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Ce livre est une fiction.

Toute référence à des


évènements historiques, des personnages ou des
lieux réels serait utilisée de façon fictive. Les
autres noms, personnages, lieux et évènements
sont issus de l’imagination de l’auteur, et toute
ressemblance avec des personnages vivants ou
ayant existé serait totalement fortuite.
Tous droits réservés, y compris le droit de
reproduction de ce livre ou de quelque citation
que ce soit, sous n’importe quelle forme.
The Dare Copyright © 2020 by Elle Kennedy
®
Collection New Romance créée par Hugues de
Saint Vincent,
dirigée par Arthur de Saint Vincent
Ouvrage dirigé par Bénita Rolland
Traduit par Robyn Stella Bligh
Photo de couverture : © Shutterstock
Pour la présente édition
© 2021, Hugo Roman, département de Hugo
Publishing
34-36, rue La Pérouse
75116 - Paris
www.hugoetcie.fr
ISBN : 9782755688405
Ce document numérique a été réalisé par
Nord Compo.
SOMMAIRE
Titre
Copyright
1 - Taylor
2 - Conor
3 - Taylor
4 - Taylor
5 - Conor
6 - Taylor
7 - Taylor
8 - Taylor
9 - Conor
10 - Taylor
11 - Taylor
12 - Conor
13 - Taylor
14 - Conor
15 - Taylor
16 - Conor
17 - Taylor
18 - Conor
19 - Taylor
20 - Conor
21 - Taylor
22 - Conor
23 - Conor
24 - Taylor
25 - Taylor
26 - Conor
27 - Taylor
28 - Conor
29 - Taylor
30 - Taylor
31 - Conor
32 - Taylor
33 - Taylor
34 - Conor
35 - Taylor
36 - Conor
37 - Taylor
38 - Taylor
39 - Conor
40 - Taylor
41 - Conor
42 - Taylor
43 - Taylor
Épilogue - Conor
À propos de l'auteure
1
Taylor
C’est vendredi soir, et je regarde les esprits les
plus brillants de ma génération s’autodétruire en
1
buvant des shots de Jell-O et des cocktails bleus
servis dans des pots de peinture. Je suis entourée
de corps en sueur qui se trémoussent, à moitié nus,
fiévreux et hypnotisés par la musique
électronique. La maison est pleine d’étudiants en
psycho qui extériorisent leur rancœur contre leurs
parents et finiront, malgré tout, par décrocher un
MBA. Quant aux étudiants en sciences politiques,
ils acquièrent déjà les bases dont ils auront besoin
dans dix ans, quand ils rédigeront des chèques
pour répondre au chantage qu’on leur fera ou
qu’ils exerceront sur d’autres.
En gros, c’est une soirée typique sur la Greek
2
Row .
– Tu n’as jamais remarqué que la dance music
fait penser à un couple bourré qui fait l’amour ?
me dit Sasha Lennox.
Elle est à côté de moi dans un coin de la pièce,
où nous nous sommes nichées entre une horloge et
un lampadaire pour essayer de nous fondre dans le
décor.
Elle me comprend.
C’est le premier week-end après les vacances
de printemps. C’est donc la soirée annuelle Spring
Break Hangover à la maison Kappa Chi, notre
sororité. C’est un des nombreux événements que
Sasha et moi appelons le « fun obligatoire ».
En tant que Kappa, nous sommes obligées d’être
là, même si notre présence est plus décorative
qu’autre chose.
– Ce serait moins agressif s’il y avait une
mélodie, au moins. Mais ça…
Sasha grimace et sursaute lorsqu’une sorte de
sirène de pompiers jaillit des enceintes, suivie par
une basse horripilante.
– Ça, c’est le genre de truc dont la CIA s’est
3
servie pour ses tests MKUltra .
J’éclate de rire et manque m’étouffer en prenant
une gorgée du punch immonde que je sirote
depuis une heure. Sasha est en licence de musique
et elle a une aversion quasi religieuse pour tout ce
qui n’est pas produit par de véritables instruments.
Elle préfère être au premier rang d’un concert
dans un bar miteux, à écouter les notes d’une
Gibson Les Paul que d’être trouvée, même morte,
sous les lumières d’une boule à facettes dans une
boîte de nuit techno.
Qu’on soit d’accord, Sasha et moi n’avons rien
contre nous amuser. On traîne dans les bars du
campus, on fait des soirées karaoké en ville.
(Du moins, je l’y accompagne et l’encourage
lorsqu’elle chante, tout en me tapissant dans
l’ombre.) Une fois, on s’est perdues dans le parc
Boston Common, à trois heures du matin,
parfaitement sobres. Il faisait tellement noir que
Sasha est tombée dans le lac et a failli se faire
attaquer par un cygne. Croyez-moi, on sait
s’amuser.
Mais pour ce qui est de cette pratique quasi
ritualisée qui consiste à se mettre la tête à l’envers
au point de confondre l’ébriété avec l’attirance, et
l’inhibition avec la personnalité… ce n’est pas
l’idée qu’on se fait d’un bon moment.
– Fais gaffe, grommelle Sasha en me mettant un
coup de coude alors que des cris et des sifflements
nous parviennent depuis l’entrée de la maison. Les
ennuis arrivent.
Car un tsunami d’épaules massives et de torses
puissants déferle dans la pièce, au chant de
« Briar ! Briar ! ».
Tels les Sauvageons prenant d’assaut
Châteaunoir, les goliaths de l’équipe de hockey de
Briar University déboulent dans la maison.
– Ave ! les héros conquérants, je marmonne
d’un ton sarcastique tandis que Sasha masque son
sourire narquois derrière sa main.
L’équipe de hockey a gagné son match ce soir,
ce qui leur a permis d’accéder à la première étape
du championnat national. Je le sais parce que
notre sœur Kappa, Linley, sort avec un des
remplaçants de l’équipe, elle était donc au match,
sur Snapchat, pendant qu’on récurait les toilettes,
qu’on passait l’aspirateur et qu’on préparait les
cocktails pour la fête. Ce sont les privilèges qu’on
acquiert lorsqu’on sort avec la royauté. Même si
son mec, un remplaçant de quatrième zone, n’a
rien du prince Harry et tout du fils cocaïnomane
d’un lointain parent du prince.
Sasha sort son téléphone du haut de son legging
ultramoulant en faux cuir et regarde l’heure.
Je baisse les yeux vers l’écran et ne peux
m’empêcher de grogner. Bon sang, il n’est que
vingt-trois heures ? Je sens déjà arriver une
migraine.
– Non, c’est cool, dit Sasha. Dans vingt minutes
max, ces ogres auront terminé le fût de bière. Puis
ils videront ce qui reste d’alcool dans la maison.
Je pense que dans trente minutes, on est
tranquilles.
Charlotte Cagney, la présidente de notre
sororité, n’a pas été précise sur l’heure jusqu’à
laquelle nous sommes obligées de rester.
En général, lorsqu’il n’y a plus rien à boire, les
gens partent en quête d’un after et on peut
s’éclipser sans que personne ne le remarque. Avec
un peu de chance, je serai en pyjama chez moi, à
Hastings, à minuit. Connaissant Sasha, elle ira
jusqu’à Boston et se trouvera un concert.
Nous sommes le duo d’outsiders de Kappa Chi.
Nous sommes toutes deux arrivées là pour des
raisons différentes, mais toutes aussi stupides.
Pour Sasha, c’était à cause de sa famille. Sa mère,
la mère de sa mère, la mère de sa mère de sa mère,
et ainsi de suite, ont toutes été Kappa. Il était donc
inenvisageable que Sasha ne fasse pas perdurer la
tradition familiale. C’était ça ou dire adieu à ses
études de musique jugées « frivoles » par sa
famille. Elle vient d’une lignée de médecins et ses
choix sont déjà suffisamment contestés comme ça.
Quant à moi, eh bien, je suppose que j’espérais
que cela m’aiderait à me transformer. À laisser
derrière moi la loser que j’étais au lycée pour
devenir une meuf populaire à la fac. Je voulais me
réinventer, avoir une nouvelle vie. Le problème,
c’est que rejoindre leur club, porter leurs couleurs
et subir des semaines d’endoctrinement n’a pas eu
l’effet escompté. Je n’en suis pas sortie toute
neuve et scintillante. C’est comme si tout le
monde avait bu la potion magique et avait pu voir
les couleurs éclatantes de l’arc-en-ciel, alors que
moi je suis restée dans le noir parce qu’on m’a
servi le placebo.
– Hé !
Un mec aux yeux vitreux vient vers nous et
s’arrête à côté de Sasha sans quitter ma poitrine
des yeux.
Côte à côte, nous incarnons la femme parfaite,
le sublime visage symétrique de Sasha, son corps
svelte et mes énormes seins.
– Vous voulez boire un verre ?
– Ça va, non, crie Sasha pour se faire entendre
par-dessus la musique.
On lui montre nos gobelets quasi pleins ; c’est
une stratégie très efficace pour éloigner les mecs
en rut.
– Tu veux danser ? poursuit-il en se penchant
sur mes seins, comme si c’était le micro d’un
drive de fast-food.
– Désolée, je réponds, mais mes seins ne
dansent pas.
Je ne sais pas s’il m’entend ou s’il comprend
mon dédain, mais il hoche la tête et s’en va en
titubant.
– Tes seins sont comme un aimant à tocards,
ricane Sasha.
– Tu n’as même pas idée…
Je me suis réveillée un jour pour découvrir que
deux énormes tumeurs avaient poussé sur ma
poitrine pendant la nuit. Depuis le collège, je me
trimballe donc ces trucs qui arrivent avec dix
minutes d’avance sur moi. Je ne sais pas ce qui est
le plus dangereux de nous deux : ma poitrine ou le
visage de Sasha. Après tout, elle fait sensation
rien qu’en allant à la bibliothèque. Les mecs se
bousculent simplement pour être en sa présence,
et ils sont tellement hypnotisés qu’ils en oublient
leur prénom.
Un pop assourdissant explose dans la maison, et
tout le monde grimace en couvrant ses oreilles
alors qu’un silence confus s’installe.
– L’enceinte a pété ! crie une de nos sœurs dans
la pièce d’à côté.
Tout le monde se met à la huer, et les Kappa se
regroupent précipitamment pour trouver un moyen
de sauver la fête avant que les invités ne se
révoltent. Sasha ne cache pas sa joie. Elle me
regarde d’un air ravi à l’idée qu’on va pouvoir
s’éclipser plus tôt.
Mais c’était compter sans Abigail Hobbes.
Je vois ses boucles platine et sa petite robe
noire se faufiler à travers la foule compacte, puis
elle frappe dans ses mains et parle d’une voix qui
exige l’attention et attire les regards de tous les
invités sur sa bouche rouge.
– Écoutez, tout le monde ! Il est temps de jouer
à Action ou Action !
Son annonce est suivie par des cris de joie, et
encore plus de gens s’agglutinent dans la pièce.
Le jeu est une tradition grandement appréciée
chez les Kappa. Son nom parle de lui-même :
quelqu’un vous met au défi de faire quelque
chose, et il faut le faire. Il n’y a pas l’option
« Vérité ». Parfois drôle, mais souvent horrible,
cela a fini en plusieurs arrestations, au moins une
expulsion et, d’après les rumeurs, quelques bébés.
– Voyons voir… commence la vice-présidente
en tapotant son menton de son ongle manucuré.
Elle tourne sur elle-même et balaie les invités
des yeux, cherchant sa première victime. Bien
évidemment, ses yeux verts s’arrêtent sur Sasha et
moi, et elle marche vers nous avec un air aussi
machiavélique que mielleux.
– Oh, chérie, me dit-elle en m’étudiant de ses
yeux vitreux et alcoolisés. Détends-toi, c’est une
fête. On dirait que tu viens de te découvrir une
nouvelle vergeture.
Abigail est méchante lorsqu’elle est saoule, et
je suis sa cible préférée. J’ai l’habitude, venant
d’elle ; mais les rires qui suivent chacune de ses
attaques sur mon corps ne manquent jamais de
laisser des cicatrices. Mes courbes me gâchent la
vie depuis que j’ai douze ans.
– Oh, chérie, se moque Sasha en lui faisant un
doigt d’honneur. Et si tu allais te faire foutre ?
– Ooooh, allez, répond Abigail avec une voix
de bébé. Tay-Tay sait que je plaisante, lance-t-elle
en plantant plusieurs fois son index dans mon
ventre.
– Ne t’inquiète pas, Abs, on prie tous les soirs
pour que tu arrêtes de perdre tes cheveux, rétorque
Sasha.
Je me mords la lèvre pour m’empêcher
d’éclater de rire. Ma meilleure amie sait que j’ai
tendance à me pétrifier face au conflit et elle ne
rate jamais une occasion de me défendre.
Abigail ricane.
– Alors, on joue ou pas ? demande Jules Munn,
l’acolyte d’Abigail.
La grande brune marche vers nous en arborant
un air profondément ennuyé.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Sasha essaie encore de
se défiler d’une action, comme à la soirée Harvest
Bash ?
– Va te faire foutre, gronde Sasha. Tu m’as mise
au défi de jeter une pierre sur la fenêtre du doyen.
Je ne comptais pas me faire exclure de la fac pour
un jeu débile et juvénile.
Jules hausse un sourcil.
– Elle vient vraiment de dénigrer une tradition
séculaire, Abs ?
– Oh, mais oui. Mais ne t’en fais pas, Sacha, je
vais t’offrir l’occasion de te faire pardonner,
répond Abigail avant de marquer une pause.
Hmm… Je te mets au défi de…
Elle se tourne vers les invités en réfléchissant à
l’action qu’elle va attribuer à Sasha. Elle adore
être au cœur de l’attention. Elle se tourne pour
regarder Sasha.
– … de boire un Double-Double puis de chanter
l’hymne de la maison.
Ma meilleure amie ricane et hausse les épaules
comme pour dire « C’est tout ? ».
– La tête en bas et à l’envers, ajoute Abigail.
Sasha retrousse ses lèvres comme si elle
s’apprêtait à mordre Abigail, ce qui excite tous les
mecs présents dans la pièce. Ils adorent les
combats de femmes.
– Si tu veux, répond mon amie en levant les
yeux au ciel avant d’agiter ses bras et ses mains,
comme si elle s’échauffait avant un combat de
boxe.
Le Double-Double est une tradition Kappa qui
consiste à boire deux doubles shots de n’importe
quel alcool qui traîne, puis de boire de la bière à
l’entonnoir pendant dix secondes et de terminer
par dix secondes de poirier en buvant toujours de
la bière. Même les buveurs aguerris ont du mal à
tenir jusqu’à la fin. Y ajouter un poirier et obliger
Sasha à chanter l’hymne à l’envers révèle
simplement combien Abigail est sadique.
Mais du moment que ça ne peut pas la faire
expulser de la fac, Sasha ne recule jamais devant
un défi. Elle attache ses épais cheveux noirs en
queue-de-cheval et elle prend le shot qui apparaît
devant elle comme par magie. Elle en vide un,
puis un autre. Elle résiste aux dix premières
secondes sans problème tandis que deux mecs de
la fraternité Theta lui tiennent l’entonnoir et que la
foule l’encourage. Les cris s’amplifient lorsqu’elle
fait le poirier sur le fût et qu’un joueur de hockey
d’un mètre quatre-vingt-quinze lui tient les jambes
pendant qu’elle boit. Une fois debout, ce qui épate
tout le monde puisque la plupart des victimes
s’écroulent, elle regarde Abigail d’un air féroce.
Cette nana est une warrior.
– Écartez-vous ! déclare-t-elle en dégageant les
gens du mur du fond.
Avec la grâce d’une gymnaste, elle lève les bras
et fait le poirier contre le mur, les fesses en appui
dessus, en équilibre sur les mains. À voix haute,
confiante, elle chante l’hymne de notre sororité à
l’envers, tandis que nous autres essayons bêtement
de le chanter dans nos têtes pour savoir si elle se
trompe.
Lorsqu’elle a fini, Sasha revient en position
debout avec une élégance inouïe, puis elle salue la
foule sous ses applaudissements.
– Bon sang, tu es un vrai robot, je m’exclame
en riant lorsqu’elle revient dans notre coin des
losers. Magnifique sortie, au fait.
– Je n’en ai jamais raté une, répond-elle.
En première année, Sasha était en passe de se
qualifier pour les jeux Olympiques. Elle était une
des meilleures sauteuses de l’histoire de la
gymnastique, mais elle s’est broyé le genou en
glissant sur du verglas et sa carrière s’est terminée
de manière abrupte.
Détestant perdre la face, Abigail se concentre
maintenant sur moi.
– À ton tour, Taylor.
Mon cœur se met à battre la chamade. Je sens
déjà mes joues virer au rouge. Abigail sourit face
à ma gêne, comme un requin qui perçoit les
tremblements paniqués d’un bébé phoque qui a
perdu sa maman. J’essaie de me préparer à
affronter ce que mijote cette horrible sadique.
– Je te mets au défi de…
Elle racle lentement sa lèvre inférieure avec ses
dents et je perçois déjà mon humiliation dans son
regard avant qu’elle n’ouvre la bouche.
– … d’aller dans une chambre avec le mec de
mon choix.
Quelle garce !
Des sifflements et des cris jaillissent de la
bouche des mecs qui regardent encore ce spectacle
nauséabond.
– Allez, Abs. Le viol ne fait pas partie des jeux
traditionnels de la maison, dit Sasha en faisant un
pas en avant pour se placer devant moi.
– Oh, ne sois pas si théâtrale, répond Abigail en
levant les yeux au ciel. Je vais choisir quelqu’un
de bien, ne t’en fais pas. Quelqu’un à qui aucune
nana ne dirait non. Même Taylor.
Bon sang, ne m’oblige pas à faire ça…
À mon grand soulagement, la voix de Taylor
Swift jaillit des enceintes.
– C’est réparé ! crie une des sœurs sous les
applaudissements des invités.
« Blank Space » de Taylor Swift semble
davantage intéresser les gens que le jeu débile
d’Abigail. La foule se disperse et les convives
vont remplir leurs verres avant de retourner
s’aguicher sur la piste de danse.
Merci, Taylor-version-fine-et-canon.
Hélas, à mon grand désarroi, Abigail ne se
laisse pas décourager.
– Hmmm, qui sera l’heureux chanceux…
Je réprime un grognement. J’étais naïve de
croire qu’elle laisserait tomber. Lorsqu’un défi a
été lancé, une sœur qui manque de l’accomplir du
mieux qu’elle peut est punie sans pitié, et ce
jusqu’à ce qu’une autre pauvre âme prenne sa
place. Or, si ça ne tenait qu’à Abigail, personne ne
me remplacerait jamais. J’ai déjà suffisamment de
mal à m’intégrer dans la sororité comme ça ; si
j’échoue à ce défi, je serai une paria pour toujours.
Elle parcourt la pièce du regard, sur la pointe
des pieds, étudiant les différentes options.
Soudain, un sourire s’étend sur son visage et elle
se tourne à nouveau vers moi.
– Je te mets au défi de séduire Conor Edwards.
Merde.
Putain de merde.
Ouais, je sais qui est Conor. Tout le monde le
sait. Il est dans l’équipe de hockey et il est souvent
aux soirées de la Greek Row. D’ailleurs, il est
aussi souvent dans les lits des membres des
différentes sororités. Il est populaire, surtout parce
qu’il est sans aucun doute le mec le plus canon de
la promo, ce qui le met largement hors de ma
portée. C’est le choix parfait, si le but de ce défi
est de m’humilier en me faisant rejeter en public
par un mec.
– Rachel n’est pas encore rentrée de vacances,
ajoute Abigail. Tu peux utiliser sa chambre.
– Abigail, s’il te plaît, je commence en espérant
qu’elle aura pitié de moi.
Mais ça a l’effet inverse.
– Qu’est-ce qu’il y a, Tay-Tay ? Je ne me
souviens pas que tu aies eu peur d’embrasser un
mec lors d’un défi ? Mais peut-être que tu n’aimes
ça que quand il s’agit du mec d’une de tes sœurs ?
On en revient toujours à ça, avec Abigail. À sa
revanche. Elle me fait encore payer mon erreur de
deuxième année. Peu importe le nombre de fois
que je l’ai priée de me pardonner, peu importe que
je sois sincèrement désolée de l’avoir blessée :
mon existence ne sert qu’à amuser Abigail en me
faisant souffrir.
– Tu devrais voir un médecin, meuf, rétorque
Sasha. Tu as l’air d’avoir un méchant cas de
garcitude.
– Oh, pauvre Taylor, petite prude ! Ne lui
tourne pas le dos ou elle te piquera ton mec,
chantonne Abigail, imitée par Jules, comme
toujours.
Leurs railleries menacent de me faire pleurer et
je ne sens plus mes doigts. J’ai envie de me mettre
en boule par terre. De disparaître dans le papier
peint. De prendre feu. N’importe quoi, mais je ne
veux plus être ici. Je ne veux plus être moi.
Je déteste être au centre de l’attention et leurs
moqueries attirent les regards de plusieurs
personnes autour de nous. Dans quelques
secondes, toute la maison va se mettre à chanter
leur horrible chanson, ce serait mon pire
cauchemar.
– D’accord, très bien ! je gronde pour les
arrêter. Ok, j’accepte de relever le défi.
Abigail affiche un sourire triomphal.
– Va chercher ton mec, alors, dit-elle.
Elle s’efface pour me laisser passer et tend le
bras vers la foule. Je me mords la lèvre et suis sa
main des yeux, repérant Conor près de la table de
bière-pong de la salle à manger.
Merde, il est super-grand. Avec des épaules
larges. Je ne vois pas ses yeux, mais je peux
admirer son visage de profil et ses cheveux mi-
longs et blonds, coiffés en arrière. Ça devrait être
illégal d’être aussi beau.
Allez ma grande, fonce.
Je prends mon courage à deux mains et me
dirige vers le pauvre Conor Edwards qui ne se
doute de rien.
1. Cocktail alcoolisé sous forme de gelée.
(NdT, ainsi que pour les notes suivantes)
2. Avenue d’un campus où se concentrent les
fraternités et sororités.
3. Projet de la CIA des années 1950 à 1970
visant à développer les techniques de
manipulation mentale.
2
Conor
Les mecs n’y vont pas de main morte, ce soir.
Ça fait à peine vingt minutes qu’on est arrivés et
Gavin et Alec ont déjà ouvert leur chemise en
arrachant les boutons. Ils font désormais le tour de
la table de bière-pong comme des Barbares
conquérants. Cela dit, je dois admettre que je me
sens plutôt heureux, moi aussi, d’avoir gagné le
match décisif de ce soir. Encore deux victoires, et
1
on sera dans les Frozen Four . Même si personne
ne le dira à voix haute de peur de nous porter la
poisse, je crois que cette année est la nôtre.
– Conor, viens ici, enfoiré ! crie Hunter depuis
l’autre bout de la pièce, où lui et quelques-uns de
mes coéquipiers ont aligné des shots. Et amène les
deux tocards avec toi.
Nous rassemblons notre équipe aux visages
rougis par l’adrénaline et nous levons nos verres
tandis que notre capitaine, Hunter Davenport, fait
un discours. Il n’a pas besoin de crier, car la
musique s’est arrêtée il y a une dizaine de
minutes. Du coin de l’œil, je vois des membres de
la sororité paniquer et s’affairer près de l’enceinte
cassée.
Hunter nous regarde lentement, tour à tour.
– Je veux juste dire que je suis hyper-fier de
nous tous, de notre persévérance au fil de la
saison. On s’est soutenus les uns les autres, et tout
le monde a fourni un maximum d’efforts. Il nous
en reste deux, les gars, deux matchs, et on aura
une chance de gagner. Alors profitez de cette
soirée. Parce qu’ensuite, il faudra se reconcentrer
et redoubler d’efforts pour remporter le trophée.
J’ai parfois encore du mal à y croire. Je n’en
2
reviens pas d’être dans une fac de la Ivy League
et de côtoyer les fils et filles des gens les plus
riches et influents du pays. Mon équipe est ce qui
ressemble le plus à une famille, en dehors de ma
mère. Mais je ne peux pas m’empêcher de
regarder derrière moi de temps en temps, comme
s’ils allaient découvrir que je suis un imposteur.
Une fois qu’on a crié « Briar Hockey ! » à
l’unisson, on vide nos verres cul sec et Bucky
émet un cri guttural qui nous fait sursauter, puis
éclater de rire.
– Eh, doucement ! Garde ton énergie pour les
matchs, je déclare en riant.
Mais Bucky s’en fiche. Il est trop excité. Il est
trop jeune, bête et plein de mauvaises intentions
pour la soirée. Il va rendre une jeune femme très
heureuse ce soir, je n’en doute pas.
En parlant de femmes, elles ne perdent pas de
temps à se regrouper autour de la table de bière-
pong pour nous regarder commencer une nouvelle
partie. Cette fois, Hunter et sa copine Demi jouent
contre Foster et moi. Or, la nana d’Hunter ne joue
jamais fair-play. Elle a enlevé son sweat à capuche
et elle est désormais en débardeur blanc. Son
soutien-gorge noir fait flotter ses seins sous nos
yeux comme par magie, et elle s’en sert pour nous
distraire. Et ça marche, putain. Foster est aveuglé
par ses seins et rate complètement la table.
– Putain, Demi, range-moi ces trucs, je
grommelle.
– Quoi, ça ? répond-elle en les soupesant avant
de les remonter sur sa gorge, feignant l’innocence.
Le tir d’Hunter atterrit sans aucun mal dans un
de nos gobelets, et Demi me fait un clin d’œil.
– Je ne suis pas désolée, dit-elle.
– Si ta nana est prête à carrément enlever son
débardeur, je veux bien déclarer forfait tout de
suite, lance Foster pour agacer Hunter.
C’est trop facile. Hunter enlève aussitôt son tee-
shirt et oblige Demi à le mettre.
– Concentrez-vous sur les gobelets, bande de
tocards ! grogne-t-il.
Je réprime un éclat de rire et décide de ne pas
remarquer que Demi Davis serait canon, même
avec un sac-poubelle. Il y a une époque où j’avais
envisagé de la séduire, mais avant qu’Hunter n’en
prenne conscience, on savait tous que notre
capitaine était raide dingue d’elle. Il leur a
simplement fallu un peu de temps pour qu’ils
comprennent qu’ils se plaisaient.
Pour l’instant, ma soirée s’annonce pauvre en
conquête, même si ce ne sont pas les jolies filles
qui manquent. Une belle brune essaie de
m’embrasser dans le cou alors que ma balle
atterrit dans un gobelet adverse. Toutes ces
femmes semblent assez désespérées et, à vrai dire,
ça ne m’emballe pas.
Pour être honnête, leurs visages commencent à
se confondre dans ma tête. J’ai couché avec
beaucoup de nanas depuis que je suis arrivé à
Briar, à l’automne. Je sais les séduire et faire en
sorte qu’elles se sentent spéciales. Toutefois, et je
serais moqué sans relâche si je l’admettais devant
mes coéquipiers, aucune des nanas avec qui j’ai
couché n’a fait quoi que ce soit pour que je me
sente spécial. Certaines ont fait mine de vouloir
me connaître, mais pour la plupart, je ne suis
qu’une conquête, un trophée pour rendre leurs
amies jalouses. En général, elles ne me posent pas
la moindre question. Elles veulent juste plonger
leur langue dans ma bouche et leurs mains dans
mon boxer.
Bon sang, qu’elles m’achètent des fleurs, au
moins. Je me contenterais même d’une bonne
blague.
Et puis, après tout, ce n’est pas comme si je
cherchais une relation sérieuse. Quand je couche
avec la même fille pendant une semaine, voire un
mois, on est tous les deux parfaitement conscients
qu’on ne compte pas rester ensemble longtemps.
Ce qui est très bien, car je m’ennuie facilement, et
les relations sérieuses sont tellement barbantes.
Ce soir, je suis totalement blasé par la horde de
nanas qui paradent près de la table de bière-pong,
par leurs sourires faussement timides et les
caresses, prétendument accidentelles, de leurs
seins sur mon bras. Mouais, aucune de ces meufs
ne m’intéresse. Je suis lassé par ce rituel de
séduction qui finit toujours de la même manière.
Je n’ai même plus besoin de les draguer, or c’est
presque le plus sympa dans l’histoire.
La foule applaudit lorsque la musique jaillit de
nouveau des enceintes. Une fille en profite pour
m’inviter à danser, mais je secoue la tête et essaie
de me concentrer sur le jeu. Ce qui n’est pas
facile, parce que des éclats de voix venus du
jardin attirent tout le monde vers la baie vitrée.
Distrait, Foster rate son tir, et je suis sur le point
de l’insulter lorsque quelque chose retient mon
attention.
Je tourne la tête vers le salon et vois une blonde
à l’air apeuré venir vers nous, un peu comme un
lapin qui essaie de regagner son terrier après avoir
repéré un renard affamé. Je crois d’abord qu’elle
va courir vers la fenêtre avec les autres, mais il se
passe quelque chose de bizarre.
Elle marche droit vers moi, saisit mon bras et
me tire vers le bas pour pouvoir me parler à
l’oreille.
– Je suis désolée de faire ça et tu vas me
prendre pour une folle, mais j’ai besoin de ton
aide, donc je t’en supplie, joue le jeu, dit-elle, si
vite que j’ai du mal à la suivre. J’ai besoin que tu
viennes avec moi à l’étage et que tu fasses comme
si on allait coucher ensemble. Mais je n’ai pas
vraiment envie de toucher ton pénis, ou quoi que
ce soit du genre.
Quoi que ce soit du genre ?
– C’est un défi stupide et je te serais
éternellement redevable si tu me rendais ce
service, chuchote-t-elle.
Je dois admettre que je suis intrigué.
– Alors, si j’ai bien compris, tu ne veux pas
coucher avec moi ? je murmure sans parvenir à
cacher combien je suis amusé.
– Non. Je veux juste faire semblant.
Je prends le temps de la regarder et remarque
qu’elle a un joli visage. Elle n’est pas à couper le
souffle comme Demi, mais elle est très belle.
Quant à son corps… putain. C’est une vraie pin-
up. Sous son pull extra-large qui tombe sur une
épaule, je devine une paire de seins énormes que
je pourrais passer toute une nuit à embrasser.
Je jette un œil sur ses fesses et me vois déjà la
pencher en avant sur mon lit.
Quand elle lève la tête vers moi et que je
découvre le désespoir dans ses yeux turquoise,
mes pensées salaces partent en fumée. Quelque
chose se brise en moi. Il faudrait vraiment que je
sois un connard pour tourner le dos à une nana qui
a si clairement besoin de mon aide.
– Alec, je crie sans quitter des yeux ma pin-up.
– Yo, répond mon coéquipier.
– Remplace-moi. Mets une branlée au capitaine
et à sa copine démoniaque pour moi.
– Ça roule.
Je ne rate pas les rires entendus d’Hunter et de
Foster ni le ricanement de Demi.
La blonde regarde la table de bière-pong d’un
air incertain.
– Ça veut dire oui ?
En guise de réponse, je coiffe une mèche
derrière son oreille et effleure sa tempe avec mes
lèvres. Car quiconque torture cette pauvre fille est
très certainement en train de nous observer.
– Je te suis, ma belle.
Elle écarquille les yeux et j’ai l’impression
pendant quelques secondes que son disque dur a
planté. Ce n’est pas la première fois que ce genre
de chose arrive à une fille en ma présence. Je la
prends par la main et, sous des cris choqués et
surpris, je la guide à travers la foule compacte, car
je connais sans doute cette maison aussi bien
qu’elle.
Je sens des dizaines de paires d’yeux sur nous
quand nous montons l’escalier. La blonde serre
plus fort ma main, ce qui me laisse penser que son
cerveau s’est remis en marche. Arrivés au premier
étage, elle m’emmène dans une chambre où je n’ai
encore jamais dormi, et elle ferme la porte à clé
derrière nous.
– Merci, soupire-t-elle dès que nous sommes
seuls.
– Il n’y a pas de quoi. Ça t’embête si je me
mets à l’aise ?
– Euh, ouais. Enfin non, ça ne me dérange pas.
Assieds-toi, si tu veux. Ou… ah, ok, tu t’allonges.
Je souris de la sentir aussi nerveuse. C’est
mignon. Je me couche sur le lit couvert de
peluches et de coussins, mais elle reste debout
contre la porte.
– Je dois admettre que je n’ai jamais vu une
nana aussi malheureuse d’être enfermée dans une
chambre avec moi, je déclare en joignant mes
mains sous ma tête.
Ma remarque a l’effet escompté et je vois ses
épaules se détendre un peu. Elle esquisse un
sourire timide.
– Je n’en doute pas.
– Je m’appelle Conor, au fait.
– Je sais, répond-elle en levant les yeux au ciel.
– Pourquoi tu lèves les yeux au ciel ?
– Non, pardon, pour rien. C’est juste que je sais
qui tu es. Tu es une star, sur le campus.
Plus je la regarde, avec ses mains appuyées sur
la porte et ses cheveux blonds un peu décoiffés
qui tombent sur ses épaules, plus je me vois tenir
ses mains au-dessus de sa tête pendant que
j’explore son corps avec ma langue. Sa peau a
l’air délicieuse.
– Taylor Marsh, dit-elle tout à coup.
Je reviens à la réalité et suppose que le silence a
duré un peu trop longtemps.
Je me glisse au bord du lit et saisis un coussin
pour en faire une barrière.
– Allez, viens. Si on doit rester ici un moment,
autant qu’on devienne amis.
Taylor éclate d’un rire nerveux, mais semble se
détendre un peu plus. Elle a un joli sourire,
lumineux et chaleureux. Malgré cela, elle n’est
pas prête à me rejoindre sur le lit.
– Ce n’est pas une technique de drague, au fait,
dit-elle en mettant les peluches en file indienne
entre nous, comme des vigiles. Je ne suis pas une
folle qui invente des prétextes pour s’enfermer
avec des mecs et les maltraiter.
– Mais bien sûr ! j’acquiesce en exagérant mon
sérieux. Tu as le droit de me maltraiter un peu, tu
sais.
– Non, répond-elle en secouant vivement la
tête, me laissant penser que j’ai réussi à percer sa
carapace. Pas de maltraitance. Je te promets d’être
sage.
– Alors dis-moi ; pourquoi une fille qui est
censée être ton amie te ferait vivre ce qui est
clairement un cauchemar pour toi ?
Taylor soupire longuement, puis elle saisit une
tortue en peluche et la serre contre elle.
– Parce qu’Abigail est une garce de
compétition. Je la déteste.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle me regarde du coin de l’œil d’un air
dubitatif, hésitant clairement à me faire confiance.
– Je ne répéterai rien. Promis.
Elle lève les yeux au ciel et sourit d’un air
enjoué.
– L’an dernier, il y a eu une fête comme celle-
ci. Et j’ai été mise au défi d’embrasser un mec.
– Bon sang, mais c’est une manie dans cette
maison, on dirait.
– Ouais, eh bien, je n’étais pas plus
enthousiaste à l’époque que ce soir. Mais c’est
leur truc, à ces pestes. Elles savent que je suis
timide avec les mecs et elles aiment jouer avec
mes complexes.
– Les nanas sont vraiment vicieuses.
– Mec, tu n’as pas idée.
Je roule sur le côté pour me mettre face à elle.
– Ok, alors, vas-y. Tu as dû embrasser un mec.
– Oui. Eh ben, le truc, c’est que…
Elle tripote l’œil en plastique de la tortue avant
de répondre.
– J’ai pris le premier mec que j’ai vu qui ne
semblait pas ivre au point de me vomir dessus.
J’ai saisi son visage, j’ai fermé les yeux et… tu
sais… j’ai foncé.
– Ouais, normal.
– Mouais. Sauf que quand j’ai reculé, j’ai vu
Abigail. Elle me fusillait du regard. Ce que je ne
savais pas, c’est que le mec à qui j’ai roulé une
pelle était le sien.
– Merde, T. C’est pas cool.
Elle cligne de ses beaux yeux bleus et fait la
moue d’un air triste. Je la regarde parler et je
deviens peu à peu obsédé par le grain de beauté à
la Marilyn Monroe sur sa joue droite.
– Je ne savais pas ! Abigail change de mec
comme elle change de marque de céréales.
Je n’étais pas au courant des nouveautés de sa vie
sentimentale.
– J’en déduis qu’elle n’a pas très bien pris la
chose ?
– Elle a pété un plomb. Elle a fait une scène
horrible. Elle ne m’a pas parlé pendant des
semaines, ou seulement pour m’insulter ou faire
des remarques insidieuses. Depuis, on est
devenues ennemies, et elle ne rate jamais une
occasion de m’humilier. D’où le défi de ce soir.
Elle comptait sur le fait que tu allais me mettre un
vent devant tout le monde.
Bon sang, je suis vraiment triste pour elle. Les
mecs peuvent être débiles, c’est sûr, et dans
l’équipe, on cherche toujours des moyens de se
torturer les uns les autres, mais c’est dans le but de
s’amuser. Cette Abigail joue dans un tout autre
registre. Défier Taylor de draguer un mec dans
l’espoir qu’elle se prendra un vent et sera humiliée
devant tout le monde, c’est… sadique.
Soudain, alors que c’est parfaitement
irrationnel, je ressens le besoin de protéger Taylor.
Je ne sais rien d’elle, mais elle ne me semble pas
être du genre à trahir une amie.
– Le pire, c’est qu’avant ça, on était vraiment
amies. C’était ma meilleure alliée pendant la
semaine de bizutage, en première année. J’ai failli
abandonner plein de fois et c’est elle qui m’a
aidée à tenir. Mais on s’était éloignées depuis que
je ne vivais plus sur le campus.
Des voix parvenant du couloir attirent
l’attention de Taylor, je fronce les sourcils en
voyant des ombres bouger sous la porte.
– Argh, c’est elle, marmonne-t-elle.
Je discerne tout de suite l’angoisse dans sa
voix. Elle devient blanche et son pouls bat sur sa
gorge.
– Merde, elles écoutent.
Je me retiens de leur crier d’aller se faire foutre,
car si je le fais, Abigail & Co sauront que Taylor
et moi ne faisons rien. Il n’empêche que ces
petites pestes méritent une leçon. Or, si je ne peux
pas résoudre le problème de Taylor avec ces filles,
je peux lui offrir une victoire, ne serait-ce que
pour ce soir.
– J’espère qu’elles tendent l’oreille, je déclare
avec un sourire espiègle.
Je saute soudain à genoux et saisis la tête de lit
avec mes mains. Taylor m’étudie d’un air
suspicieux et je lui réponds par un sourire ravi
avant de me balancer d’avant en arrière de sorte
que la tête de lit frappe le mur.
Bang, bang, bang.
– Putain, bébé, tu es tellement étroite, je
grogne, bien trop fort.
Taylor couvre sa bouche avec sa main et elle
hausse les sourcils en me faisant les gros yeux.
– C’est tellement bon !
Le mur tremble chaque fois que je secoue la
tête de lit et je me mets à sauter sur place pour
faire grincer le sommier. Bref, je réalise tous les
bruits qui révèlent une belle partie de jambes en
l’air.
– Qu’est-ce que tu fais ? chuchote-t-elle d’un
air aussi horrifié qu’amusé.
– Je leur offre le spectacle qu’elles veulent.
Allez, ne me laisse pas seul, T. Elles vont penser
que je suis tout seul à prendre mon pied.
Elle secoue la tête. Pauvre petit lapin apeuré !
– Oh, putain, bébé, pas si vite, tu vas me faire
jouir !
Je suis persuadé que j’ai été trop loin
lorsqu’elle penche la tête en arrière, ferme les
yeux et émet le gémissement le plus sexy que j’aie
jamais entendu dans la bouche d’une femme que
je ne suis pas en train de baiser.
– Ah, oui, là. Comme ça ! crie-t-elle. Mon Dieu,
je vais jouir. Ne t’arrête pas. Continue.
Je ris tellement que je perds le rythme, et nous
sommes bientôt aussi rouges l’un que l’autre,
morts de rire.
– Hmmm, bébé. Tu aimes ça ?
– C’est tellement bon, gémit-elle. Plus vite,
Conor.
– Tu aimes ?
– J’adore.
– Ouais ?
– Oh oui, mets-la-moi dans les fesses ! supplie-
t-elle.
Je m’effondre et me tape le front sur la tête de
lit en la regardant, choqué.
– Quoi ? C’est trop ? me demande-t-elle avec
ses yeux innocents.
Mon Dieu, cette nana est vraiment quelque
chose.
– Ouais, tu en fais un peu trop, je réponds d’une
voix rauque.
Notre fou rire reprend de plus belle et on a
bientôt du mal à poursuivre nos gémissements.
On finit par arrêter, ayant sans doute trop fait
durer la scène. Encore secouée par les rires, Taylor
enfouit sa tête dans les coussins, les fesses en l’air,
et je me surprends à me demander pourquoi on
s’est contentés de faire semblant.
– C’était bon pour toi ? je demande en
m’allongeant sur le dos.
Mes cheveux sont trempés et je les dégage de
mes yeux, Taylor s’allonge à côté de moi.
Elle m’offre un regard que je n’ai pas encore vu
sur elle, ce soir, ses paupières sont lourdes et ses
lèvres sont rouges et gonflées après qu’elle les a
mordues en gémissant. Son masque vient de
tomber et je découvre qu’il cache une profondeur
fascinante que j’ai de plus en plus envie
d’explorer. L’espace d’un instant, je me demande
si elle n’a pas envie que je l’embrasse. Mais elle
cligne des yeux, et l’instant disparaît.
– Conor Edwards, tu es un mec respectable.
On m’a traité de pire. Ça ne veut pas dire que je
ne vois pas combien son décolleté est délectable
quand elle roule sur le côté pour me regarder.
– C’est la meilleure fausse baise de ma vie, je
déclare d’un ton solennel, la faisant rire.
J’étudie ses joues rouges et sa peau lumineuse.
Mon regard se rive de nouveau sur sa poitrine.
Je sais ce qu’elle va répondre avant d’avoir posé
la question, mais ça m’échappe néanmoins.
– Alors, on batifole ?

1. Matchs de demi-finale et de finale du


championnat de hockey universitaire.
2. Les huit universités les plus anciennes et
prestigieuses du Nord-Est des États-Unis.
3
Taylor
Il n’est pas sérieux, je sais qu’il ne l’est pas.
S’il me propose ça après notre petite mise en
scène, c’est seulement pour me mettre à l’aise
dans cette situation pourrie. C’est une preuve de
plus que derrière sa tête blonde, ses yeux gris et
son corps de rêve, se cache un cœur tendre.
D’ailleurs c’est pour ça que je dois sortir d’ici
avant de commencer à avoir des sentiments pour
lui. Car Conor Edwards est tout à fait le genre de
mec dont on s’entiche avant de comprendre que
les filles comme moi ne sortent pas avec des mecs
comme lui.
– Désolée, mais on s’était mis d’accord sur un
strict protocole de non-maltraitance.
Il dégaine un sourire qui fait battre mon cœur
plus vite.
– Tu ne peux pas m’en vouloir d’avoir essayé.
– Bref, c’était cool, je commence en m’asseyant
au bord du lit, mais on devrait…
– Attends, dit-il en saisissant ma main et en me
faisant frémir nerveusement, tu as dit que tu me
revaudrais ça, non ?
– Mouais…
– Eh bien, je veux que tu me rendes un service
en retour. Maintenant. Ça fait peu de temps qu’on
est dans ta chambre. Je ne veux pas que les gens
pensent que je suis incapable d’offrir du bon
temps aux femmes, explique-t-il en haussant un
sourcil. Reste un peu. Aide-moi à conserver ma
réputation.
– Tu n’as pas besoin de moi pour protéger ton
ego. Ne t’en fais pas, ils supposeront que tu t’es
lassé.
– C’est vrai que je m’ennuie facilement,
acquiesce-t-il. Mais tu as de la chance, T. Je ne
m’ennuie pas du tout avec toi. Ça fait longtemps
que je n’ai pas parlé à quelqu’un d’aussi
intéressant.
– Tu ne dois pas sortir beaucoup, alors, je
rétorque.
– Allez, insiste-t-il. Ne m’oblige pas à
redescendre tout de suite. Ça sent le désespoir, en
bas. Toutes les meufs se comportent comme si
j’étais le dernier steak dans une boucherie.
– Oh, les filles se battent pour toi ? Pauvre
chou…
Cela dit, j’ai beau essayer de ne pas le voir
comme un morceau de viande, je suis forcée
d’admettre que Conor est un spécimen masculin
incroyable. C’est de loin le plus beau mec que
j’aie rencontré. Et le plus sexy. Il tient encore ma
main et, dans cette posture, le plus petit muscle de
son bras est sublimement bandé.
– Allez, reste parler avec moi.
– Et tes amis ?
– Je les vois tous les jours à l’entraînement.
Il se met alors à caresser l’intérieur de mon
poignet avec son pouce, et je fonds.
– Taylor. Reste, s’il te plaît.
C’est une très mauvaise idée. Je sais déjà que je
repenserai à ce moment dans un an, quand j’aurai
changé de prénom, teint mes cheveux pour me
faire oublier et que je réaliserai combien j’ai été
stupide. Mais son regard m’implore et sa peau
touche la mienne. Je ne peux pas partir.
– Ok.
Je n’avais pas la moindre chance face à Conor
Fucking Edwards, de toute façon.
– Juste pour parler, je précise.
On s’installe à nouveau sur le lit. Il saisit la
tortue en peluche qui a migré à l’autre bout du lit
et la pose sur la table de chevet. Je ne crois pas
être déjà entrée dans cette chambre, maintenant
que j’y pense. La chambre de Rachel est… trop.
C’est comme si une accro à Instagram et une
maman blogueuse avaient vomi sur une princesse
Disney.
– Aide-moi à te déchiffrer, dit Conor en croisant
ses bras divins sur son torse. Ce n’est pas ta
chambre, n’est-ce pas ?
– Non, toi d’abord !
S’il veut que je joue le jeu, il va devoir s’y
prêter aussi.
– J’ai suffisamment monopolisé la conversation
comme ça, je dis. Aide-moi plutôt à te déchiffrer.
– Qu’est-ce que tu veux savoir ?
– N’importe quoi. Tout.
À quoi tu ressembles quand t’es à poil… Mais
non, je ne peux pas lui demander ça. Je suis peut-
être dans un lit avec le plus beau mec du campus,
mais on va rester habillés. Surtout moi.
– Ah, ben…
Il enlève ses chaussures et les jette au pied du
lit. Je suis sur le point de lui dire qu’on ne va pas
rester si longtemps que ça, mais il continue de
parler.
– Je joue au hockey, mais je suppose que tu le
sais.
Je hoche la tête.
– Je suis arrivé de Los Angeles le semestre
dernier.
– Ah, ok. Ça explique beaucoup de choses.
– Tiens donc, dit-il en feignant d’être vexé.
– Ce n’est pas méchant. C’est juste que tu es
l’incarnation même du surfeur californien. Mais
ça te va bien.
– Je vais choisir de prendre ça comme un
compliment, dit-il en me mettant un léger coup de
coude.
Je me force à ignorer les frissons qui
chatouillent ma poitrine. Son côté taquin est bien
trop séduisant.
– Alors, comment un surfeur de la côte Ouest
s’est retrouvé à jouer au hockey ?
– On joue au hockey sur la côte Ouest, tu sais,
répond-il sèchement. Ce n’est pas l’exclusivité de
la côte Est. J’ai fait du football, aussi, au collège,
mais je préférais le hockey, et j’étais meilleur.
– Alors qu’est-ce qui t’a fait venir sur la côte
Est ?
Tout le monde ne supporte pas les hivers en
Nouvelle Angleterre. En première année, une
sœur Kappa a tenu six jours avec trente
centimètres de neige avant de prendre le premier
vol pour rentrer à Tampa. On a dû lui envoyer ses
affaires par la poste.
Conor affiche une expression étrange et fugace.
L’espace d’un instant, ses yeux gris se font
distants. Si je le connaissais mieux, je penserais
que j’ai touché un point sensible. Et lorsqu’il
répond, sa voix a perdu son ton enjoué.
– J’avais besoin de changement. J’ai eu
l’occasion de venir à Briar et je l’ai saisie.
J’habitais à la maison et, tu sais… on manquait
d’espace.
– Tu as des frères et sœurs ?
– Non, pendant longtemps, ce n’était que ma
mère et moi. Mon père nous a abandonnés quand
j’avais six ans.
– Oh, c’est horrible. Je suis désolée.
– Ne le sois pas ; je me souviens à peine de lui.
Ma mère a épousé un autre mec, Max, il y a six
ans.
– Et… vous ne vous entendez pas ?
Conor soupire et s’enfonce un peu dans
l’oreiller, les yeux rivés sur le plafond. Une ligne
se creuse sur son front et je suis tentée de lui dire
qu’il n’a pas besoin d’en parler s’il ne le veut pas,
que je ne voulais pas être indiscrète. Il est évident
que ce sujet le dérange, mais il répond néanmoins.
– Il est correct. Ma mère et moi louions une
petite maison merdique quand il est arrivé. Elle
travaillait dans un salon de coiffure soixante
heures par semaine pour s’occuper de moi. Et un
jour, un riche homme d’affaires a débarqué et
nous a sortis de la misère pour nous emmener à
Huntington Beach. Ça va paraître bizarre, et c’est
dur à décrire, mais la première chose que j’ai
remarquée, c’est que l’air sentait meilleur là-bas,
dit-il en haussant les épaules et en souriant
timidement. Je suis passé dans l’enseignement
privé et ma mère a réduit ses heures, puis a fini
par ne plus travailler du tout. Nos vies ont changé
du tout au tout.
Conor marque une pause avant de poursuivre.
– Il fait du bien à ma mère. Elle est tout pour
lui. Mais lui et moi… on n’a jamais tissé de lien.
C’était ma mère qu’il voulait. Moi, j’étais juste
une vieille boîte de céréales au fond du placard
qu’il a été forcé de prendre aussi.
– Tu n’es pas une vieille boîte de céréales.
Je suis profondément attristée qu’un enfant,
n’importe lequel, puisse grandir en se percevant
comme ça. Je me demande si son attitude cool et
détendue l’aide à cacher qu’il s’est senti
abandonné.
– Il y a des gens qui ne sont simplement pas
doués avec les enfants, tu sais.
– Ouais, dit-il d’un ton ironique.
Je crois qu’on sait tous les deux que sa blessure
ne sera pas guérie par mes platitudes.
– Moi aussi, j’ai grandi seule avec ma mère, je
déclare pour changer de sujet et repousser
l’ambiance lugubre qui menace d’engloutir Conor.
Je suis le résultat d’un coup d’un soir.
– Ah… ! s’exclame Conor, et son regard
s’illumine.
Il roule sur le côté pour me regarder en
appuyant sa tête dans sa main.
– Voilà qui est intéressant.
– Oh que oui ! Iris Marsh était une petite intello
la journée, et une vraie coquine la nuit.
Il éclate de rire et je frissonne de nouveau. Il va
vraiment falloir que j’arrête d’être aussi
consciente de sa présence. C’est comme si mon
corps s’était connecté à la fréquence de Conor et
qu’il répondait désormais à chacun de ses gestes
et de ses bruits.
– Elle est prof en sciences et en génie nucléaire
à MIT et il y a vingt-deux ans, elle a rencontré un
scientifique russe hyper-célèbre qui donnait une
conférence à New York. Ils ont passé une soirée
ensemble, puis il est rentré en Russie et ma mère
est retournée à Cambridge. Six mois plus tard, elle
a lu dans le Times qu’il était mort dans un accident
de voiture.
– Merde, s’étonne-t-il. Tu crois que ton père a
été… assassiné par le gouvernement russe ?
– Quoi ? je réponds en éclatant de rire.
– Meuf, et si ton père était espion ou un truc du
genre ? Et que le KGB avait appris qu’il bossait
pour la CIA et que, du coup, ils l’ont fait
assassiner ?
– Le KGB ? Je ne suis pas sûre que ça existe
encore.
– C’est ce qu’ils veulent qu’on pense, répond-il
juste avant de faire les gros yeux. Meuf, et si tu
étais un agent dormant du KGB ?
Il a une imagination débordante. Au moins, il a
retrouvé sa bonne humeur.
– Eh bien, ça impliquerait qu’en révélant ma
vraie nature, je sois bientôt supprimée ou…
– Oh merde ! gronde Conor en se levant d’un
bond pour regarder par la fenêtre avant de fermer
le store et d’éteindre la lumière.
On est désormais éclairés par la veilleuse tortue
de Rachel et la lumière jaunâtre des lampadaires
qui passe entre les lattes du store.
– Ne t’en fais pas, bébé, je te protégerai, dit-il
en riant avant de revenir sur le lit.
– Ou bien, je poursuis en souriant, je serai
forcée de te tuer parce que tu as découvert mon
secret.
– Ou bien, écoute-moi, hein : tu m’engages
comme garde du corps.
– Hmm… c’est tentant, camarade.
– Mais d’abord, on devrait se faire une fouille
au corps pour s’assurer que l’autre n’a pas de
mouchard. Tu sais, pour établir la confiance.
Il est adorable, un peu à la manière d’un chiot
insatiable.
– Mouais, non.
– Tu n’es pas drôle.
J’ai du mal à cerner ce type. Il est gentil,
charmant, drôle, toutes les qualités fourbes des
mecs qui nous font croire qu’on peut les dresser et
les civiliser. Mais, en même temps, il est osé,
franc et humble comme personne ne l’est à la fac.
Car nous autres essayons simplement de nous
découvrir nous-mêmes en affichant un air confiant
et courageux. Alors, d’où sort Conor Edwards le
sage ? L’homme qui a couché avec plus de
femmes qu’il n’y a de flocons en janvier ? Qui est
le véritable Conor Edwards ?
Mais qu’est-ce que ça peut me faire, bon sang ?
Je change de sujet :
– Alors, euh, tu étudies quoi ?
Il se laisse retomber sur l’oreiller et soupire
longuement.
– La finance, je suppose.
Ah, je ne m’y attendais pas.
– Tu supposes ?
– Ben, ce n’est pas vraiment mon truc et
certainement pas mon idée.
– C’était l’idée de qui ?
– De mon beau-père. Il s’est mis en tête que
j’irai bosser avec lui quand j’aurai fini mes études.
Que j’apprendrai à gérer son entreprise.
– Tu n’as pas l’air très enthousiaste.
– C’est le moins qu’on puisse dire, répond-il en
riant. Je préfère me faire suspendre par les couilles
plutôt que d’avoir à mettre un costard et à étudier
des chiffres toute la journée.
– Tu préférerais étudier quoi ?
– Ben, c’est le problème, justement. Je n’en sais
rien. J’ai fini par céder sur la finance parce que je
n’avais pas de meilleure idée. Je ne pouvais pas
faire semblant d’être intéressé par autre chose,
donc…
– Rien du tout ?
De mon côté, j’étais tiraillée par des dizaines de
possibilités, même si certaines étaient simplement
les vestiges de mes rêves d’enfant, comme être
archéologue ou astronaute, mais quand même.
Quand il a fallu que je décide ce que je ferais pour
le reste de ma vie, les options ne manquaient pas.
– Avec l’enfance que j’ai eue, je n’avais aucune
raison d’avoir de grandes aspirations. Je pensais
bosser pour un salaire minimum ou aller en
prison, pas aller à la fac. Donc je n’y ai jamais
trop pensé, en fait.
J’ai du mal à imaginer qu’on puisse penser à
son avenir sans éprouver le moindre espoir. Ça me
rappelle à quel point j’ai été privilégiée de grandir
en entendant que je pouvais devenir ce que je
voulais tout en sachant que j’aurais l’argent et le
soutien de ma mère pour réaliser mes rêves.
– La prison ? je répète d’un ton enjoué. Tu te
sous-estimes, mon pote. Avec ta tronche et ton
corps, tu aurais pu être une star du porno.
– Tu aimes mon corps ? demande-t-il en
souriant et en désignant son corps d’un geste de la
main. Il est tout à toi, T. Vas-y, grimpe.
Mon Dieu, si seulement ! Je déglutis et fais
mine d’être insensible à son charme.
– Non merci.
– Comme tu veux, ma pote.
Je lève les yeux au ciel.
– Et toi ? Tu étudies quoi ? Attends, laisse-moi
deviner. Tu es en histoire de l’art.
Je fais non de la tête.
– En journalisme.
Je secoue à nouveau la tête.
– Hmmm…
Il me regarde avec encore plus de détermination
et se mord la lèvre. Bon sang, sa bouche est
tellement sexy.
– Je dirais que tu es en psycho, mais je connais
une nana qui étudie ça et tu n’as rien à voir avec
elle.
– Sciences de l’éducation. Je veux être prof.
Il hausse un sourcil avant de me regarder d’un
air presque… affamé.
– C’est canon.
– Pourquoi c’est canon ?
– Tous les mecs fantasment de se taper une
prof.
– Les mecs sont bizarres.
Conor hausse les épaules, mais son regard reste
brûlant.
– Dis-moi quelque chose… pourquoi tu n’es
pas venue à la soirée avec quelqu’un ?
– Comment ça ?
– Tu n’as pas un mec dans ta vie ?
C’est à mon tour de vouloir changer de sujet.
J’aurais sans doute plus de choses à dire sur les
e
métiers à tisser du XIII siècle que sur ma vie
amoureuse. Et m’étant suffisamment ridiculisée
pour la soirée, j’aimerais autant sauver les
meubles en évitant de parler en détail de ma vie
amoureuse inexistante.
– Alors, il y a bien quelqu’un… dit Conor en se
méprenant sur mon hésitation. Allez, dis-moi.
– Et toi ? je rétorque. Tu n’as pas encore choisi
la groupie avec laquelle tu vas passer la fin de tes
jours ?
Il hausse les épaules.
– Les petites amies ne sont pas vraiment mon
truc.
– Beurk, ça fait un peu queutard…
– Non, c’est juste que je n’ai jamais rencontré
de nana que j’avais envie de voir plus de quelques
semaines. S’il n’y a pas de connexion, on ne peut
pas l’inventer, non ?
Ah, je connais son genre. Il s’ennuie
facilement. Il doit sans cesse regarder autour de
lui pour voir s’il n’y a pas mieux. Le séducteur
incarné, quoi.
En même temps, ça ne m’étonne pas. Les beaux
gosses tiennent toujours à leur liberté.
– Ne crois pas m’avoir fait changer de sujet,
dit-il en souriant d’un air satisfait. Réponds à ma
question.
– Désolée de te décevoir. Pas de mec. Rien à
cacher.
La brève histoire que j’ai vécue en deuxième
année était si pathétique qu’elle ne mérite même
pas d’être mentionnée.
– Allez, je ne suis pas aussi bête que j’en ai
l’air. Quoi, tu lui as brisé le cœur ? Il a passé six
mois à dormir devant la maison Kappa ?
– Pourquoi tu supposes que je suis le genre de
nana pour laquelle un mec dormirait dehors ?
– Tu plaisantes ?
Son regard argenté se promène sur mon corps et
s’arrête sur diverses parties avant de trouver le
mien. Chaque endroit que ses yeux ont touché est
désormais brûlant.
– Bébé, tu as le genre de corps que les mecs
imaginent dans leur tête quand ils se mettent au lit
le soir.
– Ne fais pas ça, je déclare d’un ton froid et
ferme. Ne te moque pas de moi. Ce n’est pas
sympa, je gronde en me tournant.
– Taylor.
Je sursaute lorsqu’il prend ma main et me force
à rester face à lui. Mon cœur se met à battre la
chamade quand il pose ma main tremblante sur
son torse. Son corps est chaud et solide, et je sens
le rythme rapide et régulier de son cœur sous ma
main.
Je touche le torse de Conor Fucking Edwards.
Bon sang, qu’est-ce qui se passe ? Même dans
mes rêves les plus fous, je n’ai jamais imaginé que
la soirée Spring Break Hangover se terminerait
ainsi.
– Je suis sincère, insiste Conor. J’ai passé la
soirée à avoir des pensées plus salaces les unes
que les autres. Ce n’est pas parce que je suis poli
et respectueux que je suis indifférent.
Un sourire me tiraille malgré moi.
– Respectueux, hein ?
Je ne suis pas sûre de le croire. Je ne suis pas
certaine non plus qu’être le sujet d’un fantasme
cochon soit un compliment. Cela dit, c’est
l’intention qui compte, je suppose.
– Ma mère m’a bien élevé, mais je peux être
parfaitement indécent si c’est ce que tu veux.
– Ah, et qu’est-ce qui est jugé indécent sur la
côte Ouest ? je demande en notant la façon dont sa
lèvre supérieure tressaute lorsqu’il est taquin.
– Eh bien…
Soudain, toute sa posture change. Son regard se
rétrécit, son souffle ralentit, et il se lèche les
lèvres.
– Si je n’étais pas un gentleman, je pourrais
essayer de coiffer tes cheveux derrière ton
oreille… dit-il en effleurant une mèche, puis ma
gorge.
Sa caresse est si légère que j’ai l’impression de
rêver et ma peau se couvre de chair de poule.
– … et je promènerais mon doigt sur ton
épaule.
Il le fait, et quelque chose se met à pulser dans
mon bas-ventre.
– Et je continuerais jusqu’à ce que…
Son index effleure la bretelle de mon soutien-
gorge. J’avais oublié qu’on la voyait, avec mon
pull tombant. Je finis par me ressaisir.
– Ok, j’ai compris.
Je retire sa main et ajuste mon pull.
– Tu es terriblement attirante, Taylor, dit-il d’un
ton si sincère que je ne peux plus douter qu’il le
pense.
Cela dit, je doute de sa santé mentale et de son
goût en matière de femmes.
– Tu devrais arrêter de penser que tu ne l’es
pas, insiste-t-il.
Et c’est ce que je fais. Je m’autorise même à
faire semblant de croire que je peux plaire à un
mec comme Conor Edwards.
On reste allongés dans le cocon des peluches
ridicules de Rachel et on se parle comme si on se
connaissait depuis toujours. Étonnamment, on ne
manque pas de sujets de discussion et il n’y a pas
le moindre blanc dans la conversation. On parle de
nos plats préférés, puis de notre penchant mutuel
pour les films de science-fiction, puis de sujets
bien plus sérieux comme du fait que je ne me sens
pas à ma place avec mes sœurs, et enfin de
souvenirs hilarants comme la fois où, à seize ans,
il était saoul après un match à San Francisco et
qu’il a plongé dans la baie avec la ferme intention
de nager jusqu’à Alcatraz.
– Le putain de garde-côte s’est pointé et…
Il arrête brusquement de parler pour bâiller.
– Merde, j’arrive à peine à garder les yeux
ouverts.
Son bâillement est contagieux et je l’imite en
me couvrant la bouche avec mon avant-bras.
– Moi aussi, je dis d’une voix endormie. Mais
on ne sort pas d’ici tant que tu n’as pas fini ton
histoire. Bon sang, qu’est-ce que tu pouvais être
débile !
Le demi-dieu éclate brusquement de rire à côté
de moi.
– Ce n’est pas la première fois qu’on me le dit
et j’imagine que ce n’est pas la dernière non plus.
À la fin de son histoire, on n’arrête pas de
bâiller et on cligne des yeux pour essayer de rester
éveillés. Un dialogue aussi bête qu’ensommeillé
débute entre nous.
– On devrait descendre.
– Mmm-hmmm.
– Genre, maintenant.
– Hmmm, bonne idée.
– Ou dans cinq minutes.
– Ouais, dans cinq minutes.
– Ok, donc on ferme les yeux cinq minutes,
puis on se lève.
– On repose juste nos yeux. Tu sais, les yeux
peuvent être fatigués.
– Carrément.
– Les yeux fatigués, marmonne-t-il, les
paupières closes. Et j’ai eu un match, ce soir, j’ai
pris des coups, alors…
Je n’entends pas la fin de sa phrase, parce qu’on
s’endort tous les deux.
4
Taylor
Toc. Toc. Toc ! TOC !
Le dernier coup frappé contre la porte me fait
sursauter. J’essaie d’ouvrir les yeux et les couvre
aussitôt pour me protéger des rayons du soleil qui
pénètrent dans la chambre. C’est quoi, ce bordel ?
Il fait jour. J’ai la bouche sèche et un goût amer
sur la langue. Je ne me souviens pas de m’être
endormie. Je bâille en m’étirant pour détendre
mes muscles, et c’est alors qu’un autre bruit me
fige et que mon cœur cesse de battre.
Des ronflements, à côté de moi.
Merdouille de merde.
Étendu sur le ventre, Conor dort torse nu, en
boxer.
– Hé ! Ouvrez la porte ! C’est ma chambre !
Merde, Rachel est rentrée.
– Lève-toi, je gronde en secouant Conor, qui ne
bouge pas. Mec, lève-toi, il faut que tu partes.
Je ne comprends pas pourquoi il est encore là ni
à quel moment je me suis endormie. Je suis
toujours habillée et j’ai même mes chaussures.
Alors, pourquoi il est presque à poil ?
– Sortez de là, bande d’enfoirés !
D’une minute à l’autre, Rachel va essayer
d’enfoncer la porte.
– Allez, debout !
Je frappe Conor sur le dos et il sursaute, confus.
– Mmmrrrmmm ? marmonne-t-il.
– On s’est endormis. Ma sœur est rentrée et elle
veut récupérer sa chambre. Habille-toi, vite.
Conor parvient à s’asseoir et à se lever
maladroitement sans cesser de marmonner dans sa
barbe. Je grimace et ouvre la porte, trouvant
Rachel, furax, dans le couloir. Derrière elle, toute
la maison est réveillée et mes sœurs déambulent
en pyjama, des tasses de café à la main. Sasha
n’est pas là et je suppose qu’elle a fini par trouver
un concert à Boston et dormir chez des amis.
– Bon sang, Taylor, pourquoi ma porte était
fermée à clé ?
Je repère le sourire machiavélique d’Abigail
parmi les visages présents dans le couloir.
– Je suis désolée, je…
Rachel ne me laisse pas finir, car elle pousse la
porte pour entrer dans sa chambre, donnant un
aperçu à tout le monde de Conor, torse nu, en train
de remonter sa braguette.
– Oh ! s’écrie-t-elle, et sa colère s’évanouit à la
vue du corps parfait de Conor.
Je ne peux pas lui en vouloir de prendre le
temps de le mater. Il est vraiment exquis avec ses
larges épaules et ses muscles finement dessinés.
Son torse est une invitation aux câlins. Je n’en
reviens pas d’avoir dormi à côté de lui et de ne me
souvenir de rien.
– Bien le bonjour, dit Conor en souriant avant
de hocher la tête en direction de mes sœurs qui se
sont agglutinées devant la porte.
Mesdemoiselles…
– Je ne savais pas que tu avais de la compagnie,
me dit Rachel sans quitter Conor des yeux.
– C’est de ma faute, répond Conor en enfilant
son tee-shirt avant de mettre ses chaussures.
Désolé, ajoute-t-il avant de me lancer un clin
d’œil en se dirigeant vers la porte. Appelle-moi.
Ainsi, Conor Edwards disparaît dans le couloir.
Chaque paire d’yeux reste rivée sur ses fesses
fermes, moulées dans son jean, jusqu’à ce qu’il
soit hors de vue et que ses pas résonnent dans
l’escalier.
Je déglutis plusieurs fois avant de parler.
– Rachel, je…
– Je ne t’en pensais pas capable, Marsh, dit-elle
d’un ton surpris.
Elle est surprise mais aussi impressionnée, me
semble-t-il.
– La prochaine fois que tu te tapes un demi-
dieu dans ma chambre, fais en sorte de partir
avant le petit déj, ok ?
– Bien sûr. Désolée.
Le pire est passé, je suppose. Je vais avoir la
paix aujourd’hui, ces filles vont vivre mon exploit
supposé par procuration.
C’est compter sans Abigail.
Tandis que les autres retournent à leurs activités
et à leurs tartines de miel, Abigail m’attend sur le
palier. J’ai envie de lui passer devant en
l’ignorant, et peut-être même de la faire trébucher
dans l’escalier. Mais au lieu de ça, je reste plantée
là et je la regarde droit dans les yeux.
– Tu dois être fière de toi, dit-elle en haussant
un sourcil parfait.
– Non, Abigail. Je suis juste fatiguée.
– Si tu penses avoir prouvé quelque chose hier
soir, tu te trompes. Conor se taperait une
chaussette sale si elle lui souriait. Ne pense pas
que tu es spéciale, Tay-Tay.
Cette fois, je lui passe devant en la bousculant
légèrement.
– Je n’en rêverais pas une seconde.
*
* *
– Et il n’a rien tenté ? demande Sasha le
dimanche suivant, après que j’ai fini de lui
raconter l’exploit de vendredi soir.
Contrairement à moi, Sasha vit encore à la
maison Kappa Chi, donc elle m’a rejoint pour le
petit déj au Della’s Diner, en ville. D’habitude,
elle a la flemme de venir jusqu’à Hastings et elle
me force à la retrouver dans une des cafètes du
campus. Mais je suppose que mon SMS d’hier,
« Je te raconterai tout quand je te verrai », a suffi à
éveiller la curiosité de ma meilleure amie.
Au moins, maintenant, je sais quoi faire pour la
faire bouger du campus : lui faire miroiter des
détails cochons.
Ou leur absence, en l’occurrence.
– Non, je confirme. Rien du tout.
Je n’ai pas peur que Sasha dise la vérité aux
Kappa. Je lui fais entièrement confiance, et il était
hors de question que je laisse ma meilleure amie
penser que j’ai couché avec le plus célèbre play-
boy du campus. Elle est la seule à savoir que je
suis encore vierge.
– Il n’a pas essayé de t’embrasser ?
– Non, je réponds en mâchant ma tartine de
pain complet grillé.
Je commande toujours le même petit déjeuner,
chez Della’s : du pain complet, une omelette aux
blancs d’œufs et une petite salade de fruits. Si
« compter les calories » était un métier, je serais
plus riche que Jeff Bezos.
– Je trouve ça choquant, déclare-t-elle. Après
tout, sa réputation le précède.
– Ben, on a un peu flirté… j’admets en
saisissant mon verre d’eau. Et il a fait semblant
d’apprécier mon corps.
Elle lève les yeux au ciel.
– Taylor, je te promets qu’il n’a pas fait
semblant. Je sais que tu penses que les mecs ne
bandent que pour les femmes avec des corps de
brindille, mais je te garantis que tu te trompes. Les
courbes les rendent fous.
– Ouais, les courbes. Pas les bourrelets.
– Tu n’as pas de bourrelets.
Dieu merci, pas pour le moment, puisque je fais
très attention à ce que je mange depuis le nouvel
an, après m’être laissée aller pendant les fêtes. Les
trois derniers mois, j’ai réussi à perdre quatre de
ces cinq kilos que j’avais pris, et j’en suis
heureuse, mais j’aimerais perdre plus.
Mon corps idéal se situe quelque part entre
Kate Upton et Ashley Graham. J’ai tendance à
fluctuer entre les deux, mais si je pouvais
descendre jusqu’à la taille Kate, ça serait génial.
Je crois sincèrement que tous les corps sont beaux,
quel que soit leur type. Seulement, quand je me
regarde dans un miroir, je l’oublie. Mon poids a
été une source de stress et de complexe toute ma
vie, donc éviter les excès est une de mes priorités.
J’avale une bouchée d’omelette et fais mine de
ne pas remarquer combien le petit déj de Sasha a
l’air délicieux. Une pile de pancakes aux pépites
de chocolat recouverts d’un sirop aux arômes
exquis.
Sasha fait partie de ces veinardes qui peuvent
manger n’importe quoi sans prendre un gramme.
Alors que, de mon côté, une seule bouchée de
cheeseburger me fait prendre cinq kilos du jour au
lendemain. Mon corps est comme ça, j’ai appris à
l’accepter. Les burgers et les pancakes sont
délicieux sur le moment, mais ils ne valent pas
tous les efforts que je dois faire par la suite.
– Bref. Il a été un véritable gentleman.
– J’ai vraiment du mal à le croire, dit-elle en
mâchant rapidement sa bouchée de pancakes. Et il
t’a dit de l’appeler ?
– Ouais, mais il ne le pensait pas, c’est évident.
– Pourquoi c’est évident ?
– Parce que c’est Conor Edwards et que je suis
Taylor Marsh ! je rétorque en levant les yeux au
ciel. D’ailleurs, il ne m’a pas donné son numéro.
Elle fronce les sourcils. Ah ! Ça lui en bouche
un coin.
– Ouaip. Donc, quel que soit le fantasme que tu
te faisais, oublie-le. Conor m’a rendu un service,
l’autre soir, je déclare en haussant les épaules.
Rien de plus.
5
Conor
Si nous avions espéré que coach Jensen serait
indulgent avec nous une fois qu’on aurait accédé
aux demi-finales de la première division de la
1
NCAA , notre espoir part vite en fumée en
arrivant à l’entraînement du lundi matin. Le coach
se déchaîne sur nous dès le premier coup de
sifflet, comme s’il venait d’apprendre que Jake
Connelly avait mis sa fille en cloque. On passe la
première heure à travailler notre vitesse et à
patiner jusqu’à ce que nos orteils soient en sang,
puis il nous fait faire une série d’exercices et je
marque tellement de buts que j’ai l’impression que
mes bras vont tomber.
Sifflet, patinez. Sifflet, frappe. Sifflet, achevez-
moi.
Lorsque le coach nous envoie enfin dans la
salle multimédia pour visionner la vidéo de notre
dernier match, je suis à deux doigts de faire un
malaise. Même Hunter, qui a fait de son mieux
pour rester positif en tant que capitaine, semble
prêt à appeler sa mère pour qu’elle vienne le
chercher. Nos regards désespérés se croisent dans
le tunnel.
Heureusement, après un litre d’une boisson
énergétique et une barre de céréales, je me sens à
peu près vivant. Dans la salle multimédia, trois
demi-cercles de sièges ultra-moelleux nous
tendent les bras, et je suis au premier rang à côté
de Hunter et Bucky. Tout le monde est avachi,
épuisé.
Le coach se place devant le grand écran du
vidéoprojecteur, et l’image de notre match contre
Minnesota déforme ses traits. Il suffit qu’il se
racle la gorge pour me faire frissonner d’angoisse.
– Certains d’entre vous semblent penser que le
plus dur est derrière nous. Que vous allez intégrer
le championnat les mains dans les poches et qu’il
ne vous reste plus qu’à boire du champagne et à
aller danser aux afters. Eh bien, j’ai une nouvelle
pour vous, déclare-t-il avant de frapper deux fois
contre le mur, faisant trembler tout le bâtiment.
Toute l’équipe sursaute.
– C’est maintenant que le travail commence.
Jusqu’à aujourd’hui, vous rouliez avec les petites
roues. À présent, papa va vous traîner en haut de
la colline et vous apprendre à rouler sans.
Les images s’enchaînent au ralenti. La ligne de
défense se fait surprendre par une échappée alors
qu’elle ne s’est pas remise en place, permettant un
tir frappé qui rebondit contre le poteau du but.
Je suis sur la gauche et j’ai honte de me voir lutter
maladroitement pour rattraper le tireur.
– Là, dit le coach. On a décroché, mentalement.
On s’est fait prendre en regardant passer le palet.
Il suffit d’une seconde d’inattention et, bam, on se
retrouve à courir après les adversaires.
Il accélère la vidéo et s’arrête sur Hunter, Foster
et Jesse qui n’arrivent pas à accorder leurs passes.
– Bon sang, Mesdemoiselles ! C’est le truc de
base que vous faites depuis que vous avez cinq
ans. Mains molles. Visualisez où sont vos
coéquipiers. Espacez-vous. Et accompagnez vos
passes.
Personne n’est épargné. Tous nos ego
surgonflés en prennent pour leur grade. C’est une
des choses à savoir à propos du coach, il ne
supporte pas les divas. Depuis quelques semaines
que nous approchons du sommet, nous nous
sentons presque invincibles. Mais maintenant que
nos plus gros adversaires sont devant nous, il est
temps de revenir sur terre. Ça implique de prendre
des raclées aux entraînements.
– Où que soit le palet, je veux que trois gars
soient prêts à le récupérer, poursuit le coach. Je ne
veux jamais voir un seul d’entre vous chercher un
coéquipier démarqué. Si on veut avoir une chance
de gagner contre Brown ou Minnesota, on doit
maîtriser le jeu. Des passes rapides. Leur mettre la
pression. Je veux voir la confiance de mes joueurs
sous chaque casque.
À L.A., mon coach était un véritable connard.
Le genre de mec qui déboulait dans une pièce en
criant, en claquant les portes et en jetant les
chaises. Il était expulsé d’un match au moins deux
fois par saison, et il débarquait à l’entraînement
suivant, prêt à se venger sur nous. Parfois, on le
méritait. D’autres fois, il semblait juste chercher
un moyen d’exorciser quarante années de honte et
d’échecs en se défoulant sur une bande de gosses.
Ça ne m’étonne pas que leur équipe soit pourrie.
À cause de lui, j’ai failli ne pas demander à
intégrer l’équipe lorsque je suis arrivé à Briar.
Mais je connaissais la réputation de la formation
et je n’avais entendu que du bien du coach Jensen.
Quel soulagement ! Le coach est parfois dur, mais
il n’est jamais mauvais. Il n’est jamais obnubilé
par le sport au point d’oublier qu’il entraîne de
vraies personnes. D’ailleurs, je n’ai jamais douté
que le coach Jensen tenait à chacun de ses joueurs.
Il a même sorti Hunter de garde à vue, le semestre
dernier. Et rien que pour ça, je le suivrais
n’importe où, même avec les orteils en sang.
– Ok, c’est tout pour aujourd’hui. Je veux que
tout le monde voie la nutritionniste pour que vous
soyez au point sur votre alimentation des
prochaines semaines. On va pousser plus fort
encore qu’on l’a fait durant toute la saison. Donc,
prenez soin de votre corps. Si vous avez des bleus
et des bobos, allez voir les médecins pour les faire
évaluer. Ce n’est pas le moment de cacher vos
problèmes. Chaque joueur doit pouvoir compter
sur le mec à ses côtés. Ok ?
– Eh, coach ? dit Hunter en grimaçant. Les
mecs se demandaient s’ils pouvaient avoir des
nouvelles de la mascotte…
– Le cochon ? Vous pensez encore à votre
cochon, bande d’imbéciles ?
– Euh… ouais. Sans Pablo Eggscobar, certains
des mecs sont un peu en manque.
Je ricane dans ma barbe. Je dois avouer que
notre œuf-mascotte me manque, à moi aussi.
Il était cool.
– Bon sang… Oui, vous allez l’avoir, votre
foutu animal. En août, a priori. Mais il y a une
quantité absurde de paperasse à remplir quand on
veut acheter un porcin pour des raisons non
agricoles. Ok ? Tu es content, Davenport ?
– Ouais, merci, coach.
On se lève tous pour retourner aux vestiaires.
– Oh, attendez, crie le coach.
Tous s’arrêtent immédiatement, en bons petits
soldats.
– J’ai failli oublier, la hiérarchie m’a informé
que notre présence était obligatoire au gala pince-
fesses de ce samedi après-midi.
Un brouhaha de grognements et de
protestations suit la déclaration du coach.
– Quoi ? Pourquoi ? demande Matt Anderson
depuis le fond de la salle.
– Oh, allez, coach, se plaint Foster.
– C’est nase, râle Gavin à mes côtés.
– C’est quoi, un gala pince-fesses ? demande
Bucky. On doit leur lécher les fesses, c’est ça ?
– En gros, ouais, répond le coach. Écoutez, je
déteste ces trucs autant que vous. Mais quand le
doyen me dit de sauter, en tant que directeur
sportif, je dois demander à quelle hauteur.
– Sauf que c’est nous qui allons devoir sauter,
proteste Alec.
– Exactement. Ces galas servent juste à
récupérer du cash. L’université compte sur ces
petites mises en scène pour financer le genre de
patinoire et de vestiaires de luxe que vous aimez
tant, bande de princesses ! Alors, enfilez un
costard, coiffez-vous et tenez-vous à carreau, bon
sang.
– Ça veut dire que je vais me faire pincer les
fesses par des cougars pleines aux as ? demande
Jesse, faisant rire toute l’équipe. Parce que je veux
bien me sacrifier pour l’équipe, mais ma copine
est hyper-jalouse et il va me falloir un courrier
officiel pour qu’elle m’autorise à y aller.
– J’aimerais déclarer que je trouve ce postulat
sexiste et abusif, ajoute Bucky.
Alors, en se frottant violemment les yeux et en
prenant un ton monotone qui révèle qu’il en a
assez de nos conneries, le coach se met à réciter ce
que je suppose être une partie du règlement de
Briar.
– Le règlement de l’université stipule qu’aucun
étudiant ne sera prié de se comporter de façon
immorale, contraire à l’éthique, ou d’une manière
qui va à l’encontre de ses croyances religieuses ou
spirituelles. L’université est une institution
égalitaire qui se base sur la réussite académique et
ne fait aucune discrimination de genre,
d’orientation sexuelle, de statut économique, de
religion ou d’absence de religion… ou sur le
comportement de ta copine. Tout le monde est
content, maintenant ?
– Merci, coach ! s’exclame joyeusement Bucky
en levant les pouces.
Ce mec va nous faire une rupture d’anévrisme
un de ces quatre.
Jesse et Bucky n’avaient pas tout à fait tort. Il y
a quelque chose de fondamentalement brisé dans
un système qui nous fait payer cinquante mille
dollars par an pour faire de nous des prostitués.
Toutefois, s’il y a bien une chose pour laquelle
je suis doué, c’est pour jouer au gigolo.
*
* *
Je suis étonné de pouvoir dire que pour des
molosses, on est plutôt chics quand on fait un
effort. Le samedi suivant, toute l’équipe arrive sur
son trente-et-un au gala. Les barbes sont taillées et
Bucky s’est même épilé les poils de nez, ce qu’il
ne manque pas de répéter à tout le monde.
Le gala se tient sur le campus, au Woolsey Hall.
Pour l’instant, l’événement consiste à écouter une
bande de gens qui montent sur scène pour raconter
comment Briar a façonné les hommes et les
femmes qu’ils sont aujourd’hui, expliquer qu’il est
important de rendre la pareille, qu’il faut avoir
l’esprit d’équipe, blablabla. Le plan de table fait
que l’équipe est séparée et mêlée aux
représentants des fraternités et sororités ainsi
qu’aux élus des fédérations étudiantes et autres
associations du campus, et enfin aux anciens
élèves qui ont répondu présent. Pour l’instant, il
s’agit surtout de sourire, de hocher poliment la
tête, de rire à leurs mauvaises blagues, et de dire
« oui, Monsieur, on va gagner le championnat
cette année ».
Ce n’est pas si horrible, en fin de compte.
La nourriture est décente et l’alcool gratuit coule à
flots. Au moins, je suis joyeusement grisé.
J’ai beau être classe en costard, j’ai quand
même l’impression qu’ils peuvent la sentir sur
moi, l’odeur de la pauvreté. La puanteur du
nouveau riche. Tous ces enfoirés qui ont sans
doute passé le gros de leurs années étudiantes à
snifer de la coke avec des billets de cent dollars
2
tirés des Trust Funds qui accumulent des intérêts
depuis que leurs ancêtres ont fondé leur fortune
grâce à l’esclavage.
Il y a sept mois, je suis arrivé à Briar en étant
encore un petit délinquant de Los Angeles,
justement le genre de mec que les aristos de l’Ivy
League préfèrent voir balayer les couloirs plutôt
que dans leur salle de cours. Mais il s’avère
qu’avoir un beau-père plein aux as fait des
miracles auprès de la commission d’admission.
Donc ouais, je suis capable de jouer le jeu, mais
ce genre d’événement me rappelle que je ne fais
pas partie de leur clan. Et que ce ne sera jamais le
cas.
– Monsieur Edwards, dit la vieille dame à côté
de moi qui porte autour du cou toute la collection
des joyaux de la Reine.
Elle glisse sa main maigre et fripée sur ma
cuisse et se penche vers moi.
– Vous pourriez être un amour et me trouver un
petit gin tonic ? Le vin me donne des migraines.
Elle sent la cigarette, le chewing-gum à la
menthe et le parfum de luxe.
– Bien sûr, je réponds en espérant qu’elle ne
décèle pas mon soulagement à l’idée de pouvoir
m’échapper de la table.
À l’extérieur de la salle de bal, Hunter, Foster et
Bucky sont au bar, où les serveurs sont en train de
remballer, maintenant que le dîner est servi.
– Je peux vous embêter et vous demander un
gin tonic ? je demande au serveur.
– Bien sûr, répond-il. Plus je vide de bouteilles,
moins je dois en porter jusqu’au camion.
– Un gin tonic, mec ? Quand est-ce que tu t’es
transformé en grand-mère ? plaisante Bucky.
– Ce n’est pas pour moi, c’est pour ma cougar.
Hunter ricane en buvant sa bière.
– Ne ris pas, je t’en supplie. Encore un ou deux
verres et elle va me sauter dessus.
Je fais un signe de tête au barman pour avoir sa
permission avant d’attraper une des bières dans le
carton posé par terre.
– D’après les rumeurs, ta queue a déjà été très
occupée, cette semaine, dit Foster.
Je décapsule ma bière avec la bague que je
porte au majeur droit.
– Ça veut dire quoi, ça ?
– On m’a dit que tu avais passé la nuit avec une
Kappa, vendredi dernier, et que tu as couché avec
une Tri-Delt le jeudi suivant.
Ça paraît horrible, dit comme ça, mais je
suppose que c’est ce que les gens racontent.
Ce que Foster ne sait pas, c’est que Taylor et moi
avons simplement partagé une agréable soirée
platonique à discuter. Or je ne peux pas défendre
son honneur sans divulguer son mensonge. Je fais
confiance aux mecs, mais tout ce que je leur dis
sera inévitablement répété à leurs copines et… les
gens aiment les ragots.
– Qui t’a parlé de la Delta ? Natalie m’a fait
entrer le plus discrètement possible car,
apparemment, les Delta ont l’interdiction formelle
de faire dormir des mecs dans la maison.
– Elle-même, ricane Foster.
– Ah bon ?
Bucky sort son téléphone de sa poche.
– Ben ouais, on a tous vu la photo. Attends une
seconde, dit-il en tapotant l’écran de son
téléphone. Tiens, la voilà.
J’étudie le fil Instagram de Bucky et, en effet, je
vois le selfie de Natalie, le pouce levé, alors que je
dors profondément dans le coin gauche de la
photo. Elle a même commenté « Regardez qui a
marqué ce soir ?! #BGBriarHockey #Goooooal
#CrosseDeRêve ».
Super.
– Je lui attribue le score maximum pour la
lumière et la composition, dit Foster en pouffant
de rire.
Quel enfoiré !
– Hashtag Gaga de la crosse, ajoute Bucky.
Hashtag…
Je prends le gin tonic des mains du barman et
retourne dans la salle en faisant un doigt
d’honneur aux mecs.
Ce ne sont pas leurs moqueries qui me
dérangent. Ni même la photo, en fait. C’est juste
que je me sens… facile. Comme si on m’utilisait
pour obtenir des likes. J’ai beau coucher avec
beaucoup de filles, je ne les traite jamais comme
des conquêtes. Pour moi, un échange de plaisirs
physiques, où chacun obtient ce qu’il veut sans
mentir à l’autre, est tout à fait sain. Pourquoi
donner l’impression à l’autre qu’il n’est qu’un
morceau de viande ?
Cela dit, je suppose que je le mérite. À me
comporter comme un queutard, on finit par me
traiter comme tel.
Lorsque je reviens dans la salle de bal, un
groupe de jazz est en train de jouer et les assiettes
ont été débarrassées. La plupart des invités ont
gagné la piste de danse, y compris ma cougar à
mille carats. Je pose son verre sur la table et
m’assieds en espérant que personne ne m’invitera
à danser. Pour l’instant, ça va. Je sirote ma bière et
regarde les gens autour de moi, mais une
conversation à deux tables de la mienne attire
bientôt mon attention.
– Roh, je t’en prie. Tu lui accordes trop de
crédit. C’était un défi, ok ? Ce n’est pas comme
s’il l’avait draguée.
– Crois-moi, répond une voix de fille. J’ai
entendu ce qu’ils faisaient dans la chambre. Il a vu
ses seins et son cul d’actrice porno et a dû se dire
que, du moment qu’il la prenait par-derrière, il
n’aurait pas à voir sa tronche.
– Moi, je baiserais le corps de Taylor avec ta
tronche à toi, répond un mec.
Ma main se resserre sur ma bouteille. Est-ce
que ces enfoirés parlent de Taylor ?
– Tu te fous de moi, Kevin ? Redis ça et je
passe tes couilles au fer à lisser.
– Putain, Abigail, je plaisante ! Calme-toi.
Abigail. La sœur de Taylor qui l’a obligée à
faire ce fichu défi ?
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule,
ouais, c’est bien elle. Je me souviens de l’avoir
vue quand j’ai fait mon walk of shame, samedi
dernier. Elle est assise avec un groupe de Kappa
que je reconnais et quelques mecs. Taylor avait
raison, Abigail est vraiment la pire des garces.
J’imagine que Taylor est quelque part dans la
salle, je regarde autour de moi, mais ne la trouve
pas.
– Tu sais qu’elle veut être prof ? dit une autre
fille. Je suis prête à parier qu’elle va finir comme
ces nanas qui tombent enceintes de leurs élèves.
– Oh, mec, elle devrait faire du porno de prof,
répond un autre mec. Avec son bonnet D, elle
gagnerait une fortune.
– On gagne encore de l’argent en faisant du
porno ? Ce n’est pas en accès libre, aujourd’hui ?
– Vous devriez voir les vidéos qu’on a de la
semaine de bizutage. Vous deviendriez fous.
Ce n’est que lorsque la cougar vient chercher
son gin tonic et laisse une marque de rouge à
lèvres sur ma joue que je réalise que j’ai les
poings fermés et que je retiens mon souffle. Je ne
sais pas quoi en penser. Je sais pertinemment que
certaines personnes sont des ordures, alors
pourquoi je suis dans un tel état pour une nana que
je n’ai fréquentée qu’une seule nuit ? Mes
coéquipiers adorent dire que rien ne m’affecte et,
en général, ils ont raison. Je suis doué pour laisser
couler les attaques, surtout quand elles ne me
concernent pas.
Mais toute cette conversation m’agace au plus
haut point.
– Tu as vu le post Insta de la Delta ? Conor n’a
jamais envisagé de remettre le couvert avec
Taylor.
– Certaines meufs sont faites pour n’être que
des coups d’un soir. Qu’elle reste à sa place,
rétorque Abigail d’un ton suffisant. Sortir avec un
mec comme Conor est un objectif inatteignable
pour Taylor. Plus vite elle le comprendra, mieux
elle se portera. C’est triste, en fait.
– Oh mon Dieu ! Je parie qu’elle dessine déjà
des cœurs avec « Conor » dans ses cahiers.
– Elle doit écrire Taylor Edwards dans son
journal intime.
Ils éclatent tous de rire, bande de connards.
J’envisage un instant d’aller les voir, Taylor n’a
rien fait pour mériter ça. C’est une meuf cool. Elle
est intelligente et drôle. Ça fait longtemps que je
n’ai pas eu envie de passer toute une nuit à
discuter avec une fille. Et je ne l’ai pas fait par
pitié ni parce que j’avais besoin d’un alibi, je me
suis vraiment amusé avec elle. Ces pestes ne
devraient pas pouvoir dire de…
En parlant du diable.
Mes épaules se crispent quand je vois Taylor
marcher vers moi. Elle a la tête baissée et les yeux
rivés sur son téléphone. Elle porte une robe noire
qui lui arrive aux genoux et un gilet rose boutonné
jusqu’au cou, et ses cheveux sont attachés en
chignon fouillis sur sa nuque.
Je me souviens qu’elle s’est plainte de ses
courbes, et je ne comprends vraiment pas
pourquoi. Sincèrement. Le corps de Taylor est
mille fois plus attirant que celui d’Abigail, par
exemple. Les femmes sont censées être douces,
voluptueuses et charnues. Je ne sais pas à quel
moment on leur a fait un lavage de cerveau pour
leur faire penser l’inverse.
Ma bouche devient sèche, Taylor s’approche.
Elle est vraiment hyper-canon, ce soir. Sexy et
élégante.
Elle ne mérite pas d’être moquée.
Soudain, quelque chose me fait réagir, un
besoin de justice, peut-être. L’envie de voir le bien
triompher sur le mal. J’ai des picotements sur la
nuque, ce qui m’arrive quand je suis sur le point
d’avoir une idée stupide.
Elle passe à côté de ma table sans me voir et je
me lève d’un bond pour saisir son poignet.
– Taylor ! Hey ! Pourquoi tu ne m’as pas
appelé ? je dis suffisamment fort pour attirer
l’attention d’Abigail et de ses harpies.
Taylor cligne des yeux, clairement et
légitimement confuse.
Allez, ma belle. Joue le jeu.
Je l’implore du regard et répète d’un ton
désespéré.
– Pourquoi tu ne m’as pas appelé ?

