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Introduction

Les parudoxes d'une célébrité

Le sort de Borodine est certainement I'un des plus


étrangesqui soit jamais échu à un compositeur. Sa célé-
brité tout entière repose sur deux æuvres '. Dans les
Steppesde I'Asie centrale, et les Donses polovtsiennes.
Comme toujours en pareil cas, ceci nuit à la réalité de son
image musicale, car combien de mélomanes savent que
les Dansespolovtsiennesne sont pas une æuvre indépen-
dante mais font partie de l'opéra Le Prince Igor ? Opéra
laissépar son auteur àl'état fragmentaire,achevéaprèssa
rnort (et point très fidèlement) par Rimski-Korsakov et
Glazounov, qui à son tour est l'un des plus appréciésdu
répertoirerusse...sur disque,alors qu'il est relativement
peu représentéen dehorsde son pays, et qu'une édition
scientifique de la partition se fait toujours attendre.
Il est un fait que le catalogue de Borodine reste fort
mince et que peu de compositeurssont entrésdans l'his-
toire de la musique avec un bagage aussi parcimonieux.
Mais la qualité du matériau compensela brièveté de la
liste. Deux symphonies et une troisième inachevée,
- mais quelles symphonies! En musique de chambre,une
oertaine quantité d'essais de jeunesse à prendre comme
tels, puis deux quatuors qui tiennent leur rang parmi les
plus accomplis du 19. siècle post-beethovénien.Seize
mélodies,que leur valeur musicale pourrait placer dansla
musique russe à égalité avec celles de Duparc dans la
musique française,mais sans qu'elles en aient, môme
dans leur pays, une notoriété comparable.Pour le piano
une Petite Suite etlun Scherzo,admirés de tous ceux qui
les connaissent,dont il existe de belles versionsenregis-
trées,mais dont les programmations en concert sont fort
rares.
dcrnière! Dianine a dévouésa vie à la musicologieboro-
Le paradoxe de cet état de choses semble donner un dinienne en publiant les quatrevolumes de ses lettreset
reflet de l'existence même de Borodine, musicien d'un crr rédigeant une monographie concise mais fort dense
génie et d'une envergureindiscutables,adulé et encoura- dunt la version anglaiseparue en 1963 est complétéepar
gé par Liszt, mais contrecarrédans sa vie créatricepar les turrcétude érudite des æuvres.Tout ceci a permis la paru-
exigencesde ce qui était sa professionofficielle, la chi- tion en 1965 de la somme non égaléedepuis d'Arnold
mie, qu'il enseignaità l'Académie de Médecine.Non pas Sokhor, à laquelle on ne pouffa reprocher que I'inévitable
un métier alimentaire,mais là encorel'accomplissement ct exaspéranteimprégnationpar l'idéologie soviétique.
d'une secondevocation,le produit d'un secondtalent qui f in 1979, le musicologue allemand Marek Bobeth a
I'a placé dès le début parmi les meilleurs espoirs en cette c:urrsacré une thèseà tout I'historique de l'élaborationdu
matière: son professeurNikolaï Zinine ("le père de la chi- l'rince Igor.En 1985les éditionsMouzyka ont publié une
mie russe")tout commeson confrèrele grandMendeleiev rrrrtlrologie remarquablementconstituée,B orodine dqns Ie
voyaient en effet en lui I'une des plus grandesforces de lttuvenir de sescontemporains.
cette scienceen Russie.Peut-êtren'a-t-il finalementpas En anglais,avant le livre de Dianine, celui de Gerald
tout à fait réalisé,là non plus, tout ce que le monde scien- Alrraham avait dès 1927 appor1.,é une contribution de qua-
tifique pouvait attendrede lui... lité. Pour ce qui est des ouvragesen français,le chapitre
Dans la présente biographie, tout en faisant mention strr Borodine dans Un siècle d'opéra russe de Rostislav
desdonnéesessentiellesde la formation et de la vie scien- lloflnan dit l'essentielet est senti avec beaucoupde jus-
tifique de Borodine, nous reconnaissonsavoir fait une lcsse.Le même auteur(sousson nom plus connu Michel-
impassetotale sur I'impoftance qu'a pu avoir objective- It,l'lofman)a consacréd'autrepart un chapitreà Borodine
ment cet aspectde sa personnalité.On ne peut parler que tfatts sa Viedesgrands musiciensrusses.LéonYelltz (Du
de ce que l'on connaît et que l'on se sent apte à juger. Itrlrtratoire qu Prince lgor), sansprétentions mais suffi-
C'est un livre sur le compositeurBorodine - et que les samment documenté, est aujourd'hui introuvable. On
savantsnous pardonnent! ltossèdela traductionfrançaised'une biographierédigée
crr 1937par Nina Berberova,approchehumaine sympa-
Ceci nous amène à parler des études qui lui ont été lhique et touchante autant que désuète.Enfin la rel.ue
t Pour le détail
consacréesl.Asseznombreusesen russe,elles ont comme l,'lvant-Scène Opéra a consacréen 1995 un numéro au
des titres et
des éditions, première base les informations fournies par Vladimir I't'incelgor : c'est à ce jour la publicationla plus récente.
cf. notre Stassov,ce mentor et historiographedu Groupe des Cinq.
Bibliograph i e .
Alfred Habets, le premier biographe de langue française
de Borodine à la fin du 19" siècle,s'y est réferé pour sa
monographie,qu'il complète avec une série de lettres.
L'étape suivante et essentielleretient un nom, celui de
SergueiDianine ( 1888-1968),dont le pèreAlexandreétait
un élève (en chimie !) et la mère une fille adoptive de
Borodine.Au moins la jonction science-musiquea-t-elle
pu de ce fait s'accomplir pour le meilleur de cette
Chapitre I
Le Jils du Prince

Inutile de s'interrogersur les origines de la famille


llorodine : le père du futur compositeur s'appelait
( iuédianov.Il descendaitd'une famille noble dont I'ancê-
Ilc, au 16e siècle, était un certain prince Guedeia,tatar
irrstallédansle nord du Caucase.Au cours des siècles,la
lirrnille Guedianovl qui s'étaitdistinguéepar sa bravoure 1 La parentéde
cettefamille
rrrilitaire,avait acquis puis perdu de nombreusesterres avec la lignée
princes
tlansla régionde Vologda.Le pèredu compositeur,Louka des d'lmérétie,
StépanovitchGuedianov,né en I774 (selond'autressour- régi ondu
('cs, en ll12), avait suivi le modèle de ses aïeux : après Caucase, est
une hypothèse
lrvoir seryi dans I'arméeet avoir obtenu sa retraite,il fut courantemars
non confirmée.
srrccessivement propriétaire de plusieurs domaines.Le
Louka GUEDIANOV rlclnier en datefut celui de Perovo,dansla région mosco-
Lepèrede Borodine
- DR
vitc, achetéau comte Piotr Alexéiévitch Razoumovski.
Mlis après1830Guedianovne possédaitdéjà plus qu'u-
rrc uraisonprès de Saint Pétersbourg,et il vécut sesder-
rrièr'csannéesdans la capitale.Comme personnalité,il a
llissé le souvenir de quelqu'unde passablementdébau-
clré, rnais aussi attiré par les questionsmétaphysiques.
Sorr portrait, d'après les photographiesqui s'en sont
t'orrsorvées, l'original étant perdu, représenteun homme
rrrr type oriental accusé,tenant une Bible à la main :
( irrcclianovavait été pendant quelque temps membre
rl'rrrc "SociétéBiblique", assezrapidementinterditepar la
('t'nsureen raison de son caractèrepeu orlhodoxe qui la
lrrisuilpasserpour subversive.

Avdotia ANTONOVA
I lrr cnlant naturel
LamèredeBorodine
- DR llien que marié, Louka.Guedianovvivait depuislong-
lcrrrpsséparéde sa femme. Il s'étaitlié avec une dénom-
rrri'cAvdotia KonstantinovnaAntonova. née en 1809.aui
avait donc 37 ans de moins que lui. Fille de militaire, elle I'rrrtopopova(cf.infra)avait communiquésaprèsla mort de
était une jeune femme de grande beauté. Leur rencontre ron mari à leur ami le critiquemusical Simon Krouglikov,
date,semble-t-il,de 1831ou 1832,et peu de tempsaprès, ù lrr clemandede Vladimir Stassov,critique, historien de
Avdotia vint habiteravecGuedianov.Le 31 octo-bre1833 I'rrlt, mentor et biographe du Groupe des Cinq, à qui
leur naissait un fils qu'ils prénommèrentAlexandre. Afin K rouglikov les fit parvenir le 30 septembre1887.Stassov
de s'éviter la responsabilité délicate de la paternité d'un crr llt partiellement usage dans son vaste article sur
enfant illégitime issu d'une liaison morganatique, lhrrudine, publié par Souvorine à Saint Petersbourgen
Guedianov déclaraAlexandrecomme étant le fils d'un de Int,|9.
sesserfs qui s'appelaitPorfiri Borodine. Ainsi I'enfant qui La mère d'Alexandre, tout en le gâtant, ne manquait
aurait normalement dû, selon I'usagepatronymique russe, pirsclc fermeté,et quoiquepeu instruite elle-même,pos-
s'appelerAlexandreLoukitch Guedianov,est devenupour riétlaitun bon sensqui lui faisait intuitivementcompren-
l'état civil et pour I'histoire de la musique Alexandre rlrc I'irnportance d'uneéducationaccomplie.Dès I'enfance,
Porfiriévitch Borodine. Quant à sa mère, qui I'entoura Alcxandre fut, comme tous les enfantsrussesde bonne
toujoursde toute I'attention,de tout I'amourpossible(elle lirtnille, initié aux languesétrangères,au françaiset à I'al-
I'appellait "moï storoubliovy kotik", mot-à-mot, "mon lcrrrand.Une gouvemanteallemande,Luischen,qui s'oc-
chaton à cent roubles" !) elle cherchatoute sa vie à lui r'rrpuitde lui, le menait parfois aux concertsde musique
cacherqu'elleétait réellementsamère en se faisantpasser rrrilitaire donnés en plein air. Ce fut une révélation.
pour sa tante. Alcxandre était doué d'une remarquablemémoire, pour la
Peu d'annéesaprès, désirant assurer I'avenir matériel rrnrsiquecomme pour tout le reste,et d'une grandeassi-
de sa maîtresse,Guedianov lui fit contracter un mariage rhritéau travail. I1 se mit bientôt à apprendrela flûte, que
avec un médecin retraité d'origine allemande, Christian Irri cnseignaun musicien de ce même orchestremilitaire.
Kleinecke, et lui offrit en dot une maison. Il ne semblepas
que Kleinecke, qui mourut en 1841, ait eu une quel- l)eux passions
conqueinfluence sur I'enfant,pas plus que Guedianov lui- l)arallèlementà la musique,il s'adonnarapidement à
même d'ailleurs,qui disparuten 1843. rrrrc nouvelle passion : celle des mathématiqueset des
Peu après, Avdotia eut une nouvelle liaison, dont rcicrrces.Apparue spontanément,elle fut renforcéepar
naquit en 1844 Dimitri Alexandrov, demi-frère de I'irrlluenced'un camaradede son âge,Mikhail Stchiglev,
Borodine. Le nom d'Alexandrov est lui aussifictif; le père lils d'un professeurde mathématiques.Ce garçon vint
de I'enfant semble avoir été un prince Volkonski, ancien lrrcrrtôthabiterdansla maisondesBorodine,et tous deux
ami de Guedianov. L'éducation de "Sacha", entièrement rt çrrlcntle mêmeenseignement à domicile, chaquematiè-
dirigée par sa mère, se passaen grande partie en compa- rt' ûtantenseignéepar un précepteurspécialisé.Toutesles
gnie d'unecousine,Marie, complicede sesjeux d'enfants rhrrrréesétaientrassembléespour offrir aux enfantsune
et en particulier de représentationsthéâtrales que tous Irorrrrcformationscientifique.Alexandrepour sapart, tout
deux adoraient monter, s'y produisant à la fois comme r.lt itpprenant la flûte, s'était mis à suivre des cours de
"auteurs" et comme "comédiens"... en présence d'un piirrroauprèsd'un Allemand, Herr Pohrman.Visiblement
public constitué de la mère et d'une domestique ! M ililrail Stchiglevbénéficiaitlui ausside cesleçonsmusi-
Les informations sur I'enfancede Borodine provien- crrles,car les deux enfants jouaient souvent à quatre
nent des souvenirsque son épouseEkaterina Sergueievna rrririns,déchiflrant des æuvres de Haydn, Beethoven,
I0 I]
Mendelssohn.Très vite Alexandre, non content de s'être
familiarisé déjà avec la flûte et le piano, se mit à étudier è la minéralogie,et termina I'Académieen 1855 avec la
pluc hautemention ("cum eximia laude").
de surcroît le violoncelle. Les deux passions,celle pour la
musique et celle pour les sciencesexactes,s'harmoni- Pcndant tout ce temps, il continuait à pratiquer la
saient donc parfaitement dans la personnalité de ce gar- f,1urique,réussissantmême à rassemblerun quatuor dans
lequcl il tenait la partie de violoncelle. I1 fréquentait aussi
çonnet si richement doué. Une science,plus que toutes les
autres,le captivait : la chimie. Il se fit installer à domici_ dBc salons où la musique de chambre était appréciée,
le un véritable laboratoire et se lança dans des expérien_ €otRmecelui d'Ivan Gawouchkevitch, fonctionnaire à la
ces qui, outre leurs nuisancesolfactives - les composés Chancellerie.On y rencontraitdes gensde talent, en par-
chimiques répandaient des odeurs pestilentielles dans llsulicr AlexandreSerov (1820-1871),critique musical,
toute la maison - pouvaient devenir dangereuses dleciple de Glinka et futur compositeur d'opéras(Judith,
, car pré_ lâ63: Rogneda,1865;Lq Puissancedu mal,1871). Ses
sentantde sérieux risques d'incendie.
Simultanémentaux découverteschimiques, des essais €gnneissancesmusicales s'accrurentainsi d'æuvres de
de création musicale voient le jour. Mentionnons tout d'a- âoecherini, Spohr,Onslow, Gade, et Franz Xaver Gebel
(l7tl7-1843) Allemand russisé,nom peu connu mais qui
bord qu'il y avait eu déjà une polka pour piano intitulée
Hélène que Borodine avait composéeà l'âge de neuf ans lltt son importancepour le développementde la musique
et dédiée à une dame qui portait ce nom et dont il était & chambre en Russie. Borodine appréciait tout particu-
tombé follement amoureux ! Cette pièce fut même édi_ llàrcment ses quintettes à cordes, et Gebel eut certaine-
2 Un nom sur- tée... en 1946,par le musicologuesoviétiquepavel Lammz. Itlgfit une influence sur les divers ensemblespour cordes
tout connuen
rapponavec Puis vinrent les premièrestentativesde musique de cham- QU'ilallait composerdans les années1850-1860,dans la
Moussorgski, bre : vers 1847,à l'âge de 13-14 EÊiure ori les siens présentaientdéjà les caractéristiques
ans, Borodine compose
dont Lamm
avaitentrepris un petit concerto pour flûte et piano, et un trio à cordes
{ûl seraientcelles de Borodine : un mélanged'esprit russe
l'éditiond'après sur des thèmes
de Robert le Diable de Meyerbeer. Les ft de style occidental. Notre musicien tenait parfois la
les manusôrits, pnrtie de second violoncelle lors de soirées de
et notamment partitions en sont perdues,excepté une page de la partie
celle de la parti-
de flûte, mais I'existence de ces æuvres est attestéepar €lavrouchkevitch, bien que sa technique de I'instrument
tion originalede
Borls Vladimir Stassov dans sa monographie, lequel précise ftt à cette époqueassezlimitée.
Godounov.
d'ailleurs que Borodine jouait lui-même la partie de flûte Borodine a conservétoutre sa vie sa reconnaissanceà
de son concerto, et que le trio, très bref, avait été écrit €lcvrouchkevitch. Le 6 mai 1886, moins d'un an avant sa
pfopre mort, il lui écrivit : "Je repensesouvent et avec
directementau propre.
En 1849, il composaencore :uneFantaisie sur des thè_ àanheur à vous et à vos soirées que j'appréciais tant et
mesde Hummel etune étudeLe Courant pour piano. Elles ClHlont étépour moi une sérieuseet bonneécole,comme
e Leftresvol.4
furent publiées, et eurent même droit à des mentions dans l'est tou.joursla musique de chambre de qualité".2 p.192
la pressede l'époque (L'Abeille du Nord du 25 novembre
1849),mais aucunexemplairene sembleavoir été conservé. Lel premières æuYresconservées
En 1850 Borodine s'inscrivit à I'Institut médico-chi_ fl'est lorsqu'il était encore étudiant à I'Académie que
rurgical de I'Académie des Sciences.Il s'y révéla étudiant 9orodine écrivit les premières æuvres, partitions de
brillant du grand professeurNikolai Zinine. Outre la chi- âuaique de chambre et mélodies, qui nous sont parve-
mie, il s'intéressa âUce,Bien qu'il ne soit pas possiblede les dateravecpré-
vivement à la botanique,à la zoologieet
t2 Élalon,on sait qu'ellesont vu le jour entre 1852 et 1856.
IJ
Elles consistenten un trio pour deux violons et violoncel- déchiffrage de certainesrectifications indiquées dans
le, un quintette à cordes,un autre trio sur le thème d'une le détail des parties instrumentales.Le premier mou-
romancerusse("Qu'ai-je fait pour te peiner?"), un quatuor vementAllegro con brio est maintenu dansun lyrisme
pour flûte, hautbois,alto et violoncelle, auxquelsviennent aimableà la Mendelssohn;Borodine s'y complait dans
s'ajouter quatre mélodies. la paraphrasede quelques formules mélodiques, tout
en aménageantdes moments d'un dynamisme appré-
Les premières æuvres de musique de chambre ciable. Le secondmouvementAndante ma non troppo
Elles ne sont guère plus que des pièces de circonstan_ (La bémol majeur) offre un thème avec deux varia-
ce pour des soirées musicales entre amis. Il ne faut pas tions (une troisième ayant été à peine ébauchée);la
encore y chercher le grand Borodine, mais çà et là des mélodie est dans un style bien reconnaissable de
prémices se font jour. romance lyrique russe du début du 19" siècle; la pre-
Trio pour deux violons et violoncelle en Sol majeur. mière variation est une ornementation en triolets
Deux mouvements le composent,Allegro et Andante. autour des notes du thème, alternée entre le premier
Edité en 1949 par Dobrokhotov et Kirkor, une exécu_ violoncelle et le violon; la secondefait passerle thème
tion publique en fut donnéeantérieurementà l'édition, 0u secondvioloncelle sousdes contrepointsaux autres
le 28 décembre 1947 au Conservatoirede Moscou par instruments.Le troisième mouvement est un Minuetto,
D. Zyganov et les frères Chirinski. C'est dans le silla_ &vec une partie en croches continues et assezserrées,
ge de I'Ecole viennoise que se situel,Allegro initial, de ct une partie B plus déliée, avec là encoreune mélodie
facture très classique,dont le meilleur passageest le qui fait référence au folklore citadin russe. Le finale
bel épanchement mélodique du second thème, Prestissimo d'allure très décidée, avec une rythmique
d'écriture denseet maîtrisée.L,Andante développeune dansante,est coupé avant la réexposition par un épiso-
phrase en rythmes pointés, très souplementbalancée, de Adagio avec une brève cadencedu premier violon-
dans un lyrisme serein, avant de s'animer dans sa par_ celle.
tie centraleen triolets de notes répétéeset d'omements Le Ttio pour deux violons et violoncelle en Sol
au premier violon. Le début d'un troisième mouve_ mlneur, faisant pendant avec celui en sol majeur, fut
ment, un scherzo,n,a été qu'esquissé. publié par Pavel Lamm en 1946.Il avait été joué à
Quintette à cordesopour deux violons, alto et deux Saint Petersbourgdu vivant de Borodine en 1883,dans
violoncellesoen Fa mineur. La présencede deux vio_ une version pour petit orchestre réalisée par Mikhail
loncelles, au lieu de deux altos, attestede la prédilec_ Stchiglev, I'ami d'enfance, mais sans indication du
tion du compositeur pour le timbre de cet instrument. nom du compositeur! Le même Stchiglev en avait
En quatre mouvements, totalisant près d'une demi_ eflbctué en 1860 une transcription pour piano à quatre
heure de durée, c'est une des æuwes intéressantesde mains, où le trio est indiqué cofirme "Fantaisie"; peut-
la première période de Borodine, écrite à I'intention être était-ce le titre original que le compositeur lui
des soirées de musique de chambre au salon de avait donné. L'æuwe est dédiéeà P. Vassiliev, I'un des
Gavrouchkevitch. Le quintette fut édité en 1960 dans musiciens de l'ensemble auquel participait Borodine.
une version revue par le compositeur soviétique Orest Baséesur la romance "Qu'ai-je fait pour te peiner",
Evlakhov. Le manuscrit a nécessitéquelquesinterven- traitée en un cycle de variations, elle est imprégnée
tions, comme I'achèvementde la coda du finale, et le d'un sentimentalismede salon, fortement redevable à
certainescompositionsd'Alabiev.
Quant au Quatuor pour flûte, hautbois, alto et
violoncelle, il est en quatremouvements,dont les 1".
sf ls {èmesont des arrangementsde la sonate en ré
majeur pour piano de JosephHaydn Hob. XVI:51.

Les quatre premières mélodies


Alors que ces pages de musique de chambre restent à
peu près ignorées du grand public, les quatre premières
mélodiesde Borodine sontconnueset appréciées, presque
autant que le seront celles de la maturité. Comme les
æuvres de musique de chambre de la même période,
celles-cin'ont été publiéesqu'à titre posthume.L'une est
écrite sur une traduction de Heine; les textes des trois aut-
res ont longtempsété indiqués comme "anonymes";en
fait ils sont æuvresde poètesmineursdu 19" siècle,tota-
lementoubliésdepuis.
Pourquoio aube, as-tu pâli si tôt? (Fa dièsemineur).
"Pourquoias-tutant maigri, jeune fille? Le soleil s'est
couchéderrièrela forêt de chênes;celui dont lajeune
fille était amoureusea cesséde I'aimer". On pourrait
comparer à juste titre cette mélodie à celle de
MoussorgskiOù es-tupeTiteétoile?, qui est aussi sa
première. C'est une bonne imitation de folklore, avec
quelques épanchementsde vocalises. La dernière
Alexandre BORODINE
mesure a été complétée par pavel Lamm, qui publia en 1860 - DR
cette mélodie en 1946 avec la mention suivante :
"L'autographe est très embrouillé, et le déchiffrage suivantes.L'invention mélodiqueest simple,prenante,
n'estqu'approximatif'.A I'audition cependant,cela ne altemant la mélancolie avec une humeur plus alerte.
se remarqueaucunement.Le texte du poème est de S. 'lbxte de Vinogradov.
Soloviev. l,a fille du pêcheur. Ré majeur. C'est I'adaptation
La belle ne m'aime plus. Ré majeur."Elle n'aimeplus russe de la poésie de Heinrich Heine Du schônes
mes cheveux,mes yeux clairs, mes chansonset mes ltischermridchen,du cycleDie Heimkehr, déjà mise en
belles paroles. Toutes les joies se sont embrumées, rrrusique par Schubert dans Le chctnt du cygne.
comme des fleurs fanées"...A la voix et à I'accompa_ ('omme la précédente,cette mélodie est écrite avec
gnementpianistique, Borodine a adjoint une partie de pizlnoet violoncelle,ce dernierjouant une phrased'in-
violoncelle,ainsi qu'il le fera à plusieursreprisesdans lruduction puis exécutant des bariolages d'arpèges,
des romancesultérieures - à commencerpaï les deux irvantde conclure à I'unissonavec le piano. La partie
I/
vocale est populaire,spirituelle,enlevée,tout en étant itttérêt,très scientifiquelà aussi,pour les basestechniques
gracieuse.Une version avec piano seul (Ré bémol tlc l'écrituremusicale,qui serontprécisémentcontestées
majeur) existe. irrrsein du Groupedes Cinq.
Amies écoutezma chanson.Mi mineur. "J'ai compo- Ayant terminé I'Académie, Borodine fut nommé en
sé cette chansonsur mon sort". Plus encoreque dans rttrrs 1856interneau SecondHôpital de I'Armée de tere.
les deux mélodiesprécédentes, le violoncelle acquiert Si la professionde médecinexposeinévitablementà voir
ici un rôle égal à celui de la voix. Le sentimentalisme tlcs scènespénibles, il lui arriva d'être particulièrement
prend des allures de complainte populaire, avec de éprouvé: unjour il eut à soignerdesserfsqui avaientsubi
grandesvocalisessur "Ah". Ce n'est pas du folklore rrnctelle bastonnade,que la peaupendaiten lambeauxsur
authentiquemais les inflexions s'enrapprochent.Texte lctrr dos, et chez deux d'entreeux on voyait même I'os à
de Eugraph von Kruse. rrrr. Un témoignageédifiant des mæurs de la Russie à
I'dpoquedu servage,lequel était en train de vivre sesder-
Ces trois dernièresmélodiesont été publiéesen 1947. niùres années,avant son abolition en 1861 par le tsar
Il y en avait encoreune autre esquisséedans les mêmes AlcxandreII.
années,mais restéeinachevéeet inédite : Dieu miséricor- Llorodinepassatrois annéesà I'hôpital(1856-59);trois
dieux etjuste. Ce serait la seuleallusion à la religion dans rtttnéesaccaparéespar ses fonctions ainsi que par ses
l'æuvre de Borodine. Bien qu'ayantreçu dans son enfance t'echerches scientifiques.En mars 1858,il soutint sathèse
l'éducation orlhodoxe usuelle, ce scientifique agnostique tlc chimie dont le titre était Recherchessur la constitution
est I'un desrarescompositeursrussesque les questionsreli- tltimique de l'hydrobenzctmideet de l'amarlne. Au cours
gieusessemblentavoir laissétoute sa vie dansune indift- tlc ces années,la musique serait certainementpasséeau
rence parfaite, hormis des moments de curiosité purement sccondplan, voire totalementdélaissée,s'il n'avait fait à
culturellepour le paganismedesanciensslaves,et sanspré- I'lutomne de 1856 la connaissance d'un jeune homme de
judice d'un respecttotal pour la foi des autres. l7 ans,offrcier du régiment Préobrajenski,qui s'appelait
Modest Moussorgski ! Leur rencontre fut tout à fait for-
Rencontre avec Moussorgski Irrilo : un mêmejour dans le même hôpital, Borodine s'é-
Nikolaï Zinine,le professeurde chimie de Borodine, tnit trouvé être médecinde gardeet Moussorgskioffrcier
voyait naturellement d'un fort mauvais oeil les préoccu- tlc scrvice.
pations musicalesde son étudiant. Gavrouchkevitch,dans Ilorodine a donné un portrait très finement observé,
sessouvenirscommuniquésà Stassov,cite cesparolesde rfvcc une pointe d'ironie, du futur auteur de Boris
reproel-r.e,qu'ii tient de Borodine lui-même, et que le ( itxftrunov : "Moussorgskiétait alors un tout jeune gar-
$avâr1tlrri avuil lancées: "Monsieur Borodine, ne perdez çon, un petit officier très élégant,comme s'il était sorti
pfiet!:oltcletentpsà écriredesromances.Je metstous mes rl'rrrrcgravure : en uniforme moulant tiré à quatre épin-
ospuirsen vous pour assurerma succession,et pendantce p,lcs,il marchaiten mettant les pieds en dehors,avec les
tempsvous ne cessezde penserà la musique,et vous cou- clrcvcux brosséset pommadés,les mains soignées,les
rez deux lièvres à la fois". Mais malgré les recommanda- orrglcstaillées.Sesmanièresétaientélégantes,aristocra-
tions de son maître, le jeune Alexandre n'en passaitpas lit;rrcs,sa façon de parler également: il parlait un peu
moins un temps considérableà jouer du piano et à s'exer- errllc ses dents, et émaillait son discours de phrasesen
cer à la compositionde fugues.On peut voir d'embléeson
/,1 19
français, non sans préciosité. Il y avait en lui un léger çorps à travers les æuvressus-mentionnées,ne demandait
soupçonde prétention, mais très modéré. Il était extrême- qu'à croître et à s'épanouir
ment poli et bien élevé. Les dames s'empressaientautour En octobre 1859 Borodine repart pour l'étranger. Ce
de lui. 11 s'asseyait au piano et, agitaît ses bras avec Ëerasaplus longue absencede Russie,qui durerajusqu'en
coquetterie,jouait avec grâce et suavité des extraits du Itl62. Le but du voyage est Heidelberg,où il est envoyé
a Ce témoigna- Trouvère,de Lo Traviata, etc., tandis qu'autour de lui on pour se perfectionner auprès du chimiste allemand
ge fut rédigé
par Borodineà chuchotait en chæur : "Charmant! délicieux"! + Erlenmeier. Heidelberg était à cette époque-là le lieu de
I'intentionde r&ssemblementà la fois de I'aristocratieet de l'élite scien-
Vladimir
Stassov,le 28 Après cette première rencontre, deux annéess'écoulè- tilique russe, cette dernière ayant à sa tête lillustre
m ars 1881 ,
peu après la
rent, sur lesquelles nous passeronsrapidement car elles Mendeleiev, qui deviendra un collègue, un ami et un
mort de n'apportentrien de nouveauen matière musicale de la part ôdmirateur de Borodine (admirateur de son potentiel
Moussorgski.
P ubliédans l e
de Borodine, alors qu'elles sont riches pour lui dans le lcientifique, s'entend!)."Les Russesd'ici se subdivisent
vol. 4 des domaine scientifique. Il effectua un voyage à l'étranger ên deux groupes, écrira notre musicien à propos de ses
Lettres, p. 297.
(Allemagne, Belgique, France), soutint sa thèsede docto- compatriotes qu'il fréquente à Heidelberg; ceux qui ne
rat de médecine, et effectua une étude chimique sur les ,font rien, c'est-à-dire les Golitzine, les Olsoufiev etc., et
eaux minérales.En revancheMoussorgski fit au cours de eeux qui font quelque chose, c'est-à-dire qui étudient :
ces mêmes annéesdu chemin sur le plan musical. Ayant eeux-là sont toujours ensemble,prennent leurs repas en
démissionnéde I'armée, il avait rencontré en 1857 Mily g\mmun et se réunissentle soir".s 5 Lettres,vol.1,
p. 36-37.
Balakirev, pianiste, chef d'orchestre et compositeur, qui Quant aux aristocrates,comme ceux dont il mentionne
avait constitué avec lui et un autre militaire, un ingénieur lês noms, leur principale occupation était de jouer des
en fortifications du nom de César Cui, les basesdu futur Ëommesastronomiquesà la roulette dans les maisons de
Groupe des Cinq. Lorsque Borodine revit Moussorgski en Jeude Baden-Badenet de Wiesbaden.
1859. il le trouva considérablementmûri. Ils se firent A nouveauune rencontre favorable, une de ces analo-
naturellement part de leurs préférences musicales : gies non fortuites, fait que le voyage scientifique de
Borodine admirait Mendelssohn, Moussorgski s'enthou- Borodine prend rapidementune consonancemusicale.En
siasmaitpour les symphoniesde Schumannauxquellesil toute, il fait la connaissanced'unjeune savant du nom de
n'eut pas de difficultés à intéresser son ami. Il lui joua Borstchov qui va égalementse perfectionner à l'étranger
aussi le petit Scherzo pour orchestre en si bémol majeur et qui est, comme lui, féru de musique. I1 connaît fort
qu'il venait d'écrire, et qui frappa Borodine par certaines bien, en particulier l'æuvre de Glinka et surtout ses deux
nouveautés(pourtant bien modestesencore!) de son lan- epéras,La Vie pour le tsar et Rouslan et Ludmilo. Dès
gage. leur arrivée à Heidelberg, ils ont la chancede trouver une
logeuse qui loue des instruments de musique, et se met-
A Heidelberg tcttt à jouer ensembleI'ouverture de La Viepour le tsar.
Si l'on fait le point sur les annéesde jeunesse de Ils ne tardent pas à trouver d'autres partenairespour
Borodine,on constatequ'à ce moment (1859),où il va sur fhire de la musique de chambreplusieurs fois par semai-
ses 26 ans et voit se confirmer sa carrière scientifique, ûe, Au cours de ces réunions, Borodine se produit proba-
c'est de loin le savant qui I'emporte sur le musicien. blement plus comme exécutantque comme compositeur.
Pourtant le talent musical, qui avait commencéà prendre L'hiver 1860-61 se passeà Paris, où Borodine com-
20 2I

