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Avdotia ANTONOVA
I lrr cnlant naturel
LamèredeBorodine
- DR llien que marié, Louka.Guedianovvivait depuislong-
lcrrrpsséparéde sa femme. Il s'étaitlié avec une dénom-
rrri'cAvdotia KonstantinovnaAntonova. née en 1809.aui
avait donc 37 ans de moins que lui. Fille de militaire, elle I'rrrtopopova(cf.infra)avait communiquésaprèsla mort de
était une jeune femme de grande beauté. Leur rencontre ron mari à leur ami le critiquemusical Simon Krouglikov,
date,semble-t-il,de 1831ou 1832,et peu de tempsaprès, ù lrr clemandede Vladimir Stassov,critique, historien de
Avdotia vint habiteravecGuedianov.Le 31 octo-bre1833 I'rrlt, mentor et biographe du Groupe des Cinq, à qui
leur naissait un fils qu'ils prénommèrentAlexandre. Afin K rouglikov les fit parvenir le 30 septembre1887.Stassov
de s'éviter la responsabilité délicate de la paternité d'un crr llt partiellement usage dans son vaste article sur
enfant illégitime issu d'une liaison morganatique, lhrrudine, publié par Souvorine à Saint Petersbourgen
Guedianov déclaraAlexandrecomme étant le fils d'un de Int,|9.
sesserfs qui s'appelaitPorfiri Borodine. Ainsi I'enfant qui La mère d'Alexandre, tout en le gâtant, ne manquait
aurait normalement dû, selon I'usagepatronymique russe, pirsclc fermeté,et quoiquepeu instruite elle-même,pos-
s'appelerAlexandreLoukitch Guedianov,est devenupour riétlaitun bon sensqui lui faisait intuitivementcompren-
l'état civil et pour I'histoire de la musique Alexandre rlrc I'irnportance d'uneéducationaccomplie.Dès I'enfance,
Porfiriévitch Borodine. Quant à sa mère, qui I'entoura Alcxandre fut, comme tous les enfantsrussesde bonne
toujoursde toute I'attention,de tout I'amourpossible(elle lirtnille, initié aux languesétrangères,au françaiset à I'al-
I'appellait "moï storoubliovy kotik", mot-à-mot, "mon lcrrrand.Une gouvemanteallemande,Luischen,qui s'oc-
chaton à cent roubles" !) elle cherchatoute sa vie à lui r'rrpuitde lui, le menait parfois aux concertsde musique
cacherqu'elleétait réellementsamère en se faisantpasser rrrilitaire donnés en plein air. Ce fut une révélation.
pour sa tante. Alcxandre était doué d'une remarquablemémoire, pour la
Peu d'annéesaprès, désirant assurer I'avenir matériel rrnrsiquecomme pour tout le reste,et d'une grandeassi-
de sa maîtresse,Guedianov lui fit contracter un mariage rhritéau travail. I1 se mit bientôt à apprendrela flûte, que
avec un médecin retraité d'origine allemande, Christian Irri cnseignaun musicien de ce même orchestremilitaire.
Kleinecke, et lui offrit en dot une maison. Il ne semblepas
que Kleinecke, qui mourut en 1841, ait eu une quel- l)eux passions
conqueinfluence sur I'enfant,pas plus que Guedianov lui- l)arallèlementà la musique,il s'adonnarapidement à
même d'ailleurs,qui disparuten 1843. rrrrc nouvelle passion : celle des mathématiqueset des
Peu après, Avdotia eut une nouvelle liaison, dont rcicrrces.Apparue spontanément,elle fut renforcéepar
naquit en 1844 Dimitri Alexandrov, demi-frère de I'irrlluenced'un camaradede son âge,Mikhail Stchiglev,
Borodine. Le nom d'Alexandrov est lui aussifictif; le père lils d'un professeurde mathématiques.Ce garçon vint
de I'enfant semble avoir été un prince Volkonski, ancien lrrcrrtôthabiterdansla maisondesBorodine,et tous deux
ami de Guedianov. L'éducation de "Sacha", entièrement rt çrrlcntle mêmeenseignement à domicile, chaquematiè-
dirigée par sa mère, se passaen grande partie en compa- rt' ûtantenseignéepar un précepteurspécialisé.Toutesles
gnie d'unecousine,Marie, complicede sesjeux d'enfants rhrrrréesétaientrassembléespour offrir aux enfantsune
et en particulier de représentationsthéâtrales que tous Irorrrrcformationscientifique.Alexandrepour sapart, tout
deux adoraient monter, s'y produisant à la fois comme r.lt itpprenant la flûte, s'était mis à suivre des cours de
"auteurs" et comme "comédiens"... en présence d'un piirrroauprèsd'un Allemand, Herr Pohrman.Visiblement
public constitué de la mère et d'une domestique ! M ililrail Stchiglevbénéficiaitlui ausside cesleçonsmusi-
Les informations sur I'enfancede Borodine provien- crrles,car les deux enfants jouaient souvent à quatre
nent des souvenirsque son épouseEkaterina Sergueievna rrririns,déchiflrant des æuvres de Haydn, Beethoven,
I0 I]
Mendelssohn.Très vite Alexandre, non content de s'être
familiarisé déjà avec la flûte et le piano, se mit à étudier è la minéralogie,et termina I'Académieen 1855 avec la
pluc hautemention ("cum eximia laude").
de surcroît le violoncelle. Les deux passions,celle pour la
musique et celle pour les sciencesexactes,s'harmoni- Pcndant tout ce temps, il continuait à pratiquer la
saient donc parfaitement dans la personnalité de ce gar- f,1urique,réussissantmême à rassemblerun quatuor dans
lequcl il tenait la partie de violoncelle. I1 fréquentait aussi
çonnet si richement doué. Une science,plus que toutes les
autres,le captivait : la chimie. Il se fit installer à domici_ dBc salons où la musique de chambre était appréciée,
le un véritable laboratoire et se lança dans des expérien_ €otRmecelui d'Ivan Gawouchkevitch, fonctionnaire à la
ces qui, outre leurs nuisancesolfactives - les composés Chancellerie.On y rencontraitdes gensde talent, en par-
chimiques répandaient des odeurs pestilentielles dans llsulicr AlexandreSerov (1820-1871),critique musical,
toute la maison - pouvaient devenir dangereuses dleciple de Glinka et futur compositeur d'opéras(Judith,
, car pré_ lâ63: Rogneda,1865;Lq Puissancedu mal,1871). Ses
sentantde sérieux risques d'incendie.
Simultanémentaux découverteschimiques, des essais €gnneissancesmusicales s'accrurentainsi d'æuvres de
de création musicale voient le jour. Mentionnons tout d'a- âoecherini, Spohr,Onslow, Gade, et Franz Xaver Gebel
(l7tl7-1843) Allemand russisé,nom peu connu mais qui
bord qu'il y avait eu déjà une polka pour piano intitulée
Hélène que Borodine avait composéeà l'âge de neuf ans lltt son importancepour le développementde la musique
et dédiée à une dame qui portait ce nom et dont il était & chambre en Russie. Borodine appréciait tout particu-
tombé follement amoureux ! Cette pièce fut même édi_ llàrcment ses quintettes à cordes, et Gebel eut certaine-
2 Un nom sur- tée... en 1946,par le musicologuesoviétiquepavel Lammz. Itlgfit une influence sur les divers ensemblespour cordes
tout connuen
rapponavec Puis vinrent les premièrestentativesde musique de cham- QU'ilallait composerdans les années1850-1860,dans la
Moussorgski, bre : vers 1847,à l'âge de 13-14 EÊiure ori les siens présentaientdéjà les caractéristiques
ans, Borodine compose
dont Lamm
avaitentrepris un petit concerto pour flûte et piano, et un trio à cordes
{ûl seraientcelles de Borodine : un mélanged'esprit russe
l'éditiond'après sur des thèmes
de Robert le Diable de Meyerbeer. Les ft de style occidental. Notre musicien tenait parfois la
les manusôrits, pnrtie de second violoncelle lors de soirées de
et notamment partitions en sont perdues,excepté une page de la partie
celle de la parti-
de flûte, mais I'existence de ces æuvres est attestéepar €lavrouchkevitch, bien que sa technique de I'instrument
tion originalede
Borls Vladimir Stassov dans sa monographie, lequel précise ftt à cette époqueassezlimitée.
Godounov.
d'ailleurs que Borodine jouait lui-même la partie de flûte Borodine a conservétoutre sa vie sa reconnaissanceà
de son concerto, et que le trio, très bref, avait été écrit €lcvrouchkevitch. Le 6 mai 1886, moins d'un an avant sa
pfopre mort, il lui écrivit : "Je repensesouvent et avec
directementau propre.
En 1849, il composaencore :uneFantaisie sur des thè_ àanheur à vous et à vos soirées que j'appréciais tant et
mesde Hummel etune étudeLe Courant pour piano. Elles ClHlont étépour moi une sérieuseet bonneécole,comme
e Leftresvol.4
furent publiées, et eurent même droit à des mentions dans l'est tou.joursla musique de chambre de qualité".2 p.192
la pressede l'époque (L'Abeille du Nord du 25 novembre
1849),mais aucunexemplairene sembleavoir été conservé. Lel premières æuYresconservées
En 1850 Borodine s'inscrivit à I'Institut médico-chi_ fl'est lorsqu'il était encore étudiant à I'Académie que
rurgical de I'Académie des Sciences.Il s'y révéla étudiant 9orodine écrivit les premières æuvres, partitions de
brillant du grand professeurNikolai Zinine. Outre la chi- âuaique de chambre et mélodies, qui nous sont parve-
mie, il s'intéressa âUce,Bien qu'il ne soit pas possiblede les dateravecpré-
vivement à la botanique,à la zoologieet
t2 Élalon,on sait qu'ellesont vu le jour entre 1852 et 1856.
