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Les Fleurs du mal

Introduction : lire Les Fleurs du mal

L’œuvre touche tous les publics ; elle s’est installée dans notre patrimoine sans pour autant perdre de sa capacité de subversion.

Il n’en a pas toujours été ainsi. La premi ère édition fut confidentielle, malgré la publicité d’un procès scandaleux. C’est avec l’entrée de
l’œuvre dans le domaine public, en 1917, qu’arrive la consécration. Elle coïncide avec les débuts du surréalisme.

Pendant de longues années on aura trouvé l’homme cynique et pervers et la critique universitaire n’aura vu dans l’œuvre que mauvais goût.
Personne ne semble y voir la trace du génie…

Seule une minorité fervente sauvera ce demi-siècle de mépris du ridicule : Rimbaud, qui voyait en Baudelaire le premier des voyants,
Verlaine, qui voyait en Baudelaire le premier des maudits, Mallarmé… Ils n’étaient pas légion.

En dépit de ces mésaventures et de ces tergiversations, l’œuvre s’impose aujourd’hui à tous. Mais à quel titre ?

Tous s’accordent pour faire de l’œuvre le fondement de la poésie moderne, le public, les critiques et les poètes eux-mêmes. (Verlaine,
Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Valéry… malgré leurs différences propres). Mais certains y voient moins de la modernité qu’un souci tout
classique de perfection formelle. L’œuvre est donc riche d’une orientation complexe, entre tradition et renouveau.

C’est que Baudelaire est le poète des oppositions, des ambivalences. Poète de la malédiction, de la révolte, du blasphème, prêtre d’un Satan
contestataire, il est aussi le chantre de la souffrance régénératrice, de la charité, un esprit profondément religieux et même, fût-ce avec un
soupçon d’hérésie, chrétien voire catholique. « Peintre de la vie moderne », il a pourfendu ce mythe de gauche, la foi dans le progrès.
Disciple du très réactionnaire écrivain Joseph de Maistre, qui haïssait la Révolution française, il a loué l’ordre ancien, avec ses castes
immuables dans la perspective la plus fermement conservatrice.

Même constat d’ambiguïté dans son inspiration : l’œuvre est le reflet de la vie intérieure ; et en ce sens Baudelaire est légitimement un pur
romantique, le plus proche, avec Nerval, du romantisme allemand ; c’est un fervent amateur d’occultisme et d’alchimie, lecteur du
philosophe ésotérique Swedenborg. Mais c’est aussi l’auteur des Tableaux parisiens, observateur précis des changements de la ville. Et il est
aussi le poète de la charogne, qui s’y révèle en somme comme un terrible et lucide naturaliste…

Où est la vérité des Fleurs du mal ? Elle n’est pas simple, comme est complexe leur auteur. Et tout cela donne une œuvre d’une richesse
infinie.

I. Situation des Fleurs du mal

1. Baudelaire et son temps (cf. document)

2. Quelques problèmes

Notons pour commencer que romantisme, parnasse et symbolisme ne s’enchaînent pas mécaniquement, l’un se finissant tandis que l’autre
commencerait.

Voyons maintenant quelques faits de la vie de Baudelaire qui faciliteront l’analyse de l’œuvre.

- Une hérédité chargée

Baudelaire est le fils d’un père âgé. Il y a beaucoup d’enfants de « vieux » dans son ascendance. Sa mère, qui n’avait que 27 ans à sa
naissance, mourra aphasique. Son demi-frère mourra hémiplégique en 1862. Et cette hérédité sera chez Baudelaire aggravée par un accident
vénérien : il mourra des conséquences probables de la syphilis.

- Le complexe de Hamlet

Si l’on ne peut parler dans le cas de Baudelaire de complexe d’Œdipe, on le voit se montrer plein de respect et d’admiration pour un père
qu’il n’aura connu que les six premières années de sa vie. Et il ne pardonnera jamais à sa mère son remariage. Comme le Hamlet de
Shakespeare, il lui demandera des comptes et l’accusera de disperser les souvenirs de son mari. La haine à l’égard du beau-père ira croissant,
même si elle fut pour une bonne part rétrospective (celui-ci mourra en 1857, l’année de parution du Grand Œuvre…).

La frustration éprouvée par l’enfant lors du remariage de sa mère était assez naturelle. Inutile de faire du commandant Aupick un monstre.
Celui-ci, officier austère, arriviste sûrement, eût souhaité pour son beau-fils une vie rangée et une carrière « honorable ». Cela n’était pas
vraiment blâmable. Mais c’était l’homme le plus incapable de soupçonner le génie chez un enfant difficile. Le futur poète haïra à travers lui
toutes les vertus bourgeoises. Tout ce qu’il aima dans sa vie ou presque : sa mère, la poésie, un monde délivré des contingences, le rêve,
trouva en Aupick un obstacle.

- Baudelaire en 1848

La timidité naturelle de Baudelaire exaspéra sa révolte. Elle est à son comble au retour du voyage à l’île Bourbon, imposé pour lui changer
les idées. Baudelaire se donne des attitudes provocantes, fréquente des prostituées… En 1846 sa révolte se manifeste sur tous les plans. La
famille riposte en lui imposant un conseil juridique afin de lui retirer la libre disposition de son héritage paternel. D’une légalité contestable
(Baudelaire n’était plus mineur et il n’était pas fou !), cette mesure avait quelque chose d’infamant.

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Pas étonnant qu’en 1848 on le trouve du côté des insurgés. « Qu’attendez-vous pour fusiller le général Aupick ? » se serait-il écrié sur les
barricades, selon plusieurs témoins. Ses amitiés républicaines sont d’ailleurs attestées par d’autres éléments.

Comment alors concilier cette attitude avec d’autres affirmations moins progressistes ? En plus des raisons de pur opportunisme ou de simple
nécessité, il y a chez Baudelaire un non-conformiste et un protestataire qui s’affranchit parfois de préciser la nature de la protestation.
Ajoutez à cela « le plaisir aristocratique de déplaire ». Si l’idée de progrès l’exaspère, c’est que c’est l’idée dominante, la grande idée du
siècle, celle de la bourgeoisie triomphante. Elle suffirait à lui faire détester Hugo, qu’il admire fort par ailleurs. Baudelaire justifierait son
hostilité à l’ordre orléaniste et à la monarchie de juillet que son beau-père a pour tâche de préserver par des arguments aussi bien légitimistes
que républicains.

Lors du coup d’état du 2 décembre, Baudelaire s’est révélé violemment antibonapartiste et l’est resté, malgré les secours (qu’il a acceptés) de
l’administration impériale. Cette haine de Napoléon III, qu’il partage en somme avec Flaubert et Hugo (plutôt sans doute à la manière de
Flaubert que d’Hugo), elle éclate dans cette phrase de Mon cœur mis à nu : « En somme, devant l’histoire et devant le peuple français, la
grande gloire de Napoléon III aura été de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’imprimerie nationale,
gouverner une grande nation. » Et ce n’est pas le procès des Fleurs du mal qui va réconcilier Baudelaire avec le second Empire.

