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Pour Ratula Roy, Marta Bor, et cet éclat d’espoir

qui
luit dans chaque moment sombre de nos vies.
Nous n’avons jamais entendu la version
des faits du diable.
Dieu a écrit tout le livre.

ANATOLE FRANCE
PLAYLIST ♫

Gives You Hell, The All-American Rejects


Dirty Little Secret, The All-American Rejects

Handsome Devil, The Smiths


Bad Guy, Billie Eilish
My Own Worst Enemy, Lit

Help I’m Alive, Metric


Bandages, Hot Hot Heat

Peace Sells, Megadeth


Boyfriend, Ariana Grande ft. Social House
Chanson du livre :
Saints, Echos
1

Lenora
Lenora, 12 ans ; Vaughn, 13 ans

Tu n’as rien vu.


Ce n’est pas pour toi qu’il vient.
Il n’a même pas vu ton visage.
Tremblant de tout mon corps, je m’efforçai
d’effacer de mon esprit l’image que je venais de
voir. Les yeux fermés, recroquevillée comme une
crevette, je me balançai d’avant en arrière sur le
matelas dur, faisant grincer les pieds en métal
rouillé du lit comme ils éraflaient le sol.
Je m’étais toujours un peu méfiée du château de
Carlisle, mais, jusqu’à dix minutes plus tôt, je
pensais que c’étaient les fantômes qui me
terrifiaient, pas les élèves.
Pas ce garçon de treize ans dont le visage
rappelait celui de la sculpture du Faune Barberini
– d’une beauté paresseuse, incroyablement
impériale.
Vaughn Spencer.
J’avais beau avoir grandi ici, je n’avais jamais
rien rencontré d’aussi effrayant que cet Américain
effronté.
On disait que Carlisle était l’un des châteaux les
plus hantés de Grande-Bretagne. Ce fort du
XVIIe siècle était censé abriter deux fantômes. Le
premier avait été repéré par un valet de pied qui
s’était retrouvé enfermé dans la cave, il y a
quelques décennies. Il jurait avoir vu le fantôme
de Mme Tindall griffer les murs en réclamant de
l’eau, affirmant qu’elle avait été empoisonnée par
son mari. Le second fantôme – celui dudit mari,
Lord Tindall – avait été aperçu en train d’errer
dans les couloirs la nuit, tendant parfois la main
pour remettre un cadre droit, sans le bouger d’un
pouce.
On disait que Mme Tindall avait transpercé le
cœur du lord avec un couteau à viande, qu’elle
avait fait tourner pour faire bonne mesure, quand
elle s’était rendu compte qu’il l’avait
empoisonnée. Selon la légende, il voulait épouser
la jeune domestique qu’il avait mise enceinte
après des années d’un mariage stérile avec
madame. Le couteau était, paraît-il, encore visible
dans la poitrine du fantôme, et produisait un bruit
métallique chaque fois qu’il riait.
Nous avions emménagé quand papa avait
ouvert Carlisle Prep, prestigieuse école d’art, voilà
dix ans. Il y avait invité les étudiants les plus
talentueux et les plus doués d’Europe.
Ils avaient tous répondu à l’appel. Papa était le
célèbre Edgar Astalis, après tout. L’homme dont
la statue grandeur nature de Napoléon,
L’Empereur, trônait sur les Champs-Élysées.
Mais tous avaient peur des soi-disant fantômes.
Il faut dire que le cadre vous filait la chair de
poule.
Le château se dressait au milieu d’une vallée
brumeuse du Berkshire, sa silhouette s’élevant
vers les cieux comme un amas d’épées noires.
Lierre et rosiers sauvages rampaient sur la pierre
de la cour extérieure, dissimulant les passages
secrets que les étudiants empruntaient furtivement
la nuit. Les couloirs formaient un labyrinthe qui
semblait toujours ramener à l’atelier de sculpture.
Le cœur du château.
Les étudiants flânaient dans les couloirs, le dos
droit, l’air crispé, les joues rosies par la morsure
de l’hiver qui n’en finissait pas. Carlisle Prep,
école privée pour artistes surdoués, voyait d’un
mauvais œil les écoles publiques, comme Eton et
Craigclowan. Selon papa, les écoles ordinaires
encourageaient les faibles d’esprit, les fils à papa
et les poids moyens, pas les vrais leaders. Notre
uniforme se composait d’une cape noire où était
brodée en lettres d’or sur la poche de poitrine
gauche la devise de Carlisle : Ars longa, vita
brevis.
L’art est durable, la vie est courte. Le message
était clair : l’immortalité ne pouvait s’atteindre
que par l’art. La médiocrité était une obscénité.
Nous vivions dans un monde où régnait le
« chacun pour soi » et nous étions liés les uns aux
autres, affamés, désespérés, et aveuglément
idéalistes.
Je n’avais que douze ans le jour où j’ai vu ce
que je n’aurais pas dû voir. J’étais la plus jeune
élève à suivre les cours d’été dispensés par
Carlisle Prep, un peu plus jeune que Vaughn
Spencer.
Au début, j’étais jalouse de ce garçon dont les
yeux se résumaient à deux fentes incrustées de
pierres glaciales pénétrantes. À treize ans, il
travaillait déjà le marbre. Il refusait de porter sa
cape noire, agissait comme s’il n’était pas soumis
aux mêmes règles que les autres élèves, et passait
devant les professeurs sans s’incliner – une
première dans cette école.
J’avais beau être la fille du directeur, même moi
je m’inclinais.
À bien y réfléchir, c’était moi qui m’inclinais le
plus bas.
On nous disait que nous étions un cran au-
dessus des autres, l’avenir de l’art à
l’international. Nous avions le talent, le statut, la
richesse et l’opportunité. Mais si nous étions
d’argent, Vaughn Spencer était d’or. Si nous étions
bons, il était brillant. Et quand nous brillions ? Il
étincelait comme mille soleils, incendiant tout ce
qui l’entourait.
C’était comme si Dieu l’avait façonné
différemment, comme s’il avait prêté davantage
d’attention aux détails, à sa conception. Ses
pommettes étaient plus affûtées que des lames de
scalpel, ses yeux du bleu le plus pâle, et ses
cheveux d’un noir d’encre profond. Il avait le teint
si blanc qu’on devinait ses veines sous sa peau,
mais sa bouche était aussi rouge que le sang frais
– chaude, vivante et trompeuse.
Il me fascinait et me mettait en rage. Mais
comme les autres, je gardais mes distances avec
lui. Il n’était pas là pour se faire des amis. Il
l’avait clairement fait comprendre par son absence
au réfectoire et aux événements sociaux.
Une autre chose que Vaughn avait et pas moi ?
L’admiration de mon père. Je ne savais pas
pourquoi le grand Edgar Astalis s’extasiait devant
ce garçon venu de Californie, mais c’était ainsi.
Papa disait que Vaughn ferait de grandes
choses. Qu’un jour il serait aussi illustre que
Michel-Ange.
Je le croyais.
Voilà pourquoi je détestais Vaughn.
Enfin, je détestais Vaughn jusque précisément
quinze minutes plus tôt, quand j’étais entrée dans
la chambre noire pour développer les photos que
j’avais prises hier. Je pratiquais la photographie en
tant que hobby, pas comme un art. Mon art
s’exerçait à travers les assemblages : je créais des
sculptures à partir de déchets. J’aimais partir de
choses laides et les rendre belles.
Transformer l’imparfait en perfection.
Cela me donnait de l’espoir. Je voulais que cela
donne de l’espoir à toutes les choses imparfaites.
Enfin bref, j’aurais dû attendre que l’un des
tuteurs m’accompagne dans la chambre noire.
C’était la règle. Mais j’avais le sentiment que les
photos que j’avais prises seraient atrocement
inintéressantes. Je voulais que personne ne les
voie avant de pouvoir les reprendre.
C’était le milieu de la nuit. Personne n’était
censé être là.
Ainsi, puisque je nourrissais pour Vaughn
Spencer une jalousie intense, la scène que je
surpris m’embrouilla et m’inspira une colère
surprenante envers lui.
Au lit, je me frappai le front en me rappelant
mon comportement idiot dans la chambre noire.
J’avais marmonné « Pardon », claqué la porte, et
regagné ma chambre en courant.
J’avais descendu l’escalier jusqu’au premier
étage, dévalant les marches deux par deux, percuté
une statue de soldat, poussé un cri, puis tourné
dans le couloir jusqu’au dortoir des filles. Toutes
les portes se ressemblaient, et ma vision était trop
obscurcie par la panique pour que je trouve ma
chambre. J’ouvrais les portes à la volée, passant
ma tête dans l’ouverture à la recherche de
l’édredon blanc familier que maman m’avait
confectionné au crochet quand j’étais bébé. Quand
j’arrivai dans la bonne pièce, presque toutes les
filles de l’aile me maudissaient d’avoir interrompu
leur sommeil.
Je plongeai dans mon lit, et c’était là que je me
tapissais à présent, cachée sous la couette.
Il ne peut pas te trouver.
Il n’a pas le droit d’entrer dans les dortoirs des
filles.
Génie ou pas, papa le mettrait dehors.
Soudain, un bruit sec de chaussures de ville
arpentant le couloir fit bondir mon cœur. Un
surveillant sifflotait une berceuse dans le noir.
J’entendis un bruit sourd, violent. Un
gémissement guttural s’éleva du sol devant la
porte de ma chambre. Je m’enroulai davantage sur
moi-même, l’air cliquetant dans mes poumons
comme un penny dans un bocal vide.
Ma porte s’ouvrit en grinçant. Je sentis
s’engouffrer dans la pièce un courant d’air qui fit
dresser les poils de mes bras. Mon corps se tendit
comme de l’argile séché, dur mais fragile.
« Visage pâle. Cœur noir. Héritage en or. »
C’était ainsi que j’avais entendu mon oncle
Harry – connu sous le nom de Professeur
Fairhurst entre ces murs – décrire Vaughn à l’un
de ses collègues.
L’énergie que Vaughn Spencer dégageait dans
une pièce était reconnaissable entre toutes : elle
absorbait tout le reste comme un aspirateur
Hoover. Dans ma chambre, l’air fut soudain
chargé de danger. C’était comme essayer de
respirer sous l’eau.
Je fis semblant de dormir, les genoux soudés
l’un à l’autre sous mon édredon. Les étés au
château Carlisle étant d’une insupportable
humidité, je portais un débardeur et un short.
Il avança dans le noir, mais je ne l’entendais
pas, ce qui me terrifiait encore plus. L’idée qu’il
puisse me tuer – vraiment, littéralement
m’étrangler à mort – me traversa l’esprit. Il ne
faisait aucun doute qu’il avait assommé le
surveillant qui arpentait notre couloir chaque nuit
pour s’assurer que personne n’enfreignait le
couvre-feu ni ne faisait de bruits de fantôme pour
effrayer les autres élèves. Il n’existait pas de feu
plus grand ni plus ardent que celui né de
l’humiliation, et ce dont j’avais été témoin ce soir
avait humilié Vaughn. Même dans mon
empressement à déguerpir, je l’avais vu sur son
visage.
Vaughn n’était jamais mal à l’aise. Il évoluait
avec arrogance, tel un roi.
Je sentis ma couette glisser le long de mon
corps, des épaules aux chevilles, en un
mouvement précis. Sous ma brassière de sport,
mes deux seins choux-fleurs – comme les appelait
ma sœur Poppy – se dressaient à travers mon haut,
il pouvait les deviner. Je fermai les yeux plus fort.
Bon sang. Pourquoi avais-je ouvert cette fichue
porte ? Pourquoi avais-je dû le voir ? Pourquoi
m’étais-je fait remarquer par l’un des garçons les
plus doués au monde ?
Il était destiné à de grandes choses, et j’étais
maintenant à la merci de son bon vouloir.
Je sentis son doigt, froid et sec d’avoir trop
sculpté, effleurer mon cou. Il le fit courir le long
de ma colonne, debout au-dessus de moi,
contemplant ce que nous prétendions tous deux,
dans un jeu de rôle pathétique, être ma silhouette
endormie. Mais j’étais bien réveillée, et je sentais
tout – la menace émanant de son toucher et son
parfum de galets, de pluie, mêlé à l’effluve sucré
et léger caractéristique – comme je l’apprendrais
plus tard – du joint. À travers la fine ouverture de
mes paupières fermées, je distinguai sa façon de
pencher la tête en me regardant.
S’il te plaît. Je ne le dirai jamais à personne.
S’il était si impressionnant à treize ans, qu’en
serait-il quand il serait adulte ? J’espérais ne
jamais le savoir, même s’il y avait de fortes
chances pour que ce ne soit pas la dernière fois
qu’on se croise. Il n’y avait pas tant de rejetons
d’artistes milliardaires connus dans le monde, et
nos parents fréquentaient les mêmes cercles
sociaux.

J’avais déjà rencontré Vaughn avant qu’il ne


vienne à l’école, alors qu’il était en vacances dans
le sud de la France un été, avec sa famille. Mes
parents avaient organisé une dégustation de vin
pour une association caritative, à laquelle Baron et
Emilia Spencer étaient venus. J’avais neuf ans,
Vaughn dix. Maman m’avait enduit le corps de
crème solaire, mis un chapeau affreux sur la tête,
et m’avait fait jurer que je n’irais pas dans la mer
parce que je ne savais pas nager.
Voilà comment je m’étais retrouvée à l’observer
depuis la plage sous un auvent pendant toutes les
vacances, quand je n’étais pas en train de tourner
les pages de mon roman fantastique. Vaughn
brisait les vagues de son corps rachitique –
courant vers elles avec la férocité d’un guerrier
affamé – et ramenait des méduses sur le rivage, les
tenant par le haut pour qu’elles ne puissent pas le
piquer. Un jour, il y avait planté des bâtonnets de
glace à l’eau jusqu’à être sûr qu’elles étaient
mortes, puis il les avait découpées, marmonnant
pour lui-même que les méduses se divisaient
toujours en moitiés parfaites, quelle que soit la
manière de trancher.
Il était bizarre. Cruel. Différent. Je n’avais
aucune intention de lui parler.
Puis, lors d’une soirée mondaine, il s’était
faufilé derrière la fontaine contre laquelle j’étais
assise avec mon livre, et avait coupé en deux une
part de brownie qu’il avait dû piquer avant le
dîner. Il m’avait tendu une moitié, sans un sourire.
Je l’avais acceptée en grognant, parce que
j’avais l’impression idiote qu’à présent je lui étais
redevable.
— Maman va faire une crise cardiaque si elle le
découvre, lui dis-je. Elle ne me laisse jamais
manger de sucre.
Puis j’avais fourré le gâteau dans ma bouche,
savourant la pâte gluante sur ma langue, le nougat
recouvrant mes dents.
Sa bouche, entaille de désapprobation, avait
tranché son visage stoïque.
— Elle craint, ta mère.
— C’est la meilleure, ma mère ! m’exclamai-je
avec véhémence. Et puis, je t’ai vu enfoncer des
bâtons dans les méduses. Tu ne sais rien. Tu n’es
rien qu’un mauvais garçon.
— Les méduses n’ont pas de cœur, dit-il d’une
voix traînante, comme si cela rendait son geste
innocent.
— Comme toi.
J’avais été incapable de me retenir de me lécher
les doigts, en zieutant le morceau de brownie
intact dans sa main.
Il m’avait lancé un regard noir, mais, pour une
raison ou une autre, mon insulte n’avait pas
semblé le contrarier.
— Elles n’ont pas de cerveau non plus. Comme
toi.
Je regardai droit devant moi, l’ignorant. Je ne
voulais pas me disputer avec lui et faire une scène.
Papa serait furieux si je haussais la voix, et
maman serait déçue – ce qui était encore pire.
— Tu es une si gentille fille, avait raillé
Vaughn, ses yeux luisants de malice.
Au lieu de croquer dans sa moitié de brownie, il
me l’avait donnée.
Je la pris, me détestant d’en avoir tant envie.
— Une si gentille fille, bien élevée et
ennuyeuse.
— T’es moche, fis-je en haussant les épaules.
Il ne l’était pas, pas vraiment. Mais je voulais
qu’il le soit.
— Moche ou pas, je pourrais t’embrasser si je
le voulais, tu me laisserais faire.
Je m’étranglai sur mon cacao, faisant tomber
mon livre au sol, qui se ferma sans marque-page.
Mince.
— Pourquoi tu crois ça ?
Je m’étais tournée vers lui, scandalisée. Il
s’était penché vers moi, son torse plat tout près du
mien. Il dégageait un parfum étranger, dangereux
et sauvage. Il sentait les plages dorées de
Californie.
— Parce que mon père m’a dit que les gentilles
filles aiment les mauvais garçons, et que je suis
mauvais. Très mauvais.
Et aujourd’hui, rebelote. Nouvelle
confrontation entre nous. Il était, décidément, loin
d’être moche, et il semblait être en train de
réfléchir à ce qu’il pouvait faire de notre nouveau
secret.
— Te tuer ? Te faire du mal ? Te faire peur ?
énuméra-t-il, exhalant un pouvoir impitoyable.
Je tentai d’avaler le nœud qui me serrait la
gorge, en vain.
— Que faire de toi, Gentille Fille ?
Il se souvenait du surnom qu’il m’avait donné
ce jour-là, dans le sud de la France. Ce qui
empirait la situation, dans un sens. Jusqu’à
présent, nous avions fait comme si on ne se
connaissait pas.
Vaughn se pencha pour approcher son visage du
mien. Je sentis son souffle chaud – la seule source
de chaleur chez lui – glisser dans mon cou. J’eus
la gorge sèche, chaque respiration qui y passait se
transformait en lame. Pourtant, je maintins cette
comédie. Peut-être m’épargnerait-il sa colère s’il
me croyait somnambule.
— Sais-tu garder un secret, Lenora Astalis ?
Sa voix s’enroula autour de mon cou comme un
nœud coulant.
J’eus envie de tousser. J’eus besoin de tousser.
Il me terrifiait. Je le détestais de toute mon âme. Il
me donnait la sensation d’être une trouillarde et
une balance.
— Oh ! oui. Si tu es assez lâche pour faire
semblant de dormir, tu peux garder un secret.
C’est ce que j’aime chez toi, Astalis. Je peux te
réduire en poussière et regarder les grains danser à
mes pieds. Ma petite marionnette.
Je détestais Vaughn, oui, mais je me détestais
encore plus de ne pas lui tenir tête. De ne pas
ouvrir les yeux et de lui cracher au visage. Lui
arracher ces yeux d’un bleu irréel. Me moquer de
lui pour toutes les fois où il s’était moqué de nous
tous à Carlisle.
— Au fait, tes paupières bougent, dit-il
sèchement avec un petit rire.
Il se redressa, son doigt marquant une brève
pause à la base de ma colonne vertébrale. Il claqua
des doigts, produisant un bruit de cassure, et je
poussai un cri de surprise, manquant de sauter au
plafond. Je fermai les yeux plus fort, faisant
toujours semblant de dormir.
Il éclata de rire.
Cet enfoiré se mit à rire.
M’épargnait-il pour le moment ? Allait-il me
surveiller, dorénavant ? Riposter si j’ouvrais la
bouche ? Il était si imprévisible. Je ne savais pas à
quoi ressemblerait ma vie le lendemain matin.
C’est là que je pris conscience que j’étais peut-
être une gentille fille, mais que Vaughn s’était
sous-estimé trois ans plus tôt, près de la fontaine.
Ce n’était pas un garçon. Non. C’était un dieu.

Peu après ce fameux cours d’été, je perdis


maman. La femme qui avait si peur que je prenne
un coup de soleil ou que je m’écorche le genou
s’endormit pour ne jamais plus se réveiller. Arrêt
cardiaque. On la trouva allongée dans son lit
comme une princesse Disney maudite, les yeux
fermés, avec sur le visage un petit sourire encore
rose, plein de projets pour la journée à venir.
Nous étions censés embarquer sur un yacht
pour Thessalonique ce jour-là, pour un voyage à la
recherche de trésors historiques qui ne vint jamais.
Ce fut la seconde fois que j’eus envie de faire
semblant de dormir parce que ma vie prenait un
mauvais tournant – car ces coups du sort seraient
toujours une menace. Plonger la tête la première
dans l’apitoiement était tentant, mais je me retins.
J’avais deux options : m’effondrer ou
m’endurcir.
Je choisis la seconde.
Quand papa accepta un poste à Todos Santos
deux ans plus tard, je n’étais plus la fille qui
faisait mine de dormir quand on l’attaquait.
Poppy, ma grande sœur, partit avec lui en
Californie, mais je préférai demeurer à Carlisle.
Je restais là où était mon art et évitais Vaughn
Spencer, élève d’All Saints High de l’autre côté de
l’océan. Gagnant-gagnant, non ?
Mais à présent, voilà que papa insistait pour
que je fasse ma dernière année de lycée avec
Poppy et lui, en Californie du Sud.
Le truc, c’était que la nouvelle Lenny ne
détournait plus le regard face à Vaughn Spencer.
Je n’avais plus peur.
J’avais subi la plus grande des pertes et j’avais
survécu. Plus rien ne m’effrayait.
Pas même un dieu en colère.
2

Vaughn
Lenora, 17 ans ; Vaughn, 18 ans

J’étais né avec un appétit insatiable pour la


destruction.
Cela n’avait rien à voir avec ce qui m’était
arrivé.
Avec l’histoire de ma vie.
Avec mes parents.
Avec ce putain d’univers.
Je n’étais fait que de nœuds tordus. J’avais des
câbles métalliques en guise de veines. Une boîte
noire vide au lieu du cœur. Un laser, détecteur de
faiblesse, au lieu des pupilles.
Enfant, même quand je souriais, cela me faisait
mal aux joues et aux yeux. Cela me semblait
contre nature, rude. J’arrêtai de sourire très tôt.
Et à en juger par le démarrage de ma dernière
année de lycée, je n’allais pas sourire de sitôt.
« Prends dix respirations profondes »,
entendais-je presque plaider ma mère dans ma
tête, de sa voix calme et douce.
Pour une fois dans ma misérable existence,
j’écoutai. Planter mon poing dans tous les casiers
du couloir était certainement la plus bête des
manières de se faire expulser du bahut et de briser
tous les os de ma main gauche, tuant ma carrière
au passage.
Je n’étais certes pas là pour les esprits affûtés
de mes éducateurs – ou, pire, ce diplôme à la con.
Mais contrairement à mon crétin de meilleur ami,
Knight Cole, je n’étais pas doté de ce bouton
rouge et brillant d’autodestruction, sur lequel je
mourais d’envie d’appuyer.
Un.
Deux.
Trois.
P… utain de merde.
Lenora Astalis était là, en chair et en os. En
pleine forme, et dans ma ville. Dans mon
royaume. Je l’avais remisée dans un tiroir de mon
cerveau habituellement réservé au porno
insatisfaisant et au stupide bavardage avec les
nanas avant qu’elles baissent la tête pour me
sucer.
Mais je me souvenais d’elle. Et pas qu’un peu.
Ma petite marionnette. Si docile qu’on pourrait lui
faire sucer une batte de base-ball sans avoir besoin
de demander gentiment. Ça passait pour une
qualité chez le beau sexe, mais Gentille Fille était
trop soumise, trop pure, même pour moi.
À l’époque, elle avait des cheveux blonds
comme du blé, des mocassins cirés, et une
expression terrifiée, suppliant qu’on ne lui fasse
pas de mal. Avec la cape de l’école, on l’aurait
prise pour l’amie intello d’Hermione Granger.
Élue Fille La Plus Tyrannisable, Lenora Astalis
avait la particularité d’avoir toujours l’air guindé,
convenable, et pathétiquement vertueux.
Mais aujourd’hui ? Elle semblait… différente.
Ses cheveux de jais et le noir qui ressortait de
ses yeux maquillés et de ses vêtements gothiques
ne m’impressionnaient pas. Ils ne servaient qu’à
camoufler son absence totale de volonté et le fait
qu’elle ferait dans sa culotte à la seconde où on
jurerait près d’elle.
Debout devant le miroir collé sur son casier,
Gentille Fille était en train d’appliquer une
nouvelle couche d’eye-liner (elle en avait aussi
peu besoin que moi de nouvelles raisons de haïr le
monde). Elle portait un bonnet de la marque
OBEY, qu’elle avait corrigé au marqueur pour
former le mot « Disobey ».
Quelle putain de rebelle. Il fallait prévenir les
autorités avant qu’elle ne fasse une folie, comme
manger des myrtilles pas bio à la cantine.
— Yo, Trouduc, quoi de neuf ?
Knight, mon ami, voisin, cousin et crétin
intersidéral à plein-temps, me tapa sur l’épaule et
me salua d’une accolade. Je gardai les yeux rivés
sur un point invisible devant moi, les ignorant,
Astalis et lui. Avec tout le respect que je devais à
Lenora – c’est-à-dire aucun –, elle n’avait pas
mérité mon attention. Je notai mentalement de lui
rappeler quelle était sa place.
À savoir : à genoux.
Je me souvenais encore de sa réaction quand je
m’étais introduit dans sa chambre cette nuit-là. Sa
façon de frissonner sous mon doigt, fragile
comme une poupée de porcelaine, suppliant
presque qu’on la brise. C’était comme voler un
bonbon à un bébé. Nulle bonté dans ma décision
de l’épargner. J’étais pragmatique par nature.
J’avais un but.
Elle n’allait pas se mettre en travers.
Risque. Récompense. Restitution.
Lui faire du mal aurait été inutile. Astalis avait
gardé sa petite bouche rose fermée toutes ces
années – clairement intimidée. Je savais qu’elle
n’avait pas vendu la mèche, parce que j’avais
vérifié. J’avais des yeux et des oreilles partout.
Elle n’avait pas une fois prononcé mon nom et,
quand sa sœur était venue vivre ici en deuxième
année, Lenora était restée en Angleterre,
certainement terrifiée par ce que je pourrais lui
faire. Bien. Ça m’allait bien comme ça.
Mais cette confiance fragile avait été rompue à
l’instant où je l’avais vue ici.
Dans mon royaume.
Un cheval de Troie dont le ventre était rempli
de merde et de mauvais souvenirs.
— Votre Connardesse rayonne particulièrement
aujourd’hui, observa Knight en m’examinant de la
tête aux pieds, tout en passant une main dans ses
cheveux dignes d’une pub pour shampooing,
couleur toast beurré.
C’était le quarterback star, le roi du bal de
promo, et le mec le plus populaire du bahut.
Il fallait ce qu’il fallait pour qu’il dormît mieux
la nuit et pacifiât son complexe d’enfant adopté.
— Je suis surpris que tu voies quoi que ce soit à
travers les vapeurs de tes pets satisfaits, ricanai-je
en m’arrêtant à mon casier, que j’ouvris
brusquement.
À seulement six casiers d’Astalis, remarquai-je.
Putain, quelle saloperie, le karma.
Knight s’accouda contre un casier proche en me
dévisageant attentivement. Sans le vouloir, il me
bloquait la vue sur Lenora. C’était aussi bien. Ses
airs de Robert Smith au féminin n’ajoutaient
aucun sex-appeal à son apparence déjà fade.
— Tu viens à la soirée de rentrée d’Arabella, ce
soir ?
— Je préfère me faire sucer par un requin
affamé.
Arabella Garofalo me rappelait les minuscules
chiens consanguins avec colliers à diamants roses
et aboiements aigus, qui vous mordent les fesses
de temps en temps et se pissent dessus quand ils
sont excités. Elle était méchante, désespérée,
bavarde, et – et c’était peut-être le pire – bien trop
désireuse de m’offrir une pipe.
— Dans ce cas, fais-toi sucer par Hazel ! Elle
vient de se faire poser un appareil dentaire à
l’ancienne, donc ça revient au même, me suggéra
cordialement Knight en sortant sa bouteille d’eau
Alkaline de son sac à dos de marque, pour en
prendre une rasade.
Je savais que c’était de la vodka. Il avait aussi
dû avaler quelques cachets d’oxy avant de venir.
Ce con-là faisait passer Hunter S. Thompson pour
un putain de scout.
Je lui adressai un sourire narquois.
— Avant dix heures du mat’ ?
Des lettres d’amour et des polaroïds de nus se
déversèrent de mon casier dans un flot de
désespoir adolescent. Aucune fille n’avait le cran
de venir me parler en personne. Je ramassai
l’ensemble et le jetai dans une poubelle, sans
jamais quitter Knight des yeux.
— Je pensais qu’être vierge à dix-huit ans ça
remplissait ton quota de pathétique pour l’année.
— Mange ta merde, Spencer.
Il prit une autre gorgée.
— Pourquoi, tu dégagerais ? Si oui, je suis tenté
de le faire, plaisantai-je en claquant la porte de
mon casier.
Knight n’était pas au courant pour Lenora
Astalis, et je ne comptais pas attirer l’attention sur
elle. À l’instant T, c’était une gothique bizarre
avec zéro réputation et zéro statut social, et il en
resterait ainsi entre ces couloirs, à moins que je
manifeste la moindre émotion envers elle.
Et – spoiler – je n’en avais aucune.
— Fais pas le malin, Spence.
— Je suis malin comme un singe mort,
répliquai-je en jetant mon sac sur mon épaule.
— Charmant. Nous avoir, Luna, Daria et moi,
pour amis ne t’a pas humanisé autant que tes
parents l’espéraient. C’est comme mettre un
chapeau à un hamster. C’est mignon, mais inutile.
Je le dévisageai, impassible.
— Tu parles anglais là ? Va te chercher un truc
à manger et une bouteille d’eau avant qu’on fasse
tous un coma éthylique à cause de ton haleine.
— Comme tu voudras. Ça fait plus de viande
anglaise pour moi.
Knight partit d’un pas bondissant en me
chassant d’un geste de la main. Je secouai la tête
et le suivis. Comme s’il allait toucher à la viande
en question. Ce mec était quasiment un végan de
la chatte, plus vierge que l’huile d’olive. Il voulait
fourrer sa bite dans un trou, et un seul. Celui de
Luna Rexroth, son amour d’enfance, partie à la
fac à des kilomètres d’ici – et qui, avec un peu de
chance, était moins pathétique que lui et en train
de baiser.
Cependant, il ne faisait aucun doute que la
« viande anglaise » à laquelle Knight faisait
référence était Lenora, ce qui voulait dire que sa
présence à All Saints High avait commencé à
attirer l’attention.
Je comprenais pourquoi sa grande sœur,
Trucmuche Astalis, faisait un tabac auprès des
mecs. Je l’avais vue dans les couloirs. C’était un
genre de blondasse pleine de vie en manque
d’attention qui avait vendu son âme pour une
paire de chaussures à semelles rouges.
— La seule Anglaise que je veux rencontrer,
c’est Margaret Thatcher.
Je pris un chewing-gum à la menthe et en
fourrai un dans la bouche de Knight sans son
consentement. Son haleine à la Mel Gibson était si
inflammable qu’il mettrait le feu au lycée s’il
allumait un joint.
— Elle est morte, mec, dit-il en mâchant
docilement, sourcils froncés.
— Exactement, raillai-je en passant l’autre
lanière de mon sac sur mon épaule, juste pour
occuper mes mains.
Il n’était que 9 h 30, et cette journée était déjà
plus merdique qu’un tas de fumier.
Comme Knight restait collé à mes basques alors
qu’il n’allait pas au même cours que moi, je
m’arrêtai.
— T’es encore là. Pourquoi ?
— Lenora.
Il déboucha de nouveau sa « bouteille d’eau »
et prit une gorgée.
— Balancer des noms au hasard, ce n’est pas
une conversation, Knighty-boy. Commençons par
une phrase entière. Répète après moi : J’ai.
Besoin. D’aller. En. Désintox. Et. D’une. Bonne.
Baise.
— La sœur plus-chaude-que-du-wasabi de
Poppy Astalis, fit Knight, ignorant ma pique. Elle
est en terminale, comme nous. Elle dégage des
ondes de gentille fille.
Il m’adressa un sourire diabolique, avant de se
retourner pour observer sa silhouette vêtue de
noir. Elle n’était qu’à quelques mètres mais ne
semblait pas nous entendre, au milieu de
l’agitation.
— Mais j’aperçois ses canines pointues. C’est
une tueuse-née, celle-là.
Poppy. Voilà comment s’appelle Trucmuche.
J’étais pas loin.
Lenora avait un an de moins que moi et, si elle
était en dernière année, cela voulait dire qu’elle
avait sauté une classe. Putain d’intello. Pas
surprenant.
Knight poursuivit son rapport digne d’un
magazine people.
— Leur père est un genre d’artiste surdoué – il
tient cet institut artistique de snob en centre-ville.
Franchement, je m’endors moi-même à te répéter
cette info, alors j’irai pas par quatre chemins – le
mouton noir de la famille est là pour l’année, et
tout le monde veut un morceau d’agneau.
Ses métaphores bouchères étaient de plus en
plus dérangeantes. Et puis, je savais très bien qui
était Edgar Astalis.
Cependant, ma mâchoire se contracta. Il
mentait. Impossible que qui que ce soit ait envie
de toucher à Lenora. Elle était trop éloignée des
canons de la fille populaire. Les haillons noirs.
L’eye-liner. Le piercing à la lèvre. Autant se
branler sur un poster de Marilyn Manson et
économiser une capote.
— J’imagine que c’est là que je dois feindre un
quelconque intérêt.
Knight leva les yeux au ciel avec exagération.
— Mec, tu me forces vraiment à le dire. Je t’ai
vu la dévorer des yeux, dit-il en posant sa main sur
mon épaule comme un vieux mentor dispensant sa
sagesse. Tu auras de la chance si elle finit pas en
cloque vu ta façon de la baiser du regard.
— Elle me semblait familière, c’est tout.
Elle l’était. Je m’attendais à ce qu’elle se pointe
depuis le moment où sa sœur et son père avaient
débarqué dans la ville.
Au lycée.
Au gymnase.
En soirée.
Ça n’avait aucun sens, mais je la cherchais du
regard – même à mes propres soirées, où les
personnes non-invitées n’étaient pas les
bienvenues. Elle était une ombre qui me suivait
partout, et j’essayais toujours de garder l’avantage
dans notre relation imaginaire. Bordel, je furetais
même sur son compte Instagram pour savoir ce
qu’elle regardait et écoutait juste pour mieux
comprendre ses références culturelles et la faire
craquer, si l’occasion se présentait.
Et, enfin, l’occasion se présentait.
Je décidai sur l’instant que, bien que Knight
soit mon plus proche ami, je n’allais pas lui
confier que je la connaissais. Cela ne ferait que
compliquer les choses, exposer un peu plus mon
secret à la lumière.
En l’état, la vérité s’accrochait, laissant en moi
des séquelles bien réelles. Parfois, les mauvaises
nuits, j’étais tenté de dire à mes parents ce qui
m’était arrivé. C’étaient de bons parents, même
moi je devais l’admettre. Mais en fin de compte,
tout se résumait à ceci : personne ne pouvait
effacer ma douleur. Personne.
Pas même mes parents milliardaires, puissants,
aimants, attentionnés, presque parfaits.
On vient au monde seul, et on meurt seul. Si on
tombe malade, on se bat seul. Nos parents ne sont
pas là pour subir la chimiothérapie pour nous. Ce
ne sont pas eux qui perdent leurs cheveux,
vomissent leurs tripes, ou se font botter le cul à
l’école. Si on a un accident, ce ne sont pas eux qui
perdent leur sang, se battent pour leur vie sur la
table d’opération, perdent un membre. « Je suis là
pour toi » est la phrase la plus stupide qui soit.
Ils n’étaient pas là pour moi.
Ils avaient essayé. Et échoué. Si vous cherchez
votre plus grand protecteur, la seule personne sur
laquelle vous pouvez compter, regardez dans le
miroir.
J’avais entrepris de venger ma propre douleur,
et j’avais une dette à récupérer.
J’allais la récupérer. Bientôt.
Pour ce qui était de mes parents, ils m’aimaient,
s’inquiétaient pour moi, mourraient pour moi, bla
bla bla. Si ma mère pouvait lire dans mes pensées,
si elle savait ce qui s’était réellement passé ce
jour-là dans la galerie parisienne, lors de la vente
aux enchères, elle commettrait un meurtre de
sang-froid.
Mais ça, c’était mon job.
Et je m’en acquitterais avec plaisir.
— Tu veux dire que tu ne trouves pas Lenora
Astalis canon ?
Knight agita les sourcils, puis m’emboîta le pas
comme je reprenais ma route.
Je la zieutai de nouveau. Marchant en direction
du labo, elle portait ses manuels sur sa hanche, et
non serrés contre sa poitrine comme le reste des
damoiselles BCBG d’All Saints High. Elle portait
une minijupe en jean noir plus courte que la
normale, un collant en résille déchiré aux genoux
et aux fesses, et des rangers plus usées que les
miennes. Mais même ses anneaux entre les
narines et à la lèvre ne parvenaient pas à masquer
sa timidité naturelle. Elle fit éclater une bulle de
son chewing-gum rose, les yeux rivés droit devant
elle tandis qu’elle passait près de moi – soit elle
m’ignorait, soit elle ne m’avait pas remarqué.
Sa beauté – si on pouvait appeler ça comme ça
– me rappelait celle d’un enfant. Un petit nez
pareil à un bouton, de grands yeux bleus tachetés
de vert et d’or, et de fines lèvres roses. Il n’y avait
rien qui clochait dans son visage, mais il n’avait
rien non plus de franchement attirant. Dans cet
océan de Californiennes à la peau hâlée et aux
cheveux luisants, aux corps faits de paillettes, de
muscles, et de courbes, je savais qu’elle ne
sortirait pas du lot – pas de manière positive, en
tout cas.
Je haussai un sourcil, donnant un coup d’épaule
à Knight en chemin vers ma salle de cours. Il me
suivit.
— Tu veux savoir si je la laisserais me sucer,
c’est ça ? Possiblement, selon mon humeur et mon
degré d’alcoolémie.
— Comme c’est charitable de ta part. En
réalité, ce n’était pas du tout ce que je te
demandais. Je voulais juste te dire que, comme sa
sœur, tu n’as pas le droit de toucher à Lenora.
— Ah oui ?
Je lui lançai un os, pour l’amuser. Il neigerait en
enfer avant que j’obéisse à Knight Cole. Ou à qui
que ce soit, d’ailleurs.
— Je t’interdis de briser le cœur d’une des
sœurs Astalis. Leur mère est morte il y a quelques
années. Elles en ont bavé, elles n’ont pas besoin
qu’un connard comme toi vienne leur gâcher la
vie. Alors je te préviens, je te démonte si tu les
touches. Surtout celle qui a l’air morbide. T’as
compris ?
La mère de Lenora est morte ?
Comment n’en avais-je pas entendu parler
quand Poppy avait emménagé ici ?
Ah, oui. Son existence m’importait encore
moins que les petites sauteries d’Arabella.
Je savais que leur mère n’était pas venue avec
Edgar et Poppy, mais j’avais imaginé que soit ils
avaient divorcé, soit elle était restée avec sa fille si
talentueuse en Angleterre.
Les mamans étaient un sujet sensible, pour
mille raisons. Je savais que Knight le prendrait
personnellement si je brisais volontairement le
cœur de Gentille Fille. Heureusement pour lui, cet
organe ne m’intéressait que très peu, tout comme
la femme qui le portait dans sa poitrine.
— T’inquiète, Monsieur le Défenseur de
Catins. Je baiserai pas avec elles.
Je poussai la porte de ma salle de classe et
entrai sans accorder un autre regard à Knight.
C’était facile de promettre une telle chose.
Quand je m’assis et jetai un coup d’œil vers la
porte, je le vis à travers la vitre qui passait son
pouce en travers de son cou, me menaçant de me
trucider si je ne tenais pas parole.
Mon père était avocat, la sémantique était son
terrain de jeu.
J’avais dit que je ne baiserai pas avec.
Je n’avais jamais dit que je ne la baiserai pas.
Psychologiquement.
Si je devais mettre une déculottée à Lenora en
public pour être sûr qu’elle gardait le cap, son cul
allait être bien rouge.
Et à moi.

L’occasion d’acculer Lenora Astalis se présenta


trois jours plus tard. J’avais manqué la soirée
d’Arabella, et ne fus pas surpris d’apprendre que
Lenora n’y était pas allée non plus. Mais sa sœur,
Poppy, était là – à danser, boire, sociabiliser,
aidant même Arabella et Alice à nettoyer le vomi
et les marques de sperme une fois la fête terminée.
Lenora ne me semblait pas être du genre fêtard.
Elle avait le gène de l’étrange, à cause duquel elle
faisait tache où qu’elle aille, même sans la garde-
robe de Maléfique. Je le savais, parce que je
l’avais, moi aussi. Nous étions de la mauvaise
herbe, poussant dans le béton, gâchant le paysage
générique de cette ville aux allures de yacht club.
Le premier jour, j’avais séché mon dernier
cours et suivi sa voiture après le lycée pour voir
où elle habitait. Elle conduisait une Lister Storm –
aux antipodes de la Mini Cooper de sa sœur – et
se fit klaxonner cinq fois pour avoir oublié de
tourner à droite au feu rouge, selon le code de la
route américain. Deux fois, elle fit un doigt
d’honneur à l’autre conducteur. Une autre fois,
elle se gara même en double file pour fouiller dans
son sac et donner quelques pièces à un SDF.
À la fin du trajet, je ne pus m’empêcher de
sourire. Edgar Astalis avait installé ses filles dans
un château au bord de l’océan, avec de hautes
clôtures en bois blanc et les rideaux tirés.
Joli. Prévisible. Sûr.
Comme ses petites filles inutiles.
Je fis demi-tour et retournai à l’école, où je
trouvai Poppy en répétition de fanfare avec son
accordéon ringardos, dos à moi, son sac Prada
pendu au dossier de sa chaise. J’y pêchai ses clés
de maison, allai au centre-ville, en fis une copie,
et revins juste à temps pour glisser ses clés dans
son sac avant qu’elle le récupère pour aller boire
un milkshake avec l’orchestre.
Le jour suivant, je suivis Lenora comme son
ombre, notant mentalement de vérifier si une autre
personne qu’eux trois occupait la maison. Poppy
suivait toutes les activités extra-scolaires possibles
et imaginables, fanfare, tutorat, English club et
randonnée. (Elle était exactement le genre d’ado
qui faisait des montagnes de tout ce qu’elle faisait,
y compris marcher.) Edgar Astalis bossait comme
un forcené à cette institution d’art qu’il avait
cofondée, du lever au coucher du soleil, et brillait
par son absence.
Le mouton noir, le doux agneau, passait l’après-
midi seul, attendant d’être dévoré par le loup.
Le troisième jour – aujourd’hui – je décidai de
porter le coup de grâce. Je connaissais la routine
de Lenora à présent, et je lui laissais quarante
minutes pour savourer son ignorance, assis dans
mon pick-up cabossé, mes rangers croisées sur le
tableau de bord, tandis qu’elle faisait ses petites
affaires. J’esquissai une sculpture sur mon carnet à
dessin, un joint à moitié fumé au coin de ma
bouche.
Quand l’horloge afficha 16 heures et que mon
téléphone sonna, je sortis de la voiture pour me
diriger vers la propriété Astalis, déverrouiller la
porte et entrer comme si j’étais chez moi. Je
traversai tranquillement le vestibule, le salon avec
ses meubles anciens et ses accents de marbre
crème, en direction de la double porte en verre. Je
l’ouvris, baissai les yeux vers la piscine en forme
de haricot, et repérai Gentille Fille.
Elle faisait des longueurs sous l’eau, se
déplaçant par petits mouvements gracieux.
J’approchai du bord de la piscine, allumai le reste
de mon joint, et m’accroupis, dans mon jean slim
noir déchiré et mon T-shirt effiloché noir-devenu-
gris que ma mère détestait. Je haïssais être riche
par privilège de naissance, mais c’était encore une
histoire que Lenora n’entendrait jamais, parce que
toute communication entre nous cesserait
aujourd’hui.
La prochaine fois que je devrais faire passer un
message, ce serait par des actes, et non des mots.
Envoyant un nuage de fumée dans les airs, je
regardai la tête de Lenora émerger de l’eau pour
apparaître devant moi pour la première fois depuis
que j’étais arrivé.
Je me rendis compte qu’elle n’avait pas pris sa
respiration une seule fois.
Elle n’était plus cette gamine dans le sud de la
France qui ne savait pas nager. Elle avait appris.
Et elle était totalement nue.
Ses cils étaient voilés de grosses gouttes d’eau
qui tombaient en cascade sur ses joues. Elle posa
ses coudes sur le bord de la piscine et regarda
l’heure sur sa montre Polar. C’est là qu’elle
remarqua du coin de l’œil que quelque chose –
quelqu’un – bloquait les rayons du soleil. Elle
plissa les yeux et leva la tête, une main en visière.
En me voyant, elle s’écarta brusquement du
bord, comme si mon existence lui avait explosé à
la figure.
— Qu’est-ce que tu fous là, Spencer ?
— Je me pose la même question, Astalis,
depuis que j’ai vu débarquer sur mes terres ton
ennuyeuse petite personne, et compris que tu
t’étais perdue sur le chemin du royaume des fées
qui semble te captiver tant.
C’était étrange : même si nous n’avions pas été
officiellement présentés depuis son arrivée, nous
nous souvenions l’un de l’autre pour l’essentiel. Je
savais qu’elle lisait des livres fantastiques,
écoutait les Smiths et The Cure, et trouvait que
Simon Pegg était un génie comique. Elle savait
que j’étais le genre de connard à entrer chez elle
par effraction avec des exigences débiles, et que je
l’avais surveillée.
Cela confirmait mes soupçons. Elle m’avait bel
et bien repéré au lycée, tout comme je l’avais
remarquée, elle. Aucun de nous n’avait trouvé
sage de se manifester auprès de l’autre. Pas en
public.
Tirant sur mon joint, je m’assis sur le plongeoir
et soulevai lentement son peignoir du bout du
doigt, comme s’il me dégoûtait.
— Tss-tss.
Je secouai la tête, observant le reflet de mon
rictus maléfique dans ses yeux brillants,
hypnotisants, à la Drusilla, couleur bleu-vert-or ou
je sais pas quoi.
— On nage toute nue ? Les gentilles filles s’en
tapent des marques de bronzage, pourtant. Ce
n’est pas comme si tu allais te faire sauter dans ce
bahut. Je crains de ne pas le permettre.
— Je crains de ne pas te demander la
permission, rétorqua-t-elle en faisant mine de
bâiller.
— Ça ne fonctionne pas comme ça, Gentille
Fille. Ici, on fait ce que je dis. Et à partir de
demain, tout le monde saura que tu traînes des
casseroles, alors garde ton énergie, parce que c’est
pas demain la veille que tu verras une vraie bite.
— Classe, dit-elle en applaudissant au ralenti,
avec un sifflement sarcastique. T’es au sommet de
la chaîne alimentaire maintenant, hein, Spence ?
Elle employa le surnom que je détestais tant.
Elle avait entendu parler de moi au lycée, elle
savait que j’avais une armada de disciples. Bien.
Je penchai la tête. Elle prétendait se foutre de
ma popularité, et alors ?
— Fais attention. Tu n’es même pas au menu
végan, Lenora.
— Mais c’est qu’il mord !
— Seulement pour te faire saigner, bébé.
— Je préfère encore mourir de tes mains que te
parler, Spencer.
Lenora tenta de m’arracher son peignoir des
doigts, mais je fus plus rapide. Je le jetai par-
dessus mon épaule, puis finis mon joint et le
laissai tomber dans la piscine. Lenora sentait le
chlore et le coton. Virginale, pure, et non
surchargée d’hormones adolescentes et de parfum
hors de prix. J’étais persuadé qu’Edgar Astalis,
propriétaire de la moitié des galeries de Londres,
Milan et Paris, faisait venir un jeune pour
s’occuper de la piscine au moins deux fois par
semaine. Peut-être que le garçon de piscine
pourrait offrir à Gentille Fille les gâteries qu’elle
n’obtiendrait pas au lycée.
— Qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-elle, ses
lèvres s’étrécissant encore plus que d’ordinaire.
Franchement, Lenora était loin d’être un canon
de beauté. Prenez ma voisine Daria, par exemple.
C’était une bombe, classique, genre concours de
beauté. Ou Luna, mon amie d’enfance, si
magnifique qu’elle vous mettait l’eau à la bouche.
Lenora était à peine plaisante à regarder – et
encore, seulement sous certains angles. Là, son
eye-liner lui dégoulinait sur les joues, lui donnant
des airs de Ça, le clown.
Je souris.
— Rattraper le temps perdu, crétine. Comment
vas-tu ? Tu collectionnes toujours des saloperies ?
— Ça s’appelle de l’assemblage.
Elle s’agrippa au rebord de la piscine, sa peau
devenant plus blanche aux extrémités des doigts.
Un coup de vent balaya le jardin, et ses poils
blonds se hérissèrent sur ses bras. Elle était mal à
l’aise.
Moi aussi, putain.
— Je fais de l’art à partir de vieilles choses dont
les gens ne veulent plus. La seule différence entre
toi et moi, c’est que, toi, tu n’utilises que de la
pierre et du marbre, les matériaux dont est fait ton
cœur.
— Et que je suis doué.
Je passai ma langue sur mes dents et fis claquer
mes lèvres.
— Pardon ?
Ses joues rosirent, assorties à ses oreilles déjà
cramoisies.
C’était la première fois que je voyais Lenora
Astalis rougir depuis qu’elle était à Todos Santos.
Et ce n’était pas d’embarras, mais de colère. Peut-
être avait-elle changé, mais pas assez pour se
défendre correctement.
— Le fait que tu te serves d’ordures n’est pas la
seule chose qui nous différencie. Je suis
talentueux, et tu es… (je ramassai la cendre de
mon joint pour la verser sur sa serviette) une
prude adepte du népotisme avec des faux airs de
Bellatrix Lestrange.
— Va te faire foutre, siffla-t-elle.
— Non merci. Je préfère coucher avec des filles
jolies.
— Et sans rien dans le crâne, répliqua-t-elle.
— Comme toi, dis-je avant de secouer la tête.
Malgré ça, tu n’as aucune chance avec moi.
C’était un coup bas, et j’avais promis à Knight
de me tenir à carreau, mais quelque chose me
donnait envie d’aller plus loin. Son attitude de
défi, sans doute.
J’allai m’allonger sur une de leurs nombreuses
chaises longues turquoise, les mains sous la tête,
que je levai vers le soleil.
— Punaise. Il commence à faire frisquet, hein ?
Elle était coincée dans cette piscine jusqu’à ce
que je décide de partir, à moins qu’elle n’accepte
que je la voie nue – et je comptais bien abuser de
son hospitalité. Je crus l’entendre claquer des
dents, mais elle ne céda pas, ne se plaignit pas.
— Va droit au but, Spencer, avant que j’appelle
la police.
Elle nagea jusqu’à l’autre côté du bassin pour
avoir un meilleur angle de vue sur moi. De l’eau
éclaboussa la plage en pierre grise de la piscine.
— Fais donc. Ma famille possède toute la ville,
y compris les hommes en bleu. D’ailleurs, je
pense que ton père fera une crise cardiaque s’il se
retrouve sur la liste noire de mon père. Ton oncle,
aussi. Comment va Harry Fairhurst, au fait ? Il fait
encore de la lèche à mes parents pour qu’ils
achètent ses tableaux médiocres ?
Je n’exagérais pas. Mon père, Baron Spencer,
dit Vicious, était le pire des salauds, excepté
envers ma mère et moi. Il était propriétaire du
centre commercial de la ville et à la tête d’un
cabinet d’investissement qui faisait à chaque
trimestre plus de profit qu’un pays européen de
taille moyenne, c’est-à-dire qu’il était plus riche
que Dieu. Il employait une armée d’habitants des
villes voisines, faisait des dons aux associations
caritatives locales, et envoyait des cartes cadeaux
d’une générosité grotesque aux forces de police de
la ville chaque année à Noël. Jamais la police ne
toucherait à lui ou à moi.
Même le père de Lenora, Edgar, et son oncle
Harry étaient sous la coupe de mon père. Mais
contrairement à elle, je n’avais aucune intention
de me servir des connexions de ma famille pour
obtenir ce que je voulais.
Bien entendu, elle ignorait ce détail.
Elle ne savait pas grand-chose de moi, en
réalité – à part cet épisode crucial que j’aurais
voulu qu’on oublie tous les deux.
— Je suis désolée d’interrompre ton petit délire
autocratique, mais tu pourrais me dire la raison de
ta présence ici et en finir, avant que j’attrape une
pneumonie ? demanda-t-elle avec son accent
anglais snob, frappant le pavé du plat de la main.
Je laissai échapper un rire sinistre, les yeux
toujours levés vers le soleil dont j’ignorai la
brûlure. Dommage que cette boule de feu géante
ne puisse brûler les souvenirs comme elle brûlait
les rétines.
— Je croyais que les Anglais
s’enorgueillissaient de leurs bonnes manières.
— Je croyais que les Américains allaient droit
au but, répondit-elle du tac au tac.
— C’est le cas.
— Quand on tire, on raconte pas sa vie.
Le Bon, la Brute et le Truand. J’étais les trois à
la fois.
Je faillis laisser un sourire sincère se dessiner
sur mes lèvres. Faillis. Puis je me rappelai qui elle
était. Ce qu’elle savait.
— À propos de l’incident dont tu as été
témoin…
— Détends-toi du slip, Vaughn. Tu te fais des
nœuds.
Elle eut le culot de me couper la parole, sa
bouche humide bougeant à toute vitesse.
— Je n’ai jamais révélé ton secret, et ne le
révélerai jamais. Ce n’est pas mon style, ni mes
affaires, ni à moi de le raconter. Crois-le ou non,
le fait que je n’ai pas déménagé en Californie en
même temps que Poppy et mon père n’a rien à
voir avec toi. J’adore Carlisle Prep. C’est la
meilleure école d’art d’Europe. Je n’avais pas
peur de toi. En ce qui me concerne, on ne s’est
jamais rencontrés avant, et je ne sais rien de toi, à
part ce qui se raconte dans les couloirs d’All
Saints High.
Elle attendit la question. En temps normal, je
n’encouragerais pas ce genre de comportement.
Mais elle m’amusait. Ma petite marionnette.
— C’est-à-dire ?
— Que tu es un sombre connard sadique qui
aime se servir des filles et tyranniser les autres.
Si elle s’attendait à ce que cette réputation me
fasse réagir, elle serait cruellement déçue. Je me
penchai en avant, mes coudes sur mes genoux, les
yeux plissés, scrutant son visage.
— Pourquoi devrais-je te croire ?
Elle posa sa paume sur le bord de la piscine et
se hissa d’un coup, émergeant de l’eau pour se
planter devant moi.
Sans haut de maillot de bain.
Sans bas.
Sans rien.
Gentille Fille était parfaitement nue, trempée et
effrontée, et peut-être n’était-elle pas si médiocre,
à cet instant précis.
Disons que, s’il y avait un moment où je la
laisserais me sucer et me masser les boules, ce
serait celui-là.
Elle avait des seins petits mais ronds, fermes, et
des tétons roses et pointus, appétissants. Elle avait
un corps pulpeux et une chair soyeuse et lisse,
d’ordinaire habilement dissimulés sous ses résilles
noires et pantalons en cuir. Son pubis était
recouvert de quelques poils blonds ; pas
beaucoup, mais suffisamment pour prouver que
c’était une vraie blonde virginale – il n’était pas
épilé, décoloré et super entretenu, attendant
d’offrir à un trouduc quelconque l’expérience
Pornhub d’une chatte rasée de près.
Elle avait aussi un tatouage à l’intérieur de la
cuisse, mais je ne parvins pas bien à voir ce qu’il
disait. Et la fixer bêtement, c’était la laisser
gagner.
Reportant mon regard sur son visage, je me dis
qu’il n’était peut-être pas si fade, en fin de
compte. Tout était petit chez elle – nez, lèvres,
taches de rousseur, oreilles –, mais elle avait
d’immenses yeux turquoise. Sa masse de longs
cheveux d’encre aux racines jaune d’œuf ne
pouvait cacher qu’elle était qui elle était.
Cette fille pure, pathétique, et cinglée.
Je me dressai, menton haut, confiant dans le fait
que mon sexe n’allait pas gonfler dans mon froc à
moins que je l’aie décidé. C’était l’un des
avantages de mon affection à la mords-moi le
nœud. J’étais capable de contrôler ma libido, et je
bandais à la demande – à ma demande. La plupart
des pénis adolescents étaient des traîtres, ils
mettaient mes potes dans la merde, sans rapport
aucun avec l’anal. Pas le mien. Le mien écoutait.
Et en l’occurrence, je n’allais pas donner à Lenora
la satisfaction de savoir que j’avais envie de baiser
sa bouche de petite maligne.
Nous étions face à face. Je faisais une tête et
demie de plus qu’elle, mais étrangement, avec son
menton relevé, son regard nonchalant et sa posture
ouvertement désobéissante, elle ne paraissait plus
si petite face à moi.
Elle n’était plus la fillette frissonnante qui
faisait semblant de dormir et qui, par son langage
corporel, m’avait supplié en silence de ne pas lui
trancher la gorge cette nuit-là.
La même, mais différente.
Innocente, mais non plus soumise.
— Tu devrais me croire, annonça-t-elle, parce
que, pour te détruire, il faudrait d’abord que je
prête attention à toi. Vois-tu, afin de gâcher la vie
d’une personne, il faut la haïr. En être jaloux.
Éprouver envers elle un sentiment passionné. Tu
n’éveilles rien en moi, Vaughn Spencer. Pas même
du dégoût. Pas même de la pitié, même si je
devrais avoir pitié de toi. Tu es le chewing-gum
collé à la semelle de mes godasses. Tu es un
moment fugace dont personne ne se souvient –
quelconque, inutile, et pas mémorable pour un
sou. Tu es le mec que je croyais autrefois capable
de me tuer, alors grâce à toi – oui, grâce à toi –
j’ai changé de voie pour devenir celle que je suis
aujourd’hui. Une fille invincible. Tu ne me fais
plus peur, Spencer. Je suis incassable. Tu peux
toujours essayer.
Je reculai d’un pas, soutenant toujours son
regard. Je savais que je finirais par l’étrangler si je
restais trop près. Pas parce que je ne pensais pas
qu’elle se fichait de moi, mais parce que je le
savais.
Lenora Astalis était indifférente.
Elle savait que j’étais dans le même lycée, et
elle ne m’accordait pas un regard.
Elle ne parlait pas de moi.
Ne pensait pas à moi.
Ne me courait pas après.
Et c’était… nouveau.
Je ne laissais personne indifférent – les autres
voulaient soit me faire une pipe, soit être ma petite
amie, mon ami, mon binôme, mon associé, mon
égal, ou mon animal de compagnie. Quoi qu’ils
veuillent être pour moi, ils faisaient tout pour que
ça arrive. J’exerçais sur eux une fascination
indéfectible. Et moi ? J’alimentais la légende. Je
ne mangeais pas, ne dormais pas, ne parlais pas ou
peu en public. La seule chose que je faisais devant
les autres, c’était me faire sucer en soirée. Et
encore, ce n’était que pour me prouver quelque
chose.
Je souris avec suffisance, saisissant sa mâchoire
pour la tirer vers moi. Elle pensait que j’avais
battu en retraite, alors qu’en réalité je voulais
seulement apprécier son joli petit cul avant de le
posséder.
— Tu sais, Gentille Fille, nous allons beaucoup
nous voir ces prochaines années.
— Années ?
Elle laissa échapper un rire nerveux, sans
prendre la peine de croiser les bras pour
dissimuler ses seins. Ce qui ne jouait pas en ma
faveur. J’avais certes le contrôle total de mon
membre, mais ce petit con ne méritait pas qu’on le
provoque.
— Attends un peu avant de nous confectionner
des bracelets d’amitié, Spencer. Je n’ai aucune
intention de rester ici. Je rentre en Angleterre l’an
prochain.
— Moi aussi, dis-je, laconique.
C’était mon projet depuis le début. Retourner
en Angleterre une fois mon diplôme en poche et
faire ce que je devais faire avant d’ouvrir mon
atelier quelque part en Europe. Un nouveau
départ.
— Tu déménages en Angleterre ?
Elle cligna des yeux, essayant de comprendre.
J’avais envie de plonger ma main entre ses cuisses
pour voir ce que cette nouvelle provoquait en elle.
— Carlisle Prep, grognai-je. Ils proposent un
stage pré-universitaire.
— Je sais. J’y postule.
Elle prit une inspiration brusque, la panique
s’insinuant enfin en elle.
Enfin. Cela me réchauffa le sang de regarder
son visage blêmir. La voir ainsi réagir face à moi
était comme sentir les premiers rayons du soleil
après un long hiver.
La formation en question était un programme
d’une durée de six mois, passés à travailler aux
côtés d’Edgar Astalis et de Harry Fairhurst, sur
une œuvre de votre choix. Astalis quittait de
temps en temps la Californie et ramenait son
arrogance en Angleterre exprès pour ça. Il aimait
Carlisle comme si c’était son putain de bébé.
Tu regretteras de ne pas avoir gardé l’œil sur
ton véritable bébé, ducon.
Lenora voulait décrocher le stage à Carlisle tout
autant que moi, mais pour des raisons bien
différentes. Elle le voulait parce qu’elle y était
destinée – élève de Carlisle depuis l’âge de six ans
et porteuse de l’héritage de son père. Et puis, le ou
la stagiaire aurait l’honneur d’exposer son œuvre à
la Tate Modern au terme des six mois. Un tel
prestige pouvait vous acheter un billet direct pour
la célébrité en tant qu’artiste. Et je le voulais parce
que…
Parce que je voulais sentir le goût du sang sur
ma langue.
Il n’y avait que deux places disponibles par an,
et la rumeur voulait que l’une d’elles était déjà
réservée à Rafferty Pope, un génie, futur ancien
élève de Carlisle Prep, capable de peindre la vue
panoramique de toute une ville de mémoire.
J’avais entendu dire qu’Edgar se tapait l’aller-
retour LAX-Heathrow six à huit fois par an pour
aller voir ses stagiaires, sans oublier qu’il
s’éclipsait en Europe tous les étés.
— On met la charrue avant les bœufs, à ce que
je vois.
Je pris une feuille à rouler dans ma poche
arrière et y saupoudrai de la beuh, ignorant sa
nudité comme si elle m’ennuyait.
— Tes chances de me battre à quoi que ce soit
sont affreusement minces. J’espère pour ton bien
que tu postules ailleurs.
— Non, affirma-t-elle d’un ton neutre.
— Eh bah, ça va craindre quand papa va te dire
que tu n’es pas assez douée, dis-je gaiement en lui
tapant le nez avec mon joint roulé.
— C’est toi qui le dis, répliqua-t-elle, bras
croisés.
— Oui. Le mec qui mérite le stage. Cependant,
le gagnant a le droit de choisir un assistant dans la
liste des candidats. Ce qui veut dire…,
commençai-je en levant les yeux de mon joint,
faisant passer mon pouce sur ma lèvre inférieure.
Tu pourrais être ma chienne pendant six mois. Ça
me plaît, cette idée, Lenora. Ça t’irait bien, une
laisse autour du cou.
— Ce n’est pas moi qui serai prisonnière si tu y
vas, dit-elle doucement. Carlisle est mon terrain
de jeu, tu te rappelles ?
Elle me menaçait. Moi.
J’étais sur le point d’éclater de rire quand elle
poursuivit.
— Oh ! et c’est Lenny maintenant, siffla-t-elle.
Lenora, c’est un prénom de vieille.
C’était la première fêlure que je percevais en
elle, et qui laissait apparaître la fille aux
flamboyants cheveux d’or derrière cette gothique
toute pâlotte.
— Désolé de te le dire, mais Lenny, c’est le
nom d’un Gremlin.
Je reculai d’un pas et lui jetai le peignoir entre
les mains, faisant enfin preuve d’une once de
clémence.
— Tiens. Couvre-toi. Je compte manger ce soir,
tu peux me rendre mon appétit ?
Elle n’enfila pas le peignoir, certainement pour
me contrarier. Je secouai la tête, prenant
conscience que j’étais resté bien plus longtemps
que prévu. La jeune Astalis n’était pas assez
importante pour monopoliser mon temps. Je
coinçai le joint au coin de mes lèvres et avançai
vers les portes du balcon, ramassant en chemin ses
vêtements éparpillés et les jetant par-dessus mon
épaule, dans la piscine. Elle connaissait mon
secret. Elle avait un avantage sur moi, et nous
convoitions la même place. Envoyer au diable ma
promesse envers Knight semblait de rigueur.
La mère de Lenora était morte, et c’était
tragique.
Mais ce qui m’était arrivé était terrible, aussi.
La seule différence, c’est que ma tragédie était
secrète et humiliante, et la sienne tapageuse et
publiquement reconnue.
Je m’arrêtai aux portes en verre et tournai la
tête.
— Ça pourrait devenir très moche, Astalis.
— C’est déjà le cas, fit-elle en pinçant les
lèvres, l’air troublé. Mais si tu regardes bien, tu
peux voir la beauté dans la laideur.
Je partis sans un mot.
Je devais m’occuper de Lenora et, bien que je
n’apprécie pas les complications, l’idée de la
détruire m’emplissait d’un désir euphorique.
Elle rendait belles les choses laides.
J’allais lui montrer que mon âme était si
entachée qu’on ne pouvait pas la sauver.
3

Lenora

Ma sœur et moi vivions deux expériences très


différentes du lycée américain, et cela dressait une
barrière invisible entre nous.
Poppy était éperdument amoureuse de son petit
ami, le quarterback super star Knight Cole. Knight
était comme l’été – doré, prometteur et imprudent,
toujours brûlant de faire une folie. Puisqu’il était à
la tête de la meute, elle siégeait temporairement
sur le trône aux côtés du roi.
Ce qui faisait de moi la bouffonne, j’imagine.
J’avais le droit de passer du temps à la cour des
populaires, mais uniquement en tant que source de
divertissement.
Poppy n’était pas méchante avec moi, mais elle
était trop obsédée par sa volonté de s’intégrer pour
tiquer, ou même le remarquer, quand on se
moquait de moi.
Cela n’avait pas d’importance, de toute façon.
Un commentaire narquois par ici, un surnom
comme Drusilla par là. Je pouvais encaisser. Cela
m’endurcissait, et au fond je commençais à me
sentir euphorique, comme si j’étais au-dessus de
toutes ces conneries adolescentes.
Les principales coupables étaient Arabella et
Alice.
Alice avait les cheveux courts, blond platine,
les yeux noisette, et d’énormes implants dont
Arabella aimait à dire qu’ils étaient « so
nineties ». Arabella avait la peau hâlée, avec des
yeux bleu cyan et de longs cheveux noir charbon
qui se balançaient sur ses fesses.
Et elles me détestaient.
À bien y réfléchir, tout le monde me détestait.
Mon premier semestre en tant que dernière
année à All Saints High fut plus désastreux que je
l’avais anticipé. J’avais passé la majeure partie de
mon enfance et de mon adolescence à courir avec
les fantômes et après les démons à Carlisle. Je
jouais avec mon meilleur ami, Rafferty Pope, et
les autres enfants.
En Angleterre, je m’étais toujours sentie
bienvenue et aimée.
Pas tant, ici, en Californie.
Le camouflage noir que j’avais adopté pour
faire fuir Vaughn et lui montrer que je n’avais pas
peur de lui avait poussé les autres à me traiter de
cinglée, de paria. Personne d’autre que Poppy ne
prêtait attention à moi, sauf pour me lancer une
pique. Les filles me détestaient pour ma façon de
m’habiller, de toujours serrer un livre contre moi,
et parce que je tenais tête à Vaughn, Hunter et
Knight quand ils se moquaient de moi. Knight et
Hunter pour me charrier, Vaughn plus
vicieusement.
Elles me traitaient de racaille et de tarée parce
que je me défendais.
Bien que les premières semaines aient apporté
leur lot de mecs intéressés par la scène gothique
ou alternative, leur attention s’était éteinte quand
ils avaient su que Vaughn Spencer me trouvait
répugnante.
C’était littéralement le mot qu’il avait utilisé.
Répugnante.
C’était arrivé à la cafétéria quelques semaines
après le début de cette débâcle qu’était mon
expérience lycéenne aux États-Unis. D’ordinaire,
je choisissais un banc et mangeais mon repas
seule avec un livre, mais cette fois-ci Poppy avait
insisté pour que je vienne avec elle.
Ça lui prenait, parfois – ce sursaut de
culpabilité qui la poussait à me forcer à traîner
avec ses potes. Et moi, pressée par cette même
culpabilité face à notre éloignement, j’acceptais.
J’étais assise avec elle et ses amis – Hunter,
Arabella et Stacee, qui faisaient de leur mieux
pour m’ignorer – quand Vaughn avait débarqué et
s’était assis pile entre Poppy et Knight, juste en
face de moi.
Des couverts étaient tombés sourdement sur les
plateaux, et des murmures agités s’étaient élevés.
Vaughn ne venait jamais à la cantine. Je savais
tout de ses frasques légendaires. Nous autres
mortels n’étions pas assez bien pour lui tenir
compagnie, à l’exception du chapelet de filles
triées sur le volet qui avaient l’autorisation de lui
tailler une pipe quand il se sentait d’humeur
généreuse.
Faisant comme si je ne l’avais pas vu, je
tournais les pages du Cirque des rêves en mordant
dans ma pizza. J’étais la seule élève de toute la
cafétéria à acheter une part grasse de pizza. À
Todos Santos, tout le monde traitait les glucides
comme des criminels de guerre et le sucre comme
du poison. Je n’étais faite que de lignes rigides,
avec très peu de courbes, peu m’importait de
perdre mes formes. Les jolies choses exigent de
l’entretien, et je ne nourrissais pas l’envie d’être
un beau visage parmi tant d’autres.
Je ne comprenais pas cette obsession de la
beauté. Nous vieillissons tous. La vie est courte.
Mange cette pizza. Bois ce vin. Remballe cet idiot
de brute qui te torture.
Des mots de sagesse à appliquer à toi-même,
Lenny.
— Vaughn ! Tu ne manges pas ? ronronna ma
sœur, léchant les bottes de Satan lui-même.
Je ne lui avais pas parlé de la visite de Vaughn
chez nous l’autre jour. Elle était tout l’opposé de
moi. Si la mort de maman avait fait de moi une
ado énervée et impénitente, Poppy mettait un
point d’honneur à devenir une jeune fille gentille
et agréable à outrance – comme si être parfaite et
douce pouvait empêcher les gens de partir. De
mourir.
Oui, autrefois, j’avais été une gentille fille, et
cela m’avait valu un pire ennemi. J’aurais dû le
frapper et le mordre quand j’en avais l’occasion,
ne pas le laisser graver dans la pierre le ton de
notre relation dysfonctionnelle.
— Tiens, prends ma salade César. Le green
smoothie que j’ai bu ce matin m’a rempli
l’estomac, dit Poppy en faisant glisser son plateau
vers Vaughn.
J’avais beau être concentrée sur mon livre, je
savais qu’il me regardait. Je ne le comprenais pas.
Il s’était introduit chez moi par effraction et
m’avait menacée pour que je taise son secret. Je
n’avais opposé aucune résistance. Je l’avais joué
décontracté, alors que j’étais mortifiée qu’il me
voie en tenue d’Ève. Je n’avais parlé à personne à
All Saints High. Ni de son secret, ni de notre
passif, ni de quoi que ce soit.
Il m’avait entraînée dans une guerre dont je ne
voulais pas, mais que je n’allais pas éviter à tout
prix.
Vaughn ne répondit pas à Poppy. Knight, qui
avait le bon sens de ne plus m’emmerder depuis
qu’il voulait se taper ma sœur, lui donna un coup
de coude dans les côtes, l’air grave.
— Dis merci, M. McFilsdep. Poppy est sympa
de te filer son plateau.
— J’ai pas faim, répondit-il avec un ennui
glacial.
J’avais le ventre noué à mort. Je sentais la
froideur de ses yeux céruléens pâles posés sur
moi, et réprimais les frissons violents qui me
dressaient les poils.
— Comment ça se fait ? demanda Arabella
d’une voix traînante, séductrice, insensible à l’air
ambiant.
— Il y a des choses si repoussantes qu’elles me
révulsent.
Je vis du coin de l’œil son regard glisser sur
mes lèvres. Il triturait les bordures du trou au
genou de son jean moulant. Sa peau était
légèrement hâlée et couverte de poils blonds – à
l’opposé du teint maladif, presque bleuâtre, de son
enfance. Il était aujourd’hui lisse, musclé, et
injustement parfait.
C’était là toute la tragédie. Vaughn Spencer
était parfait.
Le choc froid de sa beauté vous soufflait
comme une supernova. Avec ses lèvres pulpeuses
couleur rubis, et ses yeux bleus sauvages encadrés
d’épais sourcils masculins et de pommettes sorties
tout droit de comics…
Il était magnifique, je ne l’étais pas.
Il était populaire, j’étais une paria.
Il était tout, et j’étais…
La chaleur me monta au visage, mais je gardai
les yeux rivés sur la même ligne de la page
commencée avant qu’il s’installe à table. Je pensai
à cette citation que j’avais lue il n’y avait pas
longtemps, comme quoi la vie brise tout le monde,
mais qu’elle rendait aussi plus fort. C’était
d’Ernest Hemingway, et j’espérais que c’était vrai.
J’ignorai les joueurs de football américain qui
ricanèrent et se donnèrent des coups d’épaule en
me montrant du doigt. Poppy fusilla Vaughn du
regard, bouche ouverte, furieuse, mais trop
élégante pour causer une scène.
— Vaughn trouve la vie répugnante. Ne le
prends pas pour toi, affirma Knight, qui lança une
frite à Vaughn en riant pour détendre
l’atmosphère.
Je sentais les yeux d’Arabella sur moi – qui me
jaugeaient, se moquaient, attendaient. Elle était
incapable de me regarder sans virer au rouge.
Parfois, elle regardait Poppy de la même manière.
Je savais qu’elle était possessive envers Knight,
Vaughn et Hunter – le troisième amigo. Elle les
considérait comme un prix inatteignable. Qu’ils
m’accordent leur attention la dérangeait
profondément.
— Oui. Tu n’es pas du tout répugnante. Je
pourrais te baiser, et pas juste dans le cul. Je te
regarderais volontiers en face pendant que je te
prends, dit Hunter en chopant ma canette de Coca-
Cola Light, qu’il descendit en une gorgée.
Si Knight était un prodige et Vaughn un
mauvais garçon, Hunter était un mélange des
deux, avec ses cheveux d’un blond riche, comme
le blé, et ce sourire fourbe auquel même sa mère
ne pouvait pas se fier.
— Je te regarderais dans les yeux en te
dévorant comme un tacos pendant un road trip –
dégueu, mais ça en vaut la peine, lança un des
joueurs en me décochant un clin d’œil.
— Je soutiendrais ta tête pendant que tu la
regarderais dans les yeux, et relancerais avec une
citation d’Atticus pendant que je lui démolirais
l’utérus. Mais ça te coûterait une tarte à la crème,
fit un troisième type en plantant de manière
suggestive son index et son majeur dans un
cupcake posé sur son plateau.
Vaughn s’adossa à sa chaise, un sourire amusé
aux lèvres.
Je bâillai, et tournai une page sans enregistrer
une seule ligne du texte. Vaughn poussait un peu.
Je la fermais, honorant ma part du marché, et
pourtant il faisait exprès de me chercher.
Ça n’avait aucun sens. Vaughn n’était pas
stupide. Il était cruel quand on l’emmerdait, mais,
si vous gardiez vos distances, vous ne risquiez
rien.
Pourquoi n’était-ce pas mon cas ?
— Merci pour ces captivantes images mentales,
bande de crétins, conclut Vaughn avant de se lever
en regardant autour de lui. Où est Alice Hamlin ?
Je ne dirais pas non à une petite pipe.
Nom d’un chien.
— Elle est avec son nouveau mec, assura
Arabella, qui rejeta sa chevelure en arrière, suçant
sur la paille de son smoothie avec bien trop
d’entrain.
— Super. Il pourra regarder, dit sèchement
Vaughn.
Il tourna les talons et partit d’un pas décidé vers
les portes de la cantine. J’étais sur le point de
soupirer de soulagement quand il s’arrêta et se
retourna, comme s’il avait oublié quelque chose.
— Lenora.
Mon prénom sonna comme un coup de fouet
sur sa langue. Poppy grimaça. Je n’eus d’autre
choix que de lever les yeux. Je plaquai un petit
sourire sur mes lèvres noires, pour qu’il sache
qu’il ne m’impressionnait pas.
— Tu es vierge, n’est-ce pas ? demanda-t-il en
penchant la tête, avec un autre de ses rictus
condescendants.
— Bah oui, à moins que Lucifer ait été
désespéré…, souffla Arabella, faisant semblant
d’examiner ses ongles rose fluo.
D’autres rires explosèrent dans la cafétéria.
— Ça suffit, siffla Knight en repoussant son
plateau, qui alla cogner les abdos d’un sportif
content de lui.
Son changement d’humeur subit me fit penser
que Vaughn avait touché un point sensible.
Comme si le Knight Cole pouvait comprendre ce
que signifiait le mot « vierge ». Il devait penser
que ce n’était qu’un signe astrologique.
— C’est bon, Knight. J’apprécie que tu voles à
mon secours, mais je n’ai pas besoin d’être
protégée de chiens sans dents et sans couilles qui
aboient mais sont incapables de mordre, dis-je,
sereine, en coinçant tranquillement mon marque-
page entre les pages de mon livre.
— Holà…
À la table, les mecs serrèrent les poings en
fulminant. Je me tournai vers Hunter et les
footeux, et considérai leurs corps athlétiques avec
ennui.
— D’autre part, j’apprécie votre hospitalité,
mais je mets un point d’honneur à coucher avec
des hommes, pas des pauvres mecs immatures qui
ne sont bons qu’à boire, à faire la fête, et à brûler
l’argent durement gagné de leurs parents, tout ça
pour oublier que le lycée est le pic de leur vie. Ce
qui n’est pas peu dire, puisque vous êtes à un âge
où ne pas vous branler pendant toute une journée
semble être un accomplissement herculéen.
Le silence se fit autour de la table. Tous les
regards essayaient de pénétrer le masque
d’indifférence auquel je m’agrippai jusqu’à faire
saigner mes ongles.
Pensaient-ils que j’allais pleurer ? Me
recroqueviller sur moi-même ? M’enfuir ?
Leur demander pourquoi ils faisaient ça ?
Réprimant un faux bâillement, j’humectai mon
doigt et tournai une page de mon livre, duquel je
retirai le marque-page. Mon cœur battait à tout
rompre contre mes côtes, cherchant une issue de
secours. Je savais une chose sur les hommes
comme Vaughn Spencer : soit ils vous brisent, soit
vous les brisez. Il n’y a pas d’entre-deux.
Mais ce ne serait pas moi qui ramasserais les
morceaux une fois qu’on en aurait fini l’un avec
l’autre.
— Tu devrais venir voir comment on fait, fit
Vaughn, ignorant ma réplique, sa voix de fer
tranchant l’air entre nous. Pour te préparer à
l’année prochaine.
Je levai les yeux, en dépit de mes meilleures
intentions.
— Quand tu seras mon assistante, crétine. Je
suis certain que ton père trouve que c’est une
bonne idée.
Non, certainement pas.
Mais depuis quand n’avais-je pas parlé avec
papa de mon art ? De moi ? Il était trop occupé, et
moi trop timorée pour réclamer son attention. Ce
qu’affirmait Vaughn n’était pas impossible.
— Jamais.
— C’est très long, jamais, s’amusa Vaughn,
d’une voix douce et lointaine tout à coup. La fierté
précède la chute.
— Ne sois pas si certain que ce soit moi qui
chute.
— Vu que tu sais à peine marcher sans
t’emmêler les pieds, je ne suis pas très inquiet.
— Évidemment, Vaughn. Les seules choses qui
te font peur, ce sont les sentiments et les petites
filles qui entrent au mauvais endroit au mauvais
moment.
Cela faisait des années que je me démenais
pour ce stage. Hors de question que je retourne à
Carlisle en tant qu’assistante de stagiaire. Ce
serait moi, la stagiaire. Assister un apprenti
vedette était prestigieux, et je serais ravie d’avoir
cette opportunité, mais pas si Vaughn était l’artiste
en question.
Pas ce dieu aux yeux océan.
Je soutins son regard, et sentis mes narines se
dilater. Je lui vouais une haine profonde et
passionnelle, qui embrasait mon sang. La fureur
pouvait être une arme ou un frein, mais dans mon
cas c’était les deux.
Il n’avait rien de diabolique. Non. Le diable
était rouge, incandescent, expressif, désespéré.
Vaughn était le roi de la nuit – froid, blême, mort,
calculateur. Vous auriez beau essayer, impossible
de l’ébranler.
Je pensais que m’attifer de vêtements noirs et
d’eye-liner et raconter en détail mes vacances
imaginaires au Brésil pour des camarades qui s’en
contrefoutaient lui montrerait combien j’avais
changé. Mais il continuait de remettre en question
chaque mot qui sortait de ma bouche.
Il était temps de me défendre.
— Tu sais quoi ? Je pense qu’une leçon d’oral
est une excellente idée. Et qui de mieux pour
l’enseigner que l’expert en la matière ?
Je me levai brusquement, poussant mon
plateau.
Je n’avais pas fini ma pizza, mais je n’avais
plus faim. Et je savais que le traiter d’expert,
c’était s’approcher dangereusement de la vérité
sur ce qui s’était passé ce jour-là, dans la chambre
noire.
— Faut que je prenne un carnet de notes ? Un
iPad peut-être ?
Je souris et clignai des yeux d’un air angélique.
— Rien que ton cul de petite maligne, c’est
bon.
Si Vaughn était perplexe ou étonné, il ne le
montra pas. Poppy, en revanche, se leva d’un bond
et se frappa le cœur de la main.
— Lenny ! Comment peux-tu…
— Continue de faire semblant d’avoir une
personnalité, une âme, ou des projets autres
qu’épouser un connard riche et obèse qui te
trompera avec sa secrétaire et te fera des gosses
laiderons, Popo, aboya Vaughn à ma sœur, ses
yeux de glace toujours plantés dans les miens.
C’est entre ta sœur et moi.
— C’est Poppy ! s’écria-t-elle, et Knight la tira
par la jupe pour la forcer à s’asseoir.
— T’as raison, c’est ça le pire dans tout ce que
je viens de te dire, rétorqua Vaughn avec un rictus
menaçant.
J’attrapai mon sac à dos requin Sprayground et
sortis de la cafétéria à la suite de Vaughn,
consciente que tous les regards étaient rivés sur
nous tandis que nous passions les portes de la
cantine.
La voix de Knight, rauque et indolente, résonna
derrière moi.
— Vous allez tous danser un slow sur du Billy
Joel ou quoi ? Si oui, n’oubliez pas de faire de la
place à Jésus. Et Moïse. Et Mahomet. Et à Post
Malone, aussi, parce que, bon, il est un peu une
religion à lui tout seul.
Une fois dans le couloir bourdonnant, je ne pus
m’empêcher de remarquer à quel point Vaughn
avait grandi. Qu’il mange ou non à la cantine, il
mangeait, ça oui. Il remplissait joliment ses
fringues. Il était loin d’être baraqué, mais il était
musclé, avec la dextérité sèche et la grâce d’un
archer. En réalité, il n’avait plus rien d’enfantin. Il
n’était qu’homme et, ironie du sort, il me rappelait
les statues iconiques et impériales qu’il sculptait.
— Quoi de beau, Gentille Fille ? Enfin, à part
ton hymen immaculé, demanda-t-il en avançant
dans le couloir, à la recherche d’Alice.
J’avais du mal à croire qu’il pourrait l’arracher
des bras de son petit ami, mais il était arrivé plus
étrange avec Vaughn Spencer. Et puis, je
connaissais Alice. Elle en pinçait pour Vaughn
malgré son comportement tyrannique.
— Épargne-moi tes conneries, Vaughn. Tu me
détestes.
— Te détester ? réfléchit-il en prenant la pose
du Penseur, le poing enroulé sous son menton
carré. Non, cela requiert un investissement. Je te
trouve d’une inutilité embarrassante. Tu ne vas
pas te dégonfler, hein, Astalis ?
— Non, dis-je sèchement. Tu sembles désireux
de montrer ta quéquette à tout le monde. Tu es
conscient que cinquante pour cent de la population
mondiale est de sexe masculin, n’est-ce pas ? Ta
queue n’est pas un trésor national.
— Ne la rabaisse pas avant de l’avoir goûtée.
Il serra la mâchoire, manifestement fermé à
toute autre discussion.
J’avais touché une corde sensible. Pourquoi
Vaughn aimait-il tant avoir du public dans ses
moments d’intimité avec les filles ?
Et tant qu’on y était, pourquoi choisissait-il la
manière la moins intime d’être intime avec des
filles ? Cette pratique qui n’exigeait aucun
contact, aucune caresse, aucune réciprocité de sa
part ?
Au bout de quelques secondes, il bifurqua et
claqua des doigts, me faisant signe de le suivre.
Alice.
— Tu crois vraiment qu’une fille en couple va
te tailler une pipe ? Dans le lycée ? Devant
témoins ? ne pus-je m’empêcher de demander.
— Oui.
— C’est un jeu pour toi ?
— Si c’était un jeu, c’est moi qui distribuerais
les cartes. Maintenant, la ferme.
J’avais entendu parler de Vaughn et de ses
fellations publiques. Il n’y avait personne dans
l’école – à part moi – qui n’ait vu son pénis (soi-
disant impressionnant) disparaître dans la gorge
d’une fille. Parfois, elles étaient deux à se relayer
pour le lécher. Il était beau, non-conformiste, et le
garçon le plus riche de la ville. Toutes les filles
voulaient apparemment épouser un Spencer,
nobles par leur nom, leur capital et leur réputation.
C’était une vieille fortune – chemins de fer, biens
immobiliers de luxe et entreprises de fonds
spéculatifs – et l’une des vingt-cinq familles les
plus riches des États-Unis.
Ses ancêtres avaient bâti cette ville, et il allait
hériter de presque tout.
Mais selon moi, ce n’était pas la seule raison
pour laquelle les filles donnaient à Vaughn ce
qu’il voulait.
Au fond, on aimait être dominées sexuellement,
juste un peu. Pour l’aspect tabou, l’impuissance,
le fait d’être à la merci d’un autre.
On a tous une tendance sado-maso.
Surtout quand on est jeune.
Et puissant.
Et beau.
Et riche.
La torpeur d’une vie bienheureuse était
facilement balayée par la honte, que Vaughn
distribuait à la pelle. Il aimait humilier les gens.
Énormément.
Vaughn s’arrêta devant une rangée de casiers
noirs et bleu marine. Alice portait une robe fleurie
fendue sur le côté avec un décolleté en cœur et des
manches bouffantes. Le type à côté d’elle était
plutôt petit, et semblait richissime, avec sa coupe
smart et son blazer bleu marine chic. Il avait de
gentils yeux marron et l’air décalé.
— Alice, siffla Vaughn, ignorant le mec.
— Oh ! salut, Spence.
Elle souffla sur une mèche de ses cheveux
courts pour la chasser de ses yeux, ses lèvres roses
s’ourlant de plaisir.
J’eus envie de vomir quand elle se pencha en
avant pour l’embrasser sur la joue tout en
s’ébrouant pour se débarrasser du bras de son petit
ami, passé autour de sa taille.
— J’ai dix minutes pour une pipe. La petite
nouvelle est là pour prendre des notes.
Vaughn me désigna d’un pouce par-dessus son
épaule.
Les yeux d’Alice croisèrent mon regard, et
s’agrandirent pendant une fraction de seconde.
On est dans le même bateau, meuf.
— Hum…
Elle regarda le mec à côté d’elle en se
mordillant l’ongle. Lui écarquilla lentement les
yeux, sous le choc en comprenant ce qui se
passait. Elle allait le jeter. Le pire, c’est qu’elle ne
songeait même pas à envoyer Vaughn sur les
roses. Ses yeux disaient Je suis désolée, pas Ça ne
te dérangerait pas ?
— Jason…, commença-t-elle.
J’avais envie de la frapper pour lui, la bile me
montant à la gorge comme une casserole qui
déborde. Il la dévisagea avec une expression
torturée, la suppliant de ne pas finir sa phrase.
— C’est en forgeant qu’on devient forgeron,
non ? intervins-je gaiement en faisant un pas en
avant. Et puisque Alice a l’immense bonté de me
montrer sa technique parfaite sur Vaughn, tu veux
bien être mon cobaye, Jason ?
J’ouvris la fermeture éclair de ma veste en cuir,
agitai les épaules pour l’enlever, et la jetai par-
dessus mon épaule, avant de lui tendre la main.
C’était franchement parfait – l’expression
horrifiée d’Alice quand Jason lança un coup d’œil
à Vaughn, qui serrait les dents, puis prit ma main
pour la serrer mollement.
— T’inquiète. Je te regarderai quand même,
dis-je en tapotant Vaughn dans le dos avec un ton
que je voulais léger, tandis que nous descendions
le couloir tous les quatre jusque Dieu sait où.
Même s’il est possible que j’aie quelques tours
dans mon sac.
Je lui décochai un sourire.
Je mentais.
Je n’avais jamais fait de fellation de ma vie, et,
jusqu’à une minute plus tôt, n’avais jamais eu
l’intention d’en faire à quiconque – à part peut-
être à Alexander Skarsgård, que j’avais à mon
grand désarroi peu de chances de rencontrer un
jour. Mais Vaughn me poussait, et Jason prenait
sur lui pour ne pas s’effondrer, malgré la brume de
son humiliation qui flottait autour de nous.
Si, tout en redonnant un peu de son amour-
propre à Jason, je pouvais marquer un grand coup
et faire comprendre à Vaughn que je ne me
laisserais pas marcher sur les pieds, peut-être
finirait-il par me lâcher.
Mais Vaughn ne semblait aucunement choqué.
Il avait l’air… en colère. Sa mâchoire était si
crispée que je craignais qu’il craque et me dévore
le visage. Il me tira par la manche, me forçant à
avancer à son rythme, quelques pas devant Jason
et Alice.
— Qu’est-ce que tu fous, bordel ? Tu essaies de
prouver quelque chose ?
— Prouver quoi ? Que j’ai une bouche ? dis-je
avec un sourire serein, prenant un étrange plaisir à
le savoir agacé. Peut-être que, moi aussi, je veux
un peu d’action.
— Avec ce couillon ?
Vaughn pouffa, les narines dilatées. Je réglai
mon pas sur le sien, en faisant de mon mieux pour
ne pas haleter.
— Même avec quatre godes, une baguette
magique, un vibro et toute l’équipe de foot, il
serait incapable de te faire jouir.
J’aurais éclaté de rire si ce que nous nous
apprêtions à faire ne me rendait pas si nerveuse.
— Certaines les aiment grands, beaux,
ténébreux. J’aime les mecs blonds, petits… et
sains d’esprit.
Vaughn ouvrit une porte à la volée et me poussa
à l’intérieur sans un mot, avec une force traduisant
son irritation. La pièce était sombre, encombrée et
étouffante. Ça sentait la poussière et les produits
d’entretien. Le local du gardien, sans doute.
Charmant.
Alice et Jason nous rejoignirent, et Vaughn
ferma la porte derrière eux, puis alluma la
lumière. L’air hargneux, il se mit à déboucler sa
ceinture avec des gestes brusques, énervés.
— Laisse-moi t’aider, lui coula Alice, qui se
léchait les lèvres, attendant son feu vert.
Timoré, Jason me regarda, dans l’attente de mes
instructions.
Dans quoi je me suis fourrée ?
— Jason, viens par ici.
Je lui fis un signe, mal à l’aise, rassemblant ma
masse de cheveux noir goudron sur mon épaule. Il
avança lentement vers moi, se cognant le genou
contre un balai au passage. Vaughn nous scrutait
de ses yeux de faucon, tandis qu’Alice finissait de
défaire sa ceinture. Le cliquetis du métal fit
tressauter mon cœur.
Alice saisit les parties de Vaughn à travers son
caleçon noir, mais il avait toujours les yeux
braqués sur moi.
— Lenora.
Sa voix était menaçante, cruelle et tranchante
comme du verre brisé. C’était un avertissement.
Je l’ignorai, et mes doigts incertains
entreprirent de déboutonner le pantalon de Jason.
Je me revis soudain tremblant comme une feuille
sous le doigt de Vaughn Spencer à Carlisle, flashs
resurgis des sombres couloirs de mon esprit.
Vaughn me prenait pour une fille faible, naïve.
Si je devais sucer un étranger pour lui prouver
que, moi aussi, j’étais subversive, je ferais ce
sacrifice et me soucierais des dommages
psychologiques plus tard.
Vu comme c’était parti, la crise cardiaque me
guettait si je m’agrippais à cette haine non
canalisée.
Sans que j’en aie eu vraiment l’intention, le
pantalon de Jason tomba dans un bruit de
froissement autour de ses chevilles, et il se
retrouva en caleçon. Il bandait déjà. J’avisai le
renflement de son pénis, plaqué contre son bas-
ventre sous le tissu – tel une sangsue, longue,
enflée et terrifiante.
Lenny, pauvre idiote, c’est vraiment le pompon.
Je n’avais aucune envie de faire ça. Le plus
raisonnable aurait été d’informer le corps
enseignant et mon père que Vaughn me
persécutait. Il ne m’avait certes forcée à rien, mais
il remettait en question chacun de mes pas, et
faisait tout pour que je ne me sente pas à ma place
ici.
Mais nous n’étions pas dans un film. Personne
ne trouverait mes actes héroïques ou acceptables
si j’élevais la voix pour me plaindre. Les autres
me traiteraient de balance, se retourneraient contre
moi et me traqueraient, tandis qu’à l’heure
actuelle la plupart se contentaient de m’ignorer ou
de m’insulter. En tout, il me restait un peu moins
d’un an à tenir, en Californie. Je pouvais prendre
sur moi.
— Lenora, répéta Vaughn, sa voix princière
aussi tranchante qu’une lame.
Avalant ma salive, je posai une main hésitante
sur le… membre de Jason. Il tressauta. Je sursautai
du même coup, laissant échapper un petit cri
malgré moi.
— Ça va ? demanda Jason, sourcils froncés.
Il se balançait d’un pied sur l’autre, mal à
l’aise. Il était clair qu’il se prêtait au jeu pour les
mêmes raisons que moi. Par vengeance. Alice
était tarée de le lâcher pour Vaughn.
— Tout porte à croire que oui, lâchai-je avec un
petit rire nerveux. Je suis au top, vraiment.
C’est… charmant. Enfin, pas ton pénis. (Les pénis
ne sont pas charmants, si ?) Enfin, ce n’est pas
que ton pénis n’est pas charmant. C’est juste que.
Oh… oublie.
— Ouaip. Vierge, affirma Vaughn à côté de
moi, la voix empreinte d’une satisfaction
victorieuse.
Il riait, comme il avait ri en voyant mes
paupières bouger cette fameuse nuit. De la lave
bouillonnait au creux de mon ventre, et, emplie
d’une rage nouvelle, je me laissai tomber à
genoux et plantai mes yeux dans ceux de Vaughn.
Alice m’imita, comme si c’était une
compétition ; elle se mit à genoux et se mit à tirer
sur le caleçon de Vaughn, qui lui attrapa la main
pour l’en empêcher, ses yeux toujours vissés sur
les miens.
J’enroulai mes doigts autour de l’élastique du
caleçon de Jason et tirai vers le bas. Hors de
question que j’admette ma virginité, ou Vaughn se
moquerait de moi jusqu’à la fin des temps.
Le pénis de Jason surgit à quelques centimètres
à peine de mon visage, violet et palpitant. Je retins
mon souffle, fébrile, et me rappelai les fantômes
de Carlisle. Si j’étais capable d’affronter un
château hanté, j’étais capable d’affronter un pénis,
et d’autant qu’il n’était pas d’une grosseur
disproportionnée.
— Len…
La voix de Vaughn mourut. Pour la première
fois, mes facéties ne l’amusaient plus tant que ça.
Je saisis le pénis de Jason, la colère et
l’adrénaline faisant trembler mon corps tout entier.
J’avais envie d’aller au bout, pour pousser Vaughn
à bout. Pour lui faire mal. Me faire mal. Je me
penchai en avant, fermai les yeux et pensai à des
choses agréables…
Chez moi.
Loin d’ici.
Chez moi.
Chips au vinaigre et cidre bien frais.
Chez moi.
Courir librement dans les champs derrière la
maison, sentir l’herbe qui me fouette les chevilles.
Chez moi.
Travailler dans l’atelier.
Chez moi.
Faire de belles choses avec des choses laides.
Chez moi.
Embrasser des garçons. Pas les mauvais
garçons. Des garçons qui ne me donnent pas
envie de crever.
Chez moi. Chez moi. Chez moi.
— Merde alors !
Je me sentis valdinguer à l’autre bout de la
pièce, tirée par le col de mon T-shirt Metallica.
J’ouvris les yeux : Vaughn se tenait à présent entre
Jason et moi, comme pour faire tampon. Il me
montra du doigt en aboyant :
— Ça va pas ou quoi, sombre connard gâcheur
d’oxygène ? Tu voyais bien qu’elle en avait pas
envie.
— C’est une blague ? Tu as fait des avances à
ma petite amie devant moi ! s’écria Jason, le
visage rouge tomate et luisant de sueur froide.
— Ta copine n’est pas vierge, elle, hurla
Vaughn.
— Ce qui veut dire que tu as le droit de la
traiter comme un sac à foutre ? N’inverse pas les
rôles, Spencer. Il n’y a qu’un seul tordu dans cette
pièce, et c’est le mec qui a demandé à ma copine
de le sucer devant son crush pour prouver un truc.
Vaughn renversa la tête en arrière et se mit à
rire tandis que Jason rangeait son pénis en berne
dans son caleçon, puis remontait son pantalon. Je
sentis mon pouls se calmer au fur et à mesure
qu’il se rhabillait.
Vaughn marmonna le mot « crush » comme si
c’était une idée insensée. Il méritait un bon coup
de pied dans les couilles. J’avais un bon angle de
là où je me trouvais, au sol.
— Dégage, et ne l’approche plus. Dis à tes
crétins d’amis du club de débat de faire de même.
Ils s’approchent de Lenora Astalis, ils sont morts.
Tout le monde sait qu’elle est à moi. Et emmène
celle-là avec toi.
Vaughn, impassible, poussa Alice dans les bras
de Jason et les flanqua dehors. Il claqua la porte
au moment où la sonnerie retentissait. Je me mis
debout tant bien que mal, et dressai le menton. Ça
sentait le fauve là-dedans, et on était beaucoup
trop à l’étroit. Je voulais sortir.
Plus que tout, je ne voulais pas regarder Vaughn
en face, pas après qu’il m’eut vue mortifiée par un
pénis comme s’il s’était agi d’un monstre à trois
têtes.
— Je suis à toi ? grognai-je. Va te faire voir,
Spencer. Je préférerais me vendre sur Airbnb à des
membres d’un gang atteints de MST avant de te
laisser me toucher.
— La ferme, dit-il sèchement, dos à moi.
Il posa les mains sur un bureau, dont il agrippa
les bords, incapable de me regarder tant il
bouillonnait de colère.
C’était tout aussi bien. Moi aussi, j’en avais fini
avec lui.
— J’ai cours de chimie, dis-je en me dirigeant
vers la porte.
Il m’attrapa par le poignet, puis me fit pivoter
vers lui. Je levai les yeux, m’attendant à ce qu’il
ait l’air satisfait de lui. Triomphant. Heureux.
Vaughn recevait des fellations de toute personne
ayant un pouls dans la région, et je n’avais jamais
touché un pénis de ma vie. La scène qui venait de
se produire le confirmait.
Génial.
À ma grande surprise, son visage était dénué de
toute émotion – il avait cette expression
habituelle, froide et indéchiffrable. Comme une
toile vide.
Il était moins goguenard, en tête à tête. Juste
sourdement cruel.
— Tu as sauté une classe, dit-il.
Quoi ?
Je me renfrognai – pourvu que mes joues et
mes oreilles ne soient pas aussi rouges que je
l’imaginais.
— Quand ? insista-t-il.
— À la fin du collège.
— Pourquoi ?
J’avais perdu ma mère et m’étais coupée du
monde. Je m’étais concentrée sur les études, mon
art, et sur la contemplation du plafond de ma
chambre, allongée sur mon lit, à écouter en
boucle « Last Night I Dreamt » des Smiths, en
fumant d’horribles mégots de cigarettes aux clous
de girofle que j’avais trouvés derrière les rosiers
de Carlisle Prep.
J’avais décidé que tomber amoureuse ne servait
à rien. On meurt tous à la fin. Je l’avais même dit
à papa – que je voulais épouser mon art, comme il
l’avait fait après maman. L’art ne part jamais. Il
ne meurt jamais. Il ne cesse jamais de se réveiller
le matin.
Ars longa, vita brevis.
L’art est durable, la vie est courte. Je l’avais fait
tatouer à l’intérieur de ma cuisse dès que j’avais
eu dix-sept ans – à un endroit privé et intime, pour
me rappeler que je ne voulais donner vie qu’à des
choses belles et sans vie.
— Certains d’entre nous ont d’autres buts dans
la vie qu’attraper des MST et se défoncer en
permanence. Je travaille dur pour ce que je veux.
— Tu es restée en Angleterre quand ton père et
ta sœur ont déménagé ici. Pourquoi ?
À cause de toi.
Ce n’était que partiellement vrai. Partir, c’était
comme laisser maman derrière moi.
Je ne dis rien.
— Qu’est-ce qui t’a poussée à venir ici ?
Pourquoi maintenant ?
Papa m’avait forcé la main. Et puis, la solitude
m’avait rongée, comme un cancer. J’avais mis
mes peintures de guerre, espérant que cela suffirait
à tenir Vaughn à distance. Mais il avait pris cela
pour une provocation et s’était préparé à la
bataille.
— Et tes petits copains ? Petites copines ? Ta
vie sociale ?
Ses doigts se resserrèrent douloureusement
autour de mon poignet. J’avais envie de pleurer.
Pas seulement parce qu’il me faisait mal, mais
parce que j’aimais ça. J’aimais qu’il ne marche
pas sur des œufs avec moi parce que j’avais perdu
ma mère. J’aimais qu’il ait de l’expérience et ne
soit pas insensible au sexe. J’aimais qu’il soit
stupéfiant, froid et prometteur comme un matin de
Noël, et que j’aie toute son attention, même si elle
était inappropriée. Et j’étais absolument horrifiée
de découvrir qu’une partie de moi avait envie
qu’il me torde le poignet plus fort pour que la
douleur sourde devienne une douleur vive.
Je secouai la tête. Ma vie personnelle ne le
regardait pas.
— Pas de vie sociale. (Il laissa échapper un
« tss ».) Bien. Comment avance ton projet pour le
stage ? Qu’est-ce que tu vas présenter ?
Pourquoi s’y intéressait-il ? Il venait de
m’inviter à regarder une fille lui tailler une pipe.
Je détournai le regard pour fixer le mur des yeux,
l’ignorant. Moins je répondais, plus vite il se
lasserait.
— J’ai commencé à travailler sur le mien,
m’informa-t-il. La composition a été super chiante
à trouver.
Était-il en train de me faire la conversation ?
— Aucune chance que tu finisses à temps, dis-
je.
Nous devions soumettre nos propositions
bientôt. Mon projet était terminé. Il ne me restait
qu’à le peaufiner.
Il haussa les épaules.
Mon cœur se mit à battre à tout rompre. C’était
bon pour moi. Cela voulait dire qu’il était en
retard et que j’avais davantage de chances de
décrocher le stage.
J’avalai ma salive, m’efforçant de masquer ma
jubilation.
— Ne t’inquiète pas. Même à peine commencé,
ton père choisira sans hésiter mon projet plutôt
que le tien.
Comme je ne répondais pas, il poursuivit.
— Tu sais…
Son rictus satisfait réapparut alors que je
pensais y avoir échappé pour de bon, et mon sang
se remit à bouillonner dans mes veines, mes
paupières lourdes de désir et d’irritation.
— Ce que je t’ai dit derrière la fontaine quand
on était gamins est toujours vrai.
Il s’appuya contre le bureau et me tira contre
son corps élancé et si dur qu’il me fit l’impression
d’être de granit contre mes membres flasques.
— Je pourrais t’embrasser, et tu me laisserais
faire. Parce que tu es toujours aussi gentille, et
moi toujours aussi mauvais. Rien n’a changé.
Nous sommes les mêmes enfants. Seulement,
notre jeu est plus dangereux aujourd’hui.
Et ma mère n’est plus là pour me mettre en
garde contre le sucre ou les garçons comme toi,
pensais-je, amère.
— Je croyais que ce n’était pas toi qui
distribuais les cartes, fis-je en haussant un sourcil.
— J’ai changé d’avis. Un petit jeu ne peut pas
faire de mal. Pas à moi en tout cas.
— Alors vas-y, essaie, sifflai-je.
Je voulais creuser une première brèche en lui ;
ainsi, lorsqu’il attaquerait, je saurais où viser.
Il me dévisagea un moment, son regard passant
de mes yeux à l’anneau piqué dans ma lèvre. Il se
pencha vers moi, presque au ralenti, à l’assaut du
baiser. Je n’en croyais pas mes yeux. Le garçon
qui me détestait était en train d’approcher ses
lèvres des miennes.
Mais cela n’avait rien de romantique.
C’était un défi. Un pari. Un nouveau challenge.
Un coup de force.
Quand nos lèvres se touchèrent, un frisson me
parcourut l’échine comme une allumette qu’on
craque. Il fit passer ses lèvres sur les miennes,
patient, son souffle chaud attisant ma bouche.
Mon cœur s’emballa, éclatant comme des lucioles
s’échappant d’un bocal. L’embrasser, c’était
comme se tenir debout au bord d’une falaise : la
vue était splendide, mais je savais que c’était
mortel. Pour autant, une part stupide, irrationnelle,
dangereusement vivante de moi voulait se jeter
dans le vide, quitte à y laisser ma vie.
Je sentis ses lèvres sur mes lèvres, mais pas
seulement.
Je les sentis au bout de mes doigts et jusque
dans mes orteils.
Je les sentis quand j’eus la chair de poule.
C’était réel. Il était en train de m’embrasser. À
l’instant où sa bouche se referma sur la mienne, je
croquai sa lèvre inférieure, et ne m’arrêtai que
lorsque je sentis mes dents s’entrechoquer tant je
mordais fort. Du sang chaud m’envahit la bouche.
Il ne battit pas en retraite, et je ne cédai pas non
plus. Je mordis plus fort tandis qu’il déplaçait sa
main entre nous, passant son pouce dans mon
piercing à la lèvre, tirant dessus pour me torturer,
me blesser à son tour.
Il sourit contre ma bouche. Ça lui plaisait,
manifestement. Que je lui fasse mal. Que je le
fasse saigner.
Ce ne fut que lorsqu’il était sur le point de
m’arracher l’anneau des lèvres que je finis par
m’écarter. Il laissa retomber sa main le long de
son corps.
C’était donc ça, le jeu. Je lui faisais mal, et
inversement, mais seulement jusqu’à ce que je ne
le tolère plus.
Je passai ma langue sur mes dents, savourant
son sang chaud, salé. Quand je le regardai de
nouveau, il me sembla follement mortel, tout à
coup. Gamin, presque. La bouche maculée de
sang, il attendait que je dise quelque chose.
Que je reconnaisse qu’il n’était pas le seul tordu
dans cette pièce.
— Tu avais tort. Je ne voulais pas que tu
m’embrasses, raillai-je en me léchant le coin des
lèvres.
Il afficha un sourire narquois, puis se pencha en
avant et saisit le bout de mon oreille entre ses
dents avant de murmurer :
— Tu le voulais, t’as aimé ça, et la prochaine
fois que je te toucherai, Gentille Fille, je ne vais
pas me contenter de te salir. Je vais te rendre aussi
abjecte que moi.

