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qui
luit dans chaque moment sombre de nos vies.
Nous n’avons jamais entendu la version
des faits du diable.
Dieu a écrit tout le livre.
ANATOLE FRANCE
PLAYLIST ♫
Lenora
Lenora, 12 ans ; Vaughn, 13 ans
Vaughn
Lenora, 17 ans ; Vaughn, 18 ans
Lenora
Lenora
Vaughn
Lenora
Vaughn
Lenora
Lenora
— Entrez.
J’ouvris la porte du cottage de mes parents.
Papa se tenait debout devant une fenêtre donnant
sur le lac, les mains dans les poches de sa tenue de
chasse, les sourcils froncés. Tout allait bien. Cet
air renfrogné était son expression par défaut. Il ne
souriait que quand ma mère était là.
— Occupé ?
Je tentais le coup de la conversation banale. Il
se tourna vers moi et s’assit dans un fauteuil
inclinable près de la fenêtre, où il servit deux
verres de cognac d’une bouteille en cristal carrée.
Dieu bénisse le Royaume-Uni, où j’avais
légalement le droit de boire.
— Épargne-moi les civilités. Nous ne sommes
pas ces gens-là.
Il avait raison. Nous détestions tous les deux les
civilités d’usage, mais j’étais à cran. Je m’assis
face à lui, à moitié soulagé que maman ne soit pas
là. Puis je me rappelai qu’elle était peut-être avec
Harry, et la haine me serra les entrailles. Je n’étais
pas certain qu’elle soit en sécurité avec lui.
Pourtant, j’étais suffisamment égoïste pour ne pas
dire à mon père ce qui venait de se passer avec
Fairhurst.
J’étais un pèlerin en marche, et la chute de
Harry Fairhurst ma quête personnelle vers la
rédemption.
Si je racontais tout à mon père, il s’occuperait
lui-même de Harry, et cela n’avait plus aucun
intérêt. J’étais venu en Angleterre pour une raison
précise. Mon propre Mange, Prie, Aime.
Tue, Chasse, Désire.
— Joli suçon, lança papa en montrant son
propre cou mais les yeux rivés sur le mien. Elle a
essayé de te tuer ?
— Elle en serait bien capable.
Il prit une gorgée de cognac, haussant un
sourcil.
— Te connaissant, elle avait certainement une
bonne raison. Faut conclure, gamin. Fais de nous
des grands-parents avant la retraite, tu verras, ce
sera le chaos. Ta mère voudra t’aider à élever le
petit.
— Je ne veux pas d’enfants.
Il posa son verre sur la table et noua ses doigts.
— Dix-neuf ans ; tu es trop jeune pour prendre
cette décision. C’est l’âge où il faut s’entraîner.
Avec un préservatif. Plusieurs, si besoin. Qu’est-ce
qui te ronge, et en quoi puis-je t’aider ?
Je me laissai tomber dans un fauteuil avec un
soupir. Papa voyait clair en moi. Maman avait un
sixième sens, elle savait ce dont j’avais besoin
quand j’en avais besoin avant que je sache que
j’en avais besoin. Mais Baron Spencer ? Il lisait
en moi comme dans un vieux Playboy de la salle
d’attente d’une clinique de don de sperme.
Je fixai le tapis du regard, bougon.
— Imaginons qu’une personne a en sa
possession quelque chose que tu ne veux pas voir
révélée au grand jour. Genre une vidéo, ou une
preuve d’un truc que tu as fait. Tu sais que ce
qu’elle a est en béton. Que c’est pas des conneries.
Cette personne dit qu’elle l’a sur son cloud, prêt à
être envoyé si tu fais un seul faux pas…
Je relevai la tête pour sonder son visage, à la
recherche de traces de surprise ou d’inquiétude. Il
n’y en avait aucune.
— Comment ferais-tu pour récupérer cette
information, et comment l’effacer de tous ses
dossiers pour être sûr qu’elle ne puisse pas en
faire des copies ?
Mon père garda le silence un moment. J’avais
envie de cogner dans les murs, de le cogner lui,
puis moi-même. J’attrapai mon verre et en bus une
généreuse gorgée.
Papa finit par ouvrir la bouche.
— Fils, est-ce que tu es gay ?
Je recrachai le cognac, m’étranglant sur le
liquide terreux. Papa resta calme, jambes croisées.
— Sois honnête. Tu sais qu’on s’en fiche,
maman et moi, et qu’on te soutiendra quoi qu’il
arrive. Il n’y a rien de mal à être homosexuel.
— Il n’y a rien de mal à ça, je suis d’accord,
mais je ne suis pas gay.
Il cligna des yeux, interdit.
— Pourquoi tu penserais une chose pareille ?
— Tu n’es pas très porté sur l’autre sexe.
— Je ne suis pas très porté sur la race humaine.
— Moi non plus. Mais il y a ta mère. Je suis
très porté sur elle.
— Ne t’avise pas de faire un sous-entendu
sexuel, l’avertis-je sèchement. J’aime les filles,
d’accord ?
Papa secoua la tête.
— Pas assez pour en ramener à la maison.
— L’arrière de mon pick-up est tout aussi
confortable, et au moins maman n’est pas là pour
proposer des cookies.
Je sentis ma mâchoire se crisper.
La sienne se crispa aussi. Nous étions trop
similaires. Parfois, j’avais l’impression de n’avoir
rien hérité de ma mère, mais ce n’était pas vrai.
J’avais son talent artistique. Papa était incapable
de tracer une ligne droite avec une règle et le
soutien moral de tout un stade.
— Les fellations en public sont-elles ta manière
de prouver quelque chose ?
Pardon ? Je commençais à perdre patience.
Sans parler de mon intérêt. Ce n’était pas pour ça
que j’étais venu de Carlisle à pied jusqu’au fond
du rectum du Berkshire.
