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AVERTISSEMENT DE CONTENU
ABUS PARENTAL, ALCOOL, ARMES À FEU, AUTOMUTILATION, DROGUE, INSECTES,
LANGAGE GROSSIER, MEURTRE, MORT, MORT D’UN PROCHE, RACISME, TORTURE,
TRANSPHOBIE, VIOLENCE, VIOLENCE PSYCHOLOGIQUE
Quelques jours plus tard, Juliette était sur le pied de guerre, en quête de
n’importe quel début de piste.
« Gardez les yeux bien ouverts », dit-elle à Rosaline et Kathleen, alors
qu’elles approchaient d’un bâtiment trapu qui abritait une fumerie d’opium.
Face à elles, de l’autre côté de la rue, se trouvait une double porte sur
laquelle avaient été fixées deux roses rouges – une carte de visite écarlate,
en théorie, mais en réalité une menace forte et claire. La rumeur prétendait
que les Écarlates ne s’étaient mis à utiliser des roses rouges que pour railler
les Fleurs blanches, qui balisaient de n’importe quelle fleur blanche les
portes des bâtisses qu’ils revendiquaient dans leur guerre territoriale. Mais
l’emploi des roses rouges avait débuté il y avait tellement longtemps que
Juliette ne savait trop si c’était vrai. Ce qui était sûr, c’était que voir sa porte
marquée d’une rose rouge était un dernier avertissement : il fallait payer,
obéir, vendre, se soumettre à quoi que ce fût que les Écarlates avaient exigé,
ou en subir les conséquences.
Toute la rue était sous contrôle écarlate, mais chaque territoire avait ses
propres problèmes.
« Et restez tout près de moi », poursuivit Juliette en faisant signe à ses
cousines d’avancer. À l’instant où elles pénétrèrent dans la fumerie et
posèrent le pied sur les lattes de bois de son plancher bancal et humide, les
trois jeunes femmes portèrent instinctivement les mains à leur taille ou à
leur hanche, pour se réconforter du contact des armes dissimulées dans les
riches étoffes de leurs vêtements. « Il pourrait y avoir des assassins actifs à
l’œuvre ici.
— Des assassins ? répéta Kathleen, d’une voix soudainement plus
aiguë. Je pensais que nous étions venues ici pour encaisser les loyers
impayés dus à ton père !
— C’est bien le cas. » Juliette écarta le rideau de perles, franchit la
partition et entra dans la fumerie proprement dite, où les émanations de
perceptions altérées et d’addictions forcées appesantissaient l’air. Les
effluves qui flottaient jusqu’à son nez évoquaient des roses en feu, des
parfums mêlés de pétrole et brûlés jusqu’à ce que leurs cendres deviennent
un cosmétique capiteux et entêtant. « Mais le réseau des Écarlates
m’indique que l’endroit est un lieu de rencontre fort prisé des
communistes. »
Elles marquèrent une pause au centre de la salle. Les vestiges d’une
Chine ancienne étaient plus tangibles, ici, au milieu du matériel idoine – les
pipes et les lampes d’huile avaient été apportées avant le tournant du siècle.
La décoration datait elle aussi d’un autre temps : si les lustres suspendus au
plafond ressemblaient aux candélabres dorés et scintillants que l’on voyait
dans tous les cabarets burlesques, leurs ampoules étaient couvertes d’une
fine couche de crasse, apparemment huileuse.
« Méfiez-vous », avertit Juliette. Elle fit un signe de tête en direction
des corps avachis contre les murs de la fumerie. « Ces gens ne sont
probablement pas aussi dociles qu’ils le paraissent. »
Quelques siècles plus tôt, quand cet endroit était encore le luxueux
domicile d’un noble ou d’un général, il avait pu être cossu et fastueux.
Maintenant, c’était une bâtisse délabrée au plancher décrépit et dont le
plafond ployait sous son propre poids. Maintenant, les literies étaient
percées là où les clients étalaient leurs jambes, et les accoudoirs râpés là où
ils essuyaient leurs mains sales avant de jeter quelques cents en partant –
s’ils n’avaient pas été entraînés dans les arrière-salles, évidemment. Tandis
qu’elle tendait le cou et cherchait la patronne un peu partout à travers la
fumerie, Juliette entendit des petits rires résonner dans les couloirs.
Quelques secondes plus tard, un groupe de jeunes femmes apparut en
trottinant, chacune vêtue d’un hanfu d’une couleur pâle différente, en ce
que Juliette supposa être un effort pour évoquer la nostalgie des anciennes
dynasties de la Chine. Enfin, si le bas de leurs hanfus n’avait pas été maculé
de boue, et leurs épingles à cheveux prêtes à tomber au moindre
mouvement brusque. Si leurs gloussements n’avaient pas été aussi
manifestement factices, même pour l’oreille la moins entraînée, et si leur
sourire fardé d’un rouge vivace n’avait pas eu pour pendant un regard
atone.
Juliette soupira. À Shanghai, il était plus rapide de compter les
établissements qui ne faisaient pas bordel en plus de leur activité que ceux
qui le faisaient.
« Comment puis-je vous aider ? »
Juliette virevolta, cherchant la voix gaie qui s’était adressée à elle dans
son dos. Madame, comme elle aimait se faire appeler, était inclinée sur
l’une des couches, une lampe achevant de brûler à côté d’elle, et une pipe
traînant négligemment en travers de sa poitrine. Quand Juliette plissa le nez,
Madame se leva, inspectant Juliette d’aussi près que Juliette inspectait les
taches noires sur les mains de cette femme plus âgée.
« Vous m’en direz tant, dit Madame. Juliette Cai. Je ne vous avais pas
revue depuis vos 4 ans. »
Juliette fronça les sourcils. « Je ne savais pas que nous nous étions déjà
rencontrées. »
Madame pinça ses lèvres pâles. « Vous ne pouvez pas vous en souvenir,
évidemment. Mais pour moi, vous serez toujours cette petite chose
insouciante qui trottinait dans le jardin, sans s’inquiéter du reste du monde.
— Mmh-mmh », dit Juliette. Elle haussa les épaules avec désinvolture.
« Mon père a négligé de m’en informer. »
Madame soutint son regard, mais ses épaules s’abaissèrent
discrètement, indiquant qu’elle s’en était légèrement offusquée. « J’ai été
plutôt proche de votre mère durant un temps… » Elle se racla la gorge. « …
jusqu’à… eh bien, j’imagine que vous avez su que quelqu’un m’a accusée
d’être un peu trop amicale avec les Fleurs blanches, il y a une décennie de
cela. C’étaient des âneries, évidemment. Vous savez que je les hais autant
que vous les haïssez.
— Je ne hais pas les Fleurs blanches, rétorqua aussitôt Juliette. Je hais
ceux qui font du mal aux gens que j’aime. La plupart du temps, ils se
trouvent que ce sont des Fleurs blanches. Ce n’est pas la même chose. »
Madame renifla. Chaque fois qu’elle tentait de créer un lien avec
Juliette, elle se faisait rembarrer. Juliette pouvait faire cela une journée
entière : elle adorait.
« Peut-être, mais ne le dites pas devant eux », maugréa Madame. Puis
elle détourna son attention de Juliette, changeant de tactique pour prendre le
poignet de Rosaline. « Oh, je vous connais, roucoula-t-elle. Rosaline Lang.
Je connaissais votre père aussi, évidemment. De si précieux enfants. J’ai été
bouleversée quand vous avez été envoyée en France. Vous n’imaginez pas à
quel point votre père pouvait vanter l’excellence d’une éducation
occidentale. » Ses yeux se tournèrent vers Kathleen. Il y eut un blanc.
Juliette s’éclaircit la gorge.
« Bàba nous a envoyées pour un recouvrement, expliqua-t-elle en
espérant que cela ramènerait son attention sur elle. Vous lui devez…
— Mais qui êtes-vous ? » demanda Madame, en interrompant Juliette
pour s’adresser à Kathleen.
Kathleen plissa les yeux. D’une voix plutôt tendue, elle répondit :
« Kathleen. »
Madame fit manifestement semblant de fouiller ses souvenirs.
« Oh oui, Kathleen. Je m’en souviens, maintenant », babilla-t-elle en
claquant des doigts. « Toujours impertinente, toujours à me tirer la langue.
— J’étais enfant, vous allez devoir me pardonner mes errements
passés », répondit sèchement Kathleen.
Madame indiqua du doigt le front de la jeune femme. « Vous avez la
tache de naissance en forme de constellation du Sagittaire, vous aussi. De
mémoire, je croyais…
— Qui ? » l’interrompit Kathleen. Il y avait du défi dans sa voix. « Qui
avait cette tache, dans votre souvenir ?
— Eh bien, répondit Madame soudain gênée, vous étiez trois enfants
Lang, n’est-ce pas ? Vous aviez aussi un frère. »
Juliette pinça les lèvres. Rosaline chuinta. Mais Kathleen… Kathleen se
contenta de dévisager Madame avec le regard le plus inexpressif qui fût
possible, puis elle dit : « Notre frère est mort. Je suis sûre que vous l’avez
appris.
— Oui, en effet ; je suis tout à fait désolée », répondit Madame sans
paraître désolée le moins du monde. « J’ai perdu un frère, moi aussi.
Parfois, je…
— Suffit », interrompit Juliette. Cela avait assez duré. « Pouvons-nous
parler ailleurs ? »
Madame croisa fermement les bras et tourna les talons. Elle ne demanda
pas aux trois Écarlates de la suivre, mais celles-ci le firent néanmoins,
trottinant à son pas et se serrant contre le mur lorsqu’elles devaient croiser
des filles pastel qui traînaient dans les étroits couloirs. Madame les amena
dans une chambre toute décorée de diverses nuances de rouge. Il y avait une
autre porte dans la pièce, qui donnait directement dans les ruelles. Juliette
se demanda si elle servait à faciliter les fuites ou les entrées.
« J’ai l’argent de votre loyer. » Elles regardèrent Madame naviguer
entre les vêtements jetés çà et là sur le sol, aller fouiller sous l’espèce de
matelas qu’elle appelait un lit pour en extraire son argent. En maugréant à
voix basse, Madame compta les pièces, chacune tombant dans sa paume en
tintant au diapason des gémissements des poutres du plafond.
Madame tendit le bras, offrant à Juliette l’argent dans son poing serré.
« En fait… » Juliette serra ses mains autour de celle de Madame et
repoussa l’argent. « Gardez-le. Il y a autre chose que je préférerais. »
L’air satisfait que Madame affichait vacilla. Ses yeux se tournèrent vers
le côté, vers la porte.
« Et que serait-ce ? »
Juliette sourit. « Des informations. Certaines choses que vous savez sur
les communistes. »
L’air satisfait que Madame affichait disparut totalement. « Je vous
demande pardon ?
— Je sais que vous les laissez organiser leurs réunions ici. » Juliette
inclina la tête, une fois en direction de Kathleen, une fois en direction de
Rosaline. Les deux sœurs abandonnèrent leur position sur les flancs de
Juliette pour se déployer dans la chambre et aller se poster chacune devant
l’une des deux sorties. « Je sais que l’une des arrière-salles, ici, n’abrite pas
une fille et ses transports charnels, mais une table et un âtre pour maintenir
les membres du Parti communiste chinois bien au chaud. Alors, dites-moi,
qu’avez-vous entendu dire de leur rôle dans cette folie qui déferle sur la
ville ? »
Madame s’esclaffa aussi soudainement que bruyamment. Elle afficha
un sourire trop large. Juliette en distinguait l’écart marqué entre ses
incisives.
« Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez, répondit Madame. Je ne
me mêle pas de leurs affaires. »
Est-ce la peur ou la loyauté qui l’empêche de parler ? se demanda
Juliette. Madame était liée aux Écarlates, mais elle ne faisait pas partie du
clan ; elle était loyale à la cause, sans pour autant être prête à donner sa vie
pour elle.
« Mes présomptions étaient à l’évidence infondées », dit Juliette. Elle
fouilla dans sa poche, puis afficha un sourire plus lumineux encore que la
rivière de diamants qu’elle en tira et qui pendait maintenant entre ses doigts.
« Accepteriez-vous ce présent pour excuser mon insolence ? »
Juliette se glissa derrière Madame avant que celle-ci n’eût eu le temps
de protester, ni de réagir : quel mal pouvait-il y avoir à accepter une rivière
de diamants ?
Ce n’était pas une rivière de diamants.
Madame glapit lorsque Juliette serra le lacet du garrot, ses doigts filant
vers l’endroit où la pression fouissait sa peau. Mais le lacet était déjà
enroulé autour de son cou, les microlames faisant leur œuvre.
« Ceux qui sont loyaux envers les Écarlates tombent comme des
mouches, persifla Juliette. Ceux qui se salissent les mains pour nous sont
victimes de la folie, pendant que des gens comme vous continuent de se
taire, de ne pas savoir s’ils saignent en écarlate ou s’ils se battent pour les
chiffons rouges des travailleurs. » De fines gouttelettes de sang apparurent à
la surface de la peau lisse de Madame, en quantité suffisante pour affecter le
teint de son cou. Si Juliette serrait un poil plus, les lames laisseraient une
cicatrice après la guérison. « De quelle couleur saignez-vous, Madame ?
Écarlate ou rouge ?
— Arrêtez, arrêtez ! souffla-t-elle. Je parle, je parle ! »
Juliette relâcha légèrement la pression. « Parlez, alors. Quel rôle jouent
les communistes dans cette folie ?
— Ils ne revendiquent pas la responsabilité de la folie, réussit à articuler
Madame. En tant que groupe, ils affirment catégoriquement que ce n’est en
rien de leur fait. En privé, par contre, certains s’interrogent.
— De quelle façon ? demanda Juliette.
— Ils pensent qu’un génie du parti a tout manigancé. » Les doigts de
Madame s’efforcèrent une nouvelle fois d’agripper le lacet, mais il était trop
fin pour qu’elle pût l’attraper. Elle ne réussit qu’à s’égratigner, ses ongles
lui griffant la peau comme en une parodie des victimes de la folie. « Il se
murmure que certains ont vu les mémentos de celui qui a tout préparé.
— Qui ? »
Comme Madame parut hésiter, la langue pendante, Juliette resserra le
lacet en signe d’avertissement. Près d’une porte, Rosaline s’éclaircit la
gorge pour recommander discrètement à Juliette de se calmer un peu et de
ne pas aller trop loin, mais Juliette n’obtempéra en rien. Elle se contenta de
dire, d’une voix aussi calme que la marée du matin : « Je veux un nom.
— Zhang Gutai, cracha Madame. Le secrétaire général des
communistes. »
Aussitôt, Juliette détendit le lacet, l’écarta et le secoua. Elle prit un
mouchoir dans sa poche, essuya la chaînette jusqu’à ce qu’elle redevienne
scintillante et argentée. Lorsqu’elle l’eut rempochée, elle tendit le mouchoir
à Madame avec le même sourire étincelant qu’elle employait pour les
soirées professionnelles et charmer les vieux messieurs.
Madame était livide et tremblante. Elle ne protesta pas lorsque Juliette
lui noua le mouchoir autour du cou, en ajustant soigneusement la position
du tissu pour qu’il absorbât le filet de sang.
« Vous me voyez désolée de tous vos soucis, dit Juliette. Vous allez
garder tout cela entre nous, n’est-ce pas ? »
Madame hocha la tête d’un air apathique. Elle ne bougea pas lorsque
Juliette fit revenir d’un signe Rosaline et Kathleen sur ses flancs, ni ne
protesta quand Juliette vida sur la table tout l’argent qu’elle avait dans la
poche pour payer ses informations tardives à Madame.
Juliette quitta la pièce, ses talons résonnant bruyamment comme elle
sortait de la fumerie d’opium avec ses cousines. Elle oubliait déjà avec
quelle fermeté sa main avait serré le lacet, à quel point elle avait été prête à
faire mal à Madame pour ce qu’elle désirait entendre. Elle ne pensait plus
qu’au nom qu’elle avait obtenu – Zhang Gutai – et à la façon dont elle allait
procéder par la suite.
Dans la voiture, Kathleen la dévisagea durant tout le trajet du retour.
Pour Juliette, c’était comme une tache de graisse sur le front : quelque
chose qui l’ennuyait sans lui faire le moindre mal.
« Quoi ? » finit-elle par demander lorsque la voiture s’arrêta pour
laisser descendre Rosaline. Dès que Rosaline eut claqué la portière derrière
elle, pelotonnée dans le manteau de fourrure qu’elle avait jeté sur ses
épaules et filant vers le cabaret pour faire son numéro dans le spectacle de
midi, Juliette glissa latéralement sur la banquette arrière jusqu’au niveau de
Kathleen, vautrée en travers des sièges qui lui faisaient face. « Pourquoi me
regardes-tu avec cet air bizarre ? »
Kathleen cilla. « Oh, je ne pensais pas que tu avais remarqué. »
Juliette leva les yeux au ciel et haussa ses jambes pour aller les reposer
sur le coussin moelleux juste à côté de Kathleen. La voiture redémarra, en
faisant bruyamment crisser le gravier sous ses roues. « Biǎojiě, tu sous-
estimes les yeux que je peux avoir…
— elle pointa l’ensemble de son visage de la main
— … partout. T’ai-je d’une quelconque façon offensée ?
— Non, évidemment pas » s’efforça de répondre Kathleen. Lentement,
elle se redressa, puis fit un signe en direction des mains de Juliette. Laquelle
baissa les yeux. Il y avait une tache de sang qu’elle n’avait pas effacée dans
le petit espace mou entre son pouce et son index. « Je suppose que je
m’étais attendue à ce que tu agites juste un pistolet sous son nez, quelque
chose comme ça. Je ne pensais pas que tu la menacerais aussi
explicitement. »
Kathleen avait toujours été la plus pacifique. Dans les missives qu’elle
et Rosaline envoyaient régulièrement en Amérique alors que Juliette s’y
trouvait – toujours une chacune dans la même enveloppe – cette dernière
percevait immédiatement les différences entre les sœurs. Il y avait
l’écriture, évidemment. Les lettres latines tout en boucles de Rosaline
quand elle écrivait en anglais ou en français et ses grands caractères chinois
éployés comme si chaque trait fuyait les autres. Kathleen, de son côté,
écrivait toujours comme si elle manquait de place. Elle serrait ses lettres et
ses traits jusqu’à les faire se chevaucher, accolant parfois un caractère au
précédent quitte à les mêler. Mais quoi qu’il en soit, Juliette aurait pu les
distinguer tout aussi facilement si elles avaient tapé leurs lettres à la
machine. Rosaline décrivait la situation comme l’eût fait n’importe quel
habitant de la ville. Elle était maligne et pleine d’esprit, avec une assurance
due à ses années de formation à la littérature classique. La douceur de ses
mots remplissait les pages quand elle se lamentait de l’absence de Juliette et
lui racontait à quel point elle aurait ri quand elle avait vu M. Ping la
semaine précédente lorsque son pantalon s’était déchiré par le milieu. Ce
n’était pas que Kathleen était moins lettrée – elle était simplement plus
introvertie. Elle n’aurait jamais rédigé un compte rendu des dernières
victimes de la guerre des clans avant d’ajouter un commentaire sage et
mesuré sur la nature cyclique de la violence. Elle définirait plutôt une
procédure complète, étape par étape, menant à la fin des violences pour
qu’ils puissent vivre en paix, puis se demanderait pourquoi personne dans le
clan des Écarlates, ne semblait capable d’en faire de même.
Juliette avait toujours connu la réponse. Elle n’avait simplement jamais
eu le cœur de le dire à Kathleen.
C’était parce qu’ils n’en avaient pas envie.
« Madame tient tête à la racaille jour et nuit. » Juliette posa le menton
dans la paume de sa main. « Tu crois que la simple vue d’un pistolet lui
aurait fait peur ? »
Kathleen soupira d’irritation en se lissant les cheveux. « Tout de même,
Juliette, ce n’est pas…
— Il t’est arrivé d’être présente à certaines des réunions de travail de
mon père, non ? l’interrompit Juliette. J’ai entendu Māma dire que Jiùjiu
vous avait amenées à plusieurs reprises, toi et Rosaline, il y a quelques
années de cela, avant que vous n’en ayez plus les tripes.
— Il n’y a que Rosaline qui s’en est dégoûtée, répliqua Kathleen d’un
ton égal. Sinon oui, notre père nous a effectivement fait assister à certaines
négociations.
— Des négociations », railla Juliette en se renfonçant dans sa
banquette. Elle avait parlé d’un ton moqueur, mais le sarcasme n’était pas
destiné à Kathleen. Il visait la façon dont les Écarlates déformaient leur
propre langage, comme si tout le monde ne connaissait pas déjà la vérité. Il
était tout de même temps qu’ils commencent à appeler les choses par leur
nom : extorsion, chantage.
Arrivée à destination, la voiture s’immobilisa devant le portail de
l’enceinte du domaine, moteur tournant. Ces portes étaient une nouveauté,
elles avaient été remplacées juste après le départ de Juliette. Elles étaient
une vraie plaie pour les hommes qui montaient la garde, des membres de la
famille se présentant toutes les cinq minutes en espérant entrer, et les deux
sentinelles présentement de faction s’empressèrent de tirer les lourdes spires
de fonte avant que Juliette n’eût à les houspiller pour avoir trop tardé.
Mais c’était le prix à payer pour vivre en sécurité face à un danger
omniprésent.
« Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? demanda Juliette. Des tactiques de
mon père ? » Elle avait vu beaucoup de choses durant les quelques mois de
son premier retour. Et même avant, quand elle n’était qu’une enfant,
certains de ses plus anciens souvenirs étaient d’elle tendant les bras pour
qu’il la prenne dans les siens, pour sentir l’odeur du sang quand il la
soulevait.
Le clan des Écarlates ne tolérait pas la faiblesse.
« Oui, répondit Kathleen.
— S’il peut le faire, poursuivit Juliette, pourquoi ne le devrais-je pas ? »
Kathleen n’eut rien à dire à cela. Elle se contenta de soupirer
légèrement et de laisser baller ses bras des deux côtés, en reconnaissance de
sa défaite.
La voiture s’arrêta totalement. Une domestique attendait déjà pour
ouvrir la portière, et quoique Juliette acceptât la main tendue, ce n’était
qu’un signe de courtoisie : dans sa robe à perles, il lui était facile de
descendre de toute la hauteur du véhicule. Kathleen, en revanche, eut
besoin de plusieurs secondes pour que sa sortie restât digne, sa qipao plus
serrée ralentissant ses mouvements. Le temps que les talons de Kathleen se
fussent enfoncés dans le gravier de l’allée, Juliette s’était déjà dirigée vers
la porte, la tête tournée vers le soleil pour réchauffer son visage glacé.
Tout finirait par se mettre en place. Il n’y avait pas à s’inquiéter. Elle
avait obtenu un nom. Demain à la première heure, elle se présenterait sur le
lieu de travail de ce Zhang Gutai et prendrait sa mesure. D’une façon ou
d’une autre, Juliette allait mettre fin à cette histoire de folie avant que trop
des siens n’en aient souffert.
Puis un hurlement retentit dans le jardin. « Ali, mais qu’est-ce qu’il
t’arrive ? »
Juliette tournoya, réagissant immédiatement à la panique qui s’emparait
du lieu. D’horreur, son cœur se mit à battre la chamade.
Il est trop tard.
La folie ne l’avait pas attendue pour se présenter à sa porte.
« Non, non, non », souffla Juliette en se précipitant vers les parterres de
fleurs. Là, Ali était sur le chemin du retour vers la maison, un panier de
linge sur la hanche. Sauf que maintenant, le panier était renversé sur les
roses, les masses de linge écrasant impitoyablement les fleurs. Et Ali était
en train de se déchiqueter la gorge.
« Allongez-la sur le sol », hurla-t-elle au jardinier qui avait par son cri
attiré l’attention de Juliette. « Kathleen, appelle à l’aide ! »
Juliette se saisit de l’une des épaules d’Ali. Le jardinier attrapa l’autre.
Ensemble, ils firent de leur mieux pour maintenir la domestique au sol,
mais le temps que la tête d’Ali vienne heurter le terreau humide des
parterres de roses, ses doigts étaient déjà enfoncés d’une phalange dans les
muscles et les tendons de son cou. Il y eut un bruit de déchirement et de
succion glaçant tandis que le sang jaillissait, puis Juliette put voir les os, put
distinguer chaque pointe blanc ivoire mise à jour à travers le rose-rouge du
cou d’Ali.
Les yeux de la domestique se firent vitreux. Ses mains se détendirent,
les morceaux de chair arrachés glissant de ses doigts desserrés et retombant
par terre.
Juliette eut envie de vomir. Le sang qui se déversait de la gorge d’Ali
continuait de couler, s’infiltrant dans le sol jusqu’à l’assombrir, jusqu’à
former une tache assez grande pour ne plus s’arrêter qu’à quelques pas de la
maison des domestiques ou Nounou, déjà, avait trouvé la mort.