Après ce jour, trois choses changèrent


simultanément :
1. Vaughn se mit à surveiller mes interactions
au lycée, surtout avec les garçons. Les mecs, quel
que soit leur statut ou leur niveau, firent comme si
je n’existais plus, à part Knight et Hunter, qui ne
craignaient pas leur ami lunatique. Tous les autres
avaient eu vent que Lenny Astalis était la
possession – non consentante – de Vaughn et, bien
qu’aucun d’entre eux ne m’intéressât, cela ne
m’empêchait pas de les trouver lâches de se
soumettre à Vaughn.
Bien sûr, j’étais le pire genre de propriété – de
celles qu’on néglige. Vaughn fit des pieds et des
mains pour montrer à tous que je n’étais rien pour
lui. La rumeur courut que j’avais attrapé la
chlamydia à cause d’un mannequin brésilien avec
qui j’avais soi-disant couché pendant l’été, mais
elle mourut assez vite quand Vaughn décréta que
personne n’était suffisamment désespéré pour
coucher avec moi.
2. Les filles, qui avaient toutes entendu
différentes versions de ce qui s’était passé dans le
local du gardien (exclusivement de la bouche
d’Alice et d’Arabella) et savaient à présent sans
l’ombre d’un doute que Vaughn manifestait un
intérêt invraisemblable pour moi, passèrent envers
moi de l’aversion au mépris. Poppy était souvent
obligée de sécher ses activités extra-scolaires pour
me raccompagner à la maison et s’assurer que
personne ne me suivait ni ne me harcelait.
Arabella et Alice continuèrent de m’appeler « La
Vampire » à cause de ma tenue et de mon
affection pour tout ce qui était noir, et elles me
tannaient avec Vaughn chaque fois qu’elles
venaient voir Poppy. Seul le silence venait
répondre à leurs questions.
3. Vaughn se pointa chez moi presque tous les
jours pour travailler sur son mystérieux projet
avec mon père.
Papa s’était pris d’affection pour Vaughn quand
il avait été témoin pour la première fois de sa
grandeur artistique lors des cours d’été, et papa
devait se sentir flatté que Vaughn ait exprimé la
volonté de travailler étroitement avec lui. Même si
Vaughn ignorait que j’étais trop impressionnée par
la célébrité de mon propre père pour parler de
mon art avec lui, il savait que sa venue chez moi
me blessait. Chaque fois que j’ouvrais la porte
pour le trouver sur le seuil avec son matériel de
sculpture, il m’adressait un sourire en coin comme
pour me rappeler qu’il m’avait embrassée il n’y
avait pas si longtemps, et que, il avait beau me
dégoûter, j’avais eu son sang dans ma bouche.
Sa lèvre inférieure portait encore la contusion
de ma morsure.
— Alors, tu as enfin baissé les bras pour le
stage ? demandait-il toujours.
— Dans tes rêves, répondais-je, et il riait de
bon cœur et secouait la tête, avant d’entrer en
passant tout près de moi.
4

Lenora

Le jour où Knight largua Poppy, je restai


longuement dans sa chambre à ses côtés, à lui
caresser les cheveux.
Le mec qui avait dissuadé tous les autres de
s’approcher d’elle parce qu’il avait si peur qu’ils
lui brisent le cœur avait fini par le piétiner comme
une vulgaire piste de danse.
Je faisais tout pour empêcher ma sœur de se
jeter du toit de la maison.
La rumeur selon laquelle Knight avait quitté
Poppy pour une étudiante à l’université se
répandit comme une traînée de poudre à All Saints
High. Son casier fut tagué et, quand elle l’avait
ouvert aujourd’hui, elle avait trouvé sur ses
manuels un étron humain surmonté du post-it
« Larguée ! ».
Knight ne s’était pas montré, et Poppy avait
renoncé à retourner en cours pour le reste de
l’année. Je la câlinai et la consolai toute la soirée.
Poppy ne pouvait pas faire confiance – et à juste
titre – à ses prétendues meilleures amies, Alice et
Arabella, qui furent les premières à répandre la
rumeur de leur rupture dans les couloirs du lycée.
Les reines d’All Saints High s’étaient
retournées contre ma sœur, à présent qu’elle
n’était plus sous la protection du grand Knight
Cole.
J’avais connu une année plus que merdique,
mais Poppy se plaisait ici, avant toute cette
débâcle. Je ne m’étais pas fait d’amis, n’avais eu
aucun rendez-vous galant et amassé aucun
souvenir. De bien des manières, cela avait été
comme une nuit épouvantable et interminable,
sans rêves ni cauchemars pour m’occuper l’esprit
– un bon gros néant avec rien d’autre à faire que
fixer le plafond, au point de me demander même
si j’existais vraiment.
Au moins, nous approchions de la fin de
l’année. Je n’avais encore postulé à aucune
université, ni en Europe ni ailleurs, priant pour
décrocher le stage. Peu importait où Vaughn
atterrirait, même si c’était en Angleterre avec
moi : je jouerais sur mon terrain. Il n’aurait pas
autant de pouvoir là-bas. De toute façon, il n’avait
pas terminé son œuvre, et qui savait ce qu’il avait
fini par envoyer au jury à l’échéance de la
candidature. Cela faisait à présent un mois, au
moins. Mais j’avais d’autres chats à fouetter.
Knight n’était pas une mauvaise personne, mais
c’était un petit ami pitoyable. Poppy méritait bien
plus que ce qu’il lui avait offert.
— Laisse-toi aller.
Je caressai les cheveux blonds de Poppy et
l’embrassai sur le sommet du crâne. Elle était
blottie dans mes bras, sur son lit de princesse à
baldaquin, rose layette et blanc, assorti à sa
coiffeuse de la taille de ma chambre. Ce genre de
déco me dépassait, mais ça plaisait à Poppy.
Ce n’était pas un défaut. Nous étions qui nous
étions. Elle devait bien s’occuper de moi à l’école
parce que je m’attirais tout le temps des ennuis.
Poppy se moucha dans l’ourlet de mon kilt, et
je la laissai faire.
— Quel salaud ! s’exclama-t-elle en éclatant
une nouvelle fois en sanglots.
— De classe internationale, confirmai-je en
hochant la tête. Le monde entier devrait savoir à
quel point il est salaud.
— Mais il est si beau.
— Certes, si on aime le mix entre Shawn
Mendes et Chase Crawford. Mais il y a des tas de
mecs canons, et tu en mérites un qui verra à quel
point tu es spéciale.
Je retirai doucement les cheveux collés à sa
joue humide, et les coinçai derrière son oreille.
Poppy se redressa et se tamponna les yeux avec
un mouchoir élimé.
— Est-ce que je le suis vraiment ?
m’interrogea-t-elle, les yeux bouffis.
Je tirai des mouchoirs neufs de la boîte posée
sur sa table de nuit, que je lui donnai avec une
bouteille d’eau.
— Quoi donc ? demandai-je.
— Spéciale. Toi, tu es spéciale, Lenny. Avec
ton art, ton attitude décalée, et ton indifférence
quand des mecs riches et canons comme Vaughn
Spencer te prennent pour cible. Mais je ne suis pas
comme ça. Je ne suis ni douée, ni forte, ni
particulièrement intéressante. Je n’ai pas un
physique, des fringues, ou des aptitudes hors du
commun. Je ne suis même pas cultivée.
Elle renifla, me considérant d’un mauvais œil à
présent, comme si c’était ma faute si elle avait
choisi de porter des marques populaires et haut de
gamme, de se faire des mèches dans les cheveux,
et d’avoir des « amis » normaux et populaires.
— Tu peux avoir du talent et être parfaitement
abject, dis-je avec prudence, avec Vaughn en tête.
Et tu peux aussi ne pas avoir la moindre fibre
artistique et être quand même une rareté de
l’univers. C’est dans tes actes. C’est ton âme. Tu
es spéciale, Poppy, parce que, auprès de toi, les
gens se sentent bien. Personne ne peut t’enlever
ça.
Elle s’effondra dans mes bras, et nous restâmes
ainsi enlacées pendant ce qui sembla être une
éternité. Nous nous balancions d’avant en arrière,
goûtant l’amertume d’aimer un homme sans être
aimée en retour – non que j’en sache quoi que ce
soit. De mon point de vue, le chagrin d’amour
était une épée mystique à double tranchant. Et je
n’avais aucune envie de connaître cet éventail
d’émotions qui se déployait dans un tel
carambolage de sentiments. Jamais de la vie.
L’instant partagé dans le local du gardien
m’avait ébranlée. Je n’avais pas trouvé le…
membre de Jason attrayant, mais j’avais ressenti
un certain frisson. Pas à cause de Jason, en toute
honnêteté, mais parce que j’avais mordu la lèvre
de Vaughn et l’avais regardé lécher son sang avec
un petit sourire satisfait. Ça me plaisait, que
Vaughn m’ait arrachée au mec d’Alice, qu’il se
montre possessif envers moi. Et même si j’avais
eu vent de ses frasques depuis – sa disparition
avec des filles dans des chambres à des soirées
auxquelles je n’étais pas invitée –, je savais qu’il
s’interrogeait.
Il se demandait qui je fréquentais.
Avec qui j’étais, ce que je faisais.
Je nourrissais sa curiosité en me prêtant
volontiers à ses jeux psychologiques.
J’étais tout le temps sur mon portable à l’école.
J’envoyais des SMS à Pope, mon meilleur ami de
Carlisle Prep, et souriais à mon téléphone. Je
portais une main à ma joue et faisais semblant de
rougir.
Les soirs où je savais que Vaughn viendrait
chez moi – parce que mon père était à l’atelier, en
train de préparer ses outils –, je sortais, même si
ce n’était que pour faire un tour en voiture, et je
revenais les cheveux emmêlés et mon rouge à
lèvres noir bavant intentionnellement.
Je le rendais fou, parce que lui me rendait
dingue. Je voulais le combattre, le faire souffrir
pour ce qu’il me faisait. Le mordre. Le goûter. Le
sentir.
Je rentrais souvent en douce au moment où il
partait, épuisé et transpirante, les cheveux en
bataille. Il grimpait dans son pick-up défoncé et
me lançait un regard pénétrant, comme s’il
essayait de me soutirer des réponses par
télépathie.
— Lenora ?
J’entendis un faible coup frappé à la porte de
Poppy. Papa avait dû entendre que j’étais là.
— Entre, papa, dit Poppy.
Elle sécha rapidement ses larmes avec un
mouchoir et se redressa, affichant un sourire un
peu flippant. Elle évitait toujours de contrarier
notre père. Un de ses nombreux sacrifices depuis
la mort de maman. Poppy était l’incarnation de la
fille prévenante, tandis que je portais des fringues
morbides et mordais les garçons qui me
gonflaient.
Mon père apparut dans l’embrasure, ses boucles
grises décrivant des spirales autour de son crâne
comme un chapeau excentrique d’Elton John, sa
barbe atteignant presque son ventre rond de
Bouddha. Papa ressemblait à un personnage de
Harry Potter – un professeur sorcier au cœur
tendre, immense et intimidant, mais qui ne ferait
pas de mal à une mouche. Il aimait maman et nous
aimait, je le savais, mais j’avais toujours eu la
sensation nette que nous passions après son art.
Maman ne voulait pas qu’il ouvre Carlisle Prep,
mais il l’avait fait quand même.
Si elle avait été là, maman l’aurait tué de nous
avoir arrachées à l’Angleterre pour nous faire
venir aux États-Unis pour son projet. Papa était
incapable de résister à un défi.
Il savait que je ne voulais pas de vie en dehors
de l’art, et il ne m’avait jamais obligée à quoi que
ce soit – sortir avec des garçons, me faire d’autres
amis que Rafferty, vivre ma vie.
La liste pouvait continuer ainsi.
— Qu’est-ce que vous faites, les filles ?
Il nous regarda avec un sourire contrit. Voilà le
genre de relation que nous avions avec papa. Un
peu trop formelle à mon goût.
Je le répète, il tenait à nous, il ne manquait
jamais une réunion parents-profs et faisait en sorte
que nous ne manquions de rien et passions des
vacances d’été fantastiques. Il élaborait de grands
voyages pour aller admirer l’architecture hors
normes de Valence, les musées de Hong Kong, les
galeries de Florence, les pyramides d’Égypte. Être
père, cependant, ne lui venait pas aussi
naturellement qu’être artiste.
C’était avec les Vaughn de ce monde qu’il
trouvait un langage commun.
— Oh ! rien de spécial. On se raconte des
potins. Comment vas-tu, papa ? chantonna Poppy
en se levant d’un bond, lissant son pyjama. Tu
dois être affamé. Veux-tu que je te fasse
réchauffer le reste de lasagnes au micro-ondes ?
Je tâchai de ne pas la fixer d’un air perplexe.
Qu’est-ce que ça faisait, de couper ses sentiments
aux ciseaux, comme une marionnette cassée ? En
essayant d’être forte, elle s’affaiblissait. Je
détestais la voir souffrir.
— Ce serait formidable, Pop. Merci. Lenny,
puis-je te parler un instant ?
Il tendit sa grande paume craquelée vers moi.
Je la pris et me levai sans un mot.
Cela ne ressemblait pas à papa d’initier une
conversation sérieuse. Vaughn lui avait-il dit
quelque chose ? M’avait-il balancée ? Lui avait-il
dit que je fréquentais quelqu’un ? Papa s’en
ficherait. Au contraire, il me donnerait sa
bénédiction.
De quoi s’agissait-il, bon sang ?
— Dans l’atelier.
Papa me tira par la main pour me conduire à
son petit atelier au grenier – en plus de celui du
jardin, où il entreposait certaines de ses créations
inachevées. Le grenier était plus intimiste.
Je le suivis, me creusant la tête pour savoir ce
qui m’attendait. Mon père et moi discutions
pendant le dîner et quand nous regardions la télé.
Nous parlions de la météo, des cours, du planning
bien rempli de Poppy, et de son travail. La seule
chose dont nous ne parlions pas, c’était moi.
Même quand je lui avais donné le mois dernier
ma pièce finale pour la candidature au stage – un
crâne de taille humaine fait exclusivement à partir
de vieilles boîtes de conserve –, j’avais
rapidement détourné la conversation, prenant soin
d’éviter toute manifestation de déception ou
d’ennui que mon art pourrait lui inspirer.
Je m’attendais à recevoir une réponse à tout
moment, mais sous la forme d’une lettre officielle.
Je ne devais pas m’attendre à ce que mon père
contourne les règles et m’annonce lui-même la
nouvelle, je le savais.
Nous montâmes l’étroit escalier en colimaçon
menant au grenier. Le parquet blanc craqua sous
notre poids à notre arrivée sous les toits. L’odeur
de la pierre polie, de la froideur des géants en
marbre et granit, et des nuages de poussière ne
suffisaient pas à masquer le parfum unique de
Vaughn Spencer qui s’engouffra aussitôt dans mes
narines – délicieux, redoutable, plein de danger.
J’essayai de l’ignorer, ainsi que le frisson qu’il
transportait.
Il était venu ici ce soir. J’avais entendu leurs
voix par la fenêtre ouverte du grenier à peine dix
minutes plus tôt.
« Doucement avec le burin, mon garçon. Ne
ratez pas celui-ci. C’est trop précieux pour nous
deux. »
« Posez la perceuse. Allez-y doucement. Aimez
cette pierre comme si c’était un être humain. »
« Arrêtons là pour aujourd’hui. Vous vous êtes
battu avec votre œuvre toute la soirée. Vous n’êtes
pas en phase. Vous êtes en guerre. »
Vaughn peinait sur son œuvre, et je n’étais pas
certaine qu’il ait soumis un autre projet au jury.
Cela me donna de l’espoir. Peut-être avais-je mes
chances. Au moins, j’avais rendu ma création en
temps et en heure.
— Assieds-toi, m’ordonna papa avec un
grognement las, désignant une énorme pierre
intacte dans un coin de la pièce.
J’enlevai le livre Human Anatomy for Artists,
d’Eliot Goldfinger, posé dessus, et m’assis
docilement, jambes croisées au niveau des
chevilles. Je ne fis pas cas de la gigantesque
sculpture horizontale recouverte d’un drap blanc
dans un coin du loft. Je savais à quel point la
relation d’un artiste à son œuvre est intime. C’était
comme être enceinte, et savoir que le bébé en
vous grandissait chaque jour – les cellules qui se
multiplient, les membres qui s’affinent, les traits
qui se précisent.
Je savais aussi que c’était l’œuvre de Vaughn,
et que je n’étais pas censée la voir.
— Tu vas recevoir une lettre du comité, mais
j’ai pensé que cela justifiait une conversation plus
personnelle. Laisse-moi commencer par te dire
que ton œuvre d’assemblage est phénoménale. Ta
façon de travailler le fer, les petites roues
d’échappement pour les yeux, le détail – c’est
exécuté à la perfection. Elle a suscité bon nombre
d’émotions chez nous trois. Ton oncle Harry t’a
qualifiée de génie, et Alma a affirmé que ta
création était de loin sa préférée. Je n’ai jamais été
aussi fier de t’appeler ma fille.
Mon souffle voleta dans mes poumons, et je
m’efforçai de réprimer mon sourire. Nous y
étions. J’allais décrocher le stage. J’avais déjà
trouvé ce que je voulais exposer à la Tate Modern.
J’avais tout préparé. Il fallait d’abord que je fasse
un croquis, mais j’avais les grandes lignes. Cela
m’était venu dans mon sommeil, la nuit après que
j’avais mordu Vaughn.
— Merci, je…
— Lenny, tu sais que je t’aime, n’est-ce pas ?
dit papa d’une voix douce, laissant soudain
tomber sa tête entre ses énormes paumes.
Oh-oh.
— Oui. Bien sûr, bafouillai-je.
— Le sais-tu vraiment ? demanda-t-il entre ses
doigts, regardant au travers comme un petit
garçon.
Tout à coup, je fus en colère contre lui. Parce
qu’il n’était pas un petit garçon. C’était un adulte.
Et il choisissait la solution de facilité, jouait sur
mes émotions.
— On dirait que tu vas m’envoyer dans un
internat à l’autre bout du monde. C’est un peu tard
pour ça, papa.
Je gardai un ton enjoué, m’éclaircis la gorge.
Puis je compris. Ma blague idiote se transforma
en brutale réalité.
Non. Non, non, non.
Papa laissa tomber ses mains et riva ses yeux
sur le sol. Comme je ne disais rien, il se mit à faire
les cent pas, les mains nouées dans son dos. Il
s’arrêta au bout de quelques secondes, comme s’il
avait choisi la tactique à adopter, et se tourna vers
moi, se pencha en avant et posa lourdement ses
mains sur mes épaules. Il croisa mon regard, et
l’intensité irradiant de ses yeux manqua de me
faire tomber à la renverse.
— Tu es suffisante comme tu es, dit-il.
— Je sais, parvins-je à articuler, sentant les
murs du petit atelier se refermer sur moi.
Je n’allais pas avoir le stage. Mon Dieu, je vous
en supplie. J’avais travaillé si dur. C’était tout ce
que j’avais toujours voulu – que mon travail soit
exposé à la Tate Modern. Je n’avais pas un
penchant pour les relations sordides et les
fellations nocturnes aux fêtes de gosses riches, je
ne flirtais pas avec la drogue, la violence et la
délinquance. Mes parents ne faisaient pas partie
du gratin des Californiens. Je n’avais pas d’amis
sportifs, n’étais pas populaire, et n’avais pas le
monde entier à mes pieds.
Tout ce que je demandais, c’était ce stage.
— Je te l’assure. Et un jour, tu verras que je le
pense, mais Lenny… tu n’as pas décroché le
stage.
Je fermai les yeux et pris une inspiration
fébrile, refusant de laisser couler mes larmes. Je
voulais le croire. Mais si j’étais la meilleure, le
stage aurait été pour moi. Nous le savions tous les
deux.
— Vaughn Spencer ? m’entendis-je demander.
Je n’osai plus respirer. Je savais que si je
tressaillais, ou bougeais ne serait-ce qu’un petit
doigt, je péterais les plombs et casserais,
détruirais, dévasterais tout autour de moi – je
renverserais la statue sur laquelle Vaughn
travaillait, déchirerais les murs, et plongerais la
tête la première dans la piscine dans l’espoir de
me cogner au fond et de mourir.
Je m’étais détendue et j’avais laissé Vaughn
s’insinuer dans les petits papiers de mon père. Je
l’avais laissé pénétrer mon royaume, ma famille,
ma maison, tous les jours, et l’avais regardé me
voler la seule chose qui me tenait à cœur, jour
après jour. Parce que, idiote que j’étais, je croyais
que mon travail parlerait de lui-même, qu’il ne
pourrait pas se faire sa place en trichant.
J’étais exactement la petite fille naïve qu’il
voyait en moi.
— Oui, confirma mon père derrière le
brouillard rouge de ma colère.
J’ouvris les yeux et me levai d’un bond.
— Son projet n’est même pas terminé ! Il l’a dit
lui-même !
Je bouillonnais. Jamais je n’élevais la voix
contre mon père. Ni qui que ce soit d’autre,
d’ailleurs. Mais là, mon calme me glissait des
doigts comme de l’eau.
Mon père se tenait debout face à moi, bras
écartés, comme s’il se rendait.
— Et pourtant, il semble être un cran au-dessus,
bien qu’il n’en soit pas encore à la moitié.
— Pas encore à la moitié ? m’exclamai-je, hors
de moi. Et c’est autorisé ? Ça ne va pas à
l’encontre de vos réglementations ou je ne sais
quoi ? J’aurais dû vous présenter une simple boîte
de Heinz, putain.
Je me raccrochais à ce que je pouvais. Le
comité de Carlisle Prep, et jury de l’admission au
stage, était composé des trois fondateurs de
l’école – mon père ; le cousin avec qui il avait
grandi, le peintre Harry Fairhurst ; et Lady Alma
Everett-Hodkins, ancienne conservatrice en chef
du Guggenheim. S’ils avaient décidé de
sélectionner Vaughn, je ne pouvais rien y faire.
Tel Don Quichotte, je me battais contre des
moulins, consciente que j’aurais beau agiter mon
épée imaginaire sous leur nez, ils continueraient
de tourner.
— Lenny, son œuvre n’est pas bonne.
Papa ferma les yeux, le visage marqué de
douleur.
— Elle est tout à fait exceptionnelle, et, si tu la
voyais, tu serais d’accord.
— Bonne idée. Pourquoi tu ne me montres pas
cette merde à peine commencée, que j’en juge par
moi-même.
J’envoyai valser d’un coup de pied un bloc
d’argile qui termina sa course contre un mur.
— Montre-moi ce qu’il y a de si exceptionnel
dans une putain de forme sculptée sans le moindre
détail. Comme une crevette dans l’utérus, sans
yeux, sans nez, sans lèvres. Montre-moi à quel
point il est meilleur que moi.
Nous restâmes sans bouger un instant avant que
je m’élance vers la statue couverte, avec
l’intention d’en arracher le drap pour voir par
moi-même. Papa m’attrapa la main dès que
j’atteignis le bloc de pierre.
Je renversai la tête en arrière avec un rire amer.
— Évidemment.
— Ça suffit, Lenora.
— Je parie qu’elle est nulle. Je parie que tu l’as
choisi uniquement parce que c’est un foutu
Spencer.
Je me retournai, un sourire aux lèvres.
Emilia LeBlanc-Spencer, elle-même artiste,
avait investi des millions de dollars dans Carlisle
Prep au fil des ans. On la disait désespérément
amoureuse des toiles de Harry Fairhurst, qu’elle
affichait en nombre dans son manoir.
Je savais que ce n’était pas très malin. Mon
père ne tolérait pas les comportements impulsifs et
vindicatifs. Mais manifestement, j’avais perdu
tous mes filtres – et ma santé mentale.
— Tu es une Astalis, asséna mon père, les
narines dilatées, en se frappant la poitrine du
poing. Mon propre sang.
— Ton propre sang ne suffit pas,
manifestement, répondis-je en haussant les
épaules.
Soudain, je fus submergée d’une telle fatigue
que je ne me sentais même plus capable de
regagner ma chambre. Me battre contre mon père
était inutile. Plus rien ne comptait. Vaughn avait
gagné le dernier round et m’avait mise K-O. Ma
seule erreur était ma surprise. J’avais cru dur
comme fer qu’il ne pourrait pas décrocher le stage
sans avoir terminé son œuvre.
Mais bien sûr, Vaughn au plus bas de ses
capacités restait meilleur que moi au sommet de
mon art.
Le mauvais garçon du monde de la sculpture.
L’enfant illégitime de Donatello et Michel-Ange,
avec une touche de Damien Hirst et de Banksy
pour un bon côté rebelle.
— Si tu veux bien m’excuser, je dois aller
postuler à cinq cent stages maintenant que mes
projets pour les six prochains mois sont morts et
enterrés, avec ma dignité.
Je sentis l’amertume de mes mots sur ma
langue.
Alors que je me dirigeais vers l’escalier, papa
m’attrapa par le bras, que je secouai pour me
libérer en me retournant vers lui.
— Lâche-moi, grognai-je, n’osant cligner des
yeux, de peur de libérer mes larmes traîtresses.
— Lenny, supplia-t-il. Je t’en prie, écoute-moi.
Vous étiez au coude à coude. Il y avait cinq cent
vingt-sept candidats, et, outre Rafferty Pope,
c’étaient vous les deux finalistes.
Il ne faisait qu’empirer les choses. Ce n’était
pas juste de lui en vouloir parce que je n’avais pas
décroché le stage. Mais c’était légitime de lui en
vouloir parce qu’il avait choisi quelqu’un qui
n’avait même pas pris la peine de finir sa
sculpture. C’était ça, le plus douloureux.
— Compris. J’ai failli l’avoir. Autre chose ?
— Ce serait une bonne chose que tu sois son
assistante pendant ces six mois, puisque ça ne
t’intéresse pas d’aller à l’université. Cela pourrait
te mettre en bonne position pour d’autres stages.
C’était mon idée, et Vaughn s’est dit ravi que tu
l’aides à…
— L’aider ! aboyai-je. Hors de question que je
l’aide. Que je le seconde. Que je travaille avec lui,
pour lui, sous lui, voire au-dessus de lui. Je ne
veux rien avoir affaire avec lui.
— C’est ton orgueil qui parle, dit papa en se
caressant la barbe, évaluant ma réaction. Je veux
parler à ma fille – ma fille si douée, si talentueuse
–, pas à son ego blessé. C’est une opportunité en
or. Ne la gâche pas.
— Hors de question que je…, commençai-je.
— S’il te plaît.
Il prit mes mains dans les siennes, qu’il serra
comme pour en chasser mon insoumission.
Nous avions les mêmes yeux bleus – foncés,
grands, sondeurs – cerclés d’or. Tout le reste,
Poppy et moi le tenions de maman. La taille –
hautes comme trois pommes –, les cheveux
blonds, et la peau pâle et marbrée.
— Travailler en tant que stagiaire assistante à
Carlisle Prep pourrait t’ouvrir beaucoup de portes.
C’est un bon poste, rémunéré. Tu pourras
travailler à mes côtés, et aux côtés de Harry,
d’Alma, et de tant d’autres grands artistes. Tu
auras un salaire, une chambre avec une table à
dessin et tout le matériel nécessaire, et tu pourras
commencer à te constituer un excellent portfolio.
Moi aussi, je suis allé au lycée, Lenora. Crois-le
ou non, je sais que les garçons comme Vaughn
peuvent être pénibles.
— Escalader un volcan, c’est pénible,
l’interrompis-je. Travailler avec Vaughn Spencer
est tout bonnement impossible.
— Oui, et pourtant. Aurais-tu refusé ce stage
pour un garçon rencontré ici dont tu serais tombée
amoureuse ?
Je le dévisageai, sous le choc. Premièrement, il
savait parfaitement que ça ne m’intéressait pas,
l’amour. Je l’avais largement vocalisé depuis la
mort de maman et le déclin émotionnel de papa
dont j’avais été témoin, au point qu’il n’était plus
qu’à demi humain. Deuxièmement, jamais je ne
renoncerais à une opportunité pour un mec.
— Bien sûr que non.
— Alors pourquoi renoncer à un poste qui
pourrait lancer ta carrière pour un garçon que tu
détestes ?
Il fit claquer ses dents, un sourire triomphal aux
lèvres.
Pff. Il avait raison.
Il avait raison, et j’aurais aimé prendre le bien-
fondé de son argument pour l’enfoncer dans le
fondement de Vaughn.
Accepter le poste d’assistante était un coup à
l’ego, mais quand même une victoire pour le reste
de mon moi. Six mois de plus à supporter les jeux
psychologiques de Vaughn n’allaient pas me tuer.
En dépit de ce jeu de pouvoir, Vaughn ne m’avait
jamais blessée physiquement.
Pas encore, du moins.
En Angleterre, cependant, il ne serait personne,
comme moi. Non, pire que moi. Parce que j’avais
encore le prestige d’être une ancienne élève de
Carlisle Prep – je n’avais fait que ma dernière
année de lycée en Californie – et que cette satanée
école appartenait à mon père.
Et puis, Pope serait là, à travailler à mes côtés.
À humilier le soi-disant génie de Vaughn.
Les règles seraient différentes.
Je me défendrais davantage.
C’est juste un garçon.
Pas un dieu, un garçon.
Et tu n’es plus la petite fille qui tremblait sous
l’édredon de sa maman.
Tu l’as fait saigner, et il a saigné, comme un
humain.
Aujourd’hui, tu peux. Tu peux le faire craquer.
— Je vais y réfléchir.
Je me massai les tempes. J’avais complètement
oublié ma sœur, qui était certainement en train de
pleurer comme une madeleine en bas. J’étais si
obnubilée par mon propre drame que j’en avais
oublié son chagrin d’amour.
— C’est tout ce que je demande, dit papa en me
comprimant les épaules.
J’allai aussitôt dans la chambre de Poppy, mais
elle n’était pas là. Je marquai une pause, les
entendant papa et elle bavarder et manger à la
cuisine, au rez-de-chaussée. Ils avaient une
conversation tout à fait agréable à propos de
l’université où elle avait postulé et avait été
admise, la London School of Economics. Elle
semblait excitée et optimiste. J’espérais
simplement qu’elle ne faisait pas semblant, qu’elle
était réellement heureuse.
Repérant une photo polaroïd de Knight sur sa
table de nuit, je pris un marqueur indélébile et
dessinai à la va-vite des couilles ridées et poilues
sur son menton carré, ajoutai une belle moustache,
et l’affublai d’un monosourcil. Puis je signai la
photo et écrivis sous son visage :

Ne t’approche pas du chauffage, Cole. Le


plastique, ça fond.

Je glissai la photo sous l’oreiller et allai dans


ma chambre. Je comptais fermer les volets et me
pelotonner dans mon lit avec un bon roman
fantastique et « I Started Something I Couldn’t
Finish » dans les oreilles. Mais en m’approchant
de la fenêtre, je remarquai le pick-up de Vaughn
garé devant.
Que faisait-il encore là ?
Il me fit deux appels de phares, me forçant à
plisser les yeux et à lever la main pour me
protéger de la lumière. Sentant la rage revenir au
creux de mon ventre, j’enfilai mes rangers et
descendis en courant, ouvrant la porte d’entrée à
la volée pour le féliciter pour le stage en lui
crachant au visage. Je n’allai pas plus loin que le
seuil.
Je glissai sur une substance huileuse et rance.
On aurait dit qu’on avait mis le feu à toutes les
aisselles du quartier, mais je n’eus pas le temps
d’y réfléchir outre mesure, puisque j’atterris la
tête la première dans un sac en plastique blanc.
Il avait laissé un tas d’ordures pourries à ma
porte et j’étais tombée dedans. Affalée sur le sac-
poubelle, je retirai un post-it jaune de ma joue.

Pour ton prochain projet. V.

Il ne me fallait pas d’autre invitation pour faire


de la vie de Vaughn l’enfer qu’il avait fait de la
mienne.
Il pensait avoir gagné la guerre.
Mais le stage n’était que la bataille.
Il allait dresser le drapeau blanc.
Juste avant que je le brûle.
5

Vaughn

L’homme le plus discret de la pièce est aussi le


plus mortel.
Je l’avais appris très jeune, en observant mon
père. Les gens grouillaient autour de lui comme
des chiots abandonnés, langues pendantes,
cherchant à lui faire plaisir. Je devins moi-même
un homme de peu de mots. Pas trop difficile, si
vous me permettez. Les mots n’étaient rien pour
moi. Ils n’avaient ni forme, ni poids, ni valeur.
Vous ne pouvez pas les modeler entre vos mains,
les mesurer sur une graduation, les travailler au
burin, les sculpter jusqu’à atteindre la perfection.
Sur la liste des manières de m’exprimer, la
sculpture était numéro un, baiser la bouche de
quelqu’un était numéro deux, et parler était
confortablement installé tout en bas, entre les
signaux de fumée et la danse de la pluie.
Mon père n’était pas adepte des mots, non, mais
ses actes en disaient long. Il écrasait ses
adversaires commerciaux d’un poing de fer, sans
sourciller ni faire d’état d’âme.
Il avait montré à ma mère qu’il l’aimait des
millions de fois.
En plantant un jardin rose de cerisiers en fleur.
En se tatouant son nom sur le cœur.
En la fixant d’un regard qui disait « je
t’appartiens ».
Moins vous en dites, plus on vous craint.
L’astuce la plus simple qui soit, et pourtant, pour
une raison que j’ignorais, les hommes s’entêtaient
à ouvrir leur bouche pour prouver quelque chose.
Je n’avais rien à prouver.
J’avais dévoilé à Edgar Astalis une sculpture
qui était terminée à vingt pour cent peut-être,
l’avais soumise au comité de Carlisle Prep, et
empoché le stage sans le moindre effort.
C’était si facile que c’en était gênant.
Pathétique. Oui, j’avais manipulé le comité.
Surtout Edgar, qui avait un poulain en course, et
Harry, qui m’en devait une. Et oui, si Lenora le
découvrait un jour, elle me tuerait, tuerait son
père, et son oncle.
Là encore je la devancerais.
Tous les membres du comité avaient été
d’accord pour dire que j’avais besoin des six mois
du stage pour terminer une sculpture aussi
complexe.
J’avais le temps.
J’avais un plan.
J’étais prêt à mettre mon plan en action et à
savourer enfin le goût doux et âcre du sang frais.
Et j’allais manifestement avoir une assistante
têtue et bagarreuse pour tolérer mes conneries –
une assistante sur laquelle je pourrais garder un
œil, pour m’assurer que mon secret en restait un.
Ce n’était pas très fin de la narguer avec un tas
d’ordures, mais au moins le message était passé.
Je ne ferais preuve d’aucune clémence.
Elle devrait se battre pour avoir sa place auprès
de moi. Toujours.
Après qu’Edgar eut annoncé la nouvelle à sa
fillette, je fis le tour de son quartier, en écoutant
les CD que j’avais impudemment volés dans sa
chambre un jour où elle n’était pas là – Kinky
Machine, The Stone Roses.
Quelques heures plus tard, je garai mon pick-up
défoncé à côté de ma moto – tous deux achetés
par mes propres moyens après des étés à bosser
dur dans des galeries – et remarquai à travers les
hautes fenêtres du salon la lueur orangée du feu
dans la cheminée. Je me passai la main dans les
cheveux, tout poussiéreux, et jurai dans mon
souffle.
Nous avions de la compagnie.
Je détestais la compagnie.
Alors que je me dirigeais à grands pas vers la
porte, je vis une ombre flâner dans les rosiers. Les
feuilles dansaient sur le sol brûlé par le soleil. Je
m’accroupis et sifflai.
Empédocle sortit des rosiers pour venir vers
moi en tordant du cul comme une Kardashian.
J’avais donné à mon chat aveugle le nom du
philosophe grec qui avait découvert que le monde
était une sphère. Ce chat, comme le philosophe, se
prenait pour Dieu. Il se croyait tout permis et
exigeait qu’on le caresse au moins une heure par
jour – un caprice auquel, pour une raison qui
m’échappait, je me pliais malgré moi.
C’était de loin le truc le plus humain chez moi,
me faire mener par le bout du nez par un matou.
Emp se frotta sur ma chaussure sale. Je le pris
dans mes bras et le caressai derrière l’oreille. Il se
mit à ronronner comme un tracteur.
— Tu es sûr que c’est une bonne idée pour un
aveugle de se balader dehors ? Les collines sont
truffées de coyotes.
J’entrai dans la maison avec le chat dans les
bras, ouvrant la porte d’un coup de pied.
J’entendis le rire délicat de ma mère, le
gloussement grave de mon père, et une voix
masculine rauque avec un accent anglais que je
reconnus instantanément.
Un sourire toxique étira mes lèvres.
Que le spectacle commence, enfoiré.
Les verres tintaient, les couverts cliquetaient, et
de la musique classique résonnait doucement
depuis la salle à manger. Je posai Emp à la
cuisine, versai un sachet de bouffe pour chats dans
son bol, et entrai dans la salle à manger, mes
rangers claquant sourdement contre le sol en
marbre. Quand j’apparus dans l’embrasure de la
porte, tout le monde s’arrêta de manger. Harry fut
le premier à se tapoter le coin de la bouche avec sa
serviette.
Il se leva, écartant les bras avec un sourire de
faux cul.
— Je crois que des félicitations s’imposent pour
mon prodige favori.
Il fit une révérence.
Impassible, je pénétrai dans la pièce, grignotant
l’espace qui nous séparait. Il fit le geste de me
prendre dans ses bras, mais je glissai ma main
dans la sienne, que je serrai suffisamment fort
pour entendre craquer ses os menus de peintre.
Il arracha sa paume de la mienne et la massa
doucement.
Papa et maman se levèrent. J’embrassai maman
sur le front. Papa me donna une tape dans le dos.
— Harry était en ville pour rendre visite à
Edgar et ses nièces, expliqua maman. Je me suis
dit que ce serait sympathique de l’inviter à dîner.
Je viens de lui acheter une autre œuvre. Je compte
la mettre juste en face de ta chambre. N’est-ce pas
excitant ?
Elle se tourna pour lui sourire.
— J’ai du mal à contenir ma joie, dis-je
sèchement.
Peintre expressionniste le plus salué par la
critique d’art moderne de nos jours, Harry
Fairhurst vendait d’ordinaire ses tableaux un
million deux cent mille dollars pièce. Pas dégueu
comme job, en plus de son boulot foireux de
membre du comité et professeur à Carlisle Prep.
Maman, bien sûr, était prête à accrocher tout ce
qu’il produisait, y compris ses étrons, pour que
tout le monde puisse voir et admirer son travail.
Ses tableaux étaient partout dans la maison : dans
l’entrée, dans la chambre de mes parents, dans la
salle à manger, les deux salons, et même au sous-
sol. Elle avait aussi offert certaines de ses toiles
autour d’elle.
Je ne pouvais pas échapper à ce connard, quel
que soit le continent où je me trouvais. Son art me
poursuivait comme un pet pourri.
— C’est une toile époustouflante, Vaughn,
commenta Harry. J’ai hâte que tu la voies.
Il faisait preuve d’autant de modestie et
d’humilité qu’un rappeur parvenu. S’il avait
physiquement pu s’auto-sucer, il aurait toujours la
bouche pleine.
— C’est exactement ce dont a besoin cette
maison. De nouvelles toiles de Harry Fairhurst.
Oh ! et de place en plus.
Je bâillai, regardant l’heure sur mon portable.
Nous avions une maison de dix-huit pièces. Moins
de la moitié étaient habitées. Emp musardait à mes
pieds, regardant Harry d’un mauvais œil. Je le pris
dans mes bras et le grattai dans le cou.
— Je vais prendre une douche.
— Tu as mangé ? Je me suis dit que ça te ferait
au moins plaisir de te joindre à nous au salon pour
un verre de porto ? demanda maman en penchant
la tête, avant de me sourire, le visage tendu
d’espoir. Juste un verre.
J’aimais ma mère et mon père.
C’étaient de bons parents. Impliqués, en pleine
maîtrise, et qui me soutenaient avec acharnement
dans tout ce que j’entreprenais. C’était égal à ma
mère, que je ne sois pas « normal ». Elle
l’acceptait sans sourciller, probablement parce
qu’elle était habituée à mon père, M. McFilsdep
en personne.
Papa et moi avions beaucoup en commun.
Nous détestions tous les deux le monde.
Nous regardions tous deux la vie au travers de
verres teintés par la mort.
Mais parfois, nous faisions semblant d’être
différents, pour le bien de maman. Là, par
exemple, je savais que mon père aurait préféré se
planter des ciseaux à bout rond dans l’entrejambe
plutôt que devoir divertir l’extravagant,
l’égocentrique Fairhurst. L’amour était un virus
qui vous faisait faire bien des conneries.
J’étais content de ne jamais l’avoir attrapé.
— Un porto, insistai-je.
Papa me donna une nouvelle tape dans le dos,
sa manière de me dire merci, et nous nous
installâmes tous devant le foyer, à faire comme si
nous n’étions pas en Californie et que ce n’était
pas stupide de brûler autre chose qu’un joint ou la
garde-robe-slash-torture-pour-les-yeux d’Alice et
Arabella. Harry se cala dans un fauteuil et pressa
le bout de ses doigts les uns contre les autres en
me regardant, l’éclat orange de la flamme
n’éclairant qu’une moitié de son visage.
Moitié ange, moitié démon.
Surtout démon, comme le reste du monde.
Avec ses cheveux blond-roux lissés en arrière,
sa haute carrure et son corps allongé de lévrier, il
ressemblait à un connard de représentant de
commerce – le genre d’homme à qui on ne ferait
pas confiance même pour un rouleau de papier
toilette. Je regardais le feu, ignorant Graham,
notre domestique, qui entra avec un plateau
d’argent et donna à chacun d’entre nous son porto.
— Merci, Graham. Vous pouvez prendre le
reste de la soirée. Je ferai la vaisselle.
Maman lui pinça le bras avec un sourire
chaleureux.
Une vraie sensible avec le personnel, celle-là.
Un silence gênant s’étira entre nous. Je portai le
porto à mes lèvres, mais ne bus pas.
— Comment se passe la vie de célibataire,
Harry ? demanda maman pour briser la tension.
Il avait épousé un mannequin croate trois ans
plus tôt, mais le mariage avait tourné court après
qu’il avait trompé Harry, pris la moitié de ses
affaires, et s’était enfui avec le danseur d’une pop
star.
Harry tourna vivement la tête vers maman.
— Oh ! vous savez. J’enchaîne les conquêtes.
— Avec un contrat de mariage en poche,
j’espère, marmonnai-je.
Papa pouffa. Nous partageâmes un sourire
narquois en douce.
— Vaughn, gronda maman.
— Tu n’étais pas censée m’entendre.
— Tu n’étais pas censé le dire.
Papa abandonna l’idée de s’intéresser à la
conversation et répondit à ses mails sur son
téléphone sans s’en cacher.
Harry tapota sur son genou de son index et joua
avec sa cravate, avant de lancer :
— Lenora est dévastée de ne pas avoir eu le
stage.
Je souris dans mon verre. Comment se faisait-il
qu’elle n’ait pas encore compris pourquoi elle
n’avait pas été prise et moi oui. Elle n’avait
pourtant pas l’air stupide. Peut-être un peu lente.
Et très énervante.
— Son père me l’a dit juste avant que j’arrive.
Elle est effondrée. J’espère qu’elle acceptera
d’être ton assistante, poursuivit Harry.
Je levai les yeux.
— Elle serait stupide de refuser, lançai-je,
premiers vrais mots que je lui adressais.
Sa poitrine se creusa visiblement sous son
impeccable chemise bleu pastel. Il semblait
soulagé, comme s’il avait attendu une quelconque
participation de ma part pour prouver à mes
parents que nous étions en bons termes.
— Elle a sa fierté.
— Fierté est juste un synonyme de stupidité. Ça
laisse de la place à l’erreur, rétorquai-je.
— Nous faisons tous des erreurs, dit-il.
Je souris poliment.
— Parlez pour vous.
Il y eut un silence, puis il reprit :
— Elle pensait mériter cette place. Et selon
Alma, elle la méritait.
Fairhurst s’adossa à son fauteuil et me lança un
regard noir. Essayait-il de m’énerver ? Je pouvais
admettre – pour moi-même – que Lenora n’était
pas dénuée de talent. Son art était un peu
psychotique, ce qui, bien sûr, parlait à mon côté
déséquilibré. Beaucoup de crânes, de monstres, de
dragons, de bébés rampant sur des pattes
d’araignées et de chevaux morts naissaient entre
ses petites mains. Son esprit était un endroit
fascinant, si on exceptait un souvenir de moi
qu’elle y conservait et que je tenais à effacer.
— Et alors ? Edgar et vous n’étiez pas de cet
avis.
Je bâillai. Edgar et lui avaient tous deux une
raison de m’accorder ce stage. Qui n’avait rien à
voir avec mon prodigieux talent.
J’avais de la peine pour Lenora, en un sens.
Elle ne manquait pas de talent, de compétences, ni
de discipline. Ce qui lui manquait, c’était des
couilles, des mensonges, et un esprit fourbe.
— Tout juste, fit Harry en se caressant le
menton.
Il aurait choisi Lenora s’il avait pu.
Edgar aussi.
— Parler de la jeune fille qui n’a pas eu le stage
et révéler sa réaction à son concurrent est une
perte de temps et de manières, déclara sèchement
mon père en croisant les jambes dans son
imposant fauteuil inclinable, reposant son
téléphone.
— Je suis désolé. Mes propos ont dû paraître
déplacés. Lenora est ma nièce, et j’ai beaucoup
d’affection pour elle, s’excusa Harry en se
tournant vers mon père.
— N’agitez pas de la viande crue devant mon
garçon si vous ne voulez pas qu’il la dévore.
— Je ne suis pas un garçon, dis-je sèchement.
— Alors arrête de te comporter comme tel,
rétorqua mon père.
Je savais ce dont il était question. Les bringues.
Les pipes. Les répercussions.
Les domestiques parlaient, et je crois que cela
ne faisait aucun doute : j’étais un franc-tireur armé
jusqu’aux dents.
— Ma vie ne te regarde pas.
Je sentis mes narines se dilater, mes doigts se
planter dans le fauteuil.
— La stupidité de cette remarque me dépasse.
Tu es mon fils. Ta vie me regarde plus que toute
autre chose.
Mon père parlait d’une voix neutre, factuelle,
sans émotion.
Maman lui tapota la main.
— Allons, vas-y doucement.
Il prit sa main, qu’il embrassa, et laissa tomber.
Harry resta encore une vingtaine de minutes
avant de dégager. Je voyais bien qu’il voulait que
je l’escorte jusqu’à la porte avec ma mère, mais
j’avais plus important à faire, comme, je ne sais
pas, m’arracher les amygdales avec un couteau à
beurre. Devoir supporter sa présence pendant six
mois m’était déjà suffisamment pénible.
Quelques minutes après que la porte s’était
refermée derrière Fairhurst, maman apparut à la
porte de ma chambre. Debout dans l’encadrement,
elle m’observa d’une curieuse façon. J’avais beau
vivre dans un vide existentiel et voir la bouche des
filles comme un endroit où ranger ma queue,
maman savait, d’un seul regard, me passer la
pommade.
Aucune fille ne lui arriverait à la cheville, ce
qui n’était pas pour me déplaire. Cela me facilitait
la vie.
— Prends une photo. Ça durera plus longtemps.
J’étais d’humeur massacrante à cause de
Fairhurst. Je ne savais pas si c’était du fait de sa
simple existence, parce qu’il avait évoqué la
possibilité que Lenora refuse le poste d’assistante,
ou les deux. J’étais allongé sur mon lit, les yeux
rivés sur le plafond, à me demander pourquoi
j’avais volé les vieux CD que j’avais vus sur son
bureau un soir où elle était absente et Edgar sous
la douche.
En réalité, je savais pourquoi. Ils étaient là pour
qu’on les prenne.
Blur. The Stone Roses. The Cure. Joy Division.
Mon pick-up, plus vieux que la reine
d’Angleterre, avait un lecteur CD. Ça m’avait
semblé logique. Et puis, ça lui apprendrait, à
Lenora. Il fallait être cinglée pour encore se servir
d’un Discman.
Seulement, je ne trouvais pas ses goûts trop
mauvais, et cela me dérangeait. J’avais aussi
téléchargé tous les films de son iPad – Shaun of
the Dead, Orange mécanique, Monty Python :
Sacré Graal, et, malheureusement, Reviens-moi,
qui se révéla être un tel film de gonzesses que
même la scène où Keira Knightley se fait prendre
contre la bibliothèque ne l’avait pas sauvé à mes
yeux.
Mais ce n’était pas parce que je ne trouvais pas
ses goûts affreux que le reste de sa personne
m’était tolérable.
— Tu as eu un drôle de comportement tout à
l’heure.
Maman entra et vint s’asseoir au bord du lit.
J’éjectai mes rangers de mes pieds, attrapai une
bouteille d’eau sur la table de nuit, et en pressai
dans ma bouche.
— Flash spécial, maman, je suis le trouduc le
plus bizarre au monde.
— Tu es dans le top deux, fit-elle en plissant le
nez, me rappelant que papa occupait la première
place. Alors, c’est quoi le problème ? Tu n’aimes
pas Fairhurst ? Je croyais que vous vous étiez
toujours bien entendus.
Je sentis ma mâchoire se crisper, mais souris
pour chasser cette tension. La toile qu’elle avait
accrochée devant ma chambre en un temps record
– pas même quelques heures après l’avoir achetée
– me donnait envie de brûler la maison.
— Pourquoi je ne l’aimerais pas ? C’est un bon
artiste, et un enfoiré au bras long. J’ai hâte d’avoir
son avis sur ma création.
— Que représente-t-elle ? demanda-t-elle.
Je secouai la tête. Elle était plutôt géniale pour
une maman, mais je n’étais pas de nature à
partager.
— Bien essayé.
— Tu es trop compliqué pour ton bien, soupira-
t-elle.
— Facile quand on est entouré d’ados et de
sportifs benêts.
Elle étudia mon visage, tentant de me
déchiffrer, avant de hocher la tête et d’ajouter
qu’elle s’arrangerait pour faire envoyer mon
œuvre en Angleterre depuis chez Edgar le mois
prochain, afin que je puisse continuer à travailler
dessus.
Mes parents méritaient mieux que le connard
ingrat et lunatique que j’étais devenu.
Deux choses qu’un homme ne peut choisir mais
qui le définissent : sa taille et sa famille.
Maman et moi parlâmes boutique, surtout de sa
galerie, et ce ne fut qu’une fois tout à fait sûre que
j’étais heureux (autant qu’un couillon comme moi
puisse l’être) qu’elle finit par se retirer dans sa
chambre.
— Ferme la porte derrière toi, exigeai-je, avec
une rudesse inutile.
Ce qu’elle fit, mon écart de conduite la faisant
sourire et secouer la tête. Rien de mieux pour
désarmer un trouduc qu’une personne qui ne le
prenait pas au sérieux.
— Fais de beaux rêves, mon chéri.
— Si tu veux.
— Je t’aime.
Je détournai la tête. Encore ces conneries.
— Moi aussi.
J’entendis son rire résonner dans le couloir
décoré de stupides toiles.
Ne tenant pas en place, j’attrapai mon téléphone
et consultai mes messages.

Knight : Je vais avoir LA conversation


avec Luna aujourd’hui. Souhaite-moi
bonne chance.

Bonne chance pour essayer de récupérer tes


couilles, émotif de mes deux.

Stacee : T’es réveillé ? ;)

Pas pour toi, Stacee, pauvre Barbie sans


personnalité qui tyrannise les homos et pratique le
slut-shaming à tour de bras. Ta seule
caractéristique tient au fait que tes parents étaient
suffisamment illettrés pour niquer l’orthographe
de ton prénom.

Hunter : Sur une échelle de un à dix, un


étant plus-inintéressant-tu-meurs et dix
étant je-te-crame-le-cul-et-te-donne-à-
bouffer-à-mon-chat, tu serais en colère
comment si je te disais que j’ai soumis
ton nom pour baiser les jumelles
Lenke ? (P-S : En même temps, si ça
change quelque chose.)

Moins treize, et leur nom, c’est Lemke. Au


moins, c’est ce que disait leur tatouage commun
quand elles m’ont léché les boules en même
temps. (P-S : Ça change rien.)

Arabella : T’es réveillé ?

Non, concon. Je me couche à 19 heures, l’heure


à laquelle tu m’as envoyé ce message. Ouais, j’ai
quatre-vingts ans.

Alice : Ça y est, c’est officiel. Jason et


moi on a rompu. Tu viens boire un coup
à la maison ?

Seulement si c’est du cyanure et que tu es la


seule à boire.
Pourquoi pensais-je trouver un message de
Lenora ? Nous n’avions jamais échangé nos
numéros.
Ni de mots.
Ni de regards, d’ailleurs.
Nous n’étions pas exactement en bons termes.
Mais bon, ça ne lui ressemblait pas de ne pas se
défendre quand je la poussais. Et cette fois, je
l’avais poussée hors du cadre, dans un autre
fuseau horaire. Pourquoi gardait-elle le silence ?
Est-ce que tu mijotes un mauvais coup, Gentille
Fille ?
Je jetai mon téléphone sur ma table de nuit et
fermai les yeux. Ma chambre était mon royaume.
Toute noire, sans une pointe de couleur à part
quelques touches blanches et grises, et pourtant je
m’y sentais pris au piège. Cela changerait-il quand
je déménagerais en Angleterre ?
Négatif, ducon.
Je m’étais toujours senti pris au piège. Même
en pleine nature.
J’avais voyagé dans le monde entier, passé mes
étés en France, en Italie, en Australie, au
Royaume-Uni et en Espagne. Mes foutus démons
m’avaient toujours suivi, comme s’ils étaient
enchaînés à ma cheville, leurs fers assourdissants
à mes oreilles.
J’allais bientôt les occire, cela dit.
Je savais même avec quelle arme je couperais le
lien entre nous.
Avec une épée que je fabriquerais de mes
propres mains.
6

Lenora

Le week-end suivant, Poppy me traîna à une


pool party d’Arabella.
Se pointer à une fête sans y être invitée était ma
conception de l’enfer. Mais Poppy se servit de la
plus vieille astuce au monde : l’excuse du chagrin
d’amour. Certes, Knight ne serait pas là – il avait
des soucis de famille –, mais elle ne voulait pas
affronter seule Arabella, Alice, Stacee et consorts.
Je m’incrustai donc, espérant pendant tout le
trajet que Vaughn n’allait pas se pointer et se
servir de sa bite pour faire le show. J’en avais
marre de l’affronter, de lui renvoyer des piques, de
défendre mon territoire.
Oh ! et oui, j’avais riposté en versant de la
super glue dans son casier. C’était puéril et idiot,
mais pour ma défense :
1. C’est lui qui avait commencé, avec des
détritus.
2. Peu de choses pouvaient me faire autant rire
que regarder le grand Vaughn Spencer essayer de
décoller son manuel de chimie du fond de son
casier avant de cabosser le casier d’à côté en y
mettant un vilain coup de pied.
Nous entrâmes dans la villa espagnole
d’Arabella, située dans le quartier sécurisé d’El
Dorado, déjà vêtues de nos maillots de bain.
Poppy avait opté pour un bikini corail sous sa robe
de plage blanche, moi pour un maillot une-pièce
noir clouté et un short en jean déchiré.
You’re So Last Summer de Taking Back Sunday
passait à fond sur le son multicanal dément
d’Arabella. Les gens faisaient des bombes dans la
piscine de taille olympique et buvaient des shots
dans des décolletés de bikini. Arabella, Alice,
Stacee et un mec du nom de Soren étaient assis en
cercle dehors, en train de boire du champagne rosé
dans des seaux de plage colorés.
Dès qu’elle m’aperçut, Arabella se mit à
ricaner.
— Je croyais que les gens de ton espèce ne
pouvaient entrer que si on les invitait ? se moqua-
t-elle en haussant son sourcil fait au
microblading1, me comparant à un vampire.
— Ce n’est qu’une rumeur. En réalité, nous
sommes parfaitement capables de débarquer chez
toi à l’improviste et de boire ton sang comme en
mode happy hour.
Je pris un des seaux sans qu’on me le propose
et fis semblant d’en boire une gorgée. Je n’étais
pas stupide au point de boire leur alcool.
— Alors on ne peut qu’espérer que tu crames
au soleil. Ce n’est pas comme si tu allais manquer
à qui que ce soit.
Arabella battit des cils, puis déballa une glace à
l’eau qu’elle se mit à sucer avec l’enthousiasme
d’une star du porno, ce qui lui valut des
gloussements de la part de tous aux alentours.
Je me mordis la langue. Je ne pouvais pas
vraiment la complimenter sur son savoir littéraire
des vampires, qu’elle tenait certainement de
Twilight (le film, pas le livre, quelle horreur), et
seulement parce que Robert Pattinson était, genre,
« super-méga-canon ». Nous étions chez elle.
— Sois gentille, dit Poppy à Arabella dans un
soupir en se laissant tomber sur une chaise longue
à côté d’eux.
— Désolée, mais tu n’as plus le droit de nous
dire quoi faire maintenant que Knight Cole ne te
baise plus, asséna Alice.
Elle se mit à tresser les cheveux de Poppy,
pendant que Soren reluquait le décolleté généreux
de ma sœur.
Je me mis à l’aise au bout de la chaise longue
adjacente à celle de ma sœur, fermant mes
écoutilles aux ragots sur l’équipe de pom-pom
girls pour écrire à Pope.

Lenny : À une pool party avec Poppy, et


tout est détestable. Plus que quelques
mois avant mon retour.
Pope : Tu nous manques.
Lenny : Je vais être d’humeur acerbe, à
force de travailler pour Vaughn Spencer.
C’est le « connard » de l’expression
« être un connard ».
Pope : Donc… en gros, c’est un
connard ?
Lenny : Exactement. Tu sais me
comprendre, Raff.
Pope : Tant que je serai là, je ne le
laisserai pas se comporter comme un
connard avec toi. Maintenant, je t’en
supplie, dis-moi qu’il y a la méchante
pom-pom girl et au moins deux de ses
acolytes à la fête, plus leur soldat, un
débile sans profondeur.

Je levai les yeux : Arabella était en train de


hurler sur Alice et Stacee qu’elles leur cachaient
le soleil, tandis que Soren les observait toutes
trois, la langue pendant de sa bouche d’obsédé.

Lenny : Ouip. Et je suis la fille mal à


l’aise qu’ils comparent à un vampire.
Pope : J’ai hâte que Freddie Prinze
Jr. remarque enfin que, sous tes lunettes
et ta gêne, t’es trop belle.
Pope : Il t’emmènera vers le soleil
couchant.
Pope : Déposera sur tes lèvres un baiser
bouche fermée déconseillé aux moins de
12 ans.
Pope : Parfois, quand tu t’ouvres aux
autres, tu laisses entrer le bon et le
mauvais.

Je levai les yeux au ciel, sentant un sourire idiot


s’étirer sur mes lèvres.

Lenny : J’ai comme l’impression que


c’était une citation exacte du film.
Pope : Ne sois pas si scandalisée. Ça
m’a pris trois secondes de chercher cette
connerie sur Google.
Lenny : Virer gothique était une erreur.
J’aurais dû travailler mes chorés de
pom-pom girl.
Pope : Tu n’es pas une marionnette
qu’on fait danser, Lenora Astalis. Tu es
une artiste novatrice pur jus, et au diable
les imposteurs.

Un troupeau de mecs arriva en roulant des


mécaniques. Ils s’arrêtèrent pour saluer Alice et
Arabella, des canettes de Bud Light serrées dans
leur poing.
— L’Amérique sans ses soldats serait comme
Dieu sans ses anges. Nous vous saluons, vétérans,
pour votre contribution inestimable à notre
société.
Pardon ?
La confusion devait se lire sur mon visage,
puisque Arabella envoya ses extensions brunes
par-dessus son épaule et me jeta un regard
mauvais.
— Ta sœur ne comprend même pas ce qui se
passe, Poppy. Punaise, plus naze, tu meurs.
Poppy se tourna vers moi.
— Il y a un système. Chaque fois qu’une fille
d’All Saints High sort avec au moins sept sportifs,
tous sports confondus, elle obtient le statut de
vétéran. Les vétérans sont salués lors des fêtes.
Elles ont aussi droit aux consos gratuites et ont la
priorité sur les nouveaux mecs.
— J’ai jamais rien vu d’aussi stupide, dis-je,
stupéfaite devant autant d’inepties.
— Tu t’es déjà regardée dans une glace ? contra
Soren en abaissant ses Ray-Ban pour me regarder
avec dégoût.
— Les vampires n’ont pas de reflet, débilos,
rétorquai-je, en ouvrant l’application Kindle sur
mon téléphone. Et avant que tu le dises, oui, je
sais. Je suis un croisement entre Drusilla de Buffy
contre les vampires, Edward Cullen et un flacon
de lubrifiant. Très drôle.

L’après-midi s’écoula lentement. Personne ne


m’accorda la moindre attention, ce qui voulait dire
que les filles n’avaient pas activé le mode petites
brutes. Je bus des bouteilles de bière et lus un
livre. De temps en temps, je racontais en direct à
Pope ce qui se passait. J’aurais aimé pouvoir le
considérer comme petit ami potentiel, mais, ayant
grandi avec lui, je le considérais davantage
comme un demi-frère. Quand la fête commença à
s’essouffler, la plupart des gens se retirèrent dans
le salon d’Arabella. (Ses parents s’étaient
mystérieusement éclipsés en Europe, et sa sœur, si
on en croyait les rumeurs, habitait plus ou moins
chez sa grand-mère.)
Arabella commanda des pizzas, et les invités
firent la sieste sur les canapés ou allongés au sol,
ivres et rougis de coups de soleil. Je restai dehors
pour savourer la brise, et regardai le soleil se
coucher dans l’océan telle une tentatrice
insaisissable taquinant son amant.
J’étais assise sur une balançoire, cachée par les
palmiers, à l’écart de la piscine, quand j’entendis
chuchoter derrière moi.
— … une étrangère. Tu pensais vraiment
pouvoir sortir avec Knight Cole sans qu’il y ait de
conséquences ? Il n’avait jamais eu de petite amie.
Et toi tu te pointes et tu nous le piques, comme ça.
Tu crois que les gens ne parlent pas ? Tout le
monde te déteste pour ce que tu as fait, accusa
Alice d’une voix nasillarde, traînante, les mots
s’étirant et se tordant dans sa bouche. Arabella a
failli coucher avec lui avant le début des cours, tu
sais. À la soirée chez Vaughn. Tu as gâché sa
progression.
Sa progression ? Bon sang. En tant que
féministe, entendre ce mot dans la bouche d’Alice
me donna envie de la frapper d’un procès.
— Je… je…, bégaya ma sœur.
Poppy aussi avait un peu bu. Je ne lui avais pas
fait de réflexions, parce que j’étais là pour veiller
sur elle, et je comprenais qu’elle avait besoin de
se détendre après les quelques semaines
merdiques qu’elle venait de passer.
— Je ne savais pas qu’il y avait des codes. Il
était beau et célibataire, alors je me suis lancée. Je
n’imaginais pas que cela offenserait qui que ce
soit.
Elle semblait faible, désolée.
Je sentis mes narines se dilater, mais ne quittai
pas ma cachette.
Défends-toi, Poppy.
— Eh bien si. Punaise, t’es presque aussi
stupide que ta tarée de sœur. (Arabella ricana.) La
vengeance va faire mal, meuf.
— La vengeance ? marmonna Poppy d’une
voix plus sobre tout à coup. De quoi tu parles ?
— On sait qu’il se passe un truc entre Vaughn
et ta sœur.
J’imaginais sans mal le regard noir et
désapprobateur d’Arabella.
— Appelle-la et force-la à nous dire ce qui se
passe. Ils baisent, ou quoi ?
— Quoi ? grogna Poppy. Vous connaissez ma
sœur ? On ne peut la forcer à rien, alors de là à la
faire parler de Spencer…
— Force-la, dit Soren, menaçant.
— Non ! Je refuse de faire une chose pareille.
Elle est indépendante. Et sacrément têtue, en plus
de ça.
— Oh que si, tu vas le faire, murmura Arabella
avec conviction. Sauf si tu veux être punie. Vois-
tu, il y a une hiérarchie dans cette ville. Partout, en
réalité. Même dans ton petit royaume tout gris,
non ? Et ici, Alice et moi avons des droits de
naissance sur Knight et Vaughn. On est allées à la
maternelle avec eux. Maintenant, Knight n’est
plus dans la course. C’est Luna Rexroth qui l’a, et
franchement il est trop impliqué avec elle, ça ne
vaut plus la peine de faire des efforts. Mais
Vaughn reste une cible de choix, et ta sœur et toi
êtes nouvelles. Vous avez merdé, et vous allez le
payer.
Poppy ne répondit pas.
— On promet de ne pas toucher à sa petite
gueule si elle nous dit si elle se tape Vaughn.
J’aurais été ravie de confirmer que je
préférerais baiser un hérisson que de toucher à
Vaughn Spencer, mais je ne voulais pas leur
donner la satisfaction de connaître la vérité.
C’était manifestement ce qu’elles voulaient
entendre, et apparemment ma petite gueule était
aussi vindicative.
— Non, répéta Poppy avec une conviction qui
me remplit de joie.
Ma sœur n’était pas parfaite, mais elle était
loyale. Presque trop.
— Je vous interdis de toucher à ma sœur,
poursuivit-elle. Je ne vous laisserai pas faire.
— Tiens, tiens, tiens, fit Soren, l’amusement
pointant dans sa voix traînante. Si ton petit chien
n’est pas là pour nous occuper, ça veut dire que
c’est toi qui dois faire le show.
J’entendis un grand « plouf », puis le sifflement
de bulles remontant à la surface de l’eau. Je me
levai d’un bond, contournai les palmiers, et courus
vers la piscine. Soren était accroupi au bord et
maintenait la tête de Poppy sous l’eau. Elle agitait
les bras dans tous les sens, essayant de lui attraper
la main. Elle avait besoin d’air.
J’allais le tuer. Ça, c’était sûr.
Soren ressortit la tête de Poppy de l’eau en la
tirant par les cheveux. Elle haleta, l’eau
dégoulinant de son visage bleuâtre.
— Est-ce qu’elle couche avec Vaughn ? grogna
Arabella à l’oreille de ma sœur en montrant les
dents.
— Va te faire foutre ! cria Poppy.
Arabella fit un petit signe de tête à Soren, qui
replongea Poppy dans la piscine. Des bulles
bouillonnèrent autour de sa tête comme une
couronne.
— Peut-être que ça lui rafraîchira la mémoire,
ronronna Arabella en tressant distraitement ses
longs cheveux noirs.
J’attrapai la perche télescopique, m’approchai
de Soren par-derrière, et abattit le manche sur sa
tête comme une épée. Il tomba sur l’herbe tel un
soldat de plomb avec un gémissement de douleur.
— Bordel de merde. Quelle tarée, elle l’a fait !
s’écria Alice en se frappant la cuisse.
Ce n’est pas pour autant qu’elle vint au secours
de Soren. Elle se contenta de rester plantée là à me
fusiller du regard. L’ignorant, je me ruai vers la
piscine et, passant mes bras sous les aisselles de
Poppy, je la hissai hors de l’eau. Je la traînai sur
l’herbe à côté d’un Soren grognant, et la mis à
quatre pattes avant de lui donner des tapes dans le
dos.
En pleurs, elle toussa des giclées d’eau et
peinait à respirer. Une fois calmée et assise sur
l’herbe, je pivotai sur moi-même, impatiente
d’affronter ses soi-disant amis.
Je poussai Arabella à l’épaule.
— Ça va pas la tête ?
Quand Alice avança pour lui venir en aide, je
giflai Arabella si fort qu’elle vacilla avant de
tomber sur les fesses. Un public d’invités curieux
était en train de se former autour de nous. Peu
importait.
Ils étaient allés trop loin. Je pouvais encaisser
leurs railleries. Mais personne ne s’en prenait à
ma famille impunément. Personne.
— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même,
Vampirina. C’est toi qui t’es empressée d’ouvrir
tes cuisses au gratin de Todos Santos sans te
demander qui avait la priorité, dit Alice en me
poussant, puis plantant un doigt accusateur sur ma
poitrine.
Je ris à gorge déployée.
— Vous êtes frustrées parce que vous n’arrivez
pas à comprendre que sucer un mec en public, ce
n’est pas la même chose que sortir avec. Vaughn
et Knight ne vous appartiendront jamais. Pas à
cause de Poppy, Luna Rexroth ou moi. Ils ne vous
appartiendront pas parce que vous êtes des
pourritures qui ne méritent pas l’air qu’elles
respirent !
J’aperçus dans la foule un visage semi-amical –
Hunter, entre tous – qui m’aida à porter Poppy
jusqu’à ma voiture. Je l’attachai, la ramenai à la
maison, la flanquai sous la douche, et pris soin
d’elle tout le week-end.
Poppy n’adressa plus jamais la parole à
Arabella, Alice, Stacee ou Soren.
Elle ne pleura plus Knight et n’étais plus triste
de rentrer en Angleterre.
Elle en avait fini avec All Saints High et
attendait de rentrer – comme moi.

Je fis profil bas, plus bas que la mer Morte,


jusqu’à la fin de l’année – même quand j’appris
que Vaughn avait décidé d’emmener Arabella à la
demande en mariage de Daria Followhill dans
l’Indiana et de se pavaner avec elle devant tout le
monde. Cette invitation était sortie de nulle part,
mais engrangea beaucoup de rumeurs sur leur
potentielle liaison.
Après coup, j’entendis Alice confier à Stacee
qu’Arabella avait essayé d’embrasser Vaughn
pendant le voyage, et qu’en la repoussant il avait
failli lui casser le nez.
Pourquoi l’avait-il emmenée avec lui à l’autre
bout du pays ? C’était un mystère. Me détestait-il
tant qu’il était prêt à supporter la présence de mon
ennemie juste pour prouver quelque chose ?
De toute façon, papa avait raison. Il fallait que
j’accepte le poste d’assistante, que je prenne sur
moi, et que je passe à autre chose.
J’avais tenu bon, même quand, pendant les
semaines suivant l’annonce du stage, Vaughn avait
cherché toutes les raisons possibles et imaginables
de se moquer de moi avec un sourire narquois,
faisant tout pour m’énerver. Je le savais toujours
quand il était dans la même pièce que moi, même
quand je lui tournais le dos, car j’avais
l’impression que des nuages s’amoncelaient,
apportant l’orage avec eux. Il ne m’avait pas
encore officiellement proposé le poste
d’assistante, que je n’avais donc pas encore
accepté.
En attendant la remise des diplômes, Vaughn
avait décidé de consumer son temps en étant
incontrôlable. C’était comme si obtenir ce qu’il
voulait – le stage – avait détruit ce qu’il lui restait
de joie, au lieu de lui offrir un objectif à attendre
avec impatience. Il semblait tout à fait
malheureux, plus que son caractère morbide
habituel, et il se mit à sécher les cours trois à
quatre jours à la fois, abandonnant peut-être
purement et simplement l’idée d’obtenir son
diplôme.
Un jour, j’aperçus son père rôdant dans le
couloir d’All Saints High comme un diable.
Arborant un costume noir impeccable et un regard
noir, il ne laissait aucune place au doute : Vaughn
était la chair de sa chair. Il pouvait vous
transpercer d’un simple coup d’œil depuis l’autre
bout du couloir, et la chaleur me monta au visage
quand je repensai à la fois où j’avais menacé
Vaughn de le dénoncer à la police, et qu’il m’avait
répondu que son père possédait tout le monde
dans cette ville.
Ce n’était pas une façon de parler.
Le principal avait convoqué les parents de
Vaughn pour parler, mais quand Baron Spencer
quitta les lieux une heure plus tard, un sourire
triomphal aux lèvres, je me dis que ce n’était pas
lui qui s’était fait sermonner.
J’en fus si frustrée que je me mordis l’intérieur
de la joue jusqu’à sentir mon sang chaud et salé
dans ma bouche. Vaughn ne faisait rien pour
mériter l’amour et le soutien évidents que ses
parents lui portaient.
Quand Vaughn daignait venir en cours, on
aurait dit qu’il avait traversé les neuf cercles de
l’enfer : il était couvert de bleus, abattu, avec les
lèvres entaillées et les yeux au beurre noir. J’avais
entendu dire qu’il se battait souvent, et son visage
le confirmait. Ses plaies s’ouvraient quand il
parlait ou faisait un mouvement qu’il n’aurait pas
dû faire.
Il avait arrêté de parler aux gens, d’aller aux
soirées et, d’après ses amis, de répondre aux SMS
et aux appels. Il n’y avait plus de rumeurs de
fellations dans l’enceinte de l’école ou ailleurs, et
les seules personnes avec qui il semblait encore
communiquer étaient Knight Cole et Hunter
Fitzpatrick.
Je voulais lui demander s’il comptait me
proposer le poste d’assistante bientôt – si telle
était du moins son intention. Ce n’était pas parce
que papa avait dit qu’ils en avaient discuté que
Vaughn avait pris sa décision. Mais mon amour-
propre ainsi que ma volonté de ne pas attirer son
attention sur moi alors qu’il semblait avoir enfin
oublié mon existence m’empêchèrent de lui poser
la question.

Tout cela changea la dernière semaine de cours.


