveilleuse réussite, et cela non parce qu’il rénove le gente, mais au contraire, patce que, se soumettant 4 l’Ame méme du dialogue platonicien dont il rettouve la poésie et la sereine simplicité, il fejoint presque, avec une sdreté joyeuse, le philosophe et l’artiste qui donna des ailes 4 la pensée de Socrate et reste fe maitre parfait dans l'art de converser ». Il fallait écarter cela d’abord, briser d’abord cette gangue pour faire apparaitre au grand jour et examiner « comme un événement neuf », ceci, qui s’y trouvait enrobé, ces paroles par lesquelles |’auteur de cette « Initiation » n’hésite pas 4 nous faire pénétrer dans « le royal domaine », et que Paul Valéry a placées dans la bouche de Phédre : «Je respire, comme une odeur .muscate et composée, ce mélange de filles charmeresses ; et ma présence s’égare dans ce dédale de graces o& chacune se perd avec une compagne et se retrouve avec une autre. » Et cela encore, 4 quoi il ne fallait plus penser et que j’avais apercu g Pi que J iperg dans un article para récemment (je prends encore au hasard) : «L’intime orchestte de Mallarmé qui dépasse rarement la demi-voix, Valéry l’épaissit d’éléments plus sonnants qui sauront chanter, tout chauds de puissance animale, I’invasion sauvage de linspiration... A la plane mélodie de son maitre, il donne les contrastes et le relief de la symphonic... Oui, Valéry s’est fait le plus accompli des musiciens... dans chacun de ses poémes, il offre 4 |’ouie les plus fines variations : le vers sec, subit et nerveux qui succéde a la suavité, puis la moue amollie du dégoat, ie rythme ou plus vif ou plus lent toujours retenu par Ja mesure ; le forte piano accusant la césure, opposant par sa coupe, & Pinstar de Rubens, la brune ardeur de homme au doux blanc féminin... » Ces somptueux atouts dont il fallait dépouiller, pour I’exa- miner dans sa nudité native... ce vers, le seul que l’auteur de !’article ait jugé bon de citer a |’appui de ses commentaires : « L’amant brdlant et dur ceindre la blanche amante. » Oublier ceci encore — mais on n’en finirait jamais de citer — cette présentation du fameux « Cantique des Colonnes >: « La poésie... art complet qui a permis 4 Paul Valéry de construire avec des mots rigou- reusement choisis, groupés avec une ptécision mathématique et dont ensemble est composé dans le pur style ionique, ce temple grec, doré de soleil, qu’est le « Cantique des Colonnes », potme des lignes, des formes pures... €difice qui chante, harmonieux 4 la fois pour les oreilles et pour les yeux », etc. Oublier tout cela et s’abandonner sans vergogne 4 l'impression que produisent sur tout lecteur 4 V’esprit non prévenu et a la sensibilité encore intacte les vers que voici (cités par cet autre enthou- siaste commentateur) : Si froides et dorées Nous faimes de nos lits Par le ciseau tirées, Pour devenir ces lys ! De nos lits de cristal Nous faimes éveillées, Des griffes de métal Nous ont apparcillées, Pour affronter la lune, la lune et le soleil, On nous polit chacune Comme !’ongle de 1’orteil ! Il fallait, en ouvrant le recueil des poémes, oublier que ce sont « les plus purs de la langue francaise, les plus sensuels, les plus denses et les plus parfaits... que Paul Valéry a amené 3 son achévement la tradition du vers racinien... Nulle faille ! Nulle lacune ! Le voila, le vrai classicisme ! Quelle lecon de rigueur et de sévérité envers soi-méme ! Quelle lecon de style aussi !... Aventure extraordinaire, cette merveilleuse poésie s’est imposée par de tout autres moyens que les moyens habituels : nul recouts aux grands effets, nulle excentricité, mais au contraire une maniére trés simple et les charmes les plus disctets »... Oublier que « Valéty est notre Luctéce, neuf, serré, éclatant, sauvage »... et que « Le Jeune Parque est un de ces chefs-d’ceuvre grice auquel les littératures, et, par consé- quence, les langues, peuvent en quelque sorte se survivre »... Non, ce n’était pas 14 une entreprise facile. On a beau s’armer de courage, une pareille unanimité, un tel ton impressionnent. En ouvrant le livre au poéme intitulé Le Jeune Parque, je ne pouvais m’empécher d’éprouver un sentiment de sévérence et de crainte. Ici il convenait de ne pénétrer que chapeau bas et de n’avancer qu’en silence et sur la pointe des pieds, tout prét 4 s’agenouiller. Mais, tandis que je feuilletais d’un doigt timide, voila qui tout de suite m’a rendu un peu d’assu- tance. Je venais de reconnaitre