Et voilà la raison, pensa Juliette, hébétée. Voilà la raison pour laquelle
nous ne devons pas aimer plus que nécessaire. La mort finit
inéluctablement par prendre tout le monde…
Un cri de terreur lui parvint depuis l’intérieur de la maison.
Kathleen.
Juliette se releva d’un bond. « Kathleen ! rugit-elle. Kathleen, où es-tu ?
— Juliette, viens ! »
Juliette se précipita à l’intérieur, traversa le salon au grand galop,
provoquant des hoquets interloqués chez les vieilles tantes qui avaient
temporairement interrompu leurs papotages sur les sofas pour se lever.
Fiévreusement, elle pénétra dans la cuisine, pour y découvrir Kathleen
debout devant la longue étendue du plan de travail, le corps paralysé par
l’horreur, les mains serrées contre sa bouche, pour ne pas hurler.
Un cuisinier se tordait sur le sol, le sang dégoulinant déjà le long de ses
avant-bras. Trois pas plus loin, dans l’embrasure de la porte qui menait dans
le vestibule, une autre servante était en train de s’effondrer, adossée au
chambranle et se giflant pour résister à la folie.
« Reculez… »
La servante s’affaissa. Le premier jet de sang forma un arc puissant
depuis sa gorge, tachant les fines ciselures de la porte et peignant sur les
murs beiges des formes abstraites. Instinctivement, Juliette se demanda s’ils
réussiraient jamais à effacer une telle tache, ou si elle demeurerait à jamais
dans cette maison. Même en repeignant les murs et en frottant le
chambranle avec la plus grande énergie, sa présence demeurerait,
imprégnant la pièce de l’échec des Écarlates à protéger les leurs.
La servante se figea. Cela fut apparemment ce qui décida Kathleen à
réagir, puisqu’elle plongea en avant avec un halètement étranglé, ses longs
cheveux tournoyant et venant heurter son visage dans sa précipitation.
Cette folie – elle était peut-être contagieuse.
« Ne bouge plus ! » hurla Juliette.
Kathleen s’immobilisa. La seule chose encore audible dans le silence
qui s’ensuivit fut la respiration syncopée de Juliette.
Elle se retourna, pour se retrouver face à deux de ses tantes qui
s’aventuraient précautionneusement dans la cuisine. Celles-ci se couvrirent
la bouche d’horreur, mais Juliette ne leur laissa pas le temps d’être
horrifiées.
« Faites chercher des hommes pour nettoyer tout cela, dit-elle. Et dites-
leur de mettre des gants. »
ONZE
On dit que Shanghai se dresse aussi fièrement que la fille laide d’un
empereur, ses rues vautrées comme les abattis d’une princesse grimaçante.
Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Elle avait été belle. Tous
l’admiraient alors, la toisaient avec bienveillance, examinaient
complaisamment ses formes, acquiesçaient et concluaient qu’elle était faite
pour sustenter la vie. Puis elle s’était automutilée avec un immense sourire.
Elle avait fait glisser un couteau sur ses joues puis porté la lame à sa
poitrine ; et elle s’inquiétait maintenant de ne plus trouver de prétendants,
de ne plus savoir que se déchaîner, ivre de l’invulnérabilité héritée de son
pouvoir passé, sans plus d’autres capacités que le profit, la ripaille, la
débauche et la fornication.
Maintenant, elle était peut-être laide, mais elle était radieuse.
La nuit tombe toujours sur cette ville avec un doux bruit lourd. Lorsque
les lumières s’allument – dans le bourdonnement de cette électricité
nouvellement souhaitée qui court à travers les câbles déployés dans les rues
comme un réseau de veines noirâtres – il est facile d’oublier que l’état
naturel de la nuit est censé être l’obscurité. En lieu de quoi, la nuit à
Shanghai n’est que vibrance et néon, lueur des becs de gaz scintillant à
travers les drapeaux triangulaires qui flottent dans la brise.
Dans ce tumulte, une danseuse sort du cabaret burlesque le plus
fréquenté de son côté de la ville, en libérant ses cheveux de leurs attaches.
Elle n’en garde qu’une : un ruban rouge, pour marquer son allégeance
au clan des Écarlates, afin qu’on la laisse tranquille pendant qu’elle traverse
leur territoire pour rentrer chez elle, pour signaler aux gangsters qui rôdent
dans les ruelles derrière le Bund en se nettoyant les dents de la pointe de
leur couteau qu’elle ne doit pas être importunée, qu’elle est de leur côté.
La danseuse frissonne tout en marchant, laisse tomber sa longue
cigarette par terre et l’écrase sous sa chaussure. Les mains maintenant
libres, elle les serre contre elle, autour de ses bras couverts de chair de
poule. Elle est mal à l’aise. Personne ne la suit et elle n’aperçoit personne
au loin. Néanmoins, elle demeure convaincue que quelqu’un l’observe.
Ce n’est pas une idée totalement absurde : cette ville ne se connaît pas
elle-même, elle ne reconnaîtra pas les parasites qui se développent à sa
surface avant qu’il ne soit bien trop tard.
Cette cité est composée d’une myriade d’éléments précipités de force
pour fonctionner dans un élan collectif, mais si vous placez un pistolet
contre sa tempe, elle vous rira au nez, ne comprenant pas la menace que
porte un tel geste.
On a toujours dit que Shanghai était une fille laide, mais à mesure que
les années passent, il convient de moins en moins de la considérer comme
une entité homogène.
Cet endroit se nourrit d’idéalisme occidental et de travail oriental,
détestant sa dualité, mais incapable de fonctionner sans elle, ses multiples
facettes s’opposant et se combattant en un conflit constant. Moitié Écarlate,
moitié Fleurs blanches ; moitié incommensurablement riche, moitié
immensément pauvre ; moitié terres continentales, moitié eaux de la mer de
Chine orientale. Il n’y a que de l’eau à l’est de Shanghai. C’est peut-être
pour cette raison que les Russes sont venus, toutes ces vagues d’exilés
fuyant la révolution bolchevique ou même avant cela, quand leur terre
n’était plus vivable. Quand on s’enfuit à toutes jambes, autant continuer de
courir jusqu’au bout du monde.
Voilà ce qu’est cette ville. La fête au bout du monde.
Sa danseuse emblématique vient de s’arrêter, laissant le silence lui
rebattre les oreilles comme elle s’efforce d’identifier ce qui lui vrille les
nerfs.
Plus elle écoute, plus elle entend des choses : elle perçoit l’égouttement
d’une canalisation proche, la discussion d’hommes qui travaillent de nuit.
Le truc, en fait, c’est que ce n’est pas que quelqu’un l’observe. C’est
que quelque chose l’observe.
Et cela fait surface. Quelque chose avec une rangée de cornes qui
saillent de son dos incurvé, qui scintillent hors de l’eau comme dix dagues
de mauvais augure. Quelque chose qui redresse la tête et tourne vers elle
des yeux qui clignent, argentés et opaques.
La danseuse prend ses jambes à son cou. Elle panique, saisie d’une telle
hâte de fuir cette vision terrifiante qu’elle va s’égarer devant un navire
arborant les mauvaises couleurs.
Et le Fleur blanche qui est en train de décharger le navire l’aperçoit.
« Excusez-moi, tonne-t-il depuis le bord. Vous êtes perdue ? »
Il a pris son immobilité pour du désarroi.
Il a pris sa paralysie pour de la confusion. Il saute de la proue du navire
et commence à marcher vers elle, pour se figer soudain lorsqu’il aperçoit
son ruban rouge.
L’expression du Fleur blanche vire aussitôt de l’amical au foudroyant.
La danseuse affiche aussitôt une grimace serrée et défaite, lève les mains.
Elle tente de désamorcer la situation en criant : « Je suis désolée, je suis
désolée ! Je n’ai pas fait attention aux limites des territoires ! » Mais il
abaisse déjà son pistolet, vise avec un œil paresseusement clos.
« Putain d’Écarlates, maugrée-t-il. Vous vous croyez chez vous partout,
hein ? »
La danseuse, presque à contrecœur, cherche précipitamment son arme :
un petit pistolet attaché à sa cuisse.
« Attendez, crie-t-elle tout de même. Je ne suis pas votre ennemie. Il y a
quelque chose, là-bas. Ça vient vers… »
Un grand éclaboussement. Une goutte d’eau atterrit sur la chair douce
de l’arrière du genou de la danseuse, roule le long de son mollet.
Lorsqu’elle baisse les yeux, elle voit que toute la traînée liquide est
totalement noire.
Elle file vers sa droite, se jette dans une ruelle et se colle derrière le coin
du mur. Des coups de pistolet résonnent, comme le Fleur blanche considère
son mouvement brusque comme une déclaration de guerre, mais elle est
déjà hors de vue, isolée de la berge, le corps tremblant de la tête aux pieds.
Puis quelque chose surgit du Huangpu.
Et des hurlements résonnent dans la nuit.
Il est difficile de dire exactement ce qu’il se passe sur les quais de
Shanghai.
Tandis que la danseuse ânonne des prières muettes, les bras serrés
contre sa poitrine, les genoux pliés si fort qu’ils s’impriment sur son front,
le Fleur blanche et tous ses compagnons restés à bord demeurent à portée
du chaos. Ils se débattent et hurlent et résistent, mais l’infection s’abat sur
eux, et rien ne peut l’arrêter.
Lorsque les hurlements cessent, la danseuse sort précautionneusement
de la ruelle en hésitant, de peur d’une calamité.
En lieu de quoi, elle découvre des insectes.
Des milliers d’insectes – de minuscules choses immondes qui rampent
sur le sol. Ils se cognent les uns sur les autres et semblent chacun se
déplacer de façon arbitraire, mais en tant que masse, ils prennent tous la
même direction : l’eau.
Pour la première fois, cette ville va peut-être finir par craindre l’arme
pressée sur sa tempe telle une caresse empoisonnée.
Parce qu’au bord du Huangpu, la deuxième vague de folie se déploie,
en commençant par les sept cadavres étendus sur le pont d’un navire russe.
TREIZE
Juliette lissa le tissu de sa qipao, aplatissant les plis qui saillaient sous son
manteau. Elle ravala son inconfort en déglutissant nerveusement, comme si
tout cela n’était qu’une potion amère. Elle trouvait qu’il y avait quelque
chose d’un peu spécieux dans le fait de porter une sorte de tenue qu’elle
n’utilisait plus depuis bien longtemps. Comme si elle se mentait à elle-
même, qu’elle mentait à l’image qu’elle s’était construite avant de revenir
s’installer dans cette ville.
Mais si elle voulait passer inaperçue sur le lieu de travail de Zhang
Gutai, il lui fallait ressembler à n’importe quelle jeune fille de bonne
famille avec des boucles d’oreilles en perle rehaussant ses cheveux
dénoués, sans cire ni gel.
Juliette prit une profonde inspiration, resserra son emprise sur les
manches de son manteau, et entra dans le bâtiment.
Zhang Gutai, en tant que membre important d’un parti politique
relativement nouveau et fragile, était un homme des plus secrets. Mais il
était également le rédacteur-en-chef du journal Le Quotidien du Travailleur,
dont l’adresse était publique. Quoiqu’elle ne se fût pas attendu à grand-
chose sinon un îlot de bureaux indigent quand elle s’était aventurée ici, dans
les confins industriels de la partie chinoise de la ville, Juliette s’était
retrouvée au milieu d’un tohu-bohu absolument intense lorsqu’elle avait
pénétré dans les locaux du journal : des gens qui couraient dans tous les
sens avec dans les bras des machines à écrire et des liasses de papier, en
hurlant les dernières corrections sur ce qui allait partir à l’impression.
En plissant le nez, Juliette avait dépassé la réception sans s’arrêter, tête
haute. Après tout, ces gens étaient des communistes, non ? Ils croyaient en
l’égalité. À partir de là, ils devaient également croire en sa capacité à
explorer les lieux par elle-même jusqu’à trouver le bureau de Zhang Gutai.
Elle n’avait pas besoin de guide.
Juliette sourit intérieurement.
Le plus gros de l’activité et des allées et venues semblait graviter autour
d’un petit escalier qui s’enfonçait vers les profondeurs, donc c’est le chemin
qu’emprunta Juliette, en chipant au passage un porte-bloc sur un bureau
pour paraître affairée. Il n’y avait aucune lumière naturelle à l’étage où les
marches la menèrent. Elle dépassa une porte qui devait donner sur
l’extérieur, puis tourna à gauche, entra dans ce qui devait être l’espace
principal et parcourut des yeux la scène qui s’offrait à elle. Les murs et le
sol étaient cimentés. Les quelques appliques fixées aux murs étaient la seule
source de lumière, ce qui semblait être extrêmement peu commode pour
tous ces gens qui travaillaient à leur bureau les yeux plissés dans la
pénombre.
Cela lui fit penser à ce qu’avaient dû être les cellules de prison pendant
la Grande Guerre. Juliette n’eût pas été le moins du monde surprise si on lui
avait dit que ce bâtiment était une ancienne prison reconvertie.
Elle continua d’avancer, de s’enfoncer dans ces alignements de bureaux
semblables à des geôles, en prenant le temps de jeter un coup d’œil dans
chaque alcôve. Ses talons résonnaient tapageusement, mais il régnait dans
l’ensemble un chaos suffisant pour que personne ne s’intéressât pour autant
vraiment à elle. Des hommes stressés, tant jeunes que vieux, s’affairaient
aussi vite qu’humainement possible à griffonner, taper à la machine ou
parler au téléphone. Les câbles téléphoniques et électriques qui alimentaient
cet étage souterrain formaient un vaste enchevêtrement inextricable au fond
de la grande salle. Alors que Juliette scrutait chaque espace de travail
qu’elle dépassait en quête de n’importe quel élément digne d’intérêt, son
attention fut attirée par un bureau qui demeurait inoccupé.
Ce simple fait était déjà notable au cœur d’un tel bouillonnement
d’activité. Mais Juliette fut encore plus intriguée lorsqu’elle tendit le cou
pour lire ce qui était inscrit sur les dossiers posés à côté du téléphone et lut,
en chinois, Mémo à l’attention de Zhang Gutai.
Aussitôt, elle se glissa derrière le bureau, son porte-bloc serré sous le
bras pour pouvoir plus facilement fouiller les dossiers. Elle ne trouva rien
d’intéressant dans les comptes-rendus politiques, mais lorsqu’elle
s’accroupit pour regarder en bas du bureau, elle tomba sur Dessins.
Si tous les autres sont tellement occupés, pourquoi ce bureau-là est-il
vide ? se demanda Juliette. Et à qui était-il ? Certainement pas à Zhang
Gutai, qui devait disposer d’une pièce en propre. En agitant négativement la
tête, elle tira quelques dessins de la liasse que contenait le dossier, partant
du principe qu’elle n’allait pas faire la fine bouche.
Mais, lorsqu’elle regarda les dessins, elle en eut froid dans le dos, le
frisson parcourant toute la longueur de son épine dorsale. L’un d’entre eux
représentait de grands yeux reptiliens. Un autre, cinq griffes serrées sur une
pièce de bois, les écailles réussissant à luire malgré les taches d’encre sur le
papier. Les doigts de Juliette se figèrent sous l’effet de la surprise lorsqu’il
devint évident que toutes ces images, ces douzaines de dessins,
représentaient toutes des variations de la même chose.
« Guài wù », souffla Juliette. Le monstre.
Sans prendre le temps de réfléchir, elle attrapa l’un des dessins de la
pile – celui qui représentait une vision floue de la créature dans son entier –
et elle enfonça le petit carré de papier dans la poche de son manteau. Il alla
rejoindre l’invitation au bal masqué qu’elle avait glissée là la veille et
oublié de ranger. Après un rapide coup d’œil alentour pour s’assurer qu’elle
demeurait ignorée, Juliette se releva et essuya ses paumes moites. Elle
repartit, les poings serrés, vers les quelques marches qui la ramèneraient au
rez-de-chaussée.
Juliette marqua soudain une pause, hésitant à poser le pied sur la
première marche de l’escalier. À sa gauche, il y avait de nouveau la porte
donnant sur l’extérieur.
Et cette dernière trépidait.
Soudain, elle ne put plus penser à rien d’autre qu’au dessin dans sa
poche. Elle se figura un monstre de l’autre côté de la porte, soufflant
bruyamment, attendant le bon moment pour se libérer et se déchaîner sur
des innocents.
Juliette s’avança vers la porte d’un pas hésitant. Sa main trouva la
poignée ronde. « Oui ? clama-t-elle d’une voix rauque. Il y a quelqu’un ?
— Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Juliette sursauta, éloignant sa main de la poignée de la porte. Le
chambranle avait cessé de trépider. Elle fit volte-face.
« Oh ! moi ? »
L’homme qui se dressait devant elle était coiffé d’un feutre mou, son
costume plus occidental que ce que tous les autres portaient ici. Ce devait
être quelqu’un d’important, d’un rang équivalent à celui de Zhang Gutai –
certainement pas un simple assistant répondant au téléphone.
« Je suis venue ici pour voir votre rédacteur en chef au sujet de quelque
chose d’important, poursuivit Juliette. Mais je me suis un peu perdue.
— La sortie est par là », répondit l’homme en l’indiquant de la main.
Le sourire de Juliette se fit glacial.
« Je viens pour des affaires écarlates officielles, corrigea-t-elle. C’est
mon père, maître Cai, qui m’envoie. »
Il y eut un instant de flottement tandis que l’homme digérait ce qu’elle
venait de dire, une méfiance soudaine s’installant. Juliette maîtrisait
perfidement l’art de la duplicité : elle dissimulait son identité lorsque c’était
nécessaire, puis l’exhibait comme une arme le moment venu. Sauf que
l’homme parut subitement amusé, au grand dam de Juliette. Quoi qu’il en
soit, il acquiesça et lui fit signe de la suivre.
Il y avait un étage au-dessus du rez-de-chaussée, et l’homme n’épuisa
pas des trésors de patience dans la façon dont il s’efforça de la presser. Il
monta l’humble escalier marron trois à trois tandis que Juliette faisait
claquer ses talons sur chaque marche, en considérant les alentours. Cet
escalier, avec son épaisse balustrade et ses longues vitres polies, eût pu
paraître impressionnant et décadent, si seulement les communistes n’avaient
pas absolument voulu sembler être en tout point près du peuple. Tout, dans
ce bâtiment, eût pu être splendide. Mais la splendeur n’était plus un
objectif, n’est-ce pas ?
Juliette se pencha par-dessus la rampe de l’étage en soupirant,
parcourant des yeux l’activité frénétique des feuilles de papier que
dévoraient les machines à écrire. Lorsque l’homme, qui avait déjà pris de
l’avance, lui fit impatiemment signe de se presser, elle grimaça et se remit à
marcher.
L’homme tourna à un coin et lui indiqua un vestibule spacieux. Il s’y
trouvait deux rangées de chaises alignées contre des murs opposés et se
faisant face, des deux côtés de la porte fermée d’un bureau. Juliette comprit
alors son amusement. Quelqu’un d’autre attendait sur l’une de ces chaises
jaunes, les jambes étendues devant lui.
Roma se redressa en un sursaut.
« Que fais-tu là ? » se demandèrent-ils l’un l’autre, à l’unisson.
L’homme au feutre mou se retira discrètement. Dès qu’il fut hors de
vue, Roma bondit de son siège et attrapa le bras de Juliette. Elle fut à ce
point offensée qu’il osât la toucher qu’elle resta une seconde sans réagir,
suffisamment longtemps pour que Roma les entraînât tous deux dans un
coin, mettant Juliette dos au mur.
« Lâche-moi », persifla-t-elle, en lui reprenant vivement son bras. Roma
avait dû obtenir les mêmes informations qu’elle. Il était venu pour se
renseigner sur l’étendue de l’implication de Zhang Gutai dans la folie.
Juliette ravala un juron. Si les Fleurs blanches obtenaient des réponses
avant elle, ils considéreraient leurs découvertes comme ils traitent la
contrebande. Ils feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour s’assurer un
monopole sur l’information, soudoieraient ou tueraient les sources pour
empêcher les Écarlates d’apprendre ce qu’ils sauraient. De cette façon,
seuls les Fleurs blanches seraient en sécurité, en supposant évidemment
qu’il y avait un moyen de contrer cette folie. De cette façon, seuls les
cadavres de leurs ennemis s’empileraient à travers la ville. Alors les gens
commenceraient à reconsidérer leurs allégeances.
Ainsi, le gang des Fleurs blanches serait victorieux. Et les Écarlates
souffriraient.
« Écoute, dit sèchement Roma. Il faut que tu partes. »
Juliette cilla rapidement en relevant la tête en arrière.
« Il faudrait que moi, je m’en aille ?
— Oui. » Roma tendit la main, le visage moqueur, et tapota l’une des
boucles qui pendaient aux oreilles de Juliette. La perle se balança contre sa
peau, frôlant sa mâchoire. Juliette retint tout juste l’énorme souffle qui
menaçait de s’échapper de ses poumons, l’immense jet de flammes qu’elle
voulait lui cracher au visage.
« Emporte ton déguisement ailleurs, poursuivit Roma. J’étais là le
premier.
— Nous sommes en territoire écarlate.
— Ces gens sont des communistes. Tu n’as aucune mainmise sur eux. »
Juliette grinça des dents. Le clan des Écarlates n’avait effectivement
aucun ascendant ici. Sa seule consolation était que Roma ne semblait pas se
réjouir plus qu’elle, ce qui signifiait que les Fleurs blanches n’avaient pas
plus qu’eux d’emprise sur les communistes. Pour l’instant, cette neutralité
était une bonne chose. L’homme au feutre s’était immédiatement tu
lorsqu’il avait appris l’identité de Juliette, précisément pour éviter toute
dispute superflue avec le clan des Écarlates. Mais cette façon de marcher
sur des œufs n’allait pas toujours durer. Le modèle de progression
qu’avaient défini les communistes était de renverser Shanghai telle qu’elle
était dans sa forme actuelle : paradis des gangsters, pécheresse, lucrative.
S’ils devaient choisir entre tuer tous les capitalistes ou tous les gangsters, ils
choisiraient de tuer les deux.
« Notre relation avec les communistes, comme tout le reste, ne te
concerne en rien, dit Juliette. Maintenant, si tu veux bien, de l’air ! »
Roma plissa les yeux. Il prit son ordre pour une menace. Peut-être était-
ce de cette façon qu’elle avait voulu qu’il soit compris.
« Je n’irai nulle part. »
Bon sang, quelle impudence ! Juliette se redressa de toute sa hauteur. Il
n’y avait pas grande différence, entre eux – il ne la dominait plus que de
peut-être un demi-pouce, lorsqu’elle était en talons. « Je ne le répéterai pas,
persifla-t-elle. De l’air. Maintenant. »
Les lèvres de Roma se pincèrent. À contrecœur, et lentement, il céda à
la menace. Il recula d’un pas, la dévisageant tout en se passant la main au-
dessus des yeux. Si Juliette ne l’avait pas bien connu, elle aurait pris cela
pour un signe de gêne. Mais non : c’était de l’épuisement ; ses paupières
inférieures étaient presque noires, comme si ses sourcils avaient été
couverts de suie.
« Tu n’as pas dormi ? » lui demanda soudain Juliette sans y avoir
réfléchi. Il y avait une corrélation directe entre sa volonté de se montrer
urbaine et la distance qui les séparait. Maintenant qu’il se trouvait à
plusieurs pas d’elle, ses velléités homicides avaient un peu décru.
La main de Roma retomba sur son flanc. « Tu seras heureuse de savoir
que je vais bien, merci beaucoup, répondit-il.
— Je ne parlais pas de ton bien-être.
— Oh, pitié, Juliette. »
Juliette croisa pensivement les bras. La nuit dernière, elle avait été
informée d’un pic de morts Fleurs blanches soudain, entièrement dû à la
folie. Le pire bilan connu à ce jour. Ce qui signifiait que Roma n’allait pas
renoncer, simplement parce qu’elle venait de faire quelques remarques
acerbes – s’il se trouvait ici, c’était précisément parce que cette étrange
folie venait de les frapper au cœur.
Elle inclina le menton en direction de la porte close. « C’est son
bureau ? »
Roma n’eut pas besoin de plus d’explications. Il opina. « Zhang Gutai
ne recevra pas de visiteurs avant une heure. Ce n’est même pas la peine
d’essayer. »
Essayer quoi ? pensa méchamment Juliette. Elle ne pouvait
évidemment pas chasser Roma sans faire une scène et insulter les
communistes, et elle n’allait pas non plus partir sans avoir parlé à Zhang
Gutai. Si elle voulait des réponses, c’était ça ou rien.