- Femmes

Faut-il voir provocation, paradoxe ou sincérité dans ces conseils de Baudelaire aux jeunes écrivains ? Il leur déconseille trois types de
femmes : 1° la « femme honnête », 2° l’intellectuelle, 3° l’actrice. Seules restent possibles : 1° les prostituées, 2° les femmes bêtes…

Baudelaire n’a suivi que partiellement ses propres conseils. L’amour tient une grande place dans son œuvre. Et plusieurs femmes ont joué un
rôle de premier plan tant dans le domaine biographique que littéraire.

Jeanne Duval était une métisse, figurante dans un petit théâtre, lorsqu’elle entra dans sa vie. Elle ne devait jamais en sortir. Avec ses
cheveux très noirs, ses grands yeux bruns, ses lèvres épaisses, ses seins provocants, sa démarche souple, elle a exercé sur les sens de
Baudelaire un pouvoir tyrannique. Différente était la situation sur le plan intellectuel : elle était probablement illettrée, peu fine et d’une
inculture totale. Par ailleurs d’une moralité douteuse, trompant Baudelaire sans vergogne, cherchant surtout à obtenir de lui de l’argent,
incapable de reconnaissance et s’adonnant à l’ivrognerie. Elle représentait la belle animalité sensuelle, à la fois coupable et irrésistible.
Plusieurs fois Baudelaire chercha à rompre, puis reprit sa liaison. Malade, infirme après 1856, elle cesse bientôt d’être désirable, mais le
poète continue à veiller sur elle. Elle lui survivra de quelques années.

Madame Sabatier (1822-1889) représente l’autre pôle de l’affectivité de Baudelaire. Elle tenait salon et c’est ainsi qu’il la rencontra.
Distinguée intellectuellement et charmante, un peu plantureuse, elle était d’un naturel facile et bon, assez libre de mœurs, richement
entretenue par un banquier. Baudelaire lui voua un véritable culte et lui adressa longtemps des poèmes anonymes (qui figurent dans Les
Fleurs du mal). Ils devinrent amants le 30 août 1857, pour une unique nuit… Car pour Baudelaire l’idole ne devait pas descendre des
sommets où lui-même l’avait placée.

Entre l’animalité pure et l’adoration mystique se situe Marie Daubrun (1828-1901). Sa place est plus indéfinissable. Cette femme aux yeux
verts fut une actrice d’un rang honorable. Elle fut par ailleurs, et publiquement, la maîtresse du poète Théodore de Banville et, entre 1854 et
1863, au moins par intervalles, elle eut aussi Baudelaire pour amant. Elle représenta pour lui une sorte de tendresse et de ferveur.

Ajoutons que d’autres présences féminines sont décelables dans l’œuvre mais elles sont difficiles à identifier.

- Affinités littéraires

Précisons quels poètes, quels esprits ont formé le goût de Baudelaire et suscité sa sympathie.

Élève du collège Louis-le-Grand, il reçoit une solide culture latine : son goût le porte vers Sénèque, Pétrone, Lucain, aux styles atypiques. Il
parodiera même le latin médiéval et ses maladresses dans Franciscae meae laudes. L’art et la pensée grecque lui sont moins familiers, du
moins en apparence.

Aux grands classiques du XIIème siècle il préfère les baroques : Agrippa d’Aubigné, Théophile de Viau, Saint-Amant. On pense à un des
préceptes de Baudelaire : « Le beau est toujours bizarre ».

Du XVIIIème siècle français il aime Laclos et Sade pour en vanter un peu paradoxalement la haute moralité aux dépens de la sensiblerie de
Jean-Jacques Rousseau. Mais il déteste presque autant Voltaire, dont le rationalisme lui fait penser à la pensée dominante du XIXème siècle,
qu’il hait.

Son œuvre critique nous renseigne sur son attitude par rapport à ses contemporains : il s’est passionné pour la peinture de Delacroix, il a
salué en Constantin Guys « le peintre de la vie moderne ». Et la modernité en musique sera pour lui Richard Wagner.

Mais la grande rencontre, c’est avec l’œuvre d’Edgar Poe, en qui il trouve la confirmation de ses propres souffrances et de ses convictions.
Baudelaire comprenait et partageait la solitude d’une âme éprise de beauté, en proie à une société utilitaire, et sa volonté d’y échapper par
l’art et les « paradis artificiels ». Baudelaire, peu connaisseur de l’anglais, traduisit l’œuvre de Poe avec un tel génie qu’il découragea de le
faire tous ses successeurs…

- Sa vie d’écrivain

À la parution des Fleurs du mal, le contraste est grand entre la précarité de l’homme et la qualité de la vie intérieure où l’œuvre prend sa
source. L’œuvre se partage en deux : une, faite pour durer, et l’autre, de circonstance, relevant de la chronique ou du journalisme. Mais
Baudelaire en tire peu de revenus : complexe, contradictoire, provocateur, il est apprécié pour son talent mais souvent écarté du choix des
patrons de journaux. Même son œuvre de circonstance est d’une originalité profonde.
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II. Genèse des Fleurs du mal

Contrairement à Victor Hugo, Baudelaire est le poète d’un seul livre (si l’on fait des Petits poèmes en prose une autre version des Fleurs du
mal, une espèce d’extension). Son écriture est plus dense. Et il a vécu moins longtemps. Quoi qu’il en soi Baudelaire a ramassé en un seul
ouvrage l’expérience et l’essence de toute une vie. Ce recueil a donc une histoire complexe et pose des problèmes chronologiques. L’œuvre
publiée - quels qu’en soient les stades - ne résulte pas d’une accumulation temporelle. Elle procède d’un autre mode de composition, qui
révèle un souci d’ordonnance, d’architecture, d’ordre logique.

1. Histoire des Fleurs du mal

- Les plus anciens poèmes (avant 1845)

À une dame créole (LXI), XXIV, XXV, XVII (La Beauté), XIX (La Géante), XXIX (Une charogne), L’Albatros. Ce sont des poèmes parfois
inspirés de Jeanne Duval ou apparentés à une inspiration « païenne ».S’y ajoutent les pièces XCIX et C des futurs Tableaux parisiens qui
traduisent des souvenirs d’enfance.

Ce ne sont que des poèmes isolés et Baudelaire n’a pas encore l’idée d’un recueil.

- « Les Lesbiennes »

Ce titre provocant (Baudelaire écrit « un titre pétard ») est annoncé en 1845. C’est la période des Chats (LXVI) parus en 1847, mais peut-être
aussi de Correspondances.

- « Les limbes »

L’idée d’un recueil se précise, et sous un titre plus sérieux. La publication est annoncée en novembre 1848 quand paraît Le Vin de l’assassin.
Le 9 avril 1851, Baudelaire publie onze poèmes (dont les Spleen et La Mort des amants) « tirés des Limbes, à paraître prochainement. »

Chez certains théologiens chrétiens, le terme de « limbes » désigne le séjour des âmes des justes qui n’ont pas été baptisés. Mais le mot est
également employé par un philosophe socialiste, Fourier, ce qui révèlerait les préoccupations politiques de Baudelaire à ce moment-là. Les
poèmes du Vin et de Révolte, qui sont de cette période, confirment cette inspiration, ainsi que Bénédiction et Les Phares, qui interrogent le
rôle du poète. Mais Baudelaire a aussi composé bon nombre de poèmes des cycles de Madame Sabatier et de Marie Daubrun, qui sont peu
liés aux événements de 1848.