cette vieille odeur aigrelette de chiffon humide et de craie, cette vieille odeur rassurante et familitre d’encre et de poussiére qui flotce autour des souvenirs d’exercices et d’ efforts sco- laires... J’avais tu ces vers : Viens, mon sang, viens rougir la pale circonstance Qu’ennoblissait !’azur de la sainte distance, n’a été si universellement admiré. Ce poéte n’a pas eu jusqu’a présent un seul contradicteur et sa réputation n’a méme pas les taches du soleil ». (Flaubert, Correspondance, t.1V, p. 107), depuis Béranger aucun poete francais n’a été aussi « grand homme » que Valéry. Gide qui, en 1927, pouvait encore éctire dans son journal avec quelque lucidité, 4 propos de /z Jeune Parque : « Malgré quelques mou- verments adorables que le seul artifice ne saurait inventer... je ne puis préférer ce long poéme 4 certains autres plus récents ct plus courts de Charmes... Pas encore assez détaché de Mallarmé ; piétinement sur place ; abus du retour sur soi ; du repli... » Gide devait subir 4 son tour, son amitié pour Valéry y aidant sans doute, Jes effets de cette hal- lucination collective et, en 1938, 4 son tour il écrit... « Je lis les admira- bles pages de Valéty (dans /z Revue de Paris). Valéry n’a peut-étre rien crit qui me ravisse davantage. {J’ai souvent cette impression avec lui.) « Et, en 1942... ‘‘Mais le plus admirable, c'est que son esprit, sans rien quitter de sa rigueur, a su garder toute sa valeur poétique... Cette rigueur méme qu’on efit pu croire néfaste a l'art et qui fait au contraire de l’art de Valéry une merveille si accomplie...’’ » Son inconscient, pourtant, par moments, se rebiffait encore, 4 en juger par ce réve « (qu’il a noté dans son Journa/), ot il s'est vu écrivant sous la dictée de Valéty des phrases incompréhensibles. Celle-ci notam- ment, que, dit-il, s’étant téveillé, il Eprouve te besoin de noter aussitét : «Encore un AH de temps, nous étions des pendules littéraires... Je Pavais interrompu, raconte Gide, ne comprenant pas bien, et, n’osant lui demander ce que cela signifiait, je trouvai plus expédient de demander comment if fallait écrire : AH... Quant 4 la suite, dit-il, je Véctivais de confiance doutant s’il avait dit pendule, ou pendu, ou perdu... Cela restait, de toute manitre, admirable... » Mais la vague qui devait tout emporter I’entraine et, songeant avec temords 4 cettaines de ses tésistances passées — et pour s’en laver 4 ses propres yeux, sans doute — il s’accuse : «Je me souviens, écrit-il, d’avoir désapprouvé naguére le “‘lait plat’’ d’un des plus beaux po&mes de Valéty. » ... « L’épithéte, dit-il, me paraissait trop volontaire et tirer trop 4 soi l’attention... » Ah ! combien aujourd'hui il le déplote... Elle (tui) parait, écrit-il, « merveilleuse >... et « il fallait cout le génie de Valéry pour l’inventer... II fallait, pour la mériter, l'aspect si particulier du fait dans la jatte... son opacité... sa matité... sa blancheur, etc. Un épithéte qui ne convenait 4 aucun autre liquide” »... Ec sur ce méme « lait plat », plusieurs années plus tard et tout récemment encore, Cocteau, 4 son tour s’extasie. Ce n’est pas méme tant d’avoit « trouvé le lait plat» qu’il admite Valéry, que, !’ayant « trouvé >, d’avoir su découvrir « l’angle sous lequel s’éclairera le mieux sa trouvaille »™... Un ange met sur ma table Le pain tendre, le lait plat ; Et comme ce « lait plat »... « de ce ‘‘lait plat’’ aussi mon coeur est amoureux... Je suis de votre avis, le « lait plat » est heuteux... Je vou- drais l’avoir fait... Il vaut toute une piéce... Mais en comprend-on bien comme moi la finesse ?... Oh! Oh'!... Il est vrai qu’il dit plus de choses qu’il n'est gtos »... comme ce « lait plat » éveille irrésistiblement en nous des réminiscences littéraires ! Et comment, devant ce « lait plat », se retenir d’évoquer ces réunions de la rue de Villejust ot ses fidéles, imitant 4 |’instar du Maitre les grands classiques, devaient repro- duite des scénes que n’efit pas désavouées Moliére ! Mais peut-étre cet esprit désabusé et qui devait savoir mieux que quiconque « de quoi il en retourne », ne considérait-il pas sans une cer- taine inquiétude une pareille unanimité, un tel ton dans la louange. On sait quel sentiment douloureux de faiblesse recouvre le plus souvent un pareil orgueil. Peut-étre efit-il été moins que tout autre choqué ou surpris de mon insolence et se fat-il montré, plus que tout autre, indulgent. Et n’aurait-il pas dfi en tout cas, le premier, m’absoudre, lui qui a donné l’exemple d’un si grand irrespect ? On se souvient en quels termes, en effet, il s'est permis de parler de Pascal: « Ces: efftoi, efftayé, effroyable ; silence éternel ; univers muet... (le) font songer invinciblement 4 cet aboi insupportable qu’adressent les chiens 4 la lune... » Il ne peut d’ailleurs s’empécher de 13. Journal, p. 1158. 