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Ceci est une œuvre de fiction.

Toute ressemblance avec des personnages, lieux, organisations


ou évènements existant ou ayant existé ne serait que purement fortuite.

AVERTISSEMENT DE CONTENU
ABUS PARENTAL, ALCOOL, ARMES À FEU, AUTOMUTILATION, DROGUE, INSECTES,
LANGAGE GROSSIER, MEURTRE, MORT, MORT D’UN PROCHE, RACISME, TORTURE,
TRANSPHOBIE, VIOLENCE, VIOLENCE PSYCHOLOGIQUE

Ces plaisirs violents


par Chloe Gong
These violent delights
© 2020 by Chloe Gong
Illustration de jaquette (édition reliée) et couverture (édition brochée) © 2020 by Billelis
Illustration de couverture et motif de la tranche gouttière (édition reliée) : dague et rose de la
couverture aksol/Shutterstock.com ; roses de la tranche zorina_larisa/Shutterstock.com
Conception graphique des couvertures, jaquette, tranches et pages de garde françaises :
Volodymyr Feshchuk – Eilean Books

Ouvrage publié sous la direction de Cyril Granoulhac


© Éditions Sabran, 2023 pour la présente édition.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.
Une copie ou une reproduction par quelque procédé que ce soit constitue une contrefaçon passible
des peines prévues par la loi sur la protection du droit d’auteur.
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© Éditions Sabran, 2023

ISBN : 978-2-37876-285-8 (broché)


ISBN : 978-2-37876-286-5 (relié)
ISBN : 978-2-37876-287-2 (e-book)

Ce document numérique a été réalisé par PCA


À toi, précieuse lectrice, précieux lecteur
“These violent delights have violent ends
And in their triumph die, like fire and powder,
Which, as they kiss, consume.”
Ces violents transports ont une fin violente
au milieu de leur triomphe, comme la poudre et le
feu,
que le même instant voit s’unir et s’épuiser.
— Shakespeare, Roméo et Juliette

La traduction de l’extrait de Roméo et Juliette de


William Shakespeare est de M. François Guizot
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Dédicace
Exergues
Prologue
Chapitre un
Chapitre deux
Chapitre trois
Chapitre quatre
Chapitre cinq
Chapitre six
Chapitre sept
Chapitre huit
Chapitre neuf
Chapitre dix
Chapitre onze
Chapitre douze
Chapitre treize
Chapitre quatorze
Chapitre quinze
Chapitre seize
Chapitre dix-sept
Chapitre dix-huit
Chapitre dix-neuf
Chapitre vingt
Chapitre vingt et un
Chapitre vingt-deux
Chapitre vingt-trois
Chapitre vingt-quatre
Chapitre vingt-cinq
Chapitre vingt-six
Chapitre vingt-sept
Chapitre vingt-huit
Chapitre vingt-neuf
Chapitre trente
Chapitre trente et un
Chapitre trente-deux
Chapitre trente-trois
Chapitre trente-quatre
Chapitre trente-cinq
Chapitre trente-six
Chapitre trente-sept
Chapitre trente-huit
Épilogue
Glossaire
Remerciements
Note de l’autrice
PROLOGUE

Dans Shanghai la scintillante, un monstre s’éveille.


Dans les profondeurs du Huangpu, ses yeux s’ouvrent brutalement, sa
mâchoire se décrochant d’emblée pour goûter au sang squalide qui s’écoule
dans le fleuve. À travers les rues neuves de cette cité immémoriale, des
rigoles écarlates ondoient, des raies qui dessinent entre les pavés des toiles
d’araignée comme des réseaux veineux. Goutte après goutte, ces veinosités
charrient jusqu’aux berges l’essence de vie de la cité, qu’elles déversent
dans une autre gueule.
Comme la nuit se fait plus sombre, le monstre remonte peu à peu à
travers les eaux, jusqu’à finalement atteindre la surface avec l’indolence
d’un dieu oublié. Lorsqu’il redresse la tête, n’est visible qu’une lune basse
et rondelette.
Il inspire. Il s’exonde plus avant.
Sa première expiration se mue en une brise froide, qui envahit chaque
ruelle et va titiller les chevilles de ceux qui rentrent malencontreusement
chez eux durant l’heure du diable. Cette ville vibre au rythme de sa
perdition. C’est une cité perverse et esclave de tous les vices, qui se vautre
dans sa débauche au point que le ciel menace de s’affaisser pour écraser et
punir tous ceux qui, sous lui, se complaisent dans ces égarements dissolus.
Mais nul châtiment ne vient – pas encore. La décennie se veut légère, et
ses mœurs tout autant. Et tandis que l’Occident y festoie à l’infini et que le
pays du Milieu demeure écartelé entre les seigneurs de guerre et les vestiges
de l’empire, Shanghai trône dans sa propre petite bulle de pouvoir : la Paris
de l’Orient, la New York de l’Asie.
Malgré la toxine qui exsude de chaque ruelle borgne, cet endroit est
extraordinairement vivant. Et le monstre en est lui aussi issu.
De n’en rien savoir, les habitants de cette cité divisée continuent de
vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était. Deux hommes
émergent en titubant des portes ouvertes de leur bordel favori, leurs rires
perçants et retentissants. Le silence de l’heure tardive forme un contraste
saisissant avec l’effervescence qu’ils laissent derrière eux et leurs oreilles
œuvrent à s’y accoutumer, en vibrant bruyamment dans l’intervalle.
L’un des hommes est petit et râblé, comme s’il pouvait s’allonger sur le
sol et se laisser rouler comme une bille de verre ; l’autre grand et
dégingandé, ses membres dessinant des angles droits. Se soutenant l’un
l’autre, épaule contre épaule, ils se dirigent d’un pas chancelant vers les
quais, vers la rive du fleuve où, jour après jour, les négociants viennent
décharger leurs marchandises.
Les deux hommes connaissent bien cette promenade : après tout,
lorsqu’ils ne sont pas occupés à courir les boîtes de jazz ou à ponctionner la
nouvelle cargaison de vin d’un quelconque pays étranger, ils transmettent
des messages, ici ; ils surveillent des marchandises, ici ; ils chargent ou
déchargent, ici – et ce, toujours pour le clan des Écarlates. Ils connaissent
ces appontements comme leur poche, même lorsqu’ils sont, comme en cet
instant, momentanément débarrassés des mille langues étrangères
communément beuglées sous mille pavillons différents.
À cette heure de la nuit, on n’y entend plus que le son assourdi de la
musique qui s’échappe des bars alentour, et les claquements des grandes
bannières surplombant les magasins, qui se gonflent et se tendent à chaque
coup de vent.
Et les éclats de voix des cinq Fleurs blanches plongés dans de vives
palabres, en russe.
C’est la faute des deux Écarlates, s’ils n’ont pas entendu leur brouhaha
plus tôt, mais ils ont l’esprit embrumé par l’alcool, qui les berce
plaisamment. Le temps que les Fleurs blanches leur apparaissent, le temps
que les deux hommes aperçoivent leurs rivaux sur le débarcadère, se
repassant une bouteille en faisant mine de se bousculer et de s’empoigner
avec de grands rires tonitruants, ni les uns ni les autres ne peuvent plus
reculer sans perdre la face.
Les Fleurs blanches se redressent, une collection de têtes blondes se
tournant soudain face au vent.
« On devrait continuer à marcher, chuchote le petit Écarlate à l’adresse
de son compagnon. Tu sais ce qu’a dit maître Cai sur les sempiternelles
échauffourées avec les Fleurs blanches. »
L’échalas se contente de mordiller l’intérieur de sa joue et d’aspirer sa
salive jusqu’à creuser son visage au point de ressembler à une goule ivre et
hautaine.
« Il nous a dit de ne plus déclencher la moindre bagarre avec eux. Il ne
nous a pas interdit de nous défendre. »
Les Écarlates s’entretenaient dans le dialecte de leur ville, d’un ton
monocorde et discret. Lorsqu’ils se remettent à parler normalement, de se
dire qu’ils sont après tout chez eux, ils demeurent méfiants : il est devenu
rare, chez les Fleurs blanches, de ne pas connaître la langue – parfois, leur
accent est même indiscernable de celui d’un natif de Shanghai.
Et il s’avère que c’est bien le cas, puisque l’un d’entre eux, avec un
sourire malsain, tonne : « Alors comme ça, vous voulez en découdre ? »
Le plus grand des Écarlates laisse échapper du fond de la gorge un
grondement bas, et crache une glaire épaisse en direction des Fleurs
blanches. Elle atterrit près de la chaussure du plus proche d’entre eux.
En un clin d’œil : des pistolets dans tous les coins, chaque bras tendu
avec un doigt sur la détente, ferme, fougueux, virulent. Le genre de scène
où plus personne ne bat un cil – un spectacle encore plus courant, dans la
capiteuse Shanghai, qu’une volute d’opium s’échappant d’une pipe épaisse.
« Oh, là ! Oh ! »
Un coup de sifflet strident déchire le silence menaçant. Le policier qui
se précipite vers eux n’affiche qu’une gêne agacée devant le tableau
explosif qui s’offre à lui. Rien que cette semaine, il a déjà vécu trois fois
cette même scène exactement. Il met les gangsters rivaux sous les verrous,
ou fait venir des renforts pour nettoyer les lieux quand ils ont eu le temps de
se trucider et d’éparpiller les cadavres truffés de balles. Exténué par sa
journée, il a juste envie de rentrer chez lui, de plonger ses pieds dans une
bassine d’eau chaude, et de manger le repas froid que son épouse aura laissé
à son attention sur la table. Sa matraque lui démange déjà la main ; l’envie
le titille de leur mettre un peu de plomb dans le crâne, de leur rappeler
qu’ils n’ont d’autre raison de s’en vouloir les uns aux autres qu’une loyauté
aveugle envers les Cai et les Montagov, et que cela sera leur fin à tous.
« Voulez-vous bien en rester là et rentrer chez vous, demande-t-il d’un
ton las, ou est-ce que vous préférez venir avec moi, et… »
Il s’interrompt subitement.
Un grognement émerge des eaux.
La menace que distille un tel son est absolument indéniable. Ce n’est
pas le genre de sensation paranoïaque que l’on peut ressentir lorsque l’on
croit être suivi, au coin d’une ruelle dans un quartier perdu ; ce n’est pas
non plus le genre de panique que produit le craquement d’une latte de
parquet dans une maison que l’on croyait vide. C’est solide, tangible ; cela
exsuderait presque une moiteur dans l’air, une oppression humide pesant sur
toutes les surfaces de peau découvertes. C’est une mise en garde aussi
irréfutable que le canon d’une arme pointé sur un visage, et pourtant il
s’ensuit un temps d’inaction, un moment d’hésitation. Le petit Écarlate
râblé est le premier à relâcher la pression sur son arme, sa tête se tournant
vers les confins de la promenade. Il incline la tête, scrute la noirceur
opaque, plisse les yeux pour suivre les ondulations clapoteuses des
vaguelettes à la surface.
Il fait juste la taille qu’il faut pour que son compagnon, dans un
hurlement de terreur, le projette au sol d’un violent coup de coude à la
tempe, à l’instant où quelque chose jaillit des eaux.
Des petits points noirs.
Alors qu’il va s’écraser face contre terre, le monde s’abat sur lui en une
pluie de points – des choses étranges qu’il ne voit pas tout à fait, comme sa
vision tourbillonne et que sa gorge est secouée de nausées. Il ne sent que
des pointes d’aiguilles qui atterrissent sur lui, picotent ses bras, ses jambes,
sa nuque ; il entend son compagnon hurler, les Fleurs blanches rugir à
l’adresse les uns des autres dans un russe inintelligible, et enfin, le policier
qui hurle en anglais quelque chose comme : « Enlevez-moi ça ! Enlevez-
moi ça ! »
L’homme étalé au sol sent son cœur tonner et battre la chamade. Le
visage collé contre les planches de la promenade, il ne se sent guère de
contempler ce qui provoque ces cris terribles, et ses battements de cœur le
consument. Ses battements de cœur subjuguent tous ses sens, et ce n’est que
lorsque quelque chose d’épais et d’humide se plaque contre sa jambe qu’il
se relève d’un bond horrifié, s’agitant avec une énergie tellement
désespérée qu’il envoie voler l’une de ses chaussures et ne s’inquiète pas de
la récupérer.
Il ne regarde pas derrière lui dans sa course. Il chasse de la main les
débris qui sont tombés sur lui, hoquette tant il cherche désespérément à
inspirer de l’air, de l’air, de l’air.
Il ne regarde pas derrière lui pour voir ce qui hantait les eaux. Il ne
regarde pas derrière lui pour voir si son compagnon a besoin d’aide, et il ne
regarde certainement pas derrière lui pour identifier ce qui a pu tomber sur
sa jambe et produire cette sensation collante et visqueuse. Il se contente de
courir, courir et courir, de dépasser les enseignes au néon des théâtres
comme les dernières de leurs lumières s’éteignent, de laisser derrière lui les
gémissements qui s’échappent des portes des bordels, d’oublier là les doux
rêves des négociants qui dorment avec des fortunes amassées sous leurs
matelas.
Et il court encore alors qu’il n’y a plus que des cadavres étendus sur les
quais de Shanghai, la gorge déchiquetée et les yeux fixés sur le ciel
nocturne, rendus vitreux par le reflet de la lune.
UN
SEPTEMBRE 1926

Il y avait un endroit incontournable dans le territoire du clan des Écarlates,


et qui se trouvait être un cabaret burlesque.
Le calendrier déroulait toujours plus avant vers la fin de la saison, les
pages de chaque jour s’envolant pour se laisser porter au loin plus vite
encore que ne le faisaient les feuilles brunissantes des arbres. Les heures
étaient à la fois pressées et languides, les journées comptées mais
interminables. Des manutentionnaires se hâtaient invariablement ici ou là,
qu’ils aient réellement une destination ou pas. Il y avait toujours un sifflet
qui résonnait quelque part ; il y avait toujours le ronronnement
métronomique des trams se traînant poussivement sur leurs rails usés
enfouis dans la chaussée ; il y avait toujours la puanteur du ressentiment qui
polluait le quartier et s’incrustait au plus profond du linge flottant au vent,
telles les bannières des échoppes suspendues entre les fenêtres
d’appartements trop exigus.
Mais cette journée faisait exception.
Le temps avait momentanément suspendu son vol pour la fête de la mi-
automne, le vingt-deux du mois selon la conception qu’avaient les
Occidentaux des jours de cette année. Autrefois, il était d’usage d’allumer
des lanternes et de se raconter à voix basse des tragédies immémoriales,
pour rendre hommage à ce que les ancêtres révéraient lorsqu’ils
recueillaient la lumière de la lune dans la coupe formée par leurs deux
paumes. Aujourd’hui, les temps avaient changé, et l’époque nouvelle se
croyait supérieure à toutes celles qui l’avaient précédée. Quel que soit le
territoire dans lequel ils se trouvaient, les Shanghaïens s’affairaient depuis
l’aube dans un esprit de célébration moderne, et à l’instant, alors que les
cloches sonnaient neuf fois pour annoncer l’heure, les festivités ne faisaient
que commencer.
Juliette Cai était occupée à scruter le cabaret du regard, en quête de
toute amorce de problème. La salle n’était que peu éclairée, en dépit d’une
profusion de lustres scintillants suspendus au plafond, et l’atmosphère était
ombreuse, trouble et moite. Une étrange odeur visqueuse réapparaissant
sporadiquement par bouffées lui fit froncer le nez et grimacer, mais
l’indigence des travaux de rénovation ne semblait pas affecter l’humeur des
clients assis autour des diverses tables rondes disséminées dans le cabaret.
Les gens installés ici ne risquaient pas de remarquer une petite fuite dans un
coin quand une animation débordante monopolisait leur attention. Des
couples murmuraient par-dessus des tarots étalés, des hommes se tapaient
vigoureusement dans le dos, des femmes inclinaient la tête pour
s’interloquer et se ravir de ce qui leur était chuchoté dans la lueur vacillante
des lampes à gaz.
« Tu as l’air plutôt consternée. »
Juliette ne chercha pas immédiatement à identifier la voix. Ce n’était
pas nécessaire. Bien peu de gens eussent entamé une conversation avec elle
en anglais ; quant à le faire dans un anglais aux modulations atones de
quelqu’un dont la langue maternelle est le chinois et dont l’accent dénote
une éducation française…
« Parce que c’est le cas. Je suis constamment rongée par l’affliction. »
Elle ne tourna qu’alors la tête vers sa cousine, en retroussant les lèvres et en
plissant les yeux. « Dis-moi, tu n’es pas censée être la prochaine à entrer en
scène ? »
Rosaline Lang haussa les épaules et croisa les bras, le bracelet de jade à
son poignet mince et brun s’entrechoquant avec les perles brillantes de son
costume.
« Ils ne peuvent pas commencer le numéro sans moi, ironisa Rosaline,
alors cela ne va pas trop m’inquiéter. »
Juliette parcourut de nouveau la foule du regard, mais cette fois dans un
but plus précis. Elle repéra Kathleen, son autre cousine favorite et fausse
jumelle de Rosaline, faisant patiemment le pied de grue devant une table
d’angle enténébrée, un plateau calé en équilibre sur la hanche, et feignant
ne pas comprendre l’anglais d’un négociant britannique qui s’efforçait de
commander à boire dans un concert de gesticulations exagérées. Rosaline
était ici sous contrat pour danser ; Kathleen, elle, venait jouer les serveuses
pour s’amuser aux dépens des négociants chaque fois qu’elle s’ennuyait, et
se contentait pour cette petite joie d’un salaire symbolique.
En soupirant, Juliette sortit son briquet pour s’occuper les mains, et se
mit à l’allumer et l’éteindre au rythme de la musique qui résonnait à travers
la salle. Elle agita le petit rectangle d’argent sous le nez de sa cousine. « Tu
veux ? »
Rosaline répondit en tirant une cigarette dissimulée dans les replis de sa
tenue.
« Tu ne fumes même pas, dit-elle tandis que Juliette inclinait son
briquet. Pourquoi le gardes-tu sur toi ?
— Tu me connais, répondit Juliette sans sourciller. Je roule ma bosse. Je
vis ma vie. J’incendie des bâtiments. »
Rosaline inspira sa première bouffée, puis ouvrit de grands yeux.
« Mouais. »
Plutôt que pourquoi, il eût été plus intéressant de s’enquérir de l’endroit
où Juliette gardait sur elle ledit briquet : la plupart des jeunes femmes dans
le cabaret – tant les danseuses que les clientes – étaient vêtues comme
Rosaline d’une qipao, selon la nouvelle mode vestimentaire qui s’était
répandue à travers Shanghai comme une traînée de poudre. Avec sa large
fente scandaleuse sur le côté qui révélait les chairs de la cheville à la cuisse
et son col droit serré, cette robe était un mélange de flamboyance
occidentale et de tradition asiatique, et dans cette cité aux mondes
contrastés, les femmes évoluaient telles des métaphores ambulantes.
Juliette, de son côté… Juliette avait poussé le raffinement encore plus loin,
les petites perles de sa mince robe garçonne sans poche bruissant à chacun
de ses mouvements. Le moins que l’on pût dire était qu’elle se détachait du
lot. Elle resplendissait, c’était une étoile qui flamboyait, le symbole de la
vitalité du clan des Écarlates.
Juliette et Rosaline reportèrent tranquillement leur attention vers la
scène, sur laquelle une femme interprétait une chanson dans une langue qui
ne leur était familière ni à l’une ni à l’autre. La voix grave de la chanteuse
était accrocheuse et envoûtante, sa robe scintillait contre sa peau sombre,
mais comme il ne s’agissait pas du genre de spectacle pour lequel ce genre
de cabaret était connu, personne en dehors des deux jeunes femmes au fond
de la salle ne l’écoutait.
« Tu ne m’avais pas dit que tu serais là ce soir », reprit Rosaline après
un temps, la fumée s’échappant de sa bouche en un flot véloce. Il y avait
dans sa voix quelque chose comme le reproche d’une sorte de trahison,
comme si l’omission de cette information ne lui ressemblait pas. La Juliette
qui était revenue la semaine dernière n’était pas la Juliette que ses cousines
avaient vu partir quatre ans plus tôt, mais d’un autre côté, c’était réciproque.
À son retour, avant même qu’elle eût posé le pied dans la maison, Juliette
avait entendu parler de la voix d’or de Rosaline et de sa classe naturelle.
Après quatre années au loin, les souvenirs qu’avait Juliette des gens qu’elle
avait laissés derrière elle ne correspondaient plus à ce qu’ils étaient
devenus. Rien dans ses souvenirs n’avait résisté à l’épreuve du temps,
semblait-il. La ville s’était remodelée et tout le monde avait continué à
progresser sans elle, tout particulièrement Rosaline.
« Ç’a été littéralement une décision de dernière minute. » Juliette
gardait les yeux fixés sur Kathleen, qui continuait au fond du cabaret à
paraître décontenancée face au négociant britannique. Il s’était lancé dans
un exercice de pantomime, mais Kathleen était déterminée à faire durer.
Juliette indiqua leur duo d’un mouvement du menton. « Bàba se lasse des
demandes d’entretien répétées d’un négociant du nom de Walter Dexter,
alors je suis chargée de m’enquérir de ce qu’il veut.
— Ça a l’air soporifique », commenta Rosaline.
Il y avait toujours eu un peu de mordant dans la façon de s’exprimer de
sa cousine, même quand elle employait les intonations les plus neutres. Un
petit sourire apparut sur les lèvres de Juliette. Au moins, même si Rosaline
donnait l’impression d’être devenue une étrangère – quoiqu’encore
familière – sa façon de s’exprimer ne changeait pas. Et Juliette pourrait
toujours fermer les yeux et faire comme si elles étaient enfants, échangeant
les railleries les plus provocantes sur les sujets les plus choquants.
« Malheureusement, on ne peut pas toutes être des danseuses formées à
Paris », rétorqua-t-elle d’un air hautain et faussement offensé.
« Je vais te dire : si tu veux, toi, tu reprends mes routines, et moi, je
deviens l’héritière de l’empire interlope de la ville. »
Juliette laissa échapper un éclat de rire court et sonore, un agrément fort
bref. Sa cousine avait changé. Tout avait changé. Mais Juliette apprenait
vite et savait s’adapter.
En soupirant doucement, elle s’écarta d’un coup de reins du mur sur
lequel elle était adossée. « Bon, dit-elle, le regard fixé sur Kathleen. Le
devoir m’appelle. On se voit à la maison. »
Rosaline la regarda partir en lui faisant un petit signe de la main et en
laissant tomber sa cigarette à ses pieds, pour l’écraser de l’un de ses
escarpins à talon haut. Juliette aurait vraiment dû l’admonester pour un tel
geste, mais comme le sol n’aurait pas pu être plus sale, quelle importance
cela pouvait-il avoir ? Depuis l’instant où elle était entrée, cinq sortes
d’opiums différents avaient déjà dû maculer ses semelles. Elle n’avait
d’autre choix que de se déplacer à travers le cabaret aussi
précautionneusement que possible, et de prier pour que les femmes de
service n’abîment pas trop le cuir de ses chaussures lorsqu’elles les
nettoieraient plus tard dans la soirée.
« Je vais prendre le relais, maintenant. »
Kathleen sursauta, le pendentif de jade qui ceignait son cou brillant
dans la lumière. Rosaline n’avait de cesse de lui dire que quelqu’un finirait
par lui voler cette précieuse pierre si elle continuait de la porter de façon
aussi ostentatoire, mais Kathleen l’aimait là. Elle disait toujours que, si des
gens voulaient regarder sa gorge, autant que ce soit pour le pendentif, plutôt
que pour la proéminence de sa pomme d’Adam en dessous.
Son air interloqué se mua quasi instantanément en un sourire éclatant
lorsqu’elle réalisa que c’était Juliette qui était venue se glisser sur le siège
faisant face à celui du négociant britannique.
« Dis-moi si tu veux que je t’apporte quoi que ce soit », répondit
plaisamment Kathleen dans un anglais parfait, avec son accent français.
Comme elle s’éloignait, Walter Dexter en resta bouche bée. « Elle me
comprenait depuis le début ?
— Vous apprendrez, monsieur Dexter, répliqua Juliette en soulevant la
bougie posée au centre de la table et en inspirant une bouffée de sa cire
parfumée, que lorsque l’on présume sans raison que quelqu’un ne parle pas
anglais, l’on s’expose à quelques sarcasmes. »
Walter cilla, puis inclina la tête. Dans ce court laps de temps, il
appréhenda sa robe, son accent américain, et le fait qu’elle connût son nom.
« Juliette Cai, en conclut-il. J’attendais votre père. »
Le clan des Écarlates se considérait comme une entreprise familiale,
mais les choses ne s’arrêtaient pas là. Les Cai en étaient l’âme et le cœur
battant, mais le gang en lui-même était une conjonction de criminels, de
trafiquants, de négociants, et d’intermédiaires de toute sorte, chacun d’eux
aux ordres de maître Cai. D’aucuns, étrangers un peu moins enthousiastes,
considéraient plutôt les Écarlates comme une société secrète.
« Mon père n’a pas de temps à consacrer à des négociants sans
antécédents crédibles, rétorqua Juliette. Si c’est important, je lui
transmettrai le message. »
Malheureusement, il parut que Walter Dexter avait plus le goût des
banalités que celui des discussions d’affaires.
« La dernière fois que j’ai entendu parler de vous, vous étiez partie
vivre à New York. »
Juliette laissa retomber le bougeoir sur la table. La flamme vacilla,
projetant d’étranges ombres sur le visage du négociant d’âge mûr,
l’éclairage ne faisant qu’accentuer les rides de son front perpétuellement
froncé.
« Je n’ai été envoyée en Occident que le temps de parfaire mon
éducation, malheureusement, répondit Juliette en s’enfonçant dans le
dossier matelassé de son fauteuil. Comme maintenant, je suis assez âgée
pour contribuer aux affaires de la famille et cætera, on m’a capturée et
ramenée ici manu militari. »
Le négociant ne rit pas de sa plaisanterie, comme l’avait escompté
Juliette. En lieu de cela, il se tapota la tempe, en ébouriffant ses cheveux
grisonnants.
« Vous n’étiez pas revenue pour un temps, il y a quelques années de
cela ? »
Juliette se raidit, son sourire s’estompant. Derrière elle, une tablée rit à
gorge déployée d’un commentaire qu’avait fait l’un de ses occupants. Ce
tumulte lui hérissa le poil, faisant perler de sueur sa nuque. Juliette attendit
que le bruit se fût éteint, mais profita de l’interruption pour réfléchir et
réagir sans perdre de temps.
« Une fois, répondit-elle précautionneusement. New York n’était pas
une ville très sûre durant la Grande Guerre. Ma famille s’inquiétait. »
Le négociant n’en abandonna pas pour autant le sujet. Il laissa échapper
un bruit suggérant une courte réflexion. « La guerre s’est achevée il y a huit
ans. Vous étiez ici il y en a à peine quatre. »
Le sourire de Juliette disparut totalement. D’un mouvement de la tête,
elle renvoya en arrière sa coupe à la garçonne.
« Monsieur Dexter, sommes-nous ici pour discuter de votre vaste
connaissance de ma vie privée, ou cette rencontre avait-elle une raison
d’être ? »
Walter blêmit. « Toutes mes excuses, mademoiselle Cai. Mon fils a
votre âge, alors je me trouve savoir… »
Il s’interrompit au vu du regard de Juliette. Il s’éclaircit la gorge.
« J’avais demandé à rencontrer votre père au sujet d’un nouveau
produit. »
Immédiatement, malgré un choix lexical fort vague, ce à quoi Walter
Dexter faisait allusion devint parfaitement clair. Le clan des Écarlates était,
avant toute autre chose, une organisation criminelle, et s’il y avait une seule
activité dont les gangsters ne s’éloignaient jamais trop, c’était bien la
contrebande. Et, étant donné que les Écarlates dominaient Shanghai, il n’y
avait rien de surprenant au fait qu’ils contrôlaient également le marché noir,
décidaient de ses approvisionnements, choisissaient qui pouvait prospérer et
qui devait disparaître. Dans les parties de la ville qui appartenaient encore
aux Chinois, le clan des Écarlates n’était pas simplement au-dessus de la
loi : il était la loi. Sans ses hommes de main, les négociants n’avaient plus
de protection. Sans négociants, le gang n’avait plus vraiment de raison
d’être, ni suffisamment à faire. C’était un partenariat idéal, mais qui était
continuellement menacé par l’influence croissante des Fleurs blanches, leur
rival de l’autre rive de la ville, le seul gang à avoir une quelconque chance
de leur disputer le monopole du marché noir. Après tout, ils s’y employaient
depuis des générations.
« Un nouveau produit, hein ? » répéta Juliette. Elle laissa distraitement
dériver son regard. Sur scène, un numéro laissait place au suivant, la
lumière du projecteur s’atténuant tandis qu’un saxophone entamait une
introduction musicale. Parée cette fois de son costume de lumière, Rosaline
fit son entrée. « Vous vous souvenez de ce qu’il s’est passé, la dernière fois
que les Britanniques ont voulu lancer un nouveau produit à Shanghai ? »
Walter se rembrunit. « Vous faites allusion aux guerres de l’opium ? »
Juliette inspecta ses ongles. « Vous croyez ?
— Vous ne pouvez pas me reprocher une chose qui n’est la faute que de
mon pays !
— Parce que ce n’est pas de cette façon que les choses se passent ? »
Ce fut au tour de Walter d’afficher une moue condescendante. Il joignit
ses mains tandis que derrière lui, sur scène, des tissus froufroutaient et des
chairs se laissaient entrevoir.
« Quoi qu’il en soit, je sollicite l’aide du clan des Écarlates. J’ai
d’importantes quantités de lernicrom à écouler, quand il est évident qu’il est
destiné à devenir l’opiacé le plus recherché du marché. » Walter s’éclaircit
la gorge. « Je crois que, ces temps-ci, un atout de ce genre vous serait plus
qu’utile. »
Juliette se pencha en avant. De par la vivacité de sa réaction, les perles
de sa robe cliquetèrent plutôt frénétiquement, à contretemps du jazz
mélodieux qui les enveloppait en arrière-plan. « Et vous croyez vraiment
que vous allez pouvoir faire la différence ? »
L’antagonisme entre les Écarlates et les Fleurs blanches n’était un secret
pour personne. Loin de là, en fait, puisque la sanglante querelle des deux
familles ne se limitait pas à ceux qui partageaient les patronymes Cai et
Montagov : c’était une cause que tous ceux qui, d’une manière ou d’une
autre, étaient loyaux envers l’une ou l’autre des factions, ralliaient avec une
ferveur qui pouvait parfois presque paraître surnaturelle. Les étrangers qui
arrivaient pour la première fois à Shanghai afin d’y faire des affaires étaient
alertés d’une chose avant toutes les autres : choisissez votre camp, et vite.
Si l’on faisait affaire une fois avec le clan des Écarlates, on était Écarlate,
sans possibilité de retour. On était dès lors le bienvenu en leur territoire, et
l’on risquait la mort si l’on s’aventurait dans les zones où régnaient les
Fleurs blanches.
« Je crois, dit doucement Walter, que le clan des Écarlates est en train
de perdre le contrôle de sa propre ville. »
Juliette se renfonça dans son siège. Sous la table, ses poings étaient
serrés à en faire blanchir les jointures. Quatre ans plus tôt, elle avait regardé
Shanghai avec des étoiles plein les yeux, mis tous ses espoirs dans le clan
des Écarlates. Elle ne réalisait pas, alors, que Shanghai était une ville
étrangère en son propre pays. Maintenant, elle le comprenait. Les
Britanniques en gouvernaient une partie. Les Français en régissaient une
autre. Les Fleurs blanches, russes d’origine, s’appropriaient les seuls
districts qui étaient encore techniquement sous souveraineté chinoise. La
perte d’influence de sa famille s’était imposée progressivement, mais
Juliette aurait préféré s’arracher elle-même la langue plutôt que d’admettre
un tel fait devant un négociant qui n’y comprenait rien.
« Nous vous recontacterons au sujet de votre produit,
monsieur Dexter », dit-elle après un silence assez long, avec un sourire
affable. Elle exhala imperceptiblement, pour se libérer de la pression qui lui
serrait l’estomac à en faire mal. « Maintenant, si vous voulez bien
m’excuser… »
Le silence s’imposa d’un coup dans toute la salle, et soudain, Juliette
parlait trop fort. Les yeux de Walter s’écarquillèrent, son regard étant fixé
par-dessus l’épaule de Juliette.
« Ça alors ! laissa-t-il fuser. Je veux bien être damné si ce n’est pas l’un
de ces bolchos ! »
En entendant ces mots, Juliette se figea. Lentement, tout doucement,
elle se retourna pour suivre le regard de Walter Dexter, et scruter la fumée
et la pénombre qui entouraient l’entrée du cabaret burlesque.
Par pitié, plaida-t-elle, faites que ce soit n’importe qui d’autre, et pas…
Sa vision s’embruma. Le temps d’une seconde terrifiante, le monde se
renversa sur son axe et Juliette put tout juste se raccrocher, manquant verser
par-dessus bord. Puis le sol reprit sa place et elle respira de nouveau.
Reprenant pied, elle s’éclaircit la gorge et s’efforça de paraître aussi
nonchalante que possible lorsqu’elle rétorqua : « Les Montagov ont émigré
bien avant la révolution bolchevique, monsieur Dexter. »
Avant que quiconque eût pu la remarquer, Juliette s’enfonça dans la
pénombre, là où les murs sombres éteignaient le scintillement de sa robe et
où les lattes de parquet humides assourdissaient le claquement de ses talons.
Ces précautions furent cependant inutiles : la quasi-totalité des regards dans
la salle étaient irrémédiablement fixés sur Roma Montagov qui se frayait un
chemin à travers le cabaret. Pour une fois, absolument personne ne portait
le moindre intérêt au numéro de Rosaline.
À première vue, l’on eût pu croire que les regards écarquillés et
l’ébahissement émanant de chaque table ronde provenaient du fait qu’un
étranger venait d’entrer. Mais la clientèle du cabaret en comprenait bon
nombre, et de toute façon, Roma, avec ses cheveux noirs, ses yeux noirs et
sa peau blanche, aurait pu se fondre dans une foule de Chinois aussi
facilement qu’une rose blanche peinte en rouge au milieu d’un champ de
coquelicots. Il ne s’agissait nullement du fait que Roma Montagov était un
étranger. Non, il se trouvait simplement que l’héritier des Fleurs blanches
était parfaitement identifiable en tant qu’ennemi en territoire écarlate. Du
coin de l’œil, Juliette percevait déjà des mouvements : des pistolets
sortaient des poches, des lames de couteau se tendaient, l’animosité de
certaines tablées devenait tangible.
Juliette sortit de la pénombre et leva une main en direction de la table la
plus proche. Son geste fut simple : attendez.
Les hommes de main s’apaisèrent, chaque tablée prenant exemple sur
sa voisine. Ils patientèrent, en faisant semblant de poursuivre leurs
conversations tandis que Roma Montagov passait de table en table, les yeux
plissés par la concentration.
Juliette commença à se rapprocher discrètement. Elle porta la main à sa
gorge pour forcer la boule qui s’y formait à redescendre, imposa à sa
respiration de redevenir régulière jusqu’à ne plus être poussée au bord des
larmes par la panique, jusqu’à pouvoir afficher un sourire et paraître aussi
naturelle que la lumière du jour. En un autre temps, Roma eût pu lire en elle
comme dans un livre ouvert. Mais quatre années avaient passé, depuis. Il
avait changé. Elle aussi.
Juliette tendit la main et toucha le dos de sa veste. « Bienvenue,
étranger. »
Roma se retourna. Un instant, il parut presque qu’il n’avait pas
enregistré ce qu’il avait devant les yeux ; il y eut un temps de latence,
comme s’il ne comprenait tout simplement pas qui avait apparu devant lui,
même s’il se trouvait au quartier général des Écarlates, sur lesquels régnait
Juliette.
Puis la vision de l’héritière écarlate s’abattit sur lui comme une douche
froide. Les lèvres de Roma s’ouvrirent pour laisser échapper un peu d’air.
La dernière fois qu’il l’avait vue, ils avaient 15 ans.
« Juliette ! » s’exclama-t-il, les yeux écarquillés. Le plus bref des
instants s’écoula avant qu’il ne réalisât qu’ils n’étaient plus assez proches
pour s’appeler par leurs prénoms ; ils ne l’étaient plus depuis longtemps.
Alors il s’éclaircit la gorge et se corrigea dans la foulée.
« Mademoiselle Cai. Quand êtes-vous revenue à Shanghai ? »
Je ne suis jamais partie, voulut-elle répondre, mais ce n’était pas vrai.
Son esprit était resté ici – ses pensées avaient été constamment obnubilées
par le chaos, l’injustice et la ravageuse fureur qui émanaient de ces rues –
mais son corps avait bel et bien été transporté une deuxième fois de l’autre
côté de l’océan, et ce pour son bien. Elle avait détesté cela, détesté être loin
avec une telle intensité qu’elle avait senti cette ferveur la brûler comme une
fièvre chaque nuit, quand elle quittait les fêtes et les bars clandestins. Le
poids de Shanghai était une couronne de fer clouée à son crâne. Dans un
autre monde, si on lui en avait offert la possibilité, peut-être qu’elle serait
partie, qu’elle aurait renoncé à son statut d’héritière d’un empire de
gangsters et de négociants. Mais elle n’avait jamais eu le choix, et ceci était
sa vie et sa ville, et ces gens étaient les siens, et parce qu’elle les aimait, elle
s’était juré il y avait de cela bien longtemps qu’elle s’efforcerait de réussir
sacrément bien à être elle-même parce qu’elle ne pouvait être personne
d’autre.
Tout est de ta faute, avait-elle envie de lui dire. C’est à cause de toi que
l’on m’a envoyée loin de ma cité. De mon peuple. De mon sang.
« Je suis revenue il y a déjà un moment, mentit-elle sans vergogne, en
appuyant sa hanche contre la table vide à sa gauche. Monsieur Montagov,
vous voudrez bien pardonner mon indiscrétion, mais que faites-vous ici ? »
Elle regarda Roma bouger sa main presque imperceptiblement, et
subodora qu’il vérifiait à tâtons l’accessibilité de ses armes cachées. Elle le
regarda assimiler sa présence, avoir du mal à trouver ses mots. Juliette avait
eu le temps de se préparer : sept jours et sept nuits pour entrer dans la ville
et se libérer l’esprit de tout ce qui avait pu se passer ici entre eux deux. En
revanche, quoi que Roma se fût attendu à trouver dans ce cabaret en y
pénétrant ce soir, ce n’était visiblement pas Juliette.
« J’ai besoin de parler à maître Cai, finit par dire Roma en plaçant ses
mains derrière son dos. C’est important. »
Juliette se rapprocha d’un pas. Elle avait de nouveau attrapé le briquet
qu’elle dissimulait dans les replis de sa robe, et ses doigts jouaient avec la
flamme tandis qu’elle pesait mentalement le pour et le contre. Roma avait
dit Caï à la façon d’un négociant étranger, la bouche étirée. Les Chinois et
les Russes prononçaient tsai de la même façon dans leurs deux langues,
comme le bruit d’une allumette que l’on gratte. Lui avait écorché leur nom
de façon intentionnelle, comme pour préciser un état de fait. Elle parlait
couramment russe, lui parlait couramment le dialecte spécifique à Shanghai,
et pourtant ils en étaient réduits tous deux à se parler en anglais avec chacun
son accent, tels deux négociants anonymes. Choisir l’une des deux langues
maternelles eût été prendre parti, alors ils avaient préféré rester neutres.
« On ne peut que le supposer, puisque vous êtes venu jusqu’ici, répliqua
Juliette en haussant les épaules. Mais parlez-m’en donc, et je transmettrai le
message. D’un héritier à une autre, monsieur Montagov – vous pouvez
avoir confiance, n’est-ce pas ? »
C’était une question risible. Ses mots disaient une chose, mais ses yeux
en disaient une autre : Fais une seule erreur sur mon territoire et je te tuerai
de mes propres mains. Elle était la dernière personne en qui il aurait pu
avoir confiance, et c’était réciproque.
Mais quoi que fût ce dont Roma avait besoin, ce devait être grave. Il
n’argumenta même pas.
« Pourrions-nous… ? »
Il indiqua d’un geste la frange de la salle, l’ombre et les recoins
ténébreux, là où il n’y aurait pas tout un public pour les observer comme
une alternative à la scène, et attendit que Juliette bougeât pour qu’ils
puissent s’éloigner. En pinçant les lèvres, elle lui fit signe de la suivre et
l’entraîna vers le fond du cabaret. Il s’empressa de lui emboîter le pas, ses
pas mesurés assez proches pour que les perles de la robe de Juliette s’en
effarouchent et cliquettent nerveusement. Elle ne savait pas pourquoi elle
prenait cette peine. Elle aurait dû le jeter aux Écarlates, les laisser se
charger de lui.
Non, se dit-elle. C’est à moi de m’en occuper. C’est à moi de
l’annihiler.
Juliette s’arrêta. Maintenant, il ne s’agissait plus que d’elle et Roma
Montagov dans la pénombre, les autres sons assourdis et leurs champs de
vision tout autant limités. Elle se frotta le poignet, exigeant de son pouls
qu’il ralentisse, comme s’il lui appartenait d’en décider.
« Allons droit au but », dit-elle.
Roma regarda autour de lui. Il pencha la tête avant de parler, baissant la
voix au point de forcer Juliette à tendre l’oreille. Et elle tendit effectivement
l’oreille, parce qu’elle refusait de s’avancer vers lui plus que nécessaire.
« La nuit dernière, cinq Fleurs blanches sont morts sur les quais. La
gorge réduite en charpie. »
Juliette le dévisagea en fronçant les sourcils.
« Et… ? »
Il ne s’agissait pas d’afficher son indifférence, mais les affrontements
des membres de leurs deux gangs faisaient des victimes toutes les semaines.
Juliette elle-même en avait déjà éliminé plus d’un. S’il voulait leur
reprocher ces morts, il perdait son temps.
« Et, poursuivit sèchement Roma en ravalant visiblement un Si vous
m’aviez laissé terminer, l’un des vôtres. Ainsi qu’un policier municipal.
Britannique. »
À ces mots, Juliette se rembrunit quelque peu, et chercha dans ses
souvenirs si elle avait entendu quelqu’un de sa maisonnée mentionner cette
nuit la mort d’un Écarlate. Il était étrange qu’il y ait là des victimes des
deux bords, étant donné que les morts multiples résultaient généralement
d’embuscades, et plus étrange encore qu’un policier ait été tué, mais elle
n’irait pas jusqu’à considérer cela comme bizarre. Elle se contenta de
froncer les sourcils en direction de Roma, ne voyant là rien qui l’intéressât.
Jusqu’à ce que, poursuivant toujours, il ajoutât : « Toutes leurs
blessures étaient auto-infligées. Ce n’était pas une dispute territoriale. »
Juliette pencha la tête et l’agita longuement, s’assurant qu’elle n’avait
pas mal entendu. Lorsqu’elle fut certaine de ne pas avoir un bouchon dans
l’oreille, elle s’exclama : « Sept cadavres avec des blessures auto-
infligées ? »
Roma acquiesça. Il continuait de parcourir la salle des yeux, comme si
le seul fait de toiser les larrons assis autour des tables allait les empêcher de
s’attaquer à lui. Ou peut-être que les surveiller ne l’intéressait pas, et qu’il
s’efforçait juste de ne pas regarder Juliette dans les yeux.
« Je suis venu ici en quête d’une explication. Votre père sait-il quoi que
ce soit de cette histoire ? »
Juliette renâcla, un bruit grave et plein de rancœur. Est-ce qu’il essayait
de lui dire que cinq Fleurs blanches, un Écarlate et un policier s’étaient
retrouvés sur les quais pour réduire leur propre gorge en bouillie ?
Cela ressemblait à la mise en place d’une mauvaise histoire drôle sans
la chute.
« Nous ne pouvons pas vous aider, assena Juliette.
— Toute information pourrait se révéler cruciale dans la détermination
de ce qu’il s’est passé, mademoiselle Cai », insista Roma.
Un petit sillon comme un croissant de lune se formait toujours entre ses
sourcils lorsqu’il était irrité. Il était apparent, en l’instant. Il y avait autre
chose dans ces morts que ce qu’il voulait bien dire : il n’aurait jamais fait
tout cela pour une simple embuscade. « Il y avait l’un des vôtres parmi les
victimes…
— Nous ne coopérerons pas avec les Fleurs blanches », l’interrompit
sèchement Juliette. Tout faux-semblant ayant depuis longtemps disparu de
son visage. « Que cela soit bien clair, une bonne fois pour toutes, avant que
vous ne poursuiviez : que mon père sache quelque chose ou pas au sujet des
morts de la nuit dernière, nous ne le partagerons pas avec vous, et nous ne
maintiendrons aucun contact qui pourrait porter préjudice à nos affaires. En
vous souhaitant une bonne journée, monsieur. »
Roma avait à l’évidence été congédié, et pourtant il restait là,
dévisageant Juliette comme si tout cet échange lui avait laissé un goût amer
dans la bouche. Elle avait déjà tourné les talons, se préparant à faire sa
sortie, lorsqu’elle entendit Roma murmurer vicieusement dans son dos :
« Mais que t’est-il donc arrivé ? »
Elle aurait pu répondre tout ce qu’elle voulait. Elle aurait pu choisir des
mots chargés du venin qu’elle avait accumulé durant ses années au loin et
tout recracher d’un coup. Elle aurait pu lui rappeler ce qu’il avait fait quatre
ans plus tôt, enfoncer vicieusement les piques de la culpabilité à l’en faire
saigner. Seulement, avant qu’elle eût pu ouvrir la bouche, un cri avait
traversé tout le cabaret et couvert tous les autres bruits, comme s’il avait
œuvré à une autre fréquence.
Sur scène, les danseuses s’étaient figées ; la musique s’était
interrompue.
« Que se passe-t-il ? » maugréa Juliette. Alors qu’elle allait partir voir,
Roma siffla bruyamment et l’attrapa par le coude.
« Juliette, non. »
Son contact parcourut sa peau comme une brûlure intense. Juliette lui
arracha son bras plus vite encore qu’elle ne l’eût fait s’il avait réellement
été en feu, ses yeux lui lançant des flammes lorsqu’elle le toisa par-dessus
son épaule. Il n’en avait pas le droit : il avait perdu tout droit de prétendre
jamais vouloir la protéger.
Juliette se dirigea d’un pas rapide vers l’autre bout du cabaret, sans
prêter attention à Roma qui lui avait emboîté le pas. Le vacarme dû à la
panique ne faisait qu’empirer, mais elle ne put comprendre ce qui le
provoquait que lorsqu’elle se fut frayée d’un geste ferme un chemin à
travers la foule amassée là.
Ce ne fut qu’alors qu’elle put voir au sol l’homme qui se débattait tel un
fou furieux, et s’efforçait d’enfoncer ses doigts dans son cou épais.
« Que fait-il ? tonna Juliette en se précipitant vers lui. Que quelqu’un
l’arrête ! »
Mais la plus grande partie de ses ongles avait déjà pénétré les chairs.
L’homme se labourait la gorge avec une intensité animale, comme s’il y
avait quelque chose là, une chose que personne d’autre ne pouvait voir et
qui grouillait sous sa peau. Il fouissait toujours plus profond, jusqu’à ce que
ses doigts paraissent complètement enfoncés et dégagent des tendons, des
veines et des artères.
La seconde d’après, le cabaret se fit totalement silencieux. On
n’entendit plus rien que le souffle laborieux de l’homme petit et râblé qui
était effondré sur le sol, la gorge écharpée et ses propres mains dégoulinant
de sang.
DEUX

Le silence fit place aux hurlements, les hurlements se muèrent en chaos, et


Juliette releva ses manches brillantes, lèvres pincées et sourcils froncés.
« Monsieur Montagov, dit-elle par-dessus le tohu-bohu, il est temps que
vous partiez. »
Juliette s’avança et fit signe à deux Écarlates tout proches de venir la
rejoindre. Ce qu’ils firent, mais avec, sur le visage, une expression étrange
dont Juliette manqua prendre ombrage – sauf que, deux battements de cœur
plus tard, elle cligna des yeux, regarda par-dessus son épaule, et vit que
Roma était toujours là, qu’il ne faisait pas même mine de sortir. Pis, il la
dépassa précipitamment, marchant comme en terrain conquis, pour aller
s’accroupir à côté du mourant, et, incroyablement, les yeux plissés,
concentrer toute son attention sur les chaussures de ce dernier.
« Bon sang ! » maugréa Juliette à voix basse. Elle indiqua Roma du
doigt aux deux Écarlates. « Raccompagnez ce monsieur à la porte. »
Ils n’en attendaient pas plus. L’un des Écarlates bouscula aussitôt
l’héritier des Fleurs blanches, forçant Roma à se relever d’un bond pour ne
pas qu’il roule sur le sol couvert de sang.
« J’ai dit, Raccompagnez-le, persifla Juliette. Ne vous conduisez pas
comme des brutes pendant la fête de la mi-automne.
— Mais, mademoiselle Cai…
— Vous ne voyez donc pas ? » intervint Roma en indiquant le mourant
du doigt. Il se tourna pour faire face à Juliette, mâchoire serrée, la regardant
droit dans les yeux – et ne regardant qu’elle. Il agissait comme s’il était seul
avec Juliette, comme si les deux hommes ne représentaient pas une menace
mortelle, comme si le cabaret n’avait pas viré au pandémonium, sa clientèle
paniquée par la progression de la mare de sang. « C’est exactement ce qu’il
s’est passé la nuit dernière. Il ne s’agit pas d’un événement isolé, mais
d’une folie… »
Juliette soupira, fit un geste dédaigneux de la main. Les deux Écarlates
empoignèrent solidement Roma par les épaules, et il ravala ce qu’il voulait
dire dans un claquement audible de sa mâchoire. Il n’allait pas faire une
scène en territoire écarlate : il avait déjà de la chance de pouvoir repartir
sans avoir pris une balle dans le dos. Il le savait. C’était la seule raison pour
laquelle il tolérait de se faire rudoyer par des hommes qu’il aurait
probablement tués dans d’autres circonstances.
« Merci de votre compréhension », minauda-t-elle.
Roma ne répondit pas tandis qu’on l’entraînait hors de sa vue. Juliette
observa la scène les yeux plissés, et attendit d’être certaine que Roma avait
bien été expulsé du cabaret burlesque pour se concentrer sur le spectacle qui
s’offrait à elle, s’avancer et aller précautionneusement s’accroupir au côté
de l’agonisant.
Une telle blessure n’autorisait aucun espoir. Il jaillissait encore des
entailles de son cou un sang qui se déversait en flaques rouges sur le sol. Il
devait également détremper le tissu de sa robe, mais Juliette en avait à peine
conscience. L’homme essayait de dire quelque chose, que Juliette
n’entendait pas.
« Vous feriez bien d’abréger ses souffrances. »
Avec son air presque narquois, Walter Dexter s’était frayé un chemin
jusqu’à la scène, et il l’observait maintenant par-dessus l’épaule de Juliette.
Il resta là même lorsque les serveuses commencèrent à repousser la foule et
à former un cordon autour de la zone, en criant aux curieux de s’éloigner.
Chose agaçante, aucun des Écarlates ne prit la peine de repousser Walter –
il y avait quelque chose dans sa prestance qui donnait l’impression que sa
présence, partout où il pouvait se trouver, était justifiée. Juliette avait
rencontré beaucoup d’hommes comme lui en Amérique : des hommes qui
considéraient qu’ils avaient le droit de se trouver là où ils le désiraient parce
que le monde avait été conçu à l’avantage de leurs émotions délicates et de
leurs manières civilisées. Ce genre de confiance en soi ne connaissait
aucune limite.
« Chut ! » coupa rageusement Juliette, en rapprochant son oreille de
l’homme à l’agonie. S’il voulait prononcer ses dernières paroles, il méritait
d’être écouté.
« J’ai déjà vu cela : c’est le délire d’un camé. Peut-être à la
méthamphétamine, ou…
— Chut ! »
Juliette passa outre la voix du négociant. Elle se concentra jusqu’à
pouvoir isoler les bruits qui s’échappaient de la bouche du mourant du
vacarme que produisait l’hystérie alentour.
« Guài. Guài. Guài. »
Guài ?
Juliette réfléchit rapidement et intensément, considérant tous les mots
qui ressemblaient à ce que l’homme entonnait. Un seul lui parut avoir du
sens…
« Un monstre ? lui demanda-t-elle en lui prenant l’épaule. C’est ce que
vous voulez dire ? »
L’homme se figea. Son regard parut parfaitement clair durant un instant
incroyablement bref. Puis l’agonisant crachota : « Huò bù dān xíng. » Après
ce dernier souffle, cette exhalaison, cet avertissement, ses yeux se firent
vitreux.
Juliette tendit la main et, d’un geste morne, lui ferma les paupières.
Avant qu’elle n’eût pu complètement assimiler les paroles du mort,
Kathleen s’était déjà approchée pour le recouvrir avec une nappe. Seuls ses
pieds en dépassaient, dans ces chaussures usées qui avaient concentré
l’attention de Roma.
Elles sont dépareillées, remarqua soudain Juliette. L’une était lisse et
brillante, luisant encore de la dernière fois où elle avait été cirée ; l’autre
était bien trop petite et d’une teinte différente, sa tige maintenue en place
par une mince cordelette enroulée trois fois autour des orteils.
Étrange.
« Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce qu’il a dit ? »
Walter était toujours là dans ses jambes : il n’avait pas compris qu’il lui
avait été donné congé depuis un moment. Peu lui importait que Juliette
regardât droit devant elle d’un air stupéfait, en se demandant comment
Roma avait pu faire coïncider aussi parfaitement sa visite avec la mort de
cet homme.
« Les calamités s’abattent généralement ensemble », finit-elle par
traduire lorsqu’elle quitta sa fascination hypnotique pour revenir à
l’effervescence du moment. Walter Dexter se contenta de la regarder d’un
air ahuri en se demandant pourquoi un agonisant choisirait de dire quelque
chose d’aussi alambiqué et sentencieux. Il ne comprenait pas les Chinois et
leur goût pour les proverbes. Il s’apprêtait à ouvrir la bouche, se proposant
certainement de produire un autre commentaire lié à sa connaissance
encyclopédique du monde de la drogue, un autre avertissement sur le risque
qu’il y avait à acheter des produits à ceux qu’il considérait comme indignes
de confiance. Mais Juliette leva un doigt, l’interrompant avant qu’il ne prît
la parole. Si elle était certaine d’une chose, c’était bien qu’il ne s’agissait
pas des dernières paroles d’un homme qui abusait par trop des drogues.
Non, il s’agissait de l’ultime avertissement d’un homme qui avait vu
quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir.
« Permettez-moi une rectification. Vous, Britanniques, disposez d’une
traduction plus exacte, reprit-elle. Un malheur n’arrive jamais seul. »

