HISTOIRE
Clara et Robert
Schumann
L'amour et la vie d'un couple
Femme et muse de Robert Schumann, Clara Wieck-Schumann est aujourd'hui célébrée
pour ses dons exceptionnels et son propre parcours. Ayant recouvré son aura d'icéne
romantique, elle est I'unique compositrice a &tre identifiée dans le monde entier
sur son seul prénom. C'est a cette artiste prodige que Schumann fit une déclaration
inouie : « J'ai entendu une nouvelle fois que nous devions devenir mari et femme.
La postérité doit nous regarder comme un seul cceur et une seule ame. »
PAR BRIGITTE FRANCOIS-SAPPEY
ressantheurset malheurs ledestin du couple et Lamour et ta vie dune femme content le sentiment
fusionnel des Schumann entre vivant dans ‘amour, de son él palpitant ala tragédieinéluctable
lalégende comme en témoigne le Dopp |] iinae”™” | lamortprésoce de hommect long vevage dela fersme
Medalond'ErnstRietschel-niapasbesoin |) "a « Lidojgnement nest qulune proximtéétendue », avait
<'eireromancé pour re suprémement romanesque PY) | tlre Robert. Privée de sa moitié, Clara aura pour
a mission, jusqu’a son dernier souffle, de diffuser leuvre
L'Amour, la Mort du disparu et de ranimer Ia flamme déia proustienne
« Der Dichter spriht» lepotte parle: del'amour, Robert | deleurse refrain oubliés du bonheur »,
Schumann (1810-1856) a tout pressenti, tout De presque F .
dix ans sa cadete, Clara Wieck Schumann (1819-1896) Les Doppelganger
‘tout véeu de sa rencontre huitansetdemiaveccelui Lismeéme prosateurimaginatf Schumann estabitépar
Gquiallat li offrir son nom et son ame aux quarante A LIRE les Contes fantasiques Hoffmann rivai compost
années «sanslil» Aulongdeladécennie1830lemmxcien-ClraSchumann, Les Keisleriana sincarment dans son eycle pianstique
postecomposespourelle»unarcen-cildechediewre wekdne ™"”— gpenyme et Die Dopelngr (Les Does) dan Ve
Pinistiques aux titres aussi révélateurs de sa psyche | romana ‘Tres tt la mutine lara/Zilia se faufile dans eJournal
fue son Journal inime. En 1840, dans Tattenteeperdue PREC imede Robert. Miracle de Tamour la pianisteet com
des mots ATineffabledes notes il prophétseleurdestin ‘Eten’ vicage mélancolique comprend son « lunatique conteur
en d’inoubliables cycles de lieder. Les Amours du poete _'® 23 mars) d’histoires » qui, extasié, s'écrie : « Vous ées mon seul
deleurunion sans cesse repoussée,joignant a sug
14 D/APASONClara et Robert Schumann
et unique Doppelgdinger |» Le8 juin 1831, pour ses vingt
cet un ans, le Gémeaux nven donne pas moins naissance
ses propres doubles : Florestan le passionne (héros de
Topéra Fidelio /Léonoreou amour conjugal de Beethoven)
et Eusebius le tendre, le pieux (issu de la sainte triade
Eusebius-Aurora-Clara des 12-13-14 aoiit du calendrier
saxon). Peu apres, apparait Meister Raro alias le péda-
gogue Friedrich Wieck, le pere de Clara, leur « maftre »
tous deux, et encore bienveillant envers son grand éléve
« fantasque, t8tu, mais noble, splendide, enthousiaste,
admirablement doué », Toutefois, dans Vimaginaire du
subtil Schumann, Raro provientde union androgyne de
ClaRaRobert, bien plus rare encore, Lorsquien 1836
‘Wieck séparera brutalement les amoureus, Robert, dé-
vasté, confiera ‘« Florestan et Eusebius sont ma double
nature, et Raro Fentité en qui jaimerais les voir fusion-
net; » Quel aveu ! Arracher « Ra» «Ro » sera lors «Tat
taquer auxracines de sa
Le « nouvel age poétique »
Fondateur d'une revue musicale de haut rang, la Newe
2Zeitscvif fr Musik de Leipeig Schumann enappelle un
‘nouvel ge poctique, non pour ener Bach et Beethoren,
* source si pure », mais pour « combattre comme anti
artistique cette école deriere qui ne vise qu’a valoriser
Javirtuosté superficie» fort applaucie pat ls Philitins,
bourgcoisréactionnairesincapablesde comprenaire esprit
nowveat. Schumann se réve alors en roi David dune
confrérie musicale davant garde le Davidsbund qui fait
vivredansson Carnavalop. 9 oaapparaissent« Paganini»,
16 DIAPASON
ClaRaRobert.
sEveebiue
‘st Floresta sont
ma double nature
‘ot Rar Fentité on
{ui simerais es
voir fusonner »
{ert Schumann,
«Chopin », également Schubert sous le masque de « Valse
noble» et, bien sir, « Chiarina » assortie d'un Passionato,
Pasencore de Mendelssohn qui, dds son arrivée a Leipzig,
deviendra idole des Doppelganger.
Plus de vingt ans durant, Clara et Robert inearneront
ce « nouvel age poétique » en créant Tun pour Yautre
«Time completes comme composites, de méme que moi
pour toi. Chacune de tes pensées provient de mon ame,
sdeméme quejetedois toute ma musique», crit Schumann,
<émerveillé. Leur union affective sedouble dun partenariat
artistique rfléchi, fondé sur des stratégies la fois instine-
Lives et mares, lautan plus nécessaires que les précieuses,
mains du Wiederkind remplacent celles de Vine depuis
aquila détérioré sa main droite.
Issue du premier romantisme littéraire allemand, la poé-
tique du fragment leur inspire tous deux des « scénes »
ainsi chez Clara les deux scenes fantastiques (Le Sabbat
cet Ballet des evenants) de ses Piéces caractéistiques op. 5
et, chez Robert, les Scones enfants, Scdnes dela forét,
cet nombrede recueils aux idées multiples. Le vocable «ro:
mance » les unira plus encore, de a Romance variée op. 3
de Clara suivie des Jmpromptus [varies] sur une Romance
de Clara Wieck op. 5 de Robert, jusqu'’a leurs ultimes
‘romances de 1853. Leur compréhension mutuelle est si
absolue qulaux péles extrémes de leur union le langage
sonore pallera absence de mots, Lui sest épris dela muse
de Ia musique lorsque, traumatisée par le divorce de ses,
parents enfant était encore quasi mutique. Elle compren-
dra toujours son « autre » quand, terrassé par la maladie
cetplustaciturne que jamais, ine sera «plus que musique»Cuvres croisées et themes enlacés
Plusieurs motifs androgynes, tout ala foisde « Rav et de
‘Ro », courent et senlacent dans leurs premieres publi-
cations. Les Doppelgnger les font abord tourbillonner
au gré de rythmes & trois temps. Les Polonaises op. 1,
Caprices en forme de valse op. 2, Vases romantiques op. 4
dela jeune Clara ont leur équivalent danslesPapillonsop.2
ete Carnaval op. 9de Robert.
Aprés la fracture de 1836, Schumann nese contente plus
de cette ludique intertextualité, Comme pour mieux Sap:
proprier celle que la vie lui arrache, il intégre dans ses
ambitieuses partitions des themes de Iabsente,essentiel-
Tement ceux des Soirées musicales op. 6, pages vantées
par Mendelssohn et Chopin,
—« Chacune de tes
pensées provient de mon
ame, de méme que je te
dois toute ma musique. » _
(Chez le fianoé écondluit, ces Soirées suscitent une critique
émerveillée dans sa revue muisiale et la sublime acmé
des dix-huit Davidsbiindiertnze op. 6, signées F. ou E.,
pour les dixchuit ans de laimée. L'ncipit de la Mazurka
en sol majeur de la compositrice lance ainsi ces Danses
des compagnons de David, sa Ballade trouve un écho dans
la pitce inttulge « Balladenmassg », et leur double
opus 6 »(antidaté pour Robert affiche
insolemment leur complicité de couple
artistique. Quant au Nottwno de
Tadbolescente, il ouvre la Fantaisie
op. 17 de 'ainéet hanteraencore
sa huitiéme Novelette op. 21
Pour chanter Clara, Schumann
‘emprunte également le motif
de la Bies-aimée lointaine de
Beethoven ~et, pourse présenter
Ju-méme, le « moti Florestan »
de Yopéra Fidelio. Parmi les sur
noms que Robert/Forestandonne
son aimée figurent Fidelio, et
aussi Clirchen, I'héroine de
Egmont de Goethe et Beethoven.
Comment mieux projeter dans un
venir encore improbable le sous-
ire envié, « amour conjugal », de
opéra beethovénien ? Selon latra-
dition allemande, Schumann chante
aussi son aimée lointaine & travers les
letiresinotes de son prénom (do-la-la pour
CIArA, do-silacla pour CHiarinA, étendu ado-si
la-sol digse-la pour atteindre aux cing lettres de son
prénom). Il conjugue de surcroft es trois notes n-si-m)
de Ehe, mariage.
Notre autrice
Robert
SCHUMANN
BRIGITTE FRANCOIS-SAPPEY est professeurhonoraire
d Histoire de la musique au CNSM de Paris. Elle afondé
laclasse d/Art et civilisation au CNSM de Lyon, aété
productrice de concerts et d'émissions& Radio France.
Ses ouvrages portent essentiellement sur le romantisme
‘germanique: Robert Schumann, Felix Mendelssohn,
Johannes Brahms, La Musique dans Allemagne
romantique ches Fayard. Elle a aussi publié biographies
‘et essai sur la musique en France du xu siécle nos
jours. Son Histoire dela musique en Europe aux PUF
‘est réguliérement actualisée.
‘Tel Jean Paul [Richter], son mentor musical autant que
litéraire, Schumann entendait des oixdansSon imaginaire
deréateur;1'imere time (voixintérieure) eta Stinume
aus der Ferne (voix venue des lointains) sont celles de sa
bien aimée. La jeune « prophetesse », ainsi qu'il la nomme,
ped déchiffreet comprend a prima vista ces partitions émaillées
lesaiptour | des igroglyphes de Tamour
fixe pour Féternits
Virtuosin et Journalist
‘Sa vie durant, Clara Wieck-Schumann sera entourée de
adoration des hommes Goethe, Wieck, Paganini, Cho-
pin, Mendelssohn, plus ard Brahmset tant autres. Mais
plusque ces génies qui vibrent i I'6coute dela musicienne,
Tegrand rival de Schumann estle succes phénoménal de
sa compagne auprés de vastes auditoires, quirivalise avec
les délies provoques par Liszt et Thalberg, et quiex-