1. National Collegiate Athletic Association.


2. Compte épargne qui se débloque à la
majorité ou à un âge donné, réservé aux plus
riches familles américaines.
6
Taylor
J’essaie de comprendre ce que me dit Conor,
mais le voir en costard me distrait. Ses larges
épaules et son torse massif sont divinement mis en
valeur dans sa veste bleu marine. Je suis même
tentée de lui demander de faire un tour sur lui-
même pour étudier la situation niveau fessier, je
parie que son cul est à croquer.
– Taylor… répète-t-il d’un ton impatient.
Je cligne des yeux et me concentre sur son
visage.
– Conor, salut. Désolée, quoi ?
– Ça fait une semaine, dit-il d’une voix
étrangement empressée. Tu ne m’as pas appelé.
Je pensais qu’on avait passé du bon temps
ensemble.
Je suis bouche bée. Il est sérieux ? Enfin, oui,
techniquement il m’a dit « appelle-moi », mais ça
faisait partie du spectacle non ? Il ne m’a même
pas donné son numéro !
– Euh, je te demande pardon ?
– Tu m’évites, c’est ça ?
– Quoi ? Bien sûr que non.
Il se comporte bizarrement. Il est un peu
geignard, même. Si ça se trouve, il a des troubles
de la personnalité.
Ou peut-être qu’il est saoul ? Après tout, il y a
un open bar à ce gala. D’ailleurs, c’est pour ça que
je filais aux toilettes quand il a surgi de nulle part.
– Je n’arrête pas de penser à toi, Taylor. Je ne
mange plus, je ne dors plus. Je pensais qu’on avait
tissé un lien, l’autre soir. Je voulais la jouer cool,
tu sais. Je ne voulais pas être trop agressif. Mais tu
me manques, bébé.
Si c’est une blague, je ne trouve pas ça drôle.
Je ferme les poings et fais un pas en arrière.
– Ok, je ne sais pas ce qui se passe, mais pour
ce que ça vaut, j’ai vu le post Instagram où tu
dormais dans le lit d’une meuf. Donc, j’ai
tendance à penser que tu supportes très bien mon
absence.
– Mais c’est parce que tu m’as retourné la tête.
Écoute, je sais que j’ai merdé. Je suis faible. Mais
c’est seulement parce que je souffrais de penser
que notre nuit magique n’avait pas compté pour
toi.
Mince, maintenant je m’inquiète carrément
pour lui, je fais un pas vers lui.
– Conor, tu es…
Il saisit ma taille sans prévenir et me prend dans
ses bras pour nicher sa tête dans mon cou. Je me
fige, choquée et légèrement effrayée.
Jusqu’à ce qu’il chuchote dans mon oreille.
– Je te promets que je ne suis pas taré, mais j’ai
besoin de ton aide. Joue le jeu, T.
Je recule la tête pour le regarder dans les yeux
et y vois une once de détresse ainsi qu’un éclat
d’humour. Je ne comprends toujours pas ce qui se
passe. Est-ce qu’il veut se venger de ce que je lui
ai fait le week-end dernier ? C’est une blague ?
Un renvoi d’ascenseur débile ?
– Con, mec, laisse cette pauvre fille tranquille,
dit une voix amusée.
Je me tourne vers le mec aux cheveux blond
foncé qui vient de parler, et c’est alors que je vois
Abigail et Jules. Mes sœurs de sororité sont
assises avec leurs copains et des mecs de la
maison Sigma. Soudain, la situation prend tout
son sens.
Et mon cœur fond. Le monde ne mérite pas un
mec comme Conor Edwards.
– Va te faire voir, capitaine, rétorque Conor
sans se retourner. J’essaie de séduire ma nana.
Je réprime un éclat de rire.
Il me fait un clin d’œil et serre ma main pour
me rassurer. Soudain, à mon grand désarroi, il se
met à genoux devant moi. Mon Dieu, si tout le
monde ne nous regardait pas encore, c’est le cas,
maintenant.
Ma bonne humeur est à deux doigts de
disparaître. Avec sa gueule d’ange, je suppose que
Conor est habitué à être le centre de l’attention.
Mais moi, je préférerais qu’on me glisse des
échardes sous chaque ongle. Néanmoins, sentant
le regard d’Abigail sur moi, je ne peux pas
montrer de faiblesse. Je ne peux pas montrer ne
serait-ce qu’un millième de l’angoisse qui ronge
mon estomac comme de l’acide sulfurique.
– S’il te plaît, Taylor. Je t’en supplie. Abrège
mes souffrances. Je suis perdu sans toi.
– Bon sang, mais qu’est-ce qui se passe ?
demande une autre voix d’homme.
– Tais-toi, Matty, dit le premier mec. J’ai hâte
de voir la suite.
Conor continue d’ignorer ses amis et ses yeux
gris ne quittent pas les miens.
– Sors avec moi. Un rencard.
– Euh, je ne crois pas, non.
Des cris outrés me parviennent de la table des
Kappa.
– Allez, T, supplie-t-il. Accorde-moi une
chance.
Je dois mordre l’intérieur de ma joue pour ne
pas rire, mais des larmes se forment dans mes
yeux. Si j’hésite un long moment, ce n’est pas
pour créer une tension dramatique ; c’est parce
que j’ai peur qu’en ouvrant la bouche, j’éclate de
rire ou fonde en larmes sous l’effet de la honte que
je ressens.
– Très bien, je finis par répondre en haussant les
épaules.
Afin de paraître vraiment détachée, je regarde
en direction de la scène, comme si tout cet
échange m’ennuyait.
– Un seul rencard.
Le visage de Conor s’illumine.
– Merci. Je te promets que tu ne le regretteras
pas.
Or, je le regrette déjà.
*
* *
Après le spectacle de Conor au gala, on ne tarde
pas à rentrer. Et dans la mesure où je ne voulais
pas y aller, de toute façon, je suis soulagée de
pouvoir partir.
L’an dernier, Sasha et moi avions un peu trop
bu et nous nous étions beaucoup amusées, mais
elle n’a pas pu venir, cette fois, parce qu’elle avait
une répète de dernière minute pour le spectacle de
fin d’année. J’ai donc passé ces quelques heures à
sourire et à faire semblant d’être BFF avec des
Kappa qui soit me détestent, soit se contrefichent
de moi. Et c’est sans parler de ce gilet débile que
j’ai mis parce que j’en ai eu marre que tout le
monde regarde mes seins, mais je crève de chaud.
Conor propose de me ramener chez moi parce
qu’on habite tous les deux à Hastings. Mais ce
doit être un magicien car, je ne sais comment, on
atterrit finalement chez lui. Je ne sais pas pourquoi
j’accepte de dîner avec lui et de regarder un film.
J’accuse les deux coupes de champagne que j’ai
bues au gala, même si je me sens parfaitement
sobre.
– Je préfère te prévenir, dit-il alors qu’on est sur
le pas de sa porte, mes colocs sont facilement
excités.
– Tu veux dire qu’ils vont se frotter à ma jambe
comme des chiens, ou plutôt qu’ils sursautent au
moindre bruit ?
– Un peu des deux. Mets-leur une tape sur le
museau s’ils vont trop loin.
Je me tiens plus droite et lève le menton.
– Ça roule.
Si je peux gérer une classe de vingt-quatre
élèves de six ans dopés au sucre, je devrais
pouvoir dompter quatre joueurs de hockey. Cela
dit, ce serait peut-être plus facile si j’avais un
sachet de bonbons sur moi.
– Con’, c’est toi ? demande une voix quand on
passe la porte. Tu veux quoi dans ton bol de
graines ?
Conor enlève mon manteau et le suspend à un
crochet près de la porte.
– Que tout le monde range sa bite, déclare-t-il.
On a une invitée.
– Ton bol de graines ? je demande, confuse.
– C’est la règle de nutrition de l’équipe.
On mange tous comme des souris. Aucune calorie
ne doit être gaspillée, répond-il en soupirant.
Je comprends ce qu’il ressent.
Il m’emmène dans le salon où trois hommes
aux physiques imposants sont étalés sur les
canapés et jouent à la Xbox.
Ils sont encore en costume, même si les vestes
et les cravates ont disparu et que les chemises sont
ouvertes. Installés côte à côte, ils pourraient être
dans GQ, dans une pub pour un parfum dont le
scénario serait une virée entre mecs à Vegas, ou
un truc du genre. Il ne manque plus que des
jambes de femmes en talons aiguilles allongées
sur leurs épaules, et peut-être un string en dentelle
rouge jeté sur l’accoudoir du fauteuil.
– Les mecs, je vous présente Taylor. Taylor, je
te présente les mecs.
Conor enlève sa veste et la jette sur le dossier
d’une chaise.
L’espace d’un instant, je suis hypnotisée par la
façon dont ses muscles luttent contre le tissu de sa
chemise blanche. Je ne verrai plus jamais un
costard de la même façon à présent.
– Salut Taylor, répondent les mecs à l’unisson.
– Salut les mecs, je dis en agitant la main,
gênée.
Je le suis encore plus parce qu’il fait une
chaleur étouffante dans cette pièce et que j’ai
vraiment envie d’enlever mon gilet.
Mais ma robe a dû rétrécir au lavage, hier,
parce que mes seins ont passé tout l’après-midi à
tenter de s’en échapper. Croiser des anciens haut
gradés de la Maison-Blanche, des lauréats du prix
Nobel et les P.-D.G. les plus riches du pays qui
n’ont pas encore maîtrisé l’art de regarder une
femme dans les yeux est terriblement déprimant.
Les hommes sont vraiment passés à côté de leur
évolution.
– Alors c’est toi, dit un des colocs.
Il est penché en avant, sa manette de jeux dans
les mains, et il me regarde en haussant un sourcil.
Il est beau, avec le genre de fossettes pour
lesquelles les femmes tombent en pâmoison.
Je le reconnais du gala : c’était le mec à côté du
capitaine de Conor.
– C’est moi, quoi ? je demande en faisant mine
de ne pas comprendre.
– Celle pour qui Con’ s’est mis à genoux et
s’est ridiculisé en proclamant son amour ?
explique Mister Fossette d’un air curieux, comme
s’il attendait une explication.
– Merde, c’était toi ? ajoute un autre mec.
Je suis dégoûté qu’on soit partis avant de voir ça,
râle-t-il en fusillant le troisième du regard.
Je t’avais dit qu’on aurait dû rester boire un verre
de plus.
– Arrête ton interrogatoire, Matt, grommelle
Conor. D’ailleurs, laissez-la tranquille.
– C’est toi notre nouvelle maman ? demande le
troisième mec en ouvrant sa cannette de bière tout
en me faisant un regard de chat Potté qui me fait
éclater de rire.
– Ok, ça suffit, gronde Conor en dégageant
d’un coup de pied Matt du petit canapé.
Il me fait ensuite signe de m’asseoir.
– C’est pour ça que vous n’avez jamais
d’invités, bande de débiles !
Leur maison est énorme, comparée à mon petit
appartement. Le salon est vaste, avec de vieux
canapés en cuir et quelques fauteuils. Il y a un
gigantesque écran plat auquel sont connectées au
moins quatre consoles différentes. Quand Conor
m’a dit qu’il avait quatre colocs, je m’attendais à
débarquer dans une horrible tanière de mecs qui
sent la chaussette sale, avec des boîtes de pizzas
vides et du linge partout, mais leur maison est
plutôt propre et elle ne sent ni les pieds ni les pets.
– Eh, l’invitée, demande un quatrième mec, un
téléphone à l’oreille. Tu veux quoi de chez Freshy
Bowl ?
– Une salade de poulet grillé, s’il te plaît, je
réponds sans hésiter.
Je connais par cœur le menu du seul fast-food
sain d’Hastings.
– C’est moi qui offre, chuchote Conor lorsque
je commence à sortir mon porte-monnaie de mon
sac.
– Merci, je réponds. Je paierai le prochain.
Le prochain ? Comme si cette occasion de dîner
chez Conor Edwards allait se reproduire ?! Il y a
de meilleures chances que la comète de Haley
apparaisse quelques décennies en avance, bon
sang.
Apparemment je ne suis pas la seule à
m’étonner de la tournure surprenante que les
évènements ont prise. Lorsque Sasha m’écrit
quelques minutes plus tard et que je lui dis où je
suis, elle m’accuse de lui faire une blague.
Je lui réponds discrètement pendant que Conor
et ses colocs se disputent pour savoir quel film
regarder.

MOI : C’est pas une blague, je te jure.


ELLE : T’es vraiment CHEZ LUI ???
MOI : Je te le jure sur mon poster dédicacé
d’Ariana Grande.
C’est la seule star de la pop que Sasha
m’autorise à aduler. En général, sa réponse est :
« si elle ne peut chanter qu’en play-back ou en
auto-tune, alors ce n’est pas une vraie
musicienne », et ainsi de suite.

ELLE : Je reste convaincue à 50 % que tu


me mens. Vous êtes tous les deux ?
MOI : On est six. Moi + Con’ + 4 colocs.
ELLE : Con’ ??? On s’appelle par des petits
surnoms, maintenant ?
MOI : Non, on raccourcit juste son prénom
parce que c’est plus simple par SMS.

Je suis sur le point d’ajouter un émoji qui lève


les yeux au ciel quand on m’arrache mon
téléphone des mains.
– Eh, rends-le-moi !
Conor dégaine un sourire diabolique et se met à
lire toute ma conversation avec Sasha à voix
haute.
– Tu as un poster dédicacé d’Ariana Grande ?
demande Alec.
Du moins, je crois qu’il s’appelle Alec. Je n’ai
toujours pas réussi à retenir tous les prénoms.
– Tu lui fais un bisou tous les soirs avant de te
coucher ? se moque Matt, faisant hurler de rire
toute la bande.
– Espèce de traître, je gronde en lançant un
regard assassin à Conor.
Il me fait un clin d’œil avant de répondre.
– C’est ce que faisait ma prof d’histoire-géo,
Mme Dillard, au collège : si elle te surprenait en
train d’écrire un mot à quelqu’un pendant son
cours, elle le lisait à voix haute devant toute la
classe.
– Mme Dillard a tout l’air d’une sadique. Et toi
aussi. Imagine que j’aie écrit à ma pote pour me
plaindre de douleurs de règles ?
Gavin, assis à côté d’Alec, devient tout pâle.
– Rends-lui son téléphone, Con’. Il n’adviendra
rien de bon de tout ça.
Conor baisse de nouveau les yeux sur l’écran.
– Mais l’amie de T. ne croit pas qu’on traîne
tous ensemble. Attends, on va lui prouver.
Souriez, les gars.
Il a le culot de prendre une photo, et je les
regarde dégainer leur biceps et sourire à la
caméra. Je suis bouche bée.
– Voilà, déclare Conor d’un ton satisfait. C’est
envoyé.
Je lui arrache mon téléphone des mains et
constate qu’il dit la vérité. Sasha répond
instantanément.

ELLE : OMG ! J’ai envie de lécher les


fossettes de Matt Anderson.
ELLE : Puis de le sucer.

J’éclate de rire et Conor essaie à nouveau de


s’emparer de mon téléphone, mais cette fois je
gagne la bataille et le range dans mon sac avant
que les autres n’aient la même idée que lui.
– Vous voyez cette chose ? je leur demande en
désignant mon sac. C’est un lieu sacré. Tout
homme qui essaie de fouiller dans le sac d’une
femme sera tué dans son sommeil par le Boucher
des Sacs.
Conor ricane.
– Bon sang, meuf, ton côté serial killer ressort
méchamment.
Je lui offre un sourire mielleux avant de céder
et de me débarrasser de mon gilet, parce que tous
ces énormes mecs dégagent une chaleur
impossible.
À peine l’ai-je retiré que je sens plus d’une
paire d’yeux se promener sur ma poitrine.
Je rougis légèrement, mais je me force à l’ignorer
et à prendre sur moi.
– Tout va bien ? je demande à Gavin, dont le
regard est devenu vitreux.
– Euh… ouais, tout va bien. Je… euh… j’aime
bien ta robe.
Matt ricane depuis le fauteuil où il s’est installé.
– Ta langue touche le sol, mec, se moque-t-il.
Gavin se ressaisit et tourne la tête. Et même
s’ils m’ont matée quelques instants, les mecs
passent vite à autre chose, ce que j’apprécie.
Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils se comportent en
gentlemen, mais ce ne sont pas non plus des
vicelards.
Lorsque la nourriture arrive, les mecs lancent
MAL : Mutant aquatique en liberté et je mange
ma salade en regardant la station navale sous-
marine se faire attaquer par un crabe géant, tout en
me demandant comment Conor Edwards m’a
manipulée pour que je me retrouve à traîner avec
lui.
Non pas que ça me dérange. Il est amusant, et
gentil même. Mais je n’ai toujours pas cerné son
mobile. Lorsqu’il s’agit d’amitié avec des mecs,
j’ai toujours été sceptique. Sur le trajet, je lui ai
demandé pourquoi il avait fait ce spectacle devant
Abigail et sa bande, et il a haussé les épaules en
répondant qu’il aimait embrouiller les Greeks.
Je ne doute pas qu’il ait aimé ça, pourtant je
reste persuadée qu’il y a une autre raison. Mais je
ne peux pas lui poser la question devant ses
colocs. Je me demande s’il n’en a pas conscience,
d’ailleurs, et s’il ne se sert pas d’eux pour ne pas
avoir à répondre à mes questions.
– Mais c’est n’importe quoi ! s’exclame Joe,
qui m’a dit de l’appeler Foster, en tirant sur un
bang, allongé dans son fauteuil relax. À une telle
profondeur, la différence de pression nécessiterait
plusieurs heures de décompression avant de
pouvoir remonter à la surface !
– Mec, y a un crabe géant qui essaie de bouffer
leur mini-sous-marin, répond Matt. Tu réfléchis
trop.
– Mais non, mec. Je suis choqué. S’ils veulent
que je prenne leur histoire au sérieux, ils doivent
suivre un minimum les lois de la physique
naturelle. Bon sang, où est passé le dévouement
au scénario ?
À côté de moi, Conor secoue la tête en se
retenant de rire. Il est tellement beau que j’ai du
mal à me concentrer sur autre chose que sa
mâchoire carrée et la symétrie parfaite de sa
gueule de star. Chaque fois qu’il me regarde, mon
cœur tressaute comme un dauphin tout joyeux, et
je dois me forcer à la jouer cool.
– Tu prends ça un peu trop au sérieux, dit-il à
Foster.
– Tout ce que je demande, c’est que les types
aient un peu de conscience professionnelle.
Comment peut-on faire un film sur une station
sous-marine et décider que les lois naturelles
n’existent pas ? Vous imaginez un film dans
l’espace où tout le monde peut respirer
normalement sans tenue de cosmonaute ? Non,
parce que ce serait parfaitement débile.
– Allez, tire sur ton bang, gronde Gavin depuis
le canapé, avant d’avaler une énorme bouchée.
Tu es ronchon quand tu es sobre.
– Ouais, ben, c’est justement ce que je vais
faire.
Foster tire longuement sur le bang, puis il
recrache un énorme nuage de fumée et se remet à
manger son quinoa avec des gestes agacés.
Il est bizarre, celui-là. Mais beau. Et clairement
intelligent, les mecs m’ont dit qu’il étudiait la
biophysique moléculaire. Il incarne donc un
mélange d’intello-scientifique/joueur de
hockey/fumeur de cannabis. Un mélange étrange.
– Vous n’avez pas de contrôles antidopage ?
– Si, mais du moment que c’est en petite
quantité et que ce n’est pas régulier, ça n’apparaît
pas dans les tests d’urine, répond-il.
– Crois-moi, marmonne Alec qui est à moitié
inconscient dans le fauteuil à côté de Gavin.
Mieux vaut ne pas connaître Foster quand il est
sobre.
– Va te faire foutre ! aboie Foster.
– Vous pourriez essayer de ne pas vous
ridiculiser quand on a de la compagnie ? gronde
Conor. Je suis désolé, ils ne sont pas encore
dressés.
– Je les aime bien, je réponds en souriant.
– Tu vois, Con’, rétorque Matt. Elle nous aime
bien.
– Ouais, alors va te faire voir, ajoute Gavin
d’un ton joyeux.
Je regrette qu’il n’y ait pas ce genre d’ambiance
dans la maison Kappa. J’espérais voir de la
solidarité féminine, et au lieu de ça, j’ai eu droit à
1
la saison un de Scream Queens . Même si toutes
les filles n’étaient pas aussi horribles qu’Abigail,
c’était quand même trop : le bruit, le brouhaha
constant, le fait que chaque détail de la vie
quotidienne doive devenir une activité de groupe.
Je suis fille unique, et j’avais pensé qu’avoir
des sœurs me permettrait de remplir un vide dans
ma vie, mais j’ai vite déchanté et j’ai appris que si
certaines personnes sont faites pour partager une
salle de bains, d’autres préféreraient se soulager
dans les bois plutôt que de passer une matinée de
plus à attendre que les autres aient fini de se
brosser les cheveux.
À la fin du film, les mecs veulent en regarder
un autre, mais Conor en a marre de la télé et saisit
ma main pour me lever.
– Viens, me dit-il avec cette voix qui me fait
frissonner. Allons dans ma chambre.
1. Série américaine horrifique et satirique qui
se déroule dans une sororité.
7
Taylor
Conor et moi montons dans sa chambre sous les
sifflements lourds de sous-entendus de ses
colocataires. Ils ne sont guère plus évolués que
des dindons sauvages, mais je ne peux pas nier
qu’ils sont follement divertissants. Je sais qu’ils
pensent que nous allons fricoter, mais j’ai une tout
autre idée en tête.
Dès que Conor a refermé et verrouillé la porte
derrière nous, je commence :
– Maintenant qu’on est enfin seuls…
Il a la chambre parentale et elle est assez grande
pour avoir un lit king-size en bois massif, un petit
canapé ainsi qu’un immense écran de télé. Il y a
également une salle de bains privée et une large
fenêtre qui prend la moitié du mur et donne sur un
petit jardin où le gros de la neige a enfin fondu.
– Carrément, bébé, je suis partant, répond
Conor en arrachant sa cravate pour la jeter de
l’autre côté de la pièce.
– Mais non, pas ça, je rétorque en levant les
yeux au ciel.
– Espèce d’allumeuse.
Je m’assieds contre sa tête de lit et place un
oreiller entre nous, comme la dernière fois qu’on
s’est retrouvés seuls dans une chambre. Le plaid
bleu qui recouvre son lit me laisse penser que
c’est sa mère qui a choisi quelque chose de viril
dans le catalogue de Neiman Marcus. Il est doux
et il sent son parfum, du bois de santal et quelque
chose d’océanique.
– Je veux vraiment savoir pourquoi tu as fait ce
petit spectacle au gala.
– Je te l’ai déjà dit.
– Ouais, mais je pense que tu me caches
quelque chose. Allez, crache le morceau.
– Tu ne préférerais pas qu’on se bécote ?
Il rampe sur le matelas, et le lit semble soudain
minuscule. Il est vraiment king-size ? Conor est
juste là, et ce n’est pas un vulgaire oreiller qui va
me protéger de la chaleur de son corps d’athlète ni
de son parfum entêtant.
Je me force néanmoins à ne pas être trop
affectée par son sourire ultra-sexy.
– Conor… je gronde sur le même ton que
j’emploie avec mes élèves quand l’un d’eux ne
veut pas partager les crayons de couleur.
Son sourire disparaît.
– Si je te disais qu’il vaut mieux que tu ne le
saches pas, est-ce que tu pourrais me faire
confiance et lâcher l’affaire ?
– Non, je réponds en le regardant droit dans les
yeux. Dis-moi pourquoi tu as fait ça.
Il soupire longuement, se frotte le visage, puis
dégage ses cheveux de ses yeux.
– Je ne veux pas te blesser.
– Je suis une grande fille. Si tu me respectes,
dis-moi la vérité.
– Bon sang, T., qu’est-ce que tu veux que je
réponde à ça ?
Il me regarde d’un air torturé et je me prépare
au pire. Je me dis que c’est peut-être Abigail qui
l’a forcé à le faire, qu’ils l’ont prévu ensemble.
Que le premier défi et maintenant la déclaration
d’amour en public… que tout ça n’était qu’un
traquenard pour que je tombe amoureuse de lui.
Mais peut-être qu’il le regrette, à présent ? C’est
un scénario horrible, mais ce ne serait pas la pire
chose qu’Abigail a faite.
– Ok. Mais n’oublie pas que ce sont leurs mots,
pas les miens.
Il me raconte alors tout ce qu’il a entendu de la
conversation de Jules et Abigail avec leurs
copains au sujet de ma nuit avec Conor.
Je grimace en découvrant leurs moqueries et
quand il m’explique d’un ton attristé qu’ils ont
parlé de mon potentiel en tant qu’actrice porno.
Super.
Il avait raison, j’aurais pu me passer des détails
sordides.
Il n’a même pas tout raconté et je me sens déjà
malade. J’ai la nausée à l’idée que Conor les a
entendus dire toutes ces horreurs sur moi.
– J’ai encore dix kilos à perdre pour que mon
rêve de devenir actrice porno se réalise, je
plaisante.
En général, lorsqu’on se moque de soi-même,
ça coupe l’herbe sous le pied à ceux qui
comptaient le faire. Montrer aux gens qu’on a
conscience de ses défauts atténue leur aversion à
l’idée d’avoir une amie potelée.
– Ne fais pas ça, dit Conor en se redressant
pour m’étudier d’un air sérieux. Ton physique n’a
rien de honteux.
– Ne t’en fais pas, tu n’as pas à me remonter le
moral. Je ne me fais pas d’illusion sur la manière
dont les gens me perçoivent.
Ce n’est pas que leurs attaques ne m’atteignent
pas, c’est juste que je suis désensibilisée après des
années de railleries. En tout cas, c’est ce que je me
dis.
– J’étais une gamine potelée, je déclare en
haussant les épaules. Puis j’ai été une ado
rondelette. J’ai bataillé avec mon poids toute ma
vie. Je suis comme je suis, et j’ai appris à
l’accepter.
– Mais non, tu ne comprends pas, Taylor, dit-il
d’un ton frustré. Tu n’as pas à trouver d’excuses à
ton corps. Je te l’ai déjà dit, et peut-être que je
vais devoir te le répéter jusqu’à ce que tu me
croies, mais tu es vraiment canon. Je te sauterais
tout de suite si tu me laissais faire.
– Arrête ça tout de suite, je réponds en riant.
Mais Conor ne rit pas. Il descend du lit et me
tourne le dos. Merde, est-ce qu’il m’en veut de lui
avoir dit de se taire ? Je pensais qu’on plaisantait.
C’est un peu notre truc, non ? D’ailleurs, est-ce
qu’on se connaît suffisamment pour avoir un
« truc » ? Merde.
– Con’…
Je suis sur le point de m’excuser quand il
commence à déboutonner sa chemise avant de
l’enlever.
Bouche bée, je prends le temps d’admirer son
dos nu, sa peau bronzée et ses muscles saillants.
Mon Dieu, je rêve de presser ma bouche contre ce
point entre ses omoplates et de l’explorer avec ma
langue. J’en frissonne rien que d’y penser, et je
me mords la lèvre pour réprimer un gémissement.
Il jette sa chemise à l’autre bout de la pièce,
puis il défait son pantalon pour le baisser. Il n’est
plus qu’en chaussettes et en boxer qui moule le
fessier le plus ferme que j’aie jamais vu.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Déshabille-toi, répond-il en se tournant vers
moi et en marchant vers le lit d’un pas déterminé.
– Je te demande pardon ?
– À poil ! ordonne-t-il.
– Absolument pas.
– Écoute, Taylor, on va régler ça tout de suite,
une bonne fois pour toutes.
– Régler quoi, au juste ?
– Je vais te faire grimper aux rideaux et te
prouver que ma queue te kiffe.
Quoi ?
Je lui fais les gros yeux, mais mon regard me
trahit et descend sur son entrejambe. Je ne sais pas
si la bosse dans son boxer est une érection ou son
sexe à l’état normal. Quoi qu’il en soit, la
déclaration de Conor est tellement grotesque que
j’éclate de rire.
Ça se transforme rapidement en fou rire et je ne
peux bientôt plus respirer. Je suis pliée en deux et
je ne peux pas m’arrêter. Chaque fois que je le
regarde dans les yeux, un nouvel éclat de rire
jaillit et les larmes se mettent à couler sur mes
joues. Il est vraiment trop absurde.
– Taylor… gronde Conor en passant ses deux
mains dans ses cheveux. Taylor, arrête de rire.
– Je ne peux pas !
– Tu es en train d’endommager mon ego de
façon irréparable.
Je tente de respirer lentement et finis par me
calmer.
– Merci, je dis enfin. J’en avais besoin !
– Tu sais quoi ? grommelle-t-il en grimaçant.
Je retire ce que j’ai dit. Tu es comme une
kryptonite pour pénis.
– Oooh, mais non, viens par là, je dis en
remontant sur le lit et en tapotant la place à côté
de moi.
Plutôt que d’agir comme une personne normale,
Conor décide de s’allonger sur le dos et de poser
ses épaules et sa tête sur mes cuisses.
Le fait qu’un des hommes les plus sexy sur
terre soit en boxer et allongé sur moi ne me laisse
pas insensible. J’ai du mal à me concentrer quand
il est… ben… quand il est comme ça. Ce n’est pas
la première fois que je le vois presque à poil, mais
la vue n’en est pas moins impressionnante. Conor
est ce que les mecs imaginent devenir lorsqu’ils se
regardent dans un miroir pendant qu’ils poussent
de la fonte. Chaque beauf en marcel blanc se
prend pour Conor Edwards.
– Je n’en reviens pas de ne pas avoir réussi à te
faire mettre à poil, rouspète-t-il d’un ton
accusateur.
– Désolée. C’était une offre adorable, mais je
me dois de la refuser.
– C’est bien la première fois que ça m’arrive.
Conor plonge ses beaux yeux gris dans les
miens et, l’espace d’un instant, je m’imagine me
baisser sur lui tandis qu’il pose une main sur ma
joue. Je vois nos lèvres se rapprocher et…
Ne l’embrasse pas, Taylor !
Mon alarme interne se déclenche et mon
fantasme d’adolescente s’évanouit aussi vite qu’il
est apparu.
– La première fois ?
Conor Edwards est allongé sur mes cuisses, et
j’ai du mal à me concentrer.
– Tu es la première à dire non à ma queue.
– Et pas qu’une fois, en plus, je lui rappelle.
– Oui, merci, Taylor. Tu me trouves imbaisable.
J’ai pigé, dit-il avant de hausser un sourcil
inquisiteur. Mais c’est dommage, quand même.
Ses cheveux me supplient de les caresser et mes
doigts rêvent de se promener dans ses mèches
soyeuses.
– Qu’est-ce qui est dommage ?
– Continue, dit-il, me faisant soudain réaliser
que mes mains n’ont pas attendu l’ordre de mon
cerveau pour assouvir leur désir. C’est délicieux,
ajoute-t-il.
Je continue donc de coiffer ses cheveux en
arrière en effleurant son crâne avec mes ongles.
– Qu’est-ce qui est dommage ?
– Ben, on a déjà établi des bases solides. On a
passé une nuit endiablée ensemble. Tout le monde
pense que tu m’as envoûté et que je suis amoureux
de toi. Je trouve dommage de ne pas profiter d’un
tel scénario.
Je lui lance un regard suspicieux.
– Tu proposes quoi ?
– De poursuivre la mascarade.
– De la poursuivre…
C’est une idée parfaitement malhonnête et
immature. Donc, bien évidemment, je suis
intriguée.
– Jusqu’à quand ?
– Le mariage, la mort ou la remise de diplôme.
Ce qui arrivera en premier.
– Ok, mais pourquoi ? Tu y gagnes quoi, toi ?
– Un antidote à l’ennui, répond-il en souriant.
J’aime jouer, T. Et ce jeu me semble amusant.
– Mmm-hmmm. Et si l’homme de mes rêves
vient me chercher pour m’emmener dans son
château, mais prend peur en voyant Conor
Fucking Edwards me tourner autour ?
– Premièrement, je t’ordonne de continuer à
m’appeler comme ça. Deuxièmement, s’il ne
supporte pas un peu de compétition, ce n’est pas
l’homme de tes rêves. Fais-moi confiance, bébé.
Chaque fois qu’il m’appelle « bébé », un
frisson électrique parcourt mes veines. Je me
demande s’il sent mon cœur accélérer. Mais sans
doute est-il parfaitement conscient de l’effet qu’il
a sur les filles.
– Très bien… Et tu fais quoi de tes
admiratrices ? je réponds. Et si Natalie, la Tri-
Delta, veut remettre le couvert, mais qu’elle
apprend que tu as une fausse copine ?
– Je n’ai pas envie de remettre le couvert avec
elle, dit-il en haussant les épaules.
– Foutaises. Tu n’as pas vu ses cheveux ? Ils
sont tellement brillants.
Conor éclate de rire.
– Soit, elle a de beaux cheveux. Mais je suis
sérieux. Elle a posté une photo de moi, à poil dans
son lit, pendant que je dormais. Ce n’est pas cool.
Et le consentement, dans tout ça ?
– Foutaises, je répète. Tu t’es vu ? Je parie que
tu adores qu’on photographie ton corps.
– Pas sans mon consentement, non, insiste-t-il
d’un air on ne peut plus sérieux qui me dit que le
comportement de Natalie ne lui a pas plu du tout.
Je le comprends, en même temps. Je fais encore
des cauchemars de la semaine de bizutage des
Kappa et de toutes les choses gênantes qu’on a dû
faire tout en étant filmées par les seniors.
– Bref, poursuit-il, peut-être que j’ai besoin de
faire une pause dans mon marathon de sexe.
De prendre du temps pour moi.
– Ton marathon de sexe ! je m’exclame en le
frappant sur l’épaule. Bon sang, tu es obligé d’être
aussi dégoûtant ?
Il sourit de nouveau avec cet air narquois.
– Tu ne me trouves pas dégoûtant, sinon tu ne
m’aurais pas laissé te câliner.
Je déglutis, la gorge soudain trop sèche.
– Ce n’est pas ce que j’appelle câliner.
– Bien sûr que si, T.
– Pas du tout, C. Alors quoi, tu vas faire vœu
d’abstinence pour le reste de l’année ? Je n’y crois
pas une seconde.
Conor semble outré.
– Abstinence ? Hors de question. Je vais tenter
de te séduire.
– Tu es incorrigible, je réponds en éclatant de
rire.
– Pourquoi tu as arrêté de caresser mes
cheveux ? C’était cool.
Il se lèche brièvement la lèvre et ce geste
innocent et adorable fait battre mon cœur plus
vite.
– Alors, tu en dis quoi ? On continue de faire
semblant ?
– Le simple fait que je l’envisage me fait penser
que j’ai trop bu aujourd’hui.
– Ça fait des heures que tu n’as rien bu, tu n’es
pas saoule. Et puis, dis-moi que la tronche
d’Abigail chaque fois qu’elle nous a vus ensemble
ne t’a pas fait frétiller de plaisir.
– Premièrement, ne redis jamais « frétiller » en
ma présence. Deuxièmement…
J’ai envie de lui dire qu’il a tort. Que je suis au-
dessus de ces jeux puérils. Mais… il n’a pas tort à
propos du plaisir que ça m’a procuré.
– Peut-être que ça m’a plu. Un peu.
– Ah ! Je le savais. Tu aimes ce jeu autant que
moi.
– Juste un peu.
– Menteuse !
Il s’assied brusquement et je déteste admettre
qu’il me manque aussitôt. Je dois bien reconnaître
que le poids de son corps me manque tout autant
que de sentir ses mèches soyeuses entre mes
doigts.
– Qu’est-ce que tu fais ? je demande quand il
descend du lit et saisit son pantalon.
Il revient avec son téléphone à la main et il
s’assied à côté de moi. Il déverrouille l’écran
pour… Je ne sais pas pourquoi. Curieuse, je me
penche pour regarder ce qu’il fait, surprise de voir
qu’il a ouvert l’appli MyBriar, le réseau social de
notre fac.
J’écarquille les yeux quand il change son statut
pour s’afficher « en couple ».
– Hé ! Je n’ai pas dit oui.
– Si, pratiquement.
– Je n’étais convaincue qu’à soixante-dix pour
cent, tout au plus.
– Eh ben, dépêche-toi de passer à cent pour cent
parce qu’on va faire crasher l’appli, bébé.
Mon Dieu. La petite bulle de notifications
n’arrête pas de clignoter. Dix, vingt, quarante.
– Allez, râle-t-il. Je m’ennuie. Ça va nous
distraire, au moins. Au mieux, tu finiras par céder
à ma beauté ravageuse et par coucher avec moi.
– Dans tes rêves !
– Absolument. Mais sérieusement : au moins
Abigail te lâchera les baskets pendant un moment.
Ce n’est pas rien, si ?
C’est vrai que ce serait chouette. D’autant plus
qu’il y a réunion à la maison, demain, et que je
sais qu’Abigail ne va pas se priver de me lancer
toutes les piques qu’elle peut.
– Je sais que tu en as envie… chantonne-t-il en
agitant son téléphone devant moi.
Mon regard se pose sur l’anneau en argent qu’il
porte à son majeur.
– Elle est cool ta bague. Elle vient d’où ?
– De L.A. Mais arrête de changer du sujet,
insiste-t-il en me tendant son téléphone. Allez, je
te mets au défi.
– Tu es très persévérant.
– Certains pensent que c’est une de mes
meilleures qualités.
– Et tu es parfaitement détestable, aussi.
Conor dégaine ce sourire suffisant qui révèle
que, pour lui, le mot « détestable » dans la bouche
d’une fille est synonyme de « charmant ».
– Taylor Marsh, me ferais-tu l’immense
honneur de mettre à jour ton statut et de devenir
ma fausse petite amie ?
Et voilà qu’elle craque. Comme possédée par
un être surnaturel, ma main prend son téléphone.
Mon doigt le déconnecte de son compte et se
connecte au mien, et je modifie mon statut pour
m’accorder au sien. Je suis néanmoins vaguement
consciente de deux choses :
La première, c’est que j’aurais pu utiliser mon
propre téléphone, mais ça aurait gâché le moment.
La deuxième, c’est que, quoi que je sois en
train de faire, je sais déjà que ça va mal finir.
8
Taylor
Moins de vingt-quatre heures après que Conor
et moi sommes devenus officiellement un
« couple », les membres de la maison Kappa se
réunissent pour écouter la présidente. Le premier
sujet à l’ordre du jour est l’élection des prochaines
présidente et vice-présidente. Charlotte étant
senior, sa vice-présidente Abigail est le successeur
naturel. Tuez-moi tout de suite !
– Pour s’assurer qu’il n’y aura aucune volonté
d’influence de ma part ou de la vice-présidente,
dit Charlotte, c’est Fiona qui mènera le comité
d’élection avec Willow et Madison. Elles se
chargeront du dîner de clôture et coordonneront le
vote. Celles qui souhaitent les aider peuvent leur
parler après cette réunion.
La triste vérité est que l’élection n’est qu’une
formalité. Chaque année, la senior sortante
nomme une junior comme vice-présidente, et c’est
elle qui est élue l’année suivante. Prétendre qu’on
ne vit pas dans une dynastie est un mensonge.
Dani, qui se présente contre Abigail comme la
voix de la résistance, n’a pas la moindre chance.
Mais elle aura mon vote, c’est clair.
– Fi ? lance Charlotte.
La grande rousse se lève de sa chaise.
– Oui, bien. Donc, Abigail et Dani feront leurs
discours de fin de campagne lors du dîner de
clôture. Le format sera…
Mon téléphone vibre contre ma cuisse et distrait
Fiona. Je baisse la tête et réprime un sourire
lorsque je lis le message de Conor.

LUI : Comment va me p’tite bombe cet


après-midi ?
Je lui réponds discrètement, même si je sens
que Sasha me regarde. Elle est assise à côté de
moi et je parie qu’elle cherche à lire ma réponse.

MOI : Je suis en pleine réunion Kappa. Tue-


moi.
LUI : Te tuer ? Comment on baisera si je te
tue ?

Je me retiens d’éclater de rire et je réponds par


un émoji qui lève les yeux au ciel.
Il augmente la mise en m’envoyant une photo
de ses abdos, et je m’efforce de ne pas baver sur la
table de la salle à manger.
– Tu veux dire à tout le monde ce qui est si
fascinant, Tay-Tay ? demande Abigail.
– Désolée, je réponds en levant la tête et en
posant mon téléphone sur la table.
Je lance un regard navré à Fiona et Charlotte
avant de m’expliquer.
– Quelqu’un m’a écrit et je répondais que
j’étais en réunion.
– Quelqu’un ? ricane Sasha. Est-ce que par
hasard le prénom de ce quelqu’un commencerait
par C et finirait par Onor ?
Je me tourne pour la fusiller du regard, mais sa
remarque a déjà éveillé la curiosité de notre
présidente.
– Conor ? répète-t-elle. Tu veux dire Conor
Edwards ?
Je parviens à peine à hocher la tête.
– Ma petite Taylor s’est déniché un dieu du
hockey, vante ma meilleure amie.
Je suis tiraillée entre l’envie de la gifler parce
qu’elle attire toute l’attention sur moi, et la
remercier de m’aider à paraître un peu plus cool.
Sasha Lennox est la meilleure supportrice qui soit.
Cependant, elle est au courant que mon
changement de statut sur MyBri est du pipeau, et
je prie pour qu’elle ne fasse pas une bourde qui
révélerait la vérité.
– Sans déconner ? dit Charlotte d’un air
impressionné. Bien joué, Marsh.
– Ils ont baisé dans ma chambre ! se vante
Rachel, comme si cela impliquait qu’elle était
elle-même à deux doigts d’être la copine de Conor
Edwards.
– Roh, et alors ? râle Abigail d’un ton glacial.
Qui n’a pas couché avec ce type, en fait ? Sans
rire. Que toutes celles qui ont couché avec lui
lèvent la main !
Après quelques secondes d’hésitation, trois
mains se lèvent ; Willow et Taryn semblent gênées
à l’autre bout de la table et Laura est rouge
cramoisie contre le mur.
Eh bien, Conor ne s’ennuie pas tant que ça, on
dirait.
Je ravale le petit nœud de jalousie qui se loge
dans ma gorge en me rappelant que je savais que
Conor était un séducteur. Et puis, c’est un homme,
un adulte. Il peut coucher avec qui il veut, y
compris mes sœurs de sororité.
Sentant ma gêne, Sasha se tourne vers Abigail
et lui lance un regard glacial.
– Qu’est-ce que tu insinues, Abs ? Que Taylor a
moins de valeur et de mérite parce que son mec a
un passé ? Ça ne veut rien dire. D’ailleurs, que
celles qui ont couché avec un des ex-tocards
d’Abigail lèvent la main !
Je suis ravie de voir que deux fois plus de
mains se lèvent. Et cette fois, les six Kappa ne
sont absolument pas gênées. Je parie qu’elles
prennent un plaisir pervers à l’admettre, étant
donné qu’Abigail est une garce avec tout le
monde.
C’est alors que le petit toutou d’Abigail, Jules,
sort les crocs.
– Personne n’a entendu parler du girl code ?
Sasha ricane.
– Et toi, Julianne ? Ce n’est pas toi qui viens de
séduire Duke Jarrett alors qu’il sortait avec cette
meuf de la maison Theta Beta Nu ?
Elle ferme enfin son clapet et Charlotte se racle
la gorge.
– Bon, on a un peu dévié du sujet. Fiona, tu
allais nous parler des discours des candidates ?
Fiona est sur le point de reprendre la parole
quand mon téléphone se remet à vibrer. Cette fois,
Rachel pousse un cri tout excité et elle se penche
sur la table pour regarder l’écran.
– Il t’appelle en FaceTime !
Mon cœur se met à battre la chamade.
– Je suis vraiment désolée, je dis à Charlotte.
Je vais l’ignorer et…
– L’ignorer ? s’offusque Charlotte. Bon sang,
Marsh, réponds !
Mon Dieu. Mon pire cauchemar est en train de
se réaliser. Sans rire, qu’est-ce qui a poussé mon
faux-mec à m’appeler en visio alors que je viens
de lui dire que je suis en réunion ? Pourquoi il
ferait ça…
– Réponds ! s’écrie Lisa Donaldson.
Je suis à peu près sûre que c’est la première fois
que Lisa me parle.
J’appuie sur le bouton vert, mon cœur bat à tout
rompre. La seconde d’après, la connexion se fait
et le visage sublime de Conor apparaît à l’écran.
– Salut, bébé.
Sa voix grave remplit la salle à manger et je
remarque que plusieurs de mes sœurs frissonnent.
– Désolé, je sais que tu as dit que tu étais en
réunion, mais je voulais te dire que…
Il s’arrête en pleine phrase et me dévore du
regard.
– … bon sang, T., tu es belle à croquer.
Je ne sais pas s’il est humainement possible de
rougir encore plus que ce n’est le cas. Je remets
une mèche derrière mon oreille et fronce les
sourcils.
– Tu es sérieux ? C’est pour ça que tu as
interrompu ma réunion ?
– Mais non, ce n’est pas pour ça.
Il esquisse un sourire enfantin, et toutes celles
qui voient mon écran soupirent comme dans une
scène du théâtre victorien.
– Alors, qu’est-ce que tu voulais ?
– Je voulais juste te dire que tu me manques,
dit-il en me faisant un clin d’œil.
– Oh mon Dieu, chuchote Rachel.
Waouh, il a vraiment décidé d’étaler la
confiture. J’allais lui répondre quand quelqu’un
prend le téléphone de Conor, et un nouveau visage
apparaît.
– Taylor ! s’exclame Matt Anderson d’un ton
joyeux. Yo, tu reviens quand ? Foster nous a
trouvé un nouveau film à regarder.
– Avec des trous noirs et des pieuvres géantes !
crie la voix lointaine de Foster.
– Bientôt, Matty, je promets en priant pour qu’il
ne se moque pas du fait que je viens de l’appeler
Matty.
En même temps, si Conor a le droit d’être
mielleux, moi aussi, non ?
– Bon, je vais raccrocher. Je suis occupée.
Je le fais aussitôt et, lorsque je pose mon
téléphone, je découvre que tous les regards sont
posés sur moi, des regards envieux. Même Sasha
semble impressionnée, alors qu’elle est au courant
de la vérité.
– Je suis vraiment désolée, je dis, gênée.
Je ferai en sorte qu’il n’interrompe plus en
réunion.
– Ne t’en fais pas, me rassure Charlotte. On sait
combien il est dur de dire non aux joueurs de
hockey. Crois-nous, on sait.
Le reste de la réunion se déroule sans accroc,
même si j’ai du mal à ignorer les regards assassins
de Jules et d’Abigail. Charlotte finit par frapper
dans ses mains manucurées pour annoncer la fin,
et tout le monde se disperse. Je bouscule
quelqu’un en essayant de m’échapper et quand je
fais un pas en arrière, je réalise que c’est Rebecca
Locke.
– Oh, désolée. Je ne t’ai pas vue.
– Ce n’est rien, répond-elle sèchement avant de
déguerpir sans un mot.
Je la regarde courir à l’étage et je soupire en me
demandant si les choses pourront s’arranger un
jour. Durant la semaine de bizutage, j’ai été
obligée de l’embrasser et on a toutes les deux été
mortifiées. Depuis, on s’est à peine adressé la
parole, et on s’est toujours débrouillées pour ne
jamais être seules dans la même pièce.
– On mange ensemble ? demande Sasha en me
prenant par le bras.
– Carrément.
– Taylor, attends, dit une voix lorsqu’on
s’apprête à sortir.
Je regarde derrière moi et vois Lisa Donaldson
et Olivia Ling venir vers nous.
– Qu’est-ce qui se passe ? je demande poliment.
– Tu vis à Hastings, c’est ça ? demande Lisa en
coiffant ses cheveux en arrière.
– Ouais, pourquoi ?
Ces deux filles ne m’ont jamais accordé la
moindre attention, et voilà qu’elles m’expliquent
qu’elles vont à Hastings deux fois par semaine
pour leurs rendez-vous en institut de beauté et
qu’elles adoreraient manger un bout avec moi si je
suis libre mardi soir.
– Et toi aussi, Sasha, propose Olivia d’un ton
qui semble sincère. En général, Beth et Robin et
nos copains respectifs nous rejoignent au dîner,
aussi. Ça fait du bien de sortir du campus de
temps en temps, tu sais ?
– C’est encore mieux de ne pas vivre sur le
campus, je réponds en souriant.
– J’imagine, oui, murmure Lisa.
Elle regarde Abigail du coin de l’œil, celle-ci
chuchote d’un air furieux avec Jules, dans le
salon. Voilà qui est intéressant. Peut-être que je ne
suis pas la seule à vouloir voter pour Dani,
finalement.
Nous acceptons de dîner avec les filles mardi
soir et sortons de la maison.
– Conor Fucking Edwards, je marmonne.
Sasha éclate de rire.
– Il est vraiment bon acteur. Même moi, j’étais
convaincue que tu lui manquais, et pourtant je sais
que c’est faux.
Un seul FaceTime avec lui, et soudain, on
m’invite à dîner.
Conor m’a dit combien il aimait ce genre de
jeux, et aujourd’hui, il m’a prouvé qu’il était doué
pour ça. Le problème, c’est que ce n’est pas mon
cas. Je perds toujours. Et plus ce mensonge
durera, plus le risque que ça m’explose à la figure
grandit.
9
Conor
L’ambiance est étrangement calme sur la
patinoire le mardi suivant. L’équipe fait ses
exercices sans un mot pendant deux heures et seul
le bruit de nos patins et les sifflements du coach
résonnent dans l’arène déserte.
Le tableau des matchs a été publié hier, et ce
week-end nous affronterons les Minnesota Duluth
à Buffalo, dans l’État de New York. Personne ne
veut le dire, mais je crois qu’on est tous inquiets.
Le stress commence à monter, et chacun est ultra-
concentré sur le rôle qu’il doit jouer dans l’équipe.
Hunter s’entraîne tous les soirs depuis qu’on a
été qualifiés. Il a désespérément envie de gagner.
Je crois que, pour lui, l’issue du tournoi sera le
reflet de son succès en tant que capitaine ; comme
si c’était à lui seul de nous faire gagner et que, si
nous perdons, il se sentira responsable. Bon sang,
je ne pourrais jamais faire son job. De façon
générale, j’essaie de réduire mes attentes et de ne
jamais endosser de responsabilité pour les autres.
On file à la douche après l’entraînement et je
reste sous le jet bouillant le temps que mes
muscles se dénouent un peu. Ce tournoi pourrait
bien causer ma mort.
Mon ancienne équipe de Los Angeles était
tellement nulle que je n’avais jamais à me soucier
d’une saison prolongée. Or, un championnat aussi
long et aussi compétitif commence à avoir raison
de mon corps. J’ai des bleus partout, mes côtes
sont endolories et mes muscles épuisés.
Honnêtement, je ne sais pas comment font les
pros. Ce serait un miracle que j’arrive encore à
tenir sur des patins, la saison prochaine. Pas mal
de gars dans l’équipe veulent passer pro, mais
moins de la moitié ont une véritable chance d’y
parvenir. De mon côté, je ne me suis jamais fait
d’illusions quant à mes chances d’entrer dans la
NHL. Et je n’en ai pas envie. Pour moi, le hockey
a toujours été un passe-temps, une occupation qui
m’évitait les ennuis. Quand je suis sur la glace,
j’ai moins le temps de faire des conneries. Bientôt,
cette partie de ma vie sera derrière moi.
Le problème, c’est que je ne sais pas ce qui la
remplacera.
– Eh, capitaine, je propose de commencer tout
de suite l’Inquisition sur le Changement de Statut,
crie Bucky par-dessus le bruit des douches.
– Je soutiens cette motion, répond Jesse.
– La motion est adoptée, dit Hunter en me
regardant. L’Inquisition sur le Changement de
Statut est déclarée ouverte. Bucky, fais approcher
ton premier témoin.
– J’appelle Joe Foster à la barre.
– Présent ! gargouille Foster à l’autre bout de la
salle.
– Je vous déteste, je grogne en saisissant ma
serviette pour la nouer autour de ma taille.
– Est-ce vrai, Monsieur Foster, que Conor
Edwards s’est publiquement et honteusement mis
à genoux pour déclarer son amour à la meuf de la
teuf Kappa, après que tout le monde a su qu’il
avait couché avec Natalie Insta ?
– Attends, quoi ? répond Foster. Ah, le truc du
gala. Ouais. C’était répugnant.
– Et… a-t-il subséquemment ramené la meuf de
la teuf Kappa chez lui ce soir-là ?
– Eh, Bucky, je ne savais pas que tu connaissais
des mots de plus de trois syllabes, lance Gavin en
sortant de sa douche.
Je file vers mon casier pour me rhabiller
pendant que les mecs continuent leurs conneries.
– Ouais, et ils sont restés longtemps dans sa
chambre. Seuls.
Foster va trouver sa voiture remplie de
godemichés dans un avenir très proche.
– Et ils se sont appelés en FaceTime, l’autre
jour, ajoute Matt avec un sourire béat. C’est lui
qui l’a appelée.
Des cris exagérément choqués résonnent dans
le vestiaire.
Matt peut s’attendre à une tonne de
godemichés, lui aussi.
– Allez tous vous faire foutre, je grommelle.
– Il me semble pourtant que tu ne t’es pas gêné
pour interférer dans mes histoires, toi, dit Hunter.
Bien fait pour ta belle gueule.
– Au moins je n’ai pas besoin que tu fricotes
avec ma copine pour qu’elle veuille bien coucher
avec moi, je réponds.
– Aïe ! s’exclame Bucky en riant. Il n’a pas tort,
capitaine.
– Alors, vous êtes vraiment ensemble ?
demande Hunter en ignorant ma remarque à
propos du défi de chasteté débile qu’il s’était
lancé. Toi et…
– Taylor. Ouais, plus ou moins.
– Plus ou moins ?
Techniquement, rien de tout ça n’est vrai. Et ça
m’emmerde de mentir aux mecs.
Cela dit, qu’est-ce que ça veut dire, être
« vraiment » ensemble ? Après tout, je ne vais pas
coucher ni sortir avec d’autres femmes, parce que
ce serait irrespectueux pour Taylor et les femmes
en question. Et si elle n’a rien dit à ce sujet, je
pense qu’on est sur la même longueur d’onde.
Donc, en théorie, on est exclusifs.
Et… bon, ok. On ne couche pas ensemble et on
ne s’embrasse pas. D’ailleurs, on ne se touche
même pas. Mais ça ne veut pas dire que j’y suis
opposé. En fait, si j’arrivais à faire en sorte que
Taylor se voie comme je la vois, et si elle
appréciait son corps autant que moi – et putain,
qu’est-ce que je l’apprécie – alors peut-être
qu’elle se laisserait aller au point de s’ouvrir à
l’idée qu’on se touche, qu’on s’embrasse et qu’on
couche ensemble. Donc, l’attirance est bien là.
En vérité, Taylor est cool et j’aime traîner avec
elle et lui parler. Elle n’est pas prétentieuse et elle
est plutôt drôle. Mieux encore, elle n’attend rien
de moi. Je n’ai pas besoin de me conformer à une
version de moi qu’elle aurait imaginée ni de
répondre à des attentes débiles qui nous
décevraient tous les deux. Et elle ne me juge pas,
à aucun moment je n’ai senti qu’elle me regardait
de haut ou qu’elle avait honte de mes choix ou de
ma réputation. Je n’ai pas besoin de son
approbation, juste qu’elle m’accepte. Et j’ai
l’impression qu’elle m’apprécie pour qui je suis.
Au pire, j’aurai gagné une bonne amie.
Au mieux, je la fais grimper aux rideaux. De mon
point de vue, je n’ai rien à perdre.
– On ne sait pas encore ce que c’est, je réponds
en enfilant un sweat à capuche. On s’amuse, c’est
tout.
Heureusement, les mecs lâchent le sujet,
principalement parce qu’ils ont la concentration
d’un poisson rouge. Hunter écrit déjà à Demi en
sortant du vestiaire, Matt et Foster se mettent à
parler du film de pieuvre qu’on a tous regardé
l’autre soir.
Je sors de l’arène quand mon téléphone sonne
et que « MAMAN » s’affiche à l’écran.
– Allez-y, je dis à Matt. Je vous rejoins.
Mes coéquipiers partent vers le parking et je
ralentis pour répondre à l’appel.
– Salut, maman.
– Salut, mon grand.
Peu importe l’âge que j’ai, ma mère me voit
toujours comme un garçon de cinq ans.
– Ça fait une éternité que je n’ai pas eu de
nouvelles. Tout se passe bien en Sibérie ?
– Figure-toi qu’il y a du soleil aujourd’hui, je
réponds en riant.
Je ne mentionne pas, cependant, qu’il ne fait
que dix degrés alors qu’on est fin mars.
Le printemps prend vraiment son temps pour
arriver en Nouvelle-Angleterre.
– C’est bien. J’avais peur que tu termines ton
premier hiver sur la côte Est avec une carence en
vitamine D.
– Non, tout va bien. Et toi ? Il se passe quoi,
avec les incendies ?
Ça fait plusieurs semaines que la côte Ouest est
ravagée par les incendies, et je n’aime pas que ma
mère soit là-bas et respire toute cette fumée.
– Oh, tu sais… Ça fait deux semaines que j’ai
mis des bâches en plastique transparent sur les
fenêtres et les portes, et qu’on laisse tout fermé
pour que la fumée ne pénètre pas. On a aussi
acheté quatre nouveaux purificateurs d’air qui
sont censés absorber tout ce qui est plus gros
qu’un atome. Mais je crois qu’ils me dessèchent la
peau, ou peut-être que c’est le manque d’humidité.
Bref, vers chez nous, les incendies ont été
quasiment maîtrisés, la fumée a presque disparu.
Tant mieux, parce que je viens juste de
commencer un nouveau cours de yoga matinal sur
la plage.
– Du yoga, maman ?
– Je sais, c’est n’importe quoi, répond-elle en
riant.
Son rire est contagieux et je réalise soudain
combien il m’a manqué.
– Mais Richie, le partenaire de Christian ; tu te
souviens de Christian, qui vit en face ? Ben c’est
lui qui enseigne. Il m’a proposé d’y aller et je n’ai
pas su dire non, donc…
– Donc, tu es une femme qui fait du yoga.
– Apparemment. Qui l’aurait cru ?
Pas moi, c’est certain. Ma mère était coiffeuse.
Elle travaillait entre soixante et soixante-dix
heures par semaine avant de faire le tour du
quartier pour me retrouver. À l’époque, si
quelqu’un l’avait invitée à faire du yoga à l’aube
sur la plage, elle leur aurait mis un coup de poing
dans le nez. Tout plaquer pour devenir femme au
foyer à Hungtington Beach n’a pas été facile après
des années d’une vie de mère célibataire gagnant
une misère à L.A. Elle a longtemps essayé de se
conformer à l’image qu’elle s’était inventée et a
détesté le résultat parce qu’elle avait le sentiment
d’échouer. Puis elle a appris à s’en foutre.
Ceux qui disent que l’argent n’achète pas le
bonheur ne savent pas s’en servir. Si ma mère est
à un stade de sa vie où elle prend du plaisir à se
lever à l’aube pour des activités frivoles, je suis
heureux pour elle.
– J’ai dit à Max que s’il commençait à voir des
1
dépenses sur Goop sur le relevé de carte
bancaire, il devait intervenir.
– Comment va Max, d’ailleurs ?
Ce n’est pas que je tienne à le savoir, mais ma
mère se sent mieux quand je fais semblant.
Pour ma défense, je suis sûr que mon beau-père
lui demande de mes nouvelles pour la même
raison, pour marquer des points. Max me tolère
parce qu’il aime ma mère, mais il n’a jamais
cherché à me connaître. Il a gardé ses distances
depuis le premier jour. Je crois qu’il a été soulagé
quand je leur ai dit que je voulais partir sur la côte
Est. Il était tellement content de se débarrasser de
moi qu’il a fait tout son possible pour me faire
entrer à Briar.
Et j’ai été aussi soulagé que lui. La culpabilité a
le chic de nous asphyxier jusqu’à ce qu’on soit
prêt à tout pour s’enfuir.
– Il va super-bien. Il est en déplacement pour le
travail, mais il rentre vendredi matin. Donc, on
t’encouragera tous les deux par la pensée,
vendredi soir. Est-ce qu’il y a des chances que le
match soit retransmis ?
– Je ne pense pas, non, je réponds en
approchant du parking. Si on arrive en finale du
tournoi, alors oui, c’est sûr. Bref, maman, il faut
que j’y aille. On vient de finir l’entraînement et on
doit rentrer.
– D’accord, mon chéri. Écris-moi ou appelle-
moi avant de partir à Buffalo.
– Promis.
On se dit au revoir et je raccroche en arrivant à
la vieille Jeep noire que je partage avec Matt.
Techniquement, elle est à moi ; mais il participe
aux pleins d’essence et il paie les révisions, ce qui
me permet de ne pas utiliser l’argent que Max met
sur mon compte tous les mois. Je déteste dépendre
de mon beau-père, mais pour l’instant je n’ai pas
le choix.
– Tout va bien ? demande Matt quand je
m’assieds sur le siège passager.
– Ouais, désolé. C’était ma mère.
Il semble déçu.
– Quoi ?
– J’espérais que c’était ta nouvelle nana,
comme ça, j’aurais pu continuer à me moquer de
toi. Mais les mamans sont hors limites.
– Depuis quand ? je ricane. Tu nargues Bucky
en parlant de te taper sa mère presque tous les
jours.
D’ailleurs, en parlant de ma « nouvelle nana »,
je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis hier soir,
quand elle a répondu « LOL » à une vidéo
hilarante que je lui ai envoyée. Un simple LOL !
Pour une vidéo d’un chihuahua qui fait du surf !
C’est scandaleux.
Matt sort du parking et j’écris un message
rapide à Taylor.