Loin au-dessus des canalisations fuyantes et des tapis moisis de la


demeure des Fleurs blanches, Alisa Montagova était perchée sur une poutre
en bois du bâti de la charpente, le menton posé sur le plat de ses genoux
serrés, comme elle écoutait clandestinement ce qu’il ressortait de la réunion
en contrebas.
Les Montagov ne vivaient pas dans le genre d’immense résidence tape-
à-l’œil que leurs sacs de billets pouvaient offrir. Ils préféraient rester au
cœur de tout, faire corps avec les visages crasseux de ceux qui ramassaient
les ordures dans les rues. Depuis l’extérieur, leur domaine ne se
différenciait nullement du reste de la rangée de bâtiments de cette rue
animée de la ville. À l’intérieur, ils avaient transformé ce qui avait été les
appartements d’un bloc d’habitations en un puzzle géant de chambres, de
salles de travail et d’escaliers, et ils faisaient entretenir l’endroit non pas par
des domestiques ou des femmes de service, mais par le truchement de leur
hiérarchie. Les Montagov n’étaient pas les seuls à vivre ici : il y avait aussi
ceux des Fleurs blanches qui comptaient, et parmi tous les gens qui allaient
et venaient, tant entre les murs du domaine qu’à l’extérieur, existait une
structure organisationnelle. Maître Montagov régnait à son sommet et Roma
était son second, au moins de façon nominale. En dessous, cependant, les
rôles évoluaient constamment en étant déterminés par la volonté plutôt que
par le sang. Là où le clan des Écarlates reposait sur la parenté – quelle
famille remontait le plus loin dans le passé, avant l’effondrement de
l’empire –, les Fleurs blanches fonctionnaient dans le chaos, en maintenant
un mouvement constant. L’ascension vers un rang plus élevé relevait d’une
décision consciente, et ceux qui restaient en bas de la hiérarchie de la bande
y demeuraient de leur plein gré. L’on ne rejoignait pas les Fleurs blanches
par goût de l’argent ou du pouvoir, mais en sachant que l’on pouvait partir
n’importe quand si l’on n’aimait pas les ordres donnés par les Montagov.
C’était une question de poing serré sur la poitrine, de regard,
d’acquiescement partagé, de hochement de tête complice – et en raison de
cela, les réfugiés russes qui affluaient à Shanghai étaient prêts à tout pour
rejoindre les rangs des Fleurs blanches, parce qu’ils désiraient retrouver
cette sensation d’appartenance qu’ils avaient laissée derrière eux lorsque les
bolcheviques étaient venus frapper à leur porte.
Pour les hommes, du moins. Les femmes russes qui avaient eu le
malheur de ne pas naître parmi les Fleurs blanches n’avaient guère, comme
seule perspective, que des carrières de danseuse exotique ou de maîtresse
entretenue. La semaine dernière encore, Alisa avait entendu une
Britannique se lamenter d’un état de crise dans la Concession
internationale : des familles détruites par de jolies biches venues de Sibérie
sans la moindre fortune, mais armées d’un visage, d’une silhouette, et d’un
puissant instinct de survie. Les réfugiés faisaient ce qu’ils devaient faire.
Les principes moraux ne pèsent plus très lourd quand on crève de faim.
Alisa sursauta. L’homme qu’elle écoutait venait de se mettre soudain à
chuchoter. Le brusque changement de volume ramena son attention à la
réunion en contrebas.
« Les factions politiques ont poussé trop loin les commentaires
sarcastiques, maugréa une voix rauque. Il est quasiment certain que ce sont
les politiciens qui élaborent la folie, même s’il est difficile en l’instant de
dire qui du Kuomintang ou du Parti communiste en est le responsable.
D’après de nombreuses sources, ce serait Zhang Gutai… Mais j’avoue que
j’hésite à le croire.
— Pitié, ajouta malicieusement une autre voix. Zhang Gutai est
tellement nul dans son rôle de secrétaire général du Parti communiste qu’il
s’est trompé de date sur l’affiche de l’un de leurs meetings. »
À travers le fin filet tendu qui tenait lieu de plafond, Alisa pouvait voir
trois hommes assis face à son père. Elle ne pouvait pas réellement
distinguer leurs visages sans risquer de tomber de la charpente, mais leur
accent quand ils parlaient russe les trahissait : il s’agissait d’espions chinois.
« Que sait-on de leurs méthodes ? Comment se propage cette folie ? »
C’était son père, cette fois, qui avait parlé avec sa diction lente aussi
spécifique qu’un crissement d’ongles sur un tableau noir. Maître Montagov
s’exprimait avec une telle autorité naturelle que ça semblait être un péché
que de ne pas lui accorder une totale attention.
L’un des Chinois s’éclaircit la gorge. Il se tordait les mains contre sa
chemise avec une telle nervosité qu’Alisa se pencha en avant sur sa poutre,
en plissant les yeux pour voir à travers le filet si elle ne se méprenait pas sur
son geste.
« Un monstre. »
Alisa manqua verser. Ses mains se raccrochèrent à la poutre juste à
temps, et elle laissa échapper un petit soupir de soulagement.
« Je vous demande pardon ?
— Nous ne pouvons rien confirmer quant à la source de la folie hormis
une chose, annonça le troisième et dernier visiteur. Elle est liée aux
apparitions d’un monstre. Je l’ai moi-même vu. J’ai vu des yeux argentés
dans le Huangpu, qui clignaient d’une façon qu’aucun homme ne pourrait…
— Suffit… », l’interrompit maître Montagov. Il avait parlé d’un ton
cassant, s’impatientant devant la tournure que prenait cette séance
d’information. « Je n’ai aucune envie d’entendre des inepties sur un soi-
disant monstre. Si vous en avez terminé, je vous reconvoquerai pour notre
prochaine réunion. »
Sourcils froncés, Alisa fila le long de la charpente, à la suite des
hommes qui s’en allaient. Elle avait déjà 12 ans, mais elle était toute
menue, et sautait d’une ombre à une autre à la manière d’un petit rongeur
sauvage. Tandis que la porte se refermait en contrebas, elle rebondit de
poutre en poutre, jusqu’à enfin s’allonger juste au-dessus d’eux.
« Il avait l’air effrayé », fit remarquer l’un d’entre eux à voix basse.
L’homme au centre lui fit signe de se taire, mais les mots avaient déjà
été prononcés et livrés au monde, devenant dès lors des fléchettes perçantes
qui filaient à travers la pièce sans cible précise, simplement destructrices.
Les trois hommes s’engoncèrent dans leurs manteaux et laissèrent derrière
eux l’écheveau bouillonnant et chaotique qu’était la maison Montagov.
Alisa, en revanche, demeura dans son petit nid discret.
La peur. Elle n’aurait jamais imaginé son père encore capable de
ressentir un tel sentiment. La peur était un concept fait pour les hommes qui
n’étaient pas armés. La peur était réservée aux êtres comme Alisa, frêles,
vulnérables, et n’ayant de cesse de regarder par-dessus leur épaule.
Si maître Montagov avait peur, les règles changeaient.
Alisa sauta du plafond et détala.
TROIS

À l’instant où Juliette entra au pas de charge dans le vestibule en enfonçant


sa dernière épingle dans ses cheveux, elle savait déjà qu’elle arrivait trop
tard.
C’était en partie la faute de la servante qui ne l’avait pas réveillée quand
elle aurait dû, et en partie la sienne, de ne pas s’être levée avec le soleil
comme elle s’était efforcée de le faire chaque matin depuis son retour à
Shanghai. Ces courts instants quand le ciel s’éclaircissait – et qui
précédaient le retour à la vie de la maisonnée – constituaient les quelques
minutes les plus paisibles que l’on pouvait connaître ici. Les journées
qu’elle entamait assez tôt pour pouvoir profiter d’une bonne goulée d’air
frais et d’un peu de silence absolu sur son balcon étaient ses préférées. Elle
pouvait flâner à travers la maison sans que personne ne la dérangeât, se
glisser dans la cuisine et obtenir tout ce qu’elle désirait des cuisiniers, puis
s’asseoir où elle le voulait à la grande table des repas. Selon la vitesse à
laquelle elle mangeait, il pouvait même lui rester un peu de temps à passer
au salon, les fenêtres grandes ouvertes pour laisser entrer le chant des
oiseaux. Par contre, les jours où elle échouait à se sortir des draps assez
vite, elle devait partager un repas du matin sinistre avec le reste de la
maisonnée.
Juliette s’arrêta devant la porte du cabinet de travail de son père en se
maudissant à voix basse. Aujourd’hui, il ne s’était pas simplement agi
d’éviter de lointains cousins. Elle eût voulu s’immiscer dans l’une de ces
réunions de maître Cai.
La porte s’ouvrit promptement. Juliette fit un pas en arrière, en
s’efforçant de paraître naturelle. J’arrive vraiment trop tard.
« Juliette. » Maître Cai la dévisagea en plissant le front. « Il est
vraiment très tôt. Pourquoi es-tu levée ? »
Juliette glissa ses mains sous son menton, l’image même de
l’innocence.
« J’ai appris que nous avions un éminent visiteur. J’ai eu envie de venir
lui présenter mes respects. »
Le visiteur en question haussa un sourcil sarcastique. C’était un
nationaliste, mais il était difficile de déterminer s’il était réellement éminent
quand il n’était vêtu que d’un costume occidental, dépourvu des décorations
qu’aurait pu arborer le col de son uniforme militaire du Kuomintang. Le
clan des Écarlates avait toujours traité les nationalistes avec bienveillance,
ce depuis la création du Kuomintang en tant que parti politique. Et ces
derniers temps, ils s’étaient encore rapprochés, suite à l’impérieuse
nécessité pour le Kuomintang de mieux s’opposer à ses « alliés »
communistes. Juliette n’était revenue que depuis une semaine, et elle avait
déjà vu son père recevoir au moins cinq fois les nationalistes assiégés, qui
cherchaient le soutien des gangsters. Chaque fois, elle était arrivée trop tard
pour s’intégrer sans que cela parût abusif, et elle s’était contentée de traîner
derrière la porte au lieu de glaner des informations utiles.
Les nationalistes avaient tout à craindre, elle le savait. Le Parti
communiste chinois naissant encourageait ses membres à se joindre au
Kuomintang pour afficher sa concorde avec les nationalistes, mais bien loin
de représenter un soutien, l’influence croissante des trop nombreux inscrits
communistes au sein du Kuomintang commençait à y menacer les
nationalistes. Et si l’on parlait de cette histoire à travers tout le pays, elle
trouvait un écho très particulier à Shanghai, un endroit sans foi ni loi où les
gouvernements venaient naître et mourir.
« C’est très aimable à toi, Juliette, mais M. Qiao doit se hâter vers son
prochain rendez-vous. »
Maître Cai fit signe à un domestique de raccompagner le nationaliste.
M. Qiao la salua courtoisement en tirant symboliquement son chapeau d’un
geste, et Juliette lui retourna un sourire crispé, en ravalant un soupir.
« Ce ne serait pas un mal si tu me laissais assister à l’une de ces
réunions, bàba, dit-elle dès que M. Qiao fut hors de vue. Tu es censé me
former.
— Je peux t’apprendre progressivement, répondit maître Cai en agitant
négativement la tête. Mais il n’est pas encore temps de te lancer dans la
politique. C’est une affaire fort ennuyeuse. »
Mais c’était aussi une affaire pertinente, tout particulièrement si le clan
des Écarlates consacrait autant de temps à s’occuper de ces factions. Tout
particulièrement si maître Cai avait à peine cillé la veille au soir, lorsque
Juliette lui avait dit que l’héritier des Fleurs blanches s’était présenté dans
l’un des plus primordiaux de leurs hauts lieux, et que son père lui avait
répondu qu’on l’en avait déjà informé et qu’ils en reparleraient au matin.
« Allons prendre le petit-déjeuner, d’accord ? » lui dit son père. Il plaça
sa main sur la nuque de Juliette, la guidant pour descendre les escaliers
comme si elle risquait de s’enfuir. « Nous pourrons aussi reparler d’hier
soir.
— Je serais ravie de manger », maugréa Juliette. En fait, les
conversations des repas matinaux lui faisaient mal au crâne. Il y avait
quelque chose dans les matinées de cette maisonnée qui mettait Juliette
particulièrement mal à l’aise. Quel que soit le sujet abordé par les membres
de sa famille, même anodin comme leurs spéculations sur une hausse du
prix du riz, chaque intervention exsudait l’intrigue et trahissait
d’incessantes arrière-pensées. Tout ce dont on y parlait lui eût paru plus
adapté aux fins de soirées, quand les domestiques se retiraient dans leurs
quartiers et que les ténèbres recouvraient les planchers cirés.
« Juliette, ma chère, coassa une tante à l’instant où elle et son père
s’approchaient de la table. As-tu bien dormi ?
— Oui, Ā yí, répondit résolument Juliette en s’asseyant. J’ai bien dormi.
— Et tu t’es encore coupé les cheveux ? C’est certain : je ne me
souviens pas les avoir jamais vus aussi courts. »
Non seulement les membres de sa famille étaient agaçants, mais ils
étaient en outre tellement nombreux à passer par la maison des Cai qu’il
était devenu impossible pour Juliette de réellement s’intéresser à chacun
d’entre eux. Rosaline et Kathleen étaient à la fois ses cousines les plus
proches et ses seules amies, et c’était tout ce dont elle avait besoin. Tous les
autres n’étaient individuellement qu’un nom et un lien de parenté qu’il
fallait mémoriser au cas où ils auraient un jour une quelconque utilité pour
elle. Cette tante qui lui caquetait dans l’oreille lui était liée de façon bien
trop lointaine pour jamais pouvoir lui servir – tellement éloignée, en fait,
que Juliette dut s’interrompre un temps pour se demander pour quelle raison
elle se trouvait même à la table du petit-déjeuner.
« Dà jiě, par pitié, laisse cette jeune fille respirer. »
La tête de Juliette se redressa d’un coup, et elle adressa un grand sourire
à celui dont la voix venait de résonner depuis l’autre côté de la table. En y
repensant, il y avait une exception à son apathie : M. Li, son oncle favori.
Xiè xiè, mima-t-elle des lèvres.
En réponse à ses remerciements, M. Li se contenta de lever sa tasse de
thé à son adresse, les yeux pétillants.
Sa tante soupira, mais ne dit plus rien. Juliette se tourna vers son père.
« Et donc, bàba, en ce qui concerne hier soir… entama-t-elle. Si l’on en
croit ce qu’il m’a été rapporté, l’un des nôtres a rejoint cinq Fleurs blanches
sur les quais, puis s’est déchiqueté la gorge. Qu’en penses-tu ? »
Depuis la tête de la longue table rectangulaire, maître Cai laissa
échapper un bruit qui signifiait qu’il y réfléchissait, puis il se massa l’arête
du nez et soupira profondément.
Juliette se demanda depuis quand son père n’avait plus dormi une nuit
entière sans être dérangé par ses responsabilités et ses audiences. Il ne
laissait jamais rien paraître de son épuisement, mais Juliette savait. Juliette
savait toujours.
Ou peut-être était-il simplement las de devoir s’asseoir à la tête de cette
table, pour y entendre les ragots de chacun dès la première heure. Avant le
départ de Juliette, la table des repas était ronde, comme toute table chinoise
qui se respecte. Elle avait bien l’impression qu’on ne l’avait changée que
pour plaire aux visiteurs occidentaux qui se rendaient à la maison Cai pour
des entretiens, et cela avait eu des conséquences déplorables : les membres
de la famille ne pouvaient plus s’adresser à qui ils le voulaient, comme
c’était le cas lorsqu’ils étaient assis en cercle.
« Bàba », insista Juliette, alors qu’elle savait qu’il continuait à réfléchir.
Il se trouvait simplement que son père était un homme qui s’exprimait
en peu de mots, tandis que Juliette était une jeune fille qui ne supportait pas
le silence. Même dans l’effervescence qui les entourait, avec le personnel
qui entrait et sortait de la cuisine, un repas en cours, et la tablée entretenant
plusieurs conversations distinctes à des volumes sonores variables, elle ne
pouvait supporter que son père laissât sa question en suspens au lieu de
répondre immédiatement.
Le problème, c’était que même s’il avait décidé d’accéder à sa requête,
maître Cai ne faisait que feindre une quelconque inquiétude quant à cette
hypothétique folie. Elle le voyait bien : ce n’était qu’une légère contrariété,
comparée à la liste déjà monstrueuse de toutes les calamités qui requerraient
urgemment son attention. Après tout, qui irait se préoccuper de l’émergence
présumée de créatures étranges dans les voies d’eau de la ville, quand les
nationalistes et les communistes émergeaient tout à fait concrètement,
armes à la main et troupes prêtes au combat ?
« Et c’est tout ce qu’a révélé Roma Montagov ? » finit par demander
maître Cai.
Juliette tressaillit. Elle n’avait pu s’en empêcher. Elle venait de passer
quatre années à se hérisser à la seule pensée de Roma, alors entendre son
nom prononcé à voix haute – et par ni plus ni moins que son père – lui
paraissait totalement incongru.
« Oui. »
Son père tapota lentement des doigts sur la table.
« Je pense qu’il en sait plus, poursuivit Juliette, mais il s’est montré
circonspect. »
Maître Cai se tut de nouveau, laissant le brouhaha alentour s’alanguir,
gonfler, retomber. Juliette se demanda s’il avait l’esprit ailleurs. Tout de
même, il avait accueilli avec une parfaite indifférence la nouvelle d’une
intrusion de l’héritier des Fleurs blanches sur leur territoire. Étant donné
l’importance qu’avait leur querelle pour le clan des Écarlates, le fait que
maître Cai fasse aussi peu cas de la violation de Roma Montagov ne faisait
que confirmer à quel point la politique était devenue primordiale.
Avant que son père n’ait une chance de reprendre la parole, les portes
battantes de la cuisine s’ouvrirent violemment, ce fracas résonnant si fort
que la tante assise à côté de Juliette en renversa sa tasse de thé.
« S’il est permis de supposer que les Fleurs blanches ont plus
d’informations que nous, alors pourquoi rester assis à en parler ? »
Juliette grinça des dents tout en épongeant le thé sur sa robe. Ce n’était
que l’entrée en scène de Tyler Cai, le plus horripilant de ses cousins
germains. Malgré le fait qu’ils aient le même âge, on eût dit que, durant les
quatre années où elle était partie, il n’avait pas mûri du tout. Il faisait
toujours les mêmes blagues grossières et s’attendait à ce que les autres
fussent tous à genoux devant lui. S’il le pouvait, il exigerait du globe qu’il
se mette à tourner dans l’autre sens, simplement parce qu’il pensait que ce
serait une façon plus efficace de tourner, même si ce n’était pas réaliste.
« C’est une habitude, chez toi, d’écouter aux portes plutôt qu’entrer ? »
ricana Juliette, mais sa pique ne trouva aucun écho. Ses divers parents se
levèrent d’un bond à la vue de Tyler, se précipitèrent pour lui avancer un
siège, lui servir du thé, lui apporter une assiette – probablement gravée à
l’or et sertie de cristal. Juliette avait beau être l’héritière du clan des
Écarlates, ils ne minauderaient jamais ainsi pour elle. C’était une fille. À
leurs yeux, quelle que fût sa légitimité, elle ne ferait jamais assez bien.
« Tout cela me paraît très simple », poursuivit Tyler. Il s’assit, s’adossa
comme s’il s’agissait d’un trône. « Il est temps que nous montrions aux
Fleurs blanches qui détient réellement le pouvoir dans cette ville. Exigeons
qu’ils nous informent de tout ce qu’ils savent.
— Nous disposons des hommes et des armes, renchérit un lointain
oncle en hochant la tête et en se lissant la barbe.
— Les politiciens seront de notre côté, ajouta la tante assise à côté de
Juliette.
— Ils ne peuvent pas faire autrement. Ils ne vont pas soutenir les Fleurs
blanches.
— Une guerre de territoire n’est jamais sage… »
Enfin, se dit Juliette en se tournant vers le cousin plus âgé qui était
intervenu, quelqu’un qui dit quelque chose d’intelligent à cette table.
« … mais avec ton expérience, Tyler, qui sait jusqu’à quel point nous
pourrions repousser les limites de notre domaine ? »
Juliette serra les poings. Laisse tomber.
« Voilà ce que nous allons faire », énonça fébrilement Tyler. Juliette jeta
un coup d’œil en direction de son père, mais celui-ci semblait se satisfaire
de simplement poursuivre son repas. Depuis qu’elle était revenue, Tyler
n’avait pas raté une occasion de la reléguer au second plan, tant dans les
discussions que par des remarques acerbes.
Mais, chaque fois, maître Cai était intervenu pour le faire taire, pour
rappeler à tous ces oncles et tantes en aussi peu de mots que possible qui
était la véritable héritière, pour leur signaler que ce favoritisme dont ils
faisaient montre envers Tyler ne les mènerait nulle part.
C’était la première fois que maître Cai gardait le silence. Juliette ne
savait pas s’il s’abstenait parce qu’il trouvait la tactique de son neveu
risible, ou parce qu’il prenait Tyler au sérieux. Son estomac se noua,
bouillonnant d’acide à cette pensée.
« Et ce n’est pas comme si les puissances étrangères pourraient y
trouver à redire, poursuivit Tyler. Si ces morts ont été auto-infligées, alors
elles pourraient affecter n’importe qui. Il s’agit d’une affaire qui concerne
notre peuple, lequel a besoin que nous le défendions. Si nous n’agissons pas
maintenant et ne reprenons pas la ville pour leur bien, alors à quoi servons-
nous ? Allons-nous supporter un autre siècle d’humiliations ? »
À la table, les voix faisaient entendre leur approbation. Des louanges
grommelées, des pouces ridés et meurtris levés en l’air, des claques
laudatrices dans le dos de Tyler. Seuls M. Li et le père de Juliette
demeuraient placides, le visage impassible, mais cela ne suffisait pas.
Juliette jeta ses fines baguettes de porcelaine contre la table, les brisant
chacune en deux.
« Tu veux aller te livrer de toi-même en territoire Fleurs blanches ? »
Elle se leva, lissa sa robe. « Je t’en prie, fais donc. Je m’assurerai qu’une
domestique dénoue bien tes boyaux quand ils nous les renverront dans une
boîte. »
Sous des regards trop choqués pour protester, Juliette quitta les lieux.
Son cœur battait la chamade malgré sa maîtrise apparente, de crainte que,
cette fois, elle était peut-être allée trop loin. Dès qu’elle fut dans le
vestibule, elle s’arrêta et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, pour
regarder les portes s’immobiliser. Le bois de ces portes, importé d’une
nation lointaine, était ciselé d’une calligraphie traditionnelle chinoise, des
poèmes que Juliette avait mémorisés il y avait bien longtemps. Cette
maison était le miroir de leur ville. C’était une fusion d’Orient et
d’Occident, qui ne pouvait se départir du passé mais brûlait d’embrasser le
progrès, et à l’instar de la cité, cette maison ne se conjuguait pas très bien
avec elle-même.
Les portes magnifiques mais mal assorties se rouvrirent. Juliette cilla à
peine : elle s’y attendait.
« Juliette. Un mot. »
Ce n’était que Tyler qui l’avait suivie, une moue gravée sur le visage. Il
avait le même menton pointu que Juliette, la même fossette au coin
inférieur gauche de la bouche, qui apparaissait lorsqu’il était tendu. Leur
ressemblance l’interloquait. Dans les portraits de famille, Juliette et Tyler
étaient toujours placés ensemble, réunis comme s’ils étaient jumeaux plutôt
que cousins. Mais Juliette et Tyler ne s’étaient jamais bien entendus. Pas
même tout petits, quand leurs pistolets étaient des jouets et pas des vrais :
les billes de bois de Tyler ne manquaient jamais la tête de Juliette.
« Oui ? »
Tyler s’arrêta. Il croisa les bras. « Quel est ton problème ? »
Juliette ouvrit de grands yeux. « Mon problème ?
— Oui, ton problème. Ça n’a rien de drôle, quand tu rabaisses chacune
de mes idées…
— Tu n’es pas stupide Tyler, alors cesse d’agir comme si tu l’étais,
l’interrompit Juliette. Je hais les Montagov juste autant que toi. Nous les
haïssons tous, au point d’en saigner. Mais l’heure n’est pas à une guerre des
clans, pas quand notre ville est déjà redessinée par les étrangers. »
Un battement de cœur.
« Stupide ? »
Tyler n’avait strictement rien compris à ce qu’elle avait dit, et pourtant
il se sentait offensé. Son cousin était un garçon au cuir d’airain et au cœur
d’artichaut. Depuis qu’il avait perdu ses deux parents à un trop jeune âge, il
était devenu ce faux anarchiste écarlate, arrogant par vanité, généralement
incontrôlable, et comme ceux qui se ressemblent s’assemblent, ses seuls
amis étaient ceux qui le fréquentaient en espérant en tirer une relation
privilégiée avec les Cai. Tout le monde le flattait, s’employait
hypocritement à toujours le laisser gagner de faux combats chorégraphiés
quand un seul coup au plexus l’eût définitivement plié en deux.
« Tu ne vas tout de même pas prétendre que défendre notre mode de vie
est stupide, poursuivit Tyler. Tu ne vas tout de même pas prétendre qu’aller
reprendre notre pays à ces Russes… »
Le problème était que Tyler pensait que sa façon de voir était la seule
possible.
Elle aurait bien aimé pouvoir trouver la force de ne pas le lui reprocher.
Après tout, il était comme elle : il voulait le meilleur avenir possible pour le
clan des Écarlates.
Sauf que dans son esprit, c’était lui, le meilleur avenir possible pour le
clan des Écarlates.
Juliette n’avait pas envie de continuer à l’écouter. Elle tourna les talons
pour partir.
Jusqu’à ce que son cousin l’attrapât par le poignet.
« Quel genre d’héritière es-tu donc ? »
À la vitesse de l’éclair, Tyler la projeta contre le mur. Il maintint sa
main collée contre sa manche gauche et le reste de son bras appuyé sur sa
clavicule, pressant juste assez pour la menacer.
« Lâche-moi, persifla Juliette en se débattant contre son emprise. Tout
de suite. »
Tyler n’obtempéra pas. « Le clan des Écarlates est censé être ta priorité.
Notre peuple devrait être ta priorité.
— Fais bien attention…
— Tu veux que je te dise ce que je crois ? » souffla Tyler, les narines
frémissantes, les profondes rides d’un dégoût absolu déformant son visage.
« Je sais ce qu’il se dit. Je ne crois pas que tu haïsses les Montagov le moins
du monde. Je pense que tu essaies de protéger Roma Montagov. »
Juliette se figea. Ce n’était pas la peur qui s’était emparée d’elle ni
l’effet d’une quelconque forme d’intimidation que Tyler aurait voulu
instaurer. C’était de l’indignation, et une colère noire. Elle taillerait Roma
Montagov en pièces plutôt que de jamais le protéger de nouveau.
Sa main droite jaillit – poing serré, poignet aligné, phalanges tendues –
et frappa, parfaitement centrée sur la joue de son cousin. Il y eut un instant
durant lequel il ne put plus réagir. Un instant durant lequel Tyler ne fit que
ciller, les traits de son visage livide tremblant sous le choc. Puis il vacilla,
libérant Juliette et ramenant la tête dans sa direction pour la regarder avec
toute sa haine imprimée dans le creux de ses yeux. Un trait rouge
ensanglantait sa pommette, dû à la bague scintillante de Juliette qui avait
entaillé sa peau.
Ce n’était pas suffisant.
« Protéger Roma Montagov ? » cracha-t-elle.
Tyler s’immobilisa. Il n’avait pas eu l’occasion de réagir, à peine celle
d’avoir un geste de recul, que Juliette avait déjà sorti son couteau de sa
poche. Elle l’appuya pile sur la coupure de sa joue et persifla : « Nous ne
sommes plus des gosses, Tyler. Et si tu décides de lancer contre moi des
accusations insultantes, tu devras en subir les conséquences. »
Un petit rire. « De quelle façon ? grinça Tyler. Vas-tu me tuer ici, dans
le vestibule ? À dix pas de la table du petit-déjeuner ? »
Juliette enfonça plus avant le couteau. Un filet de sang commença à
couler le long de la joue de son cousin, à s’immiscer dans les rides de sa
paume, à goutter le long de son bras.
Tyler cessa de rire.
« Je suis l’héritière du clan des Écarlates », dit Juliette. Sa voix s’était
faite aussi acérée que son arme. « Crois-moi tángdì, je te tuerai plutôt que te
laisser m’en déposséder. »
Elle dégagea Tyler de la lame de son couteau, le métal luisant de rouge.
Il n’eut rien à ajouter, rien à répondre, le regard vide.
Juliette tourna les talons, ceux-ci imprimant des creux dans la moquette,
et s’éloigna.
QUATRE

« Il n’y a rien, ici. »


Irrité, Roma Montagov poursuivit son œuvre, en fouillant des doigts entre
les planches de la promenade.
« Ferme-la. Continue de chercher. »
Il fallait bien reconnaître qu’ils n’avaient encore rien trouvé
d’intéressant, mais le soleil était encore haut dans le ciel. Ses rayons
incandescents se reflétaient dans les vagues qui venaient doucement heurter
le débarcadère, aveuglant quiconque les observait trop longtemps. Roma
restait dos tourné aux eaux vaseuses et verdâtres. Mais s’il était facile de
maintenir le soleil hors de son champ de vision, il était beaucoup plus
difficile de se protéger de la voix horripilante qui jacassait continuellement
derrière son dos.
« Roma. Roma, ah. Roma…
— Bon sang, mudak. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
Il restait encore bien des heures avant le coucher du soleil, et Roma ne
se voyait pas particulièrement rentrer à la maison sans avoir trouvé quelque
chose pour son père. Il frissonna à cette idée, imaginant la déception
fracassante qui grèverait chaque mot que celui-ci prononcerait.
« Tu sauras bien t’en occuper, n’est-ce pas ? » lui avait demandé maître
Montagov au matin, en tapant de la main sur l’épaule de Roma. Aux yeux
d’un observateur non averti, ce geste eût ressemblé à un encouragement
paternel. En fait, la claque avait été tellement puissante que Roma en
conservait encore une marque rouge sur la peau.
« Ne me déçois pas sur ce coup-là, fils », avait murmuré maître
Montagov.
Il s’agissait toujours de ce mot. Fils. Comme si cela avait même un
sens. Comme si Roma n’avait pas été remplacé par Dimitri Voronin, non
pas en titre mais en favoritisme, comme s’il n’avait pas été relégué aux
missions dont Dimitri n’avait pas le temps de se charger. Roma ne s’était
pas vu confier cette tâche parce que son père avait une grande confiance en
lui. Elle lui avait été confiée parce que le clan des Écarlates n’était plus le
seul problème qui menaçait leurs affaires, parce que les étrangers de
Shanghai essayaient de se substituer aux Fleurs blanches en tant que
principal concurrent des Écarlates, parce que les communistes étaient une
vraie plaie à vouloir à tous crins recruter au sein des Fleurs blanches.
Pendant que Roma fouillait le sol à la recherche de traces de sang, maître
Montagov et Dimitri s’employaient à composer avec les politiciens. Ils
s’efforçaient de tenir tête aux assauts incessants des Britanniques, des
Américains et des Français, qui salivaient tous devant le gâteau que
représentait le pays du Milieu – avec un appétit tout particulier pour
Shanghai, la ville sur la mer.
À quand remontait la dernière fois que son père lui avait spécifiquement
ordonné de s’approcher du clan des Écarlates comme il l’avait fait la nuit
dernière, tel un véritable héritier censé connaître l’ennemi ? Et ce n’était pas
parce que maître Montagov aurait voulu le protéger de leur querelle. Ce
temps-là était depuis longtemps passé. C’était parce que son père ne lui
faisait pas le moins du monde confiance. Il n’avait confié cette tâche à
Roma qu’en dernier recours.
Un long grondement irrité ramena l’attention de Roma à l’instant
présent.
« Tu sais, coupa-t-il en se tournant, une main devant les yeux pour les
protéger de la lumière qui se reflétait sur le fleuve, c’est toi qui as choisi de
m’accompagner, aujourd’hui. »
Marshall Seo se contenta de sourire, heureux enfin d’avoir réussi à
attirer l’attention de Roma. Plutôt que de répondre d’une boutade, Marshall
enfonça les mains dans les poches de son pantalon au pli impeccable et
changea nonchalamment de sujet, en passant du russe à un coréen précipité
et tonitruant.
Roma réussit à saisir quelques mots au vol : « sang », « déplaisant »,
« police », mais le reste se perdit dans les brumes des cours qu’il avait
séchés quand il était jeune.
« Mars, l’interrompit Roma, tu vas devoir basculer. Je n’ai pas l’esprit à
la traduction, aujourd’hui. »
En réponse, Marshall se contenta de poursuivre sa tirade. Ses mains
gesticulaient avec son enthousiasme et sa vigueur habituels, s’agitaient au
même rythme que ses paroles, ses syllabes s’enchaînant tellement vite que
Roma ne savait même plus s’il usait encore de sa langue maternelle ou s’il
se contentait de moduler des bruits pour exprimer sa frustration.
« L’idée générale est que ça sent le poisson, ici », dit une troisième
voix, plus paisible et plus désabusée, à quelque pas. « Mais tu n’as vraiment
pas envie de savoir quel genre d’analogies il emploie pour illustrer son
propos. »
La traduction venait de Benedikt Montagov, cousin de Roma et
troisième membre de leur trio au sein des Fleurs blanches. Sa chevelure
blonde pouvait généralement être aperçue penchée vers la chevelure brune
de Marshall, deux conspirateurs œuvrant à faciliter la prochaine entreprise
de Roma. Présentement, la tête de Benedikt était inclinée vers le bas, toute
son attention monopolisée par l’examen d’une pile de caisses aussi haute
que lui. Il était tellement concentré qu’il ne bougeait plus, hors ses yeux qui
balayaient la scène de gauche à droite.
Roma croisa les bras. « Réjouissons-nous du fait que l’endroit sente le
poisson plutôt que le cadavre. »
Son cousin renâcla, mais n’eut pas d’autre réaction. C’était bien son
genre. Benedikt donnait toujours l’impression que quelque chose
bouillonnait sous la surface sans jamais remonter tout à fait, même si ça
semblait prêt à sortir. Ceux de la rue le décrivaient comme une version
édulcorée de Roma, ce qu’il n’entérinait que parce que toute association
avec Roma, même désobligeante, renforçait son pouvoir.
Ceux qui le connaissaient mieux pensaient qu’il avait deux cerveaux et
deux cœurs. Ses émotions étaient toujours trop intenses, mais il pensait
deux fois plus vite, telle une grenade chargée capable de replacer sa
goupille chaque fois que quelqu’un tentait de le provoquer.
Marshall n’avait pas la même maîtrise. Marshall Seo était une charge
explosive de deux tonnes sempiternellement fulminante.
Il en avait finalement terminé avec ses comparaisons poissonnières, et
s’accroupit soudain au bord de l’eau. Marshall se mouvait toujours de cette
façon, comme si la fin du monde était proche et qu’il lui fallait coordonner
autant de mouvements que possible. Depuis que Marshall s’était retrouvé
mêlé à un scandale impliquant un autre garçon et un placard sans lumière, il
avait appris à frapper le premier, vite et fort, et à opposer à tout ce qu’il se
disait autour de lui un sourire énigmatique et serein. S’il était plus fort, alors
il ne serait plus rossé. S’il était plus vicieux, alors plus personne ne pourrait
porter un jugement sur lui sans risquer de sentir une lame sur sa gorge.
« Roma. »
Benedikt agita la main, et Roma alla rejoindre son cousin, en espérant
qu’il avait trouvé quelque chose. Depuis l’incident, les corps avaient été
enlevés et emportés à l’hôpital local pour y être conservés, mais la scène de
crime maculée de sang demeurait. Roma, Marshall et Benedikt avaient
besoin de comprendre pourquoi cinq de leurs hommes, un Écarlate et un
policier britannique s’étaient déchiqueté la gorge, mais la scène de crime
était tellement muette qu’obtenir des réponses semblait être une cause
perdue.
« Qu’y a-t-il ? demanda Roma. Tu as trouvé quelque chose ? »
Benedikt releva la tête. « Non. »
Les espoirs de Roma s’évanouirent.
« C’est la deuxième fois que nous fouillons cette scène de crime d’un
bout à l’autre, poursuivit Benedikt. Je pense que nous avons fait tout notre
possible. On ne peut pas avoir raté quoi que ce soit. »
Mais, hormis examiner cette scène de crime, que pouvaient-ils faire
pour comprendre cette folie ? Il n’y avait ni témoin ni suspect à interroger,
aucun élément passé à reconstituer. Quand il n’y avait pas de coupable,
quand les victimes s’étaient infligées elles-mêmes cette horreur, comment
pouvait-on trouver des réponses ?
Au bord de l’eau, Marshall soupira bruyamment d’exaspération, appuya
son coude sur son genou, sa tête sur son poing. « Avez-vous entendu parler
d’un supposé deuxième incident, la nuit dernière ? » demanda-t-il, cette fois
en chinois. « C’est ce qu’il se murmure, mais je n’ai encore rien vu ni
entendu de concluant. »
Roma fit mine d’avoir trouvé quelque chose de particulièrement
intéressant dans les interstices entre les planches de bois. Il ne put
s’empêcher de grimacer lorsqu’il répondit : « La rumeur dit vrai. J’étais
présent.
— Oh ! Excellent ! » Marshall se releva d’un bond, se frotta les mains.
« Eh bien, ce n’est peut-être pas une excellente nouvelle pour la victime,
mais pour nous, si ! Allons plutôt fouiller cet autre site, en espérant que
nous y trouverons plus d’informations que dans ce lieu puant et putride…
— Impossible, l’interrompit Roma. C’est en territoire écarlate. »
Marshall laissa retomber ses mains, déçu. Benedikt, en revanche, fixait
son cousin avec curiosité.
« Et comment se fait-il que tu te trouvais en territoire écarlate ? »
demanda-t-il.
Et ce sans nous avoir emmenés, qui plus est ? était la partie muette qui
manquait à la fin de sa question.
« Mon père m’avait chargé d’obtenir des réponses de la part des
Écarlates », répondit Roma. Ce n’était qu’en partie vrai. Maître Montagov
avait effectivement ordonné à Roma de déterminer ce que pouvaient savoir
les Écarlates. Mais aller chercher les réponses dans le cabaret burlesque
avait été de son fait.
Benedikt fronça les sourcils. « Et tu as obtenu des réponses ?
— Non. » Le regard de Roma s’égara dans le lointain. « Juliette ne
savait rien. »
Un fort vacarme retentit soudain dans le calme relatif de la promenade.
Benedikt avait accidentellement donné un grand coup de coude dans les
caisses, envoyant voler celle du dessus de la pile, qui s’écrasa sur le sol
dans un fracas de bois brisé.
« Juliette ? s’exclama Benedikt.
— Juliette est revenue ? » compléta Marshall.
Roma demeura muet, ses yeux se laissant toujours porter par le fil du
courant.
Une douleur allait croissant dans son crâne, une tension brutale qui le
lançait chaque fois qu’il fouillait dans ses souvenirs. Il souffrait de
simplement prononcer son prénom.
Juliette.
C’était ici qu’il l’avait connue. Pendant que les débardeurs s’affairaient
de tous les côtés avec, enfoncés dans la poche, des chiffons sales qu’ils
attrapaient régulièrement pour essuyer la crasse qui leur graissait les mains,
deux héritiers s’étaient cachés ici, à la vue de tous, presque chaque jour, et
avaient joué aux billes en riant.
Roma se força à chasser ces images de son esprit. Ses deux amis ne
savaient pas ce qu’il s’était passé, mais ils savaient qu’il s’était passé
quelque chose. Ils savaient qu’un jour, Roma avait eu toute la confiance de
son père et était aussi proche de lui que pût l’être un fils, et que le
lendemain, il avait été dévisagé avec méfiance et quasiment considéré
comme un ennemi. Roma se souvint des suspicions, des regards échangés
entre les observateurs alors que maître Montagov le tançait, l’insultait, le
frappait à la moindre erreur. Tous les Fleurs blanches avaient remarqué le
changement, mais il ne s’était pas trouvé une âme pour l’évoquer à voix
haute. Ça devint simplement un fait accompli, accepté de tous en silence,
une source d’étonnement et de questionnement, mais dont personne ne
parlait jamais. Roma n’abordait jamais le sujet non plus. Il ne pouvait
qu’accepter cette nouvelle pression, ou risquer de faire empirer encore la
situation en allant à la confrontation. Quatre années avaient passé pendant
lesquelles il avait précautionneusement marché sur cette corde raide. Tant
qu’il ne courait pas plus vite que ce qu’on lui demandait, il ne perdrait pas
l’équilibre au-dessus du reste des Fleurs blanches.
« Juliette est revenue », confirma doucement Roma. Ses poings se
serrèrent. Sa gorge se noua. Il inspira, réussit tout juste à expirer tant ses
frissons consumaient sa poitrine.
Il avait entendu tant d’histoires abominables, toutes ces histoires qui
flottaient au-dessus de Shanghai telle une lourde brume de terreur, ces
histoires instillées directement dans le cœur de ceux qui ne bénéficiaient pas
de la protection des Écarlates, et dont il avait espéré qu’elles ne soient que
des mensonges, une poudre aux yeux destinée à miner la volonté des
hommes qui voulaient nuire à Juliette Cai. Mais il s’était retrouvé face à
elle la nuit dernière, pour la première fois depuis quatre ans. Il avait regardé
dans les yeux de Juliette et, dès lors, il avait su la vérité sur ces histoires
comme si une puissance supérieure avait pénétré son crâne pour aller y
inscrire ces pensées.
Assassine. Violente. Impitoyable. Tout cela et bien plus encore, voilà ce
qu’elle était maintenant.
Et il la plaignait. Il ne le voulait pas, mais c’était néanmoins le cas – il
souffrait de savoir que la douceur de leur jeunesse avait à jamais disparu,
que la Juliette dont il se souvenait était morte depuis longtemps. Il souffrait
plus encore de savoir que, bien que ce fût lui qui avait porté le coup fatal, il
avait continué de rêver d’elle ces quatre dernières années – d’elle ou de la
Juliette dont le rire avait retenti le long de ces quais. Il en était hanté. Il
avait fait disparaître Juliette comme un cadavre sous le débarcadère et
s’était satisfait de vivre avec les fantômes qui lui murmuraient à l’oreille
dans son sommeil. La revoir était comme découvrir que non seulement le
cadavre avait ressuscité sous les planches, mais qu’en plus il pointait une
arme sur son visage.
« Eh ! Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Benedikt s’accroupit à côté d’un morceau de la caisse qu’il avait fait
tomber, ramassa quelque chose sur le sol dans ses mains en coupe. Il éleva
ses mains vers son nez et l’examina, avant de glapir de dégoût et de chasser
une sorte de substance poudreuse de ses paumes. Comme il avait attiré leur
attention, Roma mit un genou à terre et Marshall les rejoignit
précipitamment, cherchant tous deux confusément à voir ce que Benedikt
avait trouvé. Une minute passa avant que quiconque ne parlât.
« Est-ce que ce sont… des insectes morts ? » demanda Marshall. Il se
gratta le menton, incapable d’expliquer la présence de telles petites
créatures disséminées dans la caisse. Elles ne ressemblaient à aucun des
insectes que les trois jeunes hommes avaient jamais pu voir. Chaque
créature avait bien un corps divisé en trois segments et six pattes, mais elles
étaient étrangement difformes, étaient de la taille d’un ongle d’enfant, et
d’un noir de jais.
« Mars, vérifie les autres caisses, ordonna Roma. Benedikt, donne-moi
ton sac. »
En grimaçant, Benedikt lui tendit sa besace, et regarda d’un air dégoûté
Roma ramasser quelques insectes et les mettre avec les carnets et les
crayons de Benedikt. Ils n’avaient pas le choix : Roma avait besoin de les
emporter pour les réexaminer ultérieurement.
« Il n’y a rien dans celle-là, » annonça Marshall après avoir brisé le
couvercle de la deuxième caisse. Ils le regardèrent inspecter les autres.
Chaque caisse fut dûment secouée et cognée à plusieurs reprises, mais il n’y
avait plus d’insectes.
Roma regarda vers le ciel.
« Cette caisse tout en haut, dit-il. Elle était déjà ouverte avant que tu ne
la fasses tomber, n’est-ce pas ? »
Benedikt fronça les sourcils. « Je suppose, oui, répondit-il. Les insectes
ont pu se glisser à l’in… »
Des voix s’exprimant en chinois résonnèrent soudain au coin,
surprenant suffisamment Roma pour qu’il en laisse tomber le sac de
Benedikt. Il virevolta et vit les yeux écarquillés de son cousin, la posture de
combat que Marshall avait immédiatement adoptée.
« Des Écarlates ? demanda Marshall.
— Ça ne vaut peut-être pas la peine de traîner là assez longtemps pour
le savoir », répliqua aussitôt Benedikt. Avant que Marshall n’eût eu le
temps de réagir, Benedikt le poussa violemment. D’avoir été pris par
surprise, il chercha désespérément à reprendre son équilibre dans les pas
chancelants qu’il fit à reculons sur la promenade, avant de basculer et de
tomber dans l’eau avec un petit plouf ! Roma n’avait pas eu le temps de
protester que son cousin le chargeait déjà, les projetant tous deux dans le
Huangpu avant que les personnes à qui appartenaient ces voix n’eussent eu
le temps de tourner au coin et de s’engager sur la promenade.
Une obscurité vaseuse et des ondulations de lumière liquide se
refermèrent sur Roma. Il était tombé dans l’eau en douceur, guidé par
Benedikt, mais maintenant il réagissait aussi violemment que les battements
de son cœur, ses bras battant follement dans sa hâte à trouver ses repères
dans l’eau du fleuve. S’enfonçait-il ou remontait-il vers la surface ? Était-il
à l’endroit ou à l’envers, nageait-il vers des profondeurs dont son corps ne
réémergerait jamais ?
Une main lui tapota la tête. Roma ouvrit les yeux.
Benedikt flottait au-dessus de lui, les mèches de ses cheveux voltigeant
en tous sens autour de son visage. Il tendit un index devant sa bouche puis
tira Roma par le bras, en nageant jusqu’à les mener tous deux sous les
planches de la promenade. Marshall surnageait déjà là après avoir glissé sa
tête dans les quelques pouces d’espace respirable entre le dessous des
planches et l’eau du fleuve. Roma et Benedikt vinrent le rejoindre, inhalant
aussi discrètement que possible tout en s’efforçant de reprendre leur souffle,
puis tous tendirent l’oreille. Ils entendirent les voix des Écarlates, qui
parlaient d’un Fleur blanche qu’ils venaient de rosser à presque le tuer, sa
vie n’ayant tenu que parce que l’apparition d’un groupe de policiers les
avait mis en fuite. Ils ne firent pas de pause au passage ni ne remarquèrent
la besace que Roma avait laissé tomber. Ils étaient tout à leur histoire, tout à
leur bagarre, grisés par le goût du sang qu’entraînait cette guerre des clans.
Leurs voix se firent simplement de plus en plus fortes, avant de rediminuer
et de disparaître dans leur ignorance totale de la présence des trois Fleurs
blanches qui se cachaient dans l’eau en dessous.
Dès qu’ils furent partis, Marshall cogna Benedikt.
« Tu n’avais pas à me pousser dans l’eau ! maugréa-t-il rageusement.
Tu as entendu ce qu’ils racontaient ? On aurait pu les affronter !
Maintenant, je suis trempé là où un homme ne devrait pas être trempé ! »
Tandis que Benedikt et Marshall poursuivaient leur algarade, Roma
laissa errer son regard sous la plateforme de la promenade. La lumière du
soleil qui filtrait puissamment entre les planches révélait la vase et toute
sorte de détritus qui s’agglutinaient en amas dans les recoins. Elle attira par
ailleurs directement son regard vers… ce qui ressemblait à une chaussure,
qui flottait en ballottant dans l’eau et heurtait sans cesse le bois au même
endroit.
Roma la reconnut.
« Bon sang », s’exclama-t-il. Roma nagea jusqu’à la chaussure et la
sortit de l’eau, l’exhibant comme un trophée. « Vous comprenez ce que cela
signifie ? »
Marshall regarda fixement la chaussure, puis se tourna vers Roma avec
un air qui, bien que muet, réussissait à être parfaitement expressif. « Que le
Huangpu est de plus en plus pollué ? »
Pendant ce temps, Benedikt qui en avait assez de se maintenir à flot
dans la vase sous la promenade sortit de l’eau. Marshall ne mit pas
longtemps à le rejoindre, et Roma, réalisant que le danger était passé,
s’empressa de faire de même. Une fois de retour sur les planches, il secoua
son pantalon pour en chasser l’eau.
« Ceci, expliqua Roma en indiquant la chaussure, appartenait à
l’homme qui est mort en territoire écarlate. Il était là, lui aussi. » Roma
ramassa la besace de Benedikt et y enfonça la chaussure. « Partons. Je sais
où… »
« Eh ! » l’interrompit Marshall, toujours trempé. Ses yeux plissés
étaient tournés vers le fleuve. « Vous avez… vous avez vu ça ? »
Quand Roma suivit son regard, il ne vit que les reflets aveuglants du
soleil.
« Euh…, dit-il. Tu essaies d’être drôle ? »
Marshall se tourna vers lui. Il y avait quelque chose dans le sérieux de
son expression qui dissuada Roma de plaisanter, qui interrompit son
sarcasme en lui laissant un goût amer dans la bouche.
« J’ai cru voir des yeux dans l’eau. »
L’amertume grandit. L’air autour d’eux se teinta d’appréhension, et
Roma resserra son emprise sur la besace de son cousin jusqu’à
pratiquement la serrer contre lui.
« Où ça ? demanda-t-il.
— Ça n’a duré que le temps d’un éclair », dit Marshall en passant ses
mains dans ses cheveux pour en chasser un peu l’eau. « Honnêtement, ça a
pu n’être qu’un reflet.
— Tu n’as pas vraiment eu l’air de douter, pour les yeux.
— Mais pourquoi y aurait-il eu des yeux… »
Benedikt s’éclaircit la gorge, ayant fini de chasser l’eau de son
pantalon. Roma et Marshall se tournèrent tous les deux vers lui.
« Vous avez entendu ce que racontent les gens, non ? »
Leur réponse fut immédiate.
« Goe-mul », murmura Marshall tandis que Roma s’exclamait :
« Chudovishche. »
Benedikt renchérit d’un grommellement. Ce fut ce qui tira Roma de sa
stupeur, qui fit signe à ses amis de se presser et de s’écarter du fleuve.
« Oh, par pitié, leur dit-il, ne vous laissez pas embarquer dans toutes ces
histoires de monstres qui envahissent la ville. Allez, venez. »
Roma partit d’un pas pressé. Il arpenta allègrement les ruelles de la
ville, se faufila promptement entre les étals du marché en plein air sans
perdre de temps, même lorsque les marchands ambulants tentaient de
l’attraper par le bras pour lui vendre quelque étrange nouveau fruit venu
d’un autre monde lointain. Benedikt et Marshall s’efforçaient de se
maintenir à son niveau en soufflant comme des bœufs, échangeant
occasionnellement des regards interloqués en se demandant où Roma les
entraînait avec une telle ferveur, une besace pleine d’insectes morts serrée
dans ses bras.
« Nous y sommes », finit par déclarer Roma en s’arrêtant devant le labo
des Fleurs blanches, haletant bruyamment le temps de reprendre son
souffle. Benedikt et Marshall se heurtèrent l’un l’autre, manquant tous deux
verser dans leur empressement à s’arrêter en même temps que Roma. Tous
trois étaient maintenant presque secs.
« Ouch ! » se plaignit Marshall.
« Désolé, lui répondit Benedikt. J’ai failli glisser là-dessus. » Il souleva
son pied et en tira un mince bout de papier collé sous sa semelle, une
affichette tombée d’un poteau. Elles servaient généralement à promouvoir
des services de transports ou à proposer des logements à louer, mais celle-là
annonçait en grandes majuscules : GARDEZ-VOUS DE LA FOLIE !
FAITES-VOUS VACCINER !
« Donne-moi ça », demanda Roma. Benedikt lui tendit la feuille et
Roma la plia, avant de la glisser dans sa poche pour l’examiner plus tard.
« Suivez-moi. »
Roma pénétra dans le bâtiment et parcourut le long vestibule avant
d’ouvrir la porte du labo sans frapper. Il était censé mettre une blouse
blanche chaque fois qu’il venait ici, mais personne n’avait jamais osé lui
faire de remarque, et les divers jeunes scientifiques que les Fleurs blanches
employaient à ces postes de travail relevaient à peine la tête quand Roma
inspectait les lieux une fois par mois. Ils étaient suffisamment habitués à sa
présence pour le laisser aller et venir à sa guise, et le scientifique en chef,
Lourens, le connaissait assez pour ne pas insister sur son inconduite. De
toute façon, qui aurait eu l’idée de critiquer le comportement de l’héritier
des Fleurs blanches ? Pour ce qui les concernait tous, Roma était quasiment
celui qui payait leurs salaires.
« Lourens ? » tonna Roma en parcourant le labo des yeux. « Lourens,
où êtes-vous ?
— En haut », clama la voix grave de Lourens dans un russe fortement
accentué, ces mots accompagnés d’un geste de la main qui faisait signe à
Roma de le rejoindre depuis l’étage. Roma emprunta l’escalier, montant les
marches deux à deux, Marshall et Benedikt sautillant derrière lui comme
deux chiots impatients.
Lourens releva la tête lorsqu’ils le rejoignirent, puis fronça ses sourcils
blancs et touffus. Il n’avait pas l’habitude de recevoir des invités. Roma
venait généralement seul au labo, la tête enfoncée dans les épaules. Il se
faufilait toujours ainsi dans ce labo, comme si le fait de se tasser
physiquement pouvait faire office de bouclier contre la nature éminemment
douteuse de ce commerce clandestin. Il se disait que, s’il n’arborait pas sa
posture habituelle, il pourrait s’absoudre de toute culpabilité lorsqu’il venait
s’enquérir chaque mois des entrées et sorties des produits.
L’endroit était censé être un centre de recherche Fleurs blanche à la
pointe des avancées pharmaceutiques, élaborant des médicaments modernes
pour les hôpitaux opérant sur leur territoire. C’était, du moins, leur activité
de façade. En réalité, les paillasses du fond étaient couvertes d’opium, et
dégageaient une lourde odeur de goudron tandis que les scientifiques
ajoutaient à la drogue leurs propres toxines, pour la rendre la plus addictive
possible..
Puis la drogue repartait, l’argent rentrait, et la vie continuait. Ce n’était
pas une entreprise humanitaire. C’était une activité commerciale qui rendait
les pauvres encore plus pauvres et permettait aux riches de s’engraisser à
bon compte.
« Je ne vous attendais pas aujourd’hui », dit Lourens en caressant sa
barbe hirsute. Il s’était appuyé sur la rampe pour regarder vers le rez-de-
chaussée, mais son dos voûté donnait l’impression d’une position
extrêmement risquée. « Nous n’avons pas encore terminé la cargaison en
cours. »
Roma cilla. Un jour ou l’autre, il finirait bien par s’habituer au
détachement avec lequel ces gens envisageaient leur activité. Un travail
était un travail, après tout. « Je ne suis pas venu pour la drogue. J’ai besoin
de votre expertise. »
Comme Roma se précipitait vers la table de manipulation de Lourens et
écartait les papiers pour faire de la place, Marshall bondit en avant,
profitant de l’occasion pour se présenter immodérément. Son visage
s’éclaira, comme chaque fois qu’il avait la possibilité d’ajouter un nom à
l’interminable liste de tous ceux qu’il avait croisés.
« Marshall Seo, heureux de faire votre connaissance. » Marshall tendit
la main en inclinant légèrement le torse.
Lourens, toutes ses articulations lentes et grinçantes, serra avec
méfiance les doigts tendus de Marshall. Ses yeux se tournèrent ensuite vers
Benedikt qui, dans un soupir presque imperceptible, tendit la main à son
tour, le poignet lâche.
« Benedikt Ivanovitch Montagov », dit-il. Si le ton de sa voix ne
suffisait pas à trahir son impatience, son regard révélait ce sur quoi se
portait réellement son attention : les insectes que Roma était en train
d’étaler sur le plan de travail de Lourens. Une grimace figeait le visage de
Roma tandis qu’il se servait de sa manche pour couvrir ses doigts et écarter
les petites créatures les unes des autres.
Lourens laissa échapper un petit grognement en réfléchissant, puis il
pointa l’index en direction de Roma.
« Ivanovitch ne serait-il pas aussi votre patronyme ? »
Roma se détourna des créatures. Il regarda le scientifique en plissant les
yeux.
« Lourens, le nom de mon père n’est pas Ivan, vous le savez bien.
— Bon sang, ma mémoire empire tellement avec l’âge que je ne me
souviens même plus du vôtre, maugréa Lourens. Nikolaïevitch ?
Sergueïevitch ? Mi…
— Pourrait-on plutôt nous intéresser à ceci ? » intervint Roma.
« Ah. » Lourens se tourna vers la table. Sans s’inquiéter le moins du
monde d’une quelconque forme d’hygiène, il tendit la main et tâtonna les
insectes du bout des doigts, ses yeux fatigués clignant de confusion.
« Qu’ai-je devant moi ?
— Nous les avons trouvés sur une scène de crime. » Roma croisa les
bras, enfonçant ses doigts tremblants dans le tissu des manches de sa veste.
« Là où sept hommes ont perdu l’esprit et ont chacun déchiqueté leur propre
gorge. »
Lourens ne réagit pas à la gravité d’une telle affirmation.
Il ne fit que jouer de nouveau avec sa barbe, et froncer les sourcils au
point qu’ils ne forment plus qu’une seule masse épaisse et dense sous son
front.
« Est-ce à dire que vous pensez que ces insectes ont poussé ces hommes
à se déchiqueter la gorge ? »
Roma échangea un regard avec Benedikt et Marshall qui haussèrent les
épaules.
« Je ne sais pas, admit Roma. J’espérais que vous pourriez me le dire.
Je dois vous avouer que je ne vois pas pour quelle autre raison nous aurions
pu trouver des insectes sur la scène de crime. La seule autre hypothèse
envisagée pour l’instant est qu’un monstre aurait pu émerger du Huangpu et
provoquer la folie. »
Lourens soupira. Si cela était venu de n’importe qui d’autre, Roma en
eût probablement ressenti une forme d’exaspération, le comprenant comme
une indication qu’il n’était pas pris au sérieux malgré la gravité de sa
requête. Mais Lourens soupirait quand il se préparait un thé, et il soupirait
en ouvrant son courrier. Roma connaissait suffisamment bien le caractère de
Lourens Van Dijk pour savoir qu’il s’agissait simplement là de son état
naturel.
Lourens palpa de nouveau l’un des insectes. Cette fois, il retira
précipitamment la main.
« Ah ! Oh. C’est intéressant.
— Quoi ? demanda Roma. Qu’est-ce qui est intéressant ? »
Lourens s’éloigna sans répondre, les pieds traînant sur le sol. Il
parcourut ses étagères du regard et maugréa quelque chose en hollandais
dans sa barbe.
Ce ne fut que lorsqu’il eut trouvé un briquet, une petite chose rouge,
qu’il répondit : « Je vais vous montrer. »
Benedikt grimaça, agita la main dans les airs. Pourquoi fait-il ça ?
mima-t-il du bout des lèvres.
Si ça l’amuse, répondit Marshall tout aussi silencieusement.
Lourens revint de son pas traînant. Il tira une boîte de Petri de l’un des
tiroirs de la table de travail et attrapa délicatement trois des insectes morts,
qu’il disposa dans la boîte l’un après l’autre.
« Vous devriez probablement porter des gants, dit Benedikt.
— Chut, répondit Lourens. Vous n’avez rien remarqué, n’est-ce pas ? »
Benedikt grimaça de nouveau, en donnant cette fois l’impression qu’il
mâchait du citron. Roma ravala le début du sourire qui menaçait de se
former sur ses lèvres, et s’empressa de poser une main sur le coude de son
cousin pour l’interrompre.
« Remarquer quoi ? » demanda-t-il lorsqu’il fut certain que Benedikt
n’allait rien dire.
Laurens s’écarta de la paillasse, marcha jusqu’à en être éloigné de dix
bons pas. « Venez là. »
Roma, Benedikt et Marshall s’exécutèrent. Ils regardèrent Lourens
allumer le briquet, l’approcher de l’insecte placé au centre de la boîte de
Petri, maintenir la flamme jaune brûlante sur l’insecte jusqu’à ce qu’il
commençât à se racornir, l’exosquelette réagissant aux stimuli même après
la mort.
Mais il se passait quelque chose d’étrange : les deux autres insectes
placés de part et d’autre de celui qui se consumait se consumaient eux
aussi ; ils se racornissaient et luisaient de chaleur. À mesure que l’insecte du
milieu se ratatinait et brûlait, les deux autres en faisaient exactement de
même.
« C’est un briquet sacrément puissant que vous avez là », fit remarquer
Marshall.
Lourens étouffa la flamme. Il repartit vers la table de manipulation à
une vitesse dont Roma ne l’aurait jamais cru capable, et plaça la boîte de
Petri au-dessus du reste des dizaines d’insectes qui restaient sur la table de
bois.
« Ce n’est pas le fait de mon briquet, mon garçon. »
Il baissa de nouveau le briquet. Cette fois, lorsque l’insecte sous la
flamme vira au rouge et se racornit, tous les autres insectes sur la table en
firent de même – vicieusement, soudainement, d’une façon qui donna
presque à Roma l’effrayante impression qu’ils étaient revenus à la vie.
Benedikt recula d’un pas. Marshall porta la main à sa bouche.
« Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Roma. Comment cela est-il
possible ?
— C’est la distance, le facteur déterminant, répondit Lourens. Même
dans la mort, les actions d’un insecte sont déterminées par celles des autres
qui sont à proximité. Il est possible qu’ils n’aient pas un esprit propre. Il est
possible qu’ils agissent comme un seul, à l’instar de tous ceux qui sont
encore en vie.
— Qu’est-ce que cela signifie ? insista Roma. Sont-ils responsables de
la mort de ces hommes ?
— Peut-être, mais c’est difficile à dire. » Lourens reposa la boîte de
Petri, puis se frotta les yeux. Il parut hésiter, ce qui était parfaitement
inattendu et, de façon inexpliquée, fit se nouer l’estomac de Roma. Il
connaissait le vieux scientifique depuis des années, et pour ce qu’il en
savait, Lourens avait toujours dit ce qu’il pensait sans jamais s’inquiéter des
convenances.
« Crachez le morceau », insista Benedikt.
Un grand, grand soupir. « Ces créatures ne sont pas organiques, concéda
Lourens. Quoi qu’elles soient, elles ne sont pas l’œuvre de Dieu. »
C’est lorsque Lourens se signa que Roma réalisa enfin pleinement le
caractère surnaturel de ce à quoi ils étaient confrontés.
CINQ