14, Fontaine, &é 1945, p. 541. penser qu’il y a du systéme et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégodt... Une phrase bien accordée exclut la tenonciation totale. ... Jl n’aime pas voir un écrivain chercher A ce « qu'on prenne son industrie pour son émotion »... Et, pour tout dire, il « voit trop », dans tout cela, « la main de Pascal »... Et comme on serait tent€, ici, de parler de paille et de poutre, s’il était possible de déceler dans les Pensées de Pascal le plus léger fétu ! « On a rant écrit sur lui, s’écrie encore Valéry avec exaspération, on V’a tant imaginé et si passionnément, qu’ il en est devenu un personnage de tragédie... une manitre d’Hamlet francais et janséniste, qui soupése son propre crane, crane de grand géométre ; et qui frissonne et songe, sur une tettasse opposée 2 I’Univers... » «Il a tité de soi-méme le silence éternel que ni les hommes vérita- biement religieux, ni les hommes véritablement profonds n’ont jamais observé dans [’univers. » Aussi Valéry trouve-t-il bon de lui apprendre ce qu’il convient rai- sonnablement de sentir devant le ciel étoilé... « C’est vers le ciel que les mains se tendent ; en Ini que les yeux se réfugient ou se perdent ; c’est lui que montre le doigt d’un prophéte ou d’un consolateur... » Et sans doute, en rédigeant ces vers pompeux et plats de /a Jeune Parque : Tout-puissants étrangers, inévitables astres Qui daignez faire luire au lointain tempore! Je ne sais quoi de put et de surnaturel... Paul Valéry €prouvait-il la satisfaction de bien « river son clou » & Pascal. (Les Temps modetnes, janvier 1947, avaient publié ce texte avec plu- Steurs coupures ; pour la premiere fois, il est restauré ici @ son intégrité, @'aprés le manuscrit original retrouvé.) NATHALIE SARRAUTE LE GANT RETOURNE Pendant ts longtemps j’ai pensé qu’il ne me serait pas possible d’éctire pour le thé4tre. Ce n’est pas que le théatre n’ait pas exercé sur moi, dés ma jeunesse, une profonde influence. Je me souviendrai toujours du choc qu’a pro- duit sur moi la piéce de Pirandello Six personnages en quéte d'auteur, jouée par les Pitoéff en 1924, je crois, devant une salle 4 peu prés vide. Et aussi, mise en scéne et jouée pat Jean Vilar, Le Danse de mort de Strindberg. Mais il me semblait que le dialogue de théatre était incompatible avec ce que je cherchais 4 montrer, avec ce que je me suis toujours efforcée de montrer dans mes romans et dans mon premier recueil de textes brefs, intitulé Tropismes, c’est-i-dire des mouvements intérieurs ténus, qui glissent wés rapidement au seuil de notre conscience, des mouvements qui ne sont pas (contrairement 4 ce qu’on a dit) tels qu’ils apparaissent 4 l’origine : de mous déroulements, de vagues grouille- ments, mais tels que je les montre dans mes livres : des mouvements précis, des petits drames qui se développent suivant un certain rythme, un mécanisme minutieusement agencé of tous les rouages s’emboirent les uns dans les autres. Ces actions dramatiques intérieures aboutissent, au-dehors, au dialogue. Le dialogue en est I'affleurement. Un dialogue volontairement banal, d’apparence anodine, porte ces mouvements au-dehors, mais en les masquant. II en est comme la pointe mouchetéc. Le dialogue seul, sans cette préparation que constitue un pré-dia- logue, était pour moi impossible, impensable. Car il ne s’agit jamais dans mes romans d’un de ces dialogues sug- gestifs qui doit faire deviner au lecteur ce qui n’est pas dit. Le pré-dia- logue, la sous-conversation, qui pousse le dialogue, le produit, montre au contraite au lecteur ¢ou¢ ce qu’il m'est possible de lui montter. Ce qu’il doit y apporter en plus, c’est ce que je n’ai pas pu ou pas su y mettre. Comment, dans ces conditions, écrire des piéces de théAtre ov il n’y a tien d’autre que le dialogue ? Il doit 4 lui seul tout faire sentir. Ec quant 4 l’action extérieure, si importante au théatre, elle est 8 peu prés absente de mes livres. Cette action extéricure, c’est le dialogue qui généralement la constitue. Mais il s’est trouvé qu’un jour j’ai regu