J
plète efficacement son bagage scientifique en assistant Une jeune musicienne
aux cours de Claude Bemard, de Saint-Clair Deville et de Après un détour par I'Italie, Borodine revient à
Louis Pasteur.Il devient membre de la SociétéParisienne Heidelbergau printempsde 1861.Et ciestlà, à la datepré-
de Chimie. De plus il fait la connaissancede l'écrivain cise du 27 mai qu'il fait la connaissanced'unejeune fille,
Ivan Tourgueniev,et trouve dans un magasin de musique Ekaterina SergueievnaProtopopova, née en 1832, tuber-
le recueil de Chansonsalgériennes,mauresqueset kaby- çuleusevenue à Heidelberg pour se soigner,et qui est une
6 Salvador /es de SalvadorDanielo.Bien que n'ayantpasreçu de cul- pianistede talent r. 7 Dans ses
souventrscom-
Da niel,
1 831-1871 :
ture orientale directe, son oreille est ataviquementsensi- ll est émerveillé en I'entendant jouer Chopin et muni quésà
Krouglikov,
Folkloriste, ble à ces mélodies.De ce recueil, c'est du reste Rimski- Schumann.De concerts en promenadesdans les monta- S. (cf. supra),
auteurd'un
essai sur la Korsakov qui sera le principal bénéficiaire quelques gnes, une idylle s'établit rapidement et en été ils se fian- Ekaterinaparle
musiquearabe, annéesplus tard : il y puisera en effet plusieurs thèmes gcnt. C'est une période heureuseentre toutes dans la vie de la formation
musicalequ'elle
il vécut et
ensergna ponr sa Jeme syppfisnie Antar (1868). de Borodine, et particulièrement fructueuseaussi pour sa avait reçue.
quelquetemps Elle nornme
çulture musicale. Au cours d'un séjour à Mannheim parmrses pro-
à Alger.
En 1871à Ekaterina et lui assistent à des représentations du fesseurs certain
un
Parisau
momentde la
Freischùtz de Weber, et surtout de plusieurs opéras de Konstantinov
Commune irVagner: Le VaisseauFantôme, Tqnnhaùser,Lohengrin. élèvede Field;
en fait il s'agit
il fut pendant
quelquesjours Jusquelà ils ne connaissaientWagner que pour en avoir plus vraisem-
blablementde
directeurdu un peu déchiffré au piano. Ils sont éblouis par la splen- Konstantin
Conservatoire.
Après l'écrase- deur de son orchestration,dans la magnifique interpréta- Kossov,ainsi
que le rectifie
ment de la
Commune,
tlon de I'orchestrede Mannheim. Sokhordans
il fut fusillé. lls quittent I'Allemagne en automne et partent pour son ouvrage,
(p. 102),pui s
lltalie. L'hiver 1861-1862et le printempsse passentà Reinhardtet
enfin
Plse où Borodine a la chancede trouver des collèguesita- Schulhof,
Chpakovski,un
llens qui mettent à sa disposition un laboratoire pour ses élève de Liszt.
ô*périences.Alexandre et Ekaterina apprennent rapide-
lÎlgnt I'italien et leur séjour pisan s'avèreriche en impres-
tlons de toutes sortes.Ils voient des opéras de Bellini
(Êéutrice de Tende,La Norma), des pièces de Goldoni;
Ëorodinejoue du violoncelle dansl'orchestrede Pise dans
êËeopéras de Donizetti; ils se lient avec le directeur de
l'éeole de musique, le signor Menocchi, qui est fasciné
lereque Borodine écrit devant lui une fugue en moins
d'une heure! Par lui ils obtiennent I'autorisation de jouer
!Ëf I'orgue de la cathédrale,un magnifique instrument à
trcis claviers, qui nécessitaitdix hommespour faire fonc-
Ekatérina tionner sa soufflerie. Ekaterina produisit une belle
PROTOPOPOVA lmpressionen exécutantpendant la messela transcription
l'épouse
de
Borodine-
DR d'un chæur de Dimitri Bortnianski(1751-1825)un des
22 ZJ
maîtresde la musique religieuserusse,qui fut directeur de (ioldstein, qui composaau total près d'un tiers de la
la Chapelle Impériale de Saint Petersbourg. rnusique,essentiellement dansle finale, et éditéechez
Lors des fêtes de Pâques,ils effectuent un voyage à Sirnrockà Hambourg en 1982.En trois mouvements,
Florence,assistentà des comédiesflorentineset partici- c'cst une æuvre cyclique, le thème unificateur étant
pent de bon cæur aux acclamationsadresséesà Garibaldi. cnrpruntéà celui d'une fugue de Bach provenant de sa
Et en juin Borodine, ayant terminé ses expérienceschi- première sonatepour violon solo (sol mineur BWV
miques, s'offre deux mois de vacancesavec Ekaterina au l(nl). Il amorcel'Allegro initial, et sa cellule alimen-
bord de la mer à Viareggio. tc égalementle secondthème, qui prend néanmoinsun
r:oloris slave. Un autre motif annonceI'un de ceux du
Les æuvres des années1860-1862 premier mouvement de la future DeuxièmeSymphonie
Elles continuent sur la lancée de celles des années lcl', infra, ch. 4, ex. mus.5). Le second mouvement
1850,et aboutissentà ce qui peut être considérécomme lndante dolce (Fa majeur) est une Pastoraletoute de
le jalon mettant fin à la période de formation musicale de grâce mélodique; le thème de Bach Éapparait au cen-
Borodine : le quintette pour piano et cordesen Ut mineur. tro, avant une courte cadencedu violoncelle, laquelle
Ttio pour piano, violon et violoncelle en Ré majeur. tnène à la reprise. Dans le finale le thème cyclique
Probablement écrit en partie au cours du séjour en prcnd divers aspects,solennel(Maestoso)ou enjouéet
Italie, il a été publié par Dobrokhotov et Kirkor en dansant(Presto). Comme dansle premier mouvement,
1950. Ce tryptique s'achevantsur un menuet laisse lcs deux instruments sont soumis à un ceftain niveau
supposerI'existenceou du moins I'intention d'un fina- cl'exigencevirtuose.
le. L'Allegro con brio initial débute par un thème au Scxtuor à cordes (deux violons, deux altos,deux vio-
violoncelle;le pont et le secondthèmecontiennentdes loncelles)en Ré mineur. Il fut composéà Heidelberg
élémentsque I'on retrouveradans les mouvementssui- vcrs le milieu de I'année 1860. Deux mouvements
vants. Le développement, très modulant, attire une sculement en sont conservésintégralement.Ils furent
fois de plus I'attention sur le sens de I'harmonie de édités en 1946 sous la rédaction de Pavel Lamm.
Borodine. Tout ce mouvement est animé d,une vitalité l.' tl llegro respire la fraîcheur et la bonne humeur.Trois
puissante et communicative. La Romance (Andante) lhèrnes s'y succèdent,donnant lieu à quelquesmotifs
rappelle Mendelssohn,tout en recelant quelquesinto- dérivés : le premier est animé, dansant,d'une texfure
nations russeset italiennes.Dans la coda un choral tronsparente, le secondmélodiqueen largesintervalles
apporte une nuance soudainement dramatique. nur I'arpègede La majeur, le troisième indiqu'éMeno
L'Intermezzo final indiqué Tempo di minuetto offre nto,\soen Fa majeur plus discret, spirituel et gracieux.
une équivoque rythmique entre cette danse classique Si la forme laisse transparûIre quelques gaucheries,
etlamaztxka.L'héritage de Glinka y est sensible,tout ()rl remarque en revanche I'aisance avec laquelle
autant que la veine folklorique, et la robustessede la l3orodineuse d'un effectif pourtant réputé peu évident.
caffure laisse clairement ressentir la personnalité de l,'Andante est en Mi mineur, juxtaposant une tonalité
Borodine. pcu courante après le Ré mineur du premier mouve-
Sonate pour violoncelle et piano en Si mineur. ntcnt.Assezbref, il exposeune mélodie dans le style
Restéeinachevée,la sonatefut terminéeen 1951par le des romancesélégiaquesrusses,à I'instarde plusieurs
violoniste et musicologue soviétique Michael ærfvres des annéesprécédentes,traitéesousforme de
25

rl
variations - là encore on aura observéla prédilection chant repris en chæur après avoir été exposé par
du jeune Borodine pour ce procédé, aisé et pratique quelques voix solistes. Le Scherzo quant à lui laisse
pour "se faire la main". Les variations s'animent de apparaîtredans son thème principal des analogiesavec
figures dont certainessont issues du premier mouve- la fantaisie orchestrale Kamarinskai'a de Glinka :
ment. Assez remarquable par ailleurs est I'usage des comme danscette dernièreon y observedes imitations
pizzicati, tant dans I'accompagnementdu thème que de timbres d'instrumentspopulaires. La partie centrale
dans les pages suivantes,et qui rappelle les sonorités est lyrique, avec des "vocalises" dans la mélodie.
de la balalaika. L'Allegro moderato final, dont les dimensions sont
Quintette pour piano et cordes (2 violons, alto, vio- égales voire supérieures à I'ensemble des deux pre-
loncelle) en Ut mineur. Sa composition occupa le miers mouvements,est basésur le thème russedu pre-
printemps et le début de l'été 1862. Dans son Journal mier mouvement. S'il n'est pas exempt de longueurs
personnel, Ekaterina note jour après jour le travail dans sesrépétitions,il laissepréssentiraussi,dans sa
enthousiasteet opiniâtre de son fiancé sur la partition. culmination notamment, le Borodine épique de la
"2 mai: ce matin Sachan'est pas allé au laboratoire maturité, avec son sens d'une ampleur sonore, quasi-
mais a passé toute la matinée à écrire son quintette; ment symphonique, une certaine austérité rugueuse
(...) 23 mai : Sachacontinue à jouer et à écrire son dans les harmonies et une vigueur majestueuseet sans
quintette. Le soir nous sommes allés chez Menocchi, hâte.
où nous avonsjoué un trio de Hummel et:unAdagio de
Beethoven; lorsque nous sommes rentrés, Sacha s'est N'oublions pas, pour clore cette énumérationet methe
mis au piano et est resté à composerjusqu'à t heure du l&t point final à ce premier chapitre, deux pièces pour
matin. 26 mai: Sachacontinue à écrire son quintette et à quatre mains, Scherzo et Threntelle, cette der-
ne sort pas de la maison". llère teintéepar momentsd'orientalisme.
La partition fut achevéeen juillet lors du séjour à
Viareggio, et comme toutes celles de cette période, ne
fut éditéequ'au2Q"siècle,en 1938.
Les trois mouvements du quintette sont d'un ordre
quelquepeu inhabituel Andante, Scherzo(Allegro non
troppo), Finale (Allegro moderato) dans la mesure où
ils donnent I'impression que le premier mouvement
manque; mais on comprend la logique de l'enchaîne-
ment en constatantqu'elle correspond à un élargisse-
ment des idées. Dans l'Andante on remarque les tour-
nures mélodiques et les procédés rythmiques propres
au chant populaire russe : alternancede mesure à 2 et
3 temps, notes longuement tenues; mais ils sont
mélangés avec des éléments mendelssohnienstout
aussi reconnaissables.Dans la secondepartie du mou-
vement, I'intensification du volume sonore évoque un
27

d
('hapitre II
L'uîné descinq

ll'r:mblée,une symphonie
A I'automne1862,une fois rentréà SaintPetersbourg,
lloxrdine accomplitle pasdécisifpour son avenirmusical
('n (lcvenantle dernier membre en date du Groupe des
('irrc1.Comme nous I'avons vu, il connaissaitdéjà
Morrssorgski.Mais c'est par l'intermédiaire de son ami
Sr.'rgueT Botkine, éminent médecinmais aussivioloncel-
Irstcamateur,que Borodine rencontreMily Balakirev,le
Iotrgueux et autoritaire chef de ce cénacle auquel
Vlirdirnir Stassovdonnerapeu aprèsI'appellation signi-
Irerrtive,quoique moyennementheureused'un point de
vrrc littéraire,de "puissantpetit groupe".
lJorodinese trouve être le plus âgé de sescamarades.
Itrppclons, à titre de mémoire, leurs âges et aussi leurs
hrrrgévités respectives. AprèsBorodine(1833-1887)vient
( 'i'slr Cui (1835-1918),qui resterale vétéran,longtemps
;rpr'ùsla disparitionde tous les autres,et serale seul à qui
rl scra donné de voir, quelquesmois avant sa morl, la
l{i'vulutiond'Octobre!Balakirev(1837-1910)se situeau
1 Quelquesauf
rrrilicu,aînéde deuxansde Moussorgski(1839-1881)qui res musiciens
rrrrnrcle tous l'existence la plus brève; le benjamin du de moindre
importanceont
firoupe est de loin Rimski-Korsakov(1844-1908)r.Et fait à divers
à eux en cettemême année1862,leur con- momentsoes
lrrrrlrllèlement
passagesau
It'rrrporain Tchaikovski(1840-1893)entre au Conserva-Groupe:
lorlc de Saint Petersbourg,premier établissementde ce Apollon
Goussakovski
!,.rnr'oen Russie,que vient de fonderAnton Rubinstein.A (1841-1875),
Mily BALAKIREV l'rrurge des slavophileset des occidentalistes,deux N i k ol aT
DR Lodygenski
( iulps antagonistesse forment dans la musique russe. (1842-1916),
Nikolaï
l'orrr le plus grand bonheur de celle-ci, il suffira d'une Stcherbatchov
d'annéespour les faire fusionner.
rlrzirirre (1853-?).
('omme tous les autres membres, Borodine ressent
28 rrrrnrécliatementla force de la personnalitéde Balakirev,et 29
il est troublé lorsque celui-ci demandeà prendre connais- musique. Les fruits de sa toute récente rencontre avec
sance de ses æuvres. Pourtant, à l'étranger, il n'avait Balakirev se sont révélés avec une force et une rapidité
aucun complexe à se manifester en tant que compositeur. l'abuleuse,et m'ont complètementébahie.En décembre,
A présent le voilà saisi de timidité. Mais Balakirev, cct occidentaliste, ce mendelssohnienconvaincu qui
comme il l'avait été un an plus tôt pour Rimski-Korsakov, vonait de composerun scherzoà la Mendelssohn,m'a
se montre plein de sollicitude et d'encouragementsenvers joué presque en entier I'Allegro de sa symphonie en Mi
son nouveau disciple, dont il a tout de suite mesuré le bCmolmajeur".
talent. Il faut pourtant préciser - ou rappeler,car nous avons
Rimski-Korsakov, justement, se trouve à ce moment- eu l'occasiondéjà d'y faire allusion - que Borodinepos-
là éloigné du Groupe pour un long moment: élève offr- sédaità cette dateune formation technique au moins aussi
cier de marine, il est parti au début de l'été 1862 pour considérable que celle de Balakirev et ceftainement
effectuer durant deux ans et demi un stagede navigation tupérieure à celle de tous ses autres camarades au
à bord du clipper I lmaz (Le Diamant), stagequi était pro- moment de leur arrivée dans le cénacle, notamment en
grammé pour faire le tour du monde, mais s'est finale- matière d'écriture : on a vu avec quel enthousiasmeet
ment limité aux Amériques. Avant de partir, Rimski- quclle aisanceil écrivait des fugues.Ce qui lui manquait,
Korsakov avait mis en chantier une symphonie, sur les g'était une prise de consciencede sesforceset de sa véri-
conseils de Balakirev, laquelle devait être "la première table personnalitémusicale,de sa possibilité de devenir
symphonie russe" (celles de Rubinstein, intégralement un compositeur professionnel et non seulement un bon
germaniques,ne comptaientévidemmentpas!). Il en avait dilettante.C'est en cela que I'influence de Balakirev a été
poursuivi la composition pendant quelque temps, au etlicace,donnantI'impulsion nécessaireà un mouvement
début de son stage. Le finale de la symphonie, composé qui ne demandaitqu'à s'intensifier.
avant les autres mouvements, fut joué devant Borodine Du fait du rapport d'àge,les relations entre Balakirev
par Balakirev et Moussorgski, les deux excellents of l3orodine furent un peu diflérentes de celles que le
pianistesdu cénacle.L'æuvre fut terminée à son retour en mnître entretenaitavec certainsde sesautresdisciples: de
I 865. meme qu'avec Cui, son attitude était davantage celle
Visiblement, Balakirev tenait à son idée d'élargir le d'une simple camaraderie,alors qu'il avait un comporte-
répertoire symphoniquerusse,car c'est égalementvers la ment de chef plus marqué envers les cadetsMoussorgski
compositiond'une symphoniequ'il orientaBorodine : ce et l{imski-Korsakov.
devait être sa lc'" symphonie en Mi bémol majeur, qu'il
achevaen 1867. Des voies qui soouvrent
Le résultat de I'entrée de Borodine dans le Groupe est Lc 17 avril 1863 Alexandre et Ekaterina se marièrent.
ainsi commentépar son épouse,dans sessouvenirscom- Quclquoismois plus tard ils s'installèrentdansl'apparte-
muniqués à Krouglikov: "Je ne l'avais pas vu pendantun ment qui leur fut aménagédans le bâtiment nouvellement
mois. Mais il s'en est passédes chosesau cours de ce ittnuguréde la sectiond'histoire naturellede l'Académie
mois! Alexandre Porfiriévitch s'est complètementméta- Etédioo-chirurgicale.Assez vaste, le logement n'était
morphosé musicalement, il a grandi de deux têtes et a eËpcndant guèrecommode: la cuisinesetrouvait au sous-
acquis cette originalité typiquement borodinienne dont on EOl,ct les pièces du rez-de-chaussée n'étaient séparées
ne pouvait dès lors que s'émerveiller en écoutant sa que par un couloir des laboratoires et des cabinets
30 31
d'étudesde l'Académie.Borodine eut cependantla possi- nord-ouestde la Russie,pour étudier les eaux minérales
bilité d'y établir bientôt son propre laboratoire. Ce fut de Khilovo, lieu devenu par la suite une importante sta-
jusqu'à la fin de leur vie leur domicile principal. Mais tion de cure. Mais surtout, il compose, pendant ses
Borodine se doutait-il, en épousant cette femme certes momentsde liberté. La Premièresymphonie,dont d'im-
talentueuse, cultivée et altrayante, mais aussi malade, portantsfragmentssont écrits en 1865-66,est achevéeen
faible, capricieuse et irresponsable,des difficultés qu'il lfl67 au bout de cinq annéesd'efforts épisodiquessans
await à endurer à caused'elle? Pour sa part, les perspec- dttute,mais parfaitementhomogènes.
tives qui s'ouvraient devant lui dans son métier et dans Cinq annéesau corrs desquellestous les membres du
son art lui permettaient pour f instant d'envisager la vie eroupe des Cinq ont également manifesté une activité
avec optimisme. En 1862 il était professeur-adjointde la lntense.Balakirev, le chef, est cependantle moins rapide
chairede chimie. En 1864il devientprofesseuren titre. Il à l'écriture en raison de son caractère excessivement
est peut-être utile de préciser que bien qu'ayant reçu une tcrupuleux,du temps qu'il consacreaux autreset de ses
formation de médecin, il ne pratiquera plus guère cette occupationsà l'Ecole Gratuitede Musique,établissement
profession, sinon pour les personnesde son entourage,et qu'il a fondé au printemps de 1862 (anticipant de
c'est bien plus commeun chimistede premier ordre qu'il quelques mois sur l'inauguration du Conservatoire!),
entreradansl'histoire des sciences. Êonjointementavec le chef de chæur Gavriil Lomakine
Le milieu des années1860 est pour lui une période (lttl2-1885), afin de mettrel'enseignement musicalà la
heureuse en tous points de r,.ue.I1 voyage de temps en portéedesclassessocialesles plus défavorisées,et dont il
temps, tantôt pour raisons professionnelles, tantôt pour dirige les concerts.En 1863-64 il écrit une Ouverture
son plaisir. Entre mai et août 1865, il séjourneavec son rilJJe, sa deuxième, sous-titrée 1000 ons (pour le millé-
épouse dans le sud de l'Autriche à Graz, où ils mènent ffiire de la fondationde l'état de Russieen862 par le chef
une existencede jeunes amoureux qui doit leur rappeler lgandinaveRoerick). En 1863 il séjourneau Caucaseet
les moments de bonheur de Heidelberg et de Viareggio. On rapporte des notations de mélodies orientales dont il
En automne 1865 il se rend dans la province de Pskov, au Utilisera certainespar la suite dans sa brillante et fort

JJ
ficile fantaisie pour piano Islamey (achevéeen 1869), qui recueil de Salvador Daniel rapporté de Paris par
reste aujourd'hui encore son æuvre la plus populaire. Borodine.Antar symphonie (ou "suite symphonique") en
Après avoir songépuis renoncéà un opéra sur le conte de 4 mouvementsde forme cyclique est inspirée du principe
L'Oiseau de Feu (sujet qui seracelui du premier ballet de de la symphonie à programme berliozienne, et sa compo-
Stravinsky en 1909), il met en chantier lui aussi s3 lère sition n'est évidemmentpas sansrapportavecle séjourde
symphonie.Commencéeen 1864elle seramenéeà bien... Berlioz en Russieau cours de l'hiver 1867-68.
trente-trois ans plus tard ! César Cui, sans doute le moins intéressantet original
Moussorgski, dans ces mêmes années, conçoit un des Cinq, s'adonne quant à lui à ses activités de critique
vaste opéra sur Salammbdd'après Flaubert. Entre 1863 et musical dans sa tribune des Nouvelles de Saint
1866il en composed'importantsfragments - près d'une Pelersbourgavec une plume trempéedans du vinaigre, et
heure et demie de musique - puis l'abandonne, laissant composeson opéra William Ratclffi.
deux fragments orchestréset le reste à l'état de piano et De la génération précédente,Alexandre Dargomyjski
chant,avecquelquesindicationsde partiesinstrumentalesz. (1813-1869)qui s'estrapprochédu Groupe,en a éveillé
2 Le tout sera Une partie de la musique sera réutilisée dans Boris le vif intérêt par son opéraLe Convivedepierre (thème de
orchestré en
1976par l e
Godounov.En 1867deux æuvresimportantesnaissent: la Don Juanréécrit par Pouchkine) alors en cours d'élabora-
chef d'orches- première version de La Nuit sur le Mont chquve, eui est tion, et qui est le premier opéra à abolir le clivage réci-
tre et composi-
teur Zoltan conjointement avec Sadko de Rimski-Korsakov, le pre- tatif-air au profit du récitatif mélodique, conservantintact
Pesko. mier poème symphonique russe, et le chæur avec le texte original de la pièce pouchkinienne. Inachevé à la
orchestre La Défaite de Sennacherib d'après Byron. lnort du compositeur, il sera terminé par César Cui qui
Vient ensuite,en 1868 I'essaiexpérimentalement intéres- çompose quelques répliques manquantes, et Rimski-
sant mais lui aussi inachevé dt Mariage, opéra sur le Korsakov qui orchestretoute la partition.
texte d'une comédie de Gogol, où il chercheà élaborerun En dehors du Groupe, Tchaikovski a terminé en 1865
récitatif se rapprochant au maximum des inflexions du ton cursus d'études au Conservatoire de Saint Peters-
langageparlé. I n'en composeque le 1.' acte pour piano bourg et a été aussitôt nommé professeur à celui de
3 De nombreu- et chant.:Et c'est aussitôtaprès(fin 1868)qu'il entamesa
ses orchestra-
tionset achève-
grande ceuvre, le seul opéra qu'il achèvera : Boris. Les
menb existent: années 1860 voient aussi de nombreuseset importantes
Alexandre
Tchérepnine,
mélodies, dont plusieurs reflètent ses idées populistes
lppolytovlvanov, (L' orphelin, B erceuse du p aysan, Kal I istrate).
I
Marguerite
Béclard
Rimski-Korsakov, qui est revenu en 1865 de son stage
d'Harcourt de navigation et est désormaisaffecté à un service à terre,
avec une
versionfrançai- s'est remis avec enthousiasmei s4 lèresymphonie qui est
se du texte, et jouée en décembre 1865. Coup sur coup il écrit entre
celledu chef
d'orchestre 1866 et 1868 une Ouverture sur trois thèmesrusses.rîe
Guennadi Fantctisiesur des thèmesserbes,le poème symphonique Soirée musicale
Rojdestvenski, chez Balakirev
certainement Sqdko (le même sujet et la musique lui resserviront en Borodine estassis
la meilleure
de toutes.
1895pour l'opéra éponyme),sf s3 fèmesymphonieAntar au 1errang
à droite,deface.
(1868) dans laquelle il utilise des mélodiesorientalesdu DR
34 35
Moscou fondé en 1866 par Nikolaï Rubinstein,le frère trompé". Balakirev raconte,pour sapart, lors d'entretiens
d'Anton. En 1866 il composelui aussi53 lèresymphonie avec SemionKrouglikov en 1883 : o'Lepremier mouve-
Rêvesd'hiver, et en 1868son premier opétaLe Voiëvode- ment fut accueilli par le public avec froideur. Il y eut
Ainsi en l'espacede trois ansobserve-t-onl'apparition quelques applaudissementsqui ne durèrent pas. Je pris
desbasesd'un authentiquerépertoire symphoniquerusse: peur et m'empressaid'entamer le scherzo qui fut joué
1865, lre symphoniede Rimski-Korsakov; 1866, 1e'"fls avec brio et suscita un tonnerre d'applaudissements.On
Tchaikovski; 1867,lèreds Borodine; 1868,2" symphonie appelaI'auteur.Le public exigeaque I'on rejouâtle scher-
Antar de Rimski-Korsakov;c'est bien I'accomplissement zo". Et dans une lettre à Tchaikovski, Balakirev écrit :
d'une nécessitételle que Balakirev I'avait préssentieavec "Toute notre compagnie exulte à l'occasion du succès
justesse. inattendude la symphonie de Borodine".
Il est vrai toutefois que I'accueil ne fut pas unanime et
Au programme que certains critiques prirent la partition de haut. Ce fut
La lèu symphonie de Borodine fut jouée le 24 février malheureusementle cas d'Alexandre Serov, hostile aux
1868 sousla direction de Balakirev lors d'une répétition Cinq pour des raisons personnellesplus que musicaleset
qui prétendit dans un article dans la revae Golos (La
organiséeà la demandede la direction de la Sociétémusi-
cale russe pour juger des dernièresæuvres des composi- Voix) que "la symphonie d'un certain M. Borodine n'a
teurs contemporains.Borodine s'y trouva joué aux côtés guère plu au public et que seuls ses amis l'avaient
de gens qui pour la plupart ont sombré depuis dans un applaudie".
oubli total. Or c'est lui cependantqui se trouva mal jugé Quoi qu'1ilen frt, l'æuvre avait produit son impression
par un jury qui le cataloguatout de suite comme "un dilet- et de nosjours, même si elle n'a pas tout à fait la popular-
tante qui s'essaieà la composition". La malchancey fut, ité de la 2" symphoniede son auteur(leurs méritesrespec-
il est vrai pour beaucoup: la symphonie fut trouvée diffi- tifs pourraient pourtant se discuter), elle est reconnue
cile à exécuter et les parties instrumentales contenaient comme l'une des grandessymphoniesrussesdu 19" siècle.
beaucoupd'erreurs. Borodine fut péniblement affecté par
cet échec;mais ce concerl-là n'était qu'une audition d'es- Symphonie Nol en Mi bémol majeur
sai. Le véritable sort de la symphonie devait sejouer le 4 C'est la plus vaste des trois symphonies de
janvier 1869 toujours sous la direction de Balakirev, qui Borodine. d'une durée de trente-six minutes environ.
avait ainsi la tâche délicate de réhabiliter l'æuvre' Le premier mouvement commence par une introduc-
Pour une raison incompréhensible,Vladimir Stassov tion Adagio grave et noble en Mi bémol mineur, dont
dans la première version de sa biographie de Borodine le thème syncopédeviendra aussi le principal élément
publiée aussitôtaprès sa mort en 1887, dit que la sym- thématiquedel'Allegro qui s'enchaîneau moment du
phonie fut reçue avec indifférence et apathie. Or on sait, passageau ton homonyme majeur.
du témoignage de Balakirev principalement, qu'il en fut Ex. 1
tout autrement,et du reste Stassov,reprenant sous forme
de citation les informations que lui avait communiquées
le chef du Groupe des Cinq, s'empressede faire amende Autant que la syncope,l'autre élémentrythmique,
honorable dans la secondepublication de sa biographie la cellulenoire, deux croches,noire, de la seconde
(1889) en reconnaissantde bonne foi : "Je me suis
37
mesure(mi, si-mi-si) acquerraune importance de pre- la sienne.
mier plan en tant que constanterythmique tout au long Le second mouvement Prestissimo est un scherzo
du mouvement, assurantla vigueur de son ossatureet d'une vitalité frémissante,à laquelle l'influence con-
de sa pulsion, maintenantune unité d'idée tout en per- juguée des scherzos beethovéniens (ceux de la
mettant d'aménager des contrastes d'autant mieux Symphonie Héroi'que, de la Septième et de la
marqués.Après un pont à l'écriture verticale qui cul- Neuvième) et de celui de la Reine Mab berliozienne
mine dans un tutti cuivré. le secondthème confié aux n'est évidemment pas éhangère. Des égrènements
violons, mélodie à l'ambitus resserré,sertie de chro- descendants (clarinette et pizzicatl) apportent des
matismes. nous emmène dans un univers bien dif- piqûres colorées,tandis que des syncopesviennent par
férent, mais le martèlement du rythme ne tarde pas à moments contrarier la course inéluctable du mouve-
se rappeler aux violoncelles. Et aussitôt après une ment perpétuel. Après la partie A, tribut payé àla tra-
troisième idée thématique, au hautbois, apporte un dition européennela plus noble, la partie B centrale(Si
parfum rustique.Le demier épisodede I'exposition se majeur) créeun dépaysementsaisissant,voulu et réussi,
déroule dans la tonalité principale de La majeur, don- en paraphrasantune mélodie bien spécifiquementrusse,
nant à toute cette première partie du mouvement une qui vient attester de l'enracinement national de
étendue,une ampleur et une variété remarquables;et si Borodine;on peut lui trouver desintonationscommunes
les paraphrases, du premier thème en particulier, avec desélémentsdu froisièmethèmedel'Allegro.
auront été abondantes,le jeu sur les différenciations Le troisième mouvement Andante débute sur une
destimbres instrumentauxleur a évité toute monotonie. de ces superpositions de sonoritésque Borodine affec-
Chacun des éléments thématiquesentendus a ensuite tionne, faisant se frotter deux quintes à vide (ré - la et
sa part dans le développement, équilibré entre la mi - si); puis se déploie aux violoncelles une ample
finesse de sonorités et la densité d'organisation du cantilène dont les ornements, véritables oovocalises"
matériau.Après la réexposition,qui mène à une ascen- instrumentales en cellules de quahe triples croches
sion sonoreimpressionnante,le développementtermi- parsemantla mélodie, prennent une tournure orienta-
nal sur fond d'octavessyncopéesaux cors,jongle dans lisante accentuéepar les timbres de la flûte et du cor
l'extrême aigu avec des sautsde tierces aux flûtes qui anglais.
appofient une spatialité nouvelle. La coda Andantino Ex.2
semble vouloir étendre dans le temps et
l'espace les entrelacsmélodiques,donnant une con-
clusion rèveusepianissimo à un chapitre dont la déter-
mination aura été le ton dominant Par son caractère Le finale AIIegro molto vivo, au thème principal
d'ensemble,comme par son harmonie et son instru- abrupt, échangéentre différents instruments,comporle
mentation, ce mouvement anticipe parfois de façon un passaged'une remarquable originalité orchestrale
surprenanteles symphonieset les poèmes de Sibelius. et harmonique, avec des notes franchissantpar enjam-
On peut constater en particulier des ressemblances bées descendantestous les registres instrumentaux.
thématiques avec la 1ù" Symphonie dt maître fin- L'idée provient du scherzo où nous avons signalé un
landais, lequel a pourtant affrrmé qu'il ne connaissait procédécomparable, mais elle acquiert ici une enver-
pas la partition de Borodineà l'époque où il composait gure nouvelle. Un impressionnant volume orchestral
.i,t 39
est atteint lors du passage du thème aux curvres sible, et si vous ne cherchezpas une musiquefraîche et
graves,donnant la sensationd'un monument sonore originale, il vous sera toujours possible d'adapter des
coulé dans I'airain. A traversles quatremouvements, morceaux tout prêts du répertoire qncien. Ce sera moins
sansqu'il y ait de forme cyclique ostensible,des into- urtistique mais plus rentable; vous gagnerez de I'argent
nations, des tournures, des cellules unificatrices circu- ltlus vite et ne serezpas obligé de m'en donner la moitié",
lent, cimentant l'ensemble de la partition et rappelant écrivit Borodine à Krylov.
constamment, en relief ou en filigrane, le visage de Cette farce fut donc menée à bien en un temps record,
I'auteur. La personnalité et la science technique de et le 6 novembre1867une représentation- une seule! -
Borodine se sont affirmées dans cette Première sym- eut lieu... au ThéâtreBolchoï de Moscou ! Rappelonstout
phonie avec une maturité accomplie et Franz Liszt, de mêmequ'à cette datela scènemoscoviten'était encore
quelquesannéesplus tard, ne s'y tromperapas. aucunement représentative du grand répertoire russe
comme l'était le théâtreMariinski de Saint Pétersbourget
Un drôle d'opéra l'aisait encore passablementfigure de théâtre provincial
Aussitôt après avoir achevé sa Première symphonie, consacré dans une large mesure au ballet. De plus, la
Borodineécrivit au coursde I'année 1867une æuvrepour représentationfut précédéed'un autre canular,journalis-
le moins étrange, tant par son contenu que par le sort tique cette fois-ci et organisé à l'insu de Borodine.
qu'elle devait connaître : l'opéra-parodie Bogatyri (Les Lnauteuren était un dénommé Panovski, journaliste des
Preux) sur un texte de Viktor Krylov, poète et dramaturge Nouvellesde Moscou.Il annonçaLes Preux comme "une
de troisième ordre (un nom à ne pas confondre avec celui opérette inspirée d'une affaire foumie par la chronique
du grand fabuliste Ivan Krylov (1769-1844), le La judiciaire et racontantun procès consécutifaux exploits
Fontainerusse !). Sur un sujet comico-héroïquesitué dans de quelqueshéros contemporainsdansun restaurantde la
le cadre épique de I'ancienne Russie, le compositeur a banlieue de Moscou"! Panovski, qui était un ami
concocté une sorte d'opérette - pot-pourri adaptant des d'Ekaterina Borodine, avait cru bien faire en attirant le
airs célèbres de compositeurs occidentaux, à côté de public à une comédiesoi-disantinspiréed'un fait divers à
quelquesfragments de musique originale. On ne sait que Bcandale.Mais le public, qui s'y laissaprendre,fut déçu
peu de choses sur la façon dont ce projet a pu getmer. de ne rien trouver de semblable dans l'opéra, et le siffla
L'idée vient peut-êtrede Krylov : c'est du moins l'hy- copieusement.Heureusement,Borodine avait judicieuse-
pothèsed'Arnold Sokhor dans sa monumentaleétude sur ment choisi de garder anonyme sa participation musicale.
Borodine. Quant au contact entre Borodine et Krylov, il a Son nom n'apparut ni sur les affiches, ni dans le pro-
pu s'établir par I'intermédiaire de la sæur de ce dernier, grarnmeet, qui plus est, aucun de sesamis du Groupe des
époused'un médecin qui était un collègue du composi- Cinq ne fut averti de l'affaire. Cela valait certainement
teur. mieux ainsi : on imagine aisément les foudres que
Krylov était fort presséde donnervie à son idée.C'est Balakirev aurait déchaînéesdevant un tel ouvrage !
peut-être en cédant à sa hâte tout en s'amusant d'un sujet La représentationfut donc un échec total. Les Preux
qui allait dans le sensde son goût pour les plaisanterieset étaient prér.us pour être rejoués quelques jours après,
les canulars de toutes sortes, que Borodine lui proposa mais la secondereprésentationfut annuléeen raison de la
cette forme de pot-pourri. "Si vous êtes surtout intéressë maladiede l'un deschanteurs.et I'affaire en restalà. Une
d'qvoir une représentationaussiprochainement que pos- Ëeulereprise fut effectuée le 22 juin 1886 au théâtre
4I
Anthée de Moscou sous le titre de Chronique musico' tal ou russe. L'un des compatriotes visés était
dramatique, sans plus de lendemain. Enfin il faut men- Alexandre Serov, dont l'opéra Rogneda (1865) mal-
tionner un avatar assezinattendu qui eut lieu le 29 octo- aimé des Cinq, était considéré comme pseudo-russe.
bre 1936 au Théâtre de chambrede Moscou, avec un nou- Les airs repris chez les autrescompositeursconcernent
veau livret de Demian Biedny (1883-1945),écrivainresté les opéras suivants '. Robert le Diable et Le Prophète
comme l'un des plus vulgaires humoristes-idéologuesdes de Meyerbeer, Le Barbier de Séville et Sémiramis de
premières décenniesde l'époque soviétique, qui y ajouta Rossini, La Belle Hélène, Barbe-bleue et Les Bqvards
des éléments satiriques sur des événementsde l'histoire d'Offenbach, Ernani de Verdi, Zampa de Hérold,
russe. Mais cette version n'eut pas plus de succès que Rogneda de Serov, Le Prince invisible de Cavos
celle de 1867;elle fut même officiellementdésapprouvée (1775-1840,compositeuritalien installéen Russieà la
par la censurestalinienne pour 'ocaricaturecalomniatrice fin du 18" siècle), plus cefiains airs et chansonsà la
de I'histoire de la Russie", et marqua le début de la dis- mode. L'orchestration ne fut pas effectuée par
grâcede l'écrivain. Borodine mais par le chef d'orchestre Eduard
Maertens, qui dirigea l'unique représentation.Mais
Les Preux tout en s'amusant,le compositeurs'est aussi "fait la
La partition n'en étant toujours pas publiée hormis main" pour des scèneset des personnages populaires,
un fragment, nous ne pouvons que donner un résumé et on peut se demander si tel ou tel personnagedu
de l'action et énumérer les emprunts musicaux de Prince lgor n'a pas eu une sorte de prototype dans
Borodinetels qu'ils sont donnésdansle livre de Serge cette bouffonnerie. A titre de curiosité. Les Preux
Dianine. mériteraient d' être édités.
L'action se passedans des temps anciensnon pré-
cisés et dans des lieux géographiques imaginaires, Séduit par les sujets de l'ancienne Russie,Borodine
quoique russes. Le preux Solovieï Boudimirovitch &vait également envisagévers la même époque un autre
enlève la princesse Zabava, fille du prince opéra, VassilissaMikoulitchna, dont il ébauchaun plan
Goustomysl. Celui-ci avec des guerriers se lance à la inspiré des bylines (chansonsde geste)publiées dans les
poursuite du ravisseur, laissant la garde de la ville au Dils qu'avait rassemblésPiotr Kireievski (1806-1856),
preux Foma Berennikov. Ce dernier aura à livrer écrivain et folkloriste qui fut un des porte-parole du mou-
bataille contre une guerrière de force herculéenne, venrent slavophile. Ce projet resta inéalisé. Un autre fut
Amelfa, venue assaillir la ville à la tête d'une arméede ruggéré à Borodine par Stassovet Balakirev en 1868 : La
femmes. Grâce à un subterfuge,Foma réussit à vain- Fiuncéedu tsar, d'après un drame historique de Lev Mey,
cre Amelfa, mais le prince Goustomysl s'attribue le qui met en scènele tsar Ivan le Tenible s'emparantde la
mérite de cette victoire. Des ambassadeursde Solovieï fiancéed'un de sessujets.Une esquissemusicalesemble
Boudimirovitch viennent lui demandersa bénédiction Êtt avoir survécu, qui sera remaniée bientôt pour un
pour le mariage de sa fille avec le preux. Il accepteet numérodt Prince lgor (cf.infra).Trenteansplus tard c'est
tout se termine par un festin et des danses. l'infàtigable Rimski-Korsakov qui reprendra le sujet et
Les personnageset le cadre de l'ancienne Russie, écriraun opéracontenantde bellespageslyriques.
eux-mômesridiculisés à souhait, sont utilisés comme C'est avec Le Prince Igor q.ueBorodine trouvera, en
fer de lance satirique contre le "grand opéra" occiden- Itl69, un sujet à sa mesure.
t1
4J
Mais auparavant il est indispensablede s'arrêter sur jour un puissant preux viendra rompre l'envoûtement
plusieurs mélodies qu'il écrit en 1867-68. Il n'y a pas et réveillerala princesse".
chez lui de "petites" æuvres, c'est-à-dire de pages L'image des preux, à mi-chemin entre le réel et le
insignifiantes. Comme celles de Moussorgski, ses fantastique, hantait donc visiblement l'imaginaire de
mélodies sont des mines d'invention, de trouvailles Borodine.La féerie et la fantasmagoriede la légende
mélodiques et harmoniques;de plus, il en rédige lui- s'unissentici pour développerune magnifique ballade
même les textes,attestantd'un indéniable talent poétique. qui part du doux balancementsyncopéd'une berceuse
faisant office de refrain, entre des couplets aux visions
menaçantesou épiques,avec des harmoniesbaséessur
la gamme par tons où se reconnaît l'influence de
Rouslan et Ludmila de Glinka. Mais le prétexte
légendaire recèle un symbole : cette princesse
endormie, ce serait la Russie dans l'attente de son
"éveil"... C'est une des mélodiesles plus captivantes
de Borodine, et Ia première à avoir été éditée de son
vivant, chez Jurgensonen 1870.

Chant de la forôt sombre


Fa dièsemineur. "Laforêt sombregrondait et chan-
tait une vieille chanson; elle chantait la grande force
populaire qui se rassemblait pour aller au combat
vengeuret s'abreuverdu sangde I'ennemi". Borodine
a écrit ce texte en imitation desancienschantsde hors-
la-loi russes.Lui-même l'appelait parfois "chanson
ancienne". Présentéeune première fois à la censure,
elle fut refusée,jugée "subversive".Alors Borodine
eut recours à un subterfuge : il la fit passerau milieu
d'un lot de mélodiesde Rimski-Korsakov,qui étaient
Facsimile
de h Prtncesse réputéesinoffensives, et trompa ainsi la vigilance des
endomie censeurs.Elle fut publiée chez Bessel en 1873.
DR
Accompagnéedans les bassesdu piano, c'est une
rnarche sombre et implacable, frappante par l'irrégu-
La Princesseendormie larité de sesrythmes(514,314,714)typirye des chants
La bémol majeur. "Dans une forêt impénétrable, populairesrusses.
une princessedort d'un sommeil magique.Mais voilà Ex. 3
que la forêt s'éveille et qu'une nuée de sorcièreset dc
sylvains avec des ricanements sauvages passe au-
dessusde la princesseendormie.La légendedit qu'urr
Une musique granitique, à la rudesse archaïsante, Une histoire problématique
abondanten dissonancesdiatoniquesqui sont la signa- I1 n'est pas dans notre but d'écrire une biographie
ture harmonique de Borodine. Si differentes soit-elles, anecdotique et sentimentalede Borodine, dont la vie ne
cette mélodie-là et la précédente appartiennentà un semble pas avoir été bien riche en secretsd'alcôve
même ordre d'idées. Son populisme révolutionnaire, peut-être étaifil simplementtrop occupépour cela ! Mais
sur lequel la censurene s'était pas ffompée, rapproche le problème auquel il fut confrontéen 1868 a eu certaines
Borodine de Moussorgski, et montre son aptitude a répercussionssur sa vie, et rnérite d'êhe relaté. Il avait
4 llaét é créer une dimension monumentale même dans une fait Ia connaissanced'une certaineAnna Kalinina, sæur
réstituédans pièce de trois minutes. Cette mélodie fut réutilisée du compositeur Lodygenski lequel s'était rapprochépen-
l'enregistrement
effectué par dans Le Prince lgo4 potn un monologue du prince dant quelque temps du Groupe des Cinq. Agée d'une
V.Guerguievau
Théâhe Kirov.
Galitski, malheureusementsupprimé par Rimski- vingtaine d'années, Anna était mariée à un propriétaire
Cf. infra, ch.7 Korsakov lors de la préparationde la partition.a terrien assezpeu rafftné, alorsqu'elle était elle-mêmecul-
tivée et ouverte aux idées nouvelles. Elle avait eu un
La Reine de la mer enfant, mort presque aussitôt,et s'était mal remise de ce
Fa majeur. "Viens à moi lorsqu'il fera nuit, jeune choc. Des relations de tendresses'établirent entre elle et
voyageur.Tu te reposerasici sousl'eau dans la fraîcheur Borodine, et provoquèrentnaturellementde sérieusesdiÊ
et le calme,bercépar le doux balancementdesvagues"... ficultés entre le compositeur et son épouse légitime. Il
Une feerie qui pounait se comparer à celle de La s'efforça autant qu'il put de minimiser f importance de
Princesse endormie, avec des harmonies au piano qui cette idylle, probablement innocente, et de surcroît fort
oftent dessimilitudes.Mais ici l'envoûtementestencore problématique pour lui en raison du caractèremaladif et
plus total parce que dépourvu de contrastesmarqués.On hystérique d'Anna, qui eut desconséquencessur son pro-
comprend alors particulièrement bien l'admiration que pre état moral : il fut lui-même atteint d'un début de
Debussyportait à Borodine : car c'est bien d'impression- dépression ! Malgré ce trouble, il resta sincère avec
nisme qu'on peut parler 1à,avec sesmiroitements,son Ekaterina, sincèrejusqu'à la maladressepeut-être,si l'on
flou, et sa fascination pour l'univers aquatique.Comme en juge par les lettres qu'il lui écrivit en octobre 1868.
la précédente,elle fut éditéechezBesselen 1873. Ekaterina était partie pour Moscou voir sa mère;
Borodine était resté à Saint Petersbourg.Répondantaux
La tr'aussenote questionsimpérieusesde sa femme, il lui décrivit l'inno-
Ré bémol majeur."Elle me persuadaitde son amour, cence de sesrelations avecAnna. en insistantsur le com-
mais je ne la croyais pas : la faussenote résonnaitdans portement déséquilibré de cette dernière, sur la tristesse
sesparoles de même que dans son cæur, et elle-même dans laquelle son harcèlementle plongeait, et sur la mau-
le comprenait fort bien"... Totalement différente des vaise conscience qu'il en retirait, bien que n'ayant rien
précédentes,cette mélodie (Ed. Jurgenson1870) nous f'ait qui pût porter préjudice à Ekaterina.On peut toutefois
fait entrer dans le domaine subjectif, peu courant dans concevoir qu'une épouseexclusive,jalouse, et pas très
la musique de Borodine - on peut même quasiment équilibrée elle-même en raison de sa maladiepersistante,
dire que c'est la seuleexception.Une page très courte, ait pu éprouver quelquesinquiétudesen lisantlesjustifica-
limitée à 17 mesures,dont il faut chercherl'origine dans tions que son mari lui a formulées de la façon suivante
un incident de la vie privée du compositeur. (lettredu 25 octobre1868):
47
ments, la tristesse et la dépressionqui accompagnentle
c'ôtësérieux de la vie domestiqueet sociale. Avec elle je
me reposecommeun père dans la chambrede sesenfants,
ou comme un frère dans celle de sa jeune sæur.(...)
N'oublie pas que depuis notre première rencontre
(lorsque nous nous sommesembrassés),je ne lui ai plus
,iamais donné un baiser,malgré les nombreusesoccctsions
que j'aurais pu avoir Peux-tu, Katerinka, comprendre
que mon sentimentpour elle n'esî rien à côté de celui que
,i'ai pour toi, et queje ne lui donneque ce queje ne puis
le donneri c'est-à-dire mon amour pour les enfants,pour
l'élément de faiblesse, de jeunesse, d'espoir et d'ovenir.
M'entends-tu ? Ne soispas jalouse, n'aie pas de chagrin,
mais comprendstout cela.

Ekaterina rentra bientôt à Saint Petersbourget le pro-


blème s'apaisa.Borodine continuacependantpar la suite
à voir épisodiquementAnna. Les nuages étaient passés
mais avaient laissé quelques ombres et de l'amertume
dansson âme puissanteet sensible.

Jeune fille Critique musical


éclairée par Au coursde I'hiver 1868-69,Borodine assurapour un
le soleil
p a r VS e r o v - D R bref laps de temps la critique musicale aux Nouvelles de
Tu dois comprendre qu'il y a une grande dffirence Saint Petersbourg. César Cui qui y tenait la rubrique
dans messentimentspour elle et pour toi. Je t'aimeparce i'était provisoirement retiré pour achever et faire
que tu es mon épouse,unefemme mûre, sérieuse,et qui fcprésenterson opéra William Ratclffi, qui fut créé\e26
n'ct besoind'aide que pour le soulagementde ses maux lëvrier 1869au ThéâtreMariinski de SaintPétersbourg.I1
physiques, et j'aime Anna comme une petite fille, una âvait demandéà Borodine de le remplacer pour faire les
pauvre enfant à quiiepuis (etje crois queie dois) donner çritiques de quelquesconcefts.Sa contribution se limita
tout ce quej'ai de bon, qui a besoinde moi pour la libé- l'inalementà trois articles, assezconséquentsdu reste,
rer de I'esclavage dans lequel elle est tombéeà cause dc dctésdes 11 décembre1868,8 février et 20 mars 1869;il
sajeunesse et de sa grandefaiblesse. Tu dois te rappeler' he les signa pas et en dehors de ses amis peu de gens
qu'il n'y a dans nos relationsrien de sensuelni mêmede furcnt mis au courant.A la lecfure, ces textes, qui sont en
passionné;rien que de l'omitié, de la confianceet de l'aJ- tout état de cause des témoignagesprécieux, offrent un
eertain nombre des qualités que doit posséderun critique
fection. Lorsque ie suis avec elle, ie suis absolument
tranquille. Pas une pensée sensuelle ne vient ffieuret ousical professionnel: compétencetechnique,argumen-
mon âme.(...)En sa compagniei'oublie tous les désagré- tction du jugement, souci de cernerles questionsimpor-
49
tantes,en particulier les aspectsculturels, sociaux et péda- avec un intérêt particulier parce qu'ils tiennent plus de
gogiquesde la vie musicale ainsi que le détail des æuvres, I'opéra que de la musique religieuse. Il s'arrête plus
explicité avec beaucoup de soin et de clarté; mais elles longuement sur le secondconcert. On y donnait l'ouver-
n'évitent pas en même temps les défauts communs aux ture de Sqkuntala de Goldmark, à laquelle Borodine
positions de l'école russe à l'époque, en particulier un reprochel'absence de correspondanceentre la musique et
certain sectarismeet parfois, à côté de rejetsjustifiés, une le sujet, mais apprécienéanmoinssa fraîcheur; le 4. con-
incompréhension têtue, comme celle de dénigrer systé- certo de Litolff, qu'il compare à ceux de Liszt par le rap-
matiquementWagner et d'affirmer que Meyerbeer est un port de forces entre le piano et l'orchestre;les dansesdu
artiste infiniment plus subtil et talentueux...Les concerts premier opéra de Tchaikovski Le Voiévode,dont il trouve
commentés sont ceux de la Société musicale russe et de l'orchestration plus intéressante que la musique elle-
l'Ecole gratuite de musique. Le premier article est con- même; le 2" concerto de Liszt avec un éloge dithyram-
sacré à deux concerts donnés à une semained'intervalle bique à son interprète Nikolaï Rubinstein; le programme
les 23 et 30 novembre 1868, sous la direction de s'achevait par la deuxième symphonie Océan d'Anton
Balakirev. Le premier offrait des extraits de la symphonie Rubinstein, que Borodine soumet à un massacreen règle
Roméo et Juliette de Berlioz, le ConcertoN"9 pour violon bien en accord avec les antipathiesnon encore éteintesde
de Spohrjoué par LeopoldAuer, qui selonBorodine"sus- son cénacle envers le fondateur du Conservatoire. Il se
cita un ennui mortel malgré la qualité de l'interprétation", livre ensuite à une comparaison des mérites des deux
deschæursdela Roussalknde Dargomyjski,la Polonaise frères en tant qu'interprètes.Il les trouve de force égaleen
en Mi bémol de Weber transcrite pour piano et orchestre tant que pianistes, jugeant simplement que l'univers
parLiszt, et l'ouverture Léonore 11de Beethoven.Au pro- d'Anton est davantage le salon et celui de Nikolaï la
gramme du second figuraient Ia 2" symphonie de grande salle de concert - opinion fort discutable; en tant
Schumann, dont Borodine donne une appréciation que chefs d'orchestre,Borodine accordela préferenceà
nuancée, I'Arioso dt Prophète de Meyerbeer, trois Nikolaï, qu'il trouve plus fin que son frère. Le concert
romancesde Schumann,Rubinstein et Liszt, le tout chan- suivant (1"' février) donnait la 4n symphonie de
té par Elizaveta Lavrovskaïa, des extraits de Rouslan et Schumann, que Borodine juge comme une de ses
Ludmila, et enfin l'ouverture Mer cqlme et heureux meilleuresæuvres,les deux épisodesdl Faust de Liszt
voyage de Mendelssohn, que Borodine admire, quoique d'après Lenau, qu'il commente en détail et avec une
non sansquelquesremarquescritiques, mais qu'il oppose admiration totale; suit une descenteen flammes du con-
résolument à "la routine ennuyeuse" d'autres æuvres du certo pour violon de Max Bruch et celle de l'interpréta-
même compositeur qui selon lui a suscité le plus grand tion par Auer du concerto de Mendelssohn,puis quelques
nombre d'imitations - mais n'y avait-il pas parmi elles phrasespeu convaincues sur l'ouverture de la Fiancée
les siennespropres ?... Le deuxièmearticle pareillement vendue de Smetana.Le dernier article est consacréà un
consacréaux Concertsde la Sociétémusicalerussedes 18 concertde l'Ecole gratuitede musique,avec l'événement
et 25 janvier passe assezrapidement sur le premier où nrajeur que fut, le 16 février la première exécution en
figuraient la Symphonie Héroïque de Beethoven et le Russiedu TeDeum de Berlioz ; Borodine en donne,par-
Requiem de Mozart à propos duquel il observe que l'at- tie par partie, une analyse succinte, "grand public", mais
tention des auditeurs se relâche progressivementvers la lbrt judicieuse.Ne ménageantpas son admiration dans
fin, mais que le Tuba mirum et le Lacrymosa s'écoutent I'cnsemble il émet des réserves sur certaines pages,
5I
cofirme le solo de ténor dans le Christe Rex gloriae, etle
Te ergo quaesumus.Suit le compte rendu de deux con-
certs de la SMR. La Symphonieinachevéede Schuberta
Chapitre III
droit à quelques reproches quant à "la routine" (encore Le projet d'une grunde æuvre
elle!) de son développement,mais finalement est recon-
nue comme une des æuvres majeures de son auteur.
L événementpour la musique russe fut la première exé- Opéras et histoire
cution de la Fantqisie finnoise de Dargomyjski, disparu Balakirev mis à part, tout le Groupe des Cinq était
deux mois atparavant, objet d'un panégyriquesansdoute occupé à composer des opéras. César Cui venait de ter-
excessif mais compréhensibledans ce contexte.Après le miner son Wlliam Ratclffi; Rimski-Korsakovavait mis
concerto de Schumannmal joué par le pianiste Beggrov, en chantier son premier ouvrage dramaliqte, La
1'ouverture des Maîtres chanteurs de Nuremberg Pskovitaine, d'après une pièce de Lev Mey, celui-là
provoque les pires et les plus regrettablessarcasmesdu même qui avait également écrit La Fiancée du tsar, deux
critique. Lapart du lion est réservéeau commentairetrès piècessituéesà l'époque d'Ivan le Terrible.Moussorgski,
fouillé, intelligent et bien sûr fort élogieux, à part ayant abandonnéau bout du 1.. acteLe Mariage de Gogol
quelques légères nuances, de la symphonie Antar de écrit pour piano et chant, étaitàprésent plongé dansBoris
Rimski-Korsakov "nouvelle preuve de la force exception- Çodounov,drame de Pouchkine dont le choix lui avait été
5 Les articles nelle de son talent créateur".5
de Borodineont
ruggéré par le professeur de lettres Vladimir Nikolski.
été reproduits Une dernière mélodie composée vraisemblablement Les sujets historiques étaient à l'ordre du jour, allant
dans le vol. lV en 1868 ou peu après,vient clore cette tranche de vie.
de ses Lettres.
parallèlementavec un regain d'intérêt et d'efforts des his-
toriens. En littérature, l'écrivain et dramaturge Alexei
Mes chants sont emplis de venin Tolstoi avait fortement marqué la décennie 1860-1870,
Mi bémol mineur. Le texte est de Henri Heinc d'abord par son roman, Le prince Serebriany, dont l'ac-
(Vergiftet sind meine Lieder) adapté en russe par tlon se situe durant le règne d'Ivan le Terrible, et surtout
Borodine lui-même qui possédait assezcorrectement par sa trilogie théâtraleLa mort d'Ivan le Tercible(1866),
l'allemand. Le tsar Feodor lvanovitch ( 1868) et Le tsar Boris, achevé
"Mes chants sont emplis de venin, et commenl Ën ltl70.
pourrait-il en être autrement? Car toi, ma bien-aiméc, l,a périodeallant du 16"au débutdu 18"sièclec'est-à-
tu as su empoisonnerma vie avec un venin mortel. Jc dlrc encadréepar les règnesd'Ivan le Terribleet de pierre
porte beaucoupde serpentsdans mon cæur, et je dois le (irand, période de la mise en place et des bouleverse-
t'y porter toi aussi". frents de l'état de Russie,est logiquementcelle qui a le
Il n'est pas diffrcile de voir dans le choix de cc plus l'ascinéhistorienset artistes.Mais I'ancienneRussie
texte un prolongement de I'histoire qui avait inspilc trddiévale, la "Rous", celle d'avant l'invasion tatare,la
La Faussenote, car là aussion est dans le domainedcs fluFlsicdes fiefs, des princes, des preux guerrierset des
introspections chagrines peu habituelles chcz, beltrdins,avec ses relations conflictuellesavec les peu-
Borodine. Cette mélodie est brève, condensée,cl pleclesorientales n'en est pas moins captivante, sur-tout
pleine d'une douleurcontenue.(Ed. Jurgenson,1870) peréede sesprolongementslégendaires.L'épopée guer-

53
vité qui encadresans l'annihiler la teneur dramatique du
récit. C'est ce qu'avait bien senti Stassov,qui proposaà
Borodine en avril 1869 le sujet d'opéra qui lui convenait
le mierx : Le Prince lgor.
Il s'agit là d'un vaste poème épique Le dit de I'ost
1 Lavanfder-
d'Igor dont l'action se situeà la fin du 12"sièclet.Il relate nier chapitrede
I'histoire de la guerremenéepar le prince russeIgor con- notremonogra-
phie est consa-
tre les polovtsiens,peupladenomade d'origine turque qui crê au Prince
écumait les steppesdu sud de la Russie. Stassovenvoya à /gor. Nous y
renvoyonsoonc
Borodine un scénario très détaillé dt Prince lgor pour toutesles
Enthousiasmé,le compositeur se mit à étudier tous les questions
nous ne
que

documents relatifs à l'époque ainsi que de nombreuses traitonspas ici,


à savoirI'origi-
bylines (récits épiques)afin de s'imprégner du style et des ne du poème,
métaphoresde cette littérature. Il effectua même avec son la polémique
qu'il a suscitée
épouseun voyage en Ukraine dans la région de la ville de quantà son
Poutivl, point de départde I'action. authenticité,les
autres vestiges
Mais peut-on espérer sérieusementmener à bien un de littérature
ouvrage de vaste envergure lorsque les obligations pro- épi quedu
moyen-âge
tbssionnellesne vous laissentque de brefs moments épars russe,ainsique
la chronologie
pour se consacrer à la composition ? Nous sommes en de la composi-
1869.Il reste à Borodine 18 ans à vivre ; 18 annéesau tion de l'opéra.
cours desquellesnous reparleronsrégulièrement,avec des
intemrptions, du lent travail str Le Prince lgor que son
auteur ne réussirapas à terminer. Il est vrai qu'il écrira -
et achèvera - parallèlement d'autres æuvres non moins
Vladimir splendides quoique moins vastes. On vient plus facile-
STASSOV ," t'.,t..t.n1
DR ..:.;a:.:
., a.
ment à bout d'un quatuor et même d'une symphonie que
d'un opéra en quatre actes avec prologue, prévu donc
rière fait partie intégrantede l'Histoire, et elle faisait par- pour durer plus de trois heures !
tie de l'univers intérieur de Borodine, ainsi que nous En septembre1869, Borodine compose un premier
avons pu le constaterà travers sa Première symphonie,à numéro pour le le. acte dt Prince lgor : le rêve de
travers des mélodies coîlme La Princesse endormie ou l&roslavna,qu'il remanierapar la suite.La musiqueen est
Le Chant de la forêt sombre, voire la bouffonnerie des vraisemblablementissue d'une esquisse,la seule écrite
Preux. Les principales caractéristiques qui définissent pour La Fiancée du tsqr. Cinq annéess'écouleront avant
l'auteur épique sont la puissanced'évocation d'événe- que d'autres fragments ne voient le jour. Car Borodine
ments aussi significatifs au plan ethnique qu'au plan per- faillit bien renoncer définitivement à son projet. Cette
sonnel, le sensde la narration, le souffle et la force tran- perte d'intérêt est due en grande partie à l'attitude de sa
quille, le relief des images et du coloris, et une objecti- femme. Ekaterina avait une influence considérablesur lui
55
en matièred'opinions musicales.Or elle avait désapprou- peruonnage du hors-la-loi que l'on peut mettre en
vé le choix du Prince lgor : il fallait,jugeait-elle, prendre miroir avec les brigands libertaires ùt Chant de la
"des sujets contemporains et des drames de la vie forêt sombre. Mais ici le héros luttant contre les élé-
2 Cité par actuelle".2 D'autre part le compositeur lui-même crai- ments déchaînéscède au verdict des lois de la nature
Stassov
gnait que Le Prince lgor, en dépit de son texte haut en après avoir été le transgresseurvictorieux des lois
couleurs,ne frt guère avantageuxpour un opéra,car man- humaines.(Ed. Jurgenson,1870)
quant de dramatismeet action scénique.Comme on pour-
ra le constater,cette crainte-là n'était nullement fondée. Voler de sespropres ailes
Enfin, il avait peur de ne pas réussir à écrire "un livret sat- Stassov ne laissa pas d'être consterné par le revire-
isfaisant du point de l'ue des exigences musicales et ment de Borodine concernantson opéra, et par la crainte
scéniques",et laissait entendreque l'opéra lui paraissait de voir se perdre du matériau musical de qualité, que le
être quelque chose de peu naturel. compositeur avait commencé à élaborer. Mais Borodine
Entre-temps, il n'était pourtant pas resté inactif. Au le rassura: o'Nevolts inquiétezpas pour cela. Le matériau
coursdesvacancesde l'hiver 1869-70,où il était allé voir ne sera pas perdu. Tout cela passera dans ma 2" sym-
sa femme à Moscou - en raison de sa santé,elle ne pou- phonie" (Stassov). Revenu à la musique instrumentale,
vait passer l'hiver dans le climat humide de Saint qui avait toujours été pour lui la forme d'expression la
Petersbourg - il avait ébauchéune mélodie d'abord inti- plus naturelle, il écrivit en 1870-71 le premier mouve-
tuléeLe pêcheur et devenuepar la suiteLa mer.Il I'ache- ment de cette seconde symphonie dont la composition
va en février 1870. s'étendit au total sur six années.Il la fit entendreà une des
réunions du cénacle où elle souleva un enthousiasme
La Mer général,en particulier chez Stassovet Moussorgski, qui la
Sol dièsemineur. Texte de Borodine. Dans une mer surnommèrentaussitôt "la lionne".
démontée un jeune gars, brigand ou contrebandier, Mais ledit cénacleétait en hain de se désagrégeret son
rame de toutes ses forces pour essayerde gagner le tbndateur Balakirev allait entrer dans la période la plus
rivage, dans une barque chargéed'un précieux butin, diffrcile de son existence.Ses disciplescommençaientà
et en compagnie d'une belle femme. Mais les flots éprouver le besoin de se dégagerde la tutelle de ce maître
l'emportent de plus en plus loin vers le large. Malgré trop autoritaire; l'Ecole gratuite de musique, cet autre
sa force et sabravoure il ne réussitpas à vaincre la vio- enfant de Balakirev, périclitait faute de finances, et un
lence de la tempête et la barque s'engloutit bientôt. concert qu'il donna dans sa ville natale de Nijni-
C'est certainementla mélodie la plus puissanteet Novgorod eut lieu devant une salle quasiment vide.
impressionnantede Borodine. L'illustration de la mer Pendanttoutes ces épreuves,Borodine fut celui qui lui
en furie dans la partie pianistique est figurée en rapi- manifestale plus de sollicitude; en raison de son âge il
des et vigoureux martèlements aux deux mains n'avait pas enverslui les mêmesgriefs que les plusjeunes
alternées,redoutables de difficulté : un grondement Moussorgskiet Rimski-Korsakov.Ceci ne I'empêchapas
continu, un noble vacanne, une technique lisztienne quelquesannéesplus tard d'exposer avec beaucoupde
que Rachmaninov n'aurait pas désavouée.La partie bon senset d'ironie sa vision sur la fin du cénacle,dans
vocale est à l'avenant, emportée,farouche.La Mer est une lettre à la cantatrice Lioubov Karmalina (15 avril
un magnifique exemple de ballade romantique, avec le 1875). (Lettresvo1.2,
p. 89)
57
Je n'y vois rien qu'un ëtat naturel deschoses.Tantque Balakirev déclinait, les autres amis du Groupe, en
nous étions tous dqns la situotion d'æufs sous une poule revanche,avançaientà grands pas. Rimski-Korsakov fut
couveuse (j'entends par là sous Balakirev) nous étions nommé professeur d'instrumentation et de composition
tous plus ou moins semblables. Lorsque les poussins au Conservatoirede Saint Petersbourg - lui qui n'avait
furent éclos, ils se couvrirent de plumes. Ces plumes jamais étudié dans aucun établissement!Ce fut le premier
étaient nécessairement différentes chez chacun. Et pas décisif pour la fusion des deux camps initialement
lorsque les ailes ont poussé, chacun s'est envolé dans la adverses.En automne, Moussorgski et Rimski-Korsakov
direction où sa nature le poussait. L'absence de similï s'étaient installés ensemble dans un petit appartement.
tudes dctns les orientations, les buts, les goîtts, le carac- Leur cohabitation,qui dura presqueun an, fut grandement
tère des æuyresetc., ne représentenullement, à mon sens, profitable pour les ouvrages auxquels ils travaillaient
le côté triste mais qu contraire Ie côtépositif de la chose. respectivement,la secondeversion de Boris Godounov et
C'est ainsi que cela doit sepasser lorsque la personnalité La Pskovitaine. Borodine s'en réjouissait profondément,
créatrice se définit, mûrit et s'ffirme. (Balakirev ne sem- comme en témoigne cette lettre à son épouse datée des
blait pas et ne semble toujours pas le comprendre.) 24-25 octobre1871,où il désigneles deux compositeurs
par les petits noms qui leur étaient couramment donnés :
En ce début d'années1870, la vie de Borodine était Modinkq et Korsinka ont bequcoup évolué tous deux
cependantloin d'être heureuse.Pendantun an et demi, sa depuis qu'ils vivent ensemble. Leurs qualités et leurs
femme resta absentede Saint Petersbourg,vivant en hiver procédés musicqux sont diamétralement opposés et se
à Moscou chez sa mère, et en été à la campagneoù il la complètent mutellement. Cette influence réciproque leur
rejoignait. Lui-même avait habité une partie de l'année est bénéfique au plus haut point. Modest a qméliorë le
1870 chez son ami le professeurSorokine. De plus, lui et côté récitatif et déclamatoire chezKorsinka. Ce dernier à
sa femme, ne pouvant visiblement pas, ou ne souhaitant son tour a neutralisé les tendancesde Modest à une origi-
pas avoir d'enfants, avaient adopté depuis l'année précé- nalité douteuse,a aplani les aspérités de son harmonie,
dente une fillette de sept ans, Elizaveta Balaneva (Liza), les bizarreries de son instrumentation, la construction
qui constituait une cause supplémentairede soucis. Elle illogique desformes musicales,bref a rendu les æuvresde
devint par la suite l'épouse d'Alexandre Dianine, élève de Modest incomparablementplus musicales.
Borodine, et la mère de son biographe SergueiDianine. On peut aisémentdéduire de ces lignes que beaucoup
Plus nous avançonsdans la biographie de notre musi- de choses dans les principes fondamentauxde la compo-
cien, plus nous constatons son inépuisable disponibilité sition séparaientBorodine de Moussorgski et lui faisaient
envers les autres,tant pour leur venir en aide lors de dif- adopter les positions plus professionnelles de Rimski-
ficultés individuelles, que dans le cadre de ses activités Korsakov.
professionnelles.A l'actif de ces dernièresil faut men-
tionner la parution en octobre 1870 du premier numéro de Ajoutons à l'actif de l'année 1871 une nouvelle
la revue Znanié (Connaissance),dont il fut rédacteur en mélodie de Borodine, dont on ne regrette que la brièveté.
chef. Mais il fut bientôt contraint d'y renoncer, car la
rel'ue eut des difficultés avec la censurequi trouvait son Mes larmes ont fait poussertant de fleurs
orientation dangereusementmatérialiste... Si majeur. Texte de H.Heine. La traduction est de
L'année 1871 apporta quelques satisfactions ; si Lev Mey mais a souvent été attribuée à Borodine lui-
59
même. "Mes larmes ont fait poussertant de fleurs ten- Voici ce que chacun produisit : à Joseph
Joachim,dont
dres et parfumées,et mes soupirs se sont fondus avec César Cui composaentièrementson 1.' acte, qui en AlbertDietrich,
le chæurnocturnedesrossignols.Et si ttr m'aimes, ces restalà. Schumannet
Brahmsse sont
fleurs seront à toi et le chant sonore des rossignols Moussorgski avait écrit : l) la Scènedu marché d.u2" partagé les
résonnerasous ta fenêtre". Le choix de I'auteur et du mouvements;
acte, partiellement venue de Sqlammbd et qu'il réutilisa ou encore Les
poème semblerait situer cette mélodie dans le sillage dans une scène analogue de la Foire de Sorotchintsy. Mariés de la
Tour Eiffel,
de la précédente (Mes chqnts sont emplis de venin), 2) Un fragment de la scène suivante, représentant un spectaclede
mais ici ce sont des larmes de tendresseplutôt que pugilat, avait été repris par lui de son chæur pow Oedipe, Cocteau dont la
musiquefut
d'amertume, et toute la mélodie, fort brève, (à peine conçu antérieurement, et ayant également transité par écrite par cinq
plus d'une minute !) est maintenue dans une atmo- Salammbô.3) Une Marche desprinces et desprêtres, qui des "Six" fran-
çais (Louis
sphèred'élégie délicateet épurée. lut reprise en 1880 pour la Marche de la prise de Kars, Dureyexcepté).
écrite pour le 25" anniversairedu règne du tsarAlexandre II.
Mluda, tentative et échec d'un opéra collectif 4) La célébration du bouc noir ; cette scène pour le
Alors que la 2" symphonie avançait - après le 1" tableau du sabbat du 3" acte reprenait le matériau de la
mouvement, le final fut composé à l'automne 1871 Nuit sur le Mont chquve de 1867 avec un ajout de chæurs
voilà qu'un nouveau projet, d'opéra cette fois-ci, vient chantant partiellement dans une langue diabolique. Ce
créer diversion. A la fin de 1871, Stépan Guedeonov, projet fut réutilisé dans la Foire de Sorotchintsy,mais le
directeur des Théâtre Impériaux, proposa aux Cinq (ou manuscrit de la scène prér,ue spécialementpour Mlada
plus exactementaux "Quatre", Balakirev n'étant plus de n'a jamais été retrouvé.
la partie) un projet d'opéra-ballet féerique Mlada, sur un Rimski-Korsakov pour sa part avoua lui-même que les
livret assezinvraisemblable de son invention, inspiré des fiagments qu'il avait composés"ne collaient pas". Deux
traditions d'une peuplade slave païenne du moyen-âge. thèmestrouvèrent cependantpar la suite leur place dans
L'élaboration du texte fut confiée à Krylov, celui-là même Snégourotchka.Mais surtout, en 1889, sur le conseil de
3 On trouve
qui avait été l'auteur des Preux. L'originalité de l'idée plusieurs amis et disciples, il reprit le livret de Mlada et
mention de ce consistait à faire écrire cet opéra collectivement : le 1"' réalisa, à lui tout seul bien sûr, un opéra-ballet contenant
projetdans le
Journal de ma
acte fut proposé à César Cui, les 2" et 3" partagésenhe des pages splendides,malgré l'invraisemblance du sujet.
vie musicale Moussorgski et Rimski-Korsakov, et le 4" échut à Clc fut Borodine qui écrivit le plus de musique pour le
de Rimski-
Korsakov,
Borodine. De plus des scènesde ballet devaient être con- dcrnier acte qui lui était dévolu. Selon Stassov,il s'était
trad. fiées à Minkus, qui était le compositeur de ballets attitré réellement pris de passion pour le sujet, et lui avait
G. Blumberg,
Gallimard, aux ThéâtresImpériaux.: demandéde lui fournir de la documentationsur la vie les
1938,p. 8 7 - 8 8 En soi, l'idée d'une æuvremusicalecollectiven'a riett mæurs et les rites religieux de cette peuplade, slaves
d'impossible,et l'on en trouve sufftsammentd'exemples, "polabes" (vivant le long de I'Elbe) adorateursdu dieu
bien que ce soient rarement des chefs-d'æuvre dans leur' Radegast,divinité de la guerre, du soleil et du feu, équi-
a Parmiles intégralité.+ Nous aurons même à en reparler car il valent du Péroun des Slavesorientaux. Le dernier acte, le
exempresres arrivera à Borodine d'y participer encore,pour le quatuot plus épique de tous, mettait en scènedes rites païens,la
prusconnuson
peut citer la dédié à Belaieff. Mais le projet de Mlqda n'était pas sul- $onfiontation du jeune prince Iaromir avec le grand
Sonatepour fisamment motivant. Tous écrivirent pourtant quelqucs
violonet piano
prêtre,I'apparitiondesombresdesanciensprincesslaves,
" F. A . Ed" é d i é e scènes,avecplus ou moins d'enthousiasmeet de réussitc. une scène de jalousie entre Iaromir et la princesse
60 6I
Voislava éprise de lui, enfin une scène d'inondation, qui et débordent, un violent orage éclate, et le temple de
détruisait le temple et faisait périr tous les personnages. Radegatsest englouti dans le déluge. Mais I'esprit de
"Au cours de cettepériode,au début de l872,je le trou- la lumière triomphe. La princesse Mlada, fiancëe de
vais souvent debout devant son grand pupitre, avec un Iaromir, qui avait été empoisonnépar Voislava,appa-
visage inspiré et cramoisi, les yeux flamboyants et une raît dans les nuages".
physionomie totalement transformée", écrit Stassov,qui On peut distinguer dans les parties orchestréespar
précise aussique les camaradesdu compositeurayant pris Rimski-Korsakov trois scènesbien distinctes : la haine
connaissancede ce qu'il avait écrit reconnurentde bonne de Morena, avec des thèmes rudes et violents, le
foi la supériorité de Borodine sur ce que eux-mêmes déchaînement progressif de l'orage donnant un
avaient fait. impressionnanttableau illustratif, puis après un pas-
sagetransitoire, la demière partie avec l'apparition de
Mlada Mlada. C'est une page toute de lyrisme et de chaleur,
Que reste-t-il exactementde ce quatrième acte dc avecune belle mélodie à partir de laquellel'orchestre
Mlada ? On sait que Borodine a composé ou tout au au complet se mobilise pour une apothéosegrandiose
moins esquisséen tout huit scènes.Les manuscritserr et paisible.
sontconseryésmais n'ont toujourspas étépubliés.On Nous aurons à reparler de cerlains passagesde
en possèdecependantla liste précise: Mlada à propos dt Prince lgor. En efiet de nombreux
1) Chæur de sacrifice au dieu Radegast épisodeset thèmes de ce projet inabouti y trouvèrent
2) Scèneentre Iaromir et le grand prêtre leur place,sauvantainsi des idéesmusicalesde la plus
3) Apparition desombresdes anciensprinces slavcs belle qualité (cf.infrachapitre
7).
4) Duo de Voislava et de laromir
5) Scènede Voislavainvoquantla déessedesenfers Nouvellesobligations, nouvellesépreuves
Morena; apparition de Morena Au début de l'automne 1872, Borodine se trouva
6) Inondation, tempête,destruction du temple devant de nouvelles obligations professionnelles : à
7) Apparition de Mlada l'Académie de Médecine,un nouveaucoursvenait d'être
8) Apothéose çréé, "Cours de sages-femmes",qui fut en fait le premier
ott ltussie à dispenser aux femmes une formation médi-
Les fragments 5 à 8 sont seuls connus.En llJ().) enlc. Borodine,toujours à la pointe de toutes les réalisa-
Rimski-Korsakov ayant entre-temps écrit sa propr(' tions progressistestant en matière scientifique qu'en
Mlada reprit ces extraitset les orchestra,réalisantrur tlltttière sociale,y participa activement,prenant sur lui les
poème symphoniquequ'il fit publier, avec le tcxlr' fottctions d'organisateur,d'enseignant,et se consacrant
explicatifsuivant: Ftêtttoà des activités philanthropiques qui consistaientà
"Morena, princesse des enfers, brûle du désir dc .s,' ebtt:nirdes boursespour les auditricesdémunies.Autant
venger du prince laromir, qui a tué la princc,t:,' dg traoas,de dépensede temps supplémentaire, pour une
Voislavct.Elle appelle les forces de la nature ù ,t,' bollc causemais une fois encore au détriment de la créa-
soulever et à détruire toute forme de vie. Portant l,' tiorr.
corps de Voislovct,elle disparaît dans les entraillc,s',1,' l,c sort ne le récompensaguèrepour ce dévouement.
la terre. Obéissantà sctvoix. les equx du lac monl('ul B'if cut la satisfactionde voir éditer en 1873chez Bessel
62 63
trois mélodies (Le Chqnt de laforêt sombre,La Princesse lité de les suivre, Borodine s'en réjouissaitsincèrement.
endormie, Mes larmes), ce ne fut qu'une faible consola- La jalousie, I'aigreur, le ressentimentétaientet resteront
tion en regard du coup qui le frappa un mois plus tard. toujours étrangers à sa nature bienveillante, saine et
Alors qu'il venait de s'installerpour passerdes vacances loyale.Et c'est avec un humour plein de gentillessequ'il
chez son beau-frère, il fut rappelé en toute hâte à Saint nccueillit la nouvelle æuvre de Rimski-Korsakov, sa 3"
Petersbourgau chevet de sa mère victime d'une attaque. S.vmphonie achevéeà la fin de 1873, et pleine de subtil-
Elle mourut au bout de six semainesd'agonie. ités d'écriture parfois assezcérébrales.Depuis deux ans
Après ce deuil, une diversion salutaire fut pour lui le qu' il enseignaitau Conservatoire,Rimski-Korsakov avait
voyage qu'il eût à effectuer àKazan sur la Volga pour un pris consciencedes insuffisancesde sa fotmation tech-
congrès scientifique et médical. Il eut la chanced'y faire nique et avait entrepris de travailler le contrepoint et la
la connaissance d'un groupede mélomanesqui s'intéres- l'ugue,envoyant ses exercicesà Tchaikovski pour la cor-
saient à ses æuvres.Et de retour à Saint Petersbourg,les rcction. D'où son enthousiasmeà appliquer sa nouvelle
obligations, les sollicitations incessantesreprirent. science contrapuntique dans sa Troisième symphonie,
Et la composition alors, pendant ce temps ? Depuis clont Borodine déclara qu'il croyait voir "Un Herr
l'été 1872,il a tout juste eu le temps d'avancerun peu sa I)rofessor qui avait mis ses lunettes à monture d'or pour
Deuxième Symphonie,ou plus exactementson orchestra- ctcrire "eine grosse Symphoniein C" l"
tion. Dans ce domaine il avait un assistantexpert en la
personne de Rimski-Korsakov, qui se passionnait alors I
pour les instrumentsà vent et en particulier les cuivres : il i,
I
venait d'être nommé inspecteur des orchestres de la
Marine. Borodine s'essayalui aussi à jouer de certains i[,
instruments que son ami lui apportait. "J'en fais mes
[ 'n
délices, mais certainementpas celles des gens qui m'en-
tendent", écrivit-ilà sa femme.

Heureux des succèsde sesamis


Pour Rimski-Korsakov et Moussorgski, en revanche,
les années1873-14furent celles de grandssuccès.Le 1"'
janvier 1873,La Pskovitaine,premier opéra de Rimski-
Korsakov, était donnée au Théâtre Mariinski sous ll
direction d'Edouard Napravnik, ce chef d'origine tchèquc H
qui fut le créateurde la majorité des grands opérasrusses
et de nombreusesæuvres symphoniques. Et un an plus
tard, le 27 janvier 1874 c'est lui aussi qui devait dirigcr
tr
'i.

p,,
dans le même théâtre la première de Boris Godounov.
dansla secondeversion de Moussorgski.
Bien loin de se sentir frustré en voyant la réussite clc
Modest
sescamaradesà un moment où il n'avait pas la possibi- MOUSSORGSKI
DR 65
En mai 1874, une réunion fort intéressantefut orga- travail. On peut supposerque Borodine, psychologique-
nisée, qui se termina malheureusementmal : celle du ment, n'attendaitqu'une occasionsemblable!Stassovne
Groupe (Balakirev excepté) avec Tourgueniev.Le grand dissimulepas, dans sa biographie,son bonheur lorsqu'il
écrivain, admirateur de la cantatricePauline Viardot était apprit cette nouvelle : "Dès le lendemain (de l'entrevue
un mélomane fervent. La réunion eut lieu chez Stassov, avec Chonorov)je vis accourir à la Bibliothèque Publique
avec la participation d'Anton Rubinstein qui donna un Borodine joyeux, rayonnant d'un bonheur retrouvé,
devant ce petit comité un récital d'æuvres de Beethoven, qui m'annonça que son lgor était ressuscité et allait
Schumannet Chopin. La secondepartie devait être cons- entamer une nouvelle existence. Je ne saurais raconter
tituée d'æuvres des Cinq dans leur propre interprétation. combienj'en fus réjoui, commentj'embrassaiet félicitai
Mais juste à ce moment-là, Tourgueniev fut pris d'une Borodine. Et nous entamâmesdes pourparlers en vue de
violente crise de goutte et fut contraint de rentrer chez lui modifier et d'améliorer le livret".
aprèsque Borodine lui eût prodigué les premiers soins. Nous reviendrons sur le détail de ces modifications et
sur la chronologie de la composition des morceaux de
Retour à la musique de chambre.... I'opéra dansnotre demier chapitre.
Depuis sesæuvresde jeunessequi avaient trouvé leur
aboutissementméritoire dans le Quintette en Ut mineur Le printemps 1875 fut écrasantpour Borodine en rai-
pour piano et cordes de 1862, Borodine avait négligé la son des responsabilitésaccruesqu'il eut au laboratoire et
musique de chambre, ou du moins sa composition, car il à la chaire de chimie par suite du départ à la retraite de
continuait à se passionnerpour ce geffe et était toujours son maître le professeurZinine. En revanche,l'été passé
prêt à participer à des ensemblesimprovisés.Le voici i\ à Moscou apporta une véritable moisson de nouveaux
présent, ayant franchi la quarantaine,à l'âge de la matu- numérospour les ler sf )e actesde l'opéra (dont le chæur
rtté créaIrice,s'attaquantà un quatuor à cordes,l'une des tlu festin chez Galitski et l'air de Kontchak). Tout ceci ne
formes les plus difhciles de l'avis de la plupart des com- l'ut cependantpas orchestré immédiatement.Lorsqu'il
positeurs. Ce premier quatuor de Borodine fut ébauché revint à Saint Pétersbourg,à l'automne, c'est avec une
waisemblablementà la fin de 1874.Encore un travail qtri explosion de joie que Moussorgskiet Rimski-Korsakov
s'étirera sur cinq ans, avec des moments de silence alter- accueillirent ces nouveautés.En même temps, il avait
nant avec des périodes de créativité intense,pour aboulir avancéla compositionde son 1"" quatuor et effectuéune
à l'accomplissementd'un chef-d'æuvrede premier plarr trnnscription pour piano à 4 mains fls ss lèresymphonie
qui lùt publiéeà la fin de l'année 1875 chezBessel(l'édi-
... et au Prince lgor tion de la partition d'orchestreallait suivre en 1882).
Mais surtout,au coursde l'hiver 1874-75,Borodinesc lin 1875-76, Borodine apporta sa contribution à la
remet au Prince lgo4 ql'llavait délaissédepuis près tle çons-titutiondu recueil de 100 chantspopulairesrussesde
six ans aprèsen avoir écrit un air en 1869.Selon Stassttv. Rirnski-Korsakov, qui fut publié en 1877. Toujours
l'impulsion pour cette reprise lui aurait été donnée prtt Eerupuleusementhonnête dans I'indication de ses
son ami le docteur Chonorov, l'un de ses auditeurs à Eources,l'auteur qui avait reçu de nombreusescontribu-
l'Académie de Médecine, qui avait protesté avec véh(' tions indique après chaquemélodie : "communiqué par
mencelorsqueBorodinelui avait faitpart de son intenliott Borodine", "communiqué par Moussorgski", ou par tel
de renoncer à son projet et le persuadade se remettrc rrrl âUtro.
67
Un autre fragment dt Prince Igor, éctit au début de
1876,le chæur de glorification par lequel commencele
ChapitreIV
1"' acte (issu de la musique pottr Mlada) fut exécuté
presque aussitôt, le 23 mai 1876 sous la direction de ChezLiszt
Rimski-Korsakov. Ce fut le premier extrait de l'opéra
entendu en public. Son beau succèsancra Borodine dans
sa détermination de mener son ouvrage à bien. L'année 1877est à marquerd'une pierre blanchedans
Un incident advint en 1876 qui aurait pu avoir de l'existencede Borodine. Elle commençapar un mélange
fâcheusesconséquences.La 2n symphonie, achevée,était de succèset de déceptions. Ses deux symphonies furent
programméepour être exécutéeau début de l'année sui- jouées en l'espaced'un mois. La Première,déjà connue
vante. Hélas, lorsque Borodine voulut revoir le manuscrit des Russes,fut reprise le 25 janvier sous la direction de
de la partition, il s'aperçut que le premier mouvement et Rimski-Korsakov; puis vint, le 26 février la création de la
le final avaient été égarés!I1 ne réussit pas à remettre la Deuxième,récemmentachevée,et dirigée par Napravnik.
main sur ces feuillets, mais par bonheur il avait effectué Hélas, ce fut un fiasco, peut-être dû en partie à une
la réduction pour piano de la symphonie, et put ainsi orchestrationtrop chargéedans le scherzo,qui obligea le
refaire l'orchestration. Une maladie qui le retint à la mai- chef à prendre un tempo trop lent. Le public se montra
son pendant quelquetemps lui permit de s'acquitter de ce hostile et se répandit en véritables huées, qui affectèrent
travail en un temps record. Une preuve de plus que c'est beaucoup Borodine. Il reçut cependant une lettre d'en-
bien au manque de disponibilité et non à celui de la couragements de Ludmila Chestakova,lasæurde Glinka,
science du métier qu'il faut imputer la minceur de son qui resta toute sa vie l'égérie du Groupe des Cinq.
catalosue. Comparant cet échec à celui de Rouslqn et Ludmila, elle
affirma que la symphonie était promise à un avenir glo-
rieux, et ne se trompa point : après les Danses polovt-
tsienneset les Steppesde I'Asie centrqle, c'est certaine-
ment l'æuvre la plus populaire de son auteur.

Deuxième symphonie ooEpique"


Le titre d"'épique", rappelant la parenté de maté-
riau avec le Prince Igor, fut suggérépar Stassov,qui
avait comme on sait une admiration sansbornes pour
cette æuvre. Laquelle, de la Première ou de la
Deuxièmesymphonie,est la plus réussie,c'est 1àune
question moins facile à trancher qu'il n'y paraît. A
divers points de vue - technique,développement - la
1èrequi est de dimensionsplus importantesest cer-
tainement plus riche et plus élaborée, et en outre
mieux équilibrée entre les référencesclassiqueset

69
I'appartenancenationale.Mais la Deuxièmerestecer- est captif de sa propre idée est évitéede justessegrâce
tainement beaucoupplus représentativede I'esprit de à l'ingéniosité de I'instrumentation et aux contrastes
Borodine, plus intégralement et puissamment enra- apportéspar les autresthèmes.Le scherzoPrestissimo,
cinée dans une identité slave, et avec un impact plus dont les premières mesures ont été écrites par
immédiat sur l' auditeur. Balakirev, est lancé par des sonneries d'octaves ser-
Stassovécrit dans sa biographie que Borodine lui réesaux cors; le premier thème est d'une vivacité scin-
avait fait part, verbalement, d'idées de programme tillante, et l'éparpillement astucieuxde son instrumen-
pour les quatre mouvements. Ainsi l'Allegro inital tation lui confère un coloris étonnamment moderne,
serait un rassemblementde preux. Il est dominé par qui n'a que le défaut de le rendre redoutabled'exécu-
son thème principal, bref, vigoureux, implacable. tion. Le secondthème,exposéaux cordesà l'unisson
Ex.4 est rythmé par des syncopes:
Ex.6

On pourrait dire : si Beethoven avait été Russe il


aurait écrit ce thème, qui comporte quelque chose Nous n'en connaissons pourtant que la version
d'inéluctablement fatidique! Rappelons,pour la petite définitive, avec l'orchestrationrévisée et allégée en
histoire, qu'il avait été adopté comme signal de ral- cuivres, et déjà sufftsammentpérilleuse; on peut ima-
liement par le groupe des "Apaches", surnom que s'é- giner ce que représentaitl'original qui causal'échec
taient donnés quelques compositeurs français amis, de la création. Sa partie centrale, orientalisante, est
parmi lesquels Ravel, Florent Schmitt et Maurice empreinte de cette nostalgie languide des chants
Delage. exotiques et appartient à la même veine que le thème
Un mouvement tourbillonnant de danse lui oriental des futures Steppesde I'Asie centrale et des
réplique,puis vient une belle mélodie dansle style des mélodiespolovtsiennesdu Prince 1gor.Après le retour
chants populaires lyriques, dont on avait tracé un de l'épisode principal, c'est le second thème qui
antécédentdans le premier mouvement de la Sonate domine la coda, avec la répétition quasi obsessionnelle
pour violoncelleet piano (cf.suprach.7). de ses syncopes. Mais le plus beau mouvement est
Ex.5 sans contesleI'Andante, (Ré bémol majeur) le plus
riche et le plus évocateur.Sa forme assezinhabituelle
se présentesuivant le schémaABCBABC. Le premier
thème au cor fait entrevoir I'image du légendaire
Borodine paraphrase ses thèmes, le premier barde Baian (un personnagede Rouslan et Ludmilct de
surlout,plus qu'il ne les développe,c'est-à-direque le Glinka), chantant sa cantilène épique en s'accompa-
discoursprocèdeparjuxtaposition de reditesdifféren- gnant aux gousli (figurés ici par la harye).
ciées par I'instrumentation et les valeurs rythmiques. Ex.7
La sensation d'insistance, due autant au caractère
impérieux du thème qu'à ses nombreusesrépétitions
est ceftessensible,et I'impressionque le compositeur
Ce type de mélodie et d'accompagnement se une ambiancede liessepopulaire.Son premier thème,
retrouve chez Rimski-Korsakov (Sadko,Kitège), mais avec sa souplessevirevoltante, semble visualiser les
c'est certainementAnatoleLiadov, élèvede ce dernier, mouvementsd'un jongleur-acrobate;le second,à la
qui se souviendrale plus de Borodine lorsqu'il écrira clarinette,fait valoir une saveurplébéienne.Au milieu
1 Cette ceuvre
saBallade de I'ancien temps r. Le secondLhème,Poco du mouvement, un Lento sotdain fait retentir à deux
existeen deux
versrons,pour animato, appel bref mais poignant, est échangéentre reprises, aux cuivres graves aimés de Borodine, un
pranoeÎ pour
orcneslre.
les bois, les cors puis les cordes, chant à l'unisson, imitant quelque archaïquecantique
Ex.8 orthodoxe. Sa reprise en valeurs diminuées le fait
rapidement se fondre avec la réexposition, et on se
rend compte a posteriori de sa parenté de structure
avec le thème initial du finale. Il est peu d'æuvres
Trombone basse et tuba lui répliquent par une symphoniquesrussesqui fassentnaître avec une telle
courle cellule syncopée,corséed'un frottementdisso- force évocatriceles visions de la Russie médiévale
nant, timbres et harmonies qui pourraient être cités avec ses princes, ses guerriers, son peuple, ses
comme la signaturepar excellencede l'écriture de chantreset ses dames,et tout son grouillement de vie
Borodine danslaquelle se conjuguentbravoure,robustesse, joie
Ex.9 et lyrisme.

"Vous avez un talent immense et original"


Le troisièmethème,Poco piu animato, de mouve- Pensant toujours au Prince lgor, Borodine n'eut
ment ascendant,apporte une sérénité lyrique qui sera cependantpas dansI'immédiat la possibilitéde l'avancer.
néanmoinsrapidement confrontée au motif austèrede fin juin 1877 ll fut obligé d'entreprendre un voyage en
l'exemple précédent.Après un raccord sur un rappel Allemagne pour accompagner et recommander à des
du secondthème (clarinette, cor anglais) la réexposi- pédagoguesallemands deux de ses étudiants, Mikhaïl
tion, qui reprend en condensanttout ce qui a été enten- Goldstein et Alexandre Dianine.zEt. paradoxenon fortuit, 2 Ce dernier
sera le père de
du précédemment,donne l'occasion à Borodine dc ce fut ce voyage scientifique qui permit à Borodine de Serge Dianine,
déployer toute sa science de l'orchestration, el laire la rencontrela plus marquantede son existence.Le auteur d' un des
premierslivres
rarement il aura atteint une pareille maîtrise dans I'arl bnt de son voyage étaitlena, ville qui se trouve à proximité de référence
sur Borodine.
d'enchanterpar l'alliance des lignes et des couleurs. clc Weimar où résidait Liszt. Les circonstancesvenaient
Le mouvement s'enchaînedirectement,par une tenuc donc au-devantde lui et favorisaientl'accomplissementBibliographie.
de quinte aux violons, avec le finale Allegro (Si cl'un rêve qu'il nourrissaitdepuis longtemps.De plus, il
majeur)amorcépar des sonneriessyncopées.(On aurl pouvait être cerlain d'être bien reçu. Liszt, le bienfaiteur
remarquécombien l'usage de la syncope,surtoutdarrs dc tant de musiciensde son temps,était un admirateurfer-
les trois derniers mouvements, aura eu quasiment vcnt de la musiquerusse.Il avait rencontréGlinka à Saint
valeur d'un "rythme cyclique".) Le final met en scèrrc Pétersbourgen 1843 et avait effectué une transcription
le festin triomphant despreux revenusde combat, dans pour piano de la Marche de khernomor de Rouslan et
l,udmila.Il avait de I'estime pour Rimski-Korsakovdont
72

J
il connaissait Sadko, appréciait Islamey de Balakirev, "A peine avais-je donné ma carte de visite queje vis
(pièce très lisztienne en effet !) et la faisait travailler à ses apparaître devant moi dans I'entrée une hqute silhouette
3 Par la suite, élèves.Il aimera aussiTchaikovski - qui ne le lui rendra vêtued'une longue redingote noire, avec un long nez et de
Vladimir guère ! Il faut rappeler en revanche que l'affirmation longs cheveux blancs. "Vous avez fait une belle sym-
Stassov inté-
ressé,demanda longtemps accréditéeselon laquelle Liszt aurait connu et phonie" s'écria la silhouetted'une voix puissanteen me
à Borodinede
réécrireen les
aimé les Enfantines de Moussorgski et désiré rencontrer tendant sa longue main. Soyezle bienvenu ! Je suis ravi,
résumantses l'auteur, est aujourd'hui totalement réfutée.Aussi étrange iln'y a que deuxjours queje I'ai jouée chezle grand-duc
souventrssur
Liszt sous
que cela puisse paraître, Liszt ne semble pas avoir pris qui en est charmé.La premièrepartie est excellente! Votre
forme d'un arti- connaissancedes æuwes de Moussorgski;en tout cas il Andante est un chef-d'æuvre; le scherzo est ravissant, et
cle. Borodine 4 Les conver-
l'écriviten juin- n'en fait mention nulle part. puis ça, c'est ingénieux".4
sationsentre
juillet1878, Borodine, qui ne pouvait que se sentir modestedevant Liszt et
C'est CésarCui, qui avaitrencontréLiszten août 1876
mais pourdes Borodinese
rarsons à I'inauguration du théâtre de Bayreuth, qui transmit à Liszt lui déclaraqu'il se considérait lui-même comme un sont déroulées
inconnuesil ne Sonntagsmusiker(m-usiciendu dimanche).Aber Sonntag moitiéen fran-
fut jamaispublié
Borodine les dispositions bienveillantes de l'auteur des
moitiéen
de son vivant. Rhapsodieshongroises. ist immer ein Feiertag (mais dimanche est toujours un çais allemand.
On le trouve jour de fête!) s'exclamaLiszt enthousiasmé.
dans le vol.3de Une fois sur place, Borodine, timide de nature, hésita Borodine lui Parfoisc'est
dans ces lan-
ses Lettres, plusieursjours. Et enfin, 1" 1erjuillet, il serendit au domi- confia qu'il était conscientde certainesde sesfaiblesses,gues originales
p.13-39.Lors
de son second cile de I'illustre maître. en particulier qu'il avait tendanceà trop moduler et à aller que Borodine
cite dans ses
séjour chez Tout le détail de ces rencontres et des conversations trop loin dans ce domaine, et qu'il songeaità rectifier des lettres les pro-
Liszt en 1881, pos
Borodineécrivit avec Liszt a été consigné par Borodine dans la série de chosesdanssa partition. Dieu préservel (sic). N'y touchez que de Liszt,
nous impri-
encore un aulre rien! ne changezpas! Vousne modulezjamais ni trop ni mons atorsen
texte, intitulé
lettresécritesà son épouse,entrel'anivée à Iéna le 76128
italique.Parfois
Liszt chez lui à juin, et jusqu'au départd'Allemagne le 26 juillet/7 août, mal! Sie sind wohl sehr weit gegangen und das ist eben i l l es donneen
Weimar.
Cf. infra, véritable chronique oujournal de bord, reprisesplus tard lhr Verdienst.Sie haben aber nie verfehlt. (Vous êtes allé russe,dans ce
cas elles sont
chapitre5. sousforme d'un article encoreplus précis et développé.: sufïisammentloin et c'est là votre mérite. Mais vous impriméesen
n'avez pas commis d'erreur.) "Je vous prie de ne pas romatn.
écouter ceux qui voudraient vous empêcher de suivre
votre voie, vous avez tant d'intuition artistique que vous
n'avez pas à craindred'être original".
Liszt s'étonna sincèrementque Borodine ait pu à ce
point acquérir la technique musicale tout en étudiant pro-
f'essionnellement la chimie.
Lorsque lui dis que je n'avais jamais étudié dansun
je
conservatoire,poursuit Borodine dans sa lettre, il se mit à
rire : C'est votre bonheur mon cher Monsieur! Travaillez,
truvaillez toujours, et même si vos æuvres n'étaient ni
jouées ni éditées ni approuvées,croyez-moi, elles se
frayeront leur chemin avec honneur. Vous avez un talent
immense et original. N'écoutez personne ; travaillez à
Franz LISZT v\tre manière.
74 DR 75
Alexandre relate ensuite ses impressionsd'un concert tition sur-le-champ,ainsi que des mélodies et par bonheur
à la cathédrale d'Iena où Liszt avait dirigé et joué du la livraison aniva à temps pour que Borodine pût enten-
piano. Il mentionne entre autreschosesun affangementde dre Liszt redoubler d'admiration devant cette nouvelle
la Marche funèbre de Chopin qu'on n'aurait pas manqué découverte,qui fut pour son auteur une belle compensa-
de trouver douteux aujourd'hui : Liszt improvisait la par- tion de l'échec que la symphonieavait essuyélors de sa
tie de piano, pendant que l'orgue et le violoncellc création. Là encore,tandis que Borodine insistait pour
jouaient d'après la partition. Et à chaque reprise il jouail obtenir de Liszt des conseilsen vue d'éventuellesrectifi-
quelque chosede différent. Mais ce qu'il arrivait àfaire ! cations,le vieux maître lui répéta : 'oLeseul conseil queje
C'est inconcevqble ! L'orgue dqns le grave tient des puis vous donner c'est : suivez votre voie, n'ëcoutezper-
qccords et des tiercespianissimo; le piano avec la pédala sonne. Vous êtes toujours partout logique, ingénieux et
joue pianissimo mais à pleines mains; le violoncellc tout à fait original. Rappelez-vous que Beethoven ne
chante le thème.L'effet est saisissant : on croit entendrc seraitjamais ce qu'il est devenus'il alloit écoutertout ce
les sonorités éloignées et profondes d'un glas, avec des qu'on lui parlait (sic); rappelez vous toujours Ia fable de
cloches dont chacune retentit avant que ne se soit estom- La Fontaine "le père, lefils et l'âne".
pé le son de la précédente. Et quel crescendo ensuite! La seule réserve que Liszt ait formulée concerna la
Nous étions au septièmeciel. mélodieLa Reine de Ia mer, qu'il trouva "trop poivrée".
Au cours de ce mois de juillet, Borodine retounra "C'est du Paprika" dis-je en riant. "Non, c'est du
plusieursfois chez Liszt. Il assistaà sesleçons de piano Cayenne" déqétaLiszt.
donnéesgratuitementà des élèves déjà doté(e)s d'unc Parmi les élèves de Liszt qu'il entendit, Borodine
technique accomplie; il nota la gentillessefamilière avec mentionne aussi à plusieurs reprises avec la plus grande
laquelle il les traitait, et son insistance sur les détails dc estime l'un des plus brillants, le jeune polonais Julius
l'interprétation. Parmi les æuvresrusses,Véra Timanova Zarebski(1854-1885);c'est lui qui avait joué ses deux
jo:uaIslamey de Balakirev; le maître lui-même fit enten- symphonies,à quatremains avec son maître. Lors du con-
dre des extraits de Néron et dt Démori de Rubinstein. cert devant le grand-duc,il avait exécutéen outre une fan-
Mais surtout, Borodine eut I'insigne honneur de réenten- taisiede sacomposition,très lisztienned'esprit.Aussi talen-
dre quelquesjours plus tard saPremière Symphoniejouéc tueux comme compositeurque comme pianiste,l'infortuné
devant le grand duc Karl Alexander de Saxe-Weimar'. jeune homme à qui Borodine promettait un brillant avenir
patron, ami et protecteurde Liszt. "C'est si original et ,si eut une carrière bien courte et mourut tuberculeux à l'âge
beau! déclaraSonAltesse,en français,non sansquelqucs de 31 ans.
incorrections.Le meilleur compliment que je pourrait L'hommage que notre musicien reçut de Liszt ne se
vousfaire, M. Borodine, c'est en disant que votre musiqut' limita pas à lui seul mais s'étendit à toute la musique
toute belle ne ressemble à rien de ce que noutsavons' n)sse.'oVous connaissezl'Allemagne?" lui demandaI'au-
entendu". Et Borodine, questionnésur son opéra, dut crt teur des RhapsodiesHongroises. "On y compose beau-
outre faire entendreun chæur dt Prince Igor qu;ifut ltri coup,je me noie dans une mer de musique dont on me
aussi fort goûté. submerge,mais Dieu que tout cela est flach (plat)l Pas
Liszt avait insisté pour que Borodine lui montrât aussi une idée fraîche. Alors que chez vous on sent un courant
sa 2" symphonie.Un télégramme fut donc adresséctt plein de vie. Tôt ou tard (probablementplutôt tard) il se
catastropheà Besselpour lui demanderd'envoyer la par' frayeraun cheminjusqu'à cheznous".
77
La seule eTreurde Liszt fut sansdoute de dire "proba- tre compositeursont écrit au total24 variations et 14
blement plutôt tard". pièces libres pour piano à quatre mains. On peut véri-
tablement s'émerveiller devant le caractère et les
Quittant Weimar, Borodine se dirigea vers Heidelberg, transformations imprévisibles du motif, à travers des
où il éprouva de nouvelles émotions, tout à fait dif- pièces dont beaucoup sont de véritables poèmes ou
férentes. C'était, on s'en souvient, la ville où il avait ren- scènes en miniature. Borodine en écrivit quatre :
contré Ekaterina. Et il lui avoue, dans sa lettre du 30 juil- Polko, Marche funèbre, Requiem et Mazurkq. Les
let 1877, avoir fondu en larmes en revoyant ces lieux où Paraphrases furent envoyéesà Liszt qui répondit par
ils s'étaient promenésensemblequinze ans auparavant. une lettre qui mérite d'être citée, ajoutant même une
courte variation de sa part dont le fac-simile fut inséré
Paraphrases dans le recueil lors de sa publication.
L'accueil de Liszt redonna confiance à Borodine en
ses propres forces, et le bénéfice s'en fit sentir au cours La lettre envoyée collectivement'oàMM. Alexandre
des annéessuivantes...toujours dans la mesure de ses Borodine, C. Cui, Anatole Liadoff et Nicolas Rimsky-
5 Stassov
disponibilités,bien sûr! Les trois étés 1877-1878-1819 Korsakoff's disait : publiacette
qu'il passa à la campagne furent également profitables' "Très honorés Messieurs lettre dans la
revue Go/os du
tant pour sa santé que pour sa créativité. Sa nature Sousforme plaisante Vous avezfait æuvre d'intérêt 7 octobre1879
Elle est citée
vigoureuseavait besoin du contact avec le terroiq avec la sérieux. Vos "Paraphrases" me charment. Rien de plus par Dianine,
vie et les travaux des paysans.Il aimait, en particulier' ingénieux que Vos24 variations et vos 14 petites pièces p.215.

prendre part aux moissons. Par la même occasion il sc sur le thèmefavori et obligé (suit l'exemple musical avec
retrempait dansle folklore musical le plus authentique,err le thème de"Tati-tati"). Voilà enfin un compendiumde la
écoutantles vieux paysansinterpréter des chants anciens' sciencede l'harmonie, du contrepoint, des rhythmes(sic),
La saison 1877-1878 apporta, en matière biogra- du stylefiguré, enfin de tout ce que les Allemonds appel-
phique, une nouvelle et obscure histoire sentimentalc lent "Formlehre". Volontiersje le proposerai aux pro-
avec une jeune fille, qui ne fut pas sansrappeler l'affairc ,/ësseursde composition de tous les Conservqtoires de
Anna Kalinina dix ans auparavant,et donna de nouvellcs I'Europe et de I'Amériquepour servir de guide pratique
angoissesà la malheureuseEkaterina. Selon Stassovceci dans leur enseignement. Dès la première page, les
aurait inspiré à Borodine la cavatine amoureuse dc Variations II et III sont de véritables btjoux, et ainsi de
Vladimir art2" actede son opéra. suite les numéros continuent jusqu'à la "Fugue
De 1878 date f intéressantdivertissementmusicll grotesque" et le "Cortège" qui couronne glorieusement
auquel se livrèrent collectivement (et cette fois en lc I'ouvrage.
menant à terme !) Rimski-Korsakov, Borodine, Liadov cl Merci de votre régal, Messieurs. Et si l'un de vous
CésarCui. publiera une nouvelle æuvre,je le prie de m'enfaire part.
Ma haute, sincère et sympathiqueestime Vousest acquise
Les Paraphrases ("Tati-tatio') depuisdes années,et pour à présentje Vousprie d'agréer
"Tati-tat7"... A partir d'un motif enfantin destiné i I'assurance de mon dévouement.
êtrejoué avecdeux doigtspar un pianisteen herbe(ll, F. Liszt"
sol, fa, sol, mi, la, mi, Ia, ré, si, ré, si, do, do) nos qtur
78 79
uJe les ai transposées"
A la fin de 1879,le Premier Quatuor fut achevé,et le
Prince lgor s'est enrichi de plusieurs morceaux impor-
tants.Il est vrai que le harcèlementamical auquelRimski-
Korsakov soumettait Borodine y fut pour beaucoup.
D'offtce, Rimski avait inclus dans les programmes de
I'Ecole gratuite de musique(rappelonsqu'il en avait repris
la direction en 1874, et la conservajusqu'en 1881), des
extraitsdtPrince Igor... qui n'étaientpas encoreachevés.

6 O P .c i t . , Rimski-Korsakov venait voir Borodine - et laissons


la suite at Journal de ma vie musicale 6 :
p. 162 - 1 6 3 ,
mais la traduc-
tion française "Alors, Alexandre Porfiriévitch, avez-vous écrit"? Les danses
est condensée polovtsiennes
et pointtout à
"Oui, j'ai écrit"! dansla chorégra-
fait exacte par Et il s'avéraitqu'il avaitécrit unepile de lettresd'affaires. phied'Ottokar
endroits.Nous Bartikpourle
avons pns sur "Et avez-voustransposéles Dansespolovtsiennes?" lVéhopolitan
nous de la "Je les ai transposées". Operade New
retoucher. Yorken 1915
"Ah, grâce à Dieu enftn"! D R/ OnR
"Elles étaientsur le piano etje les ai "transposées"sur
7 Le jeu sur le latable".l scène du festin à sa cour, avec la chanson de Skoula et
sens du mot lérochka; le récit des boïars et la complainte de
est encoreplus Telles étaient les conversations,qui avaient de quoi
clair en russe, exaspérer Rimski-Korsakov. Mais les æuvres étaienl laroslavna;l'air de Kontchak, et le magnifique chæur des
où le même
verbe perelojit inscritesau programme ! "Désespéré,j'invective Boro- villageoisdu 4" acte.
signifie dine" poursuit-il. "Lui aussi est ennuyé. A la fin, ayant A cette époque, et à quelques semainesd'intervalle,
transposerou
Iranscnreun perdu tout espoir,je lui propose de l'aider à orchestrer,el Borodineremportatrois beauxsuccès: le 20 fevrier 1879
morceaude
il vient chez moi le soir avec le début de sa partition des une nouvelle exécution de sa Deuxième Symphonie fut,
musique,et
cnangerun Danses,et tous les trois, Liadov, lui et moi, nous nous lil cette fois, fort appréciée.Il est vrai qu'enke-tempsil en
objet de place. avait révisé I'orchestration, dont la surcharge, surtout
partageons, et nous nous dépêchons d'en achevct
l'orchestration. Pour aller plus vite, nous écrivons atr dansle scherzo,avaitétéune descausesde l'échec initial
crayon et non à l'encre. Nous continuons à havailler très de l'æuvre. Le 27 février, ce fut au tour des Danses
tard dans la nuit. A la fin, Borodine recouvre les feuilles polovtsiennes et du chæur final de l'opéra, également
de gélatine liquide pour éviter que le cmyon ne s'effacc' bien accueillis.Ces deux concertsavaienteu lieu dansle
et pour que les feuilles sèchentplus vite il les suspendi cadre de I'Ecole gratuite de musique. Et le 9 avril à
des ficelles dans mon bureau, comme du linge. Lc Moscou le ténor Bartsal chanta I'air du prince Vladimir.
numéro ainsi terminé s'en va çhez le copiste".
Outre les Dansespolovtsiennes,l'air de Vladimir ct Pourtant, le grand événementde I'année 1879 fut bien
son duo avec Kontchakovna, les autres numéros cltt f 'achèvement dt Premier Quatuor auquel Borodine tra-
Prince lgor écrits en 1878-79furent l'air de Galitski et lrr vaillait depuis cinq ans. Notons qu'avant les trois
B1
quatuorsde Tchaikovski (1871, 1874, 1876) il n'y avait ment, étant repris au premier violon sur fond de bario-
pas jusque 1àen Russied'æuvresmajeuresconsacréesà lage à l'alto et au violoncelle.
cette formation. Le second mouvement, Andante con moto peut
faire songer par son invention mélodique à des pages
Le ler quatuor du Prince Igor - toujours lui ! La cantilène russe et
Sur le manuscrit, le premier mouvementporte cette l'arabesque orientale (triolets de notes conjointes
mention en allemand : "Angeregt durch ein Thema descendantes) s'y côtoient.Le début est proche d'un
von Beethoven" (inspirée d'un thème de Beethoven). thème populaire oola montagne aux moineaux" du
Et en effet, aprèsune introduction Moderato calme et recueil de chantsrussesde Prokounine publié en 1872-
noble, dont I'amorce réapparaîtraau cours du mouve- 73, dont on retrouvera d'ailleurs des intonations dans
ment, le premier violon fait entendreune mélodie qui divers motifs du Prince Igor. La partie centrale du
serale thème principal, et que le mélomanebeethove- mouvement est de nouveauun fugato. Pour la seconde
nien n'a pas de difficulté à situer : elle est assezproche fois, après le mouvement précédent, le recours de
du secondthème du final dt 13" Quatuor op. 130 : Borodine à ce procédépeut apparaîtrecomme un nou-
Ex. 10 (Borodine) vel hommage au Beethoven de la dernièrepériode. Le
mouvement le plus original du quatuor est sans con-
testele scherzoPrestissimo,avec sesstaccaticonstants,
à la fois serréset aériens,qu'on a pu comparerà une
dansedes elfes, et les étonnantseffets sonoresdans le
trio, obtenuspar les harmoniquesdu violoncelle et du
violon. (A l'origine il semble que Borodine ait prévu
un autre scherzo,celui-là même qui a été publié à part
Par cet hommage, Borodine confirme la paternité dans le recueil des "Vendredis" de Belaiev). Un inter-
qu'il doit au plus grand maître du quatuor depuis mède Andonte reprenantle second thème du mouve-
Haydn. Et cependant,il suffit des légères modifica- ment lent, sert de transition entre le scherzo et le
tions apportées au thème beethovenien pour que la finale. Ce même thème deviendra aussi le secondé1é-
mélodie prenne aussitôtdes accentstypiquement russes! ment thématique de l'Allegro risoluto,lequel débute
C'est là un nouvel exemplede l'osmoseentre les cul- sur une figure rythmique vigoureusement slmcopée,
tures occidentaleet slave chez Borodine, et comme on traduisant l'intensité des pulsions vitales. Ce Premier
le sait de ses æuvres de chambre antérieures,dans cc
Quatuor de Borodine est un chef-d'æuvrede premier
domaine l'occidental avait précédé chez lui le russe. plan à I'intérieur de la lignée qui va des quatuors de
Deux autres motifs se tencontrent dans ce premiel' Beethoven à ceux de Bartok, par sa place historique,
mouvement, l'un bref, à l'ambitus resserré,chroma- son envergure,sa richesse,sa double appaftenanceà la
tique et descendant, I'autre linéaire et narratif. La tradition du classicismeet au style de l'école russe,et
mélodie initiale restera l'élément dominant, passanl par les perspectivesd'avenir qu'il laisseentrevoirdans
par diverses transformations ou combinaisons, donl son harmonie et dans le traitement des instruments.
une fugue au centre du mouvement; le troisièmc
thème, pour sa part, fait culminer la partie développe-
B3
Chapitre V
Nouvelles réussites
et mêmesdfficultés

Si Borodine, comme on I'a \11, ne composaitguère


rapidement,ce n'était certespas par manque de métier ni
d'inspiration. Mais désormais,c'est en un temps record
qu'il écrit, au début de 1880, l'æuvre qui à elle seule
aurait suffi à I'immortaliser : l'esquisse symphonique
(c'est ainsi qu'il I'a lui-même désignée)Dqns les Steppes
de I'Asie centrale. Cette année 1880 marquait le 25"
anniversaire du règne du tsar Alexandre II, le libérateur
des serfs, qui fut incontestablementle monarque le plus
positif que la Russie ait connu de tout le 19" siècle.De
grandesfestivitésfurent organiséesà cetteoccasion,avec
un projet de représentationsde "tableaux vivants", une
mise en scènequi fut cependantannuléeà la suite d'un
nttentat manqué contre le tsar. La célébration des con-
quêtesde la Russieen Asie centrale,évidemmentprésen-
tées sous un jour protectionniste,fut à l'origine des
Les trois palmiers
d'aprèsun poèmede Lermontov Steppes, dans lesquelles se reflètent, comme dans
tableaudeV Polenov,1891 plusieursautresde sesæuvres,les deux origines,grand-
DR
russienneet orientale de Borodine. Elles furent jouées
pour la premièrefois le 8 avril 1880 sousla direction de
llimski-Korsakov, lors d'un concert où furent donnés
nussi des extraits de la Khovantchina de Moussorgski
ttvec la participation de la cantatriceDaria Leonova.

Dans les Steppesde I'Asie centrale


Le texteduprogrammetel qu'ilfut imprimé lors du
premier concert, differe un peu de celui qui fut repris
par la suiteet qui s'est conservétraditionnellement.La
version originale met foftement I'accent sur le côté
impérialistedu rapport de la Russie avec l'Asie cen-
85
trale, au point que certains termes ne laissent pas de cors, 2 trompettes, 3 trombones,2 timbales et cordes.
paraître aujourd'hui, avec le recul du temps, comme Le schéma de cette æuvre bithématique, basé sur le
une anticipation directe sur l'exaltation cocardière et procédé du rapprochement-éloignement,se présente
militariste de l'époque soviétique ! comme suit :
"Dans le silencedessteppessablonneuses de l'Asie I. Exposition du thème russe; II. Exposition du
centrale retentit pour la première fois une paisible thème oriental; III. Paraphraseet culmination du thème
chansonrusse. On entend, se rapprochant,le piétine- russe; IV. Paraphrasedu thème oriental; V. Superposi-
ment des chevaux et des chameaux.et les sonsmélan- tion des deux thèmes;VI. Coda sur le thème russe.
coliques d'une mélopée orientale. Une caravaîe Les quatre premiers épisodes sont séparéset par
indigène passe à travers l'immense steppe, escortée moments accompagnéspar les pizzicati figurant la
par une arméerusse.Elle effectueraen toute confiance marche de la caravane.Durant toute la partie exposi-
et sécurité son long voyage sous la garde de la redou- tion, puis réapparaissantdans les épisodes suivants,
table force des vainqueurs.La caravanes'éloigne. Les une note tenue, constituantprobablementune des plus
chants paisibles des vainqueurs et des vaincus s'unis- longues pédales de toute I'histoire de la musique,
sent en une seule harmonie dont les échosretentissent sonnedans l'aigu, traduisantl'immensité obsédanteet
dans la steppeavant de se perdre dans le lointain". la vibration de l'air torride du désert. L'auditeur con-
Le texte retenu définitivement édulcore quelque temporain pourra voir renaître dans sa mémoire des
peu la référence à "la redoutable force des vain- images du film Lawrence d'Arabie, où une catavane
queurs", et écrit à la place : "IJne caravane escortée traverseun plateau à l'ensoleillement particulièrement
par des soldats russestraverse f immense désert, con- redoutable, défini par l'un des autochtones comme
ool'enclume
tinuant son voyage sans crainte, s'abandonnantavec où le soleil frappe"...
confiance à la force guerrière russe". De même, les Le plan étant indiqué, I'analyse de l'æuvre dans le
chants"des vainqueurset des vaincus" sont remplacés détail n'a pour but que de mettre I'accent sur
par ceux "des Russeset des autochtones"... l'ingéniosité et la logique de la démarchecréatrice.
Si le terme d"'esquisse"peut se justifier en raison Sur la pédalede l'octave du Mi dans I'extrême aigu
de la concision du morceau, dont la durée moyenne des violons divisés, la clarinette fait entendre à la
d'exécution est de huit minutes, sa finition parfaite le mesure 5, dans le ton de La majeur, le thème russe,
situe évidemment aux antipodes de la sémantiquedc Ex.12
ce vocable, qui est celle d'une ébaucheattendantson
achèvement.Car il n'y a pas une note, pas une mesurc _
à ajouter,à retrancherni à modifier danscettepartition repris en Ut majeur mes. 17 par le cor.
dont la simplicité d'idée et de facture est égale aûpar' Les mes. 28-43 font entendrele pas de la caravane,
fait équilibre et à la maîtrise totale de tous les para- élément figuratif du morceau, enpizzicati alternésaux
mètres de son architectureet de son instrumentation. violoncelles et altos. On peut y voir un hommage
Tout naturellement,Borodine a dédiéLes Steppesà direct à Liszt, repris du premier desDeux épisodesdu
Liszt,v&itable créateurdu poème symphonique : "Dr. Faust de Lenau. Des accords de quinte creuse aux
Franz Liszt in Verehrung gewidmet". hautbois et clarinettes, suggèrentdes sonorités d'ins-
L'orchestre est composé des bois par deux, de 4
87
huments orientaux. Ce que vient confirmer, sur la loncelleset cor anglais,dansle ton et le registremedium
marche qui se poursuit, le timbre mélancolique du cor de l'exposition, joue avec habileté, comme pour le
anglaisqui expose,mes.44,1ethèmeoriental,mélodie thème russe, sur l'ambivalence majeur-mineur de la
longue et sinueuseen notes conjointes. mélodie et de son harmonisation; puis avec I'appari-
Ex.13 tion, pour la première fois dans la partition et jusqu'à
la fin, de l'armure de La majeur à la clef, c'est aux vio-
lons dans l'aigu que la mélodie chante dans un
ravissementélégiaque,reprise une octaveplus bas aux
altos et violoncelles (mes. 175-192); at milieu de
De ces intonations,Debussy se souviendrade toute l'harmonie donnéepar les bois, les cors font entendre
évidence dans le 3" mouvement Andantino de son une pédaled'octavessyncopées.
quatuorà cordesde 1892 Sanstransition,on passeà la phaseultime, celle où
Ex. 14 les deux mélodies s'unissent dans un contrepoint dont
leurs différences n'auraient pas laissé soupçonner la
parfaite évidence : trois combinaisons instrumentales
se succèdent : thème russe au hautbois, et thème
oriental aux violons puis aux violoncelles(mes. 193-
Les pizzicati (contrebasses, violoncelles,altos) et
209); thèmerusseaux flûtes et violons et thèmeoriental
leurs ponctuationsde quintes aux bois reviennent, ser-
aux cors et bassons(mes.210-218);enfin thèmerusse
vant à nouveaude page intercalairedansles mes.72-
au cor anglais, altos et violoncelles, et thème oriental
90 avant les trois paliers qui conduisent à la culmina-
aux flûtes et violons (mes.219-227).
tion du thème russe. Celui-ci est repris une première
Tout a été dit quant aux possibilités de traitement
fois, harrnoniséen mineur par les bois (mes.91-105)ce
des deux idées fondamentaleset, à partir de la mes.
qui en accentuele fond nostalgique, tout en donnant
228, c'est sur des morcellements du thème russe que
une intéressanteéquivoque modale entre la mélodie
se déroule la longue coda, où la marche se poursuit
qui est elle-même en Ut majeur à la clarinette, mais
pour ne garder finalement que sesnotes syncopéesaux
dont les accordsde l'harmonie sont dansle ton relatil'
altos. Et dans l'extrême lointain, sur le retour de la
de La mineur naturel; et aussitôtaprès c'est dans la
tenue du Mi aux violons, c'est la flûte qui fait enten-
noble tonalité de Mi bémol majeur que le thèmc
dre, comme un mirage, un ultime rappel du chant
résonne aux cors, soutenu par les trombones (mes.
slave, à la dernière note longuement filée sur l'accord
106-122), avant que son apothéoseen Ut au tutti nc
des violons divisés - fin périlleuse entre toutes car
mobilise pour la premièrefois la totalité de l'effectil
c'est 1àqu'on ne pardonnepas aux défautsde justesse
orchestral(mes. 123-139).
de rompre l'enchantement.
Un premier versant est franchi, et la marche de lir
Que Zes Steppesde l'Asie centrale soient devenues
caravanereprend(mes. 140-155)menantvers l'étapc jusqu'à la nauséeun de ces "tubes" de la musique
suivante. C'est à présent au tour du thème oriental clc
russe que l'on trouve nécessairementdans toute
montrer les facettes de sa structure et de son exprcs-
anthologie discographique du genre aux côtés de la
sivité; une premièrevariante(mes. 156-174)aux vitr
Nuit sur Ie Mont chauve de Moussorgski, de
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Shéhérazadede Rimski-Korsakov ot de l'Ouverture excepteles concertsdans le cercle lisztien.
1B12 de Tchaikovski, ceci ne change rien à ses Le maître de Weimar écrivit à l'auteur avec un peu de
mérites, qui la garantissentcontre tout vieillissement. retard (le 3 septembre!) la lettre suivante:
Concis, allant à l'essentiel,aussi dépourw de redon-
dance que de cérébralisme, ce poème au prodigieux Cher Monsieur et ami,
pouvoir évocateurest aussiune parfaite illustration de J'arrive bien tard pour Vousdire ce que Vousdevez
ce principe du symphonisme russe qui prend ses savoir mieux que moi : c'est que I'instrumentation de
sourcesdans la Kamarinskai'a de Glinka ("comme le Votre très remarquable symphonie est faite de main de
chêneest contenu dans le gland" selon la définition de maître, et parfaitement qppropriée à l'æuvre. Ce m'étoit
Tchaikovski) : le travail sur le matériau se fait non par un sérieuxplaisir de I'entendre aux répétitions et au con-
le développementclassique,procédé dialectique à par- cert de la TonlcùnstlerVersammlungà Baden-Baden.Les
tir de cellules qui servent à la construction d'un édi- meilleurs connaisseures(sic) et un nombreuxpublic Vous
fice, mais par la paraphrase,qui présente successive- y ont applaudi.
ment une même mélodie sous divers "habillages" M. Weissheimera dirigë avec un intelligent entrain
expressifs, harmoniques et instrumentaux, chacun Votre symphonie. Ne dédaignez pas les deux ou trois
constituant par rapport au précédent une étape nou- coupuresdiscrètesqu'il s'est permises; elles me semblent
velle dans l'intensité rhétorique. Cette démarchepar de bon profit, etje vous engageà les maintenir dans l'édi-
juxtaposition progressive de flashes émotionnels est tion de la partition.
aussi bien le reflet d'une sensibilité nationale qui pri- Sincère estime et affectueuxdévouement
vilégie l'unicité de l'instant, que I'adaptationaux pos- Franz Liszt
sibilités du thématisme lui-même : par nature, unc
mélodie suffisamment longue et parachevée ne sc Borodine imprima néanmoins la partition de sa sym-
prête pas au développement, à I'inverse du thème- phonie sansaucunecouprre...
cellule rythmique, mais recèle des possibilités dc A la fin de 1880 deux concerts importants firent suc-
transformations qui illustrent la notion de "un cl oessivemententendreà Moscou la Deuxième Symphonie
multiple". En cela les Steppes,bien que n'ayant pas (15 décembre)et le 30 décembreà Saint Petersbourg,la
l'envergure ni la puissancede la Deuxième Symphonic Créationpublique dt Premier Quatuor. Ce fut aussi I'an-
de leur auteur, sont infinement plus équilibrées, alors née de la reprise des relations avec Balakirev, qui depuis
qu'on avait vu dans le premier mouvement de lir quelquesannées déjà ayant surmonté sa crise des années
SymphonieEpique que ce n'est pas toujorns dans lc: 1872-76.revenaità la vie musicale.
développementqu'il faut chercherle meilleur du stylc
de Borodine. L'rnnée 1881
Ce fut une année noire pour la Russie, qui perdit en
L'année 1880, qui fut à tous points de I'ue très chargéc l'espacede quelquesmois plusieursde sespersonnalités
pour Borodine, fut aussi celle de plusieurs succès: le 20 les plus marquantesde la liuérature, de la politique et de
mai à Baden-Baden, sa Première Symphonie fut joucc' la musique : Dostoievski, disparu le 9 janvier, le tsar
sousla directionde Weissheimer: c'était la premièreexc Alexandre II tué le ler mars dans un attentat. les deux
cution publique d'une de sesæuvresà l'étranger,si I'orr Jambesarrachéespar la bombe de Grinevitski, membre du
90 9I
groupe anarchiste"La Volonté du peuple"; et puis deux c'est ton pain qu'il vient manger"...IJne chansonqui
deuils successifsdans le monde musical avec la mort à est socialementde la même veine que le Kallistrate de
Paris, le 11 mars, de Nikolaï Rubinstein, fondateur du Moussorgski, srrr un texte du même poète, avec une
Conservatoirede Moscou, miné par une "tuberculose de ironie dans la désespéranceet I'opposition du réel au
l'intestin" (en fait, vraisemblablementun cancer),et enfin rêve d'une vie heureuseet prospère.Autant voire plus
le 16 mars la disparition de Moussorgski décédéà 42 ans que son confrère du Groupe des Cinq, Borodine a été
à l'hôpital où il avait été placé en cure de désintoxication proche des miséreux, ayarrteu amplement I'occasion
anti-alcoolique. de voir, lors de ses années de pratique médicale, la
Pour Borodine, en revanche,ce fut une annéepositive souffranceet la déchéancehumaines.
à bien destitres.Dans les premiersmois de 1881en effet, Ces deux mélodies ont été publiées respectivement
il écrivit deux nouvellesromances,Mëlodie arabe et Chez en 1889 et 1890 aux Editions Belaieff à Leipzig.
les autres et chez nous.

Mélodie arabe De nouveau chezLiszt


Fa majeur. "Ne me fuis pas, ô viens au moins me Mais le principal événementde 1881 fut le nouveau
visiter dans mes rêves, laisse-moi connaître le grand voyage de Borodine en Allemagne où il fut envoyé par
délicede la vie, le délicede la passionpour toi. Prends l'Académie Médico-militaire, et qui lui permit de revoir
pitié de moi, tu vois,je dépérissanstoi, je sombredans Liszt. La rencontre eut d'abord lieu à Magdebourg le 28
la mer d'une passionardente". mai, au festival de I'Union Musicale,où la musiquerusse
Le texte est de Borodine, qui retrouve bien ici la était représentée par Antar de Rimski-Korsakov. Ils
sensualitéexacerbéede la poésie amoureuseorientale. allèrent ensuite à Weimar. Liszt fut aussi chaleureux et
La mélodie est une citation d'un chant authentique enthousaisteque la première fois, et ne ménageapas son
(Nouba Ghrib) emprunté à l'ouvrage de Nikolaï admiration devant les Steppes de I'Asie centrale. Ils
Christianovitch Esquisse hisîorique de la musiqua jouèrent l'æuwe ensembleà quatremains dansun concert
qrabe aux temps anciens, avec dessins d'instrumenTs privé chez la comtesseV/ittgenstein. Borodine fit aussi à
et quarante mélodies notéeset harmonisées. cette occasion la connaissance du pianiste et chef
d'orchestreHans von Bùlow,le ci-devantgendrede Liszt
Chez les autres et chez nous (rappelons que Hans von Bùlow avait été le mari de
Fa majeur.Cette fois c'est un poèmede Nekrassov Cosima Liszt, qui le quitta pour épouserWagner).
(1821-1877), le grand poète populiste, que Borodinc Borodine eut par ailleurs l'avarfiage d'assister à une
met en musique. C'est aussi sa seule mélodie écritc représentationintégrale dt Faust de Goethe. Dans une
avec orchestre,mais existant aussi en version piano et fettre à Ekaterina (datée du 7179juin) il relate ses sou-
chant. venirs et sesimpressions,dont voici un extrait:
"Dans la maison des autresc'est beau et propre,el ooLepremier soir, Iè,"partie, le deuxièmesoir, 2ème
par-
chez nous c'est étroit et irrespirable. Les autres man- tie, chaque représentationdurant de 5 h I/2 jusqu'à I1 h.
gent leur soupeavec de la viande saléeet dans la nôtrc La mise en scène est très particulière : la scène est bâtie
on trouve des cancrelats.Chez les autres le compèrc sur trois étages,ce qui fait que sqns baisser le rideau on
vient apporter des cadeaux aux enfants, et chez toi passe du ciel aux enfers, de lct chctmbre de Marguerite
93
dans lejardin, etc. Ce n'est qu'à présent quei'ai compris sans doute plus fouillée, plus havaillée, plus com,
à quel point Faust en tant que drame est supérieur à plexe.Le Secondest le plus populairedesdeux en rai-
l'opéra Faust." son de sa fraîcheur et de son charme mélodique, ceci
(L allusion concerneévidemment l'opéra de Gounod.) n'excluant évidemment pas une admirable perfection
d'écriture. Plus encore que dans le Premier Quatuor,
Son séjour à Weimar dura plus longtemps que prélu : on constate dans celui-ci la prédilection de Borodine
Comme Tannhciuser,je me suis retrouvé au Venusberg pour le violoncelle. C'est à cet instrument qu'est
chezma chère Vénusaux cheveuxblancs - le vieux Liszt - exposé le premier thème de l'Allegro moderato, we
mais contrairement à Thnnhciuser ie ne prie nullement la mélodie sereine,repriseet prolongéepar le violon.
herge Morie de me tirer d'affaire, écrivit-il à ses amis Ex.15
Dianine (18/30juin). Et "Venusberg"est devenuchez lui
le terme consacrépour désignerl'habitat deLiszt. C'est à
la suite de ce séjour qu'il écrivit l'article que nous avons
Le second thème est plus orné et populaire, le
mentionné dans notre chapitre précédent,Liszt chez lui à
troisième,à l'octave enhe le premier violon et le vio-
1 Cet article fut Weimar, r
publiédans la loncelle, est rythmé et énergiquez; et cependant,mal- z Arnold
Sokhor,
revue gré ces differences, ce mouvement est intentionnelle- musicologue
/skousstvo Nocturne
(L'Art N'1
) 1-12, ment dépourvu de contrastes violents. Sa partie soviétique
1883,puis
Ce serait presque énoncer un truisme que de faire auteurde la
développement,de dimensionsrelativementmodestes, plus vaste
reprisdans le observer que les æuvres de Borodine peuvent se subdi-
v ol. 3des est construite sur des répliques échangéesentre le vio- étude sur
Letlres de viser en deux catégories : celles auxquelles i1 travailla Borodine,y voil
lon et violoncelle; César Cui, dans un article sur une évocation
Borodine(p.13- longtemps et par intermittence, et celles qui furent
22). ll a êté ta- Borodineécrit en 1888,l'avait jugée faible et suscitant du châteaude
duit en anglais menéesà bien en un tempsrecord.Ces dernières,assuré- Heidelberg
avec une préfa- une impression de monotonie. Le scherzoAllegro (Fa (p.465);nous
ment, sont les moins nombreuses.Mais aprèsles Steppes, lui laissonsla
ce de David majeur) renonce à la forme habituelle en trois parties liberté de cette
LLoydJones voici le Deuxième Quatuor, conçu et terminé en quelques
(Borodin on pour se rapprocherd'une forme sonateà deux thèmes : interprétation...
Llszf, Music &
mois à peine au cours de l'été 1881 au village de Jitovo
I'un alerte et scintillant, d'une limpidité classique,
LettersXlll, où les Borodine passèrentdes vacances auprès de leurs
av ril1961 ) . l'autre gracieux en rythme de valse, qui peut rappeler
amis Lodygenski. Le quatuor est dédiée à Ekaterina, et
Tchaikovski et même Johann Strauss. Mais c'est le
l'hypothèse selon laquelle il serait une commémoration
troisième mouvement, NoctLrne, (La majeur) qui est
du 20. anniversairede leur rencontre (c'était, souvenons-
de loin le plus célèbre, et fréquemmentjoué indépen-
nous,en 1861 à Heidelberg)rend cetteinterprétationtoul
damment.
à fait plausible, à l'écoute de la profonde tendressequi
Ex.16
imprègne certainesde sespages.

Le Quatuor N"2 en Ré majeur


Comparé at Premier Quatuor, il suscitedes remar- La magnifique cantilène, avec sa cellule de triolet,
ques assezproches de celles de la Deuxième sym- exposéeau violoncelle sur fond d'accords syncopés,
phonie comparée àla Première. Le Quatuor N"I était reprisedansl'aigu du violon, est opposéedansla par-
de dimensions plus importantes, d'une conceptiorr
95
tie centrale du mouvement à des staccati de gammes mesure à la dernière, avec un contre-chant dans les
ascendantesavec lesquelleselle semble lutter. Dans la basses du piano, accentuant le dramatisme très
réexposition, le thème est traité en canon. Sansnulle- dépouillé de cette mélodie, dont l'écriture tient de
ment paraître cérébral,ce procédé renforce encore,du l'arioso, du récitatif mélodique, par moments de la
fait des entrelacements, la tendresse élégiaque du psalmodie, et qui prend figure de convoi funèbre.
chant devenu duo. Et la science contrapuntique de Comme les deux mélodiesprécédentes, celle-ci fut
Borodine s'illustre à nouveau dans le frnal Andqnte. publiée à titre posthume,chezBelaieff, en 1890.
d'une forme assezcomplexe, où deux thèmestrès dif-
férents, exposésl'un à la suite de l'autre, sont traités Des parents pauvres et des chats
en fugato avant l'apparition d'une longue et belle On ne connaît pas vraiment un personnagecélèbre si
mélodie chromatisée et quelque peu orientalisante I'on secontented'étudier séchementl'historiquede savie
avec laquelle ils alternent. Dans la coda, f intensité et de son æuvre. I1 est indispensabled'entrer dans son
sonore donne à penser que Borodine entend là des univers domestique,avec tout ce qu'il recèle d'anecdo-
sonorités symphoniques. Mais la sensation produitc tique, de touchant, de banal ou même de décevant,c'est-
par ce mouvement aussi bien fait que dépourvu dc à-dire ne correspondantpas à l'image qu'on aurait aimé
"surprises" fait inévitablement l'effet d'une baisse dc se faire de I'homme. Il est arrivé à un certain nombre de
niveau aprèsle sommet absolu d'u-Nocturne. grands créateursde vivre dans des conditions matérielles
déplorables, ou dans un confort qui laissait à désirer.
Une ambiance plus sombre marque les derniers mois Borodine, il est vrai, tout en étant loin d'être riche, n'était
de 1881 : le 8 novembre un concert commémoratif fr-rt pas démuni sur le plan financier : son traitement lui assu-
organisé à la mémoire de Moussorgski, une partie de la rait le quotidien, sansplus ni moins. Mais peu d'aftistes
recette allant à la réalisation de son monument funérairc. auront sansdoute vécu un calvaire domestiquecompara-
Borodine écrivit à cette occasionun chant sur un texte qut ble au sien. Le lecteur a déjà pu en avoir quelques
prend une valeur profondément symbolique : Pour lt aperçus;mais les années1881-83serontparmi les pires
rivage d'une patrie lointaine. qu'il ait connues...en attendantd'autresépreuvesencore
qui ne lui serontpas épargnéesdurant les cinq annéesqui
Pour le rivage d'une patrie lointaine lui restentà vivre.
Ut dièse mineur. Cette fois c'est à Pouchkine, lc
plus grandpoète russe,que le compositeurempruntelt' Entrons donc chez Borodine, dans son appartementde
texte : o'Pourle rivage d'une patrie lointaine, tu quittirs I'Académie des Sciences situé au coin de la rue
le pays aimé; en cette heure triste et inoubliable, .ic Nijegorodskaia et du quai Pirogovski. Tout d'abofd, à
pleurai longuement devant toi. Mes mains froidis quoi ressemblele maître des lieux ?
santess'efforçaientde te retenir; mais tu m'appelaisii Il existe un portrait bien connu de Borodine peint par
te suivre dans ce pays étranger,me disant : "Nous notts Répine (en 1888, après sa mort donc !), le représentant
retrouveronsà I'ombre des oliviers, et les baiserstlc vêtu d'un manteaunoir, adosséà une colonne.L'homme
l'amour nous uniront à nouveau"; mais hélas sous ct' est d'une stature imposante, très grand, vigoureusement
lointain ciel bleu, tu t'endormis du dernier sommeil". bâti. "Borodine était un homme d'une constitution très
De sombres accords se répètent de la premièr'e fbrte et très bien portant, sanscapriceset accommodant",
97
écrit Rimski-Korsakovdansson Journctlde ma t,ie nrtr,ti-
cale (p. 151). Bien poftant n'est cependantpas le r-r-urt.
,: Déjà danssajeunesseil souffraitd'une santéfiagilc, et il
resta toute sa vie sujet à des maladies diverses et
fréquentes,sansgravité réelle certes - grippes tenaces,
maux d'estomac,abcèsaux pieds, névralgieset douleurs
"r@r articulaires - mais qui le handicapaientpour sesactivités
quotidiennes.Malgré cela, il possédaiteffectivementune
résistancephysique et nerveuse hors du commun,
rehausséepar un sensde I'humour dont ses lettres don-
nent d'abondants et savoureux témoignages.Il savait
aussimettre à profit sesmomentsd'indispositionpour ...
composer! ll s'en était confié dansune lettre à la canta-
trice Karmalina, souventcitée (15 avril lB75) : ,,La dif-
/ërence entre un tuberculeuxet moi esl que le tuberculeux
ne peut réaliser sesplans que lorsqu'il va mieux, et moi,
au contraire, lorsqueje tombe malade.Et quandje suis
malqde au point de rester à la mqison sanspouvoir faire
qttoi que ce soit de valable,qvec la ftre qui mefait mal à
craquer,lesyeux clui larmoient,et qu'il me.fautloutesles
cleuxminules tirer mon mouchoir de ma poche, alors je
me metsà composerde la musique".
Sur le portrait, le visagepeut paraîtreapathique.C'est
une impression trompeuse : il n'y avait assurément
aucuneapathiechez Borodine,mais simplementune par-
ticularité que sesamis ont parfois, et à raison,déplorée:
tunebonhomieplacide et une incapacitétotale à se mettre
cn colère.Connaissantcela, les innombrablessolliciteurs
ne se privaientpas d'abuserde sa disponibilité.Laissons
; tle nouveau la parole à Rimski-Korsakov : "On entrctit
chezlui à n'importe quelle heure,l'arrachonl à son dîner
ou à son thé, et le brave Borodine se levait de table sqns
trvoir.fini de manger ni de boire, écoulait les demanc{eset
lcs plaintes, et prometta.it d'intervenir. On le retenait en
Irri exposant stupidement une affaire, en bavardant des
Alexandre BORODINE'Portrait de 1888 Itaures entières. Il était toujours pressé et n'arrivait
peintparRépine jtrmais à terminer tantôt une chose,tantôt une autre. De
DR
ltltrs, Ekaterina Sergueievn.asouffrait continuellement
98 99
d'asthme,passant des nuits sqns sommeil et se levant à fidèle à ses habitudes, et gardant une belle prestance.
onze heures ou midi. Il s'occupait d'elle la nuit, se levait Krassotq est devenu un vrqi brigand, encore pire que
tôt, ne dormait pas assez.Toute leur vie domestiqueétait Dlinnenki, toujours le premier à provoquer des bagarres.
3 Joumal, en completdésordre"s. Vorovotchkam'a chagriné hier soir - elle s'est
"p . 151 oubliée sous mon lit. Mais mo| tu sais, "Ich grolle nicht,
La bonté d'âme et la générosité de Borodine
s'exerçaient également sur des parents pauvres et etc.,wenn das Herz mir bricht".
malades,souvent des relations assezéloignées,et parfois
même sur des inconnus, qu'il hébergeaitchez lui, soignait Schumannn'avait pas penséà ça.
à sesfrais, transportaità l'hôpital. En 1882,sabelle-sæur
(épousede son demi-frère Dmitri Alexandrov) fut même Telle était donc l'ambiance chezBorodine, les chatsne
prise,lors de son séjourchezlui, d'une crise de démence! contribuant pas à assainir l'atmosphère. La maladie
Il fut contraint d'effectuer toutes les démarchespossibles d'Ekaterina s'aggravait et nécessitaitune présenceper-
pour la placer dans un asile. manenteauprèsd'elle. Elle s'entouraitd'amis, de dames
Et puis, il y avait les chatsde Borodine. Il en avait tou- de compagniequi en profitaient pour s'installer dansI'ap-.
jours une véritable colonie chez lui, recueillant volontiers partement pour une plus ou moins longue durée et
les animaux errants et malades, et leur manifestait cette créaientdes embarrassupplémentairesplus qu'elles n'ap-
tendresse permissive qui est commune à tous les portaientd'aide.
amoureux de la gent feline. Et Rimski-Korsakov raconte, A partir de 1883, des difTicultés surgirent en outre à
avec cette ironie pince-sans-rirequi le caractérise,com- propos des cours médicaux féminins, qui furent sup-
ment les chats se promenaienten toute liberté sur la table primés deux ans plus tard bien que Borodine se frt usé en
pendant les repas et venaient se servir dans les assiettes démarchesde toutes sortespour essayerde les sauver.Ces
+ Journal, ibid. des invités.a tracas,plus que tous les autres,l'affectèrent péniblement.
Les chats occupent une place importante dans un cer- Rien d'étonnant,dans ces conditions,qu'entre la fin
tain nombre de lettres de Borodine à sa femme, lorsque de 1881et l'automne 1883peu de chosessoientsortiesde
celle-ci se trouvait en villégiature et que c'était à lui de sa plume. Un seul morceau,en fait, et encore,waisem-
veiller à la tenue de la maison. Les héros s'appellent blablement repris d'esquisses antérieures de plusieurs
Vassili (ou Vaska, nom couramment donné au chat en années : un scherzo pour quatuor à cordes intitulé "Les
Russie), Dlinnenki ("1e petit long"), Krassota ("beauté") Vendredis". Il fut écrit pour les réunions musicales qui
ou Vorovotchka ("la petite voleuse"). avaientcommencéà s'organiserà partir de 1882 chezle
Voici l'extrait d'une lettre à Ekaterina (ler octobrc riche industriel, mécène et mélomane Mitrofan Belaiev.
r877) Le "Groupe Belaiev" prit bientôt en quelque sorte la
"Cet été l/s (les chats) ont manifesté un grand intérêt relève du Groupe des Cinq, quoique bien moins radical,
pour la botanique et le jardinage, en déposant en qbon- plus scholastiquementprofessionnel, mieux équilibré
dance de I'engrais dans les pots de fleurs. Mqis comm( entre le nationalisme et l'occidentalisme...et surtout
on n'obtient rien sanssacrffices,ce sont nosfleurs qui ont moins original. La tendance générale marquait une
été sacrifiées à leur zèle - elles ont toutes crevé.(...) préférencepour la musique instrumentale et en particu-
Vqssili mefait penser à un général en retrqite, modesta. lier la musique de chambre, et un désintéressementpour
réservé,aimable, sachantse rendre discret, mais touiour,s l'opéra. Rimski-Korsakov était le chef musical de ce
101
groupe, dont les membres étaient pour l'essentiel ses mouvement de Ia TroisièmeSymphonie de Borodine,
élèves, en premier lieu le jeune Alexandre Glazounov, restée inachevée.Glazounov lui avait adjoint pour sa
5 Nous conser- dont Belaiev admirait particulièrement les æuvres, partie centraleune musiqueprévue pour le Prince Igor
vons pour te
nom de l'édition Anatole Liadov, Felix Blumenfeld, Nikolaï Sokolov... En
(cf. infra, chapitre6). Ce trio Moderato, élégiaque et
cette orthogra- 1885 Belaiev fonda àLeipzig sa maison d'éditions (Les déployant une large mélodie russe qui est de la même
phe ancienne
avec le fffinal, Editions Belaieff)
s et les Concerts symphoniquesrusses veine que le premier thème desSteppesde I'Asie cen-
littéralement de Saint Petersbôurg,dont Rimski-Korsakov prit la direc- trale, fat réinsérédansle quatuor lors de sapublication
faussemais
phonétique- tion. De l'ancien Groupe des Cinq, Borodine, étranger à en 1899 dans le 2" cahier du recueil des "Vendredis".
ment exacte,
tout en rétablis-
tout sectarisme,était le seul à fréquenterassezassidûment
sant l'orthogra- les réunions chez Belaiev. Quant à Balakirev, il y fit au Quant au.Prince lgor, Borodine s'y remit à l'automne,
phe désormais
adoptée confor- début des apparitions épisodiques,
jouant quelque et le mois d'octobre sepassaà composerle prologue."-/e
mémentau morceau de piano et s'en allant rapidement; mais de plus me lève effioyablement tôt, vers 5-6 heures,et habituelle-
russe, avec te v
à la fin, pour le en plus, il s'enferma dansun ostracismeet ne voulut plus mentje me metsà écrire lgor cA qui fait qu'il commence
nom du person- en entendreparler. à bien avancer,le chéri", écrivit-il à son épouse(15 octo-
nage lui-même.
Les réunions avaient habituellement lieu le vendredi, bre 1883). Une flambée créatriceassezproductive mais
et consistaient en séancesde musique de chambre dans relativement brève, comme toujours, avant une nouvelle
6 Cf. pour plus lesquellesBelaiev lui-mêmetenait la partie d'alto 6. D'où intemrption. Achevé en novembre,le Prologue de I'opéra
de détailssur le
GroupeBelaiev, l'appellation
de "Vendredis" donnée à tout une série de fut joué dans le cadre domestiquedevant un petit comité
le Journal de pièces pour quatuor, écrites par les membres de ce nou- dont faisaientpartie Rimski-Korsakov, Stassov,Liadov et
Rimski-
Korsakov, veau cénacle, et publiées aux éditions fondées par leur Glazounov.
chapitreXVlll, hôte.
P.201-203,
et ch. XlX,
p. 212-216
Scherzo russe 66les Vendredisoopour quatuor à
cordes,en Ré majeur
Dianine le date de 1882. mais comme il semble
établi qu'il avait été initialement prévu pour le
Quatuor No 1, il doit donc remonter en fait à la seconde
moitié des années1870. De dimensionsassezconsi-
dérables - il dure une dizaine de minutes - c'est une
de ces pièces par lesquellesl'auditeur est immédiate-
ment conquis, tant elle dégage de spontanéité et de
fraîcheur populaire. Dans la partie principale, le
rythme continu à cinq temps, typique de nombreux
chants russes, crée un effet de joyeux piétinement et
évoquele tableaude quelquedansepaysanne.Al'origine
seule, cette première partie existait lorsque Borodine
avait remis le manuscrit à Belaiev. Plus tard. ce scher-
zo fut orchestré par Glazounov et devint le second
103
mirateur plus fervent que moi. J'espèredonc, Monsieur,
que vous voudrez bien accepterla dédicace de ma com-
ChapitreVI position etje vous prie de recevoir l'assurancede la plus
Une renomméeù l'étranger vive et plus sincèreadmiration."
L'important n'est certespas cette mélodie que Jadoul,
totalement oublié comme compositeur, a dédiée à
Borodine, mais l'enthousiasmequ'il mettra à faire con-
Le chef d'orchestre et la comtesse
naître sa musique. Alexandre lui ayant répondu fort
Tandis que les affaires domestiqueset professionnelles
aimablement, une correspondance s'établit entre eux.
de Borodine ne cessaientde se dégraderet que l'épuise-
Jadoul tint parole : en mars 1884 il dirigea Ies Steppesà
ment commençait à venir à bout de sa prodigieuse résis-
Liège, et envoya à l'auteur le programme du concert. Il
tance, il connut cependantà partir de la fin de 1883 de
s'intéressaégalementà la jeune générationdes composi-
nouvelles satisfactionsartistiques.Le 10 décembreà Iéna,
teurs russes et interrogea Borodine sur les talents de
les Steppes furent jouées, pour la première fois en
Glazounov.2Une semaineaprès,danstun nouveaucourrier
Occident, grâce à Karl Hille, ami de Liszt et organisateur
il lui écrit qu'il projette de donner I'hiver suivant un grand z Lettre du
desConceftsAcadémiquesde la ville. Hille et Liszt firent 16 mai 1884,
concert avec des æuvres de Cui (Tarantelle, et dansesde D i ani ne,p.271
parvenir le programme à Borodine, un concert où son
I'opéra Le Prisonnier du Caucase),de Rimski-Korsakov
nom figurait au milieu de ceux de Klughardt,'Weber, vart
1 Dianine, (Fantaisie serbe), et sa Deuxième Symphonie 3. Ce sera
p.265et note
der Stucken,Tausig,Schumann,Wagner,Taubertet Liszt lr
finalement la Première qu'il dirigera, d'abord à Verviers 3 Lettre du
p.327). Mais surlout, depuis le mois de novembre,Borodinc 23 mai 1884,
le 29 octobre1884,puis à Liège le 7 janvier 1885,avec
avait en Belgique un colrespondant dont la ferveur et la D i ani ne,
les Steppes,et au même concert une interprétation de La p.272-273
sollicitudes'avèrerontdesplus efficaces.Ainsi reçut-il dc
Mer. Le progralnme fut redonné le 21 janvier, La Mer y
Liège une lettre du chef d'orchestre belge Théodorc
ayant été remplacée par La Princesse endormie (traduite
Jadoul.datéedu 2 novembre1883 :
en français sous le titre La belle au bois dormont, ce qui
"Monsieur,je n'ai le plaisir et I'honneur de vous con-
peut prêterà confusion!). Le succèsfut immense.Et le 19
naître que par vos compositions musicales, et j'ai une si
grande admiration pour votre musique que je viens vous octobre le célèbre chef Charles Lamoureux donnait à
Paris la première exécution française des Steppes,intit-
demandersi je puis vous dédier une romance pour piano
ulées en français Esquissessur les steppesde I'Asie cen-
et chant comme témoignage de mon admiration. Je suis
trale. La revue L'Art Musical (N" 17 du 3 1 octobre 1884)
musicien et fais connaîtrele plus possiblevos composi-
y alla de quelqueslignes condescendantes : "La composi-
tions et celles de Cui et de Rimski-Korsakov.J'espèrc
qu'on exécuteracet hiver vos deux symphoniesqui sont tion intitulée Esquissessur les steppesde I'Asie centrale
de M. Borodine, compositeurrusse,prête un peu à sourire
certainementles plus belles que l'on ait faites depuis
par l'étrangeté de son long titre, mais c'est une æuvre très
Beethoven, et votre "Steppenskizze". Quant à vos
originale et d'un sentimentexquis.Ce n'est pas très bril-
romances,Lcr Mer est certainementla plus belle qui
lant, très enlevant,mais il s'en'dégageun charme pit-
existe.Quel dommagequ'il n'y en ait pas davantage!Si
toresqueauquel il faut rendre hommage".
vous saviez avec quel zèle je propage votre musique cl
En outre,depuisle débutde l'été 1884,Borodinea une
commeje I'aime, vous vertiez que vous n'avez pas d'ad-
nouvelle correspondante: la comtesseLouise de Mercy-
105
Argenteau(1837-1890),propagatricetout aussi feruentc
de sa musique. La première lettre connue de Borodine a
la comtesseest datéedu 29 juin 1884.Mécène,pianistc'
musicographe,elle avait d'abord fait la connaissancec'lc
CésarCui, pour qui elle garderaune admiration constanlc
(et excessive)et sur qui elle écriramêmeun livre en 1881t
Mais elle manifesteratout autant d'estime pour Borodinc.
et son action en sa faveur viendra s'ajouter à celle, dé-;i
fort concrète, de Jadoul. Et quelquesjours après le corr'
cert parisien, Lamoureux envoya à la comtesseun pro
gramme et une courte missive disant "Je vous annonc('
que l'Esquissede Borodine a bien marchéet a eu du suc
cès. Ci-joint un programmequi ne vous laisseraaucttrr
regtet".4
4 20 octobre
Et la comtessed'envoyer aussitôt un télégrammei
1884.Cité par
Dianine,p . 3 3 9 César Cui ("au colonel Cui", comme le document le La comtesse
Louise de
stipule), libellé comme suit : "Concert Lamoureux beatr Mercy-Argenteau
succèspour SteppenSkizzedites à Borodine".5 DR

s lbid.p. 3 4 0 Voici comment Jadoul présentela dame à Borodine t'upidemententre Borodine et la comtesse.Les lettres de
"La Comtesse de Mercy-Argenteau est une clcs llorodine à Louise de Mercy-Argenteau sont publiées
femmes les plus accomplies qu'on puisse rêver. F.llc dans le vol. 4 de sa correspondance,dans la langue
adore votre musique et remue ciel et terre pour la faire liançaise originale, qui permet de juger la qualité avec
connaîtreI'hiver prochain à Paris. C'est une musiciettllt' lncluelleBorodinela manie - en bon intellectuelrussede 7 V ol .4,
p. 112-114.
de premier ordre. Elle appartient comme nom à une clcs non époque!Houspillant parfois son ami porr sa lenteur à Sur Denis
premières noblessesde l'Europe, et est par-dessusle nccomplir certainesdémarches,elle le surnommait "lam- Lambin,ontrou-
vera des infor-
marchéd'une beautéremarquable.Elle m'a écrit ce matirr hiu". Borodine a désamorcéavec esprit et culture ce mationsnotam-
en me disantqu'elle venait de recevoirune lettre de votts nubriquetdévalorisanten lui écrivantle 18janvier 1885 : ment dans Le
Grand
Nous faisonsde la musique ensembledepuis quinze rrrr:, "Quant au titre de lambin,j'en suisbien flatté cor Lambin Dictionnaire
Historique de
au moins".6 (I )anis) était savant commentateurfrançais në vers I 5I 6 Louis Moreri
o Lettre du Dans cettemême missive,Jadouldonneson apprécirr ù Montreuil-sur-Meri mort en 1572, enseigna la langue (Paris, 1872,
10 septembre tome lV, p.488)
1884,Dia n i n e , tion
sur d'autrescompositeursrusses: il aime Glazolttroi, !lt\,(que au collège de Frqnce. Parbleu! C'est quelque et dans le
p. 276 mais trouve moins intéressants Balakirev, Liadov et a'l l ().l e ! Dictionnaire
général de
Stcherbatchov,chez qui il trouve une 'ooriginalitéforct'e' lit c'est signé"Lambin le jeune".z Biographieet
et non naturelle. I)ans cette même lettre il est question d'une femme d'Histoire de
Th. Bacheletet
C'est la comtesse de Mercy-Argenteau elle-môtrre, crltnpositeuret violoniste belge, Juliette Folville, dont Ch. Dezobry
avec Camille Saint-Saëns,qui seront les "parrains" .1,' tlrrrodinea été,à son tour, le parrainpour son adhésionà
(Paris,
Delagrave
Borodine pour son admissionà la Sociétédes auteurs. ln SociétédesAuteurs.Elle a effectuéune réductionpour 1883,tomê l l ,
p.1526).
Des relationsde familiarité humoristiques'instalIèrt'rrt
106 107
piano des Steppes,apparemmentrestéeinédite. ne mesure qu'une aune et quart, mais son bonnet est
On peut dire sans exagérer que la renommée que la haut d'une brasse. Son ventre est tout orné de perles,
musique de Borodine acquit en Belgique puis en Francc et l'arrière de son habit est tout doré. Orgueil serait
en l'espacede deux ans,dépassade loin I'estimedont ellc bien allé voir sonpère et sa mère,mais leur portail n'a
jouissait en Russie. Rappelons,pour la chronologie dc pas été repeint.Il seraitbien allé prier Dieu à 1'église,
I'introduction de la musiquerusseen France,que l'on sc mais le sol n'est pas balayé.Et voyant un arc-en-ciel
trouve entre les deux Expositions Universelles parisi- devant lui, Orgueil rebroussechemin : o'Il ne me sied
ennesde 1878 et de 1889où furent donnéesdes sériesdc pas de me courber"!
concertsrusses,et dans les mêmes annéesoù l'étoile dc C'est une page d'humour allégorique.Le texte écrit
Tchaikovski montait dans le ciel musical français. par Tolstoï dans un savoureux langage populaire est
Un troisième concert eut lieu à Liège le 28 fevricr illustré par des appogiaturescomiques au piano, qui
1885. Le Figaro du 9 mars en publia un petit comptc- traduisent la boursouflure et la suffisance du person-
rendu ainsi rédigé : nage.La mélodie chantéeest simple et robuste.Avant
Liège, 7 mars. "La campagneorganiséepar Mme la Borodine, Moussorgski avait mis le même texte en
comtessede Mercy-Argenteau en faveur de la jeune écolc musique. C'est pourtant sans hésitation que l'on
russes'est terminée avec un éclat superbepar le troisièmc accorderal'avanTageà Borodine.
conceft qui a été donné ces jours-ci. Cette séance a
presque dépasséles deux précédentes.Les æuwes dc Quelques belles pagespour piano
Borodine, de César Cui, d'Alexandre Glazounov ont été Alexandre a peu écrit pour le piano, dont il jouait
magistralement exécutées et ont obtenu un succès comme un amateur moyen, sans nullement prétendre
énorme. La grande artiste qui a organisé ces concerts ir passer pour plus que ce qu'il était. De fait, depuis les
vaillamment contribuéau succèsde l'école russequ'ellc quelques pièces de jeunesse, il n'avait plus rien produit
a) pour ainsi dire, révélée au monde musical. pour cet instrument. Or voici qu'à présent il va doter le
Nous espéronsque les dilettantesparisiens auront bientôt répertoire pianistique d'une série de petites pièces parmi
I'occasiond'apprécierles æuvresde maîtresrusses." les plus attachantes qui soient : la Petite Suite et le
Et pour la fin de l'été, une nouvelle série fut prévuc. Scherzo, achevésen 1885 et dédiés respectivementà la
organiséepersonnellementpar la comtesse,qui invita ù comtessede Mercy-Argenteau et à Théodore Jadoul.
cette occasionBorodine dans son château.
Avant de parler de ce nouveau grand voyage crr La Petite Suite
Occident, arrêtons-noussur plusieurs événementsde lir Elle comprend sept pièces.A I'origine, Borodine
saison1884-85,qui fut assezriche. Parallèlementau tnr- avait prévu un programme dont I'esquisse s'est con-
vail intermittent sur Le Prince lgor, pltsieurs nouvellcs servée avec le titre général de "petit poème d'amour
compositionssontnées,consacrantl'art de Borodinedarrs d'une jeune fille".
la miniature. I) Dans le monastère ("Sous les voûtes d'une
En 1884,ilécrivit son avant-dernièremélodieOrgut,il, cathédrale") : une pièce d'un esprit très mous-
sur un poème satirique d'Alexeï Tolstoï. sorgskien, avec des carillonnements lentement
balancésentre l'extême grave et le medium du clavier,
Orgueil et des harmonies recrééesà pafiir du halo sonore des
108 "Orgueil marche se rengorgeantet se dandinant. ll 109
cloches d'églises; la partie centrale fait entendre unc 6) Sérénade("Rêve alrx sons d'un chant d'amour") :
mélodie religieuse rappelant les chants orthodoxcs avec ses imitations de guitare et ses harmonies
archaïsants, d'abord recueillie puis puissammcrrl luxuriantes,elle retrouve l'hispanisme cher au Groupe
amplifiée. Cependantelle ne donne pas l'impressiorr des Cinq. On peut y déceler aussi comme un rappel
d'un simple pastiche de cantique, mais bien d'urrc fugitif d'un fragment du thème oriental desSteppesde
compositionpersonnelle.Les sonsde clochesréappir I'Asie centraie ou des mélodies polovtsiennes du
raissent,atténués,en dernièrepartie. Prince Igor
2) Intermezzo ("Rêve d'avoir de la compagnie") : 7) Nocturne ("Bercéepar le bonheurd'être aimée") :
indiqué "tempo di minuetto", mais tient en fait tlrr un balancementhypnotisant qui dégageune mélodie
rythme d'une mazurka, très proche de celles tle en accords avant de finir sur une belle cantilène dans
Chopin, avec sa respiration rythmique triolet-dcrrx le médium et le grave du clavier.Autant voire plus que
croches.Le thème est échangéentre divers registresdu dans l'Intermezzo et les dettx Mazurkas, c'est à
clavier. L'allure est celle d'une dansede salon, mais Chopin que ce Nocturne fait penser : tout d'abord au
nullement dans le sens péjoratif du terme : il sullil 4" prélude, avec les glissementschromatiquesdes har-
d'écouter la finition du discours mélodique, les har- monies dans les mesures introductives; puis dans la
monies de la partie centrale, et aussi la sensationdc partie finale, àla 19" Etude en ut dièsemineur (op.25
vigueur lorsque le thème chante dans le grave de lit No7), par l'art de faire, comme dans la Mazurka II, dt
main gauche. violoncelle au piano. Le fait que Borodine ait choisi de
3) Mazurkn 1("Ne pensequ'aux danses"); conclure sa Petite Suite sur ce bonheur apaisé et non
4\ Mazurka 11("Pense aux danseset au danseur") : sur un final à effet attestedu messagede psychologie
les deux mazurkas forment un contraste.La premièrc. expressivedont il a investi ces pages.
aprèsson départsur un balancemententre deux notcs,
pourrait être une mantrka de bal, claire, affirméc. Scherzo
vigoureusementrythmée; au milieu, un épisode plus Contemporainde la Petite Suite, le Scherzoest une
élégiaque fait ressortir quelques dissonancessubtilcs. pièce indépendante,mais il lui est parfois adjoint, car
La secondeest plus chantante,avec son beau thème dc il peut aisémentfaire office de final. En outre l'ensem-
violoncelle à la main gauche,et sa partie centrale aux ble Petite Suite pl'us Scherzo fut orchestré après la
sonoritésplus compactes,où passentdes intonations mort du compositeur par Glazounov. Borodine avait
borodiniennesbien reconnaissables, celles des synr- effectivement prévu ce scherzo comme une æuvre
phonies et dt Prince Igor; tout ceci inéluctablemcrrl pour orchestremais ne l'avait noté que dans la version
entrecoupé d'apparitions et d'évanescences dc pour piano. Portant la signature bien identifiable de
Chopin. son auteur dans ses harmonies âpres,respirant la joie
5) Rêverie ("Ne pense qu'au danseur") : c'est lc: et la santé,c'est, à la différence de la Suite, la pièce la
centre lyrique de la Petite Suite; totûes différenccs plus virtuose de Borodine, d'un dynamisme intense et
d'écriture gardées,elle peut faire songer,par l'élirt soutenu, assezcomparable à une toccata, et exigeant
d'émerveillement contemplatif qu'elle crée, à lir un bon niveau de technique pianistique. Sans être
Rêverie des Scènesd'enfants de Schumann.Elle pcut aussipopulaire qu'il le mériterait,le Scherzoest entré
aussi laisser un regret du fait de sa brièveté. au répertoirede quelquesgrandspianistes,et a eu droit
111
à des interprétations historiques cofilme celles de Septain
Ricardo Vifles, de SergeRachmaninov ou du virtuose Il est intitulé dans la traduction russe "Le mer-
soviétiqueLev Oborine. veilleux jardin". C'est un hommage adressé à la
comtesseet à son lieu de résidence.Le poème n'est
Mais tout cela ne faisait pas avancerLe Prince Igor I pas fameux, et la traduction russeest encoreplus mal-
Afîn d'encourager son ami par l'exemple, Rimski- adroite. Mais ce qui aurait pu n'être qu'une composi-
Korsakov se mit en devoir d'effectuer une réduction pour tion de circonstance,un de ces "feuillets d'album"
piano et chant de tous les fragments existants de l'opéra- parmi tant d'autres, prend soudainement un intérêt
Peineperdue: Borodinen'eut pas le loisir de s'y remettre particulier dès qu'on entend le superbeirisement des
tout de suite, et Rimski lui-même abandonnason travail harmonies,qui font de cette courte page une miniature
au milieu du 1"'acte. typiquement impressionniste, avec une partie vocale
En juin 1885 la santéde Borodine fut éprouvéepar aux inflexions douces et voluptueuses.Alors que les
une attaquede cholérine.Bien qu'il s'en frt remis assez âpretés harmoniques de Borodine sont souvent
vite, ceci n'a pas manquéd'apporterune nouvelle frlurc d'essencediatonique,ici ce sont des métamorphoses
à son organisme déjà passablementébranlé. Et moins dc chromatiquesconstantes,qui font davantagesonger à
deux mois après,il se mettait en route. une compositionde l'école française.

Weimar, ArgenteauoParisoAnvers Fin août-début septembreBorodine fit un passageà


Avant d'arriver en Belgique, il ne manquapas l'occa- Paris. Il y rencontrale violoniste Marsick, Saint-Saëns,
sion de s'arrêter pour la troisième et dernière fois chcz son "parrain" à la Société des auteurs, et Bourgault-
Liszt àWeimar. A un an de sa mort, le vieux maître, tott- Ducoudray, musicologue passionnéde folklore des pays
jours aussi positif et vif d'esprit, fut une nouvelle fois slaves, orientaux et basques.De retour en Belgique, il
transportéd'une admiration sincèredevant la Petite SuilL assista à Anvers aux trois concerts où furent jouées ses
etle Scherzoqu'il déchiffra en présencede l'auteur. deux symphonies et les Steppes sous la direction de
Arrivé en Belgique au débutdu mois d'août, Borodirrc Théodore Radoux, directeur du Conservatoirede Lièee.
fut reçu au châteaud'Argenteau, non loin de Liège, par ll
comtessequi lui témoignaune amitié chaleureuse."C'c'tl De plus en plus émerveilléepar la musique russeet par
unefemmetrès douée", écrivit-il à Ekaterina,"charmartl,' le génie de ce maître qu'elle découvrait, Madame de
sous tous les rapports et très remarquablepar sesaltti Mercy-Argenteau dédia à Borodine un de ces poèmes
tudes et ses talents divers. Si elle n'approchait de ltt dont la sincéritéest aussiindiscutableque I'affliction que
cinquantaine on en tomberait nécessairem<'ttt suscitentle style et les images.
amoureux".
Et il lui rendit hommage en écrivant aussitôt, srrr A Sascha.
place, sa dernière mélodie Septain sur un poème ctr Maître illustre - suaveet splendidegénie
français de GeorgesCollin. Noble et doux à la fois, cher et grand Borodine
Dont le cæur si humain et l'âme si divine
Inspirent de leurs chants les voix de l'Harmonie;
Astre toujours brillant qui jamais ne décline,
II3
Et jamais n'affaiblis ton rayon éclatant, Pour sa part, la comtessese vena attribuer en 1888
Quant verrai-je, attentive, émue, émerveillée pour son activité en faveur de la musique russe le titre de
Aux sons d'or de ta lyre ensoleillée membre d'honneurde la Sociétémusicalerusse.Et c'est
Toute une foule t'acclamant?! à SaintPétersbourgqu'elle mourra,le 8 novembre1890.1010Sur les rap-
portsde Mme
Tandisque l'on t'oublie ou bien que I'on t'ignore de Mercy
Mon âme te devine et mon cæur t'adore Après ce réconfortant séjour belge, Borodine reprend Argenteau avec
les Russes,on
Atome s'élevantau ciel! le chemin de Saint Petersbourg - pour assez peu de lira avec profit
Et petite - fidèle - le front dans la poussière, temps d'ailleurs. l'étudede Carlo
BronneLa
Je prodiguel'encens,I'amoÏr et la prière L'hiver fut marqué par une nouvelle exécution de sa corntesse de
Mercy
A te célébrer,Immortel! Deuxième Symphonieaux Concerts symphoniquesrusses Argenteau et la
I Dianine,
17 nov. 85 I que venait de fonder Belaiev. D'autre part il fit sesdébuts, musique russe.
(cf .
p.341-342) sanslendemainmais avec talent, comme chef d'orchestre, Bibliographie)
Même Madame von Meck n'avait jamais rien écrit der dirigeant un ensemblede musiciens qu'il avait constitué
pareil à Tchaikovski ! en 1883 au sein de l'Académie médico-militaire.Parmi
Mais la comparaisonentrecesdeux damespeut sejtrs- les membres de I'orchestre, il y en avait un qui n'avait
tifier sur un certainnombrede points : femmesd'âge mû1, rien à voir avecla sciencemédicalemais qui jouait volon-
aisées,à genoux devant une icône et offrant ce mélange: tiers la partie de cor ou de trombone : le jeune composi-
curieux d'une culture indéniable, d'une authentiqueinttri- teur Alexandre Glazounov, qui possédaitI'aptitude éton-
tion musicale, et d'une propension à l'exaltatiort nante de savoir jouer, ne serait-ce que dans une mesure
débouchantsur la niaiserie. De surcroit, chez Louisc, limitée, de la plupart des instrumentsexistants!
I'admiration musicale se doublait de cette fascinatiott En décembre,Borodine reçut une nouvelle invitation
pour toute une imagerie d'Epinal relative au folklorc en Belgique, conjointementavec CésarCui. En l'espace
russe et fortement en vogue à cette époque dans tottlc de six mois il aura donc fait deux fois l'aller-retour sur les
I'Europe occidentale,qui sentaitdéjà l'approche de I'al- quelque 2500 kilomètres qui séparent Saint Petersbourg
liance franco-russe."César (Cui) m'a envoyé un splctt- de Liège.
dide samowaravec tous ses accessoires- sa femmc it Cette fois, c'est Cui qui fut, attant que lui, le bénéfici-
voulu me I'offrir, et cet objet très russe,joint au Beckcr aire de l'enthousiasme communicatif de leur admiratrice
(un piano de cette firme), aux serviettesbrodéeset à ttttts auprès du public belge. Son opéra Le Prisonnier du
les porhaits de mes chersamisva me constituerune pclilt' Caucqsequi avait été donnéà SaintPetersbourgen 1883,
"Russie" où mes amis seront toujours les bienvenusct se connut sa première représentationoccidentale à Liège le
trouveront avec plaisir, j'espère", écrit-elle à Borodirrc l*janvier 1886.
e Dianine ,
dansune lettre à la fin mai-débutjuin 1886.e Quant à Borodine, il réentendit ses æuvres sym-
p. 289 Que n'-a-t-il été donné à notre musicien de vivtr phoniques, plusieurs mélodies et des extraits du Prince
encore suffrsammentlongtempspour pouvoir bénéllcler Igor... que la comtesse avait fait traduire en français dès
d'autantde générositéde la part de la comtessede Mcrcv 1884, en y prêtant elle-même la main, avec quelques
Argenteau que l'auteur d'Eugène Onéguine en a reçtt tlc savoureuxcontresens.Dans la chansondu prince Galitski
saprotectrice! A la dateoù ce poèmefut écrit, il lui rcslltl déclarant vouloir prendre le pouvoir dans la ville de
seizemois à vivre. Poutivl (mot-à-mot en russe "m'asseoir prince sur
114
Poutivl"), ladite ville, devenue'oPoultiva" fut prise poLrr du tort à l'image du musicien qu'ils veulent seruir. Plus
la jument géorgienneque le prince aurait eu l'intention dc épaisseest la fumée de l'encensoir et plus elle devient
chevaucher...Dans le même air, le prince, se réjouissant écæurante.Mais sur le fond, on trouve là une confirma-
d'avance des festivités qu'il organiserait une fois intro- tion d'un contemporain sur ces traits fondamentaux,que
nisé, disait qu'il allait "faire danserpolkas et quadrilles". nous avons eu l'occasion d'indiquer dans nos commen-
Dans une lettre datéeût 5117octobre 1884, circonstan- taires des symphonies,qui unissentBorodine à l'héritage
ciée et fort courtoise,sansl'ombre d'ironie, Borodinerec- beethovénien.
tifie ces énormités,en allant tout de suite à I'essentiel,ct Jorissennerécidive deux mois plus tard dans une nou-
se contentant,pour les danses,de préciserqu"'à l'époquc velle lettre, dans laquelle il s'efforce de comprendre la
11Lettres, de Vladimir on ne connaissaitpas ces danses-là".11 La nature profonde de la musique russe. Là encore,Wagner
vol. lv
comtesseavait aussi traduit le mot braga (hydromel, qLri lui sert d'élément de comparaison,et dans une certaine
p. 92-95.
était la boisson en usage dans l'ancienne Russie) par mesure de repoussoir. Sans faire de commentaires,lais-
"arnbroisie", divinisant excessivementles princes russes... sons-lui la parole :
(...) "L" musique russe a répondu d'emblée à des
Lors de ce voyage, Borodine rencontra en outre lc modalités spontanées de nos sentiments, auxquels ne
musicologueAlfred Habets, qui serale premier à lui con- répondait jadis aucune forme musicale. Wagner ne
sacrerun ouvrage en français, en puisant sesinformations rëpond qu'à un certain nombre defaces de notre être sen-
chez Stassovt2. tant et pensqnt; son mysticisme deviendra de moins en
Parmi les autres zélatetnsbelges de Borodine et de la moins clair pour les races positives que la sciencefab-
12Cf. notre
musique russe il faut citer le poète Jorissenne(pseudo- rique, et il se peut que I'amour seul, qui se peint avec
bibliographie
nyme de Sergennois),lui aussi faisant partie du cercle dc Tristan et Isolt (sic), soit le véritable chaînon de Wagner
Louise de Mercy-Argenteau. Dans une lettre adresséei\ avec I'avenir.
Borodine le 28 avril 1886, où il dit entre autresdu bien La musique russe exprime mieux pour I'homme la
'ode ce jeune compositeur tant admiré par vous. lutte éternelle contre la nature, I'immense tristessede la
Glasounoff', il déclareensuite : "Depuis Beethoven,vou,t vision philosophique de I'humanité dans son ensemble,
êtes le premier qui rendiez dans sa plénitude et dans sort les tortures sociales et la rage (si vous mepermettez I'ex-
âpreté désolée le sentiment de l'âme humaine moderna. pression) de l'individu. Ce qui ne vous empêchepas
Le colosse Wagner a le défaut de nous plonger dans lc d'aimer la nature, semblable à cet enfant qui mord et
mysticime archaïque et dqns l'ingénuité archaïque (c'c ëgratigne le sein de sa mère tout en lui souriant.
défaut est, à certain point de vue, une qualité gëniala, Aïjefait deviner votre pensëe,cher maître ? (...)
mais il nous inquiète). Vouspartagez avec Beethoven ltr J'ai appris avec infiniment de plaisir que votre prince
gloire de compléter d'illuminer les penséeset les aspiru' Igor sera imprimé dans de bonnesconditionspour vous et
tions de tous ceux qui auiourd'hui ont mordu iusqu'au.t pour nous. Voilàunepartition quifera bel effit dansnotre
oreilles au.fruit de la sciencedu bien et du mal. Vousêtc,s bibliothèque russe! Nous chontons souvent le grand
les trompettesdu jugement... nouve(lu et toutes lesfibra's chæur qui est une chose colossale, digne héritière de Ia
de l'être modernefrëmissenten vous entendant".r3 neuvièmesymphoniede Beethoven." 1a la 22 juin 1886.
D i ani ne,p. 294
13Dianin e , Il est superflude s'étendresur ce genred'hagiographic Encorelui...
p.285-286
directe,dont les termesexcessifsrisquentde causerplutô{ En tout cas, Jorissenneétait bien au courant du récent
116
en revanche plusieurs quatuors collectifs avaient été Russesortho-
projet de Belaiev qui, en mars 1886 avait proposé à ooxes une
Borodine de lui acheter le droit d'éditer Le Prince lgor menés à bien par les compositeurs du Groupe Belaiev. importanceplus
grandeque
sitôt que celui-ci serait achevé.Il lui proposait une somme Celui-ci fut réparti de la façon suivante : Rimski- l'anniversaire
colossale: 3000 roubles ! L'ascensionrapide de sa mai- Korsakov composa l'Allegro initial, Liadov le scherzo, de la naissan-
ce; le 23
son d'édition était précisémentdue au fait que ce mécène Borodine we Sérénade espagnole en guise de mouve- novembredu
richissime, qui avait fait fortune dans le commerce du ment lent (en fait indiquée Allegretto), et Glazounov calendrierjulien
est la fête de
bois, était généreusementdépensier comme se doit de écrivit le final. Peut-êtreen raison du thème cyclique qui Saint Mitrofan
unit les quatre mouvements, l'Guvre se tient parfaite- de Voronège.
l'être tout koupets (marchand)russe et payait les compo-
siteurs rubis sur I'ongle, leur versant des sommesqu'au- ment, sansnulle dispa-rité... sinon que des quatre mouve-
cun autre éditeur n'était en mesure de leur proposer; il se ments c'est asseznettement celui écrit par Borodine qui,
fidélisait ainsi tout ce que la nouvelle générationde musi- tout en étantle plus bref est le plus réussi, dépourvu de
ciens russesproduisait de meilleur. ce voile d'acadé-mismequi commençait à se faire sentir
"Cet été ilfaut absolumentqueje m'attaquesérieuse- dans la production russede ces années-làet qui n'épargne
ment qu Prince lgor" écrivit, à la fin de mars 1886, pas complètementles trois autres.
Borodine à son épouse.
Mais une fois de plus cette résolution fut contrecarrée Serenataalla spagnolla
par les événements: une aggravationsoudaineet sérieuse "La suite de trois B-la-f donna un charmant thème
de l'état de santé d'Ekaterina, qui commençait à souffrir espagnol,ainsi qu'un contrepointpour les thèmesdes
d'un mal qui allait I'emporter un an plus tard : l'hy- autres instruments. C'est très réussi, original, très
dropisie. Et à peine fut-elle provisoirement rétablie que ce spirituel et en même tempsfort musical. Et surtouT,
fut sa mère qui tomba malade et mourut en septembre tout ça a été écrit très rapidement, d'un seul jet de
1886. plume", confiait Borodine à sa femme. Il s'agit en fait
Borodine ne put alors se remettre au travail que dans de variations sur ce mini-thème de trois notes. Le
le courant de l'automne. Le 20 novembre, il écrit à début est en accords pizzicato, imitant la guitare.
Ekaterina qu'il a terminé le 2" acte.Le 2" acte...mais pas Suivent des arabesquesaux violons, et le thème à l'al-
tout l'opéra! C'est aussivers cettedatequ'il commenceà to se rythme à la manière d'un tambourin. La coda
composersaTroisièmesymphonie,dont nous parleronsà retrouve les sonorités de guitare du début, et le thème
la fin de ce chapitre. Une nouvelle période créatrice sem- meurt dansun dernier tournoiementde l'alto. Un mou-
ble vouloir s'épanouir.Trop tard : Borodine commenceà vement qui tout en ayant la brièveté d'une esquisse,est
ressentir de sérieusesdéfaillancescardiaques. admirablementparachevéet original. Peut-êtren'est-il
pas éhanger à l'idée, voire à certains procédés que
Un quatuor collectif Rimski-Korsakov utilisera dans son Capriccio espa-
La dernière æuvre achevéede Borodine fut un mou- gnol, tn an plus tard.
vement de quatuor collectif dédié à Mitrofan Belaiev pour
15Le jour de l a sa fête, le 23 novembre 1886 ls, et composéà partir d'un Un bal costumé
fête du nom, thème musical fondé sur les sonorités de son nom : Le 15 fevrier 1887 Borodine organisaavec sesélèves
c'es!à-diredu
saintpatron, B-la-f, ce qui donne les notes Si bémol, La Fa. Si le de l'Académie un bal costumé.Une petite compagnie se
avaitpour les projet d'opéra collectif Mlada,jadis, n'avait pas abouti, rassembla,pas très nombreuse mais très unie et de fort
118 119
bonne humeur. Pourtant quelquesheures auparavantune Il gisait donc là, devant nous, et nous étions tous
dispute s'était produite entre des étudiantes,sans gravité regroupés autour de lui, vêtus de nos costumesde bouf-
réelle, mais à laquelle Borodine semblait avoir réagi avec fons et n'osant pas nous dire que tout était fini.',
douleur et irritation. Ceci ne l'empêcha pas de venir à la L'autopsie révéla la rupture d'une artère cardiaqueet
fête, costuméet à l'heure prél'ue, mais explique peut-être un cæur usé au dernier degré.
ce qui s'ensuivit. Une des étudiantes,Dobroslavina, que La malheureuse Ekaterina Sergueievna ne survécut
Dianine cite dans sa biographie (p. 155), relate ces que quatremois à son époux et mourut le 28 juin 1887.
instants: Elle eut cependant le temps de rassembler quelques
"Peu aprèsle début,Alexandre Porfiriévitch dansaune matériaux sur lui et de relater des souvenirs qui furent
valse,je ne sais plus avec qui, puis s'approchade moi. notés par le musicographe Simon Krouglikov à la
Nous étions debout en train de causer, lorsque le prof. demandede Stassovà qui ils furent remis (Ç/ Borodine dans
Pachoutineentra dans la salle et vint saluerAlex. Porf. ll lessouvenirsdesescontemporains). Ce fut Alexandre Dianine.
revenait d'un dîner et était vêtu d'un frac, etAl. Porf. lui chimiste, élève de Borodine, qui fut nommé son exécu-
demanda pourquoi il était si élégant. Je déclarai que de teur testamentaire.Il était le père de SergueiDianine, qui
tous les vêtements masculins le frac était celui que je s'occupa de la publication de la coruespondancede
préférais car il va bien à tout le monde et fait toujours élé- Borodine, et écrivit la monographieà laquelle nous avons
gant. Al.Porf. me déclara alors, sur son ton habituel de souvent fait réference.
galanterie ironique, que puisque j'aimais tellement les
fracs, il viendrait toujours chez moi en frac pour me Pour la postérité
plaire. Borodine fut enterréau cimetièreAlexandre Nevski de
Il prononça ces derniers mots d'un ton traînant, Saint Petersbourg,nécropole qui réunit les plus grands
comme si sa langue se pétrifiait, et j'eus f impression noms de la culture russe.Deux ans plus tard, le 15 février
qu'il vacillait; je le regardai attentivementet jamais je 1889, fut inauguréle monument funéraire réalisé par l,ar-
n'oublierai son regard fixé sur moi, un regard pitoyable, chitecteIvan Ropett. Sur une stèlesurmontantun buste en
plein de détresse et de frayeur. Avant que je puisse bronze du compositeur sont gravéesdes portées avec des
m'écrier 'oQu'avez-vous"?il s'effondra de toute sa hau- thèmes de plusieurs de ses æu\ites majeures (2" sym-
teur. Pachoutinesetrouvait à côté, mais n'eut pas le temps phonie, Dansespolovtsiennes, Chant de la forêt sombre,
de le retenir. Scherzode la 3" symphonie,Steppes).Autoursont tressées
Mon Dieu, quelle panique se produisit! Quel cri des couronnesqui incluent d'autres motifs musicaux ainsi
échappaà tous! Tout le monde se précipita vers lui et on que... des formules chimiques de sa découvefie.
s'efforça, à même le sol, de le ranimer. Peu à peu
arrivèrent tous les médecins et les professeurs qui La troisième symphonie
habitaient l'Académie. Presqu'une heure se passa en Borodine ne l'a jamais notée, sauf quelques
efforts pour essayerde le faire revenir à la vie. Tous les esquissesthématiques du premier mouvement, origi-
moyens furent tentés, mais rien ne réussit. Je n'oublierai nalement prévues pour un quatuor, ainsi que l,atteste
ro
jamais le désespoird'un médecin,assisla tête entre les A. Sokhorr0,et elle n'aurait jamais vu le jour sans (cf p.562-563
mains, et répétantqu'il ne pouvait se pardonnerde ne pas Glazounov. Dans ses souvenirs, celui-ci donne les Bibliographie)
avoir pratiqué une saignéedès la première minute. informations suivantes :
121
"La symphonie était prélue en quatre mouvements : d'Igor, qui ne fut pas inclus dans I'opéra), un bref
17 Notésau
I. Allegro moderato, IL Tema con variatione, III. épisodequej'ai anangéet développé."t2
début des
Scherzo à 5/8 écrit auparavantpour quatuoq et IV. On ne peut donc que partiellement juger d'une années1920
Finale. Les thèmes de tous les mouvements étaient æuwe qui n'est elle-même que parliellement de son par B. Assafiev,
ils furent
composés.(...) A part le scherzoqui était prêt, seul le auteur... L'impression qui se dégage de cette sym- publiéspar
premier mouvement était plus ou moins élaboré,mais phonie est que Borodine cherchait à épurer sensible- V. Kisselevin
Mouzykalnoré
à l'exception des thèmes rien n'était noté. Borodine ment son langage. Dans I'Allegro, le premier motif, Nas/edsfyo
(Héritagemusi-
m'avait souventjoué ce mouvement, dont il était lui- doux, lyrique, pensif fleure bon le terroir russe;le sec- cal) vol.3,
même enchanté, ainsi que de son thème avec varia- ond, radieux, triomphant, mais sansrudesse,retrouve Moscou1970
tions. Ces dernièresn'étaient pas écrites non plus, une dimension épique. Quant au scherzoorchestrédu
exceptéle thème. J'en avais entendu certaineschoses, quatuor, il correspond bien à I'ambiance populaire
dans une interprétation assezpeu intelligible de l'au- généraleannoncéedans le premier mouvement.
teur au piano, et je ne pourrais pas dire qu'elles
m'aient beaucoup plu. Sans doute ces variations, si Une plaisanterie musicale
elles avaient été couchées sur papier, se seraient Parmi les æuvres de Borodine éditées par Belaiev à
révéléesbien meilleures,mais je n'en ai gardé qu'un titre posthume,ily avait, en dehorsdesmélodies que nous
souvenir très vague. La défunte épouse de Borodine avonsprécédemmentmentionnées,une plaisanteriemusi-
quej'avais visitéeà Moscou aprèsla mort de sonmari, cale intitulée Sérénade de quatre cavaliers à une dame
m'affirmait qu'il jouait les variations sous leur forme qui avait été vraisemblablement composée vers 1870.
achevée.Pour le final il y avait deux thèmes dans le C'est là-dessus,sur un témoignage de cet humour galant
style populaire, s'unissanten un double contrepoint. qui a souvent permis à Borodine d'endurer sa vie de
Cette symphonie inachevée, publiée dans mon luttes, que nous concluons ce chapitre avant de passerà
arrangement, constitue deux mouvements de la l'étude détaillée dt Prince lgor.
troisième symphonie de Borodine. Le premier mouve-
ment était loin d'avoir été entièrementmis en ordre, ni Sérénadede quatre galants à une dame
noté. Je me rappelle son plan et certains épisodesdu Il s'agit d'un quatuor pour voix d'hommes, avec
développement, ainsi que des thèmes notés sur des accompagnementde piano. La dame en question était
bouts de papier. Tous les épisodesintermédiairesainsi Nadejda Purgold, à cette époque fiancée et bientôt
que la conclusion du premier mouvement ont été com- épousede Rimski-Korsakov, et les quatre galants (ou
poséspar moi, et je me suis efforcé de rester aussiprès plutôt "cavaliers" comme le dit le texte russe - le titre
que possibledu style musicalde Borodine,aveclequel étant celui de la traduction française de l'édition)
je m'étais bien familiarisé à cette époque. J'ai étaient Moussorgski, Rimski-Korsakov, Stassov et
orchestréle scherzoà partir de la partition du quatuor' Borodine lui-même, qui la lui chantèrent.
quasiment sans changer l'écriture. Lors de la répéti- "Trin, trin, trin, trin"... Pendant que tout dort et
tion du scherzo après le trio je l'ai abrégé et ai modi- repose alentour, nous quatre venons excités par
fîé le plan des modulations et f instrumentation.Pour' l'amour, sous votre balcon, belle dame, implorant
le trio, j'utilisai une musique du Prince Igor (le récil d'ouvrir votre porte à vos soupirants"....
des marchands apportant la nouvelle de la défaitc Borodine a écrit lui-même les paroles de cette amu-
123
sante parodie de chanson galante, dans laquelle on
retrouve les harmoniesun peu rugueusesqu'il affec-
tionne et qui imitent, à travers les accordsrépétés,les Chapitre VII
sonoritésde la guitare, instrumentvolontiers associé Le Prince lgor
au genre de la sérénade. Cette charmante page
demeurecependantà peu près inconnue.
Rétrospective
Tout au long de notre biographie nous avons mention-
né les principalesétapesdu travail de Borodine sur son
opéra.Faisons-enmaintenantune rétrospectiveavant de
connaître le soft définitif de la partition et de l'étudier de
l'intérieur.

1869 : naissancedu projet. Un numéro composé: "Le


rêve de Iaroslavna",à partir d'une musiqueprévue pour
l'opéra inéalisé La Fiancée du tsqr Après remaniement
ce sera le premier air de Iaroslavna, alr 2" tableat du l.'
acte.
Intemrption pendant près de six ans.
1874 : en automne,Borodine revient au projet. Entre
1874 et 1876 d'impoftants fragments sont écrits (mais
non toujoursorchestrés,précisons-le): une parlie du pro-
NikolaTRIMSKI-KORSAKOV logue, la scènepopulaireà la cour du prince Galitski 11*
DR tableaudu ler acte), air de Kontchak au2, acte,version
définitive du premier air de Iaroslavna et sa lamentation
au 4" acte,les Dansespolovtsiennes(non orchestrées pour
I'instant) et la marchepolovtsiennedu 3" acte,un mono-
logued'Igor non inclus dansl'édition Belaiev de la parti-
tionl, et le duo entreIgor et Iarlosavna. I ll sera réinsé-
ré dans I'opéra
Cetteflambéeest suivie en lB77-78 de deux scènesdu au début des
2" acte : la cavatine de Vladimir et son duo avec années1990
dans une
Kontchakovna.En lB78-19 une nouvelle période de tra- orchestralion
vail intensif qui porte majoritairementsur le ler acte : air de Y uriFal i k .
du prince Galitski, chæur du peuple le glorifiant (1"'
tableau)et I'essentieldu 2" tableau,dansles appartements
rle Iaroslavna.De 1879 date aussile chæurdesvillageois
du 4" acte.Rappelonsque c'est aux concertsdes 16 jan-
Alexandre GLAZOUNOV vier et 27 février 1879 que furent données\es Dqnses
124 DR 125
polovtsiennes, orchestréesen catastrophepar les efforts lui-même.
conjuguésde Borodine, de Rimski-Korsakov et de Liadov On possèdeun document précieux enffe tous, rédigé
(cf. notre chapitre 4). par Glazounov en 1891 à I'intention de Stassov,et publié
Après avoir esquisséen 1880 quelquesscènessup- dans la Rousskaïa Mouzykalnaïa Gqzeta (III, 1896) : il
priméespar la suite,Borodine composeen automne1881 donne le détail de sesinterventions dans la partition, avec
la version définitive d'un des numéros majeurs de sott un maximum de précision, indiquant scrupuleusement
opéra : l'air d'Igor en captivité, an 2" acte,en remplacc- tout ce qu'il a pu puiser dansles esquissesde Borodine.
ment d'une version antérieuredifférente, datantde 1875. Au total, sur les 710 pagesde la partition d'orchestre
Après deux ans d'intemrption, Borodine achève err publiée par Belaieff en 1888, 185 sont orchestréespar
1883 le prologue. En 1884 est remanié l'arioso dc Borodine lui-même, 386 par Rimski-Korsakov et 157 par
Kontchakovnaau2" acte.C'est aussil'annéeoù Borodinc, Glazounov; ce dernier a composé en tout, se basant ou
joue au piano devant ses amis, dont Glazounov, l'ouver- non sur du matériau de Borodine, 1680 mesures.Ces
ture de son opéra, qu'il n'aura pas le temps de noter. Ett chiffres sont ceux communiqués par le musicologue
1886 le 2" acteest entièrementcomposé. Pavel Lamm, que nous avons déjà mentionné, et dont
Du vivant de Borodine, seulstrois numéros avaientété nous aurons à reparler plus loin.
éditéspar Besselen 1885,versionpiano et chantavecdcs Malheureusement,on sait que dans la publication de
textesen françaisuniquement(!) : la chansonde Galitski, Belaieff, de nombreux morceaux pourtant prévus par
la cavatine de Vladimir et l'air de Kontchar<. Borodine ne furent tout simplement pas insérés.Si volu-
A sa mort, l'ensembledu manuscritse présentaitde lir mineux et méritoire qu'ait été le travail conjugué de
manièresuivante: le prologue,les 1..,2" et 4, actesétaicnl Rimski-Korsakov et de Glazounov pour permettre à l'ou-
composésmais tout était loin d'être orchestré.Du 3e actc, vrage d'exister, 11a été entachéde suffisamment d'arbi-
la marche polovtsienne du début était écrite mais norr traire pour qu'on ne leur doive, au bout du compte,
orchestrée,et pour le reste de l'acte, des thèmes, clcs qu'une reconnaissanceirritée. Rimski-Korsakov lorsqu'il
bribes étaient notés, mais sansrien constituer de fini, et il avait entrepris(et abandonnéau bout du 1.'acte) la réduc-
manquait de toute façon beaucoupde musique. tion pour piano de l'opéra, du vivant même de Borodine,
Le havail sur I'achèvementde l'ouvrage fut répal'li écrivit à Krouglikov en 1885 : "J'ajoute ou je retrancheçà
entre Rimski-Korsakov et Glazounov, comme suil : et là des mesures,je complètedesrécitatifs,je chiffre les
Rimski-Korsakov orchestra toute la musique existante, modulations,je transposece qui est nécessaire, j'arrange
compléta quelquesdétails - et il lui arriva de retoucltcl la conduitedes voix..." Et Borodine ne semblepas avoir
aussi l'orchestration faite par I'auteur. Glazounov sc opposéla moindre objection à cela. Toujours cet esprit de
chargea de toute la musique manquante et restitua tlc 'ocommunismemusical" hérité des séancesdu cénacle de
mémoire l'ouverfure qu'il avait entendue,jouée pirr Balakirev ?
Borodine.Nous avonsdéjà fait état,à proposde l'achùve Mais il falut par ailleurs reconnaîtreà Glazounov et à
ment de la 3" symphoniedansdes circonstancesparticllc Rimski-Korsakov une certaine honnêteté : Vladimir
ment similaires,de l'aptitude de Glazounov à de parcils Stassovrapporte que lors des répétitions du Prince lgor,
tours de force de mnémotechniquemusicale.Cet exploil Glazounov lui aurait déclaré: 'oSavez-vousqui de nous
nous semble donc tout à fait vraisemblable, mênrc st trois a fait la meilleure orchestration dans l'opéra ?
Glazounov,par modestie,n'en a jamais beaucouppittlt! Borodinelui-même,et c'est Rimski-Korsakovle premier
I Z/
qui l'a dit aujourd'hui pendantla répétition. Aurions-nous Ceci ne manqua pas de susciter
pu deviner pareille chose?Et pourtant il en est ainsi"! de nombreuses querelles intes-
Le Prince Igor fat donné en création scénique le 23 tines, qui affaiblirent le pays et
octobre (4 novembre) 1890 au Théâtre Mariinski de Sainl attisèrent les convoitises des
Petersbourg sous la direction de Karl Kutchera. envahisseurs. Du reste les
L'interprète du rôle d'Igor était Ivan Melnikov, celui-lii princes pactisaient parfois avec
même qui avait créé seize ans auparavantle rôle-titre clc ces dernierspour mener à bien
Boris Godounov. Le succèspublic fut immense, surtottl leurs propres luttes. Prince de la
auprès de la jeune génération. La presse fut favorablc ville de Poutivl et de Novgorod-
dans l'ensemble, à quelques exceptions près. Stassov Seversk, Igor avait commencé
publia dansLe Messager du Nord de décembre 1890 Lrrr par être allié avec le khan
article aussienthousiastepour l'æuvre que fulminant con- Kontchak, devenu son ennemi
tre sesdétracteurs. par la suite. C'est à ce stadedes
En France, deux extraits (lamentation du 1"' acte cl événements historiques, ayant
duo du z[cme) furent chantésau concert de Diaghilev du 2.] lieu en 1185,que se situel'action
mai 1907 par Felia Litvinne et Fedor Chaliapine. Pr.ris du poèmeet de I'opéra.
l'opéra limité à des scènes de l'acte polovtsien lirt Le problème de la datation et
représentépour la première fois à Paris au Théâtre drr de l'authenticité du document
Châteletdansle cadredes Ballets Russesle 19 mai 190() d'origine a suscité de nombreuses controverses qui ne
sous la direction d'Emil Cooper, avec des décors clc sont toujours pas complètement tranchées,et il est peu 2 Le mot pro-
vient de byl
Nikolaï Roerich et les dansespolovtsiennesdans rttte probable qu'elles le soient un jour. Le manuscrit de cette "ce qui a été";
chorégraphiede Mikhail Fokine. byline z fut acquis au début des années1790 par le comte la traduction
française com-
Alexeï Moussine-Pouchkinequi avait rachetéune collec- munément
Le Dit de l'ost d'Igor tion de documents anciens au monastère de la admise est le
poèmeépique
Rappelons que "ost" est l'ancien mol Transfiguration du Sauveur de la ville de laroslavl. ou la chanson
de geste.
français désignantune armée. L'épopée cltri Malheureusement le manuscrit fut détruit lors de l'in-
servit de baseà Borodine relate donc la cattt- cendiede Moscou en 1812.Seuleen a subsistéune copie
pagne du prince Igor, un des nombrcttx établie par Moussine-Pouchkine. Mais dès lors le
descendants du prince Iaroslavle Sage,col.tlt'c soupçons'installa : le document que l'on aurait aimé être
les Polovtsiens (ou Koumanes), peuplade contemporain des événementsqu'il retrace, donc datanT
nomade d'origine turque qui écumait lcs de la fin dt 12" siècle, await été tout bonnementun faux,
steppesdu sud de la Russie et donna atlx fabriqué par le comte lui-même. Cette dernière position
Le prince lgor
illustrations
d'1.G. Russescomme un avant-goûtde la procharnelnvasl()l! fut défendue atr 20" siècle par le slaviste français André
BlinovpourLe dlt tatarc.Il faut savoir que Iaroslav le Sage,mort en 1054 cl Mazon. Mais elle se heurte à un certain nombre d'objec-
de I'ostd'lgor
O nR ayant eu de nombreux enfants,avait fragmentéI'immcrtsc' tions, ainsi que le démontrePierre Contal dans son article
territoire de la Russie en fiefs et avait instauré un clroil publié dans l'Avant-Scène Opéra (Cf. Bibliographie). En
d'aînesseen fonction de l'importancedesvilles; à la ntttt'l effet, pour rédiger le livret de l'opéra, Vladimir Stassova
du frère aîné, le secondprenait sa place et ainsi de strilt'. utilisé, outre le texte du Dit, d'autres chroniques du
128 129
moyen-âgerusseplus tardif, dont la lpatievskaïa Letopis du Prince lgor s'appuyant sur les travaux de Lamm. Les
et surtout la Zodonchtchina (que l'on peut traduire morceauxcomposésmais non orchestréspar Borodine y
comme L'épopée d'Outre-Don). Or ce texte, qui se rap- furent réintégrés dans une orcheshation du compositeur
porte à la bataille de Koulikovo en 1380,qui marquaune Yuri Falik (né en 1936). En outre les actes I et II étaient
première victoire décisive des Russes contre les Tatars, inverséspar rapporl à l'ordre habituel, celui de la partition
est authentiquementdaté du milieu du 15" siècle, et ofire publiée, et situaient donc l'acte "Polovtsien" aussitôt
dans ses formules littéraires de nombreuses similitudes après le Prologue, le faisant suivre par les deux tableaux
avec le Dit de l'ost d'Igor, mais n'a été révélé au public à la cour de Galitski et dans l'appartement de Iaroslavna.
eu'au 1Ç"siècle.Moussine-Pouchkinen'aurait donc pas Ce choix se base sur un document écrit par Borodine,
pu s'en inspirer pour fabriquer un faux. Par ailleurs, il ne ayant appartenuà Serge Dianine, mentionné par Lamm
possédaitpas toutes les finessesidiomatiquesdu vieux dans son article. Nous commenterons tous ces aspects
russede l'époque. Lui-même supposaitque la datation dr"r dans notre analysede l'ouvrage.
manuscrit était certainementpostérieureaux événements, Lamm souligne aussi que de nombreux éléments du
mais remontait vraisemblablementla fin du l4"-début du manuscrit d'origine manquent, et supposequ'ils auraient
15" siècle,et c'est bien cette hypothèsequi reste aujour- pu, tout comme ceux d'autres æuvresde Borodine, avoir
d'hui la plusprobable. été offerts par lui à la comtessede Mercy-Argenteau.
Signalons aussi que l'usage, assez courant pendant
L'élaboration du scenarioet du livret par Stassovet le longtemps,a été dejouer et d'enregistrerLe Prince Igor
compositeur fut longue, entre sa première mouture, les en supprimant tout bonnement le 3" acte, sous prétexte
remaniementsdivers opérésen cours de route, notammenl qu'il est celui où il y a le moins de musiquede Borodine.
a Le lecteurqui lorsqueBorodine se remit à la tâcheen 1874.3
Ceci donneun raccourciassezdécevantde l'action, la pri-
souhaiteraiten
connaîtretous Plus problématique encoreest la question de l'authen- vant de I'explication du retour soudain d'Igor dans le
les détailsse ticité musicale exhaustive de l'ouvrage. Comme nous dernier acte.
refèrera,à
conditionsd'être l'avons dit, de nombreux morceaux prévus par Borodine
germanopnone,
ne furent pas intégrésà l'édition. Dans les années1940 Voici les personnagesdu Prince lgor:
à la thèsedu
musicologue Pavel Lamm rassemblala totalité du matériau, qui aurait Igor, princedePoutivl,deTroubtchevsk
allemand
Marek Bobeth,
pu constituer une publication scientifique, laquelle n'a etdeNovgorod-Seversk .barfion
Borodin und toujours pas été réalisée.Seul fut publié en décembrel9B3 Iaroslavna,saseconde épouse. ......soprano
seine Oper
"Furst lgot''. dans la rcvue Sovietskoïa Mouzyka l'article de Lamm Vladimir, filsdupremier mariage d'Igor . .... ..ténor
Geschichte, auquel nous avons fait réference.Parmi les tentatives dc Le prince Vladimir Galitski, frèredeIaroslavna . . . .basse
Analyse,
Konsequezen, retour à une authenticité partielle il faut signaler l'essai Kontchak,khanpolor.tsien ...... . ... .. .basse
Munic h, 1 9 7 9 , sans lendemain des musicologues
publiéechez
Levachov el Kontchakovlla,safille ....contralto
Katzbichler, Fortounatov qui, en I976, réinsérèrentcertainsfragments Ovlour,unpolovtsien christianisé ... .....ténor
Munic h,1 9 8 2 .
prérus par Borodine, éliminèrent tout ce qui n'étaitpas dc Skoulaet Iérochka,soldatsdéserteursdeI'arméed'Igor,
lui, et procédèrentà quelques déplacementsà l'intérieur ménéhiers ..basseet ténor
de l'ouvrage.Enfin, en 1995un enregistrement de l'opéra La Nourricede Iaroslavna....... .soprano
effectué par le Kirov de Saint Pétersbourgsous la direc- Une jeune fille polovtsienne. ....soprano
tion de Valéry Guerguiev donnait une version renouvelée Gzak,khanpolortsien ......rôlemuet
131
Les types vocaux des personnagesexigent quelques non dépourtu d'une certqine prestance. Un exercice de
commentaires.Le rôle d'Igor peut aussi bien être chanté style auquel se sont liwés certainschanteurs,dont Feodor
par un baryton dramatique que par une basse ayant un Chaliapine et Boris Christoff, a été de chanter dans un
aigu aisé : la tessiture est exactementla même que celle même spectacle (ou un même enregistrement pour
de Boris Godounov(Si bémol 2 -Fa4). Mais le rôle s'ac- Christoff) les deux rôles si dissemblablesde Galitski et de
corde mieux que celui de Boris d'un simple baryton bien Kontchak.Précisonstoutefois que Chaliapine n'avait pas
corsé, même si de grandesbassesrusses,comme Ivan un grave suffisammentprofond pour incarner pleinement
4 Lire à ce pro- Petrov ont donné des incarnations mémorables du per- ce demier rôle et que la phrase descendantjusqu'au Fa
pos la discogra-
phie de Didier sonnagea.C'est en revanche une authentique voix de était habituellementcoupée;du moins en est-il ainsi dans
van Moerein basse"noire", finalementmoins nombreusesqu'on ne le I'enregistrementqu'il a laissé.
L'Avant-Scène
OpéraN'168. penserait parmi les rôles d'opéras russes, qu'exige Le jeune prince Vladimir pose moins de problèmes :
Kontchak, dont le grand air dt 2" acte"culmine" en sens un ténor de jeune premier, qui exige une voix chaude et
inverse sur le Fa grave qui doit résonnerà pleine poitrine pure, mais nullement colossale, plus proche de Lenski
(Mark Reisen, insurpassablestentor caverneux dans ce que de Radamès. Enfin ce sont de pures voix d'opéra
rôle!). Très different, le rôle de Galitski, indiqué lui aussi bouffe que doivent faire valoir Skoula et lérochka, deux
comme étant une basse,est pourtant plus encoreque celui comparses très proches et directement inspirés de
d'Igor une tessiturede baryton(Do dièse3 - Sol bémol 4). Varlaam et Missai'l dansBoris; c'est davantagele ténor
Son dynamisme exige simplement une solidité dans le Iérochkaqui est mis au premier plan, avec sesaigus criards
médium grave, et le caractère du personnages'accom- caractéristiques.
mode volontiers d'un timbre rugueux. Il est pourtant Chez les femmes, Iaroslavna, personnagemagnifique
inutile pour l'interprète de céder à la tentation "d'en à tous points de vue est un type parfait de grand soprano
rajouter". Borodine avait ainsi défini le personnage: Tout dramatique (quasiment deux octaves, du Do dièse grave
en le faisant cynique,je I'ai fait prince, c'est-à-dire pas au contre-U9, qui doit allier somptuosité de couleur et
trop grossier Ce n'est qu'un méchant garnement, mais vigueur de caractère : il ne s'agit pas d'une jeune fille
mais d'une femme dans la splendeur de l'âge! Une
logique primaire aurait été d'écrire le rôle pour une voix
grave. Mais ce registre, Borodine l'a réservé à la jeune
Kontchakovna qui fait vibrer sa passion dans la sensua-
lité fauve de son contralto.
Les deux personnagesféminins du Prince lgor sont
donc particulièrement valorisés. Iaroslavna est un profil
psychologiquequi possèdepeu d'analoguesdans I'his-
toire de l'opéra. Aux antipodes des victimes ou des
femmes fatales, elle serait plus proche, par sa fidélité
intransigeanteet sa force morale,de la Léonorede Fidelio ;
même si elle est davantage confinée à une fonction de
résistante,et n'a pasune actionaussidécisiveque celle de
FédorGHALIAPINE
Dansle rôlede Galitski
l'héroïne beethovénienne,elle en a l'intégrité,la dignité,
DR t33
et l'intensité des sentiments.Quant à Kontchakovna, c'est Il faut préciser toutefois que la notion de leitmotiv est
elle qui, dans les deux actes polovtsiens, est le véritable extrêmementlimitée dansLe Prince lgor et qu,il ne faut
moteur de l'action, et sa détermination farouche ne laisse rien y chercher de comparable avec les réseaux wag-
qu'un rôle bien pâle à son soupirant Vladimir. nériens, ni avec ce que l'on peut trouver chez Rimski-
Korsakov, Moussorgski, ni même Tchaikovski, pourtant
Par rapport au texte original du Dit de l'ost,le livret relativement parcimonieux quant à ce procédé. Si
comporte un assezgrand nombre de modifications. Dans quelques thèmes que nous indiquons ci-dessousrevien-
le texte de la byline, Igor est accompagnépar son frère nent de temps en temps, opportunément mais sans nul
Vsévolod; dans l'opéra, il s'agit de son fils Vladimir. systématisme,aucun personnagen'a de leitmotiv attitré.
Tous les personnagesmentionnésou auxquelsle texte fait Il y une logique dans ce quasi-refus,qui va de pair avec
allusion, comme Iaroslavna, le khan Kontchak, sont la forme globale de l'opéra telle que la concevait
considérablementdéveloppés.Le livret introduit en outre Borodine : alors que la continuité de l'action et le récitatif
plusieurs nouveaux protagonistes : le personnage de mélodique étaientquasimentun credo pour le Groupe des
Vladimir Galitski, frère de Iaroslavna, créantla situation Cinq, tout au moins en cette période (on est au milieu des
tout à fait waisemblable pour l'époque d'un parent par années1870) il n'a pas craint de s'inscrire en faux contre
alliance espérant la disparition du prince en titre pour cela, en écrivant un opéra "à numéros" et en privilégiant
prendre sa place; Kontchakovna, fille du khan, pour la cantilènevocale et non le récitatif 1cf.à la fin decechapitre
l'indispensable intrigue amoureuse; et enfin, à titre de salettreà la cantatrice
Karmalina). Mais tout comme Sescama-
couleur locale et pour apporter l'élément comique à rades de cénacle,il s'est reféré à I'autorité première de la
I'action, les deux soldats-bouffons Skoula et Iérochka, musique russe : Glinka (c'est à sa mémoire qtrcLe prince
types savoureux et excellemment croqués de Igor est dédié), et tout particulièrement son secondopéra
"skomorokhi"o ces ménétriers. baladins et amuseurs Rouslan et Ludmila. Par sa teneur féerique, le type de
publics de I'ancienneRussie. sujet en est pourtant sensiblement diftrent du prince
Musicalement, comme nous l'avons déjà signalé,Le Igor, mais il possèdeen commun cette notion d,épopée
Prince Igor réutilise une bonne partie du matériau com- qui passe en leitmotiv dans I'imaginaire littéraire et
posé pour le projet de l'opéra collectif Mlado.tJn chæur musical russe; s'adaptant aux contextes les plus variés,
sacrificiel des prêtres et du peuple dans le temple du dieu c'est évidemment dans le moyen-âgeréel ou fictif qu,elle
pai'en Radegast a servi pour le chæur du prologue; la prend sa source.L'épopée se caractérisepar la puissance
scène de Iaromir avec le grand prêtre a été réutilisée et la coloration de son tracé narratif, un discours au
comme élémentsmusicaux pour ceftaines scènesd'Igor; souffle ample, clair et sanshâte, une vision panoramique
le duo de Iaromir et de Voislava a étéintégré au trio entre et une présentationobjective des événementset de la psy-
Igor, Vladimir et Kontchakovna au 3" acte au moment de chologie des personnages.Dans l'épopée russe,l,auteur
la fuite d'Igor; I'apparition des ombres des anciens s'identifie volontiers lui-même à un barde de l,époquc
princes slavesa cristalliséles ombresde l'éclipse solaire décrite, ce légendaireBaian qui ouvre l'action de Rou,tlun
dans le prologue. De Mlada provient aussi la magnifique et Ludmila, et qui est mentionnédansle texte original du
mélodie de I'amour d'Igor pour Iaroslavna, qui passe Dit de I'ost d'Igor Glinka dans Rouslan agit, conlllte
dans le grand monologue du prince au 2" acte. Pouchkine en littérature, en porte-paroled'unc irlentité
culturelle au stade d'une prise de consciclrcc d'elle-
t34 1.1.1
même; Borodine dansLe Prince lgor se trempe danscette Le Prince lgor débute donc par l'Ouvefture restituée
dualité qui est la sienne, cette dialectique inéluctable et par Glazounov.De dimensionsassezconsidérables, d'une
conflictuelle du monde slave et de l'Orient qui constitue dizaine de minutes de durée, elle est l'une desplus vastes
les fondementsde la civilisation russe. de tout l'opéra russe. Après un début lent et grave, des
Cette dualité se retrouve tout naturellement aussitôt fanfares d'appel éclatent,qui n'auraient pas dépareillé au
qu'il s'agit d'illustrer avec les intonations qui leur sont 20" siècle un film hollywoodien à grand spectacle.Elles
propres les deux ethniesen présence.Borodine ne fait pas lancent l'Allegro qui expose plusieurs thèmes : d'abord
de citations textuelles de folklore dans Le Prince lgor, un motif orientalisant volubile, à la clarinette, qui sera au
mais pour les Russescomme pour les Polovtsiens,il a 3" actecelui du trio entre Kontchakovna,Vladimir et lgor;
puisé aux sourcesles plus fidèles. Pour le folklore russe, puis arrive au moment de la culmination le leitmotiv qui
il a étudié les deux cahiers publiés par Prokounine en sera lié à l'amerfume d'Igor en captivité, et que l,on
1872-73, dont la rédaction avait été supervisée par entendradans son monologue du 2" acte.
Tchaikovski. Dianine indique, dans son étude traduite en Ex.l7
anglaisfft.282et suiv.),sur les similitudesd'intonationsde
nombreux motifs de l'opéra avec notamment un chant de
ce recueil, "La Montagne aux moineaux", dont le thème
de I'Andante dtt Premier Quatuor était égalementproche La magnifique mélodie qui lui répond, et qui réappa-
(cf. supra,chap.4). Pour les thèmes orientaux, outre le raîtra dans le même air, est ici le thème de l'amour d,Igor
recueil mentionné de SalvadorDaniel Album de chqnsons pour Iaroslavna.(Elle est empruntéeà Mlada où elle était
algériennes,mauresqueset kabyles,Borodine s'est docu- associéeau personnagetitre.)
menté sur les chants hongrois, car les descendantsdes Ex.18
s Lettre de Polor,tsiensse sont mélangésavec le peuple magyar.Pour
Mainovà cela, il s'est adressépar f intermédiaire de Stassov à
Borodine,citée
par Dianine, l'ethnographe Mainov, qui lui fit parvenir un recueil de
verstonrusse
chantspopulaires hongrois et lui indiqua aussil'existence Dans le développement un nouvel élément surgit,
de 1960,
p. 200 de mélodiesspécifiquementpolovtsiennes.5 rythme pointé qui figure dans l'air de Kontchak au 2"
acte. Après la réexposition, la coda, dont le début est de
Glazounov, fait entendrela gammepar tons entiers.C,est
un hommage à l'ouverture de Rouslan et Ludmila de
Glinka où le même mode artificiel a été utilisé, à l'endroit
analogue,pour la première fois dans la musique russe.

PROLOGUE. Dans la ville de Poutivl. Le peuple


acclame le prince Igor, lequel s'apprête à partir en cam-
pagne contre les Polovtsiens.Igor sort de l'église avec
son fils Vladimir, son beau-frère Galitski et sa suite de
boïars. Le chæur puissant et martial chantépar le peuple,
Le Prince lgor provient de Mlada. Les boi'arsà leur tour encouragentle
de la première
Couverture édition,
1880
prince et lui rappellent ses victoires passées.Soudain
DR t37
l'obscurité se fait : c'est une éclipse solaire. Les disso- prince. A la diftrence des rudes chants épiques qui
nances et un motif fatidique manifestementinspiré de la accompagnaientIgor, ce sont ici desrengainesplébéiennes
5" symphonie de Beethoven soulignent le mauvais proches de la bouffonnerie, que les deux déserteurs-
présage de l'événement (musique reprise de Mlada, où ménétriers Skoula et Iérochka animent avec entrain. Le
elle devait correspondre à une scène d'apparition des chant mentionne notamment une fille que le prince aurait
ombres d'anciens princes slaves).Le peuple et les boiars fait enlever et qu'il détient captive. Une imitation sarcas-
cherchentà dissuaderIgor de partir. Mais le prince reste tique de seslamentationschantéepar les deux comparses
inflexible : pas question de renoncer à un combatjuste et ("Oh, je veux retourner chez mon père") sert quasiment
de laisser l'ennemi progresserimpunément. Du reste, le de leitmotiv à tout le tableau. Galitski survient, quelque
soleil ne tarde pas à réapparaître,et le peuple se remet à peu éméchélui aussi.Dans un air célèbre,superbeexem-
acclamerson chef. Tandis que les troupes s'ébranlent,une ple d'allégresse et de mégalomanie éthylique, il dévoile
petite scène comique est aménagée : deux guerriers, sa véritable nature et ses intentions. Il compte bien
Skoula et Iérochka, sortent discrètement des rangs. Ils devenir prince de Poutivl à la place d'Igor, et s'en don-
n'ont aucuneenvie de combattre et de risquer leur vie, et nera alors à cæur joie, gouvernant en autocrate, mais.
décident d'aller se mettre au service de Galitski: .Chez aussi en viveur : festins, vin et belles filles. Il laisse aussi
lui, nous aurons à manger et à boire à volonté, et nous entendrequ'il mettra au couvent sa sæur Iaroslavna,trop
serons sains et saufs"! Igor pendant ce temps fait ses sage et austère.A ce moment-là, un groupe de jeunes
adieux à Iaroslavna, sæur de Galitski, à qui il la confie. filles surgit et réclame que Galitski libère leur amie qu,il
Galitski promet d'en prendre soin, en disant qu'il a lui- a enlevée. Elles sont chasséesbrutalement, et Galitski
même une dette de reconnaissanceenvers lgor qui l'a déclare qu'il a décidé de prendre la fille pour épouse et
soutenu autrefois. Mais ses propos sentent I'hypocrisie. qu'elle ne manquera de rien. Le tableau se termine par
Tous les partantsreçoivent la bénédiction d'un pope, et le une scène populaire burlesque dont Skoula et Iérochka
prologue se termine par une reprise du chæur de glorifi- sont de nouveau les boute-en-train.
cation du début. (Borodine a orchestrél'air de Galitski. Tout le reste du
(Borodine a orchestré le premier chæur et la conclu- tableau l'a étépar Rimski-Korsakov.)
sion du prologue, à partir de la bénédiction du pope. Tout 2" tableau. Dans le "terem" (appartementsféminins)
le reste,à partir de la scènede l'éclipse, a été orchestré de Iaroslavna.Après la populace et un chef à sa mesure,
par Rimski-Korsakov.) voici une magnifiqueimage de la femme russe,noble d,ori-
gine et d'esprit. Une introduction orchestrale fait enten-
ACTE I. (Comme nous l'avons indiqué plus haut, une dre, entre deux accordsde harpe,une mélodie plaintive au
note laisséepar Borodine situè à cet endroit l'acte dans le hautbois, en mode mineur naturel. Quelques harmonies
camp polovtsien où Igor est détenucaptif aprèssa défaite. majeuresviennent apporterune éclaircie. L'épouse d'Igor
Cet ordre a été conservé dans I'enregistrement du Kirov est seule, sansnouvelles, et ne dissimule pas son inquié-
(Philips). Toutefois l'usage veut néanmoinsque le 1".acte tude. Son monologue, récitatif puis air, a été rappelons-le,
soit celui des deux tableaux dans le camp russe, et nous le premier morceau écrit (puis remanié) de l'ouvrage
suivonsici ce découpage.) ("rêve de Iaroslarma"), où elle fait part de ses visions
1". tableau.A la cour du prince Galitski. Une scènede angoissées.Le groupe de jeunes filles vu au tableau
beuverie. Le peuple festoie et chante la louange de son précédentvient lui demanderd'intercéder pour obtenir la
138
r39
libération de leur amie. Elles hésitentun peu avant de dire divers aspects,voluptueux, guerrier et dyonisiaque.Dans
que c'est Galitski le ravisseur,puis déchaînenttout leur sa tente, Kontchakovna, fille du khan Kontchak est
ressentimentcontrece personxagegrossieret fyrannique. entourée de jeunes filles qui chantent et jouent des
Leur chæur, en récitatif homophonique dans une mesure mélopéeorientales(solo de sopranod'une jeunepolor,tsienne
à cinq temps, est soudaininterrompu paf,un cri de terreur: et chæur féminin), puis se mettent à danser;la virhrosité
Galitski surgit inopinément. Une scèneorageuses'ensuit tournoyante de I'orchestre annonce les Danses pololtsi-
entre le frère et la sæur. D'abord plein de morgue et de ennes.Kontchakovna attend avec impatience que la nuit
mépris, et laissant déjà entendrequ'il sera bientôt prince tombe pour aller retrouver son bien-aimé... qui n'est autre
de Poutivl, Galitski finit cependant par céder devant la que le jeune prince Vladimir. Situation classique : les
colère grandissantede Iaroslarma: "C'est bon, je libérerai enfants de deux chefs ennemis sont tombés amoureux
la fille et j'en prendrai une autre", déclaret-il. Mais une l'un de l'autre. La cavatine de la jeune fille, chantéepar
nouvelle épreuveattend laroslavna. Les boiars arrivent et sa voix de contralto, abondammentchromatiséeet ornée
lui annoncentsombrementque les polovtsiens approchent de contre-chantsaux bois, se rapprochedu thème oriental
de la ville; I'armée russea été décimée,Igor est blesséet desSteppesde I'Asie centrale. Un groupe de prisonniers
détenu en captivité avec son fils (A l'origine, Borodine russespasse.Kontchakovna ordonne à sescompagnesde
avait eu I'intention de confier le récit de ces événements leur donner des viwes et de la boisson. Les prisonniers
à des marchandsvoyageurs).A ce moment, le tocsin se disent leur reconnaissance: quoique captifs, ils sont bien
met à sonner.Les faubourgs sont en train de brûler, I'en- traités. Arrive ensuite un détachementde gardes polovt-
nemi est aux portes de la ville. siens. Leur chæur aux accentsarchaïsantsrappelle assez
Deux fragments importants de ce tableau ont été celui du prologue de l'opéra. Peu à peu, tous se dis-
incompréhensiblement écartés par Rimski-Korsakov et persent. Vladimir s'approche prudemment de la tente et
Glazounov. D'abord un épisode du dialogue entre les chante sa belle cavatine, réplique à celle de
boïars et Iaroslavna,où il est annoncéque les Pololtsiens Kontchakovna, son seul air de tout l'opéra : "Le jour
marchent sur Poutivl. Et surtout, avant que le tocsin ne s'éteignait lentement,le soleil se cachait derrière la forêt.
retentisse, une nouvelle imrption de Galitski avec une Où es-tu? Réponds à mon appel amoureux. Te verrai-je
poignée d'acolytes; au courant de la nouvelle, il cherche bientôt?" Un air prisé de tous les ténors d'opéra, russeset
à pr-ofiter de la situation porr imposer son pouvoir, mais non russes, presque autant que celui de Lenski dans
se fait opposer une fin de non-recevoir par les boiars. Eugène Onéguine.Kontchakovna vient vers lui, et de leur
Borodine a réutilisé pour son monologue le thème de sa duo d'amour on apprend que Kontchak serait prêt, bien
romance Chant de la forêt sombre (cf.Chapitre 2, ex.3). Ces plus qu'Igor, à les marier; une attitude d'où le calcul poli-
deux fragments, orchestréspar Yuri Falik, ont été réin- tique n'est évidemment pas absent. Les cavatines de
sérésdans I'ernegistrementdu Kirov. Kontchakorma et celle de Vladimir, puis leur duo, sont
Dans ce 2" tableau, Borodine avait orchestré seule- des exemplesde deux beautésdiftrentes mais également
ment la scènede Iaroslavna avec les jeunes filles. Tout le parfaites, comme celles d'un visage slave et d'un visage
reste de l'orchestration est de Rimski-Korsakov. oriental. L'arrivée d'Igor oblige les deux amoureux à s'é-
clipser. Dans son grand air "Mon âme torturée ne connaît
ACTE II. Le camp polovtsien où Igor est détenuavec ni le sommeil ni le repos", danslequel on peut reconnaître
son fils Vladimir. Le monde oriental est présentesous ses l'influence des deux principaux airs, celui du couron-
I 4I
nementet celui du 2" acte de Boris Godounov,il fait avec distraire organiseles fameusesDansespolovtsiennes.
amertume le bilan de sa défaite. Un leitmotiv verbal et Très souvent exécutéesindépendammentde l'opéra,
musical revient à plusieurs reprises "Oh, rendez-moi la parfois jouées à I'orchestre seul, sanschæur, elles offrent
liberté, je saurai racheter ma honte" : c'était le thème de les divers aspectsde I'exotisme musical tel que nous les
la culmination de I'ouverture (cf. exemple No 17 ci-dessus). avons définis : la rêverie sensuelle, le tourbillon de la
Son seul réconfort restel'amour de Iaroslavna danslequel danse,et un état de transe sauvage,substitut à peine plus
il garde à juste titre toute confiance - et c'est la superbe rassurantà la violence guerrière.Introduit par des dessins
mélodie qui, dans l'ouverture, succédaitau thème précé- délicats des bois (ces instrumentsseront les plus sollicités
dent (ex.18). Là-dessusun jeune polovtsien christianisé, durant tout le ballet), le chæur de jeunes filles du début
Ovlour, vient le rejoindre discrètementet lui propose un fait entendreune mélodie envoûtante:
plan pour fuir. Igor commence par refuser d'agir en Ex.20
cachette,mais se dit ensuite qu'Ovlour est peut-être de
bon conseil et que le plus important est de sauver son
pays. La Danse des hommesqui lui succède,pour orchestre
Arrive alors le khan Kontchak, ce qui donne lieu à seul dérouleune arabesqueétourdissante,successivement
I'une des scènes les plus impressionnantesde l'opéra. à la clarinette, à la flûte et au piccolo, avant de
Kontchak regrette de voir Igor si abattu, cat iI a de l'es- s'étendre progressivementà tout I'orchestre. La grande
time pour cet adversaire valeureux dans lequel il se Danse générale avec chæur est le centre de gravité de la
reconnaît et qu'il désire traiter en hôte, avec toute la scène,avec son thème syncopé, montant par paliers, qui
générositéde l'hospitalité orientale - ceci sanspréjudice semble prendre appui sur le silence du premier temps de
de ses visées politiques car, dans Ia réalité historique ils chaquemesure:
avaient jadis été alliés et Kontchak aimerait retrouver Ex.2l
cette alliance. Il serait prêt à lui offrir son cheval, son h*
épée,une belle esclave,enftn de lui rendre même la liber- 1l
té à condition qu'Igor promette de ne pas s'opposer à lui.
Uair de Kontchak est un formidable monologue de basse, Une nouvelle phasedu ballet débute avecla Daise des
granitique et coloré, généreux et barbare, avec dans la adolescents,à laquelle sejoignent les hommes.Au milieu
partie orchestrale quelques prémices mélodiques des du vertige orchestral montant, le chæur sert de fond har-
dansespololtsiennes; la culmination paradoxalede l'air se monique, chantanten valeurs longues.Un retour du chant
situant dans l'extrême grave du registre du chanteur desjeunes filles du début précèdeun da capo de Ia Danse
(descente chromatique vers le Fa) lorsque le khan men- des adolescënts. La partie conclusive est une reprise
tionne l'épée qui lui a toujours donné la victoire au combat : diversifiée de la Danse des hommes, dans une fièwe
Ex.19 sonore qui s'achève sur une gamme par tons ascendante,
ponctuée de quatre accordsfracassants.Aussi galvaudées
3
que les Steppesde I'Asie centrale, les Donses polovtsï
ennes î'ont pas plus vieilli que celles-ci et conservent
Mais Igor refusesespropositions,et tout en le remer-
intacts leur vitalité pulsionnelle et leur irrésistible pouvoir
ciantdesagénérosité,maintientqu'il continueraà le com-
de stimulation, de fascination et d'émerveillement.
| /1
t+ z
battre.Kontchakadmiresafranchiseet safierté,et pour le 143
-i
(De ce tableau Borodine, a orchestré I'air de avecun matériauthématiqueet ornementalassezproche et
Kontchakovna,la cavatinede Vladimir,l'air de Kontchak; parfois encore des citations, comme un écho aux Danses
les Dansespolovtsiennesont été orchestréesconjointement polovtsiennes. Bientôt tous les danseurs tombent ivres
par lui, Rimski-Korsakov et Liadov dans les circonstances morts. Ovlour vient retrouver Igor. Les chevauxsont prêts,
que nous avons évoquéesau chap.4. L'orchestration des et c'est le moment propice pour la fuite. Mais
autresnumérosest de Rimski-Korsakov.) c'était compter sansKontchakovna,qui n'entend pas lais-
ser pafiir son bien-aimé. Au terme d'un trio conflictuel
ACTE III. (C'est l'acte, parfois supprimé,pour lequel entre elle, Vladimir et Igor (la musique provient en partie
Borodine a laisséle moins de musique achevée,et qui a d'esquissespour Mlada), la voilà qui donne I'alerte. Igor
o Pour le détail été terminé par Glazounov).o a cependantle temps de s'enfuir. Mais Vladimir est resté,
des esquisses
laisséespar On est toujours au camp polovtsien. L'acte débutepar et les polovtsiens réveillés et furieux veulent le mettre à
Borodinepour une marche polovtsienne, un des rares numéros de cet mort. Kontchakovna s'interpose. Son père arrive, et
cet acte et utili-
sées au maxi- acte entièrement écrit par Borodine (mais orchestré par l'ordre qu'il donnen'étonnepas de lapart de ce despote
mum par oriental au grand cæur et à l'esprit calculateur : "Qu'on
Glazounov,on
Rimski-Korsakov). La musique, inquiétante, implacable,
se reporteraâ d'une solennitébarbare,a été inspiréeà Borodine par la exécuteles gardesmais qu'on ne touchepas au prince!" Et
son articledont
la traductionest
description du rituel d'une exécution capitale au Japon. aussitôt il décide de marier Kontchakovna à Vladimir :
publiéedans le Ex.22 "Voici ton épouseVladimir. Tu n'es pas mon ennemi mais
N ' 168de l a
revue L'Avant- mon gendrebien-aimé!" Et les polovtsienslèvent le camp
Scène Opéra, - pour continuer leur marche sur la Russie.
consacreau
Prince lgor. Un détachementde guerriers polovtsiens chantant un
chæur victorieux rentre au camp, conduit par le khan ACTE IV. On est de nouveau à Poutivl. Après une
Gzak (rôle muet). Kontchak vient au-devant d'eux pour introduction plaintive échangéeentre la clarinette et la
les féliciter, et renchéritdans la joie belliqueuse.Ils font flûte, au rythme déhanché,Iaroslavna,sur les remparls de
desplans pour continuerleur invasion de la Russie.Igor, la ville, chanteson grand air de lamentation,danslequelle
encouragépar son fils et par les prisonniersrusses,décide passeun rappel du thème de son amour pour Igor (cf. ci-
de fuir. D'autres polovtsiens reviennentrapportantencore dessus ex.18).Ses invocations aux vents de la steppe,au
du butin. (Ici se situe un épisodenon inclus dans la parti- fleuve Dniepr, puis au soleil rassemblentles images et les
tion éditée par Belaieff, mais réorchestrépour le théâtre formules des ballades populaires où les éléments de la
Kirov par Yuri Falik : un nouvel et grand air d'Igor, com- nature sont pris à témoins de la souffrance humaine. A
poséen 1875,qui constituecomme une répliqueà son air cette détresse qui jamais ne se départit de sa dignité
du 2" acte dont il constituait, à l'origine, la première mou- répond le chæur des paysansqui passentdans le lointain.
ture. Cette invocation aux princes de la Russie, est Un chæur quasimenta cappella,hormis quelquesnotes au
directement extraite du texte du Dit de I'ost, dans lequel milieu qui n'ont pour but que d'aider à maintenir le ton.
elle est dite par Vsévolod, le frère d'Igor. Un chæuravec En mode mineur naturel ce chant à quatre voix, en trois
danse des gardes polovtsiens reprend un passage ana- couplets, lancé par lunezapevala (soliste d'un chæur) est
logue entenduau No10 de l'acte 2, etun des thèmesdes reconnu par les folkloristes comme I'un des meilleurs
Danses polovtsiennes (Danse des hommes). Les gardes exemplesdans toute la musique russe d'une reconstitu-
s'enivrent et se mettent à danser.Une dansequi constitue, tion de polyphonie populaire, assezproche de certaines
sourcesauthentiques,mais sansêtre pour autantune cita- trouver la solution : ils vont sonner à tout volée les
tion textuelle. cloches de l'église pour annoncer le retour d'Igor! Le
F;x.23 peuple d'abord incrédule est prêt à en découdreavec eux,
mais le subterfuge marche. Les boiars leur posent bien
quelques questions concernant leurs accointances avec
Galitski, mais finalement ils sont pardonnés,et tout se ter-
mine dans la liesse générale.
La mélodie principale passed'une voix à I'autre, s'en-
Stassov avait prévu une variante pour conclure l'ac-
veloppe depodgolossfrl("sous-voix", segmentsde contre-
tion sur un retour de Vladimir et de Kontchakovna, mais
chants mélodiques) et tout le chæur est construit selon le
avait abandonnéf idée. Par ailleurs le chæur du Prologue
principe d'un renversement des voix. Les paysans se
de I'opéra était initalement prévu pour servir de chæur
lamentent sur la dévastation de leur village par le khan
final. Cette variante a été retenue par le Kirov, qui la
Gzak, ce qui permet de faire I'association avec le retour
chante au début et à la fin" faisant tomber le rideau sur la
victorieux des polovtsiens au début de l'acte précédent.
même musique que celle sur laquelle il s'était levé.
Tandis que Iaroslavna regarde avec consternation le
Pourtant le chæur conclusif écrit par Borodine, et
saccage,un rythme de chevauchées'installeà l'orchestre
habituellement exécuté,nous semble bien meilleur, avec
et elle voit apparaître dans le lointain deux cavaliers.
sa solennitémonumentaleet sa progressionascendante.
C'est Igor accompagné d'Ovlour. Les retrouvailles des
(Borodine a orchestréla lamentation de Iaroslavna et
deux époux sont I'occasion du secondgrand duo d'amour
partiellement le chæur conclusif. Le reste de I'orchestra-
de l'opéra, antithèse de celui de Vladimir et de
tion est de Rimski-Korsakov.)
Kontchakovna: àla sensualitéchromatiquetrès ouvragée
de celui-ci s'opposeun flux mélodique coulant de source
BorodineabeaucoupparlédtPrince lgor dansseslet-
pure, spontanéet d'une allégressesansartifices.
tres à divers amis. Outre les déclarationsque nous avons
D'un point de vue dramaturgique,un tel dénouement
citées précédemment, en voici quelques autres dans
est évidemment décevant,car outre qu'il apparaîtcomme
lesquelleson retrouve le mélangetypique de finesseintel-
une solution de facilité, il rend finalement peu glorieux le
lectuelle, de sensibilité et d'humour qui fait partie de sa
résultat guerrier d'Igor, vaincu puis fuyard. Mais on l'a
nature humaine :
lu, Borodine a davantagele souci de brosserun cadre,de
(A Stassov,août 1879)
camper des personnagesillustrant leurs appartenances
Je ne puis supporter le dualisme, ni dans les théories
ethniques,plutôt que de rechercher des tournants avan-
dualistes de la chimie, ni dans les théories biologiques, ni
tageux de I'action. Avant la conclusion un moment de
en philosophie et en psychologie ni dans l'empire
détente s'imposait, qui est apporté par les deux compar-
autrichien. Et pour mon malheurie me retrouve dans mon
ses Skoula et lérochka, sans lesquels, vraiment, quelque
opéra comme dqns l'arche de Noé avec un couple de
chose aurait manqué ! Ils commencentpar entonner une
chaque créature : deux khans - Kontchak et Gzak, deux
chansonirrévérencieusesur la défaited'Igor, en s'accom-
Vladimir - Galitski et le fils d'Igor, deux femmes
pagnant de leur "goudok" (vielle primitive) qui dévide un
amoureuses- Iaroslavna et Kontchakovnct,deux bouffons
ostinato de doubles croches. Apercevant le prince, ils
- Skoula et lérochka; deux qmours, deux honneurs
paniquent, dans un silence soudain. Mais jamais à court
princiers outragés, deux armëes victorieuses chez les
d'astuces ils ne tardent pas, après une brève reflexion, à 147
polovtsiens.
novateur réaliste, CésarAntonovitch (Cuù le novateur en
Cette réaction plus humoristique que réellement épi- matière de musique lyrico-dramatique, Nikolaï
dermique contre le dualisme prend toute sa signification Andréievitch (Rimski-Korsakov) sévère pour les ques-
si on la confronte à la bipolarisation de la nature de tions de forme extérieure et de traditions musicales, et
Borodine, l'une certainementbénéfique et bien assumée, VV Stassov,combattantfervent pour la nouveauté et la
celle de ses ascendances russo-orientales, l'autre qui fut force dans tous les domaines. Tous sont contents d'Igor
son problème majeur durant toute sa vie, et qui réside alors qu'ils ont des opinions très divergentessur d'autres
dans son écartèlement entre ses obligations æuvres.
scientifiqueset savocation musicale.Mais nous renvoyons
le lecteur au dernier chapitre de la présentemonographie, On le voit, il suffit qu'une æuvreprésenteà l'évidence
où nous démontronsque cesnotions ne suffisent pas pour des qualités fondamentales, et constitue un apport de
cerner dans sa totalité l'homme et le musicien poids à l'art national,frt-ce à l'intérieur d'un cadrecon-
Borodine.... sidéré comme traditionnel, pour que les dogmes
idéologiquess'effacent et ne prêtent plus à polémique.
D'une tout autre teneur et fort intéressantepour les La demière partie de cette lettre prouve que les composi-
musicologuesest cette définition qu'il donne de sa con- teurs du Groupe des Cinq étaient moins butés sur leurs
ceptionde l'écriture vocale et de l'esthétiquede l'opéra. positions qu'on ne I'a parfois affirmé. En refusant le réci-
(A Lioubov Karmalina,juin 1876) tatif, Borodine se démarque de Moussorgski (bien que
Je dois dire que mes considérations sur I'opéra ont celui-ci, exception faite pour Le Mariage, n'ait jamais
toujours dffiré de celles de beaucoupde mes camarades. renoncé à la cantilène); en affrrmant que les petits détails
Le style purement récitatif ne colTespond pas à mo n'ont pas leur place dans l'opéra il prend le contrepied de
nature. Je suisattiré par le chant,par la cantilène, et non Rimski-Korsakov, dont les partitions sont précisément
par le récitatif, quoique les connaisseurss'accordent à enluminéesavec un soin maximal de la miniature à l'in-
dire quej'en usefort correctement.D'autre part je suis térieur de la fresque. L'approbation unanime dont Le
attiré par lesformes plus arrondies,plus achevéeset plus Prince lgor avait bénéficié à l'intérieur du cénacle (qui
vastes,et la manière de traiter le matériau de I'opéra est n'était d'ailleurs plus le cénacle d'antan, car rappelons
donc diffërente en soi. Il me semble que dans I'opéra qu'en 1876 son mentor Balakirev en était éloigné depuis
comme dans les décors, les petites formes et les détails longtemps), cette approbation donc s'explique simple-
n'ont pas leur place. Tbut doit être fait à grands traits, ment par le fait que dans Le Prince Igor les amis de
clair brillant, et dans la mesure du possible pratique Borodine ont trouvé ce qui était le plus précieux pour eux,
ctussibien d'un point de vue vocal que d'un point de vue et qui peut se définir par cette formule résumant le credo
orchestral. Les voix doivent être au premier plan, de Moussorgski : quelque chose de neuf, de frais et de
I'orchestre qu second. Je ne puis juger dans quelle fort.
mesureje squrqi réaliser mes intentions, mais depar mon
orientation, mon opéra sera plus proche de Rouslan que
du Convive de pierre. Il est curieux que jusqu'à présent
tous les membres de notre cénacle se rejoignent sur Le
Prince lgor : Modest Petrovitch (Moussorgski), l'ultra-
149
Chapitre VIII
A Iu munière de Borodine

Le tihe de la pièce pour piano de Ravel, (faisant dyp-


tique avec A la manière de Chabrier) écrite en 1913,
hommage discret et subtil à l'auteur de la Petile Suite,
nous foumit fort à propos f intitulé de notre épilogue. Les
regrets,que laisse au terme de sa vie soudainementinter-
rompue un homme disparu avec un catalogue parci-
monieux et les valisesencorepleines,sont compenséspar
l'évidence que ce n'est pas la quantité qui détermine I'in-
fluence. Car celle de Borodine a été considérable,nulle-
ment à travers une transmissionpédagogique - ce pro-
la camre ne doit dissimuler ni la délicatessede la sensi- 2 Un des
fesseurde chimie n'aura jamais enseignéla musique! - tableauxles
bilité ni le travail logique de la pensée.Le mélodiste élé- plus célèbres
mais par la seule portée de son discours musical et des toute la
giaque chez Borodine est aussi captivant pat l'émotion de
images tant sonoresque visuelles qu'il aura perpétuées. peinturerusse,
profonde qu'il suscite,et le contrapuntisteaussi convain- æuvre de
Vasnetsov,
cant par sa sciencemaîtrisée,que l'architecte des masses peinten 1898,
Sur la définition de la musique de Borodine, citons ces
sonores est imposant. Sa nature est fondamentalement représenteles
lignes de Rostislav Hofmann, dans (Jn siècle d'opéra trois "bogatyrs"
russe, oit il compare Moussorgski, Rimski-Korsakov et équilibrée, et comme nous l'avons souligné dans le légendaires,
chapître précédent, elle ne l'est pas seulement entre les llya Mouromets
Borodine. o'Moussorgskimodèle samusique dansla chair, (au centre),
1 Ed. Corréa, deux moitiés auxquellesil seraittentant de la limiter en se Dobrynia
la chair qui saigne; Rimski-Korsakov la découpedans le
1 946,p. 15 8
fondant sur la dualité de sesorigines et de sesprofessions, Nikititch
bois, la fignole et l'embellit de fioritures (...) Borodine, (à gauche) et
mais bien entre trois tiers : force, sensibilité, intellect. Aliocha
lui, la taille dansle roc ou la coule dansl'airain".1 Popovitch
Trois composantesqui réunissent,sans sectarismeaucun (à droite).
L'image est magnifique et fort bien trouvée, mais elle
et mieux réparties et assuméesque chez n'importe quel Reproduction
ne correspond qu'à un aspect de la nature musicale de ci-dessus
autre compositeur russe de son siècle, le trépied de ses D R
Borodine, celui qui, en effet, s'exprime avec le plus de
réferencesmusicales, slaves, orientales et occidentales :
force dans Le Prince lgor, eI aussi dans ses symphonies.
la Russie médiévale des épopéeset des chants tradition-
Cette musique large d'épaules, à la respiration ample et
puissante,restanttellejusque dans la frénésiede la danse, nels, l'Orient de la langueur,de la bacchanaleet de la bar-
barie guerrière, et I'Allemagne romantique de Schumann
suscitedes associationsavec les peinturesreprésentantles
"bogat5[s", ces preux des récits épiques russes, dotés et de Mendelssohn,cetteAllemagne de l'école deLeipzig
redécouvrantBach. Sansentrer en conflit avec personne,
d'une force herculéenne,ou les statuescommémoratives
sans proclamer de théories ni faire du militantisme,
dans lesquelles le matériau employé et les traits gravés
Borodine se démarque donc aussi bien de ses amis du
sont prévus pour résister au temps.zMais la robustessede
151
Groupedes Cinq, dont les réticencesenversla sciencede dancetrès nette de Borodine,que l'on pourrait attribuerà
l'écriture et des formes ont entravéleur évolution et rendu des penchantsslavophiles,est d'idéaliser cette ancienne
aléatoire leur rapport à la musique pure, que de Russie à laquelle il se ressource,de même que ses
Tchaikovski, occidentalistefermé à l'apport de l'exo- représentantsofïciels. La teneur patriotique russe du
tisme. Il est symptomatiqueque Borodine n'ait jamais Prince lgor va évidemment dans le sensd'un ordre poli-
suscité,ni de son vivant ni par la suite, de réactionspas- tique établi sousl'égide d'un "bon" gouvernant,qui a en
sionnelles malsaines, de polémiques arrogantes,de face de lui dansson propre camp I'image-repoussoird'un
querelles de réévaluationou de remise en question. I1 usurpateurpotentiel (Galitski). Le peuple, pour sa part,
existeà l'évidencedanssa musiqueune bonté solide,une est partagé entre la fidélité enthousiasteou la débauche
vertu de mise en confiancequi désamorcetoute agressivité, comique, celle-ci étant tout à la fois dyonisiaque et
comme si ces qualités fondamentalesde l'homme débridée jusqu'à l'extrême, mais totalement incon-
s'étendaientaussi,à traversson écoute,à sesauditeurs. séquenteet donc politiquementinoffensive.C'est ce qui
En même temps,il seraitaisé de pointer du doigt cer- oppose Borodine à Moussorgski, ce dernier également
taines limites de ce type de personnalitéartistique,qui slavophileet même bien plus sectaireque Borodine dans
risque de laisserles glossateurssur leur faim. Dépassant ses positions d'enracinement nationaliste, mais doté
rarement le premier degré, sauf dans sesquatuorset dans d'une perceptionvisionnairequi lui a fait sentirles vibra-
une ou deux romances"personnelles",peu généreuxen tions de l'inconscientcollectif et lui a permis de projeter
"problèmes"dansle sensoù les intellectuelsI'entendent, le passénon seulementdans le présentmais très large-
Borodine n'offre que peu de matière aux investigations ment dans le futur. Rien de tel chez Borodine, qui ne
dansle domainedes symboles,de la psychologie,du spi- songe à détrônerquiconque.Il ne dédaignepas d'écrire
rituel, brefde tout ce qui fait les délicesd'exégètesportés Dans les Steppesde I'Asie centrale pour fêter les 25 ans
sur le "délire interprétatif". Mais cetteaptitudeà voir les de règne d'Alexandre II. (Du reste Moussorgski lui-
chosesde manièrepanoramiqueet objectivepermetaussi, même, cédant aux vibrations patrotiques collectives du
avec une même clafté, de soulever des questions et de moment,n'a pas dédaignéd'ananger pour cetteoccasion
proposerdesréponsesfondamentales pour la compréhen- une marche initialement prévue pour la Mlada collective,
la -
sion de civilisation russe et du même coup l'intérêt et devenueaujord'hui La Prise de Kars !). Une chose est
pour les aspectsextra-musicauxde son héritageseravive. certaine : Borodine est totalement dépourr,u de la veine
Hormis sesquelquesincursions,fort réussies,dans le révolutionnaire et même de I'esprit d'opposition. Les
domaine du conte (La Princesseendormie,La Reine de la rares allusionsà ces questionsdans ses lettres le confir-
mer), Borodine est un réaliste pour lequel l'épopée est ment, et tout au plus peut-on voir des échos aux pressen-
suffisamment haute en couleurs par elle-même pour ne timents de son époque dansLa Princesse endormie et Le
pas avoir besoin de s'encombrerde fantastique,et elle Chant de la forêt sombre. En même temps, la force et la
garde de ce fait une précieuse valeur documentaire. constancede safibre socialeet progressistesontindéniables,
Réaliste, mais aussi paradoxalement"irréaliste" de et nous avons eu l'occasion d'en citer des exemples.
plusieursautrespoints de l'ue. Les personnages et les faits Soucieuxde f immédiat,peut-êtreétait-il tout simplement
de l'épopée médiévale, même s'ils sont authentiques, trop accaparépar sesmultiples devoirs quoti-dienspour
prennentavec le recul du temps et avec la dimensionqui avoir le temps de s'interrogersur l'éventualitéde boule-
leur est attribuée, une valeur mythique. En outre la ten- versements politiques.
t52 t53
Cette non-agressivité, cette sollicitude envers les d'académismelimite le potentiel expressif de ce musicien
proches ou les moins proches, et de manière généralela si prodigieusementdoué. Gretchaninova emboîté le pas à
bienveillance constante de son caractère se retrouvent Borodine en faisant de l'un des "bogatyrs" mythiques le
naturellement dans ses lettres, souvent rehausséesd'un personnage-titred'un de ses opérasDobrynia Nikititch.
savoureux sens de I'humour. Beaucoup sont écrites avec Liadov, miniaturiste au souffle court, orfevre plutôt que
une hâte visible, négligeant le style et l'orthographe (ou sculpteur, lui a payé le tribut avec sa Byline (intitulée en
plus précisément,abrégeantcertains mots) et néanmoins français "Ballade de I'ancien temps"), inspirée de
attestant d'un réel talent épistolaire; elles fourmillent I'Andante de la Deuxième Symphonle.Rimski-Korsakov
aussi bien de détails relatifs aux problèmes de tous les n'a pas ignoré l'influence bénéfique de son camaradede
jours que de réflexions et de témoignages sur sa créati- cénacle, surtout dans les opéras de sa dernière période,
vité ou sur celle de ses camarades,et sur le laboratoire dansSadko dont nous avonsmentionné plus haut les deux
fiamais mot ne fut plus approprié!) de ses æuvres.Nous bouffons Douda et Sopiel, compères des Skoula et
en avons cité quelques extraits parmi les plus significa- Iérochka dt Prince lgor, ot dansKitège dans lequel par-
tifs, tout particulièrement de cette vaste chronique delà le surnaturelmystique (c'est 1àsa différence foncière
adresséeà son épouse lors de son séjour chez Liszt. avec Borodine) la Russie du moyen-âge est confrontée à
Hormis Ekaterina, objet des lettres les plus nombreuses, l'envahisseur oriental. Et de la génération suivante
les plus longues et les plus touchantes,les autres coffes- Rachmaninov,homme d'une sensibilité pourtant bien dif-
pondants privilégiés de Borodine sont Stassov,Lioubov ferente, s'avère plus borodinien qu'on ne le supposerait
Karmalina, Ludmila Chestakova,par moments les autres dans telles pages de sa Deuxième Symphonieou dans les
membres du cénacle,et dans le domaine scientifique, ses harmonieshiératiquesde ses Vêpres.
élèves favoris Alexandre Dianine, Mikhail Goldstein, ou Plus encoreque sescontemporainsou cadets,de nom-
des sommités telles que Mendeleiev ou Botkine, I'un des breux compositeurssoviétiquesont repris le flambeau de
plus grands médecins russes de son temps, et d'autres Borodine, surtout dans leurs æuvres patriotico-épiques.
noms dont l'énumération ici serait de peu d'intérêt. Dans Au premier plan se situent les musiques de films de
les dernières années apparaissentdes correspondantsde Prokofiev, Alexandre Nevski surtout, et lvan le Terrible,
langue française : Théodore Jadoul, la comtesse de mais aussi d'autres de sesæuvresmarquéespar la guerre
Mercy-Argenteau, Juliette Folville... et la victoire, comme la 5" Symphonieot les scènespatrio- 3 Rappelons
A défaut d'une traduction intégrale,une large sélection tiques de Guerre et Paix. L'écriture chorale imprégnéede aussique le
du contenu des quatre volumes de lettres publiés sous la la polyphonie populaire de Sviridov est redevableà parts nom oe
Borodinea été
rédaction de SergueïDianine aurait assurémentsa place égales à Moussorgski et à Borodine. Quant à donnéà l ' un
des plus presti-
dans la musicologie française. Chostakovitch, s'il fut le compositeur de quatuors que gieux quatuors
I'on sait, le modèle de Borodine n'y est peut-êhe pas à cordes de
l'ère soviétique.
Une influence durable étranger.zAu registre de noms moins connus,sont à men-
Que ceux des Russesqui ont été en rapport direct et tionner la cantate de Chaporine Le champ de Koulikovo 4 Lieu d'une
régulier avec Borodine aient été marqués par sa person- (1939)4 et surtout, héritier direct par le sujet, Le dit de mémorable
batailleen 1380
nalité, ceci ne relève que du naturel. Le symphonismede I'Ost d'Igor de Lucian Prigojine (1966). qur marquaune
première victoi-
Glazounov lui est fortement redevable,même si à travers Des ressemblancesentre Borodine et Sibelius existent rê des Russes
une même robustesse se voulant épique, un carcan manifestement,tant ponctuelles ( | aressymphoniesrespec- sur les Tatars.
155
tives (cf. suprachap.z), que plus générales au niveau du
caractère, mais elles sont surtout à mettre au compte
d'une même conception rude, granitique, puissante, du
matériau symphonique, plus qu'à celui d'éventuelles
influences directes.En revancheles Français,Debussy et OPERAS
Les Preux,opéra-farce en 5 tableauxsur un livretde ViktorKrylov.1867.Inédit.
Ravel en tête, à qui la musique russe a apportéune alter-
(lnclusdes extraitsde Robertle Diableet Le Prophètede Meyerbeer, Le Barbier
native bien venue à I'hégémonie wagnérienne, ont de Sévitleet Sémiramisde Rossini,La BelleHélène,Barbe-bleue et Les Bavards
explicitement placé Borodine parmi leurs favoris. Nous d'Offenbach, ErnanideYerdi,Zampade Hérold,Rognedade Serov,Le Princeinvi-
avons mentionné le thème de la Deuxième Symphonie, sib/ede Cavos)
choisi par les "Apaches" comme signal de ralliement, et
Le Prince lgor, Opéraen 4 actes avec prologue,livret du compositeuret de
avons montré la parenté entre le thème oriental des
VladimirStassovd'aprèsLe dit de I'ost d'lgor (1869-1886,achevépar Nikolai
Steppeset celui du troisième mouvement du Quatuor de Rimski-Korsakov et AlexandreGlazounov). Dédiéà la mémoirede M.l'Glinka Ed.
Debussy. Evocations d'un passé lointain et fabuleux, Belaieff,1889. Desextraitsnon inclusdans l'éditionont été orchestrésau début
envoûtementsmélodiques, harmonies pimentées ou cha- des années 1990 par Yuri Falik; inédits, enregistrésdans la version
discographique du ThéâtreKirov,dir.ValeryGuerguiev (Philips)
toyantes volontiers générées par les modes artificiels,
sansparler des mille feux de l'orchestration, les mises en Mlada,opéra-balletféeriquesur un livretde StepanGuedeonov, entrepriscollec-
regard ne manquentpas pour rappeler que l'alliance fran- tivementpar CésarCui,NikolaiRimski-Korsakov, ModestMoussorgski, Alexandre
co-russede la fin du 19" sièclea joué là son rôle, dans la Borodine.1872. Esquissespour le 4e acte : t) Chæur du sacrificeau dieu
musique comme dans l'Histoire. Radegast;2)Scèneentre laromiret le grand prêtre;3) Apparitiondes ombresdes
princess/aves;4) Duo de Voislavaet laromir;5) Scènede I'invocationde Voislava
à'Morenaet apparitionde Morena;6) lnondation,tempête,destructiondu temple;
7) Apparitionde Mtada;8) Apothéose.Inéditsauf des fragmentsdu chceurfinal
publiéspar Nefedov,Moscou,1977
Une grande partie du matériaumusicala été réutiliséedans Le Prince lgor'
Rimski-Korsakova orchestréet publiésousformede poèmesymphonique lesfrag-
ments5 à 8 (Belaieff,1892)

GUVRESORCHESTRALES
Symphonie No1.en mi bémolmajeur.!862-67.Dédiéeà M. A. Balakirev.
p. pianoà 4 mains),1882 (partition
Ed.Bessel,1875 (réduction d'orchestre)

Symphonie L870-76.Dédiéeà E'S.Borodina.


No2 en si mineur("Epique").
p. pianoà 4 mains),1887 (partition
Ed.Bessel,1877 (réduction d'orchestre)

Dans les Steppesde I'Asie Gentrale,esquissesymphonique.1880. Dédiéeà


FranzLiszt.Ed.Rahter1882 (réductionp. pianoà 4 mainset partitiond'orchestre)

SymphonieN'3 en la mineur.Ed.Belaieff,1888.CEuvre posthume'


Deuxmouvements: le premierfut noté de mémoireet achevépar Glazounov. Le
secondest sa réadaptation pour orchestredu scherzopour quatuor à cordes
de Belaieff.
oubliédans le recueildes Vendredis
156 157

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