IJ
Elles consistenten un trio pour deux violons et violoncel- déchiffrage de certainesrectifications indiquées dans
le, un quintette à cordes,un autre trio sur le thème d'une le détail des parties instrumentales.Le premier mou-
romancerusse("Qu'ai-je fait pour te peiner?"), un quatuor vementAllegro con brio est maintenu dansun lyrisme
pour flûte, hautbois,alto et violoncelle, auxquelsviennent aimableà la Mendelssohn;Borodine s'y complait dans
s'ajouter quatre mélodies. la paraphrasede quelques formules mélodiques, tout
en aménageantdes moments d'un dynamisme appré-
Les premières æuvres de musique de chambre ciable. Le secondmouvementAndante ma non troppo
Elles ne sont guère plus que des pièces de circonstan_ (La bémol majeur) offre un thème avec deux varia-
ce pour des soirées musicales entre amis. Il ne faut pas tions (une troisième ayant été à peine ébauchée);la
encore y chercher le grand Borodine, mais çà et là des mélodie est dans un style bien reconnaissable de
prémices se font jour. romance lyrique russe du début du 19" siècle; la pre-
Trio pour deux violons et violoncelle en Sol majeur. mière variation est une ornementation en triolets
Deux mouvements le composent,Allegro et Andante. autour des notes du thème, alternée entre le premier
Edité en 1949 par Dobrokhotov et Kirkor, une exécu_ violoncelle et le violon; la secondefait passerle thème
tion publique en fut donnéeantérieurementà l'édition, 0u secondvioloncelle sousdes contrepointsaux autres
le 28 décembre 1947 au Conservatoirede Moscou par instruments.Le troisième mouvement est un Minuetto,
D. Zyganov et les frères Chirinski. C'est dans le silla_ &vec une partie en croches continues et assezserrées,
ge de I'Ecole viennoise que se situel,Allegro initial, de ct une partie B plus déliée, avec là encoreune mélodie
facture très classique,dont le meilleur passageest le qui fait référence au folklore citadin russe. Le finale
bel épanchement mélodique du second thème, Prestissimo d'allure très décidée, avec une rythmique
d'écriture denseet maîtrisée.L,Andante développeune dansante,est coupé avant la réexposition par un épiso-
phrase en rythmes pointés, très souplementbalancée, de Adagio avec une brève cadencedu premier violon-
dans un lyrisme serein, avant de s'animer dans sa par_ celle.
tie centraleen triolets de notes répétéeset d'omements Le Ttio pour deux violons et violoncelle en Sol
au premier violon. Le début d'un troisième mouve_ mlneur, faisant pendant avec celui en sol majeur, fut
ment, un scherzo,n,a été qu'esquissé. publié par Pavel Lamm en 1946.Il avait été joué à
Quintette à cordesopour deux violons, alto et deux Saint Petersbourgdu vivant de Borodine en 1883,dans
violoncellesoen Fa mineur. La présencede deux vio_ une version pour petit orchestre réalisée par Mikhail
loncelles, au lieu de deux altos, attestede la prédilec_ Stchiglev, I'ami d'enfance, mais sans indication du
tion du compositeur pour le timbre de cet instrument. nom du compositeur! Le même Stchiglev en avait
En quatre mouvements, totalisant près d'une demi_ eflbctué en 1860 une transcription pour piano à quatre
heure de durée, c'est une des æuwes intéressantesde mains, où le trio est indiqué cofirme "Fantaisie"; peut-
la première période de Borodine, écrite à I'intention être était-ce le titre original que le compositeur lui
des soirées de musique de chambre au salon de avait donné. L'æuwe est dédiéeà P. Vassiliev, I'un des
Gavrouchkevitch. Le quintette fut édité en 1960 dans musiciens de l'ensemble auquel participait Borodine.
une version revue par le compositeur soviétique Orest Baséesur la romance "Qu'ai-je fait pour te peiner",
Evlakhov. Le manuscrit a nécessitéquelquesinterven- traitée en un cycle de variations, elle est imprégnée
tions, comme I'achèvementde la coda du finale, et le d'un sentimentalismede salon, fortement redevable à
certainescompositionsd'Alabiev.
Quant au Quatuor pour flûte, hautbois, alto et
violoncelle, il est en quatremouvements,dont les 1".
sf ls {èmesont des arrangementsde la sonate en ré
majeur pour piano de JosephHaydn Hob. XVI:51.
J
plète efficacement son bagage scientifique en assistant Une jeune musicienne
aux cours de Claude Bemard, de Saint-Clair Deville et de Après un détour par I'Italie, Borodine revient à
Louis Pasteur.Il devient membre de la SociétéParisienne Heidelbergau printempsde 1861.Et ciestlà, à la datepré-
de Chimie. De plus il fait la connaissancede l'écrivain cise du 27 mai qu'il fait la connaissanced'unejeune fille,
Ivan Tourgueniev,et trouve dans un magasin de musique Ekaterina SergueievnaProtopopova, née en 1832, tuber-
le recueil de Chansonsalgériennes,mauresqueset kaby- çuleusevenue à Heidelberg pour se soigner,et qui est une
6 Salvador /es de SalvadorDanielo.Bien que n'ayantpasreçu de cul- pianistede talent r. 7 Dans ses
souventrscom-
Da niel,
1 831-1871 :
ture orientale directe, son oreille est ataviquementsensi- ll est émerveillé en I'entendant jouer Chopin et muni quésà
Krouglikov,
Folkloriste, ble à ces mélodies.De ce recueil, c'est du reste Rimski- Schumann.De concerts en promenadesdans les monta- S. (cf. supra),
auteurd'un
essai sur la Korsakov qui sera le principal bénéficiaire quelques gnes, une idylle s'établit rapidement et en été ils se fian- Ekaterinaparle
musiquearabe, annéesplus tard : il y puisera en effet plusieurs thèmes gcnt. C'est une période heureuseentre toutes dans la vie de la formation
musicalequ'elle
il vécut et
ensergna ponr sa Jeme syppfisnie Antar (1868). de Borodine, et particulièrement fructueuseaussi pour sa avait reçue.
quelquetemps Elle nornme
çulture musicale. Au cours d'un séjour à Mannheim parmrses pro-
à Alger.
En 1871à Ekaterina et lui assistent à des représentations du fesseurs certain
un
Parisau
momentde la
Freischùtz de Weber, et surtout de plusieurs opéras de Konstantinov
Commune irVagner: Le VaisseauFantôme, Tqnnhaùser,Lohengrin. élèvede Field;
en fait il s'agit
il fut pendant
quelquesjours Jusquelà ils ne connaissaientWagner que pour en avoir plus vraisem-
blablementde
directeurdu un peu déchiffré au piano. Ils sont éblouis par la splen- Konstantin
Conservatoire.
Après l'écrase- deur de son orchestration,dans la magnifique interpréta- Kossov,ainsi
que le rectifie
ment de la
Commune,
tlon de I'orchestrede Mannheim. Sokhordans
il fut fusillé. lls quittent I'Allemagne en automne et partent pour son ouvrage,
(p. 102),pui s
lltalie. L'hiver 1861-1862et le printempsse passentà Reinhardtet
enfin
Plse où Borodine a la chancede trouver des collèguesita- Schulhof,
Chpakovski,un
llens qui mettent à sa disposition un laboratoire pour ses élève de Liszt.
ô*périences.Alexandre et Ekaterina apprennent rapide-
lÎlgnt I'italien et leur séjour pisan s'avèreriche en impres-
tlons de toutes sortes.Ils voient des opéras de Bellini
(Êéutrice de Tende,La Norma), des pièces de Goldoni;
Ëorodinejoue du violoncelle dansl'orchestrede Pise dans
êËeopéras de Donizetti; ils se lient avec le directeur de
l'éeole de musique, le signor Menocchi, qui est fasciné
lereque Borodine écrit devant lui une fugue en moins
d'une heure! Par lui ils obtiennent I'autorisation de jouer
!Ëf I'orgue de la cathédrale,un magnifique instrument à
trcis claviers, qui nécessitaitdix hommespour faire fonc-
Ekatérina tionner sa soufflerie. Ekaterina produisit une belle
PROTOPOPOVA lmpressionen exécutantpendant la messela transcription
l'épouse
de
Borodine-
DR d'un chæur de Dimitri Bortnianski(1751-1825)un des
22 ZJ
maîtresde la musique religieuserusse,qui fut directeur de (ioldstein, qui composaau total près d'un tiers de la
la Chapelle Impériale de Saint Petersbourg. rnusique,essentiellement dansle finale, et éditéechez
Lors des fêtes de Pâques,ils effectuent un voyage à Sirnrockà Hambourg en 1982.En trois mouvements,
Florence,assistentà des comédiesflorentineset partici- c'cst une æuvre cyclique, le thème unificateur étant
pent de bon cæur aux acclamationsadresséesà Garibaldi. cnrpruntéà celui d'une fugue de Bach provenant de sa
Et en juin Borodine, ayant terminé ses expérienceschi- première sonatepour violon solo (sol mineur BWV
miques, s'offre deux mois de vacancesavec Ekaterina au l(nl). Il amorcel'Allegro initial, et sa cellule alimen-
bord de la mer à Viareggio. tc égalementle secondthème, qui prend néanmoinsun
r:oloris slave. Un autre motif annonceI'un de ceux du
Les æuvres des années1860-1862 premier mouvement de la future DeuxièmeSymphonie
Elles continuent sur la lancée de celles des années lcl', infra, ch. 4, ex. mus.5). Le second mouvement
1850,et aboutissentà ce qui peut être considérécomme lndante dolce (Fa majeur) est une Pastoraletoute de
le jalon mettant fin à la période de formation musicale de grâce mélodique; le thème de Bach Éapparait au cen-
Borodine : le quintette pour piano et cordesen Ut mineur. tro, avant une courte cadencedu violoncelle, laquelle
Ttio pour piano, violon et violoncelle en Ré majeur. tnène à la reprise. Dans le finale le thème cyclique
Probablement écrit en partie au cours du séjour en prcnd divers aspects,solennel(Maestoso)ou enjouéet
Italie, il a été publié par Dobrokhotov et Kirkor en dansant(Presto). Comme dansle premier mouvement,
1950. Ce tryptique s'achevantsur un menuet laisse lcs deux instruments sont soumis à un ceftain niveau
supposerI'existenceou du moins I'intention d'un fina- cl'exigencevirtuose.
le. L'Allegro con brio initial débute par un thème au Scxtuor à cordes (deux violons, deux altos,deux vio-
violoncelle;le pont et le secondthèmecontiennentdes loncelles)en Ré mineur. Il fut composéà Heidelberg
élémentsque I'on retrouveradans les mouvementssui- vcrs le milieu de I'année 1860. Deux mouvements
vants. Le développement, très modulant, attire une sculement en sont conservésintégralement.Ils furent
fois de plus I'attention sur le sens de I'harmonie de édités en 1946 sous la rédaction de Pavel Lamm.
Borodine. Tout ce mouvement est animé d,une vitalité l.' tl llegro respire la fraîcheur et la bonne humeur.Trois
puissante et communicative. La Romance (Andante) lhèrnes s'y succèdent,donnant lieu à quelquesmotifs
rappelle Mendelssohn,tout en recelant quelquesinto- dérivés : le premier est animé, dansant,d'une texfure
nations russeset italiennes.Dans la coda un choral tronsparente, le secondmélodiqueen largesintervalles
apporte une nuance soudainement dramatique. nur I'arpègede La majeur, le troisième indiqu'éMeno
L'Intermezzo final indiqué Tempo di minuetto offre nto,\soen Fa majeur plus discret, spirituel et gracieux.
une équivoque rythmique entre cette danse classique Si la forme laisse transparûIre quelques gaucheries,
etlamaztxka.L'héritage de Glinka y est sensible,tout ()rl remarque en revanche I'aisance avec laquelle
autant que la veine folklorique, et la robustessede la l3orodineuse d'un effectif pourtant réputé peu évident.
caffure laisse clairement ressentir la personnalité de l,'Andante est en Mi mineur, juxtaposant une tonalité
Borodine. pcu courante après le Ré mineur du premier mouve-
Sonate pour violoncelle et piano en Si mineur. ntcnt.Assezbref, il exposeune mélodie dans le style
Restéeinachevée,la sonatefut terminéeen 1951par le des romancesélégiaquesrusses,à I'instarde plusieurs
violoniste et musicologue soviétique Michael ærfvres des annéesprécédentes,traitéesousforme de
25
rl
variations - là encore on aura observéla prédilection chant repris en chæur après avoir été exposé par
du jeune Borodine pour ce procédé, aisé et pratique quelques voix solistes. Le Scherzo quant à lui laisse
pour "se faire la main". Les variations s'animent de apparaîtredans son thème principal des analogiesavec
figures dont certainessont issues du premier mouve- la fantaisie orchestrale Kamarinskai'a de Glinka :
ment. Assez remarquable par ailleurs est I'usage des comme danscette dernièreon y observedes imitations
pizzicati, tant dans I'accompagnementdu thème que de timbres d'instrumentspopulaires. La partie centrale
dans les pages suivantes,et qui rappelle les sonorités est lyrique, avec des "vocalises" dans la mélodie.
de la balalaika. L'Allegro moderato final, dont les dimensions sont
Quintette pour piano et cordes (2 violons, alto, vio- égales voire supérieures à I'ensemble des deux pre-
loncelle) en Ut mineur. Sa composition occupa le miers mouvements,est basésur le thème russedu pre-
printemps et le début de l'été 1862. Dans son Journal mier mouvement. S'il n'est pas exempt de longueurs
personnel, Ekaterina note jour après jour le travail dans sesrépétitions,il laissepréssentiraussi,dans sa
enthousiasteet opiniâtre de son fiancé sur la partition. culmination notamment, le Borodine épique de la
"2 mai: ce matin Sachan'est pas allé au laboratoire maturité, avec son sens d'une ampleur sonore, quasi-
mais a passé toute la matinée à écrire son quintette; ment symphonique, une certaine austérité rugueuse
(...) 23 mai : Sachacontinue à jouer et à écrire son dans les harmonies et une vigueur majestueuseet sans
quintette. Le soir nous sommes allés chez Menocchi, hâte.
où nous avonsjoué un trio de Hummel et:unAdagio de
Beethoven; lorsque nous sommes rentrés, Sacha s'est N'oublions pas, pour clore cette énumérationet methe
mis au piano et est resté à composerjusqu'à t heure du l&t point final à ce premier chapitre, deux pièces pour
matin. 26 mai: Sachacontinue à écrire son quintette et à quatre mains, Scherzo et Threntelle, cette der-
ne sort pas de la maison". llère teintéepar momentsd'orientalisme.