La lumière de la mi-journée se déversait à travers la fenêtre de la chambre


de Juliette. Malgré sa brillance, il faisait frais aujourd’hui, un air vivifiant
du genre qui poussait les roses du jardin à se tenir un peu plus droites pour
ne pas rater une seule seconde de la chaleur qui filtrait à travers les nuages.
« Non, mais, Tyler ? Vous y croyez, vous ? » fulminait Juliette en
faisant les cent pas à travers la pièce. « Pour qui se prend-il donc ? Est-ce
qu’il a joué des coudes de cette façon durant ces quatre dernières années ? »
Rosaline et Kathleen grimacèrent depuis le lit de Juliette sur lequel
Rosaline nattait les cheveux de Kathleen. Leur expression valait toutes les
confirmations.
« Tu sais bien que Tyler n’a aucune véritable influence sur le clan, tenta
Kathleen. Ne t’inquiète… Oh ! Rosaline !
— Si tu arrêtais de bouger, je n’aurais peut-être pas besoin de tirer aussi
fort, répondit Rosaline d’une voix égale. Tu veux deux nattes symétriques
ou pas ? »
Kathleen croisa les bras en soupirant. Elle semblait avoir totalement
oublié ce qu’elle était en train de dire à Juliette. « Attends que j’apprenne à
me natter toute seule. Alors, tu n’auras plus aucun pouvoir sur moi.
— Cela fait cinq ans que tu as les cheveux longs, mèimei. Admets donc
que tu préfères de loin mon nattage. »
Un léger bruit se fit alors entendre juste derrière la porte de la chambre.
Juliette se renfrogna, tendit l’oreille pendant que Kathleen et Rosaline
poursuivaient sans rien qui indiquât qu’elles auraient entendu la même
chose.
« Évidemment que ton nattage est bien meilleur. Pendant que tu
apprenais à te coiffer et à te tenir comme une dame, on m’enseignait à tenir
un club de golf et à serrer les mains de façon incisive.
— Je sais bien que tes tuteurs étaient des trouducs pleins de préjugés
quant à ton éducation. Je dis juste qu’il faut que tu arrêtes de te tortiller…
— Eh, eh ! Chut ! » s’empressa de chuchoter Juliette, en plaçant son
index devant sa bouche. Il y avait eu des pas. Des pas qui s’étaient arrêtés,
probablement dans l’espoir de saisir un quelconque potin.
Alors que la plupart des hôtels particuliers des gros bonnets étaient
situés sur Bubbling Well Road dans le centre-ville, la maison Cai se dressait
discrètement aux confins de Shanghai ; il s’agissait de s’éloigner quelque
peu du regard scrutateur des étrangers qui gouvernaient la ville, mais
malgré son étrange position géographique, elle demeurait le QG du clan des
Écarlates. Tous ceux qui avaient une quelconque importance dans le milieu
venaient y passer un moment dès qu’ils avaient le temps, même si les Cai
possédaient d’innombrables autres résidences au cœur de la ville.
Dans le silence, les pas résonnèrent de nouveau, s’éloignant. Cela
importait probablement peu si les domestiques, les tantes et les oncles qui
arpentaient incessamment les couloirs laissaient traîner une oreille
indiscrète : Juliette, Rosaline et Kathleen s’exprimaient toujours,
lorsqu’elles n’étaient que toutes les trois, dans un anglais véloce que fort
peu de gens dans la maison étaient capables de saisir. Mais cela demeurait
tout de même déplaisant.
« Je crois qu’ils sont partis, dit Kathleen après un temps. Donc, avant
que je ne sois distraite par Rosaline – elle appuya ses paroles d’un faux air
de reproche en direction de sa sœur –, j’étais en train de dire que Tyler n’est
qu’une peste. Laisse-le dire ce qu’il veut. Le clan des Écarlates vaut bien
mieux que cela. »
Juliette soupira puissamment. « Mais je m’inquiète. » Elle déambula
jusqu’aux portes de son balcon. Lorsqu’elle appuya ses doigts sur la vitre,
la chaleur de sa peau embua immédiatement la surface en petits points :
cinq marques identiques aux points de contact. « Nous n’y faisons pas
attention, mais le nombre des morts dus à la guerre des clans continue
d’augmenter. Maintenant, s’il y a en plus cette étrange folie, combien de
temps faudra-t-il avant que nous ne soyons plus assez nombreux pour
fonctionner ?
— Cela n’arrivera jamais, la rassura Rosaline en achevant les nattes.
Shanghai est sous notre coupe…
— Shanghai était sous notre coupe », intervint sa sœur. Kathleen
renâcla et indiqua du doigt la carte que Juliette avait déroulée sur son
bureau. « Maintenant, les Français contrôlent la Concession française. Les
Britanniques, les Américains et les Japonais ont la Concession
internationale. Et nous disputons aux Fleurs blanches une part stable du
reste, un exploit en soi si l’on considère la rareté des zones encore
chinoises…
« Oh, arrête », gémit Rosaline en feignant s’évanouir. Juliette dut
réprimer un gloussement lorsque Rosaline porta l’avant-bras en travers de
son front et se laissa tomber en arrière sur le lit. « tu as trop écouté la
propagande communiste. »
Kathleen se rembrunit. « Ce n’est pas vrai.
— Reconnais au moins que tu as des sympathies communistes, allez.
— Ils n’ont pas tort, rétorqua Kathleen. Cette ville n’est plus chinoise.
— Et alors ? » Rosaline lança soudain le pied et se servit de l’élan pour
se redresser d’un coup, s’asseyant si vite que ses cheveux pourtant
parfaitement coiffés vinrent lui heurter les yeux. « Toutes les forces armées
de cette ville ont prêté allégeance soit aux Écarlates, soit aux Fleurs
blanches. C’est là qu’est le pouvoir. Quel que soit le terrain que nous leur
concédons, les gangs sont la force qui compte dans cette ville, et pas les
étrangers.
— Jusqu’au jour où les étrangers feront jouer l’artillerie », maugréa
Juliette. Elle s’éloigna des portes du balcon et revint vers sa coiffeuse,
traînant près du banc. Presque inconsciemment, elle tendit le bras, laissa ses
doigts glisser sur le bord du vase en céramique posé à côté de ses produits
de beauté. Autrefois un vase chinois bleu et blanc trônait là, mais les roses
rouges ne s’accordaient pas avec les volutes de la porcelaine, alors il avait
été remplacé par un autre de style occidental.
Tout eût été plus facile si les Écarlates avaient refoulé les étrangers, les
avaient repoussés avec des balles et des mises en garde dès l’instant où
leurs navires et leurs luxueuses marchandises avaient accosté dans le Bund.
Même aujourd’hui, les gangsters pourraient encore s’associer aux ouvriers
rebelles et à leurs boycotts. Ensemble, si seulement le clan des Écarlates le
voulait, ils pourraient défaire les étrangers… mais ils ne feraient jamais ce
choix. Le clan des Écarlates profitait bien trop de la situation. Ils avaient
besoin de ces investissements, de cette économie florissante, de tout cet
argent qui se déversait et les maintenait à flot.
Cela attristait Juliette d’y penser. Le premier jour de son retour, elle
s’était arrêtée devant le jardin public, et avait vu un panonceau sur lequel
était inscrit INTERDIT AUX CHINOIS – elle avait éclaté de rire. Quelle
personne saine d’esprit irait interdire aux Chinois d’entrer quelque part dans
leur propre pays ? Ce ne fut que plus tard qu’elle avait réalisé que ce n’était
pas une plaisanterie. Les étrangers se considéraient effectivement comme
suffisamment puissants pour pouvoir établir des espaces réservés à la
communauté étrangère, selon le principe que leurs fonds employés pour
construire ces nouveaux parcs et bars clandestins justifiaient cette
mainmise.
Contre des avantages financiers éphémères, les Chinois laissaient les
étrangers entacher définitivement leur pays, et ceux-ci prenaient leurs aises.
Juliette craignait que la situation ne se renverse un jour, laissant le clan des
Écarlates au bord du chemin.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Juliette revint sur terre, et usa du miroir de sa coiffeuse pour dévisager
Rosaline. « Quoi ?
— On aurait dit que tu étais en train d’ourdir un meurtre. »
Quelqu’un frappa à la porte de la chambre de Juliette avant qu’elle eût
pu répondre, la forçant à se retourner pour de bon. Ali, l’une des
domestiques, ouvrit la porte et s’avança, mais elle resta sur le seuil, ne
voulant pas aller plus loin. Aucun membre du personnel ne savait comment
agir avec Juliette. Elle était trop hardie, trop effrontée, trop occidentale,
tandis qu’eux étaient trop novices, trop hésitants, jamais à l’aise.
Le personnel changeait chaque mois pour des raisons pratiques. Cela
évitait aux Cai de connaître leur passé, leur présent, leur vie. En un rien de
temps, leur mois avait passé et ils étaient renvoyés pour leur propre bien,
rompant des liens qui eussent relié maître Cai et son épouse à trop de gens
nouveaux.
« Xiǎojiě, il y a un visiteur, en bas », dit doucement Ali.
Il n’en avait pas toujours été ainsi. À une autre époque, ils avaient eu un
personnel qui était demeuré inchangé durant les quinze premières années de
la vie de Juliette. À une autre époque, Juliette avait eu Nounou, et Nounou
venait border Juliette et lui raconter les plus déchirantes histoires de terres
désertes et de jungles luxuriantes.
Juliette choisit une des roses rouges du vase. Dès qu’elle eut refermé les
doigts sur sa tige, les épines lui piquèrent la paume de la main, mais elle les
sentit à peine, grâce aux cals qui protégeaient sa peau, grâce aux années
qu’elle avait passées à chasser tout ce qui en elle pouvait être qualifié de
délicat.
Dans un premier temps, Juliette n’avait pas réalisé. Quatre ans plus tôt,
alors qu’elle était accroupie dans le jardin, occupée à tailler les rosiers, les
mains protégées par des gants épais, elle n’avait pas compris pourquoi la
température s’était élevée d’un coup, pourquoi elle avait eu l’impression
que le sol de l’ensemble du domaine Cai avait été soulevé par… une
explosion.
Ses oreilles s’étaient mises à siffler – d’abord, des suites de cet horrible
et terrifiant fracas, puis à cause des cris, de la panique, des hurlements qui
provenaient du fond du jardin, là où se trouvait la maison des domestiques.
Lorsqu’elle s’était précipitée, elle avait vu des gravats. Elle avait vu une
jambe. Une mare de sang. Quelqu’un s’était trouvé sur le seuil de la maison
lorsque le plafond s’était effondré. Quelqu’un qui portait une robe qui
ressemblait à celle que Nounou portait, du même tissu que celui auquel
Juliette s’était toujours agrippée enfant, parce que c’était tout ce qu’elle
pouvait attraper pour attirer l’attention de Nounou.
Il s’était trouvé une unique fleur blanche sur le chemin de la maison des
domestiques. Lorsque Juliette avait ôté ses gants et s’en était saisie, les
oreilles bourdonnant toujours et l’esprit hagard, ses doigts avaient trouvé la
note qui y était accrochée, une missive écrite en russe, en lettres cursives
dont l’encre avait bavé lorsqu’elle l’avait dépliée.
Mon fils vous transmet ses salutations.
Ils avaient charioté tant de corps à l’hôpital, ce jour-là. Des cadavres,
encore et encore. Les Cai s’étaient montrés accommodants en décidant
d’apaiser une haine antédiluvienne dont la cause s’était perdue dans la nuit
des temps – et voilà où cela les avait menés : la mort, servie directement
dans leur jardin. Depuis cet incident, le clan des Écarlates et les Fleurs
blanches avaient tiré à vue, protégeant et défendant les limites de leurs
territoires comme si leur honneur et leur réputation en dépendaient.
« Xiǎojiě ? »
Juliette serra fort les paupières, laissa tomber la rose, et massa son
visage d’une main fraîche jusqu’à pouvoir ravaler tous les souvenirs qui
menaçaient de remonter à la surface. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, son
regard était morne, aussi dépourvu de curiosité que si elle inspectait ses
ongles.
« Et alors ? demanda-t-elle. Je ne m’occupe pas des visiteurs. Prévenez
mes parents. »
Ali s’éclaircit la gorge, puis se tordit les mains à travers le lin de son
chemisier. « Vos parents sont sortis. Je peux aller chercher Cai Tailei…
— Non », coupa Juliette. Elle regretta immédiatement le ton qu’elle
avait employé, en lisant la détresse sur le visage de la domestique. De tout
le personnel, Ali était celle qui traitait Juliette avec le moins de
circonspection. Elle ne méritait pas ce traitement.
Juliette s’efforça de sourire. « Laissons Tyler en dehors de cela. C’est
probablement juste Walter Dexter qui revient. Je vais y aller. »
Ali inclina respectueusement le menton, puis s’empressa de s’éloigner
avant que ne vienne une autre saute d’humeur. Juliette se dit qu’elle avait
dû faire mauvaise impression au personnel. Elle ferait n’importe quoi pour
les Écarlates. Elle s’inquiétait de leur bien-être et de leur stratégie, de leurs
coalitions et de leurs alliances avec les investisseurs et les sociétés
commerciales.
Mais elle n’avait que faire des paltoquets comme Walter Dexter, qui se
croyaient extrêmement importants sans avoir les moyens d’appuyer leurs
prétentions. Elle n’avait aucune envie de se contenter des corvées que son
père voulait esquiver. On était bien loin de l’empire criminel dans lequel
elle s’était attendue à être accueillie lorsqu’elle avait été rappelée à
Shanghai. Si elle avait su que maître Cai allait la maintenir à l’écart de la
guerre des clans, à l’écart de l’autre affrontement qui se déroulait en
parallèle sur le terrain politique, elle ne se serait peut-être pas autant
précipitée pour faire ses bagages et vider son stock d’alcool dans l’évier
avant de quitter New York.
Après l’attentat qui avait tué Nounou, Juliette avait été renvoyée à New
York pour sa propre sécurité où elle avait ruminé sa rancœur pendant quatre
longues années. Ce n’était pas qui elle était. Elle aurait préféré rester,
résister, faire face, combattre tête haute. Juliette Cai avait toujours appris à
ne jamais fuir, mais ses parents – comme c’est souvent le cas – étaient
hypocrites et l’avaient forcée à prendre la fuite, à s’extraire des parties trop
actives de la guerre des clans, à vivre loin du danger.
Et maintenant, elle était revenue.
Rosaline se racla la gorge tandis que Juliette enfilait une veste par-
dessus sa robe à perles. « Ça recommence.
— Quoi ?
— Le projet de meurtre », avança Kathleen sans relever les yeux de son
magazine.
Juliette ouvrit de grands yeux. « C’est peut-être tout simplement
l’expression de mon visage au repos.
— Non. L’expression de ton visage au repos, c’est celle-là. » Rosaline
prit l’air le plus écervelé qu’elle put produire, les yeux écarquillés et la
bouche ouverte, en se balançant mollement de gauche à droite sur le lit. En
réponse à quoi Juliette lui lança une pantoufle, provoquant l’hilarité de
Kathleen.
« Oust ! » gronda Rosaline, en écartant la pantoufle et en ravalant un
rire. « Va remplir tes obligations. »
Juliette, qui était déjà en train de sortir, fit un geste obscène par-dessus
son épaule. Alors qu’elle descendait le couloir de l’étage en inspectant
l’écaillement de ses ongles, elle s’arrêta devant le cabinet de travail de son
père pour secouer l’une de ses chaussures qui ne tenait plus aussi bien en
place depuis qu’elle s’était prise dans une bouche d’égout.
Elle se figea alors, la main sur la cheville. Elle avait entendu des voix à
l’intérieur.
« Ah, excusez-moi », tonna Juliette en ouvrant la porte avec son
escarpin à talon haut. « La bonne a dit que vous étiez sortis. »
Ses parents levèrent la tête en même temps, en clignant tous les deux
des yeux. Sa mère était debout au niveau de l’épaule de son père, une main
sur le bureau et l’autre sur un document placé devant eux.
« Le personnel dit ce que nous leur disons de dire, qīn’ài de », répliqua
dame Cai. Elle fit un vague geste des doigts en direction de Juliette. « N’as-
tu pas un visiteur à recevoir ? »
En soupirant, Juliette referma la porte, ses yeux lançant des éclairs en
direction de ses parents. Ils en eurent à peine conscience. Ils revinrent
simplement à leur conversation, en se figurant que Juliette s’en irait.
« Cela nous a déjà coûté deux hommes, et si ce qu’il se murmure est
vrai, d’autres tomberont avant que nous n’ayons déterminé exactement ce
qui en est la cause », dit sa mère à voix basse lorsqu’elle reprit la parole. La
voix de dame Cai avait toujours une tonalité particulière lorsqu’elle parlait
shanghaïen, par rapport à toute autre langue. Il était difficile de définir en
quoi, hormis une forme de calme, même lorsque le sujet était porteur d’une
immense charge émotionnelle. Voilà ce que devait être parler sa langue
maternelle, se dit Juliette.
Juliette n’était pas certaine de savoir quelle était sa langue maternelle à
elle.
« Les communistes sont fous de joie. Zhang Gutai ne va même plus
avoir besoin d’un mégaphone pour recruter. » Son père était tout l’opposé.
Il était vif et fin. Bien que les tonalités du shanghaïen fussent produites par
la bouche plutôt que par la langue ou la gorge, il réussissait curieusement à
faire grossir et résonner ses paroles au fond de lui avant d’en libérer le son.
« Si les gens tombent comme des mouches, les transactions capitalistes
cessent leur croissance, les usines prêtent le flanc à la révolution. Le
développement commercial de Shanghai s’interrompt intempestivement. »
Juliette grimaça et s’éloigna de la porte du cabinet de travail de son père
à grands pas.
Malgré tous les efforts qu’avait pu faire son père à travers ses missives,
Juliette ne s’était jamais beaucoup intéressée à qui était qui dans le
gouvernement, dès lors que leurs décisions n’affectaient pas directement les
affaires des Écarlates. Elle ne s’intéressait qu’au clan des Écarlates, aux
tribulations et dangers immédiats auxquels ils étaient confrontés au
quotidien. Ce qui signifiait qu’en matière d’intrigue, l’esprit de Juliette
aimait à se concentrer sur les Fleurs blanches, sans s’inquiéter des
communistes. Mais si les communistes avaient effectivement déchaîné cette
folie sur la ville comme son père semblait le suspecter, alors ils
s’attaquaient à son peuple, et elle avait à y redire. Son père ne s’était pas
détourné des morts pour s’occuper de politique ce matin, en fin de compte.
Peut-être que les deux allaient de pair.
Il y a une logique dans le fait que les communistes pourraient être
responsables de la folie, se dit Juliette en s’engageant dans les escaliers
pour descendre au rez-de-chaussée.
Seulement, comment auraient-ils pu réaliser une telle chose ? La guerre
civile n’était pas une nouveauté : ce pays se déchirait politiquement plus
souvent qu’il n’était en paix. Mais une chose qui poussait des innocents à se
déchiqueter eux-mêmes la gorge allait bien au-delà de toutes les armes
biologiques dont elle avait jamais entendu parler.
Juliette sautilla depuis la dernière marche de l’escalier.
« Ohé ! clama-t-elle. Je suis là, vous pouvez vous incliner. » Elle entra
dans le salon et, en tressaillant, découvrit un étranger assis, l’air guindé, sur
l’un des sofas. Ce n’était pas le déplaisant négociant britannique, mais
quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup, en plus jeune – à peu près son âge.
« Je m’abstiendrai de m’incliner, si cela vous convient », dit l’étranger,
les commissures de la bouche légèrement relevées. Il se leva et tendit la
main. « Je m’appelle Paul. Paul Dexter. Mon père n’a pas pu venir,
aujourd’hui, alors il m’a demandé de le remplacer. »
Juliette ne tint aucun compte de la main tendue. Une éducation fort
médiocre, se dit-elle immédiatement. Selon les règles de la société
britannique, le privilège de tendre la main appartenait à la lady. Pas qu’elle
fît grand cas de l’étiquette britannique ni de ce que leur haute société
considérait comme une lady, mais ce genre de minuscule détail dénotait un
manque de formation, dont Juliette prit mentalement note.
Et il aurait vraiment dû s’incliner.
« Je suppose que vous êtes venu avec encore la même requête ? »
demanda Juliette en lissant ses manches.
« Effectivement. » Paul Dexter retira son bras sans paraître en avoir pris
ombrage. Son sourire était un mélange de star hollywoodienne et de clown
triste. « Mon père vous garantit que nous disposons de plus de lernicrom
que n’importe quel autre négociant mouillant dans cette ville. Et vous ne
trouverez meilleur prix nulle part ailleurs. »
Juliette soupira tandis que quelques cousins et oncles entraient dans le
salon, attendant qu’ils aient traversé la pièce. Au passage, M. Li vint
aimablement lui tapoter l’épaule.
« Bonne chance, petite. »
Juliette lui tira la langue. M. Li sourit, ridant la totalité de son visage,
puis il exhiba dans la paume de sa main une friandise emballée pour l’offrir
à Juliette. Elle n’était plus cette petite fille de 4 ans gourmande, capable de
se goinfrer à s’en faire mal aux dents, mais elle accepta tout de même le
bonbon, et le glissa dans sa bouche tandis que son oncle s’éloignait.
« Veuillez vous asseoir, monsieur Dexter…
— Appelez-moi Paul, l’interrompit-il en se perchant de nouveau sur le
grand sofa. Nous appartenons à une génération plus moderne, et M. Dexter,
c’est mon père. »
Juliette se retint tout juste de s’étrangler. Elle préféra mordiller le
bonbon et se laissa tomber dans le fauteuil placé perpendiculairement au
sofa de Paul.
« Nous admirons les Écarlates depuis longtemps maintenant, poursuivit
Paul, et nous plaçons de grands espoirs dans ce partenariat. »
Un frisson perceptible parcourut le corps de Juliette devant la
familiarité avec laquelle Paul employait le terme « Écarlates ». En ce qui
concernait son nom, le clan des Écarlates sonnait beaucoup mieux en
chinois. Ils se dénommaient entre eux hóng bāng, les deux syllabes
entremêlées en une rapide succession de voyelles. Dans la bouche d’un
Écarlate, ce nom sonnait comme un coup de fouet, et l’employer mal valait
réprimande.
Pour Paul Dexter, la réaction de Juliette en tenait lieu.
« Je vais vous faire la même réponse qu’à votre père », lui dit-elle. Elle
remonta ses jambes sur l’accoudoir du fauteuil, les épaisseurs de sa robe
retombant en arrière. Les yeux de Paul suivirent le mouvement. Elle regarda
son sourcil se froncer devant l’apparition scandaleuse d’une bande des
chairs de sa longue cuisse pâle. « Nous ne recherchons aucune nouvelle
entreprise. Nous sommes bien assez occupés avec notre clientèle actuelle. »
Paul feignit d’être déçu. Il se pencha en avant, comme s’il eût pu la
convaincre d’un simple contact oculaire. Cela ne fit que montrer à Juliette
qu’il n’avait pas totalement lissé un petit bloc de gel dans sa chevelure
châtain clair. « Ne réagissez pas comme ça, insista-t-il. J’ai entendu dire
qu’une entreprise concurrente pourrait considérer cette offre avec plus
d’enthousiasme…
— Alors vous devriez peut-être tenter votre chance avec eux », suggéra
Juliette. Elle se raidit soudain. Il essayait de l’inciter à l’écouter en
suggérant qu’il pouvait également faire affaire avec les Fleurs blanches,
mais cela importait peu. Walter Dexter était un client qu’ils voulaient
perdre. « Je suis heureuse que nous ayons aussi facilement trouvé une
solution.
— Non, attendez…
— Adieu, maintenant… » Juliette fit mine de réfléchir « … Peter ? …
Paris ?
— Paul », concéda-t-il avec un regard noir.
Juliette esquissa un sourire pas totalement éloigné de l’expression
écervelée qu’avait mimée Rosaline un peu plus tôt. « C’est cela. Au
revoir ! »
Elle se leva d’un bond et traversa le salon au pas de charge, jusqu’à
l’entrée de la maison. En un clin d’œil, ses doigts étaient sur la lourde
poignée et elle ouvrait la porte, impatiente de se débarrasser du visiteur
britannique.
Paul, c’est tout à son honneur, ne se laissa pas démonter. Il la rejoignit à
la porte et s’inclina. De bonnes manières, enfin.
« Très bien. »
Il franchit le seuil, sortit sur le perron, puis se retourna pour faire face à
Juliette.
« Puis-je formuler une requête, mademoiselle Cai ?
— Je vous ai déjà dit… »
Paul sourit. « Pourrai-je vous revoir ? »
Juliette claqua la porte. « Absolument pas. »
SIX

Roma ne passait pas une bonne journée.


Rien que durant sa première heure d’éveil, il avait trébuché en montant les
escaliers, fracassé sa tasse préférée pleine de son infusion favorite, et cogné
sa hanche contre la table de la cuisine tellement fort qu’une immense tache
violacée s’était formée sur sa peau.
Puis il avait été forcé d’inspecter une scène de crime. Puis il avait dû
envisager la possibilité que ce crime eût des proportions surnaturelles.
Tandis qu’il retournait vers le centre-ville d’un pas lourd sous le soleil
de ce début d’après-midi, il sentait sa patience s’épuiser. Chaque sifflement
d’un jet de vapeur ressemblait au bruit que son père faisait avec la bouche
lorsqu’il était en colère, chaque claquement produit par un boucher en
abattant son couperet lui faisait penser à des coups de feu.
D’habitude, Roma adorait l’agitation qui entourait sa maison. Il prenait
le temps de faire des détours entre les étals, de regarder les empilements de
légumes plus hauts que leur détaillant. Il faisait des grimaces aux poissons,
surveillait l’état de leurs petits bacs sales. Quand il avait du temps à perdre,
il achetait des bonbons à tous les marchands qui en vendaient, les mangeait
à mesure qu’il marchait, et quittait le marché avec des dents douloureuses et
des poches vides.
Le marché à ciel ouvert était l’une de ses plus grandes passions. Mais
aujourd’hui, ce n’était qu’un irritant se surajoutant à une inflammation
virale.
Roma baissa la tête pour passer sous les fils à linge tirés en travers de
l’étroite ruelle qui menait au bloc d’habitations principal des Montagov.
Des eaux tant propres que sales gouttaient et formaient des flaques
disparates sur le pavé : transparentes pour celles qui provenaient de
vêtements fraîchement lavés, noires et boueuses pour celles qui se
trouvaient sous des canalisations inachevées.
C’était une caractéristique qui se faisait de plus en plus manifeste à
mesure que l’on s’enfonçait dans Shanghai. Comme si un artiste paresseux
avait eu la charge de toutes les constructions – les toits et les appuis des
fenêtres s’incurvaient et évoluaient en de splendides angles et arches, pour
s’interrompre soudain ou s’achever dans le mur d’à côté. Il n’y avait jamais
assez de place dans les parties les plus pauvres de la ville. Il manquait
toujours quelque chose pour finir. La tuyauterie était toujours un peu trop
courte, les canalisations n’étaient qu’à moitié recouvertes, les trottoirs
finissaient par s’évanouir dans le sol. Si Roma en avait envie, il pouvait
tendre le bras depuis la fenêtre de sa chambre au troisième étage et atteindre
facilement les volets de la chambre de l’immeuble d’en face. S’il tendait le
pied, il pouvait y entrer sans difficulté et effrayer le vieil homme qui vivait
là.
Ce n’était pas que l’espace manquait. Il y avait des terrains en
abondance aux abords de la ville qui permettraient de l’étendre – loin de la
Concession internationale et de la Concession française, vierges de leur
influence. Mais les bâtiments des Fleurs blanches étaient situés juste à côté
de la Concession française et ils étaient résolus à y demeurer. Les Montagov
habitaient là depuis que le grand-père de Roma avait émigré. Les étrangers
ne s’étaient approprié les terres voisines que ces dernières années, à mesure
que leur puissance les rendait plus arrogants. Périodiquement, les Fleurs
blanches rencontraient de gros problèmes quand les Français se mettaient
de nouveau en tête de réguler les activités du gang, mais l’état des choses
penchait toujours en faveur des Russes, les ramenant au statu quo ante.
Les Français avaient besoin d’eux ; eux n’avaient pas besoin des
Français. Les Fleurs blanches laissaient les étrangers continuer d’imposer
leurs lois sur des espaces qui semblaient n’appartenir ni à l’un ni à l’autre,
et les négociants pompeux avec leurs manteaux fleuris et leurs chaussures
vernies s’écartaient quand les gangsters se déchaînaient dans les rues.
C’était un compromis, mais un compromis qui allait devenir de plus en
plus tendu à mesure que le temps passait. Des endroits comme celui-ci
suffoquaient déjà. Cela n’apportait rien de rajouter un poids sur l’oreiller
pressé contre leur visage.
Roma remonta la besace de Benedikt sur son épaule. Celui-ci n’avait
pas été très heureux de le voir emporter son matériel de dessin, mais Roma
avait alors proposé de le lui rendre, et il n’avait fallu qu’un coup d’œil à son
cousin – sur les dépouilles d’insectes que Lourens ne voulait pas conserver
et la chaussure du mort que Roma y avait ajouté – pour le convaincre de la
lui laisser en lui demandant de bien la laver quand il aurait fini.
Roma déverrouilla la porte de la maison et se glissa à l’intérieur. Alors
qu’il entrait dans le salon, une porte claqua à sa droite, Dimitri Voronin
faisant son apparition.
La journée déjà déplaisante de Roma venait d’empirer.
« Roma ! s’exclama Dimitri. Où étais-tu passé, toute la matinée ? »
Même s’il n’avait que quelques années de plus, Dimitri agissait comme
s’il était de très loin supérieur à Roma. Lorsque celui-ci passa devant lui,
Dimitri sourit et lui ébouriffa les cheveux.
Roma s’écarta d’un geste plus que vif en plissant les yeux. Il avait
19 ans, était l’héritier de l’un des empires du crime les plus puissants de la
ville, mais chaque fois que Dimitri était dans la même pièce que lui, il était
traité comme un enfant.
« J’étais sorti », répondit-il en restant vague. S’il laissait entendre d’une
quelconque façon que cela concernait les affaires des Fleurs blanches,
Dimitri n’aurait de cesse de chercher à savoir de quoi il s’agissait. Si
Dimitri n’était pas assez stupide pour jamais insulter ouvertement Roma, ce
dernier ne ressentait pas moins sa condescendance dans chaque référence à
sa jeunesse, dans chaque petit claquement de langue presque bienveillant
qui résonnait dès qu’il prenait la parole. C’était à cause de Dimitri que
Roma ne pouvait se permettre la moindre faiblesse. C’était à cause de
Dimitri que Roma s’était forgé une expression froide et brutale qu’il
détestait voir chaque fois qu’il se regardait dans une glace.
« Qu’est-ce que tu veux ? » lui demanda Roma en se servant un verre
d’eau.
« Ne t’inquiète pas. » Dimitri entra derrière lui dans la cuisine, attrapa
un couteau à découper abandonné, en abattit la pointe sur une assiette posée
sur la table, et piqua un morceau de viande cuite qu’il porta à sa bouche et
commença à mâcher autour de la lame sans s’inquiéter ni de qui avait pu
laisser l’assiette ici, ni depuis combien de temps la nourriture traînait là.
« J’allais sortir à mon tour. »
Roma se rembrunit, mais Dimitri s’éloignait déjà, emportant avec lui sa
lourde odeur de musc et de fumée. Une fois seul, Roma laissa échapper un
long soupir et se tourna pour poser son verre dans l’évier.
Sauf qu’alors qu’il se tournait, il se découvrit observé par les grands
yeux marron d’un petit visage de lutin.
Il manqua glapir.
« Alisa », persifla Roma en direction de sa sœur, tout en ouvrant grand
les battants du placard de la cuisine. Il n’arrivait même pas à imaginer
comment elle avait pu l’observer depuis là-haut sans qu’il s’en aperçoive, ni
comment elle avait pu même se glisser entre les épices et les sucres, mais il
avait appris depuis longtemps à ne plus chercher à comprendre.
« Attention », gémit-elle lorsqu’il la souleva et la tira hors du placard.
Lorsqu’il la posa sur le sol, elle fit un signe en direction de la manche que
Roma avait serrée dans son poing. « Attention, elle est toute neuve. »
Ce qui n’était vraiment pas le cas. En fait, le chemisier noué qui
enveloppait ses frêles épaules ressemblait au genre de vêtements grossier
que les paysans portaient avant la fin des dynasties chinoises, lacéré çà et là
d’une façon qui laissait entendre que s’aventurer dans les recoins les plus
improbables constituait son ordinaire. Mais il se trouvait qu’Alisa avait
coutume de dire parfois les choses les plus folles sans autre raison
qu’induire la confusion, poussant les gens à croire qu’elle balançait entre
folie et manque de maturité.
« C’est bon », lui dit Roma. Il brossa le col du chemisier de sa sœur
puis se figea, sa main s’immobilisant au contact d’une chaîne qu’Alisa avait
enroulée autour de son cou. C’était celle de leur mère, un bijou de famille
qui venait de Moscou. La dernière fois qu’il l’avait vu, elle se trouvait sur la
dépouille de leur mère après qu’elle avait été assassinée par le clan des
Écarlates, une chaîne d’argent brillante qui contrastait avec le sang qui
s’était écoulé de sa gorge tranchée.
Dame Montagova était tombée malade peu après la naissance d’Alisa.
Roma la voyait une fois par mois, lorsque maître Montagov l’emmenait en
un endroit secret, une planque enfouie au plus profond de la ville. Pour ce
qu’il s’en souvenait, elle était alors grisonnante et émaciée, mais toujours
prête à sourire lorsque Roma s’approchait de son lit.
La raison d’être de la planque était qu’elle n’aurait pas besoin de
sentinelles. Elle était censée y être en sécurité. Mais il y a de cela quatre
ans, les Écarlates l’avaient tout de même retrouvée, lui avaient tranché la
gorge en réponse à une attaque menée un peu plus tôt dans la semaine, et
avaient laissé une rose rouge fanée serrée dans ses mains. Lorsqu’ils
l’avaient enterrée, les épines étaient toujours enfoncées dans ses paumes.
Roma aurait dû haïr le clan des Écarlates bien avant qu’ils ne tuent sa
mère, et il aurait dû les haïr encore plus – avec une fureur renouvelée –
après. Mais ce n’était pas le cas. Après tout, il ne s’agissait que de lex
talionis – œil pour œil – c’était la façon dont une guerre des clans
fonctionnait. S’il n’avait pas mené cette première attaque, eux n’auraient
pas riposté en tuant sa mère. Il n’était pas possible de rejeter le blâme dans
une querelle de cette ampleur. S’il y avait quelqu’un à blâmer, c’était lui.
S’il y avait quelqu’un à haïr pour la mort de sa mère, c’était lui.
Alisa agita une main devant le visage de Roma. « Je vois des yeux,
mais je ne vois pas de cerveau. »
Roma revint à la réalité. Il plaça gentiment un doigt sous la chaîne,
l’agita un peu. « Où as-tu trouvé cela ? demanda-t-il doucement.
— C’était dans le grenier », répondit Alisa. Son regard s’éclaira. « Elle
est belle, n’est-ce pas ? »
Alisa n’avait que 8 ans, alors. On ne lui avait pas parlé du meurtre. On
lui avait juste dit que dame Montagova avait fini par succomber à sa
maladie.
« Elle est très belle », répondit Roma d’une voix rauque. Ses yeux
papillonnèrent alors, d’entendre des pas à l’étage. Leur père était dans son
cabinet de travail. « File, maintenant. Je t’appellerai quand il sera l’heure de
redescendre dîner. »
Après lui avoir adressé une parodie de salut, Alisa trottina hors de la
cuisine et fila vers les escaliers, ses fins cheveux blonds flottant dans son
sillage.
Une fois qu’il eut entendu la porte de la chambre d’Alisa au troisième
étage se refermer, Roma se dirigea à son tour vers les escaliers, pour monter
dans le cabinet de travail de son père. Il secoua un peu la tête, s’éclaircit les
idées, et frappa.
« Entrez. »
Roma inspira un grand coup. Il ouvrit la porte.
« Eh bien ? » dit maître Montagov en guise de salut. Il ne releva pas les
yeux. Toute son attention était portée sur une lettre qu’il tenait à la main, et
qu’il survola rapidement du regard avant de la rejeter sur le bureau et de
prendre la suivante dans la pile. « J’espère que tu as trouvé quelque chose. »
Précautionneusement, Roma entra et posa la besace par terre. Il l’ouvrit,
hésita un instant avant d’en tirer la chaussure et de la poser sur le bureau de
son père. Roma retint sa respiration, serrant ses mains derrière son dos.
Maître Montagov regarda la chaussure comme si Roma lui avait
présenté un chien enragé. Face à son fils, son visage affichait cette
expression assez fréquemment. « Qu’est-ce que c’est ?
— Je l’ai trouvée là où les sept premiers hommes sont morts, expliqua
prudemment Roma. Mais elle appartient à l’homme qui est mort dans le
cabaret des Écarlates. Je crois qu’il était présent sur les lieux du premier
crime, et si c’est le cas, alors nous avons affaire à une sorte de
contagion… »
Maître Montagov abattit ses mains sur son bureau. Roma cilla mais se
força à ne pas fermer les yeux, à garder un regard posé.
« Une contagion ! Une folie ! Des meurtres ! Qu’est-ce qui ne va pas
avec cette ville ? tonna maître Montagov. Je te demande de trouver des
réponses, et tu m’apportes cela ?
— J’ai trouvé exactement ce que tu m’as demandé », répondit Roma,
mais très doucement, d’une voix à peine audible. Ces quatre dernières
années, il avait toujours fait ce qu’on lui demandait, que la tâche soit
bénigne ou monstrueuse. Si cela n’avait pas été le cas, il aurait eu à en
souffrir les conséquences, et même s’il détestait être un Fleur blanche, il
détestait encore plus l’idée de ne plus l’être. Son titre lui donnait du
pouvoir. Le pouvoir le protégeait. Il lui donnait de l’autorité, il tenait en
respect ses détracteurs, et il lui permettait de protéger Alisa, de maintenir
tous ses proches sous son égide.
« Ôte cela de ma vue », ordonna maître Montagov en indiquant la
chaussure d’un mouvement de la main.
Roma pinça les lèvres, mais il reprit la chaussure et la fourra dans la
besace. « Le fait demeure, papa. » Il agita la besace, laissant la toile rêche
engloutir la chaussure. « Huit hommes s’affrontent sur les quais de
Shanghai. Sept déchiquettent leur propre gorge, le huitième s’enfuit. Si
celui-là se déchiquette la gorge à son tour le lendemain, cela ne te paraît-il
pas ressembler à une maladie contagieuse ? »
Maître Montagov resta longtemps sans répondre. Au lieu de cela, il se
tourna sur son siège jusqu’à se retrouver face à la petite fenêtre qui donnait
sur une ruelle animée en contrebas. Roma observa son père, regarda ses
mains se serrer sur les accoudoirs du lourd fauteuil, son crâne rasé de près
luire d’une infime couche de sueur. La pile de lettres avait été
momentanément abandonnée. Les noms signés en chinois en bas de nombre
d’entre elles étaient familiers : Chen Duxiu, Li Dazhao, Zhang Gutai.
Des communistes.
Après que la révolution bolchevique avait déferlé sur Moscou, les
répercussions de cette marée politique s’étaient fait sentir jusqu’ici, à
Shanghai.
Les nouvelles factions qui en étaient nées il y a de cela quelques années
s’étaient obstinément efforcées de rallier les Fleurs blanches, refusant de
prendre en compte le fait qu’une redistribution sociale était bien la dernière
chose que pouvaient vouloir les Fleurs blanches. Pas après qu’il avait fallu
aux Montagov des générations pour se hisser au sommet. Pas quand la
plupart des membres de base du gang étaient là après avoir fui les
bolcheviques.
Même si les communistes voyaient les Fleurs blanches comme des
alliés potentiels, les Fleurs blanches les voyaient eux comme des ennemis.
Maître Montagov finit par laisser échapper un petit bruit de dégoût, et
se détourna de la fenêtre.
« Je désire ne pas être impliqué dans cette histoire de folie, décida-t-il.
Cela sera ta responsabilité à partir de maintenant. Découvre ce qu’il se
passe. »
Lentement, Roma acquiesça. Il se demanda si la tension dans la voix de
son père était le signe qu’il considérait cette histoire de folie comme
indigne de lui, ou s’il craignait d’être lui-même contaminé par cette folie.
Roma n’avait pas peur. Il ne craignait que la puissance des autres. Les
monstres et les créatures qui arpentaient la nuit étaient forts, mais ils
n’étaient pas puissants. Il y avait une différence.
« Je vais trouver ce que je peux sur cet homme », décida Roma en
parlant de la victime la plus récente.
Maître Montagov recula son fauteuil d’un pouce, puis posa les pieds sur
son bureau. « Ne te précipite pas, Roma. Il faut d’abord confirmer que cette
chaussure appartient bien à l’homme qui est mort la nuit dernière. »
Roma fronça les sourcils. « Le corps de la dernière victime est conservé
dans un hôpital écarlate. Ils vont tirer à vue.
— Trouve un moyen d’y pénétrer, se contenta de répondre maître
Montagov. Quand je t’ai ordonné d’obtenir des informations de la part des
Écarlates, tu as paru pouvoir les approcher aisément. »
Roma se raidit. C’était injuste. La seule raison pour laquelle son père
l’avait envoyé en territoire écarlate était qu’une rencontre des deux maîtres
était trop lourde de conséquences. Si maître Cai et son père s’étaient
entretenus et que leur réunion s’était achevée pacifiquement, ils auraient
tous les deux perdu la face. Roma, en revanche, pouvait s’adresser aux
Écarlates sans que cela n’affecte les Fleurs blanches. Il était simplement
l’héritier, remplissant une mission importante.
« Qu’es-tu en train de me dire ? répondit Roma. Le seul fait que j’ai eu
une raison d’entrer dans leur cabaret burlesque ne veut pas dire que je peux
ratisser leur hôpital…
— Trouve quelqu’un qui t’y fera entrer. J’ai entendu dire que l’héritière
des Écarlates était de retour. »
Un étau se resserra autour de la poitrine de Roma. Il n’osa pas réagir.
« Papa, ne me fais pas rire. »
Maître Montagov haussa les épaules d’un geste désinvolte, mais il y
avait quelque chose dans ses yeux que Roma n’aima pas.
« Ce n’est pas une idée si absurde, répondit son père. Tu peux bien lui
demander une faveur. Elle a été ton amante, autrefois, après tout. »
SEPT