MOI : Tu fais quoi, ma belle ?

Elle ne répond pas pendant trente bonnes


minutes. Je suis chez moi dans ma cuisine, en
train de me faire un smoothie, quand elle répond
enfin.
TAYLOR : Je travaille. Je suis à l’école, à
Hastings.

Ah oui ! Elle m’a dit qu’elle bossait comme


assistante d’éducation pour son stage de fin
d’études.

MOI : On mange ensemble, plus tard ?


ELLE : Je ne peux pas :(
ELLE : Je dîne avec des amies. À plus ?

Eh ben, merde alors ! Ça fait un bail qu’une


nana a refusé une occasion de dîner avec moi, et
encore, c’était seulement pour aller plus vite au
pieu. Le refus de Taylor me dérange plus que je
veux bien l’admettre, mais je suis doué pour faire
comme si rien ne m’atteignait.

MOI : Ça roule.

1. Entreprise de bien-être et de lifestyle fondée


par Gwyneth Paltrow.
10
Taylor
Je suis noyée sous une pile de papillons en
papier-carton et de chenilles en fil de fer quand la
sonnerie annonce la fin de la journée. Les enfants
lâchent leurs ciseaux et leurs bâtons de colle, et se
précipitent vers leurs casiers pour en sortir leurs
sacs et leurs manteaux.
– Pas si vite ! je gronde. Venez ranger vos
affaires et suspendez vos insectes pour qu’ils
sèchent.
– Mademoiselle Marsh ? demande une fillette
en tapotant mon bras. Je ne trouve pas ma
chaussure.
Elle est debout, l’air perdue, une botte de pluie
violette à un pied et à l’autre une chaussette
orange.
– Quand l’as-tu vue pour la dernière fois,
Katy ?
Elle hausse les épaules.
– Est-ce que Tamara et toi avez encore échangé
vos chaussures ?
Elle hausse de nouveau les épaules en faisant la
moue, les yeux rivés sur ses pieds.
– Va voir Tamara pour lui demander où elle a
laissé ta botte.
Katy part en courant et je la regarde tout en
ramassant des bouts de papier et en poussant les
bureaux pour les remettre à leur place. Avec l’aide
de Tamara, qui n’a elle-même pas de chaussures,
elles trouvent la botte perdue dans le coin lecture,
près des costumes que Mme Gardner utilise pour
que les enfants incarnent les personnages des
livres pendant la lecture.
Le truc à savoir, avec les CP, c’est qu’ils
mentent comme ils respirent ; heureusement, ils
ne sont pas encore très doués. Un autre truc à
savoir, c’est qu’il est quasi impossible de les
empêcher d’enlever une bonne partie de leurs
vêtements. Je passe la moitié de mon temps à
m’assurer qu’on les renvoie chez eux avec les
mêmes vêtements que ceux avec lesquels ils sont
arrivés. Je me bats tous les jours contre le carton
des objets trouvés.
– Si les poux de pieds existaient, dit
Mme Gardner lorsqu’on dit au revoir aux derniers
élèves, cette classe serait mise en quarantaine
plusieurs fois par mois.
Je lui souris chaleureusement.
– Au moins, il fait encore suffisamment froid
pour qu’ils aient des chaussettes. J’ai peur de ce
qui va se passer quand il fera plus chaud.
Elle soupire longuement.
– C’est pour ça que j’ai un spray anti-mycose
dans mon bureau.
Voilà une image délicieuse.
L’école primaire d’Hastings n’est qu’à dix
minutes à pied de l’immeuble de trois étages où je
vis. Il n’y a pas de gratte-ciel à Hastings,
seulement des petits bâtiments abritant des
appartements et des boutiques, ainsi que des rues
résidentielles avec de jolies maisons de style
victorien. La ville est charmante et on peut tout y
faire à pied, ce qui m’arrange puisque je n’ai pas
de voiture.
J’entre dans mon studio et sors une barre de
céréales du placard pour la manger en écrivant à
Sasha.

MOI : Je n’ai pas besoin de me mettre sur


mon trente-et-un, si ?

Je ne suis jamais sortie avec Lisa et ces filles,


donc je ne sais pas à quoi m’attendre. En même
temps, on se retrouve au dîner, donc ça ne peut
pas être une soirée chic, si ?

SASHA : Ton trente-et-un ? Pas moi. Jeans +


débardeur + veste en cuir + bottes = moi.
MOI : Ok, tant mieux. Je reste casual, moi
aussi.
ELLE : Tu viens avec C ? : P
MOI : Pourquoi je viendrais avec C ??
ELLE : Lisa a dit que les mecs étaient les
bienvenus…
MOI : Haha.

Sasha sait parfaitement que Conor n’est pas


vraiment mon mec, mais elle prend un malin
plaisir à me mettre en boîte. Ou peut-être pense-t-
elle qu’à force de désigner Conor comme mon
petit ami, il le deviendra vraiment, comme par
magie ? Pauvre petite Sasha. Je suis persuadée que
Conor va bientôt s’ennuyer et que cette mascarade
prendra fin. C’est dommage, d’ailleurs, parce que
notre prétendue histoire d’amour rend Abigail
furax.
Hier soir, lors d’un dîner obligatoire à la maison
Kappa, le copain d’Abigail n’a pas arrêté de parler
de toute la « crosse » que je devais gober tout en
reluquant sans gêne mes seins. Pendant le dessert,
il a dit que j’étais une version plus ronde de
Marilyn Monroe, c’est à ce moment-là que Sasha
lui a demandé ce que ça faisait d’avoir un
micropénis. Et pendant ce temps, Abigail se
grattait le cou chaque fois que quelqu’un
mentionnait Conor, jusqu’à ce que sa peau soit
rouge et irritée. Est-ce qu’il est possible d’avoir de
l’urticaire par jalousie ?
Bien évidemment, de telles mesquineries sont
indignes de moi…

MOI : Tu ne crois pas que Lisa a invité


Abigail, si ?
SASHA : Mon Dieu, j’espère pas. Je n’ai pas
la patience pour 2 dîners d’affilée avec cette
sorcière. Si elle est là, on fait demi-tour et on
s’en va, ok ?
MOI : Ok.

Heureusement, quand Sasha et moi arrivons au


dîner, Abigail et son copain débile, Kevin, ne sont
pas là. Lisa a amené Cory, son mec, et Robin est
assise à côté d’un type qui se présente comme
étant « Shep ». Olivia est venue seule et je me
retrouve assise entre elle et Sasha.
J’ai à peine avalé une bouchée de mon club-
sandwich que les filles abordent le sujet fatidique.
– Ok, mais il est comment au pieu ? demande
Lisa en ignorant la gêne évidente de son mec.
Le pauvre n’a clairement pas envie de parler
des exploits sexuels de Conor Edwards.
Je te comprends, mon gars. Je compatis.
– Est-ce qu’il en a une grosse ? demande
Olivia.
– Il est circoncis ?
– On peut parler d’autre chose ? demande Sasha
en agitant un stick de poulet pané devant elle.
Je n’ai pas envie de parler de verges quand je
mange.
– Merci, ronchonne Cory.
– Bon, très bien. Il embrasse bien ? insiste
néanmoins Olivia.
Elle a sorti son téléphone et elle bave
ouvertement en regardant le compte Instagram de
Conor. À ce stade, les pauvres mecs en sont
réduits à mâcher leur burger dans un silence
émasculé.
– Il a la tête d’un mec qui embrasse bien. Sans
trop de bouche.
– Qu’est-ce que ça veut dire, trop de bouche ?
je lui demande en riant.
– Ben tu sais, quand ils essaient de te gober les
lèvres. Ce n’est pas mon menton que j’ai envie
qu’on embrasse, râle Olivia en s’accoudant à la
table, sa fourchette à la main. Allez, Taylor,
crache le morceau. On veut les détails.
– Sa façon d’embrasser est…
Un mystère. Inconnue.
– Correcte.
– Correcte, déclare Sasha en secouant la tête
tout en ricanant. Il n’y a que toi pour dire qu’un
baiser est correct.
– Je ne sais pas, c’est un baiser, c’est tout, je
réponds en haussant les épaules.
Est-ce qu’il y a vraiment tant à dire à ce sujet ?
Bien sûr que non, surtout parce que je ne peux
répondre à leurs questions qu’avec mon
imagination et je ne dis pas que c’est déplaisant…
Conor est terriblement attirant et il a de très belles
lèvres. Elles sont pulpeuses tout en étant viriles.
Il a l’air du genre de mec qui prend plaisir à
embrasser, et pas seulement parce que c’est un
préliminaire.
Pour être honnête, je n’ai pas embrassé
beaucoup de personnes. Seulement quatre, en fait,
et trois d’entre elles étaient des expériences
affreuses. Mon premier baiser, c’était en première,
et on était tous les deux nuls. Il y avait biiiieeeen
trop de langue. On a eu beau s’embrasser
plusieurs fois, ça ne s’est pas amélioré.
Ensuite, il y eut la première année de fac, quand
j’ai été forcée d’embrasser Rebecca, puis la
deuxième année, quand j’ai embrassé le mec
d’Abigail par erreur, à cause d’un défi.
La quatrième personne n’était pas horrible, pas
exceptionnelle non plus, mais au moins je n’étais
pas forcée par quelqu’un d’autre et je n’ai pas
finie couverte de bave. Je suis sortie pendant
quatre mois avec un mec qui s’appelait Andrew et
qui embrassait plutôt bien. Mais à part se frotter
l’un à l’autre tout habillés, on n’a pas été plus
loin, et c’est sans doute pour ça qu’on a rompu.
Il m’a dit que c’est parce que je ne « m’ouvrais
pas à lui », je suppose que c’était vrai et on savait
tous les deux que le « no sexe » était un problème
pour lui. Mais… je ne me sentais pas à l’aise avec
lui.
Parfois, je me demande si je rencontrerai un
jour un mec avec qui je me sentirai suffisamment
bien pour me mettre à poil devant lui.
– Mon Dieu, gronde Olivia en sursautant, tandis
que Lisa s’étouffe à moitié sur son soda.
Je me tourne pour voir ce qui leur arrive.
Conor Fucking Edwards.
Pourquoi ne suis-je pas surprise ? Je suis sûre
qu’il a un sixième sens qui le met en alerte dès
que des femmes parlent de son pénis.
Il vient vers nous du haut de son mètre quatre-
vingt-dix. Il porte son blouson de hockey en cuir
noir et argenté, et un jean bleu marine qui moule
ses longues jambes. Ses yeux gris pétillent de
malice tandis qu’il passe sa main dans ses longs
cheveux blonds et, quand son regard s’arrête sur
moi, son sourire tout excité m’envoûte et fait
battre plus fort mon cœur.
Bon sang, les mecs ne devraient pas avoir le
droit d’être aussi beaux.
– Bébé, tu me manquais, dit-il en saisissant ma
main pour que je me lève et qu’il me prenne dans
ses bras.
Il sent tellement bon. Je ne sais pas quels
produits il utilise, mais il a toujours un vague
parfum d’océan. Et de noix de coco. J’adore la
noix de coco.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je dîne avec ma copine, répond-il avec un
sourire narquois qui me dit qu’il manigance
quelque chose. Elle essaie de me garder enfermé
dans sa chambre toute la journée, dit-il à la table,
mais j’ai pensé que ce serait cool de rencontrer ses
amies.
Pendant une horrible seconde, j’ai peur qu’il
m’embrasse et je me crispe des pieds à la tête.
Heureusement, il se contente d’effleurer la
pointe de mon nez avec sa bouche. Après coup, je
ne sais pas si je suis déçue ou soulagée.
– Eh bien, tout ça s’est passé très vite, dit Olivia
en s’écartant pour que Conor puisse installer une
chaise entre elle et moi.
Je ne rate pas la façon dont son regard affamé
suit chacun de ses gestes.
– Vous vous connaissiez avant la soirée ?
demande Lisa.
Son regard n’est pas aussi vorace, sans doute
pour ne pas humilier davantage son mec, mais elle
est aussi concentrée sur Conor qu’Olivia.
– Non, je réponds. C’est la première fois qu’on
se rencontrait.
– J’ai tout de suite craqué, ajoute-t-il en posant
sa main sur mon épaule pour y dessiner de petits
cercles avec ses doigts. Le temps n’a pas
d’importance.
Histoire de l’emmerder, je pose ma main sur sa
cuisse en m’adressant au groupe.
– Il veut déjà que je le laisse emménager avec
moi.
Ma tentative d’emmerdement se retourne contre
moi car, tout d’abord, sa cuisse est dure comme
fer sous la paume de ma main. Ensuite, eh bien…
je n’arrive plus à réfléchir, parce que ma main est
sur la cuisse de Conor Edwards.
Je suis sur le point de la retirer lorsque Conor la
couvre de la sienne pour l’y maintenir et me
déclenche une bouffée de chaleur.
– Bien évidemment, ma nana pense que c’est
trop tôt, dit Conor d’un ton sérieux. Mais je ne
suis pas d’accord. Il n’est jamais trop tôt pour
prouver son engagement, n’est-ce pas ? demande-
t-il aux mecs qui répondent un tas de clichés pour
s’éviter de dormir sur le canapé, ce soir.
– Ouais, si c’est le destin, il faut foncer, dit
Cory.
– Quand on sait, on sait, acquiesce Shep.
Sasha ricane ouvertement avant de boire une
gorgée de soda.
– Conor aime l’engagement, j’explique.
Il prépare son mariage depuis qu’il est tout petit,
n’est-ce pas, bébé ?
– Absolument, dit-il en pinçant mon pouce sans
que sa mine innocente ne flanche.
– Il a même un de ces… t’appelle ça comment,
Con’ ? Un tableau d’amour ?
– C’est juste un compte Pinterest, bébé, répond-
il. Comment je suis censé savoir quelle pièce
montée je veux, si je ne connais pas toutes les
options, je me trompe ?
Olivia, Lisa et Robin sont à deux doigts
d’arracher leur culotte et de la jeter au visage de
Conor. Pendant ce temps, Sasha semble au bord
du fou rire.
– Tu vas te marier, Con’ ? demande une
nouvelle voix. Alors quoi, mon invitation s’est
perdue ?
Je tourne la tête et vois une femme superbe,
vêtue de noir de la tête aux pieds, marcher jusqu’à
nous. Elle met un petit coup de hanche dans
l’épaule de Conor, un sourire moqueur sur sa
bouche rouge.
Cette femme est une bombe. Elle a les cheveux
bruns, des yeux marron et des lèvres de diablesse.
Quant à son corps, c’est le genre dont je ne peux
que rêver, une taille fine, de longues jambes et des
seins parfaitement proportionnés.
Je me sens tout de suite gênée d’avoir mis un
legging et un pull blanc et ample. J’ai tendance à
mettre des hauts trop larges qui tombent sur une
épaule, parce qu’ils cachent mes courbes tout en
montrant un peu de peau. Dénuder une épaule est
plutôt sans risque. Quant au reste, je le cache du
mieux possible.
– Désolé, Bren, mais tu n’es pas invitée, répond
Conor. Tu causerais trop d’ennuis.
– Mmm-hmmm, mais bien sûr. C’est moi qui
cause les ennuis.
Son regard s’arrête sur nos mains jointes avant
de se river sur le mien.
– Et toi, tu es… ?
– Taylor, répond simplement Conor.
Je suis soulagée qu’il réponde pour moi, parce
que mes cordes vocales sont gelées.
Mais t’es qui, TOI ? Je suppose que c’est une
de ses ex ou du moins une femme avec qui il a
couché. La jalousie qui s’empare de moi
m’empêche de respirer normalement et de garder
une expression neutre. Bien évidemment, elle est
tout à fait le genre de femme qui attire Conor. Elle
est parfaite.
– Chérie, je te présente Brenna, dit Conor. C’est
la fille de mon coach.
Mon Dieu, c’est encore pire, parce qu’à présent
j’ai des scénarios pornos d’amour interdit dans la
tête. La fille du coach et le joueur star. Elle le suce
dans le vestiaire et ils baisent sur le bureau de
papa.
– Attends, je te connais. Tu es Brenna Jensen.
Tu sors avec Jake Connelly ! s’exclame soudain
Lisa.
La déesse aux cheveux ébène se tourne
lentement vers elle.
– Ouais, et alors ?
– Ben, c’est… tu as tellement de chance,
soupire Lisa d’un air rêveur. Jake Connelly est…
– Est quoi ? demande Cory, son mec, d’un ton
qui indique qu’il en a assez du comportement de
sa nana. Finis ta phrase, Lisa. Il est quoi ?
Lisa semble comprendre qu’elle a été trop loin
parce qu’elle rétropédale à vitesse grand V.
– C’est un des meilleurs joueurs de la NHL.
– Un des meilleurs joueurs ? se moque Brenna.
Non, chérie. C’est le meilleur.
– Qu’est-ce que tu fais ici, B ? demande Conor
en riant.
– Je viens chercher à manger pour papa et moi.
Il est incapable de cuisiner quoi que ce soit et j’en
ai marre de manger cramé chaque fois que je lui
rends visite. D’ailleurs, en parlant de nourriture…
Elle tourne la tête vers le comptoir, où une des
serveuses lui fait signe.
– Profite de ta soirée, Con’. Ne te marie pas
sans prévenir ton coach !
Tout le monde la regarde partir et, cette fois, ce
sont Cory et Shep qui semblent hypnotisés.
Brenna respire le sexe. Elle marche avec un
déhanché parfaitement assuré qui me rend de
nouveau horriblement jalouse, même si je sais
maintenant qu’elle a un copain et qu’elle n’est pas
une menace pour mon faux couple.
– Eh, gronde Lisa en frappant Cory sur le bras.
– Tu l’as mérité, tu ne crois pas ? murmure-t-il
sans quitter des yeux le cul de Brenna Jensen.
– Il n’a pas tort, Lisa, dit Sasha.
– Bref, revenons-en au tableau de mariage de
Conor, déclare Olivia.
– Non, répond Conor. Ces photos sont juste
pour Taylor. Cela dit… on devrait rechercher les
robes de mariée pour s’inspirer, hein, bébé ?
Je réprime un fou rire.
– Bien sûr, bébé.
– Est-ce que… c’est sérieux à ce point ?
demande Olivia en nous regardant tour à tour.
Conor plonge son regard dans le mien et je
m’attends à y voir son humour espiègle. Je ne me
trompe pas mais, cette fois, il y a aussi autre
chose. Il fronce les sourcils d’un air sérieux et sa
bouche est fermée avec détermination.
– Ça commence à l’être, dit-il à Olivia alors que
son regard ne quitte pas le mien.
11
Taylor
Après avoir dîné, nous allons boire un verre
chez Malone’s, le bar sportif de la ville. Conor
invite des mecs de son équipe, et plusieurs de nos
sœurs Kappa nous rejoignent également. Au fond
du bar, près des tables de billard et des cibles de
fléchettes, nous rassemblons quelques tables pour
installer notre grand groupe. Si les coéquipiers de
Conor doivent garder en tête qu’ils ont un match
ce week-end et ne boivent quasiment pas, les filles
n’ont pas de restrictions.
Mes chères Kappa sont gouvernées par leurs
hormones et sont bien parties pour finir ivres
mortes, à l’exception de Rebecca qui a commandé
un Coca Light. Elle est à quelques chaises de moi
et elle ne m’a pas regardée une seule fois. J’ai été
surprise qu’elle nous rejoigne, mais je crois
qu’elle ne savait pas que j’étais là. Depuis la
semaine de bizutage, elle a toujours pris soin de
m’éviter.
– Tu ne m’en veux pas, si ? demande Conor en
s’asseyant à côté de moi avec nos verres.
Il y a une certaine appréhension dans son
regard, comme s’il venait de réaliser que
débarquer à mon dîner et s’inviter à boire un verre
était plus envahissant que charmant.
– Je ne t’en veux pas, non, je réponds en le
regardant par-dessus mon verre. Mais je suis
curieuse.
– Ah oui ? dit-il, et son sourire enjoué refait
surface. À propos de quoi ?
– À propos de ce qui t’a poussé à me traquer et
à te soumettre au regard affamé de mes sœurs.
Tu dois avoir mieux à faire, non ?
– On doit protéger les apparences, non ?
Il essaie d’être chou, avec son sourire séducteur
et son charme ravageur, mais je n’y crois pas, il y
a autre chose. Il y a une tension chez lui que je ne
lui ai pas encore vue.
– Je suis sérieuse. Je veux la vérité.
On est interrompus par un grand bang sur la
table. C’est Beth Bradley, une sœur Kappa, qui est
arrivée il y a à peine une demi-heure et qui est
déjà plus saoule que tout le monde.
– On devrait jouer à Action ou Action, déclare-
t-elle en frappant de nouveau sur la table pour
attirer l’attention de tout le monde.
Elle me regarde en haussant un sourcil et en se
mordant la lèvre de façon faussement timide.
Si Lisa et Olivia ne semblent pas fans d’Abigail,
je sais que Beth est plutôt proche d’elle, je suis
donc automatiquement sur mes gardes.
– On devrait trouver un autre jeu, je réponds
sèchement.
– C’est quoi ça, Action ou Action ? demande
Foster, se portant malencontreusement volontaire.
Le pauvre.
– Eh bien, dit Beth, je te lance un défi et tu dois
l’accomplir ou mourir.
Les autres mecs ricanent.
– Ça a l’air un peu intense, remarque Matt.
– Tu n’as pas idée, je le préviens.
Je ne peux m’empêcher de regarder Rebecca, et
ma gorge se noue. Si on avait des chances de
devenir amies, elles ont été ruinées par ce jeu
débile.
– Tiens, dit Sasha en posant un shot devant moi.
Elle revient du bar et elle se faufile entre Matt
et moi. D’ailleurs, ce soir, les deux semblent
plutôt proches.
Je regarde le shot d’un œil inquiet, le boire
serait une très mauvaise idée. Premièrement, je ne
tiens pas l’alcool, deuxièmement, je dois rester en
alerte en présence de Conor car c’est un terrain
miné prêt à me sauter à la figure.
– Allez, insiste Sasha. Ça te détendra.
Je m’exécute et vide le shot d’un trait. Il a un
goût de cannelle et de réglisse, c’est écœurant.
– J’avais envie de te voir, c’est tout, chuchote
Conor, poursuivant notre conversation comme si
elle ne s’était jamais arrêtée.
Le mélange de l’alcool qui me réchauffe le sang
et de son souffle chaud sur ma nuque me donne un
peu le vertige. Je me penche sur lui et pose mon
bras sur sa cuisse pour retrouver mon équilibre.
– Pourquoi ?
Cette fois, la conversation s’arrête car il se
laisse distraire par son coéquipier, qui est
naïvement en train de provoquer Beth.
– Vas-y, alors, dit Foster. Lance-moi un défi.
– Fais gaffe, prévient Conor, Je les ai déjà vues
à l’œuvre.
– Oh non, surtout ne me force pas à coucher
avec une jolie blonde ! rétorque Foster d’un ton
sarcastique. Ce serait horrible !
– Très bien, dit Beth en se redressant pour
l’étudier. Je te mets au défi de trouver une femme
qui voudra bien boire un shot depuis l’élastique de
ton boxer.
Conor et les mecs éclatent de rire.
– Oh merde, mec, laisse-moi appeler Gavin en
FaceTime, dit Matt en sortant son téléphone et en
retirant son bras musclé des épaules de Sasha.
– Ok, cool, dit Foster en se levant d’un bond
tandis que Lisa va commander le shot. Alors, tu en
dis quoi, Beth, tu as soif ? demande-t-il.
– Non, ce n’est pas si facile que ça. Dépêche-
toi, mon grand. Tu as cinq minutes, sinon tu
devras en affronter les conséquences.
Dès que Lisa est revenue avec le shot, Foster
part à la chasse. Il balaie d’abord la salle des yeux,
cherchant des groupes de filles qui ne sont pas
accompagnées par leurs mecs. Matt et Bucky se
lèvent et le suivent pour lui apporter leur soutien
et filmer.
– Tic tac ! lance Olivia, tu ferais mieux de te
dépêcher !
Deux secondes plus tard, Foster a trouvé une
fille rousse qui se met à genoux devant lui. Je la
regarde avec de grands yeux impressionnés, elle
serre le verre entre ses lèvres pour le retirer du
boxer de Foster, puis elle penche la tête en arrière
pour le boire et se retrouve avec une cerise entre
les lèvres. Cette meuf a un sacré talent.
Foster revient alors à notre table, un sourire
débile aux lèvres, le torse gonflé de fierté.
– Trop facile, dit-il en buvant sa bière. À mon
tour, maintenant, Beth.
– Fais-toi plaisir, ricane-t-elle.
Foster et ses coéquipiers se concertent avant de
défier Beth de rouler une pelle à la fille de son
choix et d’échanger leur soutien-gorge. Sans
hésiter, Beth choisit Olivia qui, je le découvre ce
soir, a un côté rebelle ainsi qu’un bon sens de
l’humour. Je ne sais pas pourquoi on n’a jamais
traîné ensemble avant ce soir.
Sans perdre de temps, les deux Kappa se lèvent
et se mettent à s’embrasser tout en glissant leurs
bras dans leurs pulls pour défaire leur soutien-
gorge et le ressortir par leur manche avant
d’enfiler l’autre. Ça se déroule si vite que les mecs
sont sans voix et ébahis par leur exploit.
– Qu’est-ce qui vient de se passer ? demande
Cory d’une voix niaise.
– C’est un sacré tour de magie, remarque Conor
à côté de moi.
Je fais l’erreur de tourner la tête vers Rebecca
qui, cette fois, ne fuit pas mon regard. Nos yeux se
verrouillent et c’est le moment le plus gênant de
l’histoire. Je finis par rompre le contact lorsque
j’entends quelqu’un dire mon prénom.
– Hein ? je dis en tournant la tête.
Olivia tapote ses doigts les uns contre les autres
comme le méchant d’un dessin animé.
– C’est à toi. Je te mets au défi de…
Ah, mais oui ! C’est pour ça qu’on ne traîne pas
ensemble. Parce que quelqu’un qui me connaîtrait
et m’apprécierait ne me mettrait jamais dans une
telle situation.
Sasha doit voir la panique sur mon visage.
– Oh allez ! Elle n’en a pas déjà fait assez ?
Je pense qu’elle a mérité de partir à la retraite,
non ? dit-elle.
– … de faire une lap dance à Conor, conclut
Olivia, fière de sa trouvaille.
Je hais ma vie.
Conor se crispe à mes côtés. Il me regarde dans
les yeux et, si les siens ne révèlent rien, je sens
son inquiétude. Ça ne fait pas longtemps qu’on se
connaît, mais il est suffisamment perspicace pour
savoir que je préférerais mourir que d’accepter ce
défi honteux.
– C’est mort, déclare-t-il en se levant d’un
bond. Il est hors de question qu’une bande de
pervers bourrés matent ma copine.
Sous mes yeux ébahis, il enlève alors son sweat
à capuche de sorte qu’il n’est plus qu’en marcel
blanc, qui ne cache ni ses bras musclés ni ses
abdos en béton. Il est si beau qu’Olivia pousse un
petit cri aigu.
Il penche la tête sur le côté et sourit.
– Génial, même la musique est en ma faveur,
déclare-t-il avant de tirer ma chaise en arrière et
de se placer entre moi et la table.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je vais te mettre des étoiles plein les yeux,
répond-il en me faisant un clin d’œil.
Mon estomac se noue quand je reconnais la
chanson « Pour Some Sugar on Me » de Def
Leppard.
– Arrête ça, je supplie d’une voix tremblante.
Ne fais pas ça !
Mais Conor ignore mes supplications. Il se
lèche les lèvres, balance ses hanches de droite à
gauche et se lance dans un spectacle horriblement
cochon.
Mon faux mec est en train de me faire une vraie
lap dance.
– Bouge ton cul ! crie Beth alors qu’Olivia et
les autres filles se transforment en émojis aux
yeux cœurs.
Quand je me cache les yeux, il saisit mes mains
et les plaque sur ses abdos. Il les presse ensuite sur
ses fesses, qu’il fait rouler sous mon nez, sous les
encouragements et les sifflements du bar entier
qui s’est arrêté pour le regarder.
Aussi mortifiée que je sois, je dois admettre que
Conor est très doué. Et lorsque j’arrive à me
détendre un peu, la scène devient de plus en plus
hilarante. D’ailleurs, il cherche à faire l’andouille
plutôt qu’à être sexy. Je me surprends à rire avec
les autres, et Foster et Bucky se mettent à chanter
les paroles de la chanson à tue-tête.
Hélas, c’est amusant jusqu’à ce que ça ne le soit
plus. Je cligne des yeux, et le visage de Conor se
transforme pour devenir entêtant. Ses paupières
sont lourdes et il rive ses yeux sur moi tandis qu’il
se penche un peu et plonge une main dans mes
cheveux longs.
Le temps s’arrête.
Il ne danse plus. Il ne bouge plus que pour se
rapprocher de moi, et je devine déjà ce qu’il
s’apprête à faire. Il va m’embrasser. Il va
m’embrasser ici, devant tout le monde, chez
Malone’s ? C’est mort. Il a dit qu’il aimait les
jeux, mais il a dépassé les limites.
Ses lèvres sont sur le point de rencontrer les
miennes lorsque je me lève d’un bond, si vite qu’il
manque tomber par terre. Je ne vois son visage
surpris qu’une seconde avant de m’enfuir dans le
couloir. La porte du fond donne sur le parking et
je suis soulagée qu’il soit désert.
Mon cœur bat la chamade et je m’adosse contre
le mur en briques pour me débarrasser de mon
pull et laisser l’air glacial rafraîchir ma peau. Mon
souffle sort de ma bouche dans des volutes
blanches, mais des gouttes de sueur continuent de
couler sur ma poitrine. Il fait à peine trois degrés
et je suis en débardeur, et en nage.
– Taylor ! hurle Conor en ouvrant la porte
brusquement. Taylor, tu es là ?
Je ne dis rien, essayant de me tapir dans
l’ombre. J’ai juste envie qu’il parte.
– Putain, tu es là, dit-il en apparaissant devant
moi, l’air profondément inquiet. Qu’est-ce qui
s’est passé ?
– Pourquoi tu fais ça ?
– Quoi ? Je ne comprends pas.
Il essaie de prendre ma main, mais je fais un
pas de côté.
– Qu’est-ce que j’ai fait ? Dis-moi, pour que je
puisse le réparer.
– Je ne peux pas continuer. Je veux plus être un
jeu pour toi.
– Mais tu n’es pas un jeu.
– N’importe quoi ! Tu m’as dit que tu
t’ennuyais et que tu adorais les jeux. C’est pour ça
que tu as changé ton statut sur MyBri et que tu
t’es pointé au dîner, ce soir. C’est une sorte de
divertissement bizarre, pour toi, je dis en secouant
la tête. Eh bien, ça ne m’amuse plus.
– Taylor…
– Je suis désolée. Je sais que c’est moi qui t’ai
entraîné là-dedans à la soirée Kappa, mais j’en ai
assez. Le jeu est fini.
J’essaie de le contourner, mais il m’empêche de
passer.
– Conor, bouge de là.
– Non.
– S’il te plaît, pousse-toi. Tu n’as plus à faire
semblant.
– Non, répète-t-il. Écoute-moi. Tu n’es pas un
jeu. Oui, d’accord, j’ai pensé que ce serait
amusant de rendre tes sœurs jalouses en parlant de
mariage et de toutes ces conneries, mais je ne fais
pas semblant d’être attiré par moi. Je t’ai dit dès le
premier soir combien je te trouvais canon.
Je ne dis rien et évite son regard.
– Je ne suis pas venu ce soir pour nous montrer
aux autres. Je suis venu parce que j’étais chez moi
et que je pensais à toi.
– N’importe quoi.
– Je te promets que c’est vrai. J’aime être avec
toi. J’aime te parler.
– Alors, pourquoi gâcher ça en voulant
m’embrasser ?
– Parce que je voulais savoir ce que ça ferait et
j’ai eu peur de jamais le découvrir, dit-il avec un
minuscule sourire en coin. J’ai pensé que si
j’essayais en public, j’aurais une meilleure
chance, que tu me laisserais faire pour sauver les
apparences.
– C’est une raison débile.
– Je sais.
Cette fois, lorsqu’il prend ma main, je le laisse
faire.
– Je pensais t’aider, dit-il timidement.
Je pensais t’éviter d’avoir à relever ce défi débile,
et qu’on s’amusait. Je me suis trompé et j’en suis
désolé. Mais je sais qu’il y a quelque chose sur
quoi je ne me trompe pas, ajoute-t-il d’une voix
rauque tandis que son pouce caresse la paume de
ma main. Je sais que je te plais.
Argh. Tout était si simple il y a quelques jours,
n’est-ce pas ? Un petit jeu entre amis. Maintenant,
on a franchi une ligne et on ne pourra jamais
revenir en arrière. On ne pourra plus prétendre que
la tension sexuelle entre nous est une blague, ou
que notre jeu de séduction n’est rien et que
personne ne souffrira.
Et celle qui va souffrir, c’est moi.
– Je ne sais pas quoi faire, je dis d’un ton gêné.
Mais il serait préférable qu’on ne traîne plus
ensemble.
– Non.
– Non ?
– Ouais, je mets mon veto à cette proposition.
– Tu n’as pas de droit de veto. Si je dis que je
n’ai plus envie de traîner avec toi, tant pis pour
toi. C’est comme ça.
– Je pense que tu devrais me laisser
t’embrasser.
– Ouais, seulement parce que tu as dû tomber
sur la tête quand tu étais petit.
Conor éclate de rire, puis il soupire et serre ma
main avant de la poser sur son torse. Sous ma
paume, son cœur bat à tout rompre.
– Je crois qu’il se passe quelque chose entre
nous, dit-il d’un ton qui sonne comme un défi.
Et je crois que tu as peur de découvrir ce que
c’est. En revanche, je ne sais pas pourquoi. Peut-
être que tu ne penses pas le mériter ? Mais c’est
une putain de tragédie, parce que de toutes les
personnes que je connais, c’est toi qui mérites le
plus d’être heureuse. Donc, voilà ce que je vais
faire : je vais t’embrasser. À moins que tu me
dises de ne pas le faire. Ok ?
Je vais le regretter. Alors même que je me lèche
les lèvres et que je penche la tête sur le côté, je
sais que je vais le regretter. Pourtant le mot
« non » refuse de quitter ma bouche.
– Ok, je chuchote finalement.
Il profite pleinement de mon accord et
s’approche pour effleurer mes lèvres des siennes.
Au début, c’est à peine une caresse, mais il faut
peu de temps pour que son baiser devienne plus
avide. Lorsque je remonte mes mains sur ses
épaules puis dans ses cheveux pour les caresser, il
émet un son des plus sexy contre ma bouche. Mi-
grognement, mi-soupir.
Je sens tout son corps se raidir contre moi.
Il pose ses mains sur mes hanches, plantant ses
ongles dans ma chair nue, et il m’appuie contre le
mur jusqu’à ce qu’il n’y ait plus le moindre espace
entre nous.
Sa bouche à la fois délicate et vorace, la chaleur
de son corps et la sensation de ses muscles qui
m’emprisonnent contre le mur froid… tout ça est
irréel et exaltant. Un désir brûlant coule dans mes
veines et je l’embrasse de façon désespérée.
Je m’oublie. J’oublie où je suis et toutes les
raisons pour lesquelles je ne devrais pas faire ce
que je fais.
– Tu as un goût de cannelle, murmure-t-il avant
que sa langue ne replonge dans ma bouche pour
l’explorer, léchant la mienne, m’arrachant un
grognement guttural.
Je m’agrippe à lui, déjà totalement accro à la
sensation que ses lèvres me procurent. Je mords sa
lèvre inférieure et ressens plus que je n’entends le
grognement qui vibre dans son torse. Ses mains
remontent sur mes côtes, sous mon débardeur,
jusqu’à ce qu’elles soient juste sous mes seins.
Soudain, je regrette d’avoir enlevé mon pull, car
j’aurais eu une protection supplémentaire entre ma
peau et les caresses de Conor.
– Tu m’excites tellement, Taylor…
Il baisse la tête pour m’embrasser dans le cou et
le sucer, me faisant frissonner des pieds à la tête.
Il avance et recule son bassin pour le frotter au
mien de façon sensuelle, et je gémis à nouveau.
Sa bouche retrouve la mienne et sa langue titille
la commissure de mes lèvres. Il recule alors et je
découvre dans ses yeux le même désir affamé que
celui que je ressens.
– Rentre avec moi, chuchote Conor Fucking
Edwards.
C’est alors que le charme est rompu.
Haletante, je retire mes mains de ses larges
épaules et les laisse pendre le long de mon corps.
Merde. Merde, c’est quoi mon problème ? Je ne
suis pas devin, mais je n’ai pas besoin de l’être
pour savoir comment tout ça va se dérouler.
Je rentre avec lui.
Je perds ma virginité.
Il m’offre une nuit magique.
Et la semaine suivante, je ne suis qu’une triste
andouille de plus qui lève la main, en même temps
que ses autres conquêtes, quand on demande qui a
couché avec Conor Edwards.
– Taylor ?
Il continue de me regarder. D’attendre.
Je m’éloigne de la chaleur de son corps en
secouant lentement la tête.
– Tu peux me raccompagner chez moi ?
12
Conor
J’ai du mal à comprendre Taylor. Sur le parking
du bar, je pensais qu’on avait eu une connexion.
Je suis peut-être débile parfois, mais je sais quand
une fille m’embrasse en retour. Elle a clairement
ressenti quelque chose. Mais dès l’instant où on a
arrêté, elle s’est refermée sur elle-même, m’a
claqué la porte au nez, et maintenant je la conduis
chez elle en ayant l’impression qu’elle m’en veut
à nouveau.
Je n’arrive pas à savoir ce qu’elle attend de
moi. Je la laisserais tranquille et sortirais de sa vie
si je pensais sincèrement que c’est ce qu’elle veut,
mais je ne crois pas que ce soit le cas.
– Est-ce que c’était une erreur, de t’embrasser ?
Elle a remis son pull, ce qui est sacrément
dommage. Le débardeur en soie qu’elle porte
dessous est méga-canon.
Elle reste longtemps silencieuse, regardant par
la vitre comme si elle cherchait désespérément à
s’éloigner de moi. Elle finit néanmoins par tourner
brièvement la tête vers moi.
– C’était un baiser agréable, dit-elle.
Agréable ?
Eh ben putain, c’est la réponse la plus tiède
qu’on m’ait donnée à propos d’un baiser. Et je ne
suis pas certain que ça réponde à ma question.
– Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
– C’est juste que… commence-t-elle avant de
soupirer longuement. Ben, pense à tous les gens,
au bar, qui nous regardaient.
Honnêtement, je n’ai remarqué personne
d’autre. Quand je suis avec elle, je ne vois que
Taylor. Il y a quelque chose chez elle qui
m’hypnotise, et ce n’est pas seulement parce que
mon corps est dingue du sien. Enfin oui,
j’adorerais la faire grimper au rideau, c’est sûr,
mais ce n’est pas pour ça que je me suis pointé au
dîner sans y être invité, tout à l’heure.
Taylor Marsh ne sait pas combien elle est cool,
et c’est une putain de tragédie.
– Je suis désolé si je t’ai fait honte, ce n’était
pas mon intention.
– Non, je sais. Mais bon, tu dois forcément
savoir ce que disent les gens quand ils voient
quelqu’un comme toi avec quelqu’un comme moi.
– De quoi tu parles ?
– Bon sang, Conor, c’est évident. Tu essaies de
me remonter le moral, et c’est mignon, mais
soyons réalistes. Les gens nous voient et se
demandent : qu’est-ce qu’il fait avec une meuf
comme elle ?
– N’importe quoi.
– Mon Dieu, mais tu l’as entendu toi-même au
gala ! Tu as entendu toutes les conneries
qu’Abigail et sa bande de tocards disaient sur
nous.
– Et alors ? Je me fous de ce que pensent les
gens.
Je ne vis pas ma vie en me basant sur l’opinion
des autres et je n’essaie de plaire à personne sauf à
moi-même. Et si elle me laissait faire, j’aimerais
essayer de plaire à Taylor aussi.
– Eh ben, peut-être que tu devrais. Parce que je
t’assure qu’ils ne disent rien de sympa à propos de
nous.
Je ne l’ai jamais entendue parler d’un ton aussi
glacial. Aussi haineux. Ce n’est pas dirigé contre
moi, mais je commence à comprendre à quel point
ses complexes sont ancrés.
Je soupire pour évacuer ma frustration.
– Je continuerai de te le dire jusqu’à ce que tu
l’entendes, mais tu n’as pas à te sentir inférieure,
Taylor. Il n’existe pas de hiérarchie entre nous.
Tu me plais. Tu m’attires depuis le moment où je
t’ai regardée venir vers moi à cette soirée.
Elle écarquille légèrement ses yeux turquoise.
– Je suis sérieux. J’ai cinquante mille pensées
salaces à propos de toi tous les jours. Le soir où tu
es venue dans ma chambre et que tu caressais mes
cheveux, je bandais rien qu’en étant allongé sur
toi.
Je me gare devant l’immeuble de Taylor et
coupe le moteur. Elle garde ses yeux fixés droit
devant elle et ma frustration se décuple.
– Je comprends, tu es complexée par ton corps.
Quoi que tu aies vécu dans ta vie, ça t’a fait
détester ton physique au point que tu te caches
derrière des leggings et des pulls trop larges.
Elle tourne enfin la tête vers moi.
– Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est
d’être moi, répond-elle sèchement.
– C’est vrai. Mais je pense que si tu essayais de
t’accepter, même un peu, tu comprendrais que tout
le monde a ses complexes. Et peut-être que tu
arriverais à croire un mec qui te dit qu’il est
hyper-attiré par toi. Mets les fringues que tu veux,
Taylor. Tu as un corps de malade et tu devrais
pouvoir le montrer, pas vivre ta vie dans un sac en
toile de jute.
Elle défait brusquement sa ceinture et saisit la
poignée de la porte.
– Taylor…
– Bonne nuit, Conor. Merci de m’avoir
ramenée.
Elle sort aussitôt de la voiture et claque la
portière derrière elle.
Merde, qu’est-ce que j’ai fait ?
J’ai envie de lui courir après, mais je reconnais
la petite voix dans ma tête qui me pousse à le
faire. C’est celle qui me donne toutes mes idées
stupides. La voix du tocard autodestructeur qui
prend tout ce qu’il y a de bon, de beau et de pur, et
le déchiquette en mille morceaux.
La vérité, c’est que Taylor ne me connaît pas du
tout. Elle ne sait pas quel connard j’étais à L.A., ni
toutes les conneries que j’ai faites pour trouver ma
place. Elle ne sait pas que la plupart du temps, je
ne me sens toujours pas à ma place, ici, là-bas,
n’importe où. Elle ne sait pas que j’ai passé des
années à porter des masques différents, jusqu’à ne
plus savoir à quoi je ressemble vraiment. Et que le
résultat ne me satisfaisait jamais vraiment.
Je ne cesse d’essayer de convaincre Taylor
d’être indulgente avec elle-même et d’apprécier
son corps et la personne qu’elle est, alors que je
n’arrive même pas à m’en convaincre moi-même.
Alors, à quoi je joue ? Pourquoi je m’entiche
d’une fille comme elle, une belle personne, alors
que je ne sais toujours pas qui je suis ?
Je soupire et redémarre. Au lieu de courir après
Taylor, je rentre chez moi. Et je me dis que c’est
pour le mieux.
13
Taylor
Je suis soulagée quand ma mère vient de
Cambridge le jeudi suivant pour déjeuner avec
moi. Ça fait deux jours que j’ignore les appels de
Conor et les questions de Sasha à propos de ce qui
s’est passé l’autre soir, et j’ai besoin de me
changer les idées.
On choisit le nouveau restaurant vegan
d’Hastings, parce que ma mère râle à l’idée de
manger un énième repas plein de gras, et aussi
parce que manger des glucides devant ma mère
m’a toujours stressée. Je ressemble à la photo
« avant » dans une pub « avant/après » pour une
cure d’amaigrissement. Iris Marsh est grande,
mince et ravissante. Quand j’étais ado, j’ai
longtemps espéré me réveiller un jour en lui
ressemblant. Ce n’est qu’à seize ans que j’ai
compris que ça n’arriverait pas. Je suppose que je
n’ai hérité que des gènes de mon père.
– Comment se passent tes cours ? demande-t-
elle en posant son manteau sur le dossier de sa
chaise. Tu aimes ton stage ?
– Ouais, c’est génial. Je sais maintenant que j’ai
envie d’enseigner en primaire. Les enfants sont
super, je dis d’un air émerveillé, ils apprennent
tellement vite ! C’est fou de les voir se développer
en si peu de temps.
J’ai toujours su que je voulais être institutrice.
Ma mère a brièvement essayé de me convaincre
d’être prof de fac comme elle, mais ça ne m’a
jamais intéressée. J’aurais eu des crises d’urticaire
chaque fois que j’aurais dû me tenir devant une
classe d’étudiants qui auraient analysé le moindre
aspect de mon corps. Au moins, les enfants sont
prédisposés à voir les instits comme des figures
d’autorité. Et si on les traite de façon juste et
gentille, ils vous aiment. Bien sûr, il y a toujours
les morveux et les petites brutes, mais à cet âge,
les enfants n’ont pas encore d’a priori débiles.
– Et toi ? Comment va le travail ?
Ma mère esquisse un sourire.
– On touche à la fin de l’effet Tchernobyl.
Hélas, parce que ça implique que les financements
s’étiolent aussi. Mais c’est chouette que ça ait
duré aussi longtemps.
J’éclate de rire. La série Cherbonyl, diffusée sur
HBO, est le meilleur et le pire qui soit arrivé au
département de sciences et de génie nucléaire du
MIT, depuis Fukushima. L’engouement soudain
pour ce sujet a offert une énergie nouvelle aux
militants antinucléaires qui se sont mis à se réunir
sur le campus ou en dehors des salles de
conférences. Cela a aussi déclenché une vague de
bourses de recherche ainsi qu’une horde de
gamins qui pensaient pouvoir sauver le monde.
Sauf que quand ils ont compris qu’il y avait plus
d’argent à gagner en robotique, en automatisation
ou en génie aérospatial, ils ont changé de master
avant que leurs parents ne découvrent que les
études de leurs gosses servaient à assouvir un
fantasme créé par le même mec qui a écrit Scary
Movie 4. Cela dit, c’était une bonne série.
– Ah, et on a enfin réussi à remplacer
Dr Matsouka. On a embauché une jeune femme
du Suriname qui a étudié avec Alexis à Michigan
State.
Dr Alexis Branchaud, ou Tante Alexis, comme
on l’appelait quand elle donnait des conférences
au MIT et qu’elle séjournait chez nous, est un peu
comme la jumelle française et maléfique de ma
mère. Lorsqu’elles sont ensemble avec une
bouteille de Bacardi, elles sont un véritable
désastre. Pendant un moment, je me suis même
demandé si c’était à cause de Tante Alexis que ma
mère sortait rarement avec un mec.
– C’est la première fois que le département sera
majoritairement féminin.
– C’est cool, vous dépiautez des atomes et le
patriarcat. Et tes activités extracurriculaires ?
– Tu sais, commence-t-elle en souriant, les
enfants normaux n’ont pas envie d’entendre leur
mère parler de leur vie sexuelle.
– La faute à qui ?
– Tu n’as pas tort.
– Merci de l’admettre.
– Honnêtement, dit-elle, j’ai été surchargée par
le travail. Le département est en train de revoir
tout le curriculum du master de l’an prochain et, le
Dr Rapp et moi, sommes chargées de suivre les
thésards du Dr Matsouka. Elaine m’a branchée
avec le partenaire de squash de son mari, l’an
dernier, mais j’ai une tolérance zéro pour les
quinquagénaires qui se rongent encore les ongles.
– Moi, j’ai un faux petit copain.
Je ne sais pas pourquoi je l’ai dit. Je suis sans
doute en hypoglycémie. Je n’ai pas pris de petit
déj, ce matin, et je n’ai mangé qu’un bol de raisins
hier soir pendant que je révisais pour un partiel de
stratégies orthophoniques.
– Ok… répond ma mère d’un air stupéfait.
Explique-moi ce qu’est un faux petit ami.
– Eh ben, ça a commencé par un défi, puis c’est
plus ou moins devenu une blague. Mais
maintenant, je crois qu’on n’est même plus amis,
parce que ça m’énerve de lui plaire pour de vrai.
Ça fait deux jours que j’ignore ses messages.
– Mmm-hmmm.
Elle me regarde de ses yeux bleus, comme elle
le fait quand elle déchiffre un problème. Ma mère
a toujours été brillante. C’est la personne la plus
intelligente que je connaisse. Mais quand il s’agit
de moi, je n’ai jamais eu l’impression qu’on avait
les mêmes clés de lecture.
– Est-ce que tu as envisagé de l’apprécier en
retour ?
– Absolument pas.
Bon, c’est sans doute un mensonge. Je sais que
si je m’y autorisais, j’aurais des sentiments pour
Conor. Je n’ai pas arrêté de penser à notre baiser
depuis qu’il m’a déposée chez moi. J’ai à peine
réussi à me concentrer, hier soir, parce que je
pensais sans cesse à ses lèvres fermes, à la chaleur
de son corps et à la sensation de son érection
contre mon ventre.
Je sais qu’il avait envie de moi ce soir-là. Il m’a
demandé de rentrer avec lui parce qu’il avait envie
de coucher avec moi, je n’en doute pas une
seconde.
Et c’est justement le problème. Dès l’instant où
je céderai, Conor se réveillera et réalisera qu’il
devrait être avec une nana bien plus canon. J’ai vu
les filles avec qui sortent ses coéquipiers, elles ne
me ressemblent en rien.
Je n’ai pas envie de subir les conséquences
lorsque Conor ouvrira enfin les yeux.
– Pourquoi vous vous êtes disputés ? demande
ma mère.
– Ce n’est pas important. Je n’aurais pas dû t’en
parler, je réponds en remuant mon riz au chou-
fleur tout en essayant de me motiver pour le finir.
Ça fait seulement quelques semaines qu’on se
connaît, de toute façon. C’est sans doute à cause
du punch de la soirée Kappa. J’aurais dû savoir
que boire dans un pot de peinture était une
mauvaise idée.
– Oui, je pense t’avoir élevée mieux que ça.
On est en train de marcher vers sa voiture
quand je repense à quelque chose.
– Maman ?
– Oui ?
– Tu penses que je…
M’habille comme un sac ? Que j’ai le look
d’une nana qui a vingt chats ? Que je suis
condamnée à finir vieille fille ?
– … que ma façon de m’habiller laisse penser
que j’ai honte de mon corps ?
Elle s’arrête brusquement et me regarde avec
tendresse. Même avec son look minimaliste et ses
vêtements blancs, noirs ou gris, ma mère a
toujours l’air branchée. Je suppose que c’est facile
quand les vêtements sont conçus pour son
physique.
Grandir avec une mère comme elle n’a pas été
facile. Ce n’est pas qu’elle n’a pas essayé ; elle
était ma plus grande cheerleader et elle a tout fait
pour booster mon estime de moi. Elle me répétait
sans cesse combien j’étais belle, combien elle était
fière de moi ou qu’elle aurait adoré avoir des
cheveux aussi épais et brillants que les miens.
Mais en dépit de ses efforts, je n’ai jamais cessé
de me comparer à elle. En mal.
– Je pense que tes vêtements ne disent rien de
ton intelligence, de ta vivacité d’esprit ni de ton
sens de l’humour, dit-elle gentiment. Je pense que
tu devrais t’habiller de sorte à être à l’aise. Cela
étant dit… si tu n’aimes pas ta façon de t’habiller,
tu devrais peut-être interroger ton cœur plutôt que
ton dressing.
Eh bien… on dirait que ma mère vient de
confirmer que je m’habille comme un sac.
*
* *
Je rentre à pied chez moi après avoir dit au
revoir à ma mère, et je décide de serrer les dents et
d’écrire à Conor.

MOI : T’es chez toi ?

Mon estomac se noue une fois que je l’ai


envoyé. Ça fait deux jours que je l’ignore et je
comprendrais qu’il soit passé à autre chose. Je me
suis comportée comme une garce, l’autre soir, j’en
ai parfaitement conscience. Il a beau avoir été
maladroit, Conor n’a pas voulu m’offenser et je
n’avais aucune raison de fuir comme je l’ai fait.
Aucune, sauf que je me sentais vulnérable.
Je m’en suis prise à lui plutôt que de lui expliquer
ce que je ressentais.
Mon écran s’éclaire.

CONOR : Ouais.
MOI : J’arrive, ok ?
CONOR : Ouais.

Deux « ouais » d’affilée ne sont pas


particulièrement prometteurs, mais au moins, il ne
m’a pas ignorée.
Dix minutes plus tard, il m’ouvre la porte en
finissant d’enfiler son tee-shirt, le même
frémissement de désir que lorsqu’on s’embrassait
l’autre soir me chatouille le ventre. Mes lèvres se
souviennent des siennes. Ma peau frissonne quand
je pense à ses mains sur mes hanches. Waouh.
Ça va être bien plus dur que je ne le pensais.
– Salut.
– Salut, répond-il en me faisant signe d’entrer.
Ses colocs doivent se cacher ou être sortis car je
ne les vois pas quand il m’emmène dans sa
chambre.
Merde, même l’odeur de sa chambre m’a
manqué autant que son shampoing aux senteurs
d’océan et que le parfum qu’il portait l’autre soir.
– Taylor, je veux…
– Non, je gronde en tenant la main en l’air pour
l’empêcher de parler, moi d’abord.
– Ok…
Il hausse les épaules et s’assied sur le canapé
pendant que je prends mon courage à deux mains.
– J’ai été horrible avec toi l’autre soir. Et j’en
suis désolée. Tu avais raison, j’étais gênée.
Je n’aime pas être au centre de l’attention, même
quand c’est pour de bonnes raisons. Savoir qu’un
bar tout entier me regarde est mon pire cauchemar.
Mais tu as fait cette lap dance débile pour
m’épargner un sort bien pire, et je ne t’ai pas
remercié. C’était injuste de ma part. Ensuite, avec
le…
J’ai l’impression de ne pas pouvoir dire le mot
« baiser » sans gémir.
– … le truc dans le parking, j’ai paniqué.
Ce n’était pas de ta faute.
– Sauf quand j’ai commencé à te donner des
conseils vestimentaires, remarque-t-il avec un
sourire ironique.
– Ouais, ça, c’était débile, espèce d’enfoiré.
Tu aurais pu m’épargner ça.
– Je le sais, crois-moi. Demi et Summer m’ont
déjà fait la leçon. Ce sont les copines de mes
potes, précise-t-il en voyant mon air confus.
– Tu as parlé aux copines de tes potes de notre
dispute ?
Je ne sais pourquoi, je suis très touchée qu’il
l’ait fait.
– Ouais, admet-il. J’avais besoin que quelqu’un
m’explique où j’avais merdé. Apparemment, la
critique vestimentaire est un crime.
Je ricane et Conor lève les mains en signe de
capitulation.
– En plus, ce n’est même pas ce que je voulais
dire. Mon cerveau a eu un court-circuit après le…
truc dans le parking, parodie-t-il, et j’ai perdu ma
capacité à réfléchir. J’ai aussi perdu cette voix
dans ma tête qui m’empêche de me ridiculiser,
ajoute-t-il en esquissant ce sourire coquin qui fait
accélérer mon cœur. Tu me pardonnes ?
– Je te pardonne. Tu me pardonnes de m’être
comportée comme une garce ?
– Je te pardonne.
Il se lève et marche lentement vers moi, me
dominant de son corps puissant et massif.
– Alors… amis ?
– Amis.
Il me prend dans ses bras et j’ai l’impression de
ne jamais les avoir quittés. D’ailleurs, je ne sais
pas si je veux que l’étreinte cesse. Je ne sais pas
comment il fait, mais il lui suffit de sourire ou de
me prendre dans ses bras pour me mettre à l’aise.
– Tu m’accompagnes sur le campus ? J’ai cours
dans une heure. On pourrait boire un café ?
– Ça me va, je réponds en m’asseyant sur son
lit pendant qu’il s’habille et rassemble ses affaires.
Dis, je me demandais un truc…
– Ouais ?
Il s’arrête à la porte de sa salle de bains, sa
brosse à dents à la bouche.
– Ça te dirait de traîner ensemble ce week-end ?
De faire du shopping avec moi à Boston ?
Conor lève l’index avant de disparaître
quelques secondes, et il revient en s’essuyant la
bouche sur une serviette.
– Je ne peux pas, ma belle. J’ai la demi-finale à
Buffalo.
– Ah, c’est vrai. Je le savais, pardon. Pas de
souci. Une autre…
– Prends ma Jeep, dit-il en jetant la serviette
dans sa panière à linge.
– Quoi ?
– Ouais, viens au match, dit-il alors que son
regard s’illumine. Tu peux venir à Buffalo avec
ma Jeep, et je demanderai la permission au coach
de ne pas rentrer en bus. On peut rester une nuit
de plus, faire du shopping et traîner ensemble.
– Tu es sûr ? Je n’ai pas envie de compliquer
les choses.
Il m’offre un magnifique sourire, on dirait qu’il
sort l’artillerie lourde.
– Si on gagne, je te veux avec moi pour faire la
fête. Si on perd, tu me feras boire et tu me
remonteras le moral.
– Tu crois ? Je ne sais pas si je suis capable de
dorloter ton ego à ce point.
Il éclate de rire et je suis soulagée qu’on puisse
à nouveau plaisanter. Tout ce qu’on doit faire,
c’est prétendre que ce baiser débile n’a jamais
existé, et tout redeviendra comme avant.
Et qu’on ignore tous les deux ce qu’implique un
week-end ensemble à l’hôtel.
– Donc, c’est d’accord ?
– Je ne raterais ça pour rien au monde.
– Super.
Il prend son sac à dos et nous descendons dans
le hall où il m’ouvre la porte en me faisant signe
de le précéder.
– Au fait… Non pas que je ne sois pas
reconnaissant d’être invité, mais… pourquoi on va
faire du shopping ?
Je lui fais un clin d’œil par-dessus mon épaule.
– Je veux m’offrir un relooking.
14
Conor
La demi-finale contre le Minnesota est une lutte
acharnée dès le premier coup de sifflet. Après des
provocations sur les réseaux sociaux, notre équipe
entre sur la patinoire, prête à mettre une raclée à
ces enfoirés. Nous arrivons à coller à notre
stratégie, avec des échanges musclés.
Le Minnesota est une équipe technique, mais ils
ne pourront pas encaisser la pression qu’on leur
met pendant soixante minutes. Ils ne touchent pas
le palet sans sentir notre souffle dans leur dos.
Chaque passe leur fait savoir qu’on compte les
faire souffrir.
Après la première période, le score est de zéro
partout. Et dès la reprise, Hunter récupère le palet
sur une échappée et le frappe droit dans le filet
adverse.
– Bien joué ! crie le coach depuis le banc en
frappant son porte-bloc contre le plexi.
Il déclare un changement de ligne, et Hunter et
moi nous hissons par-dessus le mur pour boire un
coup. Le reste de notre ligne s’installe sur le banc,
les yeux rivés sur la glace. Les défenseurs de Briar
ont du mal à repousser le Minnesota de notre zone
et le coach leur hurle de se ressaisir.
– Mec, il faut que tu refasses exactement le
même geste, dit Bucky à Hunter. Tacle ce grand
rouquin et fonce, il n’est pas assez rapide pour te
rattraper.
Bucky a raison. Ce soir, Hunter est le joueur le
plus rapide sur la glace. Personne ne peut l’arrêter.
Le coach annonce un nouveau changement et
Hunter et moi remplaçons Alec et Gavin. On saute
par-dessus le mur, prêts à marquer un second but.
Mais les joueurs du Minnesota doivent
commencer à paniquer parce que quand Hunter
reçoit une passe, le numéro dix-neuf de l’équipe
adverse le projette contre le mur. Je vois rouge
quand mon capitaine atterrit au sol et, avant-même
que l’arbitre ne siffle, je l’ai plaqué à mon tour
contre le plexi.
– Lâche-moi, joli cœur, grogne-t-il.
– Essaie un peu de m’y obliger.
On échange quelques coups et j’entends
quelqu’un me crier dessus en me frappant dans les
côtes alors que les bancs des deux équipes se
vident pour se joindre à la bagarre. Le dix-neuf et
moi finissons dans nos prisons respectives, mais la
rixe en valait la peine.
À la fin de la deuxième période, Minnesota
égalise avec un lancer frappé d’un de ses
attaquants. On rentre au vestiaire en sentant le
poids du 1-1 sur nos épaules.
– C’est inacceptable ! hurle le coach en
direction des défenseurs dès que la porte est
refermée. On les a laissés dominer les trois
dernières minutes. Où était la défense, hein ? Vous
vous touchiez dans un coin ?
Matt, le défenseur ayant marqué le plus de buts
cette saison, secoue la tête, les yeux rivés sur le
sol.
– Désolé, coach. C’est de ma faute. Je n’ai pas
réussi à intercepter cette passe.
– On va gérer, coach, dit Hunter d’un air
déterminé. On va les achever en troisième période.
Sauf que lorsqu’on retourne sur la glace, la
situation vire au désastre.
Gavin doit sortir, victime d’un claquage à la
cuisse, et Matt se fait mettre en prison après une
grosse pénalité. On arrive à tenir, mais avec le
chrono qui défile, le Minnesota semble sur le
point de gagner. Ils ont un second souffle alors
que nous sommes au bord de l’épuisement.
Il devient de plus en plus difficile de maintenir la
pression, et notre défense se fissure. Nos
attaquants n’arrivent pas à trouver d’ouvertures
pour enchaîner les passes ou provoquer des
échappées.
Pour nous, le match se transforme en lutte
ardue. Notre adversaire est désormais plus rapide
et plus agressif, et c’est là que tout bascule. Les
joueurs adverses parviennent à enchaîner quatre
passes et nous surprennent alors qu’on est un poil
trop lents. Leur ailier gauche frappe le palet juste
au-dessus du gant de Boris, notre goal, et donne
un point d’avance au Minnesota.
C’est un point de trop.
On ne peut pas remonter. Le buzzer retentit et
annonce la fin de la troisième période. La fin du
match.
Nous sommes éliminés.
*
* *
Dans le vestiaire, on se croirait à un
enterrement. Personne ne dit mot, personne ne se
regarde. Gavin, un sac de glace scotché sur la
cuisse, jette une poubelle à travers la pièce et le
vacarme fait tressaillir tout le monde. Il est senior,
c’était sa dernière chance de gagner le
championnat, et il n’a même pas pu finir le match.
Peu importe ce qu’on lui dira, il restera convaincu
toute sa vie qu’il aurait pu faire la différence.
C’est la même chose pour Matt, qui se torturera en
se disant que sa pénalité nous a coûté l’élan
nécessaire pour égaliser.
Lorsque le coach Jensen arrive, on n’entend
plus que le bruit du ventilo qui vrombit.
– Celle-ci fait mal, dit-il simplement en se
frottant la mâchoire.
Il transpire presque autant que nous.
L’air ambiant est pollué par nos émotions
négatives : colère, frustration, déception. Et la
fatigue d’avoir joué à un tel niveau pendant si
longtemps commence à se faire ressentir dans nos
corps, nos dos sont voûtés et nos têtes tombent sur
nos poitrines.
– Ce n’est pas comme ça que je voulais qu’on
sorte, poursuit le coach. Pour les seniors, j’aurais
voulu vous offrir une chance de gagner. Mais ce
n’était pas pour nous ce soir. Pour les autres, on
recommencera l’an prochain.
L’an prochain.
Hunter et moi échangeons un regard déterminé.
On est juniors et on a encore une chance de laisser
notre marque à Briar.
Le coach s’éloigne de son style habituellement
bref et glacial et nous dit qu’il est encouragé par le
jeu qu’on a montré ce soir, par les progrès qu’on a
faits depuis le début de la saison.
Je choisis de croire que de meilleurs jours nous
attendent plutôt que de me concentrer sur
l’ambiance lugubre de ce vestiaire. Un rêve est
mort ce soir. Et je crois qu’on réalise seulement
maintenant qu’on était tous convaincus que c’était
dans la poche. À aucun moment on n’a pensé
qu’on ne jouerait pas en finale. Il ne nous reste
plus qu’à rentrer et à prétendre que cette défaite
n’est pas une catastrophe.
Je déteste perdre, putain.
15
Taylor
La soirée du vendredi est rude. Après la terrible
défaite de Briar, les mecs vident les minibars et
dorment jusqu’à midi, le lendemain.
Je ne comprends pas bien pourquoi Conor a
voulu que je conduise jusqu’à Buffalo étant donné
que j’ai passé l’après-match à boire des verres
avec Brenna Jensen et Summer Di Laurentis, deux
des colocataires d’Hunter Davenport, ainsi que
Demi Davis, sa copine. On est restées toutes les
quatre, entre filles. Je dois avouer que j’ai été
soulagée d’être assise avec elles pendant le match,
parce qu’elles ont pu m’expliquer les règles du jeu
ainsi que certaines des actions que je ne
comprenais pas.
Cela dit, pour être honnête, je ne saurais
toujours pas expliquer ce qu’est un hors-jeu. J’ai
compris pourquoi Conor était mis en prison après
avoir taclé un mec, quant au reste du jargon du
hockey que Brenna maîtrise comme une pro… ça
m’est passé au-dessus de la tête. Pour moi, le
hockey ressemble à une bande de CP qui se bat
pour un petit palet noir pendant que l’arbitre
essaie de les empêcher de s’entre-tuer. C’est chou.
Le coach Jensen a accordé à tous ceux qui le
voulaient la permission de passer la nuit à Buffalo,
en guise de consolation, et plusieurs des
coéquipiers de Conor dorment à l’hôtel. J’ai
réservé ma chambre jusqu’à dimanche et,
heureusement, elle n’est pas au même étage que
l’équipe. J’ai croisé Demi dans la minuscule salle
de sport de l’hôtel, ce matin, et d’après elle,
personne au cinquième étage n’a fermé l’œil de la
nuit.
Conor a eu beau dire qu’il aurait besoin d’être
consolé, on s’est à peine parlé après le match. Il se
morfondait avec ses coéquipiers, ce que je
comprends, mais je suis soulagée que les filles
aient été là pour me tenir compagnie.
Tout le monde semble de meilleure humeur ce
matin. Au restaurant de l’hôtel, je rejoins Conor
ainsi que quelques joueurs pour bruncher.
– Où sont Brenna et Summer ? je demande en
m’installant à côté de Conor, avec l’assiette que je
viens de me préparer au buffet.
Du pain complet grillé et un œuf dur. Miam.
– Et Demi, j’ajoute quand je remarque que
Hunter est seul.
– Brenna est en train de skyper avec son mec,
répond Bucky. Elle est dans la chambre à côté de
la mienne, je les ai entendus à travers la cloison.
– Espèce de pervers, dit Conor en mâchant un
bout de bacon.
– Hé, ce n’est pas de ma faute si les murs de
l’hôtel sont fins comme du papier toilette, se
défend Bucky.
– Summer a traîné Demi quelque part, explique
Hunter. Je ne sais pas où.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande Foster en me
souriant. Tu n’aimes pas être la seule nana à la
foire à la saucisse ?
Il saisit une saucisse pleine de graisse dans son
assiette et la mord à pleines dents d’un air
dégoûtant, me faisant éclater de rire.
– Ce que tu viens de faire est si plein de sous-
entendus que je ne sais même pas par où
commencer.
En face de moi, Hunter prend sa tasse de café et
boit une gorgée rapide.
– Alors, vous faites quoi aujourd’hui ?
– T. et moi allons faire du shopping, répond
Conor de cette voix nonchalante que j’adore.
– Cool, je peux venir ? demande Bucky. Il me
faut des chaussettes. J’ai déjà perdu toutes celles
que ma mère m’a offertes à Noël.
– Je viens aussi, déclare Hunter, ma copine m’a
abandonné et je m’ennuie.
Je mâche lentement mon pain grillé et l’avale
avec difficulté.
– Euh…
Gênée, je regarde d’abord Conor, puis ses
coéquipiers.
– Ce n’est pas vraiment une activité de
groupe…
Hunter hausse un sourcil.
– On ne peut pas faire du shopping en groupe ?
– Ils vont acheter des sex-toys, dit Foster. J’en
suis sûr.
– On ne va pas acheter de sex-toys ! je
m’exclame en rougissant quand tous les regards
de la table d’à côté se posent sur moi. Tu es
horrible, je gronde en fusillant Foster du regard.
– Ou peut-être suis-je génial ?
– Non, tu es horrible, confirme Hunter en
souriant.
– Si vous voulez tout savoir, j’ai besoin de
vêtements neufs et Conor va m’aider à les choisir.
– Et alors, on ne peut pas venir pour t’aider,
nous ? demande Bucky.
Je ne sais pas si son air vexé est sincère.
– Tu trouves qu’on a mauvais goût ? insiste-t-il.
– Moi, j’ai de super-goûts vestimentaires,
déclare Hunter en croisant les bras.
Foster imite sa posture de macho en me
regardant droit dans les yeux.
– Moi, je suis tellement stylé que tu ne le vois
même pas, dit-il.
– Tu as raison, je ne le vois pas, je rétorque
sèchement en désignant son tee-shirt à l’effigie
d’un loup de dessin animé qui chevauche un
dragon sur une mer de feu.
Foster termine sa saucisse en deux bouchées.
– Ok, les gars. On va faire du shopping.
*
* *
C’est ainsi que je me retrouve chez
1
Bloomingdale’s avec quatre géants qui attendent
devant ma cabine d’essayage et me jettent des
vêtements à la figure comme si nous étions
chronométrés et que c’était une compétition.
J’arrive à peine à me saucissonner dans un jean
skinny quand je suis ensevelie sous une avalanche
de chemises et de robes.
– On approche du point de non-retour, les gars.
– Change-toi plus vite, gronde Conor.
– Foster vient de trouver tout un rayon de trucs
à sequins, lance Hunter d’un ton menaçant.
– Je ne crois pas avoir besoin de sequins pour…
Une autre avalanche de fringues m’engloutit.
– Ça suffit. On va devoir établir des règles de
base.
Je sors de la cabine, vêtue d’une chemise à
manches longues à motif écossais qui se resserre
sous mes seins avant de s’évaser sur ma taille,
ainsi que d’un jean skinny bleu délavé. Ce n’est
pas un mauvais look, et il a le mérite de cacher les
parties de mon corps que je n’aime pas, sans que
j’aie l’air d’être en pyjama.
Conor me regarde en haussant un sourcil, et
Hunter et Bucky applaudissent poliment. Les trois
mecs sont plantés là, en costard.
Je les regarde, trop choquée pour rire.
– Qu… qu’est-ce que… pourquoi vous êtes en
costard ?
– Pourquoi pas ? répond Bucky.
Cette fois, j’éclate vraiment de rire. Comment
ces clowns ont-ils eu le temps de se changer tout
en m’apportant une montagne de fringues ?
– Prends cette tenue, me dit Conor avec un
regard délicieusement malintentionné.
Sa façon de me mater de la tête aux pieds est
tout bonnement indécente, surtout en public.
Pourtant, je ne me sens pas mal à l’aise, quand
Conor est avec moi, il m’apaise comme par
magie.
– Ouais, je l’aime bien, je dis avant de froncer
les sourcils. Ceci étant dit, j’ai des fringues
jusqu’aux genoux, bande de débiles. Essayons de
se limiter à deux tenues chacun, d’accord ?
– Ooooh, allez, on n’a même pas regardé les
tenues de soirée, râle Bucky.
– Ni les écharpes ! Combien il t’en faut, à ton
avis ? demande Hunter.
– Est-ce qu’on devrait jeter un œil aux bijoux ?
ajoute Foster en venant vers moi, les bras chargés
de robes de soirée.
– C’est quoi, ta taille de soutif ?
Conor frappe Bucky sur la tête.
– Hé, tu n’as pas le droit de demander ça à ma
meuf, espèce d’enfoiré.
Mon cœur s’emballe, car c’est la première fois
qu’il me décrit comme étant sa copine depuis
notre dispute. Je ne savais pas si on poursuivait
toujours cette mascarade et je crois que je suis
encore plus confuse que je ne l’étais déjà.
– Tenez, je dis en ramassant les vêtements à
mes pieds pour les jeter dans leurs bras. Les
mesures de restriction sont officiellement en
place.
Je referme la porte alors que quelqu’un
marmonne « facho » dans sa barbe.
Après avoir mis Bloomingdale’s sens dessus
dessous, on se promène dans le centre commercial
et Conor me fait l’honneur de porter mes sacs.
J’ai trouvé intéressant de voir les styles
proposés par chaque mec. Conor semble me
connaître le mieux, en tout cas, nos goûts
vestimentaires sont les plus proches, et ses choix
sont les plus casual. Très californien, en fait.
Hunter a une tendance plus osée, avec beaucoup
de noir. Bucky semble avoir un style plus
BCBG qui ne m’intéresse pas du tout, et pour ce
qui est de Foster… je ne suis pas sûre qu’il ait
compris le but de la mission. En revanche, aucun
n’est d’accord sur les looks qui me vont le mieux.
Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais en leur
demandant de créer leur style idéal avec Barbie
Taylor.
Les amis de Conor finissent par nous traîner
dans le magasin de jouets où ils lancent un défi à
des collégiens avec qui ils se battent au sabre laser
avant de se faire jeter parce qu’ils font peur aux
clients avec leurs masques de clown.
Après avoir mangé un morceau, les mecs ont
perdu leur enthousiasme pour le shopping et ils
partent en quête de nouveaux ennuis, me laissant
seule avec Conor pour la première fois de la
journée.
On s’arrête d’abord dans une enseigne de surf
et de skate. Après tout, il me paraît normal d’avoir
l’occasion de le déguiser, lui aussi. Ainsi, les bras
chargés de shorts de bain, je le pousse dans une
cabine d’essayage.
– Tu as prévu quoi, cet été ? me demande-t-il à
travers la porte.
– Je rentre chez ma mère, à Cambridge. Elle n’a
qu’un séminaire à enseigner durant l’été, donc on
pensait partir quelque part, peut-être en Europe.
Tu rentres en Californie, toi ?
– Oui, sans doute un peu, soupire-t-il. Je n’ai
jamais habité aussi loin de l’océan. Avant, j’allais
surfer presque tous les jours. J’ai essayé, depuis
que je suis arrivé ici, mais ce n’est pas pareil.
Conor sort de la cabine vêtu du premier short et
je dois faire appel à tout mon self-control pour ne
pas me jeter sur lui. Il est torse nu, appuyé contre
le mur de la cabine, et il est tout bonnement
délicieux. Le V qui disparaît dans son short me
fait littéralement frissonner de plaisir. C’est
injuste.
– Pas mal, je dis d’un ton nonchalant.
– L’orange n’est pas la couleur qui me va le
mieux.
– Je suis d’accord. Suivant.
Il retourne se changer et me jette le short
orange par-dessus la porte.
– Tu devrais venir.
– Où ? En Californie ?
– Ouais, viens pour un long week-end, ou
quelque chose comme ça. On peut faire des trucs
de touristes et traîner à la plage.
– Tu m’apprendras à surfer ?
Il sort vêtu d’un autre short, mais je ne prête
plus attention aux couleurs ni aux motifs. Tout ce
qui m’intéresse, c’est de mater ses pecs saillants et
la façon dont ses abdos se contractent quand il
parle.
Est-ce que ce serait inapproprié de le lécher ?
– Tu adorerais ça, dit-il. Bon sang, j’aimerais
tellement revenir en arrière pour revivre
l’excitation de la première vague. C’est le
meilleur sentiment au monde, de se préparer pour
la vague, de la sentir gonfler sous sa planche…
Quand tu te mets debout et que tu es connecté à
l’océan… c’est la liberté, bébé.
– Tu es amoureux.
Il éclate d’un rire enfantin.
– C’est mon premier amour, acquiesce-t-il en
retournant dans la cabine. L’été dernier, j’ai passé
un mois avec des bénévoles entre San Diego et
San Francisco.
– Vous faisiez quoi ?
– On nettoyait les plages et on filtrait les eaux
les plus proches de la côte pour trier les déchets.
C’est un des plus beaux mois de ma vie.
On ramassait des tonnes d’ordures tous les jours,
puis on surfait et on passait les soirées autour d’un
feu. J’avais l’impression qu’on accomplissait
quelque chose.
– Ça te passionne vraiment, on dirait.
C’est la première fois qu’il parle de ses centres
d’intérêt en dehors du hockey et du surf.
– C’est quelque chose que tu aimerais faire
après la fac ?
– Comment ça ? demande-t-il en sortant, vêtu
d’un autre short.
– Ben, tu pourrais en faire ton métier. Il y a sans
doute des dizaines d’associations qui mènent des
actions de nettoyage sur la côte Ouest. Il n’est
peut-être pas trop tard pour laisser tomber la
finance et étudier la gestion d’ONG tout en
décrochant ton diplôme à temps.
– Je suis sûr que mon beau-père adorerait.
– Qu’est-ce que ça peut faire ?
Soudain, Conor semble épuisé. Et ce n’est pas
seulement son visage, c’est toute sa posture. Son
dos se voûte et ses épaules s’affaissent, comme si
ce sujet était trop pesant pour lui.
– Max paie pour tout, admet-il. Mes cours à la
fac, le hockey, mon loyer… tout. Sans lui, ma
mère et moi aurions à peine de quoi manger.
Donc, quand il a suggéré que j’étudie la finance
comme lui, maman a décidé que le sujet était clos.
– Ok, je comprends que tu lui sois redevable
d’un point de vue financier, mais c’est ta vie. À un
moment donné, il va falloir te battre pour ce que
tu veux. Personne ne le fera à ta place.
– Ça me semblait… je ne sais pas… ingrat, de
me disputer avec lui. Je serais un connard de
prendre son fric et de lui dire d’aller se faire
foutre.
– Ouais, c’est sûr que ce serait un peu dur de lui
dire d’aller se faire foutre ; mais une conversation
sincère et franche sur la façon dont tu veux vivre
ta vie n’est pas aberrante.
– Le truc, c’est qu’on ne se parle pas. Je sais
qu’il aime ma mère et qu’il la rend heureuse, mais
avec moi… il me voit encore comme un petit con
de Los Angeles qui n’en vaut pas la peine.
– Pourquoi il pense ça ?
– J’ai fait des conneries quand j’étais gamin.
J’étais con et je faisais tout comme mes potes ; les
joints, le vol à l’étalage, squatter des bâtiments
abandonnés, ce genre de trucs, explique Conor en
me regardant d’un air coupable.
Il semble honteux, même.
– J’étais vraiment un sale gosse.
Je devine, à sa façon de me regarder, qu’il a
peur que je le voie différemment. Pourtant, pour
moi, rien de tout ça ne change la personne qu’il
est aujourd’hui.
– Ben, tu n’es plus un sale gosse, maintenant.
Donc j’espère que ton beau-père ne te voit plus
comme ça. Ce serait vraiment injuste.
Conor hausse les épaules et j’ai comme
l’impression qu’il ne m’a pas tout dit. Sa relation
avec son beau-père est clairement une source
d’angoisse et de frustration.
– Tu sais ce qui me remonterait le moral ?
L’éclat espiègle dans son regard éveille ma
curiosité.
– Quoi ?
Il passe devant moi et saisit un maillot de bain
noir sur le portant le plus proche.
– Mets ça.
– C’est mort. Il ne m’ira pas.
– Si ça peut t’aider, je peux me mettre à poil.
– En quoi ça m’aiderait ?
Il hausse à nouveau les épaules en affichant un
sourire diabolique.
– D’expérience, ça a toujours aidé les filles.
Je lève les yeux au ciel et saisis le maillot qu’il
me tend avant d’aller dans la cabine d’à côté.
Jamais je n’aurais envisagé faire ça pour un autre
mec, mais je sais qu’un petit défilé dissipera le
nuage noir qui plane au-dessus de la tête de
Conor. Ainsi, afin de sauver le reste de la journée,
j’enlève mon legging et mon pull et j’enfile le
fichu maillot de bain une pièce.
Il est coupé en V plongeant sur le devant, et les
lanières se croisent dans le dos. Comme prévu, il
est trop petit. Il contient à peine mes fesses, et mes
seins essaient désespérément de s’échapper du
décolleté. Je prends mon courage à deux mains et
sors de la cabine d’essayage.
Conor m’attend devant, toujours vêtu de son
short de bain. Lorsqu’il me voit, il ouvre grand la
bouche et hausse les sourcils, sous le choc.
– Voilà. Ne dis pas que je ne fais jamais rien
pour toi, je déclare.
Il bouge si vite que je ne parviens pas à retenir
le cri qui m’échappe. Il se jette sur moi et nous
pousse dans la cabine, refermant aussitôt la porte à
clé.
– Qu’est-ce que tu…
Sa bouche s’empare de la mienne avant que je
puisse finir ma phrase. Ses grandes mains
saisissent mes hanches et il me plaque contre le
miroir. Sa langue se fraie un passage entre mes
lèvres, et mes appréhensions disparaissent lorsque
je plonge mes doigts dans ses cheveux.
Il m’ensevelit, m’enveloppe. Peau contre peau,
rien ne sépare son corps chaud du mien.
– Putain, Taylor, chuchote-t-il. Tu comprends à
quel point tu es canon, maintenant ?
Je sens son érection contre mon ventre, chaque
centimètre de sa verge longue et ferme, et des
dizaines d’idées me viennent en tête. Des idées
dangereuses. J’ai envie de glisser ma main dans
son short, J’ai envie de sentir sa langue dans ma
bouche tandis que je le caresse jusqu’à le faire
gémir et frotter son bassin au…
Quelqu’un frappe à la porte et nous fait
sursauter.
On rompt le baiser et je me dépêche de mettre
mes vêtements par-dessus mon maillot tandis que
Conor ouvre la porte sur une vendeuse à l’air
mécontent.
Parfaitement à l’aise, mon faux mec se gratte le
torse en souriant.
– Pardon, Madame. Ma copine voulait avoir
mon avis.
– Pardon, je parviens à dire en réprimant un fou
rire.
– Hrmmmf, souffle-t-elle sans bouger, attendant
que Conor aille se rhabiller.
Il offre à la vendeuse son sourire le plus
charmeur et lui tend le short tandis que j’arrache
l’étiquette à mon maillot.
– J’aimerais l’acheter, s’il vous plaît, je dis
poliment à la vendeuse en évitant le regard amusé
de Conor.
On pleure presque de rire tandis que je paie
pour le maillot indécent que je cache sous mes
vêtements, et on sort ensuite de la boutique d’un
pas pressé, comme si on avait volé quelque chose.
On rit tout le chemin qui nous ramène à sa Jeep.
Après la tension sexuelle qui régnait dans la
cabine d’essayage, j’avais bien besoin d’un
moment de légèreté. C’est bien, la légèreté.
Contrairement à la tension sexuelle.
Car je ne peux pas avoir envie de Conor
Edwards. C’est mal. Très mal.
Il est précisément le genre de mec qui me
brisera le cœur. Même sans le vouloir.