— Ouais. C’est pour prouver que ça ne
m’intéresse pas de rendre la pareille, fis-je,
impassible. On peut revenir à nos chèvres ?
— Moutons.
Il sourit, manifestement amusé par ma faible
tolérance à ses conneries.
— Et oui. Donc, quelqu’un possède un
document sur toi.
Sur maman.
— Si on veut.
— C’est grave à quel point ?
J’y réfléchis un moment, puis repris :
— Imagine le pire scénario possible.
— Au point d’aller en prison ?
Je hochai la tête.
— Avec une sentence à deux chiffres. Mais ne
demande pas, je n’en parlerai pas.
Il haussa un sourcil – il y vit manifestement une
référence à Don’t ask, don’t tell, cette politique
discriminatoire envers les homosexuels.
— Putain, papa, je te promets que si j’aimais la
bite, tu serais le premier informé. Avec force
détails inutiles, juste pour que ce soit bien gênant
pour nous deux.
Il décroisa les jambes et se pencha en avant
pour accrocher mon regard.
— Je peux régler ton problème. Je sais me tenir
mais, quand il faut se salir les mains, je sais y
faire. Donne-moi son nom. Son adresse aussi, si tu
l’as. Mais un nom et une photo suffiront.
Je secouai la tête. S’il apprenait qu’il s’agissait
de Harry, cela ferait éclater ma couverture et
ficherait mes plans en l’air.
— Je ne suis pas là pour te demander une
solution, juste un conseil.
Il me dévisagea un instant, le regard noir.
— Tu es en train de me dire que ta liberté est en
jeu, et tu crois que je ne vais pas m’en occuper
moi-même ?
— C’est exactement ce que je suis en train de
dire.
— Fais-moi ce plaisir, fils.
Je remarquai qu’il ne me demandait pas ce que
j’avais fait. Mon cœur se gonfla dans ma poitrine,
ce qui me mit foutrement mal à l’aise.
Je secouai la tête.
— Désolé.
Il prit le verre de cognac, l’étranglant si fort
dans sa main que ses doigts blêmirent.
— Je te donnerai le nom de mon gars. Tu peux
le contacter toi-même.
— Tu lui demanderas de te révéler
l’information, répliquai-je.
Ce fut à mon tour de croiser les jambes.
— Je vais me gêner. Tu es mon fils, tes ennuis
sont les miens.
— Pas celui-là.
Nous nous levâmes d’un même bond, chacun
toisant l’autre d’un regard assassin, les poings
serrés. Son verre de cognac s’écrasa sur le sol
entre nous, encore à moitié plein. Nos langages
corporels étaient parfaitement identiques. Papa fut
le premier à se rasseoir.
— Bien, dit-il après avoir pris une profonde
inspiration pour se calmer. Il en fera sa priorité. Je
m’en assurerai personnellement. Mais si ça
dégénère, je veux que tu me le dises.
— Je veux ta parole. Tu n’essaieras pas de
découvrir qui c’est.
Resté debout, je le toisai.
Il approuva d’un petit signe de tête.
— Par écrit.
Il ricana.
— Tu veux que je signe un contrat, que je te
mette en relation avec mon contact pour qu’il
règle ton problème, que je paie cette étrange
fantaisie, et que je ne pose aucune question sur cet
enfoiré ?
— Toujours aussi malin, papa.
— Eh bien, voyez-vous ça. (Il éclata de rire.)
Tu es bel et bien mon fils !
— Il y avait des doutes ?
Maman entra à ce moment-là, à point nommé,
avec entre les mains un sac marron d’où
dépassaient du céleri et des carottes. Papa se leva
pour aller l’embrasser sur les lèvres et lui prendre
le sac des mains, qu’il posa sur le comptoir de la
cuisine ouverte. Je la pris dans mes bras et lui
embrassai le front.
— S’il y avait un doute, il y aurait des blessés.
Papa déballa les courses, et ils échangèrent un
autre baiser. Dégueu. Je n’attendais qu’une chose :
qu’ils rentrent au pays et me laissent gérer ce
bordel sans leurs conneries à la Brady Bunch en
fond.
Maman retira ses chaussures, se lécha le pouce,
et me frotta la joue pour enlever une trace de
poussière comme si j’avais cinq ans.
— Vaughn, j’ai croisé Harry quand je suis allée
remplir ton frigo à Carlisle. Il dit que tu as loupé
le dîner. Reste. Je fais un ragoût.
— Pas faim.
Je consultai l’heure sur mon téléphone. Merde.
Déjà 21 heures.
— Fadaises ! Ce sera rapide.
Maman se précipita dans la cuisine pour se
laver les mains, prête à se mettre en action.
— Je le ramène, intervint papa. Il a assez
d’ampoules sur les mains comme ça. Peut-être
que, si ses pieds ne sont pas trop bousillés, il
pourra choper.
Maman rit et frappa papa à la poitrine, qui fit
semblant de lui mordre le menton. Dégueu 2.0.
S’ils n’arrêtaient pas de s’embrasser devant moi,
je serais responsable de plus d’un sac mortuaire
sur cette île.
Papa prit les clés de sa Range Rover de
location, et nous sortîmes. Les dix minutes de
trajet se firent dans le silence le plus total. Quand
il se gara dans l’impasse de gravier du château de
Carlisle, il arrêta le moteur et sortit son téléphone
de sa poche.
— Il s’appelle Troy Brennan. Il habite à
Boston, donc il y a un décalage horaire. Il a les
meilleurs as de l’informatique sous la main. Mais
il faut que tu me laisses vingt-quatre heures avant
de le contacter. Je dois d’abord le briefer.
Il fit glisser son doigt sur son écran, et le
contact s’afficha sur mon téléphone.
— C’est bon, dis-je.