Juliette marcha jusqu’à une chaise et s’assit. Elle renversa sa tête en
arrière et fixa le plafond des yeux, résolue à ne rien regarder d’autre.
Détournant de la même façon ses pensées, elle enfonça la main dans la
poche de son manteau, tapota le dessin qu’elle avait subtilisé. Elle ne savait
pas trop si ces esquisses effrayantes confirmaient spécifiquement qu’il y
avait un problème avec les communistes, mais cela confirmait quelque
chose. Elle allait devoir l’examiner plus avant, parce qu’elle pensait avoir
reconnu le décor pour être le Bund. Il n’y avait rien d’autre que quelques
traits, mais pour un endroit aussi caractéristique que le Bund, quelques traits
suffisaient.
Pendant ce temps, Roma s’était rassis dans l’autre rangée de chaises,
ses doigts tapotant au rythme du tic-tac de la pendule murale. Il gardait les
yeux fixés sur Juliette, au grand dam de cette dernière. Elle pouvait sentir sa
scrutation comme s’il se fût agi d’un contact physique, comme s’il se
trouvait à quelques pouces d’elle plutôt qu’à l’autre bout de la pièce.
Chaque mouvement de ses yeux semblait la démonter une pièce après
l’autre, jusqu’à mettre tout le mécanisme à nu pour inspection. Juliette
sentait des bouffées de gêne lui remonter de la poitrine, lui chauffer la
nuque, faire petit à petit rosir ses joues jusqu’à les enflammer.
Elle allait s’écorcher elle-même avec son propre putain de couteau. Ses
cellules la trahissaient à un niveau moléculaire. Il ne faisait que regarder,
bon sang de bois. Cela ne pouvait être considéré comme une agression.
Juliette n’allait pas tomber dans le panneau. Elle allait rester assise là
jusqu’au moment où Zhang Gutai serait prêt à recevoir, puis…
« Quoi ? » s’exclama Juliette, incapable de supporter ce traitement plus
longtemps. Elle abandonna le plafond pour enfin riposter vigoureusement
aux canonnades oculaires de Roma.
Roma fit un petit bruit inquisiteur. Il pinça lentement les lèvres, puis
inclina le menton. « Qu’est-ce qui a pu te faire un tel effet ? »
Juliette suivit la direction de son regard. Elle sortit la main de sa poche.
« Une fois de plus, ce n’est en rien tes affaires.
— Si c’est en rapport avec la fo…
— Pourquoi supposer une telle chose ? »
Roma fulmina. « Puis-je finir une phrase… ? »
La porte du bureau s’ouvrit, l’interrompant. Une assistante empressée
sortit et invita Roma à entrer avant de prendre congé. En grommelant,
Roma lança à Juliette un regard qui signifiait Nous n’en avons pas terminé,
avant de disparaître dans le bureau.
Juliette bouillonnait d’impatience, ses orteils tapotant de façon
intermittente sur les lattes du plancher tandis que ses doigts se tordaient les
uns les autres. Dix minutes durant, elle se tortura en imaginant Roma
faisant tout ce qui était en son pouvoir pour convaincre Zhang Gutai de lui
donner toutes les réponses, et de les lui réserver sans se préoccuper de
Juliette. Roma était un menteur patenté, ses tactiques de persuasion
n’avaient aucune limite.
Lorsque Roma sortit, pourtant, il parut immédiatement évident, au vu
de sa tête basse, qu’il n’avait pas obtenu ce qu’il voulait.
« Ne prends pas cet air suffisant », murmura-t-il à Juliette lorsqu’elle
passa près de lui.
« C’est simplement mon expression naturelle », persifla-t-elle en retour.
Le menton haut, Juliette entra dans le bureau de Zhang Gutai.
« Eh bien, ce doit être mon jour de chance », déclara M. Zhang en
posant son stylo-plume lorsqu’elle entra. Malgré son ton louangeur, il avait
froncé les sourcils en prenant la parole. « D’abord l’héritier des Fleurs
blanches, et maintenant la princesse héritière écarlate. Que puis-je faire
pour vous, mademoiselle Cai ? »
Juliette s’affala dans l’un des deux grands fauteuils placés face à
l’imposant bureau d’acajou de M. Zhang. Quelques secondes lui suffirent à
appréhender tout ce qu’elle avait devant elle : les photos noir et blanc
encadrées de ses parents, le drapeau au marteau et à la faucille qui pendait
au coin du meuble d’archivage, le calendrier mural décoratif rouge sur
lequel étaient inscrits les rendez-vous de la journée. Son regard revenant au
communiste qui se tenait face à elle, Juliette se détendit et lui montra ce
qu’il voulait voir, en laissant échapper un petit rire insouciant, aussi creux
qu’il était possible.
« Vous savez comment les rumeurs fonctionnent dans cette ville,
monsieur Zhang », dit-elle. Elle étala ses ongles devant elle, les yeux fixés
sur une petite griffure gâtant le verni de son auriculaire. « Elles viennent
jusqu’à moi, puis je les suis. Savez-vous ce qui m’a flatté l’oreille, l’autre
jour ? »
Zhang Gutai parut assez moyennement intéressé. « Dites-moi.
— On raconte – Juliette se pencha en avant – que vous, monsieur
Zhang, savez pour quelle raison une folie s’est répandue dans Shanghai. »
Durant un long moment, M. Zhang ne dit rien. Puis il cligna rapidement
des yeux et répondit : « Mademoiselle Cai, je ne vois vraiment pas ce qui
pourrait vous faire penser une telle chose.
— Non ? répliqua-t-elle d’un ton badin. Vous n’avez pas conçu une
folie à répandre à travers la ville ? Vous ne projetez aucunement d’y
provoquer suffisamment de morts pour affaiblir les gangs et effrayer les
travailleurs, jusqu’au point où les usines seront assez mûres pour que les
communistes les cueillent et exhortent à la révolution ? »
Elle digéra sa surprise, sa stupéfaction d’être ainsi accusé. Roma n’avait
pas dû lui parler directement de la folie, il avait dû l’approcher d’une façon
plus indirecte, en tâtant le terrain pour faire ses propres déductions plutôt
qu’en attaquant de but en blanc. C’était logique. L’approche frontale était
plus du domaine de Juliette.
« Mademoiselle Cai, dit Zhang Gutai d’un ton lugubre, c’est absurde. »
Tout cela ne menait nulle part. Elle se redressa dans son fauteuil et
effaça son sourire, ses mains se serrant sur les accoudoirs. La gentille
garçonne venait de disparaître. Elle avait fait place à l’héritière du gang le
plus impitoyable de Shanghai.
« Je découvrirai la vérité d’une façon ou d’une autre, dit Juliette. Alors,
parlez maintenant si vous voulez encore pouvoir espérer ma clémence.
Sinon, je vous arracherai la vérité un membre après l’autre…
« Mademoiselle Cai, je n’ai réellement pas la moindre idée de ce dont
vous parlez, l’interrompit M. Zhang. Veuillez me laisser, maintenant. Ceci
est un espace professionnel et je ne vais pas laisser vos accusations ridicules
me faire perdre mon temps. »
Juliette réfléchit à ses options. Ce que disait Zhang Gutai était
convaincant, mais il était mal à l’aise. Sauf à être un très, très bon acteur, il
ne mentait pas ; mais il continuait de regarder vers la porte, il continuait de
tapoter de la main sur le plateau de son bureau. Pourquoi ? Que savait-il
qu’elle ne savait pas ? S’il n’était pas à l’origine de la folie, quel était son
degré d’implication ?
Juliette s’enfonça dans son siège, se détendant le dos avec un calme
feint.
« Et si j’ai des questions sur le Parti communiste ? demanda-t-elle. Vous
en êtes le secrétaire général, n’est-ce pas ?
— Nous vous invitons à assister à nos réunions si vous désirez en savoir
plus sur le Parti, répondit M. Zhang d’un ton raide. Sinon, mademoiselle
Cai, je vous prie de bien vouloir partir. »
Juliette se leva, prit tout le temps du monde pour s’étirer et se détendre
les raideurs de la nuque. Puis, en feignant une révérence bien basse fort
exagérée, elle minauda : « Merci pour le temps précieux que vous m’avez
consacré. » Puis elle quitta le bureau.
Et maintenant ? se demanda-t-elle en refermant la porte derrière elle
dans un léger cliquetis. Elle s’éloigna. S’il ne veut pas…
« Ouh ! » Juliette tituba en arrière, la tête lui tournant d’avoir tourné au
coin et aussitôt heurté quelqu’un de face. À l’instant où elle releva les yeux
pour voir quel crétin avait bien pu se trouver sur son chemin, elle ne put que
voir rouge.
Roma attrapa son poignet avant que sa main ne pût s’abattre sur lui. Il
le maintint à mi-mouvement, leurs bras restant croisés comme s’ils
échangeaient des coups d’épée.
« Fais attention », dit paisiblement Roma d’une voix trop douce, en
regard de la violence qui couvait sous la peau de Juliette. C’était sournois. Il
tentait de lui faire oublier ce qu’il se passait ici, de détourner son attention
vers ses lèvres et son souffle chaud et sa maîtrise de lui-même, sa forte
poigne creusant des sillons dans son poignet, et cela fonctionnait. Rien que
pour cela, Juliette avait envie de le tuer.
Roma lui adressa un sourire moqueur, comme s’il savait ce qu’elle
pensait. « Vous n’iriez tout de même pas faire une scène dans un bastion
communiste, n’est-ce pas ? »
Juliette essaya de lui arracher son bras, mais Roma la tenait fermement.
S’il ne la lâchait d’ici trois secondes, elle sortirait son pistolet. Un, deux…
Roma la lâcha.
Juliette se frotta le poignet, serrant d’une paume apaisante son pouls
rageur et maugréant quelque chose d’inaudible dans sa barbe. Comme
Roma se contentait de rester planté là, elle lui demanda : « Pourquoi es-tu
encore là ? »
Innocemment, Roma indiqua les rangées de chaises. « J’avais oublié
mon chapeau.
— Tu n’en portais pas. » Mais il y avait bel et bien un chapeau posé à
l’endroit où il avait été assis. Roma, après avoir haussé les épaules, se
contenta d’aller le ramasser. Juliette tourna les talons et partit aussi vite
qu’elle le put, s’empressant de quitter le bâtiment.
Ce ne fut que lorsqu’elle eut fait la moitié du chemin et qu’elle
resserrait son manteau sur elle qu’elle s’arrêta soudain en jurant.
« Il n’aurait tout de même pas… » Elle plongea la main dans sa poche,
ne put en tirer qu’un seul papier. Mais lorsqu’elle le déplia, elle vit le
monstre qui continuait de la regarder, les traits plus vagues d’être
incessamment plié et déplié.
Juliette renâcla. Roma ne lui avait subtilisé que l’invitation au bal
masqué.
« Imbécile », maugréa-t-elle.
Lorsque Juliette arriva chez elle, elle trouva Kathleen déjà affalée sur
l’un des sofas du salon. Elle alla rejoindre sa cousine, en se plaignant à voix
basse.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda distraitement Kathleen en tournant
les pages de son magazine.
— Beaucoup de choses, grommela Juliette. Tu as trouvé l’adresse ? »
Kathleen fit un signe avec la tête qui ressemblait à un demi-
acquiescement. « Quelque chose comme ça. Je l’aurai dans quelques jours.
— Cela suffira bien, marmonna Juliette. Il faut que je m’occupe du bal
masqué d’ici là, de toute façon. »
Un mal de crâne commençait à poindre dans l’espace derrière ses
oreilles. Elle s’efforçait de planifier les mouvements à venir, mais il était
difficile de choisir où chercher. Il devait y avoir une raison pour laquelle
Madame avait entendu ce qu’elle avait entendu. Il devait y avoir une raison
pour laquelle les communistes avaient dit ce qu’ils avaient dit. Si tout cela
n’était qu’une rumeur, Juliette n’en aurait le cœur net qu’après avoir épuisé
toutes les possibilités concernant Zhang Gutai.
Juliette se redressa. Sa main revint encore une fois dans la poche de son
manteau, pour toucher le dessin. Il lui fallait épuiser toutes les possibilités.
Un sifflement lui parvint alors depuis la porte d’entrée, interrompant les
sombres réflexions de Juliette. Elle releva la tête et aperçut un commis
écarlate qui attendait dans le vestibule, lui faisant signe d’une main et
réajustant l’une de ses chaussures de l’autre.
« Il me faut ce paquet, là. »
Juliette regarda à côté d’elle. Il y avait effectivement un paquet posé sur
la table ronde à côté du sofa sur lequel elle avait choisi de s’effondrer, mais
qu’est-ce que ce commis pouvait bien avoir en tête, à lui demander à elle de
lui apporter quelque chose qu’il pouvait tout aussi bien venir chercher…
Elle réalisa. La qipao. Les gangsters écarlates avaient pris l’habitude de
l’associer à ses robes à perles scintillantes et aux cosmétiques des boucles
de ses cheveux. Dès qu’elle revêtait une tenue chinoise plus traditionnelle,
ils ne la voyaient plus.
Juliette inspira et trouva que sa cage thoracique la serrait horriblement.
Ne pourrait-elle donc jamais être les deux ? Était-elle condamnée à toujours
choisir un pays ou l’autre ? Être une Américaine ou rien ?
Le commis siffla de nouveau. « Hé… ! »
Juliette tira le couteau engainé contre sa cuisse, juste au-dessus de la
fente de sa qipao, et le lança. La lame se planta parfaitement dans la porte
d’entrée avec un bruit grave et sonore. Elle fit couler une goutte de sang de
l’oreille du commis, là où elle l’avait coupé.
« Tu ne me siffles pas, lâcha Juliette d’un ton glacial. Je te siffle.
Compris ? »
Le commis la dévisagea – cette fois-ci plus attentivement. Il porta la
main à son oreille. Le saignement avait déjà cessé. Mais c’est les yeux
écarquillés qu’il hocha la tête.
Juliette attrapa le paquet et se leva. Elle marcha jusqu’à l’endroit où se
tenait le commis et le lui remit d’une façon plutôt pittoresque, comme si
elle tendait un panier-repas à une amie.
« Pendant que tu y es, ajouta-t-elle, j’ai besoin que tu fasses quelque
chose pour moi. Va au Bund et interroge les banquiers qui travaillent sur
l’artère principale. Demande-leur s’ils ont aperçu quoi que ce soit
d’étrange. »
Le commis ouvrit et referma la bouche. « Tous les banquiers ?
— Tous. Les. Banquiers.
— Mais…
— Juliette, attends », clama Kathleen en se levant à son tour. « Laisse-
moi m’en charger… »
Juliette haussa un sourcil. Kathleen fit un signe de la main en direction
du commis pour lui signifier son congé ; celui-ci ne se le fit pas dire deux
fois, et il referma derrière lui la porte d’entrée dans laquelle le couteau était
encore planté.
« Tu veux perdre ton temps avec ce genre de choses ? demanda Juliette.
— Ce n’est pas une perte de temps, s’il s’agit d’informations qui te
seront utiles. » Kathleen farfouilla à travers le portemanteau qui flanquait la
porte. « Pourquoi en as-tu besoin ?
— Je peux envoyer un autre commis », poursuivit Juliette en fronçant
les sourcils. Elle n’aimait pas trop donner des ordres à ses cousines. Une
tâche spécifique pour une raison particulière était une chose, en particulier
quand Kathleen avait des contacts qui pouvaient s’avérer précieux à la
réussite de la mission. L’envoyer de façon totalement hypothétique à la
pêche aux infos en était une autre.
« Juliette…
— J’essayais juste d’effrayer le commis. Ce n’est vraiment pas un
problème si… »
Kathleen saisit les poignets de sa cousine et les serra, pas assez pour lui
faire mal, mais suffisamment pour lui faire comprendre que c’était sérieux.
« Je ne fais pas tout cela juste par bonté d’âme, dit-elle d’un ton ferme.
Dans quelques années, ce clan sera dirigé soit par toi, soit par quelqu’un
d’autre. Et, étant donné les autres prétendants… »
Kathleen marqua une pause. Leurs pensées allèrent aux mêmes
personnes : Tyler, d’abord, puis peut-être certains autres cousins qui
auraient peut-être une chance si Tyler disparaissait mystérieusement. Tous
étaient cruels, implacables et pleins de haine, mais Juliette l’était aussi. La
seule minuscule différence tenait dans le fait que Juliette était également
prudente, et savait jusqu’à quel point elle pouvait autoriser cette haine à
guider sa main.
« Il pourrait tout autant être entre tes mains, répliqua Juliette d’un ton
léger. Qui sait ce qu’il va se passer durant les prochaines années ? »
Kathleen leva les yeux au ciel. « Je ne suis pas une Cai, Juliette. Alors
ce n’est même pas du domaine du possible. »
Il n’y avait quasiment rien à répondre à cela. Kathleen venait de la
partie maternelle de la famille de Juliette. Maître Cai était le visage du clan
des Écarlates, et il n’y avait rien de surprenant au fait que seuls ceux qui
portaient son nom pouvaient paraître légitimes. Il suffisait pour s’en
convaincre de voir avec quelle facilité ses cousins s’étaient fait une place
dans le cercle rapproché du clan, quand M. Lang, le frère de dame Cai,
n’avait toujours pas remporté la moindre faveur après plus de deux
décennies passées là.
« Il faut que ce soit toi, dit Kathleen, d’un ton qui interdisait toute
contradiction. Tout prétendant à ta couronne est une véritable menace. Tu
en es une toi aussi, mais… » Elle prit le temps de peser soigneusement ses
mots. « … mais toi, au moins, tu ne porteras pas sciemment le danger en
notre sein dans le seul but de flatter ton ego. Tu es la seule que je crois
capable de maintenir ce clan à l’état de machine de guerre, plutôt qu’une
simple hiérarchie de rivalités inextinguibles et de caprices de gosses. Si tu
échoues à être une bonne héritière, si tu tombes, alors c’est tout ce mode de
vie qui échouera. Laisse-moi m’en occuper. »
La bouche de Juliette s’ouvrit, puis se referma. Lorsqu’elle ne put
articuler qu’un maigre « D’accord », sa cousine renâcla.
Le côté grave de leur discussion s’évapora. Kathleen enfila son
manteau. « Alors, qu’as-tu besoin d’apprendre des banquiers du Bund ? »
Juliette en était encore à ce qu’avait dit sa cousine. Elle s’était toujours
considérée comme étant l’héritière du clan des Écarlates, mais ce n’était pas
cela du tout, n’est-ce pas ? Elle était l’héritière de la version de son père du
clan des Écarlates.
Était-elle aussi grandiose que cela ? Ce clan-là craquait aux jointures.
Peut-être qu’une autre version aurait remporté la guerre avec les Fleurs
blanches des générations plus tôt. Peut-être qu’une autre version aurait déjà
mis fin à la folie.
« Des rumeurs parlent d’un monstre », répondit Juliette à voix haute, en
se forçant à se reprendre. Il y avait tant de pièces éparses à relier : un
monstre, une folie, des communistes… elle devait se concentrer sur la façon
dont tout cela pouvait être mis en place, plutôt que douter d’elle-même.
« J’ai des raisons de croire qu’ils auraient pu assister à quelque chose. Je
n’ai pas grand espoir, mais au moins il y a une possibilité. »
Kathleen opina. « Je viendrai te rendre compte de ce que j’aurai
trouvé. » Sur ces mots, sa cousine lui fit au revoir de la main et ferma la
porte derrière elle, le bruit résonnant dans le salon. Le couteau avait un côté
comique, à suivre chaque fois le mouvement du battant. Juliette soupira et
alla le récupérer, puis elle remisa sa lame sous sa robe avant de s’engager
dans les escaliers. Ses parents allaient être horrifiés lorsqu’ils
découvriraient l’entaille dans la porte. Elle sourit à cette idée et en demeura
amusée, jusqu’au moment où elle entra dans sa chambre et remarqua une
silhouette solitaire sur son lit.
Juliette manqua sauter au plafond.
« Oh, bon sang, tu m’as fait peur ! » hoqueta-t-elle aussitôt après.
Comme les sœurs n’étaient pour ainsi dire jamais dans sa chambre
séparément, elle n’avait pas immédiatement identifié Rosaline, d’autant que
sa cousine avait le visage tourné vers les rayons du soleil de l’après-midi
qui baignaient la pièce à travers la fenêtre. « Ta sœur et toi avez donc
tellement envie de me surprendre chacune de votre côté, aujourd’hui ? »
Rosaline parut un peu froissée lorsqu’elle se retourna vers Juliette. « Tu
étais avec Kathleen ? Cela fait des heures que je t’attends ici. »
Juliette cilla. Elle ne savait pas trop comment répliquer. « Je suis
désolée », choisit-elle de répondre, sauf que ses excuses parurent confuses
et hypocrites. « Je ne savais pas. »
Rosaline agita négativement la tête et maugréa : « Aucune
importance. »
Voilà bien un souvenir que Juliette avait conservé de leur enfance, avant
que chacune d’elles ne parte en Occident : Rosaline maîtrisait l’art de
prendre la mouche comme nulle autre. Elle était fougueuse et obstinée,
avait des nerfs d’acier, mais lorsque l’on farfouillait au-delà des apparences
et de ses belles paroles si bien choisies, elle était capable de laisser couver
son ressentiment sur des périodes déraisonnables.
« Ne te fâche pas comme ça », dit Juliette avec un claquement de
langue de désapprobation. Il fallait, dans ce genre de cas, prendre
immédiatement le taureau par les cornes, sauf à risquer un retour de bâton
longtemps après. Elle connaissait sa cousine, avait souvent été témoin de
l’expression de ses haines à consumation lente envers ceux et celles qui
l’avaient offensée – envers ses tantes maternelles qui avaient essayé de
prendre la place de sa mère disparue ; envers son père, qui accordait plus
d’importance au renforcement de sa guānxì dans le clan des Écarlates qu’au
soin de ses enfants ; et même envers les autres danseuses du cabaret
burlesque, qui avaient été assez jalouses du statut de star montante de
Rosaline pour tenter de l’exclure de leur cénacle.
Parfois, Juliette se demandait comment Rosaline réussissait à
compenser tous ces vides dans sa vie. Et, à cette pensée, elle se sentit un
peu coupable de ne pas avoir consacré plus de temps à sa cousine, même si
elle n’était pas rentrée depuis bien longtemps. Tout le monde avait toujours
quelque chose d’autre de plus important à faire, dans la famille Cai.
Kathleen, au moins, débordait d’optimisme. Ce n’était pas le cas de
Rosaline. Mais disponibilité totale et attention constante envers ses cousines
ne pouvaient pas être ses priorités lorsque des gens se déchiquetaient la
gorge dans la rue.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda tout de même Juliette. Elle
pouvait bien lui consacrer quelques minutes, si elle l’avait attendue pendant
des heures.
Rosaline ne répondit pas. Durant un temps, Juliette craignit de ne pas
être parvenue à effacer sa bouderie naissante. Mais, soudain, Rosaline laissa
tomber son visage dans ses mains.
Il y avait dans ce geste quelque chose qui ramenait à l’enfance, quelque
chose de perdu, qui toucha Juliette au plus profond.
« Des insectes », murmura Rosaline, ses mots assourdis par les paumes
de ses mains. Une froideur s’était invitée dans la pièce. Juliette sentit tous
les petits poils de sa nuque se hérisser, se dresser si droit que sa peau en
devenait presque ultrasensible, cuisante.
« Une multitude », poursuivit Rosaline. Chaque soubresaut dans la voix
de sa cousine produisait un nouveau frisson qui allait parcourir l’épine
dorsale de Juliette. « Une multitude d’insectes qui venaient tous de la mer et
retournaient tous à la mer. »
Lentement, Juliette réussit à s’agenouiller sur le tapis. Elle inclina la
tête sur le côté pour mieux faire face au regard hagard et terrifié de sa
cousine.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda doucement Juliette. De quels
insectes veux-tu parler ? »
Rosaline agita négativement la tête. « Je crois que je l’ai vu. Je l’ai vu
dans l’eau. »
Cela ne répondait toujours pas à sa question. « Qu’est-ce que tu as
vu ? » tenta une nouvelle fois Juliette, pour clarifier ses dires. Comme
Rosaline restait muette, Juliette la prit par les bras et redemanda :
« Rosaline, qu’est-ce que tu as vu ? »
Rosaline inhala sèchement. Ce fut comme si elle avait aspiré tout
l’oxygène de la pièce d’un coup, éradiqué toute possibilité de donner une
explication simple et casuelle à ce dont elle avait été témoin. Un second
pouls battait à l’arrière du crâne de Juliette, une pression venue de
l’intérieur lui imposant de rassembler tout son courage, d’écouter, de se
préparer. Elle prit conscience que ce qu’elle allait entendre allait tout
changer.
« Rosaline, tenta Juliette une dernière fois.