1. Équivalent américain des Galeries Lafayette


ou du Printemps.
16
Conor
Hunter nous regarde en levant son shot, près du
bar, je suis certain qu’il nous récite un discours
très émouvant sur notre défaite en demi-finale,
qu’il souhaite le meilleur aux seniors et qu’il nous
promet de réussir l’an prochain. Hélas, je
n’entends rien à cause de la musique
assourdissante. Les basses font tinter les glaçons
dans le verre posé à côté de moi et vibrer le sol
sous mes pieds.
Lorsqu’Hunter cesse de parler, on vide nos
verres et on fait passer le feu de la vodka avec une
bonne gorgée de bière. Bon sang, ces débiles vont
me manquer.
Foster me met un petit coup de poing dans le
bras et me dit quelque chose, mais je n’entends
toujours rien, donc je désigne mon oreille en
secouant la tête.
– Elle est où, ta femme ?
Bonne question. Quand Taylor est rentrée à
l’hôtel, tout à l’heure, j’ai reçu un message de la
part de Summer, écrit en majuscules, qui exigeait
de savoir pourquoi elle n’avait pas été invitée au
shopping. Je lui ai rappelé qu’elle et Demi
n’étaient pas au brunch parce qu’elles étaient
occupées ailleurs, ce à quoi elle a répondu que
« ma conspiration pour la tenir éloignée des
centres commerciaux » prenait fin aujourd’hui.
Est-ce que j’ai déjà dit que Summer était folle ?
Son message suivant me demandait de laisser
Taylor entre ses mains de fashionista pour l’aider
à se préparer pour la soirée au club. Je crois que
Taylor s’en est voulu que les filles se sentent
exclues, donc elle a accepté de se préparer avec
elles et de me rejoindre plus tard.
Je ne peux pas nier que j’ai eu peur de la laisser
avec Summer et Demi. Taylor a l’air de s’entendre
avec les mecs, mais les colocs d’Hunter sont folles
à lier. Je l’ai donc mise en garde et lui ai fait
promettre de m’appeler si elles essayaient de lui
couper les cheveux.
Ça fait déjà une heure qu’on est arrivés au club,
et je commence à me demander si je ne devrais
pas appeler les flics.
La boîte est pleine à craquer. Il y a même des
joueurs du Minnesota ainsi qu’une équipe de New
York. Lorsque je repère le numéro dix-neuf au bar,
il propose de m’offrir un verre et j’accepte, je ne
laisse jamais ma fierté se mettre en travers d’un
verre gratuit. Si on doit se contenter de gesticuler
et de hocher la tête pour communiquer, je crois
qu’on parvient à passer l’éponge sur notre
bagarre. Du moins, jusqu’à la saison prochaine.
Les trois équipes finissent par se réunir au bout
du bar et se provoquent à tour de rôle en
partageant des anecdotes de match, en criant pour
se faire entendre. J’adorerais les détester, mais je
dois avouer que les joueurs du Minnesota sont
plutôt cool. Cela dit, je me sentirai mieux l’an
prochain si c’est nous qui nous retrouvons à leur
offrir des shots.
Je regarde par-dessus mon épaule pour la
cinquantième fois, pour voir si Taylor est arrivée,
lorsqu’un visage attire mon attention. Je ne le vois
qu’une seconde, puis il disparaît. En fait, je ne sais
même pas si c’était lui, avec la foule et les
lumières stroboscopiques. Malgré le nœud qui se
loge dans ma gorge et la poussée soudaine
d’adrénaline, je me dis que mes yeux m’ont joué
un tour.
– Puuutain ! s’exclame le numéro dix-neuf,
dont je n’ai pas entendu le prénom quand il l’a
crié.
Foster suit son regard, puis il siffle à la manière
du loup de Tex Avery.
– Putain, Con’. Tu as vu ça ?
Je fronce les sourcils et me tourne sans pour
autant comprendre de quoi ils parlent. Jusqu’à ce
que je repère les deux blondes balayées par un
spot.
Summer et Taylor se fraient un passage dans la
foule, suivies de près par Brenna et Demi. Je n’ai
d’yeux que pour Taylor.
Je crois que je lâche mon verre. Est-ce que j’en
tenais un, d’ailleurs ? J’oublie tout ce qui ne
concerne pas Taylor. Le monde disparaît et il n’y a
plus qu’elle, marchant vers moi dans une petite
robe blanche qui s’illumine sous les UV de la
boîte. Ses cheveux sont bouclés et elle est
maquillée. Je regarde quelques secondes ce grain
de beauté ultra-sexy, juste au-dessus de sa bouche,
comme Marilyn Monroe.
C’est ma nana.
Je dois avoir l’air d’un débile quand je marche
vers elle en essayant de cacher mon érection, mais
putain, elle est juste sublime.
– Danse avec moi, je chuchote dans son oreille
en passant mon bras autour de sa taille.
Elle me répond par un hochement de tête en se
mordant la lèvre. Et ça me fait bander encore plus.
Je ne tiendrai jamais toute la soirée sans lui
arracher sa robe.
– De rien ! dit Summer dans mon dos.
Je l’ignore, me frayant un passage vers la piste
de danse sans lâcher la main de Taylor.
– Je danse hyper-mal, me dit-elle lorsque je la
prends dans mes bras.
– M’en fiche, je marmonne.
J’ai juste envie de la toucher, de la tenir. Je sais
qu’elle sent mon érection quand elle se colle à
moi. J’ai envie de lui demander comment elle
compte y remédier, mais je ne suis pas encore
saoul à ce point, donc je ferme ma gueule.
– Ne me laisse pas me ridiculiser, dit-elle dans
mon oreille, ce qui est rendu plus simple par les
hauts talons qu’elle porte.
– Jamais.
Je l’embrasse dans le cou et je sens sa peau se
couvrir de chair de poule. Elle me tourne alors le
dos et presse ses fesses contre mon bassin pour
danser. Je me mords si fort la joue que je me mets
à saigner.
– Tu vas me tuer, Taylor, je grogne en
promenant mes mains sur son corps, savourant
chacune de ses courbes divines.
Taylor me regarde par-dessus son épaule et me
fait un clin d’œil.
– C’est toi qui as commencé.
C’est alors que quelqu’un tapote mon épaule,
du coin de l’œil, je vois que c’est un mec brun.
Supposant qu’il veut inviter Taylor à danser, je me
tourne vers lui en m’apprêtant à lui dire d’aller se
faire foutre.
Mais ma gorge se noue et je suis incapable de
parler.
– Salut Con’, dit-il. C’est fou de te croiser ici.
Mon estomac fait un saut périlleux et j’ai envie
de vomir. Je cligne des yeux et me force à avoir
une expression parfaitement neutre.
– Kai, je réponds froidement. Qu’est-ce que tu
fais ici ?
Il désigne son oreille en secouant la tête,
comme je l’ai fait toute la soirée.
– Allons parler là-bas, dit-il en désignant un
point derrière moi.
– Je suis vraiment désolé, je marmonne à
l’oreille de Taylor.
– Désolé de quoi ? répond-elle d’un ton
incertain en serrant fort ma main.
Nous suivons Kai au fond du club.
Je n’en reviens toujours pas qu’il soit là.
Ce fichu Kai Turner, il est toujours aussi
rachitique et il sent toujours autant la beuh. Je ne
l’ai pas revu depuis que j’ai traversé le pays pour
fuir ce qu’on a fait.
Le fait qu’il m’ait suivi ici, dans une boîte de
nuit de Buffalo, ne présage rien de bon.
Je serre fort la main de Taylor dans la mienne,
en partie parce que j’ai peur qu’elle s’enfuie, en
partie parce que j’ai peur de ce que je ferai à ce
type si je me retrouve seul avec lui.
– Qu’est-ce que tu fous ici, Kai ?
Il ricane, mais je ne connais que trop bien ce
sourire. Ça marchait mieux quand on était ados,
aujourd’hui, il ressemble juste à un mec qui vend
des montres en or plaqué sur le trottoir d’une rue
bondée.
– Je suis content de te voir aussi, frangin,
répond-il en me frappant sur l’épaule. Une sacrée
coïncidence !
– Arrête tes conneries, je gronde en dégageant
sa main de mon épaule.
Il n’y a pas de coïncidence avec Kai. Depuis
qu’on est en primaire, il a toujours eu un motif
caché. À l’époque, moi aussi.
– Comment tu m’as trouvé ?
Il reluque Taylor, qui se replie sur elle-même à
mes côtés. J’ai envie de lui en coller une.
– Bon, ok, tu m’as eu. J’habite à New York,
maintenant. Des potes à moi jouaient le tournoi et
je me suis dit que je te croiserais peut-être, donc je
les ai accompagnés. J’ai essayé de t’appeler. Mais
c’est bizarre… commence-t-il en me regardant
droit dans les yeux, ton numéro est invalide.
– J’ai changé.
Pour me débarrasser de mecs comme lui.
Taylor s’accroche à moi et m’interroge de ses
grands yeux turquoise.
Putain, j’ai juste envie de l’éloigner de lui.
Je partirais si je n’étais pas persuadé qu’il nous
suivra. Et honnêtement, je préfère ne pas imaginer
ce qui pourrait m’attendre à la sortie de la boîte.
Je sais qu’Hunter et les mecs se battraient avec
moi sans hésiter, mais je n’ai aucun moyen
d’attirer leur attention. Je suis seul.
– C’est ta copine ? demande Kai.
Je sais qu’il sent mon malaise et qu’il se
concentre sur Taylor pour m’agacer. Je n’arrive
pas à savoir s’il veut se battre ou s’il veut juste
qu’elle s’en aille pour qu’il n’y ait pas de témoin.
– Faut croire que tu es devenu East Coast
jusqu’au bout !
– Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? je
demande en serrant les poings.
À ce stade, je me fiche de me faire jeter du
club. Je fais passer Taylor derrière moi et fais un
pas en avant pour la protéger.
– Rien, mec. Moi aussi, je craquerais pour ce
cul. Et je suis sûr qu’elle a une personnalité
géniale, ajoute-t-il en souriant. C’est juste que tu
avais des standards, avant.
Taylor lâche ma main. Merde.
– Ta gueule, connard ! Va te faire foutre !
Je repousse Kai et essaie de reprendre la main
de Taylor.
– Je vais y aller, dit-elle aussitôt.
– S’il te plaît. Attends-moi, T. Je pars avec…
– Oh, allez ma poule, je déconne, crie Kai dans
le dos de Taylor, mais elle est déjà partie.
Soudain, je vois rouge.
– Écoute-moi, je grogne en posant une main sur
l’épaule de Kai pour le plaquer contre le bar.
On n’est pas potes. On n’est rien. Ne m’approche
plus, putain.
– Alors, maintenant que tu as du fric et que tu
es dans une école de riches, tu oublies tes vrais
amis, c’est ça ? Tu es un imposteur, Con’. Je sais
d’où tu viens et je sais qui tu es.
– Je ne plaisante pas, Kai. Ne t’amuse pas à
revenir me voir.
– Mais non, mec, répond-il en dégageant ma
main.
Il fait un pas vers moi, mais avec son mètre
soixante-dix, il m’arrive à peine à l’épaule.
– On a un passé, toi et moi. Je sais des choses,
tu as oublié ? Par exemple, je sais qui aidé à entrer
dans le château de ton beau-papa pour tout
défoncer. Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi
facilement.
J’ai envie de le cogner. Parce qu’il m’a trouvé.
Parce qu’il essaie de pourrir ma vie avec ses
problèmes. Parce qu’il me rappelle que je reste
une merde qui fait semblant de s’intégrer avec les
gosses de riches dont on avait l’habitude de se
moquer.
Mais au lieu de ça, je pars retrouver Taylor.
17
Taylor
Je me sens minable.
Cherchant à fuir la musique assourdissante et
les lumières stroboscopiques, je longe le couloir
qui mène aux toilettes et me cache dans un coin
où je peux enfin respirer. Il fait trop chaud ici, et il
y a trop de monde.
À quoi je pensais, bon sang, quand j’ai laissé
Summer me convaincre d’emprunter cette robe ?
Et les cheveux, le maquillage, les escarpins
argentés.
Cette personne n’est pas réelle, ce n’est pas
moi. Alors oui, ça en valait la peine pour voir le
regard de Conor quand il m’a aperçue à l’autre
bout de la salle. Mais même avec un bon
déguisement, je ne peux pas cacher ce que je suis :
une blague. La B.A. de Conor.
Il est simplement trop gentil pour le voir.
– Putain, Taylor. Je suis désolé.
En parlant du diable… Je lève la tête et vois
Conor se frayer un passage parmi les mecs qui
titubent jusqu’aux w.-c., il s’arrête devant moi.
Il semble véritablement stressé. Je ne sais pas si
c’est à cause de moi ou de ce type, mais je suis
trop fatiguée pour m’en soucier. Je n’ai plus la
force. Rien de tout ça n’est de sa faute, mais je ne
peux plus faire semblant.
– Je veux rentrer, je lui dis simplement.
Son dos se voûte légèrement.
– Ouais, ok. Je vais nous trouver un taxi.
Le trajet jusqu’à l’hôtel se passe en silence,
chaque minute, je sens le gouffre qui nous sépare
s’agrandir et je me renferme sur moi-même.
J’ai commis une terrible erreur en m’autorisant
à penser que je me fiche de lui, au fait que notre
arrangement débile allait être temporaire. Je ne
comprends pas à quel moment mon envie de faire
rager Abigail m’a poussée à faire six heures de
route jusqu’à Buffalo, mais c’est de ma faute.
Ma mère ne m’a pas éduquée avec des contes de
fées et j’ai été bête de tomber dans mon propre
panneau.
– Je suis désolé, répète Conor quand on arrive
devant la porte de ma chambre.
Il ne sait pas quoi dire. Or, il n’y a rien à dire,
on sait tous les deux que notre mascarade s’est
retournée contre nous. C’était prévisible.
– Je peux entrer ?
Je devrais dire non et m’épargner d’avoir à
entendre « j’ai aimé te connaître ». Mais je suis
faible. Je ne veux pas perdre notre amitié et je suis
déçue de ne pas avoir eu le courage de dire non à
Abigail dès le premier soir. Si je l’avais fait,
j’aurais évité le mal d’amour et l’humiliation que
je m’apprête à encaisser.
– Ouais, si tu veux.
Une fois dans la chambre, j’enlève mes talons
aiguilles et je prends une bouteille d’eau à six
dollars dans le minibar. Lorsque je me retourne,
Conor s’est allongé sur le lit et il a placé les
oreillers de sorte à dresser une barrière à côté de
lui.
– Tu es blessée, dit-il. Et je sais pourquoi.
Je m’allonge de l’autre côté du mur de coussins
et ma robe remonte bien trop haut sur mes cuisses.
Je me sens collante de sueur et fatiguée, et je suis
sûre que mes cheveux sont décoiffés. Comment
Conor fait-il pour paraître frais comme un gardon
dans sa chemise grise et son jean bleu ?
– Le mec de la boîte est un vrai débile, et tu ne
devrais pas te soucier des conneries qui sortent de
sa bouche, dit-il. Il aurait dit ça de n’importe
quelle femme qui était avec moi, crois-moi. Kai
aurait trouvé un moyen de l’insulter. Il s’en est
pris à toi parce qu’il savait que ça m’atteindrait,
explique-t-il en soupirant. C’est injuste pour toi.
C’est méchant et je suis désolé que ça se soit
produit, mais je t’en supplie, ne laisse pas ça
gâcher ton week-end.
– Il a appuyé pile là où ça fait mal, je chuchote.
– Je sais, ma belle. Et si tu le connaissais
comme moi, tu lui aurais mis un coup de talon
aiguille dans les couilles et tu aurais continué ta
vie comme si de rien n’était.
– Merde, je soupire en riant tristement.
Pourquoi je n’y ai pas pensé ?
– Parce que tu as du tact.
Je le regarde du coin de l’œil.
– En général, ajoute-t-il en ricanant. Ce que je
veux dire, c’est : oublie ce qu’a dit ce connard.
Tu es canon, ce soir.
– Tu dis toujours ça.
– C’est toujours vrai.
Je me sens rougir et je déteste qu’il parvienne à
faire réagir mon corps aussi facilement.
J’enlève un des oreillers de la barrière qui nous
sépare et le serre contre ma poitrine.
– C’est qui, d’ailleurs ? Un ami de Californie ?
Conor se laisse retomber contre la tête de lit et
soupire longuement. Je le regarde et je vois
l’histoire se jouer sur son visage, comme s’il
hésitait à tout me dire.
– Kai était mon meilleur ami quand on était
gamins, dit-il enfin. Dans mon ancien quartier, on
faisait du skate et du surf ensemble, on fumait des
joints, ce genre de trucs. Quand ma mère s’est
mariée et qu’on a déménagé à Hungtington Beach,
j’ai continué à le voir de temps en temps pour
surfer, mais c’était moins fréquent parce qu’on
n’allait plus dans le même lycée. On s’est
éloignés. Au moment où je suis parti à la fac,
j’avais déjà arrêté de répondre à ses messages.
Et voilà.
Je ne connais pas bien Conor, en tout cas pas
assez pour comprendre son amitié avec Kai, mais
je pense avoir passé suffisamment de temps avec
lui pour savoir qu’il ne me dit pas tout. Il cache
une blessure. Une plaie profonde. Trop profonde
pour me laisser la voir.
– Tu ne penses pas qu’il t’a rejoint dans cette
boîte juste pour te dire bonjour, n’est-ce pas ?
– Absolument pas, répond-il. Je connais Kai
depuis longtemps. Et il est toujours en train de
manigancer quelque chose.
– Il veut quoi, à ton avis ?
Conor rumine sa réponse, je vois sa mâchoire
se contracter et les muscles de son cou se tendre.
– Tu sais quoi ? Ce n’est pas mon problème et
je ne veux pas le savoir.
Il roule sur le côté pour se mettre face à moi, et
quelque chose dans ses yeux gris, dans sa façon
d’entrouvrir la bouche, me fait fondre. Comme à
chaque fois.
– Je passais une super-soirée avant qu’il nous
interrompe.
Je me sens rougir à nouveau et je me mords la
lèvre un peu trop fort pour ne pas oublier la
douleur qui m’attend en me risquant à jouer à ce
petit jeu. Il n’empêche que je joue, à chaque fois.
– Moi aussi, j’admets.
– J’aurais vraiment voulu savoir où ça allait
nous mener.
– Tu penses que ça nous menait où ?
Mon Dieu, est-ce que cette voix rauque
m’appartient ?
– J’ai des milliers d’hypothèses si ça t’intéresse,
répond-il alors que son regard s’embrase.
Est-ce que ça m’intéresse ?
Bien sûr ! Ça m’intéresse toujours, beaucoup
trop, et c’est justement le problème. Parce que le
moment est venu de décider si je fonce tête
baissée en sachant que vais finir
émotionnellement détruite, ou si je sauve les
meubles en mettant fin à tout ça sur-le-champ.
Pourquoi sent-il aussi bon ?
– Je dois te dire quelque chose, je commence en
serrant le coussin contre moi tout en regardant
mes pieds.
– Je…
Je suis une poule mouillée. Je respire et essaie à
nouveau.
– Je n’ai jamais été avec quelqu’un. Du tout.
Enfin, j’ai fait quelques trucs. Mais pas grand-
chose.
– Ah, répond-il.
Cette minuscule syllabe horripilante reste
suspendue dans les airs, comme un filet de fumée
qui grossit et remplit la pièce.
– J’ai été vierge aussi, un jour.
Je lui mets un coup de coude dans les côtes.
– Ça fait longtemps que je n’ai pas été avec une
vierge.
Je lui remets un coup.
– Si tu jouis trop vite, je ne le dirai à personne.
Cette fois, je lui mets un coup d’oreiller dans la
tête.
– Ce n’est pas drôle, espèce d’enfoiré ! je dis en
riant malgré moi. Je suis horriblement vulnérable,
là, tu sais.
– Ma belle…
Il jette les oreillers au pied du lit et s’installe à
genoux entre mes jambes. On ne se touche même
pas, mais de le voir comme ça au-dessus de moi,
de sentir la chaleur émaner de son corps… je n’ai
jamais rien vécu d’aussi érotique.
– Je sais que j’ai été un queutard par le passé.
Mais je ne veux pas être comme ça avec toi.
– Comment je peux le savoir ?
– Parce que je ne t’ai jamais menti. Et que je ne
te mentirai jamais. Même si on ne se connaît pas
depuis longtemps, tu me comprends mieux que
personne, dit-il d’une voix tremblante qui me
surprend. Tu me connais, Taylor. Fais-toi
confiance.
Il se penche et presse délicatement sa bouche
contre la mienne. Le baiser est doux et lent,
comme s’il profitait de ce moment parfait.
Lorsqu’il recule, je vois dans ses yeux le même
désir bouillonnant qui fait rage dans mes veines.
– J’irai lentement, promet-il. Si tu me le
permets.
Mon corps l’emporte sur ma raison. Je tends la
main et l’attire à nouveau à moi pour l’embrasser.
Je sens son érection contre ma cuisse et mon sexe
répond en se contractant.
Je sais qu’il est aussi excité que moi, mais il fait
monter la pression au-delà du supportable.
Il m’embrasse fougueusement et m’emprisonne
sous lui en posant ses mains de part et d’autre de
ma tête, sur le lit. J’entoure sa hanche avec ma
jambe, essayant de le rapprocher, de le faire
avancer pour… je ne sais même pas pourquoi.
Pour soulager ce besoin qui brûle en moi.
– Touche-moi, je chuchote contre sa bouche.
– Tu veux que je te touche où ? demande-t-il en
effleurant ma gorge avec ses lèvres.
Je ne sais pas comment être… sexy. Donc
j’utilise mon corps pour lui dire ce que je veux.
J’enroule mon autre jambe sur ses fesses et me
cambre pour appuyer mon sexe au sien.
Je suis récompensée par un gémissement et il
enfouit sa tête dans le creux de mon cou tout en
avançant le bassin entre mes cuisses.
– Quand tu dis que tu as fait « un peu », ça veut
dire quoi ?
Son souffle chaud chatouille ma clavicule et il
dépose une série de baisers sur mon décolleté.
– Ça veut dire un peu.
J’accompagne les allers-retours de son bassin
avec le mien et suis distraite par les picotements
de plaisir qui parcourent mes veines.
– Quelqu’un a déjà fait ça ? demande-t-il en
tirant sur le décolleté de ma robe pour exposer
davantage mes seins.
Il les prend dans ses mains et les caresse
tendrement.
– Ouais. Mais pas ça.
Je baisse la bretelle de ma robe et lui offre mes
seins tout entiers.
– Putain, Taylor, gronde-t-il en se léchant les
lèvres. J’ai besoin de te goûter.
– Oui, s’il te plaît, je réponds en soulevant mon
bassin.
Il commence par lécher un téton déjà dur, puis
il le prend dans sa bouche, et je suis époustouflée
par le courant électrique qui se précipite entre mes
jambes. Bon sang, ce que c’est bon. Sa bouche
explore mes seins, les embrasse, les suce, les
mordille jusqu’à ce que je gigote sous lui,
désespérée qu’il en fasse plus, désespérée qu’il
assouvisse ce désir insoutenable.
Il ricane en me voyant dans un tel état et sa
main descend entre mes cuisses, où elle s’arrête.
– Et ça ? demande-t-il d’une voix rauque.
Je peux ?
Je gémis en guise de réponse et ses doigts
effleurent mon sexe et mon clitoris. Il n’y a
qu’une autre personne qui m’a touchée comme ça,
à part moi, mais Conor est le premier homme que
j’autorise à enlever ma culotte.
Je suis presque nue, à présent, avec mes fesses
à l’air et ma robe baissée sur mon ventre.
– Tu es tellement bonne. Tu n’as même pas
idée, susurre-t-il en me toisant de son regard
brûlant.
Je remue, gênée, et parviens tout juste à rire.
– Arrête de me regarder comme ça.
– Comme quoi ?
– Comme ça. Tu me mets mal à l’aise.
J’essaie de baisser ma robe sur mes cuisses,
mais il saisit ma main.
– Taylor, gronde-t-il en m’offrant un regard
intense et sérieux que je n’ai jamais vu
auparavant. Qu’est-ce que tu crois que je vois
quand je te regarde ?
Une grosse dans une robe trop petite.
– Je ne sais pas, je mens. Mais je sais que tu ne
vois pas une de ces filles minces auxquelles tu es
habitué, avec leur corps ferme et parfait, je dis en
posant ma main à plat sur mon ventre. Tu vois ?
Je n’ai pas d’abdos.
– Qui veut des abdos ? J’ai assez d’abdos pour
nous deux.
Je ricane, mais mon rire s’évanouit lorsqu’il
remplace ma main par la sienne.
– Tu as tout ce que je veux chez une femme,
dit-il d’un ton sérieux alors que ses mains se
mettent à explorer mon corps. Tu es douce, et
chaude… et tes cuisses… ton cul… putain, tes
hanches…
Il empoigne mon bassin, que mon médecin d’un
autre siècle avait décrit comme « plus qu’idéal
pour avoir des enfants ».
– Tes courbes me rendent fou, Taylor.
Je suis sur le point de répondre lorsqu’il saisit
ma main et la pose entre ses cuisses, où je ne peux
ignorer son excitation.
– Tu sens comme je bande ? C’est pour toi,
Taylor.
Soit Conor est le meilleur acteur sur terre… soit
il pense tout ce qu’il dit. Quoi qu’il en soit, mon
corps n’est pas insensible à son regard affamé et à
ses compliments. Mes joues sont rouge cramoisi,
mes seins fourmillent et ma chatte pulse déjà. S’il
ne recommence pas rapidement à me toucher, je
vais exploser.
– Maintenant… je peux continuer à te rassurer
en te disant combien tu es sexy… ou je peux te
donner un orgasme. Réfléchis bien.
Je frissonne déjà.
– Un orgasme, je veux un orgasme.
– Très bon choix.
Je me mords la lèvre quand il glisse un doigt en
moi. Pas trop profond, juste quelques centimètres.
Juste assez pour que tout mon corps se crispe.
Un sourire narquois se dessine sur ses lèvres.
Conor joue avec moi jusqu’à ce que je n’en puisse
plus et que je m’agrippe à ses doigts pour qu’il
aille plus loin.
Le souffle rapide, il descend le long de mes
jambes jusqu’à ce que sa tête soit entre mes
cuisses. Il caresse mes mollets et mes genoux, sa
bouche effleure l’intérieur de mes cuisses.
Il remonte sur mon sexe en déposant des baisers
sur son passage, puis il lèche mon clitoris et
m’arrache un cri. J’empoigne la couette et enfonce
mes fesses dans le matelas pour m’empêcher de
gigoter.
– C’est bon ?
C’est la meilleure sensation au monde, sa
bouche chaude et humide explore mon corps
sensible et brûlant. Des gémissements rauques et
essoufflés remplissent la chambre d’hôtel, et il me
faut un moment pour comprendre qu’ils viennent
de moi. Je suis perdue dans un brouillard exquis.
Je balance mon bassin d’avant en arrière contre sa
bouche et pousse un cri déçu quand elle disparaît
d’entre mes cuisses.
– Putain, attends une seconde.
Je sens le matelas bouger et j’entends un bruit
de fermeture Éclair. J’ouvre les yeux à temps pour
voir Conor plonger une main dans son boxer et je
réalise qu’il se caresse au moment où sa bouche
trouve à nouveau mon sexe.
À l’aide de sa langue et de ses doigts, il
m’emmène au bord du précipice tout en se
masturbant. J’aimerais le faire à sa place. Je veux
sa queue dans ma bouche, Je veux le goûter.
Je veux lui faire perdre le contrôle, comme il le
fait pour moi.
Conor pousse soudain un gémissement entre
mes cuisses et le mouvement de ses hanches
accélère.
– Je jouis.
Ça suffit à me faire exploser. Un orgasme d’une
intensité que je n’ai jamais connue auparavant
déferle dans mes veines et dans mes muscles.
Même mes orteils se crispent tandis que j’inspire
brusquement pour supporter la chaleur exquise et
féroce qui crépite dans tous mes nerfs.
Conor Fucking Edwards.
18
Conor
Le mercredi qui suit notre défaite à Buffalo,
l’équipe se réunit à la patinoire de Briar. Notre
saison est finie et, pour certains des seniors, cela
implique de se concentrer sur les équipes de la
NHL qui les ont sélectionnés et d’être au meilleur
de leur condition physique pour intégrer les
entraînements d’été. Pour d’autres, le week-end
dernier était leur dernier match. Mais aujourd’hui,
on a tenu à se rassembler pour le coach.
Hunter est au centre de la patinoire, où nous
nous sommes regroupés pour une petite
cérémonie. Le coach sent qu’on manigance
quelque chose et il reste en dehors de notre petit
cercle, l’air suspicieux. C’est une expression que
j’ai vue sur Brenna à plus d’une occasion.
La ressemblance entre le coach et sa peste de fille
est effrayante.
– Donc, commence Hunter, on vous a fait venir
ici aujourd’hui parce qu’on voulait vous
remercier, coach. Cette bande de dégénérés et de
hooligans n’aurait jamais été aussi loin dans le
championnat sans vous, et même si on n’a pas
réussi à remporter le trophée, vous nous avez
rendus meilleurs. On vous doit beaucoup.
– Tu veux dire que tu ne lui as pas remboursé la
caution qu’il a payée pour te sortir de taule,
capitaine ? lance Bucky, en faisant rire tout le
monde.
– Merci Bucky, gronde Hunter en lui faisant un
doigt d’honneur. Bref, merci, de la part de nous
tous. On vous a offert un petit quelque chose.
Gavin et Matt sont pratiquement obligés de
traîner le coach au milieu de notre cercle pour
qu’Hunter lui offre la Rolex gravée que nous lui
avons achetée. Ou plutôt, que nos parents se sont
cotisés pour acheter. Maman m’a envoyé un
chèque en blanc au nom de mon beau-père, et j’ai
dit à Hunter d’y écrire le montant. Je préfère ne
pas savoir.
– Waouh… euh… je…
Le coach admire la montre et ne trouve plus ses
mots.
– C’est hyper-sympa les mecs. Je… euh…
Il renifle et se frotte le visage. Si je ne le
connaissais pas mieux, je penserais qu’il est sur le
point de pleurer.
– Vous êtes un groupe spécial. Quand je dis que
je n’ai jamais eu de meilleure équipe, je le pense.
– Meilleure que celle de Garrett Graham et
John Logan ? demande Foster, citant deux des
joueurs les plus célèbres de Briar.
Aujourd’hui, Graham et Logan jouent tous les
deux pour les Bruins.
– Je n’irais pas jusque-là, répond le coach, et
ses yeux pétillent de malice. Vous avez travaillé
dur les uns pour les autres, et je ne peux pas
demander plus. Donc merci. C’est génial.
Foster apporte la glacière de bières qu’on a
laissée sur le banc et fait passer les bouteilles
tandis que je prends un moment pour apprécier la
dernière fois où nous sommes tous ensemble sur
la glace. Je suis sûr que l’équipe de l’année
prochaine sera super, mais celle-ci ne sera plus
jamais réunie.
Il y a huit mois, j’ai débarqué sur ce campus en
doutant de ma décision, en me demandant si
j’avais suffisamment réfléchi avant de déménager
à l’autre bout du pays pour repartir à zéro. J’avais
peur de ne jamais m’intégrer une école de l’Ivy
League et de m’étouffer avec leurs polos Ralph
Lauren. C’est alors que j’ai rencontré cette bande
d’imbéciles.
Je ne pouvais pas trouver de meilleurs amis.
Et Taylor. Ça fait moins d’un mois que je la
connais, mais je la compte déjà parmi la poignée
de personnes en qui je peux vraiment avoir
confiance. Elle me donne envie d’être une
meilleure personne. Avec elle, j’ai enfin le
sentiment de pouvoir réussir quelque chose et
d’avoir une relation sérieuse qui est fondée sur
l’amitié plutôt que le sexe. Même si certains de
mes amis semblent avoir du mal à le croire.
– Tout ce que je dis, poursuit Foster alors qu’on
rentre chez nous en voiture, c’est que Con’ n’a pas
dormi dans notre chambre, samedi soir. Donc, à
moins qu’il ait squatté avec toi et Demi, cher
capitaine, j’ai une idée de l’endroit où il a passé la
nuit.
– Mec, la jalousie ne te sied pas, je réponds.
– Non mais sérieusement, insiste Hunter en se
penchant en avant depuis le siège arrière, il se
passe quoi entre vous ?
Si seulement je le savais.
Enfin, Taylor me plaît. Énormément. Mais je
n’en suis pas moins persuadé que si je tentais de
renégocier les termes de notre relation, elle
partirait en courant. Je crois qu’elle n’est pas
encore convaincue que j’ai changé, et pour être
honnête, personne n’est plus surpris par mon
nouveau penchant pour la monogamie que moi.
Pour l’instant, j’ai décidé d’en profiter sans me
prendre la tête.
– Un gentleman ne s’épand pas sur ce genre de
choses.
– Dans ce cas, c’est quoi ton excuse ? ricane
Foster.
– Con’, tu devrais imposer un abonnement à
Foster s’il compte s’intéresser autant à ta queue,
lance Hunter en souriant.
Je commence à compatir avec Hunter pour tout
ce qu’on lui a fait subir quand il avait fait vœu de
chasteté au début du semestre, avant de se mettre
en couple avec Demi. C’est hyper-emmerdant. Les
mecs sont comme des chiens avec leur baballe, et
j’imagine que ça ne va faire qu’empirer,
maintenant que la saison est terminée et qu’ils
n’ont rien d’autre à se mettre sous la dent.
C’est pour ça que quand Hunter me coince au
moment où nous nous arrêtons pour prendre à
manger au diner, ma compassion me pousse à
m’ouvrir un peu à lui.
– C’est sérieux à quel point ? me demande-t-il.
Nous attendons dans la voiture, Matt et Foster
sont allés chercher nos commandes.
– Je ne sais pas si c’est sérieux. Mais on est en
bonne voie pour que ça le devienne, je réponds en
haussant les épaules. On n’a même pas encore
couché ensemble, j’admets en sachant qu’Hunter
sait se taire. À Buffalo, c’était la première fois
qu’on fricotait vraiment.
– Mais c’est presque le meilleur moment, non ?
Avant le sexe. Quand tu penses sans cesse à la
première fois, toute cette anticipation, tu sais ?
Quand on s’allume l’un l’autre et que la tension
sexuelle est dingue.
Je n’en saurai rien, en fait, c’est la première fois
que le sexe n’est pas la première étape. D’ailleurs
pour moi, c’est souvent la première et la dernière.
– Sauf que je me souviens que tu avais été
d’une humeur déplorable.
– Ouais c’est vrai, admet-il en riant. Ça a cet
effet, aussi.
– Taylor est une chouette fille. On s’entend
super-bien, je déclare avant d’hésiter quelques
secondes. Honnêtement, j’essaie juste de tenir
aussi longtemps que possible avant qu’elle se
rende compte que je suis une ordure et qu’elle est
trop bien pour moi.
Hunter secoue la tête.
– Tu sais, si tu ne te traitais pas toi-même
comme une ordure, les gens arrêteraient aussi.
– Merci, papa !
– Va te faire foutre, enfoiré !
Je cache mon sourire. Hunter et moi avons une
relation différente de celle que j’ai avec les autres
mecs. Peut-être parce qu’on essaie tous les deux
d’être de meilleures personnes, ces derniers
temps. C’est le seul à qui je parle de choses plus
sérieuses, donc ses remarques m’affectent
davantage. J’y pense encore quand je rentre chez
moi et que je rappelle enfin ma mère, dont j’ai raté
le coup de fil ce matin.
– Tu étais où, mon grand ? Je n’ai pas eu de tes
nouvelles après le match.
– Ouais, désolé. Le week-end était un peu fou
et j’étais crevé quand je suis rentré. Et j’ai dû
rattraper le retard que j’ai pris en cours ces
derniers jours.
– Je suis désolée que vous ayez été éliminés, il
vous reste l’année prochaine, hein mon chéri ?
– Ouais. Ça va, je me suis fait à l’idée.
Les mecs qui ne pensent qu’à ça pendant toute
une année me prennent la tête, en fait. Genre, mec,
trouve-toi un autre passe-temps !
– Comment ça va ? Comment va Max ?
Elle soupire avant de répondre.
– Il veut s’acheter un voilier, il est parti à
Monterey pour en voir un.
– Il sait faire de la voile ?
– Bien sûr que non, mais pourquoi ça
l’arrêterait ? répond-elle en riant.
Je suppose que c’est mignon, qu’elle trouve ses
idées irrationnelles parfaitement charmantes.
– Je lui ai dit qu’il avait à peine le temps de
dîner à la maison et lui ai demandé quand est-ce
qu’il trouverait le temps d’apprendre à faire de la
voile. Mais s’il doit faire une crise de la
cinquantaine, je préfère que ce soit avec un bateau
plutôt qu’avec une femme plus jeune.
– J’ai lu quelque part qu’on ne peut pas aller en
prison si on met le feu à son propre bateau, je
déclare.
– C’est bon à savoir. Bref, je ne veux pas te
prendre trop de temps. Tu me manques. Je t’aime.
Sois sage.
– Qui, moi ?
– Mouais, c’est ce qu’il me semblait.
– Je t’aime, maman, à plus.
Je suis content qu’elle soit heureuse. Je suis
content que Max la rende heureuse et qu’elle ait
plus d’argent qu’elle n’en a besoin, au point
qu’elle n’a même pas à se disputer à propos de
l’achat d’un voilier. Pourtant, quand je raccroche,
j’ai un goût amer dans la bouche.
Penser à Max me rappelle mon échange avec
Kai. Le revoir a fait rejaillir des tas de souvenirs et
d’émotions que j’avais mis de côté depuis que je
suis à Briar, et j’ai le sentiment que je ne les
oublierai pas si facilement.
Quand j’ai quitté la Californie, c’était en grande
partie pour m’éloigner de Kai, car je pensais lui
être redevable de quelque chose. Pendant
longtemps, il a été mon meilleur ami, et quand j’ai
pu sortir du vieux quartier alors qu’il y est resté,
j’ai eu le sentiment de l’avoir trahi. Puis j’ai
compris que pour Kai, il n’avait jamais été
question de loyauté ou d’amitié, pour lui, les gens
ne sont que des pions. Notre valeur dépend de ce
qu’on peut lui apporter.
Quand j’y repense, je vois bien que Kai Turner
est un microbe qui infecte tout ce qu’il touche.
J’espère sincèrement que je n’aurai plus jamais à
le revoir.
Sentant une humeur lugubre arriver, j’écris à
Taylor pour me changer les idées.

MOI : Je peux venir pour te brouter ?

Je plaisante, mais seulement à moitié.

TAYLOR : Réunion Kappa. On se voit plus


tard ?
Je ne sais pas si je devrais me sentir vexé
qu’elle ne réponde pas à ma proposition, ne serait-
ce qu’avec un émoji qui réfléchit. Je décide
toutefois de ne pas lui prendre la tête étant donné
qu’elle est en pleine réunion et qu’elle aurait pu ne
pas me répondre du tout.

MOI : Cool. Écris-moi.

Je jette mon téléphone sur mon lit et ouvre ma


commode pour trouver un short de sport. Si je ne
peux même pas convaincre ma fausse copine de
lui brouter le minou, autant aller courir. Il n’est
jamais trop tard pour travailler sur son cardio.
19
Taylor
Je manque m’étouffer en lisant le message de
Conor, qui a le chic pour me surprendre pendant
les réunions Kappa.
– Qu’est-ce qui est si drôle ? demande Sasha en
m’arrachant mon téléphone des mains après que
j’ai répondu à Conor.
Je me jette sur elle, mais ma meilleure amie est
trop rapide. Je suppose que ça vient de ses talents
de gymnaste, quelle garce !
– « Je peux venir pour te brouter ? » lit-elle, en
se levant pour m’échapper.
Je la poursuis et la coince contre l’antiquité qui
sert de table basse dans le salon. Tout dans cette
maison coûte un bras et a été offert par un ancien
élève pour je ne sais quelle raison absurde.
– Emoji aubergine, emoji éclaboussure, emoji
pêche…
– Tais-toi ! je gronde en récupérant mon
téléphone. Il n’a pas insinué qu’il allait éjaculer
sur mes fesses.
– C’est sous-entendu, Taylor. Je suis fière de
toi.
– Je laisserais Conor Edwards éjaculer sur ma
tortue en peluche s’il le voulait, déclare Rachel.
– Oui, on sait, Rach, répond Olivia en faisant
mine de vomir. Espèce de tarée !
– Tu as dit oui, n’est-ce pas ? demande Beth en
remuant son smoothie avec sa paille. Je t’en
supplie, dis-moi que tu as dit oui.
– Vous voyez ? dit Lisa en hochant vivement la
tête, les vrais mecs font des cunnis.
– Mais est-ce qu’il est doué pour ça ? demande
Fiona en couvrant ses cuisses avec un coussin,
comme si elle cachait une érection féminine.
Je suis sûre qu’il sait faire. Je sais deviner ce
genre de chose chez les gens.
Sasha et moi nous rasseyons à la table de la
salle à manger, tournant nos chaises vers le salon
pour voir tout le monde. Je sens le regard de
quelqu’un sur moi et je découvre qu’il s’agit de
Rebecca. Lorsque nos yeux se croisent, elle se
dépêche de tourner la tête.
– On pourrait calmer les chattes en chaleur, s’il
vous plaît ? rouspète Abigail qui est toute rouge.
Je n’ai pas envie d’entendre parler du gigolo de
Taylor. On a des sujets plus sérieux à traiter.
– Comme le couronnement d’Abigail…
chuchote Sasha.
– Pourquoi perdre notre temps avec de fausses
élections, hein ? je réponds à voix basse.
Sasha pointe deux doigts sur sa tempe et fait
mine de se tirer une balle dans la tête.
Cependant, notre présidente ne commence pas
la réunion en parlant de l’élection, choisissant de
traiter un sujet plus urgent.
– Rayna, tu veux nous dire où on en est du Gala
de Printemps ? demande Charlotte.
– Lundi, les billets seront prêts chez
l’imprimeur. Cette année, nous vous demandons
d’en vendre vingt chacune. Les détails concernant
l’hôpital pour enfants auquel nous allons verser
les fonds sont dans le mail que vous avez reçu,
tout comme le dress code à adopter. Pensez à
rappeler aux gens à qui vous vendrez les billets
qu’une tenue formelle est obligatoire. Et je ne
plaisante pas quand je dis que les mecs doivent
porter une cravate. S’ils se pointent sans, ils ne
rentreront pas. Je parle pour toi, Stephanie.
Rayna rive un regard assassin sur notre sœur
qui peine à cacher un sourire coupable. L’an
dernier, son rencard s’est pointé déguisé en Jésus
gothique. Ça n’a pas plu aux anciens élèves.
– On peut le faire à Boston, cette année ? se
plaint Jules. L’an dernier, la salle avait une odeur
bizarre et c’était impossible de se garer. Je pense
que je peux convaincre mon père de…
– Non, rétorque Rayna. Plus nous dépensons
d’argent pour la location de la salle, moins nous
en reverserons à l’association. Ce sera à la salle
municipale de Hastings, comme toujours, mais
cette année, on va louer le parking de l’église d’en
face et on va embaucher des voituriers.
– Tout le monde doit se porter volontaire,
déclare Charlotte. Que ce soit pour le planning
VIP, pour la déco, ce que vous voulez. Rayna a la
liste. Si vous ne choisissez pas un rôle, c’est moi
qui vous l’attribuerai.
Sasha me met un coup de coude dans les côtes.
Lors de la dernière réunion, elle a pris le contrôle
du comité de musique et elle m’a entraînée dans
sa révolte. En gros, on doit parcourir sa playlist
Spotify pour trouver le bon équilibre entre des
morceaux pour danser et des morceaux qui
plairont à nos invités plus âgés. L’an dernier,
Sasha a dégagé le DJ au bout de vingt minutes et
elle a géré le set avec son téléphone.
Autant dire que nous avons toutes décidé qu’il
était plus simple de laisser les rênes à Sasha.
Lorsque Charlotte déclare que la réunion est
finie, je me rends aux toilettes quand Abigail me
coince dans le couloir. Apparemment, elle a revu
son fournisseur d’eau oxygénée, ses cheveux sont
désormais presque blancs et semblent absorber
toute la lumière naturelle pour ne refléter que son
aura de garce.
– Tu es terriblement arrogante, ces derniers
jours, dit-elle en se plaçant entre moi et la porte du
w.-c..
Je devrais faire pipi sur ses Louboutin pour me
venger.
– Je te promets que non. Maintenant, si tu veux
bien me…
– Tu sais qu’il va se lasser de toi et te larguer,
bientôt ? Il ne sort jamais avec une nana plus de
quelques semaines.
– Qu’est-ce que ça peut te faire ?
– On est sœurs, Tay-Tay, roucoule-t-elle en
penchant la tête sur le côté.
Ça lui donne un air de marionnette et c’est
hyper-flippant. Mais peut-être qu’elle a besoin de
faire ça pour rassembler son sang sur un côté de
son cerveau afin de pouvoir parler ?
– Je détesterais que tu aies le cœur brisé.
– Ne t’en fais pas, je dis en tendant le bras pour
l’obliger à se pousser. Notre relation est basée sur
le sexe, donc…
Je lui passe devant et m’occupe de ce que j’ai à
faire. Lorsque je sors, Abigail est toujours là. Elle
n’a pas mieux à faire que de se mêler de ma vie
sentimentale ?
Elle me suit dans le hall et, au moment où
j’ouvre la porte pour sortir, je tombe sur Kevin,
son mec, qui sent le déodorant et les chips au
fromage.
Chaque fois qu’il me voit, son regard devient
vitreux avant de s’accrocher à mon décolleté.
C’est seulement à ce moment-là qu’il semble me
reconnaître.
– Salut, Taylor.
– Taylor ! crie Sasha depuis l’escalier. Ramène
tes fesses ici.
– Vois les choses de cette manière, je dis à
Abigail en passant devant elle et son mec pervers.
Quand j’en aurai fini avec Conor, tu pourras enfin
tenter ta chance.
Une vague d’adrénaline parcourt mes veines.
Affronter Abigail, ne serait-ce qu’un peu, est
génial ! Je me sens puissante.
– On devrait demander à Charlotte de faire
venir le Samu, dit Sasha en montant dans sa
chambre. Abigail va mourir de jalousie d’une
minute à l’autre.
– Je ne sais pas si c’est de la jalousie, je
réponds en m’asseyant sur son pouf. Je crois que
ce qui la rend dingue, c’est que sa méchanceté se
soit retournée contre elle et que je sois heureuse
grâce à elle.
Sasha s’assied sur l’autre pouf et me regarde
d’un air curieux.
– Alors, c’est devenu sérieux ? Conor et toi,
vous êtes ensemble ?
– Je ne sais pas si c’est sérieux, mais ce n’est
plus seulement une mascarade.
– Donc, vous êtes ensemble.
– Je crois, oui, je réponds en déglutissant.
En tout cas, on s’est embrassés. Entre autres. On a
fricoté à Buffalo…
– Tu as fait sept heures de route pour un plan
cul ?! s’exclame Sasha en riant. J’espère que vous
avez fait plus que fricoter !
– C’était six heures et demie de route. Et…
d’accord. On a fait plus que ça.
– Tu es toujours vierge ?
– Je n’ai toujours pas touché son pénis, non.
Sasha ricane.
– Ok. Donc… Tu en penses quoi ? Est-ce que tu
ne fais que t’amuser ou tu comptes aller plus loin
avec lui ?
– Je ne sais pas. Enfin, j’aime ça. Il a
clairement atteint le top score en matière de
fricotage. Il est gentil et respectueux, et il me met
à l’aise.
– Mais…
– Mais j’hésite encore. Il est vraiment génial
avec moi, mais je n’arrive pas à me défaire de
l’idée que si je couche avec lui, je ne serai qu’un
énième prénom sur une très longue liste. Ça me
paraît…
Je ne termine pas ma phrase, cherchant mes
mots.
– C’est un truc de société patriarcale, tu sais.
On se fiche de savoir avec combien de femmes il
a couché. Est-ce qu’il les a trompées ? Est-ce qu’il
leur a promis de les épouser pour les séduire avant
de disparaître dans la nuit ? Est-ce qu’il poste des
selfies sexuels sur Insta et est-ce qu’il échange les
meufs avec ses potes comme si c’étaient des
trophées ?
– Pas que je sache, non.
– Alors, arrête de te prendre la tête. Couche
avec lui quand tu te sens prête et si tu en as envie.
– Ok, ok, je réponds en levant les yeux au ciel.
J’ai pigé.
– La société dit aux garçons de conquérir et aux
filles de se préserver pour une version plus jeune
de leur père. En faisant un calcul rapide, il me
semble que… ouaip, le résultat est une hypocrisie
pourrie et totalement bidon. Ta valeur ne se
résume pas à ton vagin ni à combien de femmes
sont passées avant toi, Taylor.
20
Conor
Je n’ai pas autant doigté une nana depuis le
lycée.
Taylor est allongée dans mon lit, sur le côté, la
bouche légèrement entrouverte, les joues roses.
J’ai jeté son soutif sur mon bureau. Son chemisier
ouvert m’offre une vue parfaite sur ses seins, et
son jean est suffisamment baissé pour me
permettre de glisser ma main dans sa petite culotte
blanche. Je n’ai pas encore vu cette femme
entièrement nue, mais elle est la nana la plus
érotique que je connaisse. Ses cheveux blonds
sont étalés sur mon oreiller et son petit corps
chaud est enroulé autour du mien tandis qu’elle
balance son bassin contre ma main. Ses yeux se
ferment chaque fois que mon pouce caresse son
clitoris. Je pourrais passer la journée à faire ça.
– Stop, gémit Taylor en arrachant sa bouche de
la mienne.
J’arrête aussitôt. Merde. Est-ce que j’y ai été
trop fort ? Ça fait un bail que je n’ai pas fait ça
avec une fille vierge.
– Je te fais mal ?
– Non, c’est génial.
– Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
– Rien. C’est juste que… je crois que je veux te
prendre dans ma bouche.
– Tu crois ?
Je grince des dents et fais tout mon possible
pour ne pas éclater de rire. En général, ce n’est
pas comme ça que la conversation commence.
D’ailleurs, je crois que c’est la première fois
qu’une nana m’en parle.
Taylor hoche la tête et semble déjà plus
confiante après y avoir réfléchi. Elle se lèche les
lèvres et ma verge est à deux doigts de percer un
trou dans mon jean.
– Ouais, j’en ai envie.
– Tu n’es pas obligée, tu sais. Je ne crois pas au
sexe de transaction, tu ne me dois rien.
– Je sais.
Elle me sourit et ses yeux s’illuminent d’un
éclat coquin. Comme si elle se préparait pour une
aventure. C’est plutôt mignon et bizarre.
La première pipe de ma nana.
– D’accord, alors.
Je m’installe sur le dos et joins mes mains sous
ma tête.
– Fais de moi un homme, Taylor Marsh.
Elle rit doucement, puis elle s’accroupit entre
mes cuisses pour baisser mon jean et mon boxer.
Je bande depuis qu’elle a passé la porte de ma
chambre, il y a une heure, et ma verge se dresse
pour la saluer.
Taylor se mord la lèvre en me prenant dans sa
main pour me caresser. Elle dit quelque chose,
mais je ne l’entends pas parce que je me concentre
pour ne pas éjaculer. Je me suis branlé si souvent
en l’imaginant me prendre dans sa bouche et me
regarder avec ses grands yeux bleus…
– Je te fais mal ? dit-elle en parodiant mes
paroles tout en me branlant. Tu as l’air de souffrir.
– C’est une véritable torture, je marmonne.
Je ne crois pas que j’y survivrai.
– Ok. Juste… n’éjacule pas dans mes cheveux,
déclare-t-elle.
J’éclate de rire, mais je cesse aussitôt quand
elle commence à lécher lentement mon gland. Elle
le prend entre ses lèvres charnues pour le caresser
avec la langue, et je suis déjà sur le point
d’exploser. Je plonge mes doigts dans ses cheveux
pour l’encourager à ralentir. Elle s’exécute et suce
alors ma verge, millimètre par millimètre. Quand
elle l’a prise entièrement dans sa gorge, je suis
trempée de sueur.
Jésus Marie Joseph !
Je m’essuie le front et mon souffle devient
laborieux quand elle retire ma queue de sa bouche
avec la même lenteur atroce. Sa langue en lèche la
pointe paresseusement, dessinant des cercles
divins, manquant me faire éjaculer sur-le-champ.
Pourquoi j’ai pensé que prendre son temps
serait mieux, bon sang ? Lentement, à toute
vitesse, peu importe. Je ne tiendrai pas longtemps.
Je ne sais pas où elle a appris ça, mais Taylor est
en train de m’offrir la meilleure pipe de toute ma
vie.
– Putain, bébé, je vais bientôt jouir, je gronde
en serrant les dents.
Les lèvres luisantes, Taylor se redresse sans
cesser de me branler. Je pousse un grognement en
saisissant le tee-shirt pendu à ma tête de lit et
j’empoigne ma queue en me crispant de la tête aux
pieds. J’éjacule dans le vêtement alors que Taylor
m’embrasse tendrement sur le torse, puis dans le
cou, jusqu’à ce que je cherche sa bouche. Nos
langues se rencontrent et je l’embrasse avidement
jusqu’à ce que les derniers soubresauts de mon
orgasme disparaissent.
– Ça a été ? demande-t-elle en souriant
timidement.
Je suis épaté par la façon qu’a Taylor de passer
de la vierge innocente à la déesse des pipes pour
redevenir adorablement pudique.
Je soupire joyeusement.
– Mieux que ça, c’était génial, je réponds avant
de réaliser quelque chose. Mais je ne t’ai pas fait
jouir. Je peux encore…
– Ça va, ne t’inquiète pas, dit-elle en posant sa
tête sur mon torse pour me caresser le ventre.
– Je te ferai jouir deux fois, la prochaine fois, je
dis en l’embrassant avant de jeter mon tee-shirt
dans la panière à linge.
Avec Taylor, les préliminaires sont redevenus
amusants. Avant elle, les filles étaient pressées de
baiser au point que je ne connaissais pas toujours
leur prénom, ou bien j’étais tellement impatient de
les voir à poil que je ne les embrassais même pas.
Avec Taylor, je ne veux rien rater. Je veux
connaître son corps par cœur et lui offrir toutes les
expériences qui existent. Je suis son premier, et je
compte faire en sorte que tout se passe au mieux.
Mon téléphone vibre sur ma table de chevet,
près de Taylor.
– Tu peux l’attraper, s’il te plaît ?
Elle me le tend et je fronce les sourcils en
voyant l’écran afficher « numéro masqué ».
– Allô ? je réponds en continuant de caresser les
cheveux de Taylor.
– Salut, frangin.
Je me crispe de la tête aux pieds. Kai, cet
enfoiré.
– Comment tu as eu ce numéro ?
Taylor lève la tête et me questionne du regard.
– M’en veux pas, mec. J’ai parlé à un de tes
potes au club, à Buffalo.
Je parie que c’est Bucky. Ce mec filerait le
PIN de sa carte bancaire si on le lui demandait
poliment.
– Ils ne tiennent pas l’alcool, ces sportifs.
– Eh ben, oublie-le. Je t’ai déjà dit que…
– Calme-toi, frangin, je viens en paix. Écoute,
je vais être à Boston ce week-end. On devrait se
voir pour parler. Ça nous ferait du bien, à tous les
deux.
Mais bien sûr ! Avec Kai, tout ce qui compte,
c’est ce qui lui fait du bien à lui.
– Ça ne m’intéresse pas.
Je raccroche et jette mon téléphone par terre.
Putain.
– C’était encore ce type ?
L’air inquiète, Taylor s’assied à côté de moi en
se rhabillant un peu.
– Ce n’est rien, oublions ça, je réponds.
Depuis que Kai a refait surface à Buffalo, je
n’ai pas réussi à me débarrasser du mauvais
pressentiment qui me noue le ventre.
– Conor, je sais que tu ne me dis pas tout, dit-
elle en me regardant de cet air sincère et
vulnérable qui me fait me sentir minable.
Je comprends que tu ne sois pas prêt à m’en parler
ou que tu ne me fasses pas confiance. Mais ne fais
pas comme si ce n’était rien.
Merde.
– Je suis désolé.
Si Taylor doit réaliser qu’elle est trop bien pour
le tocard que je suis, autant que ce soit
maintenant.
– Je ne voulais rien dire, parce que j’aime la
personne pour qui tu me prends.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je veux dire que si Taylor était moins gentille,
elle bloquerait tout de suite mon numéro.
– Je veux dire que si tu m’avais connu à
l’époque, tu aurais eu raison de t’enfuir en
courant.
– J’en doute.
Sa réponse m’anéantit, cette fille a bien trop
confiance en moi.
– Dis-moi… Je suis sûre que ce que j’imagine
est encore pire que la réalité.
Eh merde !
– J’ai passé les deux dernières années à essayer
de prendre mes distances avec Kai, parce que
j’étais comme lui, avant. On est fourrés ensemble
depuis qu’on est gamins. Il arrivait toujours à me
convaincre de faire des conneries, comme entrer
par effraction dans des immeubles abandonnés
pour les taguer, commettre des vols à l’arraché,
ce genre de choses…
Des trucs comme se battre, briser des
parebrises…
– Quand on est arrivés au lycée, Kai s’est mis à
dealer, surtout de la beuh. C’est ce que tout le
monde faisait. À l’époque, ça ne me semblait pas
si mal. Mais quand on a été en première, son
grand frère a été mis en taule pour avoir braqué
des voitures, et Kai prenait la même direction que
Tommy. Il traînait avec les potes de son frère, il
ratait des semaines entières de cours.
Je n’arrive pas à déchiffrer l’expression de
Taylor pendant que je lui raconte tout ça.
Je n’arrive toujours pas à admettre le pire, parce
que j’ai honte de ce que j’étais. Et je sais que tout
ça est encore en moi, sous la surface…
– Puis ma mère a épousé Max et on a
déménagé. Ils m’ont mis dans un lycée privé, je
dis en haussant les épaules. Ça m’a permis de
m’éloigner de Kai. Sans ça, je serais sans doute en
prison, j’aurais suivi les pas de Kai.
Taylor me regarde pendant longtemps,
silencieuse, pensive. Je ne réalise que je retiens
mon souffle que lorsqu’elle soupire.
– C’est tout ?
Non.
– Oui. Enfin, ouais, en gros.
Putain, quel tocard je suis. Quel lâche !
– Tout le monde a un passé, Conor. On a tous
fait des conneries, dit-elle d’un ton à la fois doux
et déterminé. Je me fiche de ce que tu étais avant.
Ce qui m’intéresse, c’est ce que tu choisis d’être
aujourd’hui.
– C’est facile à dire, pour toi, je réponds en
riant sombrement. Tu viens de Cambridge.
– C’est quoi le rapport ?
– Tu ne sais pas ce que c’est que de grandir
sans un rond, et de te retrouver du jour au
lendemain dans un lycée privé, en costume-
cravate. Je détestais tous ces petits prétentieux
avec leurs BMW et leurs sacs Louis Vuitton.
On me lançait des regards noirs à longueur de
journée, on me harcelait dans les couloirs, et je
passais mon temps à me dire combien ce serait
facile de braquer leur caisse et de partir à la plage
avec, ou de voler tous les gadgets hors de prix
qu’ils laissaient dans leurs casiers. C’est pour ça
que j’ai d’abord été dans une université publique,
en Californie : j’en avais marre de pas appartenir à
ce milieu, je dis en secouant la tête. Puis j’ai
atterri ici, sur la côte Est, entouré de vieilles
familles, et c’est la même chose. Je sais que ma
pauvreté se sent dès que je passe la porte d’une
pièce.
– C’est faux, insiste-t-elle. Tous ceux qui
tiennent à toi se fichent que tu aies grandi dans
une famille riche ou pas. Et ceux qui s’attachent à
ça ne sont pas tes amis, donc qu’ils aillent se faire
foutre ! Tu as autant ta place ici que quiconque.
J’aimerais pouvoir le croire. Et peut-être que
pendant quelque temps, je l’ai cru. Mais le retour
de Kai dans ma vie m’a rappelé qui je suis, que ça
me plaise ou non.
21
Taylor
On est déjà mi-avril, mais la météo n’a pas
encore décidé de la saison qu’elle souhaite suivre.
Je sors de cours en ayant l’impression d’être en
hiver, tout le monde porte un bonnet et des gants,
et tient son gobelet de café fumant en expirant des
nuages de vapeur blanche. Pourtant, le printemps
commence tout de même à se faire sentir, le ciel
est bleu et les rayons du soleil se faufilent entre
les branches encore nues des vieux chênes,
réchauffent les pelouses de Briar. Ce qui implique
qu’il ne reste qu’un mois avant la fin du semestre.
Jusqu’à présent, tout ça a semblé lointain, mais
le Gala de Printemps approche à grands pas ainsi
que mon évaluation de stage et les partiels à
réviser, la fin d’année se précipite sur moi comme
une cavalcade de buffles sauvages. Je suppose que
je me sens un peu submergée par tout ça parce
que, ces derniers temps, le gros de mon attention
s’est porté ailleurs : sur Conor Edwards.
On n’a toujours pas défini notre relation en
termes précis, et ça me convient. C’est génial,
même. De cette façon, il y a bien moins d’attentes
à satisfaire et moins de risques d’être déçue.
Cela dit, je commence à me demander comment
Conor voit la suite. Il m’a invitée en Californie,
cet été, mais est-ce qu’il était sérieux ? Et est-ce
qu’il voulait dire comme amis, comme amis avec
bénéfices, ou autre chose ? En même temps, je ne
lui en voudrais pas qu’il envisage la fin du
semestre comme la fin de notre relation exclusive.
Je regrette seulement qu’il n’y ait pas un moyen
simple et indolore de lui demander s’il veut qu’on
poursuive notre histoire pendant l’été.
Cela dit, peut-être que je n’ai pas vraiment
envie d’entendre la réponse.
Je suis en chemin pour la bibliothèque quand
ma mère m’appelle. Ça fait longtemps que nous
ne nous sommes pas parlé, je suis contente
d’entendre sa voix.
– Salut !
– Coucou, ma chérie. Tu as une minute ?
– Ouais, je sors juste de cours. Quoi de neuf ?
– Je serai en ville vendredi soir. Tu es dispo ?
– Pour toi, toujours ! Le restau Thaï vient de
rouvrir si tu…
– En fait… commence-t-elle d’un ton inquiet
qui me met sur mes gardes. J’ai déjà prévu
quelque chose pour le dîner, et j’espérais que tu te
joindrais à nous.
– Ah ?
Ma mère est étrangement évasive pour quelque
chose d’aussi anodin qu’un dîner.
– C’est qui, nous ?
– Mon rencard.
– Ton rencard, avec quelqu’un d’Hastings ?
Je croyais qu’elle n’avait pas le temps pour ça ?
– J’aimerais que tu le rencontres.
Que je le rencontre ?
Elle est sérieuse ? C’est sérieux, entre eux ?
Ma mère a toujours été trop concentrée sur sa
carrière et sa recherche pour les relations
sérieuses. Les mecs l’ennuient toujours trop vite
pour jouer un rôle important dans sa vie.
– Mais comment tu l’as rencontré ?
Elle ne répond pas tout de suite.
– Tu as l’air fâchée.
– Je suis étonnée. Quand est-ce que tu as eu le
temps de rencontrer quelqu’un à Hastings ?
Et pourquoi c’est la première fois que tu m’en
parles ?
Ça fait des années que ma mère ne m’a pas
présentée à un de ses mecs, elle ne le fait pas à
moins que ce soit sérieux. La dernière fois qu’elle
est venue me voir, elle ne fréquentait personne, ce
qui veut dire que c’est récent et que ça va vite.
– Après qu’on a déjeuné ensemble le mois
dernier, je suis passée voir un collègue à Briar, et
il nous a présentés.
– Et quoi… ce mec est ton petit ami ?
Elle rit, gênée.
– Le mot semble un peu juvénile pour une
personne de mon âge, mais oui, je suppose que
c’est mon petit ami.
Bon sang ! Je tourne le dos cinq secondes, et
elle rencontre un mec. Mon Dieu ! Et si c’était un
de mes profs ? Beurk. Ça me paraît étrangement
incestueux.
– Il s’appelle comment ?
– Chad.
Mouais, c’était ridicule d’espérer qu’elle
l’appellerait Professeur Machinchose. Ou Docteur
Jenesaisqui. Mais bon sang, je n’ai jamais, jamais,
imaginé qu’Iris Marsh sortirait avec un Chad.
Je ne sais pourquoi, j’ai du mal à croire qu’il peut
rivaliser avec l’intelligence de ma mère.
– Je te sens toujours hostile… dit ma mère d’un
ton prudent.
Ouais, je suppose que je suis un peu hostile à
l’idée que ma mère vienne à Hastings en douce,
régulièrement, et qu’elle n’ait jamais cherché à me
voir ou à m’appeler pour me le dire.
Ma poitrine se resserre, je suis vexée. À quel
moment je suis passée au second rang ? Toute ma
vie, il n’a été question que de nous deux contre le
reste du monde. Et maintenant, voilà Chad.
– Je suis juste surprise.
– J’aimerais que vous vous entendiez bien.
Elle marque une longue pause et je devine
qu’elle est déçue que cette conversation ne se
passe pas mieux.
Elle veut que je sois contente pour elle, excitée,
même. Elle a sans doute pensé à cette
conversation toute la journée, voire toute la
semaine, en se demandant si c’était le bon
moment pour des présentations.
Et ses paroles suivantes confirment ce que je
pense.
– C’est important pour moi, Taylor.
Je déglutis pour tenter de ravaler la rancune qui
noue ma gorge.
– Je dînerai avec vous, avec plaisir. À condition
que je puisse venir avec quelqu’un.
22
Conor
Je suis en train de découvrir que Taylor
supporte mal les changements. Avec cette histoire
du nouveau mec de sa mère, une version paniquée
mais hilarante de Taylor s’est révélée. Elle est
crispée et refermée sur elle-même, assise à côté de
moi, dans ma Jeep, et elle ne cesse de tapoter
l’accoudoir avec ses ongles. Je la sens même
appuyer sur l’accélérateur imaginaire du plancher
de la voiture.
– On ne va pas être en retard, je dis pour la
rassurer en redémarrant après avoir acheté une
tarte à la noix de pécan chez Della’s. Il habite à
Hastings, non ?
L’écran de son téléphone illumine son visage et
se reflète dans la vitre. Elle étudie le trajet indiqué
par le GPS.
– Ouais, tourne à gauche aux feux. On va vers
Hampshire Lane, puis on tourne à droite sur…
non ! À gauche, elle hurle, quand je file tout droit
à l’intersection.
– Ça nous fera gagner du temps.
Je sais d’expérience que le feu qui nous
attendait en prenant à gauche ne reste vert que
quatre secondes avant de revenir au rouge pendant
six minutes.
– Il est dix-neuf heures neuf ! gronde Taylor.
On doit y être à dix-neuf heures quinze. On aurait
dû tourner !
– Tu as dit Hampshire Lane. Je peux nous y
emmener plus vite en passant par les rues
résidentielles et en évitant les feux.
Je vois à son air dubitatif qu’elle ne me croit
pas.
– Je vis ici depuis plus longtemps que toi.
– Sauf que tu n’as pas de voiture, bébé, je
réponds en dégainant un sourire qui la charmerait
si elle n’était pas aussi tendue. Je connais ces
routes, le coach n’habite pas loin, Hunter et moi
avons passé toute une nuit à arpenter ces rues
quand Foster s’est barré d’un repas de groupe
pour aller fumer un joint. Il s’est perdu pendant
trois heures. On l’a retrouvé dans la piscine vide
d’une vieille dame.
– Dix-neuf heures dix.
Je ne gagnerai pas contre Taylor. Et je la
comprends d’être stressée, je suis passé par là.
Il n’a été question que de ma mère et moi
pendant si longtemps… Et un jour, Max a
débarqué chez moi, vêtu d’un treillis beige et
d’une chemise à carreaux, m’appelant « mon
grand », ou une connerie du genre, et j’ai pété un
câble. J’ai dû empêcher Kai de voler les jantes de
sa Land Rover. Cela dit, je reste persuadé que
c’est lui qui a lacéré son pneu la première fois que
Max a passé la nuit chez nous.
– Si tu décides que tu n’aimes pas ce type, fais-
moi un signe.
– Et tu feras quoi ?
– Je ne sais pas. Je remplacerai son sucre par du
sel, ou un truc du genre. Je peux aussi remplacer
sa bière par de la pisse, mais faudra que tu
conduises au retour.
– Ça roule. Mais seulement si c’est un énorme
tocard, genre s’il a un portrait de lui-même dans
sa salle à manger.
– Ou des têtes d’animaux en voie de disparition
au-dessus de sa cheminée.
– Ou s’il ne recycle pas, ajoute-t-elle en
gloussant. Oooh, peut-être que tu pourrais écrire
aux mecs et leur dire de se pointer à la fenêtre
avec des masques d’Halloween ?
– Putain, tu es hyper-tordue !
Au moins, elle rit et semble se détendre un peu.
Ce dîner compte beaucoup pour elle, pour sa mère
et leur relation. J’ai l’impression que ça fait
longtemps que Taylor redoute ce moment, quand
quelqu’un la remplacera, qu’elle ne sera plus la
seule personne qui compte pour sa mère et qu’elle
devra s’habituer au fait que sa mère a toute une
vie qui ne l’inclut pas. Mais peut-être que je
projette mes propres peurs ?
– C’est quoi le nom de la rue ?
– Manchester Road.
Je tourne à droite sur la rue Manchester, qui est
bordée d’arbres dont les branches s’étalent sur les
pelouses ternes après que la dernière neige vient à
peine de fondre. Les vieilles maisons victoriennes
ne sont pas aussi grandes que celles à quelques
rues d’ici, mais elles sont tout aussi belles.
Je connais cette rue.
– Numéro quarante-deux, dit Taylor.
Merde.
– C’est la maison du coach.
Elle cligne des yeux.
– Je ne comprends pas ce que tu dis.
– Je veux dire que c’est la maison du coach
Jensen. Quarante-deux, Manchester Road.
– Mais c’est la maison de Chad.
Un rire étouffé m’échappe.
– Ok, chérie, jouons à un petit jeu…
– De quoi tu parles, bon sang ?
– Le jeu s’appelle : « Devine le prénom du
coach Jensen ».
Il y a un silence, puis Taylor pâlit brusquement.
– Mon Dieu. C’EST CHAD ?
– C’est Chad, je dis entre deux éclats de rire.
Je ne peux plus m’arrêter. Je sais que c’est
pourri de ma part, mais quand même… C’est
dingue !
Taylor me fusille du regard, comme si tout ça
était de ma faute. Je sais ce qu’elle pense. Je sais
que le coach est un mec génial, mais elle ne le
connaît pas. Elle est en train de se demander
comment quelqu’un comme moi, comme Hunter
ou Foster ou mes autres coéquipiers, peuvent se
retrouver dans les messages que reçoit sa mère.
Honnêtement, je ne peux pas lui en vouloir. Les
joueurs de hockey sont de sacrés animaux.
L’horloge de mon tableau de bord passe de
19:13 à 19:14. Je tourne la tête vers la maison du
coach et je vois le rideau du salon bouger.
–T?
Elle appuie ses doigts sur ses tempes et soupire
longuement.
– Finissons-en.
On n’a pas atteint le porche que la porte
d’entrée s’ouvre sur Brenna.
– Mon Dieu, c’est génial ! s’exclame-t-elle en
secouant la tête d’un air à la fois compatissant et
amusé. Espèce de débile !
– C’est à moi qu’elle parle, je dis à Taylor.
– J’avais compris.
Les filles se prennent dans les bras et se
complimentent sur leur tenue. J’ai déjà oublié
comment Taylor est habillée, parce que je suis en
train de me demander si le mariage de sa mère
avec le coach ferait de nous des frères et sœurs.
Je réalise ensuite que le coach et moi ne sommes
pas liés par le sang. Je crois que je suis sous le
choc.
– Tu as encore le temps de t’enfuir, Con’, me
dit Brenna. Va-t’en, mon beau guerrier viking.
Taylor se tourne vers moi.
– Quoi ?
– C’est vrai que tu as l’air d’un beau guerrier
viking, répond-elle en s’agrippant à ma main.
Mais tu ne vas nulle part, Thor. Tu es mon garde
du corps, tu te souviens ?
– J’ai accepté le poste avant de savoir que ta
mère se tapait mon Chad.
– Elle se tape mon père, corrige Brenna en
ricanant.
– Est-ce qu’on pourrait éviter de parler de la vie
sexuelle de nos parents ? supplie Taylor.
– Tu as raison, acquiesce Brenna en ouvrant
plus grand la porte et en prenant nos manteaux.
Tu ne savais vraiment pas ? me demande-t-elle.
– Toi oui ? Tu aurais pu me prévenir !
J’entends des voix à l’arrière de la maison et
j’en déduis que tout le monde est en cuisine.
– Je savais que je rencontrais la gamine de la
copine de mon père, mais je ne savais pas que
c’était Taylor ni qu’elle venait avec toi. C’est la
plus belle soirée de ma vie ! déclare Brenna avant
de courir dans la cuisine comme une gamine. Eh,
papa, un de tes molosses est là !
Le coach fait une drôle de tête quand j’arrive
dans la cuisine et le trouve aux côtés d’une belle
et mince blonde qui grignote un bout de fromage.
– Euh, salut, Coach.
– Qu’est-ce que tu fais là, Edwards ? grogne le
coach. Si Davenport est à nouveau en tôle, dis-lui
qu’il va y passer la nuit. Je ne repaierai pas sa
caution… dit-il avant de s’interrompre lorsqu’il
voit Taylor.
La femme blonde regarde sa fille en haussant
les sourcils.
– Salut maman. Je te présente Conor. Conor,
voici ma mère : le Docteur Iris Marsh.
– Ravi de vous rencontrer, Docteur Maman…
euh… Docteur Marsh. Merde.
– Eh, surveille ton langage ! gronde Brenna.
Je fais appel à toute ma volonté pour ne pas lui
faire un doigt d’honneur.
Après des présentations gênées, les femmes
vont dans la salle à manger et je reste en cuisine
avec le coach pour l’aider. Je ne sais pas comment
je vais me rattraper d’avoir appelé Iris « Docteur
Maman ». Je n’ai pas rencontré les parents d’une
petite amie depuis le collège. Et c’était seulement
parce que le père de Daphne Cane m’avait chassé
de son allée parce que j’utilisais ses poubelles
comme rampe de skate.
– On se boit une bière ? je demande en ouvrant
le frigo du coach.
Il l’arrache de ma main et referme la porte.
– Ne fais pas l’imbécile ce soir, Edwards.
Bon sang, Brenna et lui se ressemblent
tellement que c’en est flippant.
– J’ai vingt et un ans. Vous le savez !
– M’en fiche.
Il passe sa main sur ses cheveux courts et je
remarque qu’il est en costume-cravate et qu’il a
mis du parfum. C’est la tenue qu’il porte quand on
est forcés de se rendre à un gala sur le campus.
Je ne sais pas trop comment j’imaginais le coach
lors d’un rencard, mais pas comme ça.
– La seule chose que tu vas mettre dans ta
bouche ce soir, c’est de l’eau, du jus de fruit ou
mon poing, grogne-t-il.
– On va passer une super-soirée…
– Edwards, je ne sais pas ce que j’ai fait pour
mériter ta présence à ce dîner. Je suppose que j’ai
dû écraser une licorne ou mettre le feu à un
orphelinat dans une vie précédente. Mais si tu te
comportes comme un idiot ce soir, je te promets
1
que tu feras des bag skate jusqu’à ta remise de
diplôme.
Voilà que mon espoir d’avoir un allié durant ce
dîner part en fumée.
Je décide donc de me taire. Je ne commente
même pas son fantasme de meurtre de licorne,
parce que je ferai tout pour éviter la punition du
coach. Je n’ai jamais autant vomi que le jour où
on s’est pointés en retard et avec la gueule de bois
après avoir été jusqu’à Rhode Island pour faire un
sale coup à l’équipe de Providence College.
Le coach nous a gardés sur la glace jusqu’à
minuit. Le pauvre Bucky a trébuché et est tombé
dans notre poubelle à vomi. La prochaine fois que
je me pointe à un entraînement et qu’il y a une
grosse poubelle au milieu de la patinoire, je quitte
le pays.
De son côté, le coach semble nerveux, il
arpente sa cuisine à la recherche d’assiettes et de
couverts. Il y a des plats sur le plan de travail,
couverts de feuilles de salade, comme on le voyait
dans les livres de cuisine des années 80. Cela dit,
je dois admettre que ça sent bon le barbecue.
Je me demande s’il fait des côtes de bœuf.
– Je peux vous aider ?
– Prends des couverts pour servir. Dans le
second tiroir, là-bas.
– Alors, c’est sérieux avec le Docteur Marsh ?
– Ça ne te regarde absolument pas.
Je cesse toute tentative de conversation.
Heureusement, je suis sauvé par le ding du
minuteur.
– Tu peux t’en occuper ? demande-t-il en me
jetant un torchon.
J’ouvre le four et un nuage brûlant me fouette
le visage. Je n’ai même pas le temps de me
demander si mes sourcils ont cramé, parce que
l’alarme incendie retentit et coupe court à toutes
mes pensées.