— Je vais dire à ta mère que nous partons
demain matin.
Je ne comprenais pas. Ils étaient censés rester
une semaine.
— Il faut que tu t’occupes de cette histoire,
expliqua-t-il, et plus tôt ce sera fait, mieux ce sera.
— Merci, dis-je en détachant ma ceinture.
Papa posa sa main sur la mienne, arrêtant mon
geste.
— Tiens-moi au courant.
— Promis. (J’hésitai, soucieux.) Tu ne vas pas
me demander ce que j’ai fait ?
Techniquement, je n’avais rien fait. C’était
maman, prétendument. Mais j’étais curieux de
savoir pourquoi papa ne creusait pas. Est-ce parce
qu’il s’en foutait, ou parce qu’il n’avait aucun
sens moral ?
Il secoua la tête.
— Malheureusement, cela ne ferait aucune
différence. Je ferais quand même tout pour que
personne ne te nuise. Mais si tu as violé
quelqu’un, si tu as fait du mal…
Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration,
puis secoua la tête.
— Je veux pouvoir te regarder et voir
quelqu’un dont je suis fier. Toujours.
Je poussai un soupir.
— Jamais je ne ferais une chose pareille, dis-je.
Toucher quelqu’un comme ça. Non. Ce n’est pas
une histoire de violence.
— Ouf, putain.
J’ouvris la portière passager.
— Autre chose, dit-il d’une voix menaçante en
m’attrapant le poignet. J’ai promis de ne pas
creuser, mais, si je découvre qui te fait ça, ce sera
à moi de m’en occuper.
Je le regardai longuement. Je ne comptais
laisser aucune trace derrière moi. Je n’allais pas
faire d’erreurs. Papa ne le saurait jamais. Je n’en
démordrais pas.
Je souris avec suffisance.
— Marché conclu.
12
Lenora
Voilà.
Je l’avais fait, putain.
J’avais embrassé une fille, et j’avais aimé ça.
Vachement, putain.
Ce n’était pas la première fois que j’embrassais
Lenora Astalis. Mais nous avions passé un
marché, et je comptais bien en profiter. J’allais
l’embrasser, la baiser à terme, puis me tirer de
Carlisle en personne normale, sexuellement.
Peut-être.
OK, probablement pas.
Après la conversation avec papa, qui m’avait
demandé si j’étais homo, je savais que je devais
être proactif et fourrer mon engin dans plus d’un
trou. Les gens commençaient à remarquer mon
inaction, et cela ne me plaisait pas.
Je passai les semaines suivantes à travailler de
sept heures du matin à neuf heures du soir. La
sculpture prenait joliment forme. Les têtes étaient
bien proportionnées désormais, et j’avais sculpté
les visages en détail, jusqu’à la dernière veine, la
dernière ride, la dernière tache de rousseur.
Réussir les cheveux de chaque individu allait
prendre des semaines, cela dit. Me faire assister de
Lenora réduirait certainement par deux le temps
qu’il me fallait pour avancer, mais je ne voulais
pas de son aide.
Elle était belle, cela dit – la sculpture. Edgar
était venu vérifier mon avancement quelques fois,
en pestant dans sa barbe de la première à la
seconde porte contre l’odeur de moisi et
l’atmosphère sinistre. Mais il dit que la sculpture
révélait mon âme.
— Continue comme ça, et tu vendras
facilement. Si tu arrives à la vendre. Au
demeurant, elle sera la propriété de Carlisle Prep.
Pour toujours.
Je parie qu’il n’aurait pas été si complaisant s’il
avait su qu’après avoir bossé sur mon œuvre je
courais à mon second job tous les soirs :
embrasser sa fille jusqu’à lui faire gémir mon
nom. Mon autre œuvre.
Ce qu’il y avait de bien avec mes heures de
travail, c’était que j’arrivais à éviter presque
entièrement toute interaction humaine. Je me
réveillais tous les jours à 5 h 30, allais courir,
prenais une douche, consultais mes mails avec un
café – je répondais à papa, maman, et Troy
Brennan, alias « le Réparateur », qui avait
commencé à travailler sur le cas Harry Fairhurst –
puis m’enfermais dans la cave avant le début des
cours à 8 heures. Quand j’arrêtais de travailler, à
neuf heures du soir, les gens étaient déjà dans
leurs dortoirs. Le réfectoire était fermé et, à part
quelques jeunes qui s’inclinaient devant moi et un
couple ici ou là en train de se peloter, je ne
croisais personne.
Pas même Arabella.
Surtout pas Rafferty Pope.
Et, putain de soulagement, pas Harry non plus.
J’étais certain qu’il ne baissait pas la garde
malgré notre éloignement. Il était allé jusqu’à
piéger ma mère pour s’assurer que je n’allais pas
me venger, me prouvant qu’il n’était pas le débile
pour lequel je l’avais pris. Cependant, ce n’était
pas parce que je gardais le silence que je ne
m’échinais pas pour le faire tomber.
Et puis, il y avait les nuits avec Gentille Fille.
Après avoir pris une douche et m’être enfilé
une miche de pain beurré au jambon, je me
faufilais dans sa chambre pour embrasser sa
bouche.
Et son cou.
Et ses yeux.
Et ses cheveux.
J’étais prêt à aller plus loin – à goûter ses seins,
peut-être. Je ne les avais pas encore touchés, mais
je pensais à eux depuis le jour où elle avait émergé
nue de la piscine.
Len me faisait bander comme un taureau, ce qui
était à la fois une distraction fâcheuse et un
soulagement. Chaque nuit, après plusieurs heures
de roulage de pelles, je retournais dans ma
chambre en douce, étourdi car tout mon sang était
dans mon sexe, et je me branlais avant de
m’effondrer dans mon lit. J’éjaculais des seaux de
sperme. Je n’avais jamais beaucoup joui avant cet
arrangement avec Gentille Fille, et jamais autant.