— Des yeux argentés » finit par expectorer Rosaline dans un frisson.
Maintenant qu’elle avait commencé à parler, les mots lui venaient en
cascade. Son souffle se fit de plus en plus creux, et Juliette relâcha presque
totalement son emprise, sans pour autant lâcher les bras de Rosaline. Sa
cousine parut à peine le remarquer. « Il avait des yeux argentés. Une épine
dorsale incurvée. Des excroissances. Et des écailles et des griffes et… je ne
sais pas, Juliette. Je ne sais pas ce que c’était. Un guài wù, peut-être. Un
monstre. »
Ce fut comme un rugissement qui résonnait dans les oreilles de Juliette.
Avec un soin précautionneux, elle relâcha lentement les bras de sa cousine,
puis fouilla dans son manteau, en tira le dessin qu’elle avait volé. Elle
déplia la feuille usée, en lissa les traits.
« Rosaline, dit lentement Juliette. Regarde ce dessin. »
Rosaline tendit le bras, attrapa la feuille de papier. Ses doigts se
crispèrent dessus. Ses yeux s’emplirent de larmes.
« C’est ce que tu as vu ? » murmura Juliette.
Très lentement, Rosaline acquiesça.
QUATORZE
Une rue plus haut, alors que Benedikt et Marshall allaient d’un bon pas
plein sud, Kathleen marchait vers le nord, allant et venant vers les quais qui
jalonnaient le Bund.
Le Bund, se dit-elle distraitement. Quelle étrange traduction. En chinois,
c’était wàitān, ce qui aurait dû donner La rive extérieure. D’autant que
c’était exactement cela : une bande de terre qui bordait les eaux les plus en
aval du fleuve Huangpu. Avoir préféré l’appeler le Bund en avait fait des
quais. Un endroit pour arriver ou partir, les navires y convergeant dans
l’espoir d’y trouver une autre vie, de s’y frotter aux centres d’affaires, et
aux consulats étrangers qui vibraient de puissance.
C’était là que se concentraient les richesses, au milieu des édifices
décadents à l’architecture marquée par les beaux-arts, financés par
l’Occident, et qui produisaient d’autres richesses en un cycle auto-
entretenu. Beaucoup de constructions n’étaient pas encore achevées, et
laissaient la brise marine se couler à travers les poutres de leur ossature
découverte. Les coups de marteau des ouvriers qui travaillaient de façon
intensive résonnaient frénétiquement, même à une heure aussi tardive. Ils
n’étaient pas autorisés à construire haut, le long du Bund où la hauteur était
dûment restreinte, alors ils pouvaient au moins construire bien.
Même inachevé, tout ici était beau. C’était comme si chaque projet
s’employait à éclipser le précédent.
Le préféré de Kathleen était l’immeuble de la HSBC, un édifice massif
néoclassique de cinq étages qui abritait la Hong Kong and Shanghai
Banking Corporation, et qui étincelait autant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il
était difficile de croire qu’un assemblage aussi colossal de marbre et de
monel puisse résulter en cela : des colonnes, des travées, un unique dôme
dressé vers le ciel. Cela donnait l’impression que l’ensemble de la structure
avait plus sa place au milieu de temples grecs qu’à l’épicentre de l’âge d’or
financier de Shanghai.
Il était vraiment dommage que les gens qui travaillaient dans des
bâtiments aussi accueillants soient, eux, aussi accueillants que des portes de
prison.
Kathleen quitta l’immeuble de la HSBC à regret, en laissant échapper
un long grondement dans sa barbe. Lasse jusqu’au tréfonds, elle s’appuya
contre l’une des arches, prit une minute pour réfléchir aux prochaines
étapes.
Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez était la phrase qu’elle
avait le plus entendue aujourd’hui, et Kathleen détestait échouer à mener
une mission à bien. Dès que ces banquiers réalisaient que Kathleen n’était
pas venue s’enquérir du solde de son compte courant, mais pour demander
s’ils avaient aperçu un monstre en venant travailler, ils se renfermaient dans
leur coquille, levaient les yeux au ciel et lui demandaient de laisser place au
suivant. À l’intérieur de ces murs de granit et de ces chambres fortes
monumentales, les gens qui vivaient là au quotidien, supposa-t-elle,
devaient se croire à l’abri de la folie et de la rumeur d’un monstre qui y était
associée.
Kathleen le voyait bien. Cela transparaissait dans le geste patient de la
main lorsqu’ils faisaient signe au client suivant, dans la condescendance
avec laquelle ils écartaient les questions de Kathleen, comme si celles-ci
étaient indignes d’eux. Les riches et les étrangers n’y croyaient pas
vraiment. Pour eux, cette folie qui déferlait sur la ville n’était qu’une ineptie
chinoise, n’affectant que les misérables, ne fonctionnant qu’avec les
crédules rancis dans leurs traditions. Ils pensaient que leurs marbres luisants
pouvaient circonscrire la contagion parce que celle-ci n’était qu’une
hystérie de sauvages.
Lorsque la folie franchira ces colonnes, se dit Kathleen, ces gens-là ne
comprendront pas ce qui leur arrive.
Cruellement, elle ajouta presque : Bien fait.
« Vous, là ! Xiǎo gūniáng ! »
Kathleen pivota d’un bond au son de cette voix, son cœur se soulevant
dans l’espoir qu’un banquier était sorti pour lui dire qu’ils se souvenaient de
quelque chose. Mais lorsqu’elle se tourna, ses yeux se posèrent sur une
vieille femme à l’épaisse chevelure blanche, qui avançait vers elle d’un pas
traînant en serrant son sac des deux mains.
« Oui ? » demanda Kathleen.
La vieille femme s’arrêta devant elle, son regard se fixant sur le
pendentif de jade qui ceignait sa gorge. La chair de poule hérissa aussitôt
les avant-bras de Kathleen. Elle résista à l’envie de toucher ses cheveux.
« Je vous ai entendu poser des questions… » La femme se pencha en
avant, adopta un ton de conspirateur « … sur un monstre ? »
Kathleen grimaça, chassant sa chair de poule d’une courte exhalaison.
« Je suis désolée, répondit-elle. Je n’ai pas d’informations non plus…
— Oh, mais moi si, l’interrompit la femme. Vous n’irez nulle part, avec
ces banquiers. Ils quittent à peine des yeux leurs livres et leurs comptoirs.
Mais moi, j’étais là il y a trois jours. Je l’ai vu.
— Vous… » Kathleen regarda par-dessus son épaule, puis se pencha en
avant, baissant la voix à son tour. « Vous l’avez vu, ici ? De vos propres
yeux ? »
La femme fit signe à Kathleen de la suivre, ce qu’elle fit, et elles
regardèrent des deux côtés avant de traverser la rue. Elles marchèrent
jusqu’à la rive, près des appontements qui s’enfonçaient dans le fleuve.
Lorsque la vieille femme s’arrêta, elle posa son sac et se servit de ses deux
mains pour illustrer son propos.
« Juste là, dit la femme. Je sortais de la banque avec mon fils. Un chou,
mais un parfait bèndàn en ce qui concerne les finances. Quoi qu’il en soit,
alors qu’il était parti chercher un pousse-pousse, je suis restée devant la
banque pour attendre, et de la rue, là… – elle ouvrit les bras pour indiquer
une rue qui s’enfonçait vers l’intérieur de la ville – cette… chose… a
émergé.
— Une chose, répéta Kathleen. Vous voulez dire le monstre ?
— Oui… » La femme s’interrompit. Elle avait commencé son histoire
avec vigueur, avec le genre d’énergie qui vous vient en face d’un public
captivé. Maintenant, cela s’étiolait, et la femme se retrouvait face à ce
qu’elle avait réellement vu. « Le monstre. Une chose horrible, immortelle.
— Vous en êtes certaine ? » la pressa Kathleen. Une partie d’elle-même
voulait se précipiter à la maison sans plus attendre et transmettre cette
information à Juliette pour que sa cousine puisse rassembler les forces
écarlates et distribuer les fourches. L’autre partie, celle qui était logique,
savait que cela n’était pas suffisant. Il leur en fallait plus. « Vous êtes
certaine que c’était le monstre, pas une ombre, ou…
— J’en suis certaine, répondit-elle d’un ton ferme. J’en suis certaine,
parce qu’un pêcheur qui accostait a essayé de tirer sur cette chose alors
qu’elle se traînait sur cet appontement-là, exactement. » Elle pointa du
doigt, indiquant l’appontement qui s’avançait dans les eaux du très, très
large fleuve, et qui grouillait de l’activité des navires qui y étaient amarrés.
« J’en suis certaine parce que les balles n’ont fait que rebondir sur son dos
et retomber par terre en tintant, comme si ce n’était pas un être qui se tenait
là, mais un dieu. C’était un monstre. J’en suis certaine.
— Que s’est-il passé ? » chuchota Kathleen. Un frisson parcourut sa
nuque et ses bras. Elle ne l’attribua pas à la brise marine. C’était quelque
chose de bien plus terrible. « Que s’est-il passé ensuite ? »
La femme cilla. Elle parut émerger d’une sorte de transe, comme si elle
n’avait pas vraiment réalisé à quel point elle s’était enfoncée dans ses
souvenirs.
« Eh bien, le problème est là, répondit-elle en fronçant les sourcils. Ma
vue n’est plus très bonne, voyez-vous. J’ai regardé la créature plonger dans
l’eau, puis… »
Kathleen se pencha en avant. « Et puis… ? »
La vieille femme agita la tête. « Je ne sais pas. Tout est un peu flou. J’ai
cru entendre trottiner. On aurait dit que l’obscurité là-bas – elle tendit le
bras – se déplaçait. Comme si des petites choses étaient projetées dans la
pénombre. » Elle agita de nouveau la tête, plus intensément, cette fois. Ça
ne parut pas changer grand-chose, parce que la voix de la vieille femme
avait perdu presque toute son énergie initiale. « Entre-temps, mon fils était
revenu avec le pousse-pousse. Je lui ai dit d’aller voir. Je lui ai dit que
j’avais vu un monstre dans l’eau. Il a dévalé l’appontement en courant pour
essayer de le voir. »
Kathleen hoqueta. « Et… il l’a vu ?
— Non. » La vieille femme se rembrunit, les yeux tournés vers le
Huangpu. « Il m’a dit que je racontais n’importe quoi. Qu’il avait juste vu
un homme qui s’éloignait à la nage. Il était convaincu que c’était juste un
pêcheur tombé par-dessus bord. »
Un homme. Comment y aurait-il pu avoir un homme dans l’eau alors
que le monstre était là ? Comment aurait-il pu survivre ?
À moins…
En haletant, la femme fit mine de ramasser son sac, puis parut se raviser
et préféra attraper la main de Kathleen.
« Je vous ai reconnue, vous faites partie du clan des Écarlates, dit-elle
doucement. Quelque chose est en train de prendre vie dans les eaux qui
entourent cette ville. Il y a des choses qui prennent vie dans bien des
endroits que nous ne voyons pas. » Les doigts de la vieille femme se
resserrèrent si fort que Kathleen ne put bientôt plus sentir son sang circuler
dans la paume de sa main.
« Par pitié, murmura la vieille femme, protégez-nous-en. »
QUINZE
Roma se précipita sur sa sœur, lui écarta les mains de la gorge dans la
seconde. Avant qu’elle n’eût pu se dépêtrer de lui dans l’hystérie de la folie,
il l’avait déjà collée au sol, les bras pliés dans le dos et le côté du visage
plaqué contre le béton.
« Alisa, c’est moi. C’est moi », haleta Roma. Alisa tenta de se cabrer
intempestivement.
« Arrête ça ! » persifla Roma en tirant la tête en arrière.
Il aurait dû savoir qu’il perdait son temps à essayer de la convaincre. La
folie n’avait rien de commun avec les caprices d’une petite fille turbulente.
Il ne s’agissait plus de sa sœur – quelque chose l’avait consumée de
l’intérieur.
« À l’aide ! hurla Roma par-dessus son épaule. Venez m’aider ! »
Les Fleurs blanches autour de lui, tous sans exception, hésitèrent. À
l’autre bout de l’entrepôt, les Écarlates s’empressaient de quitter les lieux,
filant aussi vite qu’il était possible. Ce problème n’était pas le leur, après
tout. Lorsque Juliette fit mine de s’attarder, sa mère l’entraîna
immédiatement par le coude avec un bref commentaire cinglant, comme si
la vitesse était capitale lorsque l’on fuyait une contagion.
Eux au moins avaient le droit de s’enfuir. Comment des Fleurs blanches
pouvaient-ils se dérober ?
« Ne restez pas plantés là ! »
Benedikt finit par s’arracher à son ébahissement et se précipita, en
relevant ses manches. Il s’agenouilla et immobilisa l’une des jambes
qu’Alisa agitait en tous sens. Légèrement livide, Marshall fut forcé de se
joindre à eux par ses seuls principes, neutralisa l’autre jambe et claqua des
doigts pour faire réagir les messagers alentour.
« Roma, dit Benedikt, il faut l’emmener à Lourens.
— Certainement pas ! » Dans la ferveur de son exclamation, Roma
manqua perdre le contrôle des gesticulations volcaniques d’Alisa. Il coinça
de nouveau ses poignets. « Nous n’allons pas laisser Lourens mener ses
expériences sur Alisa.
— Comment pourrais-tu être certain que le résultat ne sera pas
bénéfique ? » argua Benedikt. Ses mots étaient courts et directs, en
conséquence de son épuisement. « Ces choses lui dévorent probablement le
cerveau en cet instant même. Si nous n’essayons pas de les retirer, comment
saura-t-on si c’est ou non possible ?
« Ben », intervint Marshall. Pour une fois dans ce genre de situation, sa
voix tendue était la plus calme des trois. « Nous avons essayé de retirer une
chose morte d’un homme mort, et nous avons décollé dix tonnes de matière
cérébrale. Comment pourrions-nous prendre un tel risque ?
— Quel choix avons-nous ? » répliqua Benedikt.
Marshall lâcha la jambe d’Alisa, abandonnant le soin de la maîtriser à
Roma et Benedikt, et il fit le tour pour aller s’accroupir au niveau de la tête
de la jeune fille. « Il y a toujours un choix. »
Marshall plaça ses mains autour de la gorge d’Alisa, et il serra. Il fallut
à Roma convoquer jusqu’à la dernière de ses cellules grises pour qu’il
n’agresse pas son ami, pour qu’il ne le renverse pas en arrière alors que
Marshall comptait à voix basse. Il savait exactement ce que Marshall faisait,
il savait que c’était la seule chose à faire, mais il brûlait d’envie d’en
protéger sa sœur.
Alisa cessa de se débattre. Marshall la relâcha aussitôt, ôta ses mains
comme s’il s’était brûlé, puis réavança son bras pour vérifier son pouls.
Il hocha la tête. « Elle va bien. Elle est juste inconsciente. »
Le cœur battant la chamade, Roma passa un bras derrière le cou
d’Alisa, souleva sa petite sœur comme si elle ne pesait rien – une poupée de
chiffon. Lorsque Roma se retourna, il vit que l’entrepôt était presque vide.
Où était passé son père ?
« Allons-y, trancha Roma, en repoussant ces pensées à plus tard. Il faut
atteindre l’hôpital le plus proche avant qu’elle ne reprenne connaissance. »
« Laissez-moi entrer ! »
Roma frappa des poings sur la porte, faisant trembler le chambranle si
fort que le sol sous ses pieds frissonna d’effroi. Cela ne fit aucune
différence : les gonds étaient solides, et de l’autre côté, à travers le mince
carreau de verre, le médecin agitait négativement la tête, intimant à Roma
de faire demi-tour et de retourner dans la salle d’attente, où les autres Fleurs
blanches avaient reçu pour instruction de demeurer.
« Nous allons prendre le relais, maintenant », avait dit le médecin
lorsqu’ils étaient arrivés avec Alisa. Cet hôpital était plus petit que certaines
des demeures de Bubbling Well Road, à peine la taille d’une maison qu’un
négociant britannique envisagerait d’acheter pour sa maîtresse. Il était
pitoyable, mais c’était la meilleure option. Personne n’aurait pu dire
combien de temps Alisa pouvait tenir, et ils n’auraient pas pu prendre le
risque de quitter Nanshi pour rallier le centre-ville. Même si cet hôpital
n’avait été conçu que pour se charger des fréquents accidents de la filature
de coton voisine. Même si Roma était convaincu que les médecins exténués
ne paraissaient pas plus compétents que le marchand ambulant moyen.
« Maintenez-la inconsciente, avait exigé Roma en leur confiant Alisa.
Elle a besoin d’oxygène, d’une sonde gastrique…
— Nous avons besoin de la réveiller pour savoir ce qui ne va pas, avait
insisté le médecin. Nous savons ce que nous faisons…
— Il ne s’agit pas d’une maladie normale, avait tonné Roma, mais de la
folie. »
Le médecin avait fait signe aux infirmières de venir, et de forcer Roma
à quitter les lieux.
« Vous n’oseriez pas… » avait averti Roma. Elles l’avaient forcé à
reculer d’un pas, puis d’un autre. « Non – arrêtez ! Il est hors de question
que vous m’enfermiez dehors… »
Ils l’avaient enfermé dehors.
Présentement, Roma frappa une dernière fois du poing sur la porte, puis
il tourna les talons en jurant copieusement dans sa barbe. Il se tira les
cheveux, puis tira sur ses manches, tira sur tout ce qui se trouvait autour de
lui, juste pour s’occuper les mains, juste pour éviter les sueurs froides et
concentrer sa colère dans un espace strictement délimité. Là était le
problème, avec les établissements de ce genre : être installés loin du centre-
ville et dirigés par des gens pitoyablement sous-payés. À partir de là, ils ne
craignaient pas les membres des gangs autant qu’ils le devraient.
« Roma ! »
Roma ferma les yeux aussi fort qu’il le put. Il laissa échapper une
longue exhalaison poignante, puis se tourna pour faire face à son père.
« Pourrais-tu m’expliquer tout cela ? » demanda maître Montagov. Il
venait d’entrer avec cinq hommes derrière lui, et maintenant ils étaient tous
amassés dans cette minuscule section de l’hôpital, au point de donner
l’impression d’étouffer dans une pièce hermétiquement close, où la
condensation faisait presque luire les murs peints en blanc. « Comment est-
ce arrivé ? »
Roma regarda le plafond, compta à rebours à partir de dix. Il remarqua
les diverses lézardes sous la peinture écaillée, la façon dont le délabrement
se faisait une place dans chaque recoin. Vu de l’extérieur, cet hôpital avait
une apparence industrielle bien différente de l’établissement de la
Concession française que les Écarlates finançaient et dans lequel Juliette
l’avait amené, mais chacun courait à la ruine à sa propre façon.
« Pourquoi te contentes-tu de rester planté là ? » poursuivit maître
Montagov. Il tendit la main pour frapper Roma sur la tête.
Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.
« Pourquoi as-tu mis aussi longtemps à venir ? »
Maître Montagov plissa les yeux. « Fais attention à ce que…
— Alisa était à l’agonie, et tu t’es contenté de regarder comment les
Écarlates allaient réagir ? Qu’est-ce qui ne va pas, chez toi ? »
L’un des hommes de maître Montagov repoussa Roma à l’instant où il
s’avança trop près. Peut-être qu’il y avait quelque chose dans ses yeux, ou
quelque chose dans la façon dont la fureur enflammait ses paroles. Quoi que
ce fût, cela avait dû paraître dangereux, parce que, sur un signe du menton
de maître Montagov, le Fleur blanche menaça Roma d’un couteau pour lui
intimer de reculer.
Roma ne bougea pas d’un pouce. « Vas-y, dit-il.
— Tu te ridiculises », persifla son père.
Maître Montagov se repaissait de l’amour des autres. Il plastronnait
quand on le choyait, s’énervait quand on le toisait. La scène que lui faisait
Roma l’embarrassait, et ce dernier en tira une forme de plaisir pervers.
« Si je suis ridicule, alors débarrasse-toi de moi. » Roma ouvrit grand
les bras. « Demande à Dimitri de s’occuper de cette folie. Ou, mieux
encore, pourquoi ne t’en chargerais-tu pas toi-même ? »
Maître Montagov ne fit même pas mine de lui répondre. S’ils avaient
été seuls, son père aurait crié, frappé de la main sur n’importe quelle surface
plane pour faire du bruit – n’importe quel bruit, parce que tant que cela
faisait tressaillir Roma, son père était satisfait.
Ce n’était pas l’obéissance que recherchait maître Montagov. C’était la
confirmation de son pouvoir.
En l’instant, Roma était assez imprudent pour lui dénier cela.
« J’imagine que tu es trop occupé. J’imagine que Dimitri a des tâches
plus importantes à accomplir, des gens plus importants à enjôler. Ou peut-
être… »
La voix de Roma se fit plus calme, il poursuivit comme l’on récite un
poème : « Peut-être que c’est parce que ni toi ni Dimitri n’êtes assez
courageux pour vous approcher de la folie. Vous craignez pour vous-mêmes
plus que vous ne craignez pour les vôtres.
— Tu… »
Un hurlement terrifiant retentit derrière les portes verrouillées et Roma
se retourna aussitôt, sans s’inquiéter de savoir si cela allait lui valoir un
coup de couteau dans le dos. Il avait déjà la main dans la poche de son
manteau pour en sortir son pistolet, tira une fois, deux fois, trois fois,
jusqu’à ce que le petit panneau de verre de la porte s’effondre totalement,
lui laissant assez d’espace pour glisser son bras à l’intérieur et faire jouer le
verrou.
« Alisa, tonna-t-il en ouvrant violemment la porte. Alisa ! »
Il pénétra dans la salle des urgences, une main venant immédiatement
couvrir ses yeux pour les protéger de la puissance des projecteurs fixés au
faux plafond. Personne n’objecta à sa présence. Ils étaient bien trop occupés
à maîtriser le corps en furie d’Alisa, à la maintenir en place juste assez
longtemps pour lui planter une seringue dans le cou. Il ne fallut que
quelques secondes pour qu’elle retombe, ses mèches de cheveux blonds
maculées de sang recouvrant ses yeux.
« Que lui avez-vous fait ? » demanda Roma en se précipitant vers elle.
Il écarta les cheveux du visage d’Alisa en déglutissant. Les paupières de sa
sœur, tellement pâles et translucides sous cette lumière crue que ses veines
bleu pourpre ressortaient singulièrement, papillonnèrent brièvement, puis
demeurèrent closes.
Le médecin, celui-là même qui l’avait enfermé dehors et lui avait assuré
que sa sœur était en de bonnes mains, s’éclaircit la gorge. Roma le
dévisagea, retenant difficilement sa colère.
« Nous lui avons fait une injection pour la maintenir dans le coma. » Le
médecin pinça les lèvres, puis se frotta vigoureusement le front, comme s’il
devait réfléchir à travers une forme de brouillard intérieur. « Je… Nous… »
Il s’éclaircit une nouvelle fois la gorge, puis réessaya. « Nous ne savons pas
ce qu’elle a. Elle doit demeurer inconsciente jusqu’à ce qu’un remède soit
trouvé. »
DIX-HUIT
Roma descendit les escaliers. Bien que son corps l’eût amené là, se fût
chargé de lui faire signifier de la main ses remerciements au barman, de lui
faire soulever le rideau au fond du bar, sa tête était à des lieues de là,
toujours postée devant la chambre d’hôpital à regarder Alisa dans son coma
artificiel, bras et jambes sanglés au lit pour plus de sécurité.
« Je reste invaincu ! »
Alors que ce rugissement remontait l’escalier en colimaçon, l’esprit de
Roma lui revint, et sa colère l’envahit à nouveau. Le sang en ébullition, il
sauta les cinq dernières marches, retomba sur le parquet avec un bruit
ligneux, mat et pesant.
Roma s’aventura plus avant dans ce sous-sol peu profond, s’enfonçant
dans la salle qui s’étendait sous le bar. La construction de ce lieu avait
absorbé la quasi-totalité des finances de son père, il y avait de cela quelques
années – l’usage avait rendu les sols irréguliers, les lumières du plafond bas
s’allumaient et s’éteignaient aléatoirement en grésillant. L’endroit sentait la
sueur et l’urine et il y avait tellement de voix dont les cris se surajoutaient
qu’il eût pu s’agir d’une réunion de délinquants juvéniles, mais le côté
exorbitant, prohibitif du décor était indéniable. Un seul regard alentour –
vers la fosse de combat au centre de la salle, vers les scintillements des fils
d’argent tissés dans les cordes qui sécurisaient le ring – suffisait pour
comprendre que cette arène souterraine faisait partie des investissements de
maître Montagov qui lui étaient les plus chers. Ce qui n’avait rien
d’étonnant, si l’on considérait que les commissions sur les paris perçues ici
avaient rentabilisé l’endroit en quelques semaines.
« Vous n’avez rien de mieux à faire, tous les deux, que de traîner là ? »
Roma se laissa tomber dans un siège autour d’une table de spectateurs,
inspecta les tasses en céramiques posées devant Benedikt et Marshall.
« Je viens de dire exactement la même chose, répondit Benedikt.
— C’est la dernière fois, je vous le promets, dit Marshall. Ensuite –
Non, attrape-le par la jambe ! »
L’attention de Marshall avait été momentanément attirée par le combat.
La foule autour de l’enceinte poussa des acclamations tandis que le perdant
s’effondrait et que le vainqueur tendait les poings vers le ciel.
« Aucun style », maugréa Marshall en se retournant vers eux.
De mauvaise humeur, Roma attrapa la tasse de Benedikt et la renifla
précautionneusement. Son cousin la lui arracha des mains.
« Ne bois pas ça, l’avertit Benedikt.
— De la vodka ? répliqua Roma, après avoir finalement identifié
l’odeur qui flottait sous ses narines. Dans une tasse à thé ? Vraiment ?
— Ce n’était pas mon idée. »
Marshall se pencha en avant avec un sourire chafouin. « Oui, n’en veux
pas à ton gentil cousin, l’idée était de moi. »
Leur table vibra soudain de l’impact d’un autre combattant tombé sur le
ring, la foule rugissant ses acclamations. Une femme notait les résultats à la
craie. Avant chaque combat, les spectateurs se ruaient vers elle en tendant
leur argent, pour parier sur qui allait gagner.
Roma ne fut pas totalement surpris de voir que Dimitri Voronin allait
être le prochain à monter sur le ring. Il était bien du genre à passer tout son
temps libre ici, à frayer avec les ordures qui hantaient l’endroit et à s’y
sentir bien. Roma, de son côté, évitait l’endroit autant que faire se pouvait.
Il ne descendait que si l’affaire était pressante, comme c’était justement le
cas cette fois.
« Je viens de parler avec mon père, à la maison », dit Roma. Il tourna la
tête de façon à ne pas voir Dimitri mimer une série de coups de poing et
montrer les dents à la foule. « Il a perdu tout intérêt pour la folie. Il pense
que c’est une chose qui s’achèvera d’elle-même. Il croit qu’Alisa va tout
simplement se réveiller et s’en dégager dès qu’elle se sera lassée d’essayer
de se déchiqueter la gorge. »
Ce n’était qu’à moitié vrai. Maître Montagov ne désirait plus faire de
recherches sur la folie, mais il ne s’agissait pas d’apathie. C’était parce que
Roma avait touché un point sensible et l’avait frappé là où cela faisait le
plus mal. Cette inaction était sa punition. Parce qu’il avait traité son propre
père de couard, maître Montagov allait lui montrer jusqu’où pouvait aller sa
couardise, et laisser Alisa s’étioler.
« C’est un imbécile. » Marshall s’interrompit. « Sans vouloir t’offenser.
— Il n’y a pas de mal », maugréa Roma. C’était comme si son père ne
réalisait pas que l’on ne pouvait pas diriger un gang sans gangsters. Maître
Montagov avait une trop grande confiance en lui – en grande partie
injustifiée. Si le scénario catastrophe se réalisait, il pensait probablement
qu’il pourrait affronter la mort et exiger la restitution de leurs actifs.
« Il faudrait que je fasse quelque chose, dit Roma en prenant sa tête
dans ses mains, mais à part siphonner la quasi-totalité de nos fonds pour
que Lourens ait les moyens de travailler sur un remède…
— Attends, dit Marshall. Pourquoi attendre que Lourens développe un
remède à partir de rien quand il se raconte dans la rue que quelqu’un a déjà
fabriqué un vaccin ? Nous pourrions le voler, faire nos propres
recherches…
— Il n’y a aucun moyen de savoir si ce vaccin est bien réel, coupa
Benedikt. Si c’est du Larkspur dont tu parles, ça a l’air d’être un vrai
charlatan. »
Roma approuva d’un hochement de tête. Il avait entendu la rumeur, lui
aussi – mais c’était n’importe quoi, une façon facile de profiter de la
panique qui s’emparait de la ville. Si de vrais médecins pouvaient à peine
comprendre le fonctionnement de cette folie, quelle chance avait un simple
étranger d’avoir inventé un remède ?
« Il nous reste toujours à trouver cette victime vivante dont Lourens a
besoin, rappela Roma. Mais… »
Un bruit d’os écrasés leur parvint depuis le ring, et la femme invita un
nouveau concurrent à affronter le « divin Dimitri Voronin ». Roma se
rembrunit, regrettant de ne pas pouvoir ignorer tous ces bruits. À une table
toute proche, un homme se leva et s’y précipita allègrement.
« Mais, s’efforça de poursuivre Roma par-dessus le vacarme tout en
regardant avec une grimace l’homme s’éloigner, nous ne pouvons de toute
façon pas rester assis à ne rien faire en attendant que Lourens trouve un
remède. Et, pour dire la vérité, je n’ai vraiment aucune idée de ce qu’il peut
y avoir d’autre à… »
Un rugissement s’éleva alors de la foule, cette fois non pas de fureur
meurtrière, mais d’indignation et de déception. Roma se tourna, jurant
lorsqu’il découvrit la raison pour laquelle le combat avait été interrompu.
Dimitri pointait une arme sur son nouvel adversaire.
Benedikt et Marshall se levèrent, mais Roma tendit immédiatement la
main pour leur dire de se rasseoir. L’adversaire de Dimitri, à mieux y
regarder, n’était pas russe. Roma n’y avait pas prêté garde lorsqu’il lui avait
jeté un rapide coup d’œil quand il s’était précipité, mais le gel dans ses
cheveux trahissait le fait qu’il s’agissait d’un Américain.
« Eh, calmons-nous un peu, mon vieux. » L’Américain s’esclaffa
nerveusement. Son accent confirma l’estimation de Roma. « Je croyais qu’il
s’agissait d’un combat, pas d’un duel dans le Far West. »
Dimitri grimaça, ne parvenant pas à comprendre ce que l’Américain
avait dit. « Les négociants écarlates qui s’introduisent ici en subissent les
conséquences. »
Les yeux de son adversaire s’écarquillèrent. « Je… je ne suis pas avec
le clan des Écarlates.
— Tu commerces avec les Écarlates. J’ai vu ta tête de leur côté des
rues.
— Mais je n’y suis pas affilié, protesta l’homme.
— Dans cette ville, on est l’un ou l’autre. »
Roma se leva de son siège. Il adressa à ses deux amis un regard
inflexible pour les décourager de le suivre, puis tourna les talons, le visage
sévère. L’Américain continuait de bafouiller sur le ring. Dimitri se
rapprochait avec son pistolet. Le temps que Roma se fraye un chemin à
travers la foule et passe par-dessus les cordes, Dimitri était planté devant
l’Américain, les narines dilatées de colère.
Pourquoi est-il remonté à ce point ? se demanda sincèrement Roma.
Des offenses de ce genre pouvaient être facilement ignorées. Ce n’était pas
comme si cet homme était un véritable Écarlate. S’il était assez stupide pour
venir dans un club de combat Fleur blanche, son navire n’avait dû accoster
à Shanghai que depuis peu.
Roma sauta sur le ring, et s’avança d’un pas silencieux jusqu’à venir se
glisser entre l’Américain et le canon de l’arme de Dimitri. « Ça suffit.
— Écarte-toi, Roma », tonna Dimitri. Il avança son arme d’un air
menaçant, jusqu’à ce que le métal froid creuse le front de Roma. « Dégage,
ça ne te concerne pas.
— Sinon quoi ? répondit froidement Roma. Tu vas me tuer ? »
Sur ce ring, sous ces projecteurs, entouré d’une foule de Fleurs
blanches, Roma était plus en sécurité que nulle part ailleurs. Il avait une
arme pointée sur le crâne, mais il n’avait pas peur. Dimitri avait le choix,
mais avec une oreille tournée vers les cris de mécontentement des
spectateurs, il parut réaliser que Roma l’avait piégé. Pour Dimitri, peut-être
que Roma était l’insupportable gosse de la maisonnée en lequel maître
Montagov n’avait pas confiance. Pour les gens autour d’eux, Roma était
l’héritier des Fleurs blanches – un tueur d’Écarlates baignant jusqu’au cou
dans le sang qu’il avait versé au nom de la vengeance. Que cela plaise ou
pas, Roma demeurait un Montagov, et Roma était une autorité. Si Roma
disait que cet Américain n’était pas un Écarlate, alors ce n’était pas un
Écarlate.
Roma fit signe à l’Américain de filer.
Mais dès que l’Américain sortit du ring pour se diriger vers la sortie,
Dimitri visa et l’abattit tout de même.
« Non ! » rugit Roma.
Il se dégagea de la foule une cacophonie contrastée d’acclamations et
de huées horrifiées, divisée entre ceux qui avaient secrètement attendu de
Dimitri qu’il leur offre le sang qu’ils convoitaient et ceux qui observaient
maintenant la situation avec méfiance, en se demandant quel rôle Roma
jouait là s’il n’était pas capable de se faire obéir de Dimitri.
Roma avait écumé toute la journée. Il n’avait pas pu imposer ses
exigences aux médecins. Il n’avait même pas pu faire entendre raison à son
père. Il était l’héritier des Fleurs blanches – l’héritier d’un empire souterrain
fait de tueurs et de gangsters et de commerçants endurcis qui avaient fui un
pays ravagé par la guerre. S’il ne pouvait pas conserver leur respect, ne
pouvait pas les diriger et se repaître de leur peur, alors, que lui restait-il ?
Dimitri avait eu un seul geste de défi envers lui, et soudain Roma avait
été assailli des huées de ceux qu’il était censé diriger, était considéré
comme un enfant et non plus l’héritier. Si cela avait été Dimitri, à l’hôpital,
peut-être que les médecins auraient écouté. Si Dimitri avait dit à maître
Montagov que la folie menaçait la cité plus dangereusement qu’ils ne
l’avaient escompté, maître Montagov aurait écouté.
L’influence de Roma filait entre ses doigts comme autant de grains de
sable. Lorsqu’il ferma le poing, il n’y avait presque plus de grains auxquels
se raccrocher. Ses mains étaient presque vides.
S’il perdait le respect des Fleurs blanches qui l’entouraient ici, il perdait
son statut. S’il n’était plus Roma Montagov, héritier des Fleurs blanches,
alors il ne pourrait plus assurer la protection de ceux qui lui étaient chers.
Il avait déjà trahi Alisa.
Il n’allait pas continuer d’échouer.
« Nous ne tolérerons jamais le clan des Écarlates ! » Dimitri boxait vers
le ciel, son arme se dressant impitoyablement dans le même mouvement,
attisant la passion des spectateurs. « Nous les tuerons tous ! »
Il y avait de cela bien longtemps, Roma avait dit à Juliette que sa colère
était comme un diamant froid. Une chose qu’elle pouvait ravaler
facilement, une chose scintillante et séduisante dont elle pouvait jouer en la
faisant glisser sur la peau des autres, avant qu’ils ne réalisent bien trop tard
que le diamant avait mordu les chairs. Il admirait cela, chez elle.
Principalement parce que sa colère à lui en était l’exact opposé : une vague
de feu incontrôlable qui n’avait aucune subtilité.
Et c’était arrivé.
En deux gestes coulés, Roma bondit sur Dimitri et le désarma, puis jeta
l’arme dans la foule.
« Tu n’as pas accordé à l’Américain un combat loyal », dit Roma. Il fit
signe à Dimitri d’approcher. « Alors je vais te donner une chance de te
racheter. »
La foule hurla son approbation. Dimitri resta une seconde immobile, à
essayer de déchiffrer les motivations de Roma. Puis, après un coup d’œil
vers les acclamations, il se détendit le cou et chargea.
Roma refusa de se laisser entraîner dans le genre de corps-à-corps
monstrueux pour lequel ces endroits étaient célèbres. Dès l’instant où il fit
claquer son bras pour la première parade, il demeura rapide, agile sur des
pieds légers, chacun de ses coups de poing bien réfléchi. Le ring vibrait
sous l’intense pression des spectateurs, le club tout entier s’agitant si
bruyamment qu’il s’en produisait un écho ténu.
Pour un observateur, tout n’était que mouvements rapides et indistincts.
Pour Roma, tout n’était qu’instinct. Il avait passé des années à
s’entraîner avec Benedikt, et leurs combats avaient fini par compter. Roma
passait de l’offensive à la défensive en un éclair ; son bras droit para un
direct et son bras gauche frappa dans le même temps, trouvant la mâchoire
de Dimitri avec une telle force qu’il le projeta en arrière, les yeux fous.
La fureur de Dimitri n’avait aucune importance. Roma ne fatiguait pas.
Cela lui paraissait presque surnaturel, cette euphorie qui gagnait tous ses
muscles, ce vibrant besoin absolu de l’emporter contre le favori, de rappeler
à tous lequel était le vrai Montagov et lequel était l’imposteur, lequel
méritait l’honneur d’être l’héritier.
Puis Dimitri l’atteignit à la joue, et quelque chose le cingla, bien plus
qu’escompté.
Roma chuinta, reculant de trois pas pour reprendre ses esprits. Dimitri
agita les bras, fit rouler ses épaules, et sous les projecteurs, un éclair
étincela entre son index et son majeur.
Il serre une lame entre ses doigts, réalisa vaguement Roma. Puis,
comme si c’était un fait nouveau : Tricheur.
« Prêt à jeter l’éponge ? » tonna Dimitri. Il se frappa la poitrine. Roma
n’arrivait pas à détourner les yeux des reflets scintillants de la lame. Il ne
pouvait plus arrêter le combat sans perdre la face. Mais s’il poursuivait, il
suffirait d’un coup de poing de Dimitri en travers de sa gorge pour le tuer.
La panique le gagna. Roma perdit de sa concentration. Dimitri frappa
du pied et le coup porta. Un poing apparut dans sa périphérie, et dans sa
hâte de l’éviter, Roma esquiva trop fort, mésestimant son équilibre, et
vacilla. Dimitri frappa de nouveau. Un éclair de la lame, une entaille sur la
mâchoire de Roma.
La foule hua. Ils pouvaient sentir que l’énergie de Roma se tarissait, ils
pouvaient sentir qu’il semblait avoir cessé d’y croire avant même la fin du
combat.
Es-tu un Montagov, ou es-tu un couard ?
Roma releva les yeux, serra sa mâchoire endolorie. Pourquoi se battait-
il à la loyale ? Dans quel genre de monde illusoire vivait-il pour croire que
les Fleurs blanches voulaient pour chef quelqu’un qui dominait par
l’honneur, plutôt que par la sueur, le sang et la violence ?
Roma tendit le bras et attrapa une mèche des cheveux noirs mi-longs de
Dimitri. Lequel ne s’était pas attendu à cela. Ni au fait que Roma allait lui
donner un grand coup de genou dans le nez, avant de lui saisir le bras et de
le lui replier dans le dos, jusqu’à pouvoir serrer son cou de la main et
frapper du pied l’arrière de son genou.
Dimitri tomba à plat ventre sur le sol du ring. La foule se précipita sur
les cordes, secouant le ring encore et encore.
Roma le tenait, maintenant. Avec ses mains dans une telle position, il
pouvait briser le cou de Dimitri s’il le voulait. Il pouvait faire tout ce qu’il
désirait et prétendre que cela avait été un accident – un geste malheureux.
« Roma Montagov, notre vainqueur ! » clama la femme du tableau noir.
Roma se pencha sur Dimitri, assez près pour qu’il ne rate pas un seul
mot de ce qu’il avait à lui dire, malgré le tumulte.
« N’oublie pas qui je suis. »
Sur ce, il se releva, essuya grossièrement de l’avant-bras sa mâchoire
ensanglantée. Il plongea sous les cordes, et retomba agilement dans la foule.
L’endroit n’était plus qu’une marmite en ébullition, bouillonnante de
mouvements et d’émotions. Roma voulait s’en extraire au plus vite.
« Toi », lâcha-t-il. Un homme avec une pochette blanche au veston se
tourna immédiatement vers lui. « Trouve des bras pour évacuer le corps de
l’Américain. »
L’homme s’empressa d’aller effectuer sa tâche. Roma se fraya un
chemin jusqu’à la table de ses amis, se laissa tomber dans son siège avec
ses mille ans de fardeau.
« Quel héros ! roucoula Marshall.
— La ferme » répondit Roma. Il prit une longue inspiration. Puis une
autre. Encore une autre. Dans sa tête, il revit l’Américain tomber à terre. Le
corps inerte d’Alisa. L’absence totale d’émotions sur le visage de son père.
« Tout va bien ? lui demanda Benedikt, inquiet.
— Oui, ça va. » Roma releva les yeux, sombrement. « Peut-on revenir
là où nous en étions dans notre discussion ? Avec Alisa dans l’état où elle
est. » Les images de son visage étaient imprimées dans son esprit, vivaces
et crues, dépérissant déjà. « … j’ai besoin de réponses. Si cette folie est le
produit des mauvaises intentions de quelqu’un, il faudra que je le traque.
— Ton père ne t’a-t-il pas déjà mis sur la piste des communistes ? »
Roma opina. « Mais c’était une impasse. Nous n’avons trouvé que des
impasses dans toutes les directions que nous avons explorées.
— Nous pourrions essayer d’obtenir plus d’informations de la part des
Écarlates, suggéra Marshall. Avec un plus gros armement, cette fois… »
Benedikt plaqua sa main sur la bouche de Marshall, avant que celui-ci
n’eût pu développer un plan totalement absurde.
« Roma, je ne vois vraiment rien d’autre que nous puissions faire,
reconnut Benedikt. Je crois que les pourparlers ont clairement démontré que
les Fleurs blanches ne savaient rien. Nous n’allons nulle part, sauf à y
consacrer toutes nos ressources ou mettre sur écoute tout Shanghai.
— Combien d’espions nous reste-t-il dans le clan des Écarlates ?
demanda Roma. Peut-être qu’ils pourront découvrir de quoi il s’agit. Les
Écarlates ont pratiquement admis détenir des informations, mais ils ne nous
les transmettront pas…
— Je doute que cela puisse avoir la moindre efficacité », l’interrompit
Benedikt. Sa main était toujours sur la bouche de Marshall, qui semblait
avoir commencé à lui lécher la paume dans l’espoir d’être débâillonné.
Benedikt faisait comme s’il n’avait rien remarqué. « Si les Écarlates savent
quelque chose, ils n’en discuteront qu’à l’intérieur du premier cercle.
Laisser des rumeurs se répandre parmi les autres gangsters serait le meilleur
moyen de provoquer une panique généralisée. »
Marshall se libéra finalement de la main de Benedikt.
« Bon sang, vous êtes tous les deux bas de plafond, dit-il. Qui, dans le
clan des Écarlates, n’a de cesse d’apparaître partout où tu vas, et semble
porter un intérêt tout aussi personnel à la recherche de ces mêmes
réponses ? » Il regarda Roma droit dans les yeux. « Il faut que tu demandes
de l’aide à Juliette. »
Alors, Roma leva un index en l’air, pour demander à Benedikt et à
Marshall de faire preuve de patience pendant qu’il réfléchissait.
Lorsque, finalement, il parut avoir ruminé suffisamment longtemps, il
dit : « Passe-moi le seau, là. »
Benedikt eut l’air éberlué. « Quoi ?
— Le seau. »
Marshall se leva et alla chercher le seau. Dès qu’il l’eut apporté près du
nez de Roma, le bouillant héritier des Fleurs blanches y enfonça la tête et
vomit, en réaction aux violences qu’il avait déclenchées.
Une minute plus tard, il refit surface, délivré du contenu de son
estomac.
« D’accord, dit-il d’un ton plein d’amertume. Je vais aller demander de
l’aide à Juliette. »
DIX-NEUF
Au lever du soleil, il était encore assez tôt pour que les quais fussent
calmes, les vagues venant heurter l’avancée de la promenade. Il était encore
assez tôt pour que l’odeur du vent fût douce, n’ayant pas encore intégré la
fumée des usines du matin, ni les arômes des fritures et des soupes claires
cuisinées et vendues par les marchands ambulants dans les rues.
Malheureusement, il n’était pas encore assez tôt pour éviter une
manifestation nationaliste.
Juliette s’arrêta d’un coup, s’immobilisant sur le trottoir, sous un arbre
dont le feuillage oscillait doucement. « Tā mā de, jura-t-elle dans sa barbe.
Qu’est-ce que…
— Kuomintang », répondit Roma avant qu’elle n’eût achevé sa
question.
Juliette lui adressa un regard assassin lorsqu’il s’arrêta à côté d’elle. La
croyait-il incapable de repérer les petits soleils sur leurs couvre-chefs ? On
était loin d’un symbole indéchiffrable. Le Kuomintang, avec ses
nationalistes, devenait de plus en plus populaire.
« Je sais, répondit Juliette en levant les yeux au ciel. J’allais demander
ce qu’ils faisaient. C’est ma ville. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse la
leçon. »
Roma la regarda de guingois. « L’est-ce vraiment ? »
Il n’y avait aucun venin dans le ton qu’il avait employé, et pourtant ces
quelques mots avaient été comme une dague plantée dans le cœur de
Juliette. L’est-ce vraiment ? Combien de fois s’était-elle posé cette question
à Manhattan ? Combien de fois était-elle montée sur le toit de son
immeuble pour parcourir des yeux le panorama new-yorkais en refusant de
s’autoriser à l’aimer, parce qu’aimer l’une des deux villes signifiait perdre
l’autre, et que perdre Shanghai signifiait tout perdre ?
« Bon, mais qu’est-ce censé signifier ? » demanda-t-elle d’une voix
tendue.
Roma parut amusé par la question. Il la décrivit vaguement d’un geste,
en indiquant sa robe, ses chaussures. « Allons, Juliette. J’ai passé bien plus
de temps que toi ici. Tu es une Américaine dans l’âme. »
Et l’implication laissée muette était claire : Rends-nous service,
retournes-y.
« Ah oui », dit-elle. La pointe dans son cœur n’avait fait que s’enfoncer.
« Moi et ma démocratie américaine, est-ce que l’on s’acclimate bien, ici ? »
Avant que Roma n’eût pu la contredire encore, Juliette se remit à
marcher, s’écartant du chemin qu’ils avaient prévu de prendre. Au lieu de
traverser la manifestation rassemblée dans la grand-rue, elle fila vers une
ruelle proche, laissant à peine à Roma le temps de la suivre. Il
s’accommoda sans peine du détour. Bien vite, ils se frayèrent tous deux un
chemin à travers les sacs d’ordures et les charrettes renversées, fronçant le
nez à la vue des animaux errants et grimaçant à celle des mares de sang trop
fréquentes. Comme ils poursuivaient leur route par les petites rues, ils se
satisfirent de leur silence, se satisfirent de faire comme si l’autre n’était pas
là.
Puis Roma virevolta soudainement, faisant demi-tour si vite que Juliette
supposa immédiatement qu’ils étaient attaqués.
« Quoi ? » s’exclama-t-elle en se tournant à son tour. Elle avait sorti son
pistolet et le pointait aveuglément devant elle, pour se garder d’une
agression. « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Sauf que Roma n’avait exhibé aucune arme. Il fouillait juste des yeux la
ruelle derrière eux, le front plissé.
« J’ai cru entendre quelque chose », dit-il. Ils patientèrent. Un oiseau
plongea en direction d’une poubelle. Un bout de tuyau dégorgeait de l’eau
sale à même le sol.
« Je ne vois rien », dit doucement Juliette en rangeant son arme.
Roma se rembrunit. Il attendit encore quelques secondes, mais tout était
calme. « J’ai dû me tromper. Je suis désolé. » Il redressa ses manchettes.
« Repartons. »
Après une hésitation, Juliette se retourna et se remit à marcher. Ils
n’étaient plus très loin maintenant de l’adresse que Kathleen lui avait
donnée. C’était une partie de la ville qui lui était familière.
La chair de poule n’avait pas disparu de ses bras pour autant.
Il a juste été un peu paranoïaque se dit Juliette en s’efforçant de se
rassurer. La peur d’être vus ensemble leur avait déjà au départ mis les nerfs
en pelote. Juliette avait relevé haut le col de son manteau pour se cacher le
visage. Roma avait enfoncé son chapeau sur son front, ce qui était plutôt
une bonne chose, parce qu’il paraissait en l’instant tellement hirsute que
n’importe qui, le voyant, aurait immédiatement pris une rapide tangente. En
plein jour, les blessures de son visage ressortaient en noir sur sa peau pâle.
À en juger par les valises sous ses yeux, Juliette n’aurait pas été surprise
d’apprendre qu’il n’avait pas dormi de la nuit, probablement passée à se
ronger les sangs pour Alisa.
Juliette secoua la tête. Elle avait besoin de se vider l’esprit de ses
préjugés. Pour ce qu’elle en savait, il pouvait tout aussi bien avoir passé la
nuit à tuer des Écarlates.
« C’est dans l’un de ces bâtiments », dit Juliette lorsqu’ils trouvèrent la
bonne rue. Les maisons, ici, étaient délabrées et surpeuplées, les espaces
entre chaque construction à peine assez larges pour laisser passer un enfant.
Le quartier n’était pas très éloigné de la Concession française, pourtant un
trait aussi tangible qu’une frontière entre les deux districts pouvait être
tracée, et il n’y avait pas à se demander auquel des deux cette rue
appartenait. Une longue structure rectangulaire à moitié effondrée s’étalait
sous les pieds de Juliette. Une porte de village monumentale s’était peut-
être dressée ici autrefois, gravée de grands caractères dorés pour souhaiter
la bienvenue aux arrivants, mais si cela avait été le cas, elle n’était plus là,
maintenant, abattue pour faire place à plus de lumière et de dépravation.
« Tu es sûre que c’est le bon endroit ? demanda Roma. Travailler dans
la presse doit bien payer suffisamment pour vivre ailleurs qu’ici.
— Plus que quiconque, Roma Montagov, répliqua Juliette, tu devrais
comprendre l’importance de l’image. » Uniques et unis, avec le peuple, au
sein du peuple. Les communistes ont toujours prêché ces idéaux. Si
l’ouvrier doit souffrir, alors Zhang Gutai doit souffrir, lui aussi – quel autre
fondement y aurait-il à leur respect ?
Juliette repartit vers le bâtiment que son adresse indiquait. Puis, à deux
pas de l’entrée principale, elle s’arrêta soudain. Elle montra quelque chose
du doigt. « Regarde. »
Roma retint son souffle. Des insectes. Une véritable collection de
carapaces d’insectes racornies, parsemant le sol à côté de l’entrée de
l’immeuble. Si ce n’était pas un signe de culpabilité, rien ne le serait,
considéra Juliette.
Le cœur battant, elle poussa la porte d’entrée du bâtiment. Le verrou
rouillé joua, et la porte s’ouvrit.
Juliette fit signe à Roma d’aller plus vite. Ils commencèrent à monter
les escaliers, en grimaçant devant leur étroitesse. Ces escaliers flanquaient
l’immeuble le long d’un mur, s’arrêtant à chaque palier sur un couloir
parallèle doté de quatre portes pas très éloignées les unes des autres. Nord,
sud, nord, sud, ils montaient les marches, passaient devant les portes d’un
étage, puis rejoignaient les escaliers suivants, en une mécanique qui donnait
le vertige. Roma était un habitué de ce genre de choses ; Juliette, beaucoup
moins. Elle n’avait plus vécu en centre-ville depuis des années ni ressenti
l’enfoncement et les soupirs des lattes de parquet sous ses pieds comme la
structure entière semblait tanguer.
« Quel appartement est-ce ? » demanda Roma. Il renifla alors qu’ils
passaient devant une fenêtre du deuxième étage, regarda les pots de fleurs
posés sur le rebord, à une pichenette d’aller s’écraser sur le pavé en
contrebas.
Juliette se contenta de pointer l’index vers le ciel. Ils continuèrent de
grimper, encore et encore, jusqu’au sommet et jusqu’à un étage où une
seule porte les attendait, là où les escaliers s’achevaient.
Ils marquèrent une pause, échangèrent un regard.
« Il n’est pas là », assura Juliette à Roma avant qu’il n’ait pu le
demander. Elle mit un genou à terre, tira des replis de sa robe la petite
dague qui avait la finesse d’une aiguille. « J’ai eu le temps de voir le
calendrier dans son bureau. Il a des rendez-vous avec des gens importants
toute la journée, aujourd’hui. »
Nonobstant, à peine Juliette eut-elle inséré la dague dans la serrure, le
bout de sa langue apparaissant entre ses lèvres dans sa concentration,
qu’elle entendit l’écho caractéristique et indéniable d’un pas traînant se
dirigeant vers la porte d’entrée depuis l’intérieur de l’appartement.
« Juliette ! » persifla Roma en se précipitant en avant.
Juliette se releva d’un bond, en remisant le couteau dans sa manche.
Elle leva le bras pour arrêter Roma dans son élan, et se ressaisit juste à
temps avant que la porte ne s’ouvre et qu’un vieil homme ne les regarde en
cillant avec des yeux plissés et vitreux. Il avait bien la soixantaine, et un air
las et épuisé qui donnait l’impression qu’il n’avait jamais eu assez de
sommeil depuis la naissance.
« Bonjour », dit-il, déconcerté.
Juliette réfléchit rapidement. Ils pouvaient rattraper le coup. Cela
n’avait rien de difficile.
« Bonjour. Nous sommes étudiants à l’université », s’exclama-t-elle en
optant pour un autre dialecte, le wenzhounais, changeant si vite que Roma
en sursauta quasi imperceptiblement, incapable de dissimuler sa stupeur
devant une telle fluidité. « Allez-vous bien, en un si beau matin ? »
L’homme se pencha en grimaçant pour tendre l’oreille. Il répondit en
shanghaïen : « Parlez plutôt běndì huà, si vous voulez bien, jeune fille ? Je
ne comprends pas. »
La ville de Wenzhou n’était qu’à quelques jours de voyage au sud de
Shanghai, mais le dialecte local était tellement incompréhensible que
Juliette ne l’aurait jamais appris si Nounou ne le lui avait pas enseigné.
Nounou disait toujours que ce qu’il y avait de plus proche du dialecte de
Wenzhou, ce n’était pas la langue d’une ville voisine comme le shanghaïen,
mais le gazouillement des oiseaux. Dans une ville qui débordait non
seulement d’étrangers mais aussi de Chinois venus des quatre coins du
pays, la plupart des gens partageaient une même langue, mais pas la façon
de la parler. Deux commerçants chinois pouvaient mener une conversation
entière en parlant chacun leur propre dialecte. Ils n’avaient pas besoin d’une
étape intermédiaire. Ils avaient simplement besoin de se comprendre.
Juliette, cependant, n’avait pas cherché à se faire comprendre du vieil
homme : elle n’avait qu’un seul but. Avant qu’il n’ait eu le temps de mieux
la dévisager et de reconnaître l’héritière du clan des Écarlates, il fallait lui
mettre en tête qu’elle était une jeune immigrante écervelée venue du sud.
« Toutes mes excuses. » Juliette était repassée au shanghaïen, mission
accomplie. « Comme je le disais, nous venons de l’Université de Shanghai,
et nous sommes absolument ravis de vous rencontrer aujourd’hui. Nous
espérons y fonder la première association syndicale universitaire, et nous
avons besoin de conseils. M. Zhang pourrait-il nous recevoir ? »
Le vieil homme se raidit, frottant ses mains contre son cardigan. Juliette
s’attendait à une fin de non-recevoir, à ce qu’il leur dise de revenir à un
autre moment, qu’ils puissent s’en aller et considérer tout cela comme un
échec temporaire. Tant qu’ils n’avaient pas éveillé de soupçons, ils
pouvaient revenir. Tant que cet homme ne prêtait pas attention à leurs
visages et les considérait comme des étudiants dont il n’est pas nécessaire
de se souvenir.
Elle ne s’attendait pas à ce que l’homme s’éclaircisse la gorge
impérieusement et annonce : « Je suis monsieur Zhang. »
Roma et Juliette se regardèrent d’un air perplexe.
« Euh… Non, ce n’est pas vous. »
L’homme s’affaissa, perdant de sa superbe. Il soupira et abandonna son
air altier. « D’accord. Je m’appelle Qi Ren, et je suis l’assistant personnel
de M. Zhang. Vous pouvez entrer. »
Juliette cilla – d’abord, de confusion quant aux étrangetés de cet
homme, et ensuite de surprise, parce qu’il les invitait à entrer au lieu de les
renvoyer. Comme elle restait plantée là, Roma lui donna un petit coup de
coude, façon de lui demander pourquoi elle ne bougeait pas alors que M. Qi
avait tourné les talons et s’était éloigné en faisant traîner ses chaussons aux
semelles de bois.
Ce n’était pas le plan originel, mais Juliette savait s’adapter.
« Allons-y », marmonna-t-elle à l’adresse de Roma. Ils s’empressèrent
d’emboîter le pas à M. Qi.
« Comment dois-je vous appeler ? » demanda M. Qi par-dessus son
épaule.
Juliette n’eut pas une seconde d’hésitation. « Zhu Liye. Et voici
M. Montague. Vous avez des sofas magnifiques. » Elle s’assit avant qu’il ne
pût l’y inviter.
M. Qi, les sourcils froncés, écarta une pile de dossiers sur la table toute
proche, les retournant de façon que les deux caractères de son nom et le
filigrane du Quotidien du Travailleur ne soient plus visibles. « Y en a-t-il
pour longtemps ?
— Selon votre désir », répondit élégamment Juliette.
M. Qi soupira. « Je vais aller faire du thé. »
Dès que M. Qi se fut suffisamment enfoncé dans la cuisine attenante et
fut occupé à faire bouillir de l’eau, Roma se tourna vers Juliette et persifla :
« Montague ? Vraiment ?
— Chut, souffla Juliette en retour. Sur l’instant, je n’avais pas mieux, et
je ne voulais pas faire montre d’une hésitation suspecte.
— Tu parles russe couramment et c’est tout ce que tu réussis à trouver ?
demanda Roma, abasourdi. Ça veut dire quoi, Montague ? On dirait de
l’italien.
— Il y a des Italiens communistes !
— Pas à Shanghai ! »
Juliette dut ravaler sa réplique, comme M. Qi repassait la tête à
l’intérieur pour leur demander quelle sorte de thé ils voulaient. Une fois
qu’il fut retourné dans la cuisine, satisfait d’avoir reçu comme réponse polie
que tout ferait l’affaire, Juliette tendit la tête et dit : « Bon. Nous allons tout
de même pouvoir faire ce que nous sommes venus faire. Tu vas juste devoir
le distraire.
— Tu veux bien répéter ? Tu veux me laisser seul avec lui pour que je
l’occupe ?
— Serait-ce un problème ?
— Oui, c’est un problème. » Roma se renfonça dans le sofa, les mains
sur les genoux.
« Comment savoir si tu vas partager les informations que tu trouveras
comme ça t’arrangera ? »
Il était totalement fondé à la soupçonner, mais cela ne signifiait pas
pour autant que Juliette devait aimer l’insinuation qu’elle risquait de saboter
cette opération.
« Arrête de discuter tout ce que je dis, répondit-elle. Notre quotidien est
fait d’intimidation et d’armes à feu. Et si nous réussissons à faire quelque
chose ici, ce sera déjà bien.
— Franchement, c’est…
— Tu veux sauver Alisa, ou pas ? »
Roma se tut. Il serra les poings, et Juliette n’eût su dire si c’était en
réaction au rappel de la situation actuelle d’Alisa, ou s’il s’efforçait de se
retenir de l’étrangler. M. Qi revint à point nommé, avec une théière et trois
tasses rondes en équilibre dans ses bras frêles. Sans perdre de temps,
Juliette se leva et demanda où étaient les toilettes. M. Qi indiqua
distraitement le couloir tout en disposant les tasses sur la table, et Juliette
s’esquiva, laissant Roma la foudroyer du regard tout en improvisant une
histoire sur la fondation de l’association syndicale communiste de
l’Université de Shanghai, dont ni l’un ni l’autre ne savait si elle existait
vraiment. C’était son problème, maintenant. Juliette avait d’autres chats à
fouetter.
Une oreille tendue pour s’assurer que Roma continuait de pérorer sur la
solidarité socialiste, Juliette marqua une courte pause au bout du couloir
décrépit. Il y avait quatre portes : une ouverte qui donnait sur la salle de
bains, deux entrouvertes et menant à des chambres, et une bien fermée, qui
ne s’ouvrit pas lorsque Juliette tourna discrètement la poignée ronde. Si
Zhang Gutai avait quelque chose à cacher, cela se trouverait derrière cette
porte.
Juliette recula le bras, puis frappa tellement fort du plat de la paume sur
la poignée que le mécanisme de verrouillage, rudimentaire, se débloqua. Se
figeant quelques brèves secondes, Juliette attendit de voir si M. Qi allait
arriver en courant. Comme il n’y eut pas d’interruption dans le discours de
Roma, elle tourna la poignée et se glissa à l’intérieur.
Juliette regarda autour d’elle.
Un drapeau rouge orné d’une faucille et d’un marteau jaunes était
déployé contre l’un des murs. En dessous, un grand bureau débordant de
dossiers et d’opuscules, mais Juliette ne perdit pas de temps à les examiner
lorsqu’elle s’approcha. Elle se mit directement à genoux pour ouvrir le
tiroir du bas. D’emblée, la première chose qu’elle vit fut son propre visage,
et bien que le papier fût froissé et fin, l’impression médiocre, la
représentation de ses traits exécrable et difforme, il n’en demeurait pas
moins qu’il s’agissait bien d’elle, sous un bandeau qui proclamait
RÉSISTANCE AU CLAN DES ÉCARLATES.
« Intéressant, marmonna Juliette, mais ce n’est pas ce que je suis venue
chercher. »
Elle écarta les affichettes et chercha plus profondément. Il n’y avait là
que des piles et des piles de textes de propagande, sans aucune pertinence
avec ce qu’elle cherchait, écrits avec une encre qui bavait, dans l’espoir
d’instiller la terreur dans les esprits.
Dans le tiroir au-dessus, en revanche, elle découvrit des enveloppes,
toutes rehaussées d’ornements calligraphiques, signes d’argent et de
pouvoir. Juliette les parcourut rapidement, écartant les invitations des
politiciens du Kuomintang et les menaces à peine voilées des banquiers et
des hommes d’affaires, rejetant tout ce qui avait vaguement l’air d’être
destiné à lui faire perdre son temps. Son attention ne fut réellement attirée
que par un petit carré blanc, une enveloppe bien plus petite que les autres.
Contrairement au reste de la pile, celle-ci n’avait pas d’adresse
d’expéditeur.
En lieu de quoi il y avait une petite fleur violette dans le coin, empreinte
par un tampon de caoutchouc personnalisé.
« Un Larkspur », murmura Juliette, en reconnaissant le dessin de la
fleur. Elle s’empressa de tirer le bout de papier qui se trouvait à l’intérieur.
Il n’y avait que quelques mots tapés à la machine, sur une feuille découpée
au format de l’enveloppe.
Facture nº 10092A
Le 23 septembre 1926
ATTN : LARKSPUR
Lernicrom – 10 caisses
La signature ci-dessous engage la responsabilité et certifie que le signataire assurera la partie
finale du transport et la livraison dudit produit au destinataire prévu.
« Tu rentres tard. »
Juliette jeta sa veste sur le lit, puis s’y jeta aussi, son poids en faisant
trembler toute la structure. Kathleen manqua être éjectée de la position
confortable qu’elle s’était trouvée au pied du lit. Elle adressa à sa cousine
un regard noir alors que le lit s’immobilisait, mais les malédictions de
Kathleen n’étaient jamais sincères.
« Et je ressors dans une demi-heure », grommela Juliette en posant un
bras sur ses yeux. À peine une seconde plus tard, elle le retira d’un coup
sec, effaçant les traces de maquillage sur sa peau et grimaça, de savoir
qu’elle avait étalé son mascara. « Où est Rosaline ? »
Kathleen posa son menton sur sa main dressée.
« Sa présence a de nouveau été requise au cabaret. »
Juliette se renfrogna. « Encore des étrangers ?
— Cette folie rend les Français anxieux, répondit Kathleen. Et s’ils ne
peuvent rien y faire, ils vont faire semblant de se rendre utiles en appelant
sans cesse à des réunions pour discuter des prochaines mesures à prendre.
— Il n’y a pas de prochaines mesures à prendre, répliqua sèchement
Juliette. Du moins pas par eux. À moins qu’ils ne veuillent mobiliser leur
armée contre un monstre qui hante les ténèbres de Shanghai. »
Pour toute réponse, Kathleen soupira. Elle tourna une page de son
magazine de mode.
« Pendant que j’y pense, ton père est passé, un peu plus tôt ; il te
cherchait.
— Oh, dit Juliette. Bàba voulait quelque chose de particulier ?
— Non, il a dit qu’il faisait juste l’appel. » Kathleen grimaça. « Il est à
cran, avec cette histoire d’espion fleur blanche. Il semblerait qu’il envisage
d’expulser quelques lointains parents de la maison.
— Bien », maugréa Juliette.
Kathleen leva les yeux au ciel, puis elle lui tendit la main. Juliette
entrelaça ses doigts avec ceux de sa cousine, qui se détendit
immédiatement, la tension dans tout son corps s’apaisant.
« Tu suis toujours les communistes ? demanda Kathleen.
— Non, nous… » Juliette s’interrompit, son pouls s’emballant.
Rapidement, elle se corrigea : « J’attends certaines confirmations avant de
pouvoir me permettre une quelconque accusation. »
Kathleen opina. « Logique. » Elle tourna une autre page de son
magazine avec l’autre main. Lorsqu’elle en eut tourné trois sans que Juliette
ne pipe mot, préférant regarder fixement le plafond, Kathleen plissa le nez.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’essaie d’optimiser de tête mon emploi du temps », répondit-elle
ironiquement. Elle écarta sa main et roula sur le côté, plissa les yeux en
direction de la pendulette qui tictaquait sur sa coiffeuse. « J’ai besoin d’une
faveur. »
Kathleen referma son magazine. « Continue.
— J’ai besoin de toutes les informations possibles sur un homme appelé
Archibald Welch. J’ai besoin de savoir comment le trouver.
— Et il y a une raison ? » demanda Kathleen. Alors même qu’elle
posait la question, elle se levait déjà du lit, attrapait son manteau et
l’enfilait.
« Il connaît peut-être la véritable identité du Larkspur. »
Kathleen remonta le col de son manteau, puis ressortit les cheveux qui
s’étaient pris à l’intérieur. « J’enverrai un messager avec ce que j’aurai
trouvé. Tu en as besoin avant votre réunion ?
— Ce serait le mieux, oui. »
Kathleen fit une parodie de salut. Elle fila prestement, son objectif clair
dans sa tête, mais alors qu’elle atteignait la porte, Juliette la rappela.
« Attends ! »
Kathleen s’immobilisa.
Un temps mort. Juliette se redressa, tira ses genoux vers sa poitrine.
« Merci, dit-elle d’une voix soudain fragile. De prendre mon parti même
quand tu désapprouves. » Même quand mes mains dégoulinent de sang.
Kathleen parut presque amusée. Lentement, elle revint vers l’intérieur
de la pièce et s’accroupit délicatement à côté de sa cousine.
« J’ai l’impression que tu crois que je suis un peu critique, en tout ce
qui te concerne. »
Juliette haussa les épaules. Avec une complète sincérité, elle demanda :
« Et ce n’est pas le cas ?
— Juliette, allons. » Kathleen se releva, pour plutôt s’asseoir à côté de
sa cousine. « Tu te souviens de l’amie de Rosaline ? Celle qui était
pénible ? »
Juliette n’était pas certaine d’où cela les menait, mais elle fouilla tout de
même dans ses souvenirs, revoyant une par une les quelques amies de
Rosaline dont elle avait gardé le souvenir.
Elle en revint bredouille.
« Est-ce que c’était avant que nous ne partions toutes en Occident, ou la
première fois que je suis revenue ?
— La première fois que tu es revenue. Rosaline travaillait déjà au
cabaret. »
À l’air coincé de Juliette, Kathleen se dit qu’elle ne s’en souvenait pas.
« Son nom était celui d’une pierre précieuse, renchérit Kathleen sans
céder rien. Je ne me souviens plus exactement de laquelle, mais… Rubis ?
Saphir ? Émeraude ? »
Cela lui apparut soudain. Un rire contenu s’échappa des lèvres de
Juliette, puis Kathleen – qui s’efforçait de garder les lèvres pincées –
s’esclaffa à son tour, bien que le souvenir ne soit pas précisément drôle.
« Améthyste, dit Juliette. C’était Améthyste. »
Améthyste avait au moins cinq ans de plus qu’elles toutes, et Rosaline
révérait le sol sur lequel elle posait le pied. C’était la vedette aux longues
jambes de leur scène, celle qui formait Rosaline à être la prochaine grande
étoile.
En revanche, Améthyste faisait tourner Kathleen en bourrique. Elle ne
cessait de lui dire d’acheter des crèmes blanchissantes, de se faire
confectionner une plus belle qipao, confinait toujours plus aux insinuations
les plus fielleuses – jusqu’au jour où Kathleen avait craqué.
« Juliette ! » Elle avait le souvenir de sa cousine hurlant son nom depuis
les coulisses du cabaret burlesque. « Juliette !
— Que se passe-t-il ? » avait maugréé Juliette en abandonnant sa table
pour se diriger dans la direction d’où provenaient les cris de Kathleen. Elle
avait fini par aller se glisser dans la loge de Rosaline. En l’instant, Rosaline
n’y était pas, mais Kathleen arpentait la pièce de long en large, montant la
garde à côté d’une silhouette inanimée affalée sur le sol.
« Je crois qu’elle est morte, avait clamé Kathleen. Elle a essayé de
m’attraper, alors je l’ai repoussée, et elle s’est cogné la tête, et… »
Juliette avait signalé d’un geste de la main à sa cousine de se taire. Elle
s’était agenouillée sur le sol et avait porté la main au cou d’Améthyste. Il y
avait un peu de sang sur sa tempe, mais son pouls battait régulièrement.
« Qu’est-ce qu’elle fait même là ? avait demandé Juliette. Est-ce qu’elle
t’a suivie ? »
Kathleen avait acquiescé. « Ça m’a rendue furieuse. Je n’ai fait que me
défendre. Je ne voulais pas…
— Oh, ne t’inquiète pas, elle va bien, avait dit Juliette en se relevant. Je
m’inquiète plus de la puissance de tes cris quand tu m’as appelée… »
La porte de la loge de Rosaline s’était ouverte à cet instant-là. Deux
autres danseuses étaient entrées, suivies par Rosaline. Immédiatement, les
danseuses s’étaient précipitées vers le corps inanimé d’Améthyste, en
poussant les hauts cris.
« Que s’est-il passé ? » avait demandé Rosaline, horrifiée. Les deux
danseuses s’étaient immédiatement tournées vers Kathleen. Kathleen s’était
tournée vers Juliette. Et, à cet instant, lorsque Juliette et Kathleen avaient
échangé un regard, une évidence lui était apparue dans toute sa clarté. L’une
des deux serait toujours en sécurité. L’autre, non.
« Peut-être qu’Améthyste devrait apprendre à se mêler de ce qui la
regarde, avait dit Juliette. La prochaine fois, je taperai plus fort. »
L’une des danseuses avait cillé. « Pardon ?
— Est-ce que j’ai besoin de me répéter ? avait rétorqué Juliette.
Emmenez-la hors de ma vue. Ou plutôt, emmenez-la hors de ce cabaret. Je
ne veux plus jamais revoir son visage. »
Rosaline en était restée bouche bée. « Juliette… »
Tout ce qu’elle aurait pu dire pour la défense d’Améthyste n’avait plus
la moindre importance. Sur un signe de la main de Juliette, Améthyste avait
été jetée dehors, encore inconsciente.
« Et aujourd’hui encore, poursuivit Juliette, Rosaline continue de penser
que j’ai agressé Améthyste sans raison. Nous n’avons jamais eu le cœur de
lui dire que son amie était exécrable, même après qu’elle a eu fait savoir
qu’elle ne reviendrait pas danser.
— Je ne crois pas que quelqu’un puisse avoir l’audace de revenir
travailler en un endroit dont il a été chassé par l’héritière des Écarlates.
— Pfft. J’ai menacé bien des gens dans cette ville, et ils ne sont pas tous
rentrés chez eux en pleurant. »
Kathleen leva les yeux au ciel, mais de façon chaleureuse. Elle tendit la
main, la posa sur le bras de Juliette.
« Écoute-moi, biǎomèi, dit-elle doucement. Rosaline et toi êtes ma
seule famille. La seule famille qui compte. Alors par pitié, cesse de me
remercier chaque seconde comme un maudit occidental de t’avoir aidée. Je
ne te jugerai jamais. J’en serais incapable. Je serai toujours de ton côté, quoi
qu’il advienne. » Kathleen revérifia l’heure, puis se leva en souriant. « C’est
compris ? »
Juliette ne put que hocher la tête.
« Je t’enverrai un message dès que possible. »
Sur ce, Kathleen se leva et sortit, se pressant vers sa destination avant
que le soleil ne soit complètement couché. La pièce redevint silencieuse,
hors le tic-tac des aiguilles de la pendulette et le souffle paisible et
reconnaissant de Juliette.
« Merci », chuchota-t-elle tout de même, dans la chambre vide.
VINGT-HUIT
Malgré tous ses efforts, Benedikt se retrouva finalement assis sur un toit
en face de l’appartement de Zhang Gutai, au début de la troisième heure de
leur surveillance.
Il commençait à faire froid. Il avait accidentellement marché dans une
grande flaque en venant là, alors il remplissait sa mission tout en flottant
dans un étrange demi-accroupissement, en ayant envie de se reposer mais
pas d’élargir encore la grande tache d’eau sur son pantalon.
Marshall était mort de rire lorsqu’il avait vu à quel point Benedikt
paraissait ridicule. Benedikt avait cru qu’il ne s’arrêterait jamais. Mais, au
moins, le rire était préférable au silence. Au moins, l’hilarité de Marshall
face à la mésaventure de Benedikt était le signe qu’ils devraient oublier
l’incompréhension qui était née entre eux dans la ruelle.
« Hé, avertit soudain Marshall en tirant Benedikt de sa rêverie.
Quelqu’un vient. »
En se redressant depuis son accroupissement ridicule, Benedikt se
rapprocha précipitamment du bord du toit. Là, il rejoignit Marshall, les
yeux plissés.
« Encore un étranger », fit remarquer Benedikt en se reculant dans un
soupir. Depuis l’emplacement qu’ils avaient choisi, ils avaient une vue
parfaite des portes coulissantes qui séparaient la salle de séjour de Zhang
Gutai de son mini balcon. Le balcon en lui-même était à peine assez grand
pour contenir deux pots de fleurs, mais les portes de verre étaient assez
larges pour offrir à Benedikt et Marshall une bonne vue des étrangers qui ne
cessaient de défiler là. C’était un mystère. Zhang Gutai n’était même pas
chez lui. Et pourtant, des étrangers continuaient de défiler à sa porte,
accueillis et reçus dans la salle de séjour par un homme qui achevait d’être
mûr pour entrer dans la vieillesse – Qi Ren, son assistant, si les
informations de Roma étaient correctes – pour boire du thé pendant
quelques minutes avant de repartir. Les immeubles de ce quartier étaient
construits suffisamment près les uns des autres pour que lorsque le vent ne
hurlait pas trop, et Benedikt puisse tendre l’oreille et saisir quelques
éléments épars des conversations qui avaient lieu à l’intérieur de la salle de
séjour.
L’anglais de Qi Ren n’était pas très bon. Tous les deux mots, il revenait
au chinois, puis se mettait à maugréer que son dos lui faisait mal. Les
étrangers – certains Américains, certains Britanniques – essayaient de
discuter de politique ou de la situation actuelle de Shanghai, mais comme
aucun d’entre eux n’arrivait jamais à rien, ils repartaient bien vite.
Pourquoi Zhang Gutai chargeait-il son assistant de ces réunions ? Ces
gens semblaient tous vouloir quelque chose du Parti communiste. Qi Ren
semblait ne quasiment rien avoir à faire de ce dont ils parlaient. Il ne prenait
pas de notes, ni quoi que ce soit de ce genre, à transmettre à Zhang Gutai.
Là, l’étranger qui venait d’entrer se levait déjà pour partir, Qi Ren
s’étant mis à sommeiller au milieu d’une phrase. En ouvrant de grands
yeux, l’homme blanc franchit la porte, disparut dans le reste du bâtiment
pour redescendre par les escaliers tournants.
« Tu as entendu cela ? » demanda Marshall.
Benedikt se tourna vers lui. Il ne parla pas tout de suite. « Entendu
quoi ?
— Sincèrement, Ben, tu as vraiment l’air distrait, et je fais plus
attention que toi », répondit Marshall en faisant mine de le réprimander. En
indiquant du menton la direction de l’immeuble, il ajouta : « Il s’est
présenté comme un représentant officiel de la Concession française.
Attribuée aux Écarlates. Nous sommes en territoire fleur blanche. On va le
passer à tabac ? »
Il ne parlait pas sérieusement : ils n’avaient pas de temps à perdre à
chercher des noises dans les rues. Mais cela inspira à Benedikt un moyen
d’enfin mieux comprendre ce dont ils avaient été témoins tout l’après-midi.
« Reste là, dit-il à Marshall.
— Attends, tu vas vraiment aller le rosser ? clama Marshall dans son
dos, les yeux écarquillés. Ben !
— Attends juste là », répondit-il par-dessus son épaule.
Benedikt pressa le pas, craignant de perdre le Français anglophone.
Heureusement, lorsqu’il tourna au coin pour se retrouver face à l’immeuble
de Zhang Gutai, le Français en sortait tout juste, et jouait avec les boutons
de sa veste.
Benedikt l’attrapa et l’entraîna dans une ruelle toute proche.
« Hé !
— Du calme. Qu’est-ce que tu es venu faire en territoire fleur blanche ?
— Quoi ? Qu’est-ce… persifla l’homme. Lâchez-moi. » Un instant,
Benedikt se demanda si les gens qui entraient et sortaient de l’appartement
étaient liés à cette histoire de monstre. Et s’ils étaient tous les gardiens de la
créature, et qu’ils transmettaient des rapports codés à Qi Ren ? Mais il toisa
le Français et en chassa l’idée. Des hommes aussi frustes n’élaboreraient
pas un plan aussi complexe.
Benedikt tira un couteau de sa ceinture. « Je t’ai posé une question.
— Mes affaires avec Zhang Gutai ne vous regardent pas », répliqua
sèchement l’homme. Il n’était pas aussi effrayé qu’il aurait dû l’être.
Quelque chose changeait, dans cette ville.
« Tu es en territoire fleur blanche. Zhang Gutai ne peut pas te sauver,
ici. »
Le Français s’esclaffa d’un rire gras. C’était comme s’il n’avait même
pas remarqué le couteau pointé sur sa poitrine. Pour lui, son costume
repassé de frais valait bien une armure.
« Nous pourrions envahir toute cette ville, si nous le voulions, cracha-t-
il. Nous pourrions faire signer un autre traité à ce pays, qu’ils nous offrent
toutes ces terres. Nous ne le faisons pas, parce que…
— Hé ! » Un policier se servit de son sifflet, à l’autre bout de la ruelle.
« Qu’est-ce qu’il se passe, ici ? »
Benedikt fit disparaître son couteau. Il releva le menton en direction du
Français.
« File. »
Le Français grommela et s’éloigna. Satisfait qu’il n’y ait pas
d’altercation justifiant son intervention, le policier s’éloigna, lui aussi.
Benedikt se retrouva seul dans la ruelle, à bouillir d’une colère froide. Cela
n’aurait jamais pu arriver il y avait seulement quelques mois. Les officiels
des concessions, les négociants, tous les étrangers – ils ne devenaient plus
forts, maintenant, que parce que les gangs faiblissaient. Parce que la folie
emportait les leurs en masse, désorganisait leurs hiérarchies, minait leur
structure.
Des vautours, tous autant qu’ils étaient – les Britanniques et les
Français et tous les nouveaux venus. Ils tournaient au-dessus de la ville et
attendaient le carnage pour se gorger jusqu’à en être repus. Les Russes
étaient arrivés dans ce pays et s’y étaient intégrés, en s’efforçant
d’apprendre comment s’y faisaient les choses, puis de faire mieux. Ces
étrangers avaient débarqué de leurs grands bateaux et souri de tous ces
crimes. Ils avaient observé les fractures qui se produisaient et avaient
réalisé qu’il leur suffisait d’attendre que la folie fasse ses victimes,
d’attendre que les partis politiques divisent la ville, pour que cette dernière
mûrisse et que vienne le temps de la cueillir. Ils n’avaient même pas besoin
de se salir les mains… il leur suffisait d’attendre.
Benedikt agita négativement la tête et ressortit de la ruelle.
« Tu as appris quelque chose d’intéressant ? » demanda Marshall
lorsque Benedikt revint.
Benedikt agita négativement la tête. Il brossa son pantalon humide et
s’accroupit. « Tu as vu quelque chose d’intéressant ?
— Eh bien, annonça Marshall, je n’ai pas vu passer le moindre monstre,
mais dans l’immense ennui engendré par ton absence, j’ai remarqué… »
Il indiqua quelque chose du doigt, laissant Benedikt voir par lui-même.
« Qu’est-ce que je regarde ? »
Marshall fit un petit bruit désapprobateur, puis tendit les mains pour
tourner physiquement la tête de Benedikt, et modifier la direction de son
regard. « Là, au coin en bas à gauche du balcon. »
Benedikt siffla en inspirant de l’air.
« Tu vois ?
— Oui. »
Là, au coin en bas à gauche du balcon : une série de violentes marques
de griffures, descendant verticalement sur le petit rebord.
VINGT-NEUF
Tyler Cai fut le premier à être informé d’une grogne dans la ville. Il
s’enorgueillissait de toujours connaître la moindre rumeur, de toujours
disposer d’oreilles en aval de n’importe quel point chaud, d’yeux fixés là où
ils devaient l’être. Les gens étaient de petites créatures inconstantes. Ils
étaient bien incapables de mener leur vie de façon sensée. Ils avaient besoin
d’être supervisés, avaient besoin d’une main douce et bienveillante pour les
diriger et pour tirer, en fonction des nécessités, les ficelles auxquelles leurs
sorts étaient suspendus, faute de quoi celles-ci pourraient s’emmêler, et ces
gens s’étrangler, dans leur profonde incurie.
« Monsieur Cai. » La nouvelle lui avait été apportée par un messager du
nom d’Andong, qu’il avait spécifiquement pris sous son aile, et formé avec
pour instruction expresse de toujours venir à lui en premier, sans exception.
« C’est vraiment sérieux. »
Tyler se raidit derrière son bureau, reposa sa plume calligraphique.
« Que s’est-il passé ?
— Une grève dans une usine de Nanshi », dit Andong, hors d’haleine. Il
était venu en courant, n’évitant que de peu une collision avec le jambage de
la porte, dans son empressement. « Des victimes. Il y a des victimes, cette
fois.
— Des victimes ? » répéta Tyler, le front profondément plissé. « Ce ne
sont que des ouvriers qui s’agitent un peu. Comment se sont-ils débrouillés
pour qu’il y ait des victimes ? Est-ce que la folie a frappé au même
moment ?
— Non, ce sont les communistes, lui fut-il nerveusement répondu. Il y
avait des gens du syndicat infiltrés à l’intérieur de l’usine, qui organisaient
les ouvriers et faisaient entrer des armes. Le contremaître est mort. On l’a
retrouvé avec un couperet à viande planté dans le crâne. »
Tyler se rembrunit. Il repensa aux manifestations dans les rues, aux
partis politiques que les Écarlates s’étaient efforcés de maintenir sous leur
contrôle. Peut-être qu’ils avaient eu tort de parier sur les nationalistes. Peut-
être qu’ils auraient dû s’intéresser de plus près aux communistes.
« De quoi se plaignent-ils ? grimaça Tyler. Comment osent-ils se
révolter contre ceux qui assurent leur sécurité ?
— Ils ne le voient pas de cette façon, répondit Andong. Les ouvriers qui
ne meurent pas de la folie meurent de faim. Ils se précipitent tous sur ce
stupide vaccin, et au lieu de blâmer ce maudit Larkspur pour les prix
prohibitifs qu’il pratique, ils le révèrent pour la sécurité qu’apportent ses
fioles magiques, et en veulent aux usines écarlates de ne pas les payer
suffisamment pour pouvoir acheter vaccin et nourriture. »
Tyler agita négativement la tête. « C’est ridicule, persifla-t-il.
— Quoi qu’il en soit, les communistes bénéficient de ce climat. »
Ils prospéraient. Ils profitaient du chaos pour monter les habitants de
Shanghai contre leurs dirigeants, pour tenter de renverser le système que les
gangsters avaient mis en place. Mais ce n’était pas vraiment un problème.
Le clan des Écarlates détenait toujours la couronne. S’ils ne réussissaient
pas à faire rentrer les communistes dans le rang, ils les détruiraient, tout
simplement.
« Ce n’est pas un incident isolé, poursuivit Andong sur le ton de
l’avertissement, comme Tyler restait muet. Ce pourrait être un soulèvement.
Les communistes préparent quelque chose pour aujourd’hui. On entend
gronder dans toutes les usines de Nanshi. Il y aura d’autres meurtres avant
la fin de la journée. »
Coupez-leur la tête et mort aux riches. Les ouvriers étaient assez
affamés pour abattre les gangsters et se nourrir de leurs cris d’agonie.
« Envoie des avertissements à tous nos affiliés, ordonna Tyler.
Immédiatement. »
Le messager hocha la tête. Il parut vouloir repartir dans la direction
dont il était venu, mais marqua une pause avant de réellement avancer. « Il
y a… autre chose.
— Oui ? » Il mit ses mains derrière la tête, se balança en arrière dans
son fauteuil.
« Je ne l’ai pas vu de mes propres yeux, mais… » Andong s’avança un
peu plus dans la pièce, baissa la tête. Instinctivement, il se mit à parler à
voix basse, comme si les histoires de meurtre et de révolution pouvaient
être discutées à voix haute, mais que les ouï-dire méritaient une plus grande
considération. « Cansun a dit qu’il avait vu mademoiselle Cai en territoire
fleur blanche. Il a dit qu’il l’avait vue… » Andong n’acheva pas sa phrase.
« Crache le morceau, lâcha Tyler.
— Il l’a vue avec Roma Montagov. »
Tyler rabaissa lentement ses mains. « Vraiment ?
— Il les a juste entrevus, en fait, poursuivit Andong. Mais il a trouvé
cela suspect. Il s’est dit que vous voudriez peut-être le savoir.
— Effectivement, je suis heureux de le savoir. » Tyler se leva. « Merci,
Andong. Si tu veux bien m’excuser, maintenant, j’ai besoin de parler à ma
chère cousine. »
« Oh, merde.1 »
Juliette voulait tuer le secrétaire général du Parti communiste.
Kathleen jeta le message droit devant elle et sauta du lit d’un bond. Elle
se dirigea vers l’armurerie, la pièce à côté. Ils gardaient leurs armes dans
cette petite salle avec les pendules de grand-père et les sofas vermoulus,
dans une rangée de meubles qui auraient paru banals à qui n’en savait rien.
Elle procéda promptement, ouvrant et fermant des tiroirs, prit deux
pistolets, vissa les silencieux serrés. Elle vérifia les munitions, fit jouer les
pièces mobiles, puis glissa les deux armes dans ses poches.
Kathleen s’immobilisa. Elle pointa soudain l’oreille, entendant des
bruits de l’autre côté du mur, dans la chambre de Juliette.
Des pas. Qui marchait là ?
Sa curiosité aiguisée, elle se redressa doucement, garda le pied léger
pour sortir à pas feutrés de l’armurerie et retourner dans la chambre de
Juliette. En retenant son souffle, elle passa la tête à travers l’entrebâillement
de la porte et aperçut une silhouette familière. Elle se détendit. Ce n’était
que Rosaline, qui tenait le message dans sa main.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » demanda Rosaline.
Kathleen se retendit aussitôt. « Je… je pensais que le message était
assez clair.
— Tu ne peux pas être sérieuse. » Les yeux de Rosaline s’abaissèrent
jusqu’aux poches de Kathleen. Elle devina le contour des armes ; son regard
se concentra, se creusa… « Tu n’envisages pas sérieusement d’y aller,
n’est-ce pas ? »
Kathleen cilla. « Et pourquoi pas ? »
Un moment s’écoula. Un moment capital : la première fois que
Kathleen dévisageait Rosaline – la regardait réellement – et réalisait qu’elle
n’avait absolument pas la moindre idée de ce qui pouvait se passer dans la
tête de sa sœur. Et lorsque Rosaline explosa, Kathleen en perçut l’impact
comme un éclat d’obus fiché dans ses entrailles.
« C’est absurde ! rugit soudain Rosaline. Nous n’avons pas le droit
d’aller tuer des secrétaires généraux quand ça nous chante ! Et Juliette ne
peut pas t’entraîner dans ce genre de choses à loisir !
— Rosaline, arrête, plaida Kathleen en s’empressant de fermer la porte.
Elle ne m’entraîne dans rien du tout.
— Et qu’est ce message, alors ? Une simple suggestion ?
— C’est important ! Il s’agit de mettre fin à la folie. »
Les lèvres de Rosaline se pincèrent. Le volume de sa voix baissa,
jusqu’à n’être plus bruyant mais froid, non plus furieux mais accusateur.
« Et moi qui croyais que tu étais la pacifiste de la famille ! »
Pacifiste. Kathleen manqua éclater de rire. De tous les termes que l’on
pouvait envisager d’employer pour la décrire, il n’y en avait probablement
aucun de plus éloigné de la vérité que pacifiste. Il se trouvait juste qu’elle
n’avait pas spécialement le goût du sang, et soudain elle en devenait une
sainte. Elle actionnerait un interrupteur qui mettrait fin à toute vie dans cette
ville si cela signifiait seulement qu’elle pourrait avoir un peu la paix.
« Tu te fourvoies complètement, dit Kathleen d’un ton posé. Vous vous
fourvoyez tous, sur ce point. »
Rosaline croisa les bras. Si elle serrait le message plus fort dans son
poing, elle allait creuser des trous dans les phrases. « Je suppose que Juliette
est la seule personne que tu ne prends pas pour une idiote. »
La mâchoire de Kathleen manqua en tomber.
« Tu entends ce que tu dis ? » demanda-t-elle. Peut-être qu’elles étaient
tombées dans une machine qui les avait ramenées en enfance.
Mais Rosaline n’envisageait pas de réfléchir sur elle-même.
L’amertume était remontée à la surface, et maintenant elle n’en pouvait plus
de déborder.
« Regarde avec quelle nonchalance Juliette a abordé toute cette histoire
de folie, persifla-t-elle. Regarde de quelle façon elle la traite, comme s’il
s’agissait juste d’un nouveau moyen d’impressionner ses parents avec…
— Arrête. » Les mains de Kathleen se refermèrent sur le bord de son
chemisier, ses doigts froissant le tissu épais. « Tu n’as pas été là, la plupart
du temps.
— J’ai vu le monstre !
— Ce n’est pas la faute de Juliette. Ce n’est pas sa faute, si elle est dans
l’obligation de le traiter comme étant de sa responsabilité, parce que c’est…
— Tu ne comprends pas », persifla Rosaline en s’avançant d’un bond.
Elle s’arrêta juste devant Kathleen et la prit par les épaules. « Juliette n’aura
jamais à faire face aux conséquences de quoi que ce soit qu’elle aura fait.
Nous, si. Nous percevons chaque crise, chaque effondrement de cette
ville…
— Rosaline, plaida Kathleen, tu es vraiment, vraiment stressée, en
l’instant. » Elle démêla ses mains de son chemisier et les plaça devant elle.
C’était à la fois une façon d’écarter un peu sa sœur et de l’apaiser comme
on apaise un animal sauvage. « Je comprends, je comprends tout à fait, mais
nous sommes toutes du même côté.
— Son nom de famille est Cai ! s’exclama Rosaline. Comment
pouvons-nous être du même côté quand eux ne chuteront jamais ? Ils sont
invulnérables, nous pas ! »
Kathleen ne pouvait plus continuer d’écouter cela. L’heure tournait. Les
armes dans sa poche se faisaient chaque seconde plus lourdes. Elle ôta les
mains de Rosaline de ses épaules, sans mot dire, et tourna les talons pour
s’en aller.
Jusqu’à ce que Rosaline dise : « Celia, s’il te plaît. »
Kathleen se figea. Elle fit volte-face.
« Ne fais pas cela, persifla-t-elle. Il y a des oreilles partout, dans cette
maison. Ne me mets pas en danger juste pour tenter de prouver que tu as
raison. »
Rosaline détourna le regard. Elle laissa échapper une longue exhalaison,
parut rassembler ses esprits, puis chuchota : « Je m’efforce juste de te
protéger. »
L’instant est bien mal choisi pour cela, voulut rétorquer Kathleen.
Quelle partie du message était si difficile à comprendre ? Elle agita
négativement la tête. Elle ravala ses commentaires, se força à adoucir son
ton.
« C’est tout simple, en fait, Rosaline. Vas-tu aider, ou pas ? »
Lorsque Rosaline croisa de nouveau son regard, Kathleen ne vit que de
l’apathie dans l’expression de son visage.
« Je n’aiderai pas.
— Très bien, mais s’il te plaît, n’essaie pas de m’arrêter. »
Cette ville grouillait de monstres dans tous les coins. Elle se ferait
damner plutôt que laisser sa sœur l’empêcher d’en abattre au moins un.
Kathleen quitta la pièce.
TRENTE-TROIS
Une pluie légère commence à tomber sur la ville. Les gens dans les rues
courent s’abriter, on s’empresse d’éloigner les étals de bāozi des trottoirs.
On ordonne aux enfants de se hâter, de rentrer avant que le ciel ne tombe…
et avant que ne résonne le tonnerre venu du sud.
Tous ont déjà entendu la rumeur. Un soulèvement communiste doit se
produire aujourd’hui à Nanshi. D’abord, ils avaient prévu une lente révolte,
usine après usine, chacune suivant l’exemple des autres, comme des
dominos. Maintenant ils accélèrent. Ils ont appris le meurtre de leur
secrétaire général. Ils craignent qu’un assassin ne vise le parti. Ils crient
vengeance et font vœu de soulever tous les travailleurs de la ville en même
temps, avant qu’une branche ne puisse être coupée.
La pluie continue de tomber. Sur un toit, cinq jeunes gangsters forment
l’un des rares îlots de sérénité de cette ville, indifférents au temps gris. Ils
sont assis sur le toit de béton, deux d’entre eux côte à côte et partageant la
même concentration ; deux autres, très proches ; et une faisant face à la
ville, le visage tourné face au vent, laissant les gouttes d’eau lui tremper les
cheveux.
Ils frémissent d’affliction. Leurs tentatives pour sauver une petite
blonde adorée et hospitalisée ont peut-être au contraire accéléré sa fin. Si la
ville est effectivement livrée au chaos aujourd’hui, alors sa mort s’ensuivra.
Ils ne peuvent qu’espérer qu’une rumeur ne soit qu’une rumeur. Ils ne
peuvent que se raccrocher au fait que ce qui se chuchote dans cette ville
évolue plus vite qu’une épidémie, et espérer que pour une fois, ils auront eu
raison.
Le vent souffle. Un oiseau criaille.
« Peut-être que nous devrions fuir. La folie va finir par envahir la
totalité de la ville.
— Où irions-nous ?
— Ils ont commencé à appeler l’Amérique le pays des rêves. »
Un renâclement s’instille dans les nuages. C’est un bruit qui existe
incongrûment au reste de l’anxiété qui parcourt les artères de la ville. C’est
le seul bruit qui incarne le pays en question, à la fois charmant et terrible,
dédaigneux et pondéré. Le pays des rêves. Là où des hommes et des
femmes en capuches blanches hantent les rues pour assassiner des Noirs.
Où des lois écrites interdisent aux Chinois de poser le pied sur ses rivages.
Où des enfants immigrants sont séparés de leurs mères immigrantes à Ellis
Island et ne les reverront plus jamais.
Même le pays des rêves a besoin d’être réveillé de temps en temps. Et
même s’il peut y avoir de la beauté sous sa putréfaction, même s’il est
grand et ouvert et abondant, oublieux pour ceux qui veulent être oubliés et
glorieux pour ceux qui veulent être immortels, il se trouve ailleurs.
« C’est ici que nous sommes chez nous, Roma. Ce sera toujours ici que
nous serons chez nous. »
La voix chevrote malgré l’assurance de tels mots. Ils se mentent à eux-
mêmes. Ces héritiers se prennent pour des rois et des reines assis sur des
trônes d’or et régnants sur un empire riche et fastueux.
Ce n’est pas ce qu’ils sont. Ce sont des criminels – des criminels au
sommet d’un empire de voleurs et de trafiquants de drogue et de
proxénètes, qui se préparent à hériter d’une chose horrible, brisée et défaite
qui les considère avec tristesse.
Shanghai le sait. Shanghai l’a toujours su.
Et tout ce maudit endroit est sur le point de se décomposer.
« Bougez-vous ! Bougez-vous ! »
Juliette repoussa la marchande, la sauvant de justesse de la masse
d’insectes qui rampaient vers sa charrette, le souffle court. Un groupe de
gens à moins de trois pas d’elles s’effondra d’un coup. La marchande gémit,
les yeux écarquillés.
« Restez là, lui ordonna Juliette. Restez baissée. Gardez les yeux au sol,
et éloignez-vous dès que vous voyez des insectes. C’est compris ? »
La femme acquiesça, d’un air troublé. Juliette se redressa, se remit en
quête du monstre. Ils avaient presque atteint le Huangpu, approchaient de la
destruction finale qui marquerait la fin de cette horrible épopée sanglante ou
du moins, que Juliette espérait devoir en être la fin. Le Bund se trouvait
juste devant, à la prochaine intersection.
« Non. » Le regard de Juliette venait de se poser sur deux silhouettes au
bord de l’eau, qui luttaient. Ses yeux localisèrent le monstre, localisèrent sa
nuée d’insectes qui se répandaient dans toutes les directions où pouvaient se
trouver des victimes.
« Roma ! hurla-t-elle. Roma, attention ! »
Roma se tourna, les yeux grands ouverts. Il agit immédiatement,
s’écarta de la trajectoire du monstre qui fonçait vers le quai, évita une volée
d’insectes qui retombèrent sur le sol et coururent sur les chaussures de Paul
avant de se disperser. Paul n’eut pas besoin de bouger. Il était immunisé.
Juliette supposa que c’était également pour cette raison qu’il ne
s’inquiéta pas le moins du monde lorsque le monstre plongea dans l’eau.
Le bruit de son plongeon résonna à travers tout le Bund, quasi
silencieux.
Elle n’aurait pas dû demander à Roma d’arriver le premier au fleuve.
Elle aurait dû inverser les rôles avec lui.
« Roma, fuis ! » hurla-t-elle en courant aussi vite qu’elle le pouvait.
« Le monstre, il va… »
Une éruption. Alors même que Juliette atteignait enfin la promenade, la
surface de l’eau fut soulevée par une immense masse de points noirs qui
s’élevèrent de dix pieds dans les airs avant de retomber sur tous les quais.
Les insectes trottinaient partout, envahissant chaque espace, chaque recoin,
chaque surface. Il n’était plus temps de s’abriter. Il n’y avait plus qu’une
pluie, qui tombait sur Paul, sur Juliette, sur Roma.
Juliette n’avait jamais été aussi dégoûtée de toute sa vie. Des centaines
de pattes couraient sur elle, s’enfonçaient dans les replis de ses vêtements,
mordillaient les pores de sa peau pour tester des directions. Sa peau ne
l’avait jamais autant démangée ; elle n’avait jamais ressenti une telle
répugnance, et cette sensation lui donnait envie de vomir.
Mais les insectes, lorsqu’ils retombaient sur elle, filaient dans les
secondes qui suivaient. Les insectes qui avaient jailli de l’eau glissaient le
long des bras que Juliette et Paul tendaient vers le ciel pour se protéger,
parce que le vaccin bleu dans leurs veines repoussait tous les assauts.
La dernière des éruptions retomba sur le sol. L’atmosphère s’éclaircit.
Les insectes coururent sur le pavé.
Juliette, hoquetante, baissa les bras.
« Roma ! » gémit-elle.
TRENTE-SIX
La folie ne se serait pas abattue aussi vite sur une victime ordinaire, qui
n’aurait été touchée que par un seul insecte pour entamer la contamination.
Un insecte devait devenir dix, puis dix devenir cent, avant de s’être
suffisamment multiplié à l’intérieur de la victime pour en prendre le
contrôle. Mais Roma – Roma les absorbait tous d’un coup, leur permettant
de prendre immédiatement le contrôle de son système nerveux, et d’aller au
sang.
Juliette chassa les derniers insectes obtus de ses bras et assura son
emprise sur son pistolet. Il n’y avait qu’une seule façon de le sauver, une
seule façon de mettre un terme à tout cela. Elle courut vers le bout du quai
et scruta la surface en quête du monstre, ne pensant à plus rien d’autre qu’à
trouver cette maudite chose et…
Elle aurait dû faire plus attention aux dangers environnants.
Sa tête alla violemment heurter les planches de bois de la promenade.
« Je ne peux vraiment pas vous laisser faire cela, Juliette, grommela
Paul. Ne pourrions-nous pas… ? »
Avant que Juliette n’ait pu reprendre ses esprits, ou même simplement
penser à se relever pour réessayer de viser, Paul la frappa vicieusement du
pied dans l’estomac. Juliette roula hors de la promenade, son corps allant
s’échouer sur la petite plateforme en contrebas, qui flottait juste au-dessus
de l’eau. Elle avait le souffle coupé. Au prix d’un effort laborieux, elle tenta
de lever son arme, de dominer son vertige, mais Paul sauta et retomba juste
à côté d’elle ; d’un coup de pied, il chassa le pistolet de ses mains, l’arme
allant retomber dans l’eau avec un ploc pathétique.
« Je suis désolé, Juliette. »
Il attrapa une grosse mèche de ses cheveux et lui plongea la tête dans
l’eau.
Juliette manqua hoqueter, sauf qu’ouvrir la bouche eût signifié boire
l’eau fangeuse du fleuve, alors elle garda les lèvres pincées. Elle se débattit
pour s’arracher à l’emprise de Paul, se forçant à garder les yeux ouverts
alors même que l’eau tourbillonnait tout autour d’elle des horribles masses
noires d’insectes qui nageaient groupés. La poigne de Paul était bien plus
puissante que sa maigre charpente ne l’eût laissé supposer. Autour de son
crâne, ses doigts étaient comme une griffe d’acier.
« Tout est pour le mieux. » Juliette pouvait à peine l’entendre, alors
qu’il était accroupi juste à côté d’elle. Ses oreilles étaient étouffées par
l’eau, par ces insectes oppressants. « Je ne voulais pas vous faire de mal,
mais vous ne m’avez pas laissé le choix. J’ai essayé de vous sauver, Juliette.
J’ai vraiment essayé. »
Juliette se débattit, rua en tous sens avec la dernière énergie, sans
résultat. Elle aurait dû tuer Paul quand elle en avait eu l’occasion. Il essayait
non seulement de la tuer, maintenant, mais il s’efforçait en plus de la tuer
lentement, pour qu’elle meure en sachant qu’elle aurait pu sauver Roma.
Pour qu’elle meure en sachant qu’elle avait échoué. Roma était fort, mais il
n’allait pas pouvoir se contrôler éternellement.
Peut-être qu’il avait déjà succombé, enfoncé ses doigts dans sa gorge.
Peut-être qu’il était déjà mort.
Sa lutte était inutile. La fiole bleue de Paul lui avait évité de succomber
à la folie, mais maintenant Paul avait décidé que son heure était venue,
qu’elle pouvait être mise au rebut, rejetée à l’eau.
La fiole bleue, se souvint soudain Juliette. Paul en avait eu une autre
dans la poche de son manteau. Et s’il y conservait une autre fiole, peut-être
y gardait-il aussi une autre seringue ?
Juliette tendit le bras, fouilla aveuglément la surface du manteau de
Paul. Ce fut avec une facilité presque risible qu’elle la trouva – sa main se
glissa sans encombre dans la poche grande ouverte.
Frénétiquement, sur le peu d’air qu’il lui restait dans les poumons,
Juliette sortit la seringue, puis enfonça l’aiguille dans le poignet de Paul.
Dans un hurlement, Paul relâcha son emprise, sa main s’ouvrant sous
l’effet de la douleur. Juliette se redressa aussitôt, cherchant son souffle,
prenant à peine le temps de se reprendre, faisant tout juste une pause le
temps de lever les yeux vers la promenade et de serrer les dents en voyant
Roma lutter contre ses propres mains qui cherchaient à s’enfoncer dans sa
gorge. D’assise, elle se mit à genoux, et plongea sur Paul avant qu’il ne
retrouve la maîtrise de son arme, le saisit par la taille, et les entraîna tous les
deux dans l’eau.
La surface du fleuve fut comme un mur, mais c’était Juliette,
maintenant, qui contrôlait la situation. C’était Juliette qui se trouvait au-
dessus de Paul tandis qu’ils s’enfonçaient plus profond, l’un de ses bras
toujours autour de sa taille, l’autre fermement serré sur son poignet. Et
lorsque l’écume autour d’eux s’éclaircit, lorsque les yeux de Paul
s’ouvrirent pour découvrir Juliette suspendue au-dessus de lui telle une
demi-déesse vengeresse, elle lui arracha le pistolet de la main.
Non, mima-t-il des lèvres. L’expression de son visage était la
personnification même de l’horreur. Juliette.
Elle le frappa du pied à la poitrine ; il battit des bras. Elle prit le pistolet
à deux mains, le pointa sur son front et, alors que le canon ne se trouvait
qu’à quelques pouces de son visage, elle pressa la détente.
L’eau absorba la plus grande partie de la détonation. L’eau n’absorba
pas le sang.
Paul Dexter alla à la mort avec trois yeux ouverts – le troisième,
l’orifice béant d’une balle. L’eau vira au rouge, et Juliette remonta, toussa
en rejoignant la surface, le regard éperdu tandis qu’elle cherchait l’autre
moitié du problème.
Elle trouva le monstre immédiatement, parce qu’il avait déjà rejoint la
promenade principale.
Plus exactement, ce n’était plus tout à fait le monstre. Il se
retransformait, le processus encore inachevé. Son visage était revenu, mais
la moitié basse de son corps était encore étrange, évolutive et verte, et
lorsque le vieil homme se mit à genoux, il parut avoir déjà perdu espoir.
Juliette remonta sur la petite plateforme. Puis, pistolet en main, elle se
hissa laborieusement sur la promenade.
« Qi Ren ! » tonna-t-elle.
Le monstre de Shanghai malgré lui se tourna pour lui faire face. Le vieil
homme affichait lui aussi une expression horrifiée sur ses traits las, mais
fort différente de celle qui avait paralysé Paul durant ses derniers instants. Il
se faisait horreur à lui-même – il était horrifié par tout ce qu’on l’avait forcé
à faire, et voulait en être débarrassé. Il hocha la tête à son adresse. Juliette
leva son pistolet. Ses mains tremblaient.
« Je suis désolée », dit-elle.
Une fois de plus, elle appuya sur la détente.
La balle le frappa en plein cœur. La détonation fut aussi bruyante que si
elle avait annoncé la fin du monde.
Mais le soupir de Qi Ren ne fut que léger. Sa main se porta
précautionneusement à sa poitrine, comme si la balle n’était qu’un
compliment sincère méritant d’être salué. Des rigoles rouges se formèrent
entre ses doigts pour goutter jusqu’à la promenade, teintant le sol alentour
d’un rouge profond.
Juliette se rapprocha. Qi Ren s’était figé, mais il n’avait pas versé.
Quelque chose était en train de se passer à l’intérieur de lui. Quelque chose
bougeait.
Une excroissance apparut sur son poignet gauche. Juliette la regarda
migrer des artères du milieu de l’avant-bras du vieil homme jusqu’à
l’espace noueux entre son cou et son épaule. Soudain, sa pomme d’Adam
fut de la taille d’une vraie pomme, comprimant sa peau fine et étirant ses
capillaires. La gorge de Qi Ren se fendit par le milieu. D’un seul coup,
comme si un couteau les avait tranchés, les pans de sa peau s’ouvrirent en
projetant une masse de sang rouge-noir. Qi Ren s’effondra immédiatement.
De sa gorge jaillit un insecte volant aussi gros que le poing de Juliette, se
détachant des veines et des tendons qui l’avaient nourri jusqu’ici.
En hurlant, Juliette fit feu – une fois, deux fois, trois fois.
Sa panique était totale, son corps violemment secoué par ses réflexes les
plus primaires. Deux des balles manquèrent franchement leur cible ; la
troisième l’égratigna et le rabattit tête la première sur le sol de la
promenade. Un instant, son corps plat et circulaire chercha frénétiquement
sur la surface de bois quelque chose à quoi se raccrocher, n’importe quoi,
ses douzaines de petites pattes qui ressemblaient à des cheveux
microscopiques se démenant en tous sens pour trouver un hôte. Puis
l’insecte s’immobilisa, et lorsqu’il cessa enfin de se mouvoir, tous les autres
insectes dans l’eau en firent de même.
Juliette perçut le changement : ce fut comme si le linceul qui avait
recouvert la ville venait d’être levé.
« C’est terminé, murmura-t-elle. C’est vraiment terminé. »
Elle se tourna lentement. Elle chercha signe de vie plus loin sur le quai.
« Roma ? »
Elle avait peur qu’il ne réponde pas, peur de n’obtenir que le silence
pour toute réponse. Elle avait peur de ne plus le trouver du tout, qu’il ait
simplement été emporté par le fleuve qui avait teinté toute la ville de rouge.
Puis son regard se posa sur l’endroit où il s’était réfugié, roulé en boule
contre une voiture arrêtée au beau milieu de cette très large route.
Lentement, ses mains s’écartèrent de sa gorge. Du sang ruissela le long de
son cou.
Elle courut vers lui, jetant le pistolet au loin. Elle respirait à peine
lorsqu’elle put poser ses mains sur ses épaules, le serrer contre elle pour
s’assurer qu’il était bien réel, qu’il s’agissait bien de la vérité et non pas
d’une hallucination produite par un cerveau malade.
« Je vais bien », la rassura Roma, d’une voix tremblante.
Il avait bien manqué y rester. Dix marques de fouissage constellaient
son cou, assez profondes pour laisser voir les chairs.
Mais il était vivant.
Juliette le tira férocement vers elle, referma ses bras dans une étreinte
surpuissante.
« Le monstre est mort », chuchota-t-elle.
Alors pourquoi ressentait-elle un tel vide au plus profond ? Pourquoi
cette impression que leur rôle n’était pas achevé ?
« Paul t’a fait du mal ? » demanda Roma. Il s’écarta et la parcourut des
yeux de la tête aux pieds en quête du moindre signe de blessure, comme si
ses mains n’étaient pas couvertes de son propre sang.
Juliette agita négativement la tête, et Roma soupira de soulagement. Il
regarda vers le fleuve, le cadavre de Paul flottant dans ses vagues gris-vert.
« Il croyait t’aimer.
— Ce n’était pas de l’amour », murmura Juliette.
Roma déposa un baiser sur sa tempe, fermant les yeux contre les
cheveux encore trempés de Juliette.
« Allons-y, dit-il. Allons réveiller Alisa. »
TRENTE-HUIT
Juliette les regarda partir. Elle grava l’image dans son esprit, grava le
soulagement qui envahit ses veines et lui apporta comme un goût de miel
dans la bouche. Elle se força à se souvenir de cet instant. C’était ce que la
monstruosité avait su accomplir. Peut-être que Paul Dexter n’avait pas eu
totalement tort. Peut-être que la terreur et les mensonges pouvaient servir.
Une cacophonie se fit soudain entendre dans l’hôpital. Elle résonna
dans les couloirs, appelant les insurgés à se déployer et à mettre l’endroit à
sac, à ravager et détruire autant que possible.
« Je vais m’occuper de lui », dit Juliette en indiquant d’un geste du
menton le corps devant lequel elle était accroupie. « File, Tyler. Emmène
tes hommes. Il y a une sortie, par-derrière. »
Un long moment, il parut que Tyler ne voulait pas céder. Puis, alors que
les bruits métalliques se multipliaient dans l’hôpital, il acquiesça et fit signe
à ses hommes de le suivre.
Il ne resta plus que Juliette, posant une main sur le cadavre qui
refroidissait.
Il ne resta plus que Juliette, vivant avec le poids de ses péchés.
ÉPILOGUE
Kathleen plissa le nez estimant l’état général du Bund. Elle avait été
prévenue pour les cadavres, pour les insectes qui flottaient dans l’eau, et
pour les impacts de balle dans les endroits les plus saugrenus, mais le voir
de ses propres yeux était tout à fait autre chose. Quel bordel !
Les pas de Kathleen dessinèrent un lent cercle, celle-ci grimaçant
lorsque ses chaussures écrasaient des insectes morts sur le pavé.
« Elle a dit qu’il devait se trouver près du mort », clama Kathleen en
agitant le bras en direction du groupe d’Écarlates que Juliette lui avait
assignés pour l’aider. « Cherchez bien. »
Leur tâche ? Juliette voulait un insecte de la taille d’un poing, et qui,
d’après elle, était resté sur un quai du Huangpu. Dans l’intérêt de la science,
avait prétendu Juliette.
En réalité, Kathleen se demandait s’il ne s’agissait pas, pour sa cousine,
d’avoir quelque chose de tangible devant les yeux, une chose susceptible de
lui confirmer que cette folie était bien terminée, et que Juliette avait bien
fait ce qu’elle était censée faire, et que cela en avait valu la peine.
« Devrions-nous, euh… bouger le corps d’abord ? »
Kathleen grimaça. Elle regarda vers le quai, vers Qi Ren dans sa forme
avachie, totalement humain maintenant, et totalement mort.
« Laissez-le, pour l’instant, répondit-elle doucement. Commencez par
fouiller. »
Les hommes acquiescèrent. Kathleen leur prêta main-forte, parcourant
le quai en rejetant à l’eau de petits insectes morts en les chassant du pied.
Les insectes flottaient. Tous leurs petits corps morts et leurs enveloppes
extérieures s’amassaient à la surface, flottant par grappes, faisant penser à
de l’huile au-dessus d’une soupe.
« Mademoiselle Kathleen, appela l’un des hommes. Vous êtes certaine
qu’il s’agit bien de ce quai ? »
Un insecte géant n’aurait pas dû être quelque chose de trop difficile à
repérer. Mais il n’était absolument nulle part.
« Elle a dit “le quai avec le cadavre”, répondit Kathleen. Je ne vois pas
de cadavre sur un quelconque autre quai.
— Peut-être que mademoiselle Juliette s’est méprise ? tenta un autre
Écarlate.
— Comment aurait-elle pu se tromper sur la localisation d’un insecte
géant ? » maugréa Kathleen, perplexe. Quoi qu’il en soit, il était
manifestement inutile de continuer de chercher s’il n’était pas là. Peut-être
qu’il avait été écrasé sous un talon, au point de n’être plus que poussière,
maintenant, indétectable aux yeux de qui le chercherait.
Kathleen soupira. « Laissez tomber », dit-elle. Elle indiqua le cadavre
de l’index. « Évacuez-le. »
Les hommes s’empressèrent d’obtempérer. Abandonnée à elle-même,
Kathleen jeta un dernier regard aux lieux, s’arrêta sur les taches de sang au
bout du quai. Elle faillit le manquer, mais sous une caisse de bois renversée,
elle aperçut un porte-documents reposant sur une autre grappe d’insectes
morts.
« Voyons ce que tu as à offrir », marmonna Kathleen en tirant le porte-
documents à elle. Sans réfléchir, elle fit jouer les fermetures, mais à
l’envers, ce qui eut pour effet de faire verser tout son contenu. Les divers
objets heurtèrent bruyamment le sol, s’attirant des réactions inquiètes des
Écarlates alentour.
« Ne vous inquiétez pas ! » clama-t-elle aussitôt. Elle s’accroupit et
s’empressa de ramasser le bric-à-brac. « Je suis maladroite. »
Elle agrippa les papiers, les réunissant avant qu’ils ne puissent être
emportés par le vent. Mais avant qu’elle n’eût pu les remettre à l’intérieur,
ses yeux furent attirés par la lettre qui se trouvait au sommet de la liasse et
qui était tamponnée COPIE, indiquant que ce devait être le reçu de quelque
chose que Paul avait dû poster. En haut à droite, les coordonnées du
destinataire indiquaient une adresse dans la Concession française.
Kathleen lut le court message.
Et aussitôt, saisie de l’horreur la plus abjecte, elle relaissa tomber tout
ce qu’elle avait dans les bras.
À SUIVRE…
GLOSSAIRE
Shanghai, dans les années vingt, était une ville divisée et débordante de
vie, et bien que la plus grande partie de ce livre soit imaginaire,
l’atmosphère est aussi proche de la vérité historique qu’il m’en a été
possible. C’était une époque de factions, et de troubles politiques,
nationalistes contre communistes, une ville entière sur une corde raide qui
menaçait de céder à n’importe quel instant. Même s’il n’y avait pas de
guerre des gangs, Shanghai était réellement divisée : entre les étrangers, qui
avaient pris le contrôle par l’entremise de traités iniques après que la Chine
eut perdu les guerres de l’opium ; les Français disposaient de la Concession
française ; les Britanniques, Japonais et Américains de la Concession
internationale ; et toutes les injustices que cite Juliette viennent des livres
d’Histoire. Les étrangers ont construit des parcs et en ont interdit l’entrée
aux Chinois. Ils ont déversé des fortunes dans la ville, et bien que la Chine
n’ait jamais été officiellement une colonie, c’était, précisément ce qu’il se
passait à Shanghai : la ville était colonisée, un secteur après l’autre.
Un tel climat n’était évidemment pas propice à la loi et à l’ordre, si bien
que oui, les gangsters en avaient pris le contrôle ! Comme chaque territoire
était gouverné par le pays qui en avait la charge, les quartiers étaient régis
par des lois différentes. Ajoutez à cela une règle d’extra-territorialité pour
tous les citoyens non chinois – qui signifiait qu’un citoyen étranger ne
pouvait pas être poursuivi selon la loi chinoise, mais seulement par la loi de
son territoire – et Shanghai devint quasiment impossible à gouverner en tant
que cité. Si le gang des Écarlates n’a jamais existé, il s’inspire de la très
réelle Bande verte (青帮 ; Qīng Bāng), que l’on disait associée à la totalité
des crimes commis dans la ville. Ils étaient une force gouvernementale non
officielle, et l’un de ses principaux membres – imaginez quelqu’un de la
stature de maître Cai – était par ailleurs inspecteur dans la police de la
Concession française. Les Fleurs blanches n’ont pas existé non plus, mais à
l’époque, la population russe de Shanghai était assez importante pour
constituer une partie significative de sa population civile. Shanghai était un
port franc, donc tous ceux qui fuyaient la guerre civile russe pouvaient
aisément se réfugier dans la cité, sans avoir besoin de visa ni de permis de
travail. Ils étaient traités d’une façon abjecte par les Occidentaux, et
travaillaient comme éboueurs ou danseuses sous-payées dans les cabarets.
Dans ma recréation, il y a une raison pour laquelle les Écarlates et les Fleurs
blanches sont sur un pied d’égalité, à se battre pour des miettes tandis que
les étrangers se taillent la part du lion.
Il doit être mentionné que la totalité des personnages de cette histoire
sont les produits de mon imagination. Les nationalistes et les gangsters ont
souvent collaboré, c’est vrai, mais les noms et les personnalités sont
imaginaires. Il y a eu effectivement un secrétaire général du Parti
communiste, mais Zhang Gutai n’a jamais existé. Ceci dit, en raison de la
guerre civile qui s’en est ensuivie, les archives concernant ceux qui ont été
secrétaire général ou ont tenu un rôle important dans le parti sont
profondément lacunaires, si bien que personne ne peut dire ce qu’il s’est
réellement passé à l’époque. Même les historiens ne sont pas toujours
certains de savoir ; les souvenirs se sont effacés, les preuves ont été
détruites, les livres ont depuis longtemps disparu.
Ce qui est certain, c’est qu’aucun monstre n’a répandu une épidémie
contagieuse terrifiante à travers Shanghai. Par contre, il y avait bien des
famines, des effondrements salariaux et des conditions de travail indignes,
et dans la véritable Histoire, cela a suffi à provoquer des centaines de
manifestations impliquant des centaines de milliers d’ouvriers durant la
seule année 1926. Si j’avais suivi le véritable déroulement des faits plutôt
que me limiter à celui qui advient à la fin de ce volume, il y aurait eu des
interruptions à chaque chapitre. Dans le monde de Ces plaisirs violents ce
sont les gens qui meurent de la folie qui amplifient la colère et incitent à la
révolte. En fait, même sans monstre, la situation était suffisamment terrible
pour que les syndicats réussissent à soulever les foules et les opposer aux
étrangers et aux gangsters dans l’espoir d’améliorer la condition des
ouvriers. Quant à la façon dont tout s’est passé à partir de là, je ne puis que
vous renvoyer aux notes qui complètent le deuxième volume…
© 2016 by JON STUDIO.
Chloe Gong est l’autrice à succès du diptyque Ces plaisirs violents qui
est resté près d’un an dans les listes des best-sellers du New York Times.
Chloe est née à Shanghai et a grandi à Auckland, en Nouvelle-Zélande.
Diplômée de l’Université de Pennsylvanie, où elle a suivi un double cursus
en anglais et en relations internationales, elle vit désormais à New-York.
thechloegong.com
@thechloegong
@thechloegong
@thechloegong
Notes
1. En français dans le texte original
Notes
1. En français dans le texte original.
2. En français dans le texte original.
3. En français dans le texte original.
Notes
1. En français dans le texte original.
2. En français dans le texte original.
3. En français dans le texte orginal.
Notes
1. En français dans le texte original.
Notes
1. En français dans le texte original.
2. En français dans le texte original.
3. En français dans le texte original.
Notes
1. En français dans le texte original.