Un jour, je rentrai à la maison après le lycée
avec l’intention de faire quelques longueurs, puis
de travailler sur le croquis de ma prochaine
création, qui refusait d’apparaître clairement dans
mon esprit. Cela me rendait dingue de ne pas
arriver à déterminer le rendu final que je voulais
donner à mon assemblage. Je commençais à croire
que Vaughn avait embrouillé non seulement mon
esprit, mais aussi ma créativité.
Je posai mon sac à dos près de l’escalier,
fermant la porte d’un coup de pied et la
verrouillant à double tour par sécurité. J’avais
envie de nager nue – pas à cause de stupides
marques de bronzage, comme l’avait insinué
Vaughn –, mais parce que j’avais lu quelque part
que nager nu rappelait ce que c’était d’être dans
l’utérus, et je voulais éprouver cette sensation,
pour retrouver une certaine connexion avec
maman.
Je me dirigeai vers la porte-fenêtre, m’apprêtant
à retirer mon haut, quand j’entendis le bruit.
Plic.
Plic.
Plic.
Je me retournai brusquement. La fuite venait
d’en haut. Un robinet cassé ? Merde. Adieu mon
après-midi. J’allais le passer à regarder le dos d’un
plombier en train de grogner.
Je montai les marches et m’arrêtai net quand
ma chaussure glissa sur le marbre. Je baissai les
yeux. Du sang. Des gouttes de sang montaient
vers le premier étage.
Merde.
— Papa ? appelai-je en m’agrippant à la
rambarde pour éviter de glisser une nouvelle fois,
montant les marches deux par deux. Tu vas bien ?
Ce n’étaient pas juste des gouttes. L’escalier
était recouvert de sang, des traces de doigts
ensanglantées qui grimpaient sur le granit blanc
comme dans un film d’horreur. J’aurais peut-être
dû appeler la police, mais j’étais trop paniquée à
l’idée qu’il soit arrivé quelque chose à papa ou
Poppy.
Arrivée à l’étage, je suivis les traces de sang
jusqu’à la salle de bains la plus proche de ma
chambre. J’ouvris la porte à la volée et eus le
souffle coupé. La céramique couleur crème était
maculée de rouge. Presque chaque centimètre
carré. Vaughn Spencer était affalé dans ma
baignoire, en T-shirt et jean noirs, une rangers
pendue par-dessus le rebord et un joint entre les
lèvres. Il agitait la tête d’avant en arrière, le visage
couvert de coupures – comme s’il s’était battu
avec un chat enragé –, et je me rendis compte
qu’il était en train d’écouter un disque sur mon
lecteur de CD. Je lui arrachai le casque des
oreilles, le cœur battant si vite que j’en avais la
nausée.
— Spencer ! hurlai-je.
Il leva les yeux, finit son joint et le jeta au sol.
Le sang éteignit la braise dans un sifflement
sinistre. Vaughn me souffla un ruban de fumée au
visage, lent et délibéré, en fin connaisseur de la
cruauté.
— Lenora.
— Pardonne ma bêtise, mais pourrais-tu s’il te
plaît me dire ce que tu fais dans ma baignoire à te
vider de ton sang ? soufflai-je lentement,
tremblant de colère et, oui, de peur.
Son T-shirt noir était trempé de sang, ce qui me
rappelait qu’il était humain, après tout. Il devait y
avoir là-dessous bien pire que les écorchures sur
son visage.
Il fallait qu’il aille à l’hôpital. Sur-le-champ. Je
sortis mon téléphone de ma veste en cuir, mais il
secoua la tête.
— Recouds-moi, Boucle d’Or.
— Quoi ?
— J’ai vu ton Arbre en automne. Tu sais te
servir d’une aiguille.
Mon assemblage Arbre en automne concernait
un arbre solitaire que j’avais trouvé dans un parc
d’Hampstead Heath. Comme il était dépourvu de
ses feuilles, j’avais eu l’impression qu’il avait
froid, et lui avais cousu un habit. Puis j’avais
pendu des vêtements comme des feuilles sur ses
fines branches nues. Quand j’avais eu fini, l’arbre
avait des allures de fantôme. Ça me plaisait, qu’il
soit passé de son air faible et sans défense à ce
monstre effrayant et gothique.
Je me demandais comment Vaughn avait pu le
voir, puisque je l’avais posté uniquement sur
Instagram et qu’il n’avait de profil sur aucun
réseau social. Mais ce n’était pas le moment de
s’y attarder.
En tout cas, Vaughn avait raison. Maman
m’avait appris à coudre, à tricoter et à faire du
crochet.
Ce qui ne voulait pas dire que j’allais endosser
le rôle d’infirmière dévouée pour lui.
Je me mis à composer le numéro des urgences.
Qu’il aille se faire voir. Je n’allais pas l’aider plus
que la loi ne l’exigeait : j’allais le flanquer dans
une ambulance.
— Je ne ferais pas ça si j’étais toi, dit-il
calmement.
Je suspendis mon geste et levai les yeux,
m’attendant au pire.
C’étaient les premiers mots que nous
échangions depuis des semaines, et il me tapait
déjà sur le système. Vaughn Spencer avait
l’étrange capacité de me rendre fébrile, comme si
j’allais me consumer s’il ne me touchait pas de ses
doigts glacés. Mais j’étais aussi rebutée par son
attitude.
— Je suis venu te proposer le poste
d’assistante, et je pourrais bien retirer cette
proposition si tu es déjà si mauvaise joueuse, dit-il
d’une voix traînante.
Connard.
Cela faisait des semaines qu’il me faisait
poireauter et, pendant ce laps de temps, j’avais
accepté mon échec cuisant face à lui. Je me
retrouvais à attendre qu’il m’approche. Son plan
avait fonctionné. Voilà qu’il m’agitait cette faveur
sous le nez et m’en demandait une en retour.
« Ne laisse pas ton ego prendre les décisions à
ta place. » La voix de mon père perça la brume
rouge de ma colère.
— Je veux être ta rien du tout, dis-je d’une voix
rauque.
C’était la vérité nue et mon pire mensonge. Je
ne voulais pas me confronter à ce que je pensais
de Vaughn, ni à ce que je ressentais pour lui. Je
voulais lui rendre la monnaie de sa pièce et le
faire souffrir.
— Menteuse, dit-il.
— Félicitations, de t’être servi de ton nom pour
décrocher le stage.
Ce n’était pas le moment de faire la
conversation, mais, si Vaughn tombait raide mort
dans ma salle de bains, la seule chose qui
m’embêterait serait de devoir témoigner au
commissariat et toute la paperasse qui allait avec.
Et puis, son état ne semblait pas le perturber plus
que ça.
— Ah, la jalousie. La plus vieille copine de
l’amertume. Ce n’est pas facile d’être un génie, je
te le dis. Un est le numéro le plus solitaire.
— Vous êtes deux, littéralement, M. J’ai-de-la-
merde-dans-le-crâne. Rafferty Pope aussi fait ce
stage. D’ailleurs, je pourrais être son assistante.
Bordel. Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus
tôt ? Peut-être était-ce trop dur à avaler, d’être
l’assistante de mon meilleur ami alors que nous
pensions faire le stage ensemble, côte à côte. Mais
c’était parfaitement sensé. Je pouvais contacter
Pope et arranger tout ça. Mon avenir sans Vaughn
ne tenait qu’à un coup de téléphone.
Vaughn fit claquer ses lèvres.
— Le poste d’assistant de Rafferty Pope a été
pourvu, j’en ai bien peur.
— Depuis quand ? demandai-je, sceptique.
— Je m’en suis occupé personnellement. Bien,
concernant ta première mission…
Ses yeux glissèrent vers son T-shirt
ensanglanté.
— Non, le coupai-je. Si tu meurs, j’hérite du
stage.
— Si je meurs, je te hanterai si fort que tu
prieras pour que les chasseurs de fantômes
existent, rétorqua-t-il, impassible.
— Tu as séché les cours et tu te bats.
Pourquoi ?
— Ton visage me dégoûte trop. Je ne pouvais
pas prendre le risque de te croiser. (Il me détailla
des pieds à la tête de ses yeux d’un bleu glacial.)
Et voilà que j’atterris ici. L’ironie est vraiment une
belle salope.
Il te dégoûte ou il te perturbe ? me demandai-
je, non sans un certain plaisir. Parce que, si
m’éviter était la raison pour laquelle il avait cessé
de venir au lycée, cela voulait dire que je l’avais
atteint. Je le troublais autant qu’il me troublait.
Je grognai.
— Laisse-moi voir ta blessure.
Il souleva son T-shirt, exposant des abdos
musclés dessinant un V parfait sous sa taille fine,
et quelques poils noirs descendant sous son
nombril. Une vilaine entaille fendait la peau lisse
sur son flanc, juste au-dessus du V, comme si on
avait essayé de le couper en deux.
— Quel enfer, marmonnai-je.
— Correct, pour une fois.
Il bâilla, donna une pichenette à une cendre
tombée sur son genou. Il laissa retomber son T-
shirt, et me regarda, mi-amusé, mi-blasé.
— Alors ? fit-il en haussant un sourcil. Ça va
pas se recoudre tout seul. Tu devrais peut-être me
proposer de l’alcool. Pas seulement pour nettoyer
la plaie, mais pour que je ne te tire pas les
cheveux quand tu me recoudras.
— Juste pour être certaine que nous sommes
d’accord – je ne fais pas ça à cause du poste
d’assistante, ni parce que j’ai peur de toi comme
le reste de nos camarades pathétiques. Je le fais
parce que je te pense suffisamment stupide pour
ne pas aller aux urgences, et que je ne veux pas
avoir ta mort sur la conscience.
Sur ce, je me mis au travail. Je descendis
prendre une bouteille de whisky – la moins chère
que je trouvai – et mon kit de couture. Quand je
remontai, Vaughn était de nouveau en train
d’écouter mon Discman. Je lui arrachai des mains
et le posai cette fois sur un meuble loin de la
baignoire, hors de sa portée.
— Arrête de toucher à mes affaires.
— Tu ferais mieux de t’y faire, Len. Je
toucherai à toutes tes affaires quand on travaillera
ensemble l’année prochaine.
J’ignorai son utilisation de « Len », que je
n’avais jamais entendu de sa bouche avant et, tout
en m’efforçant de tuer les papillons que j’avais
dans le ventre, je pris une paire de ciseaux du kit
de couture et m’agenouillai pour découper
verticalement l’avant de son T-shirt.
— Je n’ai pas encore accepté ton offre.
Je gardai les yeux rivés sur le tissu humide de
sang qui trempait mes doigts.
— Ne te ridiculise pas. La seule raison pour
laquelle tu ne me laisses pas crever dans ta
baignoire, c’est parce que tu veux ce poste.
Si seulement c’était vrai.
Quand son T-shirt ne fut plus qu’un amas de
tissu sous son corps, j’arrachai ma serviette noire
du porte-serviette au-dessus de ma tête et la
trempai de whisky, avant de la porter à son flanc.
— Tu ne vas pas me demander comment je me
suis fait ça ?
Il avait les yeux rivés sur mon visage tandis que
je m’affairais, ne grimaçant même pas quand
j’apposais l’alcool directement sur sa plaie
ouverte.
Il était particulièrement bavard aujourd’hui, de
bonne humeur – de meilleure humeur que depuis
des semaines. Je me demandai si se battre était
pour lui un mécanisme de défense. Si la douleur
physique effaçait la démence qui le grignotait à
chaque heure de la journée.
— Non, répondis-je simplement.
Et s’il avait commis un crime atroce ? Je ne
voulais pas être impliquée.
Ses yeux de glace parcoururent mon visage.
— On dit que tu as giflé Arabella à sa fête.
— On a besoin d’un passe-temps ou d’un
animal de compagnie, si on n’a que ça à faire,
répliquai-je sèchement, secrètement ravie que la
rumeur se soit répandue. Je suis prête à la gifler
encore si elle essaie à nouveau de s’en prendre à
ma sœur. Tu pourras faire passer le message à ta
petite amie.
Je m’en voulus d’admettre par inadvertance être
au courant qu’il était parti avec elle dans
l’Indiana. Je savais qu’ils n’étaient pas ensemble,
mais manifestement je voulais quand même
l’entendre le nier.
— Tu la détestes, dit-il.
— Merci, Captain Obvious. J’aurais préféré que
tes super pouvoirs n’incluent pas de te faire
poignarder et te pointer chez moi à l’improviste.
Je continuai de nettoyer sa plaie. Il fit courir
lentement son doigt sur le bord de la baignoire,
entre nous.
— Tu es au courant pour l’Indiana.
Je ne répondis pas, mais mon cœur bondit dans
ma poitrine tandis que je jetai la serviette noire au
sol.
— Mes parents l’appelaient la Fille Mystère,
parce que la raison pour laquelle je l’avais
emmenée était un mystère.
Ses yeux ne quittaient pas mon visage, guettant
ma réaction. Il voulait que je lui demande
pourquoi il l’avait emmenée.
Plutôt mourir, mec.
Je m’éclaircis la gorge.
— Vous êtes bien assortis.
Silence.
— C’est quoi ton groupe préféré ?
Il changeait de sujet. Il recommençait à faire la
conversation au beau milieu d’une situation
gênante, violente, démente.
Je secouai la tête, et sortis une aiguille et du fil.
Je choisis du fil vert, parce que je voulais qu’il se
voie. Je voulais qu’il se souvienne de moi chaque
fois qu’il baisserait les yeux dans les semaines à
venir. Je ne savais même pas pourquoi.
— Ça pourrait te laisser une cicatrice.
Je levai les yeux vers lui. Il me renvoya un air
affligé, sombre et sauvage, mais aussi chargé de
peine et de honte. Il y avait derrière ces icebergs
arctiques quelque chose qui suppliait qu’on les
fasse fondre.
— Bien. Ça me permettra peut-être de me
souvenir de ton existence insignifiante dans
quelques années.
— Donne-moi ton briquet.
Il fallait que je chauffe l’aiguille pour ne pas lui
refiler une infection – même s’il l’aurait mérité.
Il souleva ses fesses et sortit son Zippo de sa
poche arrière, qu’il me jeta entre les mains. Je
passai la flamme le long de l’aiguille, d’avant en
arrière.
Vaughn m’observait avec une étrange intensité
qui me fit rougir malgré moi.
— The Smiths, c’est ça ? demanda-t-il.
Bon sang. Que me voulait-il ?
Je posai l’aiguille contre sa peau, et pris une
profonde inspiration. Même s’il avait perdu
beaucoup de sang, et avait certainement besoin
d’une bouteille d’eau plutôt que de whisky, la
plaie ne semblait pas trop profonde, à y regarder
de plus près. Il avait raison. Je pouvais le
recoudre, mais ce ne serait pas impeccable. J’avais
les mains moites et les doigts tremblants, mais il
fallait que je suture sa plaie.
— Tu as beaucoup d’albums des Smiths.
Il attrapa la bouteille de whisky sur le bord de
la baignoire et en prit une gorgée. C’était la
première fois que je le voyais boire – pas
seulement de l’alcool, mais en tout et pour tout.
Ce qui était curieux.
Je ne répondis pas, occupée à glisser l’aiguille
dans sa peau à la base de l’entaille. Il siffla, mais
regarda ce que j’étais en train de faire. Nos têtes
étaient l’une contre l’autre, concentrées sur le
mouvement de ma main. Quand l’aiguille perça sa
peau et ressortit de l’autre côté, je poussai un
soupir de soulagement. J’avais retenu mon souffle
pendant quelques secondes.
Mortel, après tout. De chair et de sang, avec
des doutes et des secrets.
Je continuai de manier l’aiguille, recousant la
plaie par gestes prudents, me convainquant que le
sang n’était pas réel, que ce n’était qu’un
cauchemar dont j’allais me réveiller. Cela m’aida
à garder mon calme.
J’ignorais comment Vaughn pouvait me mettre
dans de telles situations. Mais c’était toujours le
même schéma : il venait à moi et déposait des
problèmes à ma porte, comme un chat sauvage
déposant des souris mortes. Et, pauvre idiote que
j’étais, j’ouvrais toujours la porte et le laissais
entrer.
Vaughn prit une autre rasade de whisky.
— Qu’est-ce que tu fabriques toute la journée ?
T’as pas d’amis.
Il m’observa, sa voix plus lasse que venimeuse.
Mes devoirs. De l’art.
— Tu ne couches avec personne, non plus.
N’essaie pas de me mentir. J’ai des yeux et des
oreilles partout. Tu te contentes de te balader en
voiture comme un chauffeur Uber raté.
La voilà enfin. La méchanceté.
Il grogna quand je plantai l’aiguille dans sa
chair avec moins de douceur. Je n’appréciai pas
son interrogatoire. Quand il se rendit compte que
je lui avais fait mal intentionnellement, il sourit.
— Accroche-toi à cette virginité, petite fille. Le
prince charmant n’est qu’à un livre fantastique et
à un vibro d’ici.
— Va te faire foutre, Vaughn, grognai-je.
— Je commence à envisager le contraire. Tu
serais mon pro bono. Je ne te baiserais pas pour de
vrai, mais sentir ton piercing à la lèvre autour de
ma queue ne me donne plus envie de vomir.
Je plantai l’aiguille plus fort, et il rit, prit une
autre gorgée, et reposa la bouteille sur la surface
en granit. Elle glissa et manqua de lui échapper. Il
la rattrapa au dernier moment.
— Tu veux que je te dise un truc ?
Il regarda le fond de la bouteille par le goulot.
Non.
— T’es jolie.
Je me figeai, l’aiguille en suspens au-dessus de
sa peau. J’aurais préféré qu’il ne dise pas ça. Parce
que, s’il n’avait rien dit, je n’aurais pas eu à vivre
avec la honte de sentir mon cœur exploser d’une
douleur douce et sourde à la fois. Je retins mon
souffle et dus me forcer à avaler ma salive et à me
reconcentrer sur sa plaie.
Il est bourré, et il souffre le martyre. Il ne le
pense pas.
— C’est une beauté à combustion lente. Plus je
te regarde, plus elle me saisit. Tu me fais penser à
Robin Wright dans Princess Bride – l’innocence
pure aux grands yeux que même le noir et les
piercings ne peuvent ternir. Mais ce n’est pas pour
ça que je ne te déteste pas.
Il secoua la tête, les yeux rivés sur mon visage
tandis que je le recousais.
— Tout le monde dans cette putain de ville est
pathétique – des esclaves du matérialisme qui
cochent toutes ces cases prévisibles : école, fac,
football américain, pom-pom girls, tomber
amoureux, avoir un boulot, etc. L’argent est sans
mérite, sale et ennuyeux. Tout n’est que concours
de popularité et, toi, tu n’es pas dans cette course
de rats. J’imagine que…
Il renversa sa tête en arrière, les yeux rivés au
plafond.
— Tu es réelle. Peut-être que c’est pour ça que,
parfois, j’ai l’impression de sentir ta présence
quand tu n’es pas là.
Moi aussi, j’ai cette impression.
Vaughn était toujours près de moi, même quand
il n’était pas là. Je le sentais à des kilomètres à la
ronde. Je reconnaissais son parfum, son contact,
l’air qu’il apportait avec lui quand il entrait.
J’étais capable de repérer son âme noire dans un
carnaval fourmillant de couleurs et d’odeurs. Pour
le meilleur ou pour le pire, il était le mec le plus
singulier que j’aie jamais connu.
Je continuai de le suturer en silence, son regard
caressant ma joue.
— Hunter a dit qu’il allait te draguer.
Je m’humectai les lèvres, tirant sur le fil avant
de glisser de nouveau l’aiguille sous sa peau.
— Je l’ai remis à sa place, ajouta-t-il.
J’appuyai sur sa peau avec mon doigt pour la
refermer. C’était là que j’étais censée dire qu’il se
faisait des films, que je ne lui appartenais pas,
mais je décidai d’écouter toute l’histoire avant de
le rembarrer.
— On était chez lui. Il était bourré. Il pensait
que je plaisantais quand je disais que je le
défoncerais s’il t’emmerdait. Je l’ai tellement
tabassé qu’il m’a attaqué avec un couteau à steak.
Il voulait juste me faire peur. Mais c’est le
problème quand on sait pas viser – quand on veut
louper, on ne loupe pas.
Il rit avec insouciance. Comme s’il ne venait
pas de perdre cinq litres de sang.
Je marquai une pause, quittant sa plaie des yeux
pour le dévisager.
Il s’est fait poignarder à cause de moi ?
— C’est une blague ? demandai-je, sceptique.
— J’ai l’air de blaguer ? fit-il en penchant la
tête sur le côté, me regardant comme si j’étais
stupide. C’est à cause de toi, tout ce bordel. C’est
normal que tu répares les dégâts.
J’écarquillai les yeux, une nouvelle vague de
rage déferlant dans mes veines.
— On n’est pas ensemble, dis-je, abasourdie.
On ne le sera jamais. T’es un connard.
— Si tu penses que ça a quelque chose à voir
avec le fait que je contrôle tes moindres faits et
gestes, tu n’as manifestement pas été très
attentive.
Je pensais aux fellations en public dont j’avais
entendu parler jusque récemment, au stage qu’il
m’avait arraché des mains, à ce que j’avais vu
dans la chambre noire autrefois.
Ses menaces.
Sa cruauté.
Ses railleries.
Je le poignardai avec l’aiguille, que j’enfonçai
dans sa peau saine et tournai dans sa chair pour
me faire comprendre. Il grogna et me fusilla du
regard, mais ne battit pas en retraite.
— Pousse-moi, Vaughn, et je te pousserai plus
fort. Je ne suis plus la fille que tu as menacée à
Carlisle. Cette fois-ci, je te rendrai coup pour
coup.
Il m’attrapa la mâchoire pour approcher mon
visage du sien. L’aiguille m’échappa et tomba
dans la baignoire en cliquetant. Nos souffles se
mêlèrent, chauds, lourds, et chargés de désir –
l’odeur métallique de son sang et la douceur de
mon haleine, sucrée à cause du granité à la
pastèque que j’avais bu avant de rentrer.
— Ne fais pas comme si mon sang ne t’excitait
pas. Tu t’en régales, et ma queue suivra.
— Dans tes rêv…
Tout se passa si vite. Nos bouches entrèrent en
collision comme le feu et la glace. Un plaisir
euphorique explosa entre mes jambes, et une
chaleur se répandit dans mon ventre comme de la
lave tandis que ses lèvres s’ouvraient sur les
miennes et que sa langue s’introduisait dans ma
bouche. Je grommelai quand nos langues se
touchèrent, parce que je ne m’attendais pas à ce
qu’il soit si doux, si délicieux.
Mes genoux s’affaissèrent. Vaughn prit mon
visage entre ses mains et m’embrassa plus
violemment, me mordant les lèvres, écrasant son
nez contre le mien, me dévorant avec le même
désespoir que je ressentais pour lui. De l’extérieur,
on aurait pu croire qu’il essayait de me manger le
visage et, même si ça faisait un tableau bizarre,
c’était parfait.
J’étais sa proie, stupide mais disposée.
Je gémis quand il mit subitement fin au baiser.
Il recula brusquement, comme si je l’avais mordu.
Son expression valait son pesant d’or – comme
s’il venait de se réveiller et me découvrait au lit
avec lui. Comme si c’était moi qui l’avais
embrassé, qui avait envahi son univers à plusieurs
reprises.
— Putain, lâcha-t-il.
Sa poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme
haletant de sa respiration, ses yeux se posant de
nouveau sur ma bouche.
C’était la première fois que je le voyais perdre
le contrôle.
— Dans tes rêves, Spencer.
Je m’éclaircis la gorge, essayant de récupérer
l’aiguille glissante dans la baignoire, les doigts
tremblants. Je cassai le fil net. J’avais fini de le
recoudre.
— Je vais nettoyer la blessure. Ne bouge pas.
— Repousse-moi la prochaine fois.
Il prit la bouteille de whisky et avala d’une
gorgée ce qu’il en restait. Il avait les lèvres
gonflées et abîmées, et pris conscience que notre
baiser avait duré de longues minutes. Je me
demandais si cela se voyait aussi à mon visage.
— Non. Toi, fais en sorte qu’il n’y ait pas de
prochaine fois, murmurai-je avec véhémence en
me léchant les lèvres. Je ne sais pas si tu as
remarqué, mais on est au XXIe siècle. Les
hommes sont responsables de leurs propres actes.
Ou peut-être fais-tu partie de la brigade machiste
des non-mais-faut-voir-aussi-ce-qu’elle-portait ?
— On dirait que ta mission de vie est de porter
des fringues repoussantes, donc pas de soucis de
ce côté-là.
Il pouffa, puis inspira péniblement quand je
plantai de nouveau l’aiguille dans sa chair pour
me venger. J’avais fini de le suturer.
Il captura mon poignet dans sa main, et serra
doucement pour que je le regarde. Ce que je fis.
— Je ne veux pas t’apprécier, Lenora. Je veux
te détruire.
— Alors qu’est-ce que t’attends ?
Je me libérai de son emprise, exaspérée.
— Pourquoi tu ne mets pas fin à mes
souffrances, pourquoi tu ne finis pas le boulot,
puisque tu es si supérieur ?
Il avait eu les moyens et la capacité de nous
faire expulser du lycée à plus d’une occasion,
Poppy et moi. Pourtant, il ne l’avait pas fait. Il
n’alla jamais au bout, se contentant de me
compliquer la vie sans la rendre insupportable.
— Mon premier interfère avec mon dernier.
Sa bouche se tordit de dégoût alors qu’il
tournait la tête vers le mur.
Je n’en revenais pas. Était-il en train de sous-
entendre qu’il m’appréciait ?
Il tourna la tête vers moi, un petit sourire aux
lèvres.
— Oh ! putain. Regarde-toi. T’as tout gobé. (Il
secoua la tête en riant.) Traîne pas, GF. J’ai des
trucs à faire.
Je descendis prendre une bouteille d’eau et
remontai pour lui donner.
— La prochaine fois que quelqu’un te découpe
en deux, rends-toi service et file direct à l’hôpital.
Tiens, bois ça, et nettoie tes saloperies. Tout.
Jusqu’à la moindre petite goutte de sang,
ordonnai-je aussi froidement que possible. Petit
rappel : je serai peut-être ton assistante un jour,
Vaughn, mais jamais je ne serai ta foutue
domestique.

1. Technique de maquillage semi-


permanent des sourcils.
7

Vaughn

J’allai en cours tous les jours le reste de la


semaine.
Et le dernier jour, je merdai vraiment avec
Lena. (Ce n’est pas ta meuf, ducon.) L’air était
lourd de bêtise et des trente-cinq degrés de
température extérieure. Niveau d’humidité : deux
mille.
C’était ça, le sud de la Californie. Un enfer
bordé de palmiers.
Tous les élèves portaient des bikinis ou shorts
de bain sous ce qui leur servait de vêtements. Les
mecs dérapaient sur les sols humides, se battaient
aux pistolets à eau et se couraient après dans les
couloirs ; on avait du mal à croire qu’ils étaient les
spermatozoïdes gagnants. Quelqu’un avait étalé
de la peinture noire sur les miroirs des toilettes des
filles, ce qui rendit les ados hystériques car elles
ne pouvaient pas se préparer pour leur selfie
traditionnel du dernier jour de cours. Et quelqu’un
avait eu trop de temps libre, puisque des ballons
gonflés à l’hélium voguaient paresseusement au
plafond, traînant leurs vilaines rumeurs inscrites
au marqueur.
Alice Hamlin a sucé Vaughn Spencer devant
son petit ami.
Hunter Fitzpatrick a refilé des morpions aux
jumelles Lemke.
Knight Cole est vierge.
Lenora Astalis est une désaxée.
On rembobine, bordel.
Même si je ne lui avais pas parlé depuis que
j’avais galamment repeint sa salle de bains de
sang et aspiré son visage avec ma bouche, je
n’aimais pas l’idée qu’un connard autre que moi
gâche son dernier jour de cours. Je me rappelais
encore le goût qu’elle avait – celui qu’auraient les
roses noires dans la cour du Carlisle. Délicieuse,
douce et fraîche, comme des gouttes de pluie sur
des pétales.
Comme des gouttes de pluie sur des pétales ?
Ferme ta gueule, et remballe ton vagin.
Je dégainai mon couteau suisse de ma rangers
et l’envoyai sur le ballon, qui éclata bruyamment,
faisant crier et sursauter dans le couloir. La
baudruche tomba à mes pieds. Je le ramassai et
rangeai le couteau suisse dans ma rangers, puis
arpentai le couloir en jouant avec le caoutchouc
entre mes doigts.
— Qui est responsable de cette magnifique
œuvre d’art ? demandai-je sur le ton de la
conversation en regardant autour de moi tandis
que les élèves se plaquaient contre les casiers.
Certains tendirent leur téléphone vers moi pour
enregistrer mon accès de colère inattendu, mais
personne ne dit mot.
Je m’arrêtai au milieu du couloir et ricanai.
— Eh bien, si personne ne se dénonce, je crois
qu’il est temps que je classe toutes les pipes qu’on
m’a faites depuis la première année. Vous savez,
en souvenir du bon temps. Je vous préviens :
certaines d’entre vous ont échoué.
Je sortis un marqueur de ma poche arrière et le
débouchai avec les dents. Je posai la mine du stylo
contre un casier et me mis à écrire le nom de
Stacee quand une voix retentit derrière moi.
— Mec ! C’était une blague, bordel. Relax.
Soren Kayden.
S’il y avait eu des photos dans le dictionnaire –
ce qui devrait être obligatoire, pour des gens
comme Soren –, son visage à barbe blonde et à
l’air stone de surfeur apparaîtrait sous le mot
« crétin », avec son expression débile du genre on-
est-quel-jour-aujourd’hui (jeudi, ducon).
Il dealait de l’oxy et de la Vicodin pour pouvoir
alimenter son addiction aux jeux d’argent et était
plus louche qu’un billet de trois dollars. Il avait un
jour essayé de peloter mon amie Luna, atteinte de
mutisme sélectif, en espérant qu’elle ne le dirait à
personne. Spoiler : elle l’a dénoncé. Une semaine
plus tard, il avait deux implants dentaires parce
que Knight lui avait foutu une beigne, et je l’avais
décoré de deux coquards et d’une cicatrice en
forme de bite sur le front.
Je me retournai, le poussai contre le mur de
casiers opposé, et fis claquer le caoutchouc sur
son visage. Il recula, ferma les yeux et se frotta la
joue, qui rougissait déjà.
— Aïe ! C’est quoi ton problème ?
— Mon problème, c’est que t’es un gros tas de
merde.
Je lui marchai sur les orteils, y mettant tout mon
poids, si remonté que j’aurais pu le tuer.
Je n’aurais pas dû venir. J’étais déjà d’humeur
massacrante, à cause du stress du départ à
Londres. Soren n’était qu’une excuse facile. Je
n’étais pas le sauveur de Lenora. Je n’étais même
pas son ami, putain. Je tenais à elle autant qu’à
l’ongle incarné de mon oncle Dean. Au contraire,
elle était corrompue par sa vie confortable. C’était
pile ce qu’il lui fallait, se faire un peu malmener.
Par moi.
Et personne d’autre.
Rien. Que. Moi. Bordel.
— Bagarre à trois heures ! lança quelqu’un à la
cantonade.
Knight et Hunter apparurent derrière moi. Les
amis surfeurs de Soren accoururent également,
mais restèrent sur la ligne de touche, trop poules
mouillées pour s’en prendre à moi ou à mes potes.
— C’était une blague ! s’écria Soren en levant
les bras, sur la défensive.
Arabella se précipita à son secours, débarquant
comme une fusée sur ses talons de vingt
centimètres et plantant une main sur son épaule.
Toute l’école se regroupa en cercle autour de
nous, les regards scrutateurs.
— Oh ! enfin, Spence. Depuis quand tu
t’énerves pour une blague inoffensive ? lança
Arabella. Et puis, toutes les inscriptions sur les
ballons sont vraies, de toute façon.
C’était faux.
Alice ne m’avait jamais sucé devant son ex-
petit ami, Jason.
Les jumelles Lemke avaient refilé des morpions
à Hunter, pas l’inverse (information classée dans
les conneries que je devais vraiment mettre à la
corbeille dans mon cerveau).
Et Lenora était beaucoup de choses. Mais ce
n’était pas une désaxée.
En parlant du loup, Gentille Fille apparut dans
la mer de visages qui nous observaient. Elle avait
les cheveux remontés en queue-de-cheval, et un
trait d’eye-liner particulièrement épais
aujourd’hui. Des rangers comme les miennes, un
jean noir moulant et un T-shirt des Stone Roses.
Vaguement intéressée par ce qui se passait, elle
retira son casque de ses oreilles et le glissa dans la
ceinture de son jean.
Arabella suivit mon regard, et un sourire
toxique se dessina sur ses lèvres.
— Désaxée à trois heures. Quoi de neuf,
Gentille Fille ? Est-ce le fruit de mon imagination,
ou est-ce que tu as sucé Vaughn et obtenu un dix
sur dix, ce qui en fait à présent ton chevalier en
carton ?
Len écarquilla les yeux et les riva sur moi. Elle
pensait que j’avais parlé aux autres de notre
baiser. Peut-être pire. Arabella l’avait appelée
« Gentille Fille », mais c’était un pur hasard. La
vérité, c’était que je n’avais rien dit à personne de
son surnom, ni de notre baiser. De nos baisers,
plutôt. Je les effacerais de ma mémoire si je le
pouvais.
Lenora se força à rire.
— Ne prends pas tes rêves pour une réalité,
Arabella. Tu n’as pas de cerveau, comment
pourrais-tu avoir de l’imagination ?
— Tu ne démens pas, répondit Arabella en
fourrant deux doigts dans sa bouche, qu’elle suça
de manière suggestive.
— Tu veux une déclaration officielle ? demanda
Len en levant les yeux au ciel, croisant les bras sur
sa poitrine. Bien. Jamais je n’embrasserais
Vaughn Spencer, et jamais de la vie je n’irais
encore plus loin que ça avec lui. Plutôt mourir que
de le toucher. Satisfaite ?
Un sourire froid dansa sur mes lèvres.
— Sentiment partagé, Astalis, dis-je.
— Aïe, Spencer. Ça veut dire que tu as défendu
Casper pour rien. Elle ne veut même pas de toi,
railla Arabella.
N’importe quel idiot à cent kilomètres à la
ronde verrait que Len cherchait à m’énerver. En
soi, son attitude ne me dérangeait pas. C’étaient
ses mots qui me les brisaient.
Jamais de la vie.
Plutôt mourir.
Va te faire foutre, Lenora.
— La défendre ? répétai-je avec un sourire en
coin. Je n’ai défendu personne. C’est juste que ça
devient lassant, à force, ces intimidations de
fillette.
— Je-je ne suis pas une fille, bégaya Soren.
Je lui lançai un regard désintéressé.
— Je croyais, vu que t’as pas de couilles.
— Menteurs. Tous les deux, accusa Arabella en
s’étirant comme un chat, essayant d’être sexy.
Soren nous regarda tour à tour, Lenora et moi.
Ils avaient raison. Si j’avais un penny pour chaque
fois que j’avais pris la défense de quelqu’un qu’on
avait tyrannisé au lycée, je n’aurais même pas de
quoi me payer un chewing-gum usagé.
Alors pourquoi elle ? Elle était la seule fille du
bahut à ne pas me respecter.
— Oh ! merde, mec. Je savais pas que c’était ta
copine.
Soren se couvrit la bouche, les yeux brillants.
Il pensait qu’elle était ma faiblesse. Mon talon
d’Achille. Il avait tort.
— Ce n’est pas ma copine, dis-je en bâillant.
Mais Lenora avait autant de self-control qu’une
nappe en papier. Elle était écarlate et serrait les
poings. Son attitude trahissait son trouble. Elle
perdait pied.
— Je le déteste, lança-t-elle.
C’était vexant, mais pas injustifié. J’avais piqué
son stage, manipulé son père, pissé le sang dans sa
salle de bains, et jeté un tas d’ordures à sa porte.
Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle
pète les plombs.
— Pourquoi voudrais-je être avec un mec
comme lui ? poursuivit-elle en secouant la tête,
oubliant la foule qui nous entourait. Je le méprise
à tout point de vue. C’est un monstre. Un tyran
cruel. Un raté.
Monstre.
Tyran cruel.
Raté.
J’avalai ma salive, mais ne me départis pas de
mon sourire, regardant Arabella en penchant la
tête.
Tu vois ? disait mon sourire froid. On ne peut
pas s’encadrer.
— Hmm. Je ne suis toujours pas convaincue.
Prouvez-le.
Arabella se déhancha, bombant les seins vers
moi, bien que nous soyons à quelques pas l’un de
l’autre.
— Comme si ça m’intéressait, ce que pensent
les gens, répliquai-je. C’est très inconvenant, pour
quelqu’un qui n’est pas une parfaite imbécile. Tu
sais ce que le mot « inconvenant » veut dire, n’est-
ce pas, Arabella ? Et « imbécile » ? Je suis certain
que tu connais ce mot.
Arabella rougit sous ses cinq couches de
maquillage et son manque de confiance en elle,
mais elle ne sortit pas de son rôle. Elle savait faire
semblant – contrairement à Lenora, trop réelle
pour son propre bien.
— Pourquoi je ne te sucerais pas devant la
jumelle gothique d’Emma Watson ? Voyons si tu
en pinces pour elle. Ça n’a que trop tardé, de toute
façon. Tu m’as bien emmenée en vacances avec ta
famille, non ?
Putain d’Indiana.
J’avais eu toute ma famille sur le dos après ça.
Personne ne croyait à notre relation. Ils se
demandaient tous qui j’essayais de faire chier.
Moi-même, avais-je envie de crier. Je mérite
une connasse comme Arabella, c’est pour ça que
je l’ai invitée.
Me sucer était l’objectif d’Arabella depuis
toujours. Elle y mettait plus d’efforts que certains
chercheurs œuvrant dans la lutte contre le cancer.
Malheureusement, son désir de me faire plaisir me
faisait débander direct. Un babouin essayant de se
lécher l’aisselle pourrait davantage m’exciter que
l’idée de mettre mon engin dans sa bouche.
Mais Arabella ne voulait pas seulement me
sucer. Elle voulait aussi blesser Lenora, qui ne
s’était jamais inclinée devant son statut de reine
de l’école et l’avait giflée à sa propre fête.
Il se trouvait que, moi aussi, j’avais un poulain
en course.
Gentille Fille se croyait trop bien pour moi.
Peut-être avait-elle raison, mais il était temps de
lui donner une bonne leçon. J’allais prendre tout
ce qu’elle aimait, tout ce qui lui tenait à cœur. Pas
parce qu’elle m’intéressait, non, mais parce
qu’elle était un moyen pour moi d’atteindre un
but. Une façon d’obtenir ce que je voulais.
Les deux baisers avaient été des erreurs.
La première fois, dans le local du gardien, je
l’avais embrassée pour la calmer et prouver que je
pouvais l’avoir, si je la voulais.
La deuxième fois, c’était une erreur humaine.
J’étais ivre, défoncé comme une piñata, et elle
était là, à me raccommoder. Littéralement. Je
refusais de devenir une nana, comme Knight, qui
était allé trop loin pour la fille d’à côté (de chez
lui).
Je n’allais pas faire l’erreur une troisième fois,
et plus tôt Lenora en serait consciente, moins
j’aurais de chance de me payer une autre groupie.
Et puis, ça me torturait de n’être pas allé au
bout avec Alice dans le local du gardien. J’allais
toujours au bout, Lenora devait cesser de foutre en
l’air tout ce que je faisais.
— Spen-cer ! Spen-cer ! Spen-cer !
Les autres élèves levaient leurs poings en l’air,
scandant mon nom dans le cercle qu’ils avaient
formé autour de nous.
Il était neuf heures du matin, bien trop tôt pour
autre chose que du café et une balle dans la tête.
Mais Arabella voulait me sucer, et tout le monde
voulait voir ça.
Je regardai Gentille Fille. Ses yeux luisaient de
rage. Elle ne m’avait jamais vu me faire sucer. Pas
encore.
Ses yeux disaient : Je te l’interdis.
Les miens répondaient : Va te faire foutre.
Les élèves aboyaient, hurlaient, ricanaient entre
eux. Un dernier tour de piste avant que je me tire
de cette ville pour de bon… Pourquoi pas ?
J’avançai une rangers en direction d’Arabella.
— Embrasse d’abord ça.
C’était là que c’était censé s’arrêter. Je ne
pensais pas qu’elle le ferait. Arabella avait une
réputation à tenir. Mais j’avais sous-estimé
jusqu’où elle était prête à aller pour blesser
Lenora. Elle avança, se pavanant sur ses talons,
pour s’arrêter face à moi. Elle s’agenouilla, et
posa ses lèvres brillantes sur ma chaussure
boueuse.
Tout le monde prit des photos. Je regardai
Lenora et Arabella. Il y avait une autre histoire
que cette pipe derrière toutes ces conneries.
Ce n’était pas une simple question de partie de
jambes en l’air. Non. C’était personnel.
Une vengeance.
Qu’est-ce que Lenora avait fait à Arabella ?
Je fixai Astalis avec un sourire narquois. Son
expression me donna la nausée, mais elle ne dit
rien.
Avance-toi et mets-y un terme, la défiai-je du
regard. Elle était un brasier, irradiant de chaleur
par son seul regard de l’autre côté du couloir.
Mais elle ne bougea pas d’un pouce. Elle se
contenta de regarder et de laisser faire.
Arabella leva les yeux, me souriant d’un air
triomphal.
— Ouvre ta braguette, Spence.
Elle posa sa main sur mon entrejambe. Je la
repoussai.
— Si je ne jouis pas, tu seras incapable de te
montrer dans cette ville, l’avertis-je.
Pourquoi Lenora se comportait-elle comme si
cela l’ébranlait ? Elle avait affirmé que jamais de
la vie elle ne serait avec moi, et elle le pensait. Et
pourtant, on aurait dit qu’elle me tuerait si j’allais
au bout. Ce qui, naturellement, me donna encore
plus envie de le faire.
— Papa m’a déjà acheté une place dans une
école chicos. Après ça, j’irai à Miami. La
Californie, c’est has been.
Tout le monde éclata de rire. Tout le monde,
sauf une fille.
— Soren, Hunter, guettez les profs, soupira
Knight en se frottant les yeux avec lassitude, avant
de me lancer un regard noir en secouant la tête.
T’es vraiment un sale con, V. J’ai hâte que tu te
fasses botter le cul par une nana. Avec un peu de
chance, elle te plantera au passage.
— Ne me menace pas d’un truc cool, Cole, fis-
je avec suffisance.
Quand les lèvres d’Arabella entrèrent en
contact avec ma queue, je me rendis compte que
c’était réel, que c’était vraiment en train de se
passer. Heureusement, je bandais à l’idée de
mouvoir quelque chose dans la poitrine de la
petite rose anglaise. Sa bravade me rendait
furieux. Son rejet me mettait en colère. Et je
voulais la détraquer un peu avant de partir pour
l’Angleterre, m’assurer de la mortifier.
Je regardai Lenora comme si tout ça ne
m’affectait pas le moins du monde, clouant mon
regard au sien tandis que la tête d’Arabella allait
et venait au niveau de ma taille sous les yeux et
les rires de tous.
Lenora me regardait droit dans les yeux, elle
aussi. Mais cette fois-ci, son visage disait autre
chose. C’est la guerre.
J’entendis Arabella sucer et gémir autour de
mon membre et bandai encore plus en regardant
Lenora, imaginant que c’étaient ses lèvres sur
moi.
Que c’était Lenora qui se soumettait.
Battait en retraite.
Agitait le drapeau blanc.
Il y avait du bruit autour de nous.
Assourdissant. Et pourtant, j’entendais clairement
son silence. Haut et fort. Elle accusait le coup.
« Pousse-moi, Vaughn, et je te pousserai plus
fort. Je ne suis plus la fille que tu as menacée à
Carlisle », m’avait-elle prévenu après m’avoir
recousu. Je la croyais.
— Montre-moi de quoi tu es capable, dis-je à
voix haute en la regardant droit dans les yeux,
ignorant Arabella qui faisait de son mieux pour
me faire jouir.
Je ne la sentais même pas.
Lenora sourit, mais le feu dans ses yeux s’était
éteint.
C’était la seule guerre que l’Angleterre n’allait
pas gagner.
8

Lenora

Cette nuit-là, je rêvai que j’étais une guerrière


dans un monde féerique.
Dans mon rêve, je possédais une épée pointue,
des gantelets et une cape noire de chasseur. Mes
cheveux naturellement blonds dansaient dans le
vent tels des serpents. Nous étions dans une forêt
magique. De celles où les rayons orange et jaune
du soleil filtrent à travers les branches vertes et où
les papillons volent en toute liberté.
Vaughn et Arabella étaient mes prisonniers,
attachés par un lierre à un épais tronc d’arbre, les
mains entrelacées.
Je transperçais d’abord le cœur de Vaughn de
mon épée, et regardais le sang couler de sa bouche
alors qu’il peinait à prendre son dernier souffle,
son visage toujours froid et rebelle. Puis c’était au
tour d’Arabella. Je la poignardais dans la poitrine
à de multiples reprises. Elle riait, riait, riait, et je
la poignardais sans m’arrêter.
— Meurs ! criais-je. Pourquoi tu ne meurs pas ?
De chaudes larmes me piquaient les yeux. Mais
Arabella refusait de mourir. Elle se libérait des
chaînes de lierre et avançait vers moi, tel un
zombie, laissant Vaughn mort attaché à l’arbre.
Elle m’attrapait par les épaules et me secouait.
— Lenny ! hurlait-elle.

— Lenny ! Lenny ! Lenny !


J’ouvris les yeux subitement et me redressai
dans le lit, haletante. Poppy était assise au bord du
matelas, me dévisageant avec horreur et pitié. Elle
portait un de ses petits ensembles de pyjama en
satin.
L’air inquiet, elle passa son pouce sous mes
yeux.
— Tu pleurais dans ton sommeil.
Je changeais de position avec gêne, et toussai.
J’avais la gorge comme embrumée, mon corps
tout entier me semblait étranger, comme si j’étais
prisonnière à l’intérieur. Et moi qui voulais
changer. Toute cette histoire me pompait – pas
autant qu’Arabella, certes, mais quand même. Un
seul coup de Vaughn, et me voilà désemparée.
L’onde de jalousie que j’avais ressentie quand
Arabella avait sucé Vaughn m’avait tellement
choquée que je m’étais soumise. Je me sentais
impuissante, faible, et si malheureuse que c’en
était écœurant. La fièvre me prenait chaque fois
que je les imaginais en train de se toucher. Et j’y
pensais tout le temps.
Il y avait une chose que je n’avais confiée à
personne. Pas même à Poppy.
Une altercation impliquant Alice, Arabella et
Soren, peu après l’incident à la pool party avec
Poppy. Le jour suivant le retour d’Arabella et
Vaughn de l’Indiana, précisément.

C’était arrivé après le cours d’EPS, dans le


vestiaire des filles – le gros cliché, le cauchemar
du lycée américain emballé dans du joli fil
barbelé. J’étais à côté de mon casier en train de
me changer, ou plus exactement à me tortiller
pour retirer ma brassière de sport et mon short
après avoir enfilé ma robe noire. C’était très peu
pratique, mais ça valait mille fois mieux que
d’être vue nue ne serait-ce qu’une demi-seconde.
J’avais peur qu’on vienne me prendre en photo. Je
savais que j’étais une cible, et je refusais de
donner à quiconque dans ce lycée plus de
munitions qu’ils n’en avaient déjà.
Je m’apprêtais à ouvrir mon casier quand je
m’aperçus que quelqu’un l’avait fait pour moi :
une main surgit derrière moi, fermant
brusquement la porte en métal. L’impact puissant
la fit rebondir et s’écraser sur mon visage. Je ne
sentis plus mon nez pendant une seconde, puis la
sensation de brûlure prit le dessus, et je sentis du
sang couler d’une de mes narines. Je clignai des
yeux, trop sidérée pour comprendre ce qui se
passait.
— Salut, Drusilla, lança Alice d’une voix
traînante.
Depuis l’incident dans le local du gardien, elle
alternait entre ça et Vampirina. Tout le monde
semblait avoir adopté ces surnoms. Ça m’était
égal ; mieux valait être Drusilla que la figurante
écervelée dont le seul rôle dans la série était de
montrer ses seins et de débiter des répliques
stupides pour apporter une note comique.
Je me retournai, refusant de battre en retraite,
de grimacer, et même de me pincer le nez pour
arrêter le saignement.
Arabella et Soren se tenaient derrière elle, les
bras croisés, tout sourires.
— Dis, je me demandais…, fit Alice en se
tapotant les lèvres, sourcils froncés. Qu’est-ce qui
fait que Spencer s’intéresse autant à toi ? T’es
moche. Tu portes des fringues de merde. Ton
accent est un tue-la-trique, et voilà que ta sœur est
une putain de paria, comme toi.
— Et puis, t’es moche. Je sais qu’elle l’a déjà
dit, mais je pense que ça vaut le coup d’être
répété, ajouta Arabella en haussant les épaules.
Soren éclata de rire.
Je lâchai un bâillement provocateur, ignorant le
sang qui affluait de mon nez à ma bouche.
— Très raffiné, fis-je remarquer.
Alice me poussa contre mon casier, durement.
— Je n’ai pas besoin d’être raffinée. Je suis
jolie.
Il n’y avait rien qui allait dans ses propos, mais
lister tout ce qui clochait me sembla contre-
productif.
— J’aimerais beaucoup savoir ce qu’il te
trouve, intervint Arabella.
Elle avança, me saisit la mâchoire et me fit
tourner la tête d’un côté, puis de l’autre, comme si
elle examinait un animal apeuré.
Je la chassai d’une tape sur la main.
Alice et Soren s’en mêlèrent, coinçant chacun
un de mes poignets contre les casiers derrière moi.
Ça faisait longtemps que tout le monde était parti
– la malchance de devoir être la dernière à
s’habiller pour ne pas me faire harceler – et je
savais que j’étais tout à eux. Il y avait un
entraînement de football américain dehors ; même
si je criais, personne ne m’entendrait. Les joueurs
et l’entraîneur criaient et riaient bien trop fort.
Je résistai à Soren et à Alice, essayant de me
libérer de leur étreinte.
Arabella frappa le casier derrière moi du plat de
la main, produisant un bruit sourd pour me mettre
en garde. Je ne tressaillis même pas.
— Tu couches avec lui ? grogna-t-elle, les yeux
plissés.
Hors de question que je lui réponde, bordel. Lui
donner ce qu’elle voulait, c’était la laisser gagner.
Elle n’avait qu’à penser que je me tapais Vaughn
jusqu’à en perdre connaissance.
— Cela ne te regarde pas.
— Vous êtes, genre, amis ?
Oh que non. Il m’avait juste embrassée deux
fois et fait fantasmer de sucer son sang.
Un rire rauque m’échappa, et je lui balançai :
— Si tu l’aimes tant que ça, tu n’aurais pas dû
sucer son meilleur pote.
J’avais entendu dire qu’elle fréquentait Knight
avant le début de l’année scolaire.
Arabella me pinça le nez, le faisant saigner de
plus belle. Elle ne le lâcha que lorsque je me mis à
tousser. Mes yeux se remplirent de larmes, mais
que je me retins de verser.
— Regarde-la, Bella. Elle fait dans son froc.
— Je crois que cette odeur nauséabonde vient
de ta bouche, dis-je d’une voix mal assurée.
— Peut-être qu’elle est juste sa petite chienne.
C’est ça ? demanda Alice, ignorant ma pique. Son
toutou, à son service. Un autre de ses sous-fifres.
— Peut-être qu’il lui accorde de l’attention
parce qu’elle connaît son secret, intervint Soren.
Je vous le dis, y’a un truc qui l’a rendu comme ça.
Il est trop fêlé pour être normal. Il n’est pas
comme nous.
Je m’étranglai sur ma salive. Je n’arrivais pas à
croire qu’ils flairent le secret. Non pas que ce que
j’avais vu soit si scandaleux, mais Vaughn n’avait
pas voulu que je le voie. Ça, c’était clair.
Une lueur s’alluma dans les yeux d’Arabella,
qui sourit.
— Vaughn Spencer a un secret, et tu vas nous
dire ce que c’est, murmura-t-elle, la menace
pointant dans sa voix.
— Va branler un cactus, maugréai-je.
La gifle vint de nulle part. Elle résonna à mes
oreilles avant que la brûlure ne se répande sur ma
joue. Je n’arrivais pas à croire que c’était en train
de m’arriver. Jamais on ne m’avait frappée.
Jamais. Peut-être est-ce pour cette raison que je
réagis comme je réagis.
Je crachai au visage d’Arabella.
Ses traits se tordirent, virant du calme à
l’horreur, puis au dégoût. Elle leva le dos de sa
main, et je pensais qu’elle allait de nouveau me
gifler, mais elle se contenta d’essuyer ma salive de
sa joue et du coin de sa bouche, puis se nettoya la
main sur ma robe.
— Tenez-moi cette salope, ordonna-t-elle à
Soren et à Alice.
En quelques secondes, je me retrouvai allongée
à plat ventre sur le carrelage froid qui sentait la
Javel et les pieds. Je résistai, m’agitant dans tous
les sens, tandis que Soren me saisissait les jambes
et qu’Alice me clouait les poignets au sol. Je
ravalai mes larmes et grognai à peine quand le
talon d’Arabella s’enfonça à la base de ma
colonne vertébrale. Purée.
— Bien, Drusilla, je te donne une dernière
chance, même si tu t’es comportée comme un
animal et que tu m’as craché au visage. Avant que
je fasse en sorte que tu ne marches plus jamais,
dis-moi : quel est le secret de Vaughn Spencer ?
Je criai avec tout ce qu’il me restait de force,
fulminant, sans produire de véritables mots.
Étrangement, même si je n’avais aucune sorte
d’affection pour Vaughn, il ne m’était jamais venu
à l’esprit de révéler son secret. Pas une seule fois.
Le goût du sang se mêla à ma salive, et je
toussai, sentant son talon s’enfoncer dans le bas de
mon dos. J’eus l’impression qu’il transperçait ma
peau pour écraser mon os. Une porte claqua au
loin, et son bruit sourd résonna dans le vestiaire.
— Il y a quelqu’un. Grouille, dit Soren.
J’essayai de le frapper au visage, mais il plaqua
mes jambes indisciplinées au sol. Arabella me
grimpa dessus, pesant de tout son poids sur mon
dos.
Mon seul souvenir avant de m’évanouir fut
d’avoir crié si fort que les murs tremblèrent.
Lorsque je me réveillai, plus tard, quelques filles
de première année m’aidèrent à me relever.
Comme j’étais tout habillée, elles ne virent pas
mon dos, mais je gardai de cet épisode des
hématomes bleus et violets pendant deux mois.

Et voilà que Poppy me regardait de travers,


exigeant de savoir pourquoi j’étais si contrariée.
— Pourquoi tu pleurais ? Pourquoi criais-tu à
quelqu’un de crever ? Que se passe-t-il, Lenny ?
C’était inutile de le lui dire. L’année scolaire
était officiellement terminée. D’ici une semaine, je
serais dans l’avion pour aller reprendre ma vie où
je l’avais laissée, chez moi.
Carlisle.
L’art.
Pope.
Un océan me séparerait d’Arabella, de Soren,
d’Alice. Vaughn serait là, certes, mais jamais il ne
m’avait fait de mal physiquement. Il aimait
seulement me torturer de ses baisers venimeux et
de ses jeux psychologiques. Je pouvais gérer.
Je secouai la tête.
— J’ai fait un cauchemar, c’est tout. Tu sais que
maman me manque encore plus chaque fois qu’il
y a un changement dans nos vies. Je pense à ce
qui nous attend après. Ça fait bizarre de rentrer à
la maison sans qu’elle y soit.
Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Maman
me manquait atrocement. Mais j’étais heureuse de
rentrer. Poppy me dévisagea avant de se glisser
sous la couette à côté de moi, glissant ses fesses
près des miennes.
— Oh ! je sais, Lenny-li.
Elle passa un bras autour de mes épaules et
m’embrassa sur la tempe.
Poppy était toujours là pour moi depuis la mort
de maman. C’est pour ça que je n’allais jamais
totalement pardonner à Knight de lui avoir brisé le
cœur, même si je l’avais vu venir.
— Mais je serai à la London School of
Economics, à quelques heures à peine de Carlisle,
me rappela-t-elle. Je viendrai te voir tout le temps.
Promis.
Je la croyais.
Elle s’agita et sortit quelque chose de la poche
arrière de son pyjama. Un Hershey’s Kiss, qu’elle
déballa et fourra dans ma bouche.
— Tiens. J’allais me faire un petit plaisir, mais
je crois que tu en as plus besoin que moi. Le
chocolat t’a toujours apaisée, depuis toute petite.
Maintenant dors, et fais de beaux rêves,
d’accord ? La vie sera douce à partir de
maintenant, je te le promets.
Elle déposa un autre baiser sur ma tempe,
écartant mes cheveux de mon front.
Le cauchemar ne revint pas.

Le lendemain, à mon réveil, je trouvai un panier


garni de chocolats sur ma table de chevet.
Poppy.
J’achetai un effaceur de coloration et me lavai
les cheveux pour les ramener à leur couleur dorée
naturelle. Je jetai à la poubelle mon piercing au
septum et l’anneau que j’avais dans ma lèvre. Je
n’avais plus besoin de faire semblant.
J’étais qui j’étais, et j’étais suffisante.
La remise des diplômes arriva et passa dans un
flou artistique de robes soyeuses, de chapeaux
volant dans les airs, et de photos de famille sur
lesquelles tout le monde affichait un sourire forcé.
La veille de notre départ en Angleterre, Poppy
organisa une soirée d’adieux à laquelle elle invita
tous ses anciens amis, même les trous-du-cul.
Même Arabella, Alice et Soren.
Je ne pouvais pas contester. Elle ne savait pas
ce qu’ils m’avaient fait et ne se doutait pas que la
fellation publique d’Arabella à Vaughn m’avait
autant ébranlée. Et puis, Poppy voulait effacer le
déboire de la dernière fête où nous étions allées –
celle où ils avaient failli la tuer.
La maison était vide de tout meuble à ce stade.
Tout était rangé, emballé et renvoyé en
Angleterre. C’était un espace nu, ouvert et froid
avec des tonnes d’alcool et de bouffe sur le plan
de travail de la cuisine.
Poppy m’avait demandé plusieurs fois si ça ne
me dérangeait pas qu’elle fasse une soirée.
J’avais dit que non. Sans mentir. Je ne voulais
pas gâcher le plaisir de ma sœur, même si cela
voulait dire m’enfermer quelque part pendant
quelques heures, à me sentir comme une paria.
J’avais tout prévu.
Je passai la soirée au grenier, dans l’atelier de
papa – à présent vide, avec en son centre la forme
vacante de la sculpture de Vaughn, ornée d’une
épaisse couche de poussière de pierre.
Personne ne pouvait entrer dans l’atelier sans la
clé, et je m’étais enfermée de l’intérieur avec un
stock de bouteilles d’eau et un sachet des
chocolats assortis que Poppy avait laissé sur ma
table de nuit plus tôt dans la journée. Je glissai la
clé sur un lacet et en fis un bracelet que je nouai
autour de mon poignet pour ne pas le perdre.
L’écho de la musique en bas faisait trembler les
murs et le plancher du grenier, mais j’avais mon
casque sur les oreilles et j’agitais la tête sur
Handsome Devil des Smiths, occupée à dessiner
dans mon carnet de croquis, assise sur le sol, dos
contre un mur.
Je croquai dans un bretzel chocolat-cacahuète et
fit claquer ma langue contre mon palais, savourant
le goût du cacao et du sel qui se dissolvaient. Je
notai mentalement de remercier Poppy de m’avoir
laissé un sac de sucreries tous les jours depuis Le
Cauchemar, cette nuit où Arabella et Vaughn
m’avaient offert un film d’horreur.
Elle restait fidèle à cette nouvelle tradition, qui
me donnait la sensation d’être immensément
aimée.
Je tournai une page du cahier à dessin, et
croquai les contours d’une tête, à laquelle je
donnai une couronne d’épines. Une vraie.
Je pourrais modeler la tête avec de l’argile –
non, du métal. Du métal sale, rouillé. Sculpter les
courbes avec une Dremel.
Un cri à l’extérieur couvrit soudain la musique
venant de mon casque. Posant le carnet et baissant
le casque autour de mon cou, je me levai pour
aller à la fenêtre. Je ne me sentais pas investie
dans ce qui venait de se passer ; je voulais juste
m’assurer que Poppy allait bien.
Je ne m’étais même pas demandé si Vaughn
était venu. À aucun moment. Je ne pensais pas
qu’il viendrait. Cela faisait des mois qu’il ne se
montrait presque plus, et il avait cessé de venir
aux soirées après notre baiser dans ma baignoire –
de la taille de sa démence, j’imagine.
Je zieutai les gens dans la piscine.
À onze heures du soir, il faisait noir et, à part
quelques lanternes, les seules sources de lumière
venaient des bâtons luminescents et des ballons et
matelas lumineux en forme de bacon, onion rings,
cygnes et cœurs flottant dans l’eau. Des filles en
bikini s’éclaboussaient, d’autres étaient perchées
sur les épaules de mecs pour faire des combats de
sumo.
Et puis il y avait Vaughn. Mes yeux furent
attirés par lui comme un aimant. Il était assis sur
un transat, tout habillé, en pleine conversation
avec Knight et Hunter. Knight était torse nu, une
casquette de base-ball posée sur sa tête sans être
enfoncée, et son tatouage d’hippocampe sur sa
colonne vertébrale attirant l’attention sur son dos
musclé.
J’imagine que, s’il était là, c’était que Poppy et
lui avaient dépassé leur malaise. Car Knight était
dévoué à Luna Rexroth, à cent pour cent.
— C’était quoi, ce cri ? demanda Poppy en
sortant de la cuisine à la hâte, un pichet à la main,
vêtue d’un petit bikini rose dont le haut était
composé de deux faux coquillages.
Hunter leva les yeux, suspendant sa
conversation avec Knight et Vaughn, pour
expliquer d’une voix égale :
— Arabella, Alice et Stacee font des combats
de pipes. C’est comme un combat de sumo, mais
celle qui fait jouir le mec en premier sous l’eau
remporte le gros lot.
— C’est tout à fait épouvantable, s’indigna ma
sœur. C’était quoi, le gros lot ?
— Vaughn.
Knight et Hunter rirent à l’unisson.
Ma gorge se serra. Pas encore. Je ne voulais
plus assister à ça ; je reculai, au moment même où
Vaughn se levait pour fendre la foule, qui s’écarta
pour le laisser passer. Évidemment.
— Je suis pas venu pour ça, dit-il.
— Et pourquoi t’es venu ? se demanda Hunter à
voix haute. T’es en train de devenir un misérable
con.
Vaughn regarda autour de lui, mais ne dit rien.
— Allez, fit Arabella en sortant de la piscine.
De ma piscine, dans laquelle je nageais nue.
J’essayai de ne pas y penser.
— Sois pas rabat-joie, Vaughn. Un dernier tour
de piste avant de tous se dire au revoir. Je gagne !
Elle éclata de rire.
Alice était sur ses talons, comme un petit chien.
Elles portaient toutes les deux un bikini avec
string. Celui d’Alice était jaune vif, celui
d’Arabella orange, et très joli sur sa peau hâlée.
Ça m’agaçait qu’elles soient si séduisantes. Avec
elles, difficile de croire au karma, parce que, si le
karma s’en prenait réellement aux mauvaises
personnes, pourquoi ces filles-là avaient-elles tout
(y compris leurs deux parents) ?
Hunter et Knight se levèrent à leur tour. Knight
se retira dans la maison, son téléphone à l’oreille,
et Hunter regarda Soren, de l’autre côté de la
piscine, d’un regard noir. Je le suivis du regard.
Soren était assis sur un transat à côté d’une fille à
moitié évanouie qui était en cours avec moi,
Bianca. Assez discrète, plutôt intello, faisant tout
pour s’intégrer. Il était évident qu’elle était
bourrée, et il semblait que Soren s’apprêtât à la
peloter, ce qui ne plaisait visiblement pas à
Hunter.
Vaughn ignora Alice et Arabella, et prit la
direction de la sortie. Cette fois, ce fut Alice qui
l’attrapa par le bras. Même moi, je savais que
c’était une erreur. Vaughn n’aimait pas qu’on le
touche. Il s’arrêta net et la regarda d’un air
mauvais.
— J’ai quitté Jason pour toi, dit-elle en se jetant
à son cou.
— N’importe quel fille quitterait Jason pour un
caillou, ce n’est pas une grande perte. Et puis,
personne ne t’avait rien demandé.
— Tu m’as demandé une pipe, contra-t-elle en
tapant du pied.
— Tu aurais pu dire non. Ou est-ce que ce mot
ne fait pas partie de ton vocabulaire ?
— T’es un vrai trou-du-cul, Spence.
— T’en as reniflé combien pour savoir ça ?
D’autres révélations renversantes à me faire ?
— Ouais, tout à fait, ta petite copine, Drusilla,
nous a dit ton secret. C’est assez scandaleux,
Spence.
Le sol trembla sous mes pieds, et je m’agrippai
au rebord de la fenêtre pour retrouver l’équilibre.
Elle ment.
Je serrai les dents, hors de moi. Ça me
démangeait d’ouvrir la fenêtre et de dénoncer son
mensonge. Malgré la distance, je vis le visage de
Vaughn changer, sa mâchoire se crisper, juste une
fois, alors que ses traits restaient impassibles.
— Lenora est une menteuse, dit-il calmement.
Je fermai les yeux et soupirai fébrilement.
Je ne leur ai rien dit, imbécile.
De l’autre côté de la piscine, l’échange de
Hunter et Soren était en train de dégénérer. Poppy
se précipita vers eux, essayant de comprendre ce
qui se passait et de remédier à la situation. Knight
revint près de la piscine et, dès qu’il vit Hunter et
Soren, il se précipita vers eux à son tour. Mes
yeux allaient et venaient entre Arabella, Alice et
Vaughn.
— Elle dit que c’est pour ça qu’elle ne veut pas
de toi, fit Arabella, continuant son baratin. Que tu
es vraiment trop tordu, même pour elle.
Bon sang. Elle lui mentait, et il gobait tout.
— Je m’en tape qu’elle veuille de moi ou non,
dit Vaughn sèchement, mais restant cloué sur
place.
Quelque chose le retenait, et il encaissait cette
raclée verbale. Il voulait l’entendre, me rendis-je
compte, il voulait croire que je lui avais fait ça.
— Elle dit qu’elle va le raconter à tout le
monde, frappa à son tour Alice.
Je venais d’ouvrir la fenêtre dans l’intention de
rétablir la vérité, quand deux choses se
produisirent simultanément :
1. Mon bracelet en lacet et la clé qui y était
attachée tombèrent sur la terrasse, où quelqu’un
mit un coup de pied dedans, les faisant atterrir
dans la piscine, ce qui voulait dire que j’étais
enfermée dans le grenier.
2. Hunter donna un coup de poing dans la
tronche de Soren.
Soren tituba et tomba à la renverse dans la
piscine, créant une grande éclaboussure qui
arracha cris et gémissements aux invités. Une
sirène de police hurla depuis la route. Quelqu’un
avait appelé les flics – probablement parce que
cela faisait des heures que la musique était à fond
et que l’heure d’aller se coucher était largement
dépassée. Les filles poussèrent des cris, et les
mecs se bousculèrent pour partir. Knight sauta
dans la piscine pour en sortir Soren. Les sirènes
étaient de plus en plus fortes et de plus en plus
proches, et je jurai dans mon souffle. J’étais
enfermée dans mon grenier.
Vaughn, Alice et Arabella n’avaient pas bougé
d’un poil, cependant. Comme si rien ne pouvait
faire éclater leur bulle de colère et de perfidie.
— Vaughn !
Je me rappelai enfin la raison pour laquelle
j’avais ouvert la fenêtre. Il leva les yeux, son air
revêche laissant place à une surprise ingénue
quand il me vit.
— Elles mentent.
— Non, on ment pas, rétorqua Arabella.
— Elle nous a dit ton secret dans le vestiaire il
y a quelques semaines. Elle a tout raconté, ajouta
Alice.
Vaughn se contenta de me dévisager, immobile,
telle une sculpture – un dieu en colère, un prince
sans cœur. Les gens couraient dans tous les sens.
Criaient. Hurlaient. Tiraient leurs amis par la
manche. Je n’en étais pas certaine, mais
j’imaginais que de la drogue avait circulé pendant
la soirée. Jamais Poppy n’y toucherait, mais cela
ne voulait pas dire que les invités n’en avaient pas
apporté. Elle n’avait aucun contrôle là-dessus.
J’examinai la zone autour de la piscine. Joints,
lignes de comprimés écrasés, bongs1, cachets
dans des sachets et autres drogues en tout genre
étaient éparpillés un peu partout. Quiconque se
faisait prendre ici pouvait dire au revoir à ses
rêves universitaires.
— Descends tout de suite, m’aboya Vaughn.
Il semblait impatient, mais pas froid. Je ne
pense pas qu’il en avait conscience.
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas. Je suis enfermée. La clé est
tombée dans la piscine, expliquai-je, au moment
où les lumières de la maison s’éteignaient.
Poppy voulait certainement limiter les dégâts,
faire comme s’il n’y avait pas eu de fête.
Arabella s’approcha nonchalamment d’une
table en bois près des transats, sur laquelle était
posée une lanterne allumée. Elle passa lentement
sa main sur les contours de la table, prenant son
temps, se mettant en scène.
— Puisque vous êtes si mystérieux tous les
deux, et que ça commence sérieusement à me
taper sur le système, j’imagine qu’il n’y a qu’un
seul moyen de savoir si Vaughn t’apprécie
vraiment, Drusilla. Oh ! tu pensais que changer de
couleur de cheveux allait t’aider à cacher ta sale
tronche ? fit-elle en levant les yeux pour zieuter
ma couleur récemment restaurée. T’as tort, à mort.
D’un coup de poignet, elle fit tomber la lampe
au sol. Le verre se brisa et le feu lécha la table, se
répandant à toute allure.
L’alcool.
Tout était imbibé d’alcool. Arabella courut
jusqu’à Alice, qu’elle tira par la ficelle de son
bikini.
— Viens. Laisse ce Roméo dégénéré sauver sa
tarée de Juliette. Oh ! et Vaughn… (Elle se
retourna, tout sourires.) Merci de m’avoir aidée à
obtenir tout ce que je voulais. Sans rancune, hein ?
Elle lui décocha un clin d’œil.
Je regardai les filles courir se mettre à l’abri
tandis que le feu se répandait dans mon jardin. La
musique se tut, remplacée par le crissement des
pneus des voitures de police. Je fermai les yeux et
secouai la tête.
C’était fini. Je le savais. Je n’avais aucun
moyen de sortir d’ici. Papa était encore au travail,
à la galerie. Tous les autres étaient partis.
— Saute, me grogna Vaughn.
Je secouai la tête. Tant pis si on me trouvait
dans une maison bourrée de drogues. Je voulais
survivre. Vaughn regarda la piscine, leva de
nouveau les yeux vers moi, et fronça les sourcils.
Il était en train de calculer quelque chose. Puis je
compris.
Il les croyait. Il pensait que je leur avais révélé
son secret.
Il n’allait pas m’aider.
Je déglutis.
Ne le supplie pas.
La peur s’insinua en moi, recouvrant chaque
centimètre carré de mon corps de sueur froide,
mais je n’arrivais toujours pas à me décider à le
supplier de me sauver.
Et il n’allait pas le faire. Il allait me laisser
brûler pour me faire payer ma supposée trahison.
Je m’écartai de la fenêtre à reculons, me
retournai, et essayai d’ouvrir la porte à coups de
pied.
Je griffai le bois, sentant mes ongles s’effriter,
et je sus que je n’avais absolument aucune chance
de sortir seule de cette pièce. Comment avais-je
pu être aussi stupide ? Pourquoi avais-je tendu le
bras, essayé de parler à Vaughn, un mec qui avait
clairement fait comprendre qu’il me voulait du
mal ? Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez
moi ?
J’attrapai la poignée et tirai dessus, un pied
posé sur le mur pour démultiplier mes forces.
J’étais trop choquée et dopée à l’adrénaline pour
pleurer. Puis j’entendis un bris de verre dans mon
dos. Je me retournai, pour découvrir une fenêtre
complètement défoncée, et Vaughn entrant dans le
grenier en rampant. Il avait escaladé la façade,
probablement après avoir calculé que retrouver la
clé sous l’eau dans le noir lui prendrait trop de
temps. De minuscules morceaux de verre
s’accrochaient à son T-shirt et à sa peau comme
des groupies, et il avait une petite coupure sur le
biceps gauche. Je n’avais jamais rencontré un dieu
qui saigne autant.
Sans un mot, il se retourna et enleva à coups de
pied ce qu’il restait de la vitre pour qu’on ne se
fasse pas mal en sortant. Le feu avait gagné en
vitesse. Des flammes venaient lécher la fenêtre
depuis l’étage inférieur.
D’autres sirènes – celles des pompiers cette fois
– retentirent, assourdissantes. Un fracas de bois
brisé suggéra que la porte d’entrée avait été
enfoncée. Les flics étaient au rez-de-chaussée.
— Ils ne vont pas nous voir ? demandai-je.
Vaughn ne se retourna pas vers moi. Il se
contenta d’enlever le dernier morceau de vitre
pour faire de la fenêtre un trou parfaitement dénué
de verre.
— Je descends en premier, et tu sauteras dans
mes bras.
— Tu ne peux pas me rattraper, dis-je à son dos.
Vaughn était plus grand que moi, mais ce
n’était pas Hulk non plus. C’était plus logique de
sauter dans la piscine, quitte à risquer de s’écraser
sur la terrasse. Bordel de merde, j’avais plus de
chances d’être sauvée au dernier moment par une
licorne ailée.
Il se retourna vers moi, bouillonnant.
— Tu fais ce que je te dis, ou tu finis en rôti. Je
m’en tape. Mon offre est valable une minute. Je
vais pas foutre ma vie en l’air pour sauver la
tienne, Gentille Fille.
Vaughn sortit par la fenêtre sans un regard pour
moi. Je pris conscience que c’était déjà plus que
ce que j’aurais pu espérer. Tous les autres s’étaient
enfuis. Poppy avait même certainement oublié que
j’étais dans la maison.
Je courus jusqu’à la fenêtre et regardai Vaughn
désescalader le toit, puis sauter dans le patio. Il
marcha à reculons, ses yeux calmes et froids rivés
sur moi, attendant que je saute. Je me tins au cadre
de la fenêtre, tremblant de la tête aux pieds. Je
n’avais aucune envie de me jeter dans le vide.
J’essayais de me convaincre qu’il allait me
rattraper, qu’il n’avait pas dit tout ça pour me
laisser mourir ensuite. Il n’aurait pas pris la peine
d’escalader pour me regarder faire le saut de la
mort.
— Je ne leur ai pas dit ton secret.
Je plantai mes doigts dans le cadre en bois de la
fenêtre, les échardes me tailladant la peau comme
de petites lames. Les policiers étaient en train
d’inspecter l’étage, je le savais. Je les entendais.
Ils allaient trouver le grenier, puis me trouver,
moi.
— Dis-moi que tu me crois, et je saute.
— Quelle différence ça fait ?
Il montra les dents, me regardant avec un ennui
feint.
Le feu se propageait, léchant l’herbe et
s’approchant de nous à une vitesse surprenante,
mais Vaughn ne semblait pas s’en formaliser.
Nous étions déjà à deux doigts de nous faire
prendre.
— Parce que c’est la vérité ! m’écriai-je.
Nos regards se croisèrent dans le noir et
s’affrontèrent un instant.
— Je ne te crois pas, mais je te rattraperai
quand même, dit-il. Je te rattraperai toujours,
couillon que je suis.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu m’adoucis.
— Pourquoi ?
— Parce que je n’ai pas envie de te tuer ! C’est
trop marrant de t’emmerder. Allez, descends
maintenant, bordel.
Je sautai les yeux fermés, ne m’attendant pas à
ce que ça fonctionne, mais Vaughn défia la gravité
et me rattrapa, style lune de miel, réussissant
même à ne pas tomber à la renverse. C’était
comme si mes fesses savaient exactement
comment atterrir dans sa paume, mon dos lové
contre son autre main. Dans un mouvement fluide,
il courut jusqu’à l’arrière de la maison, ignorant le
feu à ses pieds, me gardant serrée tout contre sa
poitrine.
Il me cacha dans les buissons, puis se joignit à
moi. Nous étions à l’abri. La terre humide et
froide fut un soulagement bienvenu face aux
flammes dansantes, et je pris une profonde
inspiration en frémissant de plaisir.
Nous étions sortis juste à temps : les pompiers
se mirent à crier entre eux et à allumer leurs
lances.
Nous les regardâmes à l’abri des grands
buissons.
Nous étions sains et saufs. Il m’avait sauvée.
Pourtant, je ne pouvais pas le remercier. Parce
qu’il avait fait ce qu’il avait fait avec Arabella.
Parce qu’il m’avait traitée de menteuse. Parce
qu’il m’avait humiliée non-stop devant des gens
que je détestais.
J’avais rêvé de transpercer son cœur d’une épée
pointue, et, étrangement, cet acte de bonté,
d’héroïsme, ne faisait qu’empirer les choses.
— Pourquoi tu t’es donné tout ce mal ? Tu as
dit que ton père contrôlait la police.
— Je m’en serais sorti indemne. Toi, en
revanche…
Il ne finit pas sa phrase, les yeux rivés sur les
pompiers errant dans mon jardin.
— Et ça ne t’est pas égal parce que… ?
Il se retourna vers moi.
— J’ai pas fini de t’emmerder.
— Je préférerais que tu ne viennes pas en
Angleterre.
Je ne me rendis pas compte tout de suite que
j’avais prononcé cette phrase amère et pleine de
menaces à voix haute, qu’elle m’avait échappé. Je
ressentais un violent besoin de lui rendre ses
coups. De me venger. Puis de le sauver, à mon
tour. D’être son égale. Un dieu et une mortelle,
déjouant le destin.
— Attends que j’y sois, GF. Tu regretteras que
je ne sois pas mort.

1. Pipe à eau utilisée pour fumer du


cannabis.
9

Lenora

Personne ne parla de la soirée après ce qui s’y


était passé.
Ni le lendemain, quand papa, Poppy et moi
embarquâmes dans l’avion pour Heathrow, ni les
jours suivants, quand tout le monde se réinstalla
en Angleterre ; papa et moi au château, vide
puisque les cours d’été n’avaient pas encore
commencé, Poppy dans notre maison
d’Hampstead Heath.
Poppy supposa tout naturellement que j’étais
sortie seule du grenier – elle ne savait pas que
j’avais fait tomber la clé –, et je ne la corrigeai
pas. Quand papa nous interrogea sur ce qui s’était
passé ce soir-là, nous affirmâmes toutes les deux
qu’une cigarette allumée avait mis feu aux
buissons, et que nous avions appelé les pompiers.
Bien évidemment, la police de Todos Santos
était venue enquêter. Et quand ils avaient terminé,
ils avaient confirmé notre version des faits, sur un
simple signe de tête de Vaughn Spencer. Il ne
plaisantait pas, sa famille possédait bel et bien
cette foutue ville.
Je n’en voulais pas à Poppy. Elle n’avait aucun
moyen de savoir que je m’étais retrouvée coincée.
Je n’avais pas mon téléphone avec moi et, quand
j’avais fait tomber la clé, il y avait tellement de
raffut dans le jardin qu’elle n’avait pas fait
attention. Mais au fond, je ne pouvais m’empêcher
de me demander pourquoi elle ne m’avait pas
cherché, ou au moins vérifié que j’allais bien.
Bien que je sois dans le Berkshire et elle à
Londres, Poppy m’envoyait un panier de petites
douceurs tous les jours. Parfois, par un coursier
qui le déposait à la porte de mon dortoir. Parfois,
papa le laissait sur le palier de ma chambre.
Parfois, il apparaissait sur ma table de chevet le
matin. C’était sa manière à elle de me dire qu’elle
avait merdé, qu’elle le savait, et que ça n’allait pas
se reproduire.
Excuses acceptées, sœurette.
Mon court été passa dans un flou coloré et
moite. Pope faisait de la navigation de plaisance
dans les Seychelles avec ses parents et ses deux
grandes sœurs. Je doutais qu’il se préparât pour le
stage. Je ne savais pas ce que mijotait Vaughn,
mais, quoi qu’il fasse, cela devait impliquer un
genre de rituel satanique, un jeu de lames et de la
torture de bébés.
Moi, je me terrais dans ma nouvelle chambre à
Carlisle, à l’étage des stagiaires et du personnel, et
dévorais livre sur livre, saluais de temps à autre
papa dans les couloirs, et préparais mon prochain
assemblage. Ma nouvelle chambre avait été
meublée et décorée avec ce que papa avait trouvé
dans mon ancienne chambre, à savoir des affaires
que j’avais achetées avec maman quand j’avais
douze ans : des draps et taies d’oreiller L’Étrange
Noël de monsieur Jack datant de notre visite à
Stratford, des posters de The Cure dénichés à
Camden Town, et des photos de mon portfolio –
jaunies et datées, avec les bords pliés – agrafées
au mur. Même l’édredon fleuri de maman était
encore là et, quand je le respirais très fort en
fermant les yeux, je jure que la faible odeur de son
doux parfum me chatouillait encore les narines.
Les éléments composant ma chambre n’avaient
pas changé depuis la dernière fois, et pourtant je
n’avais plus l’impression qu’ils m’appartenaient.
Cette année à Todos Santos m’avait changée.
Tout semblait bête et puéril à travers des yeux qui
avaient vu une maison brûler, un garçon en colère
se faire sucer devant toute l’école, et le cœur de
ma sœur se briser en mille morceaux sur le sol du
couloir d’All Saints High devant les gosses
populaires. Je ne pouvais m’empêcher de regarder
ma chambre au travers des yeux de glace de
Vaughn, et ce que je voyais me gênait.
Je ne savais pas pourquoi, mais je ne supportais
pas non plus l’idée d’y changer quoi que ce soit.
Ce n’était pas comme si c’était important. Ce
n’était pas comme si je comptais l’inviter dans ma
chambre. D’ailleurs, j’avais demandé à faire
changer la serrure, parce qu’elle semblait trop
facile à forcer.
Je ne voulais prendre aucun risque quand il était
question de Vaughn Spencer.
Un jour, deux semaines après mon retour à
Carlisle, j’étais dans ma chambre à travailler sur
mon prochain assemblage. J’avais commencé par
l’accessoire – la couronne – parce que c’était ce
qui me prendrait le plus de temps. Le pic fait
d’épines était presque terminé, élaboré et lourd,
montant en spirale comme un gigantesque cimier.
C’était difficile de travailler avec des épines,
comme avec Vaughn – elles étaient piquantes mais
fragiles. Elles se brisaient facilement, mais me
faisaient souvent saigner. Jamais je n’avais
travaillé avec un matériau aussi délicat.
Une pointe me piqua le pouce au moment où
l’on frappait à ma porte. Je suçai mon sang,
pivotai dans mon fauteuil et m’accoudai à la table
à dessin derrière moi.
— Entrez, dis-je.
Je pensais que ce serait papa. Les cours du
stage d’été ne commençaient que la semaine
suivante, et les élèves n’étaient pas censés arriver
avant samedi.
Quand la porte s’ouvrit, la pince que je tenais
me tomba des mains.
Rafferty Pope se tenait sur le seuil, sa crinière
dorée toute bouclée et blondie par le soleil, et ses
yeux verts perçants qui brillaient depuis l’autre
bout de la pièce.
Il était plus grand et imposant que dans mes
souvenirs, avec un teint hâlé et juvénile, et des
fossettes au creux des joues. Il était…
Beau ? Éblouissant ? Canon ?
Tous ces titres ne lui rendaient pas justice, et
pourtant Pope n’éveillait rien en moi – à part une
bouffée extatique d’amour platonique. Il pénétra
dans ma chambre, les poings fourrés dans les
poches de son pantalon blanc qui ne faisait que
souligner davantage son bronzage.
— Lenora Astalis, le malheur vous va bien. Tu
es canon.
Il s’arrêta à un demi-mètre de moi, penchant la
tête sur le côté avec un sourire.
— Rafferty Pope, le bonheur vous va bien. Tu
n’es pas mal non plus.
J’avançai pour me retrouver face à face avec
lui.
Le garçon qui était venu chasser les fantômes
dans le château avec moi quand nous étions petits.
Qui avait exploré des chemins cachés et exhumé
des portes secrètes à mes côtés. Nous partagions
une histoire, des intérêts communs, et un profond
respect l’un pour l’autre.
Nos bras se trouvèrent, et nous nous enlaçâmes
longuement. Il sentait encore l’océan, le soleil, et
les épices qui me donnèrent l’eau à la bouche.
Pope m’ébouriffa les cheveux dans un geste de
grand frère.
— Désolé que tu n’aies pas décroché le stage.
Tu le méritais, Lenny.
Je ne dis rien. Ce n’était pas grave. Nous nous
détachâmes l’un de l’autre. Je le regardai, sourcils
froncés, nos doigts effleurant encore l’autre, pas
encore prêts à lâcher prise.
— Comment ça se fait que tu sois déjà là,
Raff ?
— Oh.
Il se passa une main dans les cheveux en riant
d’un air gêné.
— Je me suis dit que j’allais commencer mon
œuvre en avance. Elle est un peu complexe, et j’ai
entendu dire que Spencer est déjà en plein dans
son projet. Tu sais que je suis un compétiteur. Je
n’arrive pas à croire qu’ils le laissent travailler sur
le projet qu’il a présenté pour la candidature.
Sa bouche se tordit de mécontentement.
— Moi si, dis-je en m’écartant de lui.
La moindre mention du nom de Vaughn me
mettait de mauvaise humeur.
— Vaughn Spencer s’en tire toujours
impunément. Quoi qu’il fasse.
Il y eut une seconde de lourd silence tandis que
mes mots pénétraient les murs, comme s’ils
s’inscrivaient dans ma chambre, instaurant une
vérité universelle.
— Je ferais mieux d’aller voir Mme Hawthorne
pour ma chambre, dit Pope en agitant son pouce
par-dessus son épaule.
Vaughn le rendait-il aussi nerveux que moi ?
— Bien sûr. Évidemment. (Je levai les yeux au
plafond en souriant.) Eh bien, ça m’a fait plaisir
de te voir. On peut peut-être manger un bout en
ville une fois que tu seras installé ? Un kebab chez
Irn-Bru ?
C’était notre tradition à l’époque.
Tous les week-ends, Pope et moi marchions une
heure jusqu’à la ville la plus proche pour aller
manger un kebab et des chips au vinaigre dans un
petit boui-boui touristique au bord de la Tamise.
Nous n’avions jamais déterminé si la nourriture
était divine parce que nous étions habitués à celle
de la cantine de Carlisle, bio et sans sucre, ou
parce que le trajet d’une heure sous la pluie, la
neige ou la chaleur écrasante nous ouvrait
l’appétit, nous faisant dévorer notre plat à peine
arrivés.
— Ah, le festin des guerriers et le nectar des
rois.
Il m’offrit une révérence théâtrale en sortant,
me saluant d’un chapeau imaginaire.
— Vos désirs sont des ordres, milady.
— Fayot, me moquai-je.
— Drusilla, plaisanta-t-il, son sourire répandant
juste ce qu’il fallait de chaleur pour rendre ma
chambre enfantine plus supportable.
Après le départ de Pope, je me laissai tomber
sur ma chaise devant la table à dessin et me
baissai pour ramasser la pince, secouant la tête
avec un petit rire. En la regardant, je me rendis
compte que mon pouce saignait encore. Trop
paresseuse pour aller à l’autre bout du château
demander à notre secrétaire, Mme Hawthorne, la
trousse de premiers secours pour un simple
pansement, je suçai le reste du sang avec ma
bouche.
Je renversai la tête en arrière, les yeux fermés.
Son sang.
Pourquoi avais-je si soif de son sang ? Pourquoi
ne pouvais-je pas me le sortir de la tête ? Malgré
les dires d’Arabella, je n’étais pas un vampire. Je
n’étais pas fétichiste du sang. Enfin, je ne crois
pas. Pourtant, il y avait chez Vaughn Spencer
quelque chose que je voulais briser.
Je ressentais le besoin féroce de lui éplucher la
peau pour voir ce qu’il y avait en dessous. De
découvrir tous ses secrets.
Je fermai les yeux, secouai la tête, et étalai mon
sang sur la couronne d’épines.
Il y a tant de beauté dans les ténèbres. Elle est
juste plus difficile à trouver.