La partition fut achevéeen juillet lors du séjour à
Viareggio, et comme toutes celles de cette période, ne
fut éditéequ'au2Q"siècle,en 1938.
Les trois mouvements du quintette sont d'un ordre
quelquepeu inhabituel Andante, Scherzo(Allegro non
troppo), Finale (Allegro moderato) dans la mesure où
ils donnent I'impression que le premier mouvement
manque; mais on comprend la logique de l'enchaîne-
ment en constatantqu'elle correspond à un élargisse-
ment des idées. Dans l'Andante on remarque les tour-
nures mélodiques et les procédés rythmiques propres
au chant populaire russe : alternancede mesure à 2 et
3 temps, notes longuement tenues; mais ils sont
mélangés avec des éléments mendelssohnienstout
aussi reconnaissables.Dans la secondepartie du mou-
vement, I'intensification du volume sonore évoque un
27
d
('hapitre II
L'uîné descinq
ll'r:mblée,une symphonie
A I'automne1862,une fois rentréà SaintPetersbourg,
lloxrdine accomplitle pasdécisifpour son avenirmusical
('n (lcvenantle dernier membre en date du Groupe des
('irrc1.Comme nous I'avons vu, il connaissaitdéjà
Morrssorgski.Mais c'est par l'intermédiaire de son ami
Sr.'rgueT Botkine, éminent médecinmais aussivioloncel-
Irstcamateur,que Borodine rencontreMily Balakirev,le
Iotrgueux et autoritaire chef de ce cénacle auquel
Vlirdirnir Stassovdonnerapeu aprèsI'appellation signi-
Irerrtive,quoique moyennementheureused'un point de
vrrc littéraire,de "puissantpetit groupe".
lJorodinese trouve être le plus âgé de sescamarades.
Itrppclons, à titre de mémoire, leurs âges et aussi leurs
hrrrgévités respectives. AprèsBorodine(1833-1887)vient
( 'i'slr Cui (1835-1918),qui resterale vétéran,longtemps
;rpr'ùsla disparitionde tous les autres,et serale seul à qui
rl scra donné de voir, quelquesmois avant sa morl, la
l{i'vulutiond'Octobre!Balakirev(1837-1910)se situeau
1 Quelquesauf
rrrilicu,aînéde deuxansde Moussorgski(1839-1881)qui res musiciens
rrrrnrcle tous l'existence la plus brève; le benjamin du de moindre
importanceont
firoupe est de loin Rimski-Korsakov(1844-1908)r.Et fait à divers
à eux en cettemême année1862,leur con- momentsoes
lrrrrlrllèlement
passagesau
It'rrrporain Tchaikovski(1840-1893)entre au Conserva-Groupe:
lorlc de Saint Petersbourg,premier établissementde ce Apollon
Goussakovski
!,.rnr'oen Russie,que vient de fonderAnton Rubinstein.A (1841-1875),
Mily BALAKIREV l'rrurge des slavophileset des occidentalistes,deux N i k ol aT
DR Lodygenski
( iulps antagonistesse forment dans la musique russe. (1842-1916),
Nikolaï
l'orrr le plus grand bonheur de celle-ci, il suffira d'une Stcherbatchov
d'annéespour les faire fusionner.
rlrzirirre (1853-?).
('omme tous les autres membres, Borodine ressent
28 rrrrnrécliatementla force de la personnalitéde Balakirev,et 29
il est troublé lorsque celui-ci demandeà prendre connais- musique. Les fruits de sa toute récente rencontre avec
sance de ses æuvres. Pourtant, à l'étranger, il n'avait Balakirev se sont révélés avec une force et une rapidité
aucun complexe à se manifester en tant que compositeur. l'abuleuse,et m'ont complètementébahie.En décembre,
A présent le voilà saisi de timidité. Mais Balakirev, cct occidentaliste, ce mendelssohnienconvaincu qui
comme il l'avait été un an plus tôt pour Rimski-Korsakov, vonait de composerun scherzoà la Mendelssohn,m'a
se montre plein de sollicitude et d'encouragementsenvers joué presque en entier I'Allegro de sa symphonie en Mi
son nouveau disciple, dont il a tout de suite mesuré le bCmolmajeur".
talent. Il faut pourtant préciser - ou rappeler,car nous avons
Rimski-Korsakov, justement, se trouve à ce moment- eu l'occasiondéjà d'y faire allusion - que Borodinepos-
là éloigné du Groupe pour un long moment: élève offr- sédaità cette dateune formation technique au moins aussi
cier de marine, il est parti au début de l'été 1862 pour considérable que celle de Balakirev et ceftainement
effectuer durant deux ans et demi un stagede navigation tupérieure à celle de tous ses autres camarades au
à bord du clipper I lmaz (Le Diamant), stagequi était pro- moment de leur arrivée dans le cénacle, notamment en
grammé pour faire le tour du monde, mais s'est finale- matière d'écriture : on a vu avec quel enthousiasmeet
ment limité aux Amériques. Avant de partir, Rimski- quclle aisanceil écrivait des fugues.Ce qui lui manquait,
Korsakov avait mis en chantier une symphonie, sur les g'était une prise de consciencede sesforceset de sa véri-
conseils de Balakirev, laquelle devait être "la première table personnalitémusicale,de sa possibilité de devenir
symphonie russe" (celles de Rubinstein, intégralement un compositeur professionnel et non seulement un bon
germaniques,ne comptaientévidemmentpas!). Il en avait dilettante.C'est en cela que I'influence de Balakirev a été
poursuivi la composition pendant quelque temps, au etlicace,donnantI'impulsion nécessaireà un mouvement
début de son stage. Le finale de la symphonie, composé qui ne demandaitqu'à s'intensifier.
avant les autres mouvements, fut joué devant Borodine Du fait du rapport d'àge,les relations entre Balakirev
par Balakirev et Moussorgski, les deux excellents of l3orodine furent un peu diflérentes de celles que le
pianistesdu cénacle.L'æuvre fut terminée à son retour en mnître entretenaitavec certainsde sesautresdisciples: de
I 865. meme qu'avec Cui, son attitude était davantage celle
Visiblement, Balakirev tenait à son idée d'élargir le d'une simple camaraderie,alors qu'il avait un comporte-
répertoire symphoniquerusse,car c'est égalementvers la ment de chef plus marqué envers les cadetsMoussorgski
compositiond'une symphoniequ'il orientaBorodine : ce et l{imski-Korsakov.
devait être sa lc'" symphonie en Mi bémol majeur, qu'il
achevaen 1867. Des voies qui soouvrent
Le résultat de I'entrée de Borodine dans le Groupe est Lc 17 avril 1863 Alexandre et Ekaterina se marièrent.
ainsi commentépar son épouse,dans sessouvenirscom- Quclquoismois plus tard ils s'installèrentdansl'apparte-
muniqués à Krouglikov: "Je ne l'avais pas vu pendantun ment qui leur fut aménagédans le bâtiment nouvellement
mois. Mais il s'en est passédes chosesau cours de ce ittnuguréde la sectiond'histoire naturellede l'Académie
mois! Alexandre Porfiriévitch s'est complètementméta- Etédioo-chirurgicale.Assez vaste, le logement n'était
morphosé musicalement, il a grandi de deux têtes et a eËpcndant guèrecommode: la cuisinesetrouvait au sous-
acquis cette originalité typiquement borodinienne dont on EOl,ct les pièces du rez-de-chaussée n'étaient séparées
ne pouvait dès lors que s'émerveiller en écoutant sa que par un couloir des laboratoires et des cabinets
30 31
d'étudesde l'Académie.Borodine eut cependantla possi- nord-ouestde la Russie,pour étudier les eaux minérales
bilité d'y établir bientôt son propre laboratoire. Ce fut de Khilovo, lieu devenu par la suite une importante sta-
jusqu'à la fin de leur vie leur domicile principal. Mais tion de cure. Mais surtout, il compose, pendant ses
Borodine se doutait-il, en épousant cette femme certes momentsde liberté. La Premièresymphonie,dont d'im-
talentueuse, cultivée et altrayante, mais aussi malade, portantsfragmentssont écrits en 1865-66,est achevéeen
faible, capricieuse et irresponsable,des difficultés qu'il lfl67 au bout de cinq annéesd'efforts épisodiquessans
await à endurer à caused'elle? Pour sa part, les perspec- dttute,mais parfaitementhomogènes.
tives qui s'ouvraient devant lui dans son métier et dans Cinq annéesau corrs desquellestous les membres du
son art lui permettaient pour f instant d'envisager la vie eroupe des Cinq ont également manifesté une activité
avec optimisme. En 1862 il était professeur-adjointde la lntense.Balakirev, le chef, est cependantle moins rapide
chairede chimie. En 1864il devientprofesseuren titre. Il à l'écriture en raison de son caractère excessivement
est peut-être utile de préciser que bien qu'ayant reçu une tcrupuleux,du temps qu'il consacreaux autreset de ses
formation de médecin, il ne pratiquera plus guère cette occupationsà l'Ecole Gratuitede Musique,établissement
profession, sinon pour les personnesde son entourage,et qu'il a fondé au printemps de 1862 (anticipant de
c'est bien plus commeun chimistede premier ordre qu'il quelques mois sur l'inauguration du Conservatoire!),
entreradansl'histoire des sciences. Êonjointementavec le chef de chæur Gavriil Lomakine
Le milieu des années1860 est pour lui une période (lttl2-1885), afin de mettrel'enseignement musicalà la
heureuse en tous points de r,.ue.I1 voyage de temps en portéedesclassessocialesles plus défavorisées,et dont il
temps, tantôt pour raisons professionnelles, tantôt pour dirige les concerts.En 1863-64 il écrit une Ouverture
son plaisir. Entre mai et août 1865, il séjourneavec son rilJJe, sa deuxième, sous-titrée 1000 ons (pour le millé-
épouse dans le sud de l'Autriche à Graz, où ils mènent ffiire de la fondationde l'état de Russieen862 par le chef
une existencede jeunes amoureux qui doit leur rappeler lgandinaveRoerick). En 1863 il séjourneau Caucaseet
les moments de bonheur de Heidelberg et de Viareggio. On rapporte des notations de mélodies orientales dont il
En automne 1865 il se rend dans la province de Pskov, au Utilisera certainespar la suite dans sa brillante et fort
JJ
ficile fantaisie pour piano Islamey (achevéeen 1869), qui recueil de Salvador Daniel rapporté de Paris par
reste aujourd'hui encore son æuvre la plus populaire. Borodine.Antar symphonie (ou "suite symphonique") en
Après avoir songépuis renoncéà un opéra sur le conte de 4 mouvementsde forme cyclique est inspirée du principe
L'Oiseau de Feu (sujet qui seracelui du premier ballet de de la symphonie à programme berliozienne, et sa compo-
Stravinsky en 1909), il met en chantier lui aussi s3 lère sition n'est évidemmentpas sansrapportavecle séjourde
symphonie.Commencéeen 1864elle seramenéeà bien... Berlioz en Russieau cours de l'hiver 1867-68.