1. Exercice punitif qui consiste à parcourir la


patinoire selon des schémas complexes jusqu’à
l’épuisement du joueur.
23
Conor
– Putain de merde ! hurle le coach en se jetant
sur le four.
Je ne sais pas trop ce qui m’empêche de
refermer la porte. Sans doute l’épais nuage de
fumée qui en sort et m’aveugle.
– Mon Dieu ! Papa ! C’EST POUR ÇA QUE
JE NE TE LAISSE PAS CUISINER !
Brenna déboule dans la cuisine, les mains sur
les oreilles, en criant par-dessus le hurlement
assourdissant de l’alarme, au moment où le coach
saisit une manique pour prendre le plat fumant et
se brûle l’autre main.
Il sursaute et fait pencher le plat, faisant couler
le jus dans le four, qui prend feu aussitôt.
Pendant que Brenna passe la main de son père
sous l’eau froide, je combats héroïquement les
flammes avec le torchon, en essayant de
m’approcher suffisamment pour refermer la porte.
Mais la chaleur est étouffante et le feu ne cesse de
croître.
– Chéri, sors de là, ordonne quelqu’un.
Soudain, Taylor se place devant moi et renverse
un plat de purée de pommes de terre sur les
flammes.
Le four crache un épais nuage de fumée et nous
courons tous dehors dans le bruit des sirènes et
sous les gyrophares des pompiers qui approchent.
– Tout le monde aime la cuisine thaïe ?
– Ce n’est pas le moment, Brenna, gronde le
coach.
Il tient sa main blessée et regarde les pompiers
courir dans sa maison pour évaluer la situation.
Les lumières rouges des gyrophares éclairent le
visage inquiet d’Iris Marsh, elle prend la main du
coach.
– Oh, Chad. Tu devrais demander à un des
pompiers d’y jeter un œil.
Il est sur le point de protester quand elle fait un
signe de la main à une femme qui arrive en
courant, un grand sac bleu à la main.
Taylor se blottit contre moi pour se réchauffer.
Quel spectacle pathétique au 42 Manchester
Road… Les voisins regardent par la fenêtre ou
depuis leur porche en se demandant ce qui s’est
passé.
– Je suis désolé, Coach, je dis en grimaçant à la
vue de sa paume rouge. J’aurais dû essayer de
refermer le four.
Il tressaute à peine quand la secouriste nettoie
sa plaie.
– Ce n’est pas ta faute, Edwards. En fin de
compte, c’est moi le débile.
– Vous savez, un thaï me semble une excellente
idée, dit Iris.
*
* *
Quelques heures plus tard, nous sommes les
derniers au restau thaï qui a rouvert il y a quelques
mois après un incendie. Parfait, non ?
Le coach a enlevé son blouson, Taylor m’a
autorisé à laisser ma cravate dans la Jeep et
Brenna arbore le rouge à lèvres coquelicot qui ne
semble jamais quitter sa bouche.
– Je suis impressionné par ta réactivité, dit le
coach à Taylor en attrapant un autre nem avec sa
main libre, l’autre est bandée comme celle d’un
boxeur.
– Je ne sais pas pourquoi j’ai pris la purée,
répond-elle timidement. Je pensais regarder sous
l’évier pour voir si vous aviez un extincteur, c’est
là qu’ils les mettent en général. Mais j’ai vu la
purée et je me suis dit « voyons ce qui se passe ».
– J’aurais pu tous nous tuer, dit le coach en
riant. Heureusement que tu étais là.
Les dégâts dans la cuisine ne sont pas
catastrophiques. Il y a surtout des traces de fumée
noire sur les murs. Il va y avoir un gros ménage à
faire, mais j’ai dit au coach que je réunirai les gars
de l’équipe pour venir l’aider, une fois que
l’assurance sera venue inspecter les dommages.
– Taylor a de l’expérience, en matière de
désastres pyrotechniques, dit Iris.
– Maman, non, s’il te plaît.
– Ah oui ? je demande en regardant Taylor
pendant qu’elle s’enfonce dans sa chaise. Est-ce
que c’était elle qui allumait les feux ?
– Il y a eu une période de… je ne sais pas…
peut-être deux ou trois ans entre le CE1 et le
CM1, où Taylor s’enfermait dans sa chambre
pendant que je corrigeais des copies ou lisais un
livre. Un silence terrible s’abattait sur la maison,
juste avant que l’alarme incendie ne retentisse.
Je courais à l’étage avec l’extincteur et je
découvrais une nouvelle brûlure sur la moquette,
ou une flaque de plastique fondu là où une Barbie
avait perdu la vie.
– Elle exagère, dit Taylor en souriant malgré
elle. Maman, tu es tellement théâtrale. Changeons
de sujet, ok ?
– Hors de question. Je veux en savoir plus sur
la pyro-anarchiste de Cambridge.
Taylor frappe mon bras, mais Iris accepte
volontiers de poursuivre son récit, racontant la
fois où sa petite terreur blonde a été renvoyée
d’une soirée pyjama après qu’elle avait mis le feu
au pantalon d’une autre fille.
– Il était à peine bruni, insiste Taylor.
– Mais elle l’avait encore sur elle.
Le coach saisit l’occasion pour partager un
souvenir de Brenna, sauf qu’elle parvient à
détourner le sujet sur l’équipe. Mais je n’écoute
plus. Je suis trop occupé à caresser la cuisse de
Taylor, parce que l’idée qu’elle ait été une menace
pour son quartier huppé m’excite pas mal.
– J’aimerais savoir… commence Brenna avant
de boire une gorgée d’eau.
Elle prend son temps, forçant tous les regards
sur elle, car si Brenna n’est pas au cœur de
l’attention pendant cinq minutes consécutives, elle
s’ennuie au point de s’autodétruire.
– … quelles sont tes intentions, jeune homme,
concernant notre chère fille, conclut-elle en posant
sur moi un regard machiavélique.
– Excellente question, acquiesce la mère de
Taylor.
Iris et Brenna ont presque fini leur deuxième
bouteille de vin et ont formé une alliance qui ne
me plaît pas du tout.
– Oh, on s’est rencontrés cet après-midi, je dis
en faisant un clin d’œil à Taylor.
– Ouais, c’était mon chauffeur Uber.
– Elle m’a dit : « Ça va vous paraître fou, mais
mon oncle méga riche vient de mourir et, pour
avoir ma part de l’héritage, je dois me pointer à ce
dîner de famille avec un petit ami. »
– Et au début il a dit non, parce que c’est un
homme honorable et intègre.
Le coach ricane.
– Mais elle s’est mise à pleurer et j’ai été gêné.
– Donc il a fini par accepter, mais seulement à
condition que je lui mette cinq étoiles.
– Et vous, les tourtereaux ? je demande au
coach. Vous prenez vos précautions ?
– Ne me cherche pas, Edwards.
– Non, il a raison, papa.
Ah, Brenna la maléfique est dans mon camp
maintenant. Je préfère ça.
– Je sais que ça fait un moment que toi et moi
n’avons pas parlé de ça, donc…
– Brenna… gronde-t-il alors que Taylor éclate
de rire.
Quant à sa mère, elle semble parfaitement à
l’aise.
Taylor ne m’a pas dit grand-chose à propos
d’elle, en dehors de son travail et du fait qu’elles
sont proches. Je ne m’attendais pas à découvrir
une femme capable d’arpenter les rues de Boston
avec une veste en cuir, une cigarette à la bouche,
et un tee-shirt des Sex Pistols. Une maître de
conférences punk. Elle est très belle, Taylor et
elles ont les mêmes yeux et les mêmes cheveux.
Toutefois, ses traits sont plus marqués, avec des
pommettes hautes et un menton pointu. Et puis,
elle est grande et mince comme un mannequin.
Je comprends un peu mieux d’où viennent les
complexes de Taylor.
– Un jour… dit Brenna, mais je l’ignore à
nouveau pour me concentrer sur Taylor.
Elle n’a aucune raison de complexer. Elle est
sublime. C’est bizarre mais, parfois, je la regarde,
et je suis à nouveau frappé par sa beauté. Par le
pouvoir qu’elle a de m’exciter.
Ma main est toujours sur sa cuisse et, soudain,
je réalise qu’on n’a pas eu le temps de se chauffer
avant le dîner, parce qu’on avait tous les deux des
devoirs à finir et qu’elle a mis longtemps à se
préparer.
Je remonte un peu ma main sur sa cuisse,
Taylor ne me regarde pas et son visage reste
impassible. Mais ses cuisses se contractent.
Je pense d’abord que j’ai été trop loin… jusqu’à
ce qu’elle les écarte et invite ma main à aller plus
haut.
Brenna en fait des tonnes sur son stage à ESPN
et raconte une bagarre qui a éclaté entre deux
commentateurs de football américain. C’est
parfait ; elle occupe les parents pendant que mes
doigts se promènent sous la jupe de Taylor. Je suis
précautionneux et méthodique pour que personne
ne nous voie.
Brenna gesticule et frappe la table alors que, du
bout des doigts, j’écarte la culotte en dentelle de
Taylor. Elle frissonne un tout petit peu et…
putain, c’est canon.
Je plaque ma paume sur son sexe, sentant
combien elle mouille sous la dentelle. J’ai envie
de glisser mes doigts en elle et de…
Je retire brusquement ma main lorsque le
serveur apparaît pour poser l’addition sur la table.
Tout le monde se bat pour la régler et je regarde
Taylor, découvrant que son regard brille d’un éclat
nouveau. Je ne sais pas comment elle fait, mais
cette fille est constamment en train de me
surprendre. Je ne pensais pas qu’elle me laisserait
la tripoter sous la table, mais je suis ravi que ce
soit le cas.
– Merci, dit-elle lorsqu’on s’est tous dit au
revoir et qu’on marche vers nos véhicules
respectifs.
– Pour quoi ?
– D’avoir été là pour moi, explique-t-elle en
prenant mon bras et en se mettant sur la pointe des
pieds pour m’embrasser sur la joue. Maintenant,
allons chez moi pour finir ce que tu as commencé
au restau.
24
Taylor
Le dimanche matin, alors que Conor est avec
ses potes chez le coach Jensen pour l’aider dans sa
cuisine, je fais ma lessive et range mon
appartement. En général, plus on avance dans le
semestre, plus ma maison s’accorde avec le chaos
qui règne dans ma tête.
Lorsque mon téléphone sonne, je souris
jusqu’aux oreilles et lâche le drap-housse que je
peine à plier. Je n’ai pas besoin de regarder qui
c’est, je savais que cet appel viendrait et que ce
serait ce matin. Parce que ma mère est la personne
la plus prévisible sur terre. Je sais donc qu’après
être rentrée à Cambridge le samedi après-midi,
elle aura veillé tard pour corriger des copies en
buvant un verre de vin, et qu’elle se sera levée ce
matin pour passer l’aspirateur et faire sa lessive
tout en répétant cette conversation dans sa tête.
– Salut, maman.
Elle n’y va pas par quatre chemins.
– Eh bien, c’était un sacré dîner.
Je ris poliment et m’accorde avec elle pour dire
qu’au moins, on ne s’est pas ennuyés.
Elle poursuit en vantant les mérites des
rouleaux de printemps et en disant qu’il faudra
qu’on y retourne.
Ainsi, pendant deux minutes, nous sommes
coincées dans un match de platitudes à propos des
différents plats du restau, jusqu’à ce que ma mère
ait enfin le courage de poser la question fatidique.
– Qu’est-ce que tu as pensé de Chad ?
Comment en est-on arrivées là ?
– Il est sympa, je réponds, puisque c’est la
vérité et que c’est une réponse rassurante. Il a l’air
cool, je trouve. Et Conor n’a que du bien à dire de
lui. Comment va sa main ?
– Rien de grave, ce sera guéri dans quelques
semaines.
Je déteste ça. Aucune de nous ne dit ce qu’on
veut dire : que je ne sais pas comment apprécier le
mec qui sort avec ma mère, et qu’elle aura le cœur
brisé si Chad et moi ne trouvons pas un moyen
d’être amis. Ou au moins quelque chose qui
ressemble à de l’amitié, sinon ma mère se sentira
tiraillée chaque fois qu’on sera tous les trois dans
la même pièce.
Je n’ai jamais eu besoin d’un père. Ma mère me
suffisait largement, et je sais qu’elle répondrait la
même chose, que je lui suffisais aussi. Pourtant,
j’ai l’impression qu’il y a une voix enfouie en elle,
sans doute à cause de la société dans laquelle elle
a grandi, qui lui dit qu’elle échoue en tant que
femme si elle n’a pas un homme dans sa vie, ou
qu’elle ne peut offrir de modèle masculin à sa
fille.
– Et toi, il te plaît ? je demande d’un ton gêné.
Parce qu’en réalité, c’est ce qui compte le plus.
Je ne lui ai trouvé aucun défaut majeur, si ce n’est
qu’il vaut sans doute mieux qu’il n’approche plus
jamais d’un four.
– Oui, il me plaît, admet-elle. Je crois qu’il était
nerveux, hier soir. Chad est plutôt pudique. Il aime
les choses simples et sans chichi. Je crois que le
fait de réunir Brenna et toi pour la première fois,
de dîner tous ensemble, a mis la pression à tout le
monde. Il avait peur que tu le détestes.
– Je ne le déteste pas. Et je suis sûr que lui et
moi trouverons un moyen de nous entendre si… tu
sais, si c’est sérieux entre vous.
Cela dit, je suppose que c’est déjà sérieux.
Après tout, c’était le but d’hier soir, non ? C’est
pour ça qu’on a failli mourir cramés à cause d’un
rôti.
Ma mère s’est entichée d’un Chad. Un Chad
qui fait du hockey. D’où vient notre penchant pour
les joueurs de hockey, bon sang ?
Est-ce que mon père jouait au hockey ? C’est
un sport populaire en Russie, non ?
Est-ce que j’ai toujours eu ça dans mon ADN ?
Est-ce que je vais être un de ces clichés qui
épouse la copie de son père ?
Est-ce que je viens d’insinuer que j’allais
épouser Conor ?
Merde.
– Ça va se passer comment, à long terme ? je
demande. Enfin… si vous comptez rester
ensemble. Est-ce que tu vas continuer à faire les
allers-retours…
– On n’en a pas parlé, déclare-t-elle. À ce stade,
ce n’est pas encore…
C’est à mon tour de l’interrompre.
– Tu as conscience que tu ne peux pas
démissionner du MIT, n’est-ce pas ? Pour un mec.
Je ne veux pas être snob ou garce, et je n’essaie
pas d’être méchante. Mais tu ne peux pas partir de
là-bas pour lui, ok ?
– Taylor.
– Maman.
Je me mets soudain à paniquer en réalisant que
ce changement dans la vie de ma mère m’affecte
plus que je ne le pensais. Ce n’est pas comme si le
MIT et Briar étaient très éloignés. Mais l’espace
d’un instant, j’ai imaginé ma mère vendre ma
maison, celle où j’ai grandi, et… Ma gorge se
noue. Ouais, je n’ai clairement pas fini d’encaisser
la nouvelle.
– Taylor, j’ai besoin que tu saches quelque
chose, dit ma mère d’un ton ferme. Tu passeras
toujours en premier.
– Ouais.
– Toujours. Tu es ma fille. Ma seule fille. On a
toujours formé une équipe, et ce n’est pas près de
changer. Tu seras toujours ma priorité. Tu passes
avant tout, et avant tout le monde. Si tu décides…
– Je ne vais pas te dire d’arrêter de le
fréquenter.
– Non, je sais…
– Je veux que tu sois heureuse.
– Je sais. Je dis juste que si on devait en arriver
là, je choisirais toujours ma fille. La question ne
se pose même pas. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Sauf qu’elle ne m’a pas toujours choisie, et on
le sait toutes les deux.
Il y a eu des moments où elle était en lice pour
un poste, où elle écrivait un livre ou faisait le tour
du pays pour donner des conférences. Des
moments où elle passait toutes ses journées sur le
campus et toutes ses nuits dans son bureau, où elle
sautait d’un avion à un autre quand elle était
invitée dans le monde entier. Elle oubliait l’heure
qu’il était et m’appelait au milieu de la nuit.
Parfois, je me suis demandé si je l’avais déjà
perdue et si les choses devaient être ainsi : les
parents vous accompagnent jusqu’à ce vous
marchiez et parliez et soyez capable de réchauffer
vous-même vos pâtes au micro-ondes, puis ils
reprennent le cours de leur vie alors que vous êtes
censés commencer la vôtre. J’ai pensé que je
n’étais plus censée avoir besoin de ma mère, et
j’ai commencé à me débrouiller toute seule.
Puis, tout à coup, les choses changeaient. Pour
le mieux. Elle réalisait un jour que ça faisait des
mois qu’on n’avait pas dîné ensemble ; je réalisais
que j’avais cessé de lui demander si je pouvais
prendre la voiture. Elle me voyait rentrer à la
maison avec mes propres courses alors qu’elle
mangeait une pizza sur le canapé, et on se rendait
compte qu’aucune n’avait envisagé de demander à
l’autre ce qu’elle voulait pour le dîner. C’était
dans ces moments-là qu’on réalisait qu’on était
devenues colocs, et on faisait des efforts pour que
ça s’arrange. Nous redevenions mère et fille.
Donc… de là à dire que j’ai toujours été et serai
toujours sa priorité…
– Ouais, je sais, je mens.
– Je sais que tu sais, ment-elle à son tour et je
l’entends renifler. J’aime beaucoup Conor, ajoute-
t-elle.
– Moi aussi, je réponds en souriant.
– Est-ce que tu l’as invité au Gala de
Printemps ?
– Je ne lui ai pas encore demandé, mais sans
doute, oui.
– Est-ce que c’est sérieux, ou… ?
Tout le monde veut la réponse à cette question,
Conor et moi les premiers. Sauf qu’aucun de nous
n’a osé la poser, préférant chercher des débuts de
réponse dans des gestes et des propos anodins.
Après tout, qu’est-ce qu’une relation sérieuse ?
À quoi ça ressemble ? Est-ce que l’un de nous le
sait, et est-ce qu’on le saurait si c’était sérieux
entre nous ?
Je n’ai pas de bonne réponse à donner, et je suis
certaine que Conor non plus.
– C’est encore nouveau, je réponds, faute de
mieux.
– N’oublie pas que tu as le droit d’essayer de
nouvelles choses. Tu as le droit de te tromper.
– J’aime les choses telles qu’elles sont. Et puis,
c’est sans doute une mauvaise idée d’avoir de
grandes attentes alors qu’on est à la fin du
semestre et que les vacances d’été approchent et
que…
– Ça m’a tout l’air d’une issue de secours, dit
ma mère. Ce qui n’est pas une mauvaise chose, si
tu en as besoin.
– Je suis juste réaliste.
Or, la réalité a une fâcheuse tendance à vous
rattraper quand on s’y attend le moins. Donc oui,
Conor et moi avons une belle relation pour
l’instant, mais je n’ai pas oublié comment elle a
commencé, par un défi qui s’est transformé en
vengeance puis en véritable relation.
J’ai le pressentiment qu’un jour, peut-être dans
quelques années, Conor et moi nous croiserons
lors d’un repas d’anciens élèves et, après s’être
dévisagés d’un côté à l’autre de la salle, on se
remémorera le semestre qu’on a passé, enfermés
dans une chambre. On en plaisantera et on
racontera l’anecdote au top model qu’il aura
épousé et au type qui sera à mon bras, si tant est
qu’il y en ait un.
– Il me plaît vraiment, répète-t-elle.
Je suis à deux doigts de lui dire qu’il m’a
invitée en Californie cet été, mais je me retiens.
Je suis sûre qu’elle en ferait tout un plat.
En même temps, c’est moi qui ai commencé la
première en permettant à Conor de rencontrer ma
mère.
Ça ne m’a même pas traversé l’esprit, le fait
qu’on franchissait une étape importante.
En réalité, c’est juste que je ne supportais pas
l’idée d’endurer un dîner sans avoir quelqu’un
pour me soutenir.
En même temps, Conor a du mérite, il n’a pas
hésité ni paniqué une seconde. Sa seule réponse a
été : « Ok, du moment que c’est toi qui choisis
mes fringues. » Son plus grand souci était de
savoir s’il devait se raser. J’ai répondu que si j’y
étais forcée, il l’était aussi, et c’est tout. Ça faisait
une semaine que sa barbe râpait mon menton et
j’en avais assez. Maintenant que j’y repense, je
crois que c’était une autre étape importante de
notre relation.
Maman et moi parlons encore quelques minutes
pendant que je fais le tour de mon appartement.
On parle du Gala de Printemps et des partiels, et
elle me demande si je veux garder mon appart à
Hastings pendant l’été ou mettre mes affaires dans
un garde-meuble. C’est à ce moment-là que je
réalise que je repousse cette décision en attendant
que certains projets estivaux soient fixés… ou pas.
Plus tard, Conor me dit qu’il arrive avec notre
repas et j’envisage un instant de faire toute une
mise en scène pour lui demander de
m’accompagner au Gala de Printemps. Genre, je
pourrais l’écrire au rouge à lèvres sur ma poitrine,
ou l’écrire avec des sous-vêtements sur le parquet.
Je réalise alors qu’en faisant tout un truc de la
question, je ferai automatiquement tout un truc de
l’événement lui-même. Je décide donc de faire
simple, et je prends mon courage à deux mains en
mangeant ma soupe à la tomate.
– Au fait, il y a un gala des Kappa, bientôt.
Et j’avais prévu de demander à mon autre faux
petit ami de m’accompagner mais…
Conor hausse un sourcil d’un air amusé.
– Il est dans une autre fac, tu ne le connais pas.
Bref, je me suis dit que, ben, étant donné que tu as
déjà rencontré ma mère et qu’on a frôlé la mort
par rôtification, tu voudrais peut-être venir avec
moi ?
– Est-ce que c’est une de ces fêtes où tu vas
m’exhiber pour rendre jalouses les autres filles et
où tu me traiteras comme une queue sur pattes ?
– Oui.
– Alors j’accepte.
Je fais de mon mieux pour réprimer mon
sourire. Avec Conor, tout semble si simple, c’est
pour ça que je suis aussi à l’aise avec lui. Il ne
complique jamais rien.
Je le regarde avaler sa dernière bouchée de
cheeseburger, puis la mâcher joyeusement, et ma
bonne humeur se fissure.
Peu importe que je me sente à l’aise avec lui,
car mes doutes et mes peurs ne disparaissent
jamais. C’est comme un bruit de fond, un
vrombissement dans ma tête quand je suis en train
de m’endormir. Quelque chose qui me dit qu’en
fait on ne se connaît pas du tout. Et que ce
fantasme qu’on a construit ensemble peut
s’effondrer à tout moment.
25
Taylor
Conor a le talent artistique d’un hamster.
Je découvre ce fait troublant quand il vient chez
moi le mercredi suivant, après son cours
d’économie, et qu’il me trouve en pyjama,
ensevelie sous une montagne de papier coloré. Les
enfants fabriquent des forêts tropicales en papier,
cette semaine, et je dois découper environ deux
cents fleurs en papier, des oiseaux et autres êtres
vivants pour demain. Quand Conor a proposé de
m’aider, j’ai supposé qu’il avait au minimum un
niveau CM2 en matière de découpage. J’avais tort.
– C’est censé être quoi, ça ? je lui demande en
me retenant de rire.
Des dessins animés passent à la télé et nous
sommes assis sur le tapis du salon. Une des choses
que j’aime le plus en travaillant à l’école primaire,
c’est qu’on apprend à ne pas se prendre trop au
sérieux.
– Une grenouille.
Il est tellement fier de sa créature grotesque.
– On dirait une crotte avec des verrues.
– Putain, Marsh ! gronde-t-il du ton du mec
insulté en couvrant l’endroit où seraient les
oreilles de son monstre. Tu vas la faire
complexer !
– Tu devrais l’achever, Edwards.
Je ne peux me retenir de glousser et je compatis
presque en voyant le dévouement de Conor pour
sa chose difforme.
– Est-ce que tu passes également des heures à
empoisonner les lapereaux les moins beaux ?
– Tiens, je dis en lui tendant une feuille
cartonnée où j’ai déjà tracé des fleurs. Découpe
ça.
– Tu vas être méchante quand tu seras prof, dit-
il en faisant la moue.
– Essaie de suivre les traits, s’il te plaît.
Conor grommelle dans sa barbe et se met à
découper sans joie les fleurs. Je ne peux me
retenir de le zyeuter du coin de l’œil, admirant son
air adorablement concentré.
Comment est-ce possible ? J’ai sur mon tapis
une masse de muscles virils d’un mètre quatre-
vingt-dix, qui souffle régulièrement pour dégager
la mèche de son front pendant qu’il travaille.
J’oublie parfois combien il est beau. Je suppose
que je me suis habituée à être avec lui, et que je ne
prends plus le temps de savourer la forme exquise
de ses lèvres ni la courbe virile de ses épaules.
Ni la façon dont je frissonne chaque fois que nos
peaux se touchent. Ni ce que je ressens quand il
est allongé sur moi.
Quand je l’imagine être en moi.
Au bout de quelques minutes, j’inspecte son
travail et découvre qu’il a passé son temps à
découper des bites en signe de rébellion et qu’il
les a méthodiquement alignées sur mon tapis.
Quand il voit que je l’ai vu, il ouvre grand les bras
en souriant fièrement.
– Est-ce que tu souhaites m’expliquer pourquoi
il y a des pénis partout ?
– Ce sont des fleurs.
Soudain, je l’imagine plus jeune, levant les
yeux au ciel face à ses profs de lycée, leur faisant
des doigts d’honneur quand ils avaient le dos
tourné.
– Tu as fait des testicules !
– Et alors ? Les fleurs ont des testicules.
On appelle ça des anthères. Cherche dans un dico,
ricane-t-il.
Il est clairement d’humeur provocatrice. Il ne
devrait pas pouvoir être aussi charmant quand il se
comporte comme un enfant. Je n’imagine même
pas tous les ennuis qu’il m’aurait procurés si on
s’était rencontrés au lycée. On serait sans doute
des fugitifs, à ce stade.
– Et si un de tes pénis se retrouve dans la pile
de fleurs, demain, et que je dois expliquer à
Mme Gardner pourquoi vingt-cinq enfants de six
ans sont occupés à coller des verges dans sa salle
de classe ?
Je pousse un grognement irrité et rassemble les
bites pour les jeter à la poubelle.
– Je croyais que « forêt tropicale » était un
euphémisme, répond Conor sans conviction, mais
non sans fierté. Tu sais, que tu allais leur
expliquer l’histoire de la petite graine.
– Ils sont au CP.
– Quand j’étais au CP, Kai et moi on s’est
planqués dans le placard sous l’évier de sa cuisine
pour espionner son frère et ses amis pendant qu’ils
1
regardaient Girls Gone Wild .
– Ça explique tellement de choses…
Quand je vais dans la cuisine pour prendre un
soda, Conor vient derrière moi et me prend par la
taille. Je sens son érection contre mes fesses et
mon cœur se met à battre la chamade.
– En fait… murmure-t-il contre mon cou,
j’espérais qu’on pouvait faire une pause pour que
je te déshabille.
Il caresse ma taille avec ses grandes mains
chaudes et m’embrasse sous l’oreille, puis sur
l’épaule. Il empoigne mes seins et je ne peux pas
m’empêcher de me cambrer contre lui. Il pousse
alors un grognement et me retourne avant de me
plaquer contre le frigo, il étouffe mon cri de
surprise en plongeant sa langue dans ma bouche.
Il est différent, ce soir. Il semble plus fougueux
que d’habitude. Je lève les mains pour saisir le bas
de son tee-shirt, mais Conor les empoigne et les
maintient au-dessus de ma tête. Tout en tenant
mes poignets d’une main, il se sert de l’autre pour
défaire le cordon de mon pantalon de pyjama et le
laisser tomber par terre. Sans cesser de
m’embrasser, il glisse une main entre mes cuisses,
sous mon tanga. Le frigo est froid contre ma peau,
mais sa main est chaude sur mon clitoris.
Je retiens mon souffle et tourne la tête lorsqu’il
me pénètre avec un doigt puis un autre, et je plie
les genoux sans le vouloir lorsque Conor masse
mon clitoris avec son pouce.
– J’adore te faire jouir. Je peux ?
Ma peau se couvre de chair de poule et mon
sang s’embrase. Mon corps ramollit contre lui et
cède tout entier à Conor.
– Oui, je supplie en fermant les yeux.
Soudain, il recule.
J’ouvre les yeux et le dévisage à travers le
brouillard qui m’enveloppe.
– Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Laisse-moi te regarder.
Je ne comprends pas ce qu’il veut dire, jusqu’à
ce qu’il empoigne son érection à travers son jean.
Le contour de sa longue verge fait battre mon
cœur encore plus vite. Il referme sa main sur son
sexe, attendant ma réponse.
On n’a pas encore franchi cette étape. Mais je
n’ai pas envie de dire non. Je n’ai plus envie de
me sentir mal à l’aise ou gênée. Avec Conor, je
me sens en sécurité, belle et désirée. À cet instant
précis, je ne veux pas mettre de distance entre
nous.
Lentement, j’enlève mon tee-shirt et le jette sur
le carrelage, puis je baisse mon tanga et le dégage
d’un coup de pied.
Son regard de braise se promène sur tout mon
corps, comme s’il lui appartenait.
– Tu es superbe, Taylor.
Il saisit de nouveau mes poignets et les joint au-
dessus de ma tête, faisant gonfler mes seins sous
son regard de braise. Il baisse la tête et prend un
téton entre ses lèvres pour le mordiller, le lécher et
le sucer jusqu’à ce que je gigote contre lui,
désespérée qu’il s’occupe d’une autre partie de
mon corps.
– Con’, allons au lit. Ou sur le canapé, au
moins.
– Nah.
Bon sang, cet accent de surfeur californien me
séduit à chaque fois. Je frissonne, et lui dépose
une série de baisers sur mon ventre en
s’agenouillant devant moi et il passe ma jambe sur
son épaule pour m’ouvrir à lui.
Je gémis dès l’instant où sa langue titille mon
clitoris. Il répète le geste plusieurs fois, puis me
dévore avec sa bouche experte, et je n’ai d’autre
choix que d’agripper ses épaules.
Mes cuisses se contractent quand je sens mon
orgasme grossir dans mon bas-ventre.
– Refais ça, je supplie. Si tu arrêtes, je te tue.
Il glousse contre moi et les vibrations de sa
voix chatouillent mon sexe. Mais il n’arrête pas.
Conscient que je vais bientôt jouir, il lape mon
clitoris et se met à me doigter de plus en plus vite.
Je plonge dans le précipice en pantelant d’une
voix rauque, et un plaisir intense explose dans
mon ventre avant de parcourir tout mon corps.
Je ne me suis pas encore remise de l’orgasme
quand Conor se lève et enfouit son visage dans le
creux de mon cou pour m’embrasser et sucer ma
peau.
– Je suis tellement accro à toi, Taylor.
Il lève la tête et je découvre que son regard
déborde de désir.
Soudain, il me soulève dans ses bras.
– Repose-moi ! je crie en m’accrochant à son
cou pour ne pas tomber. Je suis trop lourde !
Il éclate de rire.
– Chérie, je soulève deux fois ton poids à la
salle de muscu. Et ça, c’est quand je ne suis pas en
forme.
Je me détends légèrement et il m’emmène dans
ma chambre. Je ne me sens pas légère comme une
plume, mais il n’a pas l’air de souffrir, ce qui est
encourageant. Note à moi-même : toujours sortir
avec un mec qui pousse deux fois son poids en
fonte à la salle de muscu.
Il me dépose au milieu de mon lit, prenant soin
que ma tête repose sur l’oreiller, puis il se met
debout au pied du lit et défait le premier bouton de
sa chemise.
– J’ai la permission de me mettre à poil ?
– Permission accordée.
Mes paupières sont lourdes et je le regarde
enlever sa chemise, son jean, puis son boxer. Je ne
me lasserai jamais de regarder ses pectoraux
carrés, les muscles gonflés de ses bras… Son
superbe corps d’athlète me coupe le souffle à
chaque fois. Il est parfait.
Je baisse alors les yeux sur sa longue érection et
mon sexe se met à pulser.
C’est la première fois, pour lui aussi. Il n’a
jamais été nu devant moi, non plus. Et j’apprécie
qu’il le fasse, non pas parce que c’est une étape
difficile pour lui mais parce qu’il veut me mettre à
l’aise.
Il grimpe sur le lit et s’allonge sur moi.
Sa bouche trouve la mienne et on s’embrasse à
nouveau, désespérément, langoureusement,
jusqu’à ce qu’on soit tous les deux à bout de
souffle. Je n’ai jamais fricoté avec un mec en étant
nus tous les deux. La verge de Conor est lourde
entre mes cuisses et taquine l’entrée de mon sexe.
Ce serait tellement facile de dire oui, d’écarter
davantage les jambes, de l’empoigner et de le
glisser en moi.
Sa langue titille la mienne et, l’espace d’un
instant, c’est tout ce que je veux.
Je veux dire oui.
Mais…
– Je ne crois pas que je sois… enfin… tu sais…
prête, je chuchote contre sa bouche.
Il lève la tête pour me regarder, les pupilles
dilatées par le désir.
– J’ai envie de l’être.
– Ok, dit Conor en roulant sur le côté contre
moi.
Son sexe est dressé fièrement.
Je déglutis et m’assieds dans le lit.
– Une part de moi a juste envie de le faire,
mais…
– Tu n’as pas à te dépêcher pour moi, répond-il
simplement. Je ne suis pas pressé.
– Non ? je demande en étudiant son visage pour
y déceler des signes d’agacement.
– Non, promet-il en s’asseyant à son tour.
Quand tu seras prête, j’espère que ce sera avec
moi. Mais la situation me convient parfaitement.
Je le pense vraiment.
Je me penche pour l’embrasser. Car il a beau
dire le contraire, Conor est un mec bien. Il est
gentil et drôle et je crois que, d’une certaine
manière, il est même devenu mon meilleur ami.
Mon meilleur ami avec des bénéfices phalliques.
Je romps le baiser pour prendre sa verge dans
ma main, et son corps entier se crispe quand je
commence à le branler lentement.
– Chérie…
Mais je ne sais pas ce qu’il veut dire : « Chérie,
arrête ? Chérie, continue ? »
Si c’était la première option, il change vite
d’avis lorsque je m’agenouille par terre entre ses
cuisses. Il s’appuie sur ses mains et baisse la tête
lorsque je caresse toute sa longueur avec ma
langue. Ses jambes se mettent à trembler quand je
le suce et il respire lentement mais profondément,
comme s’il se concentrait.
– N’arrête pas, marmonne-t-il alors que je le
prends jusqu’au fond de ma gorge. Ne t’arrête
jamais, je t’en supplie, gronde-t-il alors que son
bassin avance et recule délicatement.
J’ai du mal à sourire avec sa queue dans ma
bouche, mais j’en ai envie. J’adore le mettre dans
cet état, l’emmener au bord de ce délicieux
précipice. Je sais, maintenant, quand il est sur le
point de jouir, car il pousse un grognement et
empoigne mes seins en décollant légèrement ses
fesses du lit.
Je ne sais pas ce qui me pousse à le faire, mais
plutôt que de le laisser éjaculer sur son ventre, je
le branle avec ma main et le laisse se déverser sur
mes seins. Cela me procure un plaisir auquel je ne
m’attendais pas. Lorsqu’il ne tressaute plus, je
lève la tête vers son visage sublime et n’y vois
qu’un désir intense.
– Putain, susurre-t-il en dégageant ses cheveux
de son front en sueur.
Je ris, un peu gênée.
– Je vais me laver.
Je suis en train de me lever pour aller à la salle
de bains lorsque son téléphone vibre. Il y répond
pendant que j’attends que l’eau de la douche se
réchauffe et, si je ne comprends pas ce qu’il dit,
j’entends le ton agacé de sa voix.
– Je ne peux pas, me semble-t-il entendre.
Oublie ça… la réponse est non.
C’est encore Kai, je n’en doute pas une
seconde. Quoi que veuille l’ancien meilleur ami
de Conor, il ne semble pas vouloir lâcher l’affaire.
Or Conor ne veut pas entrer dans les détails.
Quand je sors de la douche, il est de mauvaise
humeur. Il refuse même de passer la nuit chez moi
et préfère rentrer chez lui.
Ce fichu Kai. Si seulement il le laissait
tranquille… Je suis certaine qu’il y a un lourd
secret entre les deux, quelque chose qui ronge
Conor. Mais même si j’ai désespérément envie
qu’il me parle, je ne vais pas insister.
J’espère seulement qu’il trouvera un moyen de
gérer le problème avant qu’il ne soit trop tard.

1. Émission télévisée américaine qui filmait


des soirées étudiantes, notamment les fêtes de
Spring Break, en se concentrant sur les filles
lorsqu’elles se dénudaient ou agissaient de
façon provocatrice.
26
Conor
L’eau est glaciale. Même avec ma combinaison,
mes orteils se mettent à fourmiller si je ne les
bouge pas constamment. Je nage en rond pour
éviter que ma température corporelle ne chute
trop, mais ça ne me dérange pas. Rien ne m’atteint
quand je suis sur ma planche et que je sens les
rouleaux passer sous moi. Rien ne transperce le
rugissement des vagues qui s’écrasent sur la plage
ou les cris des mouettes au-dessus de ma tête.
C’est comme si j’étais dans une de ces boules de
neige en verre, une sphère de calme coupée du
reste du monde. Parfaitement sereine.
Je sens alors l’océan me tirer vers le large.
Je sais que ma vague arrive et je m’aligne. À plat
ventre, les ongles plantés dans la cire. Je suis prêt.
Maintenant, je dois me fier à mes sens.
Je rame avec mes mains pour rester en tête juste
assez longtemps, puis je me mets debout et
ressens les vibrations de la vague dans mes
jambes.
Je trouve l’équilibre et ne fais qu’un avec
l’océan.
Ici, les vagues sont courtes. Je n’ai que
quelques secondes avant qu’elles ne s’écrasent et
glissent vers le sable.
Lorsque le soleil est enfin pleinement levé, j’ai
déjà surfé pendant une heure. Je suis en train
d’enlever ma combinaison près de ma Jeep quand
je vois la Land Rover d’Hunter, accompagné de
Bucky, Foster, Matt et Gavin. Moins d’une minute
plus tard, un second véhicule arrive avec Jesse,
Brodowski, Alec et Trenton. Il est neuf heures, et
toute l’équipe est réunie sur la plage pour un
nettoyage aux côtés de la SurfRider Foundation.
– Tu as ramené du monde, me dit Melanie, la
coordinatrice de l’association, lorsque je la
présente aux gars qui se battent pour la saluer
comme si elle était la première femme qu’ils
rencontraient. Vous êtes du coin ?
– Nous habitons un peu plus loin, à Hastings.
Nous étudions à Briar.
– Eh ben, c’est super de vous avoir parmi nous.
On apprécie.
Nous nous équipons de seaux, de gants et de
pinces ramasse-déchets, et Foster reluque le
groupe d’étudiantes de Boston University avant de
les saluer de la main.
– Euh, je suis nouveau et je nage très mal.
Je peux avoir un binôme ? De préférence une
blonde ? demande-t-il.
– Tais-toi, abruti, gronde Hunter en lui mettant
un coup de coude dans les côtes. Ne t’en fais pas,
dit-il ensuite à Melanie. Je le surveille.
– Merci, maintenant au boulot, Messieurs.
– Oui capitaine ! s’exclame Matt en dégainant
son sourire ravageur.
Elle a beau avoir cinq ans de plus que lui,
Melanie nous prouve qu’aucune femme, quel que
soit son âge, n’est immunisée contre les fossettes
Anderson.
Je faisais partie de cette asso à Hungtington
Beach et quand j’ai vu qu’ils avaient une branche
ici, je me suis inscrit sans réfléchir. Toutefois, tout
le monde n’a pas la même attitude. Ça fait à peine
une heure qu’on a commencé et Bucky fait déjà
un caprice.
– Je n’ai pas le souvenir d’avoir écopé d’une
peine de service civique, grommelle-t-il en
marchant d’un pas lourd. Je pense que je m’en
souviendrais, non ?
– Arrête de râler, dit Hunter.
– Et maintenant que j’y pense, je n’ai pas le
souvenir d’avoir été arrêté par les flics, non plus.
– Tais-toi, rétorque Foster.
– Alors, est-ce que quelqu’un peut me dire
pourquoi je fais ça alors que c’est mon jour de
congé ?
Il se penche pour essayer d’extraire quelque
chose qui est enfoui dans le sable et une odeur
nauséabonde nous monte au nez. Comme un
animal mort.
– Oh, mec, c’est quoi, ça ? demande Matt en
couvrant son nez avec son tee-shirt.
– Laisse, Bucky, dit Hunter. C’est sans doute un
chien mort.
– Et si c’était un corps ? ajoute Jesse, prêt à
immortaliser la scène avec son téléphone.
– C’est collé à ma fichue pince, râle Bucky,
agacé.
Il se met à creuser le sable avec ses mains et
tire sur la chose de toutes ses forces jusqu’à ce
qu’il tombe en arrière, faisant voler du sable sur
tout le monde. Il tombe sur les fesses au moment
où une couche emmêlée à un filet de volley-ball
lui atterrit dessus. Quant au trou qu’il a creusé à
mains nues, il contient plusieurs carcasses de
poulets rôtis.
– Putain, mec, tu es couvert de merde ! crie
Foster alors qu’on fait tous plusieurs pas en
arrière, horrifiés.
– Oh merde, je vais gerber.
– C’est horrible.
– Tu en as partout !
– Enlevez-moi ça ! Enlevez-moi ça ! hurle
Bucky en se roulant par terre alors qu’Hunter
essaie de saisir la couche avec sa pince et que, je
ne sais pourquoi, Foster essaie de le couvrir de
sable.
Matt est simplement mort de rire.
– Va te laver, espèce d’abruti, dit-il entre deux
fous rires.
Je présume que Matt voulait dire à Bucky
d’utiliser les douches du parking. Mais au lieu de
ça, Bucky se déshabille pour ne garder que son
boxer, puis il court vers les vagues.
Mon Dieu. Il fait à peine douze degrés et le
vent est glacial. Mais c’est la détermination qui
compte, je suppose. Bucky plonge la tête la
première et sort la tête de l’eau en se frottant et en
se rinçant furieusement.
On regarde tous sa progression et je suis plutôt
admiratif, parce que je me gelais, tout à l’heure,
malgré ma combinaison. Je ne préfère même pas
imaginer l’effet que cette eau glacée aurait si elle
était en contact direct avec mes couilles.
Quand Bucky sort enfin de l’eau en courant, sa
peau est bleue et il grelotte. Je me dépêche
d’enlever mon blouson et le lui donne, et Gavin
lui tend une serviette. Quant au pantalon… pas de
bol.
– Va te réchauffer dans la Jeep, je dis en lui
tendant mes clés.
– Je déteste la nature, il grogne.
Dès qu’il est suffisamment loin pour ne pas
entendre, nous éclatons de rire.
– Il va être traumatisé à vie, après ça, dit Foster.
– Le mec ne retournera plus jamais à la plage,
acquiesce Gavin.
– Je le comprendrais, ajoute Hunter avant de
partir vers la poubelle pour y jeter les déchets
puants.
À l’exception de Bucky, les mecs ont été de
bonne composition même s’ils ont dû faire une
croix sur leur samedi matin pour m’accompagner.
Et sincèrement, je suis touché qu’ils s’intéressent
à quelque chose qui compte autant pour moi,
même si je n’ai pas pu y accorder beaucoup de
temps depuis que je suis arrivé sur la côte Est.
Entre le hockey et les cours, je n’avais pas le
temps de surfer ou de venir à la plage. C’est
Taylor qui m’a poussé à trouver d’autres
associations bénévoles. Elle m’a proposé de venir,
aujourd’hui, mais j’ai pensé que ce serait un bon
moyen de réunir les gars. Maintenant que la saison
est finie, on est rarement ensemble dans la même
pièce. Ou sur la même plage, en l’occurrence.
Je dois avouer qu’ils m’ont manqué. Certes, je
vis avec la moitié de ces débiles, mais ce n’est pas
comme lorsqu’on transpire côte à côte sur la glace
ou qu’on passe des heures ensemble dans un bus.
Qu’on se serre les coudes pendant quatre-vingt-
dix minutes de pure adrénaline. En fait, je ne
savais pas combien le hockey comptait pour moi
avant de jouer avec cette équipe. C’est grâce à eux
que j’adore ce sport. Ces mecs sont devenus mes
frères.
Mon téléphone vibre dans ma poche.
Je m’attends à ce que ce soit Taylor qui veut
savoir à quelle heure je vais rentrer, mais mon
écran affiche « NUMÉRO MASQUÉ ». Je sais ce
que ça veut dire.
Kai.
Je ne devrais pas répondre, il n’adviendra rien
de bon d’une conversation avec lui. Mais il y a
toujours quelque chose, un instinct, qui
m’empêche de le renvoyer sur répondeur. Car
lorsqu’il s’agit de Kai, je préfère prendre les
devants. Le pire que je puisse faire est de le laisser
me surprendre encore une fois.
– Quoi ? j’aboie en décrochant.
– Tout doux, mec. Calme-toi.
– Je suis occupé.
– Je vois ça.
Mon sang se glace. Discrètement, pour ne pas
attirer l’attention des autres, je balaie la plage et le
parking des yeux. Au loin, j’aperçois un type
maigrichon qui traîne près des w.-c. On dirait un
gamin qui a mis les fringues trop grandes de son
frère.
– Comment tu as su que je serais ici ? je
demande en m’éloignant.
– Mec, j’ai des yeux partout. Tu ne l’as toujours
pas compris ?
– Alors tu m’as suivi.
Putain, il est de plus en plus désespéré.
C’était une chose de me retrouver à Buffalo.
Mais maintenant, il vient dans le Massachusetts ?
D’abord à Hastings, puis sur cette plage près de
Boston ? Qui sait depuis combien de temps il
m’observe ou à quoi il joue ? Je ne sais pas si
j’irais jusqu’à dire que Kai est dangereux. Je ne
l’ai jamais vu être violent en dehors de quelques
bagarres, des trucs de gosses.
Cela dit, je ne le connais plus vraiment.
– Je n’y aurais pas été forcé si tu avais accepté
de me parler comme un homme.
– Je n’ai rien à te dire.
– Ouais, mais moi oui. Donc, tu peux monter
me voir et on fait ça comme des amis, ou je peux
descendre et te foutre la honte devant tes petits
copains gosses de riches.
Qu’il aille se faire foutre !
Il était pareil quand j’ai déménagé à
Hungtington Beach. Il me faisait culpabiliser
d’avoir quitté notre quartier, comme si j’avais eu
mon mot à dire. Il me répétait que je l’avais
abandonné pour le remplacer par des aristos, alors
que je n’avais même pas d’amis. Il se moquait de
moi parce que ma mère m’achetait de nouveaux
vêtements. Il m’a fallu du temps pour comprendre
ce qu’il faisait, la manipulation psychologique
qu’il opérait sur moi. Trop de temps.
– D’accord, connard.
Je dis à Hunter que je vais pisser et je traverse
le parking pour aller aux toilettes. J’y reste une
minute, puis je marche jusqu’au banc près de ma
Jeep. Je ne sais pas s’il est venu seul, donc je
préfère éviter de trop m’éloigner. S’il a pris la
peine de me suivre jusqu’ici, il doit être sacrément
désespéré. Et un Kai désespéré est capable de tout.
– Tu me compliques la tâche, mec, dit-il en
s’asseyant à côté de moi.
– C’est ton problème. Moi je préférerais que tu
me laisses tranquille.
– Putain, je ne te comprends pas, Con’. On était
cul et chemise, à l’époque, quand on…
– Bon sang, mais arrête ! je gronde en me
tournant vers lui, ce fantôme de mon enfance qui
devient mon pire cauchemar. Cette époque est
finie, Kai. On n’est plus des gamins. Je ne suis
plus rien pour toi.
Je me force à ne pas détourner mon regard,
pourtant je vois chez lui tout ce que je hais chez
moi. Or, je me déteste encore plus de penser
comme ça. Parce qu’au moins, Kai sait qui il est.
Certes, c’est un enfoiré, mais au moins il ne se fait
pas d’illusions et il ne passe pas son temps à
essayer de se mettre dans un moule qui a été
conçu précisément pour garder à distance les mecs
comme lui, comme nous.
– Quoi que tu veuilles, tu ne l’auras pas, je dis
d’un ton las. C’est fini, mec. J’en ai marre de ton
karma merdique. Laisse-moi faire ma vie.
– Je ne peux pas faire ça, frangin. Pas encore,
répond-il en penchant la tête sur le côté. Mais si tu
me files un coup de main, je te laisserai tranquille.
Tu ne me verras plus jamais. Tu pourras oublier
que j’existe.
Putain. Putain de merde !
– Tu as des ennuis ?
Bien évidemment. Je l’entends dans sa voix.
Mais c’est différent, cette fois. Il a vraiment peur.
– J’ai merdé, ok ? J’étais censé faire un truc
pour des mecs…
– Un truc ?
Il lève les yeux au ciel et soupire, exaspéré.
– Je devais juste transporter un peu de came.
– Tu deales, Kai ?
Quel abruti !
– Tu trafiques, maintenant ? C’est quoi ton
problème ?
– Ce n’est pas ça, frérot. J’avais une dette
envers des mecs qui ont dit que si je récupérais un
paquet à une adresse et que je l’apportais à une
autre, on serait quittes. C’était assez simple.
– Mais ?
La vie entière de Kai est une série de solutions
faciles suivies par des « mais » critiques. Mais je
ne savais pas que quelqu’un serait à la maison.
Mais quelqu’un a parlé. Mais je me suis saoulé et
j’ai perdu le fric.
– J’ai fait précisément ce qu’ils m’ont dit,
proteste-t-il. J’ai récupéré le colis, je l’ai filé à un
gars à l’autre adresse…
– Et maintenant, ils disent qu’ils ne l’ont jamais
eu.
Kai semble avoir honte que la réponse soit aussi
évidente. Parce que n’importe quel débile l’aurait
vu venir, mais Kai ne voit jamais rien venir.
– En gros, ouais, marmonne-t-il. Je ne sais pas
qui en a après moi. Mais quelqu’un essaie de me
foutre dans la merde et je ne comprends pas
pourquoi.
– Et tu veux que j’y fasse quoi ? Si tu cherches
une planque, tu peux oublier. Il est hors de
question que tu me mêles à ça. J’ai des colocs.
– Non, ce n’est pas ça, répond-il avant de
marquer une pause et de baisser la tête. Je dois
juste les rembourser, sinon ils se rembourseront
par d’autres moyens, ok ? Je sais que ce n’est pas
la première fois, Con’. Je pige. Mais ces mecs
pensent que j’ai volé leur came.
Il se frotte le visage, puis il me regarde avec des
yeux rouges et désespérés. Il m’implore. Je nous
revois quand on était gamins et qu’on faisait un
pacte au clair de lune. Qu’on se coupait la paume
de la main avec un couteau suisse.
– Conor, ils vont me tuer. J’en suis sûr.
Je le déteste. Je déteste voir que sa vie se
résume au prix d’une brique de coke. Je déteste
voir que sa vie est régentée par une bande de
voyous. Je le déteste parce qu’il serait capable de
tenir un flingue contre sa tempe et de me dire que
si je tenais vraiment à lui, je lui donnerais d’autres
balles.
J’ai beau poser la question moi-même, je n’ai
pas envie de connaître la réponse.
– Combien ?
– Dix mille.
– Putain, Kai !
Je me lève et fais les cent pas devant le banc.
Je lui casserais la gueule si je pensais que ça
puisse nous aider.
– Écoute, je sais…
– Espèce de fils de pute, je gronde en mettant
un coup de pied dans une cannette.
Je ne sais pas pourquoi je me laisse atteindre
par tout ça. C’est Kai. Il est comme de l’acide
sulfurique. Il détruit tout ce qu’il touche.
– Non, je finis par répondre.
– Mec, dit-il en saisissant mon bras.
Je le dégage et le regarde d’un air qui lui fera
comprendre qu’il n’a plus le droit de me toucher.
– Tu dois m’aider. Je ne plaisante pas, ils vont
me buter.
– Alors cours, mec. Prends un bus pour Idaho
ou le Dakota du Nord, et roule. Je m’en fiche.
– Tu es sérieux ? Tu laisserais ton meilleur
ami…
– On n’est pas meilleurs amis. Peut-être qu’on
ne l’a jamais été, je rétorque en secouant la tête.
C’est ton problème. C’est à toi de le régler. Je ne
veux pas être mêlé à ça.
– Je suis désolé, mec, répond-il alors que son
regard se durcit et que toute sa posture change, me
rappelant pourquoi j’avais peur de lui par le passé.
Je ne peux pas te laisser me tourner le dos.
– J’aimerais te voir m’en empêcher, je gronde
en le regardant droit dans les yeux.
Il fut un temps où je n’étais qu’un petit
maigrichon sur un skate qui le suivait partout.
Mais plus maintenant. Aujourd’hui, je pourrais lui
briser le dos sans problème. Il vaut mieux qu’il le
comprenne avant d’avoir une idée stupide.
– Cette fois, je te laisse partir. Mais la
prochaine fois que je te vois, ça sera différent.
– Ben non, frérot, siffle-t-il en souriant
méchamment. Tu vois, tu as oublié que ton destin
était entre mes mains. Dix mille. Aujourd’hui.
– Tu as perdu la tête ? Je n’ai pas cet argent.
Et même si je l’avais, je ne te le donnerais pas.
– Tu peux l’avoir, demande-le à beau-papa.
– Va te faire foutre !
Il a le culot de me rire au visage.
– Je ne pense pas que tu veuilles la jouer
comme ça, Con’. Si tu ne me files pas cet argent,
Papa Max va apprendre que c’est toi qui as donné
le code de l’alarme du château et qui as laissé
quelqu’un tout casser, dit-il avant de hausser un
sourcil. Peut-être même que je lui dirai que c’est
toi qui as pris le cash qu’il y avait dans son
bureau. Tu en dis quoi ?
– Tu n’es qu’une ordure, Kai, tu le sais ?
– Comme je l’ai dit, frangin, ça peut être très
simple. Dis à Max que tu as besoin du fric pour
une connerie. Invente un truc. File-moi l’argent et
on sera quittes. Je te laisserai tranquille.
Ce qu’on ne sait pas, quand on est enfant,
quand notre meilleur ami est tout pour nous,
quand chaque jour est à la fois le premier et le
dernier jour de notre vie, quand tout semble urgent
et dangereux et que chaque émotion est plus
féroce et ravageuse que la précédente, c’est que la
pire erreur qu’on fait survivra à tout ça. Qu’un
minuscule instant de rage engendrera une vie
entière de culpabilité et de remords.
Ce que je déteste le plus chez Kai, c’est toutes
les ressemblances que j’ai avec lui. La seule
différence entre nous, c’est que lui, il peut
l’admettre.
Je me passe la main dans les cheveux et regarde
au loin, vers l’horizon, puis je me force à cracher
ces mots qui me donnent la nausée.
– Je te filerai le fric.
27
Taylor
Je suis devenue une de ces filles qui regardent
son téléphone de façon obsessionnelle, toutes les
cinq secondes, et qui sursautent à chaque vibration
imaginaire.
J’ai même éteint et rallumé mon téléphone au
cas où il aurait un bug qui expliquerait pourquoi je
n’ai reçu de réponse à aucun de mes trois
messages.
J’ai été jusqu’à m’envoyer un SMS pour
m’assurer que je les reçois, et j’ai obligé Sasha à
m’écrire aussi.
Je me déteste de plus en plus, au fur et à mesure
que je sombre dans cette spirale de désespoir et de
dégoût de moi-même. Je suis comme suspendue à
une branche au-dessus d’un précipice de doutes.
Eh oui, je suis devenue une de ces filles.
Chaque minute qui passe est une minute pendant
laquelle je concocte un nouveau scénario : il me
trompe, il m’a laissée tomber, il se moque de moi.
Je me déteste. Ou plutôt, je déteste celle que je
suis devenue après avoir cru qu’un garçon pourrait
me rendre heureuse.
– Donne-moi ton téléphone, gronde Sasha.
Nous sommes assises côte à côte, par terre dans
ma chambre, et nos livres de cours sont étalés
devant nous. Elle tend la main et agite ses doigts
avec un air qui me dit que ça fait deux heures
qu’elle en a assez de mon comportement.
– Non.
– Tout de suite, Taylor !
Oh ! Elle en a vraiment marre de mes
conneries.
– Je vais le ranger, ok ? je réponds en me
dépêchant de mettre mon téléphone dans ma
poche arrière et de reprendre mon cahier.
– Tu l’as déjà rangé six fois. Et étrangement, il
ressort toujours de ta poche, dit-elle en haussant
un sourcil. Si tu le ressors encore une fois, je le
confisque, ok ?
– Ok.
Pendant les dix minutes suivantes, je prends
véritablement sur moi pour faire semblant de
réviser.
Je suis venue à la maison Kappa cet après-midi
parce que j’étais à court de distractions. Conor ne
m’a pas écrit, hier, pour me dire qu’il était rentré
de la plage. On avait plus ou moins prévu d’aller
boire un verre chez Malone’s, hier soir, mais
l’après-midi s’est changé en soirée puis en matin,
et je n’ai toujours pas eu de nouvelles.
Je lui ai réécrit deux fois, aujourd’hui. Deux
fois. Il a seulement répondu pour dire « désolé,
j’ai eu un imprévu », puis il m’a ignorée quand
j’ai demandé ce qu’était l’imprévu en question.
Peut-être que dans d’autres circonstances, je ne
me prendrais pas autant la tête. Mais il était
d’humeur étrange quand il est parti de chez moi
mercredi soir, aussi. Sur le moment, j’ai pensé que
c’était à cause du coup de fil de Kai. Mais… une
autre possibilité m’est apparue. On n’avait jamais
été aussi proche de coucher ensemble, et je lui ai
dit non. Chaque fois qu’on s’est bécotés depuis
Buffalo, je nous ai toujours permis d’aller un peu
plus loin ; mais il n’avait jamais essayé d’aller
jusqu’au bout.
Jusqu’à mercredi soir.
Il a pourtant été rassurant, sur le moment. Il a
dit tout ce qu’il fallait pour me mettre à l’aise.
Mais en y repensant, je me demande si ce n’était
pas seulement pour que je le fasse jouir. Parce
qu’une fois que ça a été fait, il est parti.
Je soupire longuement.
– Quoi ? demande Sasha en posant son manuel
pour me regarder d’un air inquiet. Dis-moi ce qui
te tourmente, meuf.
– Peut-être que c’est… peut-être que c’est ce
que tout le monde avait vu venir ?
Elle semble hésiter à répondre.
– Il m’a dit le soir de notre rencontre qu’il
n’avait jamais de petite amie, de relation sérieuse.
Qu’il ne sortait jamais avec une fille pendant plus
de quelques semaines. Et on est en train de
dépasser cette date de péremption, j’admets alors
que ma poitrine se resserre.
– C’est vraiment ce que tu penses ?
– Je crois qu’il s’est lassé des pipes et qu’à ce
stade il serait prêt à me larguer si ça lui permettait
de baiser, même pendant huit secondes et en
position du missionnaire.
– Merci pour le visuel, meuf, répond Sasha en
grimaçant.
– Conor ne serait pas le premier mec à larguer
une meuf parce qu’elle ne veut pas baiser.
– Sauf que je n’ai jamais entendu parler d’un
mec qui se plaignait qu’on lui fasse trop de pipes,
remarque Sasha.
Ça me ramène à la question de la fidélité.
– Peut-être que ce n’est pas un problème de
pipes, mais de celle qui les fait…
– Taylor, je crois que tu vas te rendre folle à
essayer de deviner ce qui se passe dans sa tête.
– Eh ben je n’aurais pas à l’imaginer s’il
répondait à mes messages !
– Écoute-moi, dit Sasha en essayant de masquer
sa frustration.
Elle essaie de me réconforter, mais elle semble
plutôt impatiente. Consoler les autres n’est pas
vraiment son truc.
– Je ne le connais pas, donc je ne sais pas ce
qu’il pense, dit-elle. Ce que je sais, c’est que si tu
pensais vraiment que Conor était comme ça, tu
n’aurais pas perdu ton temps avec lui. Donc, à
mon avis, il se passe quelque chose qui n’a rien à
voir avec le sexe.
– Comme quoi ?
– Je ne sais pas, peut-être qu’il a ses règles de
mec. Ce que je veux dire, c’est que quel que soit
son problème, ce n’est pas toi. Ce n’est pas ce à
quoi tu devrais penser en premier.
– Non ?
– Non, ma belle. Moi, j’ai plutôt l’impression
qu’il est fou de toi depuis le moment où vous avez
fait semblant d’être ensemble. Donc, soit il gère
un problème, soit c’est juste un connard. Et si
c’est la seconde option, tu ferais bien de te
débarrasser de lui, donc arrête de stresser. Vous en
parlerez tôt ou tard, et tu pourras décider de ce que
tu fais. En attendant, lâche l’affaire. Tu dois
commencer à croire en toi et en ta valeur, Taylor.
Personne ne peut le faire à ta place.
D’un côté, elle a raison. Mon premier réflexe
est toujours de penser que j’ai fait quelque chose
qu’il ne fallait pas, que je ne suis pas assez bien.
C’est ce qui se passe quand on a été harcelée et
moquée pendant des années à cause de son
physique.
D’un autre côté, je ne sais pas comment être
détendue comme Sasha. Je ne sais pas comment
ne pas me laisser atteindre, comment éteindre la
partie de mon cerveau qui se pose mille questions
à la minute.
Sasha ne sait pas à quel point je tiens à lui,
même si je m’étais interdit de m’attacher. Elle ne
sait pas à quel point il s’est immiscé dans ma vie.
Les ruptures sont destructrices et on ne peut pas
complètement effacer quelqu’un de son existence.
Il restera toujours une marque qui ne nous quitte
jamais.
J’espérais vraiment éviter que Conor devienne
une de ces marques.
– Cela étant dit, déclare-t-elle en se levant pour
prendre ses clés de voiture sur la table de chevet,
s’il te fait un sale coup et que tu veux foutre le feu
à sa voiture ou saboter ses patins pour qu’il se
casse la cheville, je suis ton homme.
Elle obtient enfin un sourire. J’adore Sasha.
Elle est la seule personne que je voudrais à mes
côtés sous la pluie, une pelle à la main, si je devais
enterrer un corps.
– Allez viens, espèce de nunuche, dit-elle en me
tirant la langue. On peut passer devant chez lui en
allant au bar.
*
* *
Pour un dimanche soir, Malone’s est bondé. Il y
a un tournoi de fléchettes et toute la maison Sigma
Phi a déboulé pour boire des coups avant d’aller à
je ne sais quelle soirée. Sasha a déjà dû envoyer
bouler trois ivrognes qui lui ont sorti les pires
phrases d’accroche au monde.
– Rappelle-moi pourquoi on est ici ? je
demande en criant pour me faire entendre par-
dessus les « Cul sec ! Cul sec ! Cul sec ! » des
gars de la table d’à côté.
Sasha me tend un autre Malibu-ananas et
trinque avec moi.
– Tu as besoin d’être saturée d’hormones mâles.
– Je ne crois pas que ce soit ça, mon problème,
je réponds d’un ton lugubre en vidant la moitié de
mon verre.
– Tu te trompes, rétorque-t-elle en vidant cul
sec sa vodka-Red Bull. La recherche scientifique a
prouvé que quand un mec obnubile tes pensées,
seule de grandes quantités de queues et d’alcool
sont capables de résoudre le bug.
– J’aimerais voir les statistiques qui prouvent ta
théorie.
Sasha me fait un doigt d’honneur.
– J’arrive juste à temps, dit un mec vêtu d’un
polo Briar Basket-ball.
Il a un sourire étincelant et des fossettes dignes
d’un mannequin pour une pub de dentifrice.
Il faut croire que Sasha n’est pas insensible à
son charme, parce qu’elle mord à l’hameçon.
– À temps pour quoi ?
– Pour vous offrir un autre verre, répond-il en
désignant nos verres au barman. Donne-leur ce
qu’elles veulent, et moi je prendrai un Rhum-
Coca, s’il te plaît. Merci.
Je ne manque pas de remarquer le regard
appréciateur de Sasha lorsqu’il dit « s’il te plaît »
et « merci ». Car ce qu’il est important de savoir à
propos de Sasha Lennox, c’est que quand elle était
petite, sa meilleure amie était sa grand-mère
paternelle. Cette dernière a été tour à tour factrice
pour l’armée durant la Seconde Guerre mondiale,
prof de littérature en prison et, brièvement,
religieuse dans un couvent catholique. Ainsi,
lorsqu’un mec est capable d’être poli de façon
naturelle, il a déjà à moitié séduit Sasha.
– Je m’appelle Eric.
– Sasha, répond-elle. Et voici Taylor. Elle serait
ravie de rencontrer un beau brun ténébreux si tu as
ça sous la main.
Je la fusille du regard, mais elle m’ignore car
elle est trop occupée à se noyer dans la politesse
d’Eric. Il fait signe à ses amis, de l’autre côté de la
salle, et deux mecs viennent vers nous avec leurs
bières. Ils s’appellent Joel et Danny et on
commence rapidement une discussion, ce qui
implique que Sasha et moi nous nous tordions le
cou pour pouvoir regarder ces basketteurs de
Briar.
Quand Danny se rapproche un peu de moi,
Sasha plante ses ongles dans mon bras pour me
dire qu’elle ne me laissera pas me défiler. Je la
prends donc par l’épaule pour nous éloigner des
mecs.
– J’ai un mec, tu te souviens ? Enfin, je crois,
j’ajoute quand elle hausse un sourcil dubitatif.
– Tu n’es pas obligée de lui sauter dessus,
répond-elle. Contente-toi de sourire et de boire.
Flirter n’a jamais fait de mal à personne.
– Si je voyais Conor flirter avec une autre
fille…
– Sauf que tu ne le vois pas faire parce qu’il ne
répond pas à tes messages. Donc fais semblant de
vivre pendant quelques heures et amuse-toi,
gronde-t-elle en me tendant un shot après que
Danny a insisté pour commander de la tequila.
– Au basket ! s’exclame Sasha en levant son
verre.
– Aux Kappa Chi, répond Eric.
– Au hockey, je marmonne.
Dès qu’on a vidé nos shots, Sasha sort son
téléphone et le lève en l’air pour faire un selfie de
notre petit groupe.
– Là, voilà !
– Voilà quoi ?
Elle recadre la photo et y ajoute un filtre avant
de poster la photo en choisissant quelques
magnifiques hashtags.
#soiréefilles #kappachi #BriarU
#FinieslesCrosses #BigBalls
– Voyons si Conor t’ignore toujours,
maintenant, dit-elle en souriant.
Le truc, c’est que je n’ai pas envie de me
venger. Je n’ai pas envie de le rendre jaloux ou de
lui montrer ce qu’il manque. Je veux seulement
comprendre ce qui lui arrive.
Plus tard, de retour chez moi, je me couche en
essayant de m’empêcher d’envoyer un énième
message à Conor et je réalise que j’ai raté un
SMS qu’il m’a envoyé plus tôt dans la soirée.

LUI : Désolé. Je t’appelle demain. Bonne


nuit.

Bizarrement, sa réponse est encore pire que son


silence.
28
Conor
Une psy décrirait mon attitude de cette dernière
semaine comme autodestructrice. En tout cas,
c’est ce que la copine d’Hunter m’a dit
aujourd’hui, et Demi est presque psy, donc son
opinion est valable. Apparemment, elle a croisé
Taylor sur le campus, tout à l’heure, et leur
échange m’a valu ce message : « Qu’est-ce que tu
lui as fait, putain ?! »
J’en déduis donc que je suis parvenu à foutre
Taylor en l’air. En même temps, je m’y attendais.
C’est tout ce que je mérite. Je ne peux pas
continuer à vaporiser du parfum sur un tas de
merde en prétendant que ça ne pue pas.
J’avais envie de l’appeler. Je suis allé jusque
chez elle en rentrant de la plage, le week-end
dernier, mais je n’ai pas réussi à entrer. Je ne
voulais pas lui mentir à nouveau et lui dire que
tout allait bien. Je préfère qu’elle pense que je ne
suis qu’un autre connard de plus plutôt que de lui
apprendre qui je suis vraiment.
On s’est vus une ou deux fois, depuis, pour
boire un café entre deux cours, mais j’ai évité
d’aller chez elle et je ne l’ai pas invitée chez moi.
Nos cafés sont suffisamment gênants comme ça –
une heure entière où je ne sais pas quoi lui dire et
où elle a peur de me faire fuir. Et chaque message
qu’elle m’envoie, en me demandant ce qui ne va
pas, enfonce un peu plus le couteau dans la plaie.
Si j’étais une meilleure personne, je lui dirais la
vérité. Je lui avouerais tout, et je la laisserais me
regarder avec ses superbes yeux turquoise pleins
de son dégoût. Je la laisserais me traiter de loser
pathétique et je l’observerais comprendre enfin
que j’ai été trop lâche pour lui dire : qu’elle mérite
mieux que moi.
TAYLOR : Tu veux venir ce soir ?

Je suis une poule mouillée. Je ne cesse de me


répéter qu’une fois que je me serai débarrassé de
Kai, tout reviendra à la normale avec Taylor. Que
je trouverai une excuse, qu’elle me pardonnera à
contrecœur et que je passerai le mois suivant à
essayer de me rattraper.
Mais à chaque fois qu’apparaît le point
d’interrogation à la fin de son message, j’ai encore
plus de mal à envisager de la voir en face.
Un autre message s’affiche sur mon écran.
Cette fois, c’est Kai.