Genre, assez pour remplir une brique de lait. Je
dus vérifier sur Google que c’était normal.
Pour une raison que j’ignorais, Lenora semblait
parfaitement heureuse de me mettre dehors dès
que nous avions fini. Nous ne voulions rien de
plus, ni l’un ni l’autre, et je ne la suppliais pas de
dormir lové contre elle. Elle n’était ni collante ni
possessive, et ça me plaisait.
Je commençais même à regretter un peu de lui
avoir piqué le stage.
D’accord, pas vraiment.
Ma période sans voir personne dans un château
rempli de monde prit fin à ma sixième semaine à
Carlisle. Il était sept heures dix du matin, et
j’avançais à grandes enjambées dans le couloir du
troisième étage où habitaient les stagiaires, les
assistants et le personnel.
En gros, tous les majeurs qui pouvaient
fraterniser entre eux sans finir en taule.
C’est là que je vis Arabella sortir d’une
chambre.
La chambre d’Edgar.
Elle ferma la porte avec un petit « clic », baissa
le menton, et secoua la tête. Elle avait une sale
gueule – fatiguée, émotive, en pleurs. Quand elle
leva les yeux et me vis, un sourire de garce étira
lentement ses lèvres.
Elle essuya ses larmes.
— Je pensais que tu me viendrais me chercher,
Spencer.
Elle se déhancha et posa une main à sa taille.
Elle portait… qu’est-ce qu’elle portait, bordel ?
Un genre de nuisette en dentelle rouge et une robe
de chambre assortie. Il était évident qu’elle avait
fait une visite de courtoisie au sculpteur. Allongée
sur le dos, certainement.
Je poursuivis ma route vers la chambre de Len,
l’ignorant. Elle me suivit, se lançant à ma
poursuite comme le chihuahua désespéré qu’elle
était. Heureusement que je ne devais rien à
Lenora. Lui apprendre que son petit papa de plus
de cinquante ans se tapait une ado, c’était plutôt
gênant comme conversation de préliminaires.
Non pas qu’on en ait, merci bien.
Quoique, je ne pouvais pas être entièrement sûr
non plus que je ne lui dirais pas. Qui savait ce qui
allait sortir de ma bouche quand je la
retrouverais ? Parfois, j’avais envie de la détruire,
parfois de la sauver, et la plupart du temps j’étais
indifférent à son existence, si on exceptait ce que
son putain de corps me faisait ressentir.
— Je t’ai dit qu’on avait volé et brûlé tous mes
vêtements la semaine dernière ? lança Arabella
dans mon dos. J’ai été obligée de me balader en
uniforme jusqu’à ce que mes parents m’envoient
des fringues.
Je le savais. J’en étais responsable. Arabella
semblait avoir complètement oublié que, la
dernière fois que je l’avais vue, elle avait mis le
feu à la maison de Lenora et m’avait laissé la
sauver. Je pensais que ce serait une manière
sympa de la saluer sans la croiser.
— Dommage, fis-je en accélérant le pas pour la
semer. Enfin bon, la plupart du temps, t’es à poil
et à genoux, alors je parie que personne ne le
remarquera.
— Très drôle, dit-elle en me donnant une tape à
l’épaule, me suivant toujours comme mon ombre.
Où est ta chambre ?
Elle pleurait il n’y avait pas une minute, mais
voilà qu’elle rayonnait de mille feux, putain. Je
détestais les filles BCBG riches et sans âme. Je
dépassai la chambre de Len et me dirigeai vers la
mienne. Hors de question qu’Arabella mette le
nez dans mes affaires.
— C’est la chambre arrête-d’être-aussi-
désespérée, lançai-je.
— Je ne t’ai jamais croisé, alors qu’on vit au
même étage.
Je dépassai ma chambre aussi, atteignis le large
escalier, le contournai, et descendis par l’autre
escalier pour aller au premier étage. Elle suivit.
— Je travaille, finis-je par dire.
— Eh bien, pas moi ! (Elle éclata de rire.)
Pauvre Raphael, ou je sais pas comment il
s’appelle. Vampirina l’aide de temps en temps,
mais franchement il est plus seul qu’une vierge à
un concert de Panic ! At the Disco. Je vais en ville
tous les jours pour me chercher des jolies fringues
et, genre, une vie. Il y a zéro centre commercial
dans le coin. Trop chiant.
Ainsi, Lenora traînait encore avec tronche de
cake. Je notai mentalement de leur rappeler à tous
les deux de garder leurs mains pour eux. Mon
pouls se mit à battre contre ma gorge.
Meilleurs amis depuis l’enfance, mon cul.
J’avais vu comment ça s’était terminé entre
Knight et Luna. Spoiler : ce n’était plus tellement
platonique depuis qu’elle s’était mise à se faire
quotidiennement des gargarismes avec son
sperme.
Je remontai le couloir, me dirigeant vers le
dernier escalier. Arabella était à bout de souffle,
j’avançais trop vite pour elle.
— Allez, Spence. Je me sens super seule.
— Alors casse-toi.
C’était elle qui m’avait supplié de lui obtenir ce
boulot quand je l’avais emmenée dans l’Indiana.
Je ne me rappelai même pas pourquoi je l’avais
fait – certainement pour faire chier Len, et pour
être sûr que j’aurais une nana pour me sucer dans
un endroit rempli de mineurs. Ça ne semblait pas
si mal comme bail à l’époque…
— Je ne peux pas, dit-elle en faisant la moue et
en tapant du pied comme une fillette de trois ans.
Quelque chose… quelqu’un me retient ici.
— Alors reste et ferme-la. Ce sont tes deux
options.
— On était amis, avant.
Elle s’accrocha à mon bras. Je la repoussai.