trente-trois ans plus tard ! César Cui, sans doute le moins intéressantet original
Moussorgski, dans ces mêmes années, conçoit un des Cinq, s'adonne quant à lui à ses activités de critique
vaste opéra sur Salammbdd'après Flaubert. Entre 1863 et musical dans sa tribune des Nouvelles de Saint
1866il en composed'importantsfragments - près d'une Pelersbourgavec une plume trempéedans du vinaigre, et
heure et demie de musique - puis l'abandonne, laissant composeson opéra William Ratclffi.
deux fragments orchestréset le reste à l'état de piano et De la génération précédente,Alexandre Dargomyjski
chant,avecquelquesindicationsde partiesinstrumentalesz. (1813-1869)qui s'estrapprochédu Groupe,en a éveillé
2 Le tout sera Une partie de la musique sera réutilisée dans Boris le vif intérêt par son opéraLe Convivedepierre (thème de
orchestré en
1976par l e
Godounov.En 1867deux æuvresimportantesnaissent: la Don Juanréécrit par Pouchkine) alors en cours d'élabora-
chef d'orches- première version de La Nuit sur le Mont chquve, eui est tion, et qui est le premier opéra à abolir le clivage réci-
tre et composi-
teur Zoltan conjointement avec Sadko de Rimski-Korsakov, le pre- tatif-air au profit du récitatif mélodique, conservantintact
Pesko. mier poème symphonique russe, et le chæur avec le texte original de la pièce pouchkinienne. Inachevé à la
orchestre La Défaite de Sennacherib d'après Byron. lnort du compositeur, il sera terminé par César Cui qui
Vient ensuite,en 1868 I'essaiexpérimentalement intéres- çompose quelques répliques manquantes, et Rimski-
sant mais lui aussi inachevé dt Mariage, opéra sur le Korsakov qui orchestretoute la partition.
texte d'une comédie de Gogol, où il chercheà élaborerun En dehors du Groupe, Tchaikovski a terminé en 1865
récitatif se rapprochant au maximum des inflexions du ton cursus d'études au Conservatoire de Saint Peters-
langageparlé. I n'en composeque le 1.' acte pour piano bourg et a été aussitôt nommé professeur à celui de
3 De nombreu- et chant.:Et c'est aussitôtaprès(fin 1868)qu'il entamesa
ses orchestra-
tionset achève-
grande ceuvre, le seul opéra qu'il achèvera : Boris. Les
menb existent: années 1860 voient aussi de nombreuseset importantes
Alexandre
Tchérepnine,
mélodies, dont plusieurs reflètent ses idées populistes
lppolytovlvanov, (L' orphelin, B erceuse du p aysan, Kal I istrate).
I
Marguerite
Béclard
Rimski-Korsakov, qui est revenu en 1865 de son stage
d'Harcourt de navigation et est désormaisaffecté à un service à terre,
avec une
versionfrançai- s'est remis avec enthousiasmei s4 lèresymphonie qui est
se du texte, et jouée en décembre 1865. Coup sur coup il écrit entre
celledu chef
d'orchestre 1866 et 1868 une Ouverture sur trois thèmesrusses.rîe
Guennadi Fantctisiesur des thèmesserbes,le poème symphonique Soirée musicale
Rojdestvenski, chez Balakirev
certainement Sqdko (le même sujet et la musique lui resserviront en Borodine estassis
la meilleure
de toutes.
1895pour l'opéra éponyme),sf s3 fèmesymphonieAntar au 1errang
à droite,deface.
(1868) dans laquelle il utilise des mélodiesorientalesdu DR
34 35
Moscou fondé en 1866 par Nikolaï Rubinstein,le frère trompé". Balakirev raconte,pour sapart, lors d'entretiens
d'Anton. En 1866 il composelui aussi53 lèresymphonie avec SemionKrouglikov en 1883 : o'Lepremier mouve-
Rêvesd'hiver, et en 1868son premier opétaLe Voiëvode- ment fut accueilli par le public avec froideur. Il y eut
Ainsi en l'espacede trois ansobserve-t-onl'apparition quelques applaudissementsqui ne durèrent pas. Je pris
desbasesd'un authentiquerépertoire symphoniquerusse: peur et m'empressaid'entamer le scherzo qui fut joué
1865, lre symphoniede Rimski-Korsakov; 1866, 1e'"fls avec brio et suscita un tonnerre d'applaudissements.On
Tchaikovski; 1867,lèreds Borodine; 1868,2" symphonie appelaI'auteur.Le public exigeaque I'on rejouâtle scher-
Antar de Rimski-Korsakov;c'est bien I'accomplissement zo". Et dans une lettre à Tchaikovski, Balakirev écrit :
d'une nécessitételle que Balakirev I'avait préssentieavec "Toute notre compagnie exulte à l'occasion du succès
justesse. inattendude la symphonie de Borodine".
Il est vrai toutefois que I'accueil ne fut pas unanime et
Au programme que certains critiques prirent la partition de haut. Ce fut
La lèu symphonie de Borodine fut jouée le 24 février malheureusementle cas d'Alexandre Serov, hostile aux
1868 sousla direction de Balakirev lors d'une répétition Cinq pour des raisons personnellesplus que musicaleset
qui prétendit dans un article dans la revae Golos (La
organiséeà la demandede la direction de la Sociétémusi-
cale russe pour juger des dernièresæuvres des composi- Voix) que "la symphonie d'un certain M. Borodine n'a
teurs contemporains.Borodine s'y trouva joué aux côtés guère plu au public et que seuls ses amis l'avaient
de gens qui pour la plupart ont sombré depuis dans un applaudie".
oubli total. Or c'est lui cependantqui se trouva mal jugé Quoi qu'1ilen frt, l'æuvre avait produit son impression
par un jury qui le cataloguatout de suite comme "un dilet- et de nosjours, même si elle n'a pas tout à fait la popular-
tante qui s'essaieà la composition". La malchancey fut, ité de la 2" symphoniede son auteur(leurs méritesrespec-
il est vrai pour beaucoup: la symphonie fut trouvée diffi- tifs pourraient pourtant se discuter), elle est reconnue
cile à exécuter et les parties instrumentales contenaient comme l'une des grandessymphoniesrussesdu 19" siècle.
beaucoupd'erreurs. Borodine fut péniblement affecté par
cet échec;mais ce concerl-là n'était qu'une audition d'es- Symphonie Nol en Mi bémol majeur
sai. Le véritable sort de la symphonie devait sejouer le 4 C'est la plus vaste des trois symphonies de
janvier 1869 toujours sous la direction de Balakirev, qui Borodine. d'une durée de trente-six minutes environ.
avait ainsi la tâche délicate de réhabiliter l'æuvre' Le premier mouvement commence par une introduc-
Pour une raison incompréhensible,Vladimir Stassov tion Adagio grave et noble en Mi bémol mineur, dont
dans la première version de sa biographie de Borodine le thème syncopédeviendra aussi le principal élément
publiée aussitôtaprès sa mort en 1887, dit que la sym- thématiquedel'Allegro qui s'enchaîneau moment du
phonie fut reçue avec indifférence et apathie. Or on sait, passageau ton homonyme majeur.
du témoignage de Balakirev principalement, qu'il en fut Ex. 1
tout autrement,et du reste Stassov,reprenant sous forme
de citation les informations que lui avait communiquées
le chef du Groupe des Cinq, s'empressede faire amende Autant que la syncope,l'autre élémentrythmique,
honorable dans la secondepublication de sa biographie la cellulenoire, deux croches,noire, de la seconde
(1889) en reconnaissantde bonne foi : "Je me suis
37
mesure(mi, si-mi-si) acquerraune importance de pre- la sienne.
mier plan en tant que constanterythmique tout au long Le second mouvement Prestissimo est un scherzo
du mouvement, assurantla vigueur de son ossatureet d'une vitalité frémissante,à laquelle l'influence con-
de sa pulsion, maintenantune unité d'idée tout en per- juguée des scherzos beethovéniens (ceux de la
mettant d'aménager des contrastes d'autant mieux Symphonie Héroi'que, de la Septième et de la
marqués.Après un pont à l'écriture verticale qui cul- Neuvième) et de celui de la Reine Mab berliozienne
mine dans un tutti cuivré. le secondthème confié aux n'est évidemment pas éhangère. Des égrènements
violons, mélodie à l'ambitus resserré,sertie de chro- descendants (clarinette et pizzicatl) apportent des
matismes. nous emmène dans un univers bien dif- piqûres colorées,tandis que des syncopesviennent par
férent, mais le martèlement du rythme ne tarde pas à moments contrarier la course inéluctable du mouve-
se rappeler aux violoncelles. Et aussitôt après une ment perpétuel. Après la partie A, tribut payé àla tra-
troisième idée thématique, au hautbois, apporte un dition européennela plus noble, la partie B centrale(Si
parfum rustique.Le demier épisodede I'exposition se majeur) créeun dépaysementsaisissant,voulu et réussi,
déroule dans la tonalité principale de La majeur, don- en paraphrasantune mélodie bien spécifiquementrusse,
nant à toute cette première partie du mouvement une qui vient attester de l'enracinement national de
étendue,une ampleur et une variété remarquables;et si Borodine;on peut lui trouver desintonationscommunes
les paraphrases, du premier thème en particulier, avec desélémentsdu froisièmethèmedel'Allegro.
auront été abondantes,le jeu sur les différenciations Le troisième mouvement Andante débute sur une
destimbres instrumentauxleur a évité toute monotonie. de ces superpositions de sonoritésque Borodine affec-
Chacun des éléments thématiquesentendus a ensuite tionne, faisant se frotter deux quintes à vide (ré - la et
sa part dans le développement, équilibré entre la mi - si); puis se déploie aux violoncelles une ample
finesse de sonorités et la densité d'organisation du cantilène dont les ornements, véritables oovocalises"
matériau.Après la réexposition,qui mène à une ascen- instrumentales en cellules de quahe triples croches
sion sonoreimpressionnante,le développementtermi- parsemantla mélodie, prennent une tournure orienta-
nal sur fond d'octavessyncopéesaux cors,jongle dans lisante accentuéepar les timbres de la flûte et du cor
l'extrême aigu avec des sautsde tierces aux flûtes qui anglais.