Y a-t-il un lien entre les inspirations chrétienne et fouriériste ? Le poème liminaire Au lecteur, qui daterait de cette époque, témoigne que
Baudelaire dépasse déjà les préoccupations sociales et le lyrisme personnel pour se situer au niveau métaphysique. L’esprit du recueil est
donc alors bien arrêté.

- « Les Fleurs du mal » (1855)

Le titre aurait été suggéré par un ami journaliste, Hippolyte Babou. Il apparaît pour la première fois le 1 er juin 1855. Ce titre est illustré dans
une assez large gamme de thèmes : le rêve sensuel et antimoderne (XII, La Vie antérieure) ; la présence de madame Sabatier (XLIV,
Reversibilité, XLV, Confessions et XLVI, L’Aube spirituelle) ; de Marie Daubrun (LIII, L’Invitation au voyage, LIV, L’Irréparable) ;
l’inspiration mal identifiée de Moesta et errabunda (LXII) ; mais aussi l’inspiration macabre et le dégoût avec Un voyage à Cythère (CXVI)
et L’Amour et le crâne (CXVII).

Le titre du recueil est assez clair pour provoquer le sens et assez vague pour ne pas être limité. On y soupçonne aussi des profondeurs
philosophiques, avec une note d’audace et une possibilité de scandale.

« Fleurs du mal » : du choc des deux mots jaillit une antithèse, que la préposition « de » assortit d’une dépendance. Le sens est donc : la
beauté que l’on extrait du mal. Mais ‘fleurs » ne suggère pas seulement la beauté, il faut y ajouter une notion d’élaboration, de recherche, de
culture. Bien que, philosophiquement, les deux termes soient liés, ils débouchent, non sans ambiguïtés, sur deux séries d’images : fleurs
cueillies sur un champ de souffrance ? ou complaisance envers le péché, parce qu’il est esthétiquement fécond ?

- L’édition de 1857

Les poèmes déjà publiés n’ont pas été favorablement accueillis par la critique et les éditeurs de Baudelaire traînent les pieds.

En décembre 1856, Baudelaire traite avec Poulet-Malassis, un imprimeur. Le manuscrit est remis le 4 février 1857. 1300 exemplaires. Mise
en vente le 25 juin.

L’édition de 1857 comprenait les trois quarts des poèmes de Spleen et idéal. Les Tableaux parisiens n’y figuraient pas. Les chapitres Fleurs
du mal, Révolte et Le Vin y étaient au complet, ainsi que La Mort (à l’exception des trois derniers poèmes, dont Le Voyage). Y figuraient bien
sûr les pièces par la suite condamnées. Nous y reviendrons.

- L’accueil de la presse

Gustave Bourdin dans Le Figaro : « Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire, il y en a où l’on n’en doute plus ; -
c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées. - L’odieux y coudoie l’ignoble ; - le
repoussant s’y allie à l’infect… » ; et plus loin : « Jamais on n’assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses,
de chats et de vermine. - Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur. » Et de conclure : « Si

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l’on comprend qu’à vingt ans l’imagination d’un poète puisse se laisser entraîner à de semblables sujets, rien ne peut justifier un homme de
plus de trente d’avoir donné la publicité du livre à de semblables monstruosités. »

L’hostilité du Figaro à l’égard de Baudelaire n’est pas neuve. En revanche, et paradoxalement, le journal officiel de l’Empire prend la
défense de l’œuvre, vantant sa fermeté à l’égard du mal et ses qualités littéraires, dans la veine du grand poète italien Dante. Mais ce fut la
seule critique favorable, la grande presse refusant les articles de Barbey d’Aurevilly. Le 16 juillet 1857, la justice fait saisir l’ouvrage et
engage des poursuites contre l’auteur et l’éditeur.

- Le procès des Fleurs du mal

Le 20 août, le réquisitoire du procureur impérial Pinard fut relativement modéré. Se piquant de littérature, le magistrat prend acte du
« réalisme » de l’œuvre et admet qu’il faut sortir du « classique, du convenu ». Mais ce fut pour marquer aussitôt les limites : « Croyez-vous
qu’on puisse tout dire, tout peindre, tout mettre à nu, pourvu qu’on parle ensuite du dégoût né de la débauche ? » Et de conclure en
demandant la clémence pour l’auteur, « nature inquiète et sans équilibre », mais que soit défendue la morale.

L’avocat de la défense, Maître Chaix d’Est-Ange, insista sur la moralité du livre, telle qu’elle apparaissait dans l’épigraphe de l’édition de
1857, emprunté à Agrippa d’Aubigné dans Les Tragiques (début XVIIème siècle):

On dit qu’il faut couler les exécrables choses


Dans le puits de l’oubli et au sépulcre encloses,
Et que par les écrits le mal ressuscité
Infectera les mœurs de la postérité.
Mais le vice n’a point pour mère la science
Et la vertu n’est pas fille de l’ignorance.

Il commenta longuement l’avis Au lecteur et poursuivit en arguant que décrire le mal n’était pas y souscrire avec complaisance, etc.

Le jugement a retenu le délit d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs. Baudelaire fut condamné à 300 francs d’amende, l’éditeur
à 100. Ordre fut donné de supprimer six poèmes : Les Bijoux ; le Léthé ; À celle qui est trop gaie ; Lesbos ; Femmes damnées (le premier
poème seulement de l’ensemble portant ce titre) ; Les Métamorphoses du vampire. Ces pièces sont d’inspiration très diverse : l’accusation de
« réalisme grossier et offensant pour la pudeur » leur est très inégalement applicable.

- L’édition de 1861

Baudelaire espérait être acquitté, comme Flaubert six mois plus tôt. Le jugement le rendit furieux et hagard, et il en éprouva un sentiment de
flétrissure, d’injustice, de solitude et d’orgueil.

Accablé à l’idée de refaire l’édition ; il ne s’y remet qu’à la fin de 1858. Il écrit cependant d’admirables poèmes pendant ce laps de temps.
Entre autres : Chant d’automne (LVI) et À une madone (LVII), tous deux inspirés par Marie Daubrun ; La Chevelure (XXIII), Un fantôme
(XXXVIII), qui appartiennent au cycle de Jeanne Duval ; Sisina (LIX) et Sonnet d’automne (LXIV) sont à mettre dans un cycle
d’inspiratrices diverses ; Obsession (LXXIX), Horreur sympathique (LXXXII), L’Horloge (LXXXV), qui seront placés dans l’édition de
1868 à la fin de Spleen et Idéal. Sont publiés aussi une bonne part des futurs Tableaux parisiens : Le Cygne (LXXXIX), Les Sept vieillards
(XC), Les Petites vieilles (XCI), Les Aveugles (XCII), À une passante (XCIII), Le Squelette laboureur (XCIV), Danse macabre (XCVII),
L’Amour du mensonge (XCVIII) et Rêve parisien (CII). Sans oublier les deux poèmes qui termineront la section La Mort, dont Le Voyage
(CXXVI).