— Correction : nous étions amicaux – c’est-à-
dire que je ne te détestais pas activement. Mais la
distance entre ça et l’amitié était encore bien
longue. Et puis, tu as mis le feu à une maison dans
laquelle j’étais et tu m’as abandonné pour que je
sauve Drusilla. Cette tentative de meurtre a jeté un
froid sur notre relation.
J’atteignis le rez-de-chaussée. M’arrêtai. Je
n’allais pas descendre à la cave et lui révéler où se
trouvait mon atelier. Sa poitrine se soulevait et
s’abaissait, et elle fourra son décolleté sous mon
nez. Seins pigeonnant, elle noua ses bras autour de
mes épaules et sourit. Ma queue était si molle que
j’aurais pu la pétrir comme de la pâte à pain.
— Je te donnerai du bon temps. T’aiderai à te
détendre. Qu’est-ce que t’en dis ?
C’était une question facile.
— Non. Putain.
Je la repoussai.
L’idée que Len passe et nous voie m’agaçait.
C’était stupide, mais je n’avais pas besoin de ce
casse-tête. Je ne comptais pas laisser Arabella me
sucer, et chaque seconde perdue en sa compagnie
était donc du temps que je ne récupèrerais jamais
et qui pourrait servir à des choses plus utiles,
comme me gratter le cul ou regarder un mur.
— Mais je t’accorde un truc.
Ses yeux s’illuminèrent.
— Pour de vrai ?
— Du calme. J’ai dit un truc, pas une trique. Si
tu arrives à ne pas te taper Edgar Astalis, je
promets de ne pas baiser la bouche de ta petite
sœur quand je rentrerai à Todos Santos.
Je n’avais aucune intention de rentrer. De
manière permanente, en tout cas. Mais Arabella
n’était pas au courant, et tout le monde à Todos
Santos me pensait capable de me faire sucer par
une mineure.
Elle me lança un regard noir.
— Ma sœur n’a que dix-sept ans, espèce de
taré !
Je haussai les épaules.
— Elle sera majeure l’année prochaine. Timing
parfait. Je m’en voudrais de faire un full, mais ta
mère semble facile, et savoir que toute ta maison
m’a sucé serait un sacré kiff. Ne t’approche pas de
papa Astalis et va trouver quelqu’un d’autre avec
qui jouer à l’écolière.
— Tu crois que je me tape Edgar Astalis ?
Elle avait les larmes aux yeux.
Peut-être. Regarder son visage semblait contre-
productif. Je voulais manger aujourd’hui.
Je haussai un sourcil.
— Tu jouais au babyfoot là-dedans ?
— Punaise, elle t’a retourné le cerveau, pouffa-
t-elle. Elle te tient par les couilles, hein ?
— Qui ?
— Drusilla.
Qui a cru que c’était une bonne idée
d’apprendre à parler à Arabella, bordel ? J’avais
envie de coller un procès à sa nourrice.
— T’es défoncée, lâchai-je. Va voir ailleurs si
j’y suis.
Je tournai les talons pour partir. Je me figeai
quand j’entendis sa voix, toujours dos à elle.
— Ouais. Les Astalis ont cet effet sur les autres.
Enfin, sauf Poppy. Poppy est une ratée. Mais il y a
quelque chose d’irrésistible chez Drusilla et
Edgar, hein ? Ils changent les gens.
Je me retournai, sourire narquois aux lèvres.
— Rien ni personne ne me changera. Ne tiens
pas les autres responsables de ton manque de
personnalité et du fait que ta morale est plus lâche
que ta vulve. Maintenant dégage, avant que tes
fringues ne soient pas la seule chose qui manque
dans ta chambre d’ici la fin de la journée.
Arabella me dévisagea, abasourdie. Je montrai
les dents et croquai l’air. Elle fit un pas en arrière,
se cogna contre la rambarde de l’escalier, se
retourna, et courut dans la direction opposée.
Les élèves commencèrent à sortir de la
cafétéria, et tous zieutèrent la foldingue à moitié
nue qui courait en petite tenue. Je me retournai et
gagnai ma cave avant que d’autres ne découvrent
ce que je faisais.
Changer, mon cul.
J’étais le même enfoiré. C’est juste que,
maintenant, je baisais.
À l’heure du déjeuner, j’allai en ville retrouver
mon oncle Jaime, le meilleur ami de papa et
administrateur de mon fonds fiduciaire. Mes
parents ne voulaient pas gérer ces conneries. Papa
ayant craint que maman cède à mes moindres
caprices, il avait confié cette responsabilité à son
ami Jaime. Il était venu exprès de Todos Santos
pour me voir, et pas parce qu’il n’avait pas un
emploi du temps chargé (il s’occupait d’un fonds
spéculatif avec papa, le père de Knight et celui de
Luna Rexroth). Mais parce que je lui avais dit que
c’était important.
C’était délicat : il fallait que je lui fasse
confiance de ne le répéter à personne.
Heureusement, il n’était pas du genre à cafter.
Nous nous retrouvâmes dans un café Greggs. Il
commanda du café, et je choisis une pâtisserie
bizarre que je n’avais aucune intention de manger.
Je préférais manger seul, au calme. Je détestais
que les gens me voient dans une activité si terre à
terre.
— Yo.
Je lui donnai un coup d’épaule, et il m’attrapa
par la nuque pour me prendre dans ses bras.
— C’est « bonjour » le mot que tu cherches,
sale gosse. Bonjour, filleul.
On s’affala dans nos fauteuils. Il avait les
cheveux coupés très court et d’une couleur blond-
roux similaire à Fairhurst, mais avec des traits
bien plus chaleureux. Il ressemblait à un king
californien, pas à un con d’Anglais qui connaissait
des mots dont personne ne comprenait le sens.