la visite d’un jeune Alle- mand, Werner Spies, chargé par Ja Radio de Stuttgart de demander a des auteurs francais d’éctite pour elle des textes radiophoniques. J'ai commencé par tefuser. Werner Spies est revenu plusieurs fois 4 la charge, m’affirmant que je pourrais faire ce que je voudrais, dans une forme si insolite soit-elle. Lidée m’est venue, quelque temps aprés, sans que je sache bien ce qui pourrait en sortir, d’un certain silence. Un de ces silences dont on dit qu’ils sont « pesants ». Je mentirais si je vous rapportais comment de ce silence un texte a jailli, comme le ruban du chapeau du prestidigita- teur ou, pour employer une comparaison plus modeste, comme le ruban de la fente d’un téléscripteur. Mon travail a toujouts des commencements trés spontanés et pas trés conscients. C’est aprés que les éléments, venus de toutes parts, s’organi- sent. Toujours est-il que tiré par ce silence un dialogue a surgi, suscité, excité par ce silence. Ca s’est mis 2 parler, 4 s’agiter, 4 se démener, 4 se débattre... et je me suis dit : voila donc quelque chose qui pourrait étre écouré 4 Ja tadio. Ce qui dans mes romans aurait constitué l’action dramatique de la sous-conversation, du pré-dialogue, oi les sensations, les impressions, le « fessenti » sont communiqués au lecteur 4 l'aide d’images et de rythmes, ici se déployait dans le dialogue lui-méme. La sous-conversa- tion devenait la conversation. Ainsi le dedans devenait le dehors et un critique, plus tard, a pu a juste titre, pour qualifier ce passage du roman a la piéce, parler de « gant retourné ». Les personnages se sont mis 4 dire ce que d’ordinaire on ne dit pas. Le dialogue a quitté la surface, est descendu et s’est développé au niveau des mouvements intérieurs qui sont Ia substance de mes tomans. Il s’est installé d’emblée au niveau du pré-dialogue. Mais ce dialogue conserve, malgré sa plongée dans les zones inter- dites et obscures oti il se déploic, la forme du dialogue ordinaire, celle dont on se sert dans la vie dite « courante ». Pourquoi ? Parce qu’il s’agit ici de communiquer aux autres et de vivre sous leurs yeux, avec eux, ces mouvements intérieurs, de les convaincre, de les appeler 4 l'aide, et pour cela il faut se servir du seul langage qu’ils puissent aus- sitét comprendre, le langage quotidien. Ensuite parce qu’il faut que le spectateut, ou l’auditeur, comme les personnages, participe immédiate- ment A cette expétience, qu’il s’y retrouve chez lui. Il faut que dans ces fonds ou, si l'on veut, ces bas-fonds, on se sente le plus possible comme un poisson dans l’eau. Il faut que l’insolite prenne un air d’évidence, qu'il ait la force de conviction d’une expé- rience quotidiennement vécue par chacun et dont tend compte le lan- gage quotidien. Si la forme employée était insolite, le spectateur ne pourtait pas revivre aussitét ces drames qui, dans la vie réelle, sont confusément et globalement pressentis. Il faut que la sensation, le ressenti, passe vite, ait une force d’impact immédiate, porté par des mots familiers. Il en est de méme dans mes romans ot des images claires, banales, immédiatement évocatrices doivent faire passer des sensations indéfinis- sables. De plus il me semble que, pour les spectateurs auxquels je m/’adresse, ce contraste entre le fond insolite et la forme familitre donne & ces mouvements, d’ordinaire cachés, un caractére plus dramatique, plus violent. Et aussi, parfois, il produit un effet comique, un effet d’humour. L’insolite, enrobé dans du connu, du familier, fait rire. Jaime rire parfois moi-méme en éctivant. Mais cette forme de dialogue courant, comme dans mes livres, a prété 4 confusion. Beaucoup de spectateurs, et parmi eux des critiques, écoutent les mots sans chercher 4 en pénétrer le sens et, entendant des mots du langage courant, échangés par exemple entre amis réunis aprés le diner, ne voient dans ces dialogues, pourtant inhabituels, que des « conversations de salon ». Ainsi ceux qui se sont bornés 8 lire les dialo- gues, et non les pré-dialogues, des Fruits d'Or, y ont vu des bavardages de cocktails littéraires ! Cette expérience intérieure qui est pour certains petsonnages (et vrai- ment, plus que des personnages, il s’agit ici de porteurs de mouyements que, je l’avoue, j’ai parfois distribués au petit bonheur), cette expé- tience qui est pour certains personnages quelque chose de naturel, d'irrésistible, d’évident, est pour d’autres insupportable. Ils