Comme je passai beaucoup de temps avec Pope


pendant la semaine qui suivit, il devint plus facile
de chasser Vaughn de mes pensées. Il m’occupait
à peine l’esprit. Je gagnais en assurance chaque
jour, convaincue que je serais capable de l’assister
sur sa mystérieuse œuvre et de travailler sur la
mienne.
J’avais survécu à ses mots cruels, à sa tendance
agaçante à débarquer dans ma vie avec ses
ordures, son sang et ses railleries. Et il pouvait
faire étalage de ses partenaires de fellation à
longueur de journée, je m’en tapais. La plupart
des élèves de Carlisle Prep n’étaient pas encore
majeurs, et je doutais qu’il soit assez stupide pour
tenter toute entourloupe avec eux.
Pope et moi travaillions toute la journée, de
l’aube au couchant – lui sur sa création, moi sur la
mienne – et nous mangions des gâteaux et buvions
du thé sucré pendant la pause de midi. Pope
travaillait sur un superbe tableau, sur une toile aux
dimensions démesurées. Il voulait peindre un
Londres futuriste, post-apocalyptique – sombre,
subversif, et particulièrement gris. Pour l’instant,
il posait les tons et la coloration générale sur la
toile. Pendant toute cette période, le château était
notre terrain de jeu, puisque entièrement vide, à
l’exception d’une poignée de membres du
personnel et de mon père, terré dans son bureau. À
l’heure du dîner, Raff et moi allions à pied à la
ville voisine pour manger des fish and chips et
revenions repus, satisfaits et légèrement ivres à
cause de la bière fraîche. Poppy continuait de
m’envoyer des sucreries, et parfois Pope et moi
trempions des palets de chocolat dans nos cafés et
les dévorions avant de commencer la journée.
Le vendredi, les élèves des cours d’été
commencèrent à arriver au château. Le samedi, ils
allaient envahir les couloirs dans une ruée de
couinements et gloussements, et se préparer pour
les cours de lundi. Raff et moi évitâmes tout ce
raffut en empruntant le bateau de papa pour partir
en balade sur la Tamise tout le week-end en nous
bourrant la gueule à la piquette. Le soleil brillait si
fort que ses rayons pénétrèrent ma peau. Mes
taches de rousseur se révélèrent et mes cheveux
devinrent dorés, et plus doux. Les petites rides
sous mes yeux réapparurent aussi, ce qui voulait
dire qu’enfin j’avais retrouvé le sourire.
Le dimanche, nous ancrâmes le bateau près
d’une petite colline et fîmes un pique-nique, au
cours duquel Pope s’amusa à jongler avec des
fruits.
— Attrape ! criait-il quand je m’y attendais le
moins, me lançant des raisins et des abricots dans
la bouche.
Il était toujours de bonne humeur, blagueur et
facile à vivre – si différent des artistes torturés et
maussades auprès desquels j’avais grandi. Mais je
savais qu’une noirceur se cachait derrière ce
sourire éclatant.
— Comment va ta sœur ? demanda-t-il, à
l’improviste, après qu’on avait décidé de plonger
nos pieds dans l’eau glacée.
Je n’avais aucun doute sur le fait que Raff ne
s’intéressait pas le moins du monde à Poppy.
Ayant grandi avec lui, je connaissais son genre de
fille. Ni Poppy ni moi ne correspondions. Il aimait
les filles douces mais folles. Surtout folles. Toutes
les filles avec qui il était sorti à Carlisle Prep
avaient fini par abandonner à cause de mauvaises
notes ou par se faire suspendre, ou virer. Usage de
drogues, automutilation ou sévère dépression avec
dysmorphophobie, elles avaient toujours une
raison de disparaître.
La normalité l’ennuyait à mourir, et je savais
que même mon moi légèrement gothique était trop
sage pour davantage que de l’amitié. Même ma
version All Saints High – cheveux teints et
fringues bizarres – aurait été trop conventionnelle
pour lui. À ses yeux, Poppy était un ange prude.
— Elle va bien. Elle a bien aimé la Californie,
dis-je avec prudence, faisant référence à la période
précédant sa rupture avec Knight. Mais je crois
qu’elle est contente d’être rentrée au Royaume-
Uni.
— Poppy fait tout à fait californienne.
Raff fourra un grain de raisin dans sa bouche.
Je chassai sa remarque d’un haussement
d’épaules.
— Et Vaughn Spencer ? Vous vous entendez
comment en ce moment ?
J’avais envie de rire, parce que qui sait ? La
dernière fois que je l’avais vu, il m’avait sauvée
d’un incendie avant de me promettre de me faire
ma fête. Personne ne savait ce que Vaughn avait
dans la tête, y compris Vaughn lui-même. J’avais
arrêté d’essayer de le comprendre.
— Aucune importance.
Je dessinai des cercles dans l’eau du bout de
l’orteil.
— Je veux rester ici. Je veux bosser avec Harry,
papa et Alma. Avec toi. Si ça veut dire que je dois
tolérer cet enfoiré pendant six mois, qu’il en soit
ainsi. Il n’est plus le roi de l’école. Et s’il essaie
de me faire du mal, je n’hésiterai pas à lui faire
payer.
Pope sourit.
— Quoi ? demandai-je, sourcils froncés.
— Cet enfoiré t’a endurcie, observa-t-il, avant
de se lever et de secouer ses pieds mouillés sur
mon visage.
J’essayai de le frapper à la cuisse, mais il
attrapa ma main et me releva. Je ne voulais pas
rentrer à Carlisle. Les couloirs seraient bondés
d’élèves, les toilettes constamment bouchés, et je
devrais recommencer à porter des tongs dans la
douche pour ne pas choper de mycoses. Le calme
et la solitude d’avoir papa et Rafferty pour moi
toute seule allaient me manquer.
— C’est moi qui me suis endurcie. Ce soi-
disant enfoiré n’a rien à voir avec ça, sifflai-je.
— Quelle fougue pour une Vierge, s’étonna
Raff, me rappelant que ses deux sœurs étaient des
fanas d’astrologie. Ce qui me fait penser, c’est
bientôt ton anniversaire. Tu as une idée de
cadeau ?
J’avais bien quelque chose en tête, mais ce
n’était pas le moment de lui demander. L’idée était
si folle, je savais que ça lui plairait. Même si ce
n’était pas le genre de choses que l’on demande à
son ami d’enfance. Enfin, Raff et moi étions tous
deux un peu anormaux, et il ne reculait devant
aucune bizarrerie.
— Oui, mais il faudra que tu gardes l’esprit
ouvert.
— Mon esprit n’est qu’ouvert. Un artiste avec
un esprit fermé est comme un danseur sans
membres.
Il me fit un clin d’œil.
Nous rassemblâmes nos affaires et grimpâmes
sur le bateau. Sur le chemin du retour, il se mit à
bruiner. C’était la première pluie de la saison ;
l’été touchait à sa fin, et avec lui mes quelques
semaines de bonheur ininterrompu. À partir de
lundi, tout changerait.
Je n’étais pas prête, et en même temps je me
sentais mûre pour une aventure que j’étais
incapable de décrire. L’air vibrait de possibilités.
Je n’avais dit à personne sur quoi je travaillais. Je
voulais aider Vaughn à livrer son œuvre à la Tate
Modern, puis proposer la mienne à des galeries
privées dans l’espoir de décrocher un bon stage.
Je me rappelai d’une chose tandis que Raff était
en train d’ancrer le bateau et de m’aider à
descendre. Je jetai mon sac à dos sur mon épaule
et le regardai, curieuse.
— Tu sais, je ne t’ai jamais demandé qui tu
avais choisi comme assistant.
Il aurait été logique qu’il me le propose à
l’instant où nous avions su que je n’étais pas prise,
mais il ne l’avait pas fait. Je n’avais pas abordé la
question, parce que cette histoire de stage était un
sujet sensible pour moi. J’avais même refusé d’en
parler pendant un temps.
Raff sourit avec suffisance et me donna une
réponse qui fit trembler la terre sous mes pieds.
— Oh ! je ne la connais pas. Elle m’a écrit une
lettre déchirante disant à quel point elle voulait ce
stage et, franchement, que son père ait investi huit
cent mille livres dans l’exposition que j’ai prévue
l’été prochain a aidé. Elle s’appelle Arabella
Garofalo. D’ailleurs, elle vient de Californie, elle
aussi. Elle pourra peut-être devenir ton amie.
Aucune chance.
C’était un coup de théâtre cruel, mais je n’étais
pas tellement surprise. J’inventai une excuse et
pris congé de Raff aussitôt, le sang quittant mon
visage tandis que la rage emplissait mon cœur.
Aucune chance, au risque de devenir suicidaire.
Je ne me montrai pas au réfectoire pour le dîner
festif du dimanche soir, qui marquait le début
officiel à la fois des cours d’été et des stages.
L’idée qu’Arabella y soit assise à côté de Raff
me donnait envie de m’arracher les cheveux
jusqu’au dernier, sans parler de la perspective de
revoir Vaughn.
Ils devaient être arrivés, mais je n’avais aucune
intention d’aller les voir de mon plein gré.
Je faisais les cent pas dans ma chambre, mon
lecteur de CD coincé dans la ceinture de mon
pantalon de jogging. Les paroles de Lit me
rappelaient que j’étais ma pire ennemie.
Je finis par sombrer dans l’inconscience sur
mon lit à un moment donné, le casque toujours sur
les oreilles. Je ne sais ni quand ni comment, mais
je dormais bel et bien… jusqu’à ce que je sente
une main écarter mes cheveux et un souffle chaud
et âpre effleurer mon oreille.
On tira doucement le casque, qui s’enroula
autour de mon cou.
— Je t’aime bien dans cette position, Gentille
Fille. Celle d’un chien apeuré replié sur lui-même.
Cette fois-ci, je ne fis pas semblant de dormir.
Cette fois-ci, j’attrapai la main dorée, toute-
puissante, soi-disant assurée et la tordis, tout en
me redressant pour m’asseoir dans le lit. J’ouvris
grand les yeux, qui papillonnèrent et tentèrent de
trouver un rayon de lumière dans la chambre
plongée dans l’obscurité. Dans la demi-seconde
qu’il me fallut pour m’adapter, Vaughn m’avait
repoussée en arrière et capturé les poignets, qu’il
plaquait contre le matelas, son genou entre mes
jambes.
— Ne touche plus jamais à mes mains, me
grogna-t-il au visage.
J’éclatai de rire, puis me cambrai, essayant de
soulever mon bassin pour le frapper, puisque mes
mains étaient captives. Il mit plus de poids sur
moi, riant sombrement, alors que son genou
appuyait accidentellement contre un point sensible
entre mes jambes. Je me demandai s’il était assis à
côté d’Arabella pendant le dîner. S’ils s’étaient
déjà rabibochés après ce qui s’était passé chez moi
et s’ils avaient charmé Pope afin d’être dans ses
petits papiers. Je n’avais pas eu l’occasion de
prévenir Raff pour Arabella. J’avais eu besoin de
me calmer avant de lui expliquer.
— Comment…
Ma question resta en suspens, et je le fusillai du
regard.
— J’ai changé la serrure, fulminai-je.
Il bougea à peine, faisant cesser la friction entre
son genou et mon entrejambe, et je faillis gémir.
La pression avait été si bonne, et je pris sur moi
pour ne pas me tortiller sur le matelas afin de
retrouver ce contact.
— Tu n’as donc rien appris ? Tu peux changer
de serrure, de code postal, de cheveux, de garde-
robe, tu peux changer toute ta putain de vie, je te
retrouverais toujours. Je toucherais à tes affaires.
Je revendiquerais mon bien.
— Tu es tellement imbu de toi-même.
— Je parie que, toi aussi, tu aimerais bien être
imbue de moi.
— Continue de t’en persuader pendant que tu
me tiens en otage. On sait tous les deux que je te
donnerai un coup dans les couilles et te
poignarderai dans le cœur si tu me lâches.
J’aurais aimé être dans l’exagération, mais,
après ce qu’il avait fait avec Arabella le dernier
jour de lycée, ce n’était pas le cas. Il avait beau
m’avoir sauvée, je le haïssais de tout mon cœur
depuis cette humiliation, sans même savoir
pourquoi cela me bouleversait tant.
— Ne te prends pas pour plus forte que tu ne
l’es, ricana-t-il. Pendant six mois, tu vas subvenir
à mes moindres besoins, Gentille Fille. Putain, je
compte bien te laisser de jolis souvenirs et
quelques conseils en matière d’art.
— Va crever.
— Bientôt, mais pas assez tôt pour toi.
— Embrasse-moi, lançai-je avec malice.
Je décidai de me prêter à ses jeux
psychologiques, et tentai de regagner un certain
pouvoir dans notre échange.
Il fronça les sourcils.
— Tu as peur de tomber amoureux ? fis-je avec
un sourire sage. Ne t’inquiète pas. Je ne vais pas
te supplier de…
Il écrasa violemment sa bouche sur la mienne,
affamé, désespéré et plein de désir, et enserra mes
cheveux dans son poing pour que je ne puisse pas
me dérober et lui refuser le baiser. Sa langue
glissa sur la mienne, lui donnant une caresse
joueuse, un « tu m’as manqué ».
Je gémis dans sa bouche, et il libéra mes
poignets, posant ses mains sur mes joues,
intensifiant notre baiser. Je passai mes ongles dans
son dos à travers son T-shirt, pour y laisser des
marques. Un rire rauque s’éleva du fond de sa
gorge.
Peace Sells de Megadeth résonnait de manière
déformée dans nos oreilles – le disque tournait
encore dans le lecteur de CD en marche.
Vaughn et moi nous détestions, mais nos corps
ne semblaient pas partager ce sentiment.
Ce qu’il ne remarqua pas, trop occupé à passer
ses doigts dans mes cheveux, à dévorer ma langue
et à conquérir ma bouche, c’est que j’avais glissé
ma main libre sous le matelas pour récupérer un
petit canif. Tandis que ses lèvres glissaient de ma
bouche à mon cou, me rendant ivre et délirante de
désir, je portai la lame à sa gorge. Sa pomme
d’Adam ne tressauta même pas quand le métal
froid entra en contact avec sa chair.
Je sentis son sourire contre ma peau, puis ses
dents parcourir ma mâchoire, me taquinant avec
insouciance.
— Tu vas me tuer, Gentille Fille ?
J’enfonçai la lame un peu plus dans sa gorge,
mon pouls explosant comme des feux d’artifice.
Je sentais contre ma poitrine les battements de son
cœur, qui restaient calmes et réguliers. Peut-être
Vaughn était-il réellement un psychopathe. Je
n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi froid
et impassible.
— Oui, si tu continues de me narguer. On est
sur mon terrain, on joue selon mes règles.
— Tu veux parier ?
— Tu as convaincu Arabella de prendre le poste
d’assistante. Tu as même réussi à faire raquer son
père pour que ça marche. Pourquoi ? Tu la
détestes.
— Je te déteste plus encore.
— Je répète – pourquoi ? Je ne t’ai rien fait. J’ai
gardé ton secret.
Ton secret stupide et insignifiant, eus-je envie
d’ajouter.
— Tu étais une petite souris qui se laissait faire,
ce qui me coupait toute envie. Maintenant, tu es
une petite conne impertinente. Cette version me
les brise aussi. Mais je ne te crois pas capable
d’enfoncer ce couteau dans ma peau, ma belle.
— Ne me tente pas, l’avertis-je d’une voix
tremblante.
Je n’avais jamais fait de mal à personne, mais je
savais que Vaughn m’y amènerais. Il me faisait
toujours faire des choses insensées. Je l’avais
recousu. Le poignarder serait comme boucler la
boucle.
« Une nana te bottera le cul. J’espère qu’elle te
plantera au passage », avait dit Knight à Vaughn le
dernier jour de cours.
Il n’avait pas tort.
Vaughn finit par détacher ses lèvres de moi, et
recula la tête pour me regarder dans les yeux
malgré l’obscurité. Il était d’une beauté à couper
le souffle.
— C’est précisément ce que je fais. Je t’ai dit
de me montrer de quoi tu étais capable. Joue le
jeu, articula-t-il.
Bordel. Il m’invitait presque à lui faire du mal.
Et j’allais le faire. Je changeai l’angle de la lame
pour l’écarter de sa pomme d’Adam et choisir un
endroit où je ne voyais ni ne sentais le renflement
d’une veine. Comme il demeurait silencieux et
immobile, je plantai la lame dans sa peau. Je
n’arrêtai que lorsque je sentis un filet de sang
couler vers son T-shirt noir, formant une petite
rivière. Je retins mon souffle, regardant la coupure
dans sa gorge, fascinée.
Avant que je comprenne ce qui se passait,
Vaughn m’avait arraché le couteau et le pointait
sur mon cou avec un sourire poli.
— À moi. Maintenant, suce-moi bien. Je sais
combien tu aimes mon sang. Arabella et Alice ne
t’appellent pas Drusilla pour rien.
Je déglutis, mais ne bougeai pas.
Il avait raison, bien sûr.
Faire couler son sang et le sucer m’excitait, et
cela me mortifiait.
Je savais que j’allais prendre mon pied, et je ne
voulais pas lui donner cette satisfaction.
— Nan. Je crois que je vais attendre de voir qui
va le plus loin, m’entendis-je dire.
Je n’arrivais pas à croire que ces mots avaient
quitté ma bouche. Notre baiser m’avait
manifestement rendue ivre. Je ne voulais pas qu’il
me blesse. Et j’étais certaine qu’il le ferait. C’était
le sanglant Vaughn Spencer, pour l’amour du ciel.
Et je n’y étais pas pour rien.
Il planta la lame dans ma chair, mais s’arrêta
avant même que j’aie mal.
— Putain, t’es tarée.
Il se mit à rire, ses yeux pétillant comme si
cette révélation le soulageait.
Il avait à présent une complice. Je ne dis rien.
J’attendis qu’il me renvoie l’ascenseur, pour ainsi
dire. Puis je sentis une chose que je n’avais pas
sentie lors de nos autres baisers.
Son érection contre mon ventre.
J’étais à la fois terrifiée et folle de joie. Mon
cœur bondissait dans tous les sens dans ma
poitrine, à une vitesse et un rythme
indéfinissables.
Je l’avais déjà vu bander, quand Arabella lui
avait taillé une pipe, même s’il n’avait pas joui.
C’était le mec le moins excité que je connaissais.
Vaughn fronça les sourcils, et nos regards
descendirent jusqu’à l’endroit où nos corps se
touchaient, son entrejambe contre mon nombril.
Mon cœur. Mon pauvre cœur désespéré avait du
mal à gérer toute cette adrénaline. Mon corps, en
revanche, s’animait comme jamais il ne s’était
animé. Il s’épanouissait, se réchauffait, et suppliait
d’avoir la permission de se frotter contre lui.
— Ça ne m’est jamais arrivé, dit-il, le couteau
toujours contre mon cou. D’habitude, je… les
contrôle. Désolé.
Est-ce qu’il venait de s’excuser de bander alors
que nous étions collés l’un à l’autre ? J’avais
envie de rire, mais me retins même de sourire.
— Comme c’est mignon.
— Malheureusement, toi aussi, dit-il, une
expression perdue et un peu perplexe sur son
visage de marbre.
— Ça ressemble fort à un compliment.
Je ne pouvais pas m’empêcher de sourire.
Vaughn ne commentait jamais le physique des
filles. Il était immunisé.
— Suce mon sang, dit-il, narquois, changeant
de sujet.
— Sinon tu enfonces la lame ?
— Ton cou est trop joli pour que je le tranche.
Je peux te taillader ailleurs, cela dit.
Il fit courir le couteau sur mon haut, pressant
sur le tissu.
J’écarquillai les yeux, mais fis mine de garder
mon sang-froid. Il trancha le tissu, déchirant mon
haut par le milieu. Je me retrouvai seins nus
devant lui, mes tétons durs pointant vers son
visage.
Touche-nous. Mords-nous. Bordel, épouse-
nous.
Tout était enflé, dans cette atmosphère chargée
de sexe. Qu’est-ce qu’il avait, mon débile de
corps ? Cette personne et moi nous détestions.
Demain matin, on ne se saluerait pas dans le hall.
— Suce. Mon. Sang, répéta-t-il, dressé au-
dessus de moi.
Une goutte dudit sang tomba directement dans
ma bouche. Je refusai d’y goûter, pressant mes
lèvres l’une contre l’autre.
Sa main bougea entre nous, s’apprêtant à
découper mon bas de pyjama. Le canif courut le
long de la fente de mon sexe à travers le tissu, et
je frissonnai. Je lui attrapai le poignet.
— Bordel, lâchai-je.
Je le tirai par le col de son T-shirt, suçant son
sang comme une affamée. Je ne sais pas pourquoi
cela me rendait dingue à ce point – était-ce parce
que son sang était chaud, métallique et si doux sur
ses traits froids de statue, ou parce que c’était moi
qui lui avais fait ça ? J’avais blessé l’homme qui
parvenait à détruire tout ce et tous ceux qui se
dressaient sur son chemin. Je sentis une humidité
se répandre entre mes jambes et me surpris à me
frotter contre lui malgré moi, suçant sa gorge plus
fort en gémissant.
Je voulais qu’il me touche, et je m’en foutais de
savoir que je le regretterais demain.
Je ne faisais pas ça pour lui faire du bien. Je
voulais que lui me fasse du bien.
Et demain, quand la réalité d’Arabella, Pope,
Vaughn et moi me tomberait inévitablement
dessus, au moins aurais-je un bon souvenir auquel
me raccrocher.
Je pris sa main et la guidai entre nous, la
fourrant dans mon pyjama, la gorge serrée tandis
que je continuais de sucer son sang. Sa main se
figea au niveau de ma ceinture, refusant d’aller
plus bas. Je fronçai les sourcils et sondai son
visage. Mes lèvres étaient gonflées et sensibles.
— Je veux que tu le fasses, confirmai-je, au cas
où il aurait besoin d’un consentement oral.
Il se contenta de me dévisager, comme si j’étais
une parfaite inconnue.
— Je ne fais pas ça, dit-il au bout de quelques
secondes d’une voix pesante, étrange.
— Tu ne fais pas quoi ?
Ses narines se dilatèrent, la veine de sa
mâchoire carrée se tendit sous le coup de
l’agacement.
— Rien de tout ça.
— Tu es vierge ? plaisantai-je en haussant un
sourcil.
Il pouffa de dégoût et s’écarta de moi pour se
lever. Tout se passa si vite, je n’eus pas le temps
d’analyser sa réaction. Il remit correctement son
pénis dans son jean, et attrapa son téléphone et
son joint sur ma table de nuit – manifestement, cet
enfoiré s’était mis à l’aise avant de me réveiller.
Encore.
Seulement, cette fois, je n’avais pas fait
semblant de dormir. Non. Je l’avais laissé se servir
de moi, dans mon lit.
Ouais, tu lui as vraiment donné une leçon,
Lenny.
Quelle idiote.
La honte m’envahit quand la réalité me frappa
de plein fouet.
Je lui avais demandé de me doigter.
Et il avait dit non.
Je me redressai, croisant les bras sur la poitrine.
— Si tu reviens, je viserai une veine, et je
planterai le couteau beaucoup plus loin.
— Ça te fera plus de sang à sucer.
Il haussa les épaules, alluma son joint, et
resserra les lacets de ses rangers. Il ne m’accorda
pas même un regard.
— Peut-être que la prochaine fois, je te tuerai.
Tu ne manqueras à personne. Peut-être à ta mère,
dis-je en faisant claquer mes lèvres.
— J’en doute, répliqua-t-il, le joint allumé entre
les lèvres, rangeant son Zippo dans sa poche. Mais
si tu me tues, je te tue aussi. Pour qu’on puisse
rejoindre les fantômes. Ce n’est pas dans cette
chambre qu’elle a tué son mari ? C’est un peu
tordu, GF.
Comment savait-il pour les fantômes ?
Pour ma chambre ?
Il n’était venu qu’un été. Une fois. Et il n’avait
parlé à personne.
Mon expression devait trahir ma stupéfaction. Il
m’adressa son sourire rare, condescendant, qui me
donna des envies de meurtre.
— Fairhurst n’arrêtait pas de parler du petit
terrain de jeu de ton papa. Tu as grandi ici, mais je
connais des endroits secrets que tu serais
incapable de trouver. Si tu joues les bonnes cartes,
et que tu me prouves que tu sais tailler une pipe, je
pourrais t’en montrer certains – du moment que tu
ne confonds pas ça avec une relation, ou que tu ne
t’attends pas à ce que je te branle. Je ne branle pas
les autres. Le plaisir des autres me fait débander.
Il avait parlé si crûment que j’espérais qu’il
plaisantait. Il se dirigea vers la porte, calme et
sérieux.
— Tu veux que je te fasse jouir mais tu refuses
de me faire jouir ? clarifiai-je alors qu’il se tenait
sur le palier de ma chambre, dos à moi.
Comment une fille pourrait y consentir ?
Pourtant, des dizaines de filles avaient accepté à
All Saints High. J’en avais été témoin.
— Elle apprend doucement mais comprend
vite.
Il sortit sans se retourner et claqua la porte.
10
Vaughn

Le lendemain, je parvins à me débarrasser de


mes parents, venus m’aider à m’installer à
Carlisle.
Mon père partit chasser avec un groupe de ses
amis riches dans la banlieue du trou-du-cul du
Berkshire. Maman était occupée à meubler ma
chambre et à passer du temps avec son BFFG
(BFF gay), Fairhurst.
Je débutai ma journée à six heures du matin par
un jogging pour me défouler. La discipline serait
la clé pour survivre à cette conne pendant six
mois, et j’en avais à la pelle. Après une douche
rapide, un café et une clope, je pris les deux clés
du sous-sol où était rangée mon œuvre en cours et
m’y rendis. À part à Edgar, je ne la montrerai à
personne tant qu’elle ne serait pas achevée. C’était
à l’inverse du but de ce prestigieux stage, mais,
tant pis, je n’étais pas venu ici pour apprendre.
J’étais venu pour me venger.
Pénétrer dans mon atelier était un poil plus
difficile que d’entrer par effraction dans le
Pentagone. J’avais mis tout un système en place
pour me garantir une intimité totale. Pour
commencer, cette pièce était autrefois le garde-
manger du château – froid, sec, et sous terre –, et
donc l’endroit parfait pour entreposer du marbre et
de la pierre. Il y avait deux portes, et donc deux
serrures, afin que personne ne voie ce sur quoi je
travaillais.
Et je travaillais dur pour être sûr que mon
œuvre serait la meilleure.
Je pris une perceuse et m’escrimai avec la
sculpture, de la poussière de pierre s’amoncelant à
mes pieds. Help I’m Alive de Metric passait à
plein volume dans mes écouteurs pendant que je
travaillais. La forme de la statue commençait à se
dessiner en trois dimensions. J’avais pensé à cette
sculpture plus que je ne voulais bien l’admettre
pendant mes quelques semaines de vacances en
famille dans les Hamptons, à glander et feindre la
normalité. J’avais fini par la faire envoyer
directement en Angleterre, parce que je ne
supportais pas de la regarder et que je craignais
que les gens la voient si je travaillais dessus
pendant l’été.
Je traçai des marques de référence au crayon,
coupai, sculptai, et polis la sculpture toute la
journée, sachant que Lenora devait être en train
d’errer sans but dans le château pour me trouver.
Elle était libre de faire ce qu’elle voulait de ses
matinées et de ses après-midi. Je n’allais pas
solliciter ses services, excepté ses lèvres quand
elles s’enrouleraient autour de ma queue tous les
soirs.
Du moment que je pouvais la surveiller, elle
pouvait se balader librement et jouer avec ses
détritus.
J’essayai de me sortir la nuit précédente de la
tête – surtout la partie où elle avait fourré ma main
dans son pyjama. Je pensais avoir bien réagi.
Même si elle soupçonnait que j’étais vierge.
Merde.
Quelle importance, comment j’avais réagi ?
Elle n’était personne, putain. Pourquoi ça
m’atteindrait ?
OK, Vagin McFilsdechatte. Tu t’occuperas de
cette éternelle question quand tu auras fini de
travailler.
Vers 18 heures, j’entendis frapper à la porte de
la cave. Pour atteindre mon atelier, il fallait passer
une première porte, descendre un escalier en
pierre, et passer une seconde porte une fois arrivé
en bas. Essuyant la sueur et la poussière de mon
front, je me retournai et pris les clés dans ma
poche. Je ne portais ni combinaison de protection,
ni lunettes, ni masque pendant que je sculptais. Si
mes poumons devaient s’affaisser à vingt-cinq ans
parce qu’ils étaient remplis de pierre, de beuh et
de goudron, soit.
J’ouvris la porte du bas et, arrivé en haut de
l’escalier, je m’accoudai à la seconde.
— Mot de passe ? grondai-je.
Si Gentille Fille avait réussi à me trouver, Dieu
sait comment, je la punirais en l’attachant à son lit
et en lui faisant boire cinq litres de mon sang tout
en la regardant gesticuler de honte.
— Lâche-moi la grappe, grogna Edgar Astalis
de l’autre côté.
Nous nous étions mis d’accord sur « Michel-
Ange », mais sa réponse semblait pertinente.
Quand nous nous étions mis d’accord pour que
j’accepte ce job, j’avais dit au vieux qu’il pouvait
surveiller l’avancée de mon travail. Il fallait bien
que quelqu’un vérifie que je n’allais pas présenter
une bite en marbre de trois mètres de haut à la
Tate Modern, dans six mois.
Je déverrouillai la porte et lui fis signe de me
suivre en bas.
Une fois devant la sculpture, il fronça les
sourcils.
— J’aimerais qu’une chose soit claire, dit-il,
contemplant le contour général sur lequel j’avais
trimé toute la journée. Je sais que tu n’as pas
facilité la vie de Lenny au lycée. Et j’ai fermé les
yeux, parce que je crois qu’il nous revient à
chacun de tracer notre propre chemin dans la vie.
Mais si tu essaies de faire du mal à ma fille – ou
que tu lui en fais sans le vouloir, d’ailleurs –, je
ferai en sorte qu’aucune galerie européenne ne
travaille jamais avec toi. Je me suis bien fait
comprendre ?
— Parfaitement.
Je fourrai mes poings dans mes poches, calme.
J’acceptai sa menace sans sourciller – pas
nécessairement parce que je ne comptais pas faire
de mal à sa fille, mais parce que je ne comptais
pas m’établir en tant qu’artiste. Je sculptais parce
que j’aimais ça. Devenir couvreur pourrait tout à
fait me satisfaire.
Il secoua la tête.
— Les têtes sont disproportionnées. La
composition n’est pas bonne. Il te faudra peut-être
repartir de zéro.
— Mon cul.
— Surveille ton langage. Et comme je l’ai dit –
peut-être. Ce n’est pas au niveau de ce à quoi tu
m’as habitué. Tu y as mis ton talent, mais où est le
reste ? Il faut mettre tout ton cœur dans cette
œuvre.
Je n’ai pas de cœur.
— J’y travaille, dis-je.
Je savais qu’il avait raison. J’étais devenu
négligent, pas parce que je manquais de talent ou
de technique, mais parce que regarder cette statue
m’étais difficile et que lui rendre justice était quasi
impossible. L’air était plus rare au sommet. Plus
vous aviez du succès, plus les attentes sur votre
travail étaient suffocantes – une autre raison pour
laquelle les artistes étaient tous déprimés.
Il examina la sculpture. J’avais l’impression
qu’il m’ouvrait les entrailles et me triturait les
organes.
Il secoua la tête.
— Travaille plus dur. Communique avec cette
sculpture, gronda-t-il d’une voix aussi imposante
que son corps. Le Pr Fairhurst te cherche. Il est en
haut. Oh ! et, Vaughn ?
Je me tournai vers lui, m’attendant au pire.
— Tu foires cette sculpture, tu me fais regretter
de t’avoir donné ce stage, et je t’assure, papa
Spencer ne viendra pas à ta rescousse cette fois.
Ce n’était pas la première fois qu’on me
menaçait que mon nom de famille ne me sortirait
pas de la mouise.
Mais c’était la première fois que j’y croyais.
Je poussai la porte du bureau de Harry sans
frapper, et m’appuyai contre le chambranle quand
je pris conscience de la scène que j’avais surprise.
Un homme – un élève, certainement – était penché
en avant, les coudes sur le rebord de la fenêtre,
pantalon baissé, son cul laiteux en l’air. Harry
était courbé, cul sur son bureau, pantalon ouvert,
en train de se caresser en profitant de la vue.
D’ennui, je sortis mon téléphone et regardai
l’heure, en sifflotant le générique de Kill Bill.
— Merde, marmonna Harry quand il
m’entendit.
Il rangea sa demi-molle dans son pantalon sans
se presser, comme si je l’avais interrompu en plein
repas.
L’adolescent à la fenêtre se redressa et tomba
sur les fesses en poussant un cri de surprise.
Je bâillai.
— Je t’en prie. Pas à moi. Vous êtes mignons
tous les deux.
— C’est vrai ?
Le jeune, qui se relevait en remettant
maladroitement son jean, me regarda avec de
grands yeux verts.
Mon nom était connu entre ces murs à cause de
mes frasques pendant la session d’été il y avait
longtemps, et il était difficile de louper un visage
aussi aigri que le mien. Il savait qui j’étais.
— Non, dis-je en entrant d’un pas tranquille.
Maintenant dégage et ferme la porte derrière toi.
Ce qu’il fit, toujours en train de se tortiller pour
entrer dans son jean quand il ferma la porte. Je me
tournai vers Harry, qui s’installa à son bureau et
lissa sa chemise, faisant semblant d’avoir un
minimum de bonnes manières.
— Jolie prise, commentai-je, toujours debout.
— Pardon ?
— Tu te le tapes, c’est évident.
J’agitai mon pouce par-dessus mon épaule, en
direction de la porte.
— Oh ! ça, fit-il en agitant le doigt,
s’éclaircissant la gorge. Il est en dernière année. Il
a eu dix-huit ans la semaine dernière. Je ne l’ai
même pas touché…
— Crois-moi, dis-je, lui coupant la parole. Je
m’en fous royalement.
— Oui. Bien. Alors…
Il attrapa une énorme pile de papiers sur son
bureau et il la parcourut rapidement. Puis il
suspendit son geste, se gratta l’oreille, leva les
yeux et ouvrit la bouche, avant de froncer les
sourcils.
— Bon sang, qu’est-ce que c’est que ça ?
demanda-t-il en montrant mon cou. Un suçon ? Tu
as trouvé l’amour ?
— Ne gâche pas ce beau moment avec un gros
mot pareil. (Je lui adressai un sourire moqueur.)
Qu’est-ce que je fais là, Harry ?
— C’est Lenny. Je voulais m’assurer que tu
n’étais pas trop dur avec elle.
Non, c’était faux. Il n’y avait que sa petite
gueule qui l’intéressait. Je sortis mon Zippo de ma
poche arrière et l’actionnai. J’avais dit à Edgar ce
qu’il fallait pour obtenir le stage, et il l’avait dit à
Harry, mais je ne compatissais en rien avec elle.
Harry poussa un lourd soupir.
— Nous avons un problème.
Je regardai de nouveau l’heure. J’avais loupé le
dîner, mais ce n’était pas grave. Ma mère avait
rempli mon mini-frigo de trucs déments.
— C’est à propos de ta mère.
Je relevai brusquement la tête.
— Je t’écoute.
— Comme tu le sais peut-être, elle m’a proposé
il y a quelques semaines de devenir associé dans
sa galerie de Los Angeles. C’est une galerie qui a
beaucoup de succès, c’est donc le cœur lourd que
je vais devoir dire non.
Je le dévisageai, impassible.
— Dis-moi en quoi ça me concerne, parce que
j’essaie de déterminer l’intérêt que je dois
accorder à cette histoire barbante.
— La raison pour laquelle je ne peux, en toute
conscience, devenir associé de la galerie est
purement légale, reprit-il en s’adossant à son
fauteuil de bureau, un sourire satisfait aux lèvres.
Ta mère est, faute de mots plus diplomates, une
dealeuse.
— Tu planes ou quoi ?
Je n’en revenais pas. Je connaissais ma mère.
Elle était plus droite qu’une règle, jamais elle ne
transgressait la loi. Non seulement elle était la
seule sainte de Todos Santos, mais elle n’avait pas
besoin de faire du trafic de drogue. Elle était déjà
plus riche que les Windsor. Elle donnait des
millions à des œuvres de charité tous les ans juste
pour se débarrasser de quelques billets.
— Oui, je plane quand je suis à Los Angeles –
grâce à la cocaïne la plus pure qu’on puisse
trouver, cachée dans les centaines de kilos
importés aux États-Unis dans les cadres des
tableaux qu’on lui envoie du monde entier. C’est
sacrément dommage. Un pilier de la communauté,
qui commet un acte si honteux. Dis-moi, Vaughn,
c’est combien d’années de prison pour des
centaines de kilos de cocaïne, en Californie ? Ça
doit chercher dans les cinquante, soixante ans.
Il fit un « tss-tss » désapprobateur en pianotant
de ses longs doigts maigres sur la table.
— Peut-être plus, s’ils veulent en faire un
exemple. Oh ! le FBI et le procureur général ne
lâcheraient pas Emilia LeBlanc-Spencer. Ce n’est
pas la plus facile à attraper, n’est-ce pas ? Une
occasion en or de couper les liens entre les
Spencer et la police locale, qui se plie à tous vos
caprices. Et ton père a eu son lot d’ennemis, qui
seraient prêts à tout pour voir sa bien-aimée jetée
en taule.
— Menteur.
Je frappai son bureau des deux mains, furieux.
Mais je savais qu’il avait des preuves. Il ne serait
pas si sûr de lui sinon.
Il soupira, comme si cette situation l’attristait.
— Il y a des photos partout. Des preuves à n’en
plus finir. J’imagine qu’elle a fait affaire avec les
mauvaises personnes.
— Toi. (J’écarquillai les yeux.) C’est toi qui l’a
mise en contact avec des fournisseurs.
C’était lui, la « mauvaise personne ».
— Vraiment ? dit-il en faisant claquer sa
langue. J’imagine que tu ne peux pas le prouver ?
Je ne pouvais pas, mais c’était la vérité. Il était
responsable. Évidemment – il avait fait en sorte
qu’elle commande des œuvres qui arrivaient
chargées de drogue à son insu, sans qu’on puisse
remonter jusqu’à lui. Bordel de merde.
Je secouai la tête.
— Ils sauront qu’elle n’a rien à voir avec ça.
— Est-ce un risque que tu veux prendre ?
demanda-t-il d’un air interrogateur.
Il connaissait la réponse à cette question.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Toi, répondit Fairhurst gaiement. Je veux
que tu sois discret. Obéissant. Et que tu me fiches
la paix. Quand tu es venu ici, tu pensais avoir un
avantage sur moi. Tu pensais que je t’avais choisi
parce que j’avais peur de toi. Mon mignon petit
cochon, je t’ai choisi parce que je voulais mettre
fin à tes plans sournois, hargneux et débiles – pour
te rappeler que c’est moi qui mène la danse. Un
faux pas, Spencer, et ta maman aura la réponse
inespérée à la fameuse question : est-ce que les
rayures lui vont bien ?
Le soi-disant cher ami de ma mère écarta les
bras de façon mélodramatique.
— Je te tuerai, crachai-je, tremblant de rage.
Il se leva et fit le tour du bureau, les mains
derrière le dos.
— Tu penses que ça ne m’est pas venu à
l’esprit ? Tu es un électron libre, comme ton père.
C’est pour ça qu’il y a sur ma Dropbox un dossier
prêt à être envoyé à mes bons amis du FBI si je
venais à mourir prématurément. Tu ne peux pas
me toucher, Spencer. Enfin…
Il se tut, me regardant des pieds à la tête avec
un sourire rance.
— Pas comme tu le voudrais.
Je serrai les dents, sentant le sang m’envahir la
bouche. Je m’étais mordu sans m’en rendre
compte. Il fallait que je garde mon calme. Maman
était le seul sacrifice que je n’étais pas prêt à faire
dans mon désir de détruire cet endroit.
— Comment ? sifflai-je.
Comment avait-il fait ?
Il fit un autre pas en avant, nos torses se
touchant presque. J’étais plus grand et plus large
que lui à présent – plus imposant, plus fort, et fait
de muscles qui n’existaient même pas dans son
corps.
— Il y a longtemps, j’ai vu qui tu étais
vraiment, Vaughn. Un prince sans cœur. Une
magnifique momie. Les émotions basiques te font
défaut – amour, haine, compassion. Je me suis lié
d’amitié avec ton idiote de mère, si naïve, pour
réussir dans le monde de l’art. Ton père ? Il savait
qu’il ne fallait pas me faire confiance.
Heureusement, il est soumis à sa femme et facile à
manipuler à travers elle. Si tu es venu ici pour te
venger, autant jeter ta vendetta par la fenêtre.
Notre secret le restera. Tu vas jouer selon mes
règles à présent, mon cher enfant. Ou bien c’est
moi qui mettrait fin à ta vie.
11
Vaughn

— Entrez.
J’ouvris la porte du cottage de mes parents.
Papa se tenait debout devant une fenêtre donnant
sur le lac, les mains dans les poches de sa tenue de
chasse, les sourcils froncés. Tout allait bien. Cet
air renfrogné était son expression par défaut. Il ne
souriait que quand ma mère était là.
— Occupé ?
Je tentais le coup de la conversation banale. Il
se tourna vers moi et s’assit dans un fauteuil
inclinable près de la fenêtre, où il servit deux
verres de cognac d’une bouteille en cristal carrée.
Dieu bénisse le Royaume-Uni, où j’avais
légalement le droit de boire.
— Épargne-moi les civilités. Nous ne sommes
pas ces gens-là.
Il avait raison. Nous détestions tous les deux les
civilités d’usage, mais j’étais à cran. Je m’assis
face à lui, à moitié soulagé que maman ne soit pas
là. Puis je me rappelai qu’elle était peut-être avec
Harry, et la haine me serra les entrailles. Je n’étais
pas certain qu’elle soit en sécurité avec lui.
Pourtant, j’étais suffisamment égoïste pour ne pas
dire à mon père ce qui venait de se passer avec
Fairhurst.
J’étais un pèlerin en marche, et la chute de
Harry Fairhurst ma quête personnelle vers la
rédemption.
Si je racontais tout à mon père, il s’occuperait
lui-même de Harry, et cela n’avait plus aucun
intérêt. J’étais venu en Angleterre pour une raison
précise. Mon propre Mange, Prie, Aime.
Tue, Chasse, Désire.
— Joli suçon, lança papa en montrant son
propre cou mais les yeux rivés sur le mien. Elle a
essayé de te tuer ?
— Elle en serait bien capable.
Il prit une gorgée de cognac, haussant un
sourcil.
— Te connaissant, elle avait certainement une
bonne raison. Faut conclure, gamin. Fais de nous
des grands-parents avant la retraite, tu verras, ce
sera le chaos. Ta mère voudra t’aider à élever le
petit.
— Je ne veux pas d’enfants.
Il posa son verre sur la table et noua ses doigts.
— Dix-neuf ans ; tu es trop jeune pour prendre
cette décision. C’est l’âge où il faut s’entraîner.
Avec un préservatif. Plusieurs, si besoin. Qu’est-ce
qui te ronge, et en quoi puis-je t’aider ?
Je me laissai tomber dans un fauteuil avec un
soupir. Papa voyait clair en moi. Maman avait un
sixième sens, elle savait ce dont j’avais besoin
quand j’en avais besoin avant que je sache que
j’en avais besoin. Mais Baron Spencer ? Il lisait
en moi comme dans un vieux Playboy de la salle
d’attente d’une clinique de don de sperme.
Je fixai le tapis du regard, bougon.
— Imaginons qu’une personne a en sa
possession quelque chose que tu ne veux pas voir
révélée au grand jour. Genre une vidéo, ou une
preuve d’un truc que tu as fait. Tu sais que ce
qu’elle a est en béton. Que c’est pas des conneries.
Cette personne dit qu’elle l’a sur son cloud, prêt à
être envoyé si tu fais un seul faux pas…
Je relevai la tête pour sonder son visage, à la
recherche de traces de surprise ou d’inquiétude. Il
n’y en avait aucune.
— Comment ferais-tu pour récupérer cette
information, et comment l’effacer de tous ses
dossiers pour être sûr qu’elle ne puisse pas en
faire des copies ?
Mon père garda le silence un moment. J’avais
envie de cogner dans les murs, de le cogner lui,
puis moi-même. J’attrapai mon verre et en bus une
généreuse gorgée.
Papa finit par ouvrir la bouche.
— Fils, est-ce que tu es gay ?
Je recrachai le cognac, m’étranglant sur le
liquide terreux. Papa resta calme, jambes croisées.
— Sois honnête. Tu sais qu’on s’en fiche,
maman et moi, et qu’on te soutiendra quoi qu’il
arrive. Il n’y a rien de mal à être homosexuel.
— Il n’y a rien de mal à ça, je suis d’accord,
mais je ne suis pas gay.
Il cligna des yeux, interdit.
— Pourquoi tu penserais une chose pareille ?
— Tu n’es pas très porté sur l’autre sexe.
— Je ne suis pas très porté sur la race humaine.
— Moi non plus. Mais il y a ta mère. Je suis
très porté sur elle.
— Ne t’avise pas de faire un sous-entendu
sexuel, l’avertis-je sèchement. J’aime les filles,
d’accord ?
Papa secoua la tête.
— Pas assez pour en ramener à la maison.
— L’arrière de mon pick-up est tout aussi
confortable, et au moins maman n’est pas là pour
proposer des cookies.
Je sentis ma mâchoire se crisper.
La sienne se crispa aussi. Nous étions trop
similaires. Parfois, j’avais l’impression de n’avoir
rien hérité de ma mère, mais ce n’était pas vrai.
J’avais son talent artistique. Papa était incapable
de tracer une ligne droite avec une règle et le
soutien moral de tout un stade.
— Les fellations en public sont-elles ta manière
de prouver quelque chose ?
Pardon ? Je commençais à perdre patience.
Sans parler de mon intérêt. Ce n’était pas pour ça
que j’étais venu de Carlisle à pied jusqu’au fond
du rectum du Berkshire.
— Ouais. C’est pour prouver que ça ne
m’intéresse pas de rendre la pareille, fis-je,
impassible. On peut revenir à nos chèvres ?
— Moutons.
Il sourit, manifestement amusé par ma faible
tolérance à ses conneries.
— Et oui. Donc, quelqu’un possède un
document sur toi.
Sur maman.
— Si on veut.
— C’est grave à quel point ?
J’y réfléchis un moment, puis repris :
— Imagine le pire scénario possible.
— Au point d’aller en prison ?
Je hochai la tête.
— Avec une sentence à deux chiffres. Mais ne
demande pas, je n’en parlerai pas.
Il haussa un sourcil – il y vit manifestement une
référence à Don’t ask, don’t tell, cette politique
discriminatoire envers les homosexuels.
— Putain, papa, je te promets que si j’aimais la
bite, tu serais le premier informé. Avec force
détails inutiles, juste pour que ce soit bien gênant
pour nous deux.
Il décroisa les jambes et se pencha en avant
pour accrocher mon regard.
— Je peux régler ton problème. Je sais me tenir
mais, quand il faut se salir les mains, je sais y
faire. Donne-moi son nom. Son adresse aussi, si tu
l’as. Mais un nom et une photo suffiront.
Je secouai la tête. S’il apprenait qu’il s’agissait
de Harry, cela ferait éclater ma couverture et
ficherait mes plans en l’air.
— Je ne suis pas là pour te demander une
solution, juste un conseil.
Il me dévisagea un instant, le regard noir.
— Tu es en train de me dire que ta liberté est en
jeu, et tu crois que je ne vais pas m’en occuper
moi-même ?
— C’est exactement ce que je suis en train de
dire.
— Fais-moi ce plaisir, fils.
Je remarquai qu’il ne me demandait pas ce que
j’avais fait. Mon cœur se gonfla dans ma poitrine,
ce qui me mit foutrement mal à l’aise.
Je secouai la tête.
— Désolé.
Il prit le verre de cognac, l’étranglant si fort
dans sa main que ses doigts blêmirent.
— Je te donnerai le nom de mon gars. Tu peux
le contacter toi-même.
— Tu lui demanderas de te révéler
l’information, répliquai-je.
Ce fut à mon tour de croiser les jambes.
— Je vais me gêner. Tu es mon fils, tes ennuis
sont les miens.
— Pas celui-là.
Nous nous levâmes d’un même bond, chacun
toisant l’autre d’un regard assassin, les poings
serrés. Son verre de cognac s’écrasa sur le sol
entre nous, encore à moitié plein. Nos langages
corporels étaient parfaitement identiques. Papa fut
le premier à se rasseoir.
— Bien, dit-il après avoir pris une profonde
inspiration pour se calmer. Il en fera sa priorité. Je
m’en assurerai personnellement. Mais si ça
dégénère, je veux que tu me le dises.
— Je veux ta parole. Tu n’essaieras pas de
découvrir qui c’est.
Resté debout, je le toisai.
Il approuva d’un petit signe de tête.
— Par écrit.
Il ricana.
— Tu veux que je signe un contrat, que je te
mette en relation avec mon contact pour qu’il
règle ton problème, que je paie cette étrange
fantaisie, et que je ne pose aucune question sur cet
enfoiré ?
— Toujours aussi malin, papa.
— Eh bien, voyez-vous ça. (Il éclata de rire.)
Tu es bel et bien mon fils !
— Il y avait des doutes ?
Maman entra à ce moment-là, à point nommé,
avec entre les mains un sac marron d’où
dépassaient du céleri et des carottes. Papa se leva
pour aller l’embrasser sur les lèvres et lui prendre
le sac des mains, qu’il posa sur le comptoir de la
cuisine ouverte. Je la pris dans mes bras et lui
embrassai le front.
— S’il y avait un doute, il y aurait des blessés.
Papa déballa les courses, et ils échangèrent un
autre baiser. Dégueu. Je n’attendais qu’une chose :
qu’ils rentrent au pays et me laissent gérer ce
bordel sans leurs conneries à la Brady Bunch en
fond.
Maman retira ses chaussures, se lécha le pouce,
et me frotta la joue pour enlever une trace de
poussière comme si j’avais cinq ans.
— Vaughn, j’ai croisé Harry quand je suis allée
remplir ton frigo à Carlisle. Il dit que tu as loupé
le dîner. Reste. Je fais un ragoût.
— Pas faim.
Je consultai l’heure sur mon téléphone. Merde.
Déjà 21 heures.
— Fadaises ! Ce sera rapide.
Maman se précipita dans la cuisine pour se
laver les mains, prête à se mettre en action.
— Je le ramène, intervint papa. Il a assez
d’ampoules sur les mains comme ça. Peut-être
que, si ses pieds ne sont pas trop bousillés, il
pourra choper.
Maman rit et frappa papa à la poitrine, qui fit
semblant de lui mordre le menton. Dégueu 2.0.
S’ils n’arrêtaient pas de s’embrasser devant moi,
je serais responsable de plus d’un sac mortuaire
sur cette île.
Papa prit les clés de sa Range Rover de
location, et nous sortîmes. Les dix minutes de
trajet se firent dans le silence le plus total. Quand
il se gara dans l’impasse de gravier du château de
Carlisle, il arrêta le moteur et sortit son téléphone
de sa poche.
— Il s’appelle Troy Brennan. Il habite à
Boston, donc il y a un décalage horaire. Il a les
meilleurs as de l’informatique sous la main. Mais
il faut que tu me laisses vingt-quatre heures avant
de le contacter. Je dois d’abord le briefer.
Il fit glisser son doigt sur son écran, et le
contact s’afficha sur mon téléphone.
— C’est bon, dis-je.
— Je vais dire à ta mère que nous partons
demain matin.
Je ne comprenais pas. Ils étaient censés rester
une semaine.
— Il faut que tu t’occupes de cette histoire,
expliqua-t-il, et plus tôt ce sera fait, mieux ce sera.
— Merci, dis-je en détachant ma ceinture.
Papa posa sa main sur la mienne, arrêtant mon
geste.
— Tiens-moi au courant.
— Promis. (J’hésitai, soucieux.) Tu ne vas pas
me demander ce que j’ai fait ?
Techniquement, je n’avais rien fait. C’était
maman, prétendument. Mais j’étais curieux de
savoir pourquoi papa ne creusait pas. Est-ce parce
qu’il s’en foutait, ou parce qu’il n’avait aucun
sens moral ?
Il secoua la tête.
— Malheureusement, cela ne ferait aucune
différence. Je ferais quand même tout pour que
personne ne te nuise. Mais si tu as violé
quelqu’un, si tu as fait du mal…
Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration,
puis secoua la tête.
— Je veux pouvoir te regarder et voir
quelqu’un dont je suis fier. Toujours.
Je poussai un soupir.
— Jamais je ne ferais une chose pareille, dis-je.
Toucher quelqu’un comme ça. Non. Ce n’est pas
une histoire de violence.
— Ouf, putain.
J’ouvris la portière passager.
— Autre chose, dit-il d’une voix menaçante en
m’attrapant le poignet. J’ai promis de ne pas
creuser, mais, si je découvre qui te fait ça, ce sera
à moi de m’en occuper.
Je le regardai longuement. Je ne comptais
laisser aucune trace derrière moi. Je n’allais pas
faire d’erreurs. Papa ne le saurait jamais. Je n’en
démordrais pas.
Je souris avec suffisance.
— Marché conclu.
12
Lenora

— J’te jure, j’ai vu plus de signes d’intelligence


sur un roulé à la saucisse moisi, pouffa Pope, en
léchant le chocolat fondu sur ses doigts.
Allongés sur mon lit dans le noir, nous étions en
train de nous raconter nos journées et de partager
le dernier panier de chocolats en date de Poppy.
Celui-ci était arrivé ce matin. Je cassai un
morceau de chocolat, le fourrai dans ma bouche,
et savourai le sucre et le goût salé de la garniture
aux bretzels.
— Elle est débile, hein ?
Je sentis Pope secouer la tête à côté de moi, la
main posée sous son crâne. Nous avions les yeux
rivés sur mon plafond comme si c’était un écran
de cinéma au drive-in.
— Je ne sais pas comment tu as fait pour la
supporter toute une année. Cette Arabella est
vraiment stupide, comme si c’était un devoir
patriotique. Elle ne sait pas préparer la peinture.
Non. En vrai, elle ne sait même pas faire la
différence entre du vernis et un verre d’eau.
J’aurais dû la laisser le boire, franchement.
Comme ça, on m’attribuerait un autre assistant.
C’était comment, ta première journée ?
Pope me caressa l’épaule.
Pourquoi ne pouvais-je pas faire une fixette sur
un mec comme lui ? Sympa, respectable et sain
d’esprit, au moins en apparence ? Pourquoi
devais-je baver en secret sur Vaughn Spencer, qui
voulait que je lui suce le sang et d’autres parties
de son corps mais ne voulait pas me rendre la
pareille ? Dès qu’il avait mis le pied dans le
château, il s’était volatilisé plus vite qu’un
personnage d’Agatha Christie, me forçant à le
chercher toute la journée comme un chiot en mal
d’amour ?
J’étais si mortifiée de dire à papa que je ne
trouvais pas le stagiaire que je secondais que je ne
lui avais même pas demandé où il était. À la
place, j’avais demandé à mon oncle Harry s’il
savait où Vaughn avait installé son atelier. Il
m’avait donné une réponse cryptique qui suggérait
en fin de compte que la sculpture de Vaughn ne
devait être vue par personne d’autre que papa.
— Je ne l’ai pas trouvé, admis-je à Pope. J’ai
cherché dans tous les ateliers, dans sa chambre.
J’ai demandé à Harry et à Alma. Personne ne sait
où il travaille.
Je haussai les épaules, pour minimiser à quel
point cela m’affectait – surtout après la nuit
dernière, quand il avait refusé de me toucher là où
j’en mourais d’envie.
Pope secoua la tête.
— Quel branleur.
Pas tout à fait, avais-je envie de dire, amère.
— Eh bien, si tu ne le trouves pas demain,
j’aurais bien besoin d’un coup de main, moi.
— Et d’une assistante dotée d’un cerveau,
ajoutai-je, et nous éclatâmes de rire.
Pope me raconta qu’Arabella avait quitté son
atelier quelques minutes après avoir prouvé
qu’elle ne connaissait pas la différence entre un
pinceau et une toile, pour se mettre en quête de
mon père. Il dit qu’elle était dans tous ses états.
Peut-être avait-elle enfin compris que Vaughn ne
se mettrait jamais avec elle, même si elle avait
traversé l’Atlantique pour lui.
— Pope, dis-je d’une voix sérieuse. Concernant
mon cadeau d’anniversaire… je sais ce que je
veux.
— Dis-moi.
Je le fis. Je lui dis. Ce fut l’une des
conversations les plus gênantes de ma vie.
Heureusement, nous étions dans le noir, ce qui
voulait dire qu’il ne pouvait pas me voir rougir, et
à mon grand soulagement il accepta. J’avais eu un
peu peur qu’il me rie au nez et m’envoie bouler.
Mais il fut très réceptif et m’assura que ça ne
poserait pas de problème. Puis, pour gommer le
malaise, il se mit à me chatouiller le ventre.
Je ris et le poussai à l’autre bout du matelas,
essayant de le chatouiller à mon tour. On se
chamailla sur mon lit, et je fus contente que les
stagiaires et les assistants ne soient pas surveillés
d’aussi près que les élèves, sinon je n’aurais pas
pu le faire venir en douce dans ma chambre. Nous
rîmes à en perdre haleine, et je réussis à glisser ma
main sous son aisselle, ce qui le fit sursauter.
(Tout le monde savait que Pope était
chatouilleux.) Il me grimpa dessus et se mit à
califourchon sur moi, comme Vaughn la veille,
mes poignets pris au piège de chaque côté de mes
épaules.
Je me tortillai, à bout de souffle tant j’avais ri.
— Dégage.
— Hmm, tu veux dire continue en vrai, hein ?
Pope se lécha les lèvres, ses yeux s’illuminant
de malice.
— Parce que tout homme sain d’esprit sait que
non veut dire oui.
J’avais mal au ventre à force de rire. Il était
ridicule. Je fis semblant de me débattre, quand
Pope s’envola comme par enchantement, son dos
allant heurter le mur opposé de ma chambre.
C’était comme s’il avait été aspiré par l’air ou un
monstre invisible.
Je poussai un cri et me redressai ; une ombre se
dressa au-dessus de Pope tel un démon, et je sus
qui était le monstre.
— Tu la touches encore une fois, et tu n’auras
plus de mains pour protéger ton affreux visage, de
jambes pour me fuir, ni de langue pour me
dénoncer. C’est clair, Rafferty Pope ?
La voix de Vaughn fendit l’air comme le
sifflement d’un serpent.
Raff n’eut pas le temps de répondre que déjà le
poing de Vaughn s’élevait dans les airs, avec pour
cible le visage de Raff. Je sautai sur Vaughn par-
derrière, enroulant mes jambes autour de sa taille
et tirant son poing serré en arrière.
— Espèce d’idiot ! hurlai-je en tombant au sol
et le frappant là où je pouvais – dos, épaules, tête.
On ne faisait que s’amuser. Il ne me voulait aucun
mal !
Et puis, que faisait-il ici, d’abord ? Depuis
quand s’intéressait-il à ce qu’il m’arrivait ?
Il se retourna, et ses yeux me terrifièrent. Ils
étaient bien plus foncés que leur couleur naturelle,
et chargés. Chargés de haine, de colère et de…
peur ? Je n’avais jamais vu de sentiments si
authentiques dans ses yeux.
— Tu couches avec lui ? cracha-t-il.
— Ma vie sexuelle ne te regarde pas, dis-je
platement, retrouvant mon sang-froid.
Il m’avait évitée toute la journée, et revenait le
soir pour… quoi, au juste ? La réponse était
évidente. Moi. Ou, du moins, il voulait de moi ce
qu’il avait obtenu d’Arabella, Alice, et son harem
d’ados : une soumission totale et une pipe.
Il n’était pas venu frapper à la bonne porte.
Il haussa d’un ton.
— Réponds-moi !
— Bien sûr que je couche avec Pope.
Je souris tandis que Pope se relevait,
dévisageant Vaughn avec une haine nouvelle.
— Regarde-le, Vaughn. Pope est dix fois plus
talentueux que toi, sain d’esprit et canon. Tu t’es
moqué toute l’année dernière de moi en disant que
j’étais vierge, mais tu sais quoi, Spencer ?
Je me dressai sur la pointe des pieds pour parler
à l’oreille de Vaughn à voix basse afin que Raff ne
m’entende pas.
— Je crois que c’est toi qui a besoin d’une
petite leçon. Rester planté là à te faire sucer la bite
n’exige aucune compétence, et je ne crois pas une
seule seconde que tu n’as pas envie de me toucher.
C’est juste que tu ne sais pas faire.
Il recula d’un pas, ce à quoi je ne m’attendais
pas. Puis je vis la frénésie et la confusion dans ses
yeux, et je sus que j’étais allée trop loin.
— Quelle que soit ta relation avec lui, elle
prend fin maintenant, déclara-t-il. Tu étais ma
propriété à All Saints, et tu m’appartiens tout
autant ici.
— Waouh…
Pope éclata de rire dans le dos de Vaughn, et
épousseta son pantalon. Vaughn se tourna vers lui,
et moi aussi.
— Y’en a un qui a besoin d’un Xanax, d’un
verre, et de revenir sur terre, lança Pope. Elle
n’appartient à personne, mec. C’est fini, le
XIXe siècle. Les femmes ont le droit de choisir
aujourd’hui. Radical, je sais.
— La ferme, aboya Vaughn avant de se
retourner vers moi. Je reste ici ce soir.
J’essayai de ravaler mon rire hystérique. Et
réussis, à peu près.
— Dégage, ordonnai-je en désignant la porte.
— J’ai eu une journée de merde, Gentille Fille,
et je ne suis pas d’humeur à me battre. Mais si tu
veux te battre, tu ferais mieux de savoir que tu
seras dans le camp des perdants.
C’était idiot de prendre ses sentiments en
considération, mais même dans le noir Vaughn
semblait si épuisé, je ne voulais pas être celle qui
lui donnerait le coup de grâce. Je me rendis
compte que, bien que j’aime faire couler son sang,
je n’avais plus envie de lui faire du mal, pour une
raison qui m’échappait. Et cela m’inquiétait.
Énormément.
Je soupirai, et hochai la tête à l’intention de
Pope.
— C’est bon.
— Tu es sûre ?
Il avait l’air perplexe. Je contournai Vaughn
pour prendre Pope dans mes bras, avant de me
rendre compte que c’était probablement la
première fois que Vaughn et lui se voyaient.
— Vaughn, Pope. Pope, Vaughn. Pope est mon
meilleur ami. Vaughn est…
Je marquai une pause, regardant tour à tour les
deux hommes qui se faisaient face.
— Vaughn est un connard, dis-je, pince-sans-
rire.
— Arabella m’a dit que tu l’avais aidée à
remplir le formulaire de candidature que j’ai
bêtement accepté. Merci de m’avoir refourgué une
assistante de merde à peine lettrée.
Pope tendit la main, et Vaughn l’examina un
instant avant de la serrer à contrecœur.
— Tu touches à Len encore une fois, et
Arabella sera le dernier de tes soucis.
Vaughn sourit poliment, et serra avec hargne la
main de Pope, qui siffla et haussa un sourcil.
— Len.
Je jurerais que Vaughn rougit, mais il faisait
trop sombre pour l’assurer.
— Du balai, maintenant, mon pote, ordonna
Vaughn.
Une fois seuls, il se tourna vers moi. Je me
glissai dans mon lit, ignorant sa présence. J’étais
fatiguée d’avoir vadrouillé dans le château toute la
journée à sa recherche, et je n’avais pas envie de
me battre. J’ouvris mon livre et le posai contre le
mur en face de moi, comme si nous n’étions pas
dans le noir. Dans mon dos, Vaughn s’approcha du
lit.
Je levai une main sans même me retourner.
— N’y pense même pas. J’ai encore le couteau.
Cette fois, je te couperai là où le soleil ne brille
pas.
— Ce serait la troisième marque que tu ferais
sur mon corps. À ce stade, tu devrais savoir que je
m’en tape.
J’avais remarqué le suçon violet dans son cou,
mais je ne savais pas à quelle autre cicatrice il
faisait référence. Je tournai la tête pour regarder
par-dessus mon épaule, ma curiosité prenant le
dessus. Vaughn souleva son T-shirt pour me
montrer la cicatrice des points faits dans ma
baignoire.
Je n’avais pas fait du très bon boulot : la suture
zigzaguait comme une fermeture éclair de
traviole. Sa chair avait guéri autour. Sa peau allait
rester ainsi pour toujours.
Je me reconcentrai sur mon livre, lui tournant le
dos.
— Je t’ai rendu service.
— Je ne me plaignais pas, dit-il d’un ton léger.
— Tu étais où aujourd’hui ?
— Je travaillais.
— Pourquoi tu ne m’as pas appelée ?
— Parce que je n’ai pas besoin d’aide.
— Pourquoi m’as-tu offert ce poste si tu ne
veux pas de mon aide ?
J’avais toujours les yeux rivés sur la même
page, incapable de déchiffrer un seul mot sans
allumer ma lampe.
Est-ce que je parlais du stage ou de ce qu’il y
avait entre nous ? Une minute il était intéressé –
possessif, déséquilibré, enragé – et la suivante il
m’ignorait totalement.
— Parce que…
Sa voix se rapprocha ; je sus qu’il était au-
dessus de moi, qu’il pouvait me toucher à tout
moment. Je frémis à cette idée.
— Je voulais garder un œil sur toi, et tu voulais
être ici. Écoute, j’ai passé une journée de merde.
Je te donne libre cours pour travailler sur ta
création pendant six mois. Ne t’occupe pas de la
mienne. Elle sera prête à temps, et elle sera
démente. On croulera sous les propositions
comme sous un tas de purin.
— Tu ne laisses personne la voir, dis-je.
— Non.
— Pas même mon père ?
Pas de réponse. Punaise. Je me tournai vers lui,
refermant le livre dans un bruit sourd.
— Il savait que tu ne me laisserais pas la voir,
et il m’a quand même laissée venir ici et gâcher
six mois de ma vie pour toi ?
Vaughn s’assit au bord de mon lit, m’observant
avec calme et curiosité.
— Tu voulais venir ici.
— En tant que stagiaire.
— Fallait préciser.
— Oh ! va te faire voir. Je n’ai pas besoin de ta
charité.
— Je n’ai rien dit de tel, grogna Vaughn,
perdant patience. Écoute, tu as le prestige sans
faire le taf. Je gère mes trucs tout seul, et je te
rencarderai pour un stage quand on aura fini. Tu
peux compter sur moi, Gentille Fille.
Je ne savais trop ni pourquoi, mais quelque
chose me disait qu’il avait envie de me toucher ;
néanmoins, je ne savais pas comment je réagirais.
Il avait les mains posées sur ses genoux, mal à
l’aise. Vaughn n’était jamais mal à l’aise.
Je laissai tomber ma tête en arrière, étudiant
mon plafond avec un soupir.
— Je devrais partir.
— Arrête, Gaule-dorak.
Ce n’était manifestement qu’une blague pour
lui.
— Tu n’as pas besoin de moi, fis-je remarquer.
C’était la vérité, et elle faisait mal. De base, je
ne voulais pas de ce poste d’assistante et,
maintenant que je m’étais faite à l’idée, il s’avérait
factice. Mon existence semblait vaine. Vaughn ne
dit rien.
— Si. (Sa voix, venue de nulle part, me surprit.)
J’ai besoin de toi. Mais pas pour cette œuvre.
Contente ? lança-t-il en se tournant enfin vers moi.
— Comment ça ?
Je me frottai les yeux et m’assis sur le lit. Il
baissa les yeux sur ses genoux et, après un bref
silence, je suivis son regard. Il avait la gaule. On
ne s’était même pas touchés. On n’avait même pas
flirté. Mais ce genre de choses arrivait, non ? Il
avait dix-neuf ans. À cet âge, les garçons
bandaient pour tout et n’importe quoi paraît-il,
même des ratons laveurs rasés.
— Ça.
Il retira ses mains de ses genoux, pour m’offrir
une meilleure vue sur l’érection gonflée qui
palpitait sous son pantalon de jogging noir.
— Ça ne m’arrive jamais. Enfin, si, mais
seulement quand je le décide, et ce n’est pas la
même chose que… quand je suis avec toi.
Il grogna tout au long de sa phrase, comme s’il
était en train d’avouer un affreux crime. Je me
léchai les lèvres, ravalai la boule de je ne sais quoi
qui me serrait la gorge. Excitation ? Non. C’était
plus que ça. J’éprouvais un sentiment de…
triomphe.
— Tu veux dire quoi au juste ?
Son regard, noir, transperça le mien.
— Tu crois que je suis en train de dire quoi,
putain ? T’es canon, et je crois que j’ai envie de
prendre du bon temps avec toi. J’ai pas utilisé de
mot compliqué, Gentille Fille. Pas la peine
d’ouvrir un dico.
Et le trouduc était de retour. Mais je savais que
la vérité lui faisait peur. Pour une raison ou une
autre, le sexe était un sujet sensible chez lui. Et
peut-être avais-je raison. Peut-être étions-nous
tous les deux vierges. Je l’avais dit pour
plaisanter, mais c’était logique, après réflexion. Je
ne l’avais jamais vu rouler une pelle à une fille. Je
ne le voyais jamais flirter ni parler avec personne.
Je ne l’avais jamais vu embrasser une fille.
Punaise, je crois bien que je n’avais jamais
entendu dire qu’il en avait embrassé une.
Je passai mes jambes sur le côté du lit pour
m’asseoir à côté de lui, hanche contre hanche. Je
posai la question sans croiser son regard.
— J’étais ton premier baiser ?
Cela voudrait dire que Vaughn avait eu son
premier baiser à dix-huit ans, plus ou moins. Une
idée trop ridicule pour être prise au sérieux.
Aucun mec ne connaît sa première pipe avant son
premier baiser. Impossible.
Il pesta et secoua la tête :
— Va te faire foutre.
— Dis-le-moi.
— Non, tu n’étais pas mon premier baiser,
rétorqua-t-il.
Je ne dis rien. Peut-être m’étais-je plantée sur
toute la ligne, après tout. Il y eut un moment de
silence avant qu’il rouvre la bouche.
— Tu étais le deuxième. J’ai embrassé Luna
Rexroth à la soirée avant Noël chez les Cole
l’année dernière pour emmerder Knight, pour
qu’il se bouge le fion.
Mon pouls s’emballa. De toute sa vie, il n’avait
embrassé qu’une seule fille. Deux, avec moi. Et la
première ne comptait même pas. Cela paraissait
non seulement improbable, mais complètement
fou. Même moi, j’avais embrassé quatre mecs. Et
je n’avais pas d’expérience à proprement parler.
Pourquoi Vaughn était-il si réticent à l’idée de
fréquenter des filles ?
— Je suis peut-être asexuel, dit-il, impassible.
Je ne le pensais pas. Notre façon de nous
embrasser… il y avait une certaine magie là-
dedans. Un désir sauvage et indompté de nos deux
corps mortels échauffés qui se connectaient,
explosaient, nous donnant l’envie irrépressible
d’arracher notre peau pour nous fondre ensemble
en une entité intime et identique.
Identique.
Voilà pourquoi j’étais incapable de résister aux
baisers de Vaughn, à sa façon de passer ses doigts
dans mes cheveux ou de me regarder depuis
l’autre bout de la pièce. Quand nous nous
touchions, j’avais l’impression que nous n’étions
qu’un seul et même être, et cela me terrifiait et
m’excitait à la fois.
— Je ne veux pas te baiser. Je ne veux pas te
brouter, dit Vaughn gravement.
Il semblait être au bord de l’épiphanie ce soir.
Que s’était-il passé pour qu’il se comporte de la
sorte ?
— Mais je veux t’embrasser. Beaucoup. Et
partout. Et… (Il fronça les sourcils et leva les
yeux au ciel en soupirant.) Je crois que ça ne me
dérange pas si tu finis par aimer ça.
J’éclatai de rire.
Il ne s’attendait pas à ça. Il se renfrogna encore
davantage tout en me fusillant du regard. Il ne
comprenait pas pourquoi l’idée qu’il était si attiré
par moi qu’il était prêt à enfreindre ses propres
règles m’amusait et me flattait. Il devait accepter
de faire du bien à un autre que lui. Bon sang, il
fallait que je fasse attention. Des moments comme
celui-ci amenaient Vaughn à me voir comme une
personne, au-delà du personnage. Heureusement,
ils étaient rares et espacés dans le temps, et j’étais
tout à fait incapable de tomber amoureuse.
— Ce n’est pas drôle.
— Si. Tu as raison. Je ne devrais pas partir. Tu
vas travailler pour nous deux, et je pourrais
profiter de ce temps libre pour travailler sur mon
projet. Mais en ce qui concerne les baisers, j’ai
quelques questions pour savoir comment répondre
à ta proposition.
— Ce n’était pas une proposition, répliqua-t-il,
horrifié que je puisse prendre ça pour un
compliment.
Je haussai les épaules et montrai la porte du
doigt, au cas où il aurait oublié où était la sortie.
Il poussa un lourd soupir.
— Vas-y, balance tes questions.
— Tu embrasseras d’autres filles ?
J’attrapai mon oreiller et le serrai contre mon
ventre. Arabella, par exemple.
Il frissonna presque et me regarda comme si
j’étais folle.
— Non. Bien sûr que non.
— Tu les laisseras te sucer ? demandai-je.
— Est-ce que, toi, tu me suceras ?
— Non, pas si tu ne me fais pas de cunni.
— Alors j’imagine que oui. Je me ferai sucer
ailleurs.
— Alors je refuse.
— T’es sérieuse ?
Il recula pour me dévisager. Je haussai les
épaules.
— Je ne te demande pas de m’épouser, Vaughn.
On sait tous les deux que ce ne sera rien de plus
que du fricotage, et j’aime t’embrasser, ducon. Et
puisque je n’ai rien d’autre à faire que travailler
sur ma création, je me dis que ce sera une bonne
distraction jusqu’à ce qu’on sorte d’ici. Mais je ne
veux pas de toi si tu continues à fourrer ton sexe
dans la bouche d’autres filles.
— D’accord, cracha-t-il, les lèvres pincées de
rage.
— D’accord, dis-je jovialement.
Je me rendis compte qu’au cours de la
conversation j’avais réussi à me convaincre que
c’était une brillante idée.
Que c’était génial que Vaughn m’accorde tout
ce temps libre.
Que c’était charmant, ce projet de nous
embrasser, nous peloter, et même peut-être
coucher ensemble.
Il n’y avait aucune chance pour que je ressente
quoi que ce soit pour Lucifer Junior. Je ne voulais
pas tomber amoureuse. Me marier. Avoir des
enfants. C’est pour ça que je m’étais fait tatouer la
devise de Carlisle Prep à l’intérieur de la cuisse.
Je parvins même à me persuader que ce ne
serait pas un problème que Vaughn fasse le macho
devant Pope, que je les contrôlais tous les deux.
En réalité, la seule amertume qui me restait
était la trahison de papa. Il m’avait caché la vérité
sur ma présence ici. Mon père avait fait des
compromis pour aider mon ennemi, et je lui en
voulais.
Vaughn ne me devait rien.
Mais mon père ? Si.
— Et puis, tu pourrais me faire du mal,
poursuivit Vaughn, s’éclaircissant la gorge. Tu
sais, sang et tout, si c’est ton truc.
Sans que je puisse l’expliquer, cela me peinait
qu’il m’offre sa douleur en contrepartie. J’aimais
lui faire du mal quand lui m’en faisais, mais, en
dehors de ça, je n’étais pas amatrice de douleur,
comme lui.
— Je n’en ai pas envie, soufflai-je.
— D’accord.
— Maintenant que tout ça est réglé, dis-je en
me claquant les cuisses, décidée à chasser de mon
esprit la rage et la déception que je ressentais
envers mon père, tu te souviens de ton premier
baiser avec Luna ?
— Vaguement…
Ses joues rosirent de nouveau. Il n’osait pas me
regarder.
Oh ! Vaughn.
— Je veux que tu l’effaces de ta mémoire.
Je me levai, me plaçai entre ses jambes et
passai mes bras autour de son cou. Puis je
descendis lentement, pour me mettre à
califourchon sur lui. Il retint son souffle. J’arrêtai
de respirer. L’air était lourd et humide. Je
m’installai sur son érection, sentant l’épaisse
bosse tout contre mon entrejambe.
— Comme tous ceux avec moi qui ont suivi.
Voilà ton premier baiser.
Mes lèvres voletaient près des siennes tandis
que je parlais.
— Len.
Mon surnom passa de sa bouche à la mienne,
chaud et désespéré.
Il ferma les yeux, malgré ses efforts pour garder
le contrôle.
Pas moi. Je le regardai pendant que je
l’embrassais, les yeux grands ouverts.
Il n’y avait rien de plus beau que de voir
Vaughn Spencer lâcher prise.
13
Vaughn

Voilà.
Je l’avais fait, putain.
J’avais embrassé une fille, et j’avais aimé ça.
Vachement, putain.
Ce n’était pas la première fois que j’embrassais
Lenora Astalis. Mais nous avions passé un
marché, et je comptais bien en profiter. J’allais
l’embrasser, la baiser à terme, puis me tirer de
Carlisle en personne normale, sexuellement.
Peut-être.
OK, probablement pas.
Après la conversation avec papa, qui m’avait
demandé si j’étais homo, je savais que je devais
être proactif et fourrer mon engin dans plus d’un
trou. Les gens commençaient à remarquer mon
inaction, et cela ne me plaisait pas.
Je passai les semaines suivantes à travailler de
sept heures du matin à neuf heures du soir. La
sculpture prenait joliment forme. Les têtes étaient
bien proportionnées désormais, et j’avais sculpté
les visages en détail, jusqu’à la dernière veine, la
dernière ride, la dernière tache de rousseur.
Réussir les cheveux de chaque individu allait
prendre des semaines, cela dit. Me faire assister de
Lenora réduirait certainement par deux le temps
qu’il me fallait pour avancer, mais je ne voulais
pas de son aide.
Elle était belle, cela dit – la sculpture. Edgar
était venu vérifier mon avancement quelques fois,
en pestant dans sa barbe de la première à la
seconde porte contre l’odeur de moisi et
l’atmosphère sinistre. Mais il dit que la sculpture
révélait mon âme.
— Continue comme ça, et tu vendras
facilement. Si tu arrives à la vendre. Au
demeurant, elle sera la propriété de Carlisle Prep.
Pour toujours.
Je parie qu’il n’aurait pas été si complaisant s’il
avait su qu’après avoir bossé sur mon œuvre je
courais à mon second job tous les soirs :
embrasser sa fille jusqu’à lui faire gémir mon
nom. Mon autre œuvre.
Ce qu’il y avait de bien avec mes heures de
travail, c’était que j’arrivais à éviter presque
entièrement toute interaction humaine. Je me
réveillais tous les jours à 5 h 30, allais courir,
prenais une douche, consultais mes mails avec un
café – je répondais à papa, maman, et Troy
Brennan, alias « le Réparateur », qui avait
commencé à travailler sur le cas Harry Fairhurst –
puis m’enfermais dans la cave avant le début des
cours à 8 heures. Quand j’arrêtais de travailler, à
neuf heures du soir, les gens étaient déjà dans
leurs dortoirs. Le réfectoire était fermé et, à part
quelques jeunes qui s’inclinaient devant moi et un
couple ici ou là en train de se peloter, je ne
croisais personne.
Pas même Arabella.
Surtout pas Rafferty Pope.
Et, putain de soulagement, pas Harry non plus.
J’étais certain qu’il ne baissait pas la garde
malgré notre éloignement. Il était allé jusqu’à
piéger ma mère pour s’assurer que je n’allais pas
me venger, me prouvant qu’il n’était pas le débile
pour lequel je l’avais pris. Cependant, ce n’était
pas parce que je gardais le silence que je ne
m’échinais pas pour le faire tomber.
Et puis, il y avait les nuits avec Gentille Fille.
Après avoir pris une douche et m’être enfilé
une miche de pain beurré au jambon, je me
faufilais dans sa chambre pour embrasser sa
bouche.
Et son cou.
Et ses yeux.
Et ses cheveux.
J’étais prêt à aller plus loin – à goûter ses seins,
peut-être. Je ne les avais pas encore touchés, mais
je pensais à eux depuis le jour où elle avait émergé
nue de la piscine.
Len me faisait bander comme un taureau, ce qui
était à la fois une distraction fâcheuse et un
soulagement. Chaque nuit, après plusieurs heures
de roulage de pelles, je retournais dans ma
chambre en douce, étourdi car tout mon sang était
dans mon sexe, et je me branlais avant de
m’effondrer dans mon lit. J’éjaculais des seaux de
sperme. Je n’avais jamais beaucoup joui avant cet
arrangement avec Gentille Fille, et jamais autant.
Genre, assez pour remplir une brique de lait. Je
dus vérifier sur Google que c’était normal.
Pour une raison que j’ignorais, Lenora semblait
parfaitement heureuse de me mettre dehors dès
que nous avions fini. Nous ne voulions rien de
plus, ni l’un ni l’autre, et je ne la suppliais pas de
dormir lové contre elle. Elle n’était ni collante ni
possessive, et ça me plaisait.
Je commençais même à regretter un peu de lui
avoir piqué le stage.
D’accord, pas vraiment.
Ma période sans voir personne dans un château
rempli de monde prit fin à ma sixième semaine à
Carlisle. Il était sept heures dix du matin, et
j’avançais à grandes enjambées dans le couloir du
troisième étage où habitaient les stagiaires, les
assistants et le personnel.
En gros, tous les majeurs qui pouvaient
fraterniser entre eux sans finir en taule.
C’est là que je vis Arabella sortir d’une
chambre.
La chambre d’Edgar.
Elle ferma la porte avec un petit « clic », baissa
le menton, et secoua la tête. Elle avait une sale
gueule – fatiguée, émotive, en pleurs. Quand elle
leva les yeux et me vis, un sourire de garce étira
lentement ses lèvres.
Elle essuya ses larmes.
— Je pensais que tu me viendrais me chercher,
Spencer.
Elle se déhancha et posa une main à sa taille.
Elle portait… qu’est-ce qu’elle portait, bordel ?
Un genre de nuisette en dentelle rouge et une robe
de chambre assortie. Il était évident qu’elle avait
fait une visite de courtoisie au sculpteur. Allongée
sur le dos, certainement.
Je poursuivis ma route vers la chambre de Len,
l’ignorant. Elle me suivit, se lançant à ma
poursuite comme le chihuahua désespéré qu’elle
était. Heureusement que je ne devais rien à
Lenora. Lui apprendre que son petit papa de plus
de cinquante ans se tapait une ado, c’était plutôt
gênant comme conversation de préliminaires.
Non pas qu’on en ait, merci bien.
Quoique, je ne pouvais pas être entièrement sûr
non plus que je ne lui dirais pas. Qui savait ce qui
allait sortir de ma bouche quand je la
retrouverais ? Parfois, j’avais envie de la détruire,
parfois de la sauver, et la plupart du temps j’étais
indifférent à son existence, si on exceptait ce que
son putain de corps me faisait ressentir.
— Je t’ai dit qu’on avait volé et brûlé tous mes
vêtements la semaine dernière ? lança Arabella
dans mon dos. J’ai été obligée de me balader en
uniforme jusqu’à ce que mes parents m’envoient
des fringues.
Je le savais. J’en étais responsable. Arabella
semblait avoir complètement oublié que, la
dernière fois que je l’avais vue, elle avait mis le
feu à la maison de Lenora et m’avait laissé la
sauver. Je pensais que ce serait une manière
sympa de la saluer sans la croiser.
— Dommage, fis-je en accélérant le pas pour la
semer. Enfin bon, la plupart du temps, t’es à poil
et à genoux, alors je parie que personne ne le
remarquera.
— Très drôle, dit-elle en me donnant une tape à
l’épaule, me suivant toujours comme mon ombre.
Où est ta chambre ?
Elle pleurait il n’y avait pas une minute, mais
voilà qu’elle rayonnait de mille feux, putain. Je
détestais les filles BCBG riches et sans âme. Je
dépassai la chambre de Len et me dirigeai vers la
mienne. Hors de question qu’Arabella mette le
nez dans mes affaires.
— C’est la chambre arrête-d’être-aussi-
désespérée, lançai-je.
— Je ne t’ai jamais croisé, alors qu’on vit au
même étage.
Je dépassai ma chambre aussi, atteignis le large
escalier, le contournai, et descendis par l’autre
escalier pour aller au premier étage. Elle suivit.
— Je travaille, finis-je par dire.
— Eh bien, pas moi ! (Elle éclata de rire.)
Pauvre Raphael, ou je sais pas comment il
s’appelle. Vampirina l’aide de temps en temps,
mais franchement il est plus seul qu’une vierge à
un concert de Panic ! At the Disco. Je vais en ville
tous les jours pour me chercher des jolies fringues
et, genre, une vie. Il y a zéro centre commercial
dans le coin. Trop chiant.
Ainsi, Lenora traînait encore avec tronche de
cake. Je notai mentalement de leur rappeler à tous
les deux de garder leurs mains pour eux. Mon
pouls se mit à battre contre ma gorge.
Meilleurs amis depuis l’enfance, mon cul.
J’avais vu comment ça s’était terminé entre
Knight et Luna. Spoiler : ce n’était plus tellement
platonique depuis qu’elle s’était mise à se faire
quotidiennement des gargarismes avec son
sperme.
Je remontai le couloir, me dirigeant vers le
dernier escalier. Arabella était à bout de souffle,
j’avançais trop vite pour elle.
— Allez, Spence. Je me sens super seule.
— Alors casse-toi.
C’était elle qui m’avait supplié de lui obtenir ce
boulot quand je l’avais emmenée dans l’Indiana.
Je ne me rappelai même pas pourquoi je l’avais
fait – certainement pour faire chier Len, et pour
être sûr que j’aurais une nana pour me sucer dans
un endroit rempli de mineurs. Ça ne semblait pas
si mal comme bail à l’époque…
— Je ne peux pas, dit-elle en faisant la moue et
en tapant du pied comme une fillette de trois ans.
Quelque chose… quelqu’un me retient ici.
— Alors reste et ferme-la. Ce sont tes deux
options.
— On était amis, avant.
Elle s’accrocha à mon bras. Je la repoussai.
— Correction : nous étions amicaux – c’est-à-
dire que je ne te détestais pas activement. Mais la
distance entre ça et l’amitié était encore bien
longue. Et puis, tu as mis le feu à une maison dans
laquelle j’étais et tu m’as abandonné pour que je
sauve Drusilla. Cette tentative de meurtre a jeté un
froid sur notre relation.
J’atteignis le rez-de-chaussée. M’arrêtai. Je
n’allais pas descendre à la cave et lui révéler où se
trouvait mon atelier. Sa poitrine se soulevait et
s’abaissait, et elle fourra son décolleté sous mon
nez. Seins pigeonnant, elle noua ses bras autour de
mes épaules et sourit. Ma queue était si molle que
j’aurais pu la pétrir comme de la pâte à pain.
— Je te donnerai du bon temps. T’aiderai à te
détendre. Qu’est-ce que t’en dis ?
C’était une question facile.
— Non. Putain.
Je la repoussai.
L’idée que Len passe et nous voie m’agaçait.
C’était stupide, mais je n’avais pas besoin de ce
casse-tête. Je ne comptais pas laisser Arabella me
sucer, et chaque seconde perdue en sa compagnie
était donc du temps que je ne récupèrerais jamais
et qui pourrait servir à des choses plus utiles,
comme me gratter le cul ou regarder un mur.
— Mais je t’accorde un truc.
Ses yeux s’illuminèrent.
— Pour de vrai ?
— Du calme. J’ai dit un truc, pas une trique. Si
tu arrives à ne pas te taper Edgar Astalis, je
promets de ne pas baiser la bouche de ta petite
sœur quand je rentrerai à Todos Santos.
Je n’avais aucune intention de rentrer. De
manière permanente, en tout cas. Mais Arabella
n’était pas au courant, et tout le monde à Todos
Santos me pensait capable de me faire sucer par
une mineure.
Elle me lança un regard noir.
— Ma sœur n’a que dix-sept ans, espèce de
taré !
Je haussai les épaules.
— Elle sera majeure l’année prochaine. Timing
parfait. Je m’en voudrais de faire un full, mais ta
mère semble facile, et savoir que toute ta maison
m’a sucé serait un sacré kiff. Ne t’approche pas de
papa Astalis et va trouver quelqu’un d’autre avec
qui jouer à l’écolière.
— Tu crois que je me tape Edgar Astalis ?
Elle avait les larmes aux yeux.
Peut-être. Regarder son visage semblait contre-
productif. Je voulais manger aujourd’hui.
Je haussai un sourcil.
— Tu jouais au babyfoot là-dedans ?
— Punaise, elle t’a retourné le cerveau, pouffa-
t-elle. Elle te tient par les couilles, hein ?
— Qui ?
— Drusilla.
Qui a cru que c’était une bonne idée
d’apprendre à parler à Arabella, bordel ? J’avais
envie de coller un procès à sa nourrice.
— T’es défoncée, lâchai-je. Va voir ailleurs si
j’y suis.
Je tournai les talons pour partir. Je me figeai
quand j’entendis sa voix, toujours dos à elle.
— Ouais. Les Astalis ont cet effet sur les autres.
Enfin, sauf Poppy. Poppy est une ratée. Mais il y a
quelque chose d’irrésistible chez Drusilla et
Edgar, hein ? Ils changent les gens.
Je me retournai, sourire narquois aux lèvres.
— Rien ni personne ne me changera. Ne tiens
pas les autres responsables de ton manque de
personnalité et du fait que ta morale est plus lâche
que ta vulve. Maintenant dégage, avant que tes
fringues ne soient pas la seule chose qui manque
dans ta chambre d’ici la fin de la journée.
Arabella me dévisagea, abasourdie. Je montrai
les dents et croquai l’air. Elle fit un pas en arrière,
se cogna contre la rambarde de l’escalier, se
retourna, et courut dans la direction opposée.
Les élèves commencèrent à sortir de la
cafétéria, et tous zieutèrent la foldingue à moitié
nue qui courait en petite tenue. Je me retournai et
gagnai ma cave avant que d’autres ne découvrent
ce que je faisais.
Changer, mon cul.
J’étais le même enfoiré. C’est juste que,
maintenant, je baisais.
À l’heure du déjeuner, j’allai en ville retrouver
mon oncle Jaime, le meilleur ami de papa et
administrateur de mon fonds fiduciaire. Mes
parents ne voulaient pas gérer ces conneries. Papa
ayant craint que maman cède à mes moindres
caprices, il avait confié cette responsabilité à son
ami Jaime. Il était venu exprès de Todos Santos
pour me voir, et pas parce qu’il n’avait pas un
emploi du temps chargé (il s’occupait d’un fonds
spéculatif avec papa, le père de Knight et celui de
Luna Rexroth). Mais parce que je lui avais dit que
c’était important.
C’était délicat : il fallait que je lui fasse
confiance de ne le répéter à personne.
Heureusement, il n’était pas du genre à cafter.
Nous nous retrouvâmes dans un café Greggs. Il
commanda du café, et je choisis une pâtisserie
bizarre que je n’avais aucune intention de manger.
Je préférais manger seul, au calme. Je détestais
que les gens me voient dans une activité si terre à
terre.
— Yo.
Je lui donnai un coup d’épaule, et il m’attrapa
par la nuque pour me prendre dans ses bras.
— C’est « bonjour » le mot que tu cherches,
sale gosse. Bonjour, filleul.
On s’affala dans nos fauteuils. Il avait les
cheveux coupés très court et d’une couleur blond-
roux similaire à Fairhurst, mais avec des traits
bien plus chaleureux. Il ressemblait à un king
californien, pas à un con d’Anglais qui connaissait
des mots dont personne ne comprenait le sens.
— Qu’est-ce que je fais ici ? demanda Jaime,
allant droit au but, avant de prendre une gorgée de
café.
— J’ai besoin de casser la tirelire. D’accéder à
mon argent, dis-je platement.
Il faillit me cracher son café au visage. Je restai
assis, jambes écartées, les poings enfoncés dans
ma veste de pilote.
— Tu planes ou quoi ? On ne parle pas d’un
petit monticule, mon garçon. Mais de tout le
coffre, et plus encore.
— Si tu savais pourquoi j’en ai besoin, tu ne
dirais pas ça, répondis-je calmement sans le
quitter des yeux.
Il me dévisagea, la rage tendant ses traits.
— Essaie un peu, pour voir.
— D’abord, tu dois promettre de ne pas
cafarder à mes parents.
Jaime ne dit rien, comme je m’y attendais. Je
tirai de mon sac à dos un contrat rédigé par mes
soins et le fis glisser sur la table en plastique
ronde.
— Vaughn…
— Ils ne doivent pas le savoir, l’interrompis-je
en lui tendant un stylo.
J’adorais les contrats. Le papier faisait flipper
les riches, bien plus qu’un flingue.
— Lis-le, signe-le, et je te dirai ce qu’il en est.
Au fond, j’étais persuadé qu’il allait se lever,
déchirer le contrat et me le jeter au visage. Je
soupirai de soulagement quand il le signa. Puis il
s’adossa à son fauteuil et me demanda ce qui se
passait. Je lui racontai que Harry me faisait
chanter en se servant de maman.
J’omis la minuscule partie sur mon projet de le
tuer.
— Et ce plan que tu as monté, tu es sûr que ça
va marcher ? demanda-t-il, sur la réserve.
— Je n’ai pas de raison de ne pas l’être.
Je lui adressai un sourire en coin. Jaime ferma
les yeux et prit une profonde inspiration. Il n’était
pas ravi. Mon fonds fiduciaire n’était pas une
chose à prendre à la légère. Huit chiffres. Le genre
de choses dont la plupart des gens n’osaient même
pas rêver. Et j’avais besoin de chaque penny.
— Je sens que je vais le regretter, dit-il.
Il se frotta le menton, son index planant au-
dessus de l’écran de son téléphone. Pour faire ce
genre de transaction, il fallait en général se traîner
chez son banquier, mais Jaime était ce banquier ;
il pouvait faire tout ce qui lui chantait.
Je sentis la salive s’amasser dans ma bouche.
Fais-le, mon vieux. Débloque ce putain
d’argent.
— Tu vas me remercier quand tout ça sera fini,
dis-je calmement en me levant, faisant mine de ne
pas être impatient qu’il transfère l’argent sur mon
compte.
— J’ai déjà joué à ça, fils, et les choses peuvent
vite dégénérer. Tu me tiens au courant ?
— Compte sur moi, Jaime, mentis-je.
Je partis sans dire au revoir.
Je rentrai au château de Carlisle à pied. Il n’y
avait pas de bus pour aller et venir du château, et
je préférais qu’il en soit ainsi. Cela poussait
davantage d’élèves à se tirer pendant le week-end,
puisque cet endroit était isolé et mort. Ce qui
voulait dire que j’avais moins de trouducs en
travers de mon chemin.
C’était un trajet en montée, et je le passai à
envoyer au Réparateur un mail chiffré long
comme ma bite sur mes progrès dans l’affaire
Fairhurst. J’avais évité le peintre comme la peste,
mais n’en étais pas particulièrement heureux. Je
voulais mettre la machine en marche, mais pas
avant que maman soit totalement tirée d’affaire.
Le titiller maintenant serait trop dangereux. Il
fallait que je la joue fine.
Une fois le mail envoyé, je levai les yeux. Je
me trouvais au centre du village, sur le point de
traverser une rue pour rejoindre la route
s’enfonçant dans la forêt jusqu’au pont qui
m’emmènerait à Carlisle.
Il y avait une petite chocolaterie au bout de
cette route. L’encadrement de la porte était peint
de la même nuance vert grenouille que la vitrine,
décorée de guirlandes de Noël et de poupées en
porcelaine à la con qui souriaient, habillées en
putains du Moyen Âge, au milieu de biscuits,
d’une tour de brownies et de bonbons aux fruits.
Je m’arrêtai pour regarder les confiseries. Je
n’étais pas un bec sucré, mais j’en connaissais une
qui rendait son dentiste très heureux et très riche.
Qui apprécierait sacrément une part de brownie.
Une fille que je voudrais mettre dans mon lit un
jour ou l’autre.
Je secouai la tête, regardai la porte d’entrée et
traversai la rue.
Change pas pour une nana.
14
Lenora