— Qu’est-ce que je fais ici ? demanda Jaime,
allant droit au but, avant de prendre une gorgée de
café.
— J’ai besoin de casser la tirelire. D’accéder à
mon argent, dis-je platement.
Il faillit me cracher son café au visage. Je restai
assis, jambes écartées, les poings enfoncés dans
ma veste de pilote.
— Tu planes ou quoi ? On ne parle pas d’un
petit monticule, mon garçon. Mais de tout le
coffre, et plus encore.
— Si tu savais pourquoi j’en ai besoin, tu ne
dirais pas ça, répondis-je calmement sans le
quitter des yeux.
Il me dévisagea, la rage tendant ses traits.
— Essaie un peu, pour voir.
— D’abord, tu dois promettre de ne pas
cafarder à mes parents.
Jaime ne dit rien, comme je m’y attendais. Je
tirai de mon sac à dos un contrat rédigé par mes
soins et le fis glisser sur la table en plastique
ronde.
— Vaughn…
— Ils ne doivent pas le savoir, l’interrompis-je
en lui tendant un stylo.
J’adorais les contrats. Le papier faisait flipper
les riches, bien plus qu’un flingue.
— Lis-le, signe-le, et je te dirai ce qu’il en est.
Au fond, j’étais persuadé qu’il allait se lever,
déchirer le contrat et me le jeter au visage. Je
soupirai de soulagement quand il le signa. Puis il
s’adossa à son fauteuil et me demanda ce qui se
passait. Je lui racontai que Harry me faisait
chanter en se servant de maman.
J’omis la minuscule partie sur mon projet de le
tuer.
— Et ce plan que tu as monté, tu es sûr que ça
va marcher ? demanda-t-il, sur la réserve.
— Je n’ai pas de raison de ne pas l’être.
Je lui adressai un sourire en coin. Jaime ferma
les yeux et prit une profonde inspiration. Il n’était
pas ravi. Mon fonds fiduciaire n’était pas une
chose à prendre à la légère. Huit chiffres. Le genre
de choses dont la plupart des gens n’osaient même
pas rêver. Et j’avais besoin de chaque penny.
— Je sens que je vais le regretter, dit-il.
Il se frotta le menton, son index planant au-
dessus de l’écran de son téléphone. Pour faire ce
genre de transaction, il fallait en général se traîner
chez son banquier, mais Jaime était ce banquier ;
il pouvait faire tout ce qui lui chantait.
Je sentis la salive s’amasser dans ma bouche.
Fais-le, mon vieux. Débloque ce putain
d’argent.
— Tu vas me remercier quand tout ça sera fini,
dis-je calmement en me levant, faisant mine de ne
pas être impatient qu’il transfère l’argent sur mon
compte.
— J’ai déjà joué à ça, fils, et les choses peuvent
vite dégénérer. Tu me tiens au courant ?
— Compte sur moi, Jaime, mentis-je.
Je partis sans dire au revoir.
Je rentrai au château de Carlisle à pied. Il n’y
avait pas de bus pour aller et venir du château, et
je préférais qu’il en soit ainsi. Cela poussait
davantage d’élèves à se tirer pendant le week-end,
puisque cet endroit était isolé et mort. Ce qui
voulait dire que j’avais moins de trouducs en
travers de mon chemin.
C’était un trajet en montée, et je le passai à
envoyer au Réparateur un mail chiffré long
comme ma bite sur mes progrès dans l’affaire
Fairhurst. J’avais évité le peintre comme la peste,
mais n’en étais pas particulièrement heureux. Je
voulais mettre la machine en marche, mais pas
avant que maman soit totalement tirée d’affaire.
Le titiller maintenant serait trop dangereux. Il
fallait que je la joue fine.
Une fois le mail envoyé, je levai les yeux. Je
me trouvais au centre du village, sur le point de
traverser une rue pour rejoindre la route
s’enfonçant dans la forêt jusqu’au pont qui
m’emmènerait à Carlisle.
Il y avait une petite chocolaterie au bout de
cette route. L’encadrement de la porte était peint
de la même nuance vert grenouille que la vitrine,
décorée de guirlandes de Noël et de poupées en
porcelaine à la con qui souriaient, habillées en
putains du Moyen Âge, au milieu de biscuits,
d’une tour de brownies et de bonbons aux fruits.
Je m’arrêtai pour regarder les confiseries. Je
n’étais pas un bec sucré, mais j’en connaissais une
qui rendait son dentiste très heureux et très riche.
Qui apprécierait sacrément une part de brownie.
Une fille que je voudrais mettre dans mon lit un
jour ou l’autre.
Je secouai la tête, regardai la porte d’entrée et
traversai la rue.
Change pas pour une nana.
14
Lenora
À faire :
– Galerie à Milan / appeler Karla
– Loyer / proprio / appartement de Chelsea
– Surveiller VS (n’a rien dit ? vindicatif ?)
– Cadeau d’anniversaire / Lenny
VS
Vaughn Spencer.
Curieusement, je sus avec certitude qu’il parlait
de Vaughn.
J’eus comme l’impression que les pièces du
puzzle s’assemblaient – mais pas dans le bon
ordre. Je n’arrivais pas à avoir une image claire de
ce qui se passait.
Arabella était ici pour une raison précise.
Vaughn aussi.
Aucun d’eux n’était ici pour l’art.
Je remis le papier sur le bureau, me redressai, et
passai la porte au moment où mon père sortait de
son bureau. Il ferma la porte derrière lui, un sac en
papier à la main, rempli de choses colorées.
Quand il me vit, il jeta le sac dans son bureau avec
un sourire désolé.
Ne t’embête pas à me garder la surprise. Tu
m’en as déjà fait une bonne.
— Ça alors, sacrée coïncidence. J’étais sur le
point de venir te souhaiter un joyeux anniversaire,
Lenny.