La nouvelle édition sort en 1861, particulièrement redistribuée : les six poèmes condamnés sont évidemment absents ; il y a trente-deux
pièces nouvelles, essentiellement celles qui viennent d’être publiées dans des revues récemment, et une nouvelle section : Tableaux parisiens.

- L’édition de 1868

En janvier 1863, Baudelaire change d’éditeur (Hetzel) et signe pour une troisième édition augmentée ainsi que pour un recueil de poèmes en
prose, Le Spleen de Paris.

Selon son usage, Baudelaire avait fait paraître des poèmes dans des revues : en 1861, Épigraphe pour un livre condamné (Additions, I) et
Recueillement (XIII). En 1862 et 1863, Le Couvercle (V), Le Gouffre (XI), Les Plaintes d’Icare (XII) et L’Examen de minuit (VI).

En 1866 paraissent à Bruxelles Les Épaves, qui contiennent les six pièces condamnées et des inédits. Mais la troisième édition ne se fait pas
de son vivant. Il meurt en 1867 et son héritage littéraire est mis aux enchères. Sa mère fut peu soucieuse de se compromettre… L’éditeur
Michel Lévy l’acquit pour 1750 francs et chargea Banville et Asselineau d’établir le texte.

Cette édition plaçait vers la fin de Spleen et Idéal la plupart des poèmes nouveaux et mettait en tête de la section Fleurs du mal, l’Épigraphe
pour un livre condamné, sans parler de quelques autres insertions. Comme cette édition n’est que partiellement de Baudelaire, la plupart des
éditions modernes s’en tiennent au texte de 1861 et placent à la fin les poèmes postérieurs et les pièces condamnées.

Le jugement de 1857 ne sera révisé, et Baudelaire réhabilité, que le 31 mai 1949…

2. Structure des Fleurs du mal

L’ordre chronologique n’a qu’un rapport lointain avec la structure réelle, telle que le poète l’a voulue (avec les complications qui résultent
des éditions successives).

- Importance du problème
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C’est la conception même de l’œuvre qui est en jeu. Il y a ici entre l’auteur et son œuvre un rapport profond : « Faut-il vous dire à vous qui
ne l’avez pas plus deviné que les autres que dans ce livre atroce, j’ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie),
toute ma haine ? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie ; et
je mentirai comme un arracheur de dents » (Lettre à Ancelle, 28 février 1866). Déclaration capitale, qui avoue l’ambiguïté de l’œuvre.

Quand Hugo, en 1856, qualifiait les Contemplations de « mémoires d’une âme », il indiquait clairement à la poésie le rôle d’exprimer
l’essence (l’âme) de la vie vécue. Mais cette expression était pour lui inséparable de la chronologie (non sans complications).

À l’évidence, Les Fleurs du mal ne sont pas des mémoires, fussent-ils d’une âme. Pour Baudelaire, le temps n’a rien à voir à son affaire, bien
qu’il soit très sensible à l’événement, comme le rend sensible l’inspiration amoureuse : tous les poèmes qui ont pour origine une expérience
sensuelle ou sentimentale ont été groupés de façon systématique de XXII à LXIV de Spleen et Idéal et répartis, non selon la chronologie,
mais selon les inspiratrices. Il y a ainsi un cycle de Jeanne Duval (de Parfum exotique à Je te donne ces vers… (XXXIX) ; un cycle de
madame Sabatier (de Semper eadem (XL) au Flacon (XLVIII) ; un cycle de Marie Daubrun (du Poison (XLIX) au poème À une madone
(LVII) ; enfin un cycle de femmes diverses, aussi nombreuses qu’il y a de poèmes, et partiellement identifiées : de Chanson d’après-midi
(LVIII) à Sonnet d’automne (LXIV).

- Un lyrisme très authentique

Déniant à l’œuvre un ordre trop rigoureux, certains critiques ont distingué à travers les figures de Jeanne, madame Sabatier et Marie Daubrun
un cycle de l’amour charnel, un cycle de l’amour idéalisé mais le troisième cycle ne peut recevoir de catégorie abstraite pour intitulé, lui qui
semble surtout porté par les yeux verts de Marie. Il y a certes dans ces cycles certaines tendances présentes et opposées chez l’auteur. Quoi
qu’il en soit, l’album des femmes aimées a été constitué par Baudelaire dans la perspective d’un lyrisme très personnel.

- Vers un ordre métaphysique

L’œuvre exprime la vérité de la vie. Elle en exprime l’unité : les poèmes des Fleurs du mal ne sont pas conçus comme une somme d’instants.

Le premier peut-être des lecteurs de l’œuvre, Barbey d’Aurevilly y décela « une architecture secrète, un plan calculé par le poète méditatif et
volontaire ». À Vigny, Baudelaire écrit à propos de l’édition de 1861 : « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse
qu’il n’est pas un pur album, et qu’il a un commencement et une fin. »

La nécessité de remanier l’architecture d’une édition à l’autre et l’effort que ce travail a coûté à Baudelaire prouvent assez l’importance et
l’existence d’une structure. Et cette structure expose l’essence de son être à travers les épreuves et les humiliations de l’existence.

- Plan schématique des Fleurs du mal

Au lecteur : la dimension métaphysique du livre apparaît. L’homme est enfoncé dans le péché, Satan triomphe en ce bas monde.

Spleen et Idéal : (le plan véritable est assurément : idéal et spleen) les deux postulations de l’homme sont ici affirmées. Comment échapper
au mal ?

1° Par l’art : il s’agit de rechercher par l’art l’essence du monde. Il y a trois mouvements : grandeur du poète (de I à VI), misère du poète (de
VII à XIV), son idéal de beauté (XVII à XXI). Attention : les poèmes XV (Don Juan aux Enfers) et XVI (Châtiment de l’orgueil) n’ont rien
à voir avec la mission du poète. Mais le détail n’est pas simple : La Vie antérieure n’exprime pas la « misère » du poète mais, au passé et
ailleurs il est vrai, un monde de beauté ; L’Homme et la mer (XIV) n’entre guère mieux dans le schéma, en ce qu’il a de rigide. Mais il reste
vrai que le thème du poète et de la poésie sous-tend la première partie de Spleen et Idéal.

2° Par l’amour (de XXII à LXIV) : les poèmes sont répartis en quatre cycles. C’est l’ensemble le plus cohérent et le plus nombreux (plus de
la moitié de la section).

Or, ces deux tentatives aboutiraient en somme à un échec, l’échec de « l’idéal » et la rencontre du « spleen », annoncé sous le nom
d’« ennui » dans l’avis Au lecteur. Cet ensemble (LXV à LXXXV) ne présente pas, du moins au début, une cohésion très rigoureuse. Par
exemple Les Chats, malgré leur aspect nocturne, ne semble pas inspirés par le désespoir. Mais le thème du spleen apparaît vite, pour atteindre
une exceptionnelle vigueur dans les quatre poèmes portant ce titre (LXXV à LXXVIII). Cependant les pièces de la fin, d’ Obsession à
l’Héautontimorouménos, L’Irrémédiable et L’Horloge apparaissent comme autant de ramifications du thème, sous les formes les plus
désespérées. Et de la sorte l’aspect métaphysique du triomphe du mal, qu’annonçait l’avis Au lecteur, trouve ici son illustration éclatante.

À Spleen et Idéal, qui semble exprimer surtout l’expérience personnelle de Baudelaire, succèdent des sections plus courtes qui évoquent,
dans une suite de domaines particuliers, une expérience plus large, sinon plus universelle.

Tableaux parisiens : c’est la tentative (et sans doute aussi l’échec) de la communion humaine, dans le cadre de la ville. Ici se manifestent une
inspiration sociale, et les trésors de charité que recelait l’âme du poète, mais aussi ce sentiment très neuf et très moderne : la solitude des
hommes (et surtout les plus misérables d’entre eux) dans l’illusoire communauté urbaine.

Le Vin, à la différence des Tableaux parisiens, représente (si l’on considère la date des poèmes) une section fort ancienne. Sa signification a
sans doute évolué dans l’esprit du poète. Conçu au départ dans une perspective socialisante (« le vin est pour le peuple qui travaille et qui
mérite d’en boire »), il est peu à peu associé à la catégorie des « paradis artificiels » et devient dans l’édition de 1861 « un des efforts
désordonnés et condamnables de l’homme pour échapper aux exigences de sa condition » (Ruff).

Fleurs du mal (sans l’article et dans le sens le plus strict) : moins l’aboutissement d’une logique intérieure mais les jeux d’un artiste qui
pousse à l’extrême les audaces d’un certain romantisme scandaleux (A. Adam, en substance). C’est dans cette section et dans l’édition de

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1857 que se trouvaient certaines pièces condamnées : Lesbos, Femmes damnées, Les Métamorphoses du vampire. Il y a comme thèmes les
formes aberrantes de l’amour, le vampirisme et sur un ton moins provocant le dégoût de soi (Un Voyage à Cythère).

L’ambiguïté évidente des trois poèmes de Révolte pose un problème très important pour la structure des Fleurs du mal. Bien sûr, il n’est pas
douteux que la révolte soit proposée comme un moyen offert à l’homme de dépasser sa condition misérable. C’est même la proposition que
Satan fit à l’homme au début de la Genèse, dans la Bible. La question est de savoir si Baudelaire approuve ou non. Il y a bien sûr chez lui un
pessimisme profond : si l’homme est indigne d’être racheté, il faut bien admettre que Jésus s’est trompé, et que Saint Pierre a eu raison de
renier le fils de Dieu. L’accusation de blasphème a d’ailleurs été proférée lors du procès, mais aucun des trois poèmes n’a été condamné.
Quelle était la pensée de Baudelaire ? Même s’il entre dans tout cela une part de lui-même et de ses rejets, Baudelaire n’exprime pas sa
révolte mais la révolte, celle de l’humanité tout entière, et il pose autant le problème de la légitimité de la révolte que de son efficacité.
Comme cette section est à l’avant dernière place, et que l’œuvre se conclut par La Mort, il apparaît que la révolte est en somme présentée
comme une fausse sortie.

La Mort est donc saluée sans horreur. La Mort des amants est même d’une étrange douceur ; Les autres « morts » ne sont pas différentes.
Certes, Le Voyage est tout autre, puisqu’il évoque les formes du « spleen » et

Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché…

Mais on comprend pourquoi : Baudelaire reprend, en conclusion, les thèmes majeurs du livre. Et comment échapper à la présence du mal
sinon en abordant, au terme du « voyage », la mort ?

- Cette ordonnance est-elle convaincante ?

Les contradictions internes de détail sont légitimées par Baudelaire même : « Il y a dans l’homme, à toute heure, deux postulations
simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan… » Cette déclaration célèbre semble condamner toute démarche discursive. Pourquoi
suivrait-on une démarche linéaire ?

Quoi qu’il en soi cette architecture est solide. Preuve en est sa résistance aux ajouts de poèmes nouveaux en fonction des éditions
successives.

III. Thèmes baudelairiens

Voici un résumé des « obsessions » baudelairiennes.

1. Le paradis perdu

- L’enfance

Proust écrira : « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus ». Ce n’est pas ce que pensait Baudelaire : « Rien ne ressemble plus à ce
qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. J’oserai pousser plus loin… L’homme de génie a
les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout
l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit
analytique qui lui permet d’ordonner la somme des matériaux involontairement amassée. »

L’artiste, selon Baudelaire, dispose encore du pouvoir de s’étonner. « L’enfance retrouvée à volonté » s’épanouira peut-être en fleurs
robustes au soleil de l’âge mûr.

Les poèmes XCIX et C (Je n’ai pas oublié, voisine de la ville… et le suivant) évoquent le souvenir de l’enfance heureuse.

Mais le vert paradis des amours enfantines,

Baudelaire l’a évoqué avec génie dans Moesta et errabunda (LXII). Le poème est dédié à une certaine Agathe et il est rangé dans les
« inspiratrices diverses ». On s’est éloigné de l’innocence de l’enfance, et l’on regrette le « vert paradis ».

Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,


Et l’animer encor d’une voix argentine,
L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ?

La notion de paradis perdu est fondamentalement ambiguë car tout dépend sur quel des deux mots on met l’accent…

- L’âge d’or

Le poème V (J’aime le souvenir de ces époques nues…) est très significatif. Baudelaire y est influencé par l’école païenne : autrefois le
monde était jeune et beau, les instincts s’y épanouissaient dans une liberté heureuse, tous y vivaient dans l’harmonie. La vision païenne d’un
monde ignorant le péché (évoquant plutôt l’âge d’or de Virgile et d’Ovide que le paradis biblique) peut étonner dans le contexte des Fleurs
du mal, qui expose un monde fondamentalement marqué par le péché originel. Cela forme une esthétique du contraste qu’affectionne
Baudelaire.

Mais, plus profondément, si la beauté, l’harmonie et la force étaient à l’origine du monde, c’est que les choses n’ont plus que se dégrader. Et
le mythe passéiste (païen ou non)s’oppose au mythe du progrès, que Baudelaire n’a cessé de pourfendre.

- La vie antérieure

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Cette vision du bonheur se double d’un sentiment de « déjà-vu », de la certitude confuse d’une participation personnelle. D’abord parce que,
comme Nerval, sa mémoire est en quelque sorte intemporelle.

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans

Confie-t-il dans le deuxième Spleen. Et l’abondance de ces souvenirs ne s’explique que si le poète a vécu en quelque sorte d’autres
existences.

D’autres existences heureuses, précision capitale. La « réminiscence » baudelairienne, comme celle de Platon, est liée à l’idée d’un bonheur
ancien, puisé aux sources de l’âme et où l’âme aspire naturellement à retourner. Ainsi s’explique le poème La Vie antérieure. Le poète se
souvient d’un paysage selon son âme dans lequel il goûte des voluptés calmes, en total contraste avec la vie moderne, où l’utile ne venait pas
corrompre la beauté. Chez Baudelaire l’ailleurs est toujours un jadis.