Quand je finis par m’habituer à croiser les


élèves des cours d’été, ils s’en allèrent et l’année
scolaire de Carlisle Prep commença sur des
chapeaux de roues. J’avais oublié à quel point le
château pouvait s’animer. Dès la rentrée, les
couloirs fourmillaient de monde, ça discutait de
partout et on ne pouvait plus se croiser sans se
toucher. Avec les élèves arriva l’automne. Les
feuilles virèrent au jaune et à l’orange, puis
tombèrent des arbres, qu’elles laissèrent nus.
Comme les feuilles, une partie de moi voulait
se faire la malle. Mais je m’agrippai, même quand
je me sentais me raidir et craqueler, comme elles.
Ironiquement, Pope attendit mon anniversaire
avec impatience pendant des semaines. Cela me
faisait plaisir – surtout vu ce que je lui avais
demandé –, mais c’était étrange puisque cette
occasion avait à peine occasionné une carte de la
part de mes proches l’année précédente.
Il semblait déterminé à me faire oublier ce
précédent.
Quand le jour fatidique arriva, je fus réveillée
par le claquement de la porte de ma chambre,
ouverte à la volée.
Pope débarqua avec un chapeau de fête sur la
tête et me souffla une langue de belle-mère au
visage.
— Joyeux anniversaire. Joyeux anniversaire.
Joyeux anniversaire, chère Lenny, chanta-t-il,
deux verres à shooter pleins dans les mains, une
bouteille d’alcool coincée sous le bras.
Je regardai mon réveil sur la table de nuit, les
yeux plissés. Il n’était même pas encore 8 heures.
Après une pause théâtrale, il termina :
— Jooooooooyeux anniiiiveeeersaire.
Il se laissa tomber à côté de moi sur le matelas
et me tendis un des verres. Après avoir trinqué en
marmonnant « tchin », on s’envoya le liquide
brûlant dans la gorge.
— C’est le matin, dis-je, vaseuse, au cas où tu
aurais oublié…
— En es-tu vraiment sûre ? Tout est relatif,
Lenny. Surtout le temps. Il est bien 17 heures
quelque part.
Il se resservit et désigna mon verre vide avec la
bouteille. Je secouai la tête et m’assis.
— À Sydney, si tu veux savoir. Il est 17 heures
là-bas.
J’étais un peu geek sur les bords. J’avais
toujours été avide d’informations, ce qui était
souvent à mon avantage. Par exemple, la veille,
j’avais travaillé sur mon assemblage et m’étais
demandé comment sculpter un cœur brisé. Je
voulais qu’il se déverse de la poitrine de la statue,
comme de la lave coulant d’un volcan actif.
Heureusement, quand je m’ennuyais, j’assistais
aux cours de la journée pour y puiser de
l’inspiration. J’étais justement tombée sur une
technique de papier mâché qu’Alma montrait dans
un de ses cours de dernière année. Le papier était
fragile, fin, il se froissait ; j’étais allée chez le
marchand de journaux de l’autre côté du pont dès
la fin de la classe et avais acheté un stock de
journaux et de colle.
Le cœur finit par être délicieusement sombre.
Le papier explosait du torse musclé de la statue
comme un feu d’artifice, éclatant de couleur et de
mouvement.
Rafferty me donna un coup de coude dans les
côtes pour me ramener au présent.
— On fait quoi aujourd’hui ?
— On travaille, grognai-je. Tu es pressé par le
temps pour finir ton tableau, et j’ai pris mon
rythme de croisière, moi aussi.
— On s’en tape de mon tableau. Ce n’est pas
tous les jours que sa meilleure amie a dix-huit ans.
Allons nous bourrer la gueule en ville.
— Un jour de semaine ? Avant midi ?
J’étais perplexe, mais il claqua des doigts avant
d’en pointer un sur moi.
— Il n’y a pas meilleur moment que le présent.
Et puis, pas de queue au bar.
— Et puis, pas de bar, parce qu’il est huit
heures du matin, dis-je en riant.
Il leva les yeux au ciel et me poussa gentiment.
Ma tête retomba sur l’oreiller.
— D’accord, cédai-je dans un soupir, feignant
l’exaspération. On peut aller se prendre quelques
pintes et un fish and chips. Et… du chocolat.
Beaucoup de chocolat.
— Tu as autant besoin de chocolat
supplémentaire que la famille royale de squelettes
dans son placard, dit Pope avant de se lever pour
aller jusqu’à ma table de dessin. T’as un
admirateur ?
— Hein ?
Il y avait sur le meuble un énorme panier
contenant une montagne de petits brownies avec
emballages individuels et un nounours blanc avec
un ruban rouge. J’eus aussitôt l’eau à la bouche.
J’avalai l’excès de salive et me frottai les yeux
pour chasser le sommeil.
— Ce doit être Poppy. Tu le sais, qu’elle
m’envoie tout le temps des chocolats. Tu ne t’es
pas gêné pour les dévorer avec moi.
— Poppy t’envoie des chocolats. Là, c’est des
brownies. Ce n’est pas pareil. Et ils ont l’air bien
plus chers, commenta Pope en tirant sur le ruban
de satin noir qui retenait la cellophane autour du
panier.
Elle s’ouvrit, et Pope se servit, déballant un
morceau de brownie enveloppé de papier Harry
Potter.
Je secouai la tête.
— C’est Poppy. Je n’ai pas de soupirant. Même
notre chien ne m’aime pas.
Je haussai les épaules, et Pope pouffa.
— Vous n’avez pas de chien. Ta sœur est
allergique. C’est bon, cette connerie. T’en veux ?
— Laisse-moi d’abord me laver les dents.
— J’imagine que tu veux un peu d’intimité.
— Ce serait sympa, dis-je en souriant.
— Et un peu gonflé, vu ce que tu m’as
demandé pour ton anniversaire, répliqua-t-il en
agitant les sourcils.
Cela me fit rougir. Il n’avait pas tort.
— Tu peux dire non, lui rappelai-je.
— Je n’ai pas envie. C’est un cadeau sympa à
faire.
— Tu seras obligé de venir ici tous les jours.
— Contrairement à maintenant ?
Il éclata de rire. Je comprimai mes lèvres entre
mes dents pour réprimer un sourire.
Pope se dirigea vers la porte.
— Retrouve-moi à 10 heures dans l’impasse, la
star du jour.
Mon téléphone vibra juste après que Rafferty
eut fermé la porte. Poppy. Elle m’appelait pour me
souhaiter un joyeux anniversaire. Je la remerciai
pour le cadeau, et elle balaya mon remerciement.
— Ce n’est rien. Comment ça va là-bas ?
demanda-t-elle en mastiquant une barre de
céréales à l’autre bout du fil.
Depuis qu’elle avait commencé ses études à
Londres, elle traînait avec ses nouveaux amis
branchés. Poppy adorait fréquenter des gens. Rien
qu’à son ton, je sus que tout se passait comme elle
le voulait. Elle avait cet éclat dans la voix, ce
timbre heureux.
— Bien, mentis-je – à moitié. Et là-bas ?
— D’enfer. Je m’éclate. Papa m’a dit
qu’Arabella avait eu le poste d’assistante de
Rafferty ? Trop bizarre. Elle ne t’embête pas ?
— Non, répondis-je en toute honnêteté.
Je n’avais pas parlé d’Arabella lors de mes
discussions avec Poppy, en partie parce que je ne
l’avais pas vue tant que ça. Je l’apercevais de
temps en temps à l’autre bout du couloir, mais je
ne prenais pas la peine de la saluer, et vice versa.
Elle passait ses week-ends ailleurs et ses jours de
semaine terrée quelque part et, bien que je n’aie
pas parlé d’elle avec Vaughn, je le croyais quand
il disait qu’il ne la toucherait pas. Ce qui soulevait
une question – que faisait-elle à Carlisle Prep au
juste ? Elle ne semblait avoir aucun lien avec cet
endroit. Elle n’était pas artiste. Vaughn ne voulait
pas d’elle. Et elle ne s’était pas acharnée à me
persécuter comme à Todos Santos.
Qu’est-ce qu’elle foutait ici ?
— Et Spencer ? Il a déjà tué quelqu’un ?
— Curieusement, non.
Je me laissai retomber sur mon lit avec un petit
rire, les yeux rivés au plafond.
Je ne voulais pas admettre que j’avais redouté
mon anniversaire. Je n’étais pas naïve au point de
m’attendre à ce que Vaughn me le souhaite et,
comme il était probable que Pope m’emmène
dîner en tête à tête, cela voulait dire moins de
temps à galocher Vaughn. Papa allait sans doute
carrément oublier, comme souvent quand il était
question de moi.
— On s’entend bien, expliquai-je. Dans
l’ensemble.
— N’oublie pas qui il est vraiment, m’avertis
Poppy. Ils ont tous une âme noire. Ça reste le mec
qui t’a tyrannisée à l’école, t’a traînée dans le
local du gardien pour que tu le regardes se faire
sucer, et qui a recommencé le dernier jour des
cours.
Je ne me souvenais que trop bien de toutes ces
choses. J’avais même mis ma vengeance en
marche.
— En-fin-bref. Passe une merveilleuse journée,
Lenny. Embrasse le nounours pour moi, OK ? me
taquina-t-elle comme je ne disais rien de plus sur
Vaughn. Je t’aime. Mouah. Tchao.
Je raccrochai et enfilai mon jean slim noir, un
sweat à capuche Anti Social Social Club, et mes
baskets Gladstone. Je me mis en route pour le
bureau de mon père avant de ne plus avoir le cran
de l’affronter.
Cela faisait des semaines que je ne lui avais pas
parlé – depuis que j’avais découvert qu’il savait
que je resterais là à ne rien faire pendant six mois
et m’avait quand même conseillé d’accepter le
poste. Vaughn et lui me faisaient passer pour une
idiote, et j’avais peur de m’en prendre à lui. Mais
si je n’allais pas lui parler, nous ne parlerions pas
du tout.
Mes jambes s’alourdissaient à chaque pas. L’air
me brûlait les poumons. Je savais, en toute
logique, que j’avais tous les droits de le mettre
face à ce qu’il m’avait fait. J’avais besoin de me
débarrasser de l’étrange sensation que mon père
était trop important pour s’occuper de mes
problèmes et de mes sentiments. N’était-ce pas ce
que j’avais toujours fait ? M’effacer pour lui
faciliter la vie ?
Ce n’est pas grave, papa, je vais rester à
Carlisle pour que tu puisses te concentrer sur ton
boulot aux États-Unis.
Tant pis si je n’ai pas eu le stage. Je serai
l’assistante de Vaughn, avec plaisir.
Oh ! ne t’inquiète pas pour moi. J’épouserai
mon travail pour que tu n’aies pas à supporter
mon potentiel chagrin d’amour, mes histoires de
garçons, ou, franchement, tout ce qui pourrait te
mettre un tant soit peu mal à l’aise.
Soudain, je pris conscience que je n’étais pas si
différente de Poppy. Nous nous étions mises
toutes les deux sur la touche dans la vie de notre
père pour assurer son confort. Seulement, Poppy
avait la tête de l’emploi, avec ses gilets mignons
et ses tenues soignées, tandis que j’agissais
maquillée de rouge à lèvres noir.
Quand j’arrivai devant son bureau après avoir
remâché mes pensées, j’étais si remontée qu’un
feu semblait brûler dans mon ventre et jusqu’aux
parois de ma gorge. Je serrai le poing et levai la
main pour frapper, quand la porte s’ouvrit sur
Arabella.
Elle la referma derrière elle, l’air troublé, rouge,
perdue. Elle me bouscula et s’enfuit dans le
couloir.
Quand elle prit enfin conscience de ma
présence, elle s’arrêta, se retourna, et leva la main
pour me faire signe de ne rien dire.
Elle ouvrit la bouche, certainement pour dire
une saloperie, quand mon oncle Harry, une épaisse
liasse de dossiers sous le bras, arriva d’un pas
tranquille depuis son bureau, situé au même étage.
Notre face-à-face lui fit marquer une pause, et il
fronça les sourcils.
— Mesdames.
— Monsieur Fairhurst, répondis-je.
Je hochai poliment la tête. Peu importait que
j’aie grandi sur ses genoux et passé toutes les fêtes
de Noël et de Pâques chez lui, à Hertfordshire ; à
l’école, je lui accordais le respect qu’il méritait.
Arabella, en revanche, bâilla ostensiblement,
fuyant son regard.
— Y a-t-il un problème ? hasarda-t-il en nous
regardant l’une après l’autre.
Arabella lui adressa un de ses sourires Colgate,
plus faux que ses cils, et le rassura :
— Aucun problème.
Harry tourna les talons et reprit le cours de sa
journée. Je fis face à Arabella.
— Qu’est-ce que tu foutais là-dedans ?
demandai-je en montrant le bureau de mon père.
C’était une chose qu’il préfère Vaughn à moi.
Mais imaginer qu’il appréciait Arabella au point
de la recevoir dans son bureau me rendait malade.
À moins qu’il l’ait fait venir pour lui dire de
faire ses bagages et de se tirer.
Au fond, je savais que je ne me débarrasserais
pas d’elle si facilement. Le sang bouillonnait dans
mes veines. J’avais envie de lui hurler au visage,
de me défouler sur elle.
— Oh ! je crois qu’on sait toutes les deux ce
que je faisais là-dedans.
Elle haussa un sourcil, me défiant du regard.
Mes yeux s’écarquillèrent tant que je fus
surprise qu’ils ne tombent pas au sol.
Qu’insinuait-elle, au juste ?
— Si tu as quelque chose à dire, dis-le.
— Je viens de le faire. C’est juste que t’es dans
le déni, tu refuses de m’entendre.
— Explique-toi, insistai-je avec un sourire
joyeux, ignorant sa remarque. Et avec des mots
simples. C’est le roumain ma première langue,
après tout.
Comme Dracula.
À en croire l’expression vide de Barbie sur son
visage, ma blague lui était passée au-dessus de la
tête.
— Je couche avec ton père.
Je restai plantée là comme une idiote. Je
fulminai, et une pensée stupide me vint à l’esprit.
Pourquoi le jour de mon anniversaire ?
Pourquoi ? Pourquoi devais-je le découvrir le
jour de mon anniversaire ? Pourquoi à Carlyle, là
où j’avais grandi ? Pourquoi mon père, que
j’admirais, mettais sur un piédestal et traitais
comme un dieu ? Était-ci si étonnant que Vaughn
Spencer m’attire autant ? Peut-être était-ce dans
mon ADN de m’éprendre aveuglément de ceux
dont je n’étais pas digne.
Arabella s’approcha de moi, la poitrine
bombée, prit une mèche de mes cheveux blonds,
et l’examina entre ses doigts.
— Bah quoi, Lenny, ton petit ami Vaughn ne t’a
pas dit qu’il m’a surprise au moment où je sortais
de la chambre de ton père ?
Pardon ?
Cette nouvelle donnée me coupa le souffle. Et
la voix.
Elle haussa les épaules.
— Il va falloir que vous ayez une petite
discussion quand il mettra sa bite dans ta bouche
ce soir.
J’allais le tuer – non, l’anéantir.
Mon esprit criait en boucle : vengeance,
vengeance, vengeance.
Le plan que j’avais fomenté était loin d’être
suffisant.
Je déglutis, pesant les mots que je voulais
prononcer. Elle fit la moue. Sa main passa de mes
cheveux au col de mon sweat, et elle soupira avec
exagération.
— Je suis tellement désolée. J’étais certaine
qu’il te préviendrait, au moins. J’imagine que tu
n’es pour lui qu’un trou temporaire, ma belle.
— Tu es folle de rage qu’il ne soit pas avec toi,
coassai-je d’une voix méconnaissable.
Elle plissa le nez, comme si j’avais dit quelque
chose de dégoûtant.
— Tu crois que c’est pour Spencer que je
voulais venir ici ? Ce n’est qu’un gamin, et un
sociopathe. Ton père, c’est une autre histoire. Ça
devient sérieux entre nous, alors tu ferais mieux
d’être plus gentille avec moi. Tu sais, pour ton
argent de poche. Tu dois avoir envie de t’acheter
plein de trucs de vampire, sans parler de tous tes
bouquins à la con. Ça ne te dérangera pas de
m’appeler mummy, si ? fit-elle en imitant – mal –
l’accent anglais.
Je pétai les plombs.
Je pétai tout simplement les plombs.
Je serrai le revers de son décolleté dans mon
poing et la plaquai contre le mur face au bureau de
mon père.
— Tu mens, lui grognai-je au visage.
— Tu crois ? Deux rendez-vous en quarante-
huit heures. Ça me paraît assez concret.
— Arabella, grondai-je.
— Pour toi, c’est mummy.
Ma main vola de son col à son cou, que je serrai
entre mes doigts. C’était plus fort que moi. Le peu
de contrôle que j’avais sur mes émotions et mes
actes me terrifiait. Je n’arrivais pas à croire qu’elle
avait prononcé ce mot. Mummy. Il était sacré pour
moi. Elle ne savait pas ce que c’était, de perdre un
de ses parents. Les siens étaient en vie tous les
deux. Ils lui avaient acheté sa place ici.
Je me rendis compte qu’Arabella n’avait pas
cessé de me tyranniser. Elle avait seulement joué
un jeu plus secret mais plus destructeur, ici.
Elle avait couché avec papa.
Sucé Vaughn.
Essayé de réduire ma maison en cendres.
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Je croyais dur comme fer à la maxime
« mauvaise personne, bonne raison ». Elle devait
avoir une motivation, pour avoir fait tout ça. Mais
dans l’immédiat, je ne me sentais pas d’humeur
compatissante.
— Tu sais pas le meilleur ? Ça fait longtemps
que je t’ai cernée. Tu joues à la fille dure et
sombre.
Arabella me repoussa, et je faillis m’écraser
contre la porte du bureau de papa. Faillis.
— Mais en réalité, tu n’es que la petite
marionnette de ton papa. Tu n’oseras pas lui parler
de moi, ni de quoi que ce soit d’autre. Il te fout la
trouille. Il n’y a qu’à voir comment il t’a entubée
avec ce stage. Je veux dire, putain. (Elle secoua la
tête et pouffa.) C’est peut-être moi qui suis
allongée dans son bureau, mais papa Astalis t’a
bien bais…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Je lui
agrippai les cheveux et la traînai dans le couloir,
jusqu’à un endroit où mon père ne pourrait pas
nous entendre à travers sa porte.
Elle n’avait pas tort, mais la situation allait
changer.
Avant, je recherchais l’approbation de mon père
et redoutais de l’affronter. La révélation
d’Arabella changeait tout. Il n’était pas un martyr
qui avait renoncé aux femmes après maman. Non,
il les prenait au berceau. C’était un pervers qui
couchait avec des ados.
Bon sang. Non. Pas toi, papa.
Arabella poussa des petits gémissements de
protestation, mais, quand elle se mit à crier pour
de bon, je l’avais déjà jetée à terre dans le bureau
de mon oncle, que je savais vide. Elle était un peu
plus grande que moi, mais j’étais déchaînée et
suffisamment dopée à l’adrénaline pour la tuer.
Assise au sol, adossée au bureau de Harry,
Arabella rit, encore et encore et encore. Elle avait
un grain de folie dans les yeux. Et de tristesse. Je
savais reconnaître la douleur de la perte, et elle
l’avait connue.
— Je n’arrive pas à croire à quel point tout le
monde s’en tape de toi. Ton mec ne t’a même pas
dit qu’il m’avait surprise avec ton père. Il aurait
sûrement fourré sa bite dans ma bouche si je
n’étais pas aussi occupée à donner du plaisir à
papa Astalis. Ton père préfère ton copain à toi.
Ton meilleur ami, Pope, a dû supplier les gens de
venir à ton anniversaire surprise parce que
personne ne t’aime…
Elle laissa sa phrase en suspens, sachant très
bien ce qu’elle faisait, avant de porter sa main à sa
bouche en prenant un air faussement gêné.
— Oups. Que je suis bête. J’avais totalement
oublié que c’était un secret. Pope m’a demandé de
venir à ton anniversaire surprise ce soir. Ta sœur
ramène ses fesses de Londres pour gonfler un peu
les chiffres. Tout le monde sera là. Enfin, les
quatre personnes dans ta vie. Moi y compris,
gloussa-t-elle en se relevant.
Je scrutai ses moindres mouvements, en prenant
garde à ne rien dire ou faire qui pourrait me mettre
en prison. Je craignais de perdre tout contrôle. Et
je connaissais suffisamment Pope pour savoir
pourquoi il l’avait invitée. Il avait un faible pour
les nanas folles – même celles qui me faisaient du
mal, manifestement.
Arabella lissa sa jupe et se dirigea vers la porte
avec arrogance, en bâillant ostensiblement.
— Enfin, je vais aller me trouver un truc
mignon à mettre ce soir pour te voler la vedette.
Un moment de silence. Elle me regarda des
pieds à la tête.
— Même si ce n’est pas difficile. Dis à ton papa
que tu sais pour lui et moi, et je te jure que ta vie
sera terminée. À plus.
Je me retins au bureau de Harry, m’efforçant de
retrouver une respiration régulière.
J’avais envie de tuer papa.
Vaughn.
Arabella.
Et j’allais être coincée dans une pièce avec eux
toute la soirée. Puis je me rappelai que j’étais
censée retrouver Raff à 10 heures. Il était déjà
10 h 30.
Pope voulait juste m’occuper jusqu’à ce soir,
pendant que ma grande sœur organisait tout. Mes
poings se serrèrent de nouveau malgré moi, et je
me rendis compte que j’étais en train de froisser
une feuille dans ma main. Je m’empressai de la
lisser, le cœur battant à tout rompre ; j’avais peut-
être abîmé un document important.
Je baissai les yeux et lus les mots inscrits sur la
feuille, griffonnés par mon oncle.

À faire :
– Galerie à Milan / appeler Karla
– Loyer / proprio / appartement de Chelsea
– Surveiller VS (n’a rien dit ? vindicatif ?)
– Cadeau d’anniversaire / Lenny

VS
Vaughn Spencer.
Curieusement, je sus avec certitude qu’il parlait
de Vaughn.
J’eus comme l’impression que les pièces du
puzzle s’assemblaient – mais pas dans le bon
ordre. Je n’arrivais pas à avoir une image claire de
ce qui se passait.
Arabella était ici pour une raison précise.
Vaughn aussi.
Aucun d’eux n’était ici pour l’art.
Je remis le papier sur le bureau, me redressai, et
passai la porte au moment où mon père sortait de
son bureau. Il ferma la porte derrière lui, un sac en
papier à la main, rempli de choses colorées.
Quand il me vit, il jeta le sac dans son bureau avec
un sourire désolé.
Ne t’embête pas à me garder la surprise. Tu
m’en as déjà fait une bonne.
— Ça alors, sacrée coïncidence. J’étais sur le
point de venir te souhaiter un joyeux anniversaire,
Lenny.
Cela, après m’avoir évitée pendant des
semaines. Ouais. Qu’il aille se faire voir. Sans lui
accorder un seul regard, je le dépassai, l’effleurant
de l’épaule alors que je me dirigeais vers
l’escalier.
Il m’appela, perplexe, mais je ne pensais qu’à
ses mains sur Arabella.
À la bouche d’Arabella autour du sexe de
Vaughn.
Au fait que tous deux l’avaient préférée à moi –
alors que papa savait que cela me briserait le cœur
qu’il séduise une de mes camarades de classe, et
Vaughn pour prouver un truc avec sa bite.
Elle gâchait mes relations avec les hommes de
ma vie.
Et j’en avais assez de la regarder faire sans rien
dire.
15
Vaughn

— Ça fait presque deux heures qu’ils devraient


être là. Ça commence à m’inquiéter, dit Poppy.
Elle fit la moue, assise à une table en
marqueterie noire sur laquelle était posé un
plateau de margaritas infusées aux bonbons à la
pastèque. Un cocktail bien trop élaboré pour la
fille modeste qu’était Len. Elle était plutôt du
genre à boire la vodka au goulot, et la voilà ce soir
entourée de gens extravagants qui ne la
comprenaient pas. Moi compris.
Arabella, occupée à dessiner des visages au
marqueur argenté sur des ballons noirs, se laissa
tomber à côté de Poppy en faisant la moue.
— Dire que j’aurais pu aller faire du shopping à
Londres. Merci le faux plan.
— La ferme, aboya Poppy, qui attrapa une
margarita et la descendis d’une gorgée.
Edgar se gratta la barbe, l’air songeur. Il avait
passé l’après-midi à décorer la pièce avec Poppy.
Dire qu’il n’avait pas l’air content serait
l’euphémisme du millénaire. J’étais même surpris
que de la fumée ne lui sorte pas des oreilles.
La soirée avait lieu dans la seconde cuisine du
château, plus petite que la principale et délaissée
par le personnel. Poppy et Edgar l’avaient
nettoyée de fond en comble. Il y avait des ballons
noirs dans tous les coins, une banderole « Joyeux
anniversaire Lenny » devant la porte, et une tonne
de nourriture et d’alcool. J’avais mis un point
d’honneur à être en retard, prenant tout mon temps
après avoir fini de travailler, mais, bien que je sois
arrivé une heure après l’horaire indiqué, Lenora
n’était toujours pas là.
— Tu as essayé de la rappeler ? demanda Edgar
à sa fille, renfrogné, passant ses grosses mains
dans ses cheveux argent en bataille.
— Toutes les cinq minutes.
Poppy se leva, prit un autre verre sur le plateau
et le leva comme pour un toast, avant de le vider
d’un trait et de jeter le gobelet en plastique dans
l’évier.
— Je lui ai envoyé des tas de SMS aussi. Est-ce
qu’on devrait prévenir la police ?
— Pour leur dire quoi ? Elle est sûrement en
train de galocher Rafferty Pope sous un arbre.
C’est avec lui qu’elle est partie ce matin, dit une
voix glaciale depuis la porte.
Fairhurst entra, tenant à la main un sac qui avait
l’air à lui seul plus onéreux qu’une propriété d’El
Dorado. Le cadeau de Gentille Fille, sans doute.
Je regardai autour de moi. Une petite montagne de
cadeaux se dressait dans un coin de la pièce.
Évidemment.
— On sait qu’elle est avec Raff. C’était prévu.
Mais il n’est pas du genre à filer comme ça avec
elle, expliqua Poppy en secouant la tête.
— Il n’a pas intérêt, marmonna Edgar dans son
souffle.
Puis il fit signe à Poppy et à Arabella
d’approcher, certainement pour trouver un plan B.
Fairhurst attrapa deux margaritas roses et
s’avança vers moi, s’adossant au mur contre
lequel je me tenais. Il me tendit un des deux
verres, que je pris, gardant les yeux rivés sur la
porte.
— Je donnerais cher pour savoir à quoi tu
penses, dit-il d’une voix rauque.
À ta tête empaillée au-dessus de ma cheminée.
— Mes pensées sont au-dessus de tes moyens,
répondis-je, pince-sans-rire, en faisant tourner
mon cocktail dans son verre.
— N’en sois pas si sûr. Tout le monde a un prix.
— On croirait entendre une prostituée. Pas
étonnant que ta carrière parte en couille.
— Encore une pique. (Il gloussa.) On fait la
paix ?
Du coin de l’œil, je vis qu’il penchait sa
margarita pour trinquer, les yeux rivés sur moi.
— Tu peux toujours courir.
— Je cours déjà après notre inévitable
négociation, qu’on ne cesse de repousser. Puis-je
te faire une première offre ?
— Tu crois marchander quoi ?
Edgar élevait la voix avec les filles ; il était en
train de péter un câble. Bien. Je voulais qu’il soit
suffisamment remonté pour attraper Rafferty par
les couilles quand ils reviendraient. Je finirais le
boulot avec plaisir.
— Vaughn ? demanda Harry.
Ah oui. Cet enfoiré était encore là.
Il l’ignorait, mais j’étais paré. Je savais
exactement où il conservait les informations
incriminantes sur ma mère, ce qui voulait dire que
je n’avais qu’à m’y introduire et tout supprimer. Il
aurait pu les envoyer à d’autres personnes, mais
ses archives mails ne révélaient aucun fichier
supprimé dans le but d’être récupéré, ce qui
voulait dire que cet enfoiré les avait enregistrées
sur un cloud avec un mail automatique prêt à être
envoyé. Facile à supprimer sans laisser de traces.
Trop facile, connard.
— Ma liberté, dit-il.
En toute simplicité – et humilité.
— Selon toi, elle n’a jamais été remise en
question, dis-je en me tournant enfin vers lui avec
un sourire prétentieux hérité de mon père – le
genre de sourire qu’il affichait avant d’écraser ses
adversaires. Je ne suis qu’un gamin. Ne te laisse
pas avoir par un ado.
— Tu as l’air calme, remarqua-t-il, suspicieux.
— Je le suis.
Je l’étais, cinq minutes plus tôt. Avant de
comprendre que mon avertissement n’avait fait ni
chaud ni froid à Pope, et que Len était peut-être en
train de le « galocher ».
Lenora Astalis pouvait bien faire ce qu’elle
voulait de ses lèvres – les deux paires –, je m’en
tapais. Je n’avais pas de sentiments pour elle.
Mais nous avions un accord, et j’avais respecté ma
part du marché : je n’avais touché à personne
d’autre.
— Actuellement, les faits semblent indiquer
que tu es dangereux et nuisible, Vaughn, et je
serais stupide de me persuader du contraire. J’ai
peut-être été un peu dur la première fois que nous
nous sommes vus ici. Je voulais que tu aies une
vue d’ensemble. Maintenant que nous avons
chacun un ascendant sur l’autre, je pense que nous
pourrions négocier et mettre cette histoire derrière
nous pour être heureux.
— Personne ne quitte la table des négociations
heureux, dis-je.
La finalité n’était pas d’être heureux, mais
d’être malin. D’avoir un coup d’avance.
Je secouai la tête en sifflant « tss-tss », comme
s’il n’était qu’un débutant. Harry fit un pas vers
moi, me suppliant du regard. Il transpirait le
désespoir. Ma bouche saliva : je pouvais presque
sentir son sang sur ma langue.
— Ça pourrait très bien ou très mal tourner.
C’est l’heure de montrer nos cartes, Spencer.
J’ouvris la bouche au moment où la porte
s’ouvrait à la volée sur Pope et Lenny. Les pieds
traînant au sol, elle avait un bras passé autour des
épaules de Pope, qui la tirait comme une poupée
de chiffon. Elle avait les yeux à moitié fermés,
dans le vague. Je sentais son haleine alcoolisée
depuis l’autre bout de la pièce.
Je vous l’avais dit. Buveuse de vodka.
— Hé, on a un petit problème par ici.
Pope s’arrêta près de la table et tenta de
remettre Gentille Fille sur ses pieds. Elle
s’effondra dans ses bras, glissant le long de son
ami comme une tache de gelée. Il la redressa avec
un petit rire nerveux.
Elle n’avait pas l’alcool mignon.
Elle n’avait même pas l’alcool triste.
Elle était torchée dans les grandes largeurs, du
genre à envoyer direct en cure de désintox. Mon
humeur passa alors de l’amertume à l’envie de
meurtre.
J’abandonnai Harry et dépassai Arabella, qui
réprimait un sourire cruel. Une main sur sa
bouche, Poppy rivalisait avec Lady Macbeth dans
le genre mélodrame.
Edgar atteignit sa fille avant moi. Il la soutint
par les bras pour la maintenir droite.
Chaque ride de son visage trahissait son choc. Il
ne devait pas être habitué à ce que sa cadette fasse
une connerie. En dépit de tout le noir qu’elle
s’étalait sur le visage et qu’elle portait sur le dos,
Lenora n’était pas une sale gosse. C’était une
élève modèle qui ne s’était jamais plainte alors
qu’elle avait vécu un enfer l’année dernière. Pas
d’histoires de mecs. Pas d’alcool ni de drogues.
Parfaite, sans être chiante comme sa sœur.
Elle plissa les yeux pour voir son père plus
nettement, vacillante. Son dos heurta le mur, et
Rafferty et Edgar tendirent tous les deux les bras
pour l’aider. Elle les repoussa.
— Lenny, tu as bu ? demanda Edgar.
— Pas autant que j’aurais dû, Sherlock.
Le regard d’Edgar s’assombrit. Arabella ricana
dans son coin, couvrant son hilarité de ses ongles
manucurés qui n’avaient pas vu un jour de boulot.
Mes yeux passèrent de Len à Arabella, d’Arabella
à Edgar, puis revinrent à Len.
Merde.
— Elle a bu des shots quand j’avais le dos
tourné, monsieur, expliqua Pope, niant toute
responsabilité.
Lui casser le nez serait l’un des points forts de
mon année. Peut-être même de la décennie.
Edgar ignora sa remarque.
— Tu es complètement bourrée, dit-il à sa fille,
qu’il se retenait de secouer.
Tout le monde restait en retrait. Même Pope fit
un pas en arrière pour s’écarter du pitoyable
spectacle qui se déroulait sous nos yeux. Je restai
tout près. Je n’étais pas d’humeur à faire
confiance à qui que ce soit, surtout son père.
— Bien vu, l’aveugle.
Gentille Fille gagna le bout de la table en
zigzaguant et se laissa tomber sur une chaise dans
un soupir.
Elle tendit la main vers la pile de sandwich
triangles et en fourra un dans sa bouche sans
mâcher. Elle fit tomber trois verres en plastique et
une bougie allumée au passage. Poppy réagit vite
et ramassa la bougie avant qu’elle ne fasse un trou
dans la nappe.
— Oui, vraiment, tu as le sens de l’observation.
Ce doit être la seule chose que je n’ai pas héritée
de toi.
Elle renversa sa tête en arrière et regarda le
plafond, son activité préférée.
Je notai mentalement de lui demander pourquoi
elle passait son temps à regarder au plafond.
— De quoi parles-tu ?
Edgar cligna des yeux, toujours droit comme un
I. Il fixait sa fille des yeux comme si elle était
folle.
Et elle l’était, me rendis-je compte.
Elle était folle de rage. Contre lui.
Je regardai Arabella, dont le visage pâlissait,
même sous ses deux kilos de fond de teint, de
blush, et son sourire forcé.
— Je parle du fait que tu es un porc.
Len leva la tête et parvint tant bien que mal à
soutenir le regard de son père avant que ses yeux
se révulsent malgré elle, louchent, puis se perdent
dans le vide.
Tout le monde retint son souffle. J’avançai vers
elle et la pris par le bras pour la tirer vers la porte.
— Le spectacle est fini. Viens.
Elle se dégagea, me donnant une méchante tape
sur la main.
— Je t’interdis de me toucher ! cria-t-elle.
Je me retournai et la fusillai du regard. Je serrai
les dents, agacé, et pris une profonde inspiration
avant de siffler :
— Il faut que tu prennes une douche, que tu
boives de l’eau et que tu manges. Tu débites des
conneries que tu ne pourras pas retirer demain. À
moins que tu aies une machine à remonter dans le
temps sous la main, je te conseille de me laisser
gérer.
Elle se jeta sur moi et, si elle n’avait pas été
aussi bourrée qu’un marin du XVIIIe siècle, les
gens auraient pu croire qu’on couchait ensemble.
Mais ils mirent probablement sa familiarité sur le
compte de son ivresse.
Elle me murmura à l’oreille :
— Tu le savais et tu ne me l’as pas dit. C’est
fini, Spencer. Va te trouver une autre fille sans
prétention pour te sucer le sang et prendre ta
virginité. Je ne te toucherai même pas avec une
perche de trois mètres.
La rage me saisit. Je n’arrivais pas à croire que
j’avais été aussi stupide.
Compte jusqu’à dix, dit la voix de ma mère
dans ma tête.
Puis jusqu’à cent. Puis mille. Ne réagis pas.
Gentille Fille tourna les talons et sortit en
trébuchant, mais, à l’instant où elle tournait dans
le couloir, je l’attrapai par le bras et la poussai à
travers une porte, que je refermai derrière nous.
J’entendis les autres nous chercher, de l’autre
côté.
Comme Harry m’avait fait visiter le château en
long, en large et en travers quand j’avais treize
ans, je le connaissais comme ma poche. Cette
porte était cachée sous une alcôve et se fondait
dans le mur en bois. Jamais ils ne nous
trouveraient.
Je posai ma main sur sa bouche pour qu’elle ne
puisse pas appeler à l’aide et la traînai dans
l’escalier de l’ancien garde-manger. Elle résista à
grands coups de pied, et tenta de me mordre la
paume de la main. L’odeur rance de la nourriture
qu’on entreposait ici autrefois – sacs de patates,
condiments, conserves – flottait encore dans l’air
bien que l’endroit fût totalement vide. La
moisissure avait aussi un beau rôle dans ce vomi-
de-toilette. Sous l’escalier se trouvait une autre
porte cachée. Je sortis le couteau suisse de ma
rangers et l’enfonçai dans la serrure, que je forçai
comme un pro et enfonçai d’un coup de coude. Je
poussai Len – qui se défendait encore – à
l’intérieur et fermai la porte derrière nous. Ici
régnait le noir le plus sombre : le noir total. Elle
ne pouvait rien voir.
Moi non plus, mais je savais où nous étions. Et
ce qui se trouvait ici.
— Où sommes-nous ?
Elle eut un hoquet, mais sa voix semblait bien
plus sobre et moins remontée. Le sentiment de
danger décuplait ses sens, peut-être parce que
nous étions officiellement sous terre, sa famille et
ses amis en haut, et que personne ne pouvait
l’entendre.
Peut-être parce qu’on disait ce château hanté, et
qu’on n’avait pas tort.
Il l’était.
Par mes propres cauchemars, par exemple.
C’était assez génial de la savoir allongée sur le
banc en pierre humide et froid tandis que j’étais
debout, à la dominer. C’était ma position préférée,
pour toute rencontre, avec quiconque.
Mais c’était particulièrement agréable que ce
soit Len, parce qu’elle était la seule personne à ne
pas se dérober, même quand son langage corporel
indiquait le contraire. Je n’avais jamais réussi à la
mettre à genoux pour moi, alors que, bordel,
j’avais essayé.
J’ignorai sa question et demandai :
— C’était quoi, ces conneries ?
— Oh ! voyons. Mon père se tape mon ennemie
jurée – qui est une ado –, et elle me l’a balancé au
visage ce matin. Joyeux anniversaire, moi ! Et elle
a ajouté que tu le savais et que tu ne me l’as pas
dit. Pourquoi ?
Parce que ce n’étaient pas mes affaires.
Parce que la blesser inutilement ne figurait pas
parmi mes priorités.
Parce que je n’en avais pas eu l’occasion.
C’était ça, le pire. Elle m’en voulait de ne pas
avoir fait quelque chose avant que j’aie eu le
temps de décider si j’allais le faire ou non.
— Je ne te dois rien, dis-je froidement, suivant
mon instinct de ne me justifier devant personne.
Je détestais qu’on me force la main.
— Tu ne dois rien à Arabella non plus. Et c’est
elle la fautive.
Tout juste, mais pourquoi viendrais-je gâcher ta
journée parce que ton père est un obsédé et
qu’Arabella remporte le titre de Miss Vulgarité ?
— Je ne te dois aucune explication.
— Tu l’aimes bien ? C’est ça ? demanda-t-elle.
La Lenora sobre ne poserait jamais cette
question.
— Ouais, j’suis amoureux d’elle, répondis-je.
Je n’étais pas responsable de ce que je
ressentais, et ça me foutait les boules. D’un côté,
j’avais envie de lui crier que je n’avais jamais
rencontré créature plus stupide, de l’autre je
voulais m’excuser de… de… bordel de nouilles,
pourquoi ces conneries me retournaient autant le
cerveau ?
La culpabilité. Je me sentais coupable. Fait
chier.
— Ça me surprendrait pas, se moqua Len. Vous
êtes faits du même bois.
— Ne joue pas avec le feu, l’avertis-je.
— C’est le feu qui joue avec moi ! Il m’a
réduite en cendres. Arabella en a après moi.
Nous ne parlions pas du même feu, c’était
certain.
— Ouais, bon, elle au moins, elle suce, lançai-
je.
Len se tut. J’entendis son corps se mettre en
mouvement dans le noir. Elle ne tenait pas droit,
mais vibrait d’une énergie ardente qui me donna
envie de lui arracher ses vêtements. Je l’entendis
se cogner contre le mur et, au bout de quelques
secondes à se tortiller, elle parvint à sortir son
téléphone de sa poche et alluma la torche. Ses
cheveux blonds brillèrent comme de l’or roussi, et
son visage me parut plus jeune encore sous la
lumière blanche. Elle braqua le téléphone autour
d’elle pour examiner l’endroit où nous nous
trouvions.
— Seigneur, souffla-t-elle en levant le
téléphone vers le plafond dans un mouvement
circulaire, les yeux grands comme des soucoupes.
— Tu as bien choisi tes mots.
Me glissant derrière elle, j’enroulai une main
autour de sa taille et pris son téléphone de l’autre.
Je dirigeai la lumière dans les coins du plafond, où
se trouvait une rangée de crochets rouillés. Il y
avait encore des marques de corde sur la poutre en
chêne à moitié pourrie.
— Le château a plusieurs siècles. Tu devais
bien savoir qu’il avait une histoire. Des secrets.
Ce mot pesait lourd sur ma langue, et nous
savions tous les deux pourquoi.
Elle ne dit rien. Mon pénis palpitait, pulsait,
suppliait de la punir parce qu’elle aimait Pope. Je
le pressai contre ses fesses. Je ne pense même pas
qu’elle le remarqua, trop captivée par l’endroit où
nous nous trouvions.
— Que s’est-il passé ici ? murmura-t-elle, son
pouls erratique sous mon poing.
— L’histoire raconte que le château a été bâti
sur un chemin de pèlerinage menant à Londres.
Les époux Tindall, qui n’avaient pas d’enfants et
se détestaient à mort, avaient besoin de passer le
temps. Ça n’a pas aidé que monsieur perde tout
l’héritage de madame en paris et en picole. Ils
avaient besoin d’argent, et vite. Ils se sont fait des
sous en louant le rez-de-chaussée aux pèlerins, qui
s’en servaient comme cour de justice. Les
criminels jugés coupables de crimes graves étaient
amenés ici. Tu sais pourquoi ?
Mes lèvres planaient au-dessus de sa clavicule.
L’air était frais et humide – différent de la cave où
je travaillais, qui était aménagée et climatisée pour
conserver les gigantesques statues d’Edgar Astalis
dans les meilleures conditions. Cet endroit était
authentique. Vieille école. Médiéval et flippant.
Sa gorge tressauta sous mes lèvres. Son haleine
sentait encore le dissolvant (foutue vodka), et
j’avais toujours envie de trucider Pope, mais elle
était à moi maintenant, ce qui voulait dire que je
ne voyais plus rouge.
— Ils les exécutaient ici ? demanda-t-elle d’une
voix rauque.
Je hochai la tête contre sa peau.
— Quatre cents personnes sont mortes ici. À ce
qu’il paraît.
— Waouh.
Elle frissonna, sa peau s’épanouissant sous mes
lèvres et mes doigts.
Ça l’excitait. Je glissai ma main sous son haut,
pour caresser son ventre. Elle était si chaude,
j’étais si froid, et c’était si déplacé que je crus que
j’allais jouir dans mon jean.
Nous ne pourrions jamais être ensemble en
dehors de ces murs, c’est-à-dire pour quelques
semaines encore. Lenora trouverait forcément un
homme qui lui offrirait le monde, et je me
casserais d’ici pour tenter de détruire le monde en
question, parce que c’était tout ce que je savais
faire.
Elle était parfaite, et je n’étais rien qu’un amas
de défauts.
Et puis, elle ne veut pas de petit ami. Et toi, tu
ne fais pas dans la monogamie.
Ma petite histoire l’occupait, cependant ; elle ne
pensait plus à Arabella et à Edgar.
— Tu sens la mort autour de nous ?
Je couvris la lampe de son téléphone de mes
doigts, de telle sorte qu’on se retrouva de nouveau
dans le noir total. Je passai mes dents et ma barbe
naissante sur sa peau sensible.
— Ça te fait mouiller ?
— Tu crois aux fantômes ? demanda-t-elle,
ignorant ma question.
Sa tête tomba sur le côté, laissant à mes lèvres
tout le plaisir d’explorer sa clavicule.
Je hochai la tête au creux de son épaule.
— Vraiment ? s’étonna-t-elle.
— Aux fantômes de notre passé.
— Oh.
— Qui nous poussent à être qui nous sommes.
À agir comme nous le faisons.
Elle trembla lorsque ma main se glissa sous sa
brassière de sport. Ses seins étaient encore plus
chauds que le reste de son corps. Soyeux et doux.
J’avais sculpté des centaines de seins dans ma vie,
mais n’en avais jamais touché. Cela n’aurait pas
dû me surprendre qu’ils soient si lisses. Après
tout, anatomiquement, c’était du gras.
Je le savais, je les sculptais, je les rendais réels.
Mais je comprenais enfin. Cette obsession pour
les seins. Ceux de Len étaient incroyables. Je les
pétris, respirant par le nez pour contrôler la
pression dans mes boules. Je voulais lui faire
oublier que Pope avait une bite. Ou qui que ce soit
d’autre, d’ailleurs.
Elle se laissa embrasser dans la nuque, puis le
long de la mâchoire. Ma main trouva son téton
durci, que je fis rouler sous la pulpe de mon
pouce.
— Tu ne m’as rien offert pour mon
anniversaire, murmura-t-elle.
Encore une chose qu’elle n’aurait pas dite,
sobre. Je me figeai, ma bouche sur sa peau, le
souffle irrégulier.
— Je ne m’attendais à rien, pour être honnête.
Pas même à une carte. Mais à un joyeux
anniversaire, si. Je m’attendais au moins à ça.
Je ne dis rien. J’avais toujours la main fourrée
dans son soutien-gorge, mais je ne bougeais pas.
Je ne savais pas si j’étais en colère contre elle ou
contre moi-même, et c’était un sentiment nouveau
pour moi.
Dis-lui joyeux anniversaire, m’exhorta une
partie de moi – petite, minuscule, tarée. Les
bonnes manières ne sont pas une faiblesse. Et tu
es sur le point de lui baiser le cul sans capote.
Mais j’en étais incapable. C’était comme une
bataille de pouvoir, et, même si elle l’ignorait, Len
avait toujours le dessus.
Elle semblait inaccessible, et cela me donnait
envie de l’étrangler.
Je secouai la tête. Elle s’écarta de moi. Ma
main tomba de sous son haut, et la fraîcheur de la
pièce la gagna. Lenora se retourna pour me faire
face, reprit son téléphone de ma main, et éteignit
la lampe.
— Je sais que je suis bourrée, et je sais que tu
as dit que je regretterais ce que j’allais dire ce soir,
mais honnêtement je ne pense pas.
Sa voix était stable. Égale.
— J’en ai assez d’être prévenante avec mon
père. Il ne l’est pas du tout avec moi. Et toi…
Elle se tut.
J’attendis. Depuis quand attendais-je que les
gens me disent ce qu’ils pensaient de moi ?
Jamais.
Quelle importance ?
Elle n’était qu’une autre bouche – pas même
une bonne bouche. Cette bouche-là avait trop de
répondant et me mettait dans la merde.
— Finis ta putain de phrase, ordonnai-je.
Ma volonté de savoir ce qu’elle avait à dire lui
donnait plus de pouvoir encore, et cela me rendit
fou.
— Notre marché est révolu. Ne viens plus dans
ma chambre. Ne m’adresse pas la parole quand tu
me croises dans le couloir. Ne te mêle plus de mes
affaires. C’est fini. Tu ne m’as pas demandé – et
je sais, tu t’en tapes –…
J’entendis la plainte d’une porte ancienne qu’on
ouvrait, et Len la franchit.
— … si je croyais aux fantômes, moi aussi.
Voici la réponse : j’y crois, pour la même raison
que toi. Je ne crois pas aux fantômes au sens
propre, mais je crois que notre passé lâche sur
nous des démons en forme de chiens qui nous
poursuivent sans relâche. C’est ce qui nous pousse
à continuer de courir. De bouger. De vivre.
Je ne dis rien, pas vraiment d’humeur à la
corriger pour lui dire que je ne lui avais pas posé
la question parce que je connaissais déjà la
réponse. C’était ce qui rendait sa présence
supportable. Quand nous étions ensemble dans
une pièce, nos fantômes attendaient de l’autre côté
de la porte. Je les entendais.
— Mon fantôme, c’est ma mère. Je l’ai perdue
quand j’étais jeune, et j’ai juré de ne jamais aimer
personne autant que je l’ai aimée, pour ne pas
avoir à connaître encore cette douleur. La perdre a
failli m’anéantir. Comme je ne m’attache plus aux
gens, je n’avais pas peur de m’acoquiner avec le
diable en personne. J’ai enfin compris que je ne
pouvais pas tomber amoureuse de toi, mais cela ne
veut pas dire que je suis obligée de te fréquenter.
Elle marqua une pause. J’aperçus le contour de
sa tête quand elle la secoua.
— En l’occurrence, je ne devrais vraiment pas.
Maintenant, ramène-moi dans ma chambre et
ferme la porte à clé derrière toi. Je ne veux pas
voir mon père.
Je fis ce qu’elle me demandait.
Je la laissai avec une bouteille d’eau, deux
Advil et l’air sombre tandis que je verrouillais la
porte, avant de glisser la clé dessous, la protégeant
de moi-même.
— Au revoir, Spencer, dit-elle depuis son lit.
Ouais, et bon débarras.

Le garçon ronflait doucement quand j’entrai


dans sa chambre.
Il était sur la couchette supérieure d’un lit
superposé du dortoir des garçons du deuxième
étage. Celle du bas était vide, ce qui devait vouloir
dire que son coloc était en train de choper. Il avait
été si facile de le trouver que c’en était gênant :
Fairhurst l’avait enregistré avec photo dans les
contacts de son téléphone, auquel j’avais
dorénavant accès, grâce au Réparateur.
Ma confrontation avec Len m’avait un peu
perturbé et rendu très impulsif, mais je doute que
c’était pour cette raison que je faillis arracher la
tête du type quand je l’agrippai par le cou et tirai
son visage à moi. Je portais un sweat à capuche,
une casquette noire, et un foulard noir sur le bas
du visage.
Il ouvrit grand les yeux dans le noir, terrifié,
comme s’il avait vu un fantôme.
— Debout, sifflai-je.
Je ne voulais pas trop parler. Il ne fallait pas
qu’il détecte mon accent américain. J’enserrai sa
nuque pour me faire comprendre. Il hocha la tête
frénétiquement, sauta au sol dans un bruit sourd et
attrapa un sweat à capuche sur le dossier de son
fauteuil de bureau. Il enfila ses chaussons, puis
attendit mes instructions. Je lui mis mon couteau
dans le dos et lui ouvris la porte, putain de
gentleman que j’étais. Une fois dans le couloir, je
ne le lâchai pas d’une semelle. Il avait beau être
quatre heures du matin, je ne voulais laisser
aucune place à l’erreur.
Nous prîmes l’escalier jusqu’au troisième, pour
aller dans la chambre de Fairhurst. Je savais qu’il
était à Londres ce soir, puisqu’il l’avait dit après
que j’étais redescendu de la chambre de Lenora
pour l’excuser auprès des autres. Edgar avait l’air
abattu, Arabella triomphante, et Poppy braillait.
Harry avait dit qu’il déposerait le cadeau de
Lenora devant sa porte et l’emmènerait dîner
quand elle se sentirait mieux.
Intérieurement, je lui rétorquai : plutôt mourir
mille fois que de te laisser passer une seule
seconde en tête à tête avec elle.
Une fois arrivés devant la chambre de Harry, je
forçai la serrure, entrai et refermai derrière nous.
J’ouvris la double porte du dressing et fis signe au
jeune d’entrer.
— R-rentrer dans le placard ? balbutia-t-il en se
frottant les bras.
Il ne faisait même pas froid.
Je lui adressai un bref signe de tête.
— Q-qu’est-ce que tu vas me faire ? Je suis
juste… Je ne… On n’est pas ensemble ni rien. Je
ne savais pas qu’il avait un petit ami. Ce n’était
qu’un plan cul.
Bien sûr. C’était pour ça que j’étais là. Parce
que je voulais la bite de Fairhurst pour moi tout
seul.
— Entre, dis-je sèchement, lui mettant le
couteau sous la gorge.
Il se précipita dans le dressing, se retourna et
me regarda, dans l’attente. Je savais qu’il était en
dernière année. Je savais qu’il s’appelait Dominic
Maples, qu’il était originaire d’Édimbourg, que ça
faisait un an que Fairhurst se le tapait – depuis
avant sa majorité, donc. Bien sûr, à ce stade, agiter
tout ça sous le nez de mon ennemi était inutile.
Je ne voulais pas lui causer du tort.
Je voulais le détruire.
Et foutre Harry Fairhurst en taule n’était pas
suffisant.
Une fois Dominic à l’intérieur, je plaçai ses
paumes sur les étagères de mes mains gantées, lui
écartant les jambes d’un coup de pied entre ses
chevilles.
— Déshabille-toi, dis-je d’un ton bourru.
— Pourquoi… comment…
Plutôt que de répondre à ses questions
inachevées, je baissai moi-même son pantalon de
jogging. Il s’en débarrassa avec obéissance, avec
son caleçon, et enleva son sweat et son T-shirt.
Il tourna la tête pour me regarder, et je
remarquai qu’il bandait, le sexe pressé contre un
tiroir à miroir, violet et gonflé. Oui. C’était bien le
petit ami de Harry. C’étaient tous les deux des
malades.
Une fois Dominic à poil, je pris une bombe de
peinture et lui aspergeai le dos. Il frissonna
comme le liquide froid lui coulait sur la peau, les
dents plantées dans un pull de Harry pour ne pas
crier. Mais sa foutue queue restait collée au tiroir,
encore au garde-à-vous.
Quand j’en eus fini avec la peinture noire, je
jetai la bombe, sortis le téléphone du mec, et le
fourrai sous son nez.
— Déverrouille-le.
Il regarda l’écran pour activer la reconnaissance
faciale. Je pris son dos en photo et l’envoyai à
Fairhurst depuis le téléphone de Dominic, que je
glissai dans ma poche.
Que le spectacle commence, enfoiré. Et t’es au
premier rang.
16
Vaughn

Je songeai à prévenir Len que je quittais la


ville, avant de me rappeler que c’était inutile,
puisqu’elle ne voulait plus avoir de mes nouvelles.
Elle n’avait laissé aucune place au doute : nos
soirées bécotage étaient terminées.
Ça n’aurait pas été plus clair si elle s’était
tatoué sur le front Propriété de Pope (que j’allais
quand même trucider).
C’était tout aussi bien. Si elle était
suffisamment stupide pour croire que je ne lui
avais pas fait de cadeau d’anniversaire, je n’avais
aucune envie de me la faire, de toute façon.
Et pourtant.
Pourtant.
J’allais encore lui envoyer un putain de panier
dans sa chambre ce matin, comme tous les jours
depuis qu’Arabella m’avait sucé dans le couloir
du lycée. Au début, je lui faisais livrer du
chocolat, parce que je ne voulais pas que ce soit
trop flagrant. Mais je m’étais dit qu’elle
comprendrait, le jour de son anniversaire, quand
j’avais envoyé les brownies – faits maison et de
différentes formes, pour l’amuser. Nuages,
licornes, étoiles, animaux, lettres… Tout sauf des
cœurs, comme je l’avais soigneusement précisé au
chocolatier. Chaque part était emballée dans un
papier à l’effigie d’un livre fantastique : Le
Seigneur des anneaux, Le Trône de fer, Harry
Potter, Les Royaumes du Nord.
Tout cela m’avait coûté un peu plus cher que
d’habitude, mais je ne faisais jamais les choses à
moitié.
Pourquoi ces attentions quotidiennes ? Ce
n’était pas parce que j’avais envie de coucher avec
elle, ni pour la réconforter. Je ne joignais même
pas de mot. Mais depuis ce jour-là derrière la
fontaine, je savais qu’elle aimait les sucreries et
j’avais pitié d’elle, parce qu’elle était orpheline de
mère, sans amis, et paumée.
Ce n’était que ça. De la pitié.
J’appelai la chocolaterie, et la femme me
reconnut à mon accent, sans parler du fait que je
faisais régulièrement appel à eux depuis
maintenant quelques semaines. Et puis, j’étais
certainement le seul couillon à appeler avant
l’heure d’ouverture, quand ils venaient à peine de
commencer à pâtisser.
— Encore un ? Vous êtes persévérant, jeune
homme.
Elle rit, et je levai les yeux au ciel. La
campagne anglaise défilait de l’autre côté de la
vitre du premier train pour Hertfordshire. Il était
six heures moins le quart. Même les oiseaux
dormaient encore.
— Peut-être devriez-vous le personnaliser cette
fois-ci ? Elle a manifestement besoin d’un indice.
Cela fait un petit moment que vous lui envoyez
des paniers.
Ajouter un mot n’était pas une bonne idée. Elle
penserait que je tenais à elle, alors que je n’en
avais rien à taper. C’était cruel de prétendre le
contraire. Surtout maintenant que tout était fini
entre nous.
— Un papier blanc, c’est bien, répondis-je
sèchement.
— Oki-doki, chantonna-t-elle, bien joyeuse dès
le matin. Ce sera tout ?
— Oui.
— Il y a beaucoup de bruit derrière vous. Vous
allez quelque part ?
Elle voulait détendre l’atmosphère. Pouvais-je
annuler le pourboire pour le temps qu’elle perdait
à se mêler de ma vie ?
— Hertfordshire, dis-je. St. Albans.
— Vous devriez aller à Londres, si ce n’est pas
déjà fait. C’est tout proche.
— Excellente idée.
Je suis allé à Londres bien plus de fois que toi
aux toilettes, m’dame.
Je mis fin à l’appel, m’adossai au siège et
pianotai sur mon genou. Harry Fairhurst avait fait
exactement ce à quoi je m’attendais après que je
lui avais envoyé une photo de son amant à poil
avec le dos et les fesses recouverts d’un graffiti
disant « HARRY FAIRHURST EST UN
VIOLEUR D’ENFANTS ».
Il s’était dépêché de rentrer à Carlisle Prep, où
Dominic était toujours enfermé dans le dressing –
franchement, l’ironie était délicieuse : son amant
homosexuel était au placard.
Dans sa précipitation pour sauver ses fesses (et
peut-être celles de Dominic), il avait oublié son
ordinateur portable chez lui. Je le savais parce que
j’y avais posé un traceur après m’être introduit
dans son bureau en douce un jour, si bien que je
pouvais accéder à sa localisation à tout moment.
Et devinez quoi ? Quelqu’un bloquait justement
la route qu’il avait prise pour rentrer à Carlisle, au
cas où il se rendrait compte qu’il n’avait pas son
portable et déciderait de faire demi-tour.
Ce quelqu’un était grassement payé par votre
serviteur – il aurait largement de quoi remplacer
l’Alfa Romeo pourrie qu’il avait encastrée dans un
camion Sainsbury pour bloquer la circulation.
Dieu bénisse les fonds fiduciaires.
Quant aux clés de la maison de Harry ?
Comment dire ? J’avais des tendances de
pickpocket… et un sens moral très instable. En
faire un double le jour où j’avais mis un traceur
sur son ordinateur portable était comme voler un
bonbon à un enfant.
Le train s’arrêta à St. Albans, et je descendis,
me sentant frais comme un gardon, si on oubliait
la migraine sourde que Gentille Fille m’avait
collée la veille. Ce n’était certainement rien
comparé à l’enfer qu’elle devait vivre ce matin,
après avoir bu davantage que tous les poissons de
l’Atlantique.
J’envoyai un SMS à la femme de la
chocolaterie et ajoutai deux bouteilles d’eau à ma
commande. Tant qu’à faire. Len pensait encore
que les chocolats étaient envoyés par quelqu’un
d’autre.
Je baissai les yeux : trois appels manqués de
mon père.
Il pouvait attendre, décidai-je, et je poursuivis
mon plan.
Je n’eus pas besoin de craquer le mot de passe
de l’ordinateur.
Quand j’eus parcouru les fichiers qu’il
possédait sur maman – tous les mensonges, toutes
les photos, tous les témoignages, enregistrements
modifiés de sa voix, mails qu’elle n’avait jamais
écrits, commandes qui allaient arriver chargées de
sachets de cocaïne sans qu’elle en ait aucune idée
–, je me dis que ce serait mon dernier cadeau
d’adieu pour qu’il aille brûler en enfer.
Une fois que j’eus tout supprimé du cloud de
Fairhurst et détruit toutes les preuves de son
appareil photo, j’écrasai l’ordinateur sous ma
rangers et le glissai dans son lit fait au carré.
Je finis par pisser sur le lit et l’ordinateur, au
cas où il ne comprendrait pas.
Cela me laissait encore quelques heures à tuer
avant le prochain train pour le Berkshire. Papa me
rappela plusieurs fois. Maman aussi, mais je
n’avais pas envie de leur parler depuis la maison
de Fairhurst. J’étais trop nerveux quand il était
question de lui.
Je décidai de faire le tour de la maison de
Harry. Je n’étais jamais venu avant. Je pris
l’initiative de débrancher son frigo et d’ouvrir le
congélateur, pour faire décongeler la viande. Puis
j’ouvris la porte de derrière au cas où des animaux
sauvages auraient envie de se faire un petit plaisir.
Je finis par me servir dans ses montres hors de
prix, pour faire croire à un cambriolage.
Bien sûr, je déposai les montres Rolex et
Cartier à la gare, entre les mains d’un SDF qui
mendiait, charitable couillon que j’étais.
Quand je revins à Carlisle, deux mails
m’attendaient.

De : pastesaffaires@gmail.com
A : meparlezpas@gmail.com
Vaughn,
J’ai vérifié les clouds de son autre
compte. Rien à signaler. Ton père a dit
qu’il paierait la facture pour ce job.
Bonne chance, et dis-moi si tu as de
nouveau besoin d’aide sur ce problème.
T.

De :
Baronspencer@fiscanheightsholdings.c
om
A : meparlezpas@gmail.com
Fils,
Soit tu réponds à ton putain de
téléphone, soit je viens te voir. Spoiler :
tu n’aimeras pas que je vienne.
Ton père.

Jaime lui avait-il parlé de l’argent ? Ou maman


avait-elle découvert ce que j’en faisais par ses
amis qui se la jouaient artistes ? Je serrai les dents
et mon téléphone dans ma main. Je n’en avais pas
terminé avec ma tâche à plusieurs millions de
dollars.
Papa pouvait attendre.
Il le devait.
17
Lenora

— Oh ! mon Dieu… Mon Dieu. Mon Dieu.


Je me réveillai dans mon lit avec la sensation
qu’un poing de la taille d’un boulet de démolition
me pesait sur les paupières. Je ne boirais plus
jamais. Jamais de la vie.
À moins que l’alcool fasse disparaître la
migraine, auquel cas j’étais prête à boire sans
m’arrêter jusqu’au coma éthylique.
La chambre s’éclaircit petit à petit. D’abord, je
vis une pile de cadeaux emballés posés dans un
coin. On avait dû les mettre dans ma chambre
pendant que je dormais. Je fis rapidement –
quoique péniblement – le compte. Un cadeau de
Poppy (certainement le long ; elle savait que je
louchais sur une aquarelle que je voulais
accrocher dans ma chambre). Un de Harry (peut-
être le sac chic, qui devait contenir un pull tout
aussi chic que je ne porterais jamais), un petit sac
de la part de papa (des bijoux, sans doute), et une
grosse boîte emballée n’importe comment. J’étais
sûre à cent pour cent qu’il venait de Pope. Il savait
que j’avais besoin de nouveaux outils et avait
cassé sa tirelire.
Rien de la part de Vaughn. Je ne m’appesantis
pas là-dessus.
C’était vraiment fini. C’était ce qu’il fallait ; ça
avait été une idée franchement débile dès le
départ. Il ne fallait pas s’étonner d’avoir des
griffures quand on batifolait avec un tigre. J’avais
appris la leçon.
Je roulai sur le côté et tombai au sol dans un
bruit sourd. Cela me surprit à peine de ne pas
sentir de douleur. Après quelques minutes à
regarder le plafond et à m’exhorter à ne pas
m’apitoyer sur mon sort, je me retournai sur le
ventre, et rampai jusqu’à ma porte.
Puis je me rendis compte que je n’avais pas
vraiment de plan. Qui allais-je appeler ?
Officiellement, je ne parlais plus à mon père (est-
ce que lui me parlait seulement ?), Poppy devait
être rentrée à Londres depuis longtemps, j’avais
assez attiré d’ennuis comme ça à Pope en me
pointant bourrée à mon anniversaire alors que
j’étais sous sa surveillance, et Vaughn – sans une
once d’humanité – s’intéressait autant à mon bien-
être qu’aux toiles d’araignée sous mon lit,
maintenant que c’était fini entre nous.
Quoi que ça ait été.
Bon sang, j’étais douée pour foutre ma vie
personnelle en l’air. Si seulement c’était un métier.
Je ne sais comment, je réussis à ouvrir ma
porte. Un autre panier rempli de chocolats,
brownies, et deux bouteilles d’eau fraîche
m’attendaient, ainsi qu’une tasse de café fumante.
Je souris, malgré la migraine. Poppy.
Tirer le panier à l’intérieur et ouvrir une
bouteille me demanda un effort surhumain, mais,
après quelques gorgées et l’afflux de sucre du
brownie, je me levai et allai chancelante jusque
dans les douches. Papa et les membres anciens du
personnel possédaient des chambres luxueuses,
avec douches et placards intégrés, et à ce genre
d’occasions la douche individuelle me faisait
rêver – mais pas, bien sûr, au point d’accepter une
trêve avec mon père.
Je ne pouvais pas le regarder sans imaginer
Arabella allongée sous lui, à ronronner comme un
chat. Songer que notre relation était irréparable
me terrifiait. Je n’en avais pas encore parlé à
Poppy, mais elle méritait de le savoir, et je savais
qu’elle serait tout aussi abattue que moi, si ce
n’est plus.
Après une bonne douche, une rasade de café et
une autre part de ce délicieux brownie, je retirai le
tissu de mon assemblage en cours et l’observai,
soutenant son regard mort. Il avait pris une forme
familière, mais j’étais incapable de mettre le doigt
dessus. Quelque chose dans son air renfrogné me
serrait le cœur de douleur.
Je travaillai dessus toute la journée sans prendre
de pause, même pipi, jusqu’à ce qu’on frappe à
ma porte.
— Qui est-ce ?
C’était certainement Rafferty venu voir si
j’allais bien. J’étais en train de me diriger vers la
porte quand une voix retentit de l’autre côté, grave
et sérieuse :
— C’est ton père.
Je me figeai sur place, comme une statue de
glace. Il me fallut une seconde pour me reprendre.
— Je ne veux pas te parler.
— Ma fille, c’est exactement pour ça que nous
devrions avoir une conversation tout de suite.
Mon père, tu es un pervers de cinquante-neuf
ans, et j’ai ton ADN. J’aimerais pouvoir récurer
toute trace de toi de mon corps.
Je tournai les talons pour revenir à ma statue, et
ramassai l’aiguille et le fil pour continuer de
coudre le tissu aux épaules.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il débarque dans
ma chambre.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il ouvre la porte si
violemment qu’elle laissa une trace dans le mur.
— Waouh, souffla-t-il derrière moi, stupéfié.
Au début, je crus que c’était parce que je
semblais sortir tout droit du caniveau. Mais quand
je me retournai, je vis que ce n’était pas moi que
papa contemplait.
C’était ma sculpture.
— C’est toi qui as fait ça ? s’étonna-t-il,
l’examinant avec de grands yeux.
Je pouffai. C’était maintenant que mon travail
l’impressionnait ? C’était commode. Et
improbable.
Je repris ma couture, ignorant sa remarque.
— Lenny, c’est…
— Exceptionnel ? C’est une sacrée
coïncidence, puisque tu ne m’as pas accordé le
stage dont je rêvais depuis mes cinq ans. Non, ça
te vient comme ça, après que je t’ai traité de porc.
Est-ce que tu essaies de te racheter, ou de protéger
tes arrières pour que je n’aille pas dire à tout le
monde le genre de personne que tu es ? Parce que
sache, papa… (je crachai ce mot) que je n’ai
aucune envie que les gens découvrent à quel point
tu es corrompu.
Des mots forts, mais le temps pouvait avoir
deux effets opposés. Soit il atténuait la douleur et
faisait s’évaporer la colère ; soit il faisait mijoter
votre fureur et démultipliait votre rage. Plus je
pensais à ma confrontation avec Arabella la veille,
et aux deux fois où elle était sortie d’une pièce où
il se trouvait, plus j’étais furax contre mon père.
Elle m’avait avoué la liaison, et Vaughn l’avait
confirmée. Selon Arabella, Vaughn les avait
même pris en flagrant délit. Ce ne pouvait pas être
plus clair.
Papa posa sa main sur mon épaule pour me
faire pivoter face à lui. Je repoussai sa main.
— Tu me touches encore une fois, et j’appelle
la police.
Il me dévisagea, perplexe et blessé, les plis
autour de ses yeux plus profonds que la veille. Il
avait des cercles noirs sous les yeux. Il était
fatigué. Il n’avait pas dormi. Il était aussi pâle que
les fantômes du château. C’était sûrement
Arabella qui l’avait tenu éveillé toute la nuit, pas
la dispute avec moi.
— Chérie, qu’y a-t-il ? Tu m’inquiètes. Cela ne
te ressemble pas de te fâcher sans raison. Et cela
ne te ressemble pas du tout de t’en prendre aux
autres. Que s’est-il passé hier ?
Sa voix était calme et cassante comme une
feuille d’automne. Mon père n’était pas un
homme cruel, mais il était débordé, impatient – un
gentil géant.
Je voyais bien qu’il était sincère, mais ce n’était
pas parce qu’il regrettait de m’avoir fait du mal
qu’il était excusé.
— Peut-être que j’en ai eu marre d’être gentille,
dis-je en haussant une épaule, non sans penser au
petit surnom que m’avait donné Vaughn. Peut-être
que ma résolution pour mes dix-huit ans était
d’être moi-même. Et là, je ne t’aime pas. Tu as
déshonoré maman, Poppy et moi. Je sais que
c’était pratique pour toi quand je me trimballais
avec mes fringues noires et mes piercings. J’avais
de bonnes notes, je faisais mon volontariat, je ne
m’attirais pas d’ennuis. Mais tu sais quoi, papa ?
Ça n’a pas fonctionné pour moi. Tu n’as pas
fonctionné pour moi.
Il me fixait du regard, stupéfait.
— Mais de quoi diable parles-tu ?
Sa question ne fit que nourrir ma colère. Ce fut
plus fort que moi ; je le poussai vers la porte. Il
était gigantesque, certes, mais il était capable
d’interpréter une interaction sociale. Il recula d’un
pas.
— Je parle du fait que tu ne m’as jamais posé
de questions sur mon art. Sur ma vie. Maman est
morte, et tu n’as rien fait pour nous donner la
sensation que nous avions quelqu’un à qui parler.
J’ai eu de la chance que Poppy assume le rôle de
mère. Mais si elle ne l’avait pas fait ? Tu as
toujours été trop occupé pour moi. Tu l’es
toujours.
Je secouai la tête, pris la première chose que
j’avais sous la main – l’affiche de Poppy, toujours
encadrée – que je lui lançai dessus, comme une
flèche. Il l’évita, faisant un autre pas en arrière.
— Tu ne comprends pas…
— Oh ! mais si.
Je souris. Je me sentais plus légère en un sens,
maintenant que tout était étalé au grand jour.
Bien sûr, j’avais toujours été gênée de réclamer
du temps à mon père. Je ne voulais pas le
déranger. Mais je ne m’étais jamais rendu compte
de l’étendue de la colère que j’avais nourrie
envers lui jusqu’à maintenant.
Je ramassai un autre cadeau et le visai.
— J’ai bien tout compris. Vaughn est plus
important que moi. Arabella est plus importante
que moi…
— Ils ne sont pas plus importants que toi,
s’écria-t-il désespérément. Vaughn a eu le stage
parce qu’il le méritait.
— Et Arabella ?
Je haussai un sourcil, tête penchée, attendant
qu’il s’explique.
— La liaison, articulai-je d’un air entendu.
— Arabella…
Il prit une profonde inspiration, les joues
empourprées.
— J’ai fait une erreur. Que je ne peux pas
effacer.
Évidemment que tu ne peux pas, papa.
Mais c’était une confession. J’avais dit le mot
liaison, et il ne l’avait pas contredit.
Je fermai les yeux, suppliant mes larmes de ne
pas couler. Je ne voulais pas qu’il voie ce qu’il me
faisait, ce que son attitude abjecte éveillait en moi.
— Va-t’en, murmurai-je, pour la deuxième fois
en moins de vingt-quatre heures.
Je n’avais pas Vaughn. Je n’avais pas papa.
Manifestement, j’étais brouillée avec le sexe
opposé. Enfin, il y avait Pope, mais il était à peine
de sexe masculin à mes yeux.
— Lenny…
Je lui jetai le deuxième cadeau, et cette fois-ci
l’atteignis à la poitrine. Avant qu’il ne puisse
recouvrer ses esprits, je pris un de mes outils et le
lui balançai. Conscient qu’il était devenu une
cible, il tourna les talons, regagna la porte d’un
pas raide, et la claqua derrière lui.
Je m’effondrai sur le sol et fondis en sanglots.
Je n’arrêtai qu’à la nuit tombée.
Vaughn ne vint pas me voir ce soir-là, ni le
suivant.
Mais Pope le fit, comme promis.

Le soir, nous jouions à des jeux de société,


buvions des cubis de vin pas cher, et discutions de
philosophie, d’art, et de célébrités qu’on aurait
aimé se taper (Rooney Mara était la femme de ses
rêves tandis que j’avais un penchant pour Machine
Gun Kelly). Il me parlait de ses progrès sur son
œuvre. Il admit aussi, bien qu’à contrecœur, qu’il
avait vu Arabella entrer en douce dans le bureau
de mon père.
Ça ne dérangeait pas mon père de ne pas me
voir, mais il continuait de voir Arabella.
Sympa.
Le sixième soir sans parler à Vaughn et à papa,
je montrai ma sculpture à Pope, et lui aussi me
regarda de travers, comme si j’avais fait quelque
chose de mal. Apparemment, ma statue avait
quelque chose de déstabilisant, mais, comme mon
père avant lui, Pope ne dit rien.
— Pourquoi tu fais cette tête ? grondai-je. Si ce
n’est pas bien, dis-le-moi.
Il secoua la tête avec véhémence.
— Oh ! c’est tout le contraire. Je veux dire, en
termes de technique et d’habileté, c’est tout à fait
phénoménal, Lenny.
Je fronçai les sourcils.
— Alors quel est le problème ?
— Euh…
Il se frotta la joue, ses oreilles virant au rose.
— Eh bien… tu ne le vois vraiment pas ?
— Non ! dis-je, exaspérée.
Il m’adressa un regard compatissant.
— Ma belle, c’est Vaughn Spencer. Trait pour
trait. Enfin, pas tout à fait, corrigea-t-il en
penchant la tête pour examiner l’assemblage de
plus près. Ta sculpture a plus de vie en elle que
Vaughn. Elle est bien plus humaine, et j’aurais
moins peur de lui confier des enfants en bas âge
ou des armes de destruction massive. Mais à part
ça, c’est tout lui.
Je contemplai ma statue. Mes yeux
s’écarquillèrent, et je m’étranglai sur ma propre
salive.
Putain de merde.
C’était lui. Évidemment que c’était lui. Les
pommettes aussi affûtées que des lames de rasoir.
Les yeux froids. Le froncement de sourcils
permanent. Le cœur sortant de sa poitrine comme
une fontaine. C’était moi qui avais fait ça. J’avais
immortalisé Vaughn Spencer de mes propres
mains. L’idée m’était venue quand j’étais encore à
Todos Santos, le jour où Arabella lui avait fait une
pipe, le jour où Poppy avait commencé à
m’envoyer des chocolats. Il m’avait humiliée, et,
en retour, je l’avais déifié.
Mes paumes moites agrippèrent mon T-shirt.
Mes doigts tremblaient. Une partie de mon
cerveau – celle qui était saine, vraisemblablement
– me dit de ne pas le faire, que cette œuvre était
belle et captivante, et qu’elle pourrait m’ouvrir de
nombreuses portes. Mais le reste de mon corps ne
l’écoutait pas.
Je bondis sur la statue et la déchirai de mes
ongles dans un grand fracas. Les épaules en tissu,
le cœur en papier mâché, la couronne d’épines. La
seule chose que je ne pouvais pas détruire était le
visage, fait de métal. Coriace et condescendant, il
me dévisageait froidement tandis que je ruinais
tout le reste.
Il n’était même pas là, et pourtant il surveillait
chacun de mes pas, me ridiculisait, se moquait de
moi.
Alors que je réduisais ses épaules en miettes et
lui arrachais le cœur de la poitrine, je sentis des
bras s’enrouler autour de ma taille, et soudain je
donnais mes coups dans le vide, grognant et criant
à pleins poumons.
Je tentai de lui échapper, mais Pope me jeta sur
le lit comme un sac de sable, sortit un objet de la
poche de son pantalon et plaqua mes poignets
contre la tête de lit en métal. Je grognai comme un
animal, donnant des ruades dans l’air pour lui
donner des coups de pied.
Il m’avait menottée à mon propre lit. Enfoiré !
— Enlève-moi ça immédiatement ! m’écriai-je.
Pour être honnête, j’étais en colère contre moi-
même, pas contre Pope, qui essayait juste de
m’empêcher de détruire tout mon travail dans un
moment de folie. Mais quand même.
Je devais être devenue folle. Tout semblait
l’indiquer. Dommage, le blanc était la couleur que
j’aimais le moins porter.
— Je ne crois pas, non, dit-il d’un ton égal en
se redressant pour m’examiner, les mains sur les
hanches, comme si j’étais une bête sauvage qu’il
observait à travers les barreaux d’une cage. Ne le
prends pas mal, mais tu es un peu dérangée.
Il disait « un peu » par pure politesse. La vérité,
c’est qu’on ne pouvait pas être « un peu »
dérangé, comme on ne pouvait pas être « un peu »
mort. La folie exigeait de l’engagement, et j’en
faisais assurément preuve.
— J’imagine qu’il te plaît, dit-il doucement.
Je ne répondis pas. Je ne voulais pas confirmer
la théorie de Pope, mais ce serait stupide de le
nier. Vaughn occupait mes pensées plus que de
raison. Même inconsciemment : j’avais sans le
vouloir fait une statue de lui.
— Tu avais fomenté un plan. Pourquoi on ne le
mettrait pas en action ? demanda Rafferty.
— Parce qu’il ne vient plus dans ma chambre.
Je boudai. Bon sang, j’étais devenue une vraie
ado, et c’était la faute de Spencer. Il transformait
mon cerveau en bouillasse. J’étais maintenant le
genre de fille avec qui Arabella s’entendrait bien.
— Alors rappelle-lui que tu existes, dit Pope,
qui ne s’avouait pas vaincu. Il lui est facile de
t’oublier : tu passes tes journées dans ta chambre à
travailler. Vous êtes de vrais ermites tous les deux,
vous vous enfermez chacun dans un coin du
château. Il était incapable de t’oublier quand vous
étiez au lycée, et je doute qu’il le puisse ici. La
différence, c’est que tu ne t’agites pas sous son
nez comme un fruit défendu, un rappel moqueur
de tout ce qu’il veut. Sois ce fruit. Rappelle-lui
qu’il veut te dévorer, dit Rafferty en faisant
claquer ses dents comme pour mordre.
Je déglutis. Il avait raison. Vaughn gardait ses
distances parce qu’il le pouvait. Mais Pope avait
aussi tort.
Vaughn allait revenir. Cette semaine, la
suivante, ou dans quelques années.
Que ce soit dans un bain de sang ou penché au-
dessus de moi une nuit, pour une raison ou une
autre, son besoin d’être près de moi était plus fort
que lui.
Et j’allais attendre. Attendre mon heure.
Et s’il voulait vraiment de moi, il reviendrait.
Et je l’attendrais.
Chargée à bloc et prête à riposter.
18
Vaughn

Il allait dans sa chambre tous les soirs.


Non pas que je surveillais ou quoi que ce soit.
C’était juste que j’étais dans le coin quand ça
arrivait.
Et par « dans le coin », je veux dire tapi dans
son couloir.
Et par « tapi dans son couloir », je veux dire
que j’ai besoin de l’aide d’un professionnel, d’une
intervention, et d’une putain de vie. Je me
retrouvais debout derrière une statue de Louise
Bourgeois chaque jour pendant des heures, à
attendre, comme un Belieber enragé.
Bien sûr, j’avais mes raisons. Elle était la
première chose pour moi qui ressemblait à un
crush, même si ce mot (et cette fille) me faisait
grimacer. C’était logique que je me sente possessif
envers elle, maintenant qu’elle avait écarté les
jambes pour Rafferty Pope, qui, à en croire les
rumeurs à Carlisle Prep, était en train de travailler
sur un sacré tableau.
Le plus pathétique, c’est que j’avais envie de lui
rendre visite.
Lenora ne voulait pas me voir. Mais il était de
notoriété publique que je me fichais de ce que les
autres voulaient. J’aurais pu aller la rejoindre plus
tôt, mais je m’étais retenu parce que je n’étais pas
censé être au château.
Peu après m’être rendu chez mon petit pote
Harry Fairhurst, j’avais laissé une lettre sur le
bureau d’Edgar Astalis pour l’informer que je
m’absentais pour la semaine afin de trouver de
l’inspiration. C’était, bien entendu, des conneries
avec un grand C. Je n’avais pas besoin
d’inspiration. Ma sculpture était presque terminée,
avec plusieurs mois d’avance sur le planning, et
était de loin ma création qui s’approchait le plus
de la perfection.
Ce dont j’avais besoin, c’était de gagner du
temps jusqu’à ce que l’argent de mon fonds de
placement libéré par Jaime se soit enroulé comme
une pieuvre autour des possessions que je voulais
acquérir. J’avais une idée très précise du déroulé
des événements, et il était important que Fairhurst
pense que j’étais introuvable pendant ce laps de
temps.
Et puis, j’avais aussi besoin de faire profil bas
au cas où les hommes en bleu viennent faire un
petit tour au château après ce que j’avais fait à
l’amant de Fairhurst. Personne n’avait porté
plainte dans les jours qui avaient suivi, mais la vie
savait toujours me surprendre, surtout avec
quelqu’un d’aussi imprévisible que Fairhurst.
Harry n’avait pas signalé de quelconque vol
chez lui. Il devait attendre notre conversation, qui
n’avait que trop tardé, ou bien il avait sa propre
idée derrière la tête.
Maintenant que j’avais fait ce que j’avais à
faire, je voulais le torturer un peu en le laissant
mariner jusqu’au lundi. Mais il se trouvait que
rester loin de Lenora si longtemps ne me plaisait
pas, donc le vendredi – aujourd’hui – devrait faire
l’affaire.
Dès la première heure, j’ouvris la porte du
bureau de Fairhurst sans frapper, et m’assis dans
le fauteuil visiteur. J’avais une tasse de café
fumante à la main – j’en laissais une autre tous les
matins devant la porte de Len, non pas qu’elle
mérite quoi que ce soit de ma part.
Prenant mes aises, je sortis un joint et le coinçai
à la commissure de mes lèvres. Techniquement,
c’était illégal au Royaume-Uni, mais je m’en
tapais un peu. Je pourrais chier sur le bureau de
Harry qu’il ne sourcillerait pas. Fairhurst savait
que je le tenais par les couilles.
Il était au téléphone. Quand il me vit, il
s’excusa auprès de la personne à l’autre bout du
fil, raccrocha, et jeta son téléphone sur son bureau.
Pour qu’il comprenne bien que je n’étais pas là
pour rire, je croisai les jambes et posai mes pieds
sur le bureau en me laissant aller dans le fauteuil,
profitant de la vue sur un Fairhurst blanc comme
un linge.
Je lui lançai un regard noir et un sourire de petit
morveux.
Il finit par nouer ses doigts et se pencher en
avant, se donnant l’air de l’adulte responsable et
rationnel qu’il n’était pas.
— Comment ?
Son visage était tordu de dégoût. Au moins,
j’appréciais sa soif de savoir. Je venais de lui
retirer son ascendant, de détruire ses fausses
preuves, de pisser dans sa baraque – pas
seulement métaphoriquement – et de voler ses
objets de valeur. Et il me demandait comment. La
curiosité était une vanité. Nous voulions savoir les
choses pour pouvoir les contrôler. Les détruire.
— Question suivante.
— Qu’est-ce qui te fait croire que M. Maples ne
va pas porter plainte ? Je serais ravi de confirmer
que tu es l’auteur de cette mauvaise blague.
— Et je serais ravi d’expliquer pourquoi je l’ai
fait. C’est la raison pour laquelle, incidemment, je
sais que tu garderas le clapet de ton amant fermé.
Il ferma son propre clapet, mâchoire crispée. Je
fis tomber les cendres de mon joint sur le sol en
regardant autour de moi. C’était un joli bureau,
décoré d’une de ses toiles.
— Plus de fichiers. Plus d’ordinateur. Plus
d’appareil photo. Plus aucun avantage, énumérai-
je en comptant sur mes doigts. J’aimerais pas être
à ta place, ces temps-ci, Harry. Au fond tu dois
regretter de ne pas avoir mis ton plan à exécution
et de ne pas avoir entubé ma mère avant que je te
détruise. Tu sais que je ne lui ai jamais parlé de
ton petit plan merdique ? Elle ne mérite pas qu’on
lui brise le cœur. Elle t’aime bien.
Putain, maman.
Il détourna le regard, calculant certainement
son prochain coup. J’avais les pieds sous son nez,
et je savais que, derrière eux, il voyait
l’expression victorieuse sur mon visage.
— J’imagine que tu es venu exposer tes
exigences. Tu sais que je vais coopérer. Je t’ai fait
décrocher le stage, n’est-ce pas ?
Il m’avait selectionné parce que je le faisais
chanter.
Je haussai les épaules.
— Quoi que tu aies à offrir, ça ne m’intéresse
pas.
— Vraiment ? s’étonna-t-il, avant de se lever.
Tu serais surpris. Argent, sexe, bras long. J’ai les
trois, en masse.
— Pas de marché entre les dieux et les mortels.
Tu vas te mettre à genoux, chose que tu adores
faire, comme on le sait tous les deux.
Ce fut à mon tour de me lever. Il me dévisagea,
se retenant de faire le moindre mouvement. Je
restai calme. De marbre. Tranquille. Il fit le tour
de son bureau, puis s’agenouilla lentement devant
moi, en signe de bonne volonté.
Avant que ses genoux touchent le sol, je pivotai
sur moi-même et lui tournai le dos pour me diriger
vers le tableau accroché au mur – celui que je ne
pouvais pas avoir – et écrasai mon joint en plein
dans les yeux de la jolie Italienne au bronzage
parfait dans les années 1950 à Ischia.
Il avait les yeux rivés sur moi, interdit.
— Comment vont les affaires, Harry ?
demandai-je sur le ton de la conversation en
regardant la fille du tableau.
Elle avait les cheveux bruns, un visage triste, et
une brûlure de cigarette à la place des yeux. Harry
Fairhurst devait sa renommée à sa façon de
peindre les regards. Ils étaient si réels qu’on
baissait parfois les yeux pour éviter de les croiser.
Je le savais mieux que quiconque, puisque j’avais
l’habitude d’esquiver les regards peints de sa main
qui m’observaient dans ma propre maison.
Il aimait aussi peindre des visages tristes.
J’avais toujours pensé que son art avait un côté
sadique. Cela me surprenait que maman ne le voie
pas.
— Bien, cracha-t-il avec impatience.
Il se releva et se précipita vers moi avant que je
ternisse le reste de son précieux bébé. Son art. Sa
peinture. Je fis un V avec mes doigts et les plantai
dans les yeux de la fille. La toile était dense et
épaisse, la peinture sèche et résistante, mais je
parvins à agrandir les trous, lacérant son visage de
deux coups de doigts. Le tableau était
officiellement ruiné à présent.
— Oups, quel maladroit. (Je me retournai vers
lui, tout sourires.) Tu disais ? Bien, c’est tout ? Ça
n’a pas l’air fameux.
— En réalité…
Il s’éclaircit la gorge et noua ses mains dans son
dos, s’efforçant de sauver les apparences face à
moi.
— Ça a été une très bonne année. Mes tableaux
viennent d’être achetés par un conservateur privé
– presque tous, dans le monde entier. J’imagine
qu’il va monter une exposition, peut-être même un
musée.
— Je ne compterais pas dessus, dis-je
doucement.
Il fronça les sourcils, mais ne dit rien.
— Vois-tu, c’est moi l’investisseur, et j’ai déjà
réservé un avenir particulier à tes tableaux, dis-je
en tirant mon téléphone de ma poche arrière. Ça
m’a demandé pas mal d’efforts. J’ai même dû
aller piocher dans mes économies. Mais j’ai fini
par mettre la main dessus. Sur tes cent quatre-
vingt-treize tableaux. Tu veux savoir ce que je
vais en faire ?
Je levai les yeux, confiant.
Il avala sa salive, faisant tressauter sa pomme
d’Adam, blême tout à coup.
— Ne sois pas timide, Fairhurst. Ça ne te
ressemble pas.
Je lui fourrai mon téléphone sous le nez pour
lui montrer ce que j’avais manigancé durant les
jours qui avaient suivi mon effraction chez lui.
Toutes les toiles avaient été envoyées en express
chez Knight, ce qui m’avait coûté des dizaines de
milliers de dollars. Après ça, mon meilleur ami
s’était fait une joie de faire un feu de camp sur la
plage en nourrissant le feu de ces tableaux de
valeur. Les toiles et la peinture avaient fondu dans
le sable de manière spectaculaire, et l’océan avait
éliminé ce qu’il en restait.
Fairhurst m’arracha le téléphone des mains
pour regarder la vidéo dans laquelle on voyait des
adolescents en train de sauter à travers le feu, de
rire et de verser de l’essence sur les flammes. Au
bout de quelques secondes, il me le jeta à la figue.
— T’es mort ! T’es mort, putain. Je vais te
tuer !
Je remis mon téléphone dans ma poche et
bâillai tandis qu’il faisait les cent pas dans le
bureau.
Toute sa carrière, qui partait en fumée…
Il s’arrêta brusquement au milieu de la pièce.
— Tu les as tous détruits, sauf celui que tu veux
voir disparaître plus que tout au monde – celui qui
est accroché en face de ta chambre.
Sa voix crachait du venin.
Je ris, ignorant la douleur sourde dans ma
poitrine.
— J’y travaille.
— Tu n’oserais pas.
— Je n’oserais pas ? répétai-je en me frottant le
menton. Ou je ne devrais pas ? Ce sont deux
choses bien différentes. Je pourrais te tuer
maintenant, tu ne m’en empêcherais même pas.
Parce que, si je dévoile au grand jour tout ce que
je sais sur toi, tu seras mort, de toute façon. En
taule, dépouillé de ton argent et de ton prestige,
vivant en confinement solitaire pour que tes co-
détenus ne te tuent pas.
— Je nierai tout ce que tu diras. Chaque mot. Je
recommencerai à zéro. Je peux… je peux peindre
d’autres tableaux ! me hurla-t-il au visage. Je
travaillerai deux fois plus dur.
— Ce sera difficile, dis-je en fronçant les
sourcils.
— Pourquoi ça ?
J’attrapai sa main gauche, son gagne-pain –
c’était fou, le nombre de gauchers dans ce secteur
– assuré à deux millions de dollars, et serrai de
toutes mes forces. Il hurla de douleur, et des
larmes roulèrent sur ses joues. Je levai sa main
jusqu’à ma poitrine et tournai la mienne jusqu’à
entendre son pouce craquer. Un sentiment de
satisfaction m’envahit. Vengeance.
Nos regards se croisèrent : ses yeux trahissaient
sa stupéfaction horrifiée, et je me demandai ce
qu’il ressentirait si je lui mettais mon couteau sous
la gorge. Impassible, je mis son poignet à un angle
de quatre-vingt-dix degrés et le fis passer de
l’autre côté de mon torse. Puis j’appliquai une
forte pression sur son coude avec mon avant-bras,
jusqu’à ce que j’entende son bras se casser net. Il
hurla de douleur, et je le poussai contre le mur, où
il s’effondra au sol. Il regarda, gémissant, son
pouce tordu et l’os qui sortait de son coude.
Tendant la main vers son bureau, je pris mon café,
auquel je n’avais pas touché, et le versai sur le sol
à côté de lui.
— Oups, dis-je sèchement. Il vaudrait mieux
faire attention. Tu pourrais glisser et te casser
l’autre bras. Pire, tu pourrais avoir un accident
mortel. Ce serait dommage.
Il avait les yeux remplis de larmes, son corps
tremblait et se tordait de douleur. Quand toute sa
vie ne tient qu’à un fil, qu’à une vengeance que
l’on cherche à accomplir, on se demande parfois si
ça en vaut la peine, si on trouvera la satisfaction
recherchée.
La réponse est oui.
Je bandais comme un taureau et étais prêt à
rappeler à Lenora qu’elle ne pouvait rien me
refuser. Je tournai les talons et laissai Harry en
plan et en galère pour au moins un an côté
création artistique.
— Raconte à qui que ce soit ce qui s’est passé,
et tu croupiras en prison jusqu’à la fin de tes jours,
lui rappelai-je avant de claquer la porte derrière
moi.
La plainte qu’il poussa imprégna les murs du
château, et je ne pensai qu’à une chose. Il y a
longtemps de cela, je poussai le même cri, et ne
versai pas une putain de larme.
Je passai le reste de la journée à travailler,
ignorant la sirène de l’ambulance venue chercher
Harry pour l’emmener fissa à l’hôpital. Quand
l’horloge afficha 19 heures, je retournai dans ma
chambre, pris une douche, et me rendis
directement à la chambre de Gentille Fille sans
dîner. J’étais sur les nerfs. Chaque jour passé sans
se parler avait creusé un fossé entre nous. Si je
n’avais, pour l’apaiser, qu’à lui souhaiter un
joyeux anniversaire, il faudrait que je prenne sur
moi.
Je savais qu’elle avait passé une journée de
merde pour son anniversaire, donc ce n’était plus
qu’une simple courtoisie à ce stade.
L’idée que Lenora puisse avoir quelque chose
de prévu avec Pope me traversa l’esprit mais ne
me découragea pas. Pope était un problème
récurrent, mais je pouvais me charger de lui.
J’étais à la porte de Len quand mon téléphone
se mit à sonner pour la millième fois de la journée.
Papa.
C’était quoi, son problème ? J’avais parlé à ma
mère trois fois depuis que j’étais entré chez Harry
par effraction. Je m’étais attendu à ce qu’elle me
passe mon père, mais elle ne l’avait jamais fait.
Une fois, elle avait essayé de lui donner le
téléphone, et il avait dit qu’il me rappellerait plus
tard.
Savoir qu’il cachait quelque chose à sa femme
(papa ne cachait jamais rien à maman) me mettait
mal à l’aise, et je n’avais donc aucune hâte de
participer à la conversation qui nous attendait.
Je n’avais pas prévu de l’ignorer ce soir, mais,
putain, il était hors de question que je fasse demi-
tour pour prendre l’appel. J’avais besoin de
dévorer Gentille Fille pour rendre ma vie de
merde un peu moins pitoyable.
Je frappai, bien conscient que je n’étais plus en
position de débarquer à l’improviste. Elle n’était
plus la fille qu’elle était six ans plus tôt. Même si,
je devais bien l’admettre, les deux versions d’elle
m’excitaient.
Douce et innocente.
Fougueuse et folle.
Un mélange qui me donnait envie de la baiser
plus que toute autre chose.
— Entre, m’intima sa douce voix.
J’avais commencé à pousser la porte quand je
me dis que cette invitation s’adressait
certainement à Pope, qui lui rendait visite
régulièrement, et non à moi.
Et si elle était toute nue ?
Il ne valait mieux pas. Je lui mettrais des
fessées déculottées après l’avoir baisée.
Mais je ressentais une étrange sensation de
retenue. Je ne voulais pas qu’elle me foute encore
une fois à la porte de sa chambre comme un reste
de repas chinois.
— C’est Vaughn, dis-je, narquois, attendant
qu’elle me chasse.
Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’elle
réponde.
— Eh bien ? Qu’est-ce que tu attends ? lança-t-
elle platement.
Ouais, qu’est-ce que j’attendais ? Bordel.
J’ouvris la porte, espérant la trouver en train de
travailler, de lire, ou de se convertir à une religion
selon laquelle elle n’avait le droit de coucher
qu’avec des Vaughn Spencer. Au lieu de cela, je la
trouvai appuyée contre sa table à dessin, vêtue
d’un vêtement que je n’avais jamais vu sur elle
auparavant : une nuisette en satin noir retenue par
un ruban rose pâle au niveau des seins, avec une
fente sur le côté qui révélait sa cuisse laiteuse.
Dans cette position, elle ressemblait à
Aphrodite sortant des eaux, aux belles formes et
moulée à la perfection. Confiante. Splendide.
Prête à prendre du plaisir et à en donner.
Et savoir que ce n’était pas le cas – savoir
qu’elle avait un côté irrationnel, peu sûre d’elle –
la rendait encore plus pure et désirable.
— Merde.
Le mot avait été dit dans un souffle, chargé
d’admiration.
J’attendis qu’elle finisse la phrase, perplexe,
avant de me rendre compte que c’était moi qui
l’avait prononcé. Pathétique.
Elle me regarda de travers, croisant les jambes
au niveau des chevilles.
— Tu peux ramasser ta mâchoire quand tu
veux, Spencer.
Je clignai des yeux et résistai à l’envie de
répliquer quelque chose de méchant et de
dégoûtant. C’était instinctif, mais ce n’était pas
ainsi que j’atteindrais sa chatte, ma destination
finale ce soir. Et puis quoi, si elle me critiquait de
vouloir la baiser ?
Une pensée me vint, une idée alarmante.
Coucher pour de vrai avec elle. Et peut-être même
aimer ça. J’étais sûr qu’elle ne me le reprocherait
pas si je m’y prenais mal – si je mettais mon
matos dans un endroit non autorisé par accident,
par exemple. Sans parler du fait qu’elle était
vierge, elle aussi.
Peut-être.
Je l’espérais.
Putain.
— Vaughn ?
Elle pencha la tête, attendant un signe de vie de
la planète Mon Putain de Cerveau.
Je fis semblant de remettre ma mâchoire en
place, remontant mon menton d’une main.
— Satisfaite ?
— Très.
Elle s’écarta de la table et s’approcha de moi.
Je restai planté là. J’attendais l’entourloupe.
Elle m’avait dit de ne plus mettre les pieds ici, et
je savais qu’elle ne changerait pas d’avis comme
ça. Lenora était beaucoup de choses. Mais elle
n’était pas girouette.
— Ferme la porte derrière toi, me souffla-t-elle
quand nous fûmes face à face. Puis grimpe dans
mon lit.
Et con d’ado stupide et excité, je le fis.
19
Lenora