Cela, après m’avoir évitée pendant des
semaines. Ouais. Qu’il aille se faire voir. Sans lui
accorder un seul regard, je le dépassai, l’effleurant
de l’épaule alors que je me dirigeais vers
l’escalier.
Il m’appela, perplexe, mais je ne pensais qu’à
ses mains sur Arabella.
À la bouche d’Arabella autour du sexe de
Vaughn.
Au fait que tous deux l’avaient préférée à moi –
alors que papa savait que cela me briserait le cœur
qu’il séduise une de mes camarades de classe, et
Vaughn pour prouver un truc avec sa bite.
Elle gâchait mes relations avec les hommes de
ma vie.
Et j’en avais assez de la regarder faire sans rien
dire.
15
Vaughn
De : pastesaffaires@gmail.com
A : meparlezpas@gmail.com
Vaughn,
J’ai vérifié les clouds de son autre
compte. Rien à signaler. Ton père a dit
qu’il paierait la facture pour ce job.
Bonne chance, et dis-moi si tu as de
nouveau besoin d’aide sur ce problème.
T.
De :
Baronspencer@fiscanheightsholdings.c
om
A : meparlezpas@gmail.com
Fils,
Soit tu réponds à ton putain de
téléphone, soit je viens te voir. Spoiler :
tu n’aimeras pas que je vienne.
Ton père.
Je me réveillai seule.
La chaleur de Vaughn s’était évaporée avec sa
large carrure. Je me frottai les yeux pour chasser
le sommeil, et m’assis, chassant de mes pensées
l’écho des murmures de papa à Arabella hier soir.
Ce qui se passait derrière la porte était sans
équivoque. Il lui avait dit de descendre. Ce qui
voulait dire qu’elle était sur lui – et pas pour faire
un combat de sumo comme dans la piscine.
Je m’étirai, m’efforçant de ne pas réfléchir à ce
que signifiait ma soirée de la veille avec Vaughn.
Il avait dit que j’étais sa petite amie, mais Vaughn
était un maître manipulateur, et pouvait l’avoir dit
pour de nombreuses raisons – qui n’avaient rien à
voir avec ce qu’il ressentait réellement.
Je me levai et ouvris la porte, sachant que je
trouverais sur le seuil une tasse de café fumante et
un panier de douceurs. Cette fois-ci, c’était un
plateau de muffins. Le parfum du banana bread et
des myrtilles flottait dans l’air, et j’en eus l’eau à
la bouche. Je récupérai le plateau et allai le poser
sur ma nouvelle table à dessin. J’étais heureuse
que ma sœur ait poursuivi sa tradition
quotidienne ; je décidai de l’appeler.
— Salut, dis-je quand elle répondit.
— Coucou ! Quoi de neuf ? Je voulais t’appeler
hier pour prendre des nouvelles.
Elle était un peu essoufflée. Elle devait être de
sortie en ville.
En l’écoutant, je passai ma main sur la table,
pesant les pour et les contre de la remise en état de
ma statue.
Pour : C’était une œuvre magnifique. Elle allait
m’aider à me faire remarquer dans le milieu. Elle
avait quelque chose de différent, d’iconique.
Contre : Révéler cet assemblage au grand jour
signifiait admettre éprouver des choses que je
jurais ne pas éprouver, pour un homme que je
jurais ne pas calculer.
— C’est comment, Londres ? demandai-je.
Écouter la voix de Poppy me calmait. Je ne
voulais pas lui briser le cœur en lui parlant de
papa et d’Arabella, mais je savais que je devais le
faire.
— Charmant, quoiqu’un peu gris. Et Carlisle ?
— Pareil, dis-je en riant, enlevant des peluches
imaginaires de mon pyjama. Écoute, je sais que tu
es occupée ; je voulais juste te remercier pour les
chocolats et les pâtisseries. Outre le diabète que je
vais me chopper après ces six mois, c’est adorable
de ta part, et ça me rappelle que quelqu’un tient à
moi, que quelqu’un pense à moi tous les jours.
Le silence s’étira à l’autre bout de la ligne.
Aurais-je dû la remercier plus tôt ?
Probablement. Cela faisait des mois qu’elle me les
envoyait. Je n’avais pas voulu la mettre mal à
l’aise en en parlant. C’était manifestement une
erreur. Un geste qu’il valait mieux passer sous
silence.
— Écoute, je…, commençai-je au moment où
elle prenait la parole.
— Ce n’est pas moi, dit-elle à toute vitesse.
— Quoi ?
Je marquai une pause.
— Ce n’est pas moi qui t’envoie les sucreries.
— Mais je t’ai remerciée le jour de mon
anniversaire. Tu n’as pas eu l’air perplexe.
— Non, je ne l’étais pas. Je t’ai envoyé un
nounours, et je comptais te donner ton vrai cadeau
le soir. Mais je ne t’ai jamais envoyé de gâteaux,
Lenny. C’est juste maintenant que ça fait tilt. Tu
as reçu beaucoup de cadeaux que tu pensais être
de moi, mais je ne peux pas m’en attribuer le
mérite. Tu sais qui ça peut être ?
Le savais-je ?
Ce n’était pas Pope, ni papa. Ils étaient tous les
deux bien trop occupés, et puis, ce n’était pas leur
style. Oncle Harry et moi étions proches, mais pas
si proches. Cela demandait de l’engagement. De la
discipline et de l’implication. Une obsession. Je ne
connaissais pas grand monde capable de ces
choses, qui garderait le secret, n’en parlerait pas.
Je ne connaissais qu’une personne comme ça.
Mais ça n’avait aucun sens. Cela remontait à
quand nous étions à Todos Santos. Impossible.
Mais…
« Concernant ton cadeau d’anniversaire, mon
chou… » Le souvenir de sa voix glissa sur mon
corps. C’était un indice.