2. Ailleurs

Ce monde-ci n’est pas la patrie véritable du poète. L’âme ici-bas est en exil (d’où l’importance de ce thème) : L’Albatros (II), Le Cygne
(LXXXIX)… Anywhere out of the world, n’importe où hors du monde, écrira le poète comme titre d’un de ses poèmes en prose (XLVIII).
Ainsi, chez Baudelaire, toute recherche est en même temps une évasion.

- L’évasion par les sens

Dans Les Fleurs du mal l’amour sensuel est surtout contenu dans le cycle de Jeanne Duval. Bien que teintés de reproches, de remords ou de
colère, ces poèmes éclatent d’une sensualité incomparable, liée au thème du voyage exotique, et dont la grande originalité réside dans
l’importance accordée au sens de l’odorat, qui permet de fusionner tous les sens, conformément à la doctrine des correspondances, qui
d’ailleurs veut que la poésie des sens aboutisse à autre chose que les sens. Ainsi, s’adressant à sa Jeanne Duval de papier, Baudelaire écrit
dans La Chevelure :

N’est-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde


Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

- Le voyage sentimental

Le cycle de Marie Daubrun fait alterner l’amer avec le doux. La note heureuse éclate dans L’Invitation au voyage. La clé du voyage se situe
cette fois non dans une chevelure mais dans les yeux verts de Marie, qui suggère au poète un paysage nordique, lumineux et humide (la
Hollande ?) :

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Lieu platonicien où se situe l’origine de l’âme :

Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Harmonie rêvée entre des yeux et un paysage, entre un état d’âme et un rythme exceptionnellement réussi.

- Le vin

Le vin n’a pas dans le recueil une place aussi grande que l’aurait laissé supposer l’auteur des Paradis artificiels, ou Du Vin et du haschich,
comparés comme moyen de multiplication de l’individualité. Le poème CVI, Le Vin de l’assassin, est même une condamnation de l’ivresse,
tandis que les autres poèmes du cycle, à l’exception du dernier, évoquent moins l’évasion que le réconfort.

- Le « rêve parisien »

Si pour Baudelaire toute évasion hors du réel aboutit au rêve, Le Rêve parisien (CII) touche à des aspects essentiels de la pensée et de la
sensibilité de l’auteur. On y comprend que le mérite de l’art est de s’évader de la nature.

- La mort

Toute évasion qui ne serait pas un départ hors de ce monde serait-elle illusoire. C’est ce que développe Le Voyage, dernier poème du recueil.

L’homme, qui a besoin d’un ailleurs, ne saurait découvrir que ce qu’il porte en lui, et le spectacle du monde est d’une navrante uniformité,
tandis que notre imagination se passe fort bien du voyage. Quand aux sociétés, partout le tyran est jouisseur et cruel, partout l’esclave, le
sujet, sont vils. La seule évasion possible, c’est la mort :

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?


Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

3. Le spleen

- La monnaie de l’idéal

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Les analogies baudelairiennes se dégradent à mesure que l’œuvre avance, dans un mouvement d’alchimie régressive, qui apparaît dans
Alchimie de la douleur :

Par toi je change l’or en fer


Et le paradis en enfer

Et cet aveu révèle une ambivalence, conforme à la pensée dualiste de Baudelaire ; mais cela montre aussi qu’il y a entre spleen et idéal plus
qu’une simple antinomie : c’est la quête de l’essence qui rend au poète l’existence de moins en moins supportable.

- De la mélancolie au spleen

Spleen en anglais signifie rate. La mélancolie, ou bile noire, passait pour une sécrétion de la rate, selon la théorie médiévale des humeurs.
Mais en s’éloignant des racines grecques, le mot « mélancolie « a perdu de sa force, en particulier du fait du grand usage qu’en ont fait les
romantiques. La notion de « spleen » ( ou « vapeurs anglaises » selon Diderot, qui l’importa en France) aura donc plus de force et Baudelaire
pourra ainsi la faire briller avec toute sa force et son originalité.

La mélancolie est évidemment très ancienne : du taedium vitae de Lucrèce, le dégoût de l’existence passe par l’ennui pascalien pour aboutir à
l’angoisse du danois Kierkegaard et à la nausée de Sartre. Le spleen de Baudelaire s’inscrit dans cette lignée.

Le spleen de Baudelaire n’a rien d’élégiaque et d’alangui. Et les quatre pièces intitulées Spleen montrent un registre grave et tragique, d’une
grande originalité.

- La fuite du temps

Le sentiment de la fuite du temps, très vieux thème poétique, mais Baudelaire associe à ce sentiment les remords de tous ordres et l’obsession
de sa vie manquée. Et nous entraîne comme dans une nasse.

- Le gouffre

Nous sommes prisonniers de ce bas monde, pris en lui comme dans un gouffre, comme l’exprime le poème portant ce titre.

IV. L’univers des Fleurs du mal

1. L’univers social : la ville

- Présence de la ville

La nature est absente de l’œuvre de Baudelaire. Il ne l’aime pas. La mer est moins un paysage qu’un état d’âme. Les visions colorées, les
tableaux exotiques sont le produit de l’imagination, non de l’observation. Seul le monde intérieur semble exister. Pourtant la ville est bien
présente.

Beaucoup de poèmes sont situés

Dans les plis sinueux des vieilles capitales


Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements
(Les Petites vieilles)

Si Baudelaire songe certes à Paris, c’est surtout à ce qu’on cache - décor et gens - qu’il s’intéresse.

La réalité sordide se prête aux sublimations. Y compris la ville. Et c’est naturellement que son traitement donna les Tableaux parisiens.

Le paysage urbain est au fond le seul des Fleurs du mal.

- Solidarité et charité

Baudelaire n’ignore pas la communauté des hommes et une certaine solidarité joue à l’insu des individus, à travers des masses anonymes.
Les êtres sont liés par une commune inquiétude métaphysique. Dans À une passante (XCIII), deux êtres se croisent, anonymes mais non pas
indépendants :

Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,


Ô toi que j’eusse aimé, ô toi qui le savais !

Mais la sympathie du poète va aussi à des êtres plus individualisés. Les laissés pour compte du progrès le touchent : vieillards, vieilles
femmes, aveugles, prostituées. Son immense pitié à leur égard lui fait peindre avec réalisme leur détresse physique et morale. Chez un poète
égotiste et à certains égards aristocratique, cet amour des humbles et des déshérités est bien réel.

- Le spleen de Paris

Le Cygne est le poème de l’exil dans la grande ville. Baudelaire est le premier à avoir exprimé si vivement le sentiment de solitude au milieu
des foules de la ville. Ce sentiment, ce spleen de Paris, est encore le nôtre.

2. L’univers esthétique

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- Fonction du poète

Le rôle du poète est le premier thème évoqué dans Les Fleurs du mal.

Pour les romantiques, le poète est un être exceptionnel, marqué d’un signe favorable et défavorable. S’il est un être choisi, la contrepartie est
qu’il souffre davantage - même si c’est avec orgueil - et qu’il est incompris des hommes. La douleur peut être féconde (Musset), peut mener
à l’incompréhension et faire de lui une victime (Vigny), ou enfin peut le conduire à devenir un « mage » qui guide les foules (Hugo).