KAI : L’heure tourne…

Je retourne mon téléphone pour ne pas voir


l’écran. On est lundi matin, et je devrais être levé.
Mon cours de philosophie commence dans moins
d’une heure. Cela dit, je philosophe à fond dans
ma tête, donc peut-être que je peux le sécher. Trop
d’introspection ne peut pas être bon pour l’esprit.
Je fixe le plafond de ma chambre, respire
lentement et je me force à sortir du lit pour
m’habiller.
Mon téléphone vibre à nouveau et je l’ignore.
C’est soit Taylor, soit Kai. Ou peut-être ma mère.
Or, en ce moment, s’il y a une personne que ça
me fait encore plus mal de décevoir que Taylor,
c’est ma mère. Je ne peux pas l’appeler pour lui
demander une telle somme. Je pensais avoir les
couilles de le demander directement à Max, de lui
raconter une connerie à propos d’un coéquipier
qui aurait des problèmes, en lui disant que je ne
veux pas inquiéter maman. Ou j’aurais pu lui dire
que j’ai défoncé la voiture de quelqu’un. Puis…
j’ai imaginé sa tête.
Lui demander du fric confirmerait qu’il a raison
de penser que je ne suis qu’un bon à rien, que je le
serai toujours et qu’aucune somme, aucune
distance, ni aucune éducation ne peuvent y
remédier.
Donc je n’ai pas le choix. Après mon cours, je
me pointe chez Hunter et lui dis que j’ai besoin de
parler.
Demi est sur le canapé à côté de lui et me lance
un regard assassin. Je les ai interrompus alors
qu’ils regardaient un documentaire sur un tueur en
série, mais je sais que ce n’est pas pour ça qu’elle
me fusille du regard.
– Ne dis pas à Taylor que je suis là, s’il te plaît.
Elle soupire et lève les yeux au ciel.
– Je ne vais pas te dire quoi faire, mais…
– Tant mieux, je rétorque avant de tourner les
talons pour aller dans la cuisine prendre une bière
dans le frigo.
– Mais tu ne devrais pas la mener en bateau,
poursuit Demi dès que je reviens dans le salon.
Je déglutis pour ravaler le nœud dans ma gorge.
– Ce n’est pas ce que je fais.
– Elle le sait, elle ?
Je présume que c’est une question rhétorique.
Et si ça ne l’est pas, peu importe. Je ne suis pas
venu pour parler de Taylor avec Demi.
Je bois une longue gorgée de bière et hoche la
tête en direction d’Hunter, qui semble mal à l’aise.
– On peut parler dans ta chambre ?
– Bien sûr.
– J’aime bien Taylor ! crie Demi alors que
j’emboîte le pas à Hunter. Maintenant agis comme
un adulte et remets tout ça en ordre, Edwards !
– Désolé, dit Hunter.
Une fois dans sa chambre, il s’assied sur son
fauteuil de bureau et je m’appuie contre la porte
où je joue avec l’étiquette de ma bouteille. Il me
connaît suffisamment pour savoir que quelque
chose me tracasse. Hunter est mon meilleur ami
dans l’équipe. D’ailleurs, c’est sans doute mon
meilleur ami en toute situation. Et il y a une
semaine, j’aurais dit la même chose de Taylor.
– Qu’est-ce qui se passe ? C’est à propos de
Taylor ?
– Pas vraiment, non.
– Alors il se passe quoi entre vous ? Demi passe
son temps à me demander si vous avez rompu, et
je ne sais pas quoi lui dire à part de s’occuper de
ses affaires, mais tu la connais. Elle n’aime pas
beaucoup qu’on lui dise quoi faire.
– Non, on n’a pas rompu et ça n’a rien à voir
avec Taylor. C’est… euh…
Tout à coup, je me sens vraiment idiot.
C’est bien plus dur que je ne le pensais. Hunter
est ma seule issue. Sa famille est pleine aux as, à
côté de leur maison, la villa de Max a l’air d’une
chaumière.
Pendant tout le trajet jusqu’ici, je pensais rester
cool, détendu. « Salut, mec, prête-moi quelques
briques. Rien de méchant… » Mais il s’avère que
c’est horrible. Je ne crois pas m’être déjà senti
aussi humilié, aussi démoralisé. Néanmoins, je
n’ai pas le choix. Si je ne le fais pas, Kai dira à
Max ce que j’ai fait.
Et je ne peux pas faire ça à ma mère.
– Con’, tu commences à me faire peur. Qu’est-
ce qui se passe ?
Je m’éloigne de la porte et fais les cent pas pour
remettre mes idées en ordre.
– Écoute, je vais être franc avec toi. J’ai besoin
de dix mille dollars, et je ne peux pas te dire
pourquoi. Je te promets que je n’ai pas d’ennuis
avec un usurier ou que je ne trafique pas de la
drogue. C’est juste que je dois régler un problème
et que je ne peux pas demander d’aide à ma
famille. Je ne te le demanderais pas si j’avais un
autre choix, je dis avant de me laisser tomber au
bord du lit en me passant la main dans les
cheveux. Je te promets de te rembourser. Ce ne
sera probablement pas tout de suite, mais je te
rembourserai l’intégralité de la somme, même si
ça me prend la vie entière.
– Ok.
Hunter baisse la tête. Il a l’air d’acquiescer,
mais c’est comme s’il y avait un délai entre ses
gestes et les mots qui sortent de sa bouche.
– Et tu n’as tué personne ?
Il le prend mieux que je ne le pensais.
– Promis.
– Tu ne vas pas quitter le pays, n’est-ce pas ?
Je dois avouer que l’idée m’a traversé l’esprit.
Mais non.
– Je ne bouge pas.
– Cool, dit-il en haussant les épaules.
Soudain, Hunter ouvre le tiroir de son bureau et
sort son chéquier. Et je reste assis sur le lit, à le
regarder remplir un chèque.
– Tiens.
Aussi simple que ça. Il me tend le chèque. Dix
mille balles. Quatre zéros.
Je suis vraiment un enfoiré.
– Tu me sauves vraiment la mise, même si je ne
peux pas te l’expliquer.
Le soulagement que je ressens est immédiat,
talonné par les remords. Je me déteste de faire ça.
Mais pas assez pour ne pas ranger le chèque dans
mon portefeuille.
– Je suis vraiment désolé. Tu…
– Con’, arrête de stresser. On est coéquipiers.
On se soutient coûte que coûte.
Ma gorge se noue. Putain, je ne mérite pas ça.
Si je suis là, c’est simplement par accident. Ici, à
Briar, dans cette équipe. Je m’étais mis en tête que
je devais partir de L.A. et, deux coups de fil plus
tard, Max m’avait déjà inscrit ici.
Je n’ai rien fait pour mériter une place dans une
équipe de première division ni l’amitié de mecs
comme Hunter Davenport. Quelqu’un devait un
service à quelqu’un, et j’ai été pris dans l’équipe.
Je ne suis pas un mauvais joueur ; peut-être même
que parfois, je suis bon. Et, à de rares occasions,
je suis même hyper-bon. Mais combien d’autres
mecs étaient meilleurs mais n’avaient pas les
contacts ? Je ne doute absolument pas du fait qu’il
y avait quelqu’un d’autre de plus méritant que
moi, quelqu’un qui ne supplie pas ses amis de lui
donner du fric pour faire taire le mec qui le
menace de dire qu’il a volé sa propre famille.
Car là est tout le problème lorsque c’est soi-
même qu’on fuit : le problème vous rattrape sans
cesse.
Lorsque je pars de chez Hunter, je roule
pendant un long moment. Je n’ai pas de
destination en tête et je finis à la plage, assis dans
le sable, à regarder les vagues. Je ferme les yeux
et sens le soleil se coucher dans mon dos, et
j’écoute le bruit qui m’a sauvé par le passé.
Le bruit qui, d’habitude, m’apaise. Mais ce soir,
l’océan ne m’aide pas.
Je retourne à Hastings et j’attends qu’une voix
dans ma tête me propose un meilleur choix ; le
bon choix. Mais je suis seul dans ma tête.
Je ne sais comment, je me retrouve en bas de
chez Taylor. Je gare la Jeep et je reste là pendant
presque une heure, à regarder ses messages
remplir mon écran.

TAYLOR : Je vais manger.


TAYLOR : Je me couche tôt.
TAYLOR : On mange ensemble demain
midi ?

Je me penche pour ouvrir la boîte à gants et je


fouille dedans jusqu’à trouver la petite boîte
métallique que Foster a mise dedans, l’autre soir.
Je sors le joint et je prends le briquet qui traîne
dans le vide-poches de la portière. Je l’allume et
expire un nuage de fumée par la vitre ouverte.
Connaissant ma chance, un flic va passer devant
pile maintenant, mais je m’en fiche. J’ai besoin de
calmer mes nerfs.

KAI : Tu les as ?
KAI : Réponds.

Je tire à nouveau sur le joint et crache un autre


nuage de fumée. Mes pensées commencent à
m’échapper, comme si elles ne m’appartenaient
plus. J’ai sombré si profond dans ma propre tête
que je ne sais même plus en sortir. On entend
parfois parler de gens qui ont frôlé la mort et qui
ont vu leur vie défiler devant leurs yeux. Pourtant
je suis bien vivant, mais voilà que la même chose
m’arrive.
Ou peut-être que tu es juste défoncé, mec.
Ouais, c’est possible.
Un autre message s’affiche.

KAI : Déconne pas, frangin.

C’est presque drôle, non ? J’ai vu un gosse dans


la rue. Je me suis assis à côté de lui à l’école. On a
fait chier nos voisins en faisant du skate au milieu
de la rue. On s’est pété le nez et égratigné les
coudes. Puis on a appris à rouler un joint et à tirer
dessus. On s’est mis au défi d’aller parler à la jolie
fille avec le faux piercing à la lèvre. On s’est fait
des piercings avec une épingle à nourrice, derrière
le gymnase du collège. On a volé des bières au
Huit à Huit en les planquant dans nos pantalons.
On a escaladé des grillages et squatté des
immeubles abandonnés. On a exploré les
catacombes d’une ville qui meurt lentement ; des
centres commerciaux d’à peine trente ans, où les
fontaines sont sèches mais où les toits fuient. On a
appris à taguer. Puis à taguer mieux. On s’est fait
tabasser derrière la boutique du caviste. On s’est
offert des virées dans des voitures volées. On a fui
les flics et sauté par-dessus les clôtures des gens.
Je tire une autre latte sur le joint, puis une autre,
toute mon enfance défile devant mes yeux. Rien
ne nous influence plus que nos amis. Il y a la
famille, bien sûr. Les familles ont un pouvoir
immense de nous foutre en l’air. Mais les amis…
on les collectionne comme des briques et du
mortier. Ils font partie du plan initial de
construction, sauf que le plan est constamment en
cours d’évolution. On décide qui on a envie de
devenir, on fait des choix et on mute pour devenir
nous-mêmes. Les amis sont les qualités que l’on
veut absorber. Ce qu’on veut être.
J’expire la fumée. Le truc, c’est qu’on oublie
que nos amis ont leurs propres envies. Qu’on est
seulement des éléments de leur plan initial. Ils ont
leur propre famille. Leurs propres influences. Des
frères qui leur ont filé leur premier joint, leur
première bière.
Quand je regarde en arrière, il me semble
évident que Kai et moi allions terminer ainsi.
Après tout, une part de moi avait besoin de lui et
voulait être comme lui. Mais un jour, on a atteint
ce moment fatidique, celui où l’instinct de survie
se révèle. Cet instinct qui fait que certains d’entre
nous ont peur du vide, alors que d’autres sautent
en parachute. Quand mon instinct a surgi, j’ai dû
choisir entre me battre ou fuir. Je savais que Kai
précipiterait ma chute si je le laissais faire.
Donc j’ai fui, et j’ai changé de vie. Mais peut-
être qu’on ne peut pas vraiment changer, une fois
que les fondations ont été coulées. Peut-être que
Kai et moi sommes destinés à nous détruire l’un
l’autre. Au stade où on en est, j’ai peur du vide, et
Kai a enlevé son parachute. Il se penche par la
porte de l’avion et je le retiens par sa chemise.
Si je lâche, il tombe. Sauf qu’il m’entraînera avec
lui et qu’on s’écrasera tous les deux.
Je jette le joint par la fenêtre et saisis mon
téléphone.

MOI : Vendredi soir. C’est moi qui viens.


KAI : A tte.

Je ne sais pas ce qui se passera, après ça, ni


comment je m’en remettrai. Je ne sais pas si mon
amitié avec Hunter va changer. Je ne sais pas ce
qui se passera quand je rentrerai en Californie, que
je dormirai dans cette maison et que je devrai
regarder ma mère dans les yeux.
Cela dit, j’ai bien trouvé un moyen, la dernière
fois, donc peut-être que je devrais arrêter de me
voiler la face en me disant que mentir ne me vient
pas naturellement et que la culpabilité est
permanente. Peut-être que je devrais arrêter de
prétendre que si je m’en veux, c’est que je ne suis
pas si mauvais ça. Peut-être que je devrais
accepter que je ne suis pas, et que je n’ai jamais
été, une bonne personne.
Quand je rentre chez moi, je cours dans ma
chambre et écris à Taylor pour dire non au déj de
demain.
Ainsi que le jour d’après.
Car il est plus facile d’éviter le problème que de
l’affronter.
29
Taylor
J’avais oublié le bazar qu’était le Gala de
Printemps, chaque année. Je me réveille en retard,
le vendredi, et dois mener une course contre-la-
montre pour sortir de chez moi dans les temps.
Après ça, la journée semble passer en accéléré.
Je me renverse du café dessus en allant en
cours. J’ai pris le mauvais cahier. Interro surprise.
Je sprinte à mon cours suivant. Le distributeur
avale mon billet alors que je meurs de faim.
Je cours à la maison Kappa pour retrouver Sasha
et aller chez le coiffeur, mais ils ont une heure de
retard. On mange un bout en patientant. On se fait
coiffer puis on retourne à la maison Kappa, elle
me maquille et je vernis ses ongles. Elle se
maquille pendant que je passe nos robes au
défroisseur. Puis, enfin, on s’affale par terre
jusqu’à ce qu’Abigail se mette à parcourir la
maison en criant qu’il y a besoin d’aide à la salle
polyvalente.
Sasha et moi sommes donc à la salle, occupées
à connecter la sono à son ordinateur. On rampe
par terre pour tout brancher, semant des épingles à
cheveux partout. Vivement qu’on puisse retourner
à la maison pour se rafraîchir puis s’habiller.
– On n’a pas des nouvelles recrues pour
s’occuper de ce genre de truc ? râle Sasha alors
qu’on porte une énorme enceinte jusqu’à la scène.
Car, bien sûr, le diable vient de perdre une roue.
– Je crois que les première années plient des
serviettes en cuisine.
– Sérieux ?
Nous posons enfin l’enceinte et prenons une
minute pour reprendre notre souffle.
– Putain, mais moi je veux bien poser mon cul
sur une chaise pour faire de l’origami ! crie-t-elle.
La nana qui fait du lacrosse n’a qu’à venir porter
les enceintes !
– Il me semble que tu as dit à Charlotte que tu
ne voulais pas que les nouveaux touchent à ton
matériel.
– Ouais, ben, je ne parlais pas des enceintes de
quarante kilos.
– Allez, plus qu’une, je réponds en souriant.
Je m’occuperai de les brancher pendant que tu te
chargeras de faire les balances.
Sasha soupire et éponge la sueur de son front
avec la manche de son pull.
– Tu es une bonne amie, Marsh.
Alors qu’on est en train de porter l’enceinte, un
visage familier apparaît sur notre chemin. C’est
Eric, le joueur de basket de chez Malone’s, il porte
six énormes cartons à donuts. On pose l’enceinte
avant de le retrouver à la table de mixage de
Sasha.
– Servez-vous, dit-il.
– Mon Dieu, tu es merveilleux, répond Sasha en
dévorant un premier donut avant d’en prendre
deux autres. Merci, marmonne-t-elle la bouche
pleine.
Soudain, comme une armée de fourmis, les
autres sœurs se précipitent sur les donuts. Tout le
monde suit un régime de jus de chou kale et de
carotte depuis une semaine, pour pouvoir rentrer
dans sa robe trop petite.
– Je dois aller en ville pour récupérer mon
costard, dit Eric à Sasha qui se lèche les doigts.
Mais j’ai pensé que vous auriez besoin d’une dose
de sucre.
– Merci, on apprécie.
– Sérieusement, merci, je réponds.
Aussi vite qu’elles sont arrivées, les filles
vident les cartons de donuts et retournent à leurs
tâches respectives.
Je regarde autour de moi et suis agréablement
surprise. La salle commence vraiment à
ressembler à quelque chose. Les tables sont en
place et les décorations sont suspendues. On va
peut-être s’en sortir, finalement.
– On se retrouve ici à vingt heures ? dit Sasha à
Eric.
– À vos ordres. À toute.
Il l’embrasse sur la joue et me salue de la main
en partant.
Je tourne brusquement la tête vers elle.
– Euh, je ne savais pas qu’Eric était ton rencard
pour ce soir ?
– J’allais venir seule une fois de plus, mais
comme ça, j’aurai quelqu’un pour aller me
chercher des verres pendant que je m’occuperai de
la musique.
On fourre les cartons de donuts vides dans la
poubelle, puis on part en quête de la glacière qui
est censée contenir des bouteilles d’eau fraîche
pour tout le monde. On essaie d’abord en cuisine,
où huit première année sont assis dans le noir,
entourées de piles de serviettes, le dos courbé,
inquiètes. On se croirait dans un atelier de misère.
On rebrousse chemin sans un bruit pour ne pas
nous faire remarquer, les première année sont
flippantes.
– Et Conor ? demande Sasha alors qu’on longe
un autre couloir.
Et Conor… Depuis que je l’ai rencontré, cette
question semble occuper une part de plus en plus
importante de mes journées. On semble tous les
deux pris dans une boucle de doutes sans fin.
– Je ne sais pas, je réponds en toute sincérité.
Ça fait deux jours qu’il me pose des lapins.
– Vous ne vous êtes pas du tout parlé ?
– Si, un peu. Surtout par message, et il ne dit
pas grand-chose. Il dit qu’il est occupé, qu’il a des
trucs à gérer, blablabla. Et, bien sûr, il dit toujours
qu’il est désolé.
– Tu ne crois quand même pas qu’il pourrait…
euh… te planter ce soir, si ?
Sasha m’étudie de près, cherchant un signe que
je vais hurler de rage ou fondre en larmes.
– Non, je réponds d’un ton ferme. Il ne ferait
jamais ça.
– Eh, Taylor, dit Olivia en arrivant depuis la
sortie de secours où sont garés les camions de
livraison. Tu as laissé ça dehors. Il vibrait.
Je prends mon téléphone de ses mains et suis
soulagée quand je vois un appel manqué de Conor.
Enfin ! J’ai besoin de savoir s’il passe me prendre
ou s’il me rejoint ici.
– En parlant du diable, dit Sasha.
Je suis sur le point de le rappeler quand il
m’envoie un message.

CONOR : Je ne vais pas pouvoir venir ce


soir.

Je regarde l’écran et je commence à répondre,


les mains tremblantes.

MOI : Ce n’est pas drôle.


LUI : Je suis désolé.

– Qu’est-ce qui se passe ? demande Sasha.


J’essaie de l’appeler et je tombe sur son
répondeur.
– Il n’a pas fait ça… !
Je l’ignore et rappelle Conor.
Répondeur.
MOI : Parle-moi.
MOI : Qu’est-ce qui se passe ?
MOI : Va te faire foutre, Conor.

Je lève le bras pour jeter mon téléphone à


l’autre bout de la pièce, mais Sasha saisit mon
poignet et m’en empêche. Elle prend mon
téléphone et me fusille du regard.
– Ne fais pas quelque chose que tu vas regretter
dit-elle avant de m’emmener dans les toilettes, de
l’autre côté du couloir. Parle-moi. Qu’est-ce qu’il
a dit ?
– Il ne vient pas. Aucune explication. Juste,
« désolé, je te plante encore une fois », je dis en
m’agrippant au lavabo pour m’empêcher de
mettre un coup de poing au miroir. Putain, mais à
quoi il joue ? Il n’a pas décidé ça aujourd’hui,
c’est impossible. Il m’a évitée toute la semaine.
Donc il savait qu’il n’allait pas venir. Il aurait pu
me le dire ! Au lieu de ça, il attend la dernière
minute, histoire que ça fasse encore plus mal.
Je pousse un hurlement et frappe la porte au
lieu du miroir, mais je n’obtiens pas la même
satisfaction car elle s’ouvre et claque délicatement
contre le mur.
– Ok, Mme Hulk, calme-toi, dit Sasha en
tendant les mains vers moi comme si elle voulait
apaiser un taureau sauvage. Tu crois vraiment
qu’il fait ça pour te faire du mal ?
Je m’éloigne d’elle et fais les cent pas,
incapable de rester en place.
– Tu vois une autre explication, toi ? Je parie
que ça fait partie du sale tour qu’il me joue depuis
le début. Peut-être que je n’ai toujours été qu’un
défi, en fait. Un pari qu’il a fait avec ses
coéquipiers. Et maintenant la partie est finie, et ils
se foutent de moi. La petite grosse pathétique.
– Hé ! Tais-toi tout de suite. Tu n’as rien de
pathétique et tu n’as pas à avoir honte de ton
physique. Tu es sublime, drôle, gentille et
intelligente. Si Conor Edwards a un problème, ce
n’est pas de ta faute. C’est lui qui y perd, Taylor.
Je ne l’entends pas. Pas vraiment. Mon estomac
est noué par ma colère et celle-ci grossit un peu
plus à chaque seconde où je suis sans réponse.
– J’ai besoin de ta voiture.
– Je ne pense pas que tu sois en état de
conduire…
– Tes clés. S’il te plaît.
Sasha soupire et me les donne.
– Merci, je grogne en sortant des toilettes
comme si mes fesses étaient en feu, suivie de près
par Sasha.
– Taylor, attends !
Mais je me précipite vers l’entrée et j’y déboule
si vite que je rentre dans une de mes sœurs. Une
poignée de Kappa sont regroupées dans le hall,
avec quelques Sigma qui portent des chaises.
La petite brune titube, son visage caché par ses
cheveux, je ne vois pas tout de suite que c’est
Rebecca.
– Merde, pardon, je ne t’avais pas vue.
Elle retrouve l’équilibre et baisse aussitôt les
yeux en entendant ma voix. Je suis déjà sur les
nerfs à cause de Conor, et la grimace de Rebecca
me pousse à bout.
– Putain, Rebecca. On s’est roulé une pelle en
première année et tu m’as peloté les seins. Tourne
la page, bon sang !
– Miaou ! s’écrie Jules en gloussant d’un ton
sadique.
– Tais-toi, Jules et sa bande !
Ils me regardent tous avec des yeux ébahis.
Sasha me rattrape quand j’ouvre les portes de la
salle polyvalente.
– Taylor ! Arrête !
– Quoi ?
L’air terriblement inquiet, elle pose une main
sur mon bras pour le serrer tendrement.
– Aucun mec ne mérite que tu perdes ton
respect pour toi-même, ok ? Souviens-t’en.
Et attache ta ceinture.
30
Taylor
Quand j’arrive chez Conor, sa Jeep est garée
dans l’allée. Foster m’ouvre la porte et sourit
jusqu’aux oreilles en me voyant. Il me laisse
entrer sans hésiter et me dit que Conor est dans sa
chambre. J’envisage un instant d’interroger
Foster, si l’un des colocs devait craquer pour un
aperçu, même bref, d’un décolleté, ce serait lui.
Mais j’ai trop envie d’étrangler Conor pour perdre
mon temps avec ça.
Je déboule dans sa chambre et le trouve seul.
Je suppose qu’une part de moi s’attendait à
trouver une femme squelettique dans son lit. Mais
il est bien seul, et il semble sur le point de sortir.
Il n’a même pas l’air surpris de me voir. Peut-
être semble-t-il un peu déçu, en revanche.
– Je ne peux pas parler maintenant, T, soupire-t-
il.
– Dommage, parce que tu n’as pas le choix.
Il essaie d’ouvrir la porte derrière moi, mais je
l’en empêche.
– Taylor, s’il te plaît. Je n’ai pas le temps, il faut
que j’y aille.
Sa voix est froide et distante. Il refuse de me
regarder. Je crois que j’espérais qu’il serait énervé,
son indifférence est bien pire.
– Tu me dois une explication, quelle qu’elle
soit. C’est une chose de me planter pour un dîner,
mais le Gala de Printemps compte beaucoup pour
moi.
J’ai du mal à déglutir et mes yeux me brûlent.
– Et maintenant tu me plantes à peine quelques
heures avant ? C’est horrible, même après ton
attitude des derniers jours.
– J’ai dit que j’étais désolé.
– J’en ai marre de l’entendre ! J’ai l’impression
qu’on a rompu, sauf que tu as oublié de me le dire.
Bon sang, Con’, si c’est fini entre nous, dis-le-
moi ! Je pense mériter au moins ça, non ?
Il me tourne le dos et se passe les mains dans
les cheveux en marmonnant quelque chose.
– Quoi ? Allez, crache le morceau !
– Ça n’a rien à voir avec toi, ok ?
– Alors quoi ? Dis-moi pourquoi, j’insiste,
exaspérée.
Je ne comprends pas ce qu’il gagne à se
comporter comme ça, si ce n’est de me rendre
folle.
– Qu’est-ce qui est si important que tu me poses
un lapin ce soir ?
– J’ai quelque chose à faire, c’est tout.
Ses traits se creusent et je remarque que ses
épaules sont plus tendues que jamais.
– J’aimerais ne pas avoir à le faire, mais c’est
comme ça.
– Mais ce n’est pas une réponse !
– C’est la seule que tu vas obtenir, rétorque-t-il
en me passant devant pour saisir son blouson sur
le dossier de sa chaise. Je dois y aller. Il faut que
tu partes.
Quand il attrape sa veste, elle s’accroche à
l’accoudoir et une enveloppe épaisse tombe de
l’une des poches, déversant plusieurs liasses de
vingt dollars sur le sol.
Nous les regardons en silence jusqu’à ce que
Conor les rassemble et remette le tout dans
l’enveloppe.
– Qu’est-ce que tu fais avec tout cet argent ? je
demande d’un ton inquiet.
– Ce n’est pas important, marmonne-t-il en
rangeant l’enveloppe dans sa poche. Je dois partir.
– Non, je gronde en m’appuyant contre la porte
pour qu’il ne puisse pas l’ouvrir. Personne ne se
balade avec une telle somme en liquide, à moins
de faire quelque chose qu’il ne devrait pas. Je ne
te laisserai pas partir tant que tu ne m’auras pas dit
ce qui se passe. Si tu as des soucis, s’il te plaît,
laisse-moi t’aider.
– Tu ne comprends pas, laisse-moi sortir.
– Je ne peux pas. Pas tant que tu ne m’auras pas
dit la vérité.
– Putain ! Laisse-moi partir. Je ne veux pas
t’impliquer là-dedans, T. Pourquoi tu compliques
la situation ?
Son masque est enfin tombé, je ne suis plus
face au Conor distant auquel j’ai eu droit toute la
semaine quand il faisait de son mieux pour cacher
son angoisse. Maintenant, je ne vois plus que sa
souffrance et son désespoir. Cette histoire le ronge
de l’intérieur et il semble épuisé.
– Tu ne comprends pas ? je réponds. Je tiens à
toi. Quelle autre raison pourrait-il y avoir ?
Soudain, Conor se décompose, il s’assied au
bord du lit et prend sa tête dans ses mains. Il est
silencieux pendant si longtemps que je suppose
qu’il a laissé tomber.
C’est alors qu’il se met enfin à parler.
– En mai dernier, en Californie, Kai est venu
me voir un jour, alors que je ne l’avais pas vu
depuis des semaines, et il m’a dit qu’il avait
besoin d’argent. Beaucoup d’argent. Il était dans
le pétrin avec un dealer et il devait le rembourser,
sinon il se ferait casser la gueule ; ou pire. Je lui ai
dit que je n’avais pas cet argent. Donc il m’a dit
de demander à Max.
Conor lève la tête vers moi, comme pour
vérifier que je me souviens de tout ce qu’il m’a
confié à propos de son beau-père.
Je hoche lentement la tête.
– Donc je lui ai dit que c’était hors de question,
que je ne pouvais pas faire ça, explique Conor.
Kai s’est énervé en me disant d’aller me faire
foutre, et qu’il pensait qu’on était amis, ce genre
de truc, mais il n’a pas insisté plus que ça. Il m’a
dit qu’il allait trouver un autre moyen, et il est
parti. Sur le moment, j’ai cru qu’il avait exagéré
les ennuis qu’il avait et j’ai supposé qu’il voulait
juste un nouveau téléphone, ou une connerie du
genre, et qu’il avait pensé que je pouvais ouvrir le
coffre-fort de Max et me servir.
Conor marque une pause et inspire longuement
en se frottant le visage. J’ai l’impression qu’il
rassemble toutes ses forces pour poursuivre son
récit.
– Une ou deux semaines plus tard, je me suis
engueulé avec Max. Je n’avais toujours pas choisi
de majeure à la fac et il me prenait la tête pour que
je décide ce que j’allais faire de ma vie. Donc,
bien sûr, j’étais sur la défensive parce que je
savais pertinemment que ce qu’il voulait dire,
c’est que si je ne devenais pas comme lui, ça
impliquait que j’étais un bon à rien qui ne
réussirait jamais dans la vie. Le ton est monté et je
suis parti en claquant la porte. J’ai fini chez Kai et
je lui ai tout raconté. C’est là qu’il m’a dit :
« Tu sais, on peut se venger, mec. Tu n’as qu’un
mot à dire. »
Je me rapproche lentement du lit, à petits pas, et
je m’assieds en prenant soin de ne pas l’étouffer.
– Qu’est-ce que t’as répondu ?
– J’ai répondu : « Eh merde. Allons-y. »
Il secoue la tête et soupire longuement. Je sens
l’angoisse qui se dégage de lui et je vois bien
combien il lui est difficile de tout admettre.
Je vois bien qu’il doit faire un effort surhumain
pour trouver le courage de parler.
– J’ai donné à Kai le code de l’alarme en
précisant que Max a toujours trois mille dollars
dans le tiroir de son bureau, pour les urgences.
Je lui ai dit que je ne voulais pas savoir ce qu’il
comptait faire. Il faudrait des mois avant que Max
se rende compte que l’argent manquait. Et puis
trois mille balles, pour Max, ce n’était rien. C’est
ce qu’il dépensait en restau et en pinard en une
semaine. Personne n’allait souffrir.
– Mais… ?
Conor me regarde. Enfin. Pour la première fois
depuis une semaine, il me regarde vraiment.
– Un week-end, on est tous allés au lac Tahoe.
Je voulais rester à la maison, mais ma mère m’a
fait culpabiliser en me disant qu’il était important
qu’on passe de bons moments tous ensemble.
Donc la maison était vide pendant quelques jours,
et Kai est passé à l’attaque. Il devait être défoncé
ou saoul ; après tout, il n’a jamais su être
raisonnable. Il est rentré sans un bruit, mais il a
retourné toute la maison. Il a pris un des clubs de
golf de Max, dans le garage, et il a défoncé le
bureau de Max et le salon. Quand on est rentrés
deux jours plus tard, on a tout de suite vu qu’il y
avait eu un cambriolage. Et le pire, c’est que Max
s’est senti coupable. Il s’est dit qu’il avait dû
oublier de brancher l’alarme. Il a dit que ce n’était
rien, que l’assurance rembourserait les dégâts.
– Ils ne se sont pas demandé pourquoi rien
d’autre n’avait été volé ? je demande en fronçant
les sourcils.
Conor ricane froidement.
– Non. Les flics ont conclu que des ados
avaient dû vouloir foutre le bordel. Ils ont dit
qu’ils avaient vu ça des millions de fois, que
c’était un crime d’opportunité, parce que
l’occasion s’était présentée, et qu’ils avaient dû
entendre un bruit qui leur avait fait peur.
– Donc tu t’en es tiré.
– Ouais, mais c’est justement le problème. Les
remords et la culpabilité m’ont rongé dès que j’ai
découvert ce que Kai avait fait. Ce que j’avais fait.
Je ne sais comment, je m’étais persuadé que je
serais content de voir la tronche de Max. Sauf que
c’était horrible. Quel genre de connard fout en
l’air sa propre maison ? Ma mère a été terrorisée
pendant des semaines. Elle avait peur que les
coupables reviennent. Elle ne dormait plus.
Et c’est moi qui lui ai fait ça.
– Et Kai ?
– Il est venu me trouver sur la plage, deux
semaines plus tard, et m’a demandé comment ça
s’était passé. Je lui ai dit que je pouvais plus
traîner avec lui, qu’il avait été trop loin et que
c’était une mauvaise idée dès le début. Je lui ai dit
que c’était fini. Dans sa tête, il pensait être un bon
ami ; il pensait me défendre, ou quelque chose
comme ça. C’est sans doute la meilleure façon
d’expliquer comment Kai réfléchit.
– Je présume qu’il a mal pris la rupture ?
– Ouais. Mais je crois qu’il avait surtout peur
que je le dénonce. Je lui ai rappelé que si je faisais
ça, on aurait tous les deux des ennuis, qu’on se
détruirait mutuellement. Après ça, on ne s’est plus
revus.
– Jusqu’à Buffalo.
– C’est ça. Puis samedi dernier, à la plage.
Il m’a suivi jusque là-bas et m’a sorti le même
refrain. Il doit du fric à de mauvais types et ils le
tueront s’il ne leur donne pas. Sauf que cette fois,
il lui faut dix mille balles.
– Merde…
Conor rit tristement.
– Ouais, c’est le moins qu’on puisse dire.
– Tu ne peux pas lui donner cet argent.
Il tourne la tête vers moi et hausse les sourcils.
– Je suis sérieuse, Conor. Tu ne peux pas lui
donner cet argent. Cette fois c’est dix, la
prochaine fois ce sera quinze, vingt, ou cinquante
mille. Il te fait chanter, c’est ça ? C’est pour ça
que tu parles de destruction mutuelle ? Et quant à
ce que contient cette enveloppe… j’imagine que
tu ne l’as pas obtenu de ta famille.
– Je n’ai pas le choix, Taylor, dit-il d’un ton
agacé.
– Bien sûr que si. Tu peux dire la vérité à Max
et à ta mère. Si tu avoues tout, Kai n’aura plus
aucun moyen de te faire chanter. Il te laissera
tranquille et tu pourras reprendre le cours de ta vie
sans avoir à te soucier du jour où il débarquera à
nouveau.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles. Tu n’as pas
idée de…
– Ce que je sais, c’est qu’à cause de la honte
que tu ressens, tu m’as ignorée, tu as fait du mal à
ta famille et tu as fait je ne sais quoi pour avoir ce
fric. Quand est-ce que ça va s’arrêter ? Il n’y a
qu’une chose que tu peux faire pour te battre.
Sinon, tu seras esclave de ce secret toute ta vie.
– Ouais, ben, tu sais… commence-t-il en se
levant. Ça ne te regarde pas, en fait. Je t’ai dit la
vérité, et maintenant je dois partir.
Je me lève d’un bond pour essayer de
l’intercepter, mais il fait un pas de côté et se dirige
vers la porte.
– S’il te plaît, je vais t’aider. Ne fais pas ça, je
le supplie en saisissant sa main.
Il retire brusquement sa main et, quand il parle,
c’est à nouveau avec froideur et indifférence.
– Je n’ai pas besoin de ton aide, Taylor. Je n’en
veux pas. Et je n’ai vraiment pas besoin qu’une
nana me dise quoi faire. Tu avais raison. On ne
devrait pas être ensemble.
Il quitte sa chambre sans se retourner, longe le
couloir et sort de la maison. Sans hésiter une seule
seconde.
Il me laisse plantée là, avec tous les souvenirs
qu’on a dans cette chambre, alors que mon
maquillage coule sur mes joues et que mes
cheveux tombent de leur chignon.
Conor Fucking Edwards.
31
Conor
Quand j’étais petit, à deux maisons de la
mienne dans mon vieux quartier, il y avait une
fille qui s’appelait Daisy et qui avait à peu près
mon âge. Elle restait assise pendant des heures
dans l’allée de sa maison, à dessiner sur le ciment
avec de petits cailloux ou des bouts de plâtre,
parce qu’elle n’avait pas de craie. Quand le soleil
rendait l’allée bétonnée brûlante ou qu’il pleuvait
si fort que sa peau se fripait, elle nous jetait des
objets dessus, quand Kai et moi passions avec nos
skates. Des cailloux, des capsules de bouteilles,
des déchets en tout genre, tout ce qu’elle avait
sous la main. Son père était une ordure, et on
supposait qu’elle était comme lui.
Puis un jour, depuis le porche de chez moi, je
l’ai observée. Je l’ai vue descendre du bus de
l’école et frapper à sa porte. Le pick-up de son
père était garé dans l’allée et la télé était si forte à
l’intérieur que tout le quartier pouvait entendre le
journal des sports. Écrasée par son gros sac à dos,
la gamine maigrelette a continué à frapper, puis
elle a essayé de toquer à la fenêtre, dont les
barreaux avaient été arrachés lors d’un
cambriolage et n’avaient jamais été remplacés.
Elle avait fini par se résigner et ramasser un petit
bloc de béton qui avait dégringolé chez elle depuis
un immeuble en ruine, en haut de la rue.
Ensuite, j’ai vu Kai descendre la rue sur son
skate. Il s’est arrêté pour lui parler et se moquer
1
d’elle. Je l’ai regardé faire des donuts sur ses
dessins, puis verser sa bouteille de soda dessus et
jeter la capsule dans ses cheveux. C’est alors que
j’ai compris pourquoi elle s’en prenait à nous
quand on passait, elle visait Kai.
La fois suivante, quand je l’ai vue seule dans
son allée, j’ai ramassé un caillou et je me suis
joint à elle. On a fini par partir de chez elle pour
explorer les environs. On a observé l’autoroute,
perchés dans un grand arbre, et on a compté les
avions depuis le toit d’une maison. Un jour, Daisy
m’a dit qu’elle partait. Que quand le bus la
déposerait, elle allait marcher, aller ailleurs.
N’importe où. « Tu pourrais partir aussi », m’a-t-
elle dit.
Elle avait une magnifique photo du parc
Yosemite et elle s’était mis en tête qu’elle irait
vivre là-bas, dans un camping, ou quelque chose
comme ça. Elle disait qu’ils auraient tout ce dont
elle aurait besoin, et que camper ne coûtait rien.
On en a parlé pendant des semaines. Ce n’est pas
que je voulais vraiment partir, mais Daisy avait
désespérément besoin que je parte avec elle. Car
ce qu’elle craignait le plus, c’était la solitude.
Un jour, elle est montée dans le bus et ses bras
étaient couverts de bleus. Elle pleurait, et soudain,
tout ça n’était plus un jeu. On n’était plus en train
d’inventer une histoire pleine d’aventures, pour
occuper le temps entre l’école et la nuit. Quand le
bus s’est garé à l’école, elle m’a regardé d’un air
plein d’espoir. Son sac à dos semblait plus lourd
que d’habitude. Elle m’a dit qu’on partait ce jour-
là, à midi. Je ne savais pas quoi lui répondre ; je
ne savais pas comment éviter de dire ce qu’il ne
fallait pas. Alors, j’ai fait bien pire.
Je suis parti.
Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai
compris que je n’étais bon pour personne. Bon à
rien. Certes, j’avais à peine onze ans, et il était
évident que je n’allais pas m’enfuir avec un sac à
dos et ma planche de skate. Mais j’avais laissé
Daisy croire en moi. Je l’avais poussée à me faire
confiance. Peut-être que je ne comprenais pas, à
l’époque, ce qui se passait vraiment chez elle.
Mais je sentais que c’était grave, et je n’ai rien fait
pour l’aider. Je n’ai été qu’un prénom de plus dans
la liste de gens qui l’ont déçue.
Je n’oublierai jamais ses yeux. Je n’oublierai
jamais la façon dont j’ai vu son cœur se briser
dans son regard. Je le vois encore. Encore
aujourd’hui.
Mes mains tremblent. Je serre plus fort le
volant et je vois à peine la route. Je conduis de
mémoire plutôt qu’à vue. Le poids qui écrase ma
poitrine depuis plusieurs jours devient
insupportable et j’ai du mal à respirer.
Quand mon téléphone vibre dans le porte-
gobelet, je manque foncer dans les voitures qui
viennent d’en face.
J’appuie sur le bouton du haut-parleur et
réponds d’une voix rauque.
– Ouais ?
Je m’entends à peine. J’ai des bourdonnements
dans la tête comme si j’étais sous l’eau.
– Je veux m’assurer que tu viens toujours, dit
Kai.
Il y a un bruit de fond, des voix et de la
musique. Il est déjà au bar de Boston College où
on a convenu de se retrouver.
– J’arrive.
– Tic tac.
Je raccroche et jette mon téléphone sur le siège
passager. La douleur dans ma poitrine devient
insupportable. J’ai l’impression que mes côtes
vont se fêler. Je vire brusquement sur le bas-côté
et freine aussi fort que possible. Ma gorge se
resserre et j’enlève tous mes vêtements jusqu’à me
retrouver en marcel, en nage. Je baisse les vitres et
j’essaie désespérément d’aspirer de l’air frais.
Qu’est-ce que je fous ?
Je prends ma tête dans mes mains et lorsque je
ferme les yeux, je vois son visage. Son regard
déçu. Pas celui de Daisy, la petite fille de mon
passé, celui de Taylor, la femme de mon présent.
Elle attendait tellement plus de moi, et pas à
propos de ce que j’ai fait par le passé. Elle
attendait que j’agisse mieux maintenant. Elle
m’aurait pardonné de m’être comporté comme un
enfoiré cette semaine si j’avais eu la force de
prendre la bonne décision quand elle m’en a
donné l’occasion.
Putain, Edwards. Elles sont où, tes couilles ?
Je m’étais promis d’être meilleur pour elle,
d’essayer de me voir à travers ses yeux. De me
voir comme autre chose qu’un petit délinquant, un
loser sans but ou un queutard. Elle m’a trouvé de
la valeur, même quand j’en étais incapable. Alors,
pourquoi je laisse Kai m’enlever tout ça ? Il n’a
pas seulement foutu le bordel dans ma vie, il fait
souffrir Taylor. Je devrais être à un fichu bal avec
ma copine au lieu d’être garé au bord de la route
en pleine crise d’angoisse.
Je secoue la tête, dégoûté par moi-même, et je
remets mon pull. Ensuite, je saisis le levier de
vitesse et m’insère dans la circulation.
Pour la première fois de ma vie, je trouve le
courage d’avoir du respect pour moi-même.
*
* *
Je m’arrête d’abord chez Hunter. C’est Demi
qui m’ouvre avec un air à la fois intrigué et
hostile. Je ne sais pas ce qu’elle a appris depuis la
dernière fois que j’ai parlé à Taylor ni ce
qu’Hunter lui a expliqué lorsqu’il m’a donné le
chèque en blanc.
Je l’embrasse sur la joue.
– Que me vaut cet honneur, espèce de taré ?
– Tu avais raison, je réponds en lui faisant un
clin d’œil.
– Bien évidemment. Mais à propos de quoi ?
– Salut, mec, dit Hunter en avançant vers moi
d’un pas prudent. Tout va bien ?
– Ça ira très bien d’ici peu, je réponds en lui
tendant l’enveloppe contenant les dix mille dollars
en liquide.
Demi la regarde d’un air suspect.
– C’est quoi, ça ?
Hunter prend l’argent, confus.
– Mais pourquoi ?
– Réponds-moi, le moine, grommelle Demi en
tirant sur la manche d’Hunter. Qu’est-ce qui se
passe ?
– J’en ai plus besoin, je dis à Hunter en
haussant les épaules.
Il semble soulagé, et je le comprends. Cela dit,
je n’envie pas l’interrogatoire qu’il s’apprête à
subir.
– Sois indulgente avec lui, je dis à Demi. C’est
un bon gars.
– Tu veux rester et commander une pizza ?
propose Hunter. On traîne ici, ce soir.
– Je ne peux pas, je suis en retard à un bal.
J’appelle Kai en partant de chez Hunter.
Le poids sur ma poitrine s’est déjà allégé, et mes
mains sont fermes sur mon téléphone.
– Tu es là ?
– Je n’ai pas ton fric.
– Déconne pas, frangin. J’ai juste à passer un
coup de fil et…
– Je vais dire à Max que c’était de ma faute, je
déclare d’un ton déterminé qui me surprend.
D’ailleurs, plus les minutes passent, plus je suis
sûr de ma décision.
– Je ne t’impliquerai pas là-dedans. Pour
l’instant. Mais si tu me rappelles encore une fois,
si je sens ta présence dans mon dos, je te
dénoncerai. Je ne plaisante pas, Kai. C’est ta
dernière chance.
Je raccroche puis, prenant mon courage à deux
mains, je passe un second coup de fil.
1. Figure de skate où on dessine des cercles
avec sa planche.
32
Taylor
Je n’ai vraiment aucune envie d’être ici.
Sérieusement. J’envisage presque de saisir un
couteau sur la table la plus proche et de prendre
quelqu’un en otage pour m’enfuir par une fenêtre.
Sasha et moi avons adopté un poste stratégique
près d’une colonne d’enceintes, dans le but de
dissuader quiconque de venir nous parler. Elle a
aussi réussi à voler du bon champagne, qu’on boit
au goulot sans se soucier qu’il dégouline sur nos
robes. On s’amuse trop à regarder Charlotte courir
dans tous les sens pour réprimander nos sœurs
alors qu’elles twerkent sur leur rencard, sous les
yeux horrifiés des sexagénaires invités. On a dû
quitter notre poste aux platines, parce que les
vieux n’arrêtaient pas de demander à Sasha de
passer du Neil Diamond et du ABBA. Quand elle
a menacé d’éborgner le suivant avec une
fourchette, je l’ai obligée à faire une pause.
– Tu devrais aller danser avec Eric, je dis
lorsque je le vois sur la piste de danse.
Il semble passer un super-moment, en dépit du
fait que son rencard l’a délaissé.
– Et rater l’occasion de juger tout le monde
d’un œil condescendant depuis un coin ? Tu ne me
connais pas, ou quoi ?
– Je suis sérieuse. Ce n’est pas parce que je me
suis résignée à m’apitoyer sur mon sort que tu es
obligée de souffrir avec moi.
– Bien sûr que si, répond-elle. Tu sais, tu
pourrais aussi vider cette bouteille et montrer aux
autres que tu twerkes mieux qu’elles.
– Je ne suis pas d’humeur.
– Oh, allez !
Sasha boit une autre gorgée et s’essuie la
bouche avec le bras, qu’elle couvre de rouge à
lèvres.
– On s’est faites toutes belles et on s’est rasé les
jambes. Le moins que tu puisses faire, c’est avoir
quelque chose à regretter demain matin.
J’ai déjà suffisamment de remords comme ça.
Par exemple, au sujet de ma robe. À quoi je
pensais, bon sang ? Le tissu noir moulant écrase
mes seins, qui ressemblent donc à deux jambons
ficelés, et chacun de mes plis déborde de la robe
comme un tube de dentifrice qu’on vient de
piétiner. Je me sens dégoûtante. Je ne sais
vraiment pas pourquoi j’étais aussi excitée en me
regardant dans la glace et en imaginant la tête de
Conor lorsqu’il me verrait.
Ah, mais si, je me souviens, c’est parce que
Conor avait réussi à me faire croire que j’étais
belle. À me faire croire qu’il ne voyait pas
seulement une grosse ni une paire de seins, mais
moi. Moi tout entière. Il m’a fait croire que j’étais
désirable. Que je méritais son attention.
Et maintenant, il ne me reste plus qu’un affreux
goût de déception amère dans la bouche.
Je suis agacée car je pleure à nouveau, je dis à
Sasha que je vais évacuer le champagne. Les
toilettes sont remplies de Kappa qui retouchent
leur maquillage. Un w.-c. est même occupé par
une fille qui vomit pendant que deux de ses
copines lui tiennent les cheveux. Dans un autre,
Lisa Anderson est en train d’envoyer des SMS à
Cory, son désormais ex, tandis que ses sœurs
crient et martèlent contre la porte.
Je fais pipi et suis en train de me laver les
mains lorsqu’Abigail et Jules entrent en riant.
Mon estomac se noue quand leurs regards
malicieux remarquent les traces de mascara sur
mes joues.
– Taylor, dit Abigail suffisamment fort pour que
tout le monde l’entende. Je n’ai pas vu Conor, ce
soir. Il ne t’a pas posé un lapin, si ?
Bien évidemment, elle est parfaite. Sa robe à
sequins argentés lui va à ravir et pas un cheveu ne
dépasse de ses boucles. Elle ne transpire pas et
son maquillage ne coule pas. Elle ne peut pas être
humaine, en fait.
– Oh non, dit-elle en se plaçant derrière moi
pour parler à mon reflet. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Allez, on est sœurs, Tay-Tay, tu peux nous parler.
– Alors, il t’a vraiment posé un lapin ? demande
Jules d’un ton condescendant, comme si elle
parlait à un animal. Oh non, alors que les petites
souris ont travaillé toute la journée pour te faire
belle pour le bal.
– Tu vas être ravie, on a rompu, je rétorque.
Abigail éclate de rire et me sourit d’un air
sarcastique.
– Ben, bien sûr qu’il t’a larguée. Au bout d’un
mois, ça cesse d’être drôle et c’est juste triste.
Tu aurais dû m’écouter, Tay-Tay. Tu te serais évité
cette honte.
– Putain, Abigail, mais va te faire foutre !
Un silence de plomb s’abat sur la pièce et je
réalise que tout le monde nous regarde.
– On a pigé, ok ? Tu n’es qu’une garce
misérable qui croit qu’être une pétasse peut
compenser son manque de personnalité. Trouve-
toi une vie et lâche-moi la grappe !
Je sors des toilettes en claquant la porte.
Ma peau est brûlante et je plane en plein délire en
retournant dans la salle de bal. Les spots, les
basses et les corps en mouvement me donnent le
vertige. Mon Dieu, ça m’a fait tellement de bien
de hurler sur Abigail que j’ai presque envie d’y
retourner. Si j’avais su que ce serait aussi
agréable, je l’aurais fait depuis longtemps.
Après une demi-bouteille de champagne, mes
papilles sont endormies et mon cerveau semble
être au ralenti aussi, donc je vais au bar pour
commander une eau gazeuse.
– Taylor, dit une voix derrière moi. Salut. J’ai
failli ne pas te reconnaître.
Un mec s’accoude au bar à côté de moi. Je lève
la tête vers lui et mets un moment à réaliser que
c’est Danny, un des géants de chez Malone’s. Il est
plutôt pas mal, en costard.
– Rends-moi service, je lui réponds en prenant
le verre que me tend le barman. Ne crame pas ma
couverture. Je suis incognito.
– Ah ouais ? répond Danny en commandant une
bière tout en se rapprochant. Tu veux te faire
passer pour qui ?
– Je n’ai pas encore décidé.
Il éclate de rire, faute de savoir quoi répondre.
J’avoue que je ne sais pas quoi dire non plus. Ces
derniers temps, je ne fais plus la différence entre
moi-même et le rôle que j’incarne pour plaire aux
autres. J’ai l’impression d’essayer de satisfaire des
attentes qui deviennent chaque jour un peu plus
impossibles. Je ne parviens jamais vraiment à
incarner l’image que je me suis inventée, et j’ai de
plus en plus de mal à savoir d’où m’était venue
l’idée originelle.
Les gens disent qu’on vient à la fac pour se
trouver, moi, je suis chaque matin un peu plus
méconnaissable.
– Je voulais dire que tu es ravissante, dit-il
timidement.
– Tu es venu avec qui ?
– Oh non, avec personne. Mes parents ont été
invités par leurs amis, les parents de Rachel
Cohen, donc on m’a dit de venir aussi.
Il boit une gorgée de bière d’un air gêné, et je
peux presque voir sur son visage le moment où il
décide de foncer.
– Tu sais, je voulais te dire quelque chose,
l’autre soir. Enfin, j’aurais dû, mais j’ai eu
l’impression que tu avais un mec ?
Ah.
– Ouais, non, c’était… pas sérieux.
– Dans ce cas, ça ne serait pas un problème que
je t’invite à sortir, un de ces quatre ?
Je croise le regard de Sasha de l’autre côté de la
salle, son regard s’illumine, je comprends qu’elle
approuve. Elle hoche la tête pour dire « fonce »,
puis elle saisit la main d’Eric et ils viennent vers
nous.
Je ne sais pas comment répondre à la question
de Danny sans donner l’impression que je
m’engage, donc je gagne du temps en buvant une
gorgée pendant que Sasha marche vers nous.
– Vous vous êtes trouvés, dit-elle d’un ton
beaucoup trop enthousiaste avant de m’offrir un
sourire narquois, comme si elle voulait me punir.
Et aucun de vous n’a de rencard, donc c’est
parfait !
– En fait, je réponds, je pensais aller…
– Tu me dois encore une danse, dit Eric à
Sasha, qui me prend par la taille pour m’empêcher
de m’enfuir.
– Taylor adore danser.
Je vais la tuer dans son sommeil.
– Tu veux danser ?
Danny, l’adorable, le timide. Il me tend la main
comme on le voit dans les films, et je sais qu’il
pense bien faire. Et comme mes choix se limitent
à m’enfuir ou voir Sasha faire une scène, j’accepte
son invitation.
Nous marchons donc tous les quatre vers la
piste de danse. Heureusement, c’est un morceau
rythmé, donc Danny n’est pas obligé de se
scotcher à moi. On commence à danser tous les
quatre, mais je comprends vite qu’Eric et Sasha
cherchaient une occasion de se bécoter, et je me
retrouve à danser avec un gratte-ciel qui n’a pas
conscience de la taille de ses pieds. Cela dit, je
dois avouer que je ne fais rien pour l’aider.
– Danse avec lui, chuchote Sasha dans mon
oreille sans complètement quitter les bras d’Eric.
– C’est ce que je fais.
Elle me pousse vers lui, l’obligeant à me
rattraper. Le sourire de Danny me dit qu’il pense
que c’était un moyen discret de lui dire « je t’en
supplie, tiens-moi fort » – ce qu’il ne manque pas
de faire. Je me crispe, mais il ne semble pas le
remarquer. Sasha cherche à nouveau mon regard,
et le sien me dit « fais un effort, bon sang ! ».
Mais je ne peux pas. Je n’ai qu’une chose en
tête, c’est Conor et Kai. Est-ce qu’il lui a donné
l’argent ? Est-ce qu’il va bien ? Ce n’est pas que
je ne pense pas Conor capable de se débrouiller
tout seul, mais… et si quelque chose avait mal
tourné ? Dix mille dollars, c’est une grosse somme
à avoir sur soi. Il a pu être arrêté par les flics, ou
pire. Son rendez-vous a pu mal tourner de cent
façons différentes, et je n’ai aucun moyen de
savoir s’il va bien. Si je l’appelais, il ignorerait
mon appel et je reviendrais au point de départ, où
je m’inquiète pour lui.
Je me dis soudain que j’aurais pu faire plus.
J’aurais dû parler à ses colocs ou à Hunter.
Ou j’aurais pu l’accompagner. Merde, pourquoi je
ne l’ai pas fait ?
S’il arrive quelque chose à Conor, je ne me le
pardonnerai jamais.
Je viens de décider de passer un coup de fil
lorsque j’entends un grognement de mise en garde
et que Danny et moi sommes brusquement
séparés.
33
Taylor
– Qu’est-ce qui te prend, mec ? dit Danny en
s’interposant face à l’intrus, alors que je reste
plantée là, à cligner bêtement des yeux.
Hein ? Qu’est-ce que Conor fait ici ?
– Tu peux partir, répond Conor d’un ton froid et
ferme.
Il est en costard.
– Je te demande pardon ?
Il fait un pas en avant et, s’il est plus grand que
Conor, il paraît léger à côté des épaules massives
de Conor.
– Tu m’as entendu, grogne Conor.
La tension qu’il dégage est palpable et sa colère
est impossible à ignorer.
– Merci, mais tu peux partir.
– Eh, dit Eric en se plaçant à côté de son
coéquipier. Je ne sais pas qui tu es, mais tu ne
peux pas…
– Je suis son mec, rétorque Conor sans me
quitter des yeux.
– Taylor ? C’est ton mec ?
Je regarde brièvement Danny avant de me
concentrer à nouveau sur Conor. Il est là, en
costume, les cheveux coiffés en arrière, sous les
lumières colorées… j’ai l’impression de le
rencontrer pour la première fois.
Je suis soudain frappé par le magnétisme de cet
homme. Cette dernière semaine, j’ai été si
occupée à lui en vouloir que j’ai oublié combien il
était canon. Suffisamment canon pour que presque
toutes les femmes de la pièce le regardent. Il y a
même quelques anciennes élèves qui le reluquent,
profitant du fait que leurs maris ont passé la soirée
à mater des étudiantes de vingt ans.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
Sasha saisit ma main. Je ne sais si c’est pour me
soutenir ou parce qu’elle compte m’accompagner
si je décide de m’enfuir en courant.
– Tu m’as invité, répond-il.
– Et tu m’as larguée, je lui balance, furieuse.
Ton invitation a été annulée, tu n’as pas le droit de
me dire avec qui je peux danser.
– Tu plaisantes, j’espère, grogne-t-il en
empoignant ma main pour me tirer en avant.
Comme une idiote, je lâche la main de Sasha.
– Qu’est-ce que tu fais ?
Il me serre fort contre lui et j’ai l’horrible
sensation que mon corps se souvient du sien,
même si ma tête fait tout pour l’oublier.
– Je danse avec toi.
– Je n’ai pas envie de danser.
Il n’empêche que je fonds contre lui. Non pas
parce que c’est ce qu’il veut mais parce que,
malgré ma colère et ma peine, je ne peux pas
m’empêcher de fondre dans ses bras. Avec lui,
c’est naturel.
Je regarde par-dessus mon épaule et cherche le
regard de Danny. Je ne sais s’il comprend
combien je suis désolée, mais il hoche tristement
la tête. Danny l’adorable, le timide. La vie serait
tellement plus simple si mon cœur s’emballait
pour lui, mais ce n’est pas le cas. Parce que la vie
est injuste.
– Il faut qu’on parle, dit Conor.
– Je n’ai rien à te dire.
– Tant mieux, dans ce cas, ce sera plus facile,
répond-il en me guidant au rythme de la musique.
Il bouge, et je bouge avec lui. Ce n’est pas que
j’entends la musique, c’est plutôt que je sens son
intention. C’est un échange puissant, fervent et
passionné, comme si nos corps se démenaient
pour se retrouver.
– Je suis désolé, Taylor. Pour tout. De t’avoir
ignorée et de t’avoir plantée ce soir. Ce n’est pas
ce que je voulais.
– Tu es parti, je réponds d’un ton grinçant,
déversant toute la colère que j’ai accumulée cette
semaine. Tu m’as tourné le dos.
Il hoche la tête, tristement.
– J’avais honte. Je ne savais pas comment te
parler de ce qui m’arrivait.
– Tu as rompu avec moi.
Mon accusation reste suspendue dans les airs et,
alors que nos corps se touchent et que nos regards
sont verrouillés, il y a encore une distance entre
nous. Comme si nous étions séparés par les regrets
et les trahisons.
– Je me suis senti acculé. Je ne savais pas quoi
faire d’autre.
– Tu n’es qu’un enfoiré, je siffle alors que je
bous de rage après tout ce qu’il m’a fait endurer.
Ce n’est pas parce que tu es là et que tu es canon
en costard que ça change quelque chose.
– Tu es superbe, ce soir.
– Tais-toi.
– Je le pense, insiste-t-il en pressant ses lèvres
sur ma gorge, me rappelant la dernière fois qu’on
était ensemble.
Dans mon lit. Sa bouche, sa peau nue contre la
mienne.
– Arrête ! je gronde en le repoussant puisque je
ne peux pas réfléchir quand il me touche.
Ni respirer, d’ailleurs.
– Tu m’as jetée comme une vieille chaussette et
ça n’a pas eu l’air de te poser de problème. C’est
ce que tu as choisi de faire plutôt que de me
parler. Tu as préféré me perdre plutôt que de me
dire la vérité. J’ai eu l’impression d’être une
merde, Conor.
– Je sais, T.