— Lenny ? demanda Poppy. Qui ça peut être ?
Je me piquai le pouce sur un objet pendu au
coin de ma table à dessin. Je fronçai les sourcils,
suçai mon sang, et me penchai pour voir ce que
c’était.
Une couronne d’épines. Élaborée, épaisse, et
parfaite à tous points de vue. Pour ma sculpture
détruite. Bon sang, il avait dû travailler toute la
nuit pour la réaliser. Avait-il seulement dormi ?
— Je dois y aller, dis-je, la voix tremblant
d’émotion. Je suis désolée, Poppy. Je dois
vraiment te laisser. On se rappelle plus tard.
— D’accord… Tu n’es pas en colère, dis ?
demanda-t-elle.
J’éclatai de rire. Ce fut plus fort que moi.
J’avais eu l’intention de lui annoncer une
mauvaise nouvelle, mais je n’en avais même plus
la volonté.
— Non, Poppy. Je n’ai jamais été aussi
heureuse.
Je remontai le couloir au pas de course jusqu’à
la cave. Il fallait que je dise à Vaughn que je
savais, que je lui demande pourquoi il avait fait
ça. Il était dix heures du matin, tout le monde était
en cours. Le cliquètement de mes rangers
résonnait dans le couloir désert. J’atteignis la
première porte sur les deux menant à l’atelier de
Vaughn et levai la main pour frapper, quand
j’entendis une voix familière de l’autre côté.
— … ne te pardonnera jamais. Je connais ma
nièce, c’est une fille bien. Pure. Son tempérament
artistique ne vient pas de la folie, contrairement à
toi.
Si je devais deviner, j’aurais dit que Vaughn et
mon oncle se tenaient dans l’escalier menant à la
seconde porte. C’était logique. Vaughn voulait que
personne ne voie sa statue.
— Elle ne le saura jamais, répondit Vaughn.
— Je ferai en sorte qu’elle l’apprenne. Ce n’est
pas difficile, je t’assure, avec ou sans mon
ordinateur. Je peux aller la voir tout de suite.
— Je m’en fiche, dit Vaughn après un moment
de silence.
De quoi parlaient-ils ? J’avais senti la tension
entre eux la veille, mais j’avais été trop occupée
pour creuser.
— Non, tu ne t’en fiches pas.
J’entendis le sourire dans la voix de mon oncle.
Il parlait tout bas. Sur un ton moqueur.
— Oh ! comme tombent les puissants. Vaughn
Spencer. Amoureux. Et d’une rose anglaise, rien
que ça !
Mon cœur s’emballa. Ils parlaient de moi. Mon
oncle parlait de moi avec dédain, comme si je
n’étais pas digne de l’affection de Vaughn – cela
ne ressemblait pas au Harry que je connaissais,
qui m’avait emmenée dans des galeries d’art et
portée sur ses épaules quand j’étais petite.
Vaughn lâcha un rire amer.
— Je ne suis pas amoureux de ta nièce.
— Tu l’as embrassée en public par hasard ?
J’entendis presque le haussement d’épaules
dans la voix de Vaughn quand il répondit.
— Je fréquente beaucoup de filles, que ce soit
ou non en public.
— Tu les laisses te sucer sans te soucier d’elles.
Alors que, hier, tu avais peur que je lui fasse du
mal. (Toujours ce ton moqueur.) Ne fais pas
comme si on ne s’était pas surveillés au fil des
années. Je sais exactement ce que tu fais, et avec
qui. Lenny est différente. Et puis, tu n’es pas le
seul à fourrer ton nez partout – je me suis bien
amusé avec ton tiroir de table de nuit pendant que
tu jouais au don Juan. Plus de douze mille livres
en chocolats et confiseries ces derniers mois ? Tu
essaies de la tuer ?
Il lâcha un rire cruel.
Mon ventre se serra. J’avais envie de marteler
la porte et d’exiger des réponses.
En même temps, je les connaissais tous les
deux, et je savais que je serais incapable de leur
soutirer des secrets en versant dans le mélodrame.
— Ne t’approche pas de ta nièce, lâcha Vaughn.
Je suis sérieux.
— Je ne prends pas d’ordre de toi. Je suis
sérieux aussi.
— Va te faire foutre, Harry.
— Par toi, ça a bien failli, jeune homme. Ce
n’est pas trop tard, au passage. J’aime le feu qui
t’anime.
— Quand je te baiserai, dit Vaughn dans un
grognement rauque, sauvage, sa voix s’insinuant
profondément dans ma chair, ce n’est pas ton cul
que je vais casser en deux. C’est ta colonne
vertébrale.
Un bruit sourd retentit dans l’escalier. Harry
gémit de douleur, et je crus comprendre qu’il était
tombé sur les marches en pierre.
Je fermai les yeux et pris une profonde
inspiration. Les pièces du puzzle s’assemblaient
enfin, s’imbriquant les unes dans les autres dans
une signification glaçante.
Le stage volé. Les menaces. La haine. Les
moqueries. Le secret que Vaughn pensait que nous
partagions.
En réalité, nous avions deux visions très
différentes de ce qui s’était passé dans cette
chambre noire.
Je tournai les talons et m’enfuis. Mes jambes
me firent défaut deux fois, mais je finis par
atteindre ma chambre.
Non, Harry. Je ne lui en voudrais pas s’il te
tuait.
* * *
Len,
Vaughn
28
Lenora
Lenora,
« Aucun acte de bonté, même petit, n’est jamais
perdu. »
– Ésope
Merci d’avoir donné à mon fils un foyer loin de
chez lui. Vous avez abattu ses murs, tout en lui
offrant un abri. Je vous suis à jamais redevable.
Emilia LeBlanc-Spencer
Rory