— Je t’ai dit que, si tu me poussais, je te


pousserais plus fort.
Je fis claquer ma langue, m’approchant de
Vaughn dans ma lingerie sexy.
— Je te l’ai dit il y a plusieurs mois, quand
nous étions encore au lycée. Tu te rappelles ?
insistai-je.
Parce que, moi, oui.
Vaughn était assis sur mon lit. La tête de lit en
métal derrière lui, ronde et fine, était parfaite pour
mon plan. Je sortis du tiroir de ma table de nuit les
menottes que Pope m’avait prêtées – je ne lui
avais pas demandé où il les avait trouvées – et me
mis à califourchon sur le ventre de Vaughn,
sentant ses abdos se contracter sous son T-shirt
alors qu’il retenait son souffle.
Sa gorge tressauta, mais ses lèvres restèrent
pincées, enflées. Il avait ce côté aristocrate
qu’aucun nouveau riche ne pouvait acheter – une
moue de dédain qui vous rendait tout chose entre
les jambes.
Il m’observa de ses yeux mi-clos de prédateur,
pensant certainement que j’allais m’agenouiller
comme les autres et lui donner du plaisir tandis
qu’il était attaché à ma tête de lit, incapable
d’enlever mes cheveux de mon visage. Il était
prévisible, et bien trop habitué à obtenir ce qu’il
voulait.
Mais ce que l’on veut n’est pas toujours ce dont
on a besoin. Vaughn avait besoin qu’on lui
rappelle qu’il n’était pas le maître du monde – il
fallait lui remettre les pieds sur terre. Plus que
tout, il devait apprendre une ou deux choses sur
l’intimité.
— Tu vas enfin enrouler tes lèvres autour de ma
bite ? railla-t-il, la voix tendue, lourde de désir.
Nous n’avions toujours pas évoqué notre
dernière conversation, où je lui avais dit d’aller
voir ailleurs si j’y étais. Il semblait l’avoir oublié.
Cela ne ressemblait pas au Vaughn perspicace, vif
d’esprit que je connaissais. Il ne demandait même
pas ce que je faisais en nuisette sexy ? Pourquoi je
voulais l’attacher au lit ? Pourquoi j’avais tout à
coup le cœur sur la main ?
Ton cœur n’a rien à voir avec ça, me houspillai-
je. Tu ne fais que lui donner une bonne leçon.
Ma sculpture – quasi détruite, à l’exception du
visage encore intact – était couverte d’un simple
tissu beige dans un coin de ma chambre. C’était
étrange : je me sentais aussi déchirée qu’elle
l’était.
Je haussai les épaules.
— Il n’y a qu’une seule façon de le savoir,
n’est-ce pas ?
Je pris sa main dans la mienne. Son bras était
musclé, mais détendu, prêt à coopérer, et un
frisson fusa depuis mon bas-ventre jusqu’à mon
cœur, où il explosa.
J’attachai son premier poignet à la tête de lit en
me penchant sur lui, mes seins collés à sa bouche
à travers ma nuisette. Je fis de même pour le
second, le corps vibrant de désir. Vaughn n’essaya
pas de me toucher. Il semblait enchanté, suivant
chacun de mes mouvements des yeux, les
paupières lourdes.
Pauvre débile.
— Ne t’inquiète pas, Gentille Fille. Je te
donnerai des conseils. Ce n’est pas si difficile de
faire une pipe.
— J’imagine que ce sera une leçon pour nous
deux, dis-je gaiement en me levant et en lui
tournant le dos.
J’allai à la porte avec désinvolture, le cœur
battant si vite que je sentais mon pouls pulser dans
mon cou. L’atmosphère changea dans la pièce,
chargée de danger et d’anticipation.
Je doute que tu continues à m’appeler Gentille
Fille après ce soir, Spencer.
— Où tu vas ? Ramène tes fesses ici.
Son ton était devenu menaçant. Mais il ne
pouvait rien me faire dans cette position, enchaîné
à la tête de lit en métal. C’était la beauté de toute
cette situation – son absence totale de pouvoir.
J’ouvris grand la porte et m’écartai. Pope entra
– timing parfait –, encore vêtu de son pantalon
gris taché et de son T-shirt blanc tout sale. Il
sentait la peinture, le vernis et le dur labeur.
Essuyant la sueur de son visage, il lança :
— Spencer. Quel plaisir de te voir dans une
position compromettante.
Vaughn se tortillait sur le matelas, les mains
attachées au-dessus de la tête. Il tira fort,
parvenant à faire bouger le lit de quelques
centimètres. Il ne grimaça pas, bien que les
menottes aient dû lui entailler les poignets.
— Va brouter avec les vaches, Pope.
— Oh ! je crois que je vais me contenter de
Lenny. Elle est bien plus appétissante. Et digeste.
Il claqua des doigts puis lui lança un clin d’œil.
Vaughn écarquilla les yeux, vibrant de colère.
C’était la première fois que je le voyais réellement
troublé. Réprimant un gloussement, j’allai me
percher sur ma table à dessin, enroulant mes
doigts sur les bords. Pope avança vers moi,
retirant son T-shirt sale en chemin, qu’il jeta au
sol.
— C’est quoi, ce bordel ? bouillonna Vaughn
depuis mon lit en tirant sur les menottes.
C’était dans ce même lit qu’il m’avait
approchée quand j’étais jeune, faible et terrorisée.
Les rôles s’étaient inversés, comme il l’avait
promis.
Et devinez quoi ? Spencer n’appréciait pas la
vue depuis cet angle.
Pope s’arrêta à moins d’un mètre de moi,
attendant mes instructions, son dos musclé face à
Vaughn. Nous en avions parlé avant mon
anniversaire. C’était ce que je voulais. Mon
cadeau. Ma revanche. Je voulais que le cœur de
Vaughn saigne comme le mien le dernier jour de
lycée.
Je voulais qu’il ait l’impression qu’on lui avait
arraché son âme, jetée au sol à la merci de la foule
qui la piétinerait à chaque rire, chaque raillerie,
chaque blague.
Je me tournai pour faire face à mon ennemi,
l’air grave.
— Je t’avais dit qu’il y aurait des
conséquences. Tu as laissé Arabella te sucer
devant tout le monde. Tu l’as emmenée avec toi
dans l’Indiana pour les fiançailles de ta voisine,
sachant que la nouvelle se répandrait et que je
l’apprendrais, que je saurais que tu avais emmené
mon tyran, ma persécutrice, avec toi. Puis tu l’as
fait venir ici. Et voilà qu’elle a une liaison avec
mon père – ma seule famille, à part Poppy et
Harry. C’était la goutte d’eau, Vaughn. Tu joues
avec le feu, tu te brûles.
Dieu ou pas dieu.
J’avais envie d’éveiller quelque chose en lui,
quelque chose d’humain, de sauvage et de
honteux. Le besoin. Le désir charnel.
Il était vierge, même s’il ne voulait pas
l’admettre. Le sexe le répugnait. L’intimité le
terrifiait. Pourtant, pour une raison folle, tordue, je
voulais qu’il soit mon premier. Je savais Vaughn
incapable de tomber amoureux, mais je voulais
voler des morceaux de lui. Son temps. Son talent.
Ses mots. Ses sourires. Et oui, sa virginité aussi.
J’étais une voleuse de tout ce qui constituait
Vaughn Spencer.
Il était follement intouchable. Un demi-dieu.
Un être irréel.
— Tu étais faible, dit Vaughn avec mépris,
d’une voix calme et sèche, ses biceps se gonflant à
côté de sa tête, renforçant son attitude fière même
dans cette position. Je t’ai rendue forte. Je t’ai
rendue invulnérable. J’ai fait de toi l’une des
nôtres. Maintenant tu ne te laisses plus emmerder,
pas même par moi. Tout cela en l’espace d’un an.
Quand j’ai eu fini, tu n’avais plus besoin des
cheveux noirs et de ces saloperies gothiques. Tout
le monde te craignait et te respectait. J’ai pris de
mon pouvoir pour te le donner, parce que chaque
fois que tu me manquais de respect, que tu me
défiais, cela m’affaiblissait, moi. J’ai travaillé dur
pour que tu te défendes. Je t’ai sauvée, Astalis, et
ce n’était pas la première fois.
Il y eut un moment de silence.
Que voulait-il dire ? Quand m’avait-il sauvée ?
Je savais qu’il croyait dur comme fer en cette
logique inversée. Chaque fois qu’il était cruel ou
cavalier envers moi, il l’excusait en pensant qu’il
m’endurcissait.
Je souris.
— Eh bien, maître, je crains que tu n’aies fait
du trop bon boulot. Il s’avère que, moi aussi,
j’apprécie les ébats sexuels en public.
— Nous n’étions pas ensemble à l’époque,
cracha-t-il avant même que je finisse ma phrase.
Il avait raison. Nous n’étions pas ensemble.
Mais j’avais tout de même eu la sensation qu’il
était à moi, autant qu’il me considérait être à lui.
— Nous ne sommes pas ensemble aujourd’hui,
rétorquai-je.
Il éclata de rire, comme si tout cela n’était
qu’une vaste plaisanterie.
— Reviens sur terre, lança-t-il.
— Ce n’est pas le moment. C’est le moment de
se venger.
Sur ce, je tirai le visage de Pope vers le mien.
Nos souffles se mêlèrent, doux et chauds. Il passa
son bras autour de ma taille, posant ses doigts
écartés dans le bas de mon dos comme si je lui
appartenais. Il passa l’autre main entre nos deux
corps pour m’attraper le visage.
— Non, grogna avec férocité Vaughn.
Pope posa ses lèvres sur les miennes. Il
m’embrassa tendrement, glissant sa langue dans
ma bouche en prenant soin que Vaughn le voie.
En réalité, le plus excitant dans ce baiser était
de savoir qu’il nous regardait – non pas que Pope
n’embrasse pas bien, mais je sentais à peine sa
présence dans la pièce. La vengeance était douce
et âpre, et faisait palpiter mon sang entre mes
jambes.
J’aurais voulu mourir, en voyant Arabella
donner du plaisir à Vaughn. Mais je ne pouvais
pas nier que cela m’avait en partie excitée, aussi.
— Je t’interdis de continuer dans cette voie,
Gentille Fille. Je tuerai ton ami le prodige et ne
laisserai pas même à sa famille des cendres à
répandre dans sa ville natale de Connardville.
Cela me brisait le cœur de penser que, jusqu’à
ce jour, Vaughn n’avait jamais connu la pure
jalousie. Il pensait me détester, mais il ne pouvait
pas me laisser partir. Il revenait toujours me
chercher. Il devenait fou quand je n’étais pas là, et
cela l’énervait quand j’étais trop près. Ses
sentiments pour moi avaient un nom, et j’allais le
lui apprendre. Même si c’était la dernière chose
que je devais faire.
Même si je ne pourrais jamais l’aimer en
retour.
Mon baiser avec Raff s’intensifia, et je relevai
ma nuisette pour révéler ma petite culotte en
dentelle. Je portais d’habitude des culottes
élastiques en coton – confortables –, mais je
voulais tourmenter Vaughn. J’entendis les
menottes cliqueter contre les barres en métal, le
raclement du lit qui avançait vers nous de
quelques centimètres. Je souris contre les lèvres
de Raff.
— Je vais tout réduire en cendres. Tu le sais,
siffla Vaughn, dont les yeux n’étaient plus que
deux fentes. Recule tout de suite, et je mets fin à
tout ça avec deux coquards et un avertissement.
Laisse-moi te sauver de toi-même, Pope, parce
que tu sais quoi ? C’est ta vie que tu t’apprêtes à
baiser, pas Len.
Raff s’écarta de moi un instant, me caressant le
visage avec un sourire affectueux. C’était un
véritable ami de m’aider ainsi. Il n’avait rien à y
gagner, il m’aidait seulement à retrouver ma fierté
et mon pouvoir dans ce bras de fer insensé initié
par Vaughn.
— Mais Spencer, mec, elle est tellement douce.
Pope descendit le long de mon corps,
m’embrassant entre les seins puis sur le ventre à
travers la nuisette.
— Ça suffit, grogna Vaughn. Lenora, le
message est passé. Ça fait des mois que je ne me
suis pas fait sucer en public. Détache-moi.
Je l’ignorai. Selon toute vraisemblance, Vaughn
était resté célibataire depuis son arrivée à Carlisle,
en dehors de nos rendez-vous. Mais c’était lui qui
avait déclenché les derniers désastres dans ma vie.
Arabella était là à cause de lui.
Et puis, je nourrissais depuis mon enfance la
théorie un peu folle selon laquelle un lien spécial
nous unissait, une connexion charnelle, depuis ce
moment derrière la fontaine où nous avions
partagé un foutu brownie à moitié fondu sous le
soleil tapant.
Et Vaughn avait laissé des dizaines de filles le
sucer depuis.
Il m’avait trahie chaque fois qu’il avait laissé
quelqu’un d’autre le toucher depuis le jour où il
avait menacé de m’embrasser, après m’avoir
montré les premiers signes de son humanité, après
que nous nous étions regardés et avions su que
tous les autres n’étaient que des erreurs. Nous
n’étions pas une coïncidence. Nous étions le
destin. Et nos corps – à l’inverse de nos âmes –
appartenaient l’un à l’autre. Mais il avait brisé le
pacte. Plus d’une fois.
Vaughn n’était pas le seul à pouvoir faire des
erreurs.
Si nous devions obtenir le pardon de l’autre, je
devais pécher aussi.
Il m’avait fait tant de tort. Je ne lui en avais
jamais fait. Jusqu’à maintenant, peut-être.
Il fallait qu’il me pardonne aussi.
Ce soir, j’œuvrais pour que nous redevenions
amants.
Je sentis un courant d’air frais sur mon clitoris
enflé quand Pope baissa ma culotte, que je fis
voler d’un coup de pied, et qui alla glisser le long
d’un mur. Raff abaissa son visage entre mes
jambes et prit une inspiration avide.
— Hmm, fit-il, frissonnant entre mes cuisses.
Vaughn observait la scène sans un mot. Je
quittai des yeux la crinière blonde de Raff pour
regarder Vaughn. Il avait cessé de résister aux
menottes. Il se contentait de nous fixer, la
mâchoire crispée.
— Que puis-je dire pour que tu arrêtes ?
grogna-t-il.
Il marchandait – le dieu descendu sur terre pour
passer un accord avec une mortelle.
— Qu’est-ce que tu veux, Lenora ?
L’exclusivité ? Des rendez-vous galants ? Que je
te rende ton précieux stage ?
— Des excuses, dis-je, sérieuse.
Pope restait en retrait. Sa bouche était si proche
de mon sexe que je pouvais presque la sentir sur
ma peau.
— Pour commencer, ajoutai-je.
— Je m’excuse, cracha Vaughn comme si ces
mots étaient du poison, prenant quelques secondes
pour s’habituer à son goût.
— De quoi ? demandai-je sans laisser
transparaître aucune émotion.
— D’avoir laissé n’importe qui me sucer quand
tu étais de l’autre côté de l’océan ou tout près de
moi. Je m’excuse d’avoir emmenée Arabella ici.
Je pensais qu’elle ne serait qu’un autre pion dans
notre jeu. Je ne me doutais pas qu’elle se taperait
ton père. Quoi d’autre ?
Je me grattai le menton, faisant comme si ses
mots ne me touchaient pas au plus profond de
mon être.
— Tu arrêtes de me traiter comme ta propriété.
Nous savons tous les deux que je suis ton égale.
— D’accord, lança-t-il, manifestement pressé
d’en finir. Maintenant dégage-le avant que je le
fasse.
Je secouai lentement la tête, m’apprêtant à
asséner le coup de grâce. Il ne pouvait pas me
rendre le stage, je le savais, mais il m’avait déjà
donné tout ce que je voulais d’autre. C’était pour
ça qu’il ne cessait de revenir. Il ne pouvait rien me
refuser.
Pourtant, j’avais besoin d’autre chose. Une
chose colossale.
— Je veux voir ta sculpture, ajoutai-je. Ta
mystérieuse œuvre d’art.
Vaughn ferma les yeux et poussa un soupir
fébrile. On aurait dit qu’il venait de prendre un
coup de poing en pleine figure. J’étais allée trop
loin.
— N’importe quoi d’autre, Len, marmonna-t-il.
N’importe quoi.
— Non.
Il comprima ses paupières. Il avait l’air de
souffrir, sa poitrine se soulevant et s’abaissant
douloureusement. Quand il rouvrit les paupières,
son expression était morte, vide. Il était vraiment
un cygne noir.
— Faites vite, dit-il, résigné.
— Garde les yeux ouverts, à la Orange
mécanique.
— Va te faire foutre.
— C’est une promesse ? raillai-je.
— Après ce soir ? Tu auras de la chance si je
daigne cracher dans ta direction, Astalis.
Et sur ces mots, la bouche de Raff disparut
entre mes cuisses. Je renversai la tête en arrière,
choquée par la sensation chaude et mouillée de sa
langue qui écartait mes lèvres, se glissant à
l’intérieur avec expertise et assurance. Il gémit et
planta ses mains dans mes fesses. Je me retins à la
table, et baissai les yeux pour le voir se délecter de
mon sexe.
Un gémissement m’échappa lorsque Pope passa
sa langue jusqu’à mon clitoris, qu’il lécha, encore
et encore. Je me mis à trembler, les tétons durs, les
seins gonflés, sensibles, tendus de désir. Je pris un
de mes seins à pleine main et le pétris, imaginant
que c’était la main de Vaughn et non la mienne,
me demandant s’il ferait jamais une telle chose –
donner sans prendre.
— Oh mon Dieu, grommelai-je.
— Un dieu en colère, siffla la voix métallique
de Vaughn au loin. Rappelle-toi, c’est moi qui te
fais ça, pas lui. Nous le savons tous les deux.
C’est moi que tu imagines entre tes cuisses, Len.
Moi. Passé. Présent. Futur. Ce sera toujours moi.
J’enroulai une de mes jambes autour de
l’épaule de Pope, passant mes doigts dans ses
cheveux soyeux. Le plaisir se soulevait en moi
comme un ouragan. Mon corps tout entier se
consumait de désir.
— Tout comme tu m’as sucé des milliers de
fois.
Vaughn continuait sa litanie, ramenant à lui ce
moment que je partageais avec Pope.
— De la première à la dernière fellation, c’était
toi que je voyais.
Pope suça ma vulve, l’aspira dans sa bouche,
sortit sa langue pour me titiller le clitoris.
— Depuis ce jour derrière la fontaine, on veut
s’envoyer en l’air ensemble. C’est juste qu’on ne
savait pas comment nommer ce sentiment. On le
sait maintenant.
J’explosai dans un orgasme presque violent. Je
vis des étoiles et me balançai d’avant en arrière,
mon entrejambe cherchant les lèvres de Pope,
mais c’était le nom de Vaughn dans ma gorge. Des
vagues de plaisir s’abattirent sur moi les unes
après les autres. Je baissai les yeux pour voir mon
meilleur ami m’adresser un sourire diabolique, ses
lèvres enflées et couvertes de ma cyprine.
— Délicieuse.
Il passa une dernière fois son pouce en moi
pour récolter plus de liquide, ses yeux plantés
dans les miens.
Pope était beau comme un poème. Vous
pouviez lire son visage tous les jours et encore y
trouver autre chose à admirer. Un jour, une femme
allait ravir cet homme beau et talentueux, et elle
aurait beaucoup de chance. Bien plus de chance
que moi, car il était indéniable que je faisais une
fixette sur Vaughn, le mec le plus compliqué de
l’histoire de l’humanité.
Je levai les yeux vers Spencer. Il ne dit rien,
mais soutint mon regard. Je ne m’attendais pas à
un déballage d’émotions, mais son absence de
réaction me flanquait la trouille.
— Pope, dégage, ordonna-t-il sèchement.
Pope se leva en m’interrogeant du regard, et je
hochai la tête, avant de me dresser sur la pointe
des pieds pour l’embrasser tendrement sur la
bouche. Il me donna une pichenette à l’oreille et
tourna les talons pour sortir. Arrivé à la porte, il
marqua une pause et pianota sur le chambranle,
toujours dos à nous.
— Je n’ai pas peur de toi, Spencer, et tes petits
discours où tu menaces de me « défoncer » ne
m’empêchent pas de dormir la nuit. Mais pour
tout te dire, je ne suis pas amoureux de ta nana.
C’est mon amie. Ce qui veut dire que je serai
toujours là pour elle. Ce qui veut aussi dire que, si
tu la rends heureuse, je n’aurai aucun problème
avec toi. Mais si tu lui fais du mal…, commença-
t-il, avant de secouer la tête en riant. Ta grande
gueule et ton papa riche ne pourront pas te venir
en aide. Bonne nuit, les petits.
Il ferma la porte derrière lui.
Vaughn me dévisagea, si furieux que sa peau
lisse était ridée autour de ses sourcils froncés et de
sa bouche pincée.
— Enlève-moi ces menottes, ordonna-t-il.
J’attrapai les clés sur ma table de chevet et le
libérai. Je sentais encore la chaleur sourde et
vibrante de la bouche de Rafferty sur mon sexe, et
cela me fit frissonner au-dessus de Vaughn, qui
avait les mâchoires serrées et n’osait même pas
respirer. Dès que je le libérai, il se leva et resserra
ses lacets.
Il s’en allait.
Je fis comme si cela ne me faisait ni chaud ni
froid ; je me jetai sur le lit et pris mon livre sur ma
table de chevet, enlevant le marque-page pour
reprendre là où je m’étais arrêtée. S’il voulait
jouer au con hypocrite, grand bien lui fasse – mais
pas avec moi.
Je pensais qu’il allait partir et revenir une fois
calmé, c’est-à-dire dans dix ans, si je me fiais à
son humeur. Au lieu de cela, il se rua sur ma table
à dessin, qu’il fracassa contre le mur, la cassant en
deux. Puis ce fut au tour du T-shirt de Pope, resté
au sol. Il ouvrit une fenêtre et le jeta dehors, avant
de se tourner vers le mur pour y donner un coup
de poing. J’entendis ses os craquer et me redressai
d’un coup, ravalant un cri.
Sa main.
— Qu’est-ce que tu fais ? m’écriai-je. Tu vas te
faire mal. Tu ne pourras plus travailler.
M’ignorant, il s’approcha du tissu beige,
tachant le sol du sang qui gouttait de sa main. Il
écarta le tissu, exposant ma plus grande faiblesse.
La sculpture.
Abîmée. Détruite. Et pourtant parfaite, à sa
manière.
Il resta planté là, tête penchée, puis il siffla,
retrouvant un peu de sang-froid.
— Y’en a une qui s’est entichée de moi et a
piqué une petite crise, cracha-t-il de sa voix de
ténor.
Je me précipitai vers lui, ramassai le tissu et le
jetai sur mon assemblage.
— Tu n’avais pas le droit, pestai-je en le
repoussant.
— Le droit ?
Il me rit au nez, et me poussa à son tour.
C’était la première fois que Vaughn me touchait
sans que ce soit consensuel ou justifié, la première
fois que je l’entendais élever la voix.
— Y’a un mec qui se trimballe avec une haleine
de minou et des lèvres toutes brillantes parce que
tu t’es assise sur sa gueule, et tu me parles de
droits ? T’es tarée, putain.
Il secoua la tête, comme s’il n’arrivait pas à
croire qu’il ait eu une relation avec une nana si
dérangée.
Je haussai une épaule.
— En parlant de doubles standards, comment
va Arabella ? Tu l’as vue récemment ? À part du
dessus, je veux dire.
Était-elle exclusive avec mon père ? Bon sang,
je ne voulais pas réfléchir à ce genre de détails.
Vaughn se frotta le menton avec frustration. Il
étala du sang de ses doigts blessés sur tout son
visage.
— Comment je le saurais, putain ? J’ai échangé
six mots avec elle en tout et pour tout, en
comptant le voyage dans l’Indiana. Tu vois ce
mec tous les jours. Vous vous êtes bien entraînés
toutes ces nuits ?
Je penchai la tête, perplexe.
— Comment sais-tu qu’il est venu tous les
soirs ?
Ses joues virèrent à l’écarlate, lui donnant un
air juvénile. Il détourna les yeux, renfrogné.
— C’était une erreur.
— Alors remédies-y. Pars.
Il se tourna vers la porte, et mon cœur se serra.
Ne m’écoute pas. Ne pars pas.
Il avança, s’arrêta, puis pivota sur lui-même.
— Je ne peux pas, grogna-t-il, aussi immobile
que les statues qu’il créait. Putain de bordel de
merde, je ne peux pas partir !
— On croirait entendre une femme battue.
— J’ai l’impression d’en être une, dit-il avant
de pousser un soupir éprouvé. C’est comme une
greffe d’organe ratée. Mon corps rejette ce que je
ressens. C’est étranger et étrange pour chacune de
mes cellules. Mais c’est là. C’est comme un
cancer qui se répand en moi. Je veux m’en
débarrasser. Je veux me débarrasser de toi,
Lenora. Tu es une distraction dont je n’ai pas
besoin.
— Je ne suis plus une gentille fille ?
Je sentis l’hystérie monter dans ma gorge, mais
gardai mon calme. Je ne savais pas si je voulais ou
non conserver ce titre. Cela représentait quelque
chose pour lui, ce qui me remplissait d’une fierté
inexpliquée, mais c’était aussi un surnom
dégradant.
— Tu seras toujours Gentille Fille.
— Même après ce peep-show ? demandai-je en
faisant danser mes sourcils pour alléger
l’atmosphère.
Il grogna, un son humain venant d’un homme
qui était bien plus que cela.
— Tu n’as jamais été Gentille Fille parce que tu
es une gentille fille. Tu es Gentille Fille parce que
tu es trop gentille avec moi, trop bien pour moi !
Et on ferait mieux de s’en rappeler tous les deux.
Il était si sûr de lui. Je fis un pas en avant et
posai ma main sur son épaule.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? demandai-je,
surprise. Je crois que peu de gens seraient
d’accord avec cette affirmation. Tu as plus de
talent et d’argent, plus de perspectives et d’avenir.
— Et de problèmes, et de mal à me maîtriser, et
d’ennemis. Les choses dont je suis capable…
Il s’écarta de moi, laissant ma main retomber
entre nous.
— Tu ne devrais pas être avec un homme
capable de faire ce que je m’apprête à faire.
J’ignorais de quoi il parlait, mais curieusement
je savais qu’il n’exagérait pas. J’avais toujours eu
le sentiment que Vaughn tuerait quelqu’un un jour.
Cela m’était passé par la tête la nuit où il était
venu me voir après que j’avais vu ce que j’avais
vu. J’avais craint qu’il me tranche la gorge.
— Je suis une grande fille.
— Nous avons un passé et un présent, Len. Pas
de futur.
— Je n’ai jamais demandé un futur, dis-je, plus
confiante que je ne l’étais.
— Bien dommage.
Je ne comprenais pas ce qu’il attendait de moi.
Parfois, j’avais l’impression qu’il voulait tout,
d’autres fois rien du tout.
Il y eut un moment de silence.
— Alors ne le fais pas, murmurai-je. Sois assez
bien pour moi.
Qu’étais-je en train de lui demander ? Je ne
voulais pas être en couple.
Mais tout cela n’avait rien à voir avec moi.
J’avais la sensation que Vaughn ne se remettrait
jamais de ce qu’il s’apprêtait à faire.
Il secoua la tête.
— Il le faut.
— Pourquoi ?
— Parce que je me le suis promis.
— Ne tiens pas ta promesse, répliquai-je
sèchement.
Il fit un pas vers moi. Le tango éternel de
Vaughn Spencer et de Lenora Astalis. Il posa sa
main sur ma joue, et j’eus la sensation que nous
étions en train de rompre.
— Si on continue, et qu’il arrive quoi que ce
soit, ce serait trop dur de se dire adieu. J’ai déjà
envie de tout casser quand un autre te touche.
— Tout adieu pénible commence par un
merveilleux bonjour.
Je me laissai aller contre sa paume de main
avec un sourire triste aux lèvres et les larmes aux
yeux.
Sa poitrine se creusa, et il inspira fébrilement,
me tirant contre lui.
— Je ne sais pas quoi faire des choses
merveilleuses. J’ai toujours gardé mes distances
avec elles. Tu me tues, Astalis.
Tu m’as tuée quand j’avais douze ans. La partie
de moi censée aimer d’autres garçons ? Tu me
l’as volée.
Je levai les yeux vers lui. Je lui en voulais de
me faire éprouver ces sentiments que je n’aurais
pas dû ressentir.
— Alors crève, murmurai-je.
Il m’attrapa par la nuque, enroula ses doigts
dans mes cheveux, et m’embrassa à pleine bouche
– un baiser pour me punir, échauffé par une
jalousie ardente, amère. Son sifflement menaçant
quand nos langues se trouvèrent me confirma qu’il
n’était pas près de me pardonner ma petite
combine avec Pope.
— Tu es à moi.
Il me saisit la mâchoire, m’embrassant avec tant
d’intensité que je crus que j’allais m’étouffer.
Il revendiquait sa possession et me marquait,
sans nous donner de plaisir, ni à l’un ni à l’autre.
Il me plaqua contre le mur et, quand je fus collée
au béton froid, il tira de nouveau sur le tissu
couvrant la statue et me força à la regarder.
— Tu vois ça ?
Je déglutis, interdite.
— Ça fait mal, ragea-t-il.
La douleur. Jusqu’à présent, j’avais douté de sa
capacité à la ressentir, et encore plus à l’exprimer.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es meilleure que moi. Et ça me
tue.
Mon cœur se gonfla dans ma poitrine. C’était la
première fois qu’il reconnaissait mon talent.
Il lâcha ma mâchoire.
— Tu t’es servie de quoi ?
— De canettes, soufflai-je tandis qu’il glissait
sa main entre mes cuisses pour caresser mon sexe,
sans me donner la satisfaction de me pénétrer.
Mais je savais qu’il le ferait. Je savais qu’il
effacerait Pope de mon ADN avant de partir, quoi
qu’il arrive.
— Qu’est-il arrivé au reste de mon corps ?
demanda-t-il.
— Détruit.
— Comme c’est pratique.
Ses doigts me pénétrèrent, et soudain je fus de
nouveau excitée et mouillée.
Il claqua ma vulve quand je gémis, puis se
remit à me doigter avec une expertise qui me
surprit, connaissant son manque de pratique. Ma
chair se crispait autour de ses doigts, et je me
mordis la lèvre, sachant qu’il ne voulait pas me
faire jouir – il voulait seulement me marquer.
Il me doigta lentement et profondément,
enroulant ses doigts quand il trouva un point
sensible, qu’il titilla perversement. Mes tétons se
durcirent sous son expression froide qui me
laissait admirative. J’avais les jambes qui
flanchaient, les genoux qui tremblaient, mais je
savais qu’il ne me laisserait pas me mettre à l’aise.
— Pourquoi tu ne montres ta statue à
personne ? Ça ne se passe pas bien ? demandai-je,
la voix lourde de désir.
Il me sourit d’un air suffisant, comme si j’étais
une petite idiote. Mais il ne pouvait plus me
berner. Je l’avais ouvert en deux et j’avais fait une
merveilleuse découverte. Son sang était rouge,
comme le mien.
Et chaud.
Et affreusement humain.
— Alors pourquoi ? insistai-je.
— Parce que, dit-il, me laissant mariner.
Ses yeux explorèrent mon visage. Ils me
promettaient des ennuis. Je n’étais pas sûre de
pouvoir en encaisser davantage que ceux que nous
affrontions déjà.
— Je vais te baiser.
Il accéléra la cadence de ses doigts. Je gémis,
laissant tomber ma tête contre le mur.
— Te baiser avant qu’il le fasse. Te baiser pour
que tu te rappelles toujours que j’étais le premier.
Te baiser comme tu m’as baisé moi, encore et
encore, depuis mes treize ans.
Je jouis violemment autour de ses doigts,
gémissant de plaisir. C’était différent d’avec Pope.
Il y avait plus en jeu. Ça ne m’était pas égal. Ce
qu’il pensait en regardant mon visage au moment
de l’orgasme ne m’était pas égal. J’espérais qu’il
aimait l’odeur de ma chatte. Je voulais lui faire
plaisir, et cela me dérangeait.
Au lieu de se lécher les doigts, comme Rafferty
l’avait fait, Vaughn les essuya sur ma joue en me
regardant avec dédain.
Au moment où j’allais lui dire de dégager, que
je n’allais pas coucher avec un homme qui
m’avait traitée ainsi, bien que j’en meure d’envie,
il dit :
— Pour info, je ne t’ai rien dit pour Arabella et
ton père parce que je n’en ai pas eu l’occasion.
Même si je ne peux pas promettre que je l’aurais
fait de toute façon. Courir vers le drame est le truc
de ta sœur. Mais je ne complotais pas contre toi.
Et concernant ton cadeau d’anniversaire, mon
chou…
Il se pencha vers moi avec un sourire narquois,
effleurant mes lèvres avec les doigts dont il s’était
servi pour me donner du plaisir.
— Je te laisse deviner. Tu es une grande fille.
Demain. 19 heures dans le cul-de-sac.
Il partit sans un autre mot.
20
Vaughn

Le lendemain matin, je remis un bandage


autour de ma main, ricanant en voyant l’état de
mes doigts esquintés.
Je ne me mordais pas les doigts d’avoir cogné
du béton. J’étais même plutôt satisfait que ce soit
la seule chose que j’aie cogné dans cette chambre.
Tuer Pope avait été ma première idée. Le fait qu’il
respire toujours aurait dû me valoir un putain de
prix Nobel.
Je zieutai le couloir pour vérifier que la voie
était libre avant de lui rendre une petite visite. Il
dormait encore. Je poussai sa porte et entrai
comme si j’étais chez moi.
— Salut, enfoiré, lançai-je en lui souriant
poliment.
Il ouvrit les yeux et la bouche pour répondre,
mais, bien entendu, c’était un peu difficile puisque
j’avais le coude en travers de sa gorge.
Pope écarquilla les yeux quand il se rendit
compte que je lui bloquais la trachée, penché sur
lui comme si j’allais l’embrasser. Ses sourcils se
froncèrent, et il vira au rouge.
— Hier, tu as dit que je ne te faisais pas peur,
mais je ne vois pas ce que ça a de pertinent.
J’aurais besoin de ta peur si je comptais lancer des
menaces en l’air. En l’occurrence, j’ai bien
l’intention d’exécuter tout ce que je vais te dire,
alors écoute bien. Hier, tu as goûté à ce qui
m’appartenait. Tu as beau t’être trouvé une excuse
de merde comme quoi tu aidais une amie, ça a eu
lieu. Et ça ne m’a pas plu. Mais je comprends que
Len tient à toi, et qu’elle voulait déclencher
quelque chose. Je comprends. Vraiment. Je ne suis
pas un mec déraisonnable.
Son visage rouge étant en train de virer au
violet, pas sûr qu’il soit d’accord avec cette
dernière affirmation. J’appuyai plus fort, sachant
que je n’avais plus que quelques secondes pour
savourer sa peur et sa colère. Je n’allais pas
l’étouffer à mort. Je n’y connaissais pas grand-
chose aux filles, mais tuer leur meilleur ami ne
semblait pas être une bonne méthode de drague.
Non pas que je draguais Lenora.
J’allais juste la baiser, prendre ce dont j’avais
besoin, et me tirer.
— Tu ne touches plus à Lenora – ni pendant
que je suis ici, ni après. Pas de bisous. Pas de
pelotage. Pas même une pichenette à l’oreille,
comme hier. Et tu ne t’approches plus de sa chatte
ou de ses seins si tu veux que ta langue soit dans
ta bouche et non fourrée dans ton cul. Tu peux
être son ami – son ami platonique – et rien de
plus, même si affinités. Et cette conversation n’a
jamais eu lieu. Compris ? Cligne deux fois pour
oui, et une fois si tu veux aller faire un tour aux
urgences et porter un masque à oxygène pendant
une semaine ou deux.
Il cligna deux fois des yeux, et je le relâchai. Il
devait avoir des tas de trucs à me dire, mais je
n’avais ni le temps ni l’envie de l’écouter.
Je sortis d’un pas raide et m’enfermai dans mon
atelier le reste de la journée, à travailler.
Je ressentais pour la vie cette étrange lubricité
impatiente et affamée, qui me chamboula comme
une tornade. C’était bizarre, nouveau, brut. Je
comprenais enfin la chanson Lust for Life d’Iggy
Pop. Mais pour la ressentir, il fallait d’abord être
vivant, et je n’étais pas certain d’avoir vécu avant
que Lenora emménage à Todos Santos.
Ça, c’est un bon gros tas de merde fumant.
Qu’est-ce qui tourne pas rond chez moi ?
Je ne me sentais pas vivant.
Je me sentais excité. Voilà tout. Je voulais juste
tremper mon biscuit.
Je m’arrêtai de travailler un peu plus tôt que
d’habitude – 15 h 30. Je verrouillai la cave
derrière moi et allai faire un tour en ville,
bousculant les étudiants et professeurs qui me
suppliaient de leur montrer mon travail.
J’achetai des brownies, du vin et des fleurs, que
je jetai à la poubelle avant d’être rentré au
château. J’étais déchiré entre ma volonté de
l’impressionner et mon envie de la tuer.
Comme j’avançais, furieux contre moi-même
d’avoir laissé encore une fois une fille me
détraquer, mon téléphone sonna. Je pensais que
c’était papa, mais non : c’était Knight. Je
décrochai.
— Quoi ?
— Ne me fais pas « quoi » comme si
j’interrompais ton putain d’emploi du temps de
ministre à fusiller du regard les objets, les gens, et
ton reflet dans le miroir. Tu as envoyé un message
disant que tu voulais que Hunter et moi venions à
Londres. Tout va bien ?
Il avait l’air sobre, ce qui voulait dire qu’il
continuait sur la bonne pente. Je l’avais souvent
par Skype, mais cela me surprenait toujours de
parler avec Knight sans qu’il mange ses mots.
— Dans le Berkshire, et oui, tout se passe
comme prévu. J’ai juste besoin d’un gars sûr.
— En personne ?
— En chair et en os.
— D’accord. L’agent de voyage de Hunter est
en train de réserver les billets. Comment ça se
passe avec Drusilla ?
J’entendis le sourire dans sa voix et serrai les
dents. Qui était au courant, bordel ? Admettre
qu’il se passait quelque chose entre elle et moi ne
ferait que soulever des questions inopportunes
quand je finirais par y mettre un terme. Hors de
question que je la traîne dans le terrier de lapin
dans lequel je m’apprêtais à plonger.
— Il ne se passe rien entre nous, lui dis-je.
— Bordel, Spencer. Je croyais que c’était moi,
le romantique de la bande. Mais c’est toi qui es
allé à l’autre bout du monde pour une minette.
— Ça n’avait rien à voir avec elle. Je suis venu
ici pour le stage.
Il éclata de rire, mais j’étais trop distrait pour
que ça m’atteigne.
— C’eeeest ça. Et je fais le mardi sans viande
parce que j’adore le quinoa, pas parce que ma
copine est végétarienne. Tu te noies dans le déni,
trop fier pour demander à quelqu’un de t’en sortir.
— À l’évidence, Luna t’aime pour ta bite, pas
pour ta capacité à former une phrase correcte.
Abstiens-toi d’écrire des poèmes.
— À l’évidence. (Il rit de plus belle.) Oh !
reprit-il une fois calmé, heureusement que t’es pas
trop à fond sur Astalis, parce que la rumeur dit
que ta mère veut l’engager pour sa galerie de L.A.
quand elle aura fini ce petit boulot. Et tu as dit à
tout le monde que tu n’allais jamais revenir en
Californie, j’ai pas raison ?
— Quoi ?
Je hurlai presque dans le téléphone, enfin arrivé
au pied du château. Cela me rendait furieux que
maman prenne cette décision sans m’en parler
avant. D’autant qu’elle ne connaissait même pas
Lenora.
Enfin, c’était exactement pour cette raison
qu’elle ne m’avait pas consulté. Je n’avais jamais
dit à maman ce que je ressentais pour Astalis.
Tu ne ressens rien pour elle, ducon.
Il était sept heures moins le quart, et j’étais sur
les nerfs. Faisant les cent pas sur la pelouse, je
secouai la tête.
— Maman peut l’embaucher. Ça ne me regarde
pas.
Knight se tordait de rire à l’autre bout du fil.
— Mec, il t’a fallu dix minutes pour le dire.
Admets que tu crois en cette petite chose qu’on
appelle l’amooooour, chantonna-t-il. Au fait,
c’était un test. Ta mère n’a jamais dit ça. Mais
c’est bon de savoir ce que tu en penses vraiment.
On se voit en Angleterre, trouduc. Sois prudent.
Il raccrocha.
Je regardai l’heure sur mon téléphone. Il me
restait un quart d’heure pour me préparer. Ma
chambre était au troisième étage, et il me fallait
dix minutes pour gagner les douches communes,
dans les dortoirs du bas. Je n’allais jamais y
arriver. J’avais deux options : attendre qu’elle soit
là et lui proposer de patienter dans ma chambre
pendant que je me préparais, ou la faire poireauter.
Il ne faisait pas particulièrement froid ce soir.
Et elle m’avait forcé à la regarder jouir dans la
bouche d’un autre homme…
Seulement, je n’avais plus envie de la punir.
Je ne voulais pas sa douleur, son manque de
confiance en elle, gratter là où ça faisait mal.
Je restai planté là pendant vingt minutes et,
quand elle apparut à 19 h 05, dos à moi, je
m’approchai et l’embrassai sur l’épaule. Elle se
retourna, et je vis surprise et joie se peindre sur
son visage.
— Waouh, souffla-t-elle, tout sourires.
— Il faut que je me douche. Tu m’attends dans
ma chambre ? demandai-je, comme un mec
normal.
Elle sourit, et répondit quelque chose de tout
aussi ordinaire.
— D’accord.

Je la trouvai allongée sur mon lit, en train de


parcourir mes livres sur l’anatomie et la sculpture.
La pièce était dénuée de toute ambiance ou
personnalité – je préférais ça comme ça –, mais
j’avais quand même quelques affaires qui
traînaient. Je m’arrêtai à la porte et l’observai,
vêtu uniquement d’une serviette enroulée à ma
taille.
Je n’arrivai pas à identifier ce que je ressentis
en la voyant allongée sur mon lit, portant mon
parfum, en train de toucher à mes affaires. C’était
un plaisir inattendu. Étranger. Ma poitrine se
serra, et j’essayai de prendre une profonde
inspiration, pensant que j’avais peut-être un
muscle du diaphragme froissé.
Mais je n’arrivais toujours pas à prendre assez
d’air pour me satisfaire.
— Oh ! coucou.
Elle avait la voix rauque. Éraillée.
J’entrai tranquillement, faisant mine de ne pas
l’avoir entendue. J’attrapai un jean roulé dans
mon placard, comptant m’habiller derrière le
fauteuil dans un coin de ma chambre.
— Merci pour la nouvelle table à dessin.
Elle mit les livres d’anatomie de côté.
— J’ai cassé la tienne, et tu en as besoin pour
travailler, lui rappelai-je.
Ce n’était pas un acte de charité.
— Enlève ta serviette, ordonna-t-elle tout à
coup.
Je levai les yeux, une moitié de jambe déjà dans
le jean. Elle s’assit sur le lit, appuyée sur ses
coudes, un sourire léger aux lèvres. Je ne pouvais
l’expliquer, mais je pouvais la respirer depuis
l’autre bout de la pièce : lavande, coton, et mon
propre trépas.
— Enlève-la, répéta-t-elle, espiègle et…
mignonne.
Ouais. D’accord. Elle était mignonne, et jolie.
La belle affaire.
— Pourquoi ?
— Pour que je te voie. Après tout, tu m’as déjà
beaucoup vue.
— Je serai en toi dans moins de quinze minutes
si ça tourne comme je veux, dis-je. À poil.
— Ce n’est pas pareil.
Elle se lécha les lèvres, ses étranges yeux
multicolores brillant comme des billes.
— Il y a une certaine vulnérabilité à se tenir nu
devant quelqu’un, ajouta-t-elle.
— Précisément, répondis-je. Pourquoi
voudrais-je me mettre dans une position
vulnérable ?
Elle soutint mon regard, et sa voix devint
grave :
— Parce que je te l’ai demandé.
Je la dévisageai, interdit. Elle était sérieuse. Je
sortis de derrière le fauteuil, fis tomber ma
serviette, et me redressai de toute ma hauteur,
mains sur les hanches.
Complètement à poil.
C’était la première fois que j’étais nu devant
quelqu’un d’autre depuis… Oubliez.
Je ne savais même pas pourquoi je lui faisais ce
plaisir.
Le silence s’enroula autour de nous, et je le
laissai faire, car c’était Lenora, la responsable de
ce malaise.
— Tu as honte.
Elle pencha la tête, une expression curieuse sur
le visage.
Je pouffai. C’est ça. Elle aurait de la chance de
voir un corps plus musclé en couverture d’un
magazine santé.
— De quoi as-tu honte, Vaughn ?
Je ricanai. Ça n’avait aucune importance.
Elle se leva, s’approcha de moi, et prit mon
visage au creux de ses toutes petites mains. De
manière presque maternelle.
— Tu es magnifique.
Elle m’embrassa sur le bout du nez et ferma les
yeux.
— Si beau, murmura-t-elle.
Une larme roula sur sa joue. Je ne comprenais
pas ce qui était en train de se passer, et pourtant
ses larmes ne me surprirent pas. Je n’avais juste
pas envie d’en être témoin.
Je passai mes bras autour d’elle pour essayer de
la réconforter parce qu’elle… quoi ? Me
plaignait ? C’était sacrément gênant, mais
apparemment j’étais prêt à aller jusque-là pour
être en elle. Ma réaction instinctive était de la
foutre dehors – j’étais à deux doigts de mettre
mon plan à exécution et toute cette historie prenait
des plombes.
Mais j’en étais incapable.
Et ce n’était pas faute d’essayer.
Nous restâmes enlacés – moi nu, elle mouillant
mon épaule de larmes – pendant une bonne
dizaine de minutes, après quoi elle s’écarta et
m’embrassa sur la bouche.
— Merci, dit-elle.
— De quoi ?
— De t’être accordé cet instant pour être un
garçon normal. Et de m’avoir permis d’y assister.
Dans ma cave, j’allumai un joint et lui donnai
une des deux canettes de bière piquées dans le
frigo de Harry. Il était encore à l’hôpital dans le
centre de Londres, donc se bourrer la gueule entre
ces murs, ce n’était pas demain la veille pour lui.
Len ouvrit la canette et la porta à ses lèvres,
sans boire. Elle parcourut la cave sombre et froide
des yeux, puis commenta :
— Ça te convient tout à fait comme endroit.
— Dixit la vampire, me moquai-je, le joint
entre les lèvres.
Je jetai mon Zippo sur le banc où elle était
assise, fait en pavés de pierre – plus médiéval, tu
meurs. Ma sculpture, quasi terminée, se dressait
dans un coin de la pièce, couverte par deux draps
qui l’empêchaient de la voir.
— Tu m’as invitée à entrer.
— Comme d’habitude, dis-je, sérieux. Tu ferais
mieux de refuser la prochaine fois.
Elle m’adressa un sourire narquois et posa sa
bière. Je m’assis à côté d’elle, sur les nerfs. Je
résistai à l’envie de me frotter les cuisses, comme
le faisait maman quand elle était nerveuse. Je
plantai mes ongles dans le banc de chaque côté de
mes jambes, et demandai :
— Pourquoi tu ne bois pas ?
La conversation. Je faisais la conversation. De
bon gré.
— Parce que j’ai failli mourir d’intoxication
alcoolique le jour de mon anniversaire.
— Je te surveille.
Je poussai la canette vers elle. Elle me
dévisagea.
— Je suis sérieux. Tu veux faire un jeu de
confiance pour voir si je te rattrape ?
— Non merci. Je vais m’ouvrir le crâne.
Mais elle descendit la bière si vite que je crus à
une illusion d’optique. Puis elle se laissa aller en
arrière et contempla la statue couverte.
— Je sais que tu ne vas pas me la montrer,
mais, quelque part, ça me va. Parce que je sais que
je la verrai à la Tate Modern. Du moment que je
sais qu’une chose n’est pas partie à tout jamais,
elle ne me manque pas.
Elle ne parlait plus de ma sculpture, et nous le
savions tous les deux.
— Elle te manque ? demandai-je.
Bah oui, ducon.
Elle hocha la tête.
— Tous les jours. La perdre était pire que
perdre un de mes membres. Je me suis promis de
ne plus jamais m’attacher comme ça. C’est
dangereux, tu sais ? Il vaut mieux garder les autres
à distance.
— Tu l’es déjà, répondis-je. Attachée, je veux
dire.
— Non, c’est faux, protesta-t-elle, mais son
visage était rouge vif.
— Alors tu n’as pas fait exprès de sucer mon
sang ? De chevaucher le visage d’un autre mec
pendant que j’étais menotté à ton lit ? De me
sculpter ? (Je souris.) Soit tu es attachée à moi,
soit tu es une vraie psychopathe. À toi de voir,
Gentille Fille.
— Ni l’un ni l’autre. Je suis juste une fille
normale, avec des besoins normaux. (Elle releva
le menton.) Tu m’as tyrannisée au lycée, donc oui,
dans un moment de folie, je t’ai sucé le sang.
Dans un autre, j’ai laissé Pope me faire un cunni.
Ça ne veut rien dire, Vaughn. Je suis ordinaire.
Je pouffai.
— Mais bien sûr. Tu ne serais pas là si tu étais
un tant soit peu ordinaire.
— Parce que je serais trop ennuyeuse pour que
tu m’invites dans ta garçonnière ?
Elle pencha la tête, attrapa ma bière à moitié
pleine, et la renversa dans sa bouche.
— Parce que tu ne viendrais pas de ton plein
gré dans ma garçonnière, rétorquai-je.
Pas en sachant tout ce qu’elle savait sur moi, en
tout cas.
Je ramassai un ciseau de sculpture au sol, que je
passai sous la bretelle de son haut avant de tirer
lentement, sachant que je pouvais la couper à tout
moment si j’y appliquais l’extrémité tranchante.
— Je suis normale.
Elle se lécha les lèvres et baissa les yeux sur ses
mains. Ses tétons pointaient à travers son haut, et
elle entortilla ses jambes, refusant de me regarder
dans les yeux.
Pas de ça avec moi.
— Bien sûr. Tu n’aimes pas le sang, dis-je pour
la provoquer.
C’était une belle menteuse. Heureusement, ce
jeu de dupes n’était pas pour me déplaire. Les
gens étaient obsédés par la vérité, comme s’ils
pouvaient l’encaisser. Moi, j’aimais le désordre et
la manipulation.
Elle secoua la tête, inspectant la lame dans ma
main.
J’écartai le ciseau de son haut, l’apposai contre
mon poignet, et m’entaillai la peau, sans
sourciller. Elle retint son souffle, laissant échapper
un petit cri. Je souris, satisfait, et me levai pour
me placer entre ses jambes, mettant mon poignet
blessé tout près de son visage.
— Ça ne t’excite pas.
— Non.
Mais il n’y avait aucune vigueur dans cette
affirmation. Sa voix était rauque et pleine de désir.
— Et quand je fais ça ?
Je posai le bout pointu du burin sur un de ses
tétons à travers son haut. Il était si sensible que,
malgré elle, elle ferma les yeux et laissa échapper
un gémissement de ses jolies lèvres roses. Je fis
tourner la lame autour de son mamelon et la
regardai trembler sur son siège.
— Non. (Elle ferma les yeux plus fort,
haletante.) Non.
— Tu peux toujours partir, la défiai-je, sachant
qu’elle ne le ferait pas.
Elle ne le pouvait pas. Toutes nos rencontres,
depuis notre enfance, avaient mené à cet instant
précis. Chacun montrait enfin à l’autre son côté
sombre – le carnaval sinistre et tordu de nos âmes
auquel personne n’avait jamais été invité.
C’était un ticket d’or offert par notre Willy
Wonka personnel. Nous. Seuls. Où personne ne
pouvait nous trouver.
Elle allait au bout cette fois-ci.
— Va te faire foutre, Vaughn.
Sa voix tremblait.
C’était la troisième fois qu’elle me défiait ainsi.
Chaque fois, j’avais une réponse différente.
— Avec plaisir, Gentille Fille.
Un rictus poli aux lèvres, je déchirai son haut
d’un geste rapide – comme une entaille. La
moindre imprécision aurait pu la blesser
gravement. Elle poussa un cri, fermant les yeux et
reculant sur le banc. Elle se toucha le ventre, ses
doigts tremblants cherchant une blessure. Au bout
de quelques secondes, elle ouvrit les yeux pour
examiner les dégâts.
Sa peau était laiteuse et mielleuse, lisse comme
de la neige fraîche. Elle cligna des yeux, puis les
leva vers moi.
— Toujours pas excitée ?
— Non.
Elle prononça le mot avec fiel, attendant de voir
ce que j’allais faire.
Je ris. Elle aussi. Le rire fou et froid de deux
personnes qui se comprenaient parfaitement l’une
l’autre, et qui pourtant étaient coincées dans un
monde qui n’avait aucun sens à leurs yeux. Je
n’avais jamais cru connaître ça un jour avec une
fille. Ou n’importe quel être humain, d’ailleurs.
Même mes parents ne me comprenaient pas
totalement.
Je lui poussai doucement les épaules, et elle
s’allongea sur le banc.
J’approchai le ciseau de son jean et m’en servis
pour faire sauter ses trois boutons, faisant glisser
le denim sur ses cuisses de l’autre main. Les yeux
toujours rivés sur les siens, je découpai sa culotte
de chaque côté, la laissai tomber sous ses fesses,
et apposai le bout pointu du burin contre son sexe,
attendant qu’elle m’arrête.
— Tu n’as pas envie de cette lame, bébé ?
— Pas même un peu.
Elle me défia du regard.
Montre-moi ta folie. Mes veines vibraient
d’excitation. Ça m’excite, putain.
Je bandais tellement que je n’eus même pas le
temps de songer à ce que je m’apprêtais à lui faire.
À faire avec elle.
Je baissai les yeux et remarquai de nouveau son
tatouage, que je pouvais enfin lire.
Ars longa, vita brevis. Je savais exactement ce
que cela signifiait, et pourquoi elle l’avait inscrit
là. Quelque chose me poussa à l’embrasser. Ce
que je fis. Elle frémit.
— Il y aura d’autres plaisirs à pourchasser, et ils
n’auront rien à voir avec l’art, murmurai-je contre
sa peau, incapable de m’en écarter.
— Montre-moi, dit-elle dans un soupir.
Je glissai le manche du burin dans son vagin,
sans aller trop loin. Je n’allais pas lui faire mal,
pas vraiment, même si elle en mourait d’envie. Je
la trouvai chaude, prête, mouillée. Trempée. Son
sexe produisait des bruits de succion qui me
rendirent fou et me firent bander si fort que je me
sentis étourdi de ne plus avoir de sang pour mes
autres organes. La moindre caresse de sa main, et
j’allais décharger comme un arroseur automatique
cassé dans un country club. Ce ne serait pas une
session de vingt minutes d’ébats vertueux. J’aurais
de la chance si je ne giclais pas dans mon putain
de jean.
Len se hissa sur ses coudes pour regarder ma
main aller et venir en elle avec le burin, sans aller
trop loin. Elle ferma les yeux, renversa la tête en
arrière, les poils de tout son corps se hérissant
dans un frisson.
J’enroulai mon bras blessé autour de son cou
pour la tirer à moi et l’embrassai
langoureusement, la chauffant à bloc. Sa bouche
glissa vers mon poignet, comme je l’avais
anticipé, et ses yeux roulèrent dans leur orbite à
l’instant où ses lèvres goûtèrent mon sang.
— Mon Dieu…
Sa voix se brisa comme un œuf, éclatant de
désir.
— Mon Dieu quoi ?
— Mon Dieu… prends-moi.
— J’ai peur que ça ne suffise pas, me plaignis-
je. Dis le mot magique.
— S’il te plaît ?
— Baise. Baise-moi.
Je gagnai du temps pour ne pas éjaculer avant
que mon caleçon soit à mes chevilles. Elle ferma
les yeux, inspirant fébrilement. Je glissai
l’instrument un peu plus loin en elle. Elle était si
mouillée que je doutais que cela lui suffise. Elle
ne pouvait pas se crisper autour, l’enfermer entre
ses parois. Non. Ma queue était la seule chose qui
pouvait faire l’affaire, et nous le savions tous les
deux.
— S’il te plaît, baise-moi.
Les mots quittèrent sa bouche salée et chaude,
comme mon sang. Je l’embrassai encore.
— Pourquoi ? demandai-je en posant mes
lèvres dans son cou pour sucer sa peau. Tu n’es
pas excitée. Ça me semble inutile.
— Vaughn, gémit-elle.
Elle était à deux doigts de jouir, et soudain je
me rendis compte que je voulais qu’elle jouisse. Je
voulais qu’elle sorte d’ici satisfaite.
Pas grâce à mes outils de sculpteur. Grâce à
mon sexe.
Je m’écartai, retirant le burin de sa chatte. Ma
bouche quitta son cou. Je me levai et la laissai
retomber sur le banc dans un bruit sourd. Elle me
regarda d’un air sombre, bouche bée.
— Tu dis que tu n’aimes pas le sang, mais j’ai
goûté tes lèvres, et tu es une diablesse. C’est dans
ton haleine. Tu es loin d’être normale. Tu as
autant de grains qu’un silo, comme moi, et je l’ai
su – je l’ai vu – quand je t’ai donné ce brownie
quand nous étions petits. Mais le plus grand
mensonge dont tu te persuades, c’est que tu n’es
pas à moi. Ouvre les yeux, Astalis.
Je jetai le burin à ses pieds, tournai les talons, et
quittai la cave, la laissant seule.
Je ne craignis pas une seconde qu’elle jette un
œil à ma statue.
C’était une menteuse, oui, mais c’était ma
menteuse.
Je n’avais pas besoin de tester notre confiance.
Je me jetterais la tête la première, je savais qu’elle
me rattraperait.
Len me rattrapa au pas de course. Elle me tira
par l’épaule pour me faire pivoter, et me fis les
gros yeux.
— Tu vas coucher avec moi maintenant,
Vaughn Spencer, ou je le jure devant Dieu, je
quitterai cet endroit demain matin et ne te reverrai
jamais.
— Là voilà, murmurai-je, la fille de la fontaine,
toute grande.
J’écrasai ma bouche sur la sienne, et la soulevai
par l’arrière des genoux pour la plaquer contre le
mur, sans jamais quitter ses lèvres. Son haut était
en lambeaux. Elle avait les cuisses écartées, nues,
et tirait sur mon jean avec détermination.
— Capote, marmonnai-je dans sa bouche en
tendant la main vers ma poche arrière pour
attraper mon portefeuille.
La remarque de papa – qu’il me ferait un
deuxième trou si je les faisais grands-parents
avant la retraite – n’était pas tombée dans l’oreille
d’un sourd. J’étais donc allé à la pharmacie pour
faire une réserve de préservatifs.
Et puis, ça me permettait de gagner du temps.
OK, je voulais surtout gagner du temps.
— Pas de capote, supplia-t-elle contre mes
lèvres, m’attrapant à travers mon caleçon une fois
mon jean au sol, dans une prise ferme qui
m’étonna – les filles étaient généralement plus
timides que ça. Je prends la pilule.
Je détachai ma bouche de la sienne, renfrogné.
— C’est ta première fois, non ?
— Oui, haleta-t-elle, les lèvres incroyablement
roses et gonflées par nos violents baisers. Et toi ?
— Alors pourquoi tu prends la pilule ?
J’espérais que mon solde de strangulation se
limiterait au seul Rafferty Pope, mais j’étais prêt à
finir tous les connards qui l’avaient touchée si sa
réponse ne me plaisait pas.
— Pour réguler mes règles, gros con.
Elle leva les yeux au ciel, agacée.
Je l’embrassai de nouveau en riant, et la
pénétrai sans même réfléchir.
Je ne m’attendais pas à ce qu’elle gémisse si
fort dans ma bouche. Presque comme une
supplication.
Elle était si étroite – plus étroite qu’une bouche
ou mon poing –, si chaude, mouillée, si délicieuse.
Un frisson me parcourut, et je sentis mes boules se
crisper si fort que même mes fessiers étaient
contractés.
Putain. De bordel. De merde.
Je comptais cinq Mississippi en elle, respirant
péniblement pour tempérer mon pouls et
l’éjaculation précoce qui menaçait, puis je me mis
à aller et venir en elle, mon désir d’une puissance
si infernale que je fus forcé de fermer les yeux.
En avant. En arrière. En avant. En arrière.
Comment un geste aussi simple pouvait-il
procurer autant de plaisir ? Ça n’avait aucun sens.
Elle gémit dans notre baiser, et je tirai ses rubans
de cheveux blonds pour étendre son cou, avant de
décider que regarder son visage si beau, si
rageant, était trop distrayant ; je la retournai, dos à
moi.
Je replaçai mon sexe humide et dur à l’entrée
de son vagin, et la pénétrai de nouveau. Bien
mieux.
— Aïe ! cria-t-elle, bien que j’aille doucement.
Je posai mes lèvres sur son épaule, me retenant
– à grand-peine – de l’embrasser.
— Tu veux que je ralentisse ?
— Si tu ralentis, je meurs. Je crois que je vais
jouir. C’est juste que ça fait un peu mal.
— Je suis désolé.
Pour une raison ou une autre, je détestais
toujours autant dire ces mots.
— Je m’y attendais.
Elle parlait au mur, les mains posées contre la
pierre, et je m’en voulus de l’avoir retournée.
Je continuais d’aller et venir en elle, comme un
crétin, sachant que j’allais décharger. Ce devint
affreusement douloureux de ne pas éjaculer,
comme essayer de retenir un éternuement déjà
commencé.
— Oh ! putain, Len…
— Hmm…
Elle aimait ça ; elle faisait claquer ses fesses
contre mon entrejambe, elle en voulait plus. Ses
fesses étaient toutes mouillées de ses fluides. Tout
comme mon sexe.
— Continue. J’y suis presque.
— Je ne peux pas, bébé. Je suis désolé.
Je grimaçai. Ça faisait… quoi ? Trois minutes ?
Et encore, j’étais généreux. Aussi généreux
qu’Oprah qui offrait des voitures à tour de bras.
— Putain.
Ma tête tomba en arrière alors que je jouissais
en elle, vidant mes dix litres de sperme dans son
sexe si doux. Avant de jouir, je n’avais pas réalisé
à quel point j’avais besoin de mon corps contre le
sien.
Nous restâmes ainsi, à fixer le mur tous les
deux pendant une seconde, puis je la retournai.
Elle me regarda de ses grands yeux bleus-verts-
noisette qui me détraquaient toujours plus que tout
autre rival.
— Je suis désolé, lui dis-je.
— Ouais, tu l’as déjà dit.
Elle me lança un sourire espiègle. Elle n’avait
pas l’air en colère. Non pas qu’elle aurait dû
l’être. Mais elle n’avait pas joui. Je voulais qu’elle
jouisse.
— Je vais me faire pardonner.
Putain, je me détestais un peu plus chaque fois
que je m’excusais.
— Tu peux commencer par aller me chercher
un mouchoir. Je fuis.
Elle entrouvrit les jambes, et dans la faible
lumière nous regardâmes l’épais foutre blanc
glisser le long de sa cuisse, sur le tatouage. Il y
avait quelques traces de sang, aussi. Pas
beaucoup, mais suffisamment pour teinter le
liquide de rose par endroits.
Je déglutis.
— Ça t’a fait très mal ? demandai-je.
Elle devait s’en ficher de toute façon. Elle
aimait la douleur.
Elle secoua la tête.
— Nan. J’ai aimé, dans l’ensemble.
Dans l’ensemble.
Sans un mot, je la fis reculer jusqu’à ce que ses
genoux heurtent le banc. Là, je posai une main sur
sa taille et l’autre derrière sa nuque pour l’allonger
doucement, les fesses au bord du banc, à moitié
dans le vide.
Je lui écartai les jambes et m’agenouillai devant
elle. De mon pouce, j’écartai ses lèvres, d’où du
liquide blanc s’écoulait encore. Je l’essuyais.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’exclama-t-elle en
me regardant avec une expression à la fois
horrifiée et ravie.
Je sauve ma putain de fierté.
Je mis ma langue contre son sexe. Il était salé et
chaud – mélange de mon sperme, de sang, et de sa
cyprine. Ce n’était pas du jus d’orange, mais
c’était moi le responsable ; je ne pouvais pas me
plaindre. Et puis, lui dévorer la chatte était plutôt
génial. Tout était rose, doux et chaud. Il y a pire,
comme passe-temps. Je me mis à mordiller ses
lèvres et à lécher sa vulve, jusqu’à son clitoris.
Si j’avais été moins bête, j’aurais demandé à
Knight ou à Hunter comment on fait un cunni. Ou
regardé un ou deux tutos. Mais non. Ça ne m’avait
jamais intéressé de donner du plaisir à une fille.
Et pourtant, c’était ce que j’étais en train de
faire.
Malgré mon manque d’expérience, Lenny
gémissait et se tortillait devant moi, les yeux
fermés. Je voulais faire mieux que Pope. C’était
stupide, je sais, mais il avait posé sa bouche ici la
veille et, quand elle avait joui, elle avait crié assez
fort pour réveiller les morts.
Je caressai son clitoris avec mon doigt, glissant
ma langue dans son sexe, écartant ses parois
étroites. Ses gémissements s’intensifièrent, et elle
passa ses doigts dans mes cheveux.
Mieux.
— Dis-moi comment te donner du plaisir,
Gentille Fille, marmonnai-je contre sa vulve,
nettoyant de ma langue tout ce que nous venions
de faire.
Je savais que 99,98 % de la population trouvait
ça dégueu, mais j’avais toujours fait partie des
0,02 % de rebelles. Je savais qu’elle aimait ça, que
nous étions sur la même longueur d’onde.
Elle ronronna.
— Pince-moi le clitoris.
Je le fis.
— Plus fort, souffla-t-elle, haletante.
Je massai son clitoris gonflé par mouvements
circulaires, la baisant avec ma langue, que je fis
ensuite descendre dans la raie de son cul. C’est là
qu’elle gémit vraiment. D’accord. Elle aimait
qu’on joue avec son cul. Je recalculai mon GPS
interne et passai le bout de ma langue autour de
son autre trou.
— C’est bon.
Sa voix était douce, lourde, et révélait son
assouvissement. Je voulais l’embrasser sur la
bouche et lui dire que je lui lécherais toujours le
cul. Mais j’étais réaliste – je savais que ce n’était
pas le meilleur moment pour la galocher.
— Jouis pour moi, Len.
Elle jouit sur commande, ses cuisses se
refermant sur mon visage, son corps entier
tressautant, son sexe cherchant ma bouche. C’était
le truc le plus beau que j’aie jamais vu, et j’en
avais vu, des trucs dingues, depuis le peu de temps
que j’étais sur terre. Lenora qui jouissait, sa chatte
et son cul dans ma bouche et son clito sous mon
pouce, remportait non seulement la palme, mais
tout le palmier.
Trois minutes s’écoulèrent avant qu’elle
redescende du septième ciel. Puis on se regarda,
moi toujours à genoux, elle jambes ouvertes
devant moi.
On éclata de rire.
Elle glissa vers le bas, se tenant le ventre,
écroulée de rire. On roula au sol, dans la poussière
de pierre, Len essuyant des larmes de joie du coin
de ses yeux. Je ne savais même pas pourquoi nous
riions. Je n’étais pas du genre à rire. Rien ne
m’amusait. Je pense que nous étions juste…
heureux.
— Il faut que tu te laves la bouche avant de
m’embrasser, dit-elle une fois calmée.
Je lui lançai un regard en coin.
— Pourquoi ?
— Parce que tu as une haleine de cul.
— Ça m’emmerderait pas de t’embrasser à
pleine bouche si tu me bouffais le cul.
— Joliment dit. Tu voudrais que je te bouffe le
cul ? demanda-t-elle avec de grands yeux, plus
surprise qu’horrifiée.
Je savais qu’elle le ferait. Je savais que cette
barjo était prête à tout. Et il fallait que je me
calme, parce que des idées commençaient à
germer dans ma tête. Des idées improbables,
comme emmener Len avec moi dans mon objectif
de vivre sur toutes les îles d’Italie, de France et de
Grèce, faire le tour des musées européens
ensemble, du saut à l’élastique, et de la plongée
sous-marine – toutes les choses que je comptais
faire seul après avoir fini ma tâche ici.
Parce que les faire avec Len pouvait être bien
plus sympa.
— Pas particulièrement.
Je secouai la tête, l’embrassai sur la joue et la
pris dans mes bras sur le sol froid. Je ne voulais
pas être trop catégorique où cas où elle ait un goût
particulier pour l’anal, mais je ne crois pas que
c’était mon truc.
Je la contemplai longuement.
— Merci, prononça-t-on d’une même voix.
Nous n’eûmes pas à expliquer pourquoi. C’était
évident.
J’étais son premier.
Elle était à moi.
La soirée était trop belle pour être vraie, c’était
certain.
Pourtant, je chassai ce mauvais pressentiment –
le karma était si occupé à baiser Fairhurst qu’il
avait dû m’oublier.
Len et moi montâmes dans ma chambre, où je
pris ma brosse à dents et une serviette, puis nous
descendîmes dans les douches communes. Je me
lavai les dents, et nous prîmes une douche
ensemble. Je ne la baisai pas, parce que je savais
qu’elle était tout ankylosée, mais nous nous
embrassâmes beaucoup et je lui mordis les tétons,
testant jusqu’où je pouvais aller avant que cela
devienne déplaisant pour elle (la réponse était :
très loin).
Une fois que nous fûmes propres, elle annonça
qu’elle retournait dans sa chambre.
— D’accord. Allons-y, m’entendis-je dire.
J’avais déjà enfreint toutes mes règles
concernant le sexe opposé ce soir, mais je savais
que passer la nuit ensemble serait le coup de
grâce.
Elle enfila ses rangers et demanda, sans me
regarder :
— Tu veux dire que tu me raccompagnes ?
— Je veux dire…
Je serrai les dents. Je lui en voulus de me forcer
à le dire.
— Je viens dormir dans ta chambre. Dans le
même lit, tout ça tout ça.
Elle leva les yeux en souriant et me jeta un
paquet de chewing-gums qu’elle avait trouvé sous
mon lit.
— Mignon, commenta-t-elle.
— Je vais pas faire la cuillère, Gentille Fille.
— Mais tu vas me manger. (Elle rit.) Et si, tu
pensais à la position de la cuillère.
— Ne te ridiculise pas.
Elle avait raison, j’y pensais. J’étais content que
Knight ne sache pas lire dans les pensées. Il ne me
lâcherait jamais s’il savait que je m’étais demandé
comment ce serait de dormir avec Len dans les
bras.
Nous remontâmes au troisième étage en
direction de sa chambre. À part l’ululement des
hiboux et le feu qui craquait dans les pièces, tout
était silencieux. On tourna dans le couloir menant
au quartier du personnel, où Edgar, Harry, Alma et
nous autres stagiaires résidions. Len glissa sa
main dans la mienne, entrelaçant nos doigts. Puis
tout à coup, elle se figea sur place, ses rangers
couinant sur le sol.
Je me tournai vers elle. Elle pencha la tête vers
la chambre de son père. Nous écoutâmes
attentivement. Des voix nous parvenaient à travers
la porte fermée.
— Arabella ? demanda-t-elle, articulant le
prénom sans bruit.
J’avançai vers la porte et posai mon oreille
contre le battant. Elle fit de même à côté de moi.
C’était risqué, mais qu’avais-je à perdre ? Rien.
Je ne tenais même pas spécialement à ce stage.
J’étais à deux doigts de mettre mon plan à
exécution avec Harry, et entre faire chier Edgar et
décevoir Lenora, je savais de quel côté j’étais :
celui qui ne baisait pas quelqu’un de trente ans de
moins.
On entendit renifler, gémir, et bouger, puis le
troublant gémissement d’Arabella.
— Ma puce, dit Edgar d’une voix tendre et
rauque.
Arabella gémit de nouveau.
— Descends, s’il te plaît.
Je m’écartai de la porte en tirant Len par le
bras. Elle se débattit, plantant ses jambes dans le
sol, essayant de se débarrasser de moi. Elle me
tapa sur la main quand je resserrai mon étreinte
autour de son bras.
— Lâche-moi ! cria-t-elle à voix basse.
— Pour que tu puisses te faire du mal ? Compte
sur moi.
— Vaughn.
— Len.
Nous restâmes un moment ainsi, jusqu’à ce que
je la tacle au niveau du ventre pour la soulever et
la jeter sur mon épaule, avant d’avancer d’un pas
décidé dans le couloir tel un homme des cavernes.
Elle me donna des coups de poing et planta ses
ongles dans ma peau à travers mon T-shirt.
— Lâche-moi, Vaughn ! Laisse tomber !
— Il y a suffisamment de gens qui t’ont laissée
tomber récem-ment. Je vais continuer d’être la
voix de la raison. Ma première décision exécutive
est de partir.
— Et père ?
Père. Foutus aristos.
— Je m’occupe de lui.
— C’est mon problème.
Elle souffla, toujours perchée sur mon épaule
tandis que je tournai dans le couloir en direction
de sa chambre.
— Eh bien, c’est notre problème maintenant.
— Repose-moi, Vaughn. S’il te plaît.
Elle était déjà sur la corde raide entre la colère
et l’émoi, et je ne voulais pas qu’elle se sente plus
impuissante encore. Je la reposai donc au sol. Elle
détourna le regard pour me cacher ses larmes. Je
posai mes deux paumes sur ses joues, savourant à
quel point elle était petite entre mes mains.
— Regarde-moi.
Elle leva les yeux vers moi à contrecœur,
battant des cils pour chasser ses larmes. Je posai
mes lèvres sur les siennes aussi doucement que
possible.
Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose
quand une voix derrière elle trancha l’air.
— Tiens, tiens, non seulement le prince sans
cœur vit au-delà de dix-neuf ans, mais il aime.
Voici un rebondissement que je n’avais pas vu
venir.
Harry Fairhurst monta les dernières marches de
l’escalier et vint se planter devant nous. Il avait le
bras dans le plâtre et en écharpe, des cercles noirs
sous les yeux, et semblait plus rachitique encore
que d’ordinaire. Il n’y avait aucun humour dans sa
voix, seulement de la malveillance.
Mais le vrai hic, c’étaient les mots qu’il avait
choisis.
Prince.
Sans cœur.
Vit.
Aime.
Il se souvenait de chacun de nos rendez-vous.
De chaque échange verbal. Cela n’aurait pas dû
me surprendre.
Je lui lançai un regard noir. Ce n’était pas prévu
qu’il voie ça.
Lenora se retourna et lui sourit.
— Oncle Harry ! Tu es rentré de l’hôpital.
Comment te sens-tu ? Fini le café pour toi, espèce
de maladroit, plaisanta-t-elle en courant jusqu’à
lui pour passer ses bras autour de son cou.
Je me rendis compte simultanément de deux
choses. Primo, Len aimait son oncle, et je ne
pouvais rien faire pour y changer quoi que ce soit.
Deuzio, elle ne me pardonnerait jamais pour ce
que je m’apprêtais à faire.
Je m’appuyai contre le mur et fourrai mes
mains dans mes poches tandis qu’il l’embrassait
sur les deux joues et donnait un petit coup dans sa
queue-de-cheval avec une telle familiarité que je
compris qu’il l’avait déjà fait des milliers de fois.
Et pourquoi ne le ferait-il pas ? Il était son oncle.
— Merci pour le pull, au fait.
Elle recula d’un pas. C’était comme si elle avait
oublié Edgar.
Je savais qu’elle avait grandi ici. C’était logique
qu’elle soit proche de lui. C’est juste que je n’y
avais pas pensé.
Merde, merde, merde.
— Tu ne vas jamais le mettre.
Il donna un autre coup dans sa queue-de-cheval.
Arrête de la toucher.
Elle haussa les épaules.
— C’est l’intention qui compte.
Ils rirent tous les deux. Harry fit passer son
regard d’elle à moi, un sourire féroce aux lèvres.
— Alors, Lenny, faut-il que je te félicite ? Le
talentueux Vaughn Spencer est-il ton nouveau
galant ?
Elle fronça les sourcils, sur le point de nier – et
à ce stade, le déni était pile ce qu’il me fallait. Il
ne fallait pas qu’il pense pouvoir me faire chanter.
Surtout s’il était question d’une fille.
Malheureusement, cela ne me surprendrait pas
qu’il s’en prenne à elle pour m’atteindre, et il
fallait qu’il sache qu’elle était intouchable.
J’avançai d’un pas.
— Oui. Je suis le petit ami. Ravi de vous revoir,
monsieur Fairhurst. Oh ! pardon, dis-je, mon
regard se posant sur son plâtre. Vous ne pouvez
pas me serrer la main. Tant pis.
Lenora releva brusquement la tête, cherchant
mon regard. D’accord, je venais de nous déclarer
comme un couple sans la consulter. Mais
franchement, on baisait exclusivement ensemble
et on crisait dès que l’autre s’approchait un peu
trop d’une tierce personne. Ce n’était pas si
capillotracté.
— C’est vrai ? s’étonna Harry.
Je voyais déjà les turbines s’activer dans son
cerveau ; il voulait utiliser cette information à son
avantage.
— C’est on ne peut plus vrai, dis-je avec esprit.
Et vous feriez mieux de vous en souvenir.
Encore une fois, je me jetais dans le feu pour
sauver les petites fesses de Lenora, comme un
con.
— Sympa, dit-il, comprenant le sous-entendu.
— On ne me l’avait jamais dit, mais je prends.
Je passai un bras autour des épaules de Gentille
Fille pour la ramener à sa chambre.
Len se retourna pour regarder son oncle, puis
leva les yeux vers moi, perplexe.
— C’était quoi, ça ?
Je fis la sourde oreille.
J’emporterais ce secret dans ma tombe.
21
Lenora

Je me réveillai seule.
La chaleur de Vaughn s’était évaporée avec sa
large carrure. Je me frottai les yeux pour chasser
le sommeil, et m’assis, chassant de mes pensées
l’écho des murmures de papa à Arabella hier soir.
Ce qui se passait derrière la porte était sans
équivoque. Il lui avait dit de descendre. Ce qui
voulait dire qu’elle était sur lui – et pas pour faire
un combat de sumo comme dans la piscine.
Je m’étirai, m’efforçant de ne pas réfléchir à ce
que signifiait ma soirée de la veille avec Vaughn.
Il avait dit que j’étais sa petite amie, mais Vaughn
était un maître manipulateur, et pouvait l’avoir dit
pour de nombreuses raisons – qui n’avaient rien à
voir avec ce qu’il ressentait réellement.
Je me levai et ouvris la porte, sachant que je
trouverais sur le seuil une tasse de café fumante et
un panier de douceurs. Cette fois-ci, c’était un
plateau de muffins. Le parfum du banana bread et
des myrtilles flottait dans l’air, et j’en eus l’eau à
la bouche. Je récupérai le plateau et allai le poser
sur ma nouvelle table à dessin. J’étais heureuse
que ma sœur ait poursuivi sa tradition
quotidienne ; je décidai de l’appeler.
— Salut, dis-je quand elle répondit.
— Coucou ! Quoi de neuf ? Je voulais t’appeler
hier pour prendre des nouvelles.
Elle était un peu essoufflée. Elle devait être de
sortie en ville.
En l’écoutant, je passai ma main sur la table,
pesant les pour et les contre de la remise en état de
ma statue.
Pour : C’était une œuvre magnifique. Elle allait
m’aider à me faire remarquer dans le milieu. Elle
avait quelque chose de différent, d’iconique.
Contre : Révéler cet assemblage au grand jour
signifiait admettre éprouver des choses que je
jurais ne pas éprouver, pour un homme que je
jurais ne pas calculer.
— C’est comment, Londres ? demandai-je.
Écouter la voix de Poppy me calmait. Je ne
voulais pas lui briser le cœur en lui parlant de
papa et d’Arabella, mais je savais que je devais le
faire.
— Charmant, quoiqu’un peu gris. Et Carlisle ?
— Pareil, dis-je en riant, enlevant des peluches
imaginaires de mon pyjama. Écoute, je sais que tu
es occupée ; je voulais juste te remercier pour les
chocolats et les pâtisseries. Outre le diabète que je
vais me chopper après ces six mois, c’est adorable
de ta part, et ça me rappelle que quelqu’un tient à
moi, que quelqu’un pense à moi tous les jours.
Le silence s’étira à l’autre bout de la ligne.
Aurais-je dû la remercier plus tôt ?
Probablement. Cela faisait des mois qu’elle me les
envoyait. Je n’avais pas voulu la mettre mal à
l’aise en en parlant. C’était manifestement une
erreur. Un geste qu’il valait mieux passer sous
silence.
— Écoute, je…, commençai-je au moment où
elle prenait la parole.
— Ce n’est pas moi, dit-elle à toute vitesse.
— Quoi ?
Je marquai une pause.
— Ce n’est pas moi qui t’envoie les sucreries.
— Mais je t’ai remerciée le jour de mon
anniversaire. Tu n’as pas eu l’air perplexe.
— Non, je ne l’étais pas. Je t’ai envoyé un
nounours, et je comptais te donner ton vrai cadeau
le soir. Mais je ne t’ai jamais envoyé de gâteaux,
Lenny. C’est juste maintenant que ça fait tilt. Tu
as reçu beaucoup de cadeaux que tu pensais être
de moi, mais je ne peux pas m’en attribuer le
mérite. Tu sais qui ça peut être ?
Le savais-je ?
Ce n’était pas Pope, ni papa. Ils étaient tous les
deux bien trop occupés, et puis, ce n’était pas leur
style. Oncle Harry et moi étions proches, mais pas
si proches. Cela demandait de l’engagement. De la
discipline et de l’implication. Une obsession. Je ne
connaissais pas grand monde capable de ces
choses, qui garderait le secret, n’en parlerait pas.
Je ne connaissais qu’une personne comme ça.
Mais ça n’avait aucun sens. Cela remontait à
quand nous étions à Todos Santos. Impossible.
Mais…
« Concernant ton cadeau d’anniversaire, mon
chou… » Le souvenir de sa voix glissa sur mon
corps. C’était un indice.
— Lenny ? demanda Poppy. Qui ça peut être ?
Je me piquai le pouce sur un objet pendu au
coin de ma table à dessin. Je fronçai les sourcils,
suçai mon sang, et me penchai pour voir ce que
c’était.
Une couronne d’épines. Élaborée, épaisse, et
parfaite à tous points de vue. Pour ma sculpture
détruite. Bon sang, il avait dû travailler toute la
nuit pour la réaliser. Avait-il seulement dormi ?
— Je dois y aller, dis-je, la voix tremblant
d’émotion. Je suis désolée, Poppy. Je dois
vraiment te laisser. On se rappelle plus tard.
— D’accord… Tu n’es pas en colère, dis ?
demanda-t-elle.
J’éclatai de rire. Ce fut plus fort que moi.
J’avais eu l’intention de lui annoncer une
mauvaise nouvelle, mais je n’en avais même plus
la volonté.
— Non, Poppy. Je n’ai jamais été aussi
heureuse.
Je remontai le couloir au pas de course jusqu’à
la cave. Il fallait que je dise à Vaughn que je
savais, que je lui demande pourquoi il avait fait
ça. Il était dix heures du matin, tout le monde était
en cours. Le cliquètement de mes rangers
résonnait dans le couloir désert. J’atteignis la
première porte sur les deux menant à l’atelier de
Vaughn et levai la main pour frapper, quand
j’entendis une voix familière de l’autre côté.
— … ne te pardonnera jamais. Je connais ma
nièce, c’est une fille bien. Pure. Son tempérament
artistique ne vient pas de la folie, contrairement à
toi.
Si je devais deviner, j’aurais dit que Vaughn et
mon oncle se tenaient dans l’escalier menant à la
seconde porte. C’était logique. Vaughn voulait que
personne ne voie sa statue.
— Elle ne le saura jamais, répondit Vaughn.
— Je ferai en sorte qu’elle l’apprenne. Ce n’est
pas difficile, je t’assure, avec ou sans mon
ordinateur. Je peux aller la voir tout de suite.
— Je m’en fiche, dit Vaughn après un moment
de silence.
De quoi parlaient-ils ? J’avais senti la tension
entre eux la veille, mais j’avais été trop occupée
pour creuser.
— Non, tu ne t’en fiches pas.
J’entendis le sourire dans la voix de mon oncle.
Il parlait tout bas. Sur un ton moqueur.
— Oh ! comme tombent les puissants. Vaughn
Spencer. Amoureux. Et d’une rose anglaise, rien
que ça !
Mon cœur s’emballa. Ils parlaient de moi. Mon
oncle parlait de moi avec dédain, comme si je
n’étais pas digne de l’affection de Vaughn – cela
ne ressemblait pas au Harry que je connaissais,
qui m’avait emmenée dans des galeries d’art et
portée sur ses épaules quand j’étais petite.
Vaughn lâcha un rire amer.
— Je ne suis pas amoureux de ta nièce.
— Tu l’as embrassée en public par hasard ?
J’entendis presque le haussement d’épaules
dans la voix de Vaughn quand il répondit.
— Je fréquente beaucoup de filles, que ce soit
ou non en public.
— Tu les laisses te sucer sans te soucier d’elles.
Alors que, hier, tu avais peur que je lui fasse du
mal. (Toujours ce ton moqueur.) Ne fais pas
comme si on ne s’était pas surveillés au fil des
années. Je sais exactement ce que tu fais, et avec
qui. Lenny est différente. Et puis, tu n’es pas le
seul à fourrer ton nez partout – je me suis bien
amusé avec ton tiroir de table de nuit pendant que
tu jouais au don Juan. Plus de douze mille livres
en chocolats et confiseries ces derniers mois ? Tu
essaies de la tuer ?
Il lâcha un rire cruel.
Mon ventre se serra. J’avais envie de marteler
la porte et d’exiger des réponses.
En même temps, je les connaissais tous les
deux, et je savais que je serais incapable de leur
soutirer des secrets en versant dans le mélodrame.
— Ne t’approche pas de ta nièce, lâcha Vaughn.
Je suis sérieux.
— Je ne prends pas d’ordre de toi. Je suis
sérieux aussi.
— Va te faire foutre, Harry.
— Par toi, ça a bien failli, jeune homme. Ce
n’est pas trop tard, au passage. J’aime le feu qui
t’anime.
— Quand je te baiserai, dit Vaughn dans un
grognement rauque, sauvage, sa voix s’insinuant
profondément dans ma chair, ce n’est pas ton cul
que je vais casser en deux. C’est ta colonne
vertébrale.
Un bruit sourd retentit dans l’escalier. Harry
gémit de douleur, et je crus comprendre qu’il était
tombé sur les marches en pierre.
Je fermai les yeux et pris une profonde
inspiration. Les pièces du puzzle s’assemblaient
enfin, s’imbriquant les unes dans les autres dans
une signification glaçante.
Le stage volé. Les menaces. La haine. Les
moqueries. Le secret que Vaughn pensait que nous
partagions.
En réalité, nous avions deux visions très
différentes de ce qui s’était passé dans cette
chambre noire.
Je tournai les talons et m’enfuis. Mes jambes
me firent défaut deux fois, mais je finis par
atteindre ma chambre.
Non, Harry. Je ne lui en voudrais pas s’il te
tuait.

Trois nuits passèrent avant que Vaughn vienne


me voir.
La quatrième, il se glissa dans mon lit alors que
je faisais semblant de dormir, et il m’embrassa les
lèvres. J’eus l’impression que c’était un adieu.
Peut-être l’était-ce pour lui. Mais pas pour moi.
J’ouvris les paupières au milieu du baiser et le
regardai dans les yeux. Il recula, ses yeux en
amande s’écarquillant de surprise.
— Waouh. Je n’aurais pas dû éclater ce ballon
le dernier jour du lycée. Tu es désaxée.
Je souris et m’étendis pour chasser la tension
dans mes épaules. L’histoire de Vaughn avec
Harry expliquait tant de choses sur son
comportement. J’avais le cœur brisé rien que d’y
penser. C’est pourquoi je lui avais laissé le temps
qu’il lui fallait, je l’avais laissé venir à moi.
J’avais passé ces derniers jours aux toilettes à
réprimer mes haut-le-cœur et empêcher mes
larmes de couler.
— Embrasse-moi, ducon, réclamai-je en me
tapotant les lèvres.
Vaughn se pencha et me donna un baiser
obéissant.
— Tu souris. Pourquoi tu souris ? demanda-t-il,
sourcils froncés.
Pourquoi, en effet ? Mon père était un vrai
pervers, mon oncle un violeur d’enfants, et j’étais
bêtement amoureuse du garçon que je détestais.
Du garçon que je n’avais jamais vraiment
détesté.
Du garçon que je m’étais convaincue de haïr
pour ne jamais avoir à affronter les sentiments que
j’éprouvais en ce moment : la peur qu’il
m’arrache le cœur de la poitrine et l’écrase de ses
rangers.
— Parce que j’ai compris quelque chose
pendant ces quelques jours où tu n’étais pas là.
— Je…, commença-t-il, mais je posai un doigt
en travers de ses lèvres.
Je ne voulais pas de ses excuses.
Il posa son avant-bras sur mon oreiller, me
regarda, une moue parfaite aux lèvres.
— Je t’écoute.
— C’est toi qui m’as envoyé tous ces chocolats,
brownies, et déposé du café tous les matins.
Il continua à me regarder comme s’il attendait
la chute. Je déglutis. Et si je m’étais trompée ?
Mais non, c’était bien lui. Harry avait dit avoir vu
les reçus.
Je posai ma main sur sa joue, l’attirant de
nouveau à mes lèvres, murmurant contre sa
bouche :
— À quoi dois-je ces présents matinaux,
Vaughn Spencer ?
Son souffle était irrégulier et tremblant quand il
me saisit le menton, alignant mon visage sur le
sien.
— Je vais en enfer, et tu viens du paradis. Tu es
la première fille que j’ai regardée en pensant… je
veux l’embrasser. Je veux qu’elle m’appartienne.
Je voulais que tu me regardes comme tu regardes
tes livres fantastiques – avec admiration,
impatience, et ardeur. Je t’ai donné un brownie,
espérant que tu garderais un doux souvenir de
moi, priant pour que l’hyperglycémie te laisse un
sentiment positif de ces vacances. Je me souviens
de ta manière de me regarder quand tu m’as vu
tuer les méduses. Je voulais que tu ne me regardes
plus jamais comme ça.
— Ça n’arrivera pas.
Je secouai la tête, les larmes aux yeux.
— Je ne te regarderai jamais plus comme ça.
Il s’humecta les lèvres.
— Tu l’as fait. Pendant toute une année. Mais
d’une manière ou d’une autre, ça m’a facilité la
vie. C’était comme me prouver à moi-même que
ça n’en valait pas la peine, que notre histoire était
vouée à l’échec.
— Elle ne l’est pas, insistai-je, ravalant le verbe
avec un grand A qui me montait à la gorge et ne
demandait qu’à être prononcé.
Je ne voulais pas lui faire peur, mais c’était ce
que je ressentais. Je le sentais vibrer dans mon
corps, menaçant de s’évader.
Il laissa tomber son front contre le mien, et
secoua la tête. Nos nez se frottèrent l’un contre
l’autre.
— Si, bordel… Elle est vouée à l’échec, et
bientôt je ne serai plus assez bien pour toi. Mais
ce soir ? Ce soir je peux me convaincre que je le
suis encore.
— Dis-moi tout. Je veux savoir.
J’avais les joues baignées de larmes à présent.
Je l’embrassai sur le bout du nez. Au coin des
lèvres. Sur la joue. Le front. Les yeux. Il n’était
tout à coup plus qu’un petit garçon, et les choses
que je ne pensais jamais pouvoir pardonner – son
comportement envers moi, la pipe d’Arabella, le
stage qu’il m’avait volé – semblaient à présent
triviales.
Il secoua la tête, puis pressa ses lèvres chaudes
contre les miennes. Ses yeux brillaient. Malgré
l’obscurité, je vis qu’il était à deux doigts de tout
lâcher.
— Jamais je ne te mettrais dans cette position.
— Je demande à être dans cette position.
— Faisons comme si demain n’existait pas.
Parce que, pour moi, c’est le cas.
J’étais sur le point de répondre quand sa bouche
se posa sur la mienne. J’enroulai mes bras autour
de son cou, passant mes ongles sur ses muscles.
Ils se gonflèrent lorsqu’il retira mon haut et mon
bas de pyjama.
La pluie se mit à tambouriner aux fenêtres de
ma chambre. L’automne avait été
exceptionnellement sec et, comme l’hiver
s’enroulait autour du château, je m’attendais à
davantage de tempêtes. Mais tout était d’un calme
sinistre. Comme si la nature retenait son souffle,
comme nous. Les cartes étaient sur le point d’être
révélées, des gens allaient être blessés, et les
nuages noirs allaient libérer leur pluie.
Vaughn embrassa mes lèvres, mon menton, puis
mon cou, avant d’aspirer un de mes mamelons
dans sa bouche. Mes jambes s’enroulèrent comme
un étau autour de sa taille.
— Putain, t’es magnifique, souffla-t-il contre
mon téton, qu’il titilla de sa langue. Drôle,
murmura-t-il contre ma peau en retirant son
pantalon. Sacrément talentueuse, dit sa bouche en
plongeant dans le creux entre mon cou et mon
épaule. Et à moi, conclut-il en me pénétrant d’un
coup de reins, profond et charnel.
Je cambrai le dos et poussai un cri.
— Un million de fois, pour toujours à moi.
Ses coups de reins doux et continus me
forcèrent à planter mes ongles dans son dos, à la
limite de la folie. Ce que nous faisions était
délicieux, définitif et différent. Il n’avait rien à
voir avec le Vaughn qui avait passé sa colère sur
moi, ni avec celui qui avait perdu sa virginité avec
moi. C’était Vaughn en train de s’excuser pour ces
dix dernières années, et pour ce qui nous attendait.
Et c’était moi en train d’accepter que je ne
pouvais pas le garder.
Je ne pouvais pas lui demander ce qu’il
s’apprêtait à faire. J’avais seulement besoin d’un
sursis avant qu’il parte. Parce qu’il allait partir.
Pendant tout ce temps, j’avais pensé qu’il m’avait
volé le stage pour me contrarier. En réalité, il avait
un projet de plus grande envergure. J’étais
seulement une spectatrice.
Une victime. Un dommage collatéral.
Après qu’il eut joui en moi et roulé sur le dos,
les yeux rivés au plafond, je trouvai sa main sous
la couette et la serrai.
— Pourquoi tu fais toujours ça ? demanda-t-il
d’une voix rauque. Contempler le plafond. Qu’est-
ce que ça a de si intéressant ? J’ai toujours voulu
te demander.
Son intérêt pour mon habitude singulière me
réchauffa le cœur. Je souris avec tristesse.
— C’est là que je garde mes souvenirs d’elle.
Ils sont écrits dans tous les plafonds, partout dans
le monde, expliquai-je en montrant le plafond vide
de ma chambre. Le soir, je tire un souvenir, je le
savoure, me le passe comme une vidéo, puis je le
range. Je ne suis jamais à court.
— Toi, murmura-t-il en m’embrassant sur la
joue, tu es toi-même sans même essayer.
C’était le plus beau compliment qu’on puisse
me faire. Je me tournai face à lui.
— Je sais ce que tu vas faire. J’ai besoin
d’entendre ton histoire.
Il déglutit.
— Dès que ce sera fait, je partirai. Je ne peux
pas te laisser gâcher ta vie avec quelqu’un comme
moi. Tu mérites plus et, si les ennuis me
retrouvent, il est hors de question que cela
t’affecte.
Dans la vie, il existait certaines choses qu’il
fallait juste surmonter. Se perdre mutuellement
avant même d’avoir la chance d’être ensemble
semblait être de celles-là. Je ne luttai pas.
— Raconte-moi, murmurai-je. Je veux savoir
pourquoi tu pars.
Il raconta.
22
Vaughn

La première fois que c’est arrivé, j’avais huit


ans.
J’avais la fâcheuse habitude de m’échapper. Je
ne tenais pas en place.
Maman m’appelait Houdini, parce que je
disparaissais où que nous allions – au parc, au
country club, au restaurant, à Sea World, à
Disneyland. Elle agrippait ma main, me brisant
presque les os, marmonnant que les choses que
nous aimions le plus étaient souvent glissantes et
difficiles à protéger.
Elle m’appelait son petit explorateur, disait que
j’allais lui donner des cheveux gris, mais que j’en
valais la peine. Le monde était à mes yeux comme
une piñata gonflée, pleine de trucs à toucher,
étaler, manger.
Ce jour-là, cependant, j’aurais mieux fait de
rester auprès de mes parents.
Nous étions à une exposition à Paris. La galerie
avait un nom sophistiqué à cinq mots impossible à
retenir, et plus encore à prononcer. Il y avait
quelques enfants dans la galerie, tous collés à des
filles au pair à l’air austère avec des cernes sous
les yeux. La galerie organisait des enchères
publiques pour des œuvres de dingue sur
lesquelles les collectionneurs et conservateurs
bavaient. C’était pile au milieu des vacances d’été.
Ma mère avait très envie de rentrer à la maison
avec une nouveauté pour sa galerie, et nous avait
donc traînés là, papa et moi.
Nous aurions été avec elle en enfer, si besoin, et
sans crème solaire.
À l’époque, j’avais une nounou dont la mission
était de me maintenir en vie et à portée de main.
Je passais très peu de temps avec Maggie et,
quand cela arrivait, c’était une heure par-ci par-là,
quand maman avait besoin de faire quelque chose
– comme participer à cette vente aux enchères.
Maggie, une grand-mère de cinquante-cinq ans
qui ressemblait à Mme de Trémaine de
Cendrillon, m’emmena dans le restaurant de la
galerie, au rez-de-chaussée, et m’acheta une
pâtisserie diététique au goût de bois et une brique
de chocolat bio sans sucre et sans saveur.
La galerie était grande avec quantité de salles
que je mourais d’envie d’explorer. Je fis exprès de
presser la brique pour me mettre du lait chocolaté
sur ma chemise blanche, faisant une tache grosse
comme le Texas.
— Zut, dis-je, malin, versant le reste du liquide
sur mes mains.
J’adorais avoir les doigts qui collent.
— Oh ! mon chéri, ne t’inquiète pas. Reste ici,
me dit Maggie en me tapotant le genou, avant de
se lever. Je vais chercher des serviettes au
comptoir, d’accord ?
— D’accord.
Dès qu’elle eut le dos tourné, je bondis de la
chaise pour courir vers la salle la plus proche, de
l’autre côté du couloir. Elle était grande, blanche,
et froide – remplie de sculptures titanesques qui se
dressaient tels des monstres. Leur pierre était
sèche et réconfortante. J’en touchai une,
appréciant sa texture. Les statues immobiles aux
formes humaines me rappelaient la mort, et la
mort me fascinait, parce qu’elle était plus forte
que moi. Que mon père, même.
Je ne pensais pas que quoi que ce soit puisse
être plus fort que mes parents.
J’avançai tranquillement, effleurant, touchant,
passant mes ongles sur les œuvres onéreuses,
désireux de les abîmer. J’entendis résonner dans la
pièce l’écho de la voix de Maggie qui me
cherchait, ses pas rapides et hystériques. Un élan
de chagrin me serra le cœur, mais ce n’était pas
ma première fois. Je m’étais dit que je sortirais
d’ici avant que mes parents aient fini pour aller la
retrouver, comme je l’avais déjà fait tant de fois.
Ils n’étaient pas obligés de le savoir.
Une sculpture en particulier retint mon
attention. Je passai une main sur son visage et,
pour la première fois, je frémis d’excitation. Elle
était d’une beauté brutale. Audacieuse,
menaçante, et pourtant tranquille. Le panonceau
en dessous indiquait « Masque funéraire de
Toutânkhamon, par Edgar Astalis ». Il me rendait
mon regard avec l’ombre d’un sourire.
Je lui souris aussi.
— Tu sais, lança soudain une voix derrière moi.
Masculine. Accent anglais. Vieille, du moins
aux oreilles d’un enfant de huit ans.
Je ne me retournai pas. Je détestais donner aux
gens la satisfaction d’obtenir de moi la réaction
qu’ils voulaient. En l’occurrence, la surprise.
— C’est un pharaon de l’Égypte ancienne. Il est
mort à l’âge de dix-neuf ans.
Personne ne m’avait vraiment parlé de la mort
auparavant, et je voulais éventrer le sujet pour en
faire sortir tous ses secrets. Où allions-nous
après ? Est-ce que ça faisait mal ? Quand est-ce
que ça arrivait ? Est-ce que les mamans aussi
mourraient ? Je savais que la maman de Knight,
Rosie, était tout le temps malade. Je n’imaginais
pas la vie sans mes parents, mais je savais que la
mort finissait toujours par vous rattraper. Une
partie de moi avait envie de la regarder dans les
yeux et de lui cracher au visage.
Plus tard, cela me valut le surnom de casse-cou
– un tyran imprudent, téméraire, inconscient.
Je gardai le silence, dos à l’étranger, mais
j’entendis sa voix se rapprocher, ses chaussures
claquer sur le sol en granit avec aise et assurance.
— On lui a fait un placage en or appelé
« masque funéraire » qu’on a installé sur sa tête
avant l’enterrement. Le masque d’origine est fait
de centaines de feuilles d’or et a été réalisé en
moins de quatre-vingt-dix jours. Sa création est si
miraculeuse et exceptionnelle dans le monde de
l’art, que certains pensent que le masque funéraire
n’était pas destiné à Toutânkhamon.
Je ne savais pas pourquoi il me racontait ça. Il
avait l’air intelligent. Pas aussi froid et intimidant
que mon père. Enfin, papa n’était pas comme ça
avec moi, mais je savais qu’il faisait peur aux
autres, et je comprenais pourquoi.
La peur engendrait l’impuissance. Maîtriser les
autres, les contrôler, cela me plaisait. Il y avait là-
dedans un pouvoir pur, sauvage. Une possibilité
infinie.
— Comment t’appelles-tu ?
L’homme se tenait à présent à côté de moi, les
mains dans le dos, et nous avions tous deux les
yeux rivés sur la statue.
— Vaughn, dis-je.
Vaughn voulait dire petit, ou plus jeune en
gallois. Maman dit que, quand elle m’avait pris
dans ses bras pour la première fois, j’étais le
portrait craché de mon père. D’une similitude si
frappante que son cœur avait failli exploser
d’amour.
Elle m’avait aussi dit de ne pas parler aux
inconnus, et encore moins de leur donner des
informations personnelles, mais je n’avais pas
peur. L’homme semblait inoffensif : grand, fin
comme un lacet, à la voix douce. Il portait un
costume excentrique – vert sur jaune, je m’en
souviens.
— Je m’appelle Harry. Tu sais ce que sont les
momies, Vaughn ?
— Bien sûr, pouffai-je en passant mon doigt sur
le nez de la statue. Toutânkhamon a été momifié,
hein ? Parce qu’il était égyptien.
— Bien vu. (Évidemment.) Mais il y a quelque
chose de très différent dans leur manière de
momifier Toutânkhamon. C’est la seule momie
sans cœur qu’on ait trouvée. Les Égyptiens ne
retiraient jamais le cœur quand ils enterraient leurs
rois. Mais pour lui, ils l’ont fait.
Avec le recul, je vois combien cette
conversation était inappropriée – parler de la mort,
de l’ablation d’organes, et de la momification d’un
corps. Pourtant, j’étais fasciné. Il m’en avait dit
plus sur le vrai Toutânkhamon, et j’avais gobé
avidement ces informations, tout en m’efforçant
de garder une expression neutre et ennuyée.
Ce ne fut que lorsqu’il prit une grande
inspiration que je me rendis compte qu’il était
bien trop près de moi. Qu’à chaque anecdote
offerte sur le jeune prince il avait fait un pas vers
moi. Sa cuisse était collée à mon bras. Je
m’écartai d’un pas et le regardai de travers.
— Vous êtes dans mon espace personnel,
lançai-je avec malice.
La surprise illumina son visage. Les gens
n’avaient pas l’habitude qu’un enfant de mon âge
use de sarcasme.
— Désolé, marmonna-t-il en s’écartant.
— Je veux être momifié sans cœur, repris-je en
montrant la sculpture.
— À dix-neuf ans ?
Il baissa les yeux vers moi avec un sourire
narquois.
Je l’amusais, je crois, ce qui était inhabituel.
D’ordinaire, les adultes disaient que j’étais
insolent et indiscipliné.
Je haussai les épaules. Oui. Dix-neuf ans, ça me
semblait être à des années-lumière.
— Et tes parents ? Ils seraient tristes que tu
meures si jeune.
— Ils s’en ficheraient, mentis-je.
Je ne savais pas pourquoi j’avais dit ça. Je
voulais avoir l’air adulte et confiant.
— Tu es sûr ?
— Ouip. Vous êtes qui, d’abord ? demandai-je
en plissant les yeux.
— Le propriétaire de cette galerie. Et toi, mon
petit ami, tu vas avoir de gros ennuis.
Son ton devint glacial tout à coup. Il attrapa la
statue de Toutânkhamon et la jeta sur le sol, où
elle se brisa en trois.
Je regardai les morceaux de pierre, les yeux
écarquillés, bouche bée.
Qu’est-ce que c’était que ce bordel ?
— Cette statue est en train d’être vendue aux
enchères à l’étage à six millions de dollars, dit
l’homme d’une voix monocorde qu’on adopterait
pour parler de la météo. La sculpture la plus
convoitée de mon cousin. Et toi, tu viens de la
détruire.
— Mais non ! m’écriai-je.
Pour la première fois de ma vie, j’éprouvais un
sentiment étranger, puissant, mordant. La haine.
Elle était si palpable que je la sentis éclater sur ma
langue. Il allait me faire porter le chapeau, et les
gens le croiraient, parce qu’il était plus vieux et
qu’il portait un costume, même bizarre. Je n’étais
qu’un gosse impuissant qui avait faussé
compagnie à sa nounou – et ce n’était pas la
première fois. J’étais dans la panade.
— Si. Je t’ai vu.
— C’est un mensonge !
Frustré, je mis des coups de pied dans le vide,
la gorge en feu. J’étais si en colère que je voulais
le frapper, mais je savais que je ne pouvais pas.
J’entendis la voix de Maggie qui m’appelait
désespérément. L’homme l’entendit aussi. Il
sourit.
— Ils t’ont laissé avec une fille au pair. Quel
cliché.
Il secoua la tête en ricanant.
À l’époque, je ne savais pas ce que cela voulait
dire. Je le savais maintenant. Il pensait que mes
parents ne s’intéressaient pas ou peu à ma vie.
Que j’étais une proie facile – un bibelot qu’ils
prenaient des bras d’une nourrice tous les trente-
six du mois pour montrer à leurs amis et collègues
qu’ils avaient un héritier.
— Est-ce que ton père va te frapper quand il
l’apprendra ? me demanda-t-il.
— Quoi ? crachai-je, surpris par cette idée.
Non. Non, il ne me frappera pas.
— Mais il sera furieux que tu l’aies cassée. A-t-
il seulement de quoi la payer ?
Il me scrutait attentivement.
La voix de Maggie se rapprocha. Elle arrivait.
Merde. Elle me dénoncerait, et mes parents me
passeraient un savon. Si papa devait payer la
sculpture, j’imaginais qu’il devrait virer Maggie.
Elle était la grand-mère de quelqu’un. Ce
quelqu’un était malade. Je ne savais pas ce qu’il
avait, cet enfant, mais je savais qu’il s’appeler
Johnny et que Maggie avait besoin de ce travail.
Ma mère envoyait des fleurs à l’hôpital quand il y
était en traitement et leur rendait souvent visite,
mais elle ne m’emmenait jamais, parce qu’elle ne
voulait pas que je voie certaines choses.
Tout était subitement devenu plus compliqué,
avec cette catastrophe. J’ignorais que la vie
pouvait aussi mal tourner en une fraction de
seconde.
— Vous êtes un menteur ! lui hurlai-je au
visage, en le poussant de toute ma force
inexistante.
Mes bras nouilles rebondirent de manière
comique sur mes flancs. Non seulement j’avais
huit ans, mais j’étais plutôt du genre chétif.
Il m’attrapa par les poignets et me tira les mains
vers son ventre, avec un rire grave et rocailleux.
— Et si on passait un marché, petit homme ?
— Non !
J’essayai de résister, de lui mettre des coups
dans les rognons, mais il était plus rapide et
m’esquivait sans mal.
J’étais fou de rage et frappais à l’aveugle.
— Je peux faire disparaître tout ça. Porter le
chapeau. Oublier ce qui s’est passé et parler à mon
cousin. À une condition.
J’arrêtai de me débattre et me figeai. Tout en
moi me criait de ne pas accepter ce qu’il avait à
me proposer, mais la voix de Maggie se
rapprochait, de plus en plus instable. Elle pleurait,
reniflait et criait mon nom, en panique.
Merde, merde, merde.
— Tout ce que tu as à faire pour que ça
disparaisse, c’est…
Il se tut, prit une de mes mains, et la posa
contre son entrejambe.
— Glisser ta petite main dans mon pantalon et
serrer mon pénis. C’est tout. Juste un peu.
Je m’étais touché des milliers de fois. Pas pour
me branler, bien sûr, mais disons que mon zizi et
moi étions en bons termes. Mes parents m’avaient
dit que mes parties intimes étaient à moi, que
personne d’autre ne devait les toucher.
Ils n’ont jamais rien dit sur le fait de toucher
celles d’un autre, cependant.
— Non. C’est dégueu, répliquai-je en
m’écartant de lui. Vous êtes vieux. Et puis je
n’aime que mon pénis à moi.
— Tu aimeras le mien pour six millions de
dollars, mon petit.
Il éclata de rire et ouvrit la fermeture éclair de
son pantalon cigarette, sans l’enlever.
Maggie était juste devant la salle à présent, et
j’étais dopé à l’adrénaline. Tout pouvait si mal
tourner. Ma mère serait effondrée que je me sois
encore enfui, mon père furieux de devoir payer la
facture. Je ne voulais pas qu’ils éprouvent ça.
Et Maggie – s’ils la renvoyaient ? Maman n’en
serait pas capable. Mais papa si, et il le ferait.
Même maman ne pourrait pas le faire changer
d’avis. Ce n’était pas la première, ni la troisième,
ni la cinquième fois que je me dérobais à la
surveillance de Maggie.
— D’accord, d’accord, soupirai-je, fourrant ma
main dans son pantalon.
Son pénis était gros, épais. C’était bizarre, pas
naturel. La pâtisserie en bois me remonta dans la
gorge. J’avais envie de vomir.
— Maintenant serre, ordonna-t-il de son accent
anglais jovial.
Je le fis. Je serrai encore et encore, pompant
comme une boule anti-stress. Je voulais lui faire
mal. Mais plus j’essayais de lui faire mal, plus il
semblait aimer ça. Tout se passa très vite. Dix
secondes pile. Ses yeux se révulsèrent dans leur
orbite, se fermèrent, et il frémit.
Il me repoussa tout à coup, réaction
spasmodique, et je tombai à la renverse. Il sortit
un mouchoir multicolore de sa poche de poitrine
et fourra sa main dans sa braguette ouverte. Quand
le mouchoir réapparut, il était mouillé et collant.
— Bon sang, souffla-t-il en s’essuyant le front.
Quand il me vit au sol, en train de le regarder
fixement, son expression vira de la confusion
première à l’agacement.
— Debout maintenant.
Il tapa deux fois dans ses mains. Je me levai
d’un bond. Maggie entra dans la pièce. Elle n’était
pas seule. Maman et papa étaient avec elle. Un
seul regard vers eux trois suffit à chasser tout
regret que j’aurais pu éprouver d’avoir fait ce que
j’avais fait à cet homme. Maman et Maggie
avaient les larmes aux yeux. Le front de ma
nounou était trempé de sueur. Papa était d’humeur
massacrante. S’ils avaient cru que je m’étais enfui
pour casser une œuvre d’art à six millions de
dollars, j’aurais été puni jusqu’à mes quarante ans.
— Vaughn ! s’écria ma mère avec soulagement.
Elle courut jusqu’à moi et me souleva dans ses
bras en me serrant contre elle, comme si j’étais un
bébé. Mes membres s’agitèrent dans tous les sens
sans que je ne puisse rien y faire. Je sentis son
cœur battre à tout rompre contre le mien, et une
trace gluante dans la paume de ma main gauche.
— Mon Dieu, j’étais si inquiète. Qu’est-ce que
je vais faire de toi, petit Houdini ?
— Lui mettre des chaînes aux chevilles et
l’enfermer dans la cave jusqu’à ses dix-huit ans,
on dirait, commenta papa en s’approchant de nous
pour m’arracher des bras de maman.
Il me reposa au sol et s’accroupit à mon niveau,
le visage menaçant.
— Qui est cet homme ? demanda-t-il sans me
quitter des yeux, mais en penchant la tête sur le
côté pour désigner le type qui m’avait demandé de
toucher son pénis.
Je venais d’ouvrir la bouche quand l’homme
roucoula :
— Emilia LeBlanc-Spencer ! Enfin, nous nous
rencontrons. Je suis un grand fan.
— Harry Fairhurst. Je pourrais dire la même
chose de vous. Je viens d’acquérir un de vos
tableaux.
Maman s’était remise de son moment
d’hystérie, mais lui lança tout de même un regard
soupçonneux.
Elle m’interrogea du regard, dans l’attente
d’indices. Papa se leva, suspicieux. Quelque chose
dans cette scène lui déplaisait, sans qu’il puisse
mettre le doigt dessus.
Et moi, j’avais honte.
Honte d’avoir merdé.
De m’être enfui.
D’être tombé dans le piège de cet homme.
Je me sentais bête, petit, et plus destructeur que
jamais, avec la place de Maggie en jeu.
Elle aurait pu perdre son travail, et ma stupidité
aurait coûté six millions de dollars à papa. Et de
toute façon, je n’allais jamais revoir cet enfoiré.
— Que fait mon fils seul dans une pièce avec
vous, Fairhurst ? demanda mon père.
Maggie me prit dans ses bras. Maman se tourna
vers ce Fairhurst, tendue.
— Harry ?
Il les regarda tous, sauf moi. Il avait dans les
yeux une étrange lueur désespérée, mais je ne
savais pas ce que c’était. Il montra la statue brisée
à ses pieds, et mon cœur s’arrêta.
L’enfoiré.
— J’ai malencontreusement fait tomber ceci,
expliqua-t-il avec nonchalance, le sourire revenant
dans sa voix. Vaughn s’est précipité dans la salle
en entendant le fracas. Il a dit qu’il m’aiderait à
nettoyer. Je lui ai dit que ce n’était pas la peine,
qu’il fallait qu’il retourne auprès de cette dame
qui l’appelait.
Mensonges. Mais, pensant qu’ils étaient en ma
faveur, je fermai mon clapet.
Papa se tourna vers moi.
— C’est vrai ?
Harry Fairhurst n’osa pas respirer pendant que
papa me questionnait et que je répondais. Maman
fit un pas en arrière pour s’écarter de Fairhurst, les
yeux agités par un sentiment que je ne parvenais
pas à déchiffrer – pas seulement de l’inquiétude.
Elle était horrifiée. Je ne pouvais pas leur faire ça,
pas alors que je savais que Harry avait encore ce
mouchoir avec ce truc mouillé dessus dans sa
poche de costume.
— Ouais, finis-je par répondre. Je voulais voir
ce qui s’était passé.
— Tu peux nous dire la vérité, dit maman
calmement.
Elle avait cette expression, comme quand elle
allait pleurer.
— C’est le cas, insistai-je. Je dis la vérité.
Ce jour-là, je fis deux découvertes incroyables :
1. J’avais la capacité de détruire mes parents. Il
me suffisait de leur dire la vérité. La culpabilité et
la crainte que cet épisode me détraque feraient le
reste.
2. Je préférais mourir que les détruire.
Harry Fairhurst avait vu juste sur un point,
cependant. J’étais un peu comme Toutânkhamon.
À dix-neuf ans, mon cœur ne battait plus. Je
portais un masque funéraire en permanence, et
j’avais soif de vengeance.
De son sang.
Il n’y avait qu’un tout petit problème qui ne
m’était pas venu à l’esprit avant.
Sa nièce, Lenora, qui avait remis mon cœur
dans ma poitrine.
À présent qu’il battait de nouveau, je ne savais
pas quoi faire.

Fairhurst abusa de moi à deux autres reprises.


La deuxième fois eut lieu quelques années
après l’incident à la galerie – pendant les vacances
dans le sud de la France où j’avais donné le
brownie à Lenora. Dans les toilettes de la plage
privée.
Je sortais d’une cabine au moment où il entrait.
Nous étions tous les deux en maillot de bain. Il
m’attrapa par le bras, le serra, et sourit. Je pensais
qu’il était content que je n’aie rien dit à personne.
Après tout, dans la galerie, on aurait dit qu’il
allait se pisser dessus quand mes parents étaient
entrés et qu’il avait compris qui j’étais.
Mais je me rendis vite compte qu’à présent
certain que je n’allais pas le dénoncer il se
demandait s’il pouvait s’en tirer impunément une
deuxième fois.
— Comment va la vie, Toutânkhamon ?
Il fit courir son pouce sur ma joue.
Prince sans cœur, voulait-il dire. Momie à la
poitrine vide.
Je retirai mon bras pour me libérer de son
emprise et détournai le regard. Cela m’était égal à
présent qu’il me parle et me traite comme un
adulte. C’était le connard qui avait menacé de
m’accuser devant mes parents d’une chose que je
n’avais pas faite. Je me dirigeai vers la porte,
tremblant de rage.
— Oh ! mon cher garçon, je ne ferais pas ça si
j’étais toi.
Je m’arrêtai, mais ne me retournai pas. J’avais
changé depuis qu’il m’avait demandé de lui faire
ce que je lui avais fait. C’était une évolution
progressive, mais persistante. Au fil des années, je
ressentais de moins en moins de sentiments –
jalousie, amour, compassion, bonheur – et avait
donc besoin de souffrir.
Je m’étais mis à me bagarrer à l’école. M’étais
fait suspendre trois fois. M’étais entaillé la peau là
où personne ne pouvait le voir – le haut des
cuisses, le ventre, la poitrine. C’était comme
ressentir quelque chose, et c’était mieux que de ne
rien ressentir du tout.
Au final, j’aimais saigner, et Len aimait le goût
du sang. Sans le savoir, nous étions faits l’un pour
l’autre, de la meilleure et la pire des manières.
Knight s’était moqué de moi, disant que c’était
comme mettre un chapeau à un hamster, mais je
savais qu’aucun cercle social ni aucune fellation
ne pouvait cacher le fait que j’étais incapable de
ressentir. Quoi. Que. Ce. Soit.
— Allez voir ailleurs si j’y suis, lançai-je sans
me retourner vers Fairhurst.
Je fis un autre pas vers la sortie, mais ce qu’il
dit me stoppa net.
— Ta mère sera très déçue quand elle
découvrira que je l’ai blacklistée de toutes mes
galeries et que je refuse de travailler avec elle –
surtout maintenant, alors qu’elle est sur le point de
conclure une affaire qui n’arrive qu’une fois dans
une vie.
Je me retournai et le dévisageai, abasourdi. À
ce stade, je savais que ma mère vénérait le sol
qu’il avait foulé. Il était l’incarnation du talent, à
ses yeux – aux yeux de beaucoup de monde. Cela
lui donnait un rayonnement inaltérable que je ne
pouvais ternir.
— Je vais leur dire ce que vous m’avez obligé à
faire, dis-je d’une voix grave et sûre.
Je ne le pensais qu’à moitié.
Il sourit, réajusta la ceinture de son slip de bain
de manière suggestive. Lui-même avait changé
ces dernières années. Son style excentrique avait
laissé place à l’allure générique d’un millionnaire
qui s’était fait tout seul.
— J’aimerais bien voir ça, deux ans après les
faits. Surtout que ta mère essaie de t’inscrire à
Carlisle Prep pour les cours d’été. Ça ressemblera
au garçon qui a crié au loup parce qu’il n’a pas été
accepté, fit-il avec une moue exagérée.
— Je m’en tape des cours d’été.
— Mais tu ne t’en tapes pas de ta famille ? De
leur réputation ?
Cette fois-ci, il me demanda seulement de me
mette nu devant lui dans une des cabines. Il ne me
toucha pas, mais je compris qu’il avait l’habitude
de ce rituel quand il me pencha contre le mur tout
en se branlant derrière moi. À combien de garçons
avait-il fait ça à Carlisle ?

La dernière fois, quand j’avais treize ans, c’était


dans la chambre noire.
C’était la fois où Len nous avait surpris la main
dans le sac, et où j’avais voulu mourir, parce que
de tous les élèves, de toutes les écoles où j’étais
allé, c’était la seule personne dont je ne voulais
pas la pitié.
Elle était entrée alors qu’il avait les lèvres
autour de mon sexe, rien que ça. J’avais une mi-
molle, et j’essayais à tout prix de bander pour en
finir. Installés contre le mur du fond, Harry et moi
étions cachés par les ombres de la pièce.
Je ne bandais pas quand elle était entrée.
Mais je bandais quand elle s’était enfuie.
Imaginant que c’était elle, j’avais agrippé les
cheveux de Fairhurst et baiser sa bouche sans
merci, pris d’une folie irrationnelle au point que je
voyais rouge. Il encaissa avec de petits
gémissements impuissants et heureux, et je le
giflai pour le faire taire et oublier que c’était lui. Il
jouit.
Cette fois-ci, il me promit le stage à Carlisle
Prep à ma sortie du lycée. Et déjà, je savais ce que
je voulais lui faire, ce qui devait être fait. J’étais
trop jeune pour le faire à l’époque, mais je me
jurai de revenir et de me venger de ce qu’il
m’avait fait.
De ce qu’il avait fait à tous ces garçons.
J’avais remarqué que la chambre noire était
occupée tous les soirs.
Les garçons de Carlisle Prep avaient toujours
les yeux rouges, l’air fatigué, brisé.
Hantés. Comme des fantômes. Comme moi.
J’allais tuer cet enfoiré et m’assurer qu’il ne
toucherait plus jamais à personne. Mais quand ses
lèvres avaient été sur moi, c’était à Lenora Astalis
que je pensais.
La fille qui m’observait tous les jours pendant
les cours d’été, et qui ne s’était pas rendu compte
que, moi aussi, je la regardais, parce que j’étais
plus doué pour le cacher.
Voilà ce que je n’avais jamais dit à Len. Qu’elle
était la seule raison pour laquelle je me faisais
sucer.
Parce que les fellations me rappelaient ce jour-
là, et que c’était un moyen tordu de me venger de
ce qu’elle avait vu.
Ce qu’elle avait dû penser de moi.
La fille douce et jolie qui m’occupait l’esprit
depuis les vacances dans le sud de la France se
laissait pousser des cornes de diable, et cela ne me
dérangeait pas. Si je la détestais, ce qu’elle pensait
de moi m’était égal.
Facile.
J’avais passé le reste de mon adolescence à
essayer de prouver à tout le monde et à moi-même
que le contact humain ne me répugnait pas. Que
j’étais hétéro. Que j’étais aux commandes de ma
sexualité. Je recevais des fellations en public et
parlais tout le temps de cul.
Personne ne pouvait imaginer l’inimaginable.
Que j’étais vierge.
Que je ne voudrais jamais faire l’amour.
Que chaque fois que je bandais sur commande,
j’avais une seule et unique chose en tête – depuis
cette nuit dans la chambre noire.
Tuer Harry Fairhurst.
23
Lenora

Vaughn quitta mon lit après que je m’étais


endormie, épuisée d’avoir absorbé ce qui lui était
arrivé. L’endroit où il m’avait embrassée sur le
front portait encore sa chaleur, seul souvenir de
notre dernier moment passé ensemble.
Je ne me donnais pas la peine de me lever le
lendemain matin. J’avais envie de pleurer pour
toujours, enroulée en moi-même, mon corps allant
d’avant en arrière, secoué de sanglots. Au final, le
souvenir de Vaughn penché au-dessus de moi et
me menaçant était loin d’être aussi dévastateur
que d’apprendre pourquoi il avait voulu me tuer –
moi, et le reste du monde.
Je m’accordai une bonne partie de la journée
pour m’effondrer en privé, laissant sortir toutes les
émotions que je ne pouvais pas lui montrer. Puis
je me levai, me repris, et finis ma statue.
Ce que je fis ensuite allait choquer tout le
monde.
Moi y compris.
Vaughn

Au lieu de regagner ma chambre le lendemain


matin, j’allai directement voir Edgar. Le temps me
manquait pour faire tout ce que je voulais faire
pour prendre soin de Lenora avant que ça parte en
sucette. Me confier à elle m’avait fait la
désagréable impression de lui offrir mes couilles
sur un plateau, mais m’avait semblé étrangement
nécessaire.
Hunter et Knight étaient censés atterrir à
Heathrow dans la soirée, et ce que Lenora et moi
ressentions en cet instant allait mourir demain
avec Harry Fairhurst.
Je débarquai dans le bureau d’Edgar sans
frapper. Je le trouvai en pleine discussion avec
Arabella, penchés au-dessus de la table, en train
d’échanger des mots à voix basse sur un ton
échauffé. Plantant mes mains sur mes hanches, je
fis un geste de la tête en direction de la porte.
— Dégage, aboyai-je.
Il ne fallait pas être savant pour savoir à qui je
m’adressais.
Arabella tourna la tête pour me regarder et
s’essuya la joue – larmes ou sperme, je ne savais
pas.
— Tu n’es pas mon bos…
— Dégage. Ton. Cul. D’ici, ordonnai-je. Avant
que je te tire par les cheveux pour te foutre dehors.
Et crois-moi, Arabella, je n’hésiterai pas une
seconde avant d’arracher ces extensions hors de
prix – et tes vrais cheveux – de ton crâne de piaf.
C’était un mensonge, mais un mensonge
crédible. Elle se tourna vers Edgar, s’attendant à
ce qu’il la défende, mais il était trop stupéfait pour
réagir, les yeux braqués sur moi. Elle se leva à
contrecœur, sa chaise raclant le sol, et s’avança
lentement vers la porte. Elle s’arrêta quand son
épaule frôla mon bras.
— Je sais que quelque chose t’a détraqué,
Vaughn. Tout le monde le sait. Et tu n’es pas la
seule personne qui soit mauvaise pour une bonne
raison. Je ne suis pas le diable, murmura-t-elle.
— Non, tu ne l’es pas, soufflai-je d’une voix
rauque. Le diable est futé et calculateur. Tu n’es ni
l’un ni l’autre.
Je lui claquai la porte au visage.
— Qu’est-ce que vous foutez ? demandai-je à
Edgar en le fusillant du regard dès l’instant où je
fus seul avec lui.
Je me penchai en avant et posai mes mains sur
son bureau, couvert de saloperies – dessins,
documents, pièces, une photo de Lenora, de
Poppy et de leur mère qui lui souriaient. Cela
faisait des semaines que ce faux-jeton n’avait pas
pris de nouvelles de sa fille.
— Je vous demande pardon ? demanda-t-il en
s’adossant à son fauteuil, incrédule. À qui croyez-
vous parler, monsieur Spencer ? Je vous conseille
vivement de vous reprendre avant qu’on vous
mette à la porte de cet établissement. Vos
manières ne m’impressionnent pas, pas plus que
votre profes…
— On s’en tape de mon professionnalisme,
l’interrompis-je. Vous vous tapez l’ennemie de
votre fille.
D’un mouvement brusque, je débarrassai son
bureau de tout ce qui le jonchait, me retenant à
peine de tout lui balancer au visage.
Il recula et toussota, surpris par mon accès de
colère.
— L’ennemie ado de votre fille, ajoutai-je.
Alors ne venez pas me faire la morale quant à mes
manières. Len ne vous adresse même plus la
parole et, au lieu de vous rabibocher avec elle,
vous passez du temps avec cette salope ? Qu’est-
ce qui ne tourne pas rond chez vous ?
Je me redressai et me mis à faire les cent pas en
m’arrachant les cheveux des deux mains.
Il se leva, et parla d’une voix si forte qu’elle fit
trembler les fenêtres.
— De quoi parlez-vous, jeune imbécile ?
Je me retournai face à lui.
— Ne faites pas l’innocent. Arabella nous a dit,
à votre fille et à moi, qu’elle et vous aviez une
liaison. Depuis combien de temps ça dure ?
Depuis Todos Santos ? Était-elle seulement
majeure quand vous l’avez touchée la première
fois ?
— Je… je… Une seconde. (Il fronça les
sourcils.) Lenny pense que je fais quoi avec
Arabella ?
Ce fut son tour de passer sa main dans la masse
de ses boucles grises.
— Elle pense que j’ai des relations sexuelles
avec elle ?
À sa façon de prononcer le mot « sexuelles », je
compris qu’il trouvait le concept au moins aussi
attirant que moi. Autrement dit, il préférerait être
démembré et jeté à la mer que se taper Arabella.
Alors que faisait-il pendant des heures avec elle
seul à seule ? Elle n’aurait pas été mon premier
choix pour une conversation intellectuelle.
— Vous voulez dire que ce n’est pas le cas ?
— Non ! rugit-il en tapant sur la table.
— Alors éclairez-moi. Qu’est-ce qui vous
pousse à passer plus de temps avec Arabella
qu’avec vos deux filles ?
— J’ai foiré !
Edgar repoussa violemment son bureau, qui
dérapa sur le sol jusqu’à me heurter presque. Il
tremblait d’une rage manifestement contenue
pendant des années.
— J’ai tout fait foirer à Todos Santos, mais pas
comme vous l’entendez. Je n’ai pas eu de liaison
avec Arabella. J’ai eu une liaison avec sa mère,
Georgia – la première femme que j’ai fréquentée
depuis la mort de la mère de Lenny. Je me suis
laissé emporter, je n’ai pas réfléchi – au fait
qu’elle était mariée, qu’elle avait des enfants, que
je détruisais une autre famille en essayant de
maintenir la mienne soudée. Arabella nous a
surpris un jour et l’a rapporté à son père. Ça a tout
fait déraper. Apparemment, Georgia bataillait
contre une addiction aux antalgiques et à l’alcool,
et j’étais l’une de ses mauvaises décisions. Elle a
crié au viol pour sauver son couple. Et j’ai été
embarqué sans que personne n’en sache rien dans
une lutte juridique avec Arabella et son père, qui
voulaient venger les indiscrétions de Georgia. Il a
emmené Georgia soi-disant en vacances, mais en
réalité elle était en cure de désintox, tandis
qu’Arabella est restée en Californie avec sa sœur.
C’est là que sa mère a admis avoir eu une liaison
avec moi et a demandé le divorce. Quand son mari
a menacé de lui faire subir une procédure pénible
en lui agitant le contrat de mariage sous le nez,
elle a essayé de s’ouvrir les veines, sans succès.
Arabella et sa sœur étaient anéanties, et j’étais
rongé par la culpabilité ; je me suis donc retrouvé
à aider sa famille pendant un temps. Quand j’ai
appris qu’Arabella avait trouvé un moyen de venir
ici, j’ai su qu’elle voulait se venger. C’est pour ça
que j’ai été distant avec Lenny. Moins je
l’implique là-dedans, moins Arabella a de chances
de s’en prendre à elle. Elle fait de mon existence
un enfer. Je crois qu’elle est persuadée qu’en me
gâchant la vie ça efface un peu ce que j’ai fait à la
sienne.
— C’est ça qui se passe entre vous ?
— Oui. Elle débarque dans mon bureau ou dans
ma chambre sans prévenir pour m’accuser. Elle
m’a surpris pendant deux rendez-vous galants
depuis que je suis rentré ici. Elle a brisé deux de
mes sculptures. Et puis, il y a ce qu’elle a fait à
Lenny et à Poppy, bien entendu. Je le savais. Je
savais. C’est pour ça que j’ai gardé mes distances
avec elles. Je me suis dit que tout serait terminé
dans quelques mois, et que les choses
reviendraient à la normale.
— Foutaises. Lenny et moi vous avons entendu
dans votre chambre, le défiai-je. Vous lui avez dit
de descendre de vos genoux. Vous couchiez
ensemble.
— Elle essayait de me séduire ! hurla-t-il. Elle
pique ces crises où elle essaie de coucher avec
moi, mais je la repousse toujours. J’ai appelé
plusieurs fois son père. Sa sœur aussi. Ils disent
que je le mérite pour ce que j’ai fait à leur famille.
C’est une martyre, elle me fait subir tous les
péchés que j’ai soi-disant commis.
— Alors pourquoi la laissez-vous passer autant
de temps avec vous ?
Il ne semblait pas être du genre à se taper une
ado, mais je restais sceptique.
Il déglutit péniblement.
— Plus je passe de temps avec elle, moins elle
en a pour s’en prendre à Lenny. Les enfants ne
devraient pas payer pour les erreurs de leurs
parents. Je donne satisfaction à la veine
destructrice d’Arabella jusqu’à la fin de son séjour
ici. Mais je ne la touche pas, et cela m’horrifie que
ma fille puisse le penser. Ne sait-elle pas qui je
suis ?
— Avez-vous pris le temps de savoir qui elle
était ces derniers temps ? répliquai-je.
Il baissa la tête, comme un drapeau en berne, et
soupira.
— En a-t-elle parlé à Poppy ?
Je secouai la tête. Len n’avait pas trouvé la
force de contrarier sa grande sœur. Quand on
tenait à quelqu’un – à ce stade, inutile de nier que
je tenais à Lenora –, on ne voulait pas être celui
qui lui annonce une mauvaise nouvelle.
— Dieu merci.
— Ne remerciez pas Dieu, remerciez votre fille.
Vous devez vous racheter auprès d’elle, l’avertis-
je en pointant un doigt sur lui depuis l’autre bout
de la pièce.
— Je ne sais pas, Vaughn. C’est dur d’être
parent, vous savez ?
Il essuya la sueur de son front, se laissa tomber
contre le mur derrière lui, et s’accroupit. Je fis de
même contre le mur opposé.
— La vérité, c’est que les enfants ne sont pas
livrés avec un manuel. Je ne sais jamais trop si
elle fait des siennes parce qu’elle en a besoin,
parce que c’est normal, ou si c’est du sérieux.
Lenora a toujours été intrinsèquement bonne. Mes
deux filles le sont, en réalité. Mais Lenny a du bon
sens et du cran à ne plus savoir qu’en faire. Je ne
me suis jamais vraiment inquiété pour elle. Je
pensais qu’elle s’accordait seulement une période
de rébellion, qu’elle était encore en colère pour le
stage.
Le stage. Je faillis grimacer. Ça, c’était
entièrement ma faute.
— Il faut que vous lui parliez aujourd’hui. Que
vous rétablissiez la vérité. Que vous lui racontiez
ce qui se passe.
Il hocha la tête.
— Concernant le stage…, poursuivis-je, les
mots quittant mes lèvres de leur propre chef. Le
programme a changé. J’ai besoin de votre aide.
Edgar fronça les sourcils.
— Vous allez quand même finir la sculpture,
n’est-ce pas ?
Bien sûr. Edgar aimait profondément Len. Voilà
ce qu’elle ne savait pas. Elle avait pris sa décision
de me donner le stage pour du mépris envers elle.
Elle ne savait pas qu’il avait fait le plus grand
sacrifice pour elle. C’était moi qui les avais
trompés. Au départ, en tout cas.
J’avais dit à Edgar que je séduirais sa fille et la
sortirais de son cafard émotionnel. Que je lui
ferais la cour, l’aimerais, la chérirais, et serais un
ami pour elle. En retour, lui vendait les rêves de sa
fille pour acheter son bonheur. Avec moi.
Nous avions tous les deux menti pour obtenir ce
que nous voulions, et cela nous avait éclaté à la
figure de manière spectaculaire.
— Je ne montrerai pas la statue.
J’ouvris mon Zippo et laissai grandir la flamme,
que j’approchai du bout de ma langue. Le secret
pour éteindre du feu avec sa langue : beaucoup de
salive. Et très peu de bon sens.
— Mais on va leur montrer un chef-d’œuvre, je
vous le garantis.

Mon entrevue avec Edgar dura finalement


jusqu’à la fin de l’après-midi. Je lui donnai des
instructions minutieuses pour renouer les liens
avec Len. C’était comme mettre son bébé entre les
mains irresponsables d’un singe non dressé, mais
je savais que je devrais me barrer d’ici, et vite,
une fois mon plan mis à exécution.
Quand je regagnai enfin ma chambre, je n’avais
qu’une envie : retirer mes rangers, fermer les
yeux, et faire comme si ce soir était comme tous
les soirs, et que j’allais me rendre en douce dans la
chambre de Gentille Fille.
Ce qui bien sûr ne serait pas le cas.
Une surprise m’attendait dans ma chambre, et
elle n’avait rien à voir avec mes deux connards
d’amis.
— Bonsoir, fils.
Mon père pivota dans le fauteuil près de la
fenêtre avec nonchalance. Il avait un cigare éteint
entre les lèvres, et un verre d’alcool fort à la main.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Je sentis ma mâchoire se crisper. Quel timing
merdique. Je n’avais pas besoin d’une distraction
supplémentaire. Avec la chance que j’avais, ma
mère était là aussi, avec toute la famille.
— Assieds-toi.
Il désigna mon lit défait du menton.
— Sinon ?
Je m’appuyai contre le mur, provocateur.
— C’est facile, répondit-il avec mépris. Sinon
je me lève et te mets très mal à l’aise en venant te
faire un câlin. Parce que c’est ce dont tu as besoin
dans l’immédiat, non ?
Je m’assis, docile. De mon père, j’avais reçu
plus des câlins qu’un arbre à Woodstock, mais son
expression me déroutait. Il savait quelque chose.
— Bien. Je suis assis. Je te repose la question :
qu’est-ce que tu fais là ?
— Tu as ignoré mes appels.
— J’ai parlé à maman tous les jours. Tu n’as
jamais pris le téléphone. Je dois te l’accorder, tu
sais te faire désirer.
C’était ça le plus étrange dans cette affaire avec
papa, mais aussi la raison pour laquelle je n’avais
pas répondu à ses appels. Il avait mis le doigt sur
un truc, et il ne voulait pas que maman le sache.
Papa s’installa confortablement dans le fauteuil.
Il n’avait pas l’air suffisant, comme j’aurais pu
m’y attendre, ce qui m’inquiéta ; papa avait
toujours le visage de celui qui venait de baiser
votre femme, de vider votre coffre-fort, et de chier
dans votre lit. Mais là, étonnamment, il avait l’air
maussade. Ça ne me disait rien qui vaille.
— Il fallait qu’on parle en privé, expliqua-t-il.
— Manifestement.
Je scrutai son visage à la recherche d’indices.
— J’ai tout compris, fils. Je suis désolé. Je suis
tellement. Désolé. Putain.
Sa voix se brisa au milieu de sa phrase, et il
tourna la tête, serrant comme moi la mâchoire. Sa
gorge tressauta.
Non.
Non.
Je laissai tomber ma tête entre mes mains,
coudes sur les genoux, et la secouai.
— Troy Brennan ? demandai-je.
C’était forcément le Réparateur avec lequel il
m’avait mis en contact. Sinon, comment aurait-il
pu comprendre ?
— Non. J’ai fait une promesse et je l’ai tenue.
— Jaime, alors ?
Je pouffai, blasé. Il avait dû dire à papa que
j’avais des ennuis. Je n’avais même pas la force
de lui en vouloir. C’était le plus logique. Mais
quand même, c’était naze. Il avait signé un
contrat.
— Non, répondit papa.
Il se leva et vint se poser devant moi. Je ne
voulais rien de ce qu’il avait à m’offrir – ni pitié,
ni douleur, ni honte, ni le sentiment qui
accompagnait toutes ces choses. Malgré tout, il
s’assit à côté de moi sur le lit.
— Je pense que Jaime comptait me le dire après
coup. Mais un soir, je suis entré dans ma chambre
et ta mère s’était endormie avec les lumières
allumées, un magazine d’art à moitié ouvert sous
le bras. Je l’ai bordée, et j’étais sur le point
d’éteindre quand j’ai ramassé le magazine et vu
un article disant que tous les tableaux de Harry
Fairhurst avaient été achetés par un mystérieux
collectionneur. Je me suis demandé pourquoi nous
n’avions pas été approchés pour ceux que nous
possédons – tous les autres avaient été contactés,
après tout. Mais la réponse était simple. Tu avais
accès à notre maison, et aux tableaux qui s’y
trouvent. J’ai jeté le magazine pour qu’elle ne le
sache pas, qu’elle ne fasse pas elle-même le lien.
Je me suis creusé le cerveau pour savoir pourquoi
tu voudrais acquérir tous les tableaux de cet
enfoiré. Mieux encore, comment tu pouvais te les
offrir. Alors j’ai consulté ton fonds de placement
et, comme je m’y attendais, il était vide.
Je déglutis sans rien dire. J’avais été négligent
sur ce point. J’avais été aveuglé par la finalité, et
cela s’était retourné contre moi.
Papa posa une main dans mon dos. Nous étions
tous deux assis sur mon lit, voûtés, mon visage
toujours enfoui entre mes mains. J’avais
l’impression d’être un stupide gamin, et je
détestais ça.
— Qu’est-ce qui pourrait pousser un homme à
acheter pour un montant à huit chiffres une
collection de tableaux qu’il n’apprécie même
pas ?
La voix de mon père volait dans les airs comme
de la fumée, létale et suffocante.
— Il n’y avait qu’une seule réponse : la
vengeance.
Je me levai et allai à la fenêtre, refusant de lui
faire face.
Il savait.
Lenora savait.
Mon secret ne m’appartenait plus. Il s’était
évadé. Enfui. Je ne le contrôlais plus. Il était
certainement en train de frapper au pavillon de
toutes les oreilles de mon cercle proche.
— Tu veux qu’il soit oublié, souffla papa dans
mon dos.
J’appréciai qu’il ne dise pas franchement ce que
Harry m’avait fait. La situation en était un peu
moins insupportable, en quelque sorte. Je reniflai.
Je voulais oublier que Harry Fairhurst avait
existé, oui, mais je savais que c’était impossible.
J’avais donc décidé de me contenter de l’effacer
de la mémoire du reste du monde.
Ars longa, vita brevis.
Sauf si toutes tes œuvres sont déchirées,
brûlées, et finissent dans l’océan Atlantique. Alors
tu n’es plus qu’un simple mortel.
Papa se leva et planta ses mains sur mes
épaules. Je laissai tomber ma tête sur mon torse. Il
ne m’avait pas engueulé de l’avoir ignoré pendant
une éternité.
Ni d’avoir dépensé une fortune pour de l’art
que j’avais brûlé.
— Laisse-moi faire, murmura-t-il.
— Hein ?
Je me retournai, sourcils froncés.
— Je sais ce que tu t’apprêtes à faire, et je te
demande de me laisser faire. Pas pour toi, pour
moi. Quand nous avons parlé de ton problème, je
t’ai dit que je ne m’immiscerais pas, mais que, si
je découvrais qui était impliqué, je m’en
occuperais moi-même. Et tu as accepté. On était
d’accord. Tu as trop en jeu, fils. Laisse-moi porter
ton fardeau. Laisse-moi le prendre sur ma
conscience pour que ça ne pèse pas sur la tienne.
Après tout, c’est moi qui ai merdé. C’est moi qui
ai laissé faire. C’est moi qui n’ai pas compris dans
la galerie parisienne, moi l’idiot qui t’ai envoyé à
Carlisle quand tu n’étais qu’un jeune garçon.
C’est mon échec. Mon erreur. Ma vengeance.
J’appréciai qu’il ne lie pas maman au fiasco
colossal qu’était Harry Fairhurst. Il prenait la
responsabilité totale en tant que chef de famille.
Pour certains, les fleurs et les cœurs étaient
romantiques. Moi, je trouvais qu’être un dur qui
portait le chapeau pour toute sa famille et
endossait tous leurs péchés était bien mieux. Non
que ce soit réellement la faute de mes parents. Ils
avaient cherché, demandé, questionné, supplié. Ils
m’avaient offert une enfance formidable, et pas
seulement matériellement.
— Merci, dis-je sèchement. Mais non.
— Tu ne sais pas ce que tuer un être humain
fait à ton âme.
— Toi si ?
Il me comprima les épaules, sans rien dire.
Intéressant.
— Tu as une petite amie, reprit papa, changeant
de sujet. Ce n’est pas sa nièce ? Cela
compliquerait les choses.
— On n’est plus ensemble.
J’avalai la boule qui me serrait la gorge. Cela
serait gênant, maintenant qu’elle savait ce que je
comptais faire à son oncle.
Je lui avais donné tous mes secrets.
J’avais eu confiance en elle, et c’était toujours
le cas.
Elle n’avait jamais rien dit. Et il se trouvait
qu’elle n’avait même pas compris ce qu’elle avait
vu à l’époque. Quand je lui avais raconté les
agressions de Harry, elle m’avait confessé que ce
qu’elle avait vu dans cette pièce était tout à fait
différent.
« Je n’ai pas vu la tête de Harry devant toi. J’ai
cru que c’était une fille. Je n’y connaissais rien au
sexe oral. Je pensais que tu étais jeune, en colère,
et que tu faisais des choses que tu ne devrais pas
faire et que tu allais regretter. J’étais désolée pour
toi. À treize ans, on ne devrait pas avoir besoin du
sexe, de l’alcool, et des fellations pour éprouver
des sentiments. À treize ans, on apprend à
comprendre les sentiments. L’adolescence, c’est la
vie avec des petites roulettes, tu sais ? »
Je ne savais pas. Harry ne m’avait jamais laissé
la chance de savoir ce que c’était d’éprouver des
sentiments.
— Et puis, dis-je en contournant papa,
comment t’es au courant pour elle ?
— Knight a envoyé une newsletter familiale,
dit-il platement.
— Enfoiré.
— Surveille ton langage.
— C’était juste un constat. Tu crois qu’il fait
quoi avec Luna ? Qu’ils jouent au poker ?
Je me jetai sur le lit et contemplai le plafond.
Pour la première fois depuis une éternité, j’avais
l’impression d’être un ado. Mon père s’occupait
de moi, me proposait de me sortir de la merde
dans laquelle je m’étais mise. J’avais des
problèmes de fille. Je faisais des blagues de cul
aux dépens de mon meilleur ami.
Papa se tenait au centre de la pièce, l’air un peu
perdu tout à coup – c’était la première fois de ma
vie que je le voyais ainsi.
— Il n’y a pas de fatalité, Vaughn. Tu n’es pas
obligé de la perdre. Tu n’es pas obligé de perdre
quoi que ce soit.
— C’est décidé, papa. Laisse tomber.
— Fils…
— Quoi que tu fasses, dis-je en me tournant
vers lui, ne le dis pas à maman. Cela l’anéantirait.
Il soutint mon regard et hocha gravement la
tête. Il comprenait. Il comprenait pourquoi j’avais
besoin de le faire moi-même.
— Je ne lui dirai pas, promit-il. Je ne lui ai pas
dit quand j’ai vu l’article. Ça reste entre toi et moi.
Ce qui est arrivé ne te définit pas, tu m’entends ?
Moi aussi, autrefois, j’ai gardé un secret sinistre.
Il se pencha vers moi et chassa une mèche de
mon front, renfrogné. Une image en miroir d’un
père et de son fils, séparés par presque trois
décennies.
— Comment ça s’est terminé ?
Il m’embrassa sur le front comme si j’étais un
enfant, un sourire aux lèvres.
— Je l’ai tué.
24
Emilia

J’ai été élevée pour apprécier la beauté partout


où je pouvais la trouver.
J’ai grandi en Virginie, et nous n’avions pas
beaucoup d’argent. Des seaux faisaient office de
petites piscines pendant les étés chauds et
humides, et nous prenions des sacs-poubelle pour
ramasser les oranges et les pêches au printemps.
Une vieille nappe devenait une jolie robe une fois
qu’elle cessait de remplir son office. Deux boîtes
de conserve vides se transformaient en talkie-
walkie de très courte distance. Un soir sans
électricité se transformait en nuit blanche, à se
raconter des histoires de fantômes et jouer à action
ou vérité.
Des années plus tard, après avoir épousé mon
mari milliardaire, j’étais tombée sur un article du
New Yorker demandant si les pauvres avaient plus
de sens dans leur vie.
Je n’étais pas d’accord avec cette opinion, parce
que j’étais plus heureuse maintenant – plus
heureuse avec l’homme de ma vie, avec mon
merveilleux fils, et entourée d’amis que je pouvais
recevoir et avec qui je pouvais passer du temps.
Mais enfin, je n’étais pas vraiment riche, si ?
Même avec des millions de dollars à la banque,
je serais toujours Emilia LeBlanc, la fille qui
portait des contrefaçons et tremblait d’excitation
en ouvrant des tubes de peinture neufs. Petite, je
ne pouvais pas acheter de matériel de peinture
neuf, ce qui rendait le déballage de tout nouvel
équipement presque orgasmique. Je ne perdis
jamais la joie que je trouvais dans les petites
choses.
C’est pour ça que j’étais tombée amoureuse des
tableaux de Harry Fairhurst, et ce, dès le premier
que je vis. C’était une figure solitaire, marchant
dans une ruelle, les bâtiments qui l’encadraient
fondant pour former une arche qui menaçait
d’avaler tout rond toute personne qui oserait
emprunter cette route. Sans parler de sa technique
précise et de son exécution parfaite, c’était le
tableau triste d’une personne triste, tout
simplement.
Quand je le rencontrai et découvris qu’il était
homosexuel et qu’il avait été harcelé à l’école, je
me pris d’affection pour lui. Mais quelque chose
rôdait toujours en arrière-plan, quelque chose de
sombre et de fiévreux que je n’arrivais pas tout à
fait à identifier.
Il m’avait demandé plusieurs fois, quand nous
étions en vacances dans la même localité, si
j’avais besoin d’un peu de temps pour moi, et si je
voulais qu’il garde mon fils. Je répondais toujours
non. Mais quand je questionnais Vaughn, il était
catégorique, tout allait bien, il aimait bien Harry, il
ne s’était rien passé dans cette galerie.
Je le croyais. Après tout, mon fils avait toujours
été franc quand ça n’allait pas.

Alors que j’étais en train d’errer sans but dans


ma grande maison vide, mon mari parti en
Angleterre pour le travail, je décidai de m’occuper
en faisant un peu de ménage. Je libérai notre
personnel en avance en leur offrant des billets
pour Hamilton à San Diego, et me mis à frotter le
sol de la cuisine. C’était étrangement
thérapeutique – peut-être parce que j’avais eu
l’habitude d’aider ma mère à nettoyer les
immenses cuisines des Spencer quand j’étais
petite et qu’elle travaillait pour eux.
Après cela, je sortis les poubelles, que j’ouvris
pour vérifier que personne n’avait rien jeté au
mauvais endroit. La Californie était très portée sur
le recyclage, mais notre quartier en faisait presque
une obsession. Moi aussi. J’avais toujours eu peur
du monde que nous allions laisser à nos petits-
enfants.
Je regardai à l’intérieur, tout paraissait réglo.
Dans la poubelle marron, destinée au recyclage, se
trouvait le magazine d’art que je n’avais jamais
fini de lire. Étrange. Je ne me rappelai pas l’avoir
jeté.
Quelque chose me poussa à sortir le magazine
de la poubelle. Perplexe, je me mis à en tourner
les pages, le front si crispé que tout mon visage
me faisait mal. Cela ne ressemblait pas à Rondi et
Lumi de jeter ce genre de choses sans me poser la
question avant. Je n’étais pas en colère. J’étais
curieuse.
Je m’arrêtai à la dernière page, sur la section
des dernières acquisitions dans le monde de l’art à
l’international. Cette page-là était plus froissée
que les autres. Je parcourus le texte, et mon cœur
s’arrêta de battre.
Le magazine me tomba des mains, et j’eus
soudain la bouche sèche.
De tout ce que j’avais loupé dans ma vie, c’est-
à-dire peu de choses – l’anniversaire d’un ami de
temps en temps, un mariage, et quelques soirées
caritatives auxquelles je ne pouvais assister –,
jamais je n’avais loupé quelque chose d’aussi
gros.
Les tableaux de Fairhurst avaient tous été
achetés par un acquéreur secret.
Tous, à l’exception des miens.
Je me ruai dans la maison, montai à l’étage, et
me précipitai dans le couloir. Je m’arrêtai devant
mon tableau préféré de Harry, accroché en face de
la chambre de Vaughn.
Prince sans cœur.
Fairhurst m’avait dit avoir donné ce titre à son
tableau parce que c’était une réplique du masque
funéraire de Toutânkhamon. Le plus fou, c’étaient
les yeux. Ils semblaient si humains, si terrifiés –
choqués et paniqués, glacials et aussi bleus qu’un
éclatant ciel d’été.
Je sentis mon sang s’échauffer dangereusement.
Je contemplai le tableau, et tout à coup mon corps
se mit à trembler de rage et à me démanger. Je
baissai les yeux : ma peau était couverte de
plaques rouges et de chair de poule.
Mon mari était en Angleterre.
Le magazine était à la poubelle.
Mon fils était différent des autres garçons – il
l’avait toujours été, mais plus encore depuis notre
passage par cette galerie parisienne.
Ce n’est pas une coïncidence.
Vaughn, Vaughn, Vaughn.
Mon précieux fils, obligé de voir ce tableau
pendant des mois, jour après jour. S’y confronter,
l’affronter, le surmonter. Mon garçon, si glacial à
l’extérieur mais avec un cœur en fusion. Comme
son père. J’avais attendu si longtemps qu’il tombe
amoureux, qu’il devienne l’homme que je
percevais derrière sa colère et sa douleur.
Je n’avais jamais pensé que mon fils prédateur
puisse devenir la proie d’un autre.
Je bondis sur le tableau, déchirant l’épaisse
toile à mains nues, sentant ma chair saigner, mes
ongles se fendiller. Certains d’entre eux
s’arrachèrent de mes doigts et tombèrent au sol,
mais je ne m’arrêtai pas. Comme un chat sans
griffes, je m’acharnai à lacérer la toile. Je ne me
rendis compte que je criais que lorsque ma gorge
se mit à brûler. Une fois le tableau au sol, en
lambeaux, je me mis à le piétiner.
Ce ne fut que lorsqu’il était devenu impossible
de distinguer ce qu’il y avait eu sur le tableau,
quand les yeux eurent complètement disparu, que
je me roulai en boule au sol et me mis à pleurer.
Quand je fus un peu calmée, les doigts tremblants,
je sortis mon téléphone de la poche de ma robe et
réservai un billet pour Heathrow, un vol de nuit
qui décollait moins d’une heure plus tard.
Mon fils n’était pas un prince sans cœur,
placide, beau et sans vie.
Il était incompris, sauvage, et vivant.
Et il avait une mère – une mère très en colère.
Une mère que Harry Fairhurst n’aurait pas dû
énerver.
25
Vaughn

— Putain de merde, il fait plus froid que dans le


cœur de Vaughn, se plaignit Knight en se
frictionnant les bras.
Il portait un caban qui devait coûter plus cher
qu’un tableau de Fairhurst. Hunter, originaire de
Boston, portait quant à lui un bomber léger et un
rictus condescendant, et tirait l’unique valise
qu’ils avaient emportée.
— Vous avez apporté ce que je vous ai
demandé ? demandai-je en jouant avec les clés de
la voiture de location avec laquelle j’étais venu les
chercher à l’aéroport d’Heathrow.
Papa, qui logeait dans le cottage que maman et
lui avaient loué quand j’avais emménagé ici,
m’avait proposé de le faire à ma place, mais je ne
voulais pas qu’il soit impliqué. Contrairement à
Knight et à Hunter, il posait des questions. Mes
amis, c’était une autre affaire. Knight avait détruit
des œuvres d’art valant des millions de dollars, les
réduisant en cendres, sans même se demander
pourquoi. C’est pour ça qu’ils étaient parfaits pour
cette mission.
Les portes automatiques de l’aéroport
s’ouvrirent, et nous nous dirigeâmes tous trois
vers la Vauxhall Astra qui nous attendait. Mes
amis regardèrent la voiture argentée avec un
mélange de dégoût et d’horreur.
— Merde, mec, tu veux vraiment pas choper
ici, lança Hunter en secouant la tête. Tu as
quelque chose contre les Anglaises, ou… ?
— C’est une voiture de loc, aboyai-je en
attrapant sa valise pour la fourrer dans le coffre de
la voiture. Et jouer à chatte n’est pas un sport
olympique pour moi, contrairement à toi. Je
repose la question – vous l’avez pris ?
Ils savaient pertinemment de quoi je parlais.
C’était trop spécifique pour que je l’achète ici, au
Royaume-Uni. On pourrait remonter jusqu’à moi,
et c’était un risque que je ne voulais pas prendre.
Hunter, en revanche, n’avait eu aucun scrupule à
l’acheter à un Canadien venu jusqu’à Boston en
voiture pour lui donner en personne. Intraçable.
— Bien sûr qu’on l’a apporté, trouduc, répondit
Knight en tapant sur le toit de la voiture avant de
se glisser sur le siège passager. Pourquoi on aurait
pris une valise à moitié vide sinon ? Pour aller
faire du shopping à Primark ?
Je m’installai sur le siège conducteur et
m’attachai. Hunter monta à l’arrière.
— Dis-moi que tu n’achètes rien à Primark,
lança Knight avec le plus grand sérieux au bout de
quelques secondes.
Je haussai les épaules.
— Ils font de bonnes chaussettes et de bons
jeans.
— Bordel.
Knight s’enfonça le talon de ses paumes de
mains dans les yeux en même temps que Hunter
éclatait de rire et disait :
— Bon sang, t’es pas croyable.
Nous passâmes le reste du trajet à prendre des
nouvelles les uns des autres. Knight avait l’air
sincèrement heureux, ce qui ne me surprenait pas,
parce qu’il avait enfin ce qu’il avait toujours
voulu : Luna Rexroth. Hunter vivait à Boston et
restait évasif sur sa vie universitaire. Je savais que
son destin était tout tracé : une fois diplômé, il
allait travailler pour l’entreprise familiale. Cet
avenir avait été écrit le jour de sa naissance, mais
il ne voulait jamais en parler. Et bien sûr, je n’étais
pas du genre à creuser.
Quand nous arrivâmes dans leur Airbnb à
Reading, tout avait été installé. Les caméras de
sécurité à l’avant du bâtiment fonctionnaient, leur
point rouge clignotant, enregistrant tout. J’entrai
dans le garage, pris ce qu’il me fallait dans leur
valise, et rentrai à Carlisle.
Je ne pus m’empêcher de faire un détour par la
chambre de Lenora. J’allai jusqu’à sa porte, où je
pressai mon front en prenant une profonde
respiration.
Il était inutile de la revoir.
Ce n’en serait que plus dur.
Je savais qu’elle était de l’autre côté.
Seule. Douce. Belle. À moi – pour l’instant.
Je me retournai et m’éloignai, et pour la
première fois je sus ce que c’était d’avoir dans le
cœur un désir ardent.
Harry Fairhurst n’était pas né d’hier.
Peu après que je lui avais cassé le bras, il avait
réservé un billet pour le Brunei, en Asie du Sud-
Est, connu pour ses magnifiques plages, son
exotique forêt tropicale, et la possibilité de se
cacher sans laisser de traces – le paradis pour un
violeur d’enfants. J’avais calculé ses
déplacements, aussi rapide et intelligent soit-il. En
ce moment, il se trouvait dans sa maison de
St. Albans, où il était en train de faire ses bagages
et de se préparer à partir pour l’aéroport.
Aujourd’hui, la première chose que j’avais faite
avait été de glisser une lettre sous la porte de Len.
Je n’évoquais pas ce que je m’apprêtais à faire –
je lui faisais confiance, mais comment être sûr que
le papier n’allait pas se retrouver entre de
mauvaises mains ? Puis j’avais gagné ma cave et
fait semblant de travailler comme si de rien
n’était.
Quand l’horloge afficha 15 heures, j’allai à
l’appartement de Knight et de Hunter, passai
devant les caméras de surveillance en m’assurant
que mon visage était bien visible. L’alibi parfait.
Une fois à l’intérieur, je sautai par la fenêtre de
derrière, traversai la rue en courant vers une autre
voiture de location – une Kia cette fois – et me
rendis chez Harry.
Je me garai en périphérie de son quartier, aux
abords d’un bois, sortis l’objet apporté par Hunter,
et fis le reste du trajet à pied. Plutôt que d’ouvrir
la porte avec mon double de clé, je cassai une
fenêtre avec mon coude, pour simuler un
cambriolage. Je marchai sur les éclats de verre,
mains gantées, une réplique du masque funéraire
de Toutânkhamon enfoncée sur la tête et les
épaules – le masque que mes amis m’avaient
rapporté des États-Unis –, et mon arme dans une
main.
Harry était debout dans le couloir avec ses trois
valises.
— Bordel ! s’écria-t-il en se plaquant contre le
mur.
C’était une proie si facile. Peut-être que tout
cela aurait pu être évité quand j’étais gamin, si je
n’avais pas été si impressionnable et si paumé.
Peut-être aurais-je pu être avec Lenora comme
je l’entendais.
Peut-être aurais-je eu un avenir moins lugubre.
— Vaughn ? demanda-t-il. C’est toi ? Comment
as-tu déniché ce masque ? C’est… Oh mon Dieu.
Oh mon Dieu.
— Dieu ne va pas te sauver.
Je lançai un « tss-tss », bien conscient que je
foutais les jetons avec ce masque.
C’était un moment mémorable. Au moins, le
grand Harry Fairhurst, créateur des yeux les plus
humains de l’histoire de l’art, allait partir avec
panache.
— Qu’est-ce que c’est, dans ta main ? souffla-t-
il en grimaçant. Mon Dieu, je ne veux pas mourir.
Vaughn, j’étais jeune. J’ai fait des choses
affreuses, mais je… je… j’ai arrêté. Tu le sais, tu
m’as vu avec Dominic Maples. Ça fait presque
cinq ans que je n’ai pas fait ces autres trucs.
Je soulevai le khépesh – une épée en forme de
faucille – et l’examinai sous tous les angles. Je
l’avais forgé moi-même dans mon atelier sur mon
temps libre. Il m’avait fallu des semaines pour
qu’il soit parfait. Il était petit et tranchant. Je
baissai les yeux et l’observai à travers les fentes
de mon masque, sous lequel j’avais chaud et suais
à grosses gouttes.
— Parlons du prince sans cœur, dis-je avec un
calme que j’étais incapable de ressentir dans
l’immédiat.
L’épargner n’était pas une option. J’attendais ce
moment depuis mes huit ans. Mais ce n’était pas
aussi orgasmique que je l’avais pensé.
Il transpirait et tremblait, dos au mur, mais voir
sa peur ne m’inspira pas autant de plaisir que de
voir le visage de Lenny quand elle m’ouvrait la
porte.
Harry se pissa dessus. Il ne pouvait même pas
le cacher, avec un bras dans le plâtre – par ma
faute – et l’autre tendu devant lui pour me supplier
de ne pas lui faire de mal.
— Je n’ai fait que dire des choses. Je ne les
pensais pas, commença-t-il.
— Tu te souviens de notre conversation ce jour-
là ?
J’avançais vers lui avec détermination, ignorant
ses mots.
— Parce que, moi, je m’en souviens très bien.
Selon un chercheur, le masque mortuaire était
destiné à l’origine à quelqu’un d’autre, pas au
jeune prince. Il est d’une telle justesse et d’une
telle habileté artistique qu’il est difficile de croire
qu’il a été fabriqué si vite.
Je fis un autre pas vers lui, le regardant
s’écrouler au sol.
— Ils pensent qu’il était destiné à sa belle-
mère, la reine Néfertiti. En réalité, c’est quelqu’un
d’autre qui aurait dû mourir et porter un masque.
Je retirai le masque de mon visage avec
précaution, attendant que me vienne le plaisir
sadique.
Mais il manquait toujours à l’appel.
Je poursuivis machinalement, tenant le masque
contre ma taille. J’avais les cheveux collés au
front et, quand je baissai les yeux et vis Harry
pleurer, je n’eus qu’une envie : lui mettre un coup
de pied en pleine face, tourner les talons, et courir
retrouver Lenora.
C’était frustrant, car je voulais profiter de ce
moment, que je planifiais depuis plus de dix ans.
Je lui mis le masque, et il était si terrifié qu’il
n’essaya même pas de se débattre. Le visage
couvert, il ferma les yeux et sanglota, hystérique.
— Je t’en prie. Je sais que tu n’es pas un
meurtrier. Je t’en prie, Vaughn, s’il te plaît.
Je le regardai, serrant mon arme, rebuté par
l’idée de lui trancher la gorge et de le laisser se
vider de son sang. J’allais faire croire à un
cambriolage. J’avais le parfait alibi.
— Lenora te haïra, cracha-t-il, tentant une autre
tactique.
— Lenora est au courant, corrigeai-je. Elle me
comprend.
Il partit d’un rire froid, tremblant.
— Ça ne veut pas dire qu’elle te regardera
encore de la même manière. Tu crois qu’elle
voudra être touchée par un meurtrier ? Embrassée
par un homme qui a tué de sang-froid ? Tu crois
qu’elle pourra l’épouser ? Avoir des enfants avec
lui ? Tu crois que ma belle, ma douce nièce pourra
tomber amoureuse de l’homme qui a tué son
oncle ?
Je réfléchis un instant à la pertinence de cette
question. Harry prit mon silence pour un signe de
faiblesse et reprit confiance.
— Nous pouvons tout faire disparaître. Je t’ai
fait une fellation et j’ai joui dans ta main. La belle
affaire. Je ne t’ai pas sodomisé. Tu ne m’as pas
baisé. D’autres garçons ont connu pire, Vaughn,
alors estime-toi heureux. Laisse-moi partir, et je te
promets de rester au Brunei pour le restant de mes
jours. J’ai les moyens de subvenir à mes besoins
là-bas.
— Tu vas harceler d’autres garçons.
C’était en partie pour cela que je voulais le tuer.
Pas seulement à cause de tout ce qu’il m’avait fait,
mais aussi pour l’empêcher de le faire à d’autres.
Il avait dit que cela faisait cinq ans qu’il n’avait
pas touché à une victime non consentante. Je
n’avais aucune raison de le croire sur parole.
— Impossible, dit-il en secouant violemment la
tête sous le masque, se donnant certainement le
tournis. Pas au Brunei. Je ne pourrai même pas
être en couple. C’est strict là-bas. Ils me tueraient
s’ils apprenaient que je suis homosexuel.
— Tu n’es pas homosexuel, tu es un pédophile.
— C’est tout aussi illégal là-bas.
Il n’essayait pas de le nier.
Je savais que c’était stupide de rester planté là à
l’écouter. S’il ne tenait pas ses promesses, je
serais dans la merde pour tentative de meurtre,
alibi en béton ou pas.
Et puis, je voulais sa mort.
Vraiment.
Seulement, je ne voulais pas débecter Lenora,
et je ne comprenais pas pourquoi cela me tenait
tant à cœur. Je savais qu’elle comprendrait, mais
je sentais déjà sa déception me calciner la peau.
Je ne pouvais pas davantage forcer mon cœur à
arrêter de la désirer qu’à s’arrêter tout court. Il y
avait un mot pour décrire ce que je ressentais,
mais je ne voulais pas le dire. Le penser.
L’envisager.
Amour. J’étais amoureux de Lenora Astalis. Je
l’étais depuis le début, bordel.
Je lui avais offert un brownie parce que je
voulais lui parler.
Je l’avais suivie jusque dans sa chambre à
Carlisle après qu’elle était entrée dans la chambre
noire parce que je voulais m’infiltrer dans sa vie
par un pacte déloyal. Un marché. Un contrat
secret.
Je la persécutais parce que je l’aimais.
Je l’aimais parce qu’elle était la seule fille à me
regarder sans voir l’argent, le statut, la violence,
ou un prince sans cœur.
Elle me voyait, moi.
Je fis un pas en arrière. Harry le vit. Je me
détestais de choisir l’amour plutôt que la haine. Je
me détestais de m’entuber moi-même, de ne pas
aller au bout à cause d’une simple nana.
Mais elle n’était pas juste une simple nana…
— C’est ça, mon garçon. Prends la bonne
décision.
Au moment où il prononçait ces mots, la porte
d’entrée s’ouvrit et se referma derrière moi. Je me
retournai, écarquillant les yeux d’horreur quand je
vis qui se tenait là.
Mon père, le visage inexpressif, véritable
masque de mort.
— Vaughn, rentre dans le Berkshire et appelle
ma secrétaire. Dis-lui de faire venir quelqu’un
pour réparer cette fenêtre. Tout de suite, ordonna-
t-il d’une voix ferme.
Je redressai le menton.
— Je ne veux pas que tu interv…, commençai-
je.
Il m’arracha l’arme des mains et me la colla
dans le cou, pile sous la veine.
— Je me fous de ce que tu veux. Va-t’en.
Je fis ce que j’aurais dû faire quand j’avais huit
ans.
Quand j’avais dix ans.
Quand j’avais treize ans.
Pour la première fois de ma vie, je laissai mon
père s’occuper de moi. Gérer mes problèmes. Me
venir en aide.
Je fermai la porte derrière moi, secouant la tête.
La famille, c’est le destin.
26
Vicious

— Tu as dit à mon fils qu’il n’aurait pas la fille


s’il se vengeait. Heureusement pour moi, j’ai déjà
la fille que je voulais. Je peux avoir les deux.
En deux pas, je réduisis à néant la distance qui
me séparait de Harry Fairhurst, lui marchant
délibérément sur les doigts. Il cambra le dos en
criant, tel un animal blessé. Je retirai le masque de
son visage pour qu’il ait meilleure vue sur ce que
j’allais lui faire.
— Baron, gémit-il, le visage rouge, gonflé et
marbré par l’hystérie. Dieu merci, tu es là. Vaughn
avait clairement besoin d’entendre la voix de la
raison.
Bien essayé, enculé.
Je m’accroupis pour croiser son regard, plantant
mon talon dans les doigts de sa main valide. Je les
entendis craquer sous mes mocassins brillants.
Dès qu’il vit le feu dans mes yeux, il blêmit. Je
n’étais pas là pour passer un marché ou le
soulager de sa destinée.
J’étais là pour recouvrer une dette.
Une vengeance.
La fierté de mon fils. La vie de mon fils.
— Tu ne peux pas… Tu ne sais pas… Les gens
vont…
— Le savoir ? conclus-je pour lui d’un ton
sardonique en lui relevant le menton, le forçant à
soutenir mon regard. Aucune chance, puisque tu
es en train de te suicider.
— Mais je ne suis pas…
Je saisis ses cheveux blonds, onéreusement
entretenus et teints pour camoufler tout cheveu
gris, et le traînai jusqu’à sa table à manger, où je
l’assis. Son crâne et son front étaient rouge vif. Je
pris un bloc-notes et un stylo à côté du
réfrigérateur et les posai sur la table avant de
m’asseoir en face de lui. La dague de mon fils me
brûlait les doigts.
— Écris.
Dis minutes plus tard, sa lettre de suicide était
rédigée. L’écriture était légitime, et il avait une
bonne motivation, puisque je lui avais proposé un
marché qu’il ne pouvait pas refuser.
« Écris cette lettre, et tu pars paisiblement en
avalant des médocs. N’écris pas la lettre, et je
t’ouvre les poignets dans ta baignoire et te
regarde te vider. Dans les deux cas, tu seras mort
avant ce soir, et ça ressemblera à un suicide.
Mourir dans d’atroces souffrances, ou
paisiblement ? À toi de voir. »
Il choisit les médocs.
Quand il eut fini d’écrire, il leva les yeux du
bloc-notes, dans l’expectative. Il avait les yeux
rouges, vides, sans âme. J’essayais de ne pas
penser à ce qu’ils avaient vu quand il était seul
avec mon fils. J’essayais de ne pas penser à
beaucoup de choses en cet instant. Ma femme –
ma merveilleuse femme que j’aimais plus que la
vie, qui donnait du sens à mon existence – aimait
l’œuvre de Harry, que j’avais laissé entrer dans ma
vie. Dans ma maison.
Si jamais elle le découvrait, elle le tuerait de ses
propres mains. Puis elle se jetterait du toit. Je
connaissais Emilia LeBlanc-Spencer mieux
qu’elle ne se connaissait elle-même.
Il n’y avait qu’une seule personne qu’elle
aimait plus que moi.
Notre fils.
— Armoire à pharmacie ? demandai-je.
Je n’étais pas très loquace. Je voulais en finir.
J’entendis un fourgon se garer devant la maison,
puis le bruit du verrouillage automatique du
véhicule ; c’était le vitrier venu réparer la fenêtre.
Nous dûmes quitter le rez-de-chaussée en vitesse.
Heureusement, Fairhurst était trop ébranlé
psychologiquement pour remarquer qu’une
potentielle source d’aide était en route.
— À-à l’étage, bégaya-t-il.
Il sentait la pisse et le désespoir.
Putain, merci.
— En piste.
Le vitrier entra par la porte entrouverte pile une
seconde après que Harry fut monté à l’étage. Je
l’accompagnai dans la salle de bains de sa
chambre, et verrouillai la porte derrière nous. Je
vidai les étagères de l’armoire à pharmacie,
attrapant tout ce qui me tombait sous la main –
paracétamol, aspirine, néfopam, kétamine (je ne
savais pas trop ce que ça foutait là, mais je ne
pouvais pas me plaindre ; cette saloperie pourrait
tuer un cheval avec un peu d’enthousiasme et de
mauvaises quantités), et les habituels Xanax,
Ativan, et autres benzos.
Je vidai les comprimés sur son comptoir en
marbre gris et les montrai d’un signe de la tête.
— Un dernier mot ?
— Je…, commença-t-il.
— Je déconne. J’en ai rien à foutre.
— Non, tu ne comprends pas. Je n’ai pas d’eau.
Il me lança un regard en coin en faisant la
moue, la tache de pisse sur son pantalon qui
séchait empestant la salle de bains. J’entendis le
type en bas travailler en vitesse en sifflant, et sus
qu’il ne se doutait pas que nous étions à l’étage.
Sa facture avait certainement déjà été payée par
ma secrétaire. Il se croyait seul.
— Tu as un putain de lavabo devant toi,
rétorquai-je.
— Je ne bois pas l’eau du robinet.
— Tu vas mourir, abruti.
J’attrapai l’arrière de sa tête et l’écrasai contre
le miroir au-dessus de l’évier, ouvrant le robinet
au passage. Du sang coula de son front. Le miroir
devant lui était brisé.
— Sept ans de malheur. Ta mort ne pouvait pas
mieux tomber, dis-je gaiement.
Je me mis à lui fourrer les pilules dans la
bouche. Je n’avais pas le temps pour ces
conneries. Je voulais appeler mon fils et voir s’il
allait bien, parler à ma femme et lui dire que tout
allait bien.
Une fois sa bouche remplie de médicaments, je
lui enfonçai la tête sous l’eau, le forçant à en
avaler de grandes gorgées ou à s’étouffer. Je
répétai l’action trois fois, jusqu’à ce que je sois
sûr qu’il avait avalé suffisamment de médocs pour
tuer un dragon de Game of Thrones. Son système
sanguin serait bientôt plus contaminé que
Tchernobyl en 1986.
Une fois les cachets avalés, Harry s’assit au
bord de sa grande baignoire, s’agrippant au bord si
fort que ses doigts virèrent au blanc. Je m’appuyai
contre le lavabo pour le regarder mourir,
impatient.
— Alors c’est comme ça que ça se termine ?
Il regarda autour de lui, dans un calme
stupéfait.
Je croisai les bras. Il était gonflé de s’attendre à
ce que je lui fasse la conversation, après ce qu’il
avait fait.
— Tu t’es déjà demandé ce que ça faisait ?
demanda-t-il.
Il se gratta la joue d’un air absent. Je ne crois
pas qu’il voyait que sa main tremblait.
— La mort, je veux dire.
— Non, répondis-je. Je l’ai traversée pendant
mon adolescence et une bonne partie de ma
vingtaine. Je sais exactement ce que c’est.
— Tu crois à la vie après la mort ?
— Pas plus qu’aux licornes. (Je réfléchis un
instant.) À vrai dire, les licornes pourraient
exister, potentiellement. Je suis sûr qu’un
scientifique millénial va faire mumuse avec
l’ADN d’un cheval et va réussir à lui faire pousser
une corne et une jolie queue rose. Bien entendu, tu
ne seras pas là pour le voir. Je t’enverrais bien une
photo, mais malheureusement USPS ne livre pas
en enfer…
— J’ai toujours pensé…
— Chut, fis-je en pressant mon index contre
mes lèvres. Tes pensées ne m’intéressent pas. Tu
es un pédophile. Aie au moins la dignité de mourir
en silence.
Il se tut pendant exactement deux minutes, puis
passa les dix suivantes à délirer sur son enfance
sombre – père ivrogne et mère absente. Je passai
le quart d’heure suivant à enlever de la poussière
sous mes ongles et à regarder l’heure sur ma
Bulgari. Quand l’aiguille des minutes indiqua que
cela en faisait vingt que cet enfoiré avait avalé
toute sa pharmacie, et que j’entendis le fourgon
partir, le vitrier à son bord, je ramassai la dague de
Vaughn.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Harry en
levant la tête, clignant des yeux.
Il avait l’air abattu. Une partie de lui était déjà
morte. Il l’avait accepté. J’étais surpris et frustré
que ce ne soit pas encore effectif.
— Il se trouve que les médocs ne vont pas assez
vite à mon goût, dis-je brutalement en l’attrapant
par le cou.
— Tu m’as promis que tu ne me laisserais pas
me vider de mon sang. On avait un accord.
Je l’installai sur le bord de la baignoire, lui
attrapai le poignet, et l’entaillai profondément. Il
fit passer son regard de son poignet à son autre
bras – celui avec le plâtre –, bouche bée, les yeux
écarquillés.
L’entaille était assez profonde pour qu’il se vide
de son sang. Et il ne pouvait même pas essayer
d’arrêter l’hémorragie, puisque mon fils lui avait
cassé l’autre bras.
Poétique. Précis. Parfait.
— Vraiment ? Eh bien, je ne négocie pas avec
les violeurs d’enfants, et encore moins avec ceux
qui ont fait du mal à mon enfant. Bonne mort.
Je le poussai au niveau de la poitrine et le
regardai s’écrouler dans sa baignoire et convulser
comme un poisson hors de l’eau.
Je saisis un rasoir avec une serviette pour éviter
de laisser des empreintes, en sortis la lame et la
jetai dans la baignoire, ne prenant pas la peine de
fermer la porte derrière moi.
Je me sentais plus lourd qu’en arrivant.
Voilà comment je sus que j’avais honoré mon
fils.

Quelques heures plus tard, je me garai devant le


cottage que j’avais loué près du château de
Carlisle. Vaughn ne répondait pas au téléphone, et
j’étais prêt à cramer le monde entier. J’endosserais
un million de morts pour les protéger, Emilia et
lui. Tout ce que je demandais, c’était de savoir
qu’ils allaient bien à tout moment – rien de plus.
J’entrai dans le cottage, posai les clés sur l’îlot
central de la cuisine rustique ouverte sur la pièce
de vie, et repérai ma femme assise sur le canapé,
les bras croisés, un feu brûlant dans ses yeux bleu
paon.
Elle se leva et s’approcha de moi avec fureur.
J’ouvris la bouche, mon expression s’adoucissant
automatiquement en sa présence.
— Chérie. J’allais justement…
La gifle me surprit. Ce n’était pas la première
fois qu’Emilia me giflait. Mais cette fois-ci, je ne
savais pas ce que j’avais fait pour la mériter. Je la
regardai plus attentivement, et remarquai qu’elle
avait les larmes aux yeux et des cernes noirs. Le
reste de son visage était pâle comme un linge.
— Bébé…
Je fus bouche bée quand elle tomba à genoux et
enfouit son visage entre ses mains. Je me mis à sa
hauteur tandis que mon esprit rattrapait ses actes.
Le mot « non » s’inscrivit dans chaque cellule de
mon cerveau.
Elle ne pouvait pas savoir.
J’avais jeté le magazine, et elle n’avait pas été
en contact avec Harry dernièrement.
— Comment ai-je pu être si stupide ? gémit-
elle.
Elle savait.
— Et comment as-tu pu me cacher le
magazine ? Tu croyais qu’il allait se passer quoi ?
Bon sang, c’est ma faute. C’est moi qui ai fait ça à
mon propre fils. Comment peut-il me regarder ?
(Elle renifla.) J’ai mis un tableau de ses yeux
tristes devant sa chambre. Je suis un monstre.
— Tu n’es pas un monstre.
Je la pris dans mes bras, l’embrassai sur le
front, passai mes doigts dans ses cheveux.
— Tu es l’inverse d’un monstre. Tu guéris les
monstres. Tu embrases leur cœur et fait disparaître
le mauvais. Vaughn t’aime profondément. Moi
aussi. C’est pour ça qu’on ne pouvait pas te le
dire. Et je ne l’ai appris moi-même que
récemment.
— Il va bien ? demanda-t-elle d’une voix
étouffée.
Je sentis ma chemise trempée de ses larmes. Je
détestais la voir ainsi. Je tuerais d’autres Harry
Fairhurst à mains nues si cela pouvait la rendre
heureuse.
— Il va bien, dis-je avec une conviction que je
ne ressentais pas, parce que où était – il, bordel ! ?
Très bien. Il s’épanouit. Il est en bonne santé. Il
est amoureux.
Ses sanglots se calmèrent un peu. J’étais sur la
bonne voie.
— Et Harry ?
Elle détacha sa tête de mon épaule, et leva les
yeux pour me regarder.
Cela ne cessait jamais de m’épater, l’effet que
ses yeux avaient sur mon rythme cardiaque.
C’était un ange sans ailes – divine, sainte, mais
pas la prude qui vous donnait envie de la baiser
pour prouver qu’elle n’était pas parfaite.
Je passai mon pouce sur ses lèvres.
— C’est réglé, dis-je.
Elle ferma les yeux et inspira fébrilement.
— Est-ce que Vaughn…
— Non. Moi.
Je refusais de la laisser finir sa phrase, sachant
combien il lui était douloureux d’y penser.
— Vaughn est retourné auprès de sa petite amie,
Lenny. Il va bien.
Mensonge. Qui savait où était mon fils en ce
moment même ?
— On ne te l’a pas dit parce qu’on savait que tu
en assumerais la responsabilité.
— Je suis responsable.
Elle secoua la tête.
Je la fis taire d’un violent baiser.
— Non. Harry Fairhurst est responsable. Le
seul responsable d’un abus sexuel sur mineur est
l’agresseur lui-même. Vaughn était entouré par le
nec plus ultra des nounous lors des rares occasions
où il était hors de notre vue. Nous l’avons envoyé
dans les meilleurs établissements. Tu lui as donné
le maximum. Malgré ce qui lui est arrivé, il est
devenu un garçon qui aime sa mère si fort qu’il
n’a même pas osé te dire d’enlever ce stupide
tableau en face de sa porte. Voilà la marque que tu
as laissée sur lui, Em. Pas les dix minutes où il
était hors de ta vue. Pas la fois où il est allé à
Carlisle pour l’été après nous avoir suppliés de l’y
envoyer. Tu ne pouvais pas savoir.
Tout en parlant, je me rendis compte que, moi
non plus, je n’aurais pas pu empêcher ce qui était
arrivé.
Je ne pouvais pas endosser cette responsabilité,
parce que j’avais essayé de protéger mon fils avec
une férocité sans pareille. Je le savais, parce qu’on
avait aussi abusé de moi.
De manière bien différente, mais quand même.
— Le mieux qu’on puisse faire pour lui, c’est
faire comme si ce n’était jamais arrivé, comme si
tu ne savais pas. Accorde-lui cette dignité,
Em. C’est la chose la plus importante qu’un jeune
homme puisse avoir. Maintenant, rentrons, et
laissons les deux tourtereaux se remettre de tout
ça. Nous devons revenir voir son exposition, de
toute façon.
Je la soulevai et la ramenai à la maison.
Mon trophée.
Ma nana.
Mon cœur.
Mon tout.
27
Lenora

La cour en était remplie.


Des affiches de mon oncle Harry Fairhurst, tout
sourires, avec la légende : « Déchirez-moi si je
vous ai fait du mal. »
L’idée était de laisser les gens s’exprimer sans
leur demander de se manifester pour admettre une
chose encore considérée comme tabou dans notre
société. Pour moi, admettre qu’on vous avait
agressé sexuellement était courageux, mais je
comprenais que ce n’était pas à moi de juger la
manière dont les gens géraient leurs tragédies
personnelles.
J’avais imprimé cent cinquante copies de la
photo, que j’avais placardées partout dans le
château. Le lendemain matin, beaucoup d’affiches
avaient été déchirées. Certaines piétinées.
D’autres portaient désormais une moustache
d’Hitler, des cornes ou de l’acné.
J’avais passé toute la nuit à accrocher les
affiches. À l’aube, j’étais allée en ville à pied,
avais pris un café et une viennoiserie, et j’étais
rentrée au château. C’était là que j’avais vu le sort
qu’on avait réservé aux affiches.
Je passai la tête dans des salles de classe,
descendis dans la cave, et ouvris à la volée les
portes de l’étage du personnel.
Harry Fairhurst était introuvable.
Tout comme Vaughn Spencer.
Mon cœur battait à tout rompre. Je me dirigeai
vers le bureau de Harry, bien qu’il ait manqué le
cours qu’il était censé donner, et j’étais sur le
point d’ouvrir la porte quand des doigts
s’enroulèrent autour de mon épaule. Je tournai la
tête au moment où on me poussa dans son bureau
vide. La porte claqua derrière moi. C’était
Arabella, encore en pyjama, les cheveux en
bataille.
— Salut, racaille, dit-elle de sa voix fausse et
joyeuse.
Elle avait choisi le mauvais endroit et le
mauvais moment pour me chercher. J’étais sur les
nerfs, en guerre contre mon père, morte
d’inquiétude pour Vaughn et ce qu’il avait fait, et
bouillonnant de rage envers mon oncle. Elle
venait ajouter de l’huile sur un feu déjà flambant
et qui menaçait d’échapper à mon contrôle.
— Je pensais que c’était le bon moment pour te
dire que j’ai décidé de partir avant le début de
cette stupide expo. Raphael m’ennuie à mourir,
ton père est nul au lit, et Vaughn a disparu…
Je ne lui laissai pas le temps de finir sa phrase.
Je bondis sur elle comme un chat sauvage,
griffes en avant, et la poussai au sol. Elle tomba
dans un bruit sourd, un cri s’échappant de ses
lèvres pulpeuses. Je me mis à califourchon sur
elle, comme Vaughn l’avait fait avec moi de
nombreuses fois quand il voulait me désarmer.
Elle tendit les mains vers mon visage, et je plaquai
ses poignets au sol. Je n’arrivais pas à croire que
j’étais en train de faire ça. Je ne m’étais jamais
bagarrée (sauf si on comptait la gifle que j’avais
donnée à Arabella, déjà). Je n’osais pas imaginer
ce qu’en penseraient mes parents.
Mais tes parents ne sont pas là pour te juger.
Maman était morte, et papa se révélait être
quelqu’un que je n’avais aucunement envie
d’impressionner. Et puis, ça faisait longtemps que
ça devait arriver. Cela faisait un an et demi
qu’Arabella se moquait de moi et me persécutait
sans cesse.
Je me penchai en avant et respirai tout contre
son visage, essayant – et réussissant – à paraître
folle. Peut-être avais-je toujours dansé sur la ligne
invisible entre folie et désespoir.
— Tu cries, et je te ferai regretter d’être née
avec une bouche.
Elle me cracha au visage. Je sentis sa salive
chaude et épaisse me couler du menton dans le
cou. Je lâchai ses poignets et enroulai mes doigts
autour de son cou tout en redressant ma colonne
vertébrale, me penchant en arrière pour qu’elle ne
puisse pas atteindre mon visage.
Je lui serrai la gorge, l’adrénaline palpitant dans
mon sang comme une drogue.
— Tout le monde craque, Arabella. Même –
surtout – les vampires énervés. Maintenant dis-
moi, pourquoi tu me détestes autant ?
Elle ouvrit la bouche, mais je n’entendis que
des gargouillis étouffés. Son visage était cramoisi,
ses yeux larmoyants. Je voulais arrêter, mais je ne
pouvais pas. Soudain, je compris à quel point
Vaughn avait haï mon oncle. Je ne pouvais pas lui
reprocher de vouloir faire ce qu’il voulait faire à
l’homme qui lui avait arraché son innocence
quand il n’était qu’un petit garçon.
— Réponds-moi !
Je lui fracassai la tête sur le sol.
Elle m’avait frappée. Je n’avais jamais riposté.
Ne m’étais jamais défendue. Pas vraiment. Je me
contentais de lui répondre avec esprit pour qu’elle
se sente inférieure intellectuellement. Comme si
ça l’intéressait. Pour le bien que ça m’avait fait.
Arabella essaya désespérément d’enlever mes
doigts de son cou. Je finis par lâcher, et plaquai de
nouveau ses mains au sol. Son cou était marbré de
taches violettes et noires de dalmatien. Mes
empreintes. Je déglutis, refusant de m’attarder sur
ce que je lui avais fait.
— Pourquoi ! me hurla-t-elle au visage en se
tortillant comme un serpent entre mes jambes pour
se libérer. Parce que ton connard de père a eu une
liaison avec ma mère, et que maintenant ma
famille est éclatée et qu’on va tout perdre ! Voilà
pourquoi ! Parce qu’un jour il est venu chez nous
déposer Poppy, et qu’il n’est jamais reparti. Ma
mère est suicidaire. Mon père a disparu. Ma sœur
n’a personne. Tout ça à cause de toi et de ta
famille à la con. Tu aurais dû rester en
Angleterre ! rugit-elle en laissant sa tête tomber en
arrière, en sanglots.
Trop choquée pour comprendre réellement ce
qu’elle disait, je la laissai m’échapper. Mon corps
s’affaissa, et elle profita de ma surprise pour me
repousser.
Elle secoua la tête.
— T’es tellement dégueulasse. Comme si je
pouvais toucher à ton père. Mais je veux que
Poppy et toi rôtissiez en enfer. Vous avez
débarqué avec vos fringues et votre accent
stupides, et vous avez réduit en cendres tout ce
que je connaissais, tout ce que j’aimais. Vous avez
déchiré ma famille. Poppy a volé Knight. Tu as
Vaughn. Qu’est-ce qu’il me reste ? (Elle me
poussa, plus fort.) Rien !
— Alors mon père et toi… ?
J’essayais de comprendre ce qu’elle était en
train de dire.
— Rien, répondit-elle en levant les deux bras
en l’air. Ton père et moi ne sommes rien. Mais ma
mission ici est terminée. Il est malheureux. Tu
deviens folle. Poppy a perdu Knight, la seule
chose à laquelle elle tenait aux États-Unis. Et
Vaughn ? Tu es folle de croire qu’il ne te quittera
pas, si ce n’est pas déjà fait. Il n’est pas comme
les autres.
Affalée au sol, je la regardai se lever
péniblement. Elle s’essuya le visage, et se toucha
le cou, grimaçant en sentant les ecchymoses.
— Je suis désolée que ta famille se désagrège,
Arabella.
Je l’étais, sincèrement. La compassion ne
coûtait rien. Je savais ce que c’était, de voir sa
famille s’effondrer sans rien pouvoir faire. Je ne le
souhaitais à personne – pas même à mes ennemis.
Tout à coup, je compris.
Papa n’avait pas touché Arabella.
Il avait fini par tourner la page et avait eu une
liaison, oui.
Et Arabella n’avait pas tort : Vaughn n’était pas
comme les autres garçons. Est-ce qu’il me
quitterait ? Franchement, c’était déjà fait.
Arabella souffla et jeta ses cheveux par-dessus
son épaule, son habitude quand elle faisait mine
de ne pas être contrariée.
— Ouais, c’est ça, Lenny. J’ai pas besoin de ta
pitié.
Lenny. Pas Drusilla, ni Vampirina. C’était
nouveau.
— Tu n’as aucune idée de ce que c’est d’être
moi, ajouta-t-elle.
— Ah non ?
Je me levai, m’appuyai contre le bureau de mon
oncle. J’avais la tête qui tournait – il s’était passé
tant de choses en si peu de temps.
— J’ai perdu ma mère une semaine avant
d’avoir mes premières règles. Je n’avais personne
à qui en parler. Poppy était si affectée qu’elle n’a
pas quitté sa chambre pendant les quatre mois qui
ont suivi. Je mettais du papier toilette dans ma
culotte pour absorber le sang tous les mois,
jusqu’à ce que je trouve les serviettes hygiéniques
de Poppy un jour. Pendant un an, je me réveillais
tous les jours en pensant voir ma mère, avant de
me rappeler qu’elle était morte. J’ai détesté mon
père en secret pendant longtemps parce que ce
n’était pas lui qui était mort. Il était celui dont
j’avais le moins besoin.
Elle déglutit et détourna les yeux, regardant
fixement le mur où se trouvait autrefois un tableau
de Harry.
— Je suis restée ici et j’ai laissé mon père et ma
sœur déménager parce que le jour où ma mère est
morte est le jour où nous avons cessé d’être une
famille et sommes devenus un homme et ses deux
filles. Plus rien n’avait d’importance. Je ne me
sentais plus liée à rien, à personne.
— Désolée, marmonna Arabella en se mordant
les joues.
— Ce n’est pas ta faute. Je suis venue à All
Saints High avec une dent contre Vaughn Spencer.
(Je m’abstins d’entrer dans les détails.) L’eye-liner
noir, les cheveux, les piercings et les histoires de
mes folles vacances brésiliennes n’étaient qu’un
écran de fumée. Manifestement, ça n’a pas suffi.
— Manifestement.
Elle leva les yeux au ciel, et je ris.
Il fallait que je sorte d’ici. Que je trouve
Vaughn et Harry. Que je parle à mon père. Que je
m’assure que je ne m’étais pas attiré trop d’ennuis
en placardant ces affiches partout.
J’avançai vers elle, effleurant son bras du bout
des doigts. Elle leva les yeux, surprise, un petit cri
s’échappant de sa gorge meurtrie.
— J’espère que tout s’arrangera quand tu
rentreras, dis-je malgré tout, d’un air grave. On en
a bavé toutes les deux, et j’espère qu’on s’en
sortira. Je pense qu’on le peut, Arabella. Je crois
que le meilleur est à venir.
— J’espère… (Elle se tut, ferma les yeux.)
J’espère que tu t’en sortiras aussi, ou voilà, quoi.
Je ris et secouai la tête.
— Je prends.
Nous sortîmes toutes les deux en clopinant dans
des directions opposées.

* * *

Je passai l’heure suivante à chercher Vaughn


partout. J’essayai de l’appeler sur son téléphone
portable. Je tombai directement sur la messagerie.
Épuisée, je montai dans ma chambre en rampant
presque, me jetai sur le lit, et fermai les yeux.
— Pas si vite, lança une voix tonitruante. Il faut
qu’on parle.
— Papa ? murmurai-je.
Il sortit de l’ombre, l’air bougon. Il faisait
tellement plus vieux qu’avant mon anniversaire.
Avant notre querelle. Avant que chacun se retire
dans son coin du monde, ignorant l’existence de
l’autre.
Je voyais à présent qu’il ne savait pas ce qui
m’avait énervée, et je n’avais pas compris
pourquoi il n’était pas venu demander pardon en
rampant.
Ce n’était qu’un malentendu, dont nous aurions
pu discuter, si ce n’est que nous ne
communiquions pas. À aucun moment. Pas
vraiment. Parler de nos sentiments n’avait jamais
été notre fort, surtout depuis la mort de maman, et
aujourd’hui nous le payions.
Je sentis mon lit se creuser et retins ma
respiration, le poids me sembla familier soudain.
Des souvenirs de centaines de nuits où il s’était
assis à mes côtés pour me lire une histoire ou me
raconter une légende grecque me revinrent à
l’esprit. Ma gorge se serra d’émotion.
— Lenny.
Je pinçai les lèvres pour ne pas pleurer.
— J’aurais dû venir plus tôt, ma chérie.
Je sentis le matelas bouger sous moi comme il
secouait la tête. Tout chez lui était massif,
imposant, hors du commun – même ses
sculptures. Peut-être que c’était ça le problème.
Mon père avait toujours été si extraordinaire à
mes yeux que je l’avais réduit au néant avant de
pouvoir le voir comme une personne complexe,
faillible. Comme un égal. Un être humain.
Sans un mot, je me triturai les doigts pour
m’occuper les mains.
— Je voulais que tu saches… Tu as parlé de…
avec Mlle Garofalo…
— Je me suis trompée de Garofalo, soupirai-je
dans l’obscurité, sentant mes épaules s’affaisser.
Je sais. Elle m’a mise au courant. Une femme
mariée, hein ?
Mais il n’y avait aucune énergie dans mon
jugement. Je me sentais molle de désespoir.
Fatiguée.
— Est-ce que ça changerait quelque chose si je
disais que je me sentais seul ? demanda-t-il.
Je sentis l’abattement dans sa voix. Je secouai
la tête, sachant qu’il en sentirait le mouvement sur
le matelas.
— Je suis dévasté par la décision que j’ai prise.
La « décision », remarquai-je. Pas l’erreur. Le
diable était dans les détails, et mon père croyait
encore qu’il avait besoin que ce qui était arrivé
arrive – peut-être pour se sentir homme, et pas
seulement artiste.
Ce qu’il avait fait était terrible, mais pas
impardonnable. Pour moi, en tout cas. Sa fille. Je
n’avais pas le choix. Je n’étais pas sa femme. Il
n’avait pas de femme. Ce n’était pas moi qu’il
avait trahie.
— Ce n’est pas la seule décision dévastatrice
que j’ai prise après notre déménagement à Todos
Santos.
— Ah ? demandai-je.
Il se rapprocha de moi, s’adossant au mur. La
chaleur me monta au visage quand je pensai à tout
ce que ce lit avait vu récemment. Vaughn en
menottes. Vaughn et moi faisant l’amour. La
chambre était imprégnée de lui, chaque
craquement du parquet était comblé de
Vaughnitude. Le soupçon de son parfum frais
s’accrochait encore aux murs. Ses rares sourires
étaient inscrits sur mon plafond. Je me demandai
si papa sentait qu’il était là, avec nous.
— J’ai donné le stage à Vaughn, pas parce qu’il
le méritait, vois-tu. Je lui ai donné parce que je
savais que tu ne voulais pas tomber amoureuse –
tu ne l’as jamais voulu –, pensant que c’était plus
sûr et que tu serais plus heureuse. Je ne pouvais
pas prendre ce risque, te voir mener une vie
solitaire. Je suis seul, et cela me tue, Lenny. Alors
je l’ai fait venir ici.
Je m’étranglai sur mon propre souffle, et
toussai.
— Tu…
— Non. S’il te plaît. Ne me gronde pas, ne me
demande pas pourquoi lui. Il y avait quelque
chose dans l’air quand vous vous retrouviez dans
une pièce – n’importe quelle pièce, depuis
l’enfance –, quelque chose d’électrique, comme
les secondes précédant le moment où ta main
touche le matériau pour créer un chef-d’œuvre. Il
y avait de la magie entre vous, une magie
inextricable. Je voulais la détisser fil par fil
jusqu’à la découdre entièrement. Ta mère aussi
l’avait remarquée, le jour où Vaughn t’a donné du
brownie en douce.
J’en fus bouche bée. Je vis les coins de la
sienne se relever, malgré l’obscurité qui baignait
ma chambre.
— Elle te surveillait toujours, Lenny, comme un
faucon.
— Oui, murmurai-je. Bon sang, c’est vrai.
— Elle me manque tellement. Dans un moment
de faiblesse, j’ai cru pouvoir me noyer en
quelqu’un d’autre pour combler le vide atroce
qu’elle a laissé dans ma vie. C’était la pire
décision de ma vie, avec celle de choisir Vaughn
pour que vous puissiez être ici tous les deux et
tomber amoureux. Mais au final, tout n’est pas
perdu.
J’attendis patiemment qu’il lâche la bombe qui
arrivait.
— La place à l’exposition de la Tate Modern est
pour toi. Vaughn s’est retiré, annonça-t-il.
Je ne pouvais plus respirer.
C’était une sensation étrange, pénible. J’essayai
d’aspirer de l’air dans mes poumons, mais j’étais
incapable d’ingérer le moindre oxygène. Mon
corps le rejetait. Il semblait rejeter l’idée même de
respiration.
— Vaughn m’a parlé de ton assemblage, il a dit
qu’il était magnifique et bien plus méritant qu’un
autre vulgaire bloc de pierre. Je suis d’accord avec
lui sur ce point. Il a fait ses bagages et est parti tôt
ce matin. Je suis vraiment désolé, ma chérie.
— Où est-il parti ?
Je me levai d’un bond pour remuer papa par les
épaules.
Il secoua la tête.
— Il ne l’a pas dit. Je ne crois pas qu’il veuille
qu’on le retrouve, Lenny. Mais j’ai trouvé cette
lettre sous ta porte quand je suis entré.
Il plongea la main dans sa poche et me donna
une enveloppe. J’avais envie de hurler.
Comment avait-il pu le laisser partir ?
Comment avait-il pu me laisser – non, me
forcer – à tomber amoureuse de Vaughn, puis ne
rien faire alors qu’il me quittait ?
Mais il n’avait jamais eu l’intention que
Vaughn parte, si ?
Puis l’inévitable m’accabla, aussi lourd que les
rochers contre lesquels Vaughn se battait pour
créer de l’art.
J’étais amoureuse de lui, n’est-ce pas ?
Il était psychotique, imprévisible, excentrique,
et pas du tout aimable… et je l’en aimais encore
plus. Parce que je savais qu’il était condamné.
Qu’il en avait besoin.
Notre amour était tellement plus que de
l’amour. Il nous dépouillait d’orgueil, de colère,
de haine et de doutes. Nous étions à nu, beaux et
purs quand nous étions ensemble.
Et maintenant, il est parti.
Je serrai la lettre dans ma main, le poing
tremblant. Le reste aussi. Je perdais la tête.
Papa se leva et posa ses lèvres sur mon front.
— Ces derniers mois, je t’ai laissé le temps de
te comprendre toi-même, Lenny. Mais je ne suis
jamais parti. J’ai toujours été là. Toujours aimant,
espérant, priant. C’est mieux d’avoir aimé et
perdu que de ne pas avoir aimé du tout. Je t’aime
maintenant. Comme avant. Toujours.

Len,

La première fois que je t’ai vue, tu lisais


un livre, adossée à la fontaine. Ça a été
un moment percutant de ma vie. Pas
parce que tu étais jolie (tu étais très
jolie, mais aussi très jeune – je ne crois
pas qu’on s’appréciait comme
aujourd’hui), mais parce que je me
rappelle avoir été choqué par la
couverture.
C’était un livre fantastique. Ce qui veut
dire que la couverture était pleine de
couleurs, de silhouettes, de visages. La
composition n’allait pas du tout. Ça
m’a fait grimacer. Elle m’offensait sur
un plan personnel. Je pense que c’est à
ce moment-là que j’ai pris conscience
que je voulais créer de belles choses
symétriques.
Que j’ai découvert que j’allais être un
artiste, comme ma mère.
Puis j’ai levé les yeux et j’ai vu ton
visage, et lui non plus il n’était pas
symétrique (j’espère que ça ne t’offense
pas).
Tu avais des yeux immenses et tout le
reste était petit, ce qui te donnait
presque l’air d’un bébé. Tu avais un nez
pointu, des lèvres fines. Des cheveux
blonds avec des boucles qui n’étaient ni
parfaites ni soigneusement coiffées.
Pourtant, curieusement, tu étais plus
belle que toutes les filles que j’avais
rencontrées.
Je suis tombé plus tard sur une citation
d’Edgar Allan Poe qui donnait du sens
à tout ça : il disait qu’il n’existe pas de
beauté superbe sans un peu d’étrangeté
dans ses proportions.
Ça expliquait pourquoi je devais te
parler, alors que ce n’était pas dans ma
nature de parler à quelqu’un sans avoir
une bonne raison. Je me suis approché
de toi, jetant une ombre sur ton visage,
bloquant la lumière du soleil. Je me
souviens du moment où tu as levé la tête
pour me regarder, parce qu’une fois que
tu avais croisé mon regard je ne pouvais
plus détourner les yeux.
Ce n’était pas un sentiment agréable, ni
excitant. C’était terrifiant. Je t’ai donné
un brownie parce qu’il fallait que je
fasse quelque chose. Mais quand j’ai dû
manger ma part, j’en étais incapable.
J’étais trop nerveux pour manger.
Depuis ce jour, j’ai cessé de manger
devant les autres de manière générale.
Je me demandais sans cesse où tu étais,
si nous nous reverrions, et, aussi fou
que cela puisse paraître, j’ai toujours
eu la sensation qu’on se recroiserait.
Tu n’es jamais venue.
Jusqu’à ce que tu viennes.
Jusqu’à ce que tu te pointes au lycée.
Je mentirais si je disais que je n’ai pas
été surpris que tu ne déménages pas en
même temps que Poppy et Edgar. Je l’ai
pris comme un affront. N’étais-je pas
assez bien ? Est-ce que je t’écœurais ?
Te dégoutais ?
Tu étais pure, belle, talentueuse, et bien
installée dans ton propre petit monde
d’art, de livres et de musique. J’étais
déchiré, à des kilomètres de toi, dans
une ville balnéaire que je détestais,
gamin qui avait vu et ressenti plus de
choses qu’il n’aurait dû.
Une partie de moi voulait que nos
mondes se percutent pour que je puisse
faire éclater le tien et le réduire en
miettes, et une autre voulait qu’on ne se
revoie jamais.
Puis tu es venue.
Rebelle, exaspérante, et échappant
complètement à mon contrôle.
Tu m’as touché jusqu’à la sauvagerie à
une époque où rien ne pouvait
m’émouvoir.
Tu dois comprendre, Len, que la haine
est la pulsion la plus parfaite de la
nature. Elle est renouvelable et
réutilisable à l’infini, et nourrit les gens
bien mieux que l’amour. Pense au
nombre de guerres qui se sont déclarées
à cause de la haine, et celles qui sont
dues à l’amour.
Une.
Il n’y a qu’une seule guerre dans
l’histoire du monde qui s’est déclenchée
à cause de l’amour.
C’est la guerre de Troie, dans la
mythologie grecque.
Ce qui nous ramène à zéro.
C’est la logique que j’ai toujours suivie
et, putain, ça a fonctionné à merveille.
Je te détestais parce que je devais
ressentir quelque chose pour toi, et
l’inverse de la haine était hors de
question. Ce n’était pas envisageable.
Tomber amoureux d’une fille qui me
détestait et pensait que j’étais un
monstre tueur de méduses et que j’avais
eu une relation avec un homme d’âge
mûr ? Non merci. Ton visage à lui seul
me faisait perdre mes moyens, j’ai donc
dû être inventif. Pour mordre plus fort.
Notre histoire était singulière, en
suspens, et toujours sur la corde raide
entre amour et haine.
Mais nous avons toujours été quelque
chose, Len.
Nous serons toujours quelque chose.
Peut-être que tu tourneras la page, que
tu épouseras quelqu’un d’autre et que tu
auras des enfants et vivras heureuse,
mais tu n’en auras jamais complètement
fini avec moi. Et c’est le seul petit
plaisir que je m’accorde. C’est ma
moitié de brownie. C’est mon petit
moment d’été parfait dans le sud de la
France, à contempler pour la première
fois le visage de la fille que j’aimerais
toujours.
Parce que oui, Lenora Astalis : entre
nous, c’est de l’amour. Ça a toujours été
de l’amour. De l’amour avec beaucoup
de masques de bal, de revirements
tordus et d’affreuses vérités.
Je ne sais pas où j’irai à partir de là,
mais je souhaiterais que tu y sois.
Le stage a toujours été à toi.
J’ai fait chanter Harry pour l’avoir dès
mes treize ans, dans la chambre noire.
Comme ton père avait le vote décisif, je
l’ai convaincu de lui donner quelque
chose en échange. Tu as toujours été la
préférée d’Alma. Elle t’a choisie, mais
Harry et Edgar constituaient la
majorité.
Ainsi, il semble normal, puisque le stage
aurait dû te revenir, que ce soit toi qui
exposes ta sculpture à la Tate Modern.
Elle est méritante et belle, comme toi.
J’aimerais être assez fort pour ne pas
faire ce que j’ai besoin de faire.
J’aimerais pouvoir finir avec la fille.
Parce que, Len, c’est toi.
Tu es cette fille.
Mon havre.
Mon bonheur asymétrique.
Mon poème d’Edgar Allan Poe.
Tu es mes Smiths, et mon livre
fantastique préféré, mon brownie et mes
vacances d’été. Il n’y aurait jamais
personne d’autre comme toi.
Et c’est exactement pour ça que tu
mérites mieux que moi.
Avec tout mon amour,

Vaughn
28
Lenora

Les semaines précédant l’exposition avaient été


si intenses que j’étais parfois surprise de ne pas
avoir oublié de respirer. J’avais en revanche
oublié de manger et de dormir.
Papa et Poppy me soutinrent tout du long,
dégageant du temps sur leur propre planning pour
me venir en aide. C’était comme s’ils pouvaient
voir le trou que Vaughn avait laissé dans mon
cœur quand il avait fait ses bagages et s’était
volatilisé. Ils ne parlaient jamais de lui. Vaughn
flottait dans les airs, suspendu aux ficelles d’un
espoir cruel et d’une impossibilité tragique. Le
chagrin d’amour avait un goût amer, qui explosait
dans ma bouche chaque fois que j’essayais de
sourire.
Je travaillais en pilote automatique, mettant les
touches finales à mon assemblage. J’avais
rencontré des conservateurs, designers et
commissaires d’exposition. J’avais signé des
contrats et souri à des appareils photo, et expliqué
mon travail à des gens qui poussaient des
« ouuuh » et des « aahh ». J’avais eu des
interviews, avec Pope et d’autres jeunes artistes,
avec des magazines, des journaux locaux, et
même la BBC.
Pope venait me voir tous les deux jours, le
visage taché de peinture et de triomphe.
Son œuvre était réussie.
Très réussie.
Nous partagions un kebab et buvions de l’Irn-
Bru en élaborant des projets pour l’avenir.
L’exposition se concentrait sur les jeunes artistes
les plus prometteurs au monde, et j’étais excitée
d’en faire partie. Papa avait beau m’assurer que
j’avais gagné ma place à la loyale, le doute me
rongeait chaque fois que je posais les yeux sur ma
création.
Je n’étais pas censée exposer.
J’étais une remplaçante de dernière minute, un
second choix, un bouche-trou.
Et ce n’était pas la seule raison pour laquelle
j’avais un creux dans le ventre en permanence.
Trois jours après que Vaughn m’avait anéantie
avec sa lettre, on apprit que Harry Fairhurst s’était
suicidé dans sa maison de St. Albans.
Sa mort fut reçue par un silence froid et
troublant de la part de ses collègues, ses amis
proches et ses fans. Peu de temps avant qu’il soit
retrouvé mort dans sa baignoire, baignant dans
son propre sang, des étudiants de Carlisle Prep,
anciens et actuels, avaient eu le courage de se
manifester pour dénoncer ses abus sexuels.
Dominic Maples, actuellement en dernière
année, avait mené la pétition contre lui.
Apparemment, les affiches que j’avais
placardées partout, conjointes à l’expérience
traumatique impliquant mon oncle, avaient
encouragé la décision de Dominic. Il avait
expliqué aux journaux qu’il y avait quelque chose
de libérateur à voir le visage de Fairhurst sur
papier troué, abîmé et couvert de peinture, jusqu’à
ne plus être reconnaissable. Cela lui donnait l’air
moins puissant, humain. Je songeai alors que le
faux statut de dieu incombait à nombre de mortels,
et que presque aucun ne profitait du pouvoir qui
venait avec.
Vaughn Spencer, par exemple.
Alors que Poppy refusait de croire aux preuves
qui s’accumulaient contre notre oncle et tenait à
assister aux funérailles intimistes, mon père
semblait furieux et écœuré par son cousin. Il
refusait de parler de lui. Nous choisîmes tous deux
de n’assister à aucun hommage et de ne participer
à aucuns préparatifs.
Père n’était pas stupide. Il avait dû faire le lien
avec la disparition de Vaughn. Malgré tout, il ne
remit jamais en question le suicide de Fairhurst.
Mais je savais.
Je savais que Fairhurst ne s’était pas donné la
mort.
Pour mettre fin à sa vie, il fallait d’abord
éprouver de profonds regrets, de la culpabilité ou
de la peine. J’avais grandi auprès de mon oncle. Il
ne s’était jamais senti mal dans sa peau de serpent.

La semaine précédant l’exposition, mon œuvre


et le tableau de Pope furent expédiés à la Tate
Modern. Je rangeai toutes mes affaires et dis au
revoir au château de Carlisle pour la dernière fois.
Je rendis ma clé à Mme Hawthorne, offris des
fleurs aux membres du personnel, détruisis ma
carte étudiante et ma carte de cantine, et jetai ma
cape. Cette irrévocabilité me terrifiait. Je n’allais
plus jamais vivre ici. Je viendrai en visite, peut-
être, mais pas souvent, et je n’allais plus parcourir
les couloirs avec la même assurance qu’autrefois.
Je n’avais aucune envie de revenir en tant que
professeure. Cette idée me paralysait. Je ne
voulais pas enseigner, je voulais créer.
Papa nous conduisit à notre maison
d’Hampstead Heath, où j’allais vivre jusqu’à ce
que je trouve mon prochain emploi. Comme
beaucoup d’artistes, je ne fis pas le choix d’études
supérieures. J’avais tous les outils dont j’avais
besoin grâce à mes études à Carlisle Prep, et je
croyais en l’autodidaxie. Je voulais travailler dans
une galerie, et espérais décrocher un stage avec
une personnalité créative et patiente.
Ma vie était lancée, et pourtant l’existence avait
perdu sa saveur – comme si j’essayais de courir
sous l’eau.
— Cite-moi trois choses : une positive, une
négative et une chose que tu espères, me demanda
papa au milieu des bouchons, pianotant sur le
volant de son AC Ace/Cobra vintage.
Je tournai la tête, tapotant le rebord de la
fenêtre. C’était dur de penser à autre chose que
Vaughn. Il inondait mes pensées.
— Une positive : je suis excitée pour demain.
Une négative : je suis morte de trouille pour
demain. Une chose que j’espère…
Je me tus.
Le retour de Vaughn.
Mais je savais que cela n’arriverait pas. Il avait
dit qu’il disparaîtrait après avoir tué Harry
Fairhurst, qu’il refusait de contaminer ma vie avec
le sang qu’il aurait sur les mains. Et c’était un
homme de parole. Il me fallait l’accepter. Même
s’il était fou de penser que je pourrais réellement
tourner la page avec un autre homme.
— Je n’espère rien, conclus-je à voix basse.
Plus rien n’avait d’importance. Un voyage sans
Vaughn ne valait pas la peine d’être entrepris. Je
voulais qu’il défie chacun de mes actes, qu’il me
surprenne sans cesse. Qu’il me rende folle. Qu’il
me donne ses rires, ses pensées, son sang.
Cela ne voulait pas dire que je n’allais rien faire
de ma vie. Mais cet arrière-goût de néant, que je
ressentais depuis quelques semaines, allait me
pourchasser jusqu’à la tombe. J’en étais certaine,
si certaine que c’en était déprimant.
Rien ne serait jamais aussi bon que ces
brownies et ce chocolat.
J’aurais dû savoir qu’ils n’étaient pas divins par
le miracle d’une recette secrète – il me les avait
envoyés de boutiques différentes, de pays
différents, même. Ils étaient divins parce que je
savais, inconsciemment, qu’ils venaient de lui.
Vaughn continua à m’envoyer des chocolats et
des brownies après son départ, mais je cessais de
les emporter dans ma chambre. En toute
honnêteté, c’était un soulagement de déménager
dans un endroit où il ne pourrait plus en envoyer.
Il ne connaissait pas mon adresse personnelle.
— Cela m’attriste de l’entendre, dit papa en
faisant claquer sa langue, son pouce caressant le
volant.
Nous avions eu beaucoup de conversations
personnelles depuis le départ d’Arabella. Son père
était venu la chercher à Carlisle – je les avais vus
se prendre dans les bras depuis ma fenêtre, en
pleurs. J’espérais qu’il était dans une meilleure
disposition mentale, qu’il pourrait être là pour ses
filles, plus que mon père après la mort de ma
mère.
— Je trouverai mon rythme, mentis-je, avec
l’envie irrépressible de descendre une bouteille de
gin.
Je comprenais les alcooliques à présent.
L’indolence était bien supérieure à la souffrance.
— Je sais bien.
Papa hocha la tête et se mit à parler de la météo.
Je posai ma tête contre mon siège et fermai les
yeux pour me laisser dériver.

Je portais une robe en laine noire à épaule


asymétrique avec une jupe en tulle noir. Elle
m’avait été envoyée en express par Emilia
LeBlanc-Spencer la veille de l’exposition, et le
paquet contenait une note qui me donna envie de
l’appeler pour lui demander la signification de ce
présent inattendu.

Lenora,
« Aucun acte de bonté, même petit, n’est jamais
perdu. »
– Ésope
Merci d’avoir donné à mon fils un foyer loin de
chez lui. Vous avez abattu ses murs, tout en lui
offrant un abri. Je vous suis à jamais redevable.
Emilia LeBlanc-Spencer

Bien que je me sois trouvée au même endroit


que cette femme à plusieurs reprises au fil des ans,
nous n’avions jamais été officiellement
présentées. Pour moi, elle était une peintre célèbre
et la mère de Vaughn. Je connaissais sa galerie de
Los Angeles et avait admiré son art de loin (et son
fils de près). Pourquoi m’avait-elle contactée ?
Vaughn avait-il échangé avec elle depuis sa
disparition ? Lui avait-il parlé de moi ?
Cette idée m’emplit du pressentiment idiot que
je lui manquais, qu’il pensait à moi. Qu’il avait
peut-être changé d’avis, finalement. Les livraisons
matinales de douceurs semblaient presque être une
habitude à ce stade ; était-ce sa façon de
s’excuser ?
Peut-être sera-t-il à l’exposition. Mon esprit
s’aventurait en territoire dangereux : l’espoir.
Chaque jour qui passait ternissait de doute la
déclaration d’amour de sa lettre. Mais revêtir la
robe qu’Emilia m’avait envoyée, c’était comme
me lover dans ses bras. J’aurais juré qu’elle portait
son odeur.
Elle était gothique, chic, et ravissante.
Noël imprégnait l’atmosphère, comme un fruit
trop mûr. Un doux parfum de pâtisseries flottait
dans l’air frais de Londres, et des lumières
blanches et rouges décoraient la capitale comme
des rubans. La Tate Modern était un genre de
boîte marron sur la rive sud de Londres. Ce n’était
pas aussi beau et huppé que la Tate Britain, mais
aujourd’hui elle était parfaite à mes yeux.
Poppy me tenait par la main, et papa passa un
bras autour de mes épaules tandis que nous
traversions Turbine Hall pour rejoindre la salle
d’exposition. Dès que j’entrai, je repérai mon
œuvre. C’était impossible de ne pas la voir. Elle
avait été placée au centre de la pièce, entourée par
les autres œuvres d’art, dont la plupart étaient
poussées contre les murs blancs.
Avec son éclat cristallin et ses couleurs vives, le
visage de métal me défiait en silence. Le jaune
indien de sa cape rivalisait avec le rouge rubis de
sa couronne d’épines ensanglantée. Il était vivant,
mortel et divin.
Mon dieu en colère.
Mon cœur se mit à battre plus fort quand je me
rendis compte qu’un groupe de gens orbitaient
autour, l’observant. Certains lisaient le petit
panneau explicatif en dessous.

DIEU EN COLÈRE / ASSEMBLAGE /


LENORA ASTALIS
MATÉRIAUX : CLOUS, BOIS, ÉPINES,
PAPIER, TISSU, MÉTAL, VERRE,
PLASTIQUE, CHEVEUX, SANG

MOT DE L’ARTISTE : QUAND J’AI


COMMENCÉ À TRAVAILLER SUR CET
ASSEMBLAGE, JE NE SAVAIS PAS CE QU’IL
REPRÉSENTAIT POUR MOI. JE VOULAIS
IMMORTALISER LA FÉROCITÉ DÉPRAVÉE
D’UN BEL HOMME AVANÇANT
CONSCIEMMENT VERS SON PROPRE
TRÉPAS. LE TITRE, DIEU EN COLÈRE,
VIENT DE « PÉCHEURS ENTRE LES MAINS
D’UN DIEU EN COLÈRE », SERMON ÉCRIT
PAR LE THÉOLOGIEN CHRÉTIEN
JONATHAN EDWARDS ET PRÊCHÉ À SA
CONGRÉGATION À NORTHAMPTON EN
1741. ON DIT QU’EDWARDS FUT
INTERROMPU DE NOMBREUSES FOIS
PENDANT LE SERMON PAR DES
PERSONNES DEMANDANT : « QUE DOIS-JE
FAIRE POUR ÊTRE SAUVÉ ? »
QUE FEREZ-VOUS POUR ÊTRE
SAUVÉ ?
IRIEZ-VOUS JUSQU’À PERDRE
L’AMOUR DE VOTRE VIE ?

— La voici, la star du jour.


Alma Everett-Hodkins enroula ses doigts fins et
ridés autour de mon poignet et me tira dans la
foule de professionnels en noir à l’air sophistiqué.
— Je l’ai remarquée quand elle n’avait que huit
ans.
Alma sourit d’un air entendu, papa et Poppy
debout à mes côtés, une coupe de champagne à la
main et un sourire fier aux lèvres. J’aurais tué
pour avoir un verre, mais je devais rester pro, et,
malheureusement, sobre. Les gens me posaient
des questions sur mon œuvre et m’en donnaient
leur interprétation. Je répondis
consciencieusement, essayant de m’accrocher à ce
moment, d’être là, de faire l’expérience du
présent, et de chasser Vaughn de mes pensées – au
moins pour la soirée. C’était le summum de ma
jeune carrière, le moment de visibilité que j’avais
tant attendu. Ce n’était pas juste qu’il le vole sans
même être là.
Sans même essayer.
Pope était de l’autre côté de la pièce, devant son
gigantesque tableau, en train de parler à un groupe
de jeunes artistes. Il y avait beaucoup d’œuvres
d’art dans cette exposition, mais la plupart des
gens gravitaient autour de ma statue. J’étais
submergée de fierté. Peut-être étais-je vraiment
douée après tout.
Je tendis le cou, cherchant bêtement Vaughn
dans la foule, mais il n’était pas là. Je me faisais
des films ; il était difficile de ne pas espérer qu’il
débarque à bout de souffle, comme dans les films,
transi d’amour avec un sourire à la Hugh Grant et
un monologue mal assuré mais charmant qui ferait
fondre le cœur de tout le monde, y compris le
mien.
— Aviez-vous quelqu’un en tête quand vous
avez sculpté le visage ? demanda une magnifique
femme aux yeux bleus et chignon châtain, dont les
pointes étaient teintes en rose cendré.
Elle tenait un verre de vin au creux d’une main.
Je me tournai vers elle, et souris.
— Pourquoi cette question ?
— La ligne des pommettes, dit-elle en
désignant la statue de sa main tenant le verre. Les
sourcils hauts, le large front, le menton fort – c’est
symétrique, presque trop, plus que le roi David.
Presque une beauté divine. Il est difficile de croire
qu’un homme pareil existe.
Elle se tapota les lèvres, l’air songeur. Elle
m’était familière, mais je n’arrivais pas à la
resituer. Je m’en rappellerais si je l’avais déjà
rencontrée.
— Oh ! il existe, répondis-je en passant mon
doigt sur son visage froid, métallique.
— Je sais.
Elle se tourna face à moi, cherchant mon
regard.
— C’est mon fils.
Nous nous figeâmes toutes les deux tandis que
j’enregistrais l’information. Mon corps se mit à
fourmiller et mon cœur à battre la chamade.
— Emilia ?
Elle me prit dans ses bras, comme si s’étreindre
était la chose la plus naturelle que deux étrangères
puissent faire. Je luttai pour me maîtriser, sachant
que mes larmes prévoyaient déjà de faire une
grande entrée. J’avais tant de choses à lui
demander, et pourtant j’étais incapable de parler.
Elle posa ses mains sur mes joues, et me sourit.
Elle avait un sourire charmant. Non seulement
parce qu’il était esthétiquement séduisant, mais
parce qu’il traduisait sa gentillesse. Je comprenais
pourquoi Baron « Vicious » Spencer était si
follement amoureux d’elle. On parlait dans toute
la haute société de Todos Santos de la vénération
qu’il lui portait, et du jardin de cerisiers qu’il avait
aménagé pour elle dans leur propriété. Elle avait
cette qualité qui poussait les gens à faire des folies
pour lui faire plaisir – un pouvoir invisible.
— Comment allez-vous ? demanda-t-elle.
Je ne pouvais pas mentir.
— Je suis inquiète. Il va bien ?
Je baissai la voix pour que personne ne nous
entende.
Certaines personnes se dirigèrent vers d’autres
pièces de l’exposition, mais la plupart attendirent
patiemment que nous ayons fini de parler pour
pouvoir m’aborder. Je trouvai la situation étrange.
Tout l’intérêt de faire de l’art était de ne pas avoir
à l’expliquer.
Elle sourit, mais ne dit rien. Elle me tira
derrière l’assemblage pour que personne ne nous
voie ni ne nous entende.
— Lenora, vous êtes sur le point de recevoir
une myriade de propositions de galeristes d’ici
environ deux minutes, mais je voulais être la
première à vous proposer une place dans ma
galerie de Los Angeles. Vous n’êtes pas obligée de
me répondre tout de suite, bien sûr, mais je serais
très heureuse de travailler avec vous. Et je
voudrais en profiter pour vous remercier encore
pour tout ce que vous avez fait pour Vaughn.
Je déglutis.
— Sera-t-il là ? À Los Angeles ?
Je détestais mon ton désespéré, et de montrer
qu’il me tenait encore tant à cœur. Non. En réalité,
je détestais que Vaughn soit tout ce qui me tienne
à cœur. À ce moment, je ne considérai pas ce
travail dans sa galerie pour tout son prestige, son
importance, et la belle expérience qu’il
constituerait.
Emilia secoua la tête.
— Je suis désolée, ma belle. L’amour est
farceur. Il fait tourner en bourrique, n’est-ce pas ?
Je baissai la tête.
— Oui.
— La douleur finira par disparaître.
— Comment le savez-vous ?
— Je l’ai ressentie aussi, autrefois.
Je serrai sa main dans la mienne.
— D’accord. J’y songerai. Merci.
Elle m’embrassa sur la joue, et s’éloigna.
Le reste de la soirée fut trouble. On me fourra
des cartes de visite dans la main, on me demanda
mon numéro, mon adresse mail, mon prix. Quand
arrivèrent 22 heures, mes jambes tremblaient
d’épuisement.
Je m’appuyai contre Poppy pour tenir debout,
retirant mon talon un instant pour me masser le
pied en grimaçant, quand elle se tourna vers moi
et dit :
— Papa t’a appelé un taxi. File maintenant.
— Un taxi ? demandai-je sans comprendre.
Pourquoi ?
— Il emmène Pope boire un verre pour
conclure une affaire.
Elle pencha la tête dans leur direction en
haussant un sourcil éloquent. Papa et Rafferty
étaient debout l’un à côté de l’autre, en train de se
serrer la main, riant aux éclats. Je souris. J’étais
contente que Pope reste proche, que nous ne
devenions pas des étrangers qui s’envoyaient une
carte pour Noël. Je me tournai vers Poppy.
— Et toi ? Tu viens avec moi ?
Elle pouffa.
— Sans façon. Après que papa aura cessé de
monopoliser Pope, j’ai l’intention de passer un
bon moment avec lui, moi aussi. Donc je vais avec
eux.
— T’es sérieuse ? demandai-je, sidérée.
— On ne peut plus sérieuse. Tu l’as vu ? Il est
sublime, et il a bien grandi pendant qu’on était en
Californie. Ça ne te dérange pas, dis ?
— Bien sûr que non, petite garce, dis-je en
riant.
Elle haussa les épaules, et les rejoignit, l’air
fier. Je secouai la tête. Rafferty et Poppy. Qui l’eût
cru ?
Dans le taxi, je repensai au moment très intime
que j’avais partagé avec mon meilleur ami, et qui
ne serait probablement pas au goût de Poppy. Je
lui envoyai un petit SMS pour lui dire que j’avais
quelque chose à lui avouer, et qu’elle devrait peut-
être repousser la partie de jambes en l’air.
Elle répondit aussitôt.

Poppy : Pour l’amour du ciel, ne


t’inquiète pas pour nous ! Rentre
tranquille.
Moi : Pope et moi, on a fait des trucs.
Ça ne voulait rien dire, mais c’est
arrivé. Je ne veux pas que tu sois prise
de court.
Poppy : Tcha-Tchao !

Une fois rentrée chez moi, j’enfonçai la clé


dans la serrure, ouvris la porte et la verrouillai
derrière moi. Poussant un lourd soupir, je retirai
mon manteau, le pendis dans l’entrée et enlevai
mes chaussures pour de bon.
— Arf, je ne mettrai plus jamais de talons
hauts, annonçai-je dans la pièce vide.
Après m’être servi un verre d’eau, j’allai à
l’étage dans ma vieille chambre d’enfant, qui me
rappelait à peine mes jeunes années. J’associais
cette période de ma vie à Carlisle plus qu’à tout
autre lieu. Je poussai la porte. Là, le verre me
glissa des mains et tomba sans un bruit sur la
moquette.
Un cri s’échappa de ma gorge.
— Il faut qu’on arrête de se retrouver comme
ça, dit Vaughn, assis sur mon lit, en me regardant
comme s’il ne s’était rien passé.
Comme s’il n’était jamais parti.
Comme s’il n’était pas entré par effraction chez
moi pour la millième fois.
Comme s’il n’y avait pas une sculpture de six
cents kilos au beau milieu de ma chambre –
grandeur nature, gigantesque, et absolument
magnifique. Je n’avais jamais rien vu de tel. De
violents frissons me parcoururent les bras et le
dos, et l’adrénaline me fit tomber à genoux alors
que j’essayais d’avaler une grande goulée d’air.
— C’est…
— Nous, dit-il en se levant, s’approchant de
moi à pas mesurés.
Il avait l’air bien. En bonne santé, grand,
musclé, et vêtu de son immuable jean noir usé et
de son T-shirt noir à moitié déchiré, qui
n’entamait pas la beauté brute de ses traits. Il
s’arrêta devant moi, et m’offrit sa main.
Hésitante, je la pris.
Je me relevai, avançai, et examinai la statue.
Elle nous représentait tous les deux, enfants,
lovés l’un contre l’autre sur un lit. Nous avions
douze et treize ans, et avions les mêmes traits que
le jour où je l’avais surpris avec Harry. Seulement,
sur la sculpture, il ne se dressait pas au-dessus de
moi, scrutateur et menaçant. Non, nous étions
enlacés, son visage en partie couvert par mes
cheveux. Je respirais contre son cou, mes bras
protecteurs passés autour de ses épaules.
Tout avait été taillé de manière très réaliste, au
point que c’était comme une photo géante et
vivante. J’étais certaine de sentir un pouls si je
posais mes doigts sur nos cous. Mais quand mon
regard descendit vers notre ventre, je remarquai
une bizarrerie. Le bas de nos deux corps était
joint, comme une sirène, comme si nous étions
siamois. Nous n’avions pas de jambes. Nous ne
pouvions pas échapper à l’autre.
Nous ne faisions qu’un.
Le titre de la sculpture était gravé sur le côté.
Gentille Fille.
Vaughn me prit par la main et me guida jusqu’à
mon lit. Avec lui, je me glissai sous ma couette,
jambes entrelacées avec les siennes, imitant la
statue – son visage dans mes cheveux, mon nez
enfoui contre son cou. Je suis chez moi, pensai-je,
et tout devint clair.
Voilà pourquoi papa avait emmené Pope boire
un verre après l’expo. Voilà pourquoi ma sœur
était restée avec eux. Elle ne s’intéressait pas du
tout à Rafferty. Ils voulaient nous donner notre
intimité.
Emilia le savait, elle aussi. Voilà pourquoi elle
ne m’avait pas dit comment allait Vaughn.
Je compris alors que Vaughn et moi avions été
d’une patience à toute épreuve l’un envers l’autre
pendant toutes ces années. Il avait attendu que je
m’ouvre pendant que je le regardais, éprouvée,
s’extraire péniblement de derrière les hauts murs
qu’il avait érigés autour de lui.
— J’ai commencé à travailler sur cette statue
avant qu’on soit ensemble. Je l’ai commencée
avant qu’on se soit embrassés. Avant Jason. Avant
Arabella. Avant tout, il y avait toi, murmura-t-il
dans mes cheveux. Tu es venue avant l’art. Avant
la vie. Assurément avant la haine.
J’étais secouée de sanglots. Les larmes
roulaient sur mes joues, chaudes, furieuses et
reconnaissantes. Je m’écartai de lui à contrecœur
pour croiser son regard.
— Comment as-tu pu croire que tu n’étais pas
assez bien pour moi ? Comment as-tu pu penser
une telle chose ? demandai-je, sentant la colère
échauffer mes joues.
— Je ne le pense plus, dit-il doucement en me
caressant les cheveux. Et si c’est le cas, je m’en
fiche. Je n’ai pas pu le faire. Je n’ai pas pu tuer
ton oncle. Je suis resté debout là, mon arme à la
main, et je ne pensais qu’à une chose – s’il avait
raison ? Si je devais choisir entre la vengeance et
l’amour…
Il ferma ses merveilleux yeux bleus, prit une
profonde inspiration, et les rouvrit. La
détermination y brillait.
— J’ai choisi l’amour.
Je le serrai contre moi jusqu’à l’étouffement,
pleurant et riant à la fois. Quand nous nous
séparâmes, je fronçai les sourcils.
— Alors qui l’a fait ?
Je ne croyais toujours pas au suicide de mon
oncle.
Vaughn haussa les sourcils.
— Peut-être un autre dieu en colère.
Je hochai la tête, saisissant l’allusion.
— Pourquoi es-tu parti si tu ne l’avais pas tué ?
Où étais-tu, tout ce temps ?
Un éclat de douleur me perça le cœur. Ces
semaines d’absence m’avaient semblé
interminables. Elles avaient duré plus longtemps
que toutes les années vécues sans lui à mes côtés.
— Je suis resté dans le coin, à t’admirer de loin
– mais sans trop m’éloigner.
Il prit mon menton entre son pouce et son
index, rapprochant nos lèvres dans un baiser
tendre, paisible.
— Je suis resté dans le cottage que mes parents
avaient loué en ville. Je t’ai regardée venir en ville
à pied avec Rafferty, faire les courses, partir en
balade. Je ne m’approchais pas, parce que je
savais que, si je restais en travers de ton chemin,
tu n’aurais pas la chance d’exposer ton œuvre à la
Tate Modern. Et franchement, tu méritais bien
plus cette place. J’ai été ton ombre si longtemps,
Lenora. Je voulais que tu te prélasses au soleil.
— Mon ombre ? soufflai-je.
Il hocha la tête.
— Toujours là, à te suivre, même quand tu ne
me voyais pas. Tu te souviens de ce jour où
Arabella, Soren et Alice t’ont coincée dans les
vestiaires et qu’une porte a claqué au loin, les
faisant fuir ? C’était moi. Et ils ont payé pour ce
qu’ils ont fait. J’ai volé la Maserati de Soren et
l’ai rendue bonne pour la casse, et ses parents
l’ont presque renié. Et j’ai mis de la cocaïne dans
les sacs d’Alice et d’Arabella. Les parents d’Alice
lui ont passé un savon et ont décidé de l’envoyer
en cure de désintox plutôt qu’à la fac. Avec
Arabella, ça a été encore mieux. Elle est devenue
accro.
Silence.
— Je t’ai toujours aimée à ma manière, tordue
et destructrice.
Je fermai les yeux, savourant les mots qui
quittaient sa bouche. D’une rareté fantastique,
totalement à moi.
— Redis-le, murmurai-je contre sa bouche,
posant mes mains sur ses joues.
— Je t’aime, Len, dit-il, ses lèvres effleurant les
miennes.
Nous nous embrassâmes passionnément.
— Encore, grognai-je dans sa bouche, agrippant
son T-shirt, sachant qu’il était trempé de mes
larmes sans que ça me fasse ni chaud ni froid.
— Je.
Il me caressa la mâchoire avec son nez.
— T’aime.
Il me mordilla le lobe de l’oreille.
— Len, acheva-t-il, refermant sa bouche sur la
mienne dans un baiser ardent qui me mit en extase
et me coupa le souffle.
Il s’allongea sur moi, son bassin contre le mien,
me plaquant contre le matelas, et, comme la
sculpture, nous devînmes une seule et même
personne. Il retira son jean, je soulevai ma robe, et
quelques minutes plus tard il était en moi, nos
corps parfaitement enchevêtrés. Il s’enfonça en
moi, encore et encore, jusqu’à ce que je délire de
plaisir et que mon cœur explose. Je sentis mes
cellules d’amour se démultiplier dans ma poitrine.
Encore. Et encore. Et encore.
Ça. C’était ça que je voulais, ça dont j’avais
besoin. De Vaughn Spencer, entre tous. Dans mon
lit. Me protégeant de mon monstre préféré.
Lui-même.
Épilogue
Vaughn
Deux ans plus tard

C’est l’odeur de coton et de lavande qui la


trahit.
Je hume le léger parfum du shampooing auquel
je suis si accro que j’en emporte de petits flacons
avec moi dès que je dois la quitter pour des
voyages professionnels. Ce qui, certes, n’est pas
fréquent. Soit nous partons ensemble, soit nous ne
partons pas du tout. C’est dément de se dire que
nous avons passé des années loin l’un de l’autre
quand nous étions jeunes.
Je lève les yeux de mon bureau dans l’atelier
que je partage avec Len, dans notre abri de jardin,
et zieute la porte. Rien.
Tu ne peux pas m’avoir, Gentille Fille. Tu n’as
jamais réussi.
Je pose le diamant bleu que j’ai dans la main et
me lève pour sortir. L’air est encore humide et
chaud, bien que le soleil soit couché depuis des
heures. Je regarde l’heure sur mon téléphone. Une
heure du matin. Merde. C’est pour ça qu’elle est
venue voir si tout allait bien.
A-t-elle vu ce que j’étais en train de faire ?
Bien sûr qu’elle a vu, ducon. C’est pour ça
qu’elle a essayé de s’éclipser sans se faire
remarquer – pour ne pas gâcher ta surprise.
Je traverse notre petit jardin et ouvre la porte à
l’arrière de la maison. Nous vivons dans une petite
villa en Corse. Nous aimons que ce soit une île, à
proximité de tout et de tous les endroits que nous
voulons visiter en Europe, et que nos amis
puissent nous rendre visite quand ils le veulent,
parce que, franchement, qui ne voudrait pas passer
de vacances dans le sud de la France ?
Pieds nus dans notre couloir plongé dans
l’obscurité, je marque une pause devant la porte
de notre chambre. C’est la pièce la plus magique
de la maison. Peut-être même de l’univers. Elle
donne sur la Méditerranée. La personne qui a
conçu cette maison a eu l’intelligence de mettre
une baie vitrée sur toute la hauteur des murs, avec
vue sur le merveilleux coucher de soleil de Corse.
J’ouvre la porte et gagne notre lit. Len y est
allongée, recroquevillée sur elle-même comme
une crevette, en train de faire semblant de dormir,
les paupières papillonnantes.
Je caresse sa joue de mon pouce, et la chair de
poule se dresse sur sa peau. C’est comme ça que
tout a commencé. Une fille roulée en boule dans
le noir, priant pour qu’on ne la remarque pas.
Impossible, mon amour.
Je me suis efforcé d’ignorer son existence après
lui avoir donné ce brownie, parce que je savais
que je serais foutu si je la laissais entrer dans ma
vie.
Et elle s’est imposée quand même, elle a abattu
mes murailles. Je me penche sur son oreille, et
souffle, taquin :
— Je sais que tu ne dors pas. Tes paupières
bougent.
Elle ouvre grand les yeux, et roule du flanc sur
le dos, me regardant d’un air de défi.
— Et alors ? murmure-t-elle. Tu vas faire quoi ?
— Ça dépend.
Je m’assieds au bord du lit, et retire une mèche
de son visage.
— Tu as vu quoi, là-bas ?
— J’en ai vu assez pour espérer soit une bague,
soit une rupture rapide, quoique douloureuse, si tu
donnes ce bijou à une autre.
Un simple « rien » aurait suffi. Mais bien sûr,
rien n’est simple avec ma petite amie. Nous avons
passé ces deux dernières années à nous installer en
Corse et à voyager dans le monde, en suivant
notre inspiration. Nous passons six mois à la
maison, à travailler et vendre notre art, et six mois
en quête de souvenirs, de rêves et de spectacles
que la plupart des gens ne voient que sur des
pastels bas de gamme dans le cabinet de leur
médecin.
J’ai dit que je ne retournerais pas à Todos
Santos, et j’ai tenu parole. Nous y allons pour les
fêtes, cela dit. Parfois, Poppy et Edgar viennent
avec nous. Ils font partie de ma famille
maintenant. On sait que les choses deviennent
sérieuses quand on est prêt à supporter une fille
comme Poppy Astalis. C’est presque comme si
Len et moi étions mariés, mais ça ne me suffit pas.
Chaque fois que je vois un enfoiré la reluquer à
l’aéroport, dans un bar ou en boîte, ou même au
supermarché, j’ai l’envie inexplicable de lui
fracasser le crâne au sol jusqu’à ce que les deux
craquent.
Ce serait donc mieux que j’abrège les
souffrances de la population masculine mondiale
et la mienne en lui passant la bague au doigt, en
marquant mon territoire, et en m’assurant que tout
le monde sache que Lenora Astalis est chasse
gardée.
Parce que c’est ce que j’essaie de faire depuis
des années, de toute façon, non ? La marquer de
mon empreinte. Faire en sorte que les gens
sachent qu’elle est à moi.
— Une rupture rapide et douloureuse n’est pas
au programme, lui dis-je, impassible.
Elle se redresse, s’appuie contre la tête de lit, et
croise les bras. Elle sourit à présent, de ce sourire
qui m’allège de tout sentiment négatif.
— Alors c’est quoi ? demande-t-elle en
haussant un sourcil.
— Ça dépend de ta réponse.
— Ça dépend du mal que tu te donneras,
réplique-t-elle. Et là tout de suite, tu es en train de
foirer, royalement. Pourquoi tu ne réessaies pas
quand la bague sera finie, pour voir ?
Pas un non, donc. Et puis, elle tombe dans mon
piège, elle me prend pour un débutant.
— Attendre que la bague soit finie ? répété-je.
Elle hoche lentement la tête, sans me quitter des
yeux. Elle n’a vu que le diamant.
— D’accord.
Je mets un genou à terre devant le lit, et sors la
petite boîte de ma poche arrière.
Len se redresse d’un coup et porte les mains à
sa bouche.
— Mais je viens de te voir… Je…
Elle cligne des yeux à toute vitesse, mais se tait
parce que maintenant c’est elle qui fait tout foirer.
Je pose une main sur son genou, et ouvre la
boîte de l’autre. Fabriquer cette bague n’a pas été
une mince affaire. D’abord parce que j’ai dû
harceler Edgar pour qu’il ouvre son coffre en
Suisse et me donne la bague de fiançailles de la
mère de Lenora. Ensuite, parce que j’ai ajouté à
cette bague chaque diamant rare sur lequel je
mettais la main, autre que le bleu qu’elle venait
d’apercevoir. Non. Celui-ci terminera sur un
collier que toute sa famille est en train de lui
confectionner. Un cadeau de fiançailles.
Ce sera sacrément gênant si elle dit non.
— Tu as vu ce que je voulais que tu voies. Je
crois que j’ai toujours eu cette idée que tu serais
ma sauveuse, mais naturellement, tête de
bourrique que je suis, je n’y comprenais rien. Je
comprends, aujourd’hui. Je veux que tu me sauves
aujourd’hui, et demain, et dans un mois, et dans
un an, et dans dix. Sauve-moi. Donne-moi le
meilleur et le pire et tout ce qu’il y a entre les
deux. J’ai toujours vu mon père aimer ma mère et
je pensais qu’il était bloqué dans un état de
démence. Mais non. En fait, l’amour peut être
aussi intense.
Elle a les larmes aux yeux. Des larmes de
bonheur, j’espère. Même si je ne peux pas en être
sûr. Je connais beaucoup de gens qui verseraient
des larmes de tristesse à l’idée de passer le reste
de leur vie avec moi – Arabella, par exemple. Aux
dernières nouvelles, elle était en cure de désintox
et devait se faire traiter pour dépression nerveuse.
— Sauve-moi, dis-je dans un murmure en
prenant la main de Lenora dans la mienne,
attendant qu’elle me donne le feu vert pour lui
passer la bague au doigt.
— Comment le savais-tu ? demande-t-elle
d’une voix éraillée. Que j’allais sortir maintenant.
C’est le milieu de la nuit.
— Je ne le savais pas, expliqué-je en prenant
son poignet pour embrasser l’intérieur de sa
paume. Ça fait des mois que je garde la bague sur
moi. Tu as enfin craqué et jeté un œil.
— Tu as été bien mystérieux.
Elle me caresse la lèvre, de gauche à droite.
— Pas assez, apparemment. Tu aurais pu être
enceinte deux fois si ça ne tenait qu’à moi.
— On ne peut pas être enceinte deux fois en
même temps. C’est une grossesse à la fois.
Elle éclate de rire et se cache le visage. Je crois
qu’elle rougit, mais c’est dur à voir dans le noir.
— C’est un défi ? sifflé-je d’un air coquin, mais
ma nonchalance disparaît une seconde plus tard.
Je vais rester un genou à terre pour toujours,
bordel ? Ça ne me dérange pas. Je demande pour
un ami.
— Un ami ?
— Enfin, des amis. Mes articulations.
Elle rit de plus belle. J’essaie de réprimer mon
sourire, mais je veux juste qu’elle dise oui et
qu’elle arrête de me faire languir.
— D’accord, fait-elle en levant les yeux au ciel.
Je vais t’épouser, Vaughn Spencer. Mais à une
condition.
Je fronce les sourcils.
— Oui ?
— Pas d’enfants.
— Tu ne veux pas d’enfants ?
— Non.
Je ne réfléchis même pas.
— D’accord. Ce que tu veux. Ça pleurniche,
c’est pénible et ça peut devenir des putains de
tueurs en série. Qui a besoin d’enfants ?
Je fais glisser la bague à son doigt, et me lève,
l’emportant avec moi, mes mains sous ses fesses,
et elle enroule ses jambes autour de ma taille. Elle
gémit dans ma bouche, ses bras autour de mon
cou tandis que je l’embrasse.
Je lui donne une fessée avec un petit sourire.
— Lenora Spencer.
— Lenora Astalis-Spencer, corrige-t-elle. Et
j’aimerais beaucoup que tu deviennes Vaughn
Astalis-Spencer.
Cette fois-ci, j’y réfléchis. Il y a une pause. Puis
elle se remet à rire, follement, et me couvre de
baisers.
— T’es vraiment un imbécile.
— Ton imbécile, bébé.
Lenora
Un an plus tard

— Qu’est-il arrivé à « je ne veux pas


d’enfants » ?
Vaughn se tient près de l’évier à la clinique
gynéco. Il prend un graphique indiquant les stades
de développement du fœtus, et l’étudie avec
sérieux.
Il ne se départit jamais de son air grave, et cela
me fait rire.
Même le jour où il a traîné la statue, celle qu’il
a sculptée de nous deux, dans notre chambre –
dernier élément de décoration venant embellir
notre maison –, il n’avait pas l’air plus heureux
que la veille au soir, quand il coupait des légumes
pour la salade.
— J’ai juste dit ça pour voir quel genre d’époux
tu serais si tu n’avais pas ce que tu voulais. C’était
un test.
Assise sur la table d’examen en blouse
d’hôpital, je balance mes pieds dans le vide,
attendant que le médecin nous révèle le sexe du
bébé. En vérité, plus je passais de temps avec
Vaughn, plus l’idée d’avoir des enfants me
plaisait.
Tout ce que je croyais vouloir, tout ce dont je
croyais avoir besoin a changé après notre mariage
à la mairie de Londres, trois semaines après sa
demande, devant nos amis proches et notre
famille. Poppy est venue avec son nouveau petit
ami, Jayden, avec qui Vaughn s’est étonnamment
bien entendu. Franchement, nous n’aurions pas pu
mieux faire, quand on y pense. Vaughn n’aime pas
les grandes fêtes.
Trois semaines plus tard, Baron et Emilia nous
ont offert notre cadeau de mariage, une luxueuse
villa de six chambres à Todos Santos, au bord de
la mer. Nous les avons remerciés poliment, mais
n’allions rien en faire, bien sûr. Nous adorions
notre maison en Corse. Puis Emilia a fait
justement remarqué que nous pourrions au moins
la visiter et la mettre en location. Nous avons
accepté.
Dès l’instant où j’ai mis le pied dans cette
maison, j’ai su que j’étais faite pour y vivre.
L’océan m’appelait.
Le bruit des vagues se brisant sur le rivage me
berçait et me plongeait dans une heureuse
béatitude.
Tout était ouvert, beau, neuf. L’air était plus
léger, plus frais. Nous sommes entrés tous les
quatre – Emilia, moi, Vaughn et son père – et, une
fois debout au milieu du salon, j’ai su que c’était
ma nouvelle maison.
Je me suis tournée vers Vaughn, tout sourires.
— Gardons-la.
Aussitôt, il s’était retourné vers ses parents et
les avait fusillés du regard.
— Il est trop tard pour me rebeller contre
vous ? Parce que vous m’avez bien baisé sur ce
coup.
Son père lui tapota l’épaule avec un rictus
condescendant.
— Prends-en de la graine, fils.
— Je ne suis pas sûr que je passerais ma vie à
embobiner mes enfants imaginaires, si on en
voulait, a rétorqué Vaughn.
Il pensait encore que je ne voulais pas
d’enfants. Mon gros bêta de mari.
— Tu changerais de refrain si, ou plutôt quand
ils décideront d’aller vivre à l’autre bout du
monde, dit sa mère avec un sourire tendre, mais
sans animosité.
Elle le pensait. Nous lui avions manqué.
Pendant les mois qui avaient suivi, nous avons
vécu chez les Spencer, à l’hôtel, à San Diego, et
avec Knight et Luna Cole. Nous devions rester
dans la région le temps de finaliser la maison. Et
cela laissait beaucoup de temps pour du sexe le
matin.
Et du sexe le soir.
Et au milieu de la nuit.
Et, franchement, toute la journée.
Je prenais la pilule religieusement, et je ne
prenais pas d’antibiotiques et ne faisais rien pour
empêcher son bon fonctionnement. Ma grossesse
était un hasard extraordinaire, mais qui ne me
contrariait pas le moins du monde.
— Je ne suis pas sûr d’être à l’aise à l’idée qu’il
y ait une créature vivante dans le corps de ma
femme.
Vaughn se tourne vers moi avec le graphique à
la main, en triturant une petite masse rose grosse
comme une virgule.
— Je ne suis pas sûre que tu aies le choix, dis-je
en souriant. Et puis, si tu crois que c’est bizarre,
ça va le devenir encore plus.
Il fait la moue et vient s’asseoir à côté de moi
sur le lit.
— Question.
— Oui ?
— Et si je suis nul comme père ? Je veux dire,
je sais que tu vas sauver le truc à cent pour cent,
mais si je ne suffis pas ?
— Tu m’aimes ?
— À mort, dit-il. Et ce n’est pas une figure de
style, même si je te serais reconnaissant de ne pas
mettre cette théorie en pratique.
C’est déjà fait. Et tu as choisi de ne pas tuer,
pour moi.
Mais nous évitons cette conversation,
généralement.
— Alors tu aimeras ce bébé deux fois, si ce
n’est trois fois plus. Tu es un mari merveilleux.
Pourquoi ne ferais-tu pas un papa fantastique ?
Nous nous sourions, et le médecin entre – celle
qui a vu naître Vaughn, en réalité. Je m’allonge et
la laisse badigeonner mon ventre de gel glacé.
Celui-ci ressort un peu plus qu’il ne devrait à ce
stade de la grossesse, mais Emilia dit que, comme
je suis minuscule, tout se voit davantage. Emilia
est un peu comme la figure maternelle dont Poppy
et moi avions besoin après la mort de maman, et
cela pourrait me faire peur, mais mon bonheur est
trop pur, trop réel pour que je laisse le passé me
contrarier.
Le médecin regarde l’écran et fait bouger le
transducteur sur mon ventre. Nous regardons tous
l’écran, dans l’attente. Vaughn me tient la main.
— Rappelez-moi votre âge ? demande-t-elle
pour faire la conversation.
— Vingt et un ans, répond Vaughn pour moi
quand il se rend compte que je suis sonnée de joie
et de fierté.
Je sens son pied taper au sol. Il est nerveux,
mais heureux.
— Pourquoi cette question ? ajoute-t-il avec
méfiance.
— Vous supportez bien le manque de sommeil ?
Vaughn et moi échangeons un regard amusé.
— Plutôt bien, oui. Nous ne sommes pas de
gros dormeurs. Et puis, la mère de Vaughn va
beaucoup nous aider, et je vais prendre une année
sabbatique quand le bébé sera né, dis-je gaiement,
une fois le choc initial passé. Je ne comprends rien
à ce que je vois sur l’écran, de toute façon.
— Les bébés, corrige la gynéco en se tournant
vers moi avec un sourire.
Je la regarde sans comprendre.
— Pardon ?
— Quand les bébés seront là. Madame Astalis-
Spencer, vous êtes enceinte de jumeaux. Je valide
l’aide de votre belle-mère et suggère en plus deux
nounous à temps partiel.
J’ouvre la bouche pour parler – je ne sais pas
vraiment quoi dire ; nous n’avons pas de jumeaux
dans la famille, et Vaughn non plus – quand mon
mari me soulève et m’embrasse devant le
médecin.
Je m’essouffle de rire, et il me repose, me
couvrant de baisers. Il a l’air fou de joie.
Incroyablement heureux. Plus heureux que jamais.
— Tu as peur maintenant ? dis-je avec un
sourire moqueur.
— Avec toi à mes côtés ? (Il sourit.) Jamais.
REMERCIEMENTS

Cette série a été une telle aventure. Je n’étais


pas certaine de devoir écrire l’histoire des enfants
des Sinners, mais, une fois que je m’y suis mise, il
était impensable de ne PAS raconter les histoires
de Daria, Knight, Luna et Vaughn. Je suis ravie de
l’avoir fait. Certains livres de cette série sont
devenus ceux dont je suis la plus fière.
Et je n’aurais pas pu les écrire sans l’aide des
magiciens suivants :
mes merveilleuses éditrices, Paige Maroney
Smith et Jessica Royer Ocken, d’un dévouement
et d’un talent incroyables, Surtout quand je suis
super obsessionnelle sur chaque mot. Merci de me
supporter !
Un immense merci à Letitia Hasser pour la
couverture originale (pour la petite histoire, les
lecteurs voulaient Raphaël Say pour Vaughn, et je
n’ai pas pu vous le refuser ! J’espère que vous
aimez), et à Stacey Blake de Champagne
Formatting d’avoir rendu l’intérieur de l’original
parfait.
Merci infiniment à mon agent, Kimberley
Brower, de Brower Literary.
Un énorme, ÉNORME merci à mon équipe sur
le terrain, ma mamanager Tijuana Turner, qui
dirige grosso modo ma vie entière, et mes bêta-
lecteurs, Amy Halter, Lana Kart and Sarah Grim
Sentz.
Un merci particulier aux gens qui me
supportent au quotidien, Charleugh Rose, Helena
Hunting, Parker S. Huntington et Ava Harrison.
Aux Sassy Sparrows, mon club de lecture, et à
mes lecteurs, qui me poussent à devenir une
autrice et une artiste meilleure et plus audacieuse.
Merci de me pousser dans la bonne direction.
Toujours.
Sur une note personnelle, je serais très
reconnaissante si vous pouviez laisser un bref
commentaire honnête sur le livre quand vous
l’aurez fini.
Avec tout mon amour,
L.J. Shen
1

Rory

Ma vie tient dans une belle boule à neige ronde.


De celles que personne n’a pris la peine de
ramasser sur l’étagère poussiéreuse depuis des
années. De secouer. Calme et tranquille. De
l’extérieur, mon impeccable petit village suisse a
tout l’air d’être parfait. Et il l’est. En quelque
sorte. À vingt-six ans, on dirait bien que j’ai ma
vie en main.
Boulot parfait.
Appart’ parfait.
Coloc parfaite.
Mec parfait.
Parfaits mensonges.
Enfin, ce ne sont pas des mensonges à
proprement parler. Tout ce que j’ai accompli est
réel. J’ai travaillé dur pour y arriver. Le problème,
c’est qu’il y a huit ans j’ai promis de tout
abandonner en un clin d’œil si je tombais de
nouveau sur lui. Mais à l’époque, je n’étais pas
celle que je suis aujourd’hui.
J’étais perdue. Endeuillée. Brisée. Désorientée.
Non pas que ça ait une quelconque importance,
parce que c’était avant et que nous sommes
maintenant, et que ce n’est pas lui. Non.
Impossible.
Ce n’est pas lui.
Alors pourquoi ne puis-je quitter des yeux le
mystérieux étranger en train d’entrer dans la salle
de bal du Beerchman Hotel, faisant tourner toutes
les têtes sur son passage ?
Joues rougies par cet hiver impitoyable,
mâchoire carrée d’aristocrate, nez romain, et
lèvres destinées aux péchés les plus sombres et
aux plaisirs les plus sordides, le tout encadré par
une tignasse noir charbon bouclant sur les oreilles,
tout ébouriffée. Il est plus que beau, avec ses yeux
sombres en amande, ses larges épaules et ses
hanches fines. Il est parfait. Trop parfait.
Comme tout prince cruel de conte de fées, un
détail devrait trahir son immortalité, un manque
d’humanité. Prouver que sa perfection est
purement impossible.
Des oreilles pointues. De longues canines. Une
petite queue.
Allez, donnez-moi un petit quelque chose.
N’importe quoi.
Il est grand, mais pas suffisamment pour attirer
tous les regards. Non, Malachy Doherty n’a nul
besoin d’une taille impériale, de vêtements chics,
ou de millions de dollars en banque pour justifier
l’émerveillement qu’il suscite chez les autres. Son
existence seule suffit à mettre les femmes à
genoux. J’en ai été témoin autrefois. Je le vois
encore aujourd’hui.
Tous les regards sont posés sur cet homme
énigmatique, le mien compris.
Arrête, Rory. Ce n’est pas lui.
Si seulement je pouvais voir ses yeux. Je
pourrais alors passer à autre chose, être sûre.
Personne d’autre n’a ces yeux. Une nuance rare de
violet, comme des sucettes en cristaux de sucre.
« Manque de mélanine et vaisseaux sanguins
rouges qui renvoient la lumière », avait expliqué
Mal le soir où il a pris dans le même souffle mon
innocence, mon cœur, et ma culotte.
L’homme passe la sécurité pour entrer dans la
zone VIP sans aucune hésitation, ignorant les
regards curieux et les admiratrices en train de se
mordre les lèvres dans son sillage. Même les
célébrités se jettent sur lui, pressent le pas pour se
calquer sur sa démarche nonchalante, essaient
d’engager une conversation, tandis que le vigile
chauve décroche la corde en velours rouge qui
sépare les mortels des divinités.
L’homme qui ne peut être Mal s’approche
tranquillement du bar, les yeux rivés sur quelque
chose. Ou plutôt quelqu’un : Jeff Ryner, magnat
de l’industrie musicale, quadragénaire au visage
rosi par une consommation excessive d’alcool et
de cocaïne. Il est assis non loin, avec Alice
Christensen affalée sur ses genoux – la
prometteuse chouchoute du R&B, connue sous le
nom de scène Alicious.
Lorsque l’homme approche, Ryner se lève,
laissant glisser Alice au sol, que son cul heurte
avec un bruit sourd. Ryner l’enjambe et se
précipite vers l’Homme Mystère avant de tomber
à genoux devant lui de manière théâtrale. Puis il
tire de sa poche de poitrine une énorme liasse de
billets, qu’il agite sous le nez de l’étranger.
L’homme qui n’est pas Mal affiche un rictus
glacial, cueille les billets entre les saucisses qui
servent de doigts à Ryner et les glisse dans la
poche de son manteau. Puis il dit quelque chose,
et Ryner se relève d’un bond.
Voilà qui répond à ma question.
Jamais Mal ne ferait affaire avec un gros bonnet
comme mon patron – plutôt mourir. Il préférerait
s’immoler que de se rendre à un gala glamour.
Boire du cyanure au goulot plutôt que de
s’associer avec des Jeff Ryner et compagnie.
Mal n’est ni froid, ni arrogant, ni snob. Il se
coupe lui-même les cheveux, tape dans la main
d’étrangers à toute occasion et est persuadé que la
brown sauce irlandaise est le remède à tous les
maux du monde. Mal déteste les événements
extravagants, les revues de divertissement, les
labels musicaux et les mets raffinés. Il aime sa
manman, mettre l’ambiance, se bourrer la gueule,
et écrire des chansons allongé dans son jardin sous
le ciel étoilé. Il a refusé le chèque de seize mille
dollars qu’une starlette de la pop a voulu lui
donner pour acheter une de ses chansons parce
que cela l’amusait de voir son manager et son
agent abasourdis essayer de comprendre le mot
« non ».
Mais c’était il y a huit ans, me souffle une
petite voix. Et sur une période de vingt-quatre
heures.
Que sais-je du Malachy Doherty
d’aujourd’hui ?
Que sais-je de lui tout court ?
— La voilà.
Callum passe ses bras autour de ma taille. Je
sursaute, surprise un instant d’entendre son accent
british snob.
— La belle du bal.
Il effleure mon oreille de ses lèvres, encore
froides.
— Tu es là, dis-je.
Je me retourne et passe mes bras autour de son
cou pour déposer un petit baiser sur sa bouche,
comme si je pointais à l’usine.
Il porte encore son costume gris pâle du boulot.
— T’ai-je déjà fait défaut ?
Non. Callum est l’homme le plus précis et le
plus digne de confiance avec lequel je sois sortie.
Tout le contraire du rêveur et imprévisible Mal.
Au deuxième coup d’œil, je remarque que mon
petit ami a pensé à porter ma cravate préférée.
Vert foncé avec des fils dorés. Lorsque nous
l’avons repérée dans la boutique, après deux
semaines de relation, je lui ai dit qu’elle me faisait
penser à l’Irlande, et il l’a achetée aussi sec.
Je sors de mon sac le Nikon D18 qu’il m’a
offert pour mon anniversaire et le prends en photo,
capturant son sourire boudeur de garçon riche
tandis qu’il sonde mon visage en quête
d’approbation.
Je travaille pour Blue Hill Records en tant que
photographe freelance depuis que j’ai décroché
mon diplôme d’art il y a quatre ans. C’est payé
presque rien, mais presque rien, c’est mieux que
rien du tout, soit ce que je touchais en tant que
stagiaire les trois premières années. Je suis aussi
barmaid à temps partiel pour payer mon loyer
astronomique.
Ce n’est pas que je sois obligée de vivre le
cliché de la nana pauvre à Manhattan. J’ai reçu un
héritage à la mort de mon père, mais je refuse de
toucher à cet argent. M’en servir ne m’a jamais
traversé l’esprit. Je le brûlerais si je pouvais, mais
ma mère ferait une attaque, et je ne veux pas avoir
ça sur la conscience.
Je n’ai jamais voulu de cet argent. Je voulais
seulement que mon père soit présent dans ma vie.
Callum me fait lever la tête, le pouce sous mon
menton.
— Tu es ravissante, trésor.
Vraiment ? Je suis tout l’inverse de la fille qui
ferait craquer un homme comme Callum. J’ai la
peau pâle, presque maladive, de grands yeux verts
toujours ourlés d’une épaisse couche d’eye-liner,
un anneau dans le nez, et un amour inconditionnel
pour tout ce qui est punk rock, ce qui est
certainement un peu décalé pour une femme ayant
bientôt atteint l’âge vénérable de vingt-sept ans.
Quant à mes cheveux, attachés en queue-de-
cheval floue, ils sont colorés en ombré gris-argent,
et mes racines rousses sont en train de repousser.
« Comme des fraises sur la neige », aime à dire
Callum dans ces moments de transition. Enfin, je
porte une robe à rayures rouges et blanches, que
j’ai assortie de Toms et d’un tour de cou clouté.
Pour faire court, on pourrait me prendre pour un
fantôme de l’époque victorienne qui se serait
perdu dans les rayons de chez Spencer’s.
Parfois, je me demande si ce n’est pas ce qui a
séduit Callum au départ. Cette coquille vive et
excentrique bien plus susceptible d’élever son
statut qu’une femme trophée en plastoc.
Callum est si ouvert d’esprit, si branché, avec
sa meuf artiste hipster qui se cramponne à un vrai
travail. Elle n’a pas les seins refaits et n’appelle
pas les vendeuses de chez Neiman Marcus par
leurs prénoms.
— On dirait que je sors tout droit de
Beetlejuice, dis-je en riant avant de l’embrasser
dans le cou.
Je sens son rire grave vibrer contre moi. Callum
repousse une mèche échappée de ma queue-de-
cheval du revers de la main et pose ses lèvres sur
la peau qu’il a découverte à la base de mon cou.
— J’aime bien Beetlejuice.
Il ne l’a jamais vu. Il me l’a confié lors de notre
premier rendez-vous, mais le corriger semble
futile, comme si j’essayais de trouver des
problèmes inexistants dans notre couple.
— Tu sais ce que j’aime d’autre ? Toi, avec ce
collier de chez Tiffany’s que je t’ai acheté.
Eh oui. Celui qu’il m’a offert en même temps
qu’une robe convenable, parce que je suis cool,
mais pas toujours assez cool pour apparaître aux
côtés de ses amis.
— Attention. J’ai vingt-sept ans dans deux
mois. Tu pourrais me donner des idées, dis-je pour
plaisanter.
Ces mots semblent vides dans ma bouche, mais
je sais combien ça lui fait plaisir de les entendre.
— Mon père disait qu’on ne peut pas menacer
une pute avec sa bite. Tu sais ce que ça veut dire,
Aurore Belle Jenkins ?
Voilà, c’est mon mec. Le courtier en Bourse, le
loup de Wall Street. Éduqué à Oxford et Eton.
Avec ses manières impeccables et son langage de
charretier.
L’homme dont le seul défaut est d’être
l’incarnation de ce que ma mère voulait pour moi.
Riche. Puissant. Bien élevé.
Stable. Gentil. Ennuyeux.
Ce que ma mère ne sait pas, c’est que ce n’est
pas pour toutes ces caractéristiques que j’apprécie
Callum, mais malgré elles. Il a fallu six mois
avant que je cède face à sa persuasion, parce que
je savais qu’il plairait à ma mère, et que ce qui
plaît à ma mère est généralement artificiel et
superficiel.
Cela faisait des mois qu’il me courait après. Il a
fini par se pointer dans le bar en bas de chez lui –
incidemment celui dans lequel je travaillais – et a
frappé le comptoir du plat de la main avant de
marmonner :
— Dis-moi ce que je dois faire pour que tu sois
mienne.
— Arrêter d’avoir l’air si sérieux et sain
d’esprit, ai-je rétorqué, impassible. Tu incarnes
tout ce que veut ma mère. Et ma mère a toujours
tort.
Il a froncé les sourcils, dérouté.
— C’est pour ça que tu n’arrêtes pas de dire
non ? Je viens tous les soirs, te supplie de me
donner une chance, et tu me repousses parce que,
ô malheur, je pourrais plaire à ta mère ?
J’ai haussé les épaules et attrapé un autre verre
fumant pour en essuyer la condensation.
— Je suis un déglingo, trésor. J’ai raté ma
première année à Oxford. Lamentablement. Et pas
parce que je n’ai pas essayé.
J’ai arqué un sourcil avec un petit sourire, l’air
de dire Vraiment ? Il m’en fallait plus.
Callum a agité les bras en soufflant, comme s’il
se préparait à courir un marathon.
— Bien, voyons voir. J’ai une tâche de
naissance grosse comme mon poing sur les fesses.
Je mange encore des céréales Lucky Charms au
petit déjeuner. Tous. Les. Jours. Mon coach sportif
dit que j’ai les mêmes bras que Rhys Ifans, alias le
colocataire de Hugh Grant dans Coup de Foudre à
Notting Hill. Je… je… je ne sais pas nager !
Il a levé les deux bras en l’air, triomphant,
faisant lever la tête des clients autour de nous, un
sourire aux lèvres.
J’ai ri et secoué la tête. Peut-être n’était-il pas
parfait, mais il était loin d’être aussi tordu que les
mecs qui m’attiraient d’ordinaire. Debbie, alias
maman, se plaignait toujours que je choisissais
invariablement le dernier de la portée. Les brisés,
les incompris, les paumés qui n’avaient rien
d’autre à m’offrir que chagrin d’amour et MST.
Ce n’était pas faux. Je ne regardais pas
tellement les hommes, mais quand je le faisais,
c’était pour me focaliser sur ceux qui avaient plus
de soucis qu’un fleuriste.
Callum s’était alors penché en avant, le torse
plaqué contre le comptoir, et avait placé ses mains
autour de sa bouche, faisant semblant de me
murmurer à l’oreille :
— Je peux te dire un secret ?
— J’ai le pressentiment que le feras quoi que je
dise.
— Je pense que tu as été mise sur cette terre
pour me détruire.
J’ai ri et reculé d’un pas. Ma conversation avec
Mal plusieurs années auparavant me revenaient à
l’esprit ; j’avais déjà entendu ces mots. Ce que
Mal et moi nous étions dit rôdait toujours dans un
coin de ma tête.
Mal m’avait dit que j’avais le pouvoir de le
tuer.
Il ne savait pas que dans un sens, il m’avait
tuée, lui aussi.
Chaque jour vécu sans lui se traînait comme un
escargot, laissant derrière lui un sillage de
substance visqueuse.
— Ok, mon pote. Je t’appelle un taxi, avais-je
dit en tapotant la main de Callum.
C’était avant de savoir qu’il possédait le
penthouse au-dessus du bar.
— Je suis sérieux, avait-il insisté, boudeur.
Il savait qu’il était séduisant. Il connaissait son
meilleur profil, le charme de son accent, comment
manœuvrer pour obtenir un numéro.
Malheureusement pour lui, j’étais immunisée.
Mettant un autre verre propre de côté, j’ai jeté
le torchon sur mon épaule.
— Je peux te dire un autre secret ?
Il a passé son pouce sur ses lèvres. C’est là que
j’ai remarqué qu’il avait des lèvres qu’on meurt
d’envie d’embrasser, même sans qu’il fasse la
moue.
— Tu demandes toujours la permission avant
de parler ? ai-je demandé en penchant la tête.
Ça l’a fait rire.
— D’habitude, crois-le ou non, c’est à moi
qu’on demande la permission. Bref, je ne suis
même pas bourré. Cette bière ? C’est la seule
pinte que tu m’as servie ce soir, et elle est pleine.
Je ne viens pas ici pour boire, Aurore. Je viens
pour toi.
J’ai marqué une pause, les yeux rivés sur sa
pinte. Il disait vrai. Je le savais parce que je le
servais tous les soirs. J’ai alors pris conscience
qu’il était tout le contraire de Mal – bien sapé,
comme il faut, sobre.
Ce qui voulait dire que Callum était tout le
contraire de mon père.
Peut-être était-il le remède pour me faire sortir
le poète Irlandais de la tête.
Ce qui voulait dire que dans l’intérêt de ma
santé mentale, je devais au moins lui laisser une
chance.
Il était mon renouveau. Ma deuxième chance.
Ma rédemption.
— Alors ? Tu m’accordes un rendez-vous ? a-t-
il supplié. Je promets de te prouver que je suis
merveilleusement instable, avec un soupçon
d’incompétence, et de te fournir de nombreux
témoignages d’imprévisibilité.
J’ai levé les yeux au ciel avec un sourire bête.
— D’accord.
— Ha ! s’est-il exclamé en donnant un coup sur
le bar, triomphant. C’est le coup de l’instable qui
l’a fait, c’est ça ?
Il s’est réinstallé sur son siège et a repoussé son
verre de bière, comme s’il le pouvait enfin,
comme si elle le révoltait.
— Ça les fait toutes craquer.

J’inspire profondément et plonge mon regard


dans celui de Callum dans la salle de bal.
— Je suis sûre que tu as beaucoup à dire sur les
putes et les bites, dis-je, sentant son érection
palpiter entre mes jambes à travers son pantalon et
ma robe.
Pour info : Callum a menti ce soir-là au bar. Il
n’a rien de déglingue, de risqué, d’irréfléchi. Et sa
tache de naissance ? Sa peau est aussi immaculée
qu’une feuille de papier.
Callum Brooks a un charme du genre résidence
secondaire à Nantucket, deux enfants et demi,
polos et tournois de golf, avec ses chaussettes
blanches, ses cheveux blond sable, sa stature
impressionnante, et son physique de coureur.
Summer, ma meilleure amie, aime à dire qu’il est
l’incarnation du candidat rêvé pour David Duke1.
Il me regarde dans les yeux.
— Je suis un monogame convaincu, j’ai trente-
deux ans, et ça fait presque un an qu’on sort
ensemble. L’engagement ne me fait pas peur,
Rory. Si ça ne tient qu’à moi, on emménage
ensemble demain matin.
Je déboutonne sa veste et desserre sa cravate,
simplement pour m’occuper les mains. J’apprécie
Callum, moi aussi, mais un an, c’est encore tôt
dans une relation de couple.
Il t’a fallu vingt-quatre heures pour promettre
l’éternité à Mal, dit la voix dans ma tête.
Mais je venais à peine de découvrir le cul et les
orgasmes non solitaires. Je trouve des excuses à
mon moi de dix-huit ans.
Callum me conduit jusqu’à notre table. Nous
nous asseyons à côté d’une grappe de costards-
cravates de la compta et du marketing, qui
mâchonnent le ceviche servi en entrée et parlent
de fonds spéculatifs et des dernières villes
balnéaires à la mode qui chassent les gens des
Hamptons. Callum s’infiltre aisément dans la
conversation, son soda à la main – sans une goutte
d’alcool, comme à son habitude. Je me concentre
sur mes collègues, m’efforçant d’oublier l’homme
dans la zone VIP.
De toute façon, ce n’est pas Mal. Bon,
d’accord. Prêtons-nous à ce jeu délirant et disons
que c’est lui… Et alors ? Il ne m’a pas vue. Et il
est hors de question que j’aille le voir. Il ne doit
être en ville que pour quelques jours. Mal est
entièrement dévoué à sa famille, sa ferme, sa
campagne. Je l’ai compris dès que je l’ai
rencontré. Jamais il ne déménagerait en
Amérique. Pas même pour une fille.
Surtout pas pour une fille.
Certainement pas pour cette fille.
Et l’argent ? Il s’en contrefiche. Depuis
toujours.
Je grignote un gressin, vide deux verres de vin
et m’absorbe dans la conversation animée, qui est
passée des maisons de bord de mer aux meilleures
toilettes de Manhattan (Crate and Barrel, au coin
de Houston et Broadway, est en tête), lorsque
Whitney, la garce d’assistante de Ryner, se pointe
à notre table l’air de rien, balançant ses hanches
comme un pendule. Ses cheveux platine sont
coupés au carré avec une telle précision que je me
demande si son coiffeur se sert d’une règle. Elle
porte une robe à la limite du BDSM, faite de
lanières de cuir qui couvrent ses seins, son ventre,
et pas grand-chose de plus. Elle penche la tête sur
le côté, une moue sur ses lèvres écarlates.
Tout le monde se tait, parce que Whitney sait
garder un secret aussi bien que je sais me passer
de glucides. Pour preuve : vin et gressins.
— Aurore, ronronne-t-elle en posant une main
manucurée à sa taille.
Tout le monde m’appelle Rory, mais Whitney
m’appelle Aurore. J’ai fait un jour l’erreur
d’exprimer mon aversion pour mon prénom, lors
d’une séance photo avec une pop star à laquelle
elle assistait avec Ryner. Si je lui disais que j’étais
allergique à l’argent, elle virerait tout le budget de
l’entreprise sur mon compte en banque.
En voilà une bonne idée.
— Whit.
Je fourre le dernier morceau de gressin dans ma
bouche sans prendre la peine de lever les yeux
vers elle.
— M. Ryner voudrait te dire un mot sur le
balcon.
Elle me toise, et je jure qu’elle prend un plaisir
orgasmique à s’éclaircir la gorge et ajouter :
— Seule.
Je me redresse, tête haute, et me dirige vers la
terrasse de la zone VIP en avalant un troisième
verre de vin pour me donner du courage. Ryner,
c’est cent kilos de harcèlement sexuel, surtout
quand il est défoncé et ivre. Ce qu’il est forcément
en ce moment. Je fourre la serviette portant le
logo de l’hôtel dans la poche de ma robe et jette
un coup d’œil par-dessus mon épaule, pour voir
Whitney s’installer à ma place et planter ses
ongles rouges dans l’épaule de Callum en lui
adressant un sourire mielleux. Whitney voudrait à
tout prix prouver qu’elle est mieux que moi. Et
elle l’est certainement, dans la catégorie
« meilleur imposteur de Desperate Housewives
dans un quartier de banlieue factice ».
La dernière chose que j’aperçois, c’est cette
garce en train de murmurer à l’oreille de Callum,
qui fronce les sourcils et fait non de la tête. Quoi
qu’elle lui ait dit, sa suggestion semble le
contrarier.
Je passe les doubles portes. Le balcon est
désert, et il y fait plus froid que dans le cœur de
ma mère. Je me frictionne les bras, pestant d’avoir
laissé mon manteau à l’intérieur et me dirige vers
la rambarde pour admirer la vue.
Le climat glacial est particulièrement pénible
pour quelqu’un comme moi qui a froid en
permanence. Depuis que je suis née, d’aussi loin
que je me souvienne, je suis toujours obligée de
porter de gros pulls et de gros manteaux, comme
si ma peau était recouverte d’une couche invisible
de glace.
Je lève les yeux, renvoyant leur clin d’œil aux
étoiles, admirant leur beauté même par ce temps.
Des pas claquent sur le sol derrière moi. Un
lourd vêtement tombe sur mes épaules : un beau
manteau en laine, encore imprégné de chaleur
corporelle. Il a un parfum riche et masculin : terre
fraîche, pin, fumée, et de l’eau de Cologne trop
coûteuse pour la grande distribution. Une ombre
se dresse à côté de moi. Il pose son verre de
whisky sur la large rambarde en marbre, son
coude près du mien, me touchant presque, mais
pas tout à fait.
Je tourne la tête, m’attendant à ce que ce soit
Ryner, et me retrouve nez à nez avec… Mal.
Mon Mal. C’est donc bien lui.
Malachy Doherty et ses yeux lilas. Et son
sourire ensorceleur. Qui a en sa possession le
contrat signé sur la serviette.
Et un fragment de mon cœur qu’il ne m’a
jamais rendu.
Seulement, Mal ne sourit plus. Il ne semble pas
ravi de me voir.
À l’époque, il avait décrété qu’à notre
prochaine rencontre il m’épouserait, en dépit de
tout. Mais c’était il y a presque dix ans – sous
l’influence de l’alcool, du désir, de la jeunesse. De
la possibilité.
Mal ouvre la bouche.
— Bonjour, chérie.
Lorsque j’entends son accent irlandais
rocailleux, mes jambes se dérobent, et je me
cramponne à la rambarde.
Les premiers flocons de neige tombent autour
de nous. Sur mon nez. Mes cils. Mes épaules. La
tempête se lève dans ma boule à neige.

1. Homme politique américain connu


pour ses positions racistes, partisan de la
« suprématie blanche ».
Traduction française : LAURIANE
CRETTENAND
TITRE ORIGINAL : ANGRY GOD
Les droits de L.J. Shen d’être reconnue comme
l’autrice de cet ouvrage ont été déposés par ses
soins selon la loi des États-Unis sur le droit
d’auteur.
© 2020, L.J. Shen.
© 2021, HarperCollins France pour la traduction
française.
ISBN 978-2-2804-5549-7

Ce livre est publié avec l’aimable autorisation de


Brower Literary Agency.
Tous droits réservés, y compris le droit de
reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous
quelque forme que ce soit.
Toute représentation ou reproduction, par quelque
procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du
Code pénal.
Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms
propres, les personnages, les lieux, les intrigues,
sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit
utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction.
Toute ressemblance avec des personnes réelles,
vivantes ou décédées, des entreprises, des
événements ou des lieux, serait une pure
coïncidence.
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