Soudain, je réalise que les gens ont cessé de
danser pour nous regarder, et je me retiens de
courir me cacher sous une table.
– Je ne lui ai pas donné l’argent, Taylor.
– Quoi ?
– J’étais presque arrivé à Boston, mais je
n’arrêtais pas de penser à toi, j’ai fait demi-tour.
Je ne pouvais pas aller jusqu’au bout en sachant ce
que c’était en train de nous faire, admet-il d’une
voix tremblante. Parce que le pire, dans tout ça, le
pire que je pouvais faire, c’était de perdre ton
respect. Plus rien ne compte, si je sais que tu me
détestes.
– Si c’était vrai…
– Putain, T, j’essaie de te dire que je t’aime.
Tout à coup, sans prévenir, il s’empare de ma
bouche pour m’embrasser et il déverse tous ses
remords et ses certitudes dans le baiser. J’ai enfin
l’impression de retrouver l’équilibre. Le monde
n’est plus à l’envers. Quand on est séparés, la terre
tourne dans le mauvais sens, Conor me stabilise et
m’empêche de tomber.
Lorsque nos bouches se quittent, il pose une
main sur ma joue et la caresse avec son pouce.
– Je suis sincère. Je suis fou amoureux de toi.
J’aurais dû te le dire plus tôt. J’accuserais bien les
commotions cérébrales à répétition, mais je suis
navré de dire que j’étais juste débile. Je suis
désolé.
– Je t’en veux encore, j’insiste d’un ton
légèrement moins énervé.
– Je sais, répond-il en souriant. Je suis prêt à
tout faire pour me faire pardonner.
Du coin de l’œil, un mouvement attire mon
attention et je tourne la tête vers Charlotte, qui
marche vers nous d’un pas déterminé.
– Eh bien, tu as causé une scène et tout le
monde nous regarde, je dis à Conor. Donc tu peux
commencer par nous sortir d’ici dès que possible.
Conor étudie la piste de danse et regarde les
Kappa et leurs rencards ainsi que les têtes outrées
des anciens élèves. C’est alors qu’il leur adresse
un sourire ravageur.
– Le spectacle est fini, Mesdames, Messieurs,
bonne nuit.
Il prend ma main dans la sienne et, ensemble,
nous marchons vers la sortie.
J’ai toujours détesté les fêtes, de toute façon.
34
Conor
Nous allons chez Taylor, et, à tour de rôle, l’un
s’assied pendant que l’autre se lève. Taylor essaie
d’abord le canapé, mais elle a trop à dire et ça ne
semble pas vouloir sortir dans l’ordre tant qu’elle
ne fait pas les cent pas dans son salon. Je prends
donc sa place sur le canapé, mais trop
d’adrénaline coule dans mes veines, donc je me
lève et me mets dans un coin, d’où j’essaie de
deviner si elle peut encore m’aimer ou si je l’ai
perdue pour de bon.
– J’ai passé toute la semaine à essayer de
comprendre pourquoi tu te comportais comme ça,
dit-elle. Et sans aucune aide de ta part, j’ai
imaginé les pires scénarios au monde.
– Je comprends, je réponds en baissant les
yeux.
– J’ai imaginé que j’étais un pari, ou que tu
m’avais enfin vue à poil et que tu t’étais dit
« ouais, non ». Ou si tu testais si tu pouvais me
faire du mal.
– Je ne ferais jamais…
– Donc, tu dois comprendre que même si
désormais je connais la vérité, j’ai déjà vécu tous
ces scénarios dans ma tête. J’ai conscience qu’ils
ne se sont pas produits, mais d’une certaine façon,
si, tu vois ? Dans mon cœur, tu m’as larguée parce
que je ne voulais pas baiser avec toi, parce que tes
potes t’avaient mis au défi d’y parvenir ou parce
que t’avais rencontré quelqu’un d’autre. J’ai vécu
un enfer parce que tu étais trop lâche pour
communiquer avec moi.
– Je sais, je dis en mettant mes mains dans mes
poches, les yeux rivés au sol.
Maintenant que le mal est fait, je réalise que
peu importe ce qu’on fait pour se faire pardonner,
on a parfois fait trop de mal pour changer la
donne. Il y a une limite à ce qu’on peut demander
à quelqu’un d’endurer.
Et je suis terrifié à l’idée que Taylor ait atteint
cette limite.
– Tu dois faire mieux que ça, Con’. Je te crois
quand tu dis que tu es désolé, mais j’ai besoin
d’être sûre que je ne vais pas revivre ça.
Je me racle la gorge pour essayer de la dénouer.
– Je ne voulais pas que tu connaisses cet aspect
de moi. Je suis venu à Briar pour être meilleur.
Et pendant un moment, j’ai cru avoir échappé à
mon passé. J’ai été si doué pour me convaincre
que j’avais tourné la page que j’ai arrêté de
regarder par-dessus mon épaule. Putain, j’ai même
commencé à croire que j’avais changé. Et à un
moment donné, j’ai oublié pourquoi j’avais appris
à maintenir les gens à distance. Et puis… tu as
débarqué. Je ne t’ai pas vue arriver, Taylor. C’était
un mauvais timing, pour nous, mais je ne regrette
rien.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Pardon ?
– Ce soir. Tu as pris l’argent et tu m’as plantée
chez toi. Il s’est passé quoi, après ?
J’ai du mal à déchiffrer son expression parce
qu’il fait sombre chez elle. Elle a allumé la
lumière dans l’entrée, mais pas celle du salon.
On semble tous les deux avoir trop peur de se
regarder, comme si on préférait se tapir dans
l’ombre.
La lumière orangée du lampadaire de la rue
traverse les lames de son store et dessine des
rayures sur sa robe noire. Je décide de me
concentrer sur ces lignes pendant que je lui
explique tout. Ma crise d’angoisse sur le bas-côté
de la route, mon appel à Kai pour lui dire qu’il
n’aurait pas son fric et le fait que j’ai rendu
l’argent à Hunter.
– Et quand je suis parti de chez Hunter, j’ai
appelé ma mère. Je lui ai demandé de mettre le
haut-parleur et d’appeler Max. Ça a mal
commencé, parce qu’ils ont cru que j’étais à
l’hôpital, ou un truc du genre.
Taylor s’appuie contre le mur face au mien.
– Comment ça s’est passé ?
– Je leur ai tout dit. Je leur ai dit que j’étais
désolé, que j’avais merdé et que j’aurais dû tout
leur avouer il y a longtemps, mais que j’avais peur
et que j’avais honte. On en est restés là. Ma mère
était choquée et déçue, bien sûr. Max n’a pas dit
grand-chose. Il y aura des répercussions, c’est sûr.
Pour l’instant, je pense qu’ils digèrent la nouvelle.
Je ne mentionne pas la possibilité que Max
arrête de payer mes frais de scolarité ni que ma
mère me rapatrie en Californie. D’ailleurs, si le
doyen de Briar savait que j’avais orchestré le
cambriolage de ma propre maison, je serais viré
de la fac, à coup sûr. Après toute cette souffrance,
il y a encore mille moyens par lesquels je pourrais
perdre Taylor, ma famille, mon équipe, et tout ce
que j’ai entrepris de construire. Mais je n’en
mériterais pas moins.
– J’ai de sérieuses réserves après que tu m’as
menti à propos de quelque chose de si gros, et
pendant si longtemps, dit Taylor.
– Je comprends.
– Et ça me fait encore mal de savoir que tu
m’as fait souffrir pour cacher ton erreur.
– Tu as raison.
– Mais je crois que tu mérites que je me
repenche sur ton cas.
Elle marche lentement et timidement vers moi.
Elle est à couper le souffle dans cette robe
moulante, avec son maquillage sexy et sa coiffure
élaborée. Ça me fend le cœur qu’elle ait fait tout
cet effort pour ce soir et qu’elle n’ait pas pu en
profiter à cause de moi.
– Tu as fait une dizaine de mauvais choix, mais
tu as fini par faire le bon. Ça compte pour quelque
chose.
– Alors… qu’est-ce que ça veut dire ?
– Je dirais que tu mérites un C moins.
– Ah… J’ai quand même la moyenne ?
Taylor lève son pouce et son index, séparés par
deux millimètres à peine.
– Ça me va, je déclare en soupirant.
Elle est enfin devant moi et elle promène ses
mains sur le col de ma veste.
– Tu avais l’air jaloux, au gala.
– Si ce mec te touche encore, je lui briserai la
main, je rétorque sans hésiter.
– On avait rompu.
Chaque fois qu’elle prononce ces mots, ma
plaie saigne un peu plus.
– Je suis un abruti. Mais ce type est suicidaire
s’il envisage de te choper.
Taylor esquisse un sourire et la tension qui
m’étouffe depuis des jours se dissipe enfin. Si je
la fais encore rire, peut-être qu’il reste un peu
d’espoir.
– C’était assez sexy, dit-elle d’un ton pensif en
penchant la tête sur le côté.
– Ah oui ?
J’ai de moins en moins l’impression qu’elle va
me jeter.
– Oui, carrément. Je ne suis pas une de ces
personnes ultra-matures qui pensent que la
jalousie est un défaut. Et si c’en est un, c’est mon
préféré.
Je m’autorise enfin à sourire.
– Je tâcherai de m’en souvenir.
– Ouais, tu sais, le mec d’Abigail est
constamment en train de mater mes seins, donc si
jamais tu as envie de faire des donuts sur la
pelouse de sa fraternité, ce n’est pas moi qui t’en
empêcherai.
– Putain, je t’aime.
Cette fille me fait rire comme personne, même
dans une situation tendue. Surtout dans les pires
situations, d’ailleurs.
– À ce propos…
Elle joue avec les boutons de ma chemise et
fronce un instant les sourcils.
– Je le pense. De tout mon cœur. Je ne mentirais
jamais à ce sujet.
– Tu m’aimes.
Je ne sais pas si c’est une question ou une
déclaration, mais je choisis de la rassurer, quoi
qu’il en soit.
– Je t’aime, T. Je ne sais même pas à quel
moment je l’ai compris. Peut-être quand je me
suis garé sur le bas-côté, peut-être sur le trajet du
retour. Ou peut-être quand je tremblais tellement
que je n’arrivais pas à nouer cette fichue cravate.
Parce que j’étais pressé de te retrouver, parce que
chaque minute était une minute de plus où tu
pensais que je me foutais de toi, et ça me tuait.
Et j’ai su que je t’aimais.
Elle lève la tête vers moi et me regarde derrière
ses longs cils épais.
– Montre-le-moi.
– Je le ferai, promis. Si tu me donnes une
chance de te…
– Non, dit-elle en glissant ses mains sous ma
veste pour l’enlever et la laisser tomber par terre.
Montre-le-moi.
Il me suffit de la voir se mordre la lèvre pour
comprendre.
Je la prends dans mes bras et plaque ma bouche
à la sienne. Si on a commis des erreurs en tant que
couple, l’alchimie entre nous n’a jamais cessé
d’exister. Quand on s’embrasse, tout me paraît
simple. Lorsqu’elle est dans mes bras, je vois
l’avenir et tout ce qu’on pourrait être ensemble.
Taylor entoure ma taille avec ses jambes pour
que je la porte dans sa chambre. Je m’assieds sur
le bord de son lit, elle s’installe sur mes genoux et
plonge ses doigts dans mes cheveux, griffant
légèrement ma nuque, faisant s’embraser mon
sang.
Je suis dur comme fer, je meurs d’envie de lui
arracher sa robe, mais je sais que je dois y aller
doucement. Sinon, je risque de la perdre. Aussi je
glisse mes mains sur l’extérieur de ses cuisses
pour remonter sa robe sur ses hanches. Elle lève
les fesses pour m’y encourager et je sens bientôt la
peau nue de ses fesses et la dentelle de sa culotte.
Elle avait prévu quelque chose, pour ce soir.
– Tu m’as manqué, je chuchote.
Ça fait trop longtemps que je ne l’ai pas
regardée. Je crois qu’une part de moi se servait de
Kai et de ma peur de tout avouer à Taylor comme
excuse pour ne pas m’avouer l’importance de mes
sentiments pour elle. Après tout, si mes sentiments
n’étaient pas réels, je n’avais rien à perdre.
Si Taylor me quittait, je n’avais pas à trouver un
moyen d’être digne d’elle.
– Ça m’a manqué aussi, dit-elle en sortant ma
chemise de mon pantalon.
Elle commence à la déboutonner, puis elle
défait ma cravate.
– Bon sang, ce que tu es beau, chuchote-t-elle
en caressant mon torse nu.
– Toi tu es sublime, je réponds en toute
sincérité.
Chaque fois que je lui dis qu’elle est belle, elle
rougit ou elle lève les yeux au ciel. Je comprends,
en fait. De la même façon que je ne croyais pas
avoir encore une chance d’être quelqu’un de bien,
Taylor ne peut se percevoir comme je la vois. Elle
a besoin que quelqu’un l’aide, et je ferai tout pour
ça.
– Je ne cesserai pas d’essayer de t’en
convaincre.
– Tant mieux, parce que je ne veux pas que tu
arrêtes.
Elle m’embrasse sur la bouche puis se lève et
me tourne le dos.
– Aide-moi.
Mon cœur bat la chamade, je défais lentement
sa fermeture Éclair et la regarde enlever sa robe.
Je sais qu’elle est nerveuse d’être nue devant moi,
donc je ne lui laisse pas le temps d’être mal à
l’aise. Je la prends dans mes bras et la ramène sur
le lit, où je l’allonge sur les oreillers en
m’installant entre ses jambes. Elle entoure ma
taille avec une jambe pendant que je lui enlève
son soutien-gorge pour empoigner ses seins.
Ma bouche continue de descendre, de ses tétons
jusqu’à son ventre, et mes mains s’occupent de
baisser sa culotte.
Je sais qu’elle s’apprête à jouir quand je la sens
agripper la couette et planter ses ongles dans le
matelas. Son corps se met à trembler et elle se
cambre. Je glisse deux doigts en elle, et me mets à
genoux pour la regarder se laisse aller.
Je n’ai jamais rien vu d’aussi excitant. Elle
étouffe son gémissement en se mordant la lèvre
tandis que son sexe se contracte sur ma main.
– C’est ça, bébé, je dis en savourant la vue de
ses joues rouges et de ses seins rosés, me délectant
des gémissements rauques qui quittent ses lèvres.
Alors que mes doigts sont toujours en elle,
Taylor m’attire à elle pour m’embrasser en
cherchant à défaire ma braguette.
– J’ai envie de toi.
Elle parvient à défaire le bouton de mon
pantalon puis à le baisser sur mes cuisses.
Je souris jusqu’aux oreilles en la voyant aussi
impatiente. Je me débarrasse donc de mon
pantalon et de mon boxer et, dès que je suis nu,
Taylor empoigne mon bassin pour le rapprocher
du sien. Elle chuchote alors les trois mots les plus
sexy que j’aie eu la chance d’entendre.
– Je suis prête.
Je cherche son regard.
– Tu es sûre ? Tu sais que tu n’es pas obligée de
faire ça ce soir, n’est-ce pas ? Je le pensais, la
dernière fois, je ne suis pas pressé.
Elle tend la main et sort un préservatif du tiroir
de sa table de chevet.
– J’en suis sûre.
Nos bouches s’emparent à nouveau l’une de
l’autre, mais je ne sais pourquoi, ce baiser est
différent. C’est comme si on apprenait à se
connaître pour la première fois. Je m’appuie sur
un bras et me sers de ma main libre pour dérouler
le préservatif sur ma verge.
– Mais, vas-y doucement, dit-elle quand je
m’installe à nouveau entre ses cuisses.
– Je te le promets, je réponds avant d’embrasser
l’adorable grain de beauté au coin de sa bouche.
Je la sens crispée des pieds à la tête.
– Détends-toi, ma belle. Je vais prendre soin de
toi.
Elle respire calmement. Son corps ramollit
contre le mien et, aussi lentement que possible, je
me glisse en elle. Je serre les dents et laisse à
chaque fois le temps à son sexe de s’ajuster avant
de m’enfoncer un peu plus. À peine un peu. Juste
assez pour qu’on ait tous les deux besoin de
prendre une profonde inspiration.
– Ça va ?
Elle hoche la tête et m’offre un regard
scintillant de confiance, de désir, d’excitation. Elle
inspire à nouveau, puis elle saisit mes hanches et
me tire vers elle.
Elle est parfaite. Elle est chaude, étroite, et son
sexe se contracte à chaque va-et-vient de mon
bassin. Mais c’est bien plus que ça. Elle promène
ses ongles sur mon dos et je frémis. Elle lèche
mon cou et j’oublie tout en dehors de sa voix, de
son goût. J’oublie où je suis, et qui je suis. Il n’y a
plus que nous, en cet instant, figés dans le temps
et l’espace. Il n’y a plus que sa douceur et son
souffle chaud sur ma peau.
Hélas, mon orgasme arrive trop vite. J’ai envie
que ça dure, pour elle, mais je prends tellement de
plaisir chaque fois qu’elle se cambre que je ne
peux pas me retenir.
– Bébé, je gronde.
– Mmm ?
Son visage affiche un tel plaisir que je suis à
deux doigts de jouir sur-le-champ.
– Je te promets que je passerai chaque seconde
de cette relation à te faire grimper aux rideaux et à
te faire jouir des centaines de milliers de fois,
mais là…
Je pousse un grognement dans son cou et mes
allers-retours accélèrent de façon erratique.
– Là… j’ai besoin de…
Mon orgasme est si puissant que je vois des
étoiles et m’effondre contre son corps parfait.
Lorsque je reviens à moi, je me retire et jette le
préservatif dans la petite poubelle à côté de sa
table de chevet.
Je m’allonge sur le dos et prends Taylor dans
mes bras pour caresser ses cheveux soyeux. Après
quelques minutes dans cette position, elle lève la
tête et dépose un baiser délicat au coin de ma
bouche.
– Je t’aime aussi.
35
Taylor
Je suis en train de me rendre à l’école primaire
quand Sasha m’envoie un message. Un truc du
genre « eh, meuf, à l’occasion, retire cette crosse
de ta bouche pendant cinq secondes et écris-moi ».
C’est sa façon à elle de me dire que je lui manque.
J’endosse l’entière responsabilité pour le peu de
temps qu’on a passé ensemble, ces derniers jours.
Depuis que je me suis réconciliée avec Conor,
nous nous sommes vus tous les jours, cette
semaine. On est en mai, les partiels sont dans deux
semaines, et j’ai un peu honte d’admettre que mes
révisions avec Sasha à la maison Kappa se sont
transformées en rendez-vous chez moi avec
Conor, où on finit à poil après avoir en vain
essayé d’étudier.
Je découvre que le sexe est super. J’adoooore le
sexe. Surtout le sexe avec Conor.
Je découvre également que le sexe est
terriblement distrayant. J’ai beau essayer, je suis
incapable de me concentrer sur ma lecture quand
il commence à m’arracher mes vêtements.
Cependant, je suis quand même allée à la
maison Kappa pour l’élection qui, sans surprise, a
été remportée par Abigail. On aurait pu croire
qu’elle avait été élue à vie juge de la Cour
suprême, tellement elle avait l’air heureuse. Je ne
serais pas surprise qu’elle affiche des portraits
d’elle chevauchant des dauphins dans chaque
pièce de la maison. Sasha et moi étions deux des
quatre votes contre elle. Je suis de nature
pessimiste et, pourtant, je pensais quand même
que la résistance comptait plus de membres.
Je suppose qu’on va toutes devoir s’habituer à
courber l’échine devant notre nouvelle chef
suprême.
L’idée que je vais passer toute une année sous
les ordres d’Abigail me donne la nausée. Le vote a
beau être confidentiel, elle sait pertinemment qui a
voté contre elle. Et je suis sûre qu’elle va me le
faire payer. Je ne sais pas encore comment mais,
connaissant Abigail, ce ne sera pas beau à voir.
J’ai envisagé de quitter la sororité, mais j’y ai
consacré trop de temps et d’efforts pour
abandonner maintenant. Au moins, j’ai Sasha
comme alliée. Et puis, en étant Kappa, on a un
carnet d’adresses et des contacts professionnels
pour la vie. Je ne me suis pas inscrite ici pour
gâcher mon avenir si près du but.
Donc… encore une année. Et si Abigail nous
emmène droit dans le mur, Sasha et moi pourrons
commencer l’insurrection.
Je suis avec les CP de Mme Gardner et j’aide
les enfants avec les collages qu’ils font sur les
livres qu’ils ont lus cette semaine. La classe est
rarement aussi silencieuse. Ils sont tous concentrés
en train de découper des photos dans de vieux
magazines et de les coller sur leurs grandes
affiches cartonnées.
Je remercie le ciel d’avoir des bâtonnets de
colle, je n’ai eu à rincer les cheveux que d’une
seule fillette, aujourd’hui. Mme Gardner a banni
la colle liquide après une catastrophe qui a eu pour
conséquence trois coupes de cheveux en urgence.
Je ne comprendrai jamais comment les enfants
trouvent toujours de nouveaux moyens pour se
coller – littéralement – les uns aux autres.
– Mademoiselle Marsh ? dit Ellen en levant la
main.
– C’est très bien, je dis en traversant la pièce
jusqu’à son bureau.
– Je ne trouve pas de souris. J’ai cherché
partout.
Il y a une pile de magazine et de pages
déchirées à ses pieds. Cela fait un mois que
Mme Gardner et moi arpentons Hastings à la
recherche de vieux magazines. Heureusement,
nous trouvons toujours quelqu’un qui cherche à se
débarrasser de trente ans de National Geographic.
Le problème, quand on a plus de vingt élèves qui
lisent une histoire de souris, c’est que le stock de
photos de rongeurs n’est pas infini.
– Et si on dessinait une souris sur du papier
coloré ?
– Je suis nulle en dessin, répond-elle en faisant
la moue et en laissant tomber un autre tas de pages
par terre.
Je la comprends. Quand j’étais petite, j’étais
perfectionniste aussi et j’avais tendance à toujours
me critiquer. J’élaborais des choses grandioses
dans ma tête et je pétais un câble quand je
n’arrivais pas à concrétiser mon idée. D’ailleurs,
j’ai été bannie de plusieurs cours de céramique à
Cambridge.
Je n’en suis pas particulièrement fière.
Je décide de lui mentir :
– Tout le monde peut être doué pour le dessin.
Ce qu’il y a de plus beau dans l’art, c’est que tout
le monde est différent. Il n’y a pas de règles,
j’explique en dessinant quelques formes simples
sur des feuilles de papier coloré. Tu vois, tu peux
faire une tête en triangle et un corps ovale, avec
des petites oreilles et des pattes, puis tu découpes
le tout et tu les colles pour en faire une souris.
Ça s’appelle de l’art abstrait, et on en voit partout
dans les musées.
– Est-ce que ma souris peut être violette ?
demande Ellen, vêtue de violet de la tête aux
pieds.
– Elle peut être de la couleur que tu veux.
Ravie, elle se met à l’œuvre avec ses crayons.
Je fais le tour des enfants quand quelqu’un frappe
à la porte.
Je tourne la tête et vois Conor regarder par la
fenêtre. Il devait passer me prendre, aujourd’hui,
mais il est un peu en avance. Je marche vers la
porte et l’entrouvre légèrement.
– Désolé, dit-il en balayant la salle des yeux.
J’étais super-curieux de voir de quoi tu avais l’air
dans une salle de classe.
Il a été de bonne humeur toute la semaine, il
s’est remis à sourire et est plein d’énergie. J’aime
le voir comme ça, même si je sais que ça ne peut
pas durer. Personne n’est heureux à ce point
pendant très longtemps. Mais ça ne me dérange
pas. J’aime le Conor ronchon, aussi. Il n’empêche
que je prends plaisir à savoir que je suis une des
raisons de son humeur radieuse. Surtout à cause
du sexe, je suppose.
– Est-ce que je suis différente ?
Conor me reluque des pieds à la tête pendant un
long moment.
– J’aime tes vêtements de prof.
Il est vrai qu’en début d’année, j’y ai été un peu
fort avec mon look Zooey Deschanel, avec mes
jupes rétro à plis et mes fringues de couleurs
primaires. Je suppose que dans ma tête, c’est le
rôle que je voulais jouer. Car il est important
d’avoir confiance en soi quand on entre dans une
salle remplie de vingt petits monstres.
– Ah ouais ?
– Mmm-hmmm…
Il se lèche les lèvres et met ses mains dans ses
poches, un geste qui, je l’ai appris récemment, sert
à cacher un début d’érection quand il a des
pensées cochonnes.
– Tu vas garder cette tenue quand on rentre à la
maison ?
À la maison. Ce mot est entré peu à peu dans
notre vocabulaire. Que ce soit chez lui ou chez
moi, pour quelques heures ou pour la nuit, c’est
toujours « la maison ». La distinction entre mon
espace et le sien est devenue parfaitement floue.
– Mademoiselle Marsh ? dit une fillette. Est-ce
que c’est votre petit copain ?
Le reste de la classe répond par des « ooooh »
et des éclats de rire. Heureusement Mme Gardner
n’est pas là, sinon j’aurais dit à Conor de partir
tout de suite. Mon évaluation approche à grands
pas et je ne veux pas qu’elle pense que je ne me
concentre pas à fond sur les enfants.
– Ok, je dis à Conor, sors d’ici avant que
Mademoiselle Caruthers, dans la classe à côté,
n’appelle la police.
– Je t’attends dehors.
Il m’embrasse sur la joue et fait un clin d’œil
aux enfants qui nous regardent.
– Va-t’en, je gronde en réprimant un sourire,
tout en lui claquant la porte au nez.
– Mademoiselle Marsh a un copain !
Mademoiselle Marsh a un copain ! chantent les
enfants, de plus en plus excités.
Mince, s’ils continuent comme ça,
Mademoiselle Caruthers va débouler et se
plaindre du bruit. Je plaque mon index sur ma
bouche et lève mon autre main. Un par un, les
enfants m’imitent, jusqu’à ce qu’ils soient tous à
nouveau silencieux. Je suis la femme qui murmure
à l’oreille des enfants.
– Mme Gardner va bientôt revenir, et la cloche
va sonner. Vous avez intérêt à avoir fini vos
collages, sinon il n’y aura pas de smileys joyeux
au tableau, aujourd’hui.
À ces mots, ils baissent tous la tête et se
concentrent sur leurs affiches. Ils savent que s’ils
gardent leur attitude positive encore quelques
jours, ils auront droit à une fête avec des pizzas.
Quant à moi, je ne suis plus qu’à quelques jours
de réussir mon évaluation si je parviens à les
maintenir d’humeur docile. Finalement, nous
sommes tous des esclaves du système.
*
* *
Je ne sais pas quelle mouche a piqué Conor,
aujourd’hui, mais même sur le trajet pour aller
chez lui, il n’arrête pas de me tripoter. Il conduit
d’une main en glissant l’autre sous ma jupe, le
long de ma cuisse, je serre les dents en essayant de
ne rien montrer au mec à moto qui s’arrête à côté
de nous au feu rouge.
– Regarde la route, je dis tout en ouvrant
davantage mes cuisses et en m’affaissant dans
mon siège.
– C’est ce que je fais, répond-il en titillant mon
clitoris à travers ma culotte.
– Tu es censé avoir les deux mains sur le
volant…
J’ai désespérément envie de sentir ses doigts en
moi. J’en ai tellement envie que je suis crispée des
pieds à la tête. Je ferme les yeux en m’imaginant
chevaucher sa main pendant qu’il prend mes
tétons dans sa bouche.
– C’est impossible, quand tu es dans le siège
passager.
Quand on arrive chez lui, on se précipite dans
sa chambre. Ses colocs ne sont pas encore rentrés,
donc, on a peut-être le temps de batifoler avant
qu’ils ne débarquent.
Dès que Conor a fermé sa porte, il me plaque
contre le mur et défait le premier bouton de mon
gilet. Il ne l’ouvre pas complètement, juste assez
pour l’écarter sur ma poitrine.
Je l’admets : j’ai mis ce pull aujourd’hui parce
que je sais qu’il lui plaît.
Conor lèche et embrasse ma clavicule, puis il
baisse lentement le balconnet de mon soutien-
gorge et expose mon sein tout en massant l’autre.
Il lèche mon téton, le suce, et je gigote sur place,
désespérée de le sentir en moi. J’entoure sa taille
avec une jambe et me frotte à sa verge dure et
épaisse.
– Tu es tellement bonne, marmonne-t-il en
baissant davantage mon soutif pour sucer mon
autre téton.
Il se plaque contre moi, je sens qu’il ouvre son
jean et le baisse juste assez pour libérer son sexe.
– J’ai une capote dans ma poche.
Je la trouve, l’ouvre et la lui enfile. Il s’empare
alors de ma bouche et m’embrasse
langoureusement tout en poussant ma culotte de
côté, et un gémissement joyeux et soulagé
m’échappe quand il me pénètre.
Conor me baise contre le mur, d’abord
lentement pour qu’on s’habitue tous les deux à la
position, puis plus vite et plus fort. Je plonge mes
mains dans ses cheveux et plante mes ongles dans
sa nuque pour m’accrocher à lui. Il passe un bras
sous mon genou et remonte ma jambe pour
m’ouvrir davantage à lui, et chacun de ses va-et-
vient génère une explosion de plaisir qui parcourt
mes veines avec une puissance féroce. Je perds le
contrôle de ma voix, submergée par l’intensité des
sensations que Conor me procure.
Il s’arrête brusquement, puis il me tourne face
au lit et me penche en avant. Il remonte ma jupe
sur mes fesses qu’il caresse et palpe alors que
j’essaie de reprendre mon souffle.
– Est-ce que ça va ? demande-t-il tendrement en
promenant son gland contre mes fesses.
– Oui, je réponds d’une voix rauque, désespérée
qu’il soit à nouveau en moi.
Il baisse ma culotte et s’enfouit profondément
en moi en agrippant mes hanches. Je gémis en me
sentant aussi comblée et je recule contre lui,
impatiente qu’il me fasse jouir.
Je réalise soudain que mes fesses sont là, sous
ses yeux, clairement visibles dans la lumière
déclinante du soleil. Toutefois, cela semble sans
importance à présent. Ce que j’ai appris avec
Conor, c’est qu’il se fiche de mon ventre mou et
de mes poignées d’amour.
D’ailleurs, ce n’est pas qu’il s’en fiche, c’est
plutôt qu’il ne les voit pas. L’autre soir, alors que
je me plaignais de ma cellulite sur mes cuisses, il
est resté planté derrière moi pendant cinq bonnes
minutes, pour me faire plaisir, les yeux plissés,
concentré, et il m’a convaincue qu’il ne voyait
rien. Ensuite, il m’a dévorée et j’ai oublié
pourquoi je me plaignais.
Je suppose que de telles parties de jambes en
l’air me donnent confiance en moi. Ou peut-être
que je mûris un peu.
Nos voix deviennent plus fortes à chaque coup
de bassin. J’empoigne les draps alors que mes
jambes se mettent à trembler, et je recule les
fesses pour accueillir chaque pénétration.
– Putain, chérie, c’est tellement bon, gronde
Conor en passant sa main sur mon ventre pour
titiller mon clitoris.
Je me mords la lèvre, mais je ne parviens pas à
réprimer mon cri quand je jouis.
– Hé ! crie une voix, suivie de trois coups
contre la porte. Y en a qui essaient d’étudier !
Alors faites moins de bruit si vous ne comptez pas
nous inviter à vous rejoindre !
– Dégage, Foster ! crie Conor.
Je me retiens de rire et Conor pousse un
grognement en serrant les dents alors que mon
sexe se contracte sur le sien. Il me met alors
debout et empoigne mes fesses par-derrière avant
de reprendre ses coups de bassin, rapides, pour
atteindre son propre orgasme. Je le sens bientôt
tressauter contre moi.
– Je ne comprends pas comment chaque fois
peut être meilleure que la précédente, dit-il en
appuyant son menton contre mon épaule.
Lorsqu’il a jeté le préservatif, on s’allonge sur
son lit pour se remettre tranquillement de nos
ébats.
– On devrait peut-être essayer de faire ça chez
toi, marmonne-t-il. Je crois qu’ils rentrent du
campus plus tôt dans le but de nous surprendre.
– Ouais… Tu vas devoir leur demander de
partir pour que je rentre chez moi… Ou alors on
peut acheter une échelle pour que je passe par la
fenêtre.
J’aime dessiner de petits cercles sur les abdos
de Conor quand je suis allongée contre lui. Ses
muscles se contractent sous mes caresses, car il est
très chatouilleux, mais il me laisse faire parce
qu’il sait que ça m’amuse. Quand j’atteins un
point particulièrement sensible, il pince ma fesse
pour me mettre en garde.
– Non, ne t’en fais pas, répond-il. Ce n’est pas
vraiment un walk of shame. Aujourd’hui, c’est
plutôt une montée des marches sur un tapis rouge.
Tu peux même t’attendre à des applaudissements,
en fait.
– Je ne suis pas sûre que ce soit mieux, je dis en
riant.
– Sinon, je peux les menacer, propose Conor en
m’embrassant sur la tête. C’est toi qui décides.
Environ une heure plus tard, Foster frappe à la
porte pour nous demander si on veut dîner avec
eux. Je meurs de faim, donc on se douche à tour
de rôle avant de s’habiller.
– Alors, tu as reparlé à ta mère et Max ? je
demande en m’attachant les cheveux.
Conor soupire et s’assied au bord du lit pour
enfiler un tee-shirt propre.
– Non. Enfin, j’ai parlé à ma mère, et elle m’a
envoyé des messages pour me dire d’appeler Max.
J’ai répondu que je n’avais pas le temps, avec les
cours ou les révisions. J’ai dit que je le ferais plus
tard.
– Donc tu l’évites.
Je sais que ce n’est pas facile pour Conor.
Admettre son erreur a été un grand pas dans la
bonne direction, mais il a encore des efforts à
faire. Pour l’instant, son angoisse à l’idée de
parler à son beau-père l’emporte sur la raison.
– Je me dis tout le temps que si j’attends encore
un jour, je trouverai un moyen de lui parler, tu
sais ? Que je saurai quoi lui dire. Je suis juste…
Il frotte son visage et coiffe ses cheveux
mouillés en arrière.
– Tu es nerveux. Je comprends. J’aurais peur,
moi aussi. Mais tu ne peux pas l’éviter pour
toujours. Mon conseil serait de fermer les yeux et
de foncer.
– J’ai honte, admet-il en se penchant pour
mettre ses chaussettes. J’ai toujours su que Max
n’avait pas beaucoup d’estime pour moi, et je
viens de lui prouver qu’il avait raison. Je savais
que c’était mal, même à l’époque. Mais j’étais en
colère et j’ai merdé.
– C’est exactement ce qu’il faut que tu lui dises,
je réponds en m’accroupissant entre ses jambes
pour le prendre dans mes bras. Dis-lui la vérité.
Tu as fait une erreur que tu regrettes, ça a dérapé,
et tu es désolé.
Conor me serre fort dans ses bras.
– Tu as raison.
– Est-ce qu’ils ont dit quoi que ce soit à propos
de Kai ?
– Je n’ai pas parlé de lui. J’ai dit à Kai que s’il
me laissait tranquille, je ne l’impliquerais pas.
Pour l’instant, Max ne veut pas porter plainte
parce que son assurance l’a remboursé. Ça n’en
vaut pas la peine. C’est une petite victoire, je
suppose.
– Je sais que tu feras ce qu’il faut, je déclare
avant de l’embrasser sur la joue.
Car je crois en lui. Et je sais mieux que
personne que tout change pour le mieux quand on
sait que quelqu’un nous fait confiance.
– Sinon, rien à voir, mais c’est mon
anniversaire, jeudi. Je me disais qu’on pouvait
aller boire un verre chez Malone’s. Rien de
spécial, je veux juste traîner avec des amis.
– Comme tu veux, ma belle.
– Yo ! On y va ! crie Foster en frappant de
nouveau à la porte. Sinon, je vais entrer et vous
foutre mal à l’aise !
36
Conor
Jeudi à la fin des cours, j’ai deux appels
manqués de Max. Je sais que je ne peux pas
continuer de l’éviter, mais je vais quand même
essayer. Lorsque je leur ai tout avoué, j’étais un
peu aveuglé par ma culpabilité et mon angoisse.
Maintenant que j’ai les idées plus claires, je
réalise que je n’ai absolument pas envie d’avoir
cette conversation. Surtout pas aujourd’hui.
J’ai fait vivre un enfer à Taylor à cause de ces
conneries avec Kai, et maintenant, ma seule
priorité est de lui offrir l’anniversaire parfait.
Je sais qu’elle n’a jamais eu de petit copain
sérieux avant moi, donc je présume que tous les
clichés habituels seront des nouveautés pour elle.
Il faut donc des fleurs.
Une quantité absurde de fleurs.
J’essaie d’expliquer ça à la fleuriste d’Hastings
mais, je ne sais pourquoi, c’est plus difficile qu’il
n’y paraît.
– C’est pour quelle occasion ? demande la
vendeuse.
Elle a un look un peu hippie et la boutique sent
le cannabis.
– C’est pour l’anniversaire de ma petite amie, je
réponds en déambulant dans le magasin, étudiant
les bouquets déjà prêts. J’en veux beaucoup.
J’aimerais quelque chose d’énorme. Ou plusieurs
bouquets.
– Quelles sont ses fleurs préférées ?
– Aucune idée.
Je suppose que des roses feraient l’affaire, mais
j’aimerais quelque chose de plus inattendu.
En même temps, qu’est-ce qui peut dire :
« Je suis désolé de t’avoir larguée parce que
j’avais peur que tu ne me respectes plus après
avoir découvert que je suis un menteur et un
criminel, mais il s’avère que je t’aime alors, tu
veux bien me reprendre ? Et, le sexe avec toi est
génial, et j’aimerais continuer ça avec toi » ?
– Des couleurs préférées ?
Bon sang, je n’en sais rien. Elle met beaucoup
de noir, de gris et de bleu. Sauf quand elle
enseigne, et là c’est tout l’inverse. J’ai comme
l’impression que je devrais le savoir, après deux
mois avec elle. Qu’est-ce que j’ai foutu pendant
tout ce temps ? Je lui bouffais la chatte, je
suppose.
La fleuriste semble percevoir ma gêne.
– Eh bien, elle est Taureau, donc les roses et les
verts sont toujours un bon point de départ. Elle
aimera un bouquet nature, mais sophistiqué.
Madame Hippie déambule dans sa boutique,
effleurant toutes les fleurs, tendant l’oreille vers
les bouquets comme si elle les entendait parler.
– Des mufliers, déclare-t-elle. Des digitales et
des roses. Avec des succulentes. Oui, ce sera
parfait.
Je ne connais aucune de ces fleurs, à part les
roses bien sûr.
– Ça me semble super. Quelque chose
d’immense, s’il vous plaît, je lui rappelle.
La clochette tinte au-dessus de la porte alors
que la vendeuse part dans l’arrière-boutique.
Je regarde par-dessus mon épaule et découvre que
c’est le coach.
– Salut, Coach.
Il semble nerveux, comme le soir du repas de
famille. Je trouve étrange de le voir comme ça,
alors qu’il est si sûr de lui dans les vestiaires et sur
la glace. Je suppose que c’est l’effet qu’ont les
femmes sur nous.
– Edwards… soupire-t-il.
Ouais, nos rapports ne se sont pas améliorés
depuis l’incendie. En même temps, je comprends.
Une fois la saison terminée, le coach préfère ne
pas avoir à s’occuper de sa bande de molosses.
Croiser Jensen en ville est un peu comme
lorsqu’on croise son prof pendant les vacances
d’été. Quand la saison est finie et que le semestre
est terminé, ils aiment prétendre qu’ils ne nous
connaissent pas.
– Vous êtes là pour Iris ? je demande. Taylor
m’a dit qu’elle et sa mère ont le même
anniversaire.
D’ailleurs, cela ne fait que rendre encore plus
crédible ma théorie que Taylor est le produit d’une
expérience russe pour créer une sorte de super-
agent dormant. Elle n’a ni confirmé ni nié ma
théorie.
– Non, j’aime venir ici deux fois par semaine
pour récupérer des pétales pour mes bains
moussants, grogne-t-il d’un ton moqueur.
J’aime penser que le sarcasme du coach est sa
façon à lui de montrer combien il tient à moi.
Sinon, ça veut dire que ce type ne me supporte
pas.
– Vous avez prévu quelque chose de spécial ?
Il me tourne le dos et étudie les bouquets tout
prêts.
– On dîne à Boston.
– Eh bien, soyez prudents, les enfants, et ne
rentrez pas trop tard.
– Ne fais pas le malin, Edwards. Sinon la
poubelle t’attendra sur la patinoire, à la rentrée.
– Oui, M’sieur.
Un silence gênant s’installe et nous faisons tous
les deux mine d’explorer la minuscule boutique en
attendant que la fleuriste revienne. Je n’ose même
pas imaginer ce que ce doit être pour Jake, le
copain de Brenna. Il a de la chance d’être dans
une relation longue distance et d’habiter à
Edmonton, je suis sûr que le coach est le genre de
père qui s’assied à table et polit son flingue
chaque fois qu’un mec rend visite à sa fille.
En matière de rencontre avec les parents, Iris
était plutôt simple. Après tout, qu’est-ce qu’un
petit incendie en famille, hein ?
– Quels sont tes plans avec Taylor ? aboie
soudain le coach, me faisant sursauter.
– On va d’abord dîner en tête à tête, puis on
rejoint des amis chez Malone’s.
– Ok, dit-il avant de se racler la gorge. Eh ben,
ne vous pointez pas à la table à côté de la nôtre,
ok ?
– Pas de souci, Coach.
La fleuriste revient enfin avec un immense
bouquet qui est déjà dans un vase. Le truc est
presqu’aussi grand que moi.
Le coach étudie le bouquet, puis il me regarde
en levant les yeux au ciel. Le bouquet est si
encombrant que je suis obligé de lui demander de
l’aide pour sortir de la boutique et ouvrir ma Jeep.
Je viens d’attacher les fleurs sur le siège avant
quand, de l’autre côté de la rue, je vois un visage
qui n’a pas sa place ici. Et il me regarde.
Merde.
Il attend que deux voitures passent avant de
trottiner vers nous. Ma gorge est nouée et mon
cœur bat la chamade. J’envisage sérieusement de
prendre le volant et de démarrer en trombe.
Trop tard.
– Conor, dit-il. Enfin, je t’ai trouvé.
Je hais ma vie.
Il regarde ensuite le coach.
– Bonjour, ravi de vous rencontrer, dit-il en lui
tendant la main alors que les deux hommes me
regardent en haussant les sourcils.
– Coach Jensen, je commence d’une voix
rauque, je vous présente Max Saban, mon beau-
père.
– Enchanté, Coach.
Le truc avec Max, c’est qu’il est tout le temps
trop gentil. Il ne faut pas s’y fier. Personne ne
sourit autant, dans la vie. C’est juste bizarre.
Quelqu’un qui est en permanence de bonne
humeur cache forcément quelque chose.
– Conor parle beaucoup de vous à sa mère.
Il aime vraiment le programme de hockey de
Briar.
– Appelez-moi Chad, dit le coach. Enchanté.
Il me regarde du coin de l’œil et je suppose
qu’il sent ma gêne et se demande pourquoi il se
fait entraîner dans mes histoires.
– Conor est une super-recrue. On est ravis qu’il
continue avec nous l’an prochain.
Ah ! S’il savait ! Je n’arrive pas à croiser le
regard de Max pour voir sa réaction.
– Eh bien, il faut que j’y aille, dit le coach. Ravi
de vous avoir rencontré, Max. Bonne fin de
journée.
Il nous tourne le dos pour rentrer dans la
boutique, et je n’ai plus personne derrière qui me
cacher.
– Tu es arrivé quand ? je demande à Max.
J’essaie d’avoir un ton détendu, parce que
maintenant qu’il est là, je ne peux plus l’éviter.
Je ne veux surtout pas lui montrer combien je suis
nerveux.
Je réprime donc toute mon angoisse, ce que j’ai
appris à faire en étant gamin quand je suivais Kai
dans des immeubles abandonnés et des ruelles
sombres. J’avais la trouille de faire des conneries,
mais je savais que je ne pouvais pas montrer de
faiblesse, sinon je me ferais casser la figure.
J’affiche la même tronche quand j’entre sur la
glace et me prépare pour la bataille, celle qui dit
que ça n’a rien de personnel, mais qu’on a
l’intention de foutre le bordel ; que la douleur fait
partie du jeu ; que si on avait peur de perdre des
dents, on resterait à la maison à faire du tricot.
– Ce matin, répond Max. J’ai pris le vol de nuit.
Eh merde. Il est énervé. Je le devine à son
calme. Plus il parle doucement, plus votre vie est
en danger.
– Je suis passé chez toi, mais tu étais déjà parti.
– Ouais, j’ai cours tôt, le jeudi.
– Eh bien, dit-il en désignant le diner d’un
hochement de tête. J’allais boire un café avant de
repasser chez toi. Mais maintenant qu’on est là…
tu te joins à moi ?
Je ne peux pas vraiment dire non, n’est-ce pas ?
– Ouais, ok.
On s’installe à une table avec des banquettes,
près de la fenêtre, et la serveuse vient tout de suite
remplir nos tasses. Je n’aime pas le café, mais je
le bois quand même ; trop vite et trop tôt, et je me
brûle la langue parce que je ne sais pas quoi faire
de mes mains.
– Je suppose que je devrais commencer, dit
Max.
La deuxième chose la plus agaçante chez Max,
c’est qu’il semble toujours fraîchement sorti du
tournage d’une sitcom familiale des années 2000.
C’est un de ces papas perpétuellement joyeux,
avec une coupe de cheveux toujours parfaite, qui
porte une chemise et une veste de sport alors qu’il
ne fait jamais la moindre activité physique en
extérieur.
Peut-être que ça joue dans nos rapports,
d’ailleurs, je ne peux pas le prendre au sérieux
quand il a l’air d’un personnage d’une série que je
n’ai pas regardée en étant gamin parce qu’on
n’avait pas le câble. Ces papas ont tout gâché pour
nous autres qui n’avions pas de père. Les gamins
comme moi ont grandi avec les mensonges
racontés par les scénaristes de séries qui
assouvissaient les fantasmes qu’ils ont inventés
pour réparer leur propre enfance pourrie.
– Bien évidemment, je suis venu jusqu’ici parce
qu’on n’a pas réussi à se joindre au téléphone,
poursuit Max. J’ai également pensé que c’était le
genre de discussion qu’il valait mieux avoir en
face à face.
Merde, ce n’est jamais bon, ça. Je me dis
finalement que j’aurais d’abord dû parler à ma
mère. Car après tout, devant mon manque de
coopération, peut-être qu’elle n’a eu d’autre choix
que de me laisser à la merci de Max. Peut-être
qu’ils vont me couper les vivres, arrêter de payer
la fac et me foutre dehors ? En même temps, ce
serait de ma faute.
– Je sais qu’on n’a jamais beaucoup
communiqué, Conor. Et je suis en partie
responsable de ça, bien sûr.
Ah ? Je ne m’attendais pas à ce qu’il commence
de cette façon.
– J’aimerais dire, tout d’abord, que si je ne
peux pas approuver ton comportement, je peux
comprendre ce qui t’a poussé à faire ces choix.
Quoi ?
– Je sais qu’à ton âge, nos émotions peuvent
prendre le dessus et que, parfois, quand on subit
une forte pression extérieure qui appuie pile où ça
fait mal, on prend des décisions qu’on n’aurait
jamais prises en temps normal. Tu as fait une
erreur, une grosse. Tu as menti. À moi, mais
surtout à ta mère. Mais j’ai compris, lors de ton
premier coup de fil, combien ça a pesé sur toi.
Ce que je trouve encourageant, c’est que tu as
avoué ton erreur, même si tu as mis longtemps.
Or le plus difficile est maintenant, dit Max avec
un sourire hésitant. Il faut assumer ses
responsabilités.
– Tu prends la situation bien mieux que je ne
m’y attendais, je déclare. Je ne t’en voudrais pas
d’être furax, tu sais.
– Je veux bien admettre que j’ai d’abord été très
surpris. Ensuite, oui, j’ai été en colère. Puis j’ai
repensé à ce que je faisais quand j’avais dix-neuf
ans.
La serveuse revient pour remplir nos tasses et
Max boit une longue gorgée pendant que je me
demande ce qu’il pouvait bien manigancer à Briar,
à son époque.
– Ce que je veux dire, c’est qu’on a tous droit à
l’erreur, dit-il. Je suis content que tu nous aies dit
la vérité, Conor. Et en ce qui me concerne, on peut
tourner la page, maintenant.
– C’est tout ? Sérieusement ?
– Disons que ta mère ne peut pas vraiment
priver son fils de vingt et un ans de sorties…
Surtout quand il vit à l’autre bout du pays, répond
Max en souriant.
J’ai l’impression qu’il me tend un piège.
– Je pensais que vous alliez m’enlever de Briar
ou au moins arrêter de payer ma scolarité.
– Ce serait un peu contre-productif, tu ne crois
pas ? Je ne vois pas en quoi interrompre tes études
universitaires servirait de punition.
– Je pensais que tu aurais envie de couper les
ponts. Financièrement, en tout cas.
Après tout, ce serait parfaitement justifié, étant
donné ce que j’ai fait. Le fait est que je dépends
entièrement du compte en banque de Max ; je ne
serais pas choqué qu’il veuille tout arrêter.
– Conor, j’aurais pu te dire te trouver un job et
de bosser quatre-vingts heures par semaine, mais
ça ne suffirait pas à payer ton loyer et à finir tes
études. Ça marcherait peut-être sur quelqu’un
d’autre. Mais tu n’as pas besoin que quelqu’un
t’apprenne la valeur de l’argent. Surtout pas moi,
dit Max en reposant sa tasse. Ta mère et toi avez
connu la misère. Je ne peux pas te faire revivre ça.
La vérité, c’est que quelle que soit la somme que
m’a coûté ton erreur, c’est insignifiant à côté de la
valeur que j’attribue à notre famille.
– Je ne sais pas quoi dire.
Max ne m’a jamais parlé comme ça auparavant,
que ce soit de notre famille recomposée ou de ce
que maman et moi avons vécu avant lui. En fait, je
ne sais pas si on s’est déjà parlé autant, depuis
qu’on se connaît.
– Je ne savais pas que tu pensais tout ça.
– La famille est ce qu’il y a de plus important
pour moi.
Son regard se perd dans sa tasse de café et il
semble soudain nostalgique.
– Tu sais, j’ai perdu mon père quand j’étais à
Briar. Ça a été difficile pour moi, mais encore plus
pour ma mère. Après ça, il n’y avait plus qu’elle
et moi, et des vides partout où mon père n’était
plus là. Quand quelqu’un meurt, on voit son
absence partout, dans tous nos souvenirs.
À chaque anniversaire et à chaque fête. Ma mère
est morte quand j’étais en master, et j’ai eu deux
fois plus de manques.
Ma poitrine se resserre, tout à coup, serait-ce
des remords ? Je me découvre des affinités avec
Max, alors que jamais je n’ai pensé qu’on pouvait
avoir des points communs. Enfin, il y a une
grande différence entre un père aux abonnés
absents et un père qui décède, mais on sait tous les
deux ce que c’est de voir sa mère se démener pour
avancer.
– Ce que j’essaie de te dire, c’est que quand j’ai
rencontré ta mère, j’avais le plus grand respect
pour tout ce qu’elle avait accompli en t’élevant
seule. Et je sais combien ça a dû être difficile pour
toi. Quand Naomi et moi nous sommes mariés,
j’ai promis que mon premier travail serait toujours
de prendre soin de vous deux. De m’assurer au
mieux du bonheur de notre famille. Et je sais que
je n’ai pas toujours tenu ma promesse en ce qui
nous concerne, toi et moi… conclut Max d’une
voix douce.
– Pour être honnête, je ne t’ai pas vraiment
laissé une chance…
En effet, dès le départ, j’ai perçu Max comme
un crétin en costard, quelqu’un avec qui je ne
m’entendrais jamais. Alors je n’ai jamais pris la
peine d’essayer.
– Je me suis dit que tu étais là pour ma mère et
que tu étais obligé de faire avec moi. Tu venais
d’un monde si différent du nôtre… J’ai pensé que
tu me voyais comme un bon à rien qui ne valait
pas la peine de faire des efforts.
– Mais non, Conor, pas du tout !
Il pousse sa tasse sur le côté et s’accoude à la
table.
Max a un charme magnétique, je ne peux pas le
nier. Je suis sûr que quand il est assis en face de
quelqu’un dans une salle de réunion, l’autre
personne n’a d’autre choix que de croire tout ce
qu’il leur dit.
– Écoute, j’ai débarqué dans cette situation sans
la moindre idée de comment faire. Je ne savais pas
si je devais essayer d’être un père pour toi ou un
ami, et finalement je n’ai été ni l’un ni l’autre.
J’avais tellement peur de m’immiscer entre ta
mère et toi que je n’ai pas fait d’efforts pour
construire une relation avec toi.
– Je ne t’ai pas facilité la tâche. Je me suis dit
que si tu ne me supportais pas, je pouvais me
contenter de te détester. Je crois que, peut-être…
Je déglutis et fuis le regard de Max.
– … je ne voulais pas être rejeté par un autre
père. Donc, je t’ai rejeté le premier.
– Pourquoi je te rejetterais ? demande-t-il en
reculant sur sa chaise, l’air sincèrement surpris.
– Ben, regarde-nous. On n’a rien en commun.
Enfin, peut-être n’est-ce pas totalement vrai,
maintenant que je sais qu’il a souffert de perdre
son père.
– Je sais que tu t’es mis en tête que je devrais
être davantage comme toi, je poursuis, et que je
devrais m’intéresser à la finance et au
management d’entreprise pour pouvoir travailler
avec toi et suivre tes pas, mais honnêtement,
je trouve ça ennuyeux à mourir. Je perds toute joie
de vivre, rien qu’en y pensant. Alors il ne me reste
plus que le sentiment que je ne serai jamais assez
bon. J’ai ignoré tes appels, cette semaine, parce
que j’avais honte.
Je m’avachis sur la banquette, les mains sur les
cuisses, cherchant à disparaître entre les coussins
recouverts de vinyle. Au moins, tout est dit,
maintenant. Quoi qu’il advienne, ce ne sera pas
aussi humiliant que ce moment. Ça ne peut pas
l’être.
Max reste silencieux un long moment.
Je n’arrive pas à lire sa réaction et chaque seconde
qui passe me dit qu’il est d’accord avec moi. Je ne
peux même pas lui en vouloir. Ce n’est pas de sa
faute s’il a une notion du succès qui diffère de la
mienne. Nous sommes deux personnes différentes,
et il ne sert à rien de se comparer à l’autre. Je me
sentirais bien mieux si on se mettait d’accord pour
arrêter d’essayer.
– Conor, dit-il enfin. J’aurais dû dire ça il y a
longtemps, mais… jamais je n’ai pensé que tu
n’étais pas quelqu’un de bien. Jamais. Je t’ai
toujours vu comme un gamin drôle, charmant et
intelligent qui devient peu à peu un jeune homme
remarquable. Tu as raison, il y a quelque chose de
paternel en moi qui aime l’idée d’être un mentor
pour toi. Qui aime l’idée que tu prennes ma
relève. Si ce n’est pas ton souhait, je le respecte.
J’aurais sans doute dû le capter plus tôt, hein ?
Mais sache que quoi que tu décides de faire de ta
vie et de ta carrière, ta mère et moi te soutiendrons
entièrement. Comme une équipe. Comme une
famille. Parce qu’on sait que tu prendras les
bonnes décisions pour toi. Si je peux t’aider, je
serai ravi de le faire. Sinon…
Il rit d’un ton plein d’autodérision.
– … je m’écarterai de ton chemin. Quoi qu’il en
soit, je veux que tu saches que je suis
extrêmement fier de toi.
C’est à mon tour de rire.
– Allons, n’en fais pas trop…
– Je suis fier de toi, répète-t-il avant de sortir
son téléphone de sa poche.
Je regarde son écran d’un œil dubitatif et le vois
aller sur le site internet de son entreprise, où il y a
une photo de lui assis derrière un bureau. Il pose
ensuite le téléphone sur la table, entre nous, et
zoome sur la photo. Derrière lui, à côté des prix
qu’il a reçus et de ses diplômes, il y a une photo
encadrée de ma mère et moi.
J’en ai le souffle coupé, j’espère qu’il ne le voit
pas. La photo date de leur lune de miel, quelques
jours après leur mariage. On a tous été à Hawaï et
lors de notre dernière soirée là-bas, Max nous a
pris en photo pendant qu’on admirait le coucher
du soleil. Je n’avais jamais quitté la Californie,
avant ça. Je n’avais jamais pris l’avion. J’ai été de
mauvaise humeur pendant tout le séjour parce
qu’on faisait des trucs de couple et que je n’avais
personne avec qui traîner. Mais ce soir-là, sur la
plage, avec ma mère, c’est mon meilleur souvenir
du voyage.
– J’ai toujours été fier de toi, dit Max, me
faisant monter les larmes aux yeux. Et je serai
toujours fier de toi, Conor. Je t’aime.
– Eh ben, merde, je réponds en me raclant la
gorge. Faut croire que c’est moi le connard, dans
l’histoire.
Il éclate de rire et on se frotte tous les deux les
yeux en faisant des bruits virils qui n’ont rien à
voir avec le fait de pleurer.
– Je ne sais pas trop quoi dire, maintenant.
Je trouve nul qu’on ait passé tout ce temps à être
mal à l’aise l’un avec l’autre.
Je ne compte pas faire de lui mon meilleur pote
ni me mettre à l’appeler papa, mais les dernières
années auraient été bien plus faciles si on avait eu
cette conversation plus tôt.
– Aussi nase que ça puisse paraître, j’aimerais
beaucoup qu’on puisse repartir à zéro, dit-il. Si on
pouvait essayer d’être amis ?
Ce n’est pas la pire chose au monde, après tout,
non ?
– Ouais, ce serait cool.
Je suis sur le point de lui proposer de manger
un bout quand je me souviens qu’un bouquet de la
taille d’un petit sumo m’attend sur mon siège
passager, et que j’ai des choses à faire avant de
passer prendre Taylor pour notre rencard.
– Tu comptes rester combien de temps en
ville ?
– Je pensais rentrer demain matin, pourquoi ?
– Ben, c’est l’anniversaire de ma copine ce soir,
et on a un truc prévu avec ses amies. Mais si ça ne
t’embête pas de rester un peu plus longtemps, on
pourrait peut-être dîner ensemble demain soir,
tous les trois ? Je disais à maman que ma copine
viendrait peut-être me voir en Californie, cet été.
Max me sourit jusqu’aux oreilles, mais essaie
aussitôt de le réprimer en hochant la tête d’un air
solennel.
– Ce n’est pas un souci, je vais changer mon
vol. Dis-moi où et quand. J’adorerais la
rencontrer.
Je ne peux m’empêcher de penser à Taylor, je
suis sûr qu’elle serait fière de moi.
37
Taylor
Conor manigance quelque chose. Je le sens.
Il n’a rien dit de particulier mais… c’est quelque
chose qu’il dégage. Il m’a écrit ce matin pour me
souhaiter un joyeux anniversaire et me dire de me
mettre sur mon trente-et-un ce soir. C’est plutôt
inhabituel, puisque ces derniers temps il cherche
surtout à me déshabiller. Ensuite, il m’a dit
qu’il ne pourrait pas me rejoindre après mes cours
parce qu’il avait des « choses à faire ».
Quoi qu’il ait prévu pour ce soir, je suis sûre
qu’il en a beaucoup trop fait. Mais je ne lui en
voudrai pas. En vérité, je n’ai jamais eu de petit
ami à un de mes anniversaires, donc je serais
plutôt ravie que ça se passe comme dans un
téléfilm. Plus que tout, j’ai hâte que Conor et moi
ayons de nouveaux souvenirs ensemble.
Bien sûr, faire un effort vestimentaire implique
que je demande l’aide de ma conseillère beauté.
J’écris donc à Sasha quand je sors de cours.