En l’espace de quelques jours, toute la ville s’était mise à bruire. Au départ,


ce n’avait été qu’une rumeur : il se disait que ce n’était pas un ennemi ou
une force naturelle qui portait cette folie mais le diable en personne, qui
frappait aux portes au plus profond de la nuit – un regard de sa part, et une
complète insanité s’abattait sur la pauvre victime.
Puis les observations avaient débuté.
Des ménagères qui avaient l’habitude de faire sécher leur linge sur les
quais prétendirent avoir vu des tentacules se retirer précipitamment
lorsqu’elles venaient rechercher leurs affaires à la tombée de la nuit.
Quelques débardeurs écarlates arrivés en retard au travail avaient été
effrayés par des grondements puis par des reflets dans des yeux argentés qui
les scrutaient depuis l’autre bout de la ruelle. Le récit le plus horrible fut
celui du propriétaire d’un bordel riverain des berges, qui parla d’un être
lové entre les sacs d’ordures devant son établissement alors qu’il était en
train de fermer. Il décrivit une créature haletante, comme si elle souffrait,
comme si elle luttait contre elle-même, à moitié tassée dans la pénombre
mais indéniablement mystérieuse et surnaturelle.
« Elle a une épine dorsale avec des lames », entendit Juliette, l’histoire
étant présentement chuchotée par un petit garçon à sa mère, alors qu’ils
attendaient d’être servis au guichet d’un restaurant au service rapide. Le
petit garçon sautillait d’excitation, en répétant une histoire apprise d’un
camarade de classe ou d’un ami de sa rue.
Plus il y avait de morts – et il y en avait eu bon nombre depuis l’homme
du cabaret – plus les gens spéculaient, comme si le simple fait de formuler
toutes les possibilités allait leur permettre de tomber par hasard sur la vérité.
Mais plus les gens parlaient, plus la vérité s’esquivait.
Juliette aurait bien voulu ne voir en toutes ces histoires qu’une rumeur,
mais l’angoisse qui hantait les rues était bien réelle, et elle doutait que cette
crainte pût être aussi puissante sans un fond substantiel de vérité. Alors,
qu’était-ce ? Les monstres n’existaient pas, quoi que pussent en dire les
contes de fées chinois que l’on tenait autrefois pour vrais. L’époque était à
la modernité, à la science, à l’évolution. Le prétendu monstre devait avoir
un créateur, mais qui ?
« Chut », tenta la mère du garçon, les doigts de sa main gauche triturant
nerveusement les perles du bracelet de son poignet droit. Il s’agissait des
grains d’un chapelet bouddhiste, utilisés pour répéter des mantras, mais,
quel que soit le mantra que la femme récitait maintenant, il ne pouvait
rivaliser avec l’enthousiasme sans borne de son fils.
« Ils disent qu’il a des griffes aussi longues que mon avant-bras !
poursuivit le petit. Il traque les gangsters la nuit, et quand il sent l’odeur de
leur sang, il bondit.
— Il n’y a pas que des gangsters qui meurent, qīn’ài de », répondit
doucement sa mère. Elle serra la nuque de son fils pour le maintenir à sa
place dans la file qui progressait lentement.
Le petit garçon s’immobilisa. Sa voix douce était devenue tremblante.
« Māma, est-ce que je vais mourir ?
— Quoi ? s’exclama sa mère. Mais non, ne sois pas ridicule ! » Elle
releva la tête, son tour arrivé. « Deux. »
Le boutiquier tendit un sac en papier à travers le guichet, et le tandem
mère-fils repartit. Juliette les regarda s’éloigner et pensa à la peur soudaine
dans la voix du garçon. En un instant des plus brefs, le garçon – qui ne
pouvait pas avoir plus de 5 ans – avait compris que lui aussi pouvait mourir
et rejoindre les autres cadavres de Shanghai, car qui pouvait être à l’abri de
la folie ?
« Cadeau de la maison, mademoiselle. »
Juliette releva soudain les yeux, vit un sac en papier déjà tenu à la
hauteur de son visage.
« Uniquement ce qui se fait de mieux, pour la princesse de Shanghai »,
ajouta le vieux commerçant, les coudes posés sur le rebord du guichet.
Juliette afficha le plus éclatant des sourires. « Merci », dit-elle en
prenant le sac. Ce simple mot allait offrir au commerçant de quoi
fanfaronner un bon moment lorsqu’il retrouverait ses amis pour le mah-
jong, le lendemain.
Juliette tourna les talons et quitta la queue, glissa la main dans le sac et
arracha un morceau de sa brioche au porc, qu’elle porta à sa bouche. Son
sourire disparut dès qu’elle fut hors de vue. Il se faisait tard et elle serait
bientôt attendue chez elle, mais elle musarda néanmoins entre les boutiques
et toute l’animation de Chenghuangmiao, une jeune fille marchant
lentement au milieu d’une foule pressée. Elle n’avait pas souvent l’occasion
de se promener dans ce genre d’endroit, mais aujourd’hui, c’était le cas.
Maître Cai l’avait envoyée inspecter un centre de distribution d’opium, ce
qui, malheureusement, n’avait pas été aussi passionnant qu’elle l’aurait cru.
Cela sentait juste mauvais, et lorsqu’elle avait finalement trouvé le
propriétaire et les documents que son père voulait, l’homme les lui avait
donnés, l’air à moitié endormi. Il ne l’avait pas saluée à son arrivée, n’avait
même pas vérifié si Juliette était bien en droit de lui demander des
informations commerciales aussi confidentielles. Juliette ne comprenait pas
comment quelqu’un de ce genre avait pu se voir confier la gestion de
cinquante employés.
« Excusez-moi », maugréa-t-elle en se frayant un chemin à travers un
attroupement particulièrement dense, rassemblé devant l’échoppe d’un
portraitiste. Malgré la pénombre qu’apportait le ciel rosacé,
Chenghuangmiao restait bondé – des amoureux qui se promenaient au
milieu de ce chaos, des grands-parents qui achetaient des xiǎolóngbāo pour
ravir les papilles de leurs petits-enfants, des étrangers qui se contentaient de
visiter l’endroit. Le nom Chenghuangmiao ne faisait au départ référence
qu’au temple, mais pour les habitants de Shanghai, il en était venu à inclure
les marchés encombrés et l’ensemble des centres d’activité du quartier.
L’armée britannique avait installé son QG ici il y avait près d’un siècle,
dans le jardin Yuyuan, que Juliette traversait à l’instant. Depuis lors, même
après leur départ, les étrangers avaient gardé un attachement particulier
pour cet endroit. On y voyait toujours nombre de leurs visages, affichant à
la fois amusement et émerveillement.
« La fin est proche ! Procurez-vous le remède au plus tôt ! Il n’y a
qu’un seul remède ! »
Et parfois, l’on y croisait aussi des Chinois excentriques.
Juliette grimaça, rentra le menton pour ne pas croiser le regard du vieil
homme délirant sur le pont Jiuqu. Néanmoins, malgré tous ses efforts pour
passer inaperçue, le vieil homme se redressa en la voyant et dévala le pont
zigzaguant – le battement de ses pas produisant des bruits plutôt
inquiétants, s’agissant d’une aussi vieille structure. Il vint se placer juste
devant elle avant qu’elle n’eût eu le temps de s’éloigner.
« Le salut ! » hulula-t-il. Ses rides s’approfondirent jusqu’à ce que ses
yeux fussent totalement engloutis par ses chairs pendantes. Il pouvait à
peine redresser le dos au-delà d’un tassement perpétuel, et pourtant il se
mouvait aussi vite qu’un rongeur affamé en quête de nourriture. « Il faut
propager la nouvelle du salut. Le lā-gespu vient nous l’apporter ! »
Juliette cligna des yeux, les sourcils froncés. Elle savait qu’il ne fallait
pas encourager les fous délirants dans les rues, mais il y avait quelque chose
chez cet homme-là qui faisait se hérisser les poils de sa nuque.
Malgré son accent rustique, elle avait compris presque tout son
shanghaïen guttural, hormis ce petit bloc aberrant.
Lā-gespu ? Est-ce que ce son en « s » n’était qu’un zézaiement dû à
l’éducation de son époque ?
« Lā gē bō ? » tenta de corriger Juliette. « Un crapaud nous apportera le
salut ? »
Le vieil homme parut profondément offensé. Il agita négativement la
tête, faisant voltiger ses rares cheveux fins et bruire la fragile natte qu’il
arborait. Il faisait partie de ces rares personnes qui s’habillaient encore
comme si le pays n’était pas sorti de l’époque impériale.
« Ma mère m’a enseigné un proverbe très sage quand j’étais jeune »,
poursuivit Juliette – en s’en amusant, maintenant. « Lā gē bō xiāng qiē tī u
n̄ y. »
Le vieil homme se contenta de la dévisager. Est-ce que, par hasard, il ne
comprenait pas son shanghaïen ? À l’étranger, elle avait constamment craint
de perdre son accent, craint d’oublier la façon dont se prononçaient ces tons
systématiquement monocordes que l’on ne retrouvait dans aucun autre
dialecte du pays.
« Ce n’est pas une bonne blague ? » demanda Juliette. Elle la répéta
dans le dialecte le plus commun, cette fois d’une voix un peu plus hésitante.
« Lài háma xiǎng chī tiān é ròu ? Oui ? Allez, je mérite bien un petit
gloussement, tout de même. »
Le vieil homme frappa du pied par terre, en tremblant de son effort pour
être pris au sérieux. Peut-être que Juliette avait choisi un proverbe avec
lequel il ne fallait pas plaisanter. Le crapaud hideux veut sa part de viande
de cygne. Peut-être que le vieil homme n’avait pas été élevé avec des contes
de fées parlant du prince crapaud et de son demi-frère hideux. Peut-être que
ce qu’il n’aimait pas, c’était le fait que sa plaisanterie impliquait que ce
sauveur lā-gespu – quoi que cela puisse bien vouloir dire – soit l’équivalent
de cet être proverbial, hideux et intrigant, qui convoite le cygne, l’aimée de
son frère, le prince crapaud.
« Le lā-gespu est un homme », lui clama-t-il bien en face, sa voix
réduite à un sifflement aigu. « Un homme de grand pouvoir. Il m’a donné
un remède. Une injection ! J’aurais dû mourir quand mon voisin s’est
effondré sur moi alors qu’il se déchiquetait la gorge. Il y avait tellement de
sang ! J’avais son sang dans les yeux, son sang sur ma poitrine… Mais je ne
suis pas mort. J’ai été sauvé. Le lā-gespu m’a sauvé. »
Juliette recula d’un grand pas, le pas qu’elle aurait dû faire cinq minutes
plus tôt, avant que cette conversation ne commençât.
« Euh, ça a été un plaisir, dit-elle, mais il faut vraiment que j’y aille. »
Avant que le vieil homme ne puisse l’agripper, elle s’écarta et
s’empressa de filer.
« Le salut ! cria-t-il dans son dos. Il n’y a plus que le lā-gespu qui
puisse nous apporter le salut ! »
Juliette tourna dès qu’elle le put, disparaissant complètement. Dans une
zone moins bondée, elle souffla longuement, prit le temps de louvoyer entre
les échoppes, en regardant régulièrement par-dessus son épaule pour
s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Une fois certaine de n’avoir personne à
ses basques, elle soupira tristement de devoir quitter Chenghuangmiao, et
laissa derrière elle l’amoncellement de petites boutiques serrées pour
rejoindre les rues de la ville et rentrer chez elle à pied. Elle aurait pu héler
un pousse-pousse ou interpeller n’importe lequel des Écarlates qui
traînaient devant les cabarets pour lui dire d’aller lui chercher une voiture.
N’importe quelle autre fille de son âge l’eût fait, tout particulièrement avec
un collier aussi scintillant que celui qui lui ceignait le cou, tout
particulièrement quand ses pas résonnaient d’un écho qui s’étendait aux
deux rues adjacentes. Le kidnapping était une affaire florissante. La traite
des êtres humains explosait, l’économie du crime était au plus haut.
Mais Juliette continua de marcher. Elle dépassa des hommes attroupés
et d’autres, traînant seuls devant des bordels, qui la dévoraient des yeux
comme si c’était un métier. Elle dépassa des gangsters qui lançaient des
couteaux devant des casinos qu’ils étaient payés pour surveiller, passa des
revendeurs douteux qui nettoyaient leurs pistolets en mâchonnant des cure-
dents. Juliette n’hésita pas une fois. Le ciel était de plus en plus rouge, et les
yeux de Juliette de plus en plus brillants. Où qu’elle aille, même dans les
bas-fonds les plus sombres de la ville, tant qu’elle se trouvait sur son
territoire, elle régnait en maître.
Juliette s’arrêta, étirant sa cheville pour se soulager de la raideur de sa
chaussure. Immédiatement, cinq Écarlates qui faisaient le pied de grue
devant un restaurant tout proche s’immobilisèrent, au cas où leurs services
seraient requis. C’étaient des tueurs, de viles crapules, de violents
prédateurs, mais selon la rumeur, Juliette Cai était cette fille qui avait
étranglé et tué son amant américain avec un collier de perles. Juliette Cai
était l’héritière qui, le deuxième jour de son retour à Shanghai, s’était
interposée dans une rixe opposant quatre Fleurs blanches et deux Écarlates,
et avait tué les quatre Fleurs blanches avec seulement trois balles.
Une seule de ces deux rumeurs était vraie.
Juliette sourit et salua les Écarlates d’un signe. En retour, l’un d’entre
eux fit signe à son tour, et les quatre autres rirent nerveusement entre eux.
Ils craignaient la fureur de maître Cai s’il devait lui arriver quelque chose
un jour, mais ils craignaient sa fureur à elle plus encore s’il leur venait à
l’idée de vérifier la véracité de ces rumeurs.
C’était sa réputation qui la protégeait. Sans cela, elle n’était plus rien.
En conséquence de quoi, lorsque Juliette s’engagea dans une ruelle et
fut arrêtée par la pression soudaine de ce qui semblait être un pistolet collé
au creux de son dos, elle sut aussitôt que ce n’était pas le fait d’un Écarlate.
Juliette se figea. En l’espace d’une seule seconde, elle envisagea toutes
les possibilités : un négociant outragé qui exigeait réparation de l’affront, un
étranger cupide rêvant d’une rançon, un drogué en pleine confusion qui ne
l’aurait pas reconnue aux perles scintillantes de sa robe venue de l’autre
bout du monde…
Puis une voix familière qui, parmi toutes les langues possibles, avait
choisi de s’exprimer en anglais, dit : « N’appelle pas à l’aide. Continue à
avancer, suis mes instructions, et je ne tirerai pas. »
La glace dans ses veines fondit immédiatement pour faire place au feu
d’une rage folle. Avait-il attendu qu’elle s’aventurât dans un coin isolé où
personne ne pourrait venir à sa rescousse, en croyant qu’elle aurait trop peur
pour réagir ? S’était-il figuré que cela pourrait fonctionner ?
« Tu ne me connais vraiment plus du tout », dit doucement Juliette. Ou
peut-être que Roma Montagov pensait la connaître trop bien. Peut-être qu’il
se croyait expert et avait balayé les rumeurs qu’elle faisait courir sur elle-
même, en se disant qu’il était impossible qu’elle fût devenue la tueuse
qu’elle prétendait être.
La première fois qu’elle avait tué quelqu’un, elle avait 14 ans. Elle ne
connaissait alors Roma que depuis un mois, mais elle s’était jurée qu’elle ne
se laisserait pas emporter par la guerre des clans, qu’elle ferait mieux que
cela. Puis, un soir, alors qu’ils allaient au restaurant, leur voiture était
tombée dans une embuscade des Fleurs blanches. Sa mère lui avait hurlé de
rester baissée, de se cacher derrière la voiture avec Tyler, de ne se servir des
pistolets qui leur avaient été placés dans les mains qu’en cas d’absolue
nécessité. Le combat s’était presque achevé, les Écarlates avaient tué
presque tous les Fleurs blanches.
Puis le dernier Fleur blanche encore vivant avait plongé dans la
direction de Juliette et de Tyler. Il brûlait dans ses yeux toute la fureur du
dernier combat, et en cet instant, bien qu’il fût évident qu’il s’agissait bien
d’une absolue nécessité, Juliette s’était pétrifiée. C’est Tyler qui avait tiré.
Sa balle était allée se loger dans l’estomac du Fleur blanche et l’homme
s’était effondré. Juliette, horrifiée, s’était tournée vers le côté, vers l’endroit
d’où ses parents regardaient.
Ce n’était pas du soulagement qu’elle avait vu. C’était de
l’incompréhension. Ils ne comprenaient pas pourquoi Juliette s’était figée.
Ils ne comprenaient pas pourquoi Tyler s’était montré plus capable. Alors
Juliette avait levé son pistolet et tiré à son tour, achevant le travail.
Juliette Cai craignait la réprobation plus qu’elle ne craignait de souiller
son âme. Ce meurtre avait été l’une des rares choses qu’elle s’était refusée à
avouer à Roma.
Aujourd’hui, elle savait qu’elle aurait dû lui dire, ne serait-ce que pour
lui prouver qu’elle était aussi mortelle que Shanghai l’avait toujours
prétendu.
« Avance », ordonna Roma.
Juliette ne bougea pas. Comme elle l’avait prévu, il prit son inaction
pour de la peur, si bien qu’il hésita presque imperceptiblement, relâchant un
tant soit peu la pression de son arme.
Elle tournoya d’un seul mouvement. Avant que Roma n’eût même le
temps de ciller, elle avait violemment abattu sa main droite sur son poignet
droit, et tordu la main qui tenait l’arme vers l’extérieur, en en courbant les
doigts de façon fort peu naturelle. Elle tapa sur le pistolet de la main
gauche : l’arme tomba à terre. En serrant les dents pour se préparer à
l’impact, Juliette glissa son pied derrière ceux de Roma puis tira sèchement
derrière ses chevilles jusqu’à ce qu’il basculât en arrière. Elle le suivit dans
sa chute, une main refermée sur son cou et l’autre plongeant dans la poche
de sa robe pour en tirer un couteau aussi fin qu’une aiguille.
« OK », souffla Juliette, en respirant bruyamment. Elle l’avait collé dos
au sol, ses genoux des deux côtés de ses hanches et sa lame pressée sur sa
gorge. « Réessayons de façon civilisée. »
Elle sentait le pouls de Roma battre sous ses doigts, tous les muscles de
son cou tendus comme il s’efforçait de s’écarter de la lame. Ses yeux, fixés
sur elle, étaient dilatés, s’ajustant à la pénombre que portait le coucher de
soleil sur cette ruelle qui virait à un violet estompé. Ils étaient assez près
pour sentir chacun le souffle court et rapide de l’autre, malgré tous leurs
efforts qu’ils faisaient pour paraître indifférents aux violents efforts de leur
lutte.
« Civilisée ? » répéta Roma. Sa voix était éraillée. « Tu me mets un
couteau sous la gorge.
— Tu tiens un pistolet dans mon dos.
— Je me trouve sur ton territoire. Je n’avais pas le choix. »
Juliette se renfrogna, appuya le couteau jusqu’à faire apparaître une
goutte de sang au bout de la lame.
« OK, arrête, arrête, grommela Roma. J’ai compris. »
Un seul petit geste du poignet suffirait à lui trancher la gorge. Elle était
presque tentée d’essayer. Tout, entre eux, était beaucoup trop familier, trop
automatiquement intime. Elle avait envie de se débarrasser de ce sentiment,
de l’extraire comme une tumeur maligne.
Roma avait la même odeur qu’auparavant : le métal d’une arme, la
menthe et la fraîcheur d’un doux zéphyr. D’aussi près, elle pouvait sentir
que rien n’avait changé.
« Allez, l’enjoignit Juliette en plissant le nez. Explique-toi. »
Les yeux de Roma clignèrent de contrariété. Il se voulait désinvolte,
mais Juliette suivait les errements de son pouls qui battait sous ses doigts.
Elle pouvait sentir chaque tressaut et tremblement de peur accompagnant
les mouvements de sa lame.
« J’ai besoin d’informations, réussit-il à articuler.
— C’est ridicule. »
Il fronça les sourcils. « Si tu me relâchais, je pourrais m’expliquer.
— Je préférerais que tu m’expliques sans bouger.
— Oh, Juliette. »
Clic.
L’écho d’un cran de sûreté que l’on enlève sur un pistolet résonna dans
la ruelle. Surprise, Juliette regarda à sa gauche, où l’arme dont elle l’avait
privé reposait toujours, sans que rien n’ait changé. Elle reporta son attention
sur Roma et s’aperçut qu’il souriait, ses magnifiques lèvres espiègles
affichant une expression pleine d’une malice moqueuse.
« Quoi ? » demanda Roma. Son sourire était presque aguicheur. « Tu
pensais que je n’en avais qu’un ? »
Elle sentit la pression froide du métal sur sa taille. Son contact glacial
pénétra le tissu de sa robe, s’imprima sur sa peau. À contrecœur, lentement,
Juliette retira son couteau de la gorge de Roma et leva les mains bien haut.
Elle relâcha son emprise, faisant durer chaque étape autant que possible,
jusqu’à finalement être debout, et reculer pour s’écarter du pistolet de deux
pas.
Simultanément, faute d’une autre solution pour éviter l’impasse, ils
rangèrent leurs armes.
« L’homme qui est mort dans votre cabaret, hier soir… commença
Roma. Tu te souviens de ses chaussures dépareillées ? »
Juliette mordilla l’intérieur de ses joues, puis acquiesça.
« J’ai trouvé la deuxième de l’une des deux paires dans le Huangpu,
juste à l’endroit où les autres hommes sont morts dans la nuit de la fête de
la mi-automne, poursuivit Roma. Je crois qu’il a échappé au premier bain
de sang. Mais il a emporté la folie avec lui, l’a amenée dans votre cabaret le
lendemain et y a succombé.
— Impossible, coupa aussitôt Juliette. Quel genre de science…
— Nous sommes déjà bien au-delà de la science, Juliette. »
L’indignation lui brûlant la gorge, Juliette haussa les épaules et serra les
poings. Elle envisagea de crier à Roma qu’il était paranoïaque, irrationnel,
mais malheureusement, elle savait à quel point il était minutieux lorsqu’il se
concentrait sur quelque chose. S’il pensait que c’était une possibilité, alors
c’en était fort probablement une.
« Que veux-tu dire ? »
Roma croisa les bras.
« Je veux dire que j’ai besoin d’être certain qu’il s’agit effectivement du
même homme. J’ai besoin de voir l’autre chaussure sur son cadavre. Si les
deux chaussures sont bien les mêmes, alors cette folie est probablement
contagieuse. »
Juliette sentit le déni remonter du plus profond d’elle-même. La victime
était morte dans son cabaret, en projetant du sang sur une salle remplie de
ses Écarlates, en crachant sa salive au milieu de son peuple. S’il s’agissait
effectivement d’une maladie de l’esprit – une maladie de l’esprit
contagieuse – alors le clan des Écarlates avait un immense problème.
« C’était peut-être un suicide collectif, suggéra-t-elle sans grande
conviction. L’homme sera un temps revenu sur sa parole, avant de se
décider un peu plus tard. » Mais Juliette avait regardé le mourant dans les
yeux. Il ne s’y était trouvé aucune autre émotion qu’une terreur abjecte.
Bon sang. Elle avait regardé dans les yeux du mourant. Si c’était
contagieux, risquait-elle de l’avoir attrapé ?
« Tu le sens tout autant que moi, dit Roma. Il y a quelque chose qui ne
va pas. Le temps que tout cela passe par les canaux officiels et qu’il y ait
une enquête, d’autres innocents seront morts de cette folie. J’ai besoin de
savoir si cela s’étend. »
Roma dévisageait Juliette lorsqu’il se tut. Juliette lui rendit son regard,
une profonde froideur lui envahissant l’estomac.
« Comme si tu t’intéressais aux innocents qui pourraient mourir », dit-
elle en s’interdisant de ciller de peur que ses yeux ne s’humidifient.
Tous les muscles de la mâchoire de Roma se tendirent.
« Très bien, dit-il sèchement. Certains des miens pourraient mourir. »
Juliette regarda ailleurs. Deux longues secondes passèrent. Puis elle
tourna les talons et se mit à marcher.
« Dépêchons-nous », lança-t-elle à son adresse. Elle allait l’aider juste
cette fois, puis plus jamais. Et uniquement parce qu’elle aussi avait besoin
de connaître les réponses qu’il cherchait. « La morgue va bientôt fermer. »
HUIT

Ils marchèrent en silence, dans une tension palpable.


Ce n’était pas embarrassant – honnêtement, c’eût été préférable. C’était
plutôt que leur proximité, avec Juliette qui marchait devant et Roma qui la
suivait à trois pas pour qu’ils ne soient pas vus ensemble, était horriblement
familière. Et franchement, la dernière chose que Juliette voulait ressentir
envers Roma était de la nostalgie.
Elle osa un regard en arrière lorsqu’ils se furent engagés dans les
longues rues sinueuses de la Concession française. Parce qu’il y avait
tellement d’étrangers ici qui s’échinaient à décrocher un morceau de la
ville, les rues de la Concession française étaient un reflet de cette avidité, de
cette curée : les maisons de chaque secteur étaient tournées vers l’intérieur,
de telle façon que, vue du ciel, chaque zone paraissait presque circulaire,
refermée sur elle-même pour protéger son bas-ventre.
Les rues ici étaient aussi animées que dans les parties chinoises de la
ville, mais tout paraissait quelque peu plus ordonné. Les barbiers
s’acquittaient de leur tâche sur les trottoirs comme d’habitude, mais
régulièrement, ils repoussaient du pied les poils et cheveux coupés vers les
caniveaux. Les marchands vantaient leurs marchandises à des volumes
sonores modérés plutôt que par les cris que Juliette entendait dans les
quartiers ouest de Shanghai. Et il n’y avait pas que la façon dont les gens
avaient pu s’adapter qui rendait la Concession française particulière : les
bâtiments paraissaient également plus droits, l’eau semblait plus claire, et
les oiseaux chantaient probablement plus fort.
Peut-être qu’ils avaient conscience de la présence de Roma Montagov
et qu’ils lui lançaient un avertissement. Lui baguenaudait, admirait les
maisons, les yeux plissés dans le crépuscule. Elle trouva presque
douloureux de le voir ainsi : insouciant, flâneur.
« Attention à ne pas trébucher », lâcha Roma.
Juliette le dévisagea, bien qu’il continuât d’observer les maisons, puis
reporta son attention sur le trottoir à ses pieds. Elle aurait dû savoir que
quelque distraction que ce soit, de la part de Roma Montagov, ne pouvait
être que feinte. Elle l’avait autrefois mieux connu qu’elle ne se connaissait
elle-même. Elle était alors capable de prévoir chacun de ses gestes,
toujours… sauf l’unique fois où c’eût été réellement important.
Roma et Juliette s’étaient rencontrés un soir comme celui-ci, quatre ans
plus tôt, juste avant que la ville n’implose de toute la force de sa nouvelle
réputation.
C’était en 1922, et rien ne paraissait impossible. Les avions plongeaient
et virevoltaient dans le ciel, les derniers résidus de la Grande Guerre étaient
déblayés. L’humanité semblait vouloir se hisser au-dessus des combats, des
haines et des batailles qui avaient régné en maîtres jusqu’alors, et permettre
à ce qui était chez elle un bon fond d’émerger lentement. Même la guerre
des clans de Shanghai avait trouvé une sorte d’équilibre précaire tacite,
grâce auquel, au lieu de se battre, un Écarlate et un Fleur blanche pouvaient
se croiser dans la rue et n’échanger qu’un petit hochement de tête glacial.
C’était une atmosphère remplie d’espoir qui avait accueilli Juliette à sa
descente du bateau à vapeur, les jambes flageolantes après un mois en mer.
Mi-octobre, un air encore chaud, mais déjà vivifiant, des débardeurs qui
plaisantent entre eux sur les quais tout en chargeant des sacs dans des
bateaux en partance.
À 15 ans, Juliette était revenue avec des rêves plein la tête. Elle allait
faire quelque chose de mémorable, devenir quelqu’un digne de
considération, marquer ses contemporains. C’était un sentiment nouveau,
fort éloigné de ce qu’elle avait pu ressentir à son départ, à l’âge de 5 ans,
envoyée au loin avec guère plus que quelques vêtements, un stylo-plume
perfectionné, et une photographie pour ne pas oublier à quoi ses parents
ressemblaient.
C’était sous le signe de cette euphorie qu’elle s’était prise de passion
pour Roma Montagov.
Toute la poitrine de Juliette frissonna lorsqu’elle exhala dans la nuit.
Ses yeux la brûlaient, et elle s’empressa de sécher l’unique larme qui avait
roulé le long de sa joue tout en serrant les dents.
« C’est encore loin ?
— Du calme », répondit Juliette sans se retourner. Elle n’osait pas, au
cas où ses yeux brilleraient dans la lueur des lampadaires. « Je sais où je
vais. »
Elle ne savait pas qui il était, alors. Mais Roma, lui, la connaissait. Il lui
révélerait des mois plus tard qu’il avait fait rouler sa bille vers elle
délibérément, pour voir comment elle réagirait alors qu’elle était en train
d’attendre sur les quais. La bille s’était arrêtée près de sa chaussure – des
chaussures américaines, que l’on ne pouvait pas confondre avec les
chaussons de toile aux épaisses semelles que l’on voyait partout alentour.
« Elle est à moi. »
Elle se souvint qu’elle avait précipitamment relevé la tête après avoir
ramassé la bille, en pensant que la voix appartenait à un fruste commerçant
chinois. En lieu de quoi, elle s’était trouvée face à un visage jeune et pâle,
visiblement étranger – traits taillés à la serpe et grands yeux inquiets et
écarquillés. L’accent avec lequel il usait du dialecte local était encore
meilleur que le sien, et pourtant sa tutrice avait toujours refusé de parler une
autre langue que le shanghaïen, de peur que Juliette ne l’oubliât.
Juliette avait fait rouler la bille dans sa paume, puis refermé ses doigts
sur elle et serré fort.
« Elle est à moi, maintenant. »
Cela avait presque été drôle, de voir comment Roma avait sursauté
quand il l’avait entendue parler russe – un russe parfait, légèrement mal
accentué par manque de pratique. Il avait froncé les sourcils.
« Ce n’est pas juste. » Il s’en était tenu au dialecte shanghaïen.
« Qui trouve, garde. » Juliette avait refusé d’abandonner le russe.
« Très bien », avait dit Roma en revenant finalement à sa langue
maternelle pour qu’ils emploient la même. « Faisons une partie. Si tu
gagnes, tu gardes la bille. Si je gagne, je la reprends. »
Juliette avait perdu, et plutôt à contrecœur, elle avait rendu la bille.
Mais Roma n’avait pas fait tout cela sans raison, et il n’allait pas la laisser
s’en sortir aussi facilement. Lorsqu’elle avait tourné les talons pour
s’éloigner, il lui avait pris la main.
« Je suis là toutes les semaines à la même heure, lui avait-il dit d’une
voix franche. Nous pourrons rejouer. »
Juliette lui avait repris ses doigts en riant. « Attends un peu, lui avait-
elle répondu, et tes billes seront vite toutes à moi ! »
Elle découvrirait plus tard qu’il s’agissait de Roma Montagov, le fils de
leur pire ennemi. Mais elle reviendrait tout de même le voir, se trouvant en
cela malicieuse, maligne. Durant des mois, ils allaient se charmer,
s’illusionner et osciller sur le fil qui sépare ennemis et amis, sachant tous
deux qui était l’autre sans l’admettre, s’efforçant tous deux d’y gagner
quelque chose sans se garder d’eux-mêmes, s’enfonçant trop avant sans le
savoir.
Quand ils jouaient aux billes sur le sol inégal, ils n’étaient que Roma et
Juliette, et pas Roma Montagov et Juliette Cai, les héritiers de clans rivaux.
Ils n’étaient que des enfants joyeux qui avaient trouvé un complice, un
camarade qui comprenait le besoin d’être quelqu’un d’autre, ne serait-ce
qu’un court instant chaque jour.
Et ils étaient tombés amoureux.
Du moins, Juliette l’avait cru.
« Juliette ! »
Juliette sursauta, s’arrêta d’un coup. Dans sa rêvasserie, elle avait été à
deux doigts d’aller heurter un pousse-pousse garé là. Roma l’avait tirée en
arrière et, instinctivement, elle avait relevé les yeux vers lui, vers son
assurance, sa minutie et ses yeux clairs et froids.
« Lâche-moi, persifla-t-elle en lui arrachant son bras. Nous sommes
presque à l’hôpital. Remettons-nous en route. »
Elle repartit d’un pas pressé, le coude lui chauffant là où il l’avait
touchée.
Roma s’empressa de lui emboîter le pas comme il l’avait toujours fait,
comme il avait toujours su le faire, en marchant derrière d’une façon qui eût
paru naturelle à tout œil profane, qui ne pouvait que laisser présumer qu’il
s’agissait d’une coïncidence si Roma Montagov et Juliette Cai marchaient
non loin l’un de l’autre, en supposant que l’œil en question eût pu les
reconnaître.
L’immense bâtiment leur apparut. Au 17, Arsenal Road.
« Nous y sommes », annonça sèchement Juliette.
Ce même hôpital où avaient été amenés tous les corps après
l’explosion.
« Fais profil bas. »
Par pur esprit de contradiction, Roma redressa aussitôt la tête pour
appréhender tout l’hôpital du regard. Il plissa le front comme s’il pouvait se
familiariser avec un tel endroit par les seuls tressautements de la voix de
Juliette. Ce n’était évidemment pas le cas – ce n’était pas possible. Elle
l’observa, dressé là, bien dans sa peau, et elle sentit les paumes de ses mains
s’embraser de fureur. Elle était certaine qu’il savait exactement à quel point
ce qu’il avait fait avait pu peser sur cette ville. La guerre des clans n’avait
jamais été aussi sanglante que durant les mois qui avaient suivi son assaut.
Si elle s’était penchée pour sentir les missives que Rosaline et Kathleen lui
envoyaient à travers l’océan Pacifique, si elle avait humé l’encre avec
laquelle elles griffonnaient sur du papier blanc épais leurs comptes-rendus
des pertes, elle était persuadée qu’elle aurait pu sentir le sang et les
souffrances qui inondaient les rues.
Elle avait cru que Roma était du même côté qu’elle. Elle avait cru qu’ils
allaient pouvoir se créer leur propre monde, un monde dans lequel cette
guerre des clans n’existerait pas.
Des mensonges, rien d’autre. L’explosion dans la maison des
domestiques était le pire coup que les Fleurs blanches pouvaient se
permettre : ils auraient été repérés s’ils avaient tenté de faire sauter la
résidence principale, mais la maison des domestiques était sans protection,
négligée, oubliée.
Tant de vies écarlates perdues en un instant. Cela avait été une
déclaration de guerre.
Et cela n’aurait pas pu se faire sans l’aide de Roma. La façon dont les
hommes s’étaient introduits dans le domaine, la façon dont le portail avait
été laissé ouvert – autant d’informations que seul Roma avait pu rassembler
au fil de toutes ces semaines passées avec Juliette.
Juliette avait été trahie, et elle en était là, encore ébranlée après quatre
années passées. Elle en était là, avec au plus profond d’elle cette boule de
haine lancinante qui brûlait dans son estomac et dont l’intensité n’avait fait
que croître durant toutes ces années où lui avait été dénié le droit à une
confrontation, à une explication. Pourtant elle n’avait toujours pas le
courage de planter son couteau dans la poitrine de Roma pour assouvir sa
vengeance de la seule façon qu’elle connaissait.
Je suis faible, se dit-elle. Alors même que cette haine la consumait, elle
ne suffisait pas à neutraliser l’instinct qui la poussait vers Roma, qui
l’incitait à le protéger.
Peut-être que la force de le détruire viendrait avec le temps. Qu’il lui
suffisait d’attendre.
« Baisse la tête », reprit-elle en poussant les doubles portes et en
pénétrant dans le hall d’entrée de l’hôpital.
« Mademoiselle Cai, entonna un médecin dès que Juliette s’approcha de
la réception. Puis-je vous aider d’une quelconque façon ?
— Aidez-moi de cette façon-là. » D’une main, Juliette mima deux
lèvres que l’on ferme comme une fermeture éclair. De l’autre, elle attrapa la
clé de la morgue, après s’être penchée par-dessus le comptoir. Les yeux du
médecin s’écarquillèrent, mais il regarda ailleurs. La clé froide serrée dans
sa main, Juliette poursuivit sa route à travers l’hôpital, en s’efforçant de
respirer aussi superficiellement que possible. Il y avait toujours une odeur
de décomposition, ici.
Ils ne mirent pas longtemps à atteindre le fond de l’hôpital, et Juliette
s’arrêta devant la porte de la morgue, l’air exaspéré. Elle se retourna pour
regarder Roma qui marchait en regardant ses chaussures, selon ses ordres.
Même avec la meilleure volonté, son effacement affecté n’était pas
convaincant. La timidité ne lui allait pas. Il était né l’épine dorsale guindée
de fierté.
« C’est là ? » demanda-t-il. Il paraissait hésitant, comme si Juliette
l’entraînait dans un piège.
Sans mot dire, Juliette glissa la clé dans la serrure, déverrouilla la porte,
et appuya sur l’interrupteur, faisant paraître l’unique dépouille à l’intérieur.
Le corps était étendu sur une table de métal qui remplissait la moitié de la
surface de la salle. Sous l’éclairage blanc-bleu, le cadavre semblait ratatiné,
en grande partie couvert d’un drap.
Roma entra derrière elle et parcourut la petite pièce d’un regard. Il
s’avança vers le cadavre en remontant ses manches. Ce ne fut qu’à l’instant
de relever le drap qu’il marqua une pause, un temps d’hésitation.
« L’hôpital est petit et quelqu’un va probablement mourir bientôt, le
pressa Juliette. Décide-toi avant qu’ils ne décident de le déplacer vers un
funérarium. »
Roma tourna la tête pour regarder Juliette, jaugeant la posture
impatiente qu’elle avait adoptée.
« Tu as mieux à faire ailleurs ?
— Oui, répondit Juliette sans la moindre hésitation. Dépêche-toi. »
Visiblement piqué au vif, Roma arracha le drap. Il parut surpris
lorsqu’il découvrit que l’homme était pieds nus.
Juliette s’écarta du mur. « Bon sang… » Elle s’avança et s’accroupit au
niveau des étagères en dessous de la table de métal. Elle en sortit un grand
carton plein d’objets en sachets et versa son contenu sur la table. Après
avoir écarté l’alliance passablement ensanglantée, le collier très
ensanglanté, et le postiche, Juliette trouva la paire de chaussures
dépareillées que l’homme avait portée ce jour-là. Elle ouvrit le sac et en tira
la plus belle des deux.
« C’est la même ? »
Roma avait les lèvres pincées, la mâchoire serrée. « Oui.
— Donc, nous sommes d’accord pour dire que cet homme était bien sur
l’autre scène de crime ? » demanda Juliette.
Roma opina.
C’était réglé. Ils ne dirent plus un mot tandis que Juliette remettait tout
dans le carton, ses doigts s’affairant agilement. Roma demeura maussade,
les yeux fixés sur un point du mur. Elle supposa qu’il était impatient de
repartir, de mettre la plus grande distance possible entre leurs deux corps et
refaire comme si l’autre n’existait pas – du moins jusqu’à ce qu’un nouveau
cadavre vienne ranimer leur guerre de territoire.
Juliette remit le carton à sa place et s’aperçut que ses mains tremblaient.
Elle serra les poings aussi fort qu’elle le put en se relevant, et regarda Roma
dans les yeux.
« Après toi », dit-il en indiquant la porte.
Quatre ans. Cela aurait dû suffire. À mesure que les saisons s’étaient
succédées et que le temps avait passé, il aurait dû lui devenir étranger. Il
aurait dû finir par sourire différemment, comme cela avait été le cas pour
Rosaline, ou marcher autrement, comme Kathleen. Il aurait dû se faire plus
bravache, comme Tyler, ou même adopter un air plus las, comme la propre
mère de Juliette. Sauf qu’il la regardait maintenant et qu’il paraissait
juste… un peu plus vieux. Il la regardait et Juliette ne voyait toujours
qu’exactement les mêmes yeux, arborant exactement le même regard –
indéchiffrable sauf s’il le permettait, inébranlable sauf s’il s’autorisait à
lâcher prise.
Roma Montagov n’avait pas changé. C’était le Roma qui l’avait aimée.
Le Roma qui l’avait trahie.
Juliette se força à desserrer les poings, ses doigts endoloris de la tension
qu’elle leur avait imposée. Avec le plus ténu des hochements de tête en sa
direction pour l’autoriser à la suivre, elle atteignit la porte et lui fit signe de
passer, reverrouilla la morgue derrière elle puis, prenant un air irrévocable,
elle s’apprêta à lui signifier des adieux froids et fermes.
Sauf qu’avant d’avoir une chance de dire un mot, elle fut interrompue
par un cataclysme parfaitement apocalyptique qui envahissait tout l’hôpital.
À l’autre bout du couloir, des médecins et des infirmières poussaient
des civières en criant en direction les uns des autres pour se faire dire
quelles salles et chambres étaient libres. Roma et Juliette se précipitèrent en
direction du hall d’entrée de l’hôpital. Ils escomptaient déjà une tragédie
mais ce qu’ils découvrirent était pire encore.
Le sol était luisant d’un rouge écarlate. L’atmosphère était pesante.
Partout où ils regardaient : des membres du clan des Écarlates
mourants, hurlants dans leur agonie, du sang giclant de leur gorge. Il devait
y en avoir vingt, trente, quarante, à l’article de la mort ou déjà morts,
immobiles ou s’efforçant encore d’enfouir leurs doigts dans leurs propres
artères.
« Mon Dieu, murmura Roma. Ça a commencé. »
NEUF

« Quand j’ai jeté un coup d’œil dans sa chambre, il dormait à poings


fermés, à tel point que j’ai eu un peu peur qu’il soit mort durant la nuit, dit
Marshall en poussant le cadavre du bout du pied. Mais je crois qu’il faisait
semblant. »
Benedikt leva les yeux au ciel, puis il écarta le pied de Marshall du
cadavre d’un geste. « Tu ne peux même pas lui accorder le bénéfice du
doute ?
— Je pense que Roma est un menteur pathologique, répondit Marshal
en haussant les épaules.
— Peut-être qu’il n’avait juste pas envie de venir avec nous examiner
des cadavres. »
Le jour n’avait point qu’une heure plus tôt, mais les rues débordaient
déjà d’activité. Le bruit des vagues venant s’écraser contre la promenade
était à peine audible depuis cette ruelle, à cause du brouhaha qui provenait
de l’intérieur de la ville. La lueur du matin enchâssait les rues froides
comme une aura. La vapeur des navires et la fumée des usines s’élevaient
çà et là en de puissantes colonnes, épaisses, lourdes et noirâtres.
« Oh, arrête, dit Benedikt. Tu me distrais de ladite tâche, inspecter les
cadavres. » Le front profondément plissé, il s’était agenouillé à côté de la
dépouille que Marshall avait poussée jusqu’au mur. Une fois de plus,
Benedikt et Marshall avaient été chargés du nettoyage, qui incluait non
seulement l’évacuation des corps ensanglantés, mais aussi de faire le
ménage auprès des membres de la police municipale, en versant des pots-
de-vin à tous les policiers qui pouvaient se prétendre concernés par ces
gangsters morts.
« Je te distrais ? » Marshall s’accroupit à son tour, pour se mettre au
niveau de Benedikt. « Si c’est le cas, tu devrais me remercier de te soulager
un peu de la morbidité de ta tâche.
— Je te remercierais si tu m’aidais d’une quelconque façon, maugréa
Benedikt. Nous sommes censés avoir identifié tous ces hommes avant midi.
À ce rythme-là, la seule chose que nous aurons déterminée, c’est leur
nombre. » Il écarquilla les yeux lorsqu’il vit Marshall regarder alentour et
commencer à compter. « Ils sont six, Mars, lui signifia-t-il.
— Six, répéta Marshall. Six hommes morts. Des contrats à six chiffres.
Six lunes ceignant ce monde. » Marshall adorait le son de sa propre voix.
Dès qu’il se trouvait y avoir quelque part un silence, il prenait sur lui de le
meubler, comme un service rendu à l’humanité.
« Ne commence pas… »
La protestation de Benedikt resta lettre morte.
« À une nuit d’hiver, vais-je le comparer ? entonna Marshall. De la
tempête, il a la force et la verdeur, des yeux de belladone, un sourire
fruité…
— Tu as juste vu un inconnu quelques secondes dans la rue,
l’interrompit Benedikt d’un ton morne. Calme-toi un peu.
— Sur une pommette, une tache de rousseur, presque identique, et c’est
fort surprenant… » Marshall marqua une pause, puis se releva d’un bond.
« … À cette curieuse marque sur le sol ci-devant. »
Benedikt s’arrêta net, fronçant les sourcils. Il se releva à son tour, plissa
les yeux en direction de l’objet fautif. C’était plus qu’une simple tache à la
forme étrange.
« C’est encore un de ces insectes. »
Marshall leva la jambe jusqu’à pouvoir reposer le pied sur une brique
qui dépassait du mur. « Non ! Par pitié, non ! »
Entre deux pavés, un point noir ornait le mortier, apparemment
ordinaire tant que l’œil ne s’y arrêtait pas. Mais de la même façon qu’un
artiste peut repérer un unique tressaut accidentel du pinceau au milieu d’une
accumulation de traits délibérés, dès l’instant où les yeux de Benedikt se
posèrent sur la tache, un frisson lui parcourut l’épine dorsale et lui indiqua
que la trame du monde avait fait une erreur, qu’il s’était produit une erreur
dans le défilement des événements. Cette créature n’était pas censée être là.
« C’est bien le même, dit-il en attrapant précautionneusement l’insecte
entre deux doigts. C’est le même genre d’insecte que ceux que nous avons
trouvés sur les quais et apportés au laboratoire. »
Lorsque Benedikt ramassa l’unique petite chose morte et la montra à
son ami revêche, il s’attendait à ce que celui-ci fît un commentaire grossier
ou improvisât une chanson sur la fugacité de la vie. En lieu de quoi
Marshall fronça les sourcils.
« Tu te souviens de Tsarina ? » demanda-t-il soudain.
Même chez un habitué des digressions en tout genre et des
circonvolutions interminables comme Marshall, ce brusque changement de
sujet paraissait étrange. Néanmoins, Benedikt entra dans son jeu et lui
répondit : « Évidemment. »
Leur golden retriever était morte à peine un an plus tôt. Cela avait été
une journée d’une tristesse insolite, tant par respect pour leur compagne à
fourrure que face à la singularité d’une mort qui n’avait, pour une fois, pas
été caractérisée par la pénétration d’une balle et un jaillissement de sang.
« Tu te souviens de l’époque où maître Montagov l’a eue, au tout
début ? poursuivit Marshall. De la façon dont elle cabriolait partout dans les
rues, dont elle allait renifler tous les animaux qu’elle croisait, chats et rats
compris ? »
Marshall essayait d’en venir à quelque chose, mais Benedikt ne
réussissait pas à déterminer quoi. Il n’avait jamais compris la façon dont les
gens comme Marshall s’exprimaient, à tourner en rond jusqu’à ce que leur
discours se réduisît finalement à un ouroboros, un serpent que se mord la
queue.
« Oui, évidemment, répondit Benedikt en se rembrunissant. Elle avait
attrapé tellement de puces qu’on les voyait sauter sur sa fourrure. »
L’ouroboros recracha finalement le bout de sa queue.
« Couteau. » Benedikt fit signe à Marshall de fouiller ses poches.
« Donne-moi ton couteau. »
Sans perdre un instant, Marshall fit apparaître une lame et la lança. La
poignée vint adroitement se glisser dans la paume de Benedikt, qui trancha
de la pointe à travers la chevelure du cadavre aussi nettement qu’il le put.
Lorsque les cheveux tombèrent par terre, Benedikt et Marshall se
penchèrent de concert pour examiner le cuir chevelu du défunt.
Ce ne fut qu’alors que Benedikt manqua se vomir dans la bouche.
« Ceci, dit Marshall en restant parfaitement impassible, est immonde. »
On ne voyait qu’un pouce de peau, un lambeau gris-blanc entre deux
masses de cheveux noirs. Mais dans cet espace, une douzaine de petites
bosses de la taille de l’ongle d’un auriculaire se dessinaient, pépinière
d’insectes morts ayant élu résidence juste sous la première couche de peau.
Le cuir chevelu de Benedikt le démangeait du grouillement d’une colonie
fantôme au vu de ce spectacle, des exosquelettes incurvés à peine visibles
sous la membrane, des pattes et des antennes et des thorax capturés et figés
dans le temps.
Benedikt resserra son emprise sur la poignée du couteau. En maudissant
sa curiosité, il aplatit lentement les mèches de cheveux du mort pour
qu’elles n’empêchent pas de voir la partie de peau dégagée. Puis, les dents
serrées et un rictus au bord des lèvres, il enfonça la pointe de la lame dans
l’une des bosses.
Il n’y eut ni bruit de libération ni jaillissement de liquide, comme
Benedikt eût pu attendre d’une vision aussi répugnante. Dans un silence
tendu, que ne venaient interrompre que les klaxons occasionnels des
voitures qui passaient dans les rues proches, Benedikt usa du couteau pour
trancher la fine peau recouvrant l’un des insectes morts.
« Allez, dit Benedikt une fois que l’un des insectes précédemment
enfouis eût partiellement apparu. Extrais-le. »
Marshall le regarda comme s’il venait de lui suggérer d’abattre un bébé
pour le manger. « J’imagine que tu plaisantes.
— J’ai les deux mains prises, Mars.
— Je te hais. »
Marshall prit une longue inspiration. Il enfonça délicatement deux
doigts dans la fente, arracha l’insecte mort.
Il entra dans la lumière avec des veines et des vaisseaux et des
capillaires attachés à son abdomen. C’était comme si l’insecte était une
entité indépendante et que la dépouille naissait d’elle, quand en fait, les fils
roses et blancs qui naissaient de l’insecte s’extrayaient du cerveau de
l’homme mort. Il eût été facile de confondre.
Les veines tremblèrent lorsqu’une rafale de vent vint de la mer.
« Voyez-vous ça, dit Benedikt. Je crois que nous venons de découvrir ce
qui provoque la folie. »
DIX