veulent 2 tout prix se maintenir a Ja surface, parmi leurs paysages familiers, sur la terre ferme depuis longtemps connuc et prospectée o@ ils ont |’habitude de vivre. Si on les entraine vers le fond, ils se débattent, c’est pour eux une descente aux enfers de l’anomalie, de fa folie, ils veulent remontet a la surface. D’ot le constant mouvement dans mes piéces, de haut en bas et de bas en haut. En haut, se trouvent les formes habituelles, sécurisantes, des défini- tions, des catégories de la psychologie traditionnelle, de la morale, qui emptisonnent et neutralisent cet indéfinissable, cet innommable qui vit dans les profondeurs (des profondeurs d’ailleurs toutes relatives). Mais c’est en haut, a la surface, que ceux qui se meuvent au niveau des tro- pismes ne peuvent se maintenit. Hs se sentent sans cesse entrainés et 4 tout moment ils descendent, en s’efforcant d’entrainer les autres. Quant au sujet, il est chaque fois ce qui s’appelle « rien », qui est le second titre d’une de mes pitces. Pourquoi « tien » ? Parce qu’il faut que la carapace du connu et du visible soit percée sur un point infime, que la craquelure soit la plus fine possible pour que l’innommé, l’invisible soit 4 la place d’honneur, pour qu’il soit plus difficile pour les spectateurs, comme pour ceux qui vivent au niveau des tropismes, de se laisser distraire par ce qui se passe a la surface. A la surface il n’y a rien, 2 peu pres rien. Plus Ja craquelure de la surface est infime, inapparente, plus les drames qui se déploient sous cette surface et que la ctaquelure révéle sont amples, plus le travail m’intéresse. C’est au déroulement, sous ce qui est familier, sans importance — ce qui s’appelle « rien » — de ces drames mictoscopiques insoupconnés, qui 4 chaque instant se jouent en nous, que je m’attache. Il stimule mon effort. Il permet de découvrir sous la carapace de l’apparence rassurante, tout un monde d’actions cachées, une agitation qui est pour moi la trame invisible de notre vie. C’est un peu un travail de sourcier. Prenons un exemple: Le mensonge. C’est le titre d’une de mes pitces. Si j’avais montré uh gtos mensonge, un de ceux qui mettent en cause des rapports affectifs connus, qui blessent des sentiments connus, qui abiment ces rappotts, il n’était pas possible de quitter la surface, les vastes espaces ptospectés dans tous les coins, exploités jusqu’a épuise- ment — du visible. Il fallait un mensonge pour ainsi dire 4 l'état pur, le mensonge en soi, un mensonge abstrait, qui n’affecte en rien notte vie. Une contre- vérité dite pat quelqu’un qui nous est indifférent. La fine craquelure qu'elle produit est juste une sensation désa- gréable. De celles que chacun a pu sentir glisser en soi quand il a cu impression qu’en sa présence — et sans que cela le touche directement — quelqu’un ment. Une sensation vague qui glisse en nous et passe sans que nous nous y afrétions : un nuage qui passe. Il en est ainsi dans le silence. Un de ces silences dont on dit qu’ils sont « lourds », mais qu’on préfére ne pas remarquer, 4 quoi bon ? pour quoi faire ? et queile importance ? Mais dans ma piéce intirulée Le Silence, il agit comme un catalyseur, comme un réactif puissant. Sous l’effet de ce silence les gens s’agitent, interrogent, souffrent, supplient, se galvaudent, mettent en cause ce qu’ils ont de plus cher, de plus précieux — puis, épuisés, remontent a la surface : que s’est-il passé ? Mais cien. Ce monsieur 2 gatdé quelques instants le silence. Vous l’avez temarqué ? Non, 4 vrai dire, je n'y ai pas fait attention. Ainsi dans la priére intitulée Isa ot la ctaquelure est encore plus infime, vraiment un point 4 peine visible. Il s’agit non pas méme de la facon de prononcer des phrases, pas méme des mots, mais de la fagon de prononcer la derniére syllabe — en « isme » — de certains mots. Rien de plus. Pour que ceux de la surface, ceux qui vivent dans |’apparence, puissent dire aux autres, aux sourciers, aux voyants, aux hypersensibles, aux délirants, aux déments : mais qu’est-ce qui vous a pris ? Pour que lorsque ces fous — et je crois, que nous en soyons ou non conscients, nous le sommes tous — pour que lorsque ces fous se mettent a s'agiter, 4 faire part du désarroi, de fa souffrance que provoquent en eux ceux qui prononcent ainsi, les gens dits « normaux » puissent les rappcler a l’ordre et les tirer par la peau du cou a l’air pur des surfaces, od ce qu’ils étaient en train de faire est poursuivi sous le nom de « dénigrement ». Et pour que les fous, replongeant sans cesse dans ces zones obscures, montrent comment cette simple syllabe, prononcée d’une certaine facon, est comme un caillou qui fait des cercles de plus en plus grands, comment I’avetsion inexplicable que produit cette pto- nonciation, iszza au lieu de isme, est la source, les ptemiéres gouttelettes qui, en chacun de nous, peuvent grossir jusqu’aux pires excts du facisme. Dans toutes mes piéces, l’action est absente, remplacée par le flux et le reflux du langage. L’emphase sur le role du langage en littérature est aujourd’hui telle, il est a ce point considéré comme I’unique substance de toute ceuvre littéraire, son point de départ et son « générateur », il est 4 ce point devenu la « tarte 4 la créme » de Ja critique littéraire que j/hésite 4 en montrer |'importance dans mes piéces. Cependant il est vrai que ces pices ne contiennent aucune action extérieure. Il est vrai que le langage y joue le réle de détonateur. II est vrai que c'est par lemploi de certains mots qu’il se révéle qu’un certain personnage — comme dans C'est beau — est passé d’un milieu 3 un autre, a abdiqué ce que lui a appris sa culture et a cherché secours auprés de ces rebou- teux que sont les gens simples aux prises avec les réalités quotidiennes. Ul est vrai que deux mots « C’est beau » qu’on ne peut prononcer devant son enfant — un fils bien aimé — remettent en cause tous les rapports de ses parents avec lui, et entre eux et par-del3, font se heurter des ordres de valeur inconciliables, s’affronter deux univers. C'est parce que la substance de ces piéces n’est rien d’autre que du langage qu’il m’avait semblé qu’on ne pouvait que les écouter. Cepen- dant, aprés que Le Mensonge eut paru dans les Cahiers Renaud-Bar- rautt, J.-L. Barrault, conseillé par Simone Benmussa, a décidé de le mettre en scéne avec Le Silence. Il m’avait semblé que c’était 1a une entreprise itréalisable. Il a su pourtant, avec ses dons de mime, son imagination qui lui permet d’animer l’espace scénique, il a su montrer des personnages se mouvant sur la scéne, exécutant méme toutes sottes de miouvements assez amples et yariés. Je dois dire que ces mouvements m’ont fascinée. Je voyais ce texte, ainsi intégré 4 des mouvements scéniques, porté et amplifié par des gestes, avec étonnement. Claude Régy, non sans un certain courage, a mis en sctne Iseza. Lui a, au contraire, conservé au texte le premier réle. Méme pas le premier role : le rdle unique. Dans sa mise en scéne, tien ne vient en distraire. Les acteuts s’y soumettent 4 Ja lettre, en suivant, en isolant toutes ses nuances, en amplifiant 4 peine son rythme. Assis céte 4 céte sur la scéne, face au public, ils bougent peu, se lévent, se rassoient, quand le mouvement du texte les fait se lever, puis se rasseoir. Ils ne se lévent tous et ne font cercle qu'une seule fois, quand |’un d’entre eux quitte la scéne, pour donner l’impression de le chasser — comme le texte pouvait le suggérer. Toutes les répétitions étaient le décortiquage minutieux et trés sensible de chaque vibration du langage. Claude Régy a fait voir chaque pli, chaque froissement, tous les grains de la peau du gant retourné. Et, dans les deux cas, avec Jean-Louis Barrault comme avec Claude Régy, la sensibilité des acteurs, leur effort créateur, ont permis 4 des auditeurs réceptifs de percevoir ce qu’avec les seuls moyens de |’ écriture je n’aurais pas pu ou pas su leur montret. Conférence prononcée & Vuniversité de Madison (U.S.A.) (1974) dans le cadre du séminaire sur l'avant-garde au théatre et au cinéma, publiée dans les Cahiers Renaud- Barrault. NATHALIE SARRAUTE Le bonheur de l'homme On dit en France qu’une chose « brille par son absence ». I] me semble que cette expression un peu vulgaire s'applique assez bien au bonheur. En effet, je n’appelle pas bonheur des instants de joie, de séténité. Je pense que par le mot bonheur, on entend un sentiment durable et sans mélange qui s’étendrait sur de vastes périodes de la vie et, dans Jes meilleurs cas, sur la vie tout entiére. C’est ce bonheur-la qui étincelle partout, qui éblouit tous les yeux et qui pourtant ne se trouve nulle part. Il ne peut étre, en effet, qu'un mirage, un réve — incompatible avec tout ce que nous connaissons de la réalité de notre vie psychique et de ses lois. Cette vie, on le sait bien, n’est que fluidité, mouvance, écoulement inintetrompu de sensations agréables ou pénibles venues de toutes parts, et qui colorent différemment chacun de nos instants. Elle est composée de mouvements complexes, subtils, indéfinissables, infini- ment fragiles, souvent contradictoires, s’engendrant les uns les autres un mouvement appelant souvent son contraire — et tous ces mouve- ments innombrables, le plus souvent insaisissables ne peuvent qu'au prix d’une mutilation étre fondus, confondus, pour étre coulés dans un moule qui pourrait sans tricherie, comme s’il était empli d’une subs- tance homogéne, porter une étiquette sur laquelle on inscrirait le mot « bonheur ». Mais si chaque instant, observé avec sincérité et clairvoyance, nous montre combien la trame de notre vie quotidienne se préte peu 4 ces constructions globales, notre vie, considérée dans son ensemble, s’y préte encore moins. Quand il nous arrive parfois — cela se produit sur- tout aux petites heures du matin —- de commettre l’imprudence de jeter suf notte vie toute entiére un coup d’ceil 4 vol d’oiseau et d’en prendre une vue panoramique, le paysage qui se présente 4 nos yeux — entouré de ténébres, sans cesse menacé de toutes parts, o8 tout est évanescent et oi il n’y a de stable, de solide qu’une seule certitude, celle du dépéris- sement inéluctable, de la souffrance et de la mort — ce paysage, il faut le reconnaitre ne pourtait que par dérision se parer du mot « bonheur ». Mais nous voulons absolument — et qui peut oser nous jeter la piette ? — nous cherchons de toutes nos forces 4 masquer cette réalité insoutenable et, envers et contre tout, 4 nous persuader de |’ existence de ce grand bloc compact et lisse ; le bonheur. Nous savons bien, dans notre for intérieur, qu’il ne s’agit que d’une illusion, mais si grand est notte désir, dans cet écoulement, cette fuite incessante, au milieu des dangers et en face des cettitudes tragiques, de nous cramponner 4 quelque chose de stable, de durable, d’une solidité 4 toute épreuve, que nous finissons par nous persuader que cette félicité doit exister quelque part. Ii suffic de bien la chetcher, on la trouvera. Et pour nous aider 4 1a trouver, que de conseils, que de recettes ! Nous n’avons que l’embarras du choix. Chacun doit déployer tous ses efforts pour obtenir ce qu’a chaque instant on lui propose : les résultats sont assurés. Les camelots du bonheur se partagent la clienttle. Les appels, depuis des siécles, n’ont cessé de s’élever de toutes parts, chaque société, chaque groupe social vantant la supériorité de ses offres : le bon- heur, c’était l’oisiveté, la vie de cour et ses prestiges... le bonheur, c’est le travail, c’est l’activité fébrile... c’est la contemplation... le bonheur, c’est la famille, les enfants, le mariage... le bonheur, c’est le détache- ment d’une vie solitaire... le bonheur, c’est la possession des richesses et de la puissance... le bonheur, etc., etc. On nous propose des modeéles de toutes sortes, bien congus, édifiés selon des régles éprouvées ; il suffica de savoir choisir et d’étre préts a payer le prix — car rien, bien sir, ne nous est donné gratuitement — pour s’installer 4 demeure dans |’une de ces constructions confortables et harmonieuses. II suffira de chercher refuge dans ces licux d’asile pour gotiter cette sécurité et cette pérennité des joies qui est la condition sine qua non du bonheur. Et quoi d’étonnant que nous acceptions ces offres — ne connaissant, et pour de bonnes raisons, que par oui-dire ces lieux ot le bonheur nous attend. Quoi d’étonnant que nous courions pleins de bonne volonté et d’espoir vers ces havres, ces refuges, préts & tous les efforts pour étre dignes d’y pénétrer. Préts 4 laisser 4 la porte des joies, des désirs incom- patibles avec notre choix, et 4 engager, pour nous y maintenir, toute notre bonne volonté, toutes nos forces. Nous nous doutons bien, 4 vrai dire — car il ne faut pas nous croire si naifs — qu’il y a peut-étre IA un jeu de dupes. Mais on nous presse de toutes parts, et notre désir est si grand, et pourquoi, aprés cout, puis- qu'il n'y a pas d’autre alternative, ne pas tenter le pari ? Donc nous jouons le jeu, nous cherchons le bonheur. Mais il se passe alors quelque chose d’étrange : cette techerche du bonheur posséde la particularité de s’éloigner de son but a mesure qu'elle s’effotce de l’atteindre. Car nous sommes ainsi faits qu’en dehors de certains moments, rates et passagers de joie, d’exaltation, nous n’€prouvons pas le sentiment du bonheur. Les états qu’il peut nous aftiver d’atteindre en certaines périodes plus ou moins prolongées de notre vie, et qui s’approchent le plus de l’idée que nous nous faisons du bonheur sont, généralement de ces états neutres dont on peut seule- ment dire que la soufftance en est absente. Et s'il est évident qu’il est nécessaire, urgent de lutter pour débar- rasser les hommes des souffrances matérielles et morales, en construisant des sociétés aussi libres, €quitables et prospéres que possible, il ne fant pas s’y tromper : ce qu’on obtiendra ainsi sera un état qui ne compor- tera pas cettaines souffrances, non un état ressenti comme étant « le bonheur ». Cette absence de soufftance devient rapidement — ce que d’ailleurs elle est — toute naturelle. Aussi naturelle que le fait d’exister, aussi indispensable et invisible que |’air qu’on respite. On a souvent constaté que tous nos biens, 4 peine acquis, nous paraissent aller de soi, et le bonheur, qui ne s’y trouve pas, ne peut s’y trouver, aussitét se déplace, s’éloigne, de nouveau poursuivi, de nou- veau hors d’atteinte. Et il se passe encore ceci de cutieux : il suffir que nous nous disions que nous tenons le bonheur pour qu’il soit certain qu’il nous échappe. Car les pétiodes de notre vie qui pourraient sembler étre des périodes heureuses sont celles ot la vie devient plus intense et plus pleine, ot tout notre étre est engagé dans quelque chose qui le dépasse au point de nous faire perdre conscience de nous-mémes. Si nous disons alors : « C’est ga le bonheur > c’est que nous nous sommes retrouvés. Nous voici revenus 4 nous et nous contemplant 4 distance, jetant sur ces moments intacts et innocents un regard de Méduse qui les fige. Un regatd qui les vide de leur substance, qui en fait une forme vide et sans vie. On dirait que ce mot de bonheur est un mot ensorcelé. Si nous poussons I’aveuglement et le conformisme jusqu’’ affirmer en toute bonne foi que nous possédons le bonheur, jusqu’a chercher 4 |’exhiber fierement aux yeux d’autrui, nous voyons les ames délicates se détourner avec géne devant l’indécence d’un tel étalage — au milieu de toutes les souffrances et les miséres qui nous entourent — devant une telle preuve d’égoisme et d’insensibilité. Er si nous sommes de mauvaise foi, si cette affirmation est de notre part une tromperie délibérée, elle ne peut signi- fier que le désir de nous valoriser 4 bon compte, de prendre sur les autres une supériorité facile et trompeuse, de manquer 4 toutes les régles de la pudeur, de nous laisser aller 4 un exhibitionnisme destin€ 4 faire naitre la nostalgie et l’envie. Toutes tentatives qui révélent chez leurs auteurs moins la présence du bonheur que le sentiment douloureux de son absence et le besoin de le masquer. Les pancartes sur lesquelles ce mot s’étale, que nous voyons pattout dressées, il me semble gu’elles nous conduisent immanquablement dans ces régions ot régnent les sentiments préfabriqués, les idées regues, les conventions, les préjugés. Quand nous y pénétrons, nous nous trouvons aussitét enfermés 4 |’étroit entre des parois rigides ct closes auxquelles nous nous cognons durement, d’ot il est trés difficile, sinon impossible de s’€évader. Mais si nous parvenions 4 oublier jusqu’a ce mot dangereux de bon- heur, 4 ne pas nous laisser prendre aux apparences, nous pourtions peut- étre, au prix d’un effort souvent douloureux, atteindre quelque chose au fond de nous-mémes qui est comme la source vive de notre existence, et enter en contact avec une réalité profonde, encore intacte, qui ne porte aucune étiquette et ne se laisse enfermer dans aucun moule. Ce contact nous donne la force de résister aux contraintes toujours renouvelées et accrues qu’impose la civilisation et sa course au « bonheur », et, du méme coup, il nous permet de tirer parti sans dommage des possibilités que le progrés nous offre, en nous délivrant de certains maux et de cer- tains avilissements, en ouvrant des domaines toujours plus lointains et plus vastes 3 nos accomplissements, 4 nos investigations, au bienfaisant oubli de soi. Ainst débarrassés de la hantise de cette image illusoire et débilitante du bonheur, pourrions-nous arriver 4 travers les souffrances assumées et les sactifices, les ttistesses et les joies, 4 vivre une vie digne de ce nom, (Texte inédit en francais, publié dans le journal japonais Mainichi en juin 1970.)

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