MOI : J’ai un rencard ce soir. Tu me


maquilles ?

Sasha est une maquilleuse très talentueuse.


D’ailleurs, une des nombreuses idées qu’elle a
eues pour sa carrière a été de devenir maquilleuse
professionnelle. En tout cas, ça lui permettrait de
gagner sa vie en attendant que sa carrière de
musicienne décolle.
J’arrive au bout de ma rue lorsqu’elle répond.

SASHA : À quoi bon ? Tu vas tout gâcher en


lui faisant une pipe.
SASHA : Je plaisante. Je viens de rentrer,
ramène-toi.
Je lui renvoie un émoji avec des cœurs, puis je
passe prendre ma robe à la maison avant de
commander un Uber pour aller à la Greek Row.
Il va falloir que je gère mieux mon temps. Ça a
été très fun d’être envoûtée par mon couple, mais
je ne veux pas négliger mes amies. Surtout Sasha,
car c’est la personne qui m’a le plus soutenue ces
dernières années. Sans elle, j’aurais sans doute fait
une dépression nerveuse et mis le feu à mes
cheveux plus d’une fois. Or dernièrement, j’ai
l’impression de ne pas savoir ce qui se passe dans
sa vie, ce qui prouve que je ne lui ai pas du tout
renvoyé l’ascenseur. J’ai été une mauvaise amie et
je dois tout de suite y remédier.
La température commence enfin à monter et les
pelouses habituellement désertes de la Greek Row
s’animent. Des gens étudient sur les porches et des
filles ont installé des transats sur l’herbe pour
préparer leur bronzage estival. À la fraternité
Sigma, des mecs font un bière-pong dans l’allée.
Je ne fais pas attention à leurs cris ni à leurs
sifflements quand je sors du Uber. Ils ne font
guère preuve d’imagination avec leur « montre-
nous tes seins », c’est ce qu’ils disent à chaque
fois qu’ils voient une fille. Ils finissent quand
même par attirer mon attention.
– Eh, la star ! On peut avoir une photo ?
– Tu nous files un autographe ?
– On s’inscrit où pour un direct ?
C’est un peu trop… précis. Étrangement précis.
Je regarde droit devant moi et me dépêche de
remonter l’allée jusqu’à la porte. La meilleure
défense est de ne surtout pas leur répondre. J’y
réfléchis quelques secondes et finis par conclure
que c’est une blague débile. Le mec d’Abigail
aime m’appeler « la grosse Marilyn Monroe », je
suppose donc que c’est de là que vient ce truc de
star et d’autographe.
Eh bien, ses frères Sigma et lui peuvent aller se
faire foutre. Car je sais désormais que certains
mecs aiment les courbes. En particulier, ceux qui
s’appellent Conor Edwards.
Je peine à masquer mon sourire en entrant dans
la maison. J’ai hâte de le voir, ce soir. Je ne sais
pas précisément à quel moment c’est arrivé, mais
je suis devenue folle de ce mec. Il me suffit de
penser à lui pour glousser comme une ado.
À l’étage, Sasha a préparé tout son maquillage.
Je jette mon sac sur son lit et accroche ma robe au
portemanteau derrière sa porte.
– Tu es la meilleure.
– Bah, bien sûr. Allez, débarbouille-toi, répond-
elle en étudiant ses fards à paupières.
– Au fait, juste pour vérifier, je dis depuis le
lavabo de la salle de bains qu’elle partage avec la
chambre d’à côté. Il n’a pas préparé une fête
surprise, si ?
– Pas que je sache.
Je me rince la figure et la tamponne avec une
serviette. Sasha m’installe ensuite devant son
bureau et me tartine le visage de crème
hydratante.
– Je te demande ça parce que j’ai l’impression
que Conor a envie de me prouver quelque chose.
Donc, même si j’ai dit que je voulais juste traîner
chez Malone’s, je ne serais pas surprise qu’il ait
transformé ça en événement spectaculaire.
– Je ne crois pas, répond-elle en me tendant un
petit ventilateur électrique pour sécher mon
visage.
Elle applique ensuite une base qu’elle me dit
toujours d’ajouter à mon rituel de maquillage.
Je lui réponds systématiquement que je ne me
maquille jamais, sauf quand c’est elle qui le fait,
et que c’est pour ça que je n’ai pas besoin
d’acheter tous ces produits. Le système marche à
merveille. Quand on sera vieilles, elle vivra à côté
de chez moi et j’irai la voir en fauteuil roulant
pour qu’elle m’aide à me préparer pour mes
rencards au thé dansant.
– Et toi ? je demande lorsqu’elle commence à
étaler le fond de teint. Comment ça s’est passé
avec Eric après que je suis partie du gala ?
– Pas trop mal.
J’attends qu’elle m’en dise plus et quand je
réalise qu’elle ne compte pas le faire, je devine
qu’il y a quelque chose de croustillant.
– Tu te l’es tapé dans la chambre froide, c’est
ça ?
– Ce ne serait pas très hygiénique.
– Tu l’as laissé te brouter le minou sous la table
des enchères ?
– Ces dons sont pour les enfants, espèce de
tordue !
Sasha n’est pas facile à faire parler. Pour elle,
se mêler de la vie des autres est une discipline
olympique, mais elle est plus que discrète quant à
sa propre vie. C’est une des qualités que j’admire
et respecte le plus chez elle. Elle est douée pour se
protéger, ce en quoi j’aimerais m’améliorer. Mais
les limites ne devraient pas s’appliquer à sa
meilleure amie.
– Tu es amoureuse de lui et vous êtes déjà partis
à Reno pour vous marier en secret ? je propose.
– C’est ça. En fait, tu trouveras une paire
d’escarpins ensanglantés dans mon sac. Si tu
pouvais les jeter dans la rivière la prochaine fois
que tu vas en ville, ce serait super.
– Allez… Je ne te demande pas d’entrer dans
les détails, je veux juste une mise à jour, je râle en
faisant la moue. Je me sens mise à l’écart et j’ai
besoin d’un récap de la vie de Sasha.
Elle lève les yeux au ciel et ricane avant de me
dire de fermer les yeux.
– Le gala s’est bien passé. Et on s’est vus
plusieurs fois, depuis.
– Ok…
C’est super. Il a l’air sympa, charmant, et il est
beau. Sasha est réputée pour être difficile et elle
est facilement dégoûtée par un mec. Je ne me
souviens pas de la dernière fois ou un mec a duré
plus de deux rendez-vous.
– Il me plaît.
– Ouais…
– Mais je crois que sa sœur me plaît encore
plus.
– Merde.
Ce n’est pas la première fois que ça arrive, et ça
ne finit jamais bien.
– Ouaip, dit-elle d’un ton résigné. Il va
vraiment falloir que j’oblige mes partenaires
potentiels à me montrer leurs albums de famille.
S’ils ont des frères ou sœurs qui sont beaux, je
pars en courant.
– Est-ce qu’elle aime les filles ?
– Je ne sais pas, répond Sasha. Genre, oui à
soixante pour cent, je crois. Mais ils vivent
ensemble, donc…
– Merde.
– Ouaip.
– Alors, qu’est-ce que tu comptes…
Je ne termine pas ma phrase, car la porte de la
chambre s’ouvre brusquement et claque contre le
mur, nous faisant sursauter toutes les deux.
– Oh, qu’est-ce que tu fous ? crie Sasha.
– Qu’est-ce que tu as fait ? gronde Rebecca.
Elle se tient dans l’embrasure de la porte, le
visage rouge et bouffi, les joues couvertes de
larmes. Elle tremble de colère.
– Qu’est-ce que tu as fait, putain ?
– Meuf, je ne sais pas quel est ton problème,
mais…
– Pas toi ! Elle ! hurle-t-elle en me pointant du
doigt et en entrant dans la chambre, armée de son
iPad. Tu savais ? Pourquoi tu me fais ça ?
Elle est hystérique. Et terrifiante, même, et
j’imagine d’abord que c’est en lien avec Conor.
– Qu’est-ce que je t’ai fait, bon sang ? C’est
quoi ton problème ?!
Je me lève et Sasha se poste derrière moi,
armée de sa brosse à cheveux.
– Rebecca, je gronde d’un ton ferme. Je ne sais
pas de quoi tu parles. Si tu m’expliques…
– Regarde !
Nous avons un public, désormais, car des
Kappa se sont regroupées dans le couloir pour
observer la scène.
Rebecca marche vers moi et tient son iPad
devant mon visage. Le navigateur est ouvert sur la
page d’un site porno, et une vidéo est prête à être
lancée.
Elle n’a pas encore appuyé sur « Play » et mon
estomac est déjà noué. Il me suffit de voir l’image
sur pause pour comprendre.
Je vois la cuisine de la maison Kappa. Il fait
nuit dehors. La seule lumière provient des
guirlandes accrochées au plafond et des lampes de
poche que nos sœurs allument et éteignent pour
nous désorienter alors que nous sommes déjà
épuisées. Les murs et les sols sont couverts de
bâches transparentes, comme dans un film
d’horreur. Les Kappa seniors sont en cercle autour
de nous six, qui ne sommes vêtues que de
débardeurs blancs et de culottes.
C’est la semaine de bizutage, lors de ma
première année. Abigail est à côté de moi, et on a
toutes les deux l’air terrifiées. On se demande
pourquoi on a pensé qu’être dans une sororité
pouvait être une bonne idée. Ça fait trente heures
qu’on est réveillées. On a fait la lessive de nos
sœurs, on les a escortées à leurs cours, on a lavé la
maison et on a passé des heures à « prouver notre
force de caractère », alors que le bizutage est
officiellement interdit. Et tout ça a pris fin avec la
scène que j’ai désormais sous les yeux.
Une des seniors nous ordonne de boire des
shots les uns sur les autres, puis elle saisit le tuyau
d’arrosage et nous trempe jusqu’à l’os, nous
faisant grelotter. Puis une autre sœur me pointe du
doigt.
– Action ou Action.
Je frissonne et essuie mes yeux avant de
répondre.
– Action.
– Je te mets au défi de bécoter…
Elle regarde d’abord Abigail, mais elle doit
savoir qu’on est devenues amies au cours de la
semaine, donc elle choisit quelqu’un d’autre. Son
regard se pose sur la personne à ma droite.
– … Rebecca.
On hoche toutes les deux la tête, déterminées à
serrer les dents et à mettre ça derrière nous,
Rebecca et moi nous tournons l’une vers l’autre
pour nous embrasser.
– Non, je vous ai dit de vous bécoter. Je veux y
croire, les recrues ! Allez, pelotez-vous !
C’est donc ce qu’on fait. Car la semaine de
bizutage a pour effet de réduire à néant notre
instinct de survie et notre volonté. À ce stade, nos
réactions étaient presque automatiques.
Et voilà qu’on se retrouve sur Internet, offertes
à tous les mecs en rut qui veulent se branler : moi
et Rebecca, chaudes comme la braise, les
vêtements tellement trempés qu’ils sont
transparents. Nos tétons et nos chattes à la vue du
monde entier.
Et ça dure tellement plus longtemps que dans
mes souvenirs ! Je finis même par me dire que la
vidéo a été mise en boucle. Lorsqu’elle se termine
enfin, je regarde Rebecca qui pleure à chaudes
larmes. Elle n’est plus en colère. Elle est humiliée.
La vidéo a cumulé des milliers de vues en
quelques heures seulement. Elle est partagée par
tous.
Aux Kappa.
À la Greek Row.
À tout le campus.
Et la seule personne qui a pu la mettre sur
Internet est dans cette maison.
38
Taylor
Je vais vomir.
Mon estomac se soulève, je cours dans la salle
de bains de Sasha et parviens tout juste au w.-
c. J’entends la porte se refermer derrière moi
quand je me rince la bouche et je présume que
c’est Sasha. Mais lorsque je me tourne, je vois
Rebecca assise sur le bord de la baignoire.
Elle s’est calmée. Son visage et ses yeux sont
rouges et bouffis, mais ses larmes ont séché. Elle
semble à présent triste et résignée.
– Ce n’était pas toi, dit-elle d’un ton las.
J’essuie mon visage, gâchant le maquillage de
Sasha.
– Non.
– Je suis désolée de t’avoir accusée comme ça.
Je ferme la lunette des toilettes et m’assieds
dessus tout en essayant de me calmer. Vomir m’a
aidée à évacuer ma panique, mais plus je reste
debout, plus mon angoisse remonte à la surface.
– Je comprends.
Si j’avais vu la vidéo la première, je ne suis pas
certaine que j’aurais mieux réagi. Je n’aurais peut-
être pas traversé la maison en hurlant, mais
j’aurais clairement été suspicieuse. Le fait est que
Rebecca et moi n’avons jamais été amies. Elle
était la plus timide des recrues, à l’époque, et
après la semaine de bizutage, on ne s’est
quasiment plus jamais reparlé. Ce n’est pourtant
pas faute d’avoir essayé, mais chaque fois que
j’entrais dans une pièce, Rebecca se débrouillait
pour être le plus loin possible.
Maintenant, quelque chose a changé, et je ne
parle pas de cette vidéo. Elle est assise et me
regarde d’un air abattu comme si, pendant tout ce
temps, elle avait cherché à me fuir, mais qu’elle
venait de se tordre la cheville et qu’elle n’avait
plus d’autre choix que de me parler.
– Mes parents vont me tuer, chuchote Rebecca,
le dos voûté.
Elle émet un soupir à la fois pesant et soulagé.
Comme si plutôt que de craindre les conséquences
de cette vidéo, elle était soulagée de les accepter.
– Ils ne peuvent pas sérieusement t’en vouloir
que cette vidéo soit divulguée, si ? Ils
comprendront que c’est pas ta faute.
– Tu ne te rends pas compte…
Elle plante son ongle dans la protection de son
iPad et y laisse des traces en forme de croissant de
lune.
– Mes parents sont hyper-conservateurs, Taylor.
Ils n’ont quasiment pas d’amis en dehors de leur
paroisse. Mon père ne voulait même pas que
j’intègre une sororité, mais j’ai convaincu ma
mère que les Kappa étaient comme un groupe de
prière. Elle m’a dit qu’elle espérait que ça
m’apprendrait à être une jeune femme convenable.
– Comment ça ?
J’ai du mal à imaginer ma mère essayer de me
dire quoi faire. Je crois que la dernière fois qu’elle
m’a dit de ranger ma chambre, c’était quand j’ai
perdu le furet de l’école quelque part dans ma pile
de linge sale.
– J’ai eu ma première petite amie en quatrième,
dit Rebecca en me regardant dans les yeux. Ça n’a
duré que deux semaines, parce qu’une fille nous a
surprises en train de nous embrasser dans la salle
de musique, et elle l’a dit à sa mère, qui allait à
l’église avec mes parents. Mon père a harcelé les
parents de ma copine jusqu’à ce qu’ils cèdent et la
retirent de l’orchestre du collège et de tous les
cours qu’on avait en commun, raconte Rebecca en
secouant la tête. Chaque été, après ça, mon père
m’a envoyé en camp biblique. Il a commencé à
m’organiser des rendez-vous avec des garçons de
la paroisse. Il m’est arrivé de tomber sur un mec
gay qui était aussi mortifié et terrorisé que moi
d’avoir à embrasser une fille pour des photos
mises en scène dans le seul but de rassurer nos
parents respectifs. Cependant, à la fin du lycée, je
les avais convaincus qu’ils pouvaient me refaire
confiance. J’ai pensé que vivre dans une sororité
aurait le mérite d’empêcher mes parents de
débouler sans prévenir pour fouiller dans ma
chambre et y placer des caméras.
– Merde, Rebecca, je ne savais pas. Je suis
vraiment désolée.
Elle hausse les épaules et affiche un sourire des
plus tristes.
– Je suis désolée qu’on ne soit jamais devenues
amies.
– Ne t’en fais pas, je comprends. Je ne peux pas
prétendre savoir ce que tu ressens, mais je peux
l’imaginer.
Beaucoup d’entre nous sommes coincés dans
nos petites vies. On nous dit qu’on est mal faits,
qu’on est déficients. On nous fait croire qu’être
nous-même est un affront à la société. Certains
d’entre nous sommes frappés sans cesse par le
bâton du conformisme jusqu’à ce qu’on apprenne
à aimer la douleur ou qu’on baisse tout
simplement les bras. Je n’ai toujours pas compris
comment me sortir de ce piège. Mais il n’y a pas
pire quand c’est sa propre famille qui tient le
bâton. En fait, ça fait de Rebecca la personne la
plus forte que je connais, ainsi qu’une sacrée
alliée.
– Alors, qu’est-ce qu’on va faire ? demande-t-
elle d’une voix douce.
Je me mords la lèvre aussi fort que possible.
– Il n’y a qu’une Kappa pour avoir partagé cette
vidéo.
– Je suis d’accord.
– Et j’ai une bonne idée de qui c’est.
Je ne me souviens même pas de qui tenait le
téléphone. Ce devait être une des seniors, je
suppose. En dehors des rituels, tous les bizutages
sont enregistrés pour « la postérité ».
La véritable question est de savoir qui avait
accès à cette vidéo. Je n’ai jamais vu d’images de
mon bizutage ni de celui d’autres années, en
dehors du petit résumé qui est diffusé au premier
dîner qui suit le recrutement. Il est logique de
penser que la personne qui contrôle les archives
est la présidente de la maison.
Ainsi que sa vice-présidente.
Rebecca et moi descendons au rez-de-chaussée
où nous trouvons Charlotte, dans le salon. Elle est
seule, installée dans un fauteuil avec son
ordinateur portable sur les genoux, des écouteurs
dans les oreilles. Étant donné les cris qui ont
éclaté à l’étage il y a quelques minutes, je
m’attendais à la trouver sur le pied de guerre.
– Il faut qu’on parle, je déclare.
Elle enlève un de ses écouteurs et hausse un
sourcil, l’air agacée, sans même lever les yeux de
son écran.
– Quoi ?
– Il faut qu’on parle, je répète.
– Ah bon ?
– Oui, insiste Rebecca.
Les yeux de Charlotte sont encore rivés à son
écran. Elle a complètement décroché, depuis
quelque temps. Elle finit ses études et Abigail
prend le relais, donc elle n’a plus grand-chose à
faire à part lui filer les clés et poser pour une
photo qui rejoindra celles des autres présidentes
de la maison. On a toutes remarqué son
changement d’attitude.
– Charlotte !
Elle lève les yeux au ciel et enlève le deuxième
écouteur avant de refermer son ordinateur.
– Ok, qu’est-ce qu’il y a ?
– Ça ! rétorque Rebecca en posant l’iPad sur les
genoux de Charlotte et en appuyant sur « Play ».
Charlotte semble d’abord ennuyée, puis
confuse, et elle lève la tête vers nous comme pour
obtenir des explications. Soudain, elle comprend.
Elle fait défiler les commentaires, puis elle fait
remonter la page pour regarder l’adresse du site, et
elle nous regarde, furieuse.
– Qui a posté ça ?
Charlotte Cagney est une force de la nature, et
c’est pour ça qu’elle a été élue présidente. Tout le
monde a voté pour elle par peur des conséquences.
Et personne n’a osé se présenter contre elle.
– C’est ce qu’on est venues te demander.
Tu insinues que tu ne savais pas ?
– C’est la première fois que je vois cette vidéo,
dit-elle en poussant son ordinateur pour se lever.
Je viens de rentrer de la répétition de remise de
diplômes et je révisais pour un partiel. Comment
vous avez trouvé ça ?
– Quand je suis rentrée, Nancy et Robin la
regardaient dans la cuisine, dit Rebecca.
– Les Sigma l’ont vue aussi, j’ajoute. Donc on
peut supposer que tout le campus l’a vue.
Soudain, le visage de Charlotte se transforme.
Elle rend son iPad à Rebecca et sort du salon d’un
pas déterminé.
– Je veux tout le monde dans la pièce bleue !
Réunion générale, bande de garces ! crie-t-elle en
montant l’escalier quatre à quatre pour
tambouriner à toutes les portes. Tout le monde en
bas, tout de suite !
Elle redescend et fait le tour des pièces du rez-
de-chaussée. Beth et Olivia et d’autres filles sont
dans la pièce télé, dos à Charlotte qui leur balance
une banane pour les faire réagir.
– Dans la pièce bleue, tout de suite !
Je n’ai pas la moindre idée d’où sort cette
banane.
Rebecca se tient légèrement derrière moi dans
la pièce bleue. Nous attendons quelques minutes
et tout le monde se regarde, se préparant au pire,
tandis que les retardataires rentrent à la maison
pour la réunion. Abigail prend le registre pour
s’assurer que nous sommes toutes présentes avant
que Charlotte commence.
Je croise le regard d’Abigail, de l’autre côté de
la pièce, et j’essaie de déceler des signes de
culpabilité, mais je ne vois rien.
– Bien, je viens d’apprendre qu’une vidéo est
en train d’être partagée à tout le campus, dit la
présidente en fusillant Nancy et Robin, qui ont la
décence d’avoir l’air désolées. Et apparemment,
personne n’a jugé approprié d’informer la
présidente de cette horrible violation de confiance.
Sasha se faufile à travers la foule pour se tenir à
côté de Rebecca et moi. Elle prend ma main et je
la serre fort, soulagée qu’elle soit là.
– Robin, quel est le premier principe de la
maison Kappa ? demande Charlotte.
Robin regarde ses pieds en se rongeant un
ongle.
– Je protégerai ma sœur comme ma propre
personne.
Ensuite, Charlotte dirige son regard assassin sur
la sœur aux joues écarlates.
– Nancy, quel est le second principe de la
maison Kappa ?
Nancy essaie de parler, mais elle est sans voix.
Elle se racle la gorge et reprend.
– D’agir de façon intègre et honorable.
– Ouais, répond Charlotte en faisant les cent
pas comme si elle tenait un flingue et qu’elle était
prête à tirer. C’est ce qu’il me semblait. Mais
apparemment, certaines d’entre vous l’ont oublié.
Donc, je veux savoir qui est la putain de sœur
derrière tout ça ! Qui est la petite garce égoïste qui
a volé une vidéo privée des archives Kappa et l’a
téléchargée sur un site porno !
Un silence choqué s’abat sur la pièce.
Je vois tout de suite qui semble étonné. Des
regards inquisiteurs sont échangés et d’autres
s’accusent les uns les autres. Je vois plus de
visages confus que je m’y attendais. Je pensais
que toutes les filles de la maison avaient vu la
vidéo et se moquaient de nous dans notre dos. Or,
en dehors de Nancy et Robin, je ne vois que deux
ou trois filles qui semblent être au courant.
Naturellement, c’est Abigail que j’examine le
plus longtemps. Elle fronce gravement les
sourcils, mais je ne sais pas ce que ça signifie.
Est-ce qu’elle est abasourdie ? Perplexe ?
Ses yeux verts passent d’une sœur à une autre.
Est-ce qu’elle cherche la coupable ou… des
alliées ?
– Ah non, c’est mort ! gronde Charlotte en
agitant son index. Ce n’est pas le moment de
rester silencieuses. Si vous avez été assez grandes
pour penser que ce serait une bonne idée, c’est
trop tard pour faire marche arrière. Quelqu’un va
avouer tout de suite, sinon on va passer la nuit ici.
Et toute la journée de demain. Jusqu’à la fin des
temps si besoin, jusqu’à ce que l’une d’entre vous
se dénonce.
Abigail reste là, les bras croisés, parfaitement
silencieuse.
Je ne tiens plus.
– Abigail, tu as quelque chose à dire ?
Elle recule comme si je l’avais giflée.
– De quoi tu parles ?
– Ben, je me disais que tu avais peut-être
quelque chose à ajouter à cette conversation, étant
donné tout le mal que tu me souhaites.
Sasha écarquille les yeux et se tourne lentement
vers moi.
– Tu m’accuses ? s’écrie Abigail d’une voix
aiguë. Je n’ai rien à voir avec ça !
– Ah bon ? Parce que tu es la seule personne
dans cette pièce qui a décidé de me gâcher la vie,
donc…
– Il n’y a que deux personnes qui ont le mot de
passe pour accéder aux archives, dit Charlotte en
regardant Abigail. Et tu es la deuxième.
– Ce n’est pas moi ! Je te le jure. Ok, je veux
bien admettre que Taylor et moi, on ne s’apprécie
pas, mais je ne téléchargerais jamais une vidéo
d’une autre femme sur un site porno, même pour
me venger.
– Même une femme que tu détestes ?
Abigail baisse les bras et, pour la première fois
depuis des années, elle me regarde avec un air
parfaitement sincère.
– Même pas si c’était ma pire ennemie. Je ne
suis pas comme ça.
La pièce redevient silencieuse et je continue à
dévisager la blonde qui me pourrit la vie depuis si
longtemps.
Merde, je la crois.
– Alors c’est qui ? je demande. Qui a voulu
m’humilier ?
Parce que je sais que c’est moi qui suis visée
dans cette histoire. Même si Rebecca et moi ne
nous sommes pas parlé depuis notre arrivée, je ne
connais personne qui ne l’apprécie pas, surtout au
point de vouloir l’humilier comme ça. C’est
forcément moi, la cible.
– Le mot de passe est enregistré sur mon
téléphone, dit Abigail d’un ton de plus en plus
anxieux. Si quelqu’un avait hacké mon
téléphone…
Je ne sais pas si c’est intentionnel ni même si
elle est consciente de le faire, mais son regard se
pose sur Jules, qui essaie de se fondre dans le
décor.
Quand Jules réalise qu’elle a été désignée, elle
affiche un air paniqué.
– Tu as hacké mon téléphone ? demande
Abigail d’un ton horrifié.
Jules semble d’abord sur le point de nier, mais
elle change d’avis et elle finit par rouspéter en
levant les yeux au ciel.
– C’était juste une blague, ok ? Elles sont toutes
les deux habillées, pourquoi on en fait tout un
plat ?
Abigail est bouche bée.
– Mais pourquoi ? Pourquoi tu as fait ça ?
Jules hausse les épaules, comme si elle
cherchait à dédramatiser la situation.
– L’autre soir, tu te souviens ? Kev demandait
combien de vues les seins de Taylor auraient sur
PornHub. Plus tard dans la soirée, je suis allée
voir Duke à la maison Sigma, et Kevin était là.
On a parlé et je lui ai dit que je pouvais avoir une
vidéo de ses seins. Alors, la fois d’après, quand tu
as laissé ton téléphone, j’ai essayé plusieurs mots
de passe jusqu’à trouver le bon, raconte Jules en
secouant la tête avec un air de défiance. C’est
juste une blague. Pourquoi tout le monde en fait
tout un drame ?
– Putain, Jules, ça te tuerait de réfléchir pour
une fois ?
– Ta gueule, Sasha. C’est Taylor qui a
commencé en embrassant l’ex d’Abigail ! C’est
elle la traîtresse. Et elle aurait déjà quitté les
Kappa si tu n’étais pas toujours en train de
prendre sa défense.
– Tu es une vraie connasse, Jules, tu le sais ?
J’écarquille les yeux, parce que c’est Rebecca
qui a parlé.
– Oh, va te faire foutre, Rebecca !
– Taisez-vous toutes ! hurle Charlotte.
Elle ferme les yeux et se masse les tempes,
comme une mère qui essaie de se ressaisir avant
de passer un savon a ses enfants.
– Je demande un vote immédiat, déclare
Abigail.
Je fronce les sourcils et la vois mettre un coup
de coude à Olivia, à ses côtés, qui appuie sa
motion même si elle ne sait pas pourquoi.
Charlotte hoche lentement la tête.
– D’accord, quelle est ta proposition ?
– Que toutes celles qui sont d’accord pour
exclure Jules des Kappa Chi lèvent la main.
Attendez.
Quoi ?
Je m’attendais à ce qu’Abigail protège Jules et
à ce que Charlotte protège Abigail. Ça fait si
longtemps que je suis le vilain petit canard de
cette sororité que mes espoirs d’être soutenue par
qui que ce soit avaient disparu depuis bien
longtemps.
La motion d’Abigail me fait changer d’avis sur
la maison Kappa, surtout quand je vois mes sœurs
se rallier une à une à ma cause. Rebecca est la
première à lever la main, puis c’est au tour de
Lisa, Sasha, Olivia et Beth. Les mains se lèvent
peu à peu, encouragées par la majorité
grandissante. Je suis la dernière à lever la mienne.
– Bien, dit Charlotte en hochant la tête. Julianne
Munn, à l’unanimité, les membres de la maison
Kappa Chi de Briar ont perdu confiance dans ton
engagement et dans ton respect des principes de
notre sororité. En conséquence, tu es exclue des
Kappa ainsi que de cette maison, déclare-t-elle
avant de marquer une pause pour dévisager Jules,
qui ne répond pas. Ben, dégage !
– Tu te fous de moi ? C’est injuste ! dit Jules en
regardant Abigail.
Elle balaie la pièce des yeux, choquée et vexée
que personne ne prenne sa défense.
– Vous êtes sérieuses ? Ok. Allez toutes vous
faire foutre. Je vous souhaite une belle vie.
Elle se précipite à l’étage, laissant le reste des
sœurs stupéfaites par ce qui vient de se passer.
Je les comprends.
– Taylor… dit une petite voix timide.
C’est Nancy, qui me regarde d’un air navré.
– Je suis vraiment désolée qu’on ait regardé ce
truc. On cherchait le meilleur moyen de vous en
parler quand Rebecca nous a vues.
– Shep m’a envoyé le lien à peine cinq
secondes avant que tu arrives, ajoute Robin en
regardant Rebecca. On ne se moquait pas de vous,
je vous le jure.
Rebecca et moi hochons toutes les deux la tête.
Je ne suis pas certaine de les croire, mais elles se
sont excusées, au moins.
Charlotte déclare la réunion terminée et je vois
Abigail se frayer un passage vers moi.
– Taylor, attends. Je veux te parler, dit-elle.
Je n’ai aucune envie d’entendre ce qu’elle a à
dire. Elle a choisi ce moment pour se découvrir
une conscience, tant mieux pour elle. Mais je ne
vais pas la féliciter pour autant. Ça ne fait pas de
nous des amies.
Au lieu de ça, je remonte à l’étage avec Sasha
et Rebecca disparaît dans sa chambre. J’aimerais
savoir comment la réconforter, mais lorsque je me
retrouve dans la chambre de Sasha et aperçois
mon reflet dans le miroir, je me souviens tout à
coup que c’est mon anniversaire et que Conor va
arriver.
Il sera là d’une minute à l’autre, et je ne suis
pas en état de sortir.
– Je ne peux pas faire ça, je marmonne en allant
dans la salle de bains de Sasha pour me
démaquiller.
– Alors partons d’ici, dit-elle depuis
l’embrasure de la porte. Dis à Conor de nous
rejoindre chez toi et d’apporter de l’alcool.
On peut rester chez toi et se la coller.
– Non, je veux dire que je ne peux pas le voir.
J’ai la nausée rien que d’y penser.
– Tu veux que je l’appelle ? Que je lui dise que
tu es malade ?
Je croise le regard de Sasha dans le miroir et
elle déchiffre mes intentions.
– Tu vas lui dire ?
Lui dire quoi ? Que je suis désormais le sujet
tendance du site porno le plus connu au monde ?
Que quand il parlera de moi à sa mère et à son
beau-père, ils pourront aller sur internet pour voir
mes seins ?
Que les notes et commentaires attribués à ma
mère sur le site du MIT incluront désormais un
lien vers les seins de sa fille ?
Mon estomac se soulève à nouveau et la
panique refait surface.
Mon Dieu. Ça va affecter ma vie entière. Que
se passera-t-il quand les directeurs d’écoles
primaires et les parents de mes élèves
découvriront Mademoiselle Marsh et ses célèbres
tétons ? Je serai bannie des écoles de tout le pays !
– Taylor…
Je dégage la main de Sasha de mon épaule et
me jette sur les toilettes pour vomir.
Je n’ai pas choisi ça. Je n’ai pas choisi de
devenir un spectacle ni d’être humiliée. L’idée que
Conor va devoir gérer ça aussi me donne envie de
pleurer.
Ses coéquipiers vont voir la vidéo. Ils vont se
branler le soir et ricaner chaque fois qu’ils me
verront. Ils imprimeront des arrêts sur image et les
afficheront dans les vestiaires. Il ne mérite pas que
sa copine soit une source de honte. Et puis, quoi ?
Il passera sa vie à me défendre ? À me soutenir et
à prendre sur lui chaque fois que je m’effondrerai,
c’est-à-dire quotidiennement ?
Je ne peux pas vivre comme ça, penser que
chaque personne que je croise m’imagine à poil,
savoir que je fais honte à mon mec, même s’il
prétend l’inverse. Je ne peux pas. Je peux plus le
voir.
Je ne peux pas, c’est tout.
– Ramène-moi chez moi, je dis en me levant,
les jambes tremblantes. Je lui écrirai en chemin.
– Tout ce que tu veux, acquiesce Sasha.
Je rassemble mes affaires et descends dans
l’entrée. Mais l’univers me déteste, donc bien sûr,
Conor est en avance.
Il est en train de remonter l’allée quand nous
ouvrons la porte. Il est vêtu d’un costume noir et il
porte un énorme bouquet de fleurs. Je ne me
lasserai jamais de le voir sur son trente-et-un,
Conor est le sexe personnifié. Un fantasme
incarné.
Et je vais lui tourner le dos.
Il sourit jusqu’aux oreilles en me voyant, puis il
voit mon état et semble gêné.
– Merde, tu n’es pas prête. Je suis désolé,
j’aurais dû refaire un ou deux tours du pâté de
maisons.
Il est adorable quand il est tout excité. Pourtant
je m’apprête à l’achever.
– J’avais hâte, mais je peux attendre.
– Je suis désolée, je réponds. Je dois annuler.
C’est moi qui parle, mais la voix ne
m’appartient pas. Elle est distante, étrange. Je sens
que je me replie sur moi-même, sous la lumière du
porche de la maison. Mon esprit se détache de
mon corps, se ferme au monde extérieur.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il pose le bouquet par terre et essaie de me
prendre dans ses bras, mais je m’éloigne. S’il me
touche, ma détermination partira en fumée. Je ne
suis pas assez forte pour résister à Conor Edwards.
– Taylor, qu’est-ce qui ne va pas ?
Je ne parviens pas à répondre. Je me rappelle
combien j’étais frustrée il y a un mois, quand il ne
me parlait pas, et voilà que je lui fais la même
chose. Pourtant son problème a été réglé en
parlant à sa famille.
Alors que mon problème n’est pas près de
partir. La vérité ne m’aidera en rien, parce que
l’Internet est éternel.
Comment je peux lui demander de supporter
mon problème à long terme ? Il a déjà été si
patient et si encourageant, mais là, c’est trop. Pour
n’importe qui, même pour moi.
Je vois son air surpris, et je sais ce qui va
suivre, de la souffrance, un sentiment de trahison.
Je ne veux pas lui faire ça, il mérite mieux. C’était
compliqué dès le début entre nous, et peut-être
qu’il est normal que ce soit compliqué jusqu’à la
fin. Il ne comprendra pas, mais il s’en remettra.
Les mecs s’en remettent toujours.
– Je suis désolée, Conor. C’est fini.
39
Conor
Ce n’est pas drôle, mais elle me fait forcément
une blague, non ? Si c’est le cas, elle est
sacrément tordue. Merci, mais plutôt que de
recevoir tes cadeaux, je préfère te filer une crise
cardiaque.
– Taylor, arrête.
– Je suis sérieuse.
Lorsque je suis arrivé à la maison Kappa, j’ai
trouvé qu’elle se comportait de manière bizarre,
comme si elle cherchait à s’enfuir, avec son sac
sur l’épaule et son air épuisé. En fait, si je ne la
connaissais pas mieux, je penserais qu’elle a la
gueule de bois. Mais elle est froide, aussi. Son
visage est dur et impassible, comme si ma Taylor
n’était plus là.
– Écoute, je suis désolée, mais tu vas devoir
l’accepter. C’est fini, répète-t-elle en haussant les
épaules. Je dois y aller.
Tu parles !
– Parle-moi.
Sasha est avec elle et elles marchent vers la
voiture rouge garée dans la rue. Je laisse les fleurs
par terre et les suis, il est hors de question qu’elle
me fasse ça aujourd’hui.
– Tu es vraiment en train de rompre avec moi ?
Le jour de ton anniversaire ? À quoi tu joues,
Taylor ?
– Je sais que ce n’est pas cool, dit-elle en
pressant le pas toujours sans me regarder, mais
c’est comme ça. Juste… je suis désolée.
– Je ne te crois pas.
Je me mets devant elle. J’ai besoin qu’elle me
regarde dans les yeux et qu’elle me dise la vérité.
Du coin de l’œil, je vois Sasha essayer de
s’éloigner discrètement, mais Taylor lui lance un
regard paniqué et elle s’arrête immédiatement et
reste à quelques pas de nous.
– Tu peux croire ce que tu veux.
– Je t’aime.
Et hier, je pensais qu’elle m’aimait aussi.
– Il s’est passé quelque chose, j’en suis certain.
Dis-moi juste ce que c’est. Si quelqu’un t’a dit
quelque chose qui t’a fait croire que…
– C’était juste une passade, Conor, c’est fini
maintenant. Tu rebondiras, dit-elle en rivant les
yeux sur ses pieds. On s’est tous les deux
emballés.
– Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ?
Cette femme me rend fou. Je ne comprends pas,
hier elle était dans mon lit et, aujourd’hui, elle
s’enfuit en courant.
– J’étais sincère, moi. Je le suis toujours. Et je
sais que toi aussi. Pourquoi tu me mens ?
– Je ne mens pas.
Son ton ne me convainc pas et plus elle me
raconte de conneries, moins je me rappelle
pourquoi je suis planté là comme un abruti
pendant qu’elle piétine mon cœur.
– Tu peux appeler ça comme tu veux, mais…
– Une relation, je l’interromps, c’est une putain
de relation sérieuse.
– Ben, plus maintenant.
Elle soupire et je me dis qu’elle se contrefiche
de moi. Sauf que je la connais mieux qu’elle ne
veut bien l’admettre.
– Le semestre touche à sa fin, de toute façon.
Tu vas rentrer en Californie et moi je rentre à
Cambridge, donc… les relations longue distance
ne marchent jamais.
– Je voulais que tu viennes me voir. J’en ai déjà
parlé à Max et à ma mère, je réponds en secouant
la tête, frustré. Ils ont hâte de te rencontrer,
T. Ma mère redécore déjà une des chambres
d’amis pour toi.
– Ouais, ben…
Elle passe d’un pied sur l’autre et son regard
s’arrête sur l’herbe, la route, partout sauf sur moi.
– Je ne sais pas d’où t’est venue l’idée que je
voulais passer l’été avec tes parents. Je n’ai jamais
dit oui.
Taylor n’est pas une personne méchante. Elle
ne traite pas les gens de cette manière. Même moi.
Même quand je lui brisais le cœur parce que
j’avais trop peur de l’affronter, elle n’était pas
aussi cruelle.
Mais là…
– Pourquoi tu fais ça ?
Cette personne n’a rien à voir avec celle que
j’ai appris à connaître ces derniers mois.
– Si tout ça est à cause de Kai, je suis désolé.
Je pensais qu’on…
– Peut-être que vous devriez prendre la nuit
pour réfléchir et en reparler demain, propose
Sasha en regardant Taylor.
Je ne la connais pas bien, mais même Sasha
semble se comporter de façon étrange.
Taylor essaie de me contourner et je lui barre la
route. Elle rive alors sur moi un regard qui
pourrait ressembler à de la colère, mais qui est en
fait de la résignation.
– Parle-moi, Taylor.
Je me sens perdu et je ne sais pas comment
l’atteindre, comment briser la barrière qu’elle a
érigée entre nous. Je ne me suis jamais senti aussi
loin d’elle, même le soir de notre rencontre. C’est
comme si j’étais invisible.
– Tu me dois au moins ça. Dis-moi juste la
vérité.
– Je ne te veux plus comme petit ami, ok ?
Tu es content, maintenant ?
Merde, son flingue était chargé, cette fois, et la
balle me transperce le cœur.
– Sérieusement, Conor, tu es un chouette type et
tu es beau, mais qu’est-ce que tu as d’autre à
offrir ? Tu ne sais même pas ce que tu veux faire
de ta vie. Tu n’as aucune ambition, aucun projet.
Et c’est très bien pour toi. Tu peux vivre chez tes
parents et traîner sur la plage pour le reste de ta
vie. Eh ben moi, j’aspire à plus. C’était cool, mais
on sera seniors l’an prochain, et je suis prête à
grandir. Pas toi.
Sur ce, elle saisit la main de Sasha et me passe
devant en me bousculant.
Cette fois, je la laisse partir.
Parce qu’elle a appuyé là où ça fait mal. Elle
vient de dire à voix haute ce que j’ai toujours su et
que j’espérais qu’elle ne verrait jamais, que nous
sommes sur des voies différentes. Taylor est
brillante et motivée. Elle réussira tout ce qu’elle
entreprendra. Moi… je suis un bon à rien. Je suis
constamment à la dérive, porté par les courants,
sans objectif ni destination.
La voiture de Sasha démarre et disparaît à
l’angle de la rue.
Une douleur vive transperce soudain mon
ventre tandis qu’un souvenir lointain et enfoui
jaillit à la surface. Le souvenir d’un enfant, dans
une pièce sombre, qui pleure sans être consolé.
C’est la première fois que j’ai compris que je
n’avais pas de père, quand j’ai été suffisamment
grand pour réaliser que les autres enfants en
avaient un, mais pas moi. Et pas parce qu’il était
décédé, mais parce qu’il ne voulait pas de moi.
J’ai compris que j’avais été abandonné.
Il devait arriver tôt ou tard, le moment où
Taylor ouvrirait les yeux et comprendrait qu’elle
mérite mieux que moi. Qu’elle m’a pardonné trop
rapidement de l’avoir délaissée pour Kai. Je lui ai
tourné le dos et j’ai attendu trop longtemps pour
prendre conscience de mes sentiments pour elle.
J’ai attendu trop longtemps pour lui faire part de
mes intentions. J’ai été égoïste de penser qu’elle
avait besoin de moi et qu’elle me voulait
suffisamment pour être patiente. Je l’ai négligée
parce qu’avant elle, personne ne m’avait jamais
donné le sentiment de m’accepter pour ce que je
suis. Personne ne m’avait donné autant confiance
en moi qu’elle.
Et maintenant, la plus belle chose qui me soit
arrivée vient de disparaître au coin de la rue.
40
Taylor
Je ne regarde plus que des émissions dans
lesquelles les gens ont des accents britanniques.
C’est comme partir en vacances et ne pas avoir à
mettre de pantalon. Vendredi, j’ai séché les cours,
ce n’était qu’un rattrapage, de toute façon. J’ai
éteint mon téléphone et j’ai plongé dans ma liste
de trucs à regarder qui moisit depuis des mois.
Quand j’ai compris que ça ne me changeait
toujours pas les idées, je me suis inscrite à un
mois d’essai sur une dizaine de plateformes de
streaming.
À ce stade, je me suis aperçue que les jolis
petits villages fleuris sont les lieux de prédilection
des tueurs en série. Et que les émissions de
rencontres amoureuses sont meilleures lorsque les
protagonistes ont un accent. Cela dit, j’ai
également remarqué qu’il y a un manque sévère
d’alcool dans ces émissions, comment les gens
sont-ils censés péter un câble et se mettre à
balancer des chaises s’ils sont sobres ? En tout
cas, ils sont adeptes des lèvres refaites et des
rajouts.
– J’aime bien celle qui dit que tous les mecs
sont « charmants », je dis à Sasha.
Elle est sur haut-parleur pendant que je regarde
une émission qui est comme un Tinder géant, sauf
qu’ils habitent tous ensemble.
– Et les mecs appellent les nanas des
« gonzesses ». J’ai l’impression que l’Angleterre
est restée coincée dans les années 50.
– Ok… répond Sasha d’un ton ennuyé. Tu t’es
douchée, aujourd’hui ?
Elle n’apprécie clairement pas les émissions de
télé aussi sophistiquées.
– On est samedi.
– Ah, et donc on ne se douche plus le samedi,
maintenant ?
Roh, ce qu’elle peut être coincée…
– L’eau ne pousse pas sur les arbres, tu sais.
Après que Sasha m’a ramenée chez moi, jeudi
soir, j’ai enfilé un jogging, je me suis installée sur
le canapé et j’ai regardé British Cottage Murder
Detective Priest en mangeant une boîte entière de
Cheerios avant de m’endormir dans la même
position. Quand je me suis réveillée ce matin, je
me suis fait livrer d’autres céréales, et j’ai
poursuivi mon binge-watching. Ce sera ma vie, à
présent. Avec les livraisons à domicile et les cours
en ligne, pourquoi sortir de la maison ?
– C’est la fin du semestre. Ce n’est pas ce que
sont censés faire les étudiants ? Traîner en survêt
en regardant la télé et en mangeant des produits
transformés ?
– Pas depuis que ceux de la génération Y ont
tous lancé leurs start-up, Taylor.
– Ben, je suis de la vieille époque, alors.
– Tu te planques, dit-elle d’un ton sec.
– Et alors ?
C’est vrai, non ? Je n’ai pas le droit ? On m’a
traînée au milieu de la scène en pleine
AG étudiante, et on m’a foutue à poil devant tout
le monde. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai
vécu. On ne peut pas m’en vouloir d’avoir envie
de m’enfermer dans une grotte et de m’échapper
en matant la vie des autres pendant quelque temps,
si ?
– Bon, ton intimité a été violée, commence
Sasha d’un ton plus doux.
– J’en ai conscience, merci.
– Tu n’as pas envie de faire quelque chose pour
te défendre ? On peut faire retirer la vidéo.
On peut aller voir les flics. Je t’aiderai. Tu ne
devrais pas te contenter de l’accepter et de
souffrir.
– Et je vais faire quoi ? Faire arrêter Jules ?
– Oui ! s’écrie-t-elle. Et le connard de mec
d’Abigail ! Ou plutôt son ex, si j’en crois les cris
que j’ai entendus dans sa chambre, hier soir.
Ce que ces deux-là ont fait est un crime, Taylor.
Dans certains endroits, ils seraient jugés comme
délinquants sexuels.
– Je ne sais pas…
Aller voir les flics implique de faire une
déclaration, d’être assise dans une pièce avec un
mec qui lorgne sur mes seins pendant que je lui
raconte mon humiliation. Ou pire : une femme
convaincue de sa droiture qui me dit que ça ne
serait pas arrivé si je ne m’étais pas mise moi-
même dans cette situation.
Merci, mais je préfère m’en passer.
– Si c’était moi, j’aurais tout de suite
commencé la chasse à l’homme.
– Sauf que je ne suis pas toi.
J’apprécie la fougue de Sasha. C’est ce que
j’aime le plus chez elle. Elle est tout ce que je ne
suis pas : vengeresse et confiante. Je ne suis pas
faite comme ça.
– Je sais que tu essaies de m’aider. Merci. Mais
j’ai encore besoin de temps pour réfléchir. Je ne
suis pas prête.
La vérité, c’est que je n’ai pas encore réussi à
me faire à ce qui s’est passé, et encore moins à ce
que ça implique. Quand mon réveil a sonné hier
matin, pour les cours, j’ai tout de suite été
paralysée par l’angoisse. J’ai eu envie de vomir,
rien qu’en m’imaginant traverser le campus sous
les regards et les messes basses de tout le monde.
J’ai imaginé les têtes se tourner sur mon passage,
mes camarades regarder la vidéo sous leur pupitre.
Les gloussements et les regards insistants. Je n’en
étais pas capable.
Donc je suis restée chez moi. Quand j’ai mis la
télé sur pause, j’ai même écrit à Rebecca. Je ne
sais pas pourquoi ; je suppose que j’avais envie
qu’on partage notre malheur. Elle n’a pas répondu,
et c’est sans doute mieux comme ça. Peut-être que
si on s’ignore et qu’on fait l’autruche, tout
disparaîtra.
– Tu as eu des nouvelles de Conor ? demande
Sasha d’un ton prudent, comme si elle avait peur
que je raccroche en entendant sa question.
Et je suis à deux doigts de le faire. Parce qu’il
me suffit d’entendre son prénom pour que mon
cœur se brise.
– Il m’a envoyé des messages, mais je les
ignore.
– Taylor…
– Quoi ? C’est fini, je marmonne. Tu étais là
quand je l’ai largué.
– Oui, j’étais là, donc je sais que tu n’avais pas
les idées claires. Tu as fait tout ce que tu as pu
pour le repousser. Je comprends, ok ? Quand on
est en crise, on retombe toujours dans nos pires
travers. Tu as eu peur qu’il te juge ou qu’il ait
honte à cause de toi…
– Je n’ai pas besoin d’un cours de psycho,
Sasha, s’il te plaît. Laisse tomber.
Il y a un court silence.
– Ok, je lâche l’affaire. Je suis là pour toi, je
ferai tout ce que je peux. Je lâcherai tout pour
t’aider.
– Je sais. Tu es une bonne amie.
Lorsqu’elle répond, j’entends son sourire dans
sa voix.
– Oui, je le suis.
Je raccroche et retourne à mes émissions et à
mon grignotage intensif. Quelques épisodes plus
tard, quelqu’un frappe à ma porte. Étonnée, je me
demande si j’ai oublié que j’ai commandé quelque
chose. Mais on frappe à nouveau et j’entends
Abigail me demander de la laisser entrer.
Merde.
– Avant de me dire d’aller me faire voir,
commence-t-elle quand j’ouvre la porte à
contrecœur, je viens en paix. Pour m’excuser.
– Ok, pas de problème, je réponds pour me
débarrasser d’elle. Tu t’es excusée. Ciao.
J’essaie de refermer la porte, mais elle la
pousse et se faufile dans l’entrée avant que je
puisse lui claquer la porte au nez.
– Abigail… j’ai juste envie d’être seule.
– Ouais…
Elle grimace en voyant mon survêtement que
personne n’était jamais censé voir.
– … je vois ça, dit-elle.
– Qu’est-ce que tu fais là, bon sang ?
Abigail étant ce qu’elle est, elle s’installe dans
la cuisine sur un tabouret de bar.
– J’ai appris que tu avais rompu avec Conor.
– Tu es sérieuse ? Tu veux commencer par ça ?
Je n’en reviens pas, bon sang !
– Ce n’est pas ce que je voulais dire, répond-
elle en soupirant, je veux dire que je pense que tu
commets une erreur.
Sa façade disparaît, cet air de pétasse qui ne la
quitte jamais. Pour la première fois depuis
longtemps, elle me regarde sans méchanceté ni
moquerie. C’est un peu… flippant.
Mais je ne suis pas encore prête à me fier à elle
et à ses bonnes intentions et je me place de l’autre
côté de l’îlot central en la fusillant du regard.
– Qu’est-ce que ça peut te faire ?
En même temps, je me fiche de ce qu’elle
pense.
– Ok, écoute… Je fais la même chose, moi
aussi, dit-elle d’une voix douce. Tu es blessée et
tu as honte, et tu as envie de repousser tout le
monde. Surtout les personnes les plus proches de
toi. Comme ça, personne ne verra combien tu
souffres. Ils ne sauront pas ce que tu penses de toi-
même. Je comprends. Vraiment.
D’abord Sasha, et maintenant Abigail ? On ne
peut pas me laisser tranquille, bon sang ?
– Comment tu peux prétendre me comprendre ?
Tu passes d’un mec à l’autre comme tu changes
de collant.
– J’ai mes complexes, moi aussi. Ce n’est pas
parce que tu ne les vois pas que je n’en ai pas.
On a tous des cicatrices, à l’intérieur.
– Ouais, ben, je suis navrée que tu aies des
traumatismes, mais tu fais partie des miens,
donc…
Si Abigail s’en veut parce que, tout à coup, elle
a réalisé combien elle avait été ignoble avec moi,
elle va devoir trouver le salut ailleurs. Elle a peut-
être de la compassion pour moi, mais je n’en ai
aucune pour elle.
– C’est justement de ça que je parle. J’ai
tellement manqué d’assurance après que tu as
embrassé le mec avec qui je sortais, à cause d’un
défi pourri, que le seul moyen que j’ai trouvé pour
le supporter a été de déverser ma souffrance sur
toi. Après ce baiser, il parlait sans cesse de tes
gros seins et m’a même demandé si j’avais déjà
pensé à me faire poser des implants… Tu sais à
quel point ça a été humiliant ?
Je fronce les sourcils en la regardant. Je ne
savais pas. Enfin, je savais qu’elle était en colère.
Mais si le mec avec qui je sortais parlait
constamment des seins d’une autre en les
comparant aux miens… j’aurais pété un câble,
moi aussi.
– Au lycée, commence-t-elle en dessinant des
cercles sur le plan de travail, on m’appelait
« pancake ». Je n’avais même pas assez de seins
pour remplir une brassière. Tu dois penser que
c’est débile d’être obsédée par ça, mais la seule
chose que j’ai toujours voulue, c’est de me sentir
bien dans mes fringues, tu sais ? De me sentir
sexy. Que les mecs me regardent de la même
façon qu’ils regardent les autres filles.
– Mais tu es sublime ! je réponds, exaspérée.
Tu as un corps parfait et un visage magnifique.
Tu sais à quand remonte la dernière fois que j’ai
mis un bikini ? Je dormais encore avec une
veilleuse, je rétorque en désignant ma poitrine.
Ces trucs sont un énorme fardeau. Ils sont lourds,
ils ne rentrent dans aucun soutif conçu par
l’homme. J’ai des problèmes de dos comme si
j’avais soixante-dix ans. Tous les mecs que je
rencontre reluquent mes seins pour éviter de
regarder le reste de mon corps.
Sauf Conor. Je suis encore plus seule et
misérable en y pensant.
– Sauf que je me sens constamment défaillante.
Je n’ai pas confiance en moi, répond Abigail.
Je compense en étant…
– Une garce.
Elle sourit et lève les yeux au ciel.
– En gros, ouais. Ce que je veux dire, c’est que
j’avais tellement l’impression d’être minable que
j’ai repoussé les autres. C’est ce que tu es en train
de faire avec Conor, et ça craint. Je ne sais pas à
quel moment vous avez arrêté votre petit jeu avec
moi, et je m’en fiche. N’essaie pas de le nier, je
voyais clair dans votre mascarade. Mais, à un
moment donné, les choses ont changé et vous avez
formé un vrai couple. Ouais, je l’ai vu aussi. Il est
clairement amoureux de toi et, à en croire ton
changement d’attitude ces dernières semaines, tu
es amoureuse de lui aussi. Alors, pourquoi gâcher
tout ça parce que quelqu’un d’autre a fait un truc
affreux ?
– Tu ne comprends pas.
Car c’est vrai, elle ne peut pas comprendre.
Et je ne sais pas quoi lui dire d’autre, car tout
sonne comme une excuse. L’idée de voir Conor
me donne la nausée et je me mets à trembler des
pieds à la tête.
– Merci d’être venue, mais…
– Ok.
Elle se tourne vers la porte, sentant que je
m’apprête à lui dire de partir.
– On ne parlera plus de Conor. Ni du fait que
les fleurs qu’il a laissées pour toi prennent toute la
table basse du salon. Est-ce que tu es allée voir la
police ?
Elle plaisante, là ?
– C’est Jules qui t’a envoyée ?
– Non, répond-elle aussitôt. C’est juste que si tu
veux porter plainte, j’irai avec toi. Je peux
expliquer comment Jules a eu accès la vidéo, et
cætera. Je serai ton témoin, si tu veux.
Je suis épuisée.
– Tu sais, je commence à en avoir assez que
tout le monde me dise quoi faire, c’est fatigant.
Je ne peux pas respirer une minute, bon sang ?
– Je sais que ça fait peur, mais tu devrais
vraiment porter plainte, insiste Abigail. Si tu
n’agis pas tout de suite, la vidéo va continuer à
être partagée. Il se passera quoi si tu postules pour
un job, un jour, ou si tu te présentes à une élection
et que la vidéo ressort ? Ça va te suivre toute ta
vie, dit-elle en haussant les sourcils. Ou alors, tu
peux faire quelque chose.
– Tu es certaine d’être la mieux placée pour me
donner des conseils ?
C’est facile pour les autres de dire que je dois
ravaler ma fierté et agir, et c’est vrai que si elle
était à ma place, je lui dirais peut-être la même
chose. Sauf que, de mon point de vue, la
perspective est bien différente. Je n’ai pas envie
de peser le pour et le contre entre un procès, les
dépositions, les gros titres et les camions de la
presse, et le fait de me cacher sous la couette pour
ne plus jamais en ressortir. La deuxième option est
bien plus confortable.
– Tu as raison. J’ai été horrible avec toi. Je n’ai
pas su gérer ce que je ressentais, admet Abigail en
triturant ses ongles. Tu étais ma meilleure amie
pendant la semaine de bizutage.
– Ouais, je m’en souviens, je réponds, amère.
– J’avais hâte qu’on soit sœurs. Puis tout a
basculé. C’est de ma faute. J’aurais dû réagir et
t’en parler. J’ai perdu une amie. Mais j’essaie de
me rattraper. Laisse-moi t’aider.
– Pourquoi je ferais ça ?
Je suis ravie qu’Abigail ait eu une illumination,
mais ça ne veut pas dire pour autant qu’on va
devenir meilleures amies.
– Parce que, dans les moments comme ça, les
femmes doivent se serrer les coudes. Ça dépasse
tout le reste. Jules a commis une faute grave.
Personne ne mérite ce qu’elle a fait. Je veux
qu’elle soit punie pour toi, mais aussi pour nous
toutes. Même si tu ne me parles plus jamais, après
ça, je suis avec toi. Toutes les Kappa sont avec toi,
Taylor.
Je dois admettre qu’elle semble sincère.
Je suppose que ça veut dire qu’elle n’est pas
dénuée de toute humanité. Il a dû lui falloir du
courage pour venir ici. Elle marque des points en
admettant qu’elle a été horrible avec moi. Il faut
une certaine intégrité pour le faire.
Peut-être qu’il n’est jamais trop tard pour
devenir une bonne personne. Et ça vaut pour tout
le monde.
– Je ne promets pas d’aller voir les flics, mais je
vais y réfléchir.
– Ça marche, dit-elle en souriant timidement.
Est-ce que je peux te suggérer autre chose ?
Je lève les yeux au ciel et souris.
– S’il le faut, oui.
– Laisse au moins ma mère envoyer des mises
en demeure à tous les sites qui véhiculent la vidéo.
Elle est avocate, explique Abigail. Souvent, elle
arrive à faire peur aux gens rien qu’avec un
courrier. Tu n’as rien à faire et tu n’auras à parler
à personne.
En fait, c’est une super-idée. Je redoutais
d’avoir à gérer tout ça. Si la mère d’Abigail peut
se servir de son diplôme en droit pour essayer de
la faire disparaître, autant en profiter.
– J’apprécierai beaucoup, je réponds d’une voix
tremblante. Et j’apprécie que tu sois venue.
– Alors…
Elle fait tourner son tabouret comme une
gamine.
– … on n’est plus ennemies jurées ?
– Disons qu’on est plutôt comme des demi-
sœurs.
– Ça me va.
41
Conor
Un klaxon retentit et je sursaute avant d’essayer
de m’asseoir, mais je me cogne le front. Je ne sens
pas mes jambes. Quelque chose appuie sur mes
côtes. Mon bras est engourdi sous moi et l’autre
est anesthésié, coincé sous…
Le klaxon retentit à nouveau et transperce mes
tympans.
Putain.
– Réveille-toi, tocard !
Le klaxon cesse. Ma tête retombe et je
découvre un superbe ciel bleu ainsi que le visage
d’Hunter Davenport. Je réalise soudain que je suis
couché au pied des sièges arrière de sa Land
Rover et que ma tête pend par la portière ouverte.
– Putain, c’est quoi ce bordel ? je marmonne en
essayant de démêler mes membres et de mettre
mon cerveau en route.
Je ne parviens pas à me libérer de ce piège.
– On te cherche depuis hier soir, abruti.
Hunter me saisit par les bras et m’extirpe de
son véhicule pour me laisser retomber sur le
trottoir. J’ai des fourmis dans tout le corps et je
fais un effort surhumain pour me lever en
m’appuyant contre la voiture pour tenir debout.
Mon cerveau est embrouillé. J’ai affreusement
mal à la tête. L’espace d’un instant, je crois avoir
repris le contrôle de mon corps. Mais, l’instant
d’après, je sprinte en titubant vers la pelouse et
vide mon estomac d’un mélange qui a un goût de
Red Bull, de Jäger et de whiskey à la cannelle.
Je me déteste.
– Tu te sens mieux ? demande Hunter d’un ton
joyeux en me tendant une bouteille d’eau.
– Non.
Je bois quelques gorgées et me rince la bouche
en recrachant dans les buissons. Tiens, je connais
ces buissons. Ils sont près de chez moi. Mais je ne
me souviens pas d’être parti de la fête et je ne me
souviens pas d’être monté dans la voiture
d’Hunter. Où est ma Jeep ?
– Attends, tu as dit que tu me cherchais ?
– Mec, tu t’es volatilisé, hier soir.
Je fouille dans mes poches et j’y trouve mes
clés, mon téléphone et mon portefeuille. C’est un
bon début.
On retourne à la voiture d’Hunter et je
m’appuie contre le coffre pour faire l’inventaire
de mes derniers souvenirs. Il y avait une fête chez
une amie de Demi. Les mecs étaient tous là. On a
fait un bière-pong, comme d’hab. Je me souviens
d’avoir bu des shots avec Foster et Bucky. Et une
fille. Merde.
– Tu es parti où ? demande Hunter en lisant la
panique sur mon visage.
– Je crois que j’ai bécoté une meuf… ?
– Ouais, on a tous vu. Vous étiez collés l’un à
l’autre dans la cuisine. Puis vous avez disparu.
Merde.
– Elle m’a emmené dans une des chambres.
On se roulait des pelles quand elle a essayé de
baisser mon pantalon pour me sucer et j’ai
paniqué. Je ne pouvais pas.
– À cause du whiskey ?
– J’étais mou comme un blanc de poulet cru, je
réponds avant de me creuser la tête. Je crois que je
l’ai plantée là.
– Demi l’a vue redescendre, mais on ne t’a plus
trouvé, après ça, explique Hunter. On t’a tous
cherché, on t’a appelé, on s’est dispersés dans le
quartier pour te retrouver.
Toute la soirée est floue et il y a de nombreux
trous noirs. Les images reviennent par bribes.
– Je crois que je suis sorti de la maison par
l’arrière. Il y avait trop de monde dans le jardin et
je ne trouvais pas le portillon, donc je crois que je
suis passé par-dessus la haie.
Je regarde mes mains, qui sont couvertes
d’égratignures, et je découvre que mon jean est
déchiré. On dirait que j’ai dévalé une montagne.
– Après, je crois que j’ai décidé de rentrer à
pied, mais je ne savais pas dans quelle direction
aller. Je me souviens de m’être senti vraiment
perdu et je crois que je n’avais plus de batterie,
donc je me suis dit tant pis, je vais attendre qu’un
des mecs me ramène à la maison. Je ne sais pas
pourquoi, mais je suppose que j’ai dû m’installer
sur ta banquette arrière.
– Putain, mec !
Hunter me regarde en riant et en secouant la
tête.
– J’ai laissé ma voiture à la fête après qu’on a
arrêté les recherches. Je suis rentré à pied avec
Demi parce qu’on avait tous les deux bu. Foster
m’a appelé ce matin pour me dire que tu n’étais
pas rentré, donc je suis revenu chercher ma
voiture pour faire le tour du quartier et fouiller les
fossés. Je t’ai trouvé sur le siège arrière et je t’ai
ramené chez toi.
– Désolé, mec.
Ce n’est pas la première fois que je me réveille
dans un lieu étrange après une soirée trop
alcoolisée, mais c’est la première depuis que je
suis à Briar.
– J’ai un peu perdu le contrôle, hier soir.
– Tu as perdu le contrôle toute la semaine.
Hunter se tourne vers moi, les bras croisés.
Il arbore sa tronche de capitaine. Celle qui dit
« Je ne suis pas ton père, mais… »
– Peut-être qu’il est temps de se calmer un peu
sur les soirées, tu ne crois pas ? Je sais que j’étais
le premier à boire pour oublier mes problèmes,
avant, mais là, ça suffit. Disparaître pendant douze
heures, c’est la limite.
Il a raison. Je suis sorti tous les soirs depuis que
Taylor m’a largué. J’enchaîne les verres comme si
c’était ma mission, essayant de l’oublier en
regardant le visage d’une autre. Sauf que ça ne
marche pas. Ni pour mon cœur ni pour ma queue.
Elle me manque. Elle, et elle seule.
– Tu devrais essayer de lui reparler, grommelle
Hunter. Ça fait quelques jours, maintenant. Peut-
être qu’elle est prête à changer d’avis.
– Je lui ai écrit. Elle ne répond pas.
Je parie qu’elle a bloqué mon numéro.
– Écoute, je ne vais pas prétendre savoir ce qui
a mal tourné. Mais quand elle sera prête, je sais
que vous trouverez un moyen de vous rabibocher.
Je ne la connais pas bien, mais on voyait tous que
vous étiez heureux ensemble. Elle traverse
quelque chose. Comme toi, il y a quelques
semaines. Peut-être que c’est à son tour,
maintenant, de faire le point.
Elle l’a déjà fait. Elle a pris le temps de
réfléchir et de réaliser qu’elle est trop bien pour
moi. J’ai beau essayer de devenir un homme
meilleur, je suis loin d’être parfait, et Taylor n’a
pas eu la patience d’attendre, je suppose. Quelque
part, je ne peux pas lui en vouloir. Après tout,
qu’est-ce que j’ai fait pour elle à part lui donner
quelques orgasmes et la planter le soir du gala ?
Je ravale l’amertume qui me noue soudain la
gorge. Au moins, ce n’est plus du vomi.
– Bref, je suis là si tu as besoin, mec. Tu le sais.
Hunter me met une tape dans le dos.
– Maintenant, dégage de ma voiture. Faut que
je nettoie la pisse sur le siège arrière.
– Ta gueule, il n’y a pas de pisse, je rétorque
avant de marquer une pause. Juste du vomi, peut-
être.
– Enfoiré.
– Merci de m’avoir ramené, je réponds en riant.
À plus.
J’entre dans la maison où mes colocs ne
manquent pas de me chambrer à propos d’hier
soir. Ils ne sont pas près de lâcher l’affaire, cette
fois. Ils me proposent de bruncher, mais je suis
trop fatigué et je dois faire mes cartons pour
rentrer en Californie dans quelques jours. Ils
partent sans moi pendant que je vais me doucher,
et me rapportent une assiette de gaufres et de
bacon.
Après environ une heure de lessives et de
cartons, quelqu’un sonne à la porte. Les mecs sont
concentrés sur un jeu vidéo, donc je vais ouvrir.
Je suis surpris de trouver sur le pas de la porte
cinq ou six des sœurs Kappa de Taylor, menées
par la célèbre Abigail qui ne me laisse même pas
le temps de parler.
– Je propose une trêve. On est dans le même
camp.
– Hein ?
Je ne l’invite pas à entrer, mais ça ne l’empêche
pas de le faire, elle et les six nanas qui
l’accompagnent. Elles envahissent la maison et se
plantent dans le salon, comme des manifestantes
prêtes à organiser un sit-in.
Foster me regarde, l’air inquiet, depuis le
canapé.
– Hunter a dit « plus de fêtes ».
– Tais-toi, abruti, je rétorque avant de me
concentrer sur Abigail, qui est clairement la
meneuse de cette expédition.
Si elle a quelque chose à dire à propos de
Taylor, je veux l’entendre.
– Qu’est-ce que vous faites ici ?
– Écoute-moi bien, dit-elle en faisant un pas
vers moi, les mains sur les hanches. Taylor ne t’a
pas largué parce qu’elle ne t’aime plus.
– La vache, mec ! s’exclame Foster avant de
refermer brusquement la bouche quand je le
fusille du regard.
– Elle t’a largué parce qu’il y a une vidéo qui
circule et qui la montre pendant la semaine de
bizutage, en première année. Elle n’aurait jamais
dû être divulguée, mais quelqu’un l’a mise en
ligne pour la ridiculiser. Donc elle est humiliée,
maintenant, et elle est morte de trouille, et elle ne
voulait pas que tu le saches donc elle a rompu
avec toi avant que tu le découvres.
– Quel genre de vidéo ? je demande, confus
qu’Abigail reste aussi vague. Et si elle ne voulait
pas que je le sache, qu’est-ce que vous faites ici ?
– Ben, si j’arrache le pansement à sa place,
peut-être qu’elle arrêtera d’avoir la trouille et
qu’elle décidera de se défendre.
Si elle pense vraiment ce qu’elle dit, Abigail ne
semble plus être l’ennemie de Taylor. Je ne sais
pas ce qui a changé entre elles, c’est une tout autre
question et je ne suis pas sûr que ce soit à moi de
la poser. Je ne suis pas encore prêt à lui faire
confiance, mais j’ai également du mal à croire
qu’elle fasse tout ça juste pour jouer un sale tour à
Taylor.
– Se défendre contre quoi ? demande Matt
depuis son fauteuil.
Bonne question. Les autres mecs se tiennent
plus droit et semblent inquiets. Ils en ont même
oublié leurs manettes de jeu vidéo.
Abigail les regarde d’un air gêné.
– Le dernier soir de la semaine de bizutage, on
nous a ordonné de nous mettre en débardeur et en
culotte, et les seniors nous ont aspergées au tuyau
d’arrosage en disant à Taylor et à une autre fille de
se bécoter. Ça a été filmé. La semaine dernière,
quelqu’un a volé la vidéo et la mise sur un site
porno. Elle est… explicite. Je veux dire qu’on
peut voir… tout.
– Oh merde… dit Foster.
Putain de merde ! Je suis saisi par une envie
soudaine de passer mon poing à travers le mur,
puis je me rappelle que la dernière fois que j’ai
fait ça, je me suis cassé la main.
Ma colère déferle dans mes veines, faisant
bouillir mon sang, depuis la pointe de mes orteils
jusqu’au sommet de mon crâne. Une rage
incontrôlable accompagne les images qui
envahissent ma tête, des images de mecs qui
matent Taylor en se branlant dans leur piaule.
Putain ! J’ai envie de leur arracher la tête.
Je regarde Alec et Gavin qui sont penchés en
avant, prêts à bondir. Leurs poings sont fermés,
comme les miens.
– Pourquoi je découvre ça seulement
maintenant, si ça fait une semaine que cette vidéo
circule ?
– Honnêtement, je suis surprise que tu ne le
saches pas déjà, répond Abigail en regardant ses
sœurs avec un hochement de tête satisfait. Faut
croire que nos efforts ont porté leurs fruits.
– Vos efforts ?
– Pour faire supprimer cette vidéo et
l’empêcher de faire le tour du campus. On a
ordonné à tout le monde sur la Greek Row de ne
pas en parler et de ne pas la partager, mais on ne
s’attendait pas à ce qu’on nous écoute, surtout
quand il s’agit des fraternités. On fait tout notre
possible pour éviter que la vidéo devienne virale.
– Qui ? je demande d’un ton glacial. Qui l’a
mise en ligne ?
– Une de nos sœurs Kappa. Une ancienne sœur,
rectifie Abigail. Et mon ex.
C’est tout ce que les mecs avaient besoin
d’entendre, qu’il y a un mec à qui on peut casser
la gueule. Ils bondissent tous debout en même
temps.
– Il est où, ce connard ? grogne Foster.
– On va lui exploser la tête sur le trottoir.
– Il ne va pas comprendre ce qui lui arrive.
– J’espère pour lui qu’il a rédigé son testament.
– Non, gronde Abigail en levant les mains.
Nous sommes venues parce qu’il faut que tu
convainques Taylor d’aller voir les flics. Nous
avons essayé de leur parler, à elle et à l’autre nana
de la vidéo, mais elles ont peur. On espérait que si
tu arrivais à faire entendre raison à Taylor, elle
persuaderait l’autre fille que c’est la meilleure
chose à faire.
– Mais non, on s’en tape, de ça, je marmonne.
Elle peut faire ce qu’elle veut, moi je vais casser
la gueule à ce connard.
– Tu ne peux pas. Crois-moi. Kevin est un
pleurnicheur qui n’hésitera pas à aller voir les flics
si tu le touches. Tu finiras en taule, et qui
protégera Taylor à ce moment-là ? Donc calme-
toi, mon grand, et écoute-nous.
– Taylor ne me parle plus, je dis aux filles qui
me regardent comme si j’étais un imbécile. J’ai
essayé.
– Ben, essaie encore, répond Abigail en levant
les yeux au ciel.
– Fais un effort, ajoute une autre.
– Fais preuve d’imagination, propose une des
filles qui était au diner, la dernière fois.
Olivia, si je me rappelle bien.
Cela dit, elles ont raison. Même si j’adorerais
traîner ce connard dans la rue en l’accrochant à
l’arrière de ma Jeep, ce n’est vraiment pas le
moment de me faire arrêter. Tant que cette vidéo
est en libre accès, Taylor est une cible. Qui sait
quel genre d’horrible pervers pourrait se mettre en
tête de la faire chanter ? Il faut que je sois là pour
la défendre, même si elle ne le sait pas.
Je ferais n’importe quoi pour la protéger.
– Je vais essayer, je vais chez elle tout de suite.
Si ce que dit Abigail à propos des raisons pour
lesquelles Taylor a rompu avec moi est vrai, il faut
que je la récupère. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas
voulu lui prendre la tête. Enfin, peut-être bien que
j’ai saturé son téléphone d’appels et de messages
le soir où on a rompu, mais je ne me suis pas
planté sous sa fenêtre avec un mégaphone et je ne
l’ai pas attendue à la sortie des cours avec une
banderole. Je ne voulais pas être envahissant et
risquer de la faire fuir davantage.
Maintenant, je comprends que moi aussi je me
cachais. Car les choses qu’elle a dites ce soir-là
m’ont vraiment blessé. Elle a ravivé toutes mes
angoisses et, depuis, j’essaie de soigner mon ego.
Je ne lui ai pas couru après et je ne l’ai pas
suppliée de me reprendre parce que, pour moi, elle
n’avait aucune raison de le faire. Parce que je ne
la mérite pas.
Plus que tout, je crois que j’avais peur qu’elle
me rejette une bonne fois pour toutes et qu’on ne
puisse plus faire marche arrière. En évitant le
sujet, je pouvais continuer à croire que j’avais
encore une chance avec elle et qu’on finirait par se
retrouver.
Or, ce qu’a dit Abigail change tout.
42
Taylor
Je crois que j’ai pris trois kilos, cette semaine,
et j’en ai rien à faire. Je viens de me doucher pour
la première fois depuis deux jours et j’enfile une
tunique brodée de fleurs rouges et un jean.
Ma mère m’a appelée pour m’inviter à dîner avec
elle, Chad et Brenna, donc je suis obligée de faire
un effort. Ce qui implique également de me
brosser les cheveux.
Cette fois, ils ne prennent pas de risque et
décident de dîner au restau italien en ville, histoire
d’éviter une nouvelle catastrophe culinaire. J’ai
bien essayé de me défiler, mais ma mère ne veut
rien entendre.
Et puis, bien sûr, j’ai dû éviter le sujet de Conor
quand ma mère m’a dit de l’inviter. Je lui ai dit
qu’il était occupé et que, quoi que le coach ait pu
dire, il devait sans doute préférer ne pas avoir un
de ses joueurs à chacun de ses dîners de famille.
Elle a accepté ma réponse, même si elle était un
peu sceptique. Maman lit en moi comme dans un
livre ouvert – je suis sûre qu’elle a déjà compris
qu’on avait rompu, mais elle a la gentillesse de ne
pas me demander de détails.
J’ai beau redouter cette soirée, ça reste quand
même une distraction, une pause dans mon
marathon d’émissions débiles et d’apitoiement sur
moi-même.
Je viens de m’attacher les cheveux quand
quelqu’un frappe à la porte. Je regarde l’heure sur
mon téléphone et vois qu’ils sont en avance. Peu
importe. Je n’avais pas envie de me maquiller, de
toute façon.
– J’en ai pour cinq secondes, je mets juste mes
chaussures, je dis en ouvrant la porte.
Mais ce n’est pas ma mère.
Ni Brenna.
– Hey, dit Conor.
L’espace d’un instant, je reste sans voix.
Comme si mon cœur avait oublié son visage, son
aura, son magnétisme et son charme. J’ai oublié
comment l’air devient électrique quand on est
ensemble. Visiblement, mon corps est encore
esclave de ses pulsions animales.
– Tu ne peux pas être là, je déclare.
– Tu vas quelque part ?
– Oui.
J’ai beau mourir d’envie de le serrer dans mes
bras, je ne fais pas un geste.
– Tu ne peux pas être là, Conor.
Ma poitrine est déjà en train de se resserrer et
des papillons s’envolent dans mon ventre. Mais
j’ai également envie de lui claquer la porte au nez
et de me cacher. Ma honte refait surface et se joint
aux autres émotions qui m’embrouillent en le
voyant.
– Il faut qu’on parle.
Conor remplit toute l’embrasure de la porte et
la tension est palpable.
– Ce n’est pas le moment.
J’essaie de refermer la porte, mais il entre
quand même.
– Mouais, je suis désolé, mais ça ne peut pas
attendre.
– C’est quoi ton problème ?
– Je sais tout, Taylor, répond-il d’un ton
furieux. Abigail est venue chez moi et m’a tout
expliqué. La vidéo, et pourquoi tu as rompu avec
moi. Je suis au courant.
Je suis surprise et outrée. Il est sérieux ?
Je croyais qu’Abigail et moi étions d’accord !
Il va vraiment falloir qu’on travaille sur notre
façon de communiquer.
– Eh ben, je suis désolée qu’elle t’ait impliqué,
mais ça ne te concerne pas, donc…
– Je ne suis pas désolé, moi, au contraire.
Qu’est-ce qui t’a fait croire que je ne serais pas à
tes côtés pour surmonter cette épreuve ? Que je
n’aurais pas envie d’être là pour te protéger ?
J’ignore le pincement de mon cœur et fais de
mon mieux pour éviter son regard.
– Je n’ai pas envie d’en parler.
– Allez, Taylor, c’est moi. Tu es parvenue à
m’extirper mes secrets les plus sombres avant que
tout soit gâché entre nous. Tu peux me parler.
Ce que je ressens pour toi ne changera pas, dit-il
d’une voix tremblante. Laisse-moi t’aider.
– Je n’ai pas le temps pour ça.
Je n’ai pas l’énergie, non plus. Je suis épuisée.
Je n’ai pas la force de me battre, cette fois. Je n’ai
qu’une envie : fermer les yeux et tout oublier.
– Ma mère est en route avec Chad et Brenna, on
va dîner.
– Alors, annule. On peut aller voir les flics
ensemble. Je te promets que je resterai à tes côtés.
– Tu ne comprends pas, Conor. Je ne peux pas.
Aussi humilié que tu aies été de parler à ta mère et
à Max, ce qui m’arrive est cent fois pire.
– Sauf que toi, tu n’as rien fait de mal, ce n’est
pas toi qui as merdé.
– C’est humiliant !
Mon Dieu, je n’en peux plus d’avoir à
m’expliquer et à me justifier auprès de tout le
monde. Personne ne comprend, bon sang ?
Vraiment ?
– Si je vais voir les flics pour porter plainte, une
dizaine de personnes supplémentaires verront
cette vidéo, j’explique, exaspérée en faisant les
cent pas. Il y aura une enquête et on ira au
tribunal ; ça fait dix personnes de plus, voire
vingt. Chacune de mes actions aura pour résultat
qu’on me verra comme ça.
– Et alors ? Tu dois en avoir marre que je te
dise que tu es méga-canon, Taylor. Qu’est-ce que
ça fait, si quelques pauvres mecs prennent un peu
de plaisir à te voir embrasser une fille ?
– Tu t’en fiches qu’une bande d’inconnus me
voient presque à poil ?
– Bien sûr que non, je ne m’en fiche pas, et si tu
veux que je casse la gueule à chacun des mecs qui
te regardent bizarrement, je le ferai. Mais tu n’as
aucune honte à avoir. Dans cette histoire, tu n’as
rien à te reprocher. C’est toi la victime. Quand
Abigail est venue nous le dire, aux mecs et moi,
ils étaient tous prêts à se battre pour défendre ton
honneur. Personne ne se moque de toi, Taylor.
Aucun ne s’est précipité sur son téléphone pour
voir la vidéo. On est seulement inquiets pour toi.
Je tiens à toi, Taylor.
Mon cœur se brise. Pas pour moi, mais pour
tout ce qu’on a failli être. Pour l’histoire
merveilleuse qu’on aurait pu vivre si Jules n’avait
pas tout fait exploser.
– Tu ne sais pas ce que je ressens. Je ne peux
pas simplement passer l’éponge.
– Personne ne te demande de faire ça, on te
demande juste de te défendre.
– Eh bien, peut-être que pour moi, ça implique
d’attendre que ça passe en m’efforçant d’oublier.
Tu n’imagines pas ce que ça fait d’avoir le
sentiment que le monde entier t’a vue à poil.
– Tu as raison, répond-il avant de marquer une
pause. Peut-être que je devrais.
Je cligne des yeux, Conor enlève son tee-shirt.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Je me mets à ta place, dit-il en enlevant ses
chaussures.
– Arrête ça !
– Non.
Il se débarrasse ensuite de ses chaussettes, puis
de son pantalon et de son boxer, en plein milieu de
mon salon.
– Conor, remets ton pantalon, bon sang !
Je n’arrive pas à décoller les yeux de son sexe.
Après tout, il est… là.
Ensuite, sans un mot, il ouvre la porte et sort de
chez moi.
– Reviens ici, espèce de taré !
J’entends ses pas dans l’escalier et je saisis ses
vêtements pour lui courir après. Il est rapide, le
bougre. Je le rattrape seulement quand il traverse
le parking et se plante sur le gazon qui borde la
rue.
– Sortez vos téléphones, messieurs-dames, crie-
t-il aux passants en ouvrant les bras. Vous ne
voyez pas ça tous les jours, si ?
– Tu as perdu la tête ?
Je le regarde tourner sur lui-même, superbe et
ridicule. Son corps est aussi beau que ceux qu’on
voit dans les magazines après qu’ils ont été
retouchés.
– Mon Dieu, Conor, arrête ça ! Quelqu’un va
finir par appeler les flics !
– Je plaiderai une folie passagère après qu’on
m’a brisé le cœur.
Heureusement, cette rue ainsi que toutes celles
qui l’entourent ne sont habitées que par des
étudiants. Les retraités et les familles ont fui le
quartier depuis longtemps, aucun enfant ne risque
d’être traumatisé en voyant les fesses de Conor.
Les portes s’ouvrent une par une dans la rue,
tout comme les fenêtres. Nous avons un public, à
présent, et à en croire les sifflements et les
applaudissements, il est enthousiaste.
– Arrêtez de l’encourager !
Je me concentre à nouveau sur Conor et sur son
superbe pénis.
– Tu veux bien arrêter, s’il te plaît ?
– Jamais. Je suis complètement fou de toi,
Taylor Antonia Marsh.
– Ce n’est même pas mon deuxième prénom !
– Peu importe. Si je dois en passer par là pour
atténuer ta honte, qu’il en soit ainsi. Je ferai
n’importe quoi pour toi.
– Il faut surtout que tu te fasses interner, je
déclare en essayant de me retenir de rire.
Cet homme est… ridicule. Je n’ai jamais
rencontré de mec comme Conor Edwards, un type
aussi taré que sexy qui est en train de s’exhiber
devant tout le quartier, juste pour avoir le dernier
mot et faire que je me sente moins seule.
– Edwards ! gronde une grosse voix d’homme.
Une voiture s’arrête et je vois la tête de Chad
Jensen par la vitre baissée.
– Qu’est-ce que tu fous à te promener à poil ?
Range ta bite tout de suite, bon sang !
Conor regarde la voiture et ne semble
absolument pas concerné.
– Salut, Coach, ça gaze ?
Quand il réalise que ma mère est assise sur le
siège passager, il lui offre un sourire gêné.
– Ravi de vous revoir, Docteur Maman.
Je lui jette ses vêtements et il couvre son sexe.
Je regarde ma mère et vois qu’elle se retient si fort
de rire que ses lèvres tremblent et que ses yeux
sont remplis de larmes. Quant à Brenna, elle est
tout simplement morte de rire sur le siège arrière,
et les éclats de sa voix résonnent dans tout le
quartier.
– C’est bon, tu as fini ? je demande à cet
imbécile au cœur d’or.
– Seulement si tu es prête à aller voir la police.
– La police ? répète ma mère en se penchant
vers la vitre ouverte. Qu’est-ce qui se passe ?
Je fusille Conor du regard.
Je pourrais mentir, inventer une histoire que ma
mère ne croirait pas mais qu’elle accepterait en
comprenant que je ne veux pas lui parler.
Je pourrais lui dire que Conor cherche à effrayer
un exhibitionniste qui traînait dans le coin, enfin
quelque chose comme ça. Ma mère comprend
qu’il y a des limites à ce que je veux lui dire, elle
fait confiance à mon jugement et ne me pousse
jamais à prendre des décisions qui me mettent mal
à l’aise.
Et peut-être que c’est pour ça que je ne l’ai
jamais fait. Personne ne m’a jamais poussée à
faire des choix difficiles, et je ne m’y suis jamais
forcée non plus. Toute ma vie, je me suis repliée
sur moi-même et j’ai laissé le fossé se creuser
entre ce qui me faisait souffrir et moi.
J’ai construit ma bulle et j’ai évité d’attirer
l’attention. Personne ne peut vous pointer du doigt
si on ne vous voit pas. On ne peut pas se moquer
de moi tant que je ne suis pas là. Je suis donc
restée dans ma bulle toute ma vie, en sécurité,
seule.
Donc, non, je n’aime pas que mes amies, mes
ennemies et mon copain s’unissent pour me
pousser dans une certaine direction. Ce n’est pas
comme ça que je fonctionne. Mais… peut-être que
c’est justement ce dont j’ai besoin. D’un bon coup
de pied aux fesses. Non pas parce qu’ils ont raison
et que j’ai tort, mais parce que je ne me fais pas de
bien en me comportant comme ça. Je ne fais que
laisser plus de place à mes peurs. En fait, je les ai
toujours laissées prendre le dessus, jusqu’à ne plus
être moi-même, ne plus me souvenir de qui j’étais
avant.
C’est comme ça qu’on finit vieux et aigri. Blasé
et rancunier. Parce qu’on a permis aux autres de
vous retirer votre joie de vivre pour la remplacer
par des doutes et des complexes.
Je suis trop jeune pour être aussi malheureuse,
et trop aimée pour être aussi seule. Je mérite
mieux.
Je tourne lentement la tête vers Conor, je lis
dans ses yeux gris pleins de sincérité qu’il restera
à mes côtés si je le lui permets. Je regarde ensuite
ma mère, dont l’inquiétude est évidente et qui
m’offre tout son soutien. Il y a des gens qui sont
prêts à se battre pour moi. Je devrais être prête à
me battre pour moi-même.
Je plonge mon regard dans celui de ma mère et,
dans un sourire rassurant, je déclare :
– Je t’expliquerai tout en allant au
commissariat.
43
Taylor
Il est tard quand Conor et moi rentrons à la
maison. Je le laisse sur le canapé, devant la télé, et
je pars prendre un long bain moussant. J’ai lancé
ma playlist de relaxation, éteint les lumières et
allumé quelques bougies. Pour la première fois en
une semaine, je sens la tension quitter peu à peu
mon corps.
J’ai été mortifiée d’avoir eu à expliquer la
situation à ma mère pendant que Conor nous
conduisait au commissariat. J’ai été navrée qu’elle
annule le dîner avec Chad et Brenna à cause de
moi, mais quand j’ai essayé de lui dire de ne pas
le faire, elle a refusé d’entendre quoi que ce soit.
– Ma fille est ma seule priorité.
Et c’est comme si toutes les fois où elle m’a
négligée par le passé disparaissaient. Aujourd’hui,
j’étais sa seule priorité, sa seule inquiétude.
Le reste ne comptait pas, il n’y avait plus que moi,
et je lui en suis très reconnaissante.
Après un certain nombre de messages, Abigail,
Sasha et Rebecca nous ont rejoints au
commissariat. J’ai eu une longue conversation
avec Rebecca, à la suite de quoi nous avons
décidé de porter plainte. Nous hésitions toutes les
deux, elle à cause de ce que pourraient penser ses
parents, et moi parce que j’avais peur de me
retrouver encore plus sous les projecteurs. Mais
on a fini par se dire que c’était peut-être
l’occasion de donner un tour positif à la situation,
plutôt que de se cacher et d’avoir honte, reprendre
le contrôle. Ainsi, les prémices d’un plan en tête,
nous sommes entrées ensemble, plus fortes.
Comme la mère d’Abigail nous l’a expliqué au
téléphone, le Massachusetts n’a pas de loi
particulière en ce qui concerne le porno dit « de
vengeance ». Par exemple, si Abigail avait elle-
même mis la vidéo en ligne, ça n’aurait pas été
jugé comme un crime. Cependant, Jules et l’ex
d’Abigail, Kevin, peuvent être jugés pour avoir
volé le téléphone d’Abigail sans son autorisation,
accédant par là même aux fichiers des Kappa pour
copier la vidéo et la publier sans le consentement
de la sororité. Selon l’avocate, et le policier à qui
on a parlé est d’accord, nous avons de bonnes
chances de gagner.
Je n’ai pas demandé ce qui arriverait à Jules et à
Kevin, ni dans quel délai. Je m’en fiche en fait, du
moment qu’ils sont punis. Ma mère s’est chargée
d’appeler le doyen des étudiants de Briar et a pris
rendez-vous avec lui demain à la première heure.
J’imagine que d’ici demain soir, la procédure pour
les exclure de la fac sera entamée.
J’ai encore le vertige après tout ce qui s’est
passé aujourd’hui. C’est comme si ma tête était
pleine de dominos, tous prêts à tomber les uns sur
les autres.
Cela dit, mon angoisse a diminué. Je n’ai plus
l’impression d’avoir la corde au cou. Bien au
contraire, j’ai la tête pleine d’idées et les veines
chargées d’adrénaline. Je suis sûre que cette
dernière va bientôt s’estomper et que je vais
m’effondrer dans quelques jours pour ne me
relever que dans une semaine. D’ici là… j’attends.
Je sors du bain et enfile un pyjama, je me poste
dans l’embrasure de la porte et regarde Conor un
long moment. Il a les yeux fermés et sa tête est
penchée sur le côté. Sa poitrine se soulève
lentement et régulièrement, il dort paisiblement.
Conor est surprenant. Peu de mecs auraient
réagi comme lui dans cette situation. Peu auraient
compris la gravité de la situation.
En fait, c’est tout Conor. Il a une capacité à
compatir supérieure aux autres mecs. Il souhaite
que les gens qui l’entourent soient bien dans leur
peau et dans leur tête, même s’il n’a rien à gagner.
Finalement, c’est pour ça que je suis tombée
amoureuse de lui.
J’étais bête de penser qu’il fallait que je le
protège. Je ne connais personne d’aussi fort et
résilient que lui.
Je suis tentée de le laisser dormir plus
longtemps mais il ouvre les yeux et me cherche
dans la pénombre, comme s’il avait senti que je
l’observais.
– Désolé, dit-il, je ne pensais pas m’endormir.
– La journée a été longue.
Un silence gêné s’installe, Conor s’assied et
cherche son téléphone et ses clés dans les coussins
du canapé.
– Je te laisse tranquille. Je voulais juste
m’assurer que tu vas bien.
– Non, reste. Tu veux quelque chose à boire ?
Tu as faim ?
Je saisis son bras, mais le relâche aussitôt,
comme si je m’étais brûlée.
Je ne sais plus comment me comporter avec lui.
Il y a un malaise entre nous et je n’arrive pas à
être naturelle. Cependant, plus je suis avec lui,
plus le besoin d’être près de lui devient fort.
– Pas vraiment.
– Ouais, moi non plus.
Merde, c’est hyper-gênant. Pour autant que je
sache, on est toujours séparés. En dépit de tout ce
qu’on a vécu ces dernières semaines, je ne sais pas
comment lui parler. Après tout, je l’ai poignardé
en plein cœur en public, sur la pelouse des Kappa.
Il est revenu m’aider quand j’en avais besoin,
mais ça ne veut pas forcément dire qu’il m’a
pardonné.
– On pourrait… euh… regarder un film ?
Conor hoche la tête et un sourire presque
imperceptible se dessine sur ses lèvres.
– Tu me proposes une soirée Netflix and chill ?
– Bon sang, ce que tu es facile ! Sans rire,
Conor, aie un peu de respect pour toi-même. Tu ne
trouveras jamais de femme à marier si tu te
dessapes à la première occasion.
Il soupire d’un air théâtral.
– Ma mère me répète toujours la même chose,
mais je ne l’écoute jamais.
On rit, un peu gênés, debout l’un en face de
l’autre. C’est alors que son visage s’assombrit.
– On devrait parler.
– Ouais.
Il me prend par la main et m’emmène vers le
canapé. Il s’assied face à moi, mais il regarde ses
mains sur ses cuisses et semble avoir du mal à se
lancer.
– Je ne sais pas ce que tu penses ni quelles sont
tes attentes. Je veux que tu saches que de mon
côté, je n’attends rien. Tu traverses une épreuve
difficile et je veux être là pour toi, mais seulement
dans la limite de tes envies, dit-il en haussant les
épaules. C’est comme tu veux.
J’ouvre la bouche pour m’expliquer, mais il
lève la main pour me dire qu’il n’a pas terminé.
Il poursuit.
– J’ai roulé des pelles à une fille à une fête hier
soir.
– Ok… je réponds en fermant les yeux un
instant.
– Je me suis saoulé et… voilà. Elle m’a
emmené dans une chambre pour aller plus loin,
mais je n’ai pas pu. Pour être tout à fait honnête,
j’ai eu un blocage physique. J’aurais peut-être été
jusqu’au bout si tout avait fonctionné comme il
faut.
Je hoche lentement la tête et le laisse
poursuivre.
– Je n’avais pas les idées claires. Et après, je me
suis dégoûté. Je n’avais pas prévu de me venger
ou de t’oublier en couchant avec une autre. J’étais
juste blessé, confus et en colère, et je voulais
noyer mon chagrin dans l’alcool. Ça a dérapé, tout
bêtement.
– On avait rompu, je réponds en toute sincérité.
Tu n’as pas à t’expliquer.
– Sauf que si. Parce que je ne veux plus de
secrets entre nous. Pas les miens, en tout cas. Je ne
veux pas que tu puisses avoir une raison de douter
de moi.
– Je te fais confiance, Conor.
Il lève la tête vers moi et je vois dans ses yeux
toute la souffrance que je lui ai infligée. Les
doutes que j’ai semés dans sa tête. Il y a un mois,
j’aurais dit que Conor Fucking Edwards était
imperméable à tout et à tout le monde, y compris
aux chagrins d’amour.
J’avais tort.
– Alors, pourquoi ? Pourquoi tu as pensé que la
seule solution était de rompre avec moi ?
– Parce que c’est ce que j’ai toujours fait. Je me
cache, j’admets en me sentant à nouveau
honteuse. Me cacher m’est apparu comme l’option
la moins risquée et la moins humiliante. J’ai pensé
qu’en coupant tous les liens, tout irait bien.
– J’aurais aimé que tu penses que je serais là
pour toi.
J’écarquille les yeux, horrifiée.
– Mon Dieu, non, tu ne comprends pas : je n’ai
jamais douté que tu serais là pour moi. C’est
justement une des seules choses dont j’étais
persuadée. C’est juste que je ne voulais pas
t’obliger à vivre ça.
Ma gorge est sèche et je déglutis difficilement.
– J’ai besoin que tu saches quelque chose. Je ne
pensais rien de toutes les horreurs que je t’ai dites.
J’ai seulement dit ça parce que j’avais besoin que
tu acceptes la rupture. J’avais tort, et je t’ai fait
mal, et je suis désolée de pas avoir eu le courage
de te dire la vérité. J’avais peur de ce que tu
penserais de moi, de te faire honte. C’était
suffisamment humiliant d’avoir à gérer ça, je ne
voulais pas que ça devienne ton problème. Je ne
voulais pas que tu me voies différemment.
Les larmes coulent sur mes joues.
– Mais je ne vois que toi, Taylor, dit-il en
prenant ma main pour caresser l’intérieur de mon
poignet. Telle que tu es. Je ne te perçois pas
comme un idéal impossible à atteindre. Pour moi,
tu es… réelle, têtue, opiniâtre, exigeante, drôle,
intelligente, gentille, trop dure avec toi-même,
malicieuse, sarcastique, blasée… tout en étant une
optimiste cachée. Je suis tombé amoureux de toi
pour toi, T. Rien de ce que tu peux dire ou faire ne
me ferait honte. Jamais.
– Tu oublies comment on s’est rencontrés ?
– Je savais que tu étais nerveuse.
Il continue à caresser mon poignet et je réalise
que ça fait des jours que je n’ai pas été aussi
détendue.
– Il n’empêche que tu as été courageuse et
honnête, et j’ai trouvé ça hyper-rafraîchissant. J’ai
tout de suite eu des idées cochonnes en ce qui te
concerne, mais ce que j’ai préféré chez toi, ce
soir-là, c’est que tu étais dénuée de toute
prétention.
– Ouais, pour moi, c’était tes cheveux, je
réponds d’un ton sérieux. Ah, et tes abdos. Tu as
de super-abdos, aussi.
Conor éclate de rire en secouant la tête.
– Tu es vraiment une peste.
– Non mais, sérieusement, je suis désolée. Pour
tout. J’ai paniqué et j’ai pris une décision stupide.
Sur le moment, ça m’est apparu comme la seule
solution. Je veux que tu saches que je soutiendrai
ton choix de carrière, quel qu’il soit. Tu as plein
de possibilités et, quoi que tu décides, ce sera
toujours suffisant pour moi. Ces conneries que j’ai
dites pour rompre… c’était juste des conneries.
Des mensonges. Je ne les pensais pas.
Il entrelace ses doigts avec les miens et serre
fort ma main.
– Je comprends. On a tous les deux fait des
erreurs.
– Merci de m’avoir soutenue, même si je te
repoussais. Merci de ne pas m’avoir tourné le dos.
– Jamais.
Je me penche vers lui et dépose un baiser sur
ses lèvres.
Il hésite, à peine une seconde, puis, comme s’il
réalisait que ce n’est pas un rêve, il saisit ma taille
et m’approche de lui. Son baiser et à la fois tendre
et affamé.
– Je t’aime toujours, chuchote-t-il contre ma
bouche.
– Je t’aime toujours, je murmure en retour.
Je m’installe à cheval sur ses genoux et plonge
mes mains dans ses cheveux soyeux.
– Il est trop tard pour plaider la folie
passagère ?
– Je croyais qu’on allait faire comme si la
rupture n’était qu’un cauchemar, répond Conor en
caressant la peau sous mes seins avec ses pouces.
– Ça me va.
J’embrasse sa mâchoire, puis son cou, et il
plante ses ongles dans ma chair. Je sens son
érection entre mes cuisses et il soulève son bassin
pour rencontrer le mien. Je lui enlève son tee-shirt
et le jette à terre puis, lentement, attentivement,
j’explore son torse avec ma bouche. J’embrasse
ses merveilleux abdos, je mordille la peau juste
au-dessus de son jean et le sens frissonner et ses
muscles se contracter.
– Je peux ? je demande en tirant sur sa ceinture.
Conor hoche la tête d’un air crispé, comme s’il
faisait un effort surhumain pour ne pas bouger.
Cette énergie m’a toujours attirée et intriguée,
c’est ce qui le rend à la fois vif et paisible.
Je libère son érection et la caresse, il saisit un
coussin pour le placer derrière sa tête et me
regarde d’un air captivé et désespéré.
– Putain, Taylor, tu es la plus belle chose que
j’aie jamais vue.
Mon beau parleur. Je souris et le prends dans
ma bouche, lentement au début, puis plus
fermement. Je gémis en redécouvrant son goût
viril.
– Tellement belle, marmonne-t-il en plongeant
une main dans mes cheveux.
Je le suce et le lèche jusqu’à ce qu’il gémisse et
se tortille. Je pourrais faire ça pendant des heures,
mais il pose bientôt une main sur ma joue en
reculant le bassin pour m’indiquer d’arrêter si je
ne veux pas que tout se termine très vite.
Je le chevauche à nouveau en pressant mon
sexe contre le sien avant de m’y frotter, dirigée
par les mains de Conor sur mes fesses.
J’enlève mon tee-shirt et il concentre son
attention sur mes seins. Il les palpe et les masse de
ses deux mains, ses pouces titillent mes tétons.
Il se redresse bientôt et passe un bras dans mon
dos pour nous soutenir, et il baisse la tête pour
prendre une pointe dans sa bouche tandis qu’il
continue de taquiner l’autre avec sa main. À peine
quelques secondes plus tard, mes entrailles sont
nouées et mon clitoris brûle de désir. Je ne peux
pas attendre plus longtemps.
– Je veux être en toi, chuchote-t-il.
– Les capotes sont dans la chambre.
Sans prévenir, il se lève et me porte dans la
chambre. Il déroule un préservatif sur son sexe,
pendant que j’enlève mon short. Nous sommes
nus tous les deux, pantelants, les yeux dans les
yeux.
– Viens par ici, gronde-t-il en s’asseyant sur le
lit.
Je souris et m’installe sur lui. Je me penche
pour l’embrasser et, alors qu’il ouvre la bouche
pour accueillir ma langue, je m’empale sur son
sexe, nous arrachant un gémissement extatique.
Il ne me presse pas et me laisse choisir la
cadence, les mains sur mes hanches. J’adopte un
rythme merveilleux, et chaque coup de bassin
déclenche une décharge électrique qui traverse
tout mon corps. J’accélère bientôt mes
mouvements et le chevauche avec plus de force.
Conor se mord la lèvre, mais ne parvient pas à
taire ses grognements gutturaux. Alors, quand il
ne peut plus se contrôler, il empoigne mes seins et
soulève son bassin pour s’enfouir brusquement en
moi, plus fort, plus vite, nous précipitant tous les
deux vers une sublime libération.
Il connaît mon corps, parfois mieux que moi-
même. Sentant ce dont j’ai besoin, il appuie sur
mon clitoris avec son pouce et se met à le
caresser, d’abord doucement, puis avec plus de
force. Je le chevauche et trouve cet angle parfait
où il est profondément enfoui en moi et titille ce
point qui me fait m’envoler.
– Oh, putain, je jouis !
Il éclate de rire, mais je suis trop obnubilée par
mon orgasme pour me joindre à lui. Mes muscles
se contractent sous un plaisir exquis et je
m’effondre sur lui en frémissant des pieds à la
tête. Il se concentre alors sur son propre besoin et
accélère ses va-et-vient jusqu’à jouir trois
secondes plus tard en gémissant mon prénom.
– Tu m’as manqué, dit-il une minute plus tard
lorsqu’on est l’un contre l’autre, bouillants et
trempés de sueur.
– Tu m’as manqué aussi.
– Ça te dit qu’on arrête de rompre ?
Je ne sais pas comment j’ai eu la chance de
rencontrer Conor Edwards. Peut-être que toutes
les crasses qui me sont arrivées jusque-là me
menaient à ce merveilleux « pardon ». On prend
parfois les mauvaises décisions et on atterrit au
mauvais endroit, tout en étant justement là où on
est censé être. Conor est mon sublime accident.
J’étais au mauvais endroit, au mauvais moment, et
j’ai rencontré le mec parfait. Il m’a appris à
m’aimer et il m’a montré une version de moi-
même à laquelle je n’avais jamais cru. Une
version forte, belle et confiante.
Plus jamais je ne prendrai ça pour acquis.
Je m’appuie sur mes coudes pour le regarder
dans les yeux en souriant.
– Ça marche.
Épilogue
Conor
Eh bien, il a fallu quelques bleus et une sacrée
dose de patience, mais j’ai enfin réussi à mettre
Taylor debout sur une planche de surf.
Je suis dans les vagues, juste avant qu’elles se
forment, et je la regarde surfer. Elle est encore un
peu crispée et maladroite, mais je crois qu’elle y
prend goût. Quand elle émerge de l’eau après que
sa vague s’est écrasée, elle affiche un immense
sourire. Elle agite la main en me regardant, ravie,
tenant à s’assurer que je l’ai vue. Elle sautille sur
place et fait le V de la victoire avec ses bras.
Putain, elle est adorable.
Passer ces trois semaines ensemble à
Hungtington Beach nous a fait un bien fou, à tous
les deux. Il y a zéro stress. On fait la grasse mat’
tous les jours, on traîne à la plage et je lui fais
visiter les environs. C’est le remède parfait après
tout ce qu’on a vécu à la fin du semestre.
Ma mère et Max l’adorent, au point qu’ils font
déjà des projets pour Thanksgiving et Noël. Elle
est mon avenir, désormais, et je suis le sien.
Le coach va me casser la gueule quand il va
comprendre qu’il va devoir me supporter à tous
les repas de famille avec Iris.
J’espérais réussir à faire oublier tous ses tracas
à Taylor, mais je l’ai surprise à plusieurs reprises
sur son téléphone ou son ordinateur portable,
concentrée sur son projet. Apparemment, quand
elle et Rebecca ont décidé de porter plainte, elles
ont également établi un plan. Avec l’aide
d’Abigail et des Kappa, elles militent auprès du
1
Greek Council de Briar pour organiser un
séminaire sur le consentement, les agressions
sexuelles et le harcèlement sexuel. Elles ont invité
plusieurs intervenants pour animer des débats et
elles veulent mettre en place un mois dédié à la
prise de conscience de ces sujets, il aurait lieu
avant la semaine de bizutage de l’automne.
Je n’ai jamais vu Taylor aussi passionnée et
engagée. Je dois avouer qu’au début, j’ai eu peur
que ce projet ait un impact négatif sur son humeur,
que ça fasse rejaillir tous ses mauvais souvenirs,
mais c’est tout l’inverse. Je l’ai rarement vue aussi
heureuse. C’est comme si avoir cette mission lui
permettait enfin d’apaiser son esprit.
– Hey, dit Taylor en ramant jusqu’à moi, un peu
essoufflée, mais tout sourire.
– Tu t’améliores, chérie. Ce n’était pas si mal.
Elle éclate de rire et m’éclabousse.
– Espèce d’enfoiré !
– Espèce de peste !
Elle tourne sa planche pour qu’on soit tous les
deux face à la plage.
– Ton téléphone sonnait quand j’ai été boire un
coup, dit-elle. C’était Devin.
– Oh, cool. C’est le mec de l’asso dont je te
parlais.
– Ah ? Alors c’est bon signe qu’il t’appelle,
non ?
Taylor rentre à Boston dans quelques jours,
mais je reste ici jusqu’à la mi-août. Comme on ne
va pas se voir pendant six semaines, j’ai pensé que
j’avais intérêt à trouver une occupation pour
m’éviter les ennuis.
– Je crois. S’ils comptaient dire non, je pense
qu’ils se seraient contentés d’un mail.
Après quelques recherches, j’ai découvert
qu’une association locale qui milite pour la
protection de l’environnement proposait des
stages d’été. C’est surtout du travail de
sensibilisation, où on tient des stands sur les
marchés ou dans les festivals pour recruter des
bénévoles. L’asso se concentre sur le nettoyage
des océans et des plages en éduquant le public sur
les façons de profiter de l’océan sans laisser
d’impact négatif. J’ai passé le mois dernier à
réfléchir et à discuter avec ma brillante copine,
et j’ai décidé que c’était ça, ma passion. Le stage
me semble être un bon moyen de comprendre
comment en faire ma carrière.
Je sais que Taylor ne pensait pas ce qu’elle a dit
quand elle m’a largué, mais elle n’avait pas tort.
Depuis quelques années, je n’ai eu aucun objectif
en dehors du hockey et je me suis contenté de
suivre le chemin que Max avait tracé pour moi.
Je sais qu’il cherchait à m’aider, mais je ne suis
pas lui.
J’ai besoin de trouver ma propre voie et j’ai
enfin l’impression d’avoir un but, de pouvoir
rendre Taylor fière.
– J’ai reçu un mail de la mère d’Abigail, ce
matin, dit-elle en caressant le dessus des vagues.
Jules essaie d’obtenir un allègement de peine.
Je suppose que le procureur lui a foutu la trouille.
En revanche, on dirait que les parents de Kevin
ont engagé un avocat féroce qui compte le faire
acquitter, donc on risque d’aller au procès.
– Tu es prête ?
Taylor a fait preuve d’un courage énorme dans
cette histoire. J’espérais vraiment que tout serait
vite réglé, mais apparemment, ce connard préfère
la faire souffrir plutôt qu’endosser sa
responsabilité. Je passe mon temps à me répéter
que lui casser la gueule n’aiderait pas Taylor, mais
c’est de plus en plus difficile.
– Je n’ai pas vraiment le choix, répond-elle.
En fait, plus il me pousse dans mes
retranchements, plus j’ai envie de m’impliquer.
Genre, ce mec va regretter de s’en être pris à moi.
– C’est ma nana, ça, je déclare en souriant.
Je suis sacrément impressionné par sa façon de
gérer la pression. Taylor est mon héroïne. Elle
affronte chaque rebondissement en étant encore
plus déterminée à défier ceux qui veulent la
rabaisser.
Je tombe chaque jour un peu plus amoureux
d’elle. Et mon estomac se noue un peu plus en
pensant à la conversation que je dois avoir avec
elle.
– Au fait… Tu sais qu’Alec, Matt et Gavin ont
fini leurs études… Donc, comme on n’allait être
que tous les deux, Foster et moi n’avons pas
renouvelé le bail de la maison.
– Ouais. J’ai encore quinze jours avant de
décider si je garde mon appart ou si je cherche
autre chose.
– Ben, je parlais avec Hunter, et apparemment,
lui et Demi se demandent quoi faire l’an prochain.
Brenna et Summer partent vivre avec leurs mecs,
et Mike Hollis est marié, maintenant, donc…
euh…
Elle hausse un sourcil en me regardant. Merde,
je ne pensais pas que ce serait aussi difficile.
Je déglutis et prends mon courage à deux
mains.
– Bref, je ne sais pas comment on en est arrivés
là, mais quelqu’un a mentionné que, peut-être, on
pourrait trouver un truc tous les quatre…
– Trouver un truc, répète-t-elle.
– Tous ensemble.
– Tu me demandes d’emménager avec toi ?
– Non, enfin… ouais, un peu.
– Hmmm.
Taylor me dévisage sans bouger. Elle n’a pas
même un rictus. C’est effrayant, en fait.
– Mais ça ne va pas être gênant pour toi et
Demi ?
Je hausse les sourcils.
– Quoi ? Non. Pas du tout. Enfin, elle m’a
embrassé une fois, mais c’était pour rendre Hunter
jaloux. Il n’y a jamais rien eu entre nous.
– Non, rétorque Taylor d’une voix on ne peut
plus sérieuse. Je parle de la tension sexuelle
évidente qu’il y a entre Hunter et moi. On n’a rien
dit pendant tout ce temps, mais…
– Va te faire voir ! je gronde en éclatant de rire
et en l’éclaboussant. Tu n’es qu’une garce.
– Je dois aussi t’avouer que j’ai grave le béguin
pour ton meilleur pote. Il est capitaine, après tout.
– Je lui briserai les jambes dans son sommeil.
– Tu peux regarder, si tu veux.
Elle affiche un sourire qui me dit qu’elle est
fière de sa petite blague, et je fonds pour elle.
C’est plus fort que moi.
– Viens par ici, je dis en tirant sa planche vers
moi pour l’embrasser langoureusement.
– Tu n’es qu’une casse-couilles.
– Je t’aime aussi, répond-elle.
Si quelqu’un m’avait demandé de décrire la
femme parfaite, j’en aurais été incapable. J’aurais
sans doute sorti un tas de clichés qui auraient
résumé mes coups d’un soir. Or, je ne sais
comment, le destin a mis Taylor sur mon chemin.
Elle a fait de moi un homme meilleur. Elle m’a
appris à être sincère avec moi-même. Elle m’a
aidé à voir que j’ai de la valeur. Bon sang, elle a
même aidé ma famille à se ressouder.
Elle et moi avons essayé de saboter notre
bonheur par tous les moyens en retombant sans
cesse dans nos vieilles habitudes et nos
complexes. Ce qui me fait croire à notre couple,
c’est qu’on a trouvé un moyen de se retrouver à
chaque fois. Finalement, il y a toujours de
l’espoir, même pour un couple de trouillards
comme nous.
– Alors c’est oui ?
Taylor regarde par-dessus son épaule pour
étudier la vague. Elle aligne sa planche et se
prépare à la prendre, puis elle se met à ramer en
me lançant un sourire diabolique.
– Si tu arrives à me battre, oui.

FIN

1. Organisme qui gère toutes les fraternités et


sororités d’un campus universitaire.
À propos de l'auteure
Auteure de best-sellers du New York Times, de
USA Today et du Wall Street Journal, Elle
Kennedy a grandi en périphérie de Toronto, dans
l’Ontario, et elle détient une licence de littérature
de la York University. Elle a su dès son plus jeune
âge qu’elle voulait être écrivain, et dès
l’adolescence, elle se met à écrire. Elle aime les
héroïnes fortes, les héros sexy, et que les choses
soient juste assez croustillantes pour que ce soit
intéressant.

Elle adore avoir des retours de ses lecteurs.


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