appofient une spatialité nouvelle. La coda Andantino Ex.2
semble vouloir étendre dans le temps et
l'espace les entrelacsmélodiques,donnant une con-
clusion rèveusepianissimo à un chapitre dont la déter-
mination aura été le ton dominant Par son caractère Le finale AIIegro molto vivo, au thème principal
d'ensemble,comme par son harmonie et son instru- abrupt, échangéentre différents instruments,comporle
mentation, ce mouvement anticipe parfois de façon un passaged'une remarquable originalité orchestrale
surprenanteles symphonieset les poèmes de Sibelius. et harmonique, avec des notes franchissantpar enjam-
On peut constater en particulier des ressemblances bées descendantestous les registres instrumentaux.
thématiques avec la 1ù" Symphonie dt maître fin- L'idée provient du scherzo où nous avons signalé un
landais, lequel a pourtant affrrmé qu'il ne connaissait procédécomparable, mais elle acquiert ici une enver-
pas la partition de Borodineà l'époque où il composait gure nouvelle. Un impressionnant volume orchestral
.i,t 39
est atteint lors du passage du thème aux curvres sible, et si vous ne cherchezpas une musiquefraîche et
graves,donnant la sensationd'un monument sonore originale, il vous sera toujours possible d'adapter des
coulé dans I'airain. A traversles quatremouvements, morceaux tout prêts du répertoire qncien. Ce sera moins
sansqu'il y ait de forme cyclique ostensible,des into- urtistique mais plus rentable; vous gagnerez de I'argent
nations, des tournures, des cellules unificatrices circu- ltlus vite et ne serezpas obligé de m'en donner la moitié",
lent, cimentant l'ensemble de la partition et rappelant écrivit Borodine à Krylov.
constamment, en relief ou en filigrane, le visage de Cette farce fut donc menée à bien en un temps record,
I'auteur. La personnalité et la science technique de et le 6 novembre1867une représentation- une seule! -
Borodine se sont affirmées dans cette Première sym- eut lieu... au ThéâtreBolchoï de Moscou ! Rappelonstout
phonie avec une maturité accomplie et Franz Liszt, de mêmequ'à cette datela scènemoscoviten'était encore
quelquesannéesplus tard, ne s'y tromperapas. aucunement représentative du grand répertoire russe
comme l'était le théâtreMariinski de Saint Pétersbourget
Un drôle d'opéra l'aisait encore passablementfigure de théâtre provincial
Aussitôt après avoir achevé sa Première symphonie, consacré dans une large mesure au ballet. De plus, la
Borodineécrivit au coursde I'année 1867une æuvrepour représentationfut précédéed'un autre canular,journalis-
le moins étrange, tant par son contenu que par le sort tique cette fois-ci et organisé à l'insu de Borodine.
qu'elle devait connaître : l'opéra-parodie Bogatyri (Les Lnauteuren était un dénommé Panovski, journaliste des
Preux) sur un texte de Viktor Krylov, poète et dramaturge Nouvellesde Moscou.Il annonçaLes Preux comme "une
de troisième ordre (un nom à ne pas confondre avec celui opérette inspirée d'une affaire foumie par la chronique
du grand fabuliste Ivan Krylov (1769-1844), le La judiciaire et racontantun procès consécutifaux exploits
Fontainerusse !). Sur un sujet comico-héroïquesitué dans de quelqueshéros contemporainsdansun restaurantde la
le cadre épique de I'ancienne Russie, le compositeur a banlieue de Moscou"! Panovski, qui était un ami
concocté une sorte d'opérette - pot-pourri adaptant des d'Ekaterina Borodine, avait cru bien faire en attirant le
airs célèbres de compositeurs occidentaux, à côté de public à une comédiesoi-disantinspiréed'un fait divers à
quelquesfragments de musique originale. On ne sait que Bcandale.Mais le public, qui s'y laissaprendre,fut déçu
peu de choses sur la façon dont ce projet a pu getmer. de ne rien trouver de semblable dans l'opéra, et le siffla
L'idée vient peut-êtrede Krylov : c'est du moins l'hy- copieusement.Heureusement,Borodine avait judicieuse-
pothèsed'Arnold Sokhor dans sa monumentaleétude sur ment choisi de garder anonyme sa participation musicale.
Borodine. Quant au contact entre Borodine et Krylov, il a Son nom n'apparut ni sur les affiches, ni dans le pro-
pu s'établir par I'intermédiaire de la sæur de ce dernier, grarnmeet, qui plus est, aucun de sesamis du Groupe des
époused'un médecin qui était un collègue du composi- Cinq ne fut averti de l'affaire. Cela valait certainement
teur. mieux ainsi : on imagine aisément les foudres que
Krylov était fort presséde donnervie à son idée.C'est Balakirev aurait déchaînéesdevant un tel ouvrage !
peut-être en cédant à sa hâte tout en s'amusant d'un sujet La représentationfut donc un échec total. Les Preux
qui allait dans le sensde son goût pour les plaisanterieset étaient prér.us pour être rejoués quelques jours après,
les canulars de toutes sortes, que Borodine lui proposa mais la secondereprésentationfut annuléeen raison de la
cette forme de pot-pourri. "Si vous êtes surtout intéressë maladiede l'un deschanteurs.et I'affaire en restalà. Une
d'qvoir une représentationaussiprochainement que pos- Ëeulereprise fut effectuée le 22 juin 1886 au théâtre
4I
Anthée de Moscou sous le titre de Chronique musico' tal ou russe. L'un des compatriotes visés était
dramatique, sans plus de lendemain. Enfin il faut men- Alexandre Serov, dont l'opéra Rogneda (1865) mal-
tionner un avatar assezinattendu qui eut lieu le 29 octo- aimé des Cinq, était considéré comme pseudo-russe.
bre 1936 au Théâtre de chambrede Moscou, avec un nou- Les airs repris chez les autrescompositeursconcernent
veau livret de Demian Biedny (1883-1945),écrivainresté les opéras suivants '. Robert le Diable et Le Prophète
comme l'un des plus vulgaires humoristes-idéologuesdes de Meyerbeer, Le Barbier de Séville et Sémiramis de
premières décenniesde l'époque soviétique, qui y ajouta Rossini, La Belle Hélène, Barbe-bleue et Les Bqvards
des éléments satiriques sur des événementsde l'histoire d'Offenbach, Ernani de Verdi, Zampa de Hérold,
russe. Mais cette version n'eut pas plus de succès que Rogneda de Serov, Le Prince invisible de Cavos
celle de 1867;elle fut même officiellementdésapprouvée (1775-1840,compositeuritalien installéen Russieà la
par la censurestalinienne pour 'ocaricaturecalomniatrice fin du 18" siècle), plus cefiains airs et chansonsà la
de I'histoire de la Russie", et marqua le début de la dis- mode. L'orchestration ne fut pas effectuée par
grâcede l'écrivain. Borodine mais par le chef d'orchestre Eduard
Maertens, qui dirigea l'unique représentation.Mais
Les Preux tout en s'amusant,le compositeurs'est aussi "fait la
La partition n'en étant toujours pas publiée hormis main" pour des scèneset des personnages populaires,
un fragment, nous ne pouvons que donner un résumé et on peut se demander si tel ou tel personnagedu
de l'action et énumérer les emprunts musicaux de Prince lgor n'a pas eu une sorte de prototype dans
Borodinetels qu'ils sont donnésdansle livre de Serge cette bouffonnerie. A titre de curiosité. Les Preux
Dianine. mériteraient d' être édités.
L'action se passedans des temps anciensnon pré-
cisés et dans des lieux géographiques imaginaires, Séduit par les sujets de l'ancienne Russie,Borodine
quoique russes. Le preux Solovieï Boudimirovitch &vait également envisagévers la même époque un autre
enlève la princesse Zabava, fille du prince opéra, VassilissaMikoulitchna, dont il ébauchaun plan
Goustomysl. Celui-ci avec des guerriers se lance à la inspiré des bylines (chansonsde geste)publiées dans les
poursuite du ravisseur, laissant la garde de la ville au Dils qu'avait rassemblésPiotr Kireievski (1806-1856),
preux Foma Berennikov. Ce dernier aura à livrer écrivain et folkloriste qui fut un des porte-parole du mou-
bataille contre une guerrière de force herculéenne, venrent slavophile. Ce projet resta inéalisé. Un autre fut
Amelfa, venue assaillir la ville à la tête d'une arméede ruggéré à Borodine par Stassovet Balakirev en 1868 : La
femmes. Grâce à un subterfuge,Foma réussit à vain- Fiuncéedu tsar, d'après un drame historique de Lev Mey,
cre Amelfa, mais le prince Goustomysl s'attribue le qui met en scènele tsar Ivan le Tenible s'emparantde la
mérite de cette victoire. Des ambassadeursde Solovieï fiancéed'un de sessujets.Une esquissemusicalesemble
Boudimirovitch viennent lui demandersa bénédiction Êtt avoir survécu, qui sera remaniée bientôt pour un
pour le mariage de sa fille avec le preux. Il accepteet numérodt Prince lgor (cf.infra).Trenteansplus tard c'est
tout se termine par un festin et des danses. l'infàtigable Rimski-Korsakov qui reprendra le sujet et
Les personnageset le cadre de l'ancienne Russie, écriraun opéracontenantde bellespageslyriques.
eux-mômesridiculisés à souhait, sont utilisés comme C'est avec Le Prince Igor q.ueBorodine trouvera, en
fer de lance satirique contre le "grand opéra" occiden- Itl69, un sujet à sa mesure.
t1
4J
Mais auparavant il est indispensablede s'arrêter sur jour un puissant preux viendra rompre l'envoûtement
plusieurs mélodies qu'il écrit en 1867-68. Il n'y a pas et réveillerala princesse".
chez lui de "petites" æuvres, c'est-à-dire de pages L'image des preux, à mi-chemin entre le réel et le
insignifiantes. Comme celles de Moussorgski, ses fantastique, hantait donc visiblement l'imaginaire de
mélodies sont des mines d'invention, de trouvailles Borodine.La féerie et la fantasmagoriede la légende
mélodiques et harmoniques;de plus, il en rédige lui- s'unissentici pour développerune magnifique ballade
même les textes,attestantd'un indéniable talent poétique. qui part du doux balancementsyncopéd'une berceuse
faisant office de refrain, entre des couplets aux visions
menaçantesou épiques,avec des harmoniesbaséessur
la gamme par tons où se reconnaît l'influence de
Rouslan et Ludmila de Glinka. Mais le prétexte
légendaire recèle un symbole : cette princesse
endormie, ce serait la Russie dans l'attente de son
"éveil"... C'est une des mélodiesles plus captivantes
de Borodine, et Ia première à avoir été éditée de son
vivant, chez Jurgensonen 1870.
53
vité qui encadresans l'annihiler la teneur dramatique du
récit. C'est ce qu'avait bien senti Stassov,qui proposaà
Borodine en avril 1869 le sujet d'opéra qui lui convenait
le mierx : Le Prince lgor.
Il s'agit là d'un vaste poème épique Le dit de I'ost
1 Lavanfder-
d'Igor dont l'action se situeà la fin du 12"sièclet.Il relate nier chapitrede
I'histoire de la guerremenéepar le prince russeIgor con- notremonogra-
phie est consa-
tre les polovtsiens,peupladenomade d'origine turque qui crê au Prince
écumait les steppesdu sud de la Russie. Stassovenvoya à /gor. Nous y
renvoyonsoonc
Borodine un scénario très détaillé dt Prince lgor pour toutesles
Enthousiasmé,le compositeur se mit à étudier tous les questions
nous ne
que
p,,
dans le même théâtre la première de Boris Godounov.
dansla secondeversion de Moussorgski.
Bien loin de se sentir frustré en voyant la réussite clc
Modest
sescamaradesà un moment où il n'avait pas la possibi- MOUSSORGSKI
DR 65
En mai 1874, une réunion fort intéressantefut orga- travail. On peut supposerque Borodine, psychologique-
nisée, qui se termina malheureusementmal : celle du ment, n'attendaitqu'une occasionsemblable!Stassovne
Groupe (Balakirev excepté) avec Tourgueniev.Le grand dissimulepas, dans sa biographie,son bonheur lorsqu'il
écrivain, admirateur de la cantatricePauline Viardot était apprit cette nouvelle : "Dès le lendemain (de l'entrevue
un mélomane fervent. La réunion eut lieu chez Stassov, avec Chonorov)je vis accourir à la Bibliothèque Publique
avec la participation d'Anton Rubinstein qui donna un Borodine joyeux, rayonnant d'un bonheur retrouvé,
devant ce petit comité un récital d'æuvres de Beethoven, qui m'annonça que son lgor était ressuscité et allait
Schumannet Chopin. La secondepartie devait être cons- entamer une nouvelle existence. Je ne saurais raconter
tituée d'æuvres des Cinq dans leur propre interprétation. combienj'en fus réjoui, commentj'embrassaiet félicitai
Mais juste à ce moment-là, Tourgueniev fut pris d'une Borodine. Et nous entamâmesdes pourparlers en vue de
violente crise de goutte et fut contraint de rentrer chez lui modifier et d'améliorer le livret".
aprèsque Borodine lui eût prodigué les premiers soins. Nous reviendrons sur le détail de ces modifications et
sur la chronologie de la composition des morceaux de
Retour à la musique de chambre.... I'opéra dansnotre demier chapitre.
Depuis sesæuvresde jeunessequi avaient trouvé leur
aboutissementméritoire dans le Quintette en Ut mineur Le printemps 1875 fut écrasantpour Borodine en rai-
pour piano et cordes de 1862, Borodine avait négligé la son des responsabilitésaccruesqu'il eut au laboratoire et
musique de chambre, ou du moins sa composition, car il à la chaire de chimie par suite du départ à la retraite de
continuait à se passionnerpour ce geffe et était toujours son maître le professeurZinine. En revanche,l'été passé
prêt à participer à des ensemblesimprovisés.Le voici i\ à Moscou apporta une véritable moisson de nouveaux
présent, ayant franchi la quarantaine,à l'âge de la matu- numérospour les ler sf )e actesde l'opéra (dont le chæur
rtté créaIrice,s'attaquantà un quatuor à cordes,l'une des tlu festin chez Galitski et l'air de Kontchak). Tout ceci ne
formes les plus difhciles de l'avis de la plupart des com- l'ut cependantpas orchestré immédiatement.Lorsqu'il
positeurs. Ce premier quatuor de Borodine fut ébauché revint à Saint Pétersbourg,à l'automne, c'est avec une
waisemblablementà la fin de 1874.Encore un travail qtri explosion de joie que Moussorgskiet Rimski-Korsakov
s'étirera sur cinq ans, avec des moments de silence alter- accueillirent ces nouveautés.En même temps, il avait
nant avec des périodes de créativité intense,pour aboulir avancéla compositionde son 1"" quatuor et effectuéune
à l'accomplissementd'un chef-d'æuvrede premier plarr trnnscription pour piano à 4 mains fls ss lèresymphonie
qui lùt publiéeà la fin de l'année 1875 chezBessel(l'édi-
... et au Prince lgor tion de la partition d'orchestreallait suivre en 1882).
Mais surtout,au coursde l'hiver 1874-75,Borodinesc lin 1875-76, Borodine apporta sa contribution à la
remet au Prince lgo4 ql'llavait délaissédepuis près tle çons-titutiondu recueil de 100 chantspopulairesrussesde
six ans aprèsen avoir écrit un air en 1869.Selon Stassttv. Rirnski-Korsakov, qui fut publié en 1877. Toujours
l'impulsion pour cette reprise lui aurait été donnée prtt Eerupuleusementhonnête dans I'indication de ses
son ami le docteur Chonorov, l'un de ses auditeurs à Eources,l'auteur qui avait reçu de nombreusescontribu-
l'Académie de Médecine, qui avait protesté avec véh(' tions indique après chaquemélodie : "communiqué par
mencelorsqueBorodinelui avait faitpart de son intenliott Borodine", "communiqué par Moussorgski", ou par tel
de renoncer à son projet et le persuadade se remettrc rrrl âUtro.
67
Un autre fragment dt Prince Igor, éctit au début de
1876,le chæur de glorification par lequel commencele
ChapitreIV
1"' acte (issu de la musique pottr Mlada) fut exécuté
presque aussitôt, le 23 mai 1876 sous la direction de ChezLiszt
Rimski-Korsakov. Ce fut le premier extrait de l'opéra
entendu en public. Son beau succèsancra Borodine dans
sa détermination de mener son ouvrage à bien. L'année 1877est à marquerd'une pierre blanchedans
Un incident advint en 1876 qui aurait pu avoir de l'existencede Borodine. Elle commençapar un mélange
fâcheusesconséquences.La 2n symphonie, achevée,était de succèset de déceptions. Ses deux symphonies furent
programméepour être exécutéeau début de l'année sui- jouées en l'espaced'un mois. La Première,déjà connue
vante. Hélas, lorsque Borodine voulut revoir le manuscrit des Russes,fut reprise le 25 janvier sous la direction de
de la partition, il s'aperçut que le premier mouvement et Rimski-Korsakov; puis vint, le 26 février la création de la
le final avaient été égarés!I1 ne réussit pas à remettre la Deuxième,récemmentachevée,et dirigée par Napravnik.
main sur ces feuillets, mais par bonheur il avait effectué Hélas, ce fut un fiasco, peut-être dû en partie à une
la réduction pour piano de la symphonie, et put ainsi orchestrationtrop chargéedans le scherzo,qui obligea le
refaire l'orchestration. Une maladie qui le retint à la mai- chef à prendre un tempo trop lent. Le public se montra
son pendant quelquetemps lui permit de s'acquitter de ce hostile et se répandit en véritables huées, qui affectèrent
travail en un temps record. Une preuve de plus que c'est beaucoup Borodine. Il reçut cependant une lettre d'en-
bien au manque de disponibilité et non à celui de la couragements de Ludmila Chestakova,lasæurde Glinka,
science du métier qu'il faut imputer la minceur de son qui resta toute sa vie l'égérie du Groupe des Cinq.
catalosue. Comparant cet échec à celui de Rouslqn et Ludmila, elle
affirma que la symphonie était promise à un avenir glo-
rieux, et ne se trompa point : après les Danses polovt-
tsienneset les Steppesde I'Asie centrqle, c'est certaine-
ment l'æuvre la plus populaire de son auteur.
69
I'appartenancenationale.Mais la Deuxièmerestecer- est captif de sa propre idée est évitéede justessegrâce
tainement beaucoupplus représentativede I'esprit de à l'ingéniosité de I'instrumentation et aux contrastes
Borodine, plus intégralement et puissamment enra- apportéspar les autresthèmes.Le scherzoPrestissimo,
cinée dans une identité slave, et avec un impact plus dont les premières mesures ont été écrites par
immédiat sur l' auditeur. Balakirev, est lancé par des sonneries d'octaves ser-
Stassovécrit dans sa biographie que Borodine lui réesaux cors; le premier thème est d'une vivacité scin-
avait fait part, verbalement, d'idées de programme tillante, et l'éparpillement astucieuxde son instrumen-
pour les quatre mouvements. Ainsi l'Allegro inital tation lui confère un coloris étonnamment moderne,
serait un rassemblementde preux. Il est dominé par qui n'a que le défaut de le rendre redoutabled'exécu-
son thème principal, bref, vigoureux, implacable. tion. Le secondthème,exposéaux cordesà l'unisson
Ex.4 est rythmé par des syncopes:
Ex.6
J
il connaissait Sadko, appréciait Islamey de Balakirev, "A peine avais-je donné ma carte de visite queje vis
(pièce très lisztienne en effet !) et la faisait travailler à ses apparaître devant moi dans I'entrée une hqute silhouette
3 Par la suite, élèves.Il aimera aussiTchaikovski - qui ne le lui rendra vêtued'une longue redingote noire, avec un long nez et de
Vladimir guère ! Il faut rappeler en revanche que l'affirmation longs cheveux blancs. "Vous avez fait une belle sym-
Stassov inté-
ressé,demanda longtemps accréditéeselon laquelle Liszt aurait connu et phonie" s'écria la silhouetted'une voix puissanteen me
à Borodinede
réécrireen les
aimé les Enfantines de Moussorgski et désiré rencontrer tendant sa longue main. Soyezle bienvenu ! Je suis ravi,
résumantses l'auteur, est aujourd'hui totalement réfutée.Aussi étrange iln'y a que deuxjours queje I'ai jouée chezle grand-duc
souventrssur
Liszt sous
que cela puisse paraître, Liszt ne semble pas avoir pris qui en est charmé.La premièrepartie est excellente! Votre
forme d'un arti- connaissancedes æuwes de Moussorgski;en tout cas il Andante est un chef-d'æuvre; le scherzo est ravissant, et
cle. Borodine 4 Les conver-
l'écriviten juin- n'en fait mention nulle part. puis ça, c'est ingénieux".4
sationsentre
juillet1878, Borodine, qui ne pouvait que se sentir modestedevant Liszt et
C'est CésarCui, qui avaitrencontréLiszten août 1876
mais pourdes Borodinese
rarsons à I'inauguration du théâtre de Bayreuth, qui transmit à Liszt lui déclaraqu'il se considérait lui-même comme un sont déroulées
inconnuesil ne Sonntagsmusiker(m-usiciendu dimanche).Aber Sonntag moitiéen fran-
fut jamaispublié
Borodine les dispositions bienveillantes de l'auteur des
moitiéen
de son vivant. Rhapsodieshongroises. ist immer ein Feiertag (mais dimanche est toujours un çais allemand.
On le trouve jour de fête!) s'exclamaLiszt enthousiasmé.
dans le vol.3de Une fois sur place, Borodine, timide de nature, hésita Borodine lui Parfoisc'est
dans ces lan-
ses Lettres, plusieursjours. Et enfin, 1" 1erjuillet, il serendit au domi- confia qu'il était conscientde certainesde sesfaiblesses,gues originales
p.13-39.Lors
de son second cile de I'illustre maître. en particulier qu'il avait tendanceà trop moduler et à aller que Borodine
cite dans ses
séjour chez Tout le détail de ces rencontres et des conversations trop loin dans ce domaine, et qu'il songeaità rectifier des lettres les pro-
Liszt en 1881, pos
Borodineécrivit avec Liszt a été consigné par Borodine dans la série de chosesdanssa partition. Dieu préservel (sic). N'y touchez que de Liszt,
nous impri-
encore un aulre rien! ne changezpas! Vousne modulezjamais ni trop ni mons atorsen
texte, intitulé
lettresécritesà son épouse,entrel'anivée à Iéna le 76128
italique.Parfois
Liszt chez lui à juin, et jusqu'au départd'Allemagne le 26 juillet/7 août, mal! Sie sind wohl sehr weit gegangen und das ist eben i l l es donneen
Weimar.
Cf. infra, véritable chronique oujournal de bord, reprisesplus tard lhr Verdienst.Sie haben aber nie verfehlt. (Vous êtes allé russe,dans ce
cas elles sont
chapitre5. sousforme d'un article encoreplus précis et développé.: sufïisammentloin et c'est là votre mérite. Mais vous impriméesen
n'avez pas commis d'erreur.) "Je vous prie de ne pas romatn.
écouter ceux qui voudraient vous empêcher de suivre
votre voie, vous avez tant d'intuition artistique que vous
n'avez pas à craindred'être original".
Liszt s'étonna sincèrementque Borodine ait pu à ce
point acquérir la technique musicale tout en étudiant pro-
f'essionnellement la chimie.
Lorsque lui dis que je n'avais jamais étudié dansun
je
conservatoire,poursuit Borodine dans sa lettre, il se mit à
rire : C'est votre bonheur mon cher Monsieur! Travaillez,
truvaillez toujours, et même si vos æuvres n'étaient ni
jouées ni éditées ni approuvées,croyez-moi, elles se
frayeront leur chemin avec honneur. Vous avez un talent
immense et original. N'écoutez personne ; travaillez à
Franz LISZT v\tre manière.
74 DR 75
Alexandre relate ensuite ses impressionsd'un concert tition sur-le-champ,ainsi que des mélodies et par bonheur
à la cathédrale d'Iena où Liszt avait dirigé et joué du la livraison aniva à temps pour que Borodine pût enten-
piano. Il mentionne entre autreschosesun affangementde dre Liszt redoubler d'admiration devant cette nouvelle
la Marche funèbre de Chopin qu'on n'aurait pas manqué découverte,qui fut pour son auteur une belle compensa-
de trouver douteux aujourd'hui : Liszt improvisait la par- tion de l'échec que la symphonieavait essuyélors de sa
tie de piano, pendant que l'orgue et le violoncellc création. Là encore,tandis que Borodine insistait pour
jouaient d'après la partition. Et à chaque reprise il jouail obtenir de Liszt des conseilsen vue d'éventuellesrectifi-
quelque chosede différent. Mais ce qu'il arrivait àfaire ! cations,le vieux maître lui répéta : 'oLeseul conseil queje
C'est inconcevqble ! L'orgue dqns le grave tient des puis vous donner c'est : suivez votre voie, n'ëcoutezper-
qccords et des tiercespianissimo; le piano avec la pédala sonne. Vous êtes toujours partout logique, ingénieux et
joue pianissimo mais à pleines mains; le violoncellc tout à fait original. Rappelez-vous que Beethoven ne
chante le thème.L'effet est saisissant : on croit entendrc seraitjamais ce qu'il est devenus'il alloit écoutertout ce
les sonorités éloignées et profondes d'un glas, avec des qu'on lui parlait (sic); rappelez vous toujours Ia fable de
cloches dont chacune retentit avant que ne se soit estom- La Fontaine "le père, lefils et l'âne".
pé le son de la précédente. Et quel crescendo ensuite! La seule réserve que Liszt ait formulée concerna la
Nous étions au septièmeciel. mélodieLa Reine de Ia mer, qu'il trouva "trop poivrée".
Au cours de ce mois de juillet, Borodine retounra "C'est du Paprika" dis-je en riant. "Non, c'est du
plusieursfois chez Liszt. Il assistaà sesleçons de piano Cayenne" déqétaLiszt.
donnéesgratuitementà des élèves déjà doté(e)s d'unc Parmi les élèves de Liszt qu'il entendit, Borodine
technique accomplie; il nota la gentillessefamilière avec mentionne aussi à plusieurs reprises avec la plus grande
laquelle il les traitait, et son insistance sur les détails dc estime l'un des plus brillants, le jeune polonais Julius
l'interprétation. Parmi les æuvresrusses,Véra Timanova Zarebski(1854-1885);c'est lui qui avait joué ses deux
jo:uaIslamey de Balakirev; le maître lui-même fit enten- symphonies,à quatremains avec son maître. Lors du con-
dre des extraits de Néron et dt Démori de Rubinstein. cert devant le grand-duc,il avait exécutéen outre une fan-
Mais surtout, Borodine eut I'insigne honneur de réenten- taisiede sacomposition,très lisztienned'esprit.Aussi talen-
dre quelquesjours plus tard saPremière Symphoniejouéc tueux comme compositeurque comme pianiste,l'infortuné
devant le grand duc Karl Alexander de Saxe-Weimar'. jeune homme à qui Borodine promettait un brillant avenir
patron, ami et protecteurde Liszt. "C'est si original et ,si eut une carrière bien courte et mourut tuberculeux à l'âge
beau! déclaraSonAltesse,en français,non sansquelqucs de 31 ans.
incorrections.Le meilleur compliment que je pourrait L'hommage que notre musicien reçut de Liszt ne se
vousfaire, M. Borodine, c'est en disant que votre musiqut' limita pas à lui seul mais s'étendit à toute la musique
toute belle ne ressemble à rien de ce que noutsavons' n)sse.'oVous connaissezl'Allemagne?" lui demandaI'au-
entendu". Et Borodine, questionnésur son opéra, dut crt teur des RhapsodiesHongroises. "On y compose beau-
outre faire entendreun chæur dt Prince Igor qu;ifut ltri coup,je me noie dans une mer de musique dont on me
aussi fort goûté. submerge,mais Dieu que tout cela est flach (plat)l Pas
Liszt avait insisté pour que Borodine lui montrât aussi une idée fraîche. Alors que chez vous on sent un courant
sa 2" symphonie.Un télégramme fut donc adresséctt plein de vie. Tôt ou tard (probablementplutôt tard) il se
catastropheà Besselpour lui demanderd'envoyer la par' frayeraun cheminjusqu'à cheznous".
77
La seule eTreurde Liszt fut sansdoute de dire "proba- tre compositeursont écrit au total24 variations et 14
blement plutôt tard". pièces libres pour piano à quatre mains. On peut véri-
tablement s'émerveiller devant le caractère et les
Quittant Weimar, Borodine se dirigea vers Heidelberg, transformations imprévisibles du motif, à travers des
où il éprouva de nouvelles émotions, tout à fait dif- pièces dont beaucoup sont de véritables poèmes ou
férentes. C'était, on s'en souvient, la ville où il avait ren- scènes en miniature. Borodine en écrivit quatre :
contré Ekaterina. Et il lui avoue, dans sa lettre du 30 juil- Polko, Marche funèbre, Requiem et Mazurkq. Les
let 1877, avoir fondu en larmes en revoyant ces lieux où Paraphrases furent envoyéesà Liszt qui répondit par
ils s'étaient promenésensemblequinze ans auparavant. une lettre qui mérite d'être citée, ajoutant même une
courte variation de sa part dont le fac-simile fut inséré
Paraphrases dans le recueil lors de sa publication.
L'accueil de Liszt redonna confiance à Borodine en
ses propres forces, et le bénéfice s'en fit sentir au cours La lettre envoyée collectivement'oàMM. Alexandre
des annéessuivantes...toujours dans la mesure de ses Borodine, C. Cui, Anatole Liadoff et Nicolas Rimsky-
5 Stassov
disponibilités,bien sûr! Les trois étés 1877-1878-1819 Korsakoff's disait : publiacette
qu'il passa à la campagne furent également profitables' "Très honorés Messieurs lettre dans la
revue Go/os du
tant pour sa santé que pour sa créativité. Sa nature Sousforme plaisante Vous avezfait æuvre d'intérêt 7 octobre1879
Elle est citée
vigoureuseavait besoin du contact avec le terroiq avec la sérieux. Vos "Paraphrases" me charment. Rien de plus par Dianine,
vie et les travaux des paysans.Il aimait, en particulier' ingénieux que Vos24 variations et vos 14 petites pièces p.215.
prendre part aux moissons. Par la même occasion il sc sur le thèmefavori et obligé (suit l'exemple musical avec
retrempait dansle folklore musical le plus authentique,err le thème de"Tati-tati"). Voilà enfin un compendiumde la
écoutantles vieux paysansinterpréter des chants anciens' sciencede l'harmonie, du contrepoint, des rhythmes(sic),
La saison 1877-1878 apporta, en matière biogra- du stylefiguré, enfin de tout ce que les Allemonds appel-
phique, une nouvelle et obscure histoire sentimentalc lent "Formlehre". Volontiersje le proposerai aux pro-
avec une jeune fille, qui ne fut pas sansrappeler l'affairc ,/ësseursde composition de tous les Conservqtoires de
Anna Kalinina dix ans auparavant,et donna de nouvellcs I'Europe et de I'Amériquepour servir de guide pratique
angoissesà la malheureuseEkaterina. Selon Stassovceci dans leur enseignement. Dès la première page, les
aurait inspiré à Borodine la cavatine amoureuse dc Variations II et III sont de véritables btjoux, et ainsi de
Vladimir art2" actede son opéra. suite les numéros continuent jusqu'à la "Fugue
De 1878 date f intéressantdivertissementmusicll grotesque" et le "Cortège" qui couronne glorieusement
auquel se livrèrent collectivement (et cette fois en lc I'ouvrage.
menant à terme !) Rimski-Korsakov, Borodine, Liadov cl Merci de votre régal, Messieurs. Et si l'un de vous
CésarCui. publiera une nouvelle æuvre,je le prie de m'enfaire part.
Ma haute, sincère et sympathiqueestime Vousest acquise
Les Paraphrases ("Tati-tatio') depuisdes années,et pour à présentje Vousprie d'agréer
"Tati-tat7"... A partir d'un motif enfantin destiné i I'assurance de mon dévouement.
êtrejoué avecdeux doigtspar un pianisteen herbe(ll, F. Liszt"
sol, fa, sol, mi, la, mi, Ia, ré, si, ré, si, do, do) nos qtur
78 79
uJe les ai transposées"
A la fin de 1879,le Premier Quatuor fut achevé,et le
Prince lgor s'est enrichi de plusieurs morceaux impor-
tants.Il est vrai que le harcèlementamical auquelRimski-
Korsakov soumettait Borodine y fut pour beaucoup.
D'offtce, Rimski avait inclus dans les programmes de
I'Ecole gratuite de musique(rappelonsqu'il en avait repris
la direction en 1874, et la conservajusqu'en 1881), des
extraitsdtPrince Igor... qui n'étaientpas encoreachevés.
s lbid.p. 3 4 0 Voici comment Jadoul présentela dame à Borodine t'upidemententre Borodine et la comtesse.Les lettres de
"La Comtesse de Mercy-Argenteau est une clcs llorodine à Louise de Mercy-Argenteau sont publiées
femmes les plus accomplies qu'on puisse rêver. F.llc dans le vol. 4 de sa correspondance,dans la langue
adore votre musique et remue ciel et terre pour la faire liançaise originale, qui permet de juger la qualité avec
connaîtreI'hiver prochain à Paris. C'est une musiciettllt' lncluelleBorodinela manie - en bon intellectuelrussede 7 V ol .4,
p. 112-114.
de premier ordre. Elle appartient comme nom à une clcs non époque!Houspillant parfois son ami porr sa lenteur à Sur Denis
premières noblessesde l'Europe, et est par-dessusle nccomplir certainesdémarches,elle le surnommait "lam- Lambin,ontrou-
vera des infor-
marchéd'une beautéremarquable.Elle m'a écrit ce matirr hiu". Borodine a désamorcéavec esprit et culture ce mationsnotam-
en me disantqu'elle venait de recevoirune lettre de votts nubriquetdévalorisanten lui écrivantle 18janvier 1885 : ment dans Le
Grand
Nous faisonsde la musique ensembledepuis quinze rrrr:, "Quant au titre de lambin,j'en suisbien flatté cor Lambin Dictionnaire
Historique de
au moins".6 (I )anis) était savant commentateurfrançais në vers I 5I 6 Louis Moreri
o Lettre du Dans cettemême missive,Jadouldonneson apprécirr ù Montreuil-sur-Meri mort en 1572, enseigna la langue (Paris, 1872,
10 septembre tome lV, p.488)
1884,Dia n i n e , tion
sur d'autrescompositeursrusses: il aime Glazolttroi, !lt\,(que au collège de Frqnce. Parbleu! C'est quelque et dans le
p. 276 mais trouve moins intéressants Balakirev, Liadov et a'l l ().l e ! Dictionnaire
général de
Stcherbatchov,chez qui il trouve une 'ooriginalitéforct'e' lit c'est signé"Lambin le jeune".z Biographieet
et non naturelle. I)ans cette même lettre il est question d'une femme d'Histoire de
Th. Bacheletet
C'est la comtesse de Mercy-Argenteau elle-môtrre, crltnpositeuret violoniste belge, Juliette Folville, dont Ch. Dezobry
avec Camille Saint-Saëns,qui seront les "parrains" .1,' tlrrrodinea été,à son tour, le parrainpour son adhésionà
(Paris,
Delagrave
Borodine pour son admissionà la Sociétédes auteurs. ln SociétédesAuteurs.Elle a effectuéune réductionpour 1883,tomê l l ,
p.1526).
Des relationsde familiarité humoristiques'instalIèrt'rrt
106 107
piano des Steppes,apparemmentrestéeinédite. ne mesure qu'une aune et quart, mais son bonnet est
On peut dire sans exagérer que la renommée que la haut d'une brasse. Son ventre est tout orné de perles,
musique de Borodine acquit en Belgique puis en Francc et l'arrière de son habit est tout doré. Orgueil serait
en l'espacede deux ans,dépassade loin I'estimedont ellc bien allé voir sonpère et sa mère,mais leur portail n'a
jouissait en Russie. Rappelons,pour la chronologie dc pas été repeint.Il seraitbien allé prier Dieu à 1'église,
I'introduction de la musiquerusseen France,que l'on sc mais le sol n'est pas balayé.Et voyant un arc-en-ciel
trouve entre les deux Expositions Universelles parisi- devant lui, Orgueil rebroussechemin : o'Il ne me sied
ennesde 1878 et de 1889où furent donnéesdes sériesdc pas de me courber"!
concertsrusses,et dans les mêmes annéesoù l'étoile dc C'est une page d'humour allégorique.Le texte écrit
Tchaikovski montait dans le ciel musical français. par Tolstoï dans un savoureux langage populaire est
Un troisième concert eut lieu à Liège le 28 fevricr illustré par des appogiaturescomiques au piano, qui
1885. Le Figaro du 9 mars en publia un petit comptc- traduisent la boursouflure et la suffisance du person-
rendu ainsi rédigé : nage.La mélodie chantéeest simple et robuste.Avant
Liège, 7 mars. "La campagneorganiséepar Mme la Borodine, Moussorgski avait mis le même texte en
comtessede Mercy-Argenteau en faveur de la jeune écolc musique. C'est pourtant sans hésitation que l'on
russes'est terminée avec un éclat superbepar le troisièmc accorderal'avanTageà Borodine.
conceft qui a été donné ces jours-ci. Cette séance a
presque dépasséles deux précédentes.Les æuwes dc Quelques belles pagespour piano
Borodine, de César Cui, d'Alexandre Glazounov ont été Alexandre a peu écrit pour le piano, dont il jouait
magistralement exécutées et ont obtenu un succès comme un amateur moyen, sans nullement prétendre
énorme. La grande artiste qui a organisé ces concerts ir passer pour plus que ce qu'il était. De fait, depuis les
vaillamment contribuéau succèsde l'école russequ'ellc quelques pièces de jeunesse, il n'avait plus rien produit
a) pour ainsi dire, révélée au monde musical. pour cet instrument. Or voici qu'à présent il va doter le
Nous espéronsque les dilettantesparisiens auront bientôt répertoire pianistique d'une série de petites pièces parmi
I'occasiond'apprécierles æuvresde maîtresrusses." les plus attachantes qui soient : la Petite Suite et le
Et pour la fin de l'été, une nouvelle série fut prévuc. Scherzo, achevésen 1885 et dédiés respectivementà la
organiséepersonnellementpar la comtesse,qui invita ù comtessede Mercy-Argenteau et à Théodore Jadoul.
cette occasionBorodine dans son château.
Avant de parler de ce nouveau grand voyage crr La Petite Suite
Occident, arrêtons-noussur plusieurs événementsde lir Elle comprend sept pièces.A I'origine, Borodine
saison1884-85,qui fut assezriche. Parallèlementau tnr- avait prévu un programme dont I'esquisse s'est con-
vail intermittent sur Le Prince lgor, pltsieurs nouvellcs servée avec le titre général de "petit poème d'amour
compositionssontnées,consacrantl'art de Borodinedarrs d'une jeune fille".
la miniature. I) Dans le monastère ("Sous les voûtes d'une
En 1884,ilécrivit son avant-dernièremélodieOrgut,il, cathédrale") : une pièce d'un esprit très mous-
sur un poème satirique d'Alexeï Tolstoï. sorgskien, avec des carillonnements lentement
balancésentre l'extême grave et le medium du clavier,
Orgueil et des harmonies recrééesà pafiir du halo sonore des
108 "Orgueil marche se rengorgeantet se dandinant. ll 109
cloches d'églises; la partie centrale fait entendre unc 6) Sérénade("Rêve alrx sons d'un chant d'amour") :
mélodie religieuse rappelant les chants orthodoxcs avec ses imitations de guitare et ses harmonies
archaïsants, d'abord recueillie puis puissammcrrl luxuriantes,elle retrouve l'hispanisme cher au Groupe
amplifiée. Cependantelle ne donne pas l'impressiorr des Cinq. On peut y déceler aussi comme un rappel
d'un simple pastiche de cantique, mais bien d'urrc fugitif d'un fragment du thème oriental desSteppesde
compositionpersonnelle.Les sonsde clochesréappir I'Asie centraie ou des mélodies polovtsiennes du
raissent,atténués,en dernièrepartie. Prince Igor
2) Intermezzo ("Rêve d'avoir de la compagnie") : 7) Nocturne ("Bercéepar le bonheurd'être aimée") :
indiqué "tempo di minuetto", mais tient en fait tlrr un balancementhypnotisant qui dégageune mélodie
rythme d'une mazurka, très proche de celles tle en accords avant de finir sur une belle cantilène dans
Chopin, avec sa respiration rythmique triolet-dcrrx le médium et le grave du clavier.Autant voire plus que
croches.Le thème est échangéentre divers registresdu dans l'Intermezzo et les dettx Mazurkas, c'est à
clavier. L'allure est celle d'une dansede salon, mais Chopin que ce Nocturne fait penser : tout d'abord au
nullement dans le sens péjoratif du terme : il sullil 4" prélude, avec les glissementschromatiquesdes har-
d'écouter la finition du discours mélodique, les har- monies dans les mesures introductives; puis dans la
monies de la partie centrale, et aussi la sensationdc partie finale, àla 19" Etude en ut dièsemineur (op.25
vigueur lorsque le thème chante dans le grave de lit No7), par l'art de faire, comme dans la Mazurka II, dt
main gauche. violoncelle au piano. Le fait que Borodine ait choisi de
3) Mazurkn 1("Ne pensequ'aux danses"); conclure sa Petite Suite sur ce bonheur apaisé et non
4\ Mazurka 11("Pense aux danseset au danseur") : sur un final à effet attestedu messagede psychologie
les deux mazurkas forment un contraste.La premièrc. expressivedont il a investi ces pages.
aprèsson départsur un balancemententre deux notcs,
pourrait être une mantrka de bal, claire, affirméc. Scherzo
vigoureusementrythmée; au milieu, un épisode plus Contemporainde la Petite Suite, le Scherzoest une
élégiaque fait ressortir quelques dissonancessubtilcs. pièce indépendante,mais il lui est parfois adjoint, car
La secondeest plus chantante,avec son beau thème dc il peut aisémentfaire office de final. En outre l'ensem-
violoncelle à la main gauche,et sa partie centrale aux ble Petite Suite pl'us Scherzo fut orchestré après la
sonoritésplus compactes,où passentdes intonations mort du compositeur par Glazounov. Borodine avait
borodiniennesbien reconnaissables, celles des synr- effectivement prévu ce scherzo comme une æuvre
phonies et dt Prince Igor; tout ceci inéluctablemcrrl pour orchestremais ne l'avait noté que dans la version
entrecoupé d'apparitions et d'évanescences dc pour piano. Portant la signature bien identifiable de
Chopin. son auteur dans ses harmonies âpres,respirant la joie
5) Rêverie ("Ne pense qu'au danseur") : c'est lc: et la santé,c'est, à la différence de la Suite, la pièce la
centre lyrique de la Petite Suite; totûes différenccs plus virtuose de Borodine, d'un dynamisme intense et
d'écriture gardées,elle peut faire songer,par l'élirt soutenu, assezcomparable à une toccata, et exigeant
d'émerveillement contemplatif qu'elle crée, à lir un bon niveau de technique pianistique. Sans être
Rêverie des Scènesd'enfants de Schumann.Elle pcut aussipopulaire qu'il le mériterait,le Scherzoest entré
aussi laisser un regret du fait de sa brièveté. au répertoirede quelquesgrandspianistes,et a eu droit
111
à des interprétations historiques cofilme celles de Septain
Ricardo Vifles, de SergeRachmaninov ou du virtuose Il est intitulé dans la traduction russe "Le mer-
soviétiqueLev Oborine. veilleux jardin". C'est un hommage adressé à la
comtesseet à son lieu de résidence.Le poème n'est
Mais tout cela ne faisait pas avancerLe Prince Igor I pas fameux, et la traduction russeest encoreplus mal-
Afîn d'encourager son ami par l'exemple, Rimski- adroite. Mais ce qui aurait pu n'être qu'une composi-
Korsakov se mit en devoir d'effectuer une réduction pour tion de circonstance,un de ces "feuillets d'album"
piano et chant de tous les fragments existants de l'opéra- parmi tant d'autres, prend soudainement un intérêt
Peineperdue: Borodinen'eut pas le loisir de s'y remettre particulier dès qu'on entend le superbeirisement des
tout de suite, et Rimski lui-même abandonnason travail harmonies,qui font de cette courte page une miniature
au milieu du 1"'acte. typiquement impressionniste, avec une partie vocale
En juin 1885 la santéde Borodine fut éprouvéepar aux inflexions douces et voluptueuses.Alors que les
une attaquede cholérine.Bien qu'il s'en frt remis assez âpretés harmoniques de Borodine sont souvent
vite, ceci n'a pas manquéd'apporterune nouvelle frlurc d'essencediatonique,ici ce sont des métamorphoses
à son organisme déjà passablementébranlé. Et moins dc chromatiquesconstantes,qui font davantagesonger à
deux mois après,il se mettait en route. une compositionde l'école française.
GUVRESORCHESTRALES
Symphonie No1.en mi bémolmajeur.!862-67.Dédiéeà M. A. Balakirev.
p. pianoà 4 mains),1882 (partition
Ed.Bessel,1875 (réduction d'orchestre)