Baudelaire accepte le schéma romantique mais il en amplifie tous les termes. Le poète est maudit par sa mère avant de l’être par la société.
Mais cette malédiction est une bénédiction, car la souffrance en ce monde est le signe d’une élection dans le Ciel : le poète est ainsi consacré
pour exprimer sur la terre les beautés éternelles dont les hommes n’entrevoient qu’un pâle reflet.

Selon cette Bénédiction (I), la souffrance est bonne et le poète est bien l’élu des puissances suprêmes. Quand vers 1850 il écrit ce poème,
Baudelaire a confiance en la Providence et donne son amplitude maximale au rapport souffrance-génie. Dans L’Albatros (II), le poète est
damné ici-bas ; il est donc l’élu dans le ciel, mais le rapport est présenté cette fois sous son aspect négatif. Dans Les Phares (VI), le rapport
souffrance-génie demeure, mais il y a un rééquilibrage puisque la dignité de l’homme face à la toute-puissance de Dieu y est affirmée.

Le schéma romantique peut se dégrader : le poète ne plane plus dans les nuées ; son audace trop humaine reçoit un châtiment impitoyable.

- Correspondances

Ce poème est l’affirmation d’une grande confiance et d’un grand espoir. La Nature est un temple : son caractère sacré, ainsi que sa grande
unité, nous prouvent que Satan n’a pas pu exercer son ouvre de dégradation et de division. Dans ce monde profondément « un », deux
systèmes de relations sont proposés sous le nom de « correspondances » : un système vertical, les correspondances proprement dites, et un
système horizontal, les synesthésies.

Les sources des correspondances sont nombreuses : saint Paul, Hugo, Balzac, Hoffmann, Joseph de Maistre… Le mystique suédois
Swedenborg aussi : « Toutes les choses qui existent dans la nature (…) sont des correspondances. Elles sont des correspondances, parce que
le monde naturel (…) existe et subsiste d’après le monde spirituel, et l’un et l’autre d’après le divin. » Les symboles sont donc, dans notre
univers matériel, les signes qui correspondent à des réalités d’ordre supérieur. Cette théorie vient renforcer le platonisme spontané de
Baudelaire, selon lequel les objets de notre monde sont le reflet affaibli des essences.

Par le jeu des mots et des images, la poésie doit ainsi atteindre la totalité de l’univers. Par les synesthésies horizontales, et l’unité des sens
qu’elle suppose, les liaisons verticales se répercutent sur la totalité du monde sensible, ce qui crée une continuité à travers les brèches que
laissent les sens dans la perception du réel. Cela fournit enfin une méthode fondée sur le pouvoir que donne au langage la fusion des sens.
Rimbaud, et les surréalistes (la question de l’inconscient venant compliquer l’affaire), s’en souviendront.

Le poète apparaît donc comme l’être capable d’appréhender l’unité du réel, privilège que Platon réservait au philosophe. Mais Baudelaire
perdra peu à peu sa foi en l’unité du monde et conservera du symbolisme davantage son efficacité esthétique que ses implications
métaphysiques.

- Quelques idées sur la poésie

La théorie des correspondances avait aussi été exprimée par Edgar Poe. Autre idée déjà présente chez Poe : la poésie doit être indépendante
de la morale. Elle n’est la base d’aucun enseignement, d’aucune leçon, d’aucun message : le beau est tout à fait indépendant de l’utile.
Baudelaire s’oppose à tout l’utilitarisme de la société industrielle. Aucune tentation d’épouser le siècle, contrairement à Hugo.

Comme Poe, l’esthétique de Baudelaire est celle de la brièveté ; le sonnet est son genre de prédilection.

Si Poe croit que l’art est affaire de volonté, Baudelaire est plus prudent sur ce point et reste attaché à une théorie de l’inspiration qui tient
cependant le hasard à distance. Dans son étude sur Théophile Gauthier, il écrit : « Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré
qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. » Ce terme
exclut à la fois le pur caprice et toute démarche étroitement rationnelle.

Car Baudelaire répudie l’approche strictement classique. « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement,
froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie
naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau » (Exposition universelle, 1855). Ainsi,
en sautant l’art classique, Baudelaire ferait se rejoindre romantisme et art baroque.

Défendant Delacroix, Wagner, et même Hugo, Baudelaire s’est fait l’apôtre de la modernité/ Mais cela ne va pas chez lui sans une recherche
d’équilibre, qui lui fait dire dans Le Peintre de la vie moderne : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art,
dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »

- La recherche esthétique

Si Baudelaire a beaucoup réfléchi sur l’art, ce n’est pas de façon théorique, mais toujours à partir de son expérience personnelle, de sa vie
même.

Quand il envisage les rapports de l’art avec la morale, il refuse que le beau soit soumis à l’utile mais voudrait que l’éthique soit soumise à
l’esthétique. La morale de l’artiste est celle du dandy, pour qui seul compte le style : la beauté des gestes, non leur finalité. Le dandy est un
comédien devant les autres et devant lui-même. Vivre l’intéresse moins que la conscience qu’il a de vivre : le dandy est un homme qui vit
devant un miroir.

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Ce que le poète ajoute au dandy c’est que la vie doit être convertie non en jouissance mais en poèmes. Si le péché favori de Baudelaire est
l’érotisme, c’est parce que c’est poétiquement le plus fécond. Il hait par ailleurs sa paresse, obstacle à son œuvre.

Il y a un ascétisme propre à l’artiste : qu’importe que les excès usent prématurément la vie, si c’est au bénéfice de l’œuvre créée.

La lucidité est donc indispensable à l’accumulation des expériences. C’est la leçon de L’Héautontimorouménos, le « bourreau de soi-même »,
lucidité tragique, qui réapparaît dans le poème suivant, L’Irrémédiable, et dont le caractère insupportable lui fait parfois souhaiter de
retomber dans l’inconscience animale :

Je jalouse le sort des plus vils animaux


Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide

(De profundis clamavi, XXX)

3. L’univers religieux

L’univers de Baudelaire n’est pas limité au domaine esthétique. Sa poésie est métaphysique et religieuse.

Mais il est difficile de définir la religion, le Dieu de Baudelaire. C’est pourtant indispensable pour comprendre l’œuvre.

Baudelaire est volontiers paradoxal, violent, sarcastique. Il aime choquer. Il écrit ceci au critique Sainte-Beuve : « Vous savez que je peux
devenir dévot par contradiction, de même que pour me rendre impie il suffirait de me mettre en contact avec un curé souillon. » Deux
questions fondamentales fixent les débats autour de la religion de Baudelaire : le poète a-t-il été chrétien ? Sa vision du monde tend-elle à
l’unité ou à un dualisme irréductible ?

- Baudelaire manichéen

Un certain Mani (ou Manès, ou Manichée) contamina le christianisme des premiers siècles en y introduisant le dualisme absolu de la vieille
religion perse. Satan devint l’égal de Dieu, la matière fut assimilée au Mal, et la création, sous sa forme présente, apparut comme l’œuvre de
Satan. Entre l’esprit et la matière, aucune communication n’est alors concevable, et dans cette perspective manichéenne, le dogme chrétien de
l’incarnation apparaît absurde, comme la Rédemption, puisque ce monde ne saurait être racheté.

Cette conception pessimiste apparaît dans certains poèmes qui accordent à Satan trismégiste (trois fois très grand) un rôle de premier plan
(les poèmes de Révolte en particulier)

- Baudelaire idéaliste

Baudelaire est séduit par la vision platonicienne du monde, dans laquelle le monde est un dans un idéal qui transfigure le monde sensible du
multiple. Le rêve d’unité est resté la préoccupation constante de Baudelaire.

-Baudelaire dualiste

Ce rêve d’unité coexiste avec une vision dualiste du monde : « Tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l’enfer, et dans
toute image de l’un de ces infinis il reconnaît subitement la moitié de lui-même… » (à propos de Wagner, 1861).

- Baudelaire gnostique

Les gnostiques ont essayé d’amalgamer au christianisme des traditions païennes, platoniciennes notamment. Leurs doctrines étaient en outre
ésotériques, c’est-à-dire réservées à un petit nombre d’initiés. Baudelaire était enclin à l’ésotérisme. Les gnostiques avaient par ailleurs une
doctrine de la chute : spirituel à l’origine, le monde où nous vivons a sombré dans la matière, assimilée au mal et au péché. Le spleen
baudelairien, la haine de l’existence, le dégoût de la chair, un certain mysticisme aussi, entraient bien dans ce cadre.

- Baudelaire chrétien

Mais tous ces éléments sont fondamentalement en lien étroit avec le dogme catholique.

La question s’est posée dès la parution du livre. Barbey d’Aurevilly y voit un catholicisme tonique et reconnaît la portée métaphysique de
l’œuvre.

Le sens de la charité, révélé par le thème de la ville, est très présent. Et l’idée d’une douleur régénératrice plaide aussi en faveur d’un
Baudelaire chrétien :

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance


Comme un divin remède à nos impuretés

(Bénédiction, I)

Et plus loin :

Je sais que la douleur est la noblesse unique


Où ne mordront jamais la terre et les enfers…

L’idée que la douleur a un sens ne peut s’expliquer que dans un contexte chrétien. On la retrouve dans Le Cygne et dans Recueillement.
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Cependant, Baudelaire n’y associe pas le sacrifice du Christ. De plus, sa hantise du péché prouve certes un tempérament religieux, mais
finalement peu chrétien car l’idée de Rédemption lui demeure étrangère.

Baudelaire se proclame néanmoins catholique, dans la ligne d’un Joseph de Maistre. Avec certains de ses contemporains, il affirme même
que Dieu est utile même s’il n’existe pas puisqu’il maintient l’ordre social. Car Baudelaire pense que le catholicisme est une arme pour
combattre la foi en la science, en la démocratie, dans le progrès.

Mais le point le plus marquant du catholicisme de Baudelaire est d’abord et avant tout sa croyance dans le péché originel, dont l’empreinte
marque chaque homme d’une trace indélébile. Ce péché originel crée chez l’homme une tension permanente, que Baudelaire, dans Mon
Cœur mis à nu, définira ainsi : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan.
L'invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. »

V. L’art des Fleurs du mal

1. Antécédents

Baudelaire a grandi à l’ombre des premiers romantiques mais leur influence sera limitée, même celle d’Hugo, qu’il admire pourtant.

Le poète qui va l’influencer, c’est Théophile Gautier. C’est à lui qu’il dédiera Les Fleurs du mal et sa trace est visible dans l’œuvre : le côté
macabre en particulier. Mais l’inspiration de Baudelaire a infiniment plus de puissance.

Il y a aussi une influence baroque (le vocabulaire d’Au lecteur), que l’on confond parfois avec une dimension « réaliste » (le côté cru d’Une
charogne).

2. Rencontres et postérité

Le parnasse est moins présent qu’Edgar Poe. Baudelaire préfigure Verlaine et sa nonchalance du rythme. Sa conception du poète suscitera
l’admiration de Rimbaud. Le jeune Mallarmé subira son influence. Et les surréalistes, avec tous les autres poètes modernes verront en lui
« un vrai dieu ».

3. Rythmes baudelairiens

Baudelaire crée, à égale distance de la musique et de la poésie, un langage nouveau, le langage essentiel de la poésie.

VI. Jugements

1. Quelques contemporains

« Vous avez trouvé moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités).
L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée, à en craquer. »
Lettre de Gustave Flaubert, 13 juillet 1857

« Que faites-vous quand vous écrivez ces vers saisissants : Les Sept vieillards et Les Petites vieilles que vous me dédiez et dont je vous
remercie ? Que faites-vous ? Vous marchez. Vous allez en avant. Vous dotez le ciel et l’art d’on ne sait quel rayon macabre. Vous créez un
frisson nouveau. »
Victor Hugo, Hauteville-House, 6 octobre 1859

« Ce Baudelaire est une pierre de touche : il déplaît invariablement à tous les imbéciles. »
Hippolyte Castille

2. Sur la personnalité de Baudelaire

« À mon avis, le plus grand poète du XIXème siècle est Baudelaire, parce qu’il était très intelligent et comprenait très bien où il en était. Oui,
Baudelaire est le plus grand poète du XIXème, parce qu’il est le poète du remords. Tandis que ce siècle est passé en général du paganisme et
de la rébellion au nihilisme et du matérialisme au désespoir, Baudelaire tient une place à part. Le remords semble être le critère capital pour
juger du caractère chrétien ou non chrétien d’un homme, d’un poète. »
Paul Claudel, Religion et poésie, conférence de 1906, publiée dans Positions et propositions II en 1934

« Baudelaire, comme il l’avait fort bien compris lui-même, est un Saturnien. Non seulement il en a la mimique (…) ; mais il en a aussi les
traits psychologiques : vie intérieure intense, sensibilité inquiète et tourmentée, puissance de réflexion et de concentration, « goût de la
métaphysique » et des spéculations abstraites, et surtout ce « sentiment de solitude » et ces « lourdes mélancolies » qu’il éprouvait dès
l’enfance. (…) Relèvent évidemment de ce « saturnisme » des thèmes comme le spleen, la hantise de la mort, et la prédominance du noir qui
marque sa poésie. »
Guy Michaud, Baudelaire devant la nouvelle critique (Colloque de Nice, 1967)

3. Privilège de l’artiste

« En face de Hugo, Baudelaire est le poète civilisé à l’extrême ; son angoisse, qui n’a rien de primaire, ses souffrances et ses nostalgies
s’orientent vers une beauté qui serait à la fois l’expression du drame personnel et la parfaite réussite d’un art surveillé par un sens esthétique
tout pénétré d’intelligence. L’immense richesse des analogies et des correspondances, où il ira quêter ses métaphores, n’est pas pour lui ce
formidable chaos dont les fragments, somptueux et hallucinants, envahissent éruptivement l’imagination et le verbe de Victor Hugo. »
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Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, 1937

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