Quelques jours plus tard, Juliette était sur le pied de guerre, en quête de
n’importe quel début de piste.
« Gardez les yeux bien ouverts », dit-elle à Rosaline et Kathleen, alors
qu’elles approchaient d’un bâtiment trapu qui abritait une fumerie d’opium.
Face à elles, de l’autre côté de la rue, se trouvait une double porte sur
laquelle avaient été fixées deux roses rouges – une carte de visite écarlate,
en théorie, mais en réalité une menace forte et claire. La rumeur prétendait
que les Écarlates ne s’étaient mis à utiliser des roses rouges que pour railler
les Fleurs blanches, qui balisaient de n’importe quelle fleur blanche les
portes des bâtisses qu’ils revendiquaient dans leur guerre territoriale. Mais
l’emploi des roses rouges avait débuté il y avait tellement longtemps que
Juliette ne savait trop si c’était vrai. Ce qui était sûr, c’était que voir sa porte
marquée d’une rose rouge était un dernier avertissement : il fallait payer,
obéir, vendre, se soumettre à quoi que ce fût que les Écarlates avaient exigé,
ou en subir les conséquences.
Toute la rue était sous contrôle écarlate, mais chaque territoire avait ses
propres problèmes.
« Et restez tout près de moi », poursuivit Juliette en faisant signe à ses
cousines d’avancer. À l’instant où elles pénétrèrent dans la fumerie et
posèrent le pied sur les lattes de bois de son plancher bancal et humide, les
trois jeunes femmes portèrent instinctivement les mains à leur taille ou à
leur hanche, pour se réconforter du contact des armes dissimulées dans les
riches étoffes de leurs vêtements. « Il pourrait y avoir des assassins actifs à
l’œuvre ici.
— Des assassins ? répéta Kathleen, d’une voix soudainement plus
aiguë. Je pensais que nous étions venues ici pour encaisser les loyers
impayés dus à ton père !
— C’est bien le cas. » Juliette écarta le rideau de perles, franchit la
partition et entra dans la fumerie proprement dite, où les émanations de
perceptions altérées et d’addictions forcées appesantissaient l’air. Les
effluves qui flottaient jusqu’à son nez évoquaient des roses en feu, des
parfums mêlés de pétrole et brûlés jusqu’à ce que leurs cendres deviennent
un cosmétique capiteux et entêtant. « Mais le réseau des Écarlates
m’indique que l’endroit est un lieu de rencontre fort prisé des
communistes. »
Elles marquèrent une pause au centre de la salle. Les vestiges d’une
Chine ancienne étaient plus tangibles, ici, au milieu du matériel idoine – les
pipes et les lampes d’huile avaient été apportées avant le tournant du siècle.
La décoration datait elle aussi d’un autre temps : si les lustres suspendus au
plafond ressemblaient aux candélabres dorés et scintillants que l’on voyait
dans tous les cabarets burlesques, leurs ampoules étaient couvertes d’une
fine couche de crasse, apparemment huileuse.
« Méfiez-vous », avertit Juliette. Elle fit un signe de tête en direction
des corps avachis contre les murs de la fumerie. « Ces gens ne sont
probablement pas aussi dociles qu’ils le paraissent. »
Quelques siècles plus tôt, quand cet endroit était encore le luxueux
domicile d’un noble ou d’un général, il avait pu être cossu et fastueux.
Maintenant, c’était une bâtisse délabrée au plancher décrépit et dont le
plafond ployait sous son propre poids. Maintenant, les literies étaient
percées là où les clients étalaient leurs jambes, et les accoudoirs râpés là où
ils essuyaient leurs mains sales avant de jeter quelques cents en partant –
s’ils n’avaient pas été entraînés dans les arrière-salles, évidemment. Tandis
qu’elle tendait le cou et cherchait la patronne un peu partout à travers la
fumerie, Juliette entendit des petits rires résonner dans les couloirs.
Quelques secondes plus tard, un groupe de jeunes femmes apparut en
trottinant, chacune vêtue d’un hanfu d’une couleur pâle différente, en ce
que Juliette supposa être un effort pour évoquer la nostalgie des anciennes
dynasties de la Chine. Enfin, si le bas de leurs hanfus n’avait pas été maculé
de boue, et leurs épingles à cheveux prêtes à tomber au moindre
mouvement brusque. Si leurs gloussements n’avaient pas été aussi
manifestement factices, même pour l’oreille la moins entraînée, et si leur
sourire fardé d’un rouge vivace n’avait pas eu pour pendant un regard
atone.
Juliette soupira. À Shanghai, il était plus rapide de compter les
établissements qui ne faisaient pas bordel en plus de leur activité que ceux
qui le faisaient.
« Comment puis-je vous aider ? »
Juliette virevolta, cherchant la voix gaie qui s’était adressée à elle dans
son dos. Madame, comme elle aimait se faire appeler, était inclinée sur
l’une des couches, une lampe achevant de brûler à côté d’elle, et une pipe
traînant négligemment en travers de sa poitrine. Quand Juliette plissa le nez,
Madame se leva, inspectant Juliette d’aussi près que Juliette inspectait les
taches noires sur les mains de cette femme plus âgée.
« Vous m’en direz tant, dit Madame. Juliette Cai. Je ne vous avais pas
revue depuis vos 4 ans. »
Juliette fronça les sourcils. « Je ne savais pas que nous nous étions déjà
rencontrées. »
Madame pinça ses lèvres pâles. « Vous ne pouvez pas vous en souvenir,
évidemment. Mais pour moi, vous serez toujours cette petite chose
insouciante qui trottinait dans le jardin, sans s’inquiéter du reste du monde.
— Mmh-mmh », dit Juliette. Elle haussa les épaules avec désinvolture.
« Mon père a négligé de m’en informer. »
Madame soutint son regard, mais ses épaules s’abaissèrent
discrètement, indiquant qu’elle s’en était légèrement offusquée. « J’ai été
plutôt proche de votre mère durant un temps… » Elle se racla la gorge. « …
jusqu’à… eh bien, j’imagine que vous avez su que quelqu’un m’a accusée
d’être un peu trop amicale avec les Fleurs blanches, il y a une décennie de
cela. C’étaient des âneries, évidemment. Vous savez que je les hais autant
que vous les haïssez.
— Je ne hais pas les Fleurs blanches, rétorqua aussitôt Juliette. Je hais
ceux qui font du mal aux gens que j’aime. La plupart du temps, ils se
trouvent que ce sont des Fleurs blanches. Ce n’est pas la même chose. »
Madame renifla. Chaque fois qu’elle tentait de créer un lien avec
Juliette, elle se faisait rembarrer. Juliette pouvait faire cela une journée
entière : elle adorait.
« Peut-être, mais ne le dites pas devant eux », maugréa Madame. Puis
elle détourna son attention de Juliette, changeant de tactique pour prendre le
poignet de Rosaline. « Oh, je vous connais, roucoula-t-elle. Rosaline Lang.
Je connaissais votre père aussi, évidemment. De si précieux enfants. J’ai été
bouleversée quand vous avez été envoyée en France. Vous n’imaginez pas à
quel point votre père pouvait vanter l’excellence d’une éducation
occidentale. » Ses yeux se tournèrent vers Kathleen. Il y eut un blanc.
Juliette s’éclaircit la gorge.
« Bàba nous a envoyées pour un recouvrement, expliqua-t-elle en
espérant que cela ramènerait son attention sur elle. Vous lui devez…
— Mais qui êtes-vous ? » demanda Madame, en interrompant Juliette
pour s’adresser à Kathleen.
Kathleen plissa les yeux. D’une voix plutôt tendue, elle répondit :
« Kathleen. »
Madame fit manifestement semblant de fouiller ses souvenirs.
« Oh oui, Kathleen. Je m’en souviens, maintenant », babilla-t-elle en
claquant des doigts. « Toujours impertinente, toujours à me tirer la langue.
— J’étais enfant, vous allez devoir me pardonner mes errements
passés », répondit sèchement Kathleen.
Madame indiqua du doigt le front de la jeune femme. « Vous avez la
tache de naissance en forme de constellation du Sagittaire, vous aussi. De
mémoire, je croyais…
— Qui ? » l’interrompit Kathleen. Il y avait du défi dans sa voix. « Qui
avait cette tache, dans votre souvenir ?
— Eh bien, répondit Madame soudain gênée, vous étiez trois enfants
Lang, n’est-ce pas ? Vous aviez aussi un frère. »
Juliette pinça les lèvres. Rosaline chuinta. Mais Kathleen… Kathleen se
contenta de dévisager Madame avec le regard le plus inexpressif qui fût
possible, puis elle dit : « Notre frère est mort. Je suis sûre que vous l’avez
appris.
— Oui, en effet ; je suis tout à fait désolée », répondit Madame sans
paraître désolée le moins du monde. « J’ai perdu un frère, moi aussi.
Parfois, je…
— Suffit », interrompit Juliette. Cela avait assez duré. « Pouvons-nous
parler ailleurs ? »
Madame croisa fermement les bras et tourna les talons. Elle ne demanda
pas aux trois Écarlates de la suivre, mais celles-ci le firent néanmoins,
trottinant à son pas et se serrant contre le mur lorsqu’elles devaient croiser
des filles pastel qui traînaient dans les étroits couloirs. Madame les amena
dans une chambre toute décorée de diverses nuances de rouge. Il y avait une
autre porte dans la pièce, qui donnait directement dans les ruelles. Juliette
se demanda si elle servait à faciliter les fuites ou les entrées.
« J’ai l’argent de votre loyer. » Elles regardèrent Madame naviguer
entre les vêtements jetés çà et là sur le sol, aller fouiller sous l’espèce de
matelas qu’elle appelait un lit pour en extraire son argent. En maugréant à
voix basse, Madame compta les pièces, chacune tombant dans sa paume en
tintant au diapason des gémissements des poutres du plafond.
Madame tendit le bras, offrant à Juliette l’argent dans son poing serré.
« En fait… » Juliette serra ses mains autour de celle de Madame et
repoussa l’argent. « Gardez-le. Il y a autre chose que je préférerais. »
L’air satisfait que Madame affichait vacilla. Ses yeux se tournèrent vers
le côté, vers la porte.
« Et que serait-ce ? »
Juliette sourit. « Des informations. Certaines choses que vous savez sur
les communistes. »
L’air satisfait que Madame affichait disparut totalement. « Je vous
demande pardon ?
— Je sais que vous les laissez organiser leurs réunions ici. » Juliette
inclina la tête, une fois en direction de Kathleen, une fois en direction de
Rosaline. Les deux sœurs abandonnèrent leur position sur les flancs de
Juliette pour se déployer dans la chambre et aller se poster chacune devant
l’une des deux sorties. « Je sais que l’une des arrière-salles, ici, n’abrite pas
une fille et ses transports charnels, mais une table et un âtre pour maintenir
les membres du Parti communiste chinois bien au chaud. Alors, dites-moi,
qu’avez-vous entendu dire de leur rôle dans cette folie qui déferle sur la
ville ? »
Madame s’esclaffa aussi soudainement que bruyamment. Elle afficha
un sourire trop large. Juliette en distinguait l’écart marqué entre ses
incisives.
« Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez, répondit Madame. Je ne
me mêle pas de leurs affaires. »
Est-ce la peur ou la loyauté qui l’empêche de parler ? se demanda
Juliette. Madame était liée aux Écarlates, mais elle ne faisait pas partie du
clan ; elle était loyale à la cause, sans pour autant être prête à donner sa vie
pour elle.
« Mes présomptions étaient à l’évidence infondées », dit Juliette. Elle
fouilla dans sa poche, puis afficha un sourire plus lumineux encore que la
rivière de diamants qu’elle en tira et qui pendait maintenant entre ses doigts.
« Accepteriez-vous ce présent pour excuser mon insolence ? »
Juliette se glissa derrière Madame avant que celle-ci n’eût eu le temps
de protester, ni de réagir : quel mal pouvait-il y avoir à accepter une rivière
de diamants ?
Ce n’était pas une rivière de diamants.
Madame glapit lorsque Juliette serra le lacet du garrot, ses doigts filant
vers l’endroit où la pression fouissait sa peau. Mais le lacet était déjà
enroulé autour de son cou, les microlames faisant leur œuvre.
« Ceux qui sont loyaux envers les Écarlates tombent comme des
mouches, persifla Juliette. Ceux qui se salissent les mains pour nous sont
victimes de la folie, pendant que des gens comme vous continuent de se
taire, de ne pas savoir s’ils saignent en écarlate ou s’ils se battent pour les
chiffons rouges des travailleurs. » De fines gouttelettes de sang apparurent à
la surface de la peau lisse de Madame, en quantité suffisante pour affecter le
teint de son cou. Si Juliette serrait un poil plus, les lames laisseraient une
cicatrice après la guérison. « De quelle couleur saignez-vous, Madame ?
Écarlate ou rouge ?
— Arrêtez, arrêtez ! souffla-t-elle. Je parle, je parle ! »
Juliette relâcha légèrement la pression. « Parlez, alors. Quel rôle jouent
les communistes dans cette folie ?
— Ils ne revendiquent pas la responsabilité de la folie, réussit à articuler
Madame. En tant que groupe, ils affirment catégoriquement que ce n’est en
rien de leur fait. En privé, par contre, certains s’interrogent.
— De quelle façon ? demanda Juliette.
— Ils pensent qu’un génie du parti a tout manigancé. » Les doigts de
Madame s’efforcèrent une nouvelle fois d’agripper le lacet, mais il était trop
fin pour qu’elle pût l’attraper. Elle ne réussit qu’à s’égratigner, ses ongles
lui griffant la peau comme en une parodie des victimes de la folie. « Il se
murmure que certains ont vu les mémentos de celui qui a tout préparé.
— Qui ? »
Comme Madame parut hésiter, la langue pendante, Juliette resserra le
lacet en signe d’avertissement. Près d’une porte, Rosaline s’éclaircit la
gorge pour recommander discrètement à Juliette de se calmer un peu et de
ne pas aller trop loin, mais Juliette n’obtempéra en rien. Elle se contenta de
dire, d’une voix aussi calme que la marée du matin : « Je veux un nom.
— Zhang Gutai, cracha Madame. Le secrétaire général des
communistes. »
Aussitôt, Juliette détendit le lacet, l’écarta et le secoua. Elle prit un
mouchoir dans sa poche, essuya la chaînette jusqu’à ce qu’elle redevienne
scintillante et argentée. Lorsqu’elle l’eut rempochée, elle tendit le mouchoir
à Madame avec le même sourire étincelant qu’elle employait pour les
soirées professionnelles et charmer les vieux messieurs.
Madame était livide et tremblante. Elle ne protesta pas lorsque Juliette
lui noua le mouchoir autour du cou, en ajustant soigneusement la position
du tissu pour qu’il absorbât le filet de sang.
« Vous me voyez désolée de tous vos soucis, dit Juliette. Vous allez
garder tout cela entre nous, n’est-ce pas ? »
Madame hocha la tête d’un air apathique. Elle ne bougea pas lorsque
Juliette fit revenir d’un signe Rosaline et Kathleen sur ses flancs, ni ne
protesta quand Juliette vida sur la table tout l’argent qu’elle avait dans la
poche pour payer ses informations tardives à Madame.
Juliette quitta la pièce, ses talons résonnant bruyamment comme elle
sortait de la fumerie d’opium avec ses cousines. Elle oubliait déjà avec
quelle fermeté sa main avait serré le lacet, à quel point elle avait été prête à
faire mal à Madame pour ce qu’elle désirait entendre. Elle ne pensait plus
qu’au nom qu’elle avait obtenu – Zhang Gutai – et à la façon dont elle allait
procéder par la suite.
Dans la voiture, Kathleen la dévisagea durant tout le trajet du retour.
Pour Juliette, c’était comme une tache de graisse sur le front : quelque
chose qui l’ennuyait sans lui faire le moindre mal.
« Quoi ? » finit-elle par demander lorsque la voiture s’arrêta pour
laisser descendre Rosaline. Dès que Rosaline eut claqué la portière derrière
elle, pelotonnée dans le manteau de fourrure qu’elle avait jeté sur ses
épaules et filant vers le cabaret pour faire son numéro dans le spectacle de
midi, Juliette glissa latéralement sur la banquette arrière jusqu’au niveau de
Kathleen, vautrée en travers des sièges qui lui faisaient face. « Pourquoi me
regardes-tu avec cet air bizarre ? »
Kathleen cilla. « Oh, je ne pensais pas que tu avais remarqué. »
Juliette leva les yeux au ciel et haussa ses jambes pour aller les reposer
sur le coussin moelleux juste à côté de Kathleen. La voiture redémarra, en
faisant bruyamment crisser le gravier sous ses roues. « Biǎojiě, tu sous-
estimes les yeux que je peux avoir…
— elle pointa l’ensemble de son visage de la main
— … partout. T’ai-je d’une quelconque façon offensée ?
— Non, évidemment pas » s’efforça de répondre Kathleen. Lentement,
elle se redressa, puis fit un signe en direction des mains de Juliette. Laquelle
baissa les yeux. Il y avait une tache de sang qu’elle n’avait pas effacée dans
le petit espace mou entre son pouce et son index. « Je suppose que je
m’étais attendue à ce que tu agites juste un pistolet sous son nez, quelque
chose comme ça. Je ne pensais pas que tu la menacerais aussi
explicitement. »
Kathleen avait toujours été la plus pacifique. Dans les missives qu’elle
et Rosaline envoyaient régulièrement en Amérique alors que Juliette s’y
trouvait – toujours une chacune dans la même enveloppe – cette dernière
percevait immédiatement les différences entre les sœurs. Il y avait
l’écriture, évidemment. Les lettres latines tout en boucles de Rosaline
quand elle écrivait en anglais ou en français et ses grands caractères chinois
éployés comme si chaque trait fuyait les autres. Kathleen, de son côté,
écrivait toujours comme si elle manquait de place. Elle serrait ses lettres et
ses traits jusqu’à les faire se chevaucher, accolant parfois un caractère au
précédent quitte à les mêler. Mais quoi qu’il en soit, Juliette aurait pu les
distinguer tout aussi facilement si elles avaient tapé leurs lettres à la
machine. Rosaline décrivait la situation comme l’eût fait n’importe quel
habitant de la ville. Elle était maligne et pleine d’esprit, avec une assurance
due à ses années de formation à la littérature classique. La douceur de ses
mots remplissait les pages quand elle se lamentait de l’absence de Juliette et
lui racontait à quel point elle aurait ri quand elle avait vu M. Ping la
semaine précédente lorsque son pantalon s’était déchiré par le milieu. Ce
n’était pas que Kathleen était moins lettrée – elle était simplement plus
introvertie. Elle n’aurait jamais rédigé un compte rendu des dernières
victimes de la guerre des clans avant d’ajouter un commentaire sage et
mesuré sur la nature cyclique de la violence. Elle définirait plutôt une
procédure complète, étape par étape, menant à la fin des violences pour
qu’ils puissent vivre en paix, puis se demanderait pourquoi personne dans le
clan des Écarlates, ne semblait capable d’en faire de même.
Juliette avait toujours connu la réponse. Elle n’avait simplement jamais
eu le cœur de le dire à Kathleen.
C’était parce qu’ils n’en avaient pas envie.
« Madame tient tête à la racaille jour et nuit. » Juliette posa le menton
dans la paume de sa main. « Tu crois que la simple vue d’un pistolet lui
aurait fait peur ? »
Kathleen soupira d’irritation en se lissant les cheveux. « Tout de même,
Juliette, ce n’est pas…
— Il t’est arrivé d’être présente à certaines des réunions de travail de
mon père, non ? l’interrompit Juliette. J’ai entendu Māma dire que Jiùjiu
vous avait amenées à plusieurs reprises, toi et Rosaline, il y a quelques
années de cela, avant que vous n’en ayez plus les tripes.
— Il n’y a que Rosaline qui s’en est dégoûtée, répliqua Kathleen d’un
ton égal. Sinon oui, notre père nous a effectivement fait assister à certaines
négociations.
— Des négociations », railla Juliette en se renfonçant dans sa
banquette. Elle avait parlé d’un ton moqueur, mais le sarcasme n’était pas
destiné à Kathleen. Il visait la façon dont les Écarlates déformaient leur
propre langage, comme si tout le monde ne connaissait pas déjà la vérité. Il
était tout de même temps qu’ils commencent à appeler les choses par leur
nom : extorsion, chantage.
Arrivée à destination, la voiture s’immobilisa devant le portail de
l’enceinte du domaine, moteur tournant. Ces portes étaient une nouveauté,
elles avaient été remplacées juste après le départ de Juliette. Elles étaient
une vraie plaie pour les hommes qui montaient la garde, des membres de la
famille se présentant toutes les cinq minutes en espérant entrer, et les deux
sentinelles présentement de faction s’empressèrent de tirer les lourdes spires
de fonte avant que Juliette n’eût à les houspiller pour avoir trop tardé.
Mais c’était le prix à payer pour vivre en sécurité face à un danger
omniprésent.
« Tu t’en souviens, n’est-ce pas ? demanda Juliette. Des tactiques de
mon père ? » Elle avait vu beaucoup de choses durant les quelques mois de
son premier retour. Et même avant, quand elle n’était qu’une enfant,
certains de ses plus anciens souvenirs étaient d’elle tendant les bras pour
qu’il la prenne dans les siens, pour sentir l’odeur du sang quand il la
soulevait.
Le clan des Écarlates ne tolérait pas la faiblesse.
« Oui, répondit Kathleen.
— S’il peut le faire, poursuivit Juliette, pourquoi ne le devrais-je pas ? »
Kathleen n’eut rien à dire à cela. Elle se contenta de soupirer
légèrement et de laisser baller ses bras des deux côtés, en reconnaissance de
sa défaite.
La voiture s’arrêta totalement. Une domestique attendait déjà pour
ouvrir la portière, et quoique Juliette acceptât la main tendue, ce n’était
qu’un signe de courtoisie : dans sa robe à perles, il lui était facile de
descendre de toute la hauteur du véhicule. Kathleen, en revanche, eut
besoin de plusieurs secondes pour que sa sortie restât digne, sa qipao plus
serrée ralentissant ses mouvements. Le temps que les talons de Kathleen se
fussent enfoncés dans le gravier de l’allée, Juliette s’était déjà dirigée vers
la porte, la tête tournée vers le soleil pour réchauffer son visage glacé.
Tout finirait par se mettre en place. Il n’y avait pas à s’inquiéter. Elle
avait obtenu un nom. Demain à la première heure, elle se présenterait sur le
lieu de travail de ce Zhang Gutai et prendrait sa mesure. D’une façon ou
d’une autre, Juliette allait mettre fin à cette histoire de folie avant que trop
des siens n’en aient souffert.
Puis un hurlement retentit dans le jardin. « Ali, mais qu’est-ce qu’il
t’arrive ? »
Juliette tournoya, réagissant immédiatement à la panique qui s’emparait
du lieu. D’horreur, son cœur se mit à battre la chamade.
Il est trop tard.
La folie ne l’avait pas attendue pour se présenter à sa porte.
« Non, non, non », souffla Juliette en se précipitant vers les parterres de
fleurs. Là, Ali était sur le chemin du retour vers la maison, un panier de
linge sur la hanche. Sauf que maintenant, le panier était renversé sur les
roses, les masses de linge écrasant impitoyablement les fleurs. Et Ali était
en train de se déchiqueter la gorge.
« Allongez-la sur le sol », hurla-t-elle au jardinier qui avait par son cri
attiré l’attention de Juliette. « Kathleen, appelle à l’aide ! »
Juliette se saisit de l’une des épaules d’Ali. Le jardinier attrapa l’autre.
Ensemble, ils firent de leur mieux pour maintenir la domestique au sol,
mais le temps que la tête d’Ali vienne heurter le terreau humide des
parterres de roses, ses doigts étaient déjà enfoncés d’une phalange dans les
muscles et les tendons de son cou. Il y eut un bruit de déchirement et de
succion glaçant tandis que le sang jaillissait, puis Juliette put voir les os, put
distinguer chaque pointe blanc ivoire mise à jour à travers le rose-rouge du
cou d’Ali.
Les yeux de la domestique se firent vitreux. Ses mains se détendirent,
les morceaux de chair arrachés glissant de ses doigts desserrés et retombant
par terre.
Juliette eut envie de vomir. Le sang qui se déversait de la gorge d’Ali
continuait de couler, s’infiltrant dans le sol jusqu’à l’assombrir, jusqu’à
former une tache assez grande pour ne plus s’arrêter qu’à quelques pas de la
maison des domestiques ou Nounou, déjà, avait trouvé la mort.
Et voilà la raison, pensa Juliette, hébétée. Voilà la raison pour laquelle
nous ne devons pas aimer plus que nécessaire. La mort finit
inéluctablement par prendre tout le monde…
Un cri de terreur lui parvint depuis l’intérieur de la maison.
Kathleen.
Juliette se releva d’un bond. « Kathleen ! rugit-elle. Kathleen, où es-tu ?
— Juliette, viens ! »
Juliette se précipita à l’intérieur, traversa le salon au grand galop,
provoquant des hoquets interloqués chez les vieilles tantes qui avaient
temporairement interrompu leurs papotages sur les sofas pour se lever.
Fiévreusement, elle pénétra dans la cuisine, pour y découvrir Kathleen
debout devant la longue étendue du plan de travail, le corps paralysé par
l’horreur, les mains serrées contre sa bouche, pour ne pas hurler.
Un cuisinier se tordait sur le sol, le sang dégoulinant déjà le long de ses
avant-bras. Trois pas plus loin, dans l’embrasure de la porte qui menait dans
le vestibule, une autre servante était en train de s’effondrer, adossée au
chambranle et se giflant pour résister à la folie.
« Reculez… »
La servante s’affaissa. Le premier jet de sang forma un arc puissant
depuis sa gorge, tachant les fines ciselures de la porte et peignant sur les
murs beiges des formes abstraites. Instinctivement, Juliette se demanda s’ils
réussiraient jamais à effacer une telle tache, ou si elle demeurerait à jamais
dans cette maison. Même en repeignant les murs et en frottant le
chambranle avec la plus grande énergie, sa présence demeurerait,
imprégnant la pièce de l’échec des Écarlates à protéger les leurs.
La servante se figea. Cela fut apparemment ce qui décida Kathleen à
réagir, puisqu’elle plongea en avant avec un halètement étranglé, ses longs
cheveux tournoyant et venant heurter son visage dans sa précipitation.
Cette folie – elle était peut-être contagieuse.
« Ne bouge plus ! » hurla Juliette.
Kathleen s’immobilisa. La seule chose encore audible dans le silence
qui s’ensuivit fut la respiration syncopée de Juliette.
Elle se retourna, pour se retrouver face à deux de ses tantes qui
s’aventuraient précautionneusement dans la cuisine. Celles-ci se couvrirent
la bouche d’horreur, mais Juliette ne leur laissa pas le temps d’être
horrifiées.
« Faites chercher des hommes pour nettoyer tout cela, dit-elle. Et dites-
leur de mettre des gants. »
ONZE

Juliette referma le coffre de la voiture, claquant le couvercle si fort que le


véhicule vibra de bas en haut.
« C’est bon, cria-t-elle au chauffeur, vous pouvez y aller. »
À travers le rétroviseur intérieur, le chauffeur acquiesça laconiquement
d’un mouvement de la tête. La voiture commença à s’éloigner sur l’allée de
gravier, tonna en prenant la direction du portail et de l’hôpital le plus
proche. Les cadavres dans la malle arrière ne seraient plus de la
responsabilité de Juliette, alors. Elle espérait que l’hôpital apprécierait la
délicatesse avec laquelle les Écarlates avaient enveloppé les corps dans des
draps épais.
« Mademoiselle Cai. »
Juliette se tourna et découvrit un messager qui venait vers elle.
« Oui ? »
Le messager fit un signe en arrière indiquant la maison. « Vos parents
sont descendus. Ils demandent ce qu’il se passe.
— Ah, maintenant, ils descendent », maugréa Juliette à voix basse.
Maintenant. Pas quand les hurlements résonnaient à travers la maison. Pas
quand Juliette vociférait des obscénités pour que les membres du gang
aillent chercher des draps et que les bonnes apportent de l’eau pour que les
domestiques puissent tenter de laver les taches sur les planchers.
Ils allaient avoir besoin de spécialistes du récurage.
« Je vais aller parler à mes parents », soupira Juliette. Elle dépassa le
messager, l’anticipation pesant déjà sur ses épaules. Ses parents s’étaient
peut-être trouvés au milieu d’une réunion de travail à l’étage, mais des
dizaines de membres de la famille avaient assisté à ces morts terribles, et les
nouvelles allaient vite, dans la maison.
Mais quand Juliette rentra dans le salon, elle eut l’immense surprise de
se retrouver face à ce qui semblait être la totalité de sa famille.
« Il y a une fête dont on ne m’a pas informée ? » plaisanta Juliette en
s’immobilisant sur le seuil. Il y avait encore des taches de sang dans la
cuisine, et les membres de sa famille s’étaient tous rassemblés ici en
masse ? Est-ce qu’ils avaient envie de se faire contaminer et de mourir ?
Maître Cai se leva, interrompant toutes les conversations en cours.
« Juliette », dit-il en indiquant les escaliers d’un signe du menton. Il
tenait quelque chose à la main. Quelques feuilles d’un papier blanc
crémeux. Un papier de luxe. « Viens. »
C’était une façon comme une autre de donner congé au reste de la
maisonnée. Mais, alors que tous les autres se dispersaient, Tyler resta assis
sur son sofa, les mains derrière la tête, comme s’il avait tout le temps du
monde. Il inclina la tête sur le côté, feignant ne pas voir le regard assassin
que Juliette lui lançait.
Juliette se mordilla la langue. Elle monta prestement les escaliers
derrière son père.
« Qu’allons-nous faire pour toutes ces taches de sang ? » demanda-t-
elle alors qu’ils entraient tous deux dans son cabinet de travail. Sa mère
était déjà là, assise devant le bureau de son père et feuilletant des rapports.
« Nous ferons venir du monde pour nettoyer, » répondit dame Cai en
relevant la tête et en chassant de la main un grain de poussière imaginaire
de la manche de sa qipao. « En fait, je m’inquiète déjà plus de la raison
pour laquelle des gens se déchiquettent la gorge dans cette maison…
— C’est la folie, coupa Juliette. Elle est là, et la contagion pourrait être
virale. Il va falloir demander à celles des bonnes qui ont été en contact avec
les victimes de demeurer dans leurs chambres quelques jours. »
Son père prit place dans son imposant fauteuil et croisa ses mains sur
son ventre. Sa mère inclina la tête d’un air interrogateur.
« Et comment sais-tu que c’est contagieux ? » demanda maître Cai.
Même si Juliette marqua un temps d’arrêt à cette question, réalisant trop
tard qu’elle avait répété une information venant de Roma, le ton de son père
n’avait pas paru suspicieux. Il avait posé la question simplement, comme
dans n’importe quelle conversation banale. Elle s’imposa de se calmer.
Quand son père était suspicieux, il était du genre à le faire savoir clairement
et immédiatement.
« C’est ce qu’il se dit dans la rue, répondit-elle. Et cela ne va
probablement qu’empirer à compter de maintenant. »
Dame Cai se pinça l’arête du nez. Elle agita la tête, écartant cette idée.
« Il n’en demeure pas moins que trois morts dans cette maison ne sont
toujours pas comparables aux milliers de victimes des remous de la
politique. »
Juliette cilla. « Mais, māma…
— Tu ne désires pas savoir pourquoi tous étaient réunis dans une telle
fascination, en bas ? » coupa maître Cai. Il fit glisser les papiers qu’il tenait
dans ses mains sur le bureau, en les tournant de façon que Juliette puisse
bien voir. La conversation venait de changer : la folie n’était vraiment
qu’une ramification de la politique à leurs yeux.
Très bien, pensa Juliette. Si elle était la seule à bien évaluer les
priorités, elle aurait les mains libres pour se charger elle-même de toute
cette maudite affaire.
Juliette ramassa le plus petit des papiers, le fait que son nom y soit cité
attirant immédiatement son attention.
Mademoiselle Cai, je serais enchanté de vous y retrouver – Paul.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Juliette.
— Une invitation, expliqua dame Cai. À un bal masqué dans la
Concession française, la semaine prochaine. »
Juliette se pencha pour lire la missive, en claquant discrètement la
langue de désapprobation. Ce qu’elle voyait ne lui plaisait pas du tout. Des
étrangers qui vous tendaient la main pour vous inviter, cela ne pouvait que
signifier des exigences et des attentes.
« Ce sont les Français qui nous convoquent ? demanda-t-elle.
— La réception est une manifestation commune des différentes
puissances étrangères », répondit doucement son père. D’un ton moqueur, il
ajouta : « Les Français, les Britanniques, les Américains et tous les autres
désirent se réunir pour célébrer les qualités fondamentales du peuple
shanghaïen », récita-t-il en même temps que les yeux de Juliette la
survolaient.
Cette invitation vaut pour tous ceux qui sont placés sous la protection
de maître Cai, était-il également inscrit. Tous les membres du clan des
Écarlates étaient invités.
« Si les étrangers veulent nous rendre hommage, ils pourraient
commencer par se souvenir qu’il s’agit de notre pays, et non pas du leur »,
brocarda dame Cai.
Juliette, curieuse, se tourna pour regarder sa mère. Le dégoût déformait
ses traits, creusait les plis qu’elle passait chaque matinée à recouvrir d’une
poudre fine.
« Néanmoins, poursuivit maître Cai comme si son épouse ne venait pas
de faire une remarque acerbe, ce sont bien les Français qui désirent nous
rencontrer. Il y a une autre carte de visite, quelque part. »
Après quelques secondes d’une recherche confuse, Juliette souleva
l’invitation et trouva le troisième et dernier bout de papier, une carte de
visite du même format que celle de Paul. Celle-là était adressée à son père,
de la part du consul général de France à Shanghai. Le message tenait en
deux lignes. Le consul général requérait un entretien lors de la réception
pour discuter de la situation à Shanghai, quoi que cela puisse vouloir dire.
« Eh bien, dit Juliette, cela indique-t-il des problèmes à venir en ce qui
nous concerne ?
— Peut-être pas des problèmes, répondit maître Cai en haussant les
épaules. Il va falloir voir. »
Juliette plissa les yeux. Elle n’aimait pas la façon dont ses parents
avaient laissé un silence pesant s’instaurer, un silence qui était en attente de
quelque chose… quelque chose…
« En tout cas, j’espère bien que vous n’allez pas me forcer à me rendre
à ce bal masqué, anticipa-t-elle.
— Je ne vais pas t’y forcer comme un quelconque tyran, répondit son
père. Mais je préférerais nettement que tu y ailles avec moi.
— Bàba, gémit Juliette. J’ai assisté à suffisamment de réceptions à New
York pour remplir neuf vies. Les Français peuvent bien dire qu’ils désirent
discuter des affaires de Shanghai autant qu’ils veulent, nous savons bien
qu’ils ne comptent pas.
— Juliette !, la réprimanda sa mère.
— Quoi ? répliqua Juliette, sûre d’elle.
— Non non, elle a raison, dit maître Cai. Les Français ne veulent me
rencontrer que pour discuter de la milice écarlate. Ils désirent savoir
combien j’ai d’hommes sous mes ordres et souhaitent ma coopération en
cas de soulèvement communiste. C’est tout à fait vrai. »
Son père se pencha alors plus avant, concentrant son regard sur elle, et
soudain Juliette regretta d’avoir pleurniché, parce qu’elle avait l’impression
d’être une enfant que l’on tance pour avoir protesté d’être envoyée se
coucher trop tôt.
« Mais nous avons tout de même besoin d’alliés. Nous avons besoin de
puissance, nous avons besoin de clients, et nous avons besoin de leur
soutien. Et j’ai besoin que tu sois ma petite traductrice quand ils
marmonnent entre eux en français, en pensant que je ne peux pas les
comprendre. »
Juliette laissa paraître son mécontentement avec un petit raclement venu
du fond de la gorge. « Très bien », dit-elle. Elle attrapa l’invitation et la
fourra dans sa poche, voulant la réexaminer plus tard à tête reposée. « J’irai,
mais ce n’est pas de bon gré ! »1
Elle se dirigea à grands pas vers la porte, prenant elle-même congé. Elle
réussit presque – sa main était sur la poignée et son corps lancé – lorsque sa
mère lâcha : « Attends. »
Juliette s’arrêta.
« Ce… Paul, demanda dame Cai. Pourquoi t’adresse-t-il ce message ? »
Dame Cai avait prononcé son prénom comme s’il se fût agi d’une
formule magique d’invocation. Comme s’il s’y accolait une importance de
poids plutôt qu’une contrariété insipide.
« C’est le fils de Walter Dexter, répondit Juliette d’un ton apathique. Ils
continuent d’essayer de nous convaincre de leur servir d’intermédiaire pour
vendre leurs drogues. »
Dame Cai prit le temps d’y réfléchir. Puis elle demanda : « Est-il bel
homme ?
— Oh, pitié ! » Juliette poussa la porte. « Il se sert de moi, Māma. C’est
aussi simple que cela. Maintenant, excusez-moi, j’ai du travail à… Qu’est-
ce que tu fais ? »
Cette dernière partie s’adressait à Tyler, qui traînait assez près de la
porte pour que Juliette ait heurté son épaule en l’ouvrant.
« Du calme, dit Tyler. J’allais juste aux toilettes. »
Ils savaient tous les deux que c’était un énorme mensonge, aussi large
que le sourire monstrueux de Tyler et aussi long que la liste de ses crimes.
Juliette referma derrière elle la porte du cabinet de travail de son père,
d’un claquement mesuré mais sonore. Elle dévisagea son cousin, attendant
la suite, mais il se contenta de soutenir son regard. Sa joue brillait encore de
sa coupure, qui n’avait pas complètement formé de croûte.
« Il y a quelque chose que tu voudrais me dire, Tyler ? demanda
Juliette.
— Une seule », répondit-il. Ses yeux papillonnèrent sachant que les
parents de Juliette pouvaient encore entendre leur conversation. « Je suis
impatient d’aller à cette réception. Le moment où tu ne seras plus utile, je
serai prêt à prendre ta place », acheva-t-il en français.
Juliette se raidit. Satisfait de la réaction qu’il venait de provoquer, il lui
refit un grand sourire et pivota sur ses talons, avant de redescendre le
couloir, les mains dans les poches, un léger sifflement émanant de sa
bouche.
À l’instant où tu ne seras plus utile, je serai prêt à prendre ta place.
« Va te faire foutre », maugréa Juliette dans la même langue. Elle
descendit les marches de l’escalier deux à deux, observa un instant les
membres de la famille toujours occupés à discuter sur les sofas, puis fila
vers la cuisine. Là, elle retrouva Kathleen, le regard encore fixé sur les
taches de sang maculant le sol. Elle mordillait par ailleurs dans une pomme,
Juliette n’arrivant même pas à imaginer comment elle pouvait avoir de
l’appétit.
« Tu arrives à quelque chose ? demanda Juliette.
— Oh, j’ai abandonné tout espoir de nettoyer les taches il y a une bonne
dizaine de minutes, répondit Kathleen. Je continue juste de m’intéresser à
celle-là parce qu’elle ressemble à un chat. »
Juliette cilla.
Kathleen mordit une nouvelle fois dans sa pomme. « Trop tôt pour toi ?
— Bien trop tôt, répondit Juliette. Tu es occupée, là ? J’ai besoin de tes
contacts avec les communistes.
— Pour la dernière fois, rétorqua Kathleen en jetant le trognon de sa
pomme dans la poubelle, savoir qui sont nos espions dans le parti ne fait pas
de moi une communiste. Que dois-je trouver ? »
Juliette mit ses mains sur ses hanches. « L’adresse personnelle de Zhang
Gutai. »
Kathleen fronça les sourcils en entendant son nom. « Tu ne peux pas
trouver son adresse professionnelle ? Il publie ce journal, non ?
— J’irai aussi jeter un coup d’œil à son lieu de travail, confirma
Juliette. Mais je veux disposer de solutions alternatives. »
Il s’agissait d’une façon cocasse de dire les choses. Juliette voulait son
adresse personnelle pour pouvoir pénétrer chez lui et fouiller ses affaires
dans le cas où les réponses qu’il allait lui fournir en personne ne la
convaincraient pas.
Mais elle n’avait pas besoin d’expliquer cela à Kathleen. Kathleen
savait. Elle mima un salut militaire, avec un grand sourire. « Je m’y mets
tout de suite. »

« Des poux ? » répéta Roma, horrifié.


« Comme des poux », souligna Lourens, sa rectification accompagnée
d’un soupir. Il indiqua du doigt la bande de peau qu’il avait découpée sur le
cadavre sur laquelle l’épaisse membrane était bosselée de petites poches
d’insectes morts. Benedikt était devenu légèrement verdâtre, et Marshall
tenait ses doigts contre ses lèvres.
« Ils sautent d’un hôte à un autre en passant par les cheveux, puis
s’enfouissent dans le cuir chevelu », poursuivit Lourens. Il poussa un
insecte du bout du doigt. Juste à côté de lui, un scientifique blanchit en
voyant cela, mais demeura trop curieux pour pouvoir détourner son
attention de l’insolite autopsie en cours sur la table de manipulation.
Aucune importance – les Fleurs blanches avaient vu des choses bien plus
étranges encore.
« Bon sang, maugréa Marshall. On aurait pu être infectés. »
Benedikt s’offusqua bruyamment. « Ils sont déjà morts ! » répondit-il
en les indiquant d’un geste de la main.
« N’empêche que tu m’en as fait arracher un », répliqua Marshall. Il
frissonna, faisant trembler d’un seul coup tout son corps. « C’est
immonde… »
Roma tapota des doigts sur la paillasse. Le laboratoire n’avait aucune
aération et il n’avait quasiment pas dormi la nuit précédente. Son crâne
commençait à le lui faire férocement sentir.
« Messieurs », lâcha-t-il pour tenter de ramener l’attention de Benedikt
et de Marshall vers Lourens. Sans résultat.
« Le bien-être futur des Fleurs blanches te remercie.
— Bah, tu plaisantes : que sauront-ils jamais de mon héroïsme ? »
Roma échangea un regard avec Lourens et agita négativement la tête. Il
était inutile de tenter d’interrompre Benedikt et Marshall quand ils étaient
lancés de cette façon. Quand ils ne complotaient pas, ils se chamaillaient. Et
presque toujours sur des sujets ineptes qui ne nécessitaient vraiment pas de
débattre une heure. Pourtant, les deux amis de Roma recommençaient sans
cesse, parfois jusqu’à ce que leurs visages virent au rubicond. Roma ne
savait pas s’ils étaient destinés à un jour s’entretuer ou s’embrasser.
« Quoi qu’il en soit, reprit Lourens en s’éclaircissant la voix au premier
ralentissement infime de leur débat, grâce aux ressources dont nous
disposons ici, nous avons probablement un avantage par rapport aux
hôpitaux de Shanghai. J’aimerais tenter de trouver un remède, si cela vous
convient.
— Tout à fait, répondit Roma, d’un ton à la limite de la supplique. Ce
serait parfait. Merci, Lourens…
— Ne me remerciez pas trop vite, répliqua Lourens après quelques
petits claquements de langue de désapprobation. Je ne pourrai pas trouver
de remède à cette étrange infection sans mettre votre jeunesse à tous à
contribution. »
Marshall haussa un sourcil. Benedikt lui donna un grand coup de coude
dans les côtes pour l’empêcher de faire une remarque sarcastique sur sa
jeunesse.
« Tout ce que vous voulez, promit Roma.
— Je vais avoir besoin de faire des expériences, expliqua Lourens en
hochant la tête comme à sa propre adresse. Vous allez devoir me trouver
une victime vivante.
— Vivante… ? »
Cette fois, ce fut Roma qui donna un coup de coude dans les côtes de
Marshall.
« Et c’est bien ce que nous allons faire, s’empressa de dire Roma.
Merci, Lourens. Vraiment. »
Une fois que Lourens eut accepté en rechignant ces remerciements,
Roma s’écarta de la table de manipulation en faisant signe à Benedikt et à
Marshall de lui emboîter le pas, et tous trois quittèrent les lieux. Le fait que
Marshall réussit à garder le silence jusqu’à ce qu’ils eussent tous franchi la
grande porte stupéfia Roma. Et ce ne fut qu’une fois sur le trottoir, sous les
nuages lourds de la ville, que Marshall entra en éruption : « Par tous les
diables, comment te proposes-tu de lui trouver une victime vivante ? »
Roma soupira, enfonça ses mains au plus profond de ses poches. Il
tourna les talons et repartit en direction du QG des Fleurs blanches, son
cousin derrière lui. Marshall, cependant, de par son trop-plein d’énergie,
zigzaguait devant eux, en marchant à reculons.
« Tu vas tomber, l’avertit Benedikt.
— Tu me fais mal au crâne, ajouta Roma.
— Nous ne savons pas qui est victime de cette folie jusqu’au moment
où ils y succombent, poursuivit Marshall sans s’occuper de leurs
commentaires. Et une fois que quelqu’un y a succombé, comment sommes-
nous censés le garder en vie assez longtemps pour l’amener au labo ? »
Roma ferma momentanément les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il eut
l’impression que ses paupières pesaient mille tonnes. « Je ne sais pas. »
Le martèlement dans son crâne ne faisait qu’empirer. Roma participa à
peine à la conversation sur le chemin du retour, et lorsqu’ils tournèrent au
coin du bâtiment principal, il se précipita à l’intérieur en maugréant à peine
ses adieux, laissant Benedikt et Marshall le regarder partir avant de
réintégrer leurs propres quartiers. Ses amis lui pardonneraient. Roma se
taisait quand il avait besoin de réfléchir, quand la ville devenait trop
bruyante et qu’il ne pouvait quasiment plus entendre ses propres pensées.
Roma referma doucement la porte d’entrée. Il n’avait besoin que d’un
court instant de paix, et ensuite il pourrait consacrer toute son énergie à
réfléchir à des solutions pour Lourens…
« Roma. »
La tête de Roma se tourna aussitôt par réflexe, tandis que son pied
s’immobilisait sur la première marche de l’escalier. Depuis le palier du
premier étage, son père le dévisageait.
« Oui ? »
Sans plus d’explications, maître Montagov tendit simplement le bras,
un bout de papier tenu entre ses doigts. Roma crut que son père allait venir
à sa rencontre tandis qu’il montait, mais maître Montagov resta là où il se
trouvait, forçant Roma à se précipiter pour ne pas le faire attendre. Il
haletait presque lorsqu’il se trouva assez près pour prendre le bout de
papier.
Y étaient inscrits un nom et une adresse, d’une écriture serrée et
alambiquée.
« Trouve-le, » gronda hautainement maître Montagov lorsque Roma le
regarda d’un air interrogateur. « Mes sources prétendent que les
communistes sont peut-être à l’origine de cette folie insipide. »
Les doigts de Roma se refermèrent sur le bout de papier. « Quoi ?
s’exclama-t-il. Les communistes recherchent notre aide depuis des
années…
— Et, compte tenu du fait que nous la leur refusons systématiquement,
ils changent de tactique. Ils font leur révolution en nous écrasant avant que
nous puissions nous opposer à eux. Arrête-les. »
L’explication pouvait-elle être aussi triviale qu’un bête calcul
politique ? Tuer les membres des gangs pour qu’il n’y ait plus d’opposition.
Infecter les travailleurs pour qu’ils soient assez furieux et assez désespérés
pour rallier n’importe quel mouvement révolutionnaire. Tout cela d’un
simple claquement de doigts.
« Comment pourrais-je arrêter un parti politique entier ? » maugréa
Roma dans sa barbe, en ne faisant que réfléchir à voix haute. « Comment
vais-je… »
Une calotte sur le sommet du crâne. Roma cilla, s’écarta des phalanges
de son père pour éviter un second coup. Ce n’avait pas été bien malin de sa
part que d’exprimer des doutes à portée de voix de son père.
« Je t’ai donné une adresse, non ? trancha maître Montagov. Vas-y. Vois
ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette conjoncture. »
Sur ce, son père s’éloigna et disparut dans son cabinet de travail, la
porte claquant derrière lui. Roma resta seul dans l’escalier, le bout de papier
dans la main, son crâne le martelant plus encore qu’auparavant.
« Très bien », maugréa-t-il amèrement.
Kathleen traînait le long de la promenade à pas lents sur le granit dur.
Aussi loin à l’est, tout était presque calme, la cacophonie des alentours du
Bund ayant ici fait place aux bruits métalliques des hangars de construction
navale et des scieries des négociants en bois où l’on se hâtait de terminer la
journée. Presque calme, mais pas vraiment paisible. Il n’y avait aucun
endroit dans Shanghai que l’on pouvait qualifier de paisible.
« Je ferais mieux de me presser », maugréa-t-elle pour elle-même, alors
qu’elle consultait la montre de poche qu’elle gardait dans sa manche. Le
soleil allait bientôt se coucher, et il faisait vite froid, aux abords du
Huangpu.
Kathleen pressa le pas tout le reste du chemin jusqu’à la manufacture de
coton, où elle emprunta non pas l’entrée principale mais l’une des fenêtres
de derrière, qui donnait directement sur la salle de repos des ouvriers. Les
travailleurs, ici, n’avaient pas droit à beaucoup de pauses, mais comme la
fin de leur service approchait, ils allaient être plus nombreux à venir se
détendre, et quand Kathleen grimpa et pénétra par la fenêtre les jambes en
avant, il y avait effectivement déjà une femme assise là, qui mangeait du riz
dans une boîte.
Elle manqua recracher son riz par le nez.
« Désolée, désolée, je ne voulais pas vous effrayer, s’empressa de dire
Kathleen. Pourriez-vous aller chercher Da Nao pour moi ? Une affaire
écarlate importante. Votre chef ne dira rien.
— Une affaire écarlate ? » répéta la femme en reposant sa boîte. Elle
portait un bracelet rouge, donc elle était liée aux Écarlates, mais elle
semblait tout de même sceptique. Lorsqu’elle se leva, elle prit le temps de
dévisager Kathleen.
Instinctivement, Kathleen porta la main à ses cheveux, pour s’assurer
que les boucles de sa frange étaient bien juste au-dessus des sourcils
parfaits qu’elle avait délicatement dessinés. Elle faisait toujours attention à
ne jamais trop toucher son visage – elle consacrait chaque matin bien trop
de temps à son maquillage afin que son visage soit lisse et son menton
pointu, pour le gâcher ensuite durant la journée.
Un long moment passa. Finalement, la femme acquiesça et dit : « Une
minute. »
Kathleen expira un grand coup dès qu’elle fut seule. Elle n’avait pas
réalisé à quel point elle était tendue, à quel point elle s’était attendue à ce
que la femme dise ce qu’elle avait sur le cœur, demande de quel droit
Kathleen était là, mette son nez dans les affaires des Écarlates. Mais, au
bout du compte, Kathleen demeurait celle qui portait une qipao de soie et
cette femme, celle qui était vêtue d’un uniforme de coton qui n’avait
probablement pas été remplacé depuis des années. Elle n’aurait pas osé.
La seule personne qui osait remettre en question son droit d’exister était
son propre père.
« N’y pense pas, maugréa Kathleen à sa propre adresse. Cesse d’y
penser. »
Elle n’avait déjà plus que cela en tête. Leur première dispute, lorsque
son père était arrivé à Paris, appelé parce que l’un de ses trois enfants était
tombé malade.
C’est la grippe, avait dit le médecin. Elle pourrait ne pas s’en remettre.
Son père était déjà nerveusement au bord de la rupture, son français
étant trop rudimentaire pour comprendre les médecins. Et lorsque Kathleen
avait essayé d’aider, l’avait entraîné dans le couloir après le départ des
médecins pour s’assurer que son père comprenait les options…
« Je ne peux même pas t’écouter », avait-il dit dédaigneusement. Il
l’avait toisée, avait considéré sa robe, d’un regard exprimant tout son
mépris. « Pas tant que tu continueras à porter…
— Non », l’avait interrompu Kathleen.
Son père avait pris la mouche. Peut-être qu’il n’avait pas supporté
d’être interrompu. Ou peut-être que c’était le ton qu’elle avait employé,
autoritaire, sans une once d’hésitation.
« Qu’est-ce que tes précepteurs t’ont enseigné ? avait-il rétorqué. Tu ne
réponds pas à ton père…
— Ou sinon quoi, bàba ? Qu’est-ce que tu vas faire ? »
Durant des millénaires, le pire crime en Chine avait été un quelconque
manquement à la piété filiale. Avoir des enfants dérogeant au xiàoshùn était
un sort pire que la mort. Cela signifiait être oublié dans l’au-delà, devenir
un esprit errant voué à demeurer sans sustentation, privé des offrandes de
descendants irrespectueux.
Mais c’était son père qui les avait envoyés là, qui avait rogné les
entraves que la Chine forgeait autour de leurs poignets. Il les avait envoyés
en Occident, où on leur avait enseigné des idées différentes, où on leur avait
parlé d’un au-delà qui n’avait rien à voir avec les billets que l’on brûlait.
L’Occident les avait corrompus – et à qui la faute ?
Son père n’avait rien eu à répondre. « Vas-y, avait-il conclu. Va
retrouver tes sœurs dans la chambre. Je parlerai aux médecins. »
Kathleen n’avait pas protesté. Elle s’était demandé, en cet instant, en
regardant par-dessus son épaule vers son père resté là, s’il avait jamais
maudit l’univers pour avoir pris la vie de son épouse en couches, s’il
regrettait de l’avoir perdue en échange de trois étrangères. Kathleen,
Rosaline et Celia.
Une fille qui avait été souffreteuse toute sa vie.
Une fille qui s’entraînait pour devenir la plus grande star de Shanghai.
Et une fille qui voulait juste qu’on la laisse vivre telle qu’elle était.
Kathleen raidit ses poings de toutes ses forces, serra les dents, chassa
ses souvenirs. Son père l’aurait forcée à se cacher, s’il avait pu. Il aurait
préféré la renier plutôt que la laisser revenir à Shanghai vêtue d’une qipao,
quand Kathleen aurait, elle, préféré faire ses valises et partir à l’aventure à
travers l’Europe plutôt qu’être le fils prodigue de son père.
L’on pouvait probablement considérer comme un heureux coup du sort
le fait que Kathleen Lang – la vraie Kathleen – soit morte de la grippe deux
semaines après l’avoir contractée, les quatorze années de sa vie prenant fin
sans qu’elle ne se soit réellement fait d’amis, sans qu’elle ait tissé de
véritables liens avec ses deux sœurs. Comment pleure-t-on une personne
que l’on n’a jamais vraiment connue ? Il n’y avait eu que des expressions
vides derrière les voiles noirs et des regards froids portés sur l’urne
cinéraire. Même les liens de la naissance pouvaient se relâcher s’ils
n’avaient jamais été resserrés.
« Je ne t’appellerai pas Celia », lui avait dit son père sur les quais, en
prenant leurs valises. « Ce n’est pas le prénom que je t’ai donné à ta
naissance. » Il l’avait de nouveau toisée. « Mais je t’appellerai Kathleen. Et,
hormis Rosaline, tu ne devras en parler à personne. Ce, pour ta propre
sécurité. Il faut bien que tu le comprennes. »
Elle l’avait compris. Elle avait combattu de toutes ses forces toute sa
vie pour être appelée Celia, et maintenant son père voulait l’appeler
autrement et… c’était une chose qu’elle pouvait accepter. Les triplés Lang
avaient vécu loin de Shanghai tellement longtemps que pas une âme ne
remit en question l’évolution du visage de Kathleen à leur retour. À
l’exception de Juliette – Juliette remarquait tout, mais leur cousine l’avait
rapidement accepté, passant de Celia à Kathleen aussi facilement qu’elle
était passée à Celia.
Maintenant, Kathleen répondait à ce prénom comme s’il était le sien,
comme s’il était le seul prénom qu’elle eût jamais porté, et c’était un
réconfort, même si cela pouvait paraître étrange.
« Bonjour. »
Kathleen sursauta à la soudaine apparition de Da Nao dans la salle de
repos, porta la main à son cœur.
« Vous allez bien ? demanda Da Nao.
— Parfaitement bien », souffla Kathleen. Elle redressa les épaules,
passant en mode professionnel. « J’ai besoin d’une faveur. Je cherche
l’adresse personnelle de Zhang Gutai. »
Bien que sa cousine n’en sache rien, Juliette connaissait Da Nao, dont le
nom signifiait littéralement Grosse Tête. Il travaillait pour partie dans cette
manufacture de coton, et par ailleurs en tant que pêcheur le long du Bund. Il
vendait le produit de sa pêche au clan des Écarlates. C’était un habitué de la
maison quand elles étaient jeunes, et il était passé au moins trois fois à la
résidence des Écarlates depuis le retour de Juliette. Les Écarlates aimaient
que leur poisson soit frais, mais ils n’avaient pas besoin de savoir que leur
principal fournisseur était également les yeux et les oreilles du clan au sein
du Parti.
« Zhang Gutai, répéta Da Nao. Vous voulez… l’adresse personnelle du
secrétaire général.
— Exactement. »
Da Nao affichait une expression qui signifiait Quelle raison pouvez-
vous bien avoir de demander cela, mais il ne posa pas la question et
Kathleen n’en dit rien, alors le pêcheur se tapota le menton le temps de la
réflexion puis dit : « Je peux vous la trouver. Mais notre prochaine réunion
n’aura lieu que samedi ; il faudra peut-être attendre jusque-là. »
Kathleen acquiesça. « C’est parfait, merci. »
Da Nao quitta la salle de repos sans un mot de plus. Sa mission
accomplie, Kathleen voulut escalader de nouveau la fenêtre, mais cette fois,
alors qu’elle en franchissait l’appui, sa main se posa sur un tract qui traînait
là, à l’envers, sale et gras.
Kathleen le retourna.
LE RÈGNE DES GANGS EST TERMINÉ. IL EST TEMPS DE SE
SYNDIQUER.
Elle fronça les sourcils. Elle se demanda si c’était l’œuvre de Da Nao,
mais en écarta la possibilité. Pourtant, en bas du tract était inscrit Distribué
au nom du Parti communiste chinois.
Il semblait donc que Da Nao n’était pas le seul ici à avoir des
sympathies communistes.
Un éclaboussement provenant de la berge tira soudain Kathleen de sa
rêverie, l’incitant à sauter du bord de la fenêtre vers le sol des abords de la
manufacture de coton. Lorsqu’elle regarda la surface de l’eau, elle crut voir
miroiter quelque chose dans les vagues le temps d’un éclair.
« Étrange », se dit-elle. Elle s’empressa de rentrer chez elle.
DOUZE

On dit que Shanghai se dresse aussi fièrement que la fille laide d’un
empereur, ses rues vautrées comme les abattis d’une princesse grimaçante.
Mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Elle avait été belle. Tous
l’admiraient alors, la toisaient avec bienveillance, examinaient
complaisamment ses formes, acquiesçaient et concluaient qu’elle était faite
pour sustenter la vie. Puis elle s’était automutilée avec un immense sourire.
Elle avait fait glisser un couteau sur ses joues puis porté la lame à sa
poitrine ; et elle s’inquiétait maintenant de ne plus trouver de prétendants,
de ne plus savoir que se déchaîner, ivre de l’invulnérabilité héritée de son
pouvoir passé, sans plus d’autres capacités que le profit, la ripaille, la
débauche et la fornication.
Maintenant, elle était peut-être laide, mais elle était radieuse.
La nuit tombe toujours sur cette ville avec un doux bruit lourd. Lorsque
les lumières s’allument – dans le bourdonnement de cette électricité
nouvellement souhaitée qui court à travers les câbles déployés dans les rues
comme un réseau de veines noirâtres – il est facile d’oublier que l’état
naturel de la nuit est censé être l’obscurité. En lieu de quoi, la nuit à
Shanghai n’est que vibrance et néon, lueur des becs de gaz scintillant à
travers les drapeaux triangulaires qui flottent dans la brise.
Dans ce tumulte, une danseuse sort du cabaret burlesque le plus
fréquenté de son côté de la ville, en libérant ses cheveux de leurs attaches.
Elle n’en garde qu’une : un ruban rouge, pour marquer son allégeance
au clan des Écarlates, afin qu’on la laisse tranquille pendant qu’elle traverse
leur territoire pour rentrer chez elle, pour signaler aux gangsters qui rôdent
dans les ruelles derrière le Bund en se nettoyant les dents de la pointe de
leur couteau qu’elle ne doit pas être importunée, qu’elle est de leur côté.
La danseuse frissonne tout en marchant, laisse tomber sa longue
cigarette par terre et l’écrase sous sa chaussure. Les mains maintenant
libres, elle les serre contre elle, autour de ses bras couverts de chair de
poule. Elle est mal à l’aise. Personne ne la suit et elle n’aperçoit personne
au loin. Néanmoins, elle demeure convaincue que quelqu’un l’observe.
Ce n’est pas une idée totalement absurde : cette ville ne se connaît pas
elle-même, elle ne reconnaîtra pas les parasites qui se développent à sa
surface avant qu’il ne soit bien trop tard.
Cette cité est composée d’une myriade d’éléments précipités de force
pour fonctionner dans un élan collectif, mais si vous placez un pistolet
contre sa tempe, elle vous rira au nez, ne comprenant pas la menace que
porte un tel geste.
On a toujours dit que Shanghai était une fille laide, mais à mesure que
les années passent, il convient de moins en moins de la considérer comme
une entité homogène.
Cet endroit se nourrit d’idéalisme occidental et de travail oriental,
détestant sa dualité, mais incapable de fonctionner sans elle, ses multiples
facettes s’opposant et se combattant en un conflit constant. Moitié Écarlate,
moitié Fleurs blanches ; moitié incommensurablement riche, moitié
immensément pauvre ; moitié terres continentales, moitié eaux de la mer de
Chine orientale. Il n’y a que de l’eau à l’est de Shanghai. C’est peut-être
pour cette raison que les Russes sont venus, toutes ces vagues d’exilés
fuyant la révolution bolchevique ou même avant cela, quand leur terre
n’était plus vivable. Quand on s’enfuit à toutes jambes, autant continuer de
courir jusqu’au bout du monde.
Voilà ce qu’est cette ville. La fête au bout du monde.
Sa danseuse emblématique vient de s’arrêter, laissant le silence lui
rebattre les oreilles comme elle s’efforce d’identifier ce qui lui vrille les
nerfs.
Plus elle écoute, plus elle entend des choses : elle perçoit l’égouttement
d’une canalisation proche, la discussion d’hommes qui travaillent de nuit.
Le truc, en fait, c’est que ce n’est pas que quelqu’un l’observe. C’est
que quelque chose l’observe.
Et cela fait surface. Quelque chose avec une rangée de cornes qui
saillent de son dos incurvé, qui scintillent hors de l’eau comme dix dagues
de mauvais augure. Quelque chose qui redresse la tête et tourne vers elle
des yeux qui clignent, argentés et opaques.
La danseuse prend ses jambes à son cou. Elle panique, saisie d’une telle
hâte de fuir cette vision terrifiante qu’elle va s’égarer devant un navire
arborant les mauvaises couleurs.
Et le Fleur blanche qui est en train de décharger le navire l’aperçoit.
« Excusez-moi, tonne-t-il depuis le bord. Vous êtes perdue ? »
Il a pris son immobilité pour du désarroi.
Il a pris sa paralysie pour de la confusion. Il saute de la proue du navire
et commence à marcher vers elle, pour se figer soudain lorsqu’il aperçoit
son ruban rouge.
L’expression du Fleur blanche vire aussitôt de l’amical au foudroyant.
La danseuse affiche aussitôt une grimace serrée et défaite, lève les mains.
Elle tente de désamorcer la situation en criant : « Je suis désolée, je suis
désolée ! Je n’ai pas fait attention aux limites des territoires ! » Mais il
abaisse déjà son pistolet, vise avec un œil paresseusement clos.
« Putain d’Écarlates, maugrée-t-il. Vous vous croyez chez vous partout,
hein ? »
La danseuse, presque à contrecœur, cherche précipitamment son arme :
un petit pistolet attaché à sa cuisse.
« Attendez, crie-t-elle tout de même. Je ne suis pas votre ennemie. Il y a
quelque chose, là-bas. Ça vient vers… »
Un grand éclaboussement. Une goutte d’eau atterrit sur la chair douce
de l’arrière du genou de la danseuse, roule le long de son mollet.
Lorsqu’elle baisse les yeux, elle voit que toute la traînée liquide est
totalement noire.
Elle file vers sa droite, se jette dans une ruelle et se colle derrière le coin
du mur. Des coups de pistolet résonnent, comme le Fleur blanche considère
son mouvement brusque comme une déclaration de guerre, mais elle est
déjà hors de vue, isolée de la berge, le corps tremblant de la tête aux pieds.
Puis quelque chose surgit du Huangpu.
Et des hurlements résonnent dans la nuit.
Il est difficile de dire exactement ce qu’il se passe sur les quais de
Shanghai.
Tandis que la danseuse ânonne des prières muettes, les bras serrés
contre sa poitrine, les genoux pliés si fort qu’ils s’impriment sur son front,
le Fleur blanche et tous ses compagnons restés à bord demeurent à portée
du chaos. Ils se débattent et hurlent et résistent, mais l’infection s’abat sur
eux, et rien ne peut l’arrêter.
Lorsque les hurlements cessent, la danseuse sort précautionneusement
de la ruelle en hésitant, de peur d’une calamité.
En lieu de quoi, elle découvre des insectes.
Des milliers d’insectes – de minuscules choses immondes qui rampent
sur le sol. Ils se cognent les uns sur les autres et semblent chacun se
déplacer de façon arbitraire, mais en tant que masse, ils prennent tous la
même direction : l’eau.
Pour la première fois, cette ville va peut-être finir par craindre l’arme
pressée sur sa tempe telle une caresse empoisonnée.
Parce qu’au bord du Huangpu, la deuxième vague de folie se déploie,
en commençant par les sept cadavres étendus sur le pont d’un navire russe.
TREIZE

Juliette lissa le tissu de sa qipao, aplatissant les plis qui saillaient sous son
manteau. Elle ravala son inconfort en déglutissant nerveusement, comme si
tout cela n’était qu’une potion amère. Elle trouvait qu’il y avait quelque
chose d’un peu spécieux dans le fait de porter une sorte de tenue qu’elle
n’utilisait plus depuis bien longtemps. Comme si elle se mentait à elle-
même, qu’elle mentait à l’image qu’elle s’était construite avant de revenir
s’installer dans cette ville.
Mais si elle voulait passer inaperçue sur le lieu de travail de Zhang
Gutai, il lui fallait ressembler à n’importe quelle jeune fille de bonne
famille avec des boucles d’oreilles en perle rehaussant ses cheveux
dénoués, sans cire ni gel.
Juliette prit une profonde inspiration, resserra son emprise sur les
manches de son manteau, et entra dans le bâtiment.
Zhang Gutai, en tant que membre important d’un parti politique
relativement nouveau et fragile, était un homme des plus secrets. Mais il
était également le rédacteur-en-chef du journal Le Quotidien du Travailleur,
dont l’adresse était publique. Quoiqu’elle ne se fût pas attendu à grand-
chose sinon un îlot de bureaux indigent quand elle s’était aventurée ici, dans
les confins industriels de la partie chinoise de la ville, Juliette s’était
retrouvée au milieu d’un tohu-bohu absolument intense lorsqu’elle avait
pénétré dans les locaux du journal : des gens qui couraient dans tous les
sens avec dans les bras des machines à écrire et des liasses de papier, en
hurlant les dernières corrections sur ce qui allait partir à l’impression.
En plissant le nez, Juliette avait dépassé la réception sans s’arrêter, tête
haute. Après tout, ces gens étaient des communistes, non ? Ils croyaient en
l’égalité. À partir de là, ils devaient également croire en sa capacité à
explorer les lieux par elle-même jusqu’à trouver le bureau de Zhang Gutai.
Elle n’avait pas besoin de guide.
Juliette sourit intérieurement.
Le plus gros de l’activité et des allées et venues semblait graviter autour
d’un petit escalier qui s’enfonçait vers les profondeurs, donc c’est le chemin
qu’emprunta Juliette, en chipant au passage un porte-bloc sur un bureau
pour paraître affairée. Il n’y avait aucune lumière naturelle à l’étage où les
marches la menèrent. Elle dépassa une porte qui devait donner sur
l’extérieur, puis tourna à gauche, entra dans ce qui devait être l’espace
principal et parcourut des yeux la scène qui s’offrait à elle. Les murs et le
sol étaient cimentés. Les quelques appliques fixées aux murs étaient la seule
source de lumière, ce qui semblait être extrêmement peu commode pour
tous ces gens qui travaillaient à leur bureau les yeux plissés dans la
pénombre.
Cela lui fit penser à ce qu’avaient dû être les cellules de prison pendant
la Grande Guerre. Juliette n’eût pas été le moins du monde surprise si on lui
avait dit que ce bâtiment était une ancienne prison reconvertie.
Elle continua d’avancer, de s’enfoncer dans ces alignements de bureaux
semblables à des geôles, en prenant le temps de jeter un coup d’œil dans
chaque alcôve. Ses talons résonnaient tapageusement, mais il régnait dans
l’ensemble un chaos suffisant pour que personne ne s’intéressât pour autant
vraiment à elle. Des hommes stressés, tant jeunes que vieux, s’affairaient
aussi vite qu’humainement possible à griffonner, taper à la machine ou
parler au téléphone. Les câbles téléphoniques et électriques qui alimentaient
cet étage souterrain formaient un vaste enchevêtrement inextricable au fond
de la grande salle. Alors que Juliette scrutait chaque espace de travail
qu’elle dépassait en quête de n’importe quel élément digne d’intérêt, son
attention fut attirée par un bureau qui demeurait inoccupé.
Ce simple fait était déjà notable au cœur d’un tel bouillonnement
d’activité. Mais Juliette fut encore plus intriguée lorsqu’elle tendit le cou
pour lire ce qui était inscrit sur les dossiers posés à côté du téléphone et lut,
en chinois, Mémo à l’attention de Zhang Gutai.
Aussitôt, elle se glissa derrière le bureau, son porte-bloc serré sous le
bras pour pouvoir plus facilement fouiller les dossiers. Elle ne trouva rien
d’intéressant dans les comptes-rendus politiques, mais lorsqu’elle
s’accroupit pour regarder en bas du bureau, elle tomba sur Dessins.
Si tous les autres sont tellement occupés, pourquoi ce bureau-là est-il
vide ? se demanda Juliette. Et à qui était-il ? Certainement pas à Zhang
Gutai, qui devait disposer d’une pièce en propre. En agitant négativement la
tête, elle tira quelques dessins de la liasse que contenait le dossier, partant
du principe qu’elle n’allait pas faire la fine bouche.
Mais, lorsqu’elle regarda les dessins, elle en eut froid dans le dos, le
frisson parcourant toute la longueur de son épine dorsale. L’un d’entre eux
représentait de grands yeux reptiliens. Un autre, cinq griffes serrées sur une
pièce de bois, les écailles réussissant à luire malgré les taches d’encre sur le
papier. Les doigts de Juliette se figèrent sous l’effet de la surprise lorsqu’il
devint évident que toutes ces images, ces douzaines de dessins,
représentaient toutes des variations de la même chose.
« Guài wù », souffla Juliette. Le monstre.
Sans prendre le temps de réfléchir, elle attrapa l’un des dessins de la
pile – celui qui représentait une vision floue de la créature dans son entier –
et elle enfonça le petit carré de papier dans la poche de son manteau. Il alla
rejoindre l’invitation au bal masqué qu’elle avait glissée là la veille et
oublié de ranger. Après un rapide coup d’œil alentour pour s’assurer qu’elle
demeurait ignorée, Juliette se releva et essuya ses paumes moites. Elle
repartit, les poings serrés, vers les quelques marches qui la ramèneraient au
rez-de-chaussée.
Juliette marqua soudain une pause, hésitant à poser le pied sur la
première marche de l’escalier. À sa gauche, il y avait de nouveau la porte
donnant sur l’extérieur.
Et cette dernière trépidait.
Soudain, elle ne put plus penser à rien d’autre qu’au dessin dans sa
poche. Elle se figura un monstre de l’autre côté de la porte, soufflant
bruyamment, attendant le bon moment pour se libérer et se déchaîner sur
des innocents.
Juliette s’avança vers la porte d’un pas hésitant. Sa main trouva la
poignée ronde. « Oui ? clama-t-elle d’une voix rauque. Il y a quelqu’un ?
— Qu’est-ce que vous faites ici ? »
Juliette sursauta, éloignant sa main de la poignée de la porte. Le
chambranle avait cessé de trépider. Elle fit volte-face.
« Oh ! moi ? »
L’homme qui se dressait devant elle était coiffé d’un feutre mou, son
costume plus occidental que ce que tous les autres portaient ici. Ce devait
être quelqu’un d’important, d’un rang équivalent à celui de Zhang Gutai –
certainement pas un simple assistant répondant au téléphone.
« Je suis venue ici pour voir votre rédacteur en chef au sujet de quelque
chose d’important, poursuivit Juliette. Mais je me suis un peu perdue.
— La sortie est par là », répondit l’homme en l’indiquant de la main.
Le sourire de Juliette se fit glacial.
« Je viens pour des affaires écarlates officielles, corrigea-t-elle. C’est
mon père, maître Cai, qui m’envoie. »
Il y eut un instant de flottement tandis que l’homme digérait ce qu’elle
venait de dire, une méfiance soudaine s’installant. Juliette maîtrisait
perfidement l’art de la duplicité : elle dissimulait son identité lorsque c’était
nécessaire, puis l’exhibait comme une arme le moment venu. Sauf que
l’homme parut subitement amusé, au grand dam de Juliette. Quoi qu’il en
soit, il acquiesça et lui fit signe de la suivre.
Il y avait un étage au-dessus du rez-de-chaussée, et l’homme n’épuisa
pas des trésors de patience dans la façon dont il s’efforça de la presser. Il
monta l’humble escalier marron trois à trois tandis que Juliette faisait
claquer ses talons sur chaque marche, en considérant les alentours. Cet
escalier, avec son épaisse balustrade et ses longues vitres polies, eût pu
paraître impressionnant et décadent, si seulement les communistes n’avaient
pas absolument voulu sembler être en tout point près du peuple. Tout, dans
ce bâtiment, eût pu être splendide. Mais la splendeur n’était plus un
objectif, n’est-ce pas ?
Juliette se pencha par-dessus la rampe de l’étage en soupirant,
parcourant des yeux l’activité frénétique des feuilles de papier que
dévoraient les machines à écrire. Lorsque l’homme, qui avait déjà pris de
l’avance, lui fit impatiemment signe de se presser, elle grimaça et se remit à
marcher.
L’homme tourna à un coin et lui indiqua un vestibule spacieux. Il s’y
trouvait deux rangées de chaises alignées contre des murs opposés et se
faisant face, des deux côtés de la porte fermée d’un bureau. Juliette comprit
alors son amusement. Quelqu’un d’autre attendait sur l’une de ces chaises
jaunes, les jambes étendues devant lui.
Roma se redressa en un sursaut.
« Que fais-tu là ? » se demandèrent-ils l’un l’autre, à l’unisson.
L’homme au feutre mou se retira discrètement. Dès qu’il fut hors de
vue, Roma bondit de son siège et attrapa le bras de Juliette. Elle fut à ce
point offensée qu’il osât la toucher qu’elle resta une seconde sans réagir,
suffisamment longtemps pour que Roma les entraînât tous deux dans un
coin, mettant Juliette dos au mur.
« Lâche-moi », persifla-t-elle, en lui reprenant vivement son bras. Roma
avait dû obtenir les mêmes informations qu’elle. Il était venu pour se
renseigner sur l’étendue de l’implication de Zhang Gutai dans la folie.
Juliette ravala un juron. Si les Fleurs blanches obtenaient des réponses
avant elle, ils considéreraient leurs découvertes comme ils traitent la
contrebande. Ils feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour s’assurer un
monopole sur l’information, soudoieraient ou tueraient les sources pour
empêcher les Écarlates d’apprendre ce qu’ils sauraient. De cette façon,
seuls les Fleurs blanches seraient en sécurité, en supposant évidemment
qu’il y avait un moyen de contrer cette folie. De cette façon, seuls les
cadavres de leurs ennemis s’empileraient à travers la ville. Alors les gens
commenceraient à reconsidérer leurs allégeances.
Ainsi, le gang des Fleurs blanches serait victorieux. Et les Écarlates
souffriraient.
« Écoute, dit sèchement Roma. Il faut que tu partes. »
Juliette cilla rapidement en relevant la tête en arrière.
« Il faudrait que moi, je m’en aille ?
— Oui. » Roma tendit la main, le visage moqueur, et tapota l’une des
boucles qui pendaient aux oreilles de Juliette. La perle se balança contre sa
peau, frôlant sa mâchoire. Juliette retint tout juste l’énorme souffle qui
menaçait de s’échapper de ses poumons, l’immense jet de flammes qu’elle
voulait lui cracher au visage.
« Emporte ton déguisement ailleurs, poursuivit Roma. J’étais là le
premier.
— Nous sommes en territoire écarlate.
— Ces gens sont des communistes. Tu n’as aucune mainmise sur eux. »
Juliette grinça des dents. Le clan des Écarlates n’avait effectivement
aucun ascendant ici. Sa seule consolation était que Roma ne semblait pas se
réjouir plus qu’elle, ce qui signifiait que les Fleurs blanches n’avaient pas
plus qu’eux d’emprise sur les communistes. Pour l’instant, cette neutralité
était une bonne chose. L’homme au feutre s’était immédiatement tu
lorsqu’il avait appris l’identité de Juliette, précisément pour éviter toute
dispute superflue avec le clan des Écarlates. Mais cette façon de marcher
sur des œufs n’allait pas toujours durer. Le modèle de progression
qu’avaient défini les communistes était de renverser Shanghai telle qu’elle
était dans sa forme actuelle : paradis des gangsters, pécheresse, lucrative.
S’ils devaient choisir entre tuer tous les capitalistes ou tous les gangsters, ils
choisiraient de tuer les deux.
« Notre relation avec les communistes, comme tout le reste, ne te
concerne en rien, dit Juliette. Maintenant, si tu veux bien, de l’air ! »
Roma plissa les yeux. Il prit son ordre pour une menace. Peut-être était-
ce de cette façon qu’elle avait voulu qu’il soit compris.
« Je n’irai nulle part. »
Bon sang, quelle impudence ! Juliette se redressa de toute sa hauteur. Il
n’y avait pas grande différence, entre eux – il ne la dominait plus que de
peut-être un demi-pouce, lorsqu’elle était en talons. « Je ne le répéterai pas,
persifla-t-elle. De l’air. Maintenant. »
Les lèvres de Roma se pincèrent. À contrecœur, et lentement, il céda à
la menace. Il recula d’un pas, la dévisageant tout en se passant la main au-
dessus des yeux. Si Juliette ne l’avait pas bien connu, elle aurait pris cela
pour un signe de gêne. Mais non : c’était de l’épuisement ; ses paupières
inférieures étaient presque noires, comme si ses sourcils avaient été
couverts de suie.
« Tu n’as pas dormi ? » lui demanda soudain Juliette sans y avoir
réfléchi. Il y avait une corrélation directe entre sa volonté de se montrer
urbaine et la distance qui les séparait. Maintenant qu’il se trouvait à
plusieurs pas d’elle, ses velléités homicides avaient un peu décru.
La main de Roma retomba sur son flanc. « Tu seras heureuse de savoir
que je vais bien, merci beaucoup, répondit-il.
— Je ne parlais pas de ton bien-être.
— Oh, pitié, Juliette. »
Juliette croisa pensivement les bras. La nuit dernière, elle avait été
informée d’un pic de morts Fleurs blanches soudain, entièrement dû à la
folie. Le pire bilan connu à ce jour. Ce qui signifiait que Roma n’allait pas
renoncer, simplement parce qu’elle venait de faire quelques remarques
acerbes – s’il se trouvait ici, c’était précisément parce que cette étrange
folie venait de les frapper au cœur.
Elle inclina le menton en direction de la porte close. « C’est son
bureau ? »
Roma n’eut pas besoin de plus d’explications. Il opina. « Zhang Gutai
ne recevra pas de visiteurs avant une heure. Ce n’est même pas la peine
d’essayer. »
Essayer quoi ? pensa méchamment Juliette. Elle ne pouvait
évidemment pas chasser Roma sans faire une scène et insulter les
communistes, et elle n’allait pas non plus partir sans avoir parlé à Zhang
Gutai. Si elle voulait des réponses, c’était ça ou rien.
Juliette marcha jusqu’à une chaise et s’assit. Elle renversa sa tête en
arrière et fixa le plafond des yeux, résolue à ne rien regarder d’autre.
Détournant de la même façon ses pensées, elle enfonça la main dans la
poche de son manteau, tapota le dessin qu’elle avait subtilisé. Elle ne savait
pas trop si ces esquisses effrayantes confirmaient spécifiquement qu’il y
avait un problème avec les communistes, mais cela confirmait quelque
chose. Elle allait devoir l’examiner plus avant, parce qu’elle pensait avoir
reconnu le décor pour être le Bund. Il n’y avait rien d’autre que quelques
traits, mais pour un endroit aussi caractéristique que le Bund, quelques traits
suffisaient.
Pendant ce temps, Roma s’était rassis dans l’autre rangée de chaises,
ses doigts tapotant au rythme du tic-tac de la pendule murale. Il gardait les
yeux fixés sur Juliette, au grand dam de cette dernière. Elle pouvait sentir sa
scrutation comme s’il se fût agi d’un contact physique, comme s’il se
trouvait à quelques pouces d’elle plutôt qu’à l’autre bout de la pièce.
Chaque mouvement de ses yeux semblait la démonter une pièce après
l’autre, jusqu’à mettre tout le mécanisme à nu pour inspection. Juliette
sentait des bouffées de gêne lui remonter de la poitrine, lui chauffer la
nuque, faire petit à petit rosir ses joues jusqu’à les enflammer.
Elle allait s’écorcher elle-même avec son propre putain de couteau. Ses
cellules la trahissaient à un niveau moléculaire. Il ne faisait que regarder,
bon sang de bois. Cela ne pouvait être considéré comme une agression.
Juliette n’allait pas tomber dans le panneau. Elle allait rester assise là
jusqu’au moment où Zhang Gutai serait prêt à recevoir, puis…
« Quoi ? » s’exclama Juliette, incapable de supporter ce traitement plus
longtemps. Elle abandonna le plafond pour enfin riposter vigoureusement
aux canonnades oculaires de Roma.
Roma fit un petit bruit inquisiteur. Il pinça lentement les lèvres, puis
inclina le menton. « Qu’est-ce qui a pu te faire un tel effet ? »
Juliette suivit la direction de son regard. Elle sortit la main de sa poche.
« Une fois de plus, ce n’est en rien tes affaires.
— Si c’est en rapport avec la fo…
— Pourquoi supposer une telle chose ? »
Roma fulmina. « Puis-je finir une phrase… ? »
La porte du bureau s’ouvrit, l’interrompant. Une assistante empressée
sortit et invita Roma à entrer avant de prendre congé. En grommelant,
Roma lança à Juliette un regard qui signifiait Nous n’en avons pas terminé,
avant de disparaître dans le bureau.
Juliette bouillonnait d’impatience, ses orteils tapotant de façon
intermittente sur les lattes du plancher tandis que ses doigts se tordaient les
uns les autres. Dix minutes durant, elle se tortura en imaginant Roma
faisant tout ce qui était en son pouvoir pour convaincre Zhang Gutai de lui
donner toutes les réponses, et de les lui réserver sans se préoccuper de
Juliette. Roma était un menteur patenté, ses tactiques de persuasion
n’avaient aucune limite.
Lorsque Roma sortit, pourtant, il parut immédiatement évident, au vu
de sa tête basse, qu’il n’avait pas obtenu ce qu’il voulait.
« Ne prends pas cet air suffisant », murmura-t-il à Juliette lorsqu’elle
passa près de lui.
« C’est simplement mon expression naturelle », persifla-t-elle en retour.
Le menton haut, Juliette entra dans le bureau de Zhang Gutai.
« Eh bien, ce doit être mon jour de chance », déclara M. Zhang en
posant son stylo-plume lorsqu’elle entra. Malgré son ton louangeur, il avait
froncé les sourcils en prenant la parole. « D’abord l’héritier des Fleurs
blanches, et maintenant la princesse héritière écarlate. Que puis-je faire
pour vous, mademoiselle Cai ? »
Juliette s’affala dans l’un des deux grands fauteuils placés face à
l’imposant bureau d’acajou de M. Zhang. Quelques secondes lui suffirent à
appréhender tout ce qu’elle avait devant elle : les photos noir et blanc
encadrées de ses parents, le drapeau au marteau et à la faucille qui pendait
au coin du meuble d’archivage, le calendrier mural décoratif rouge sur
lequel étaient inscrits les rendez-vous de la journée. Son regard revenant au
communiste qui se tenait face à elle, Juliette se détendit et lui montra ce
qu’il voulait voir, en laissant échapper un petit rire insouciant, aussi creux
qu’il était possible.
« Vous savez comment les rumeurs fonctionnent dans cette ville,
monsieur Zhang », dit-elle. Elle étala ses ongles devant elle, les yeux fixés
sur une petite griffure gâtant le verni de son auriculaire. « Elles viennent
jusqu’à moi, puis je les suis. Savez-vous ce qui m’a flatté l’oreille, l’autre
jour ? »
Zhang Gutai parut assez moyennement intéressé. « Dites-moi.
— On raconte – Juliette se pencha en avant – que vous, monsieur
Zhang, savez pour quelle raison une folie s’est répandue dans Shanghai. »
Durant un long moment, M. Zhang ne dit rien. Puis il cligna rapidement
des yeux et répondit : « Mademoiselle Cai, je ne vois vraiment pas ce qui
pourrait vous faire penser une telle chose.
— Non ? répliqua-t-elle d’un ton badin. Vous n’avez pas conçu une
folie à répandre à travers la ville ? Vous ne projetez aucunement d’y
provoquer suffisamment de morts pour affaiblir les gangs et effrayer les
travailleurs, jusqu’au point où les usines seront assez mûres pour que les
communistes les cueillent et exhortent à la révolution ? »
Elle digéra sa surprise, sa stupéfaction d’être ainsi accusé. Roma n’avait
pas dû lui parler directement de la folie, il avait dû l’approcher d’une façon
plus indirecte, en tâtant le terrain pour faire ses propres déductions plutôt
qu’en attaquant de but en blanc. C’était logique. L’approche frontale était
plus du domaine de Juliette.
« Mademoiselle Cai, dit Zhang Gutai d’un ton lugubre, c’est absurde. »
Tout cela ne menait nulle part. Elle se redressa dans son fauteuil et
effaça son sourire, ses mains se serrant sur les accoudoirs. La gentille
garçonne venait de disparaître. Elle avait fait place à l’héritière du gang le
plus impitoyable de Shanghai.
« Je découvrirai la vérité d’une façon ou d’une autre, dit Juliette. Alors,
parlez maintenant si vous voulez encore pouvoir espérer ma clémence.
Sinon, je vous arracherai la vérité un membre après l’autre…
« Mademoiselle Cai, je n’ai réellement pas la moindre idée de ce dont
vous parlez, l’interrompit M. Zhang. Veuillez me laisser, maintenant. Ceci
est un espace professionnel et je ne vais pas laisser vos accusations ridicules
me faire perdre mon temps. »
Juliette réfléchit à ses options. Ce que disait Zhang Gutai était
convaincant, mais il était mal à l’aise. Sauf à être un très, très bon acteur, il
ne mentait pas ; mais il continuait de regarder vers la porte, il continuait de
tapoter de la main sur le plateau de son bureau. Pourquoi ? Que savait-il
qu’elle ne savait pas ? S’il n’était pas à l’origine de la folie, quel était son
degré d’implication ?
Juliette s’enfonça dans son siège, se détendant le dos avec un calme
feint.
« Et si j’ai des questions sur le Parti communiste ? demanda-t-elle. Vous
en êtes le secrétaire général, n’est-ce pas ?
— Nous vous invitons à assister à nos réunions si vous désirez en savoir
plus sur le Parti, répondit M. Zhang d’un ton raide. Sinon, mademoiselle
Cai, je vous prie de bien vouloir partir. »
Juliette se leva, prit tout le temps du monde pour s’étirer et se détendre
les raideurs de la nuque. Puis, en feignant une révérence bien basse fort
exagérée, elle minauda : « Merci pour le temps précieux que vous m’avez
consacré. » Puis elle quitta le bureau.
Et maintenant ? se demanda-t-elle en refermant la porte derrière elle
dans un léger cliquetis. Elle s’éloigna. S’il ne veut pas…
« Ouh ! » Juliette tituba en arrière, la tête lui tournant d’avoir tourné au
coin et aussitôt heurté quelqu’un de face. À l’instant où elle releva les yeux
pour voir quel crétin avait bien pu se trouver sur son chemin, elle ne put que
voir rouge.
Roma attrapa son poignet avant que sa main ne pût s’abattre sur lui. Il
le maintint à mi-mouvement, leurs bras restant croisés comme s’ils
échangeaient des coups d’épée.
« Fais attention », dit paisiblement Roma d’une voix trop douce, en
regard de la violence qui couvait sous la peau de Juliette. C’était sournois. Il
tentait de lui faire oublier ce qu’il se passait ici, de détourner son attention
vers ses lèvres et son souffle chaud et sa maîtrise de lui-même, sa forte
poigne creusant des sillons dans son poignet, et cela fonctionnait. Rien que
pour cela, Juliette avait envie de le tuer.
Roma lui adressa un sourire moqueur, comme s’il savait ce qu’elle
pensait. « Vous n’iriez tout de même pas faire une scène dans un bastion
communiste, n’est-ce pas ? »
Juliette essaya de lui arracher son bras, mais Roma la tenait fermement.
S’il ne la lâchait d’ici trois secondes, elle sortirait son pistolet. Un, deux…
Roma la lâcha.
Juliette se frotta le poignet, serrant d’une paume apaisante son pouls
rageur et maugréant quelque chose d’inaudible dans sa barbe. Comme
Roma se contentait de rester planté là, elle lui demanda : « Pourquoi es-tu
encore là ? »
Innocemment, Roma indiqua les rangées de chaises. « J’avais oublié
mon chapeau.
— Tu n’en portais pas. » Mais il y avait bel et bien un chapeau posé à
l’endroit où il avait été assis. Roma, après avoir haussé les épaules, se
contenta d’aller le ramasser. Juliette tourna les talons et partit aussi vite
qu’elle le put, s’empressant de quitter le bâtiment.
Ce ne fut que lorsqu’elle eut fait la moitié du chemin et qu’elle
resserrait son manteau sur elle qu’elle s’arrêta soudain en jurant.
« Il n’aurait tout de même pas… » Elle plongea la main dans sa poche,
ne put en tirer qu’un seul papier. Mais lorsqu’elle le déplia, elle vit le
monstre qui continuait de la regarder, les traits plus vagues d’être
incessamment plié et déplié.
Juliette renâcla. Roma ne lui avait subtilisé que l’invitation au bal
masqué.
« Imbécile », maugréa-t-elle.

Lorsque Juliette arriva chez elle, elle trouva Kathleen déjà affalée sur
l’un des sofas du salon. Elle alla rejoindre sa cousine, en se plaignant à voix
basse.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda distraitement Kathleen en tournant
les pages de son magazine.
— Beaucoup de choses, grommela Juliette. Tu as trouvé l’adresse ? »
Kathleen fit un signe avec la tête qui ressemblait à un demi-
acquiescement. « Quelque chose comme ça. Je l’aurai dans quelques jours.
— Cela suffira bien, marmonna Juliette. Il faut que je m’occupe du bal
masqué d’ici là, de toute façon. »
Un mal de crâne commençait à poindre dans l’espace derrière ses
oreilles. Elle s’efforçait de planifier les mouvements à venir, mais il était
difficile de choisir où chercher. Il devait y avoir une raison pour laquelle
Madame avait entendu ce qu’elle avait entendu. Il devait y avoir une raison
pour laquelle les communistes avaient dit ce qu’ils avaient dit. Si tout cela
n’était qu’une rumeur, Juliette n’en aurait le cœur net qu’après avoir épuisé
toutes les possibilités concernant Zhang Gutai.
Juliette se redressa. Sa main revint encore une fois dans la poche de son
manteau, pour toucher le dessin. Il lui fallait épuiser toutes les possibilités.
Un sifflement lui parvint alors depuis la porte d’entrée, interrompant les
sombres réflexions de Juliette. Elle releva la tête et aperçut un commis
écarlate qui attendait dans le vestibule, lui faisant signe d’une main et
réajustant l’une de ses chaussures de l’autre.
« Il me faut ce paquet, là. »
Juliette regarda à côté d’elle. Il y avait effectivement un paquet posé sur
la table ronde à côté du sofa sur lequel elle avait choisi de s’effondrer, mais
qu’est-ce que ce commis pouvait bien avoir en tête, à lui demander à elle de
lui apporter quelque chose qu’il pouvait tout aussi bien venir chercher…
Elle réalisa. La qipao. Les gangsters écarlates avaient pris l’habitude de
l’associer à ses robes à perles scintillantes et aux cosmétiques des boucles
de ses cheveux. Dès qu’elle revêtait une tenue chinoise plus traditionnelle,
ils ne la voyaient plus.
Juliette inspira et trouva que sa cage thoracique la serrait horriblement.
Ne pourrait-elle donc jamais être les deux ? Était-elle condamnée à toujours
choisir un pays ou l’autre ? Être une Américaine ou rien ?
Le commis siffla de nouveau. « Hé… ! »
Juliette tira le couteau engainé contre sa cuisse, juste au-dessus de la
fente de sa qipao, et le lança. La lame se planta parfaitement dans la porte
d’entrée avec un bruit grave et sonore. Elle fit couler une goutte de sang de
l’oreille du commis, là où elle l’avait coupé.
« Tu ne me siffles pas, lâcha Juliette d’un ton glacial. Je te siffle.
Compris ? »
Le commis la dévisagea – cette fois-ci plus attentivement. Il porta la
main à son oreille. Le saignement avait déjà cessé. Mais c’est les yeux
écarquillés qu’il hocha la tête.
Juliette attrapa le paquet et se leva. Elle marcha jusqu’à l’endroit où se
tenait le commis et le lui remit d’une façon plutôt pittoresque, comme si
elle tendait un panier-repas à une amie.
« Pendant que tu y es, ajouta-t-elle, j’ai besoin que tu fasses quelque
chose pour moi. Va au Bund et interroge les banquiers qui travaillent sur
l’artère principale. Demande-leur s’ils ont aperçu quoi que ce soit
d’étrange. »
Le commis ouvrit et referma la bouche. « Tous les banquiers ?
— Tous. Les. Banquiers.
— Mais…
— Juliette, attends », clama Kathleen en se levant à son tour. « Laisse-
moi m’en charger… »
Juliette haussa un sourcil. Kathleen fit un signe de la main en direction
du commis pour lui signifier son congé ; celui-ci ne se le fit pas dire deux
fois, et il referma derrière lui la porte d’entrée dans laquelle le couteau était
encore planté.
« Tu veux perdre ton temps avec ce genre de choses ? demanda Juliette.
— Ce n’est pas une perte de temps, s’il s’agit d’informations qui te
seront utiles. » Kathleen farfouilla à travers le portemanteau qui flanquait la
porte. « Pourquoi en as-tu besoin ?
— Je peux envoyer un autre commis », poursuivit Juliette en fronçant
les sourcils. Elle n’aimait pas trop donner des ordres à ses cousines. Une
tâche spécifique pour une raison particulière était une chose, en particulier
quand Kathleen avait des contacts qui pouvaient s’avérer précieux à la
réussite de la mission. L’envoyer de façon totalement hypothétique à la
pêche aux infos en était une autre.
« Juliette…
— J’essayais juste d’effrayer le commis. Ce n’est vraiment pas un
problème si… »
Kathleen saisit les poignets de sa cousine et les serra, pas assez pour lui
faire mal, mais suffisamment pour lui faire comprendre que c’était sérieux.
« Je ne fais pas tout cela juste par bonté d’âme, dit-elle d’un ton ferme.
Dans quelques années, ce clan sera dirigé soit par toi, soit par quelqu’un
d’autre. Et, étant donné les autres prétendants… »
Kathleen marqua une pause. Leurs pensées allèrent aux mêmes
personnes : Tyler, d’abord, puis peut-être certains autres cousins qui
auraient peut-être une chance si Tyler disparaissait mystérieusement. Tous
étaient cruels, implacables et pleins de haine, mais Juliette l’était aussi. La
seule minuscule différence tenait dans le fait que Juliette était également
prudente, et savait jusqu’à quel point elle pouvait autoriser cette haine à
guider sa main.
« Il pourrait tout autant être entre tes mains, répliqua Juliette d’un ton
léger. Qui sait ce qu’il va se passer durant les prochaines années ? »
Kathleen leva les yeux au ciel. « Je ne suis pas une Cai, Juliette. Alors
ce n’est même pas du domaine du possible. »
Il n’y avait quasiment rien à répondre à cela. Kathleen venait de la
partie maternelle de la famille de Juliette. Maître Cai était le visage du clan
des Écarlates, et il n’y avait rien de surprenant au fait que seuls ceux qui
portaient son nom pouvaient paraître légitimes. Il suffisait pour s’en
convaincre de voir avec quelle facilité ses cousins s’étaient fait une place
dans le cercle rapproché du clan, quand M. Lang, le frère de dame Cai,
n’avait toujours pas remporté la moindre faveur après plus de deux
décennies passées là.
« Il faut que ce soit toi, dit Kathleen, d’un ton qui interdisait toute
contradiction. Tout prétendant à ta couronne est une véritable menace. Tu
en es une toi aussi, mais… » Elle prit le temps de peser soigneusement ses
mots. « … mais toi, au moins, tu ne porteras pas sciemment le danger en
notre sein dans le seul but de flatter ton ego. Tu es la seule que je crois
capable de maintenir ce clan à l’état de machine de guerre, plutôt qu’une
simple hiérarchie de rivalités inextinguibles et de caprices de gosses. Si tu
échoues à être une bonne héritière, si tu tombes, alors c’est tout ce mode de
vie qui échouera. Laisse-moi m’en occuper. »
La bouche de Juliette s’ouvrit, puis se referma. Lorsqu’elle ne put
articuler qu’un maigre « D’accord », sa cousine renâcla.
Le côté grave de leur discussion s’évapora. Kathleen enfila son
manteau. « Alors, qu’as-tu besoin d’apprendre des banquiers du Bund ? »
Juliette en était encore à ce qu’avait dit sa cousine. Elle s’était toujours
considérée comme étant l’héritière du clan des Écarlates, mais ce n’était pas
cela du tout, n’est-ce pas ? Elle était l’héritière de la version de son père du
clan des Écarlates.
Était-elle aussi grandiose que cela ? Ce clan-là craquait aux jointures.
Peut-être qu’une autre version aurait remporté la guerre avec les Fleurs
blanches des générations plus tôt. Peut-être qu’une autre version aurait déjà
mis fin à la folie.
« Des rumeurs parlent d’un monstre », répondit Juliette à voix haute, en
se forçant à se reprendre. Il y avait tant de pièces éparses à relier : un
monstre, une folie, des communistes… elle devait se concentrer sur la façon
dont tout cela pouvait être mis en place, plutôt que douter d’elle-même.
« J’ai des raisons de croire qu’ils auraient pu assister à quelque chose. Je
n’ai pas grand espoir, mais au moins il y a une possibilité. »
Kathleen opina. « Je viendrai te rendre compte de ce que j’aurai
trouvé. » Sur ces mots, sa cousine lui fit au revoir de la main et ferma la
porte derrière elle, le bruit résonnant dans le salon. Le couteau avait un côté
comique, à suivre chaque fois le mouvement du battant. Juliette soupira et
alla le récupérer, puis elle remisa sa lame sous sa robe avant de s’engager
dans les escaliers. Ses parents allaient être horrifiés lorsqu’ils
découvriraient l’entaille dans la porte. Elle sourit à cette idée et en demeura
amusée, jusqu’au moment où elle entra dans sa chambre et remarqua une
silhouette solitaire sur son lit.
Juliette manqua sauter au plafond.
« Oh, bon sang, tu m’as fait peur ! » hoqueta-t-elle aussitôt après.
Comme les sœurs n’étaient pour ainsi dire jamais dans sa chambre
séparément, elle n’avait pas immédiatement identifié Rosaline, d’autant que
sa cousine avait le visage tourné vers les rayons du soleil de l’après-midi
qui baignaient la pièce à travers la fenêtre. « Ta sœur et toi avez donc
tellement envie de me surprendre chacune de votre côté, aujourd’hui ? »
Rosaline parut un peu froissée lorsqu’elle se retourna vers Juliette. « Tu
étais avec Kathleen ? Cela fait des heures que je t’attends ici. »
Juliette cilla. Elle ne savait pas trop comment répliquer. « Je suis
désolée », choisit-elle de répondre, sauf que ses excuses parurent confuses
et hypocrites. « Je ne savais pas. »
Rosaline agita négativement la tête et maugréa : « Aucune
importance. »
Voilà bien un souvenir que Juliette avait conservé de leur enfance, avant
que chacune d’elles ne parte en Occident : Rosaline maîtrisait l’art de
prendre la mouche comme nulle autre. Elle était fougueuse et obstinée,
avait des nerfs d’acier, mais lorsque l’on farfouillait au-delà des apparences
et de ses belles paroles si bien choisies, elle était capable de laisser couver
son ressentiment sur des périodes déraisonnables.
« Ne te fâche pas comme ça », dit Juliette avec un claquement de
langue de désapprobation. Il fallait, dans ce genre de cas, prendre
immédiatement le taureau par les cornes, sauf à risquer un retour de bâton
longtemps après. Elle connaissait sa cousine, avait souvent été témoin de
l’expression de ses haines à consumation lente envers ceux et celles qui
l’avaient offensée – envers ses tantes maternelles qui avaient essayé de
prendre la place de sa mère disparue ; envers son père, qui accordait plus
d’importance au renforcement de sa guānxì dans le clan des Écarlates qu’au
soin de ses enfants ; et même envers les autres danseuses du cabaret
burlesque, qui avaient été assez jalouses du statut de star montante de
Rosaline pour tenter de l’exclure de leur cénacle.
Parfois, Juliette se demandait comment Rosaline réussissait à
compenser tous ces vides dans sa vie. Et, à cette pensée, elle se sentit un
peu coupable de ne pas avoir consacré plus de temps à sa cousine, même si
elle n’était pas rentrée depuis bien longtemps. Tout le monde avait toujours
quelque chose d’autre de plus important à faire, dans la famille Cai.
Kathleen, au moins, débordait d’optimisme. Ce n’était pas le cas de
Rosaline. Mais disponibilité totale et attention constante envers ses cousines
ne pouvaient pas être ses priorités lorsque des gens se déchiquetaient la
gorge dans la rue.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » demanda tout de même Juliette. Elle
pouvait bien lui consacrer quelques minutes, si elle l’avait attendue pendant
des heures.
Rosaline ne répondit pas. Durant un temps, Juliette craignit de ne pas
être parvenue à effacer sa bouderie naissante. Mais, soudain, Rosaline laissa
tomber son visage dans ses mains.
Il y avait dans ce geste quelque chose qui ramenait à l’enfance, quelque
chose de perdu, qui toucha Juliette au plus profond.
« Des insectes », murmura Rosaline, ses mots assourdis par les paumes
de ses mains. Une froideur s’était invitée dans la pièce. Juliette sentit tous
les petits poils de sa nuque se hérisser, se dresser si droit que sa peau en
devenait presque ultrasensible, cuisante.
« Une multitude », poursuivit Rosaline. Chaque soubresaut dans la voix
de sa cousine produisait un nouveau frisson qui allait parcourir l’épine
dorsale de Juliette. « Une multitude d’insectes qui venaient tous de la mer et
retournaient tous à la mer. »
Lentement, Juliette réussit à s’agenouiller sur le tapis. Elle inclina la
tête sur le côté pour mieux faire face au regard hagard et terrifié de sa
cousine.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda doucement Juliette. De quels
insectes veux-tu parler ? »
Rosaline agita négativement la tête. « Je crois que je l’ai vu. Je l’ai vu
dans l’eau. »
Cela ne répondait toujours pas à sa question. « Qu’est-ce que tu as
vu ? » tenta une nouvelle fois Juliette, pour clarifier ses dires. Comme
Rosaline restait muette, Juliette la prit par les bras et redemanda :
« Rosaline, qu’est-ce que tu as vu ? »
Rosaline inhala sèchement. Ce fut comme si elle avait aspiré tout
l’oxygène de la pièce d’un coup, éradiqué toute possibilité de donner une
explication simple et casuelle à ce dont elle avait été témoin. Un second
pouls battait à l’arrière du crâne de Juliette, une pression venue de
l’intérieur lui imposant de rassembler tout son courage, d’écouter, de se
préparer. Elle prit conscience que ce qu’elle allait entendre allait tout
changer.
« Rosaline, tenta Juliette une dernière fois.
— Des yeux argentés » finit par expectorer Rosaline dans un frisson.
Maintenant qu’elle avait commencé à parler, les mots lui venaient en
cascade. Son souffle se fit de plus en plus creux, et Juliette relâcha presque
totalement son emprise, sans pour autant lâcher les bras de Rosaline. Sa
cousine parut à peine le remarquer. « Il avait des yeux argentés. Une épine
dorsale incurvée. Des excroissances. Et des écailles et des griffes et… je ne
sais pas, Juliette. Je ne sais pas ce que c’était. Un guài wù, peut-être. Un
monstre. »
Ce fut comme un rugissement qui résonnait dans les oreilles de Juliette.
Avec un soin précautionneux, elle relâcha lentement les bras de sa cousine,
puis fouilla dans son manteau, en tira le dessin qu’elle avait volé. Elle
déplia la feuille usée, en lissa les traits.
« Rosaline, dit lentement Juliette. Regarde ce dessin. »
Rosaline tendit le bras, attrapa la feuille de papier. Ses doigts se
crispèrent dessus. Ses yeux s’emplirent de larmes.
« C’est ce que tu as vu ? » murmura Juliette.
Très lentement, Rosaline acquiesça.
QUATORZE

Si l’on avait demandé à Benedikt Montagov quel était le rêve de sa vie, il


aurait répondu fort simplement : peindre la sphère parfaite.
La même question posée à n’importe qui d’autre au sein des Fleurs
blanches aurait produit une multitude de réponses. Fortune, amour,
vengeance – tout cela et bien plus encore, Benedikt le désirait aussi. Mais
cela passait à l’arrière-plan lorsqu’il peignait, et qu’il ne pensait plus qu’au
mouvement de son poignet et à l’arc que décrivait son pinceau, un geste si
délicat, si fastidieux, si beau.
Il rêvait de faire naître la sphère parfaite avec une telle force que c’en
était quasiment devenu une obsession. C’était un fantasme qui remontait à
sa plus tendre enfance, un fantasme qui semblait lui être apparu d’un coup,
sans raison, entièrement formé, encore que cela remontait à tellement loin
qu’il pouvait simplement ne pas en avoir gardé le souvenir. Il s’agissait de
toute façon d’une chose totalement irrationnelle, l’idée que, s’il réussissait
une fois l’impossible, alors toutes les autres choses impossibles dans sa vie
se résoudraient, qu’elles y fussent ou non liées.
À l’âge de 5 ans, Benedikt s’était dit que, s’il réussissait à réciter la
Bible en entier du début à la fin, son père survivrait à sa maladie. Son père
était mort quand même, puis sa mère, six mois plus tard, d’une balle perdue,
dans la poitrine.
À l’âge de 8 ans, il s’était convaincu qu’il devait courir chaque matin de
son lit à la porte d’entrée en moins de dix secondes, faute de quoi la journée
serait gâchée. C’était à l’époque où il vivait encore au quartier général, dans
la chambre attenante à celle de Roma, au troisième étage. C’était une
époque horrible et cruelle, mais il ne comprenait pas que cela provenait de
son incapacité à courir assez vite.
Il avait 19 ans, maintenant, et ces obsessions ne s’étaient pas
estompées : elles s’étaient simplement colligées et conglomérées en une
seule masse dure qui ne formait plus qu’un seul et unique souhait, trônant
au sommet d’une pyramide de désirs impossibles.
« Malédiction, maugréa Benedikt. Putain de maudite malédiction ! » Il
arracha la feuille de papier du chevalet, en fit une boule qu’il projeta avec
force contre le mur de son atelier. La futilité de tout cela lui apparut, faisant
pulser ses tempes et emplissant ses yeux secs et fatigués. Quelque part dans
les tréfonds de sa logique, il savait que ce qu’il voulait n’était pas possible.
Qu’était-ce qu’une sphère ? C’était un cercle à trois dimensions, et les
cercles n’existaient pas. Un cercle était fait de points équidistants de son
centre, et pour qu’il en soit de même du sien, il faudrait la plus parfaite des
précisions. Jusqu’à quel point Benedikt aurait-il besoin de pousser la
perfection ? Les coups de pinceau ? Les particules ? Les atomes ? Si le
cercle parfait n’existait pas dans l’univers, comment était-il censé en
peindre un ?
Benedikt reposa son pinceau, se gratta le crâne et quitta son studio.
Il ne s’arrêta dans le couloir que lorsqu’une voix flotta vers lui depuis la
pièce attenante, lasse, ironique, désabusée et basse.
« Nom de Dieu, mais qu’est-ce qui te faisait jurer comme ça ? »
Maintenant, Marshall et lui partageaient une bâtisse décrépite située à
un pâté de maisons de l’immeuble principal des Montagov, bien que le nom
de Benedikt ne soit qu’un parmi beaucoup d’autres sur les actes officiels.
Techniquement, Marshall vivait ici en tant que locataire en situation
irrégulière, mais cela ne gênait pas Benedikt. Marshall était un franc-tireur
totalement imprévisible, mais c’était également un excellent cuisinier, et
personne ne réparait mieux que lui une tuyauterie hors d’usage. Peut-être
que cela venait de la façon qu’il avait de rafistoler ses os cassés. Peut-être
que c’était lié à ses jeunes années passées à vivre dans la rue et à se
défendre avant que les Fleurs blanches ne finissent par l’intégrer. À ce jour,
aucun Montagov n’avait pleinement connaissance de ce qu’il était
exactement arrivé à la famille de Marshall. Il y avait une seule chose que
Benedikt savait : ils étaient tous morts.
Marshall sortit de sa chambre, son pantalon de pyjama informe bouffé
par les mites pendant bas sur ses hanches. Lorsqu’il leva les bras pour les
croiser sur sa poitrine, sa vieille chemise suivit le mouvement et dévoila
l’entrelacs de cicatrices de blessures au couteau qui zébrait le bas de son
torse.
Benedikt les fixait des yeux. Son cœur ne fit qu’un bond lorsqu’il prit
conscience de son indiscrétion, et tressauta de nouveau à l’idée de se faire
prendre.
« Tu as de nouvelles cicatrices. » Il s’était vite repris, bafouillant à
peine tandis que la nuque lui cuisait. Cet instant lui reviendrait
probablement à l’esprit lorsqu’il essaierait de dormir, et il en grincerait
tellement des dents qu’il se replierait sur lui-même, jusqu’à ressembler à un
gant retourné. En s’éclaircissant la gorge, il poursuivit : « D’où viennent-
elles ?
— Cette ville est un endroit dangereux », répondit Marshall sans
répondre le moins du monde, son sourire s’agrandissant.
Il donnait l’impression de railler, de fanfaronner, mais Benedikt se
renfrogna. Celui-ci avait toujours à l’esprit cinq mille idées qui se
disputaient son attention, mais lorsque l’une d’entre elles se faisait
particulièrement entendre par-dessus les autres, il y prêtait une attention
renouvelée. Pendant que Marshall descendait un peu plus loin dans le
couloir pour disparaître dans la cuisine et y fourrager dans la vaisselle,
Benedikt resta au niveau de son studio, songeur.
« Tout de même, c’est intéressant, non ?
— C’est toujours à moi que tu parles ? »
Benedikt leva les yeux au ciel et s’empressa d’aller rejoindre Marshall
dans la cuisine.
Marshall sortait des casseroles, en mâchonnant une branche de céleri.
Benedikt n’eut même pas envie de lui demander pourquoi. Il se dit que
Marshall était bien du genre à mâchonner une branche de céleri cru sans
raison.
« À qui d’autre veux-tu que je parle ? » répondit Benedikt en se hissant
sur le plan de travail. « La ville. Elle devient effectivement plus dangereuse,
n’est-ce pas ? »
Marshall sortit la branche de céleri de sa bouche et l’agita en direction
de Benedikt. Comme Benedikt se contentait de le dévisager sans ouvrir la
bouche et la mordre, Marshall haussa les épaules et jeta la branche de céleri
dans la poubelle.
« Ben, Ben, il faut que tu saches : je ne faisais que plaisanter. »
Marshall gratta une allumette pour allumer le gaz. La flamme prit vie entre
ses doigts, petite étoile brûlante en miniature. « Cette ville a toujours été
dangereuse. Elle est le cœur de l’imperfection humaine, le pouls de…
— Je parle de ces derniers temps », l’interrompit Benedikt en se
penchant en avant, les deux poings posés sur le granit du plan de travail.
« Tu n’as pas remarqué, les gens dans les cabarets ? La fréquence à laquelle
des hommes montent sur scène pour importuner les danseuses ? Les
vociférations dans les rues quand il n’y a pas assez de pousse-pousse pour
que tous les clients en aient un ? On aurait pu se dire que la fréquentation
des cabarets et des clubs allait baisser, avec la folie. Pourtant, les
établissements liés à la vie nocturne sont peut-être les seuls à avoir pu payer
leur loyer à mon oncle sans aucun problème. »
Pour une fois, Marshall eut besoin d’un temps pour répondre, sa langue
ne démarrant pas automatiquement lorsque son tour de parler fut arrivé. Il
avait un très léger sourire aux lèvres, mais peiné, comme s’il était en deuil.
« Ben », répéta-t-il. Il marqua une pause. La raison en était peut-être
une certaine difficulté à trouver ses mots en russe, alors après quelques faux
départs incohérents, il revint à sa langue maternelle. « Ce n’est pas que la
ville est devenue plus dangereuse. C’est qu’elle a changé.
— Changé ? » répéta Benedikt, en passant lui aussi au coréen. Il n’avait
pas pris toutes ces leçons pour rien. Son accent était horrible, mais au
moins, il le parlait couramment.
« La folie se répand partout. » Marshall tira un brin de coriandre du sac
à ses pieds. Il se mit à le mâchonner aussi. « Elle progresse telle une
épidémie : elle n’a d’abord été rapportée qu’au bord du fleuve, puis s’est
étendue vers les quartiers intérieurs. Ensuite, les concessions, et maintenant,
il y a de plus en plus d’immeubles aux confins de la ville qui renvoient des
victimes à la morgue. Penses-y. Ceux qui veulent se protéger vont rester
chez eux, s’y barricader, condamner les volets. Ceux qui s’en fichent, ceux
qui sont violents, ceux qui se délectent dans l’infâme… » Marshall haussa
les épaules, agita ses mains devant lui comme il prenait le temps de choisir
ses mots. « Ceux-là s’épanouissent. Ils sortent de leur trou. La ville n’est
pas devenue plus violente. Ce sont les gens qui ont changé. »
Comme à point nommé, un bruit de verre brisé emplit l’appartement,
surprenant suffisamment Marshall pour le faire tressaillir, tandis que
Benedikt se contentait de se tourner en fronçant les sourcils. Ils tendirent
tous deux l’oreille, cherchant à savoir s’il s’agissait d’une menace.
Lorsqu’ils entendirent des cris parlant de loyer et provenant de la ruelle qui
longeait le bâtiment, il leur parut évident qu’ils n’avaient nul besoin de
s’inquiéter.
Benedikt sauta du plan de travail. Il remonta ses manches tout en
repartant vers le couloir, alla dans la chambre de Marshall pour y attraper le
premier vêtement à portée de main.
« C’est bon, il est temps d’y aller, annonça-t-il en retournant dans la
cuisine.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’exclama Marshall. Je me prépare à
manger !
— Je t’achèterai quelque chose au passage chez un marchand
ambulant. » Benedikt lui lança la veste. « On est censés trouver une victime
vivante, aujourd’hui. »

Marshall et Benedikt déambulèrent durant des heures sur le territoire


des Fleurs blanches, sans le moindre succès. Ils savaient que les ruelles
étaient un terrain propice à l’irruption de la folie, alors ils se concentrèrent
sur les voies les plus glauques et lugubres de la ville, battant le pavé d’un
labyrinthe qui leur était parfaitement familier. Bientôt, néanmoins, ils
réalisèrent la parfaite inutilité de la lenteur et du soin avec lesquels ils
abordaient l’entrée de chaque ruelle dans laquelle ils avaient entendu un
quelconque bruissement accompagné d’une indéniable odeur métallique.
Deux fois déjà, ils avaient dressé un plan d’attaque pour se précipiter sur ce
qui n’était en fait que des rats qui reniflaient un cadavre ensanglanté mort
depuis un certain temps, déjà.
Et quand il n’y avait pas un cadavre, il n’y avait rien. Des ruelles qui se
déroulaient comme des images statiques et figées, toutes empuanties par des
amas débordants de sacs d’ordures et de caisses brisées parce que les gens
avaient trop peur d’aller loin pour s’en débarrasser décemment. Benedikt
fut presque soulagé lorsqu’ils rejoignirent enfin une grande artère et
réintégrèrent un monde dans lequel les éclats de voix et bribes de
conversations des marchands et des passants accompagnaient sa balade.
Voilà ce qu’était la réalité de la ville. Les ruelles étaient devenues des
versions hantées de Shanghai : un bas-ventre transformé en coquille
mortifère.
« Ç’a été une perte de temps, en fin de compte », fit remarquer
Marshall. Il consulta sa montre de gousset. « Vas-tu annoncer à Roma
l’immensité de notre échec, ou dois-je le faire ? »
Benedikt grimaça, alors qu’il soufflait de l’air chaud dans ses mains
raides. Il ne faisait pas encore assez froid pour que les gants s’imposent,
mais la fraîcheur de l’après-midi était assez mordante pour piquer.
« Où est Roma, d’ailleurs ? demanda-t-il. C’est censé être sa mission, à
lui aussi.
— C’est l’héritier des Fleurs blanches. » Marshall rempocha sa montre.
« Il peut faire ce qu’il veut.
— Tu sais bien que ce n’est pas vrai. »
Les sourcils de Marshall se soulevèrent d’un coup, pour disparaître sous
l’épaisse mèche sombre qui couvrait son front. Tous deux se turent un
instant en se dévisageant l’un l’autre, saisis d’une confusion qui leur était
rare.
« Je veux dire, s’empressa de corriger Benedikt, qu’il doit encore
répondre à son père.
— Oh », réagit Marshall. Il affichait un air gêné qui ne lui était pas
habituel, et qui mit Benedikt mal à l’aise à son tour. Ce dernier en eut
l’estomac serré, ressentit une soudaine envie irrépressible de rattraper dans
les airs les mots qu’il venait de prononcer, de se les renfoncer dans la
bouche pour que Marshall puisse retrouver son calme naturel.
« Oh ? » répéta Benedikt, mais cette fois d’un ton interrogateur.
Marshall agita négativement la tête, s’esclaffa. Ces éclats de rire
libérèrent aussitôt l’estomac de Benedikt.
« Pendant une seconde, j’ai cru que tu voulais dire qu’il n’était pas
l’héritier. »
Benedikt leva les yeux en direction des nuages gris. « Non, répondit-il.
Ce n’est pas ce que je voulais dire. »
Mais en leur for intérieur, ils savaient, tous les deux. Benedikt
Montagov et Marshall Seo faisaient partie des rares Fleurs blanches qui
avaient déjà publiquement prêté allégeance à Roma. Les autres demeuraient
circonspects, attendaient de voir si Roma réussirait à faire valoir
victorieusement son droit de naissance, ou s’il se ferait éclipser par le
prochain que maître Montagov déciderait de favoriser.
« Tu veux rentrer, maintenant ? »
Benedikt soupira et hocha la tête. « On peut tout aussi bien. »

Une rue plus haut, alors que Benedikt et Marshall allaient d’un bon pas
plein sud, Kathleen marchait vers le nord, allant et venant vers les quais qui
jalonnaient le Bund.
Le Bund, se dit-elle distraitement. Quelle étrange traduction. En chinois,
c’était wàitān, ce qui aurait dû donner La rive extérieure. D’autant que
c’était exactement cela : une bande de terre qui bordait les eaux les plus en
aval du fleuve Huangpu. Avoir préféré l’appeler le Bund en avait fait des
quais. Un endroit pour arriver ou partir, les navires y convergeant dans
l’espoir d’y trouver une autre vie, de s’y frotter aux centres d’affaires, et
aux consulats étrangers qui vibraient de puissance.
C’était là que se concentraient les richesses, au milieu des édifices
décadents à l’architecture marquée par les beaux-arts, financés par
l’Occident, et qui produisaient d’autres richesses en un cycle auto-
entretenu. Beaucoup de constructions n’étaient pas encore achevées, et
laissaient la brise marine se couler à travers les poutres de leur ossature
découverte. Les coups de marteau des ouvriers qui travaillaient de façon
intensive résonnaient frénétiquement, même à une heure aussi tardive. Ils
n’étaient pas autorisés à construire haut, le long du Bund où la hauteur était
dûment restreinte, alors ils pouvaient au moins construire bien.
Même inachevé, tout ici était beau. C’était comme si chaque projet
s’employait à éclipser le précédent.
Le préféré de Kathleen était l’immeuble de la HSBC, un édifice massif
néoclassique de cinq étages qui abritait la Hong Kong and Shanghai
Banking Corporation, et qui étincelait autant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il
était difficile de croire qu’un assemblage aussi colossal de marbre et de
monel puisse résulter en cela : des colonnes, des travées, un unique dôme
dressé vers le ciel. Cela donnait l’impression que l’ensemble de la structure
avait plus sa place au milieu de temples grecs qu’à l’épicentre de l’âge d’or
financier de Shanghai.
Il était vraiment dommage que les gens qui travaillaient dans des
bâtiments aussi accueillants soient, eux, aussi accueillants que des portes de
prison.
Kathleen quitta l’immeuble de la HSBC à regret, en laissant échapper
un long grondement dans sa barbe. Lasse jusqu’au tréfonds, elle s’appuya
contre l’une des arches, prit une minute pour réfléchir aux prochaines
étapes.
Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez était la phrase qu’elle
avait le plus entendue aujourd’hui, et Kathleen détestait échouer à mener
une mission à bien. Dès que ces banquiers réalisaient que Kathleen n’était
pas venue s’enquérir du solde de son compte courant, mais pour demander
s’ils avaient aperçu un monstre en venant travailler, ils se renfermaient dans
leur coquille, levaient les yeux au ciel et lui demandaient de laisser place au
suivant. À l’intérieur de ces murs de granit et de ces chambres fortes
monumentales, les gens qui vivaient là au quotidien, supposa-t-elle,
devaient se croire à l’abri de la folie et de la rumeur d’un monstre qui y était
associée.
Kathleen le voyait bien. Cela transparaissait dans le geste patient de la
main lorsqu’ils faisaient signe au client suivant, dans la condescendance
avec laquelle ils écartaient les questions de Kathleen, comme si celles-ci
étaient indignes d’eux. Les riches et les étrangers n’y croyaient pas
vraiment. Pour eux, cette folie qui déferlait sur la ville n’était qu’une ineptie
chinoise, n’affectant que les misérables, ne fonctionnant qu’avec les
crédules rancis dans leurs traditions. Ils pensaient que leurs marbres luisants
pouvaient circonscrire la contagion parce que celle-ci n’était qu’une
hystérie de sauvages.
Lorsque la folie franchira ces colonnes, se dit Kathleen, ces gens-là ne
comprendront pas ce qui leur arrive.
Cruellement, elle ajouta presque : Bien fait.
« Vous, là ! Xiǎo gūniáng ! »
Kathleen pivota d’un bond au son de cette voix, son cœur se soulevant
dans l’espoir qu’un banquier était sorti pour lui dire qu’ils se souvenaient de
quelque chose. Mais lorsqu’elle se tourna, ses yeux se posèrent sur une
vieille femme à l’épaisse chevelure blanche, qui avançait vers elle d’un pas
traînant en serrant son sac des deux mains.
« Oui ? » demanda Kathleen.
La vieille femme s’arrêta devant elle, son regard se fixant sur le
pendentif de jade qui ceignait sa gorge. La chair de poule hérissa aussitôt
les avant-bras de Kathleen. Elle résista à l’envie de toucher ses cheveux.
« Je vous ai entendu poser des questions… » La femme se pencha en
avant, adopta un ton de conspirateur « … sur un monstre ? »
Kathleen grimaça, chassant sa chair de poule d’une courte exhalaison.
« Je suis désolée, répondit-elle. Je n’ai pas d’informations non plus…
— Oh, mais moi si, l’interrompit la femme. Vous n’irez nulle part, avec
ces banquiers. Ils quittent à peine des yeux leurs livres et leurs comptoirs.
Mais moi, j’étais là il y a trois jours. Je l’ai vu.
— Vous… » Kathleen regarda par-dessus son épaule, puis se pencha en
avant, baissant la voix à son tour. « Vous l’avez vu, ici ? De vos propres
yeux ? »
La femme fit signe à Kathleen de la suivre, ce qu’elle fit, et elles
regardèrent des deux côtés avant de traverser la rue. Elles marchèrent
jusqu’à la rive, près des appontements qui s’enfonçaient dans le fleuve.
Lorsque la vieille femme s’arrêta, elle posa son sac et se servit de ses deux
mains pour illustrer son propos.
« Juste là, dit la femme. Je sortais de la banque avec mon fils. Un chou,
mais un parfait bèndàn en ce qui concerne les finances. Quoi qu’il en soit,
alors qu’il était parti chercher un pousse-pousse, je suis restée devant la
banque pour attendre, et de la rue, là… – elle ouvrit les bras pour indiquer
une rue qui s’enfonçait vers l’intérieur de la ville – cette… chose… a
émergé.
— Une chose, répéta Kathleen. Vous voulez dire le monstre ?
— Oui… » La femme s’interrompit. Elle avait commencé son histoire
avec vigueur, avec le genre d’énergie qui vous vient en face d’un public
captivé. Maintenant, cela s’étiolait, et la femme se retrouvait face à ce
qu’elle avait réellement vu. « Le monstre. Une chose horrible, immortelle.
— Vous en êtes certaine ? » la pressa Kathleen. Une partie d’elle-même
voulait se précipiter à la maison sans plus attendre et transmettre cette
information à Juliette pour que sa cousine puisse rassembler les forces
écarlates et distribuer les fourches. L’autre partie, celle qui était logique,
savait que cela n’était pas suffisant. Il leur en fallait plus. « Vous êtes
certaine que c’était le monstre, pas une ombre, ou…
— J’en suis certaine, répondit-elle d’un ton ferme. J’en suis certaine,
parce qu’un pêcheur qui accostait a essayé de tirer sur cette chose alors
qu’elle se traînait sur cet appontement-là, exactement. » Elle pointa du
doigt, indiquant l’appontement qui s’avançait dans les eaux du très, très
large fleuve, et qui grouillait de l’activité des navires qui y étaient amarrés.
« J’en suis certaine parce que les balles n’ont fait que rebondir sur son dos
et retomber par terre en tintant, comme si ce n’était pas un être qui se tenait
là, mais un dieu. C’était un monstre. J’en suis certaine.
— Que s’est-il passé ? » chuchota Kathleen. Un frisson parcourut sa
nuque et ses bras. Elle ne l’attribua pas à la brise marine. C’était quelque
chose de bien plus terrible. « Que s’est-il passé ensuite ? »
La femme cilla. Elle parut émerger d’une sorte de transe, comme si elle
n’avait pas vraiment réalisé à quel point elle s’était enfoncée dans ses
souvenirs.
« Eh bien, le problème est là, répondit-elle en fronçant les sourcils. Ma
vue n’est plus très bonne, voyez-vous. J’ai regardé la créature plonger dans
l’eau, puis… »
Kathleen se pencha en avant. « Et puis… ? »
La vieille femme agita la tête. « Je ne sais pas. Tout est un peu flou. J’ai
cru entendre trottiner. On aurait dit que l’obscurité là-bas – elle tendit le
bras – se déplaçait. Comme si des petites choses étaient projetées dans la
pénombre. » Elle agita de nouveau la tête, plus intensément, cette fois. Ça
ne parut pas changer grand-chose, parce que la voix de la vieille femme
avait perdu presque toute son énergie initiale. « Entre-temps, mon fils était
revenu avec le pousse-pousse. Je lui ai dit d’aller voir. Je lui ai dit que
j’avais vu un monstre dans l’eau. Il a dévalé l’appontement en courant pour
essayer de le voir. »
Kathleen hoqueta. « Et… il l’a vu ?
— Non. » La vieille femme se rembrunit, les yeux tournés vers le
Huangpu. « Il m’a dit que je racontais n’importe quoi. Qu’il avait juste vu
un homme qui s’éloignait à la nage. Il était convaincu que c’était juste un
pêcheur tombé par-dessus bord. »
Un homme. Comment y aurait-il pu avoir un homme dans l’eau alors
que le monstre était là ? Comment aurait-il pu survivre ?
À moins…
En haletant, la femme fit mine de ramasser son sac, puis parut se raviser
et préféra attraper la main de Kathleen.
« Je vous ai reconnue, vous faites partie du clan des Écarlates, dit-elle
doucement. Quelque chose est en train de prendre vie dans les eaux qui
entourent cette ville. Il y a des choses qui prennent vie dans bien des
endroits que nous ne voyons pas. » Les doigts de la vieille femme se
resserrèrent si fort que Kathleen ne put bientôt plus sentir son sang circuler
dans la paume de sa main.
« Par pitié, murmura la vieille femme, protégez-nous-en. »
QUINZE

Quelques jours avaient passé, et Juliette ne pensait plus que rarement à


autre chose qu’à la folie. Elle réagissait à peine lorsqu’on l’appelait. Elle ne
prêtait l’oreille qu’aux cris, et chaque fois qu’elle en entendait un dans les
rues, elle fronçait les sourcils, espérant, mourant d’envie de pouvoir y faire
quelque chose.
Un monstre, se dit Juliette, comme elle patientait, l’épaule appuyée sur
l’escalier. Ces pensées lui revenaient en boucle. Il y a un monstre qui
répand la folie dans les rues de Shanghai.
« Tu es prête ? » lui demanda maître Cai d’un peu plus haut dans
l’escalier, alors qu’il s’était immobilisé le temps d’ajuster le col de son
manteau.
Juliette se força à revenir à l’instant présent. En soupirant, elle fit
tournoyer la petite pochette qu’elle tenait dans ses mains.
« On ne peut plus prête. »
Maître Cai descendit le reste des marches, puis s’arrêta devant sa fille,
les sourcils froncés. Juliette baissa la tête pour se regarder, en se demandant
ce qui avait pu provoquer sa désapprobation. Elle était une fois de plus
vêtue de l’une de ses robes américaines, celle-ci un peu plus élaborée en
raison des circonstances, le tulle vaporeux flottant sur ses épaules formant
des demi-manches. L’encolure était-elle trop décolletée ? S’agissait-il, pour
une fois, d’une sollicitude paternelle normale, et qui ne concernait pas sa
capacité à tuer un homme de sang-froid ?
« Où est ton masque ? »
Presque. Je m’en contenterai.
« Pour quoi faire ? soupira Juliette. Tu n’en portes pas. »
Maître Cai se frotta les yeux. Juliette n’aurait pas su dire s’il était
fatigué d’avoir dû se préparer à négocier avec les Français, ou s’il était
exaspéré par la puérilité de son comportement.
« Oui, parce que je suis un homme de 50 ans, répondit son père. Cela
paraîtrait ridicule. »
Juliette haussa les épaules, puis partit en direction de la porte d’entrée.
« C’est toi qui l’as dit, pas moi. »
La nuit était fraîche lorsqu’ils sortirent dans l’allée, et Juliette frissonna
un peu, frottant ses mains sur ses bras nus. Aucune importance. Il était trop
tard pour retourner chercher un manteau, de toute façon. Elle monta en
voiture avec l’aide du chauffeur et se glissa sur la banquette pour faire de la
place à son père. La plupart des autres membres de la famille assistant au
bal masqué étaient déjà partis. Juliette, n’ayant vraiment pas envie d’y aller,
avait attendu pendant que maître Cai prenait le temps de finir son travail. Il
n’avait annoncé qu’il était temps de partir que lorsque le ciel avait rosi et
que le soleil, d’un orange flamboyant, avait commencé à friser l’horizon.
Maître Cai monta en voiture. Une fois bien assis, il posa ses mains dans
son giron et regarda Juliette. Il fronça de nouveau les sourcils. Cette fois, il
avait les yeux fixés sur le collier lacé serré autour de son cou.
« Ce n’est pas un collier, n’est-ce pas ?
— Effectivement pas, bàba.
— C’est un garrot, n’est-ce pas ?
— Effectivement, oui, bàba.
— Combien d’autres armes dissimulées as-tu ?
— Cinq, bàba. »
Maître Cai pinça l’arête de son nez et maugréa : « Wǒde māyā, ayez
pitié de mon âme. »
Juliette sourit comme si elle avait été complimentée.
Leur voiture partit en ronronnant doucement, roula à travers de
paisibles routes champêtres avant de pénétrer dans la cité, en klaxonnant
toutes les trois secondes pour que les cantonniers et les tireurs de pousse-
pousse s’écartent de leur chemin. Juliette avait pris l’habitude de ne jamais
regarder par la vitre, afin d’éviter que, parce qu’elle aurait croisé son
regard, un mendiant s’approche. Mais, pour une raison inexplicable, ce soir-
là, elle regarda.
Juste à temps pour voir une femme beugler sur le trottoir, berçant un
corps dans ses bras.
La dépouille était une masse sanglante, les mains tachées de rouge et la
gorge tellement déchirée que la tête ne restait plus attachée que par
l’ossature de la nuque. La femme en larmes soutenait ce crâne, serrait sa
joue contre le petit visage d’une pâleur mortelle.
La voiture se remit en branle. Juliette ramena son regard vers l’avant,
vers le mouvement flou et fuyant du pare-brise, et déglutit
douloureusement.
Pourquoi tout cela arrive-t-il ? se demanda-t-elle désespérément. Cette
ville a-t-elle commis de tels péchés qu’elle en est venue à mériter cela ?
La réponse était : oui. Mais ce n’était pas totalement leur faute. Les
Chinois avaient creusé la fosse, apporté le bois et gratté l’allumette, mais
c’étaient les étrangers qui étaient venus répandre de l’essence dans le
moindre recoin, pour que tout Shanghai s’embrase en une fournaise de
débauche inextinguible.
« Nous sommes arrivés », dit le chauffeur en freinant.
Juliette, mâchoire serrée, descendit de voiture. Dans la Concession
française, tout était un peu plus rutilant, y compris l’herbe sous ses pieds.
Ce jardin était habituellement clôturé, mais il avait été grand ouvert pour la
réception. Lorsque Juliette franchit son portail, ce fut comme si elle était
entrée dans un autre monde – un monde fort éloigné des rues sales et des
ruelles étroites et surpeuplées qu’ils venaient de traverser. Ici, tout n’était
que pelouses et lierres et visées spécieuses, petites tonnelles discrètes
situées dans des recoins pittoresques, et la pénombre qui s’avançait, qui
étirait les ombres des grandes portes de fer forgé très loin sur les pelouses,
les allongeait plus encore à chaque seconde de ce crépuscule violacé.
Malgré le froid, Juliette transpirait un peu, tandis qu’elle parcourait du
regard les grappes de gens éparpillées çà et là dans ce jardin si délicatement
entretenu. La première chose qu’elle avait à faire était de repérer à quel
endroit chaque membre de la famille avait choisi de se placer. Elle en
retrouva sans encombre la plus grande partie, disséminée et bavardant.
Peut-être qu’elle avait effectivement poussé la prudence à l’excès en
emportant autant d’armes. À cause du couteau fixé au bas de son dos, sa
robe était trop serrée à la taille, et le tissu blanc à ses genoux se fronçait à
chaque pas. Mais Juliette ne pouvait s’en empêcher. En apportant ses armes,
elle pouvait se convaincre qu’elle était capable de réagir en cas de désastre.
Elle ne voulait pas admettre qu’il y avait des désastres que l’on ne
pouvait pas combattre avec un couteau. Et les étrangers ici ne s’inquiétaient
pas le moins du monde. Au fil de sa progression, elle en entendit plus d’un
glousser au sujet des rumeurs d’une folie, les Anglais comme les Françaises
faisant tinter leurs verres de cristal pour célébrer l’intelligence qu’il y avait
à ne pas se laisser aller à cette hystérie locale. Ils agissaient comme si ce
pouvait être un choix.
« Viens, Juliette », la pressa maître Cai d’un peu plus loin devant elle,
en redressant ses manchettes.
Juliette le suivit docilement, mais son regard demeurait ailleurs. Sous
un délicat kiosque de marbre, un quatuor à cordes jouait de la musique de
chambre, la musique flottant vers une clairière dans laquelle dansaient des
négociants étrangers et leurs épouses. Il y avait une proportion à peu près
égale de membres du clan des Écarlates et d’étrangers, négociants et
officiels additionnés, et certains allaient même jusqu’à se mêler dans cette
fin de crépuscule. Dans l’un de ces groupes, elle repéra Tyler, qui discutait
avec une Française. Lorsqu’il la vit le regarder, il lui fit aimablement signe.
Les lèvres de Juliette se pincèrent pour n’être plus qu’un mince trait amer.
Alentour, les guirlandes enroulées le long des auvents des tonnelles
s’allumèrent toutes ensemble dans un grand souffle sonore. Le jardin en fut
illuminé d’or, repoussant l’obscurité qui, sans cela, se serait insinuée là,
comme le soleil achevait de plonger dans la mer.
« Juliette », insista maître Cai. Juliette, sans s’en apercevoir, avait
ralenti jusqu’à marcher à l’allure d’un escargot. De mauvaise grâce, elle
accéléra. Elle avait remarqué que la plupart des gens présents demeuraient
dans des groupes qui leur ressemblaient. Les femmes britanniques venues
ici avec leurs époux diplomates riaient ensemble, leurs gants de dentelle
faisant tourner leurs ombrelles pastel. Les officiers français se tapaient dans
le dos, riaient à gorge déployée des plaisanteries ratées que l’un de leurs
supérieurs venait de raconter. Pourtant, répartis dans des sections différentes
du jardin, trois solitaires restaient isolés, même s’ils faisaient de leur mieux
pour paraître affairés.
Juliette s’arrêta de nouveau. Elle inclina la tête et regarda mieux l’un
d’entre eux – celui qui examinait avec ferveur l’assiette qu’il tenait dans la
main.
« Bàba, tu ne trouves pas que ce garçon là-bas a l’air coréen ? »
Maître Cai ne suivit même pas la direction de son regard. Il posa ses
mains sur les épaules de Juliette et la tourna pour la remettre dans la
direction où ils allaient. « Concentre-toi, Juliette. »
C’était un ordre bien inutile. Juliette n’eut pas besoin de se concentrer
lorsqu’ils rejoignirent le consul général de France parce que, quand celui-ci
prit la parole, elle se fondit tout simplement dans le décor, devint une
simple partie du paysage. Elle écouta la conversation principale par bribes,
sans même saisir le nom du consul général, mais prêta une plus grande
attention aux deux hommes quasiment au garde-à-vous derrière lui.
« Voudras-tu une collation, après ? » murmura le premier en français.
« Je déteste ce que ce traiteur a préparé. Ils essaient trop de plaire à ce pays
insipide, de l’autre côté de la mare.
— Tu m’ôtes les mots de la bouche, répondit le second. Non mais,
regarde-les : un troupeau de rustauds mal dégrossis. »
Juliette s’était tendue, mais vu la remarque sur la mare, c’étaient des
Britanniques qu’il parlait, pas des Écarlates.
« Ils sirotent leur thé et prétendent l’avoir inventé, poursuivit le second
homme. Eh, bonhomme ! les Chinois infusaient déjà du thé quand vous
n’aviez pas encore de roi ! »
Juliette renâcla soudain – la médiocrité incongrue de leur conversation
l’avait complètement prise au dépourvu – puis toussa pour en masquer le
bruit. Maître Cai n’avait pas à s’inquiéter : l’amener ici n’avait été qu’une
précaution inutile. Elle reporta son attention sur la conversation de son père.
« Ils sont perplexes, maître Cai » était en train de dire le consul général.
Il devait parler des hommes d’affaires français, supposa Juliette. « La Garde
municipale assure pour l’instant la sécurité de la Concession française, mais
s’il advient quelque chose de réellement sérieux, j’ai besoin de savoir que je
peux compter sur le soutien du clan des Écarlates. »
S’il s’opérait un soulèvement du bas peuple chinois, que les travailleurs
sous-payés décidaient que le communisme était une solution viable, alors
les Français auraient besoin d’un moyen de préserver leur emprise sur
Shanghai. Ils pensaient pouvoir y parvenir par l’entremise des armes et des
ressources du clan des Écarlates. Ils ne réalisaient pas que, s’il y avait une
révolution, il ne resterait dans la ville plus personne avec qui ils pourraient
commercer.
Mais maître Cai ne dit rien de tout cela. Il accepta facilement, sous la
condition que le clan des Écarlates conserve le droit de poursuivre son
activité dans la Concession française. Le consul général de France
s’exclama, dans son anglais émaillé d’américanismes : « Bien évidemment,
mon bon ami ! La question ne se posait même pas ! » Et, lorsque les deux
hommes se serrèrent la main, il parut que tout était réglé.
Juliette jugea tout cela affecté et ridicule. Elle trouva grotesque que son
père ait à demander la permission de faire ses affaires sur une terre où ses
ancêtres avaient vécu et étaient morts, à des gens qui avaient amarré leurs
bateaux là, et décidé qu’ils aimeraient commander dorénavant.
Le consul général de France, comme s’il avait la capacité de détecter
l’hostilité des pensées de Juliette, tourna la tête vers elle.
« Et comment allez-vous, mademoiselle Juliette ? »
Juliette lui fit un grand sourire.
« Vous ne devriez pas avoir votre mot à dire, ici. » Elle avait parlé avant
que son père n’eût pu l’arrêter, ses mots s’écoulant avec une telle douceur
qu’ils ressemblaient à de l’admiration. « Quels que soient nos défauts,
quelles que soient nos luttes intestines, notre pays n’a pas pour vocation
d’obéir à des gens comme vous. »
L’air réjoui du consul général pâlit, mais à peine, comme il n’arrivait
pas à déterminer si Juliette lui lançait une pique ou faisait une remarque
innocente. Ses mots étaient tranchants mais ses yeux amicaux, et ses mains
étaient jointes comme si elle faisait simplement la conversation.
« Bonne soirée », coupa maître Cai avant que l’un des Français n’eût
formulé une réponse. Il entraîna fermement Juliette au loin, la faisant
marcher à son côté, un bras sur ses épaules.
« Juliette, persifla maître Cai à l’instant où ils furent hors de vue, je ne
croyais pas devoir t’enseigner ceci, mais tu ne peux pas dire de telles choses
à des gens puissants. Cela te mènera à ta perte. »
Juliette arracha ses épaules à l’emprise de son père.
« Certainement pas, rétorqua-t-elle. Il est puissant, mais pas assez pour
me tuer.
— D’accord, répondit maître Cai d’une voix ferme. Il ne te tuerait peut-
être pas…
— Alors pourquoi ne pourrais-je pas parler librement ? »
Son père soupira. Il inspira, expira, cherchant une réponse.
« Parce que, finit-il par dire, cela l’offense, Juliette. »
Juliette croisa les bras. « Nous ne pipons pas mot sur l’injustice de la
situation, simplement parce que cela l’offenserait ? »
Maître Cai agita négativement la tête. Il prit sa fille par le coude pour
l’entraîner encore plus loin, après avoir longuement regardé par-dessus son
épaule. Lorsqu’ils furent près de l’une des tonnelles, il la lâcha et croisa ses
mains devant lui.
« À notre époque, Juliette, dit-il d’un ton bas et circonspect, les gens les
plus dangereux sont les hommes blancs puissants qui ont l’impression
d’avoir subi un affront. »
Juliette savait cela. Elle savait cela bien mieux que son père et sa mère,
qui n’avaient vu tout ce dont les étrangers étaient capables après avoir
navigué jusque dans les eaux chinoises. Mais Juliette… ses parents
l’avaient envoyée en Amérique pour y parfaire son éducation, après tout.
Elle y avait grandi avec un œil fixé sur la devanture de chaque
établissement où elle s’apprêtait à entrer, au cas où un panneau
ségrégationniste lui en interdirait l’accès. Elle avait appris à s’écarter dès
qu’une dame blanche en talons hauts marchait sur un trottoir avec ses
perles, avait appris à feindre l’humilité et à regarder le sol, au cas où
l’époux de la dame blanche remarquerait le léger cillement de ses yeux et
lui crierait dessus, en exigeant de savoir ce qu’elle faisait dans ce pays et
quel était son problème. Elle n’avait pas besoin d’avoir commis l’outrage le
plus minime à se reprocher. C’était leur prérogative qui sustentait ces
hommes. Leur prérogative qui encourageait leurs épouses à placer un
mouchoir délicat sur leur nez et à renifler, en croyant sincèrement que
l’admonestation était méritée. Ils se croyaient les maîtres du monde, sur des
terres volées en Amérique, sur des terres volées à Shanghai.
Partout où ils allaient : leur prérogative.
Et Juliette en était tellement lasse.
« Tout le monde finit par être offensé, dit-elle d’un ton amer. Pendant
qu’il est là, il peut bien essayer une fois. Il ne mérite pas de détenir le
pouvoir. Ce n’est en rien son droit.
— Je sais, se contenta de répondre maître Cai. Toute la Chine le sait.
Mais c’est de cette façon que fonctionne le monde, maintenant. Tant qu’il
aura le pouvoir, nous aurons besoin de lui. Tant qu’il aura les armes, il
conservera le pouvoir.
— Ce n’est pas comme si nous n’avions pas d’armes, grommela tout de
même Juliette. Ce n’est pas comme si nous n’avions pas tenu Shanghai
d’une main de fer pendant un siècle avec nos armes.
— À une époque, cela suffisait, répondit maître Cai. Maintenant, ce
n’est plus le cas. »
Les Français avaient besoin d’eux, mais le clan des Écarlates n’avait
pas besoin des Français de la même façon. Ce que son père voulait dire, en
fait, c’était qu’ils avaient besoin de la puissance des Français – ils avaient
besoin de demeurer dans leurs petits papiers. Si le clan des Écarlates
s’avisait de déclarer la guerre et de revendiquer la Concession française en
tant que territoire chinois, ils seraient éradiqués en quelques heures. La
loyauté et la hiérarchie des gangs n’étaient rien face aux navires de guerre
et aux torpilles. Les guerres de l’opium en avaient fait la preuve.
Juliette laissa échapper un petit bruit de dégoût. Au vu de l’expression
sévère du visage de son père, elle soupira et ramena la discussion sur ce qui
était important. « Oublie cela. Et je n’ai rien entendu d’intéressant de la part
de ces hommes. »
Maître Cai hocha la tête. « C’est une bonne chose. Cela signifie moins
de complications pour nous. Va t’amuser.
— Bien sûr », répondit Juliette. Par cela, elle voulait dire : Je vais
manger quelque chose puis je file. Elle venait de repérer Paul Dexter qui
avait franchi le portail. Il cherchait dans la foule.
« Je serai cachée… » Juliette toussota. « Hum, pardon. Je serai postée
dans les environs de cet arbre. »
Malheureusement, malgré la vitesse à laquelle elle s’éloigna, ce ne fut
pas suffisant.
« Mademoiselle Cai, quelle agréable surprise. »
Ayant atteint le buffet, Juliette débraya et prit élégamment une tartelette
aux œufs. Elle en mordilla une bouchée, puis se tourna, pour faire face à
l’équivalent humain du pain rassis.
« Comment allez-vous ? » demanda Paul. Il serrait ses mains derrière
son dos, ce qui étirait le tissu bleu de son élégant costume. Lui non plus ne
portait pas de masque. Ses yeux verts clignèrent sans retenue, et réfléchirent
la lueur dorée qui les éclairait d’en dessus.
Juliette haussa les épaules. « Bien.
— Excellent, excellent », gazouilla Paul. Elle ne voyait aucune raison
de réagir avec autant d’enthousiasme à sa réponse atone. « Permettez-moi
d’ajouter que…
— Que voulez-vous, Paul ? l’interrompit Juliette. Je vous ai déjà dit que
nous ne ferions pas affaire. »
Bien loin de se laisser décourager, Paul redoubla au contraire de zèle et
prit Juliette par le coude pour l’entraîner à l’écart du buffet. Au fond d’elle,
Juliette envisagea de l’abattre, mais comme il s’agissait d’une réception où
se mêlaient des centaines de riches étrangers, elle se dit que ce n’était
probablement pas la meilleure ligne de conduite possible. Elle raidit le bras,
mais laissa Paul l’entraîner.
« Juste pour information, dit-il, nous avons transféré nos comptes chez
d’autres commerçants. Ne vous inquiétez pas, je n’importunerai plus le clan
des Écarlates. »
Juliette sourit plaisamment. Ses dents étaient serrées très fort.
« Si c’est le cas, pourquoi perdre votre temps avec moi ? »
Paul lui sourit affablement en retour, mais lui paraissait sincère.
« Peut-être que c’est votre tendresse que je recherche, jolie jeune
femme. »
Grossier personnage. Elle parierait ses économies qu’il ne la trouvait
jolie que parce qu’elle était compatible avec les standards occidentaux. La
beauté féminine était un concept aussi fuyant que le pouvoir. Si elle
bronzait, qu’elle prenait un peu de poids et qu’elle laissait passer quelques
décennies, les artistes de rue ne représenteraient plus son visage pour faire
vendre leurs crèmes. Les standards, tant chinois qu’occidentaux, étaient
arbitraires, pathétiques. Mais Juliette avait néanmoins besoin de s’y plier, de
se forcer à s’y conformer si elle voulait conserver son pouvoir. Sans sa
beauté, elle verrait la ville se retourner contre elle. Il se dirait qu’elle ne
mérite pas sa position. Les hommes, pendant ce temps, pouvaient bronzer,
grossir et vieillir autant qu’ils le voulaient. Cela n’influait pas sur ce que les
gens pensaient d’eux.
Juliette arracha son bras aux griffes de Paul et tourna les talons pour
repartir vers le buffet.
« Non merci. On n’emporte pas mon affection avec une énergie aussi
molle. »
La rebuffade était on ne peut plus claire. Juliette crut être enfin libre
lorsqu’elle prit un verre. Mais Paul était tenace. Sa voix résonna de nouveau
par-dessus l’épaule de Juliette.
« Comment va votre père ?
— Il va bien », répondit Juliette en ne ravalant que de justesse tout
l’acide qu’elle avait envie d’y ajouter. Par pure politesse, elle lui demanda
d’un ton léger : « Et le vôtre ? »
Juliette était la reine des mondanités. Elle leur avait quasiment consacré
sa vie. L’eût-elle voulu que ce petit sourire poli serait devenu une
merveilleuse illumination. Mais elle ne pensait pas pouvoir tirer la moindre
information utile de Paul, et s’associer d’une quelconque façon avec lui eût
été vain.
Peut-être que Paul avait saisi. Peut-être qu’il était plus malin que
Juliette ne le croyait. Peut-être qu’il avait effectivement repéré l’agacement
dans le tapotement de ses doigts, l’impatience dans les haussements
incessants de son cou.
Alors il se donna une utilité.
« Mon père et moi avons commencé à travailler pour le Larkspur, dit
Paul. Vous avez entendu parler de lui ? »
Le Larkspur. Le tapotement des doigts de Juliette cessa d’un coup. Lā-
gespu. Larkspur. Voilà ce que le vieil homme à Chenghuangmiao avait
essayé de dire. Entendre un illuminé hurler au sujet d’un être mystérieux
qui lui aurait donné un remède contre la folie ne méritait aucune attention.
Entendre parler de ce même être mystérieux deux fois en quelques jours
était étrange. Ses yeux se concentrèrent un peu plus sur le beau parleur
britannique qui lui faisait face, devenant pour une fois un véritable regard.
« J’ai entendu dire des choses, ici et là », répondit vaguement Juliette.
Elle inclina la tête. « Quelle y est votre part ?
— Des peccadilles, principalement. »
Là, c’était Paul qui se montrait volontairement vague, et il le savait.
Juliette observa les ridules de son petit sourire, la courbe de ses sourcils
froncés, et sut presque tout de lui. Il voulait attirer l’attention à travers cette
implication avec le Larkspur, mais n’était pas autorisé à fournir des
informations. Il allait faire allusion à tout ce qu’il savait, mais ne révélerait
rien pour le seul plaisir de la conversation.
« Des peccadilles ? répéta Juliette. J’imagine qu’il n’y a pas grand-
chose à faire.
— Oh, c’est là que vous vous trompez, répondit Paul en gonflant la
poitrine. Le Larkspur a mis au point un vaccin contre la folie. Les
négociants se précipitent en masse pour l’obtenir, et l’organisation d’une
telle affaire oblige à employer une petite armée.
— Votre salaire doit être mirifique. » Juliette jeta un coup d’œil sur la
chaîne d’une montre de gousset en or attachée à sa boutonnière.
« Le Larkspur brasse des montagnes d’argent », confirma Paul.
Ce Larkspur profite-t-il de la panique provoquée par la folie, ou
dispose-t-il réellement d’un vaccin digne de ce que paient ces négociants ?
se demanda Juliette.
Juliette aurait pu poser ces questions à voix haute, mais Paul avait l’air
trop content de lui-même pour y répondre honnêtement. Elle préféra
demander de but en blanc : « Et ce Larkspur a un nom ? »
Paul haussa les épaules. « Si c’est le cas, je ne le connais pas. Si vous le
désirez, je pourrais m’arranger pour que vous le rencontriez. »
À ces mots, Juliette se redressa, le dévisageant de sous ses longs cils
fardés, attendant le hic.
« Je dois néanmoins reconnaître, poursuivit Paul d’un ton contrit, que je
n’ai pas un rang très élevé dans l’organisation. Vous auriez à patienter un
peu, le temps que je progresse… »
Juliette se retint tout juste d’écarquiller les yeux. Paul continuait de
dégoiser, mais elle avait cessé d’écouter. Ce n’était qu’un délire
mégalomaniaque : il ne saurait pas se rendre utile, en fin de compte.
« Excusez-moi, mademoiselle.1 »
Paul se tut soudain lorsque la voix s’éleva derrière Juliette, lui offrant
de précieuses secondes de répit à cette logorrhée. Elle remercia
mentalement le nouvel arrivant qui lui avait parlé français, remerciements
qu’elle retira aussitôt à l’instant où elle se retourna et fit face à l’homme
blond masqué qui se tenait devant elle.
Malédiction.
« Voulez-vous danser ?2 »
Bien que Juliette pût sentir une veine de son front pulser
dangereusement au rythme de sa fureur, elle saisit l’opportunité de
s’échapper.
« Bien sûr, répondit-elle d’une voix tendue. À plus tard, Paul.3 »
Juliette agrippa la manche de Roma et l’entraîna plus loin, ses doigts
refermés si fort qu’elle ne sentait plus sa main droite. S’était-il imaginé
qu’elle ne le reconnaîtrait pas, simplement parce qu’il portait une perruque
blonde et un masque ?
« Tu veux mourir, c’est ça ? » persifla Juliette en passant à l’anglais dès
que Paul fut hors de vue. Puis, remarquant tous les officiels et négociants
britanniques autour d’elle, elle baissa la voix et choisit le russe. « Je devrais
vous tuer immédiatement. Quelle audace !
— Tu n’oserais pas, répliqua Roma, dans un russe rapide et mordant.
Risquerais-tu de faire passer les Écarlates pour des brutes vicieuses devant
tous ces étrangers juste pour te débarrasser de moi ? Ce serait un prix à
payer trop élevé.
— Je… » Juliette pinça les lèvres, ravalant tout ce qui avait pu lui venir
sur le bout de la langue. Ils avaient marqué une pause dans le tourbillon de
la danse, au milieu d’un nombre de couples qui allait croissant à mesure que
la musique changeait. Le quatuor devenait plus attractif, jouait des airs plus
vifs, au rythme entraînant. Roma avait raison. Juliette n’aurait jamais osé,
mais elle avait bien autre chose que les étrangers à l’esprit. Juliette n’aurait
jamais osé, parce qu’elle pouvait bien dire tout ce qu’elle voulait, elle
demeurait incapable de séparer la haine qui bouillonnait dans ses tripes de
la soudaine décharge d’adrénaline que produisait sa proximité. Si son corps
refusait d’oublier celui que Roma avait autrefois été pour elle, comment
pourrait-elle imposer à ces mêmes membres de se rebeller contre ce qui
était leur nature, les employer pour le détruire ?
« Un penny pour vos pensées ? »
Lorsque Roma repassa à l’anglais, Juliette releva les yeux par réflexe.
Leurs regards se trouvèrent. Une vibration parcourut le dessus de ses mains.
Au milieu de tant de robes tourbillonnantes, leur immobilité commençait à
paraître singulière. En fait, Juliette se demanda comment Roma réussissait à
éviter d’attirer l’attention partout où il allait. Il se mouvait trop bien. Si
quelqu’un lui avait dit quatre ans plus tôt que c’était un dieu sous forme
humaine, elle l’aurait cru.
« Je doute que tu aies un penny en poche », finit-elle par lui répondre. À
contrecœur, elle s’avança d’un pas et leva une main ; Roma fit de même. Ils
n’avaient pas besoin de parler pour faire chacun leur part au moment
adéquat : ils avaient toujours su prévoir ce que l’autre allait faire.
« Effectivement pas, mais j’ai de plus grosses coupures. Offririez-vous
plus de pensées pour plus de pennies ? »
La musique prit de l’ampleur, forçant les couples à danser avec une
vigueur renouvelée. Roma et Juliette durent volter chacun autour de l’autre,
bras tendus sans que les mains ne se touchent, stationnaires sans être
immobiles, censés suivre le mouvement général mais réticents à entrer en
contact, à prétendre être plus qu’ils n’étaient.
« Que fais-tu ici, Roma ? » demanda Juliette d’une voix tendue. Elle
n’avait pas assez d’énergie pour jouer le jeu de leur petite discussion
triviale. À une distance aussi intime, elle pouvait à peine conserver le
contrôle de sa respiration, retenir le tremblement qui menaçait de s’emparer
de sa main tendue. « J’imagine que tu ne risquerais pas votre vie pour une
simple danse.
— Non », répondit-il avec assurance. « C’est mon père qui m’envoie. »
Une pause. Ce n’est qu’alors que Roma parut chercher ses mots. « Il
souhaite proposer que le clan des Écarlates et les Fleurs blanches œuvrent
ensemble. »
Juliette manqua lui rire au nez. Elle tremblait devant le nombre toujours
croissant des victimes de la folie, oui, et elle craignait la survenue d’un
autre épisode dans sa propre maison – visant cette fois ceux de son sang,
ceux qu’elle connaissait bien et qui étaient chers à son cœur. Mais ce n’était
pas encore arrivé, et cela n’arriverait pas si elle réussissait à agir assez vite
– seule. Quelle que soit l’efficacité qu’il y aurait à gagner si les deux gangs
unissaient une cité divisée, travaillaient ensemble, elle n’avait aucune
intention d’accepter la proposition de Roma, et lui semblait penser la même
chose.
Les mots qui s’échappaient de sa bouche étaient une chose, mais
l’expression de son visage en était une autre. Le cœur n’y était pas non plus.
Même si collaborer pouvait unifier leurs territoires, même si cela pouvait
produire une interruption momentanée de leur guerre qui permettrait peut-
être de découvrir pourquoi les gangsters étaient éliminés un par un, cela ne
suffisait pas. Il ne suffisait pas de mettre de côté la haine et le sang pour
apaiser la fureur qui brûlait dans le cœur de Juliette depuis quatre ans.
En outre, pourquoi serait-ce maître Montagov, entre tous, qui
proposerait une alliance ? C’était le plus haineux. Juliette ne pouvait en tirer
qu’une seule conclusion, la plus probable : c’était un test. S’il dépêchait
Roma et que le clan des Écarlates acceptait, alors maître Montagov saurait à
quel point ils étaient désespérés. Les Fleurs blanches ne voulaient pas
vraiment travailler avec eux. Ils voulaient seulement savoir à quel point les
Écarlates avaient souffert, afin d’utiliser cette information pour les frapper
encore plus fort.
« Jamais, persifla Juliette. Cours chez toi dire à ton père qu’il peut
crever la bouche ouverte. »
Juliette tourna les talons, mettant fin à leur danse, mais la musique
changea pour adopter le rythme d’une valse. Roma attrapa son bras, la tira
vers lui jusqu’à ce que son autre main retombe sur son épaule, tandis que lui
l’enlaçait de l’autre bras par la taille. Avant qu’elle n’eût pu rien faire, il les
avait placés dans la posture appropriée, poitrine contre poitrine, et ils
dansaient.
Ce fut comme si elle agissait par compulsion. Un temps, elle s’autorisa
à croire qu’ils avaient 15 ans, qu’ils tournoyaient sur le toit qui était leur
cachette favorite, au rythme de la musique de la boîte de jazz qui se trouvait
juste sous leurs pieds. Les souvenirs étaient de petites créatures
véhémentes, après tout – ils réapparaissaient au moindre soupçon de
nutrition.
Elle détestait le côté pulsionnel de sa manière de s’appuyer sur lui. Elle
détestait la façon dont son corps le laissait la mener sans résistance.
Autrefois, ils étaient incontrôlables. Lorsqu’ils étaient ensemble, ils ne
connaissaient pas la peur, ni quand ils se cachaient dans l’arrière-salle d’un
cabaret bruyant pour jouer aux cartes, ni quand ils se donnaient pour
mission de pénétrer dans chacun des parcs privés de Shanghai un à un, une
quelconque bouteille volée par Juliette dans le bar de la maison glissée sous
le bras de Roma, à glousser tous les deux comme deux idiots.
Tout cela n’était que trop familier. Le contact des mains de Roma sur sa
taille, ses mains enfouies sous celles de Juliette – leurs mains avaient une
grâce immense, mais elle savait mieux que quiconque tout le sang qui avait
dégouliné le long des lignes de ses paumes. Des lignes de la main gravées
comme les Écritures en apparence, mais qui n’étaient en vérité que péché.
« Ce n’est pas une attitude convenable, commença-t-elle.
— Tu ne me laisses pas le choix », répondit Roma. Sa voix était tendue.
« J’ai besoin de ta coopération. »
La musique se fit plus aiguë puis accéléra, et alors que Roma la faisait
virevolter vers l’extérieur, sa robe tintant en mesure, la résistance de Juliette
commença à se faire sentir. Lorsqu’elle revint vers l’intérieur, elle décida de
ne plus se satisfaire de laisser Roma mener la danse. Malgré leur posture,
les figures, les pas, l’angle de leurs mains, malgré tout ce qui, dans une
valse, déterminait que la danseuse était guidée, Juliette commença à dicter
les directions.
« Pourquoi ne danses-tu pas avec mon père, alors ? demanda-t-elle en
prenant une longue inspiration avant le tour suivant. C’est lui, la voix du
clan. »
Roma résistait. Il tenait fermement sa main, et ses doigts appuyaient sur
sa taille comme s’il voulait imprimer ses empreintes digitales sur sa robe. Si
elle n’avait entendu que sa voix, elle n’aurait pas su la pression qui
s’exerçait sur lui. Sa voix demeurait fluide, naturelle.
« Je crois que ton père m’abattrait sur-le-champ.
— Mais tu ne crains pas que moi, je le fasse ? Il semblerait que ma
réputation ne me précède plus.
— Juliette, dit Roma, tu en as le pouvoir. »
La musique cessa brusquement.
Et se figèrent eux aussi, dans la position où ils étaient, les yeux dans les
yeux, cœur contre cœur.
Tandis que les danseurs autour d’eux se séparaient dans l’allégresse
pour changer de partenaire avant que la musique ne reprenne, Roma et
Juliette restèrent plantés là, à reprendre leur souffle, leurs poitrines se
gonflant et se dégonflant amplement, comme s’ils venaient d’achever une
séance de combat rapproché plutôt qu’une valse.
Abandonne-le là, maintenant, se dit Juliette.
La souffrance était presque physique. Les années les avaient usés,
avaient fait d’eux des monstres à visage humain, méconnaissables en regard
de leurs vieilles photos. Pourtant, malgré tout son désir d’oublier, c’était
comme si le temps n’avait pas passé. Elle le regardait et elle pouvait encore
se souvenir du terrible creux dans son estomac lorsque l’explosion avait
retenti, elle pouvait encore sentir ce serrement de gorge qui annonçait les
sanglots, tout allant de mal en pis jusqu’à ce qu’elle s’effondre contre le
mur extérieur de la maison, à n’avoir plus pour retenir ses hurlements que
les paumes de ses mains recouvertes de leurs gants de soie.
« Il faut que tu y réfléchisses. » Roma parlait doucement, comme si un
quelconque éclat trop bruyant allait disperser la bulle qui s’était formée
autour d’eux, effaroucher cette étrange chose entre eux qui bouillonnait et
remontait à la surface. « Je te donne ma parole que ce n’est pas un guet-
apens. C’est un moyen d’empêcher le chaos de submerger la ville. »
Un jour, il y a bien longtemps, au fond d’une bibliothèque alors qu’un
orage se déchaînait dehors, Juliette avait demandé à Roma : « Est-ce que tu
as déjà imaginé comment serait ta vie si tu t’appelais autrement ?
— Tout le temps. Pas toi ? »
Juliette avait réfléchi. « Seulement de temps en temps. Puis je pense à
tout ce qui me manquerait, si ce n’était plus le cas. Qu’est-ce que je serais,
si je n’étais pas une Cai ? »
Rome s’était redressé sur ses coudes. « Tu pourrais être une Montagov.
— Ne sois pas ridicule.
— Très bien. » Roma s’était penché vers elle, assez près pour qu’elle
puisse voir luire ses yeux sombres, assez près pour qu’elle puisse voir le
reflet de son visage rougissant dans son regard. « Ou nous pourrions effacer
nos deux noms et laisser derrière nous tout ce délire Cai-Montagov. »
Maintenant, elle voulait s’arracher ces souvenirs, les jeter comme un
crachat au visage de Roma.
Tu donnes ta parole, mais tu as toujours été un menteur.
Elle ouvrit la bouche, les mots pour rebuffer Roma déjà chargés au bout
de la langue. Mais son regard fut attiré par un brusque mouvement flou, une
masse qui s’approchait rapidement de lui, et elle pâlit, sa mâchoire se
refermant violemment.
Roma se pétrifia lorsqu’il sentit le pistolet que Tyler avait pointé sur sa
tête.
« Juliette », dit Tyler. Là où les manches lâches de sa chemise à plastron
voletaient avec le vent léger, on voyait qu’il avait la main ferme, qu’aucun
frémissement ne menaçait son emprise sur son arme. « Écarte-toi. »
Juliette considéra la situation. Elle fit du regard un rapide inventaire des
étrangers qui les entouraient, vit leurs hoquets scandalisés et leurs yeux
écarquillés et confus.
Il lui fallait désamorcer cette situation maintenant.
« Qu’est-ce qu’il te prend ? » l’admonesta Juliette, en feignant d’être
outragée tandis qu’elle s’écartait.
Tyler plissa le front. « Que…
— Écarte cette arme et présente tes excuses à cet aimable Français »,
poursuivit-elle. Elle posa ses mains sur ses hanches, comme si elle était la
tante ulcérée de Tyler plutôt qu’une jeune fille dont le cœur menaçait de
jaillir de sa cage thoracique.
L’expression du visage de Tyler passa de furieux à perplexe, puis revint
à furieux. Il avait mordu à l’hameçon. Ça marchait.
« Tyler », cria maître Cai d’un peu plus loin. « Range cette arme.
Maintenant.
— Mais c’est Roma Montagov », clama Tyler. Le couple de
Britanniques qui se trouvait derrière lui sursauta. « Je le sais. J’ai reconnu
sa voix.
— Ne nous mets pas tous dans l’embarras en agissant de la sorte », le
prévint doucement Juliette.
Tyler répondit en appuyant plus fort le canon de son arme sur la nuque
de Roma. « Je ne tolérerai pas qu’un Montagov vienne parader sur notre
territoire. L’irrespect… »
Deux silhouettes sortirent alors de l’ombre, leurs pistolets déjà pointés
sur Tyler, et guettant chacun de ses mots. Benedikt Montagov et Marshall
Seo n’avaient même pas pris la peine de se déguiser. Les Écarlates avaient
commis une belle erreur en ne les reconnaissant pas. Après tout, Juliette
savait depuis le début qu’ils viendraient peut-être. Elle savait que Roma lui
avait subtilisé son invitation, et les Fleurs blanches auraient de toute façon
entendu parler de cette réception, même sans cela. Et peut-être que c’était
aussi sa faute à elle. Peut-être qu’une partie perfide, au fond d’elle-même,
avait voulu que Roma vienne, juste pour pouvoir le voir. Sauf que cette
partie-là, celle qui avait rêvé d’un monde meilleur, qui avait aimé sans
réserve, était censée être morte.
Tout comme les monstres n’étaient censés être que des histoires. Tout
comme cette ville qui, avec toutes ses paillettes, sa technologie et ses
innovations, était censée être à l’abri de la folie.
« Arrêtez », dit Juliette, trop bas pour être entendue, même d’elle-
même. Cela allait finir en bain de sang. « Arrêtez… »
Un cri résonna dans la nuit.
Un brouhaha confus débuta immédiatement, mais la confusion tourna
bientôt à la panique, et la panique presque aussitôt au chaos. Tyler n’eut
d’autre choix que de baisser son pistolet lorsque la Britannique qui se
trouvait à deux pas de lui s’effondra au sol. Il n’eut d’autre choix que de
bondir en arrière et de s’écarter précipitamment lorsqu’elle porta ses mains
à sa délicate gorge liliale et commença à la déchiqueter.
Partout autour d’eux.
Un à un à un à un.
Ils tombaient, Écarlates, négociants et étrangers, sans distinction. Ceux
qui n’avaient pas été infectés tentèrent de s’enfuir. Certains réussirent à
franchir le portail. Certains succombèrent sur les trottoirs à l’extérieur du
jardin, la folie les ayant frappés avec un temps de latence.
La poitrine de Juliette s’était de nouveau serrée. Pourquoi cela se
répandait-il aussi vite ?
« Non ! » s’exclama Juliette en se précipitant vers une silhouette
familière étendue sur le sol. Elle atteignit M. Li juste avant qu’il ne puisse
agripper sa gorge, écrasa son poignet du genou dans l’espoir qu’elle
pourrait l’empêcher d’agir.
La folie était trop forte.
M. Li arracha son bras de sous elle, la faisant verser en arrière, le coude
de Juliette allant s’enfoncer dans l’herbe.
« Non, non ! » cria-t-elle, en replongeant en avant pour réessayer. Cette
fois, les mains de M. Li touchèrent sa gorge avant qu’elle ne pût l’atteindre.
Cette fois, avant qu’elle eût pu s’enrouler autour de son oncle favori pour le
forcer à s’arrêter, quelqu’un la tira en arrière, une poigne puissante qui la
ramena au sol.
Juliette se précipita sur le couteau dissimulé dans son dos, son premier
instinct étant d’assurer sa défense.
Puis elle entendit : « Juliette, non ! Je ne t’attaque pas ! »
Sa main se figea, un hurlement lui resta en travers de la gorge. Un
puissant jet de sang forma un grand arc dans la nuit, des gouttes retombant
sur sa cheville, ses poignets, formant sur sa peau comme de petits bijoux
cramoisis morbides. M. Li s’immobilisa. Son visage s’était fixé dans sa
dernière expression, la terreur, tellement différente de la bonté à laquelle
Juliette était habituée.
« J’aurais pu le sauver, murmura-t-elle.
— Tu n’aurais pas pu, l’interrompit immédiatement Roma. Tu n’aurais
réussi qu’à te faire infecter. »
Juliette laissa échapper un petit soupir de surprise. Elle fit craquer ses
poings pour cacher leur tremblement. « Que veux-tu dire ?
— Des insectes, Juliette », répondit Roma. Il déglutit lentement tandis
qu’un hurlement proche gagnait en volume. « C’est de cette façon que la
folie se répand – comme des poux dans les cheveux. »
Pour le plus court des instants, les yeux de Juliette s’écarquillèrent, le
réseau de faits dans son esprit trouvant enfin ses connexions, un trait fin
reliant soudain les points. Puis elle rit amèrement en portant les mains à ses
cheveux. Elle se tapa sur le crâne, et sa chevelure produisit une sorte de
bruit dur et craquant, comme si elle avait tapé sur du carton. Ses cheveux
naturellement raides avaient besoin de trois bonnes livres de gel pour faire
tenir ses mèches crantées, sinon l’ensemble ne durcissait pas assez.
« J’aimerais bien les voir essayer. »
Roma ne répondit rien. Il pinça les lèvres et observa le jardin alentour.
Ceux qui étaient encore vivants avaient choisi de se pelotonner sous une
tonnelle, sombres et inquiets. Son père se trouvait à l’écart des autres, ses
mains derrière son dos, se contentant d’observer.
Il n’y avait rien que quiconque pût faire, sinon rester là et regarder les
dernières victimes mourir.
« Des pourparlers. »
Roma tourna d’un coup la tête vers elle, en ouvrant de grands yeux.
« Pardon ?
« Des pourparlers », répéta Juliette, comme si le problème était que
Roma avait mal entendu. Elle essuya le sang sur son visage. « C’est tout ce
que je peux promettre. »
SEIZE

Juliette prit son temps, pour s’armer. Il y avait quelque chose de


réconfortant dans un tel acte, quelque chose de satisfaisant dans le contact
froid et lisse d’un pistolet pressé contre sa peau nue – un glissé dans sa
chaussure, un autre plaqué contre sa cuisse, un dernier à sa taille.
Il lui paraissait évident que d’autres ne penseraient pas la même chose.
Mais si Juliette n’allait plus à contre-courant, ce ne serait plus Juliette.
Après les événements du jardin de la Concession française, le domaine
Cai avait plongé dans le chaos.
« Il s’agit juste de les écouter », avait-elle dit à ses parents, les yeux
rougis par l’heure tardive. « Il n’y a rien de mal à écouter… »
Des marmonnements exaspérés s’étaient immédiatement élevés des
rangs des membres de la famille installés sur les sofas du salon – certains
étant des Écarlates du premier cercle, d’autres des parents éloignés qui
n’avaient pas la moindre idée de ce qu’il se passait au sein du clan. Au lieu
d’aller se coucher, ils écoutaient tous une proposition que Juliette ne
destinait qu’à ses parents, et ils avaient tous clamé leur indignation, leur
répugnance à l’idée que Juliette eût même pu envisager d’entrer sans
violence dans une salle de négociations avec les Fleurs blanches…
« Silence ! avait hurlé Juliette. Silence, taisez-vous, taisez-vous tous
autant que vous êtes ! »
Hormis ses parents, ils s’étaient tous figés, les yeux écarquillés,
pétrifiés comme des ratons laveurs pris dans des phares. Juliette avait du
mal à reprendre son souffle, son visage encore maculé du sang de
M. Li. Elle semblait être un cauchemar incarné.
Bien, s’était-elle dit. Qu’ils me croient sans cœur. C’est mieux que
d’être considérée comme faible.
« Imaginez », avait repris Juliette une fois sa respiration redevenue
normale. Son accès de colère avait imposé le silence dans le salon.
« Imaginez ce que les étrangers doivent penser de nous. Imaginez ce qu’ils
sont en train de se dire en cet instant même, alors que leurs militaires
ramassent les morts. Nous n’avons fait que confirmer que nous étions des
sauvages, que ce pays est un endroit où la folie se propage comme une
épidémie, décimant la population.
— Ce n’est peut-être pas plus mal », intervint Tyler depuis le pied de
l’escalier. Il était assis nonchalamment, les coudes appuyés sur une marche,
le reste de son corps étalé sur le parquet. « Pourquoi ne pas attendre que
cette folie achève son cycle ? Qu’elle tue suffisamment d’étrangers pour
qu’ils plient bagage et s’enfuient ?
— Parce que ce n’est pas de cette façon que cela fonctionne, persifla
Juliette. Sais-tu ce qu’il arriverait, alors ? Ils écouteraient les doux délires
de leurs missionnaires. Ils prendraient sur eux de devenir nos sauveurs. Ils
déploieraient des blindés dans nos rues puis instaureraient un gouvernement
de Shanghai, et avant qu’on ait eu le temps de dire ouf… » Juliette
s’interrompit. Elle passa du shanghaïen à l’anglais, imitant de son mieux
l’accent britannique. « Heureusement que nous avons colonisé ces Chinois
quand nous l’avons fait. Dieu seul sait combien de temps il se serait encore
écoulé avant qu’ils ne s’autodétruisent. »
Un silence. Bon nombre des membres de la famille ne l’avaient plus
comprise lorsqu’elle était passée à l’anglais. Cela n’avait aucune
importance. Ceux qu’elle avait besoin de convaincre – ses parents – la
comprenaient très bien.
« De mon point de vue, poursuivit Juliette en revenant à l’accent
américain qui lui était naturel en anglais, si les membres de nos gangs ne
cessent pas de mourir, alors nous allons perdre le contrôle. Les travailleurs
des manufactures de coton et d’opium commencent à regimber, la ville va
s’abandonner petit à petit au désordre, puis les étrangers vont prendre le
pouvoir, si les communistes ne les ont pas coiffés au poteau. Au moins, les
Fleurs blanches sont à notre mesure. Au moins, nous avons un statu quo.
Au moins, nous avons la moitié de la ville, plutôt que rien.
— Sois plus claire », dit dame Cai. Elle aussi avait opté pour un anglais
accentué. « Tu veux dire qu’à ton avis, faire une pause dans la guerre avec
les Fleurs blanches vaut mieux que de prendre le risque que les étrangers
nous gouvernent ?
— Pourquoi ne pas tout simplement parler běndì huà ? » se plaignit
d’un ton amer une tante qui n’arrivait plus à suivre la conversation.
« Juste le temps de pourparlers, s’empressa de répondre Juliette, en
faisant fi des grommellements. Juste le temps de mettre nos ressources en
commun et tenter de mettre fin à la folie une bonne fois pour toutes. Juste
pour que les Blancs ôtent leurs sales pattes de ce satané pays. »
Et malgré la force avec laquelle elle avait cru en ses arguments à
mesure qu’elle les présentait, elle avait tout de même ressenti le choc de sa
vie lorsque ses parents avaient effectivement accepté. Et maintenant, elle se
regardait dans le miroir de sa coiffeuse, lissait sa robe, et replaçait une
mèche rebelle dans ses boucles, en appuyant fort pour qu’elle s’incorpore
au gel.
Ses mains tremblaient.
Elles tremblèrent alors qu’elle descendait les escaliers, alors que ses
talons bruissaient dans l’allée, tandis qu’elle se glissait à l’arrière de la
voiture, jusqu’au fond pour que Rosaline et Kathleen puissent prendre place
après elle. Elles continuèrent de trembler comme elle posait la tête contre la
vitre, pour regarder les rues de la ville tandis qu’ils roulaient. Elle regarda
les gens sous un autre jour, observant les marchands ambulants qui
vendaient leurs produits et les barbiers qui faisaient leur office sur les
trottoirs, en jetant cheveux et poils sur le béton.
L’énergie de Shanghai avait disparu. C’était comme si une grande main
s’était abattue du ciel et avait arraché la force vive de chacun – la force de
la voix des camelots, la puissance des bras des tireurs de pousse-pousse, la
gouaille des hommes qui traînent autour des boutiques sans autre raison que
de parler aux passants.
Du moins avant qu’ils ne voient la belle voiture descendre la rue. Alors
leurs yeux effrayés se plissaient. Ils n’osaient pas vociférer ouvertement,
mais tout était dans leurs regards, et leurs regards en disaient long.
Les gangsters régnaient sur la ville. Si la ville tombait, les gangsters en
seraient tenus pour responsables. Alors tous les gangsters mourraient – tués
par un changement politique, qu’il y ait ou pas la folie, qu’il y ait ou pas les
étrangers.
Juliette se renfonça dans son siège, mordilla l’intérieur de sa joue si fort
que le goût du métal se répandit sur sa langue. Si elle ne réussissait pas à y
mettre fin, tout cela allait très, très mal se terminer.
« C’est terrible, n’est-ce pas ? chuchota Rosaline en se penchant pour
regarder par la vitre.
— Pas pour longtemps », répondit Juliette, en en faisant
silencieusement la promesse. « Pas si je peux y faire quelque chose. »
Ses mains cessèrent de trembler.

Alisa Montagova avait mémorisé presque toutes les rues de Shanghai.


Dans sa tête, en lieu et place des dendrites et des jonctions synaptiques, elle
aimait à s’imaginer qu’il y avait une carte de sa ville, qui recouvrait ses
lobes temporaux et ses amygdales au point que tout ce dont elle était faite
n’était plus que les lieux où elle était allée.
Lorsqu’Alisa ne se trouvait pas là où elle était censée se trouver, elle
était généralement en train d’écouter des conversations en cachette. Partout
dans sa maison ou n’importe où dans la ville, elle n’était pas difficile.
Parfois, elle saisissait les épisodes les plus intéressants des vies qui
l’entouraient, par des éléments épars qui se mettaient en place des façons
les plus étranges si elle en avait suffisamment entendu de la part de
suffisamment de gens différents.
La journée d’aujourd’hui était décevante.
En soupirant, Alisa redescendit de l’évent dans lequel elle s’était
coulée, laissant là la dispute entre M. Lang et sa vieille mère. Il y avait eu
des rumeurs de déstabilisation à l’intérieur du clan des Écarlates, évoquant
un maître Cai supplanté par son beau-frère, mais ce n’était que des fadaises.
Le seul risque que présentait M. Lang était de faire mourir d’ennui sa
propre mère, à laquelle il rendait visite dans son petit appartement citadin,
pour principalement se plaindre de la façon dont elle préparait ses brioches
au porc.
« Mon Dieu », se dit Alisa. Elle jeta un coup d’œil depuis le toit du
deuxième étage sur lequel elle se trouvait, se grattant le sommet du crâne.
Une heure plus tôt, elle avait réussi à grimper ici du haut de la charrette
d’un marchand ambulant. Cela ne lui avait coûté qu’un cent (pour acheter
une brioche aux légumes), après quoi le vieil homme l’avait laissée monter
sur l’armature du chariot, et jusqu’au rebord d’une fenêtre du premier étage
du bâtiment.
Depuis, le marchand ambulant avait plié bagage et emporté sa voiture à
bras commodément haute bien loin d’ici.
En grimaçant, Alisa chercha une saillie qui pourrait réduire la distance
d’ici au sol, mais elle ne vit rien d’utilisable de ce côté du bâtiment. Elle
allait devoir trouver un autre moyen de descendre, et vite. Le soleil baissait
à l’horizon, et Roma avait menacé de confisquer toutes ses chaussures si
elle n’assistait pas aux pourparlers ce soir, ce qui, pour Alisa, était une
menace qui la faisait trembler de la tête aux pieds, entendu que ces derniers
étaient fort sensibles au froid.
« Ils vont scruter jusqu’au plus infime détail, avait dit Roma. Ils vont
remarquer l’importance de Dimitri. Ne les laisse pas en plus remarquer ton
absence. »
Alors Alisa se pinça le nez et se laissa glisser le long de la gouttière,
jusqu’à la ruelle à l’arrière du bâtiment. Il y avait tellement d’ordures
empilées là qu’elle n’arrivait même plus à respirer par la bouche. C’était
comme si la puanteur était absorbée par la langue.
En grommelant, Alisa se dégagea en pataugeant des piles d’ordures et
s’efforça d’estimer à quel point elle était en retard. Le soleil était déjà trop
bas, presque invisible depuis l’intérieur de la ville, caché derrière les
immeubles. Elle était tellement préoccupée par son affaire qu’elle manqua
ne pas entendre un halètement..
Alisa se figea.
« Oui ? » dit-elle en optant pour le premier dialecte chinois qui lui passa
par la langue. « Il y a quelqu’un ? »
Et en russe, une voix vacillante répondit : « Ici. »
Alisa revint précipitamment vers les ordures, fouillant entre les sacs en
quête de la personne qui avait parlé. Elle aperçut une grande tache rouge.
Lorsqu’elle se rapprocha, la silhouette d’un homme se dessina entre les sacs
collés au mur.
Il était étendu dans une mare de son propre sang, la gorge réduite en
bouillie.
« Oh non. »
Il n’y avait pas besoin du génie d’Alisa pour réaliser que cet homme
était une victime de la folie qui s’était abattue sur Shanghai. Elle avait
entendu son frère chuchoter quelques mots à ce sujet, mais il ne lui en avait
jamais rien dit de concret, et n’en aurait jamais parlé dans les endroits où
elle pouvait écouter. Peut-être qu’il le faisait exprès.
Alisa ne reconnut pas la victime étendue devant elle, mais c’était un
Fleur blanche, et au vu de ses vêtements, il devait faire des quarts sur les
quais, pas très loin de là. Alisa marqua une pause, indécise. Son frère l’avait
prévenue qu’elle devait demeurer le plus loin possible de quiconque avait
ne serait-ce qu’un pas hésitant.
Mais Alisa n’écoutait jamais. Elle s’accroupit.
« À l’aide, hurla-t-elle. À l’aide ! »
Le bout de la ruelle s’anima vivement, dans les grommellements confus
et irrités d’autres Fleurs blanches qui venaient voir quelles étaient les
raisons de cette soudaine agitation. Alisa approcha l’oreille de la bouche de
l’agonisant, pour entendre s’il respirait encore, s’il était encore vivant.
Elle fit cela juste à temps pour capter son dernier soupir.
Trépassé.
Alisa se recula, abasourdie.
Les autres Fleurs blanches se rassemblèrent autour d’elle, leur irritation
virant à la sympathie maintenant qu’ils comprenaient pourquoi Alisa avait
hurlé. Beaucoup ôtèrent leur couvre-chef et le portèrent à leur poitrine. Ils
n’étaient en rien surpris par un tel spectacle. Ils semblaient résignés – un
autre décès qui s’ajoutait aux centaines dont ils avaient été témoins.
« File, petite », lui dit gentiment le Fleur blanche le plus proche d’elle.
Alisa se releva lentement, laissant les hommes s’occuper de l’un des
leurs. De quelque façon, mécaniquement, elle retrouva la rue, regarda le ciel
orangé.
Les pourparlers !
Elle se mit à courir, jurant dans sa barbe tout en cherchant le meilleur
chemin sur sa carte mentale. Alisa était déjà tout près du Huangpu, mais
l’adresse qu’elle avait mémorisée se trouvait beaucoup plus au sud, dans le
quartier de Nanshi, où les manufactures de coton ronronnaient et où
l’activité commerciale faisait partout place aux bâtiments industriels.
Les gangs rivaux étaient censés se rencontrer là, loin des zones
parfaitement définies de leurs territoires, loin des définitions
impeccablement établies de ce qu’était un Écarlate et de ce qu’était un Fleur
blanche. À Nanshi, il n’y avait que des usines. Parmi lesquelles il y avait
soit des propriétaires financés par les Écarlates ou associés aux Fleurs
blanches, soit des travailleurs aux visages crasseux, qui vivaient sous
l’autorité des gangsters mais demeuraient ambivalents quant à la façon dont
la balance allait pencher.
Autrefois, bon nombre de ces ouvriers prêtaient allégeance à l’un ou à
l’autre, à l’instar de ceux qui étaient employés dans le centre-ville. Mais les
salaires agricoles s’étaient effondrés et les propriétaires des usines avaient
commencé à s’enrichir. Puis les communistes étaient venus leur parler à
l’oreille de révolution, et quoi qu’on en dise, on ne peut faire la révolution
qu’en coupant la tête de ceux qui sont au pouvoir.
Alisa héla un pousse-pousse et grimpa sur le siège. L’homme qui le
tirait la regarda étrangement, se demandant probablement si elle était assez
âgée pour sortir seule. Ou peut-être qu’il l’avait prise pour une fugitive,
l’une de ces danseuses de cabaret russes qui fuient leur dette. Ces filles
étaient les accessoires de scène les moins chers de tout Shanghai – trop
occidentales d’apparence pour être chinoises et trop asiatiques dans leurs
manières pour paraître exotiques.
« Continuez tout droit jusqu’à ce que les bâtiments aient l’air de
s’effondrer », dit Alisa au tireur de pousse-pousse.
Le pousse-pousse se mit en branle.
Le temps qu’Alisa arrive, le soleil était presque entièrement passé sous
l’horizon, ne laissant flotter qu’un quartier au-dessus des vagues jaunies.
Elle déambula devant le bâtiment que Roma avait décrit, perplexe et
frissonnante des premières velléités du froid nocturne.
Son regard pivota de la porte d’entrée de l’entrepôt abandonné jusqu’à
dix pas à sa gauche, où une jeune femme chinoise était tournée vers le
fleuve. Aussi loin au sud, le Huangpu n’était plus de la même couleur. Il
était presque plus flou. Peut-être que cela venait des émanations qui
flottaient dans l’air autour d’eux, certaines provenant de la minoterie,
d’autres de l’huilerie adjacente. La station de pompage et d’épuration
française se trouvait également ici. Nul doute que toutes ces industries
jouaient chacune leur rôle dans la production de ce voile terne. Alisa
s’avança timidement, dans l’espoir de demander à la jeune femme si elle
était bien au bon endroit. Son étole de fourrure se gonflait dans la brise,
toute d’une teinte orangée dans la lueur du coucher de soleil.
« Cela n’a pas encore commencé, ne vous inquiétez pas. »
Alisa cilla d’entendre du russe, en resta un instant déconcertée. Tout
cela parut plus logique lorsque la jeune femme se retourna et qu’Alisa la
reconnut.
« Juliette » laissa échapper Alisa sans réfléchir. Puis elle déglutit, en se
demandant si elle n’allait pas être tancée pour avoir utilisé le prénom de
l’héritière aussi irrespectueusement.
Mais Juliette était concentrée sur le briquet qu’elle tenait dans sa main.
Elle jouait avec d’une façon désinvolte, faisant tourner la molette, puis
étouffant la flamme dès qu’elle naissait. « Alisa, n’est-ce pas ? »
Là, ce fut une surprise. Tout le monde à Shanghai avait entendu parler
de Roma. Ils connaissaient son sang-froid et la réputation de calculateur
circonspect de l’héritier des Fleurs blanches. Mais Alisa, qui n’était
impliquée quasiment en rien, était un fantôme.
« Comment le savez-vous ? »
Juliette finit par relever la tête et haussa un sourcil, comme pour dire
Pourquoi ne le saurais-je pas ?
« Vous et Roma avez quasiment le même visage, dit-elle. J’ai donc
deviné. »
Alisa ne sut trop quoi répondre à cela ; elle ne savait jamais trop quoi
répondre en général. Elle fut sauvée par un jeune Fleur blanche qui ouvrit la
porte de l’entrepôt et sortit la tête à l’extérieur, repérant d’abord Alisa puis
dévisageant Juliette. L’animosité n’était pas inattendue, même s’ils étaient
censés bien se tenir aujourd’hui. La simple organisation des pourparlers
avait envoyé cinq de leurs hommes à l’hôpital après que l’un des messages
dépêchés en territoire écarlate ait été transmis un peu violemment.
« Vous feriez mieux d’entrer, mademoiselle Montagova, dit le jeune
homme. Votre frère vous demande. »
Alisa acquiesça, mais son regard curieux ne cessait de revenir sur
Juliette.
« Vous n’entrez pas ? »
Juliette sourit. Il y avait une pointe d’ironie dans ce sourire, du genre
qu’on cherche à comprendre sans y parvenir.
« Un peu plus tard. Passez devant. »
Alisa se précipita à l’intérieur.
Le climat à l’intérieur de l’entrepôt pouvait être qualifié de glacial.
Maître Cai et maître Montagov se regardaient en chiens de faïence depuis
les deux extrémités de la pièce, chacun assis derrière sa propre table dans sa
moitié de l’entrepôt.
Il n’y avait pas grand-monde, ici, et bien que l’entrepôt soit petit, le
nombre des participants était assez faible pour que la salle paraisse
spacieuse. Alisa compta moins de vingt personnes de chaque côté, ce qui
était une bonne chose. Les gangsters s’étaient dispersés en petits groupes,
faisant semblant d’être en pleine discussion, mais en réalité, chaque côté
observait soigneusement l’autre, à l’affût du moindre signe de guet-apens.
Au moins, il était peu probable qu’un quelconque de ces gangsters agisse
sans instruction de la part de maître Cai ou de maître Montagov. L’une des
conditions des pourparlers était que l’accès en était interdit à tous les
membres de haut rang tant des Écarlates que des Fleurs blanches, s’ils ne
faisaient pas partie du premier cercle. Car ceux qui disposaient d’une
autorité étaient plus difficiles à contrôler. Dans le même temps, les commis
et les messagers présents faisaient ce qu’on leur disait, et pouvaient
facilement servir de bouclier humain si les choses tournaient au vinaigre.
Elle repéra Roma dans un coin, stoïque et loin de Benedikt et de
Marshall. Lorsqu’il vit Alisa, il lui fit vigoureusement signe de venir le
rejoindre.
« Pas trop tôt. »
Roma lui tendit la veste qu’il tenait dans ses mains. Il l’avait apportée
parce qu’il savait qu’Alisa oubliait toujours ses vestes et finissait frigorifiée
le soir.
« Désolée, dit-elle en enfilant la veste. Il s’est déjà passé quelque chose
d’intéressant ? »
Alisa laissa courir son regard vers la table de leur moitié de salle. Leur
père était assis tel une statue. À côté de lui, Dimitri se prélassait, l’un de ses
pieds posé sur l’autre genou.
Roma agita négativement la tête.
« Pourquoi es-tu tellement en retard ? »
Alisa déglutit. « J’ai rencontré quelqu’un d’intéressant, dehors. »
Comme si toute mention d’elle formait invocation, Juliette franchit la
porte à cet instant-là. Des têtes se tournèrent dans sa direction, mais elle se
contenta de regarder droit devant elle, ses yeux ne trahissant aucune
émotion.
La bouche de Roma se pinça.
« Je ne devrais pas avoir à te le dire, lui chuchota-t-il, mais fuis-la
autant que faire se peut. Juliette Cai est une femme dangereuse. »
Alisa écarquilla les yeux. « Tu ne crois tout de même pas ces histoires
qui prétendent qu’elle aurait tué ses amants américains à mains nues… »
Roma l’interrompit d’un regard sévère. Mais sa mine renfrognée ne
dura pas bien longtemps, parce que son attention vagabondait, et qu’il vit
quelque chose qui le fit se tendre de nouveau.
Alisa, déconcertée, suivit son regard. Il n’y avait plus trace, sur le
visage de Juliette, de son amusement cynique. Elle inclina une fois la tête
en direction de son frère. Quand Alisa vit l’expression tout aussi sérieuse de
Roma, elle se dit qu’elle avait vraiment dû rater quelque chose.
« Alisa. »
Elle se reconcentra, fit face à son frère, qui regardait déjà ailleurs.
« Quoi ? »
Roma plissa le front, puis leva le bras et alla chasser les mains d’Alisa
de sa tête. Elle n’avait même pas remarqué qu’elle se grattait violemment,
arrachant des mèches de cheveux blonds à leurs racines, si bien qu’elles
s’enroulaient autour de ses doigts comme des bijoux.
« Désolée », dit Alisa en croisant ses mains derrière son dos. Un
picotement se répandait sur toute sa peau. Peut-être qu’elle avait trop chaud
d’avoir mis sa veste, mais la chair de poule sur ses clavicules indiquait le
contraire. « J’ai vraiment chaud.
— Quoi, tu veux que je t’évente ? » maugréa Roma. Il tira une chaise
pour Alisa, puis une autre pour lui. « Reste tranquille. Et espérons que ça ne
vire pas au merdier total. »
Alisa acquiesça et s’enfonça dans son siège, en s’efforçant de ne pas se
gratter.
Lorsque Juliette entra dans la salle, ce fut le poids du pistolet pressé
contre sa cuisse qui emporta son attention sur le poids des regards. Elle
salua ses parents d’un signe de tête pour signaler son arrivée, puis porta son
regard sur le reste de la salle. En quelques secondes, elle saisit chaque
visage, l’associa à un nom, puis les classa par ordre de dangerosité.
Il y avait Dimitri Voronin, dont elle avait entendu dire qu’il était
agressif et incontrôlable, mais maître Montagov avait choisi la diplomatie
pour aujourd’hui – du moins était-ce ce qu’il disait – donc Dimitri allait
rester calme. Il y avait Marshall Seo, qui jouait avec un brin d’herbe entre
ses doigts comme s’il se fût agi d’un sabre miniature. À côté de lui,
Benedikt Montagov était assis, le visage impassible, ressemblant à une
statue pensive.
Et il y avait, évidemment, Roma.
Juliette se dirigea vers l’endroit où Rosaline et Kathleen étaient assises,
prit une chaise et se joignit à elles. Bien qu’elle répugnât à le reconnaître,
elle conclut qu’aucun des Fleurs blanches présents n’était aussi instable que
Tyler, qui tremblait quasiment dans son siège de devoir s’imposer le silence.
« Tiens, c’est pour toi », dit Kathleen dès que Juliette fut assise.
Elle lui glissa un bout de papier plié en quatre. Juliette en souleva un
coin et découvrit des numéros et des noms de rue. Kathleen avait réussi.
Elle avait revu son contact et récupéré l’adresse personnelle de Zhang
Gutai.
« Tu as trouvé quelque chose, sur le Bund ? demanda Juliette en
empochant l’adresse.
— Les banquiers n’ont rien vu, répondit Kathleen. Il n’y a eu qu’une
seule vieille femme pour me donner des informations, et elle prétend avoir
aperçu un monstre dans le fleuve. »
Juliette prit le temps d’y réfléchir. « Intéressant », dit-elle.
Rosaline s’éclaircit la gorge, se penchant vers elles deux. « On peut
connaître le sujet de toutes ces messes basses ?
— Oh, répondit Juliette en agitant innocemment la main, rien
d’intéressant. »
Rosaline plissa les yeux. Elle parut vouloir rétorquer, accuser Juliette de
la tenir à l’écart. Ce n’eût pas été injustifié – Juliette s’efforçait
effectivement d’empêcher tout développement intempestif sur ce sujet pour
ne pas en parler dans un entrepôt débordant de Fleurs blanches. Mais
Rosaline saisit l’allusion. Elle changea de sujet.
« Regardez Tyler, il est au bord de la crise de nerfs. »
Juliette se tourna, son visage trahissant sa répugnance. Le tremblement
des mains de Tyler n’avait fait que croître. « Il faudrait peut-être lui
demander de sortir.
— Non. » Kathleen agita négativement la tête, puis se leva. « Je vais
aller lui parler. Lui demander de sortir ne ferait que jeter de l’huile sur le
feu. »
Avant que Juliette ou Rosaline eussent pu protester, Kathleen joignit le
geste à la parole, repoussa sa chaise et se dirigea vers Tyler pour aller
s’asseoir à côté de lui. Juliette et Rosaline ne pouvaient pas entendre ce que
Kathleen lui disait, mais elles pouvaient voir que Tyler n’écoutait pas,
même lorsque Kathleen lui prit le coude pour le secouer.
« Son bon cœur la perdra, fit remarquer Rosaline.
— Laisse-la faire, répondit Juliette. Trop de cœurs purs s’aigrissent déjà
chaque jour. »
Un silence commença à s’imposer à travers tout l’entrepôt. Les
pourparlers commençaient. Du coin de l’œil, Juliette saisit une nouvelle fois
le regard de Roma. Elle aurait préféré que Roma cesse de la regarder. Toute
cette histoire lui faisait un effet étrange, tant pour des raisons évidentes que
pour d’autres qu’elle ne savait pas déchiffrer. Réunir le clan des Écarlates et
les Fleurs blanches ressemblait à une coopération, mais cela avait
également un arrière-goût de défaite.
Mais ils n’avaient pas le choix.
« Eh bien, j’espère que tout le monde passe une bonne soirée. »
Le silence s’imposa aussitôt après ces mots de maître Montagov. Il
s’était exprimé en pékinois, le plus courant des dialectes chinois, celui que
les négociants et hommes d’affaires étrangers apprenaient en premier, mais
il avait un accent. L’ancienne génération ne parlait pas aussi couramment
que sa descendance.
« Je vais aller directement à l’essentiel, dit-il. Il y a une folie dans cette
ville, qui tue indistinctement les Écarlates et les Fleurs blanches. »
Maître Montagov paraissait fort civil. Si Juliette n’avait pas su à quoi
s’en tenir, elle l’aurait trouvé patient et imperturbable.
« Je suis donc certain, poursuivit-il, que vous serez tous d’accord avec
moi pour dire que cela doit cesser. Qu’il s’agisse d’une épidémie
délibérément élaborée ou d’un phénomène naturel, nous avons besoin de
réponses. Nous avons besoin de comprendre pourquoi elle affecte aussi
massivement les nôtres, et nous avons besoin d’y mettre fin. »
Ne s’ensuivit que le silence.
« Sérieusement ? » finit par lancer une voix d’un ton sardonique. Le
commentaire ne s’adressait pas à maître Montagov, mais au clan des
Écarlates, demeuré muet. Marshall Seo se leva. « Alors que la ville entière
se meurt, vous continuez de refuser de parler ?
— Je suis simplement d’avis, dit froidement maître Cai, que si
quelqu’un affirme vouloir mettre fin à la folie, l’on doit d’abord écouter ce
qu’il entend proposer.
— N’est-ce pas votre fille qui a suggéré cette rencontre ? »
La remarque était venue de Dimitri Voronin, qui la ponctua d’un
haussement d’épaules blasé et nonchalant.
« Notre fille, intervint dame Cai d’une voix tonnante, a cherché à ouvrir
un dialogue. Ce n’était ni la promesse ni la garantie d’un échange.
— Pourquoi ne suis-je pas surpris ? » lâcha Dimitri d’un ton hautain.
La pique ne fut pas bien perçue par les Écarlates. Les commis qui
entouraient maître Cai se tortillèrent sur leur siège, leurs mains se
rapprochant petit à petit des pistolets cachés à leur hanche. Maître Cai eut
un geste impatient, pour signifier à tous de se calmer.
« Voici ce qu’est présentement la situation », dit maître Cai. Il posa ses
mains sur la table, les paumes à plat sur la surface froide. « Dans les
circonstances actuelles, nous disposons de suffisamment de pistes et de
sources pour nous mettre à l’œuvre, dans le cas où nous désirerions étudier
cette folie. »
Maître Montagov ouvrit la bouche, mais le père de Juliette n’avait pas
terminé.
« Ce qui signifie, poursuivit maître Cai, que nous n’avons pas besoin de
votre aide, vous comprenez ? Nous sommes venus dans l’espoir d’étendre
notre connaissance et d’accélérer nos recherches. Voilà ce qu’est la position
du clan des Écarlates. À partir de là, les Fleurs blanches désirent-ils
partager leurs informations, leurs impressions, et entamer effectivement une
coopération, ou ne participent-ils à cette réunion que pour nous parasiter,
comme ils le font depuis des décennies ? »
Pendant que se déroulait l’échange, des yeux se tournaient d’un côté et
de l’autre ; des regards se croisaient dans tous les sens. Il y avait partout des
conversations muettes, l’un posant la question immanente, l’autre répondant
d’un signe de tête aussi minuscule et discret que possible.
Il vint à l’esprit de Juliette que, peut-être, les Fleurs blanches ne
proposaient aucune piste nouvelle, simplement parce qu’ils n’en disposaient
d’aucune. Pour les Fleurs blanches, admettre qu’ils ne savaient rien était
tout aussi inacceptable que de révéler la totalité de leurs secrets. C’était une
perte de pouvoir. Ils préféreraient encore laisser penser aux Écarlates qu’ils
étaient hostiles.
Et certains membres du clan des Écarlates s’y laissèrent prendre.
Tandis que Marshall Seo réagissait à l’insulte en maugréant une
réplique acide dans sa barbe, drapé de toute sa hauteur dans son mépris,
Tyler se leva d’un bond, incapable de se retenir plus longtemps. En deux,
trois pas, il avait franchi le fossé.
Alors Benedikt leva son pistolet et Tyler se figea.
Les présents cessèrent collectivement de respirer, se demandant ce qui
allait se passer, si le moment était venu de réagir violemment, si le simple
fait d’avoir pointé une arme justifiait des représailles. Juliette approcha elle
aussi la main de l’une de ses armes, mais il lui importait surtout d’analyser
la tournure que prenaient les événements, de les relier logiquement.
Marshall aux mains calleuses était celui qui avait été menacé, mais
Benedikt aux doigts maculés de peinture fut celui qui réagit le premier.
Juliette éloigna sa main du holster de sa cuisse. Elle avait compris.
Benedikt avait sorti son arme pour éviter que Marshall ne le fasse. Marshall
aurait tiré ; Benedikt, non.
« Nous pensions que ces pourparlers étaient censés être pacifiques », dit
posément Benedikt, pour tenter de faire retomber la tension. Il ne savait pas
à qui il parlait. Tyler n’était pas quelqu’un avec qui on pouvait raisonner : il
se lâchait, puis il cherchait plus tard n’importe quel moyen de se soustraire
aux conséquences de ses actes.
« Ça, c’est fort, ricana Tyler. On sort une arme, puis on parle de paix.
La paix… »
En un éclair, le révolver double action de Tyler apparut dans sa main,
pointé sur Benedikt. Juliette se leva d’un bond, si précipitamment que sa
chaise se renversa en arrière ; seulement, Tyler fut plus rapide, et il pressait
déjà la détente.
« Je hais ce mot tout comme je hais tous les Montagov. »
Il acheva de presser la détente. Le bruit de la percussion résonna à
travers l’entrepôt, provoquant des hoquets depuis toutes les directions.
Mais Benedikt ne fit que ciller, indemne.
Juliette s’arrêta dans son élan, le souffle court, écarquillant les yeux
tandis qu’elle se tournait, cherchant Kathleen.
Kathleen lui fit un clin d’œil lorsque leurs regards se trouvèrent. Elle
ouvrit la paume de sa main pour lui montrer les six petites cartouches qui
reposaient là.
Il n’y avait eu aucun dommage, mais les dégâts étaient faits. Des
chaises étaient tirées en arrière, des gangsters se levaient partout ; des
pistolets étaient pointés et des crans de sécurité baissés ; des révolvers
étaient armés – alors même que les cris débutaient.
« Si c’est ainsi que cela se passe, clama maître Montagov par-dessus le
brouhaha et les accusations et les jurons, alors les Écarlates et les Fleurs
blanches ne coopérerons… »
Il n’acheva pas sa déclaration.
Un bruit de suffocation résonna depuis un coin de l’entrepôt – une
suffocation discrète, qui se répétait. Dans la confusion, les gangsters en
cherchèrent la source, inquiets à l’idée que ce pût être un piège.
Ils ne s’attendaient pas à ce que ce bruit fût produit par Alisa
Montagova, qui haleta une dernière fois avant de tomber à genoux, ses
doigts se dirigeant vers sa gorge.
DIX-SEPT

Roma se précipita sur sa sœur, lui écarta les mains de la gorge dans la
seconde. Avant qu’elle n’eût pu se dépêtrer de lui dans l’hystérie de la folie,
il l’avait déjà collée au sol, les bras pliés dans le dos et le côté du visage
plaqué contre le béton.
« Alisa, c’est moi. C’est moi », haleta Roma. Alisa tenta de se cabrer
intempestivement.
« Arrête ça ! » persifla Roma en tirant la tête en arrière.
Il aurait dû savoir qu’il perdait son temps à essayer de la convaincre. La
folie n’avait rien de commun avec les caprices d’une petite fille turbulente.
Il ne s’agissait plus de sa sœur – quelque chose l’avait consumée de
l’intérieur.
« À l’aide ! hurla Roma par-dessus son épaule. Venez m’aider ! »
Les Fleurs blanches autour de lui, tous sans exception, hésitèrent. À
l’autre bout de l’entrepôt, les Écarlates s’empressaient de quitter les lieux,
filant aussi vite qu’il était possible. Ce problème n’était pas le leur, après
tout. Lorsque Juliette fit mine de s’attarder, sa mère l’entraîna
immédiatement par le coude avec un bref commentaire cinglant, comme si
la vitesse était capitale lorsque l’on fuyait une contagion.
Eux au moins avaient le droit de s’enfuir. Comment des Fleurs blanches
pouvaient-ils se dérober ?
« Ne restez pas plantés là ! »
Benedikt finit par s’arracher à son ébahissement et se précipita, en
relevant ses manches. Il s’agenouilla et immobilisa l’une des jambes
qu’Alisa agitait en tous sens. Légèrement livide, Marshall fut forcé de se
joindre à eux par ses seuls principes, neutralisa l’autre jambe et claqua des
doigts pour faire réagir les messagers alentour.
« Roma, dit Benedikt, il faut l’emmener à Lourens.
— Certainement pas ! » Dans la ferveur de son exclamation, Roma
manqua perdre le contrôle des gesticulations volcaniques d’Alisa. Il coinça
de nouveau ses poignets. « Nous n’allons pas laisser Lourens mener ses
expériences sur Alisa.
— Comment pourrais-tu être certain que le résultat ne sera pas
bénéfique ? » argua Benedikt. Ses mots étaient courts et directs, en
conséquence de son épuisement. « Ces choses lui dévorent probablement le
cerveau en cet instant même. Si nous n’essayons pas de les retirer, comment
saura-t-on si c’est ou non possible ?
« Ben », intervint Marshall. Pour une fois dans ce genre de situation, sa
voix tendue était la plus calme des trois. « Nous avons essayé de retirer une
chose morte d’un homme mort, et nous avons décollé dix tonnes de matière
cérébrale. Comment pourrions-nous prendre un tel risque ?
— Quel choix avons-nous ? » répliqua Benedikt.
Marshall lâcha la jambe d’Alisa, abandonnant le soin de la maîtriser à
Roma et Benedikt, et il fit le tour pour aller s’accroupir au niveau de la tête
de la jeune fille. « Il y a toujours un choix. »
Marshall plaça ses mains autour de la gorge d’Alisa, et il serra. Il fallut
à Roma convoquer jusqu’à la dernière de ses cellules grises pour qu’il
n’agresse pas son ami, pour qu’il ne le renverse pas en arrière alors que
Marshall comptait à voix basse. Il savait exactement ce que Marshall faisait,
il savait que c’était la seule chose à faire, mais il brûlait d’envie d’en
protéger sa sœur.
Alisa cessa de se débattre. Marshall la relâcha aussitôt, ôta ses mains
comme s’il s’était brûlé, puis réavança son bras pour vérifier son pouls.
Il hocha la tête. « Elle va bien. Elle est juste inconsciente. »
Le cœur battant la chamade, Roma passa un bras derrière le cou
d’Alisa, souleva sa petite sœur comme si elle ne pesait rien – une poupée de
chiffon. Lorsque Roma se retourna, il vit que l’entrepôt était presque vide.
Où était passé son père ?
« Allons-y, trancha Roma, en repoussant ces pensées à plus tard. Il faut
atteindre l’hôpital le plus proche avant qu’elle ne reprenne connaissance. »
« Laissez-moi entrer ! »
Roma frappa des poings sur la porte, faisant trembler le chambranle si
fort que le sol sous ses pieds frissonna d’effroi. Cela ne fit aucune
différence : les gonds étaient solides, et de l’autre côté, à travers le mince
carreau de verre, le médecin agitait négativement la tête, intimant à Roma
de faire demi-tour et de retourner dans la salle d’attente, où les autres Fleurs
blanches avaient reçu pour instruction de demeurer.
« Nous allons prendre le relais, maintenant », avait dit le médecin
lorsqu’ils étaient arrivés avec Alisa. Cet hôpital était plus petit que certaines
des demeures de Bubbling Well Road, à peine la taille d’une maison qu’un
négociant britannique envisagerait d’acheter pour sa maîtresse. Il était
pitoyable, mais c’était la meilleure option. Personne n’aurait pu dire
combien de temps Alisa pouvait tenir, et ils n’auraient pas pu prendre le
risque de quitter Nanshi pour rallier le centre-ville. Même si cet hôpital
n’avait été conçu que pour se charger des fréquents accidents de la filature
de coton voisine. Même si Roma était convaincu que les médecins exténués
ne paraissaient pas plus compétents que le marchand ambulant moyen.
« Maintenez-la inconsciente, avait exigé Roma en leur confiant Alisa.
Elle a besoin d’oxygène, d’une sonde gastrique…
— Nous avons besoin de la réveiller pour savoir ce qui ne va pas, avait
insisté le médecin. Nous savons ce que nous faisons…
— Il ne s’agit pas d’une maladie normale, avait tonné Roma, mais de la
folie. »
Le médecin avait fait signe aux infirmières de venir, et de forcer Roma
à quitter les lieux.
« Vous n’oseriez pas… » avait averti Roma. Elles l’avaient forcé à
reculer d’un pas, puis d’un autre. « Non – arrêtez ! Il est hors de question
que vous m’enfermiez dehors… »
Ils l’avaient enfermé dehors.
Présentement, Roma frappa une dernière fois du poing sur la porte, puis
il tourna les talons en jurant copieusement dans sa barbe. Il se tira les
cheveux, puis tira sur ses manches, tira sur tout ce qui se trouvait autour de
lui, juste pour s’occuper les mains, juste pour éviter les sueurs froides et
concentrer sa colère dans un espace strictement délimité. Là était le
problème, avec les établissements de ce genre : être installés loin du centre-
ville et dirigés par des gens pitoyablement sous-payés. À partir de là, ils ne
craignaient pas les membres des gangs autant qu’ils le devraient.
« Roma ! »
Roma ferma les yeux aussi fort qu’il le put. Il laissa échapper une
longue exhalaison poignante, puis se tourna pour faire face à son père.
« Pourrais-tu m’expliquer tout cela ? » demanda maître Montagov. Il
venait d’entrer avec cinq hommes derrière lui, et maintenant ils étaient tous
amassés dans cette minuscule section de l’hôpital, au point de donner
l’impression d’étouffer dans une pièce hermétiquement close, où la
condensation faisait presque luire les murs peints en blanc. « Comment est-
ce arrivé ? »
Roma regarda le plafond, compta à rebours à partir de dix. Il remarqua
les diverses lézardes sous la peinture écaillée, la façon dont le délabrement
se faisait une place dans chaque recoin. Vu de l’extérieur, cet hôpital avait
une apparence industrielle bien différente de l’établissement de la
Concession française que les Écarlates finançaient et dans lequel Juliette
l’avait amené, mais chacun courait à la ruine à sa propre façon.
« Pourquoi te contentes-tu de rester planté là ? » poursuivit maître
Montagov. Il tendit la main pour frapper Roma sur la tête.
Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.
« Pourquoi as-tu mis aussi longtemps à venir ? »
Maître Montagov plissa les yeux. « Fais attention à ce que…
— Alisa était à l’agonie, et tu t’es contenté de regarder comment les
Écarlates allaient réagir ? Qu’est-ce qui ne va pas, chez toi ? »
L’un des hommes de maître Montagov repoussa Roma à l’instant où il
s’avança trop près. Peut-être qu’il y avait quelque chose dans ses yeux, ou
quelque chose dans la façon dont la fureur enflammait ses paroles. Quoi que
ce fût, cela avait dû paraître dangereux, parce que, sur un signe du menton
de maître Montagov, le Fleur blanche menaça Roma d’un couteau pour lui
intimer de reculer.
Roma ne bougea pas d’un pouce. « Vas-y, dit-il.
— Tu te ridiculises », persifla son père.
Maître Montagov se repaissait de l’amour des autres. Il plastronnait
quand on le choyait, s’énervait quand on le toisait. La scène que lui faisait
Roma l’embarrassait, et ce dernier en tira une forme de plaisir pervers.
« Si je suis ridicule, alors débarrasse-toi de moi. » Roma ouvrit grand
les bras. « Demande à Dimitri de s’occuper de cette folie. Ou, mieux
encore, pourquoi ne t’en chargerais-tu pas toi-même ? »
Maître Montagov ne fit même pas mine de lui répondre. S’ils avaient
été seuls, son père aurait crié, frappé de la main sur n’importe quelle surface
plane pour faire du bruit – n’importe quel bruit, parce que tant que cela
faisait tressaillir Roma, son père était satisfait.
Ce n’était pas l’obéissance que recherchait maître Montagov. C’était la
confirmation de son pouvoir.
En l’instant, Roma était assez imprudent pour lui dénier cela.
« J’imagine que tu es trop occupé. J’imagine que Dimitri a des tâches
plus importantes à accomplir, des gens plus importants à enjôler. Ou peut-
être… »
La voix de Roma se fit plus calme, il poursuivit comme l’on récite un
poème : « Peut-être que c’est parce que ni toi ni Dimitri n’êtes assez
courageux pour vous approcher de la folie. Vous craignez pour vous-mêmes
plus que vous ne craignez pour les vôtres.
— Tu… »
Un hurlement terrifiant retentit derrière les portes verrouillées et Roma
se retourna aussitôt, sans s’inquiéter de savoir si cela allait lui valoir un
coup de couteau dans le dos. Il avait déjà la main dans la poche de son
manteau pour en sortir son pistolet, tira une fois, deux fois, trois fois,
jusqu’à ce que le petit panneau de verre de la porte s’effondre totalement,
lui laissant assez d’espace pour glisser son bras à l’intérieur et faire jouer le
verrou.
« Alisa, tonna-t-il en ouvrant violemment la porte. Alisa ! »
Il pénétra dans la salle des urgences, une main venant immédiatement
couvrir ses yeux pour les protéger de la puissance des projecteurs fixés au
faux plafond. Personne n’objecta à sa présence. Ils étaient bien trop occupés
à maîtriser le corps en furie d’Alisa, à la maintenir en place juste assez
longtemps pour lui planter une seringue dans le cou. Il ne fallut que
quelques secondes pour qu’elle retombe, ses mèches de cheveux blonds
maculées de sang recouvrant ses yeux.
« Que lui avez-vous fait ? » demanda Roma en se précipitant vers elle.
Il écarta les cheveux du visage d’Alisa en déglutissant. Les paupières de sa
sœur, tellement pâles et translucides sous cette lumière crue que ses veines
bleu pourpre ressortaient singulièrement, papillonnèrent brièvement, puis
demeurèrent closes.
Le médecin, celui-là même qui l’avait enfermé dehors et lui avait assuré
que sa sœur était en de bonnes mains, s’éclaircit la gorge. Roma le
dévisagea, retenant difficilement sa colère.
« Nous lui avons fait une injection pour la maintenir dans le coma. » Le
médecin pinça les lèvres, puis se frotta vigoureusement le front, comme s’il
devait réfléchir à travers une forme de brouillard intérieur. « Je… Nous… »
Il s’éclaircit une nouvelle fois la gorge, puis réessaya. « Nous ne savons pas
ce qu’elle a. Elle doit demeurer inconsciente jusqu’à ce qu’un remède soit
trouvé. »
DIX-HUIT

Roma descendit les escaliers. Bien que son corps l’eût amené là, se fût
chargé de lui faire signifier de la main ses remerciements au barman, de lui
faire soulever le rideau au fond du bar, sa tête était à des lieues de là,
toujours postée devant la chambre d’hôpital à regarder Alisa dans son coma
artificiel, bras et jambes sanglés au lit pour plus de sécurité.
« Je reste invaincu ! »
Alors que ce rugissement remontait l’escalier en colimaçon, l’esprit de
Roma lui revint, et sa colère l’envahit à nouveau. Le sang en ébullition, il
sauta les cinq dernières marches, retomba sur le parquet avec un bruit
ligneux, mat et pesant.
Roma s’aventura plus avant dans ce sous-sol peu profond, s’enfonçant
dans la salle qui s’étendait sous le bar. La construction de ce lieu avait
absorbé la quasi-totalité des finances de son père, il y avait de cela quelques
années – l’usage avait rendu les sols irréguliers, les lumières du plafond bas
s’allumaient et s’éteignaient aléatoirement en grésillant. L’endroit sentait la
sueur et l’urine et il y avait tellement de voix dont les cris se surajoutaient
qu’il eût pu s’agir d’une réunion de délinquants juvéniles, mais le côté
exorbitant, prohibitif du décor était indéniable. Un seul regard alentour –
vers la fosse de combat au centre de la salle, vers les scintillements des fils
d’argent tissés dans les cordes qui sécurisaient le ring – suffisait pour
comprendre que cette arène souterraine faisait partie des investissements de
maître Montagov qui lui étaient les plus chers. Ce qui n’avait rien
d’étonnant, si l’on considérait que les commissions sur les paris perçues ici
avaient rentabilisé l’endroit en quelques semaines.
« Vous n’avez rien de mieux à faire, tous les deux, que de traîner là ? »
Roma se laissa tomber dans un siège autour d’une table de spectateurs,
inspecta les tasses en céramiques posées devant Benedikt et Marshall.
« Je viens de dire exactement la même chose, répondit Benedikt.
— C’est la dernière fois, je vous le promets, dit Marshall. Ensuite –
Non, attrape-le par la jambe ! »
L’attention de Marshall avait été momentanément attirée par le combat.
La foule autour de l’enceinte poussa des acclamations tandis que le perdant
s’effondrait et que le vainqueur tendait les poings vers le ciel.
« Aucun style », maugréa Marshall en se retournant vers eux.
De mauvaise humeur, Roma attrapa la tasse de Benedikt et la renifla
précautionneusement. Son cousin la lui arracha des mains.
« Ne bois pas ça, l’avertit Benedikt.
— De la vodka ? répliqua Roma, après avoir finalement identifié
l’odeur qui flottait sous ses narines. Dans une tasse à thé ? Vraiment ?
— Ce n’était pas mon idée. »
Marshall se pencha en avant avec un sourire chafouin. « Oui, n’en veux
pas à ton gentil cousin, l’idée était de moi. »
Leur table vibra soudain de l’impact d’un autre combattant tombé sur le
ring, la foule rugissant ses acclamations. Une femme notait les résultats à la
craie. Avant chaque combat, les spectateurs se ruaient vers elle en tendant
leur argent, pour parier sur qui allait gagner.
Roma ne fut pas totalement surpris de voir que Dimitri Voronin allait
être le prochain à monter sur le ring. Il était bien du genre à passer tout son
temps libre ici, à frayer avec les ordures qui hantaient l’endroit et à s’y
sentir bien. Roma, de son côté, évitait l’endroit autant que faire se pouvait.
Il ne descendait que si l’affaire était pressante, comme c’était justement le
cas cette fois.
« Je viens de parler avec mon père, à la maison », dit Roma. Il tourna la
tête de façon à ne pas voir Dimitri mimer une série de coups de poing et
montrer les dents à la foule. « Il a perdu tout intérêt pour la folie. Il pense
que c’est une chose qui s’achèvera d’elle-même. Il croit qu’Alisa va tout
simplement se réveiller et s’en dégager dès qu’elle se sera lassée d’essayer
de se déchiqueter la gorge. »
Ce n’était qu’à moitié vrai. Maître Montagov ne désirait plus faire de
recherches sur la folie, mais il ne s’agissait pas d’apathie. C’était parce que
Roma avait touché un point sensible et l’avait frappé là où cela faisait le
plus mal. Cette inaction était sa punition. Parce qu’il avait traité son propre
père de couard, maître Montagov allait lui montrer jusqu’où pouvait aller sa
couardise, et laisser Alisa s’étioler.
« C’est un imbécile. » Marshall s’interrompit. « Sans vouloir t’offenser.
— Il n’y a pas de mal », maugréa Roma. C’était comme si son père ne
réalisait pas que l’on ne pouvait pas diriger un gang sans gangsters. Maître
Montagov avait une trop grande confiance en lui – en grande partie
injustifiée. Si le scénario catastrophe se réalisait, il pensait probablement
qu’il pourrait affronter la mort et exiger la restitution de leurs actifs.
« Il faudrait que je fasse quelque chose, dit Roma en prenant sa tête
dans ses mains, mais à part siphonner la quasi-totalité de nos fonds pour
que Lourens ait les moyens de travailler sur un remède…
— Attends, dit Marshall. Pourquoi attendre que Lourens développe un
remède à partir de rien quand il se raconte dans la rue que quelqu’un a déjà
fabriqué un vaccin ? Nous pourrions le voler, faire nos propres
recherches…
— Il n’y a aucun moyen de savoir si ce vaccin est bien réel, coupa
Benedikt. Si c’est du Larkspur dont tu parles, ça a l’air d’être un vrai
charlatan. »
Roma approuva d’un hochement de tête. Il avait entendu la rumeur, lui
aussi – mais c’était n’importe quoi, une façon facile de profiter de la
panique qui s’emparait de la ville. Si de vrais médecins pouvaient à peine
comprendre le fonctionnement de cette folie, quelle chance avait un simple
étranger d’avoir inventé un remède ?
« Il nous reste toujours à trouver cette victime vivante dont Lourens a
besoin, rappela Roma. Mais… »
Un bruit d’os écrasés leur parvint depuis le ring, et la femme invita un
nouveau concurrent à affronter le « divin Dimitri Voronin ». Roma se
rembrunit, regrettant de ne pas pouvoir ignorer tous ces bruits. À une table
toute proche, un homme se leva et s’y précipita allègrement.
« Mais, s’efforça de poursuivre Roma par-dessus le vacarme tout en
regardant avec une grimace l’homme s’éloigner, nous ne pouvons de toute
façon pas rester assis à ne rien faire en attendant que Lourens trouve un
remède. Et, pour dire la vérité, je n’ai vraiment aucune idée de ce qu’il peut
y avoir d’autre à… »
Un rugissement s’éleva alors de la foule, cette fois non pas de fureur
meurtrière, mais d’indignation et de déception. Roma se tourna, jurant
lorsqu’il découvrit la raison pour laquelle le combat avait été interrompu.
Dimitri pointait une arme sur son nouvel adversaire.
Benedikt et Marshall se levèrent, mais Roma tendit immédiatement la
main pour leur dire de se rasseoir. L’adversaire de Dimitri, à mieux y
regarder, n’était pas russe. Roma n’y avait pas prêté garde lorsqu’il lui avait
jeté un rapide coup d’œil quand il s’était précipité, mais le gel dans ses
cheveux trahissait le fait qu’il s’agissait d’un Américain.
« Eh, calmons-nous un peu, mon vieux. » L’Américain s’esclaffa
nerveusement. Son accent confirma l’estimation de Roma. « Je croyais qu’il
s’agissait d’un combat, pas d’un duel dans le Far West. »
Dimitri grimaça, ne parvenant pas à comprendre ce que l’Américain
avait dit. « Les négociants écarlates qui s’introduisent ici en subissent les
conséquences. »
Les yeux de son adversaire s’écarquillèrent. « Je… je ne suis pas avec
le clan des Écarlates.
— Tu commerces avec les Écarlates. J’ai vu ta tête de leur côté des
rues.
— Mais je n’y suis pas affilié, protesta l’homme.
— Dans cette ville, on est l’un ou l’autre. »
Roma se leva de son siège. Il adressa à ses deux amis un regard
inflexible pour les décourager de le suivre, puis tourna les talons, le visage
sévère. L’Américain continuait de bafouiller sur le ring. Dimitri se
rapprochait avec son pistolet. Le temps que Roma se fraye un chemin à
travers la foule et passe par-dessus les cordes, Dimitri était planté devant
l’Américain, les narines dilatées de colère.
Pourquoi est-il remonté à ce point ? se demanda sincèrement Roma.
Des offenses de ce genre pouvaient être facilement ignorées. Ce n’était pas
comme si cet homme était un véritable Écarlate. S’il était assez stupide pour
venir dans un club de combat Fleur blanche, son navire n’avait dû accoster
à Shanghai que depuis peu.
Roma sauta sur le ring, et s’avança d’un pas silencieux jusqu’à venir se
glisser entre l’Américain et le canon de l’arme de Dimitri. « Ça suffit.
— Écarte-toi, Roma », tonna Dimitri. Il avança son arme d’un air
menaçant, jusqu’à ce que le métal froid creuse le front de Roma. « Dégage,
ça ne te concerne pas.
— Sinon quoi ? répondit froidement Roma. Tu vas me tuer ? »
Sur ce ring, sous ces projecteurs, entouré d’une foule de Fleurs
blanches, Roma était plus en sécurité que nulle part ailleurs. Il avait une
arme pointée sur le crâne, mais il n’avait pas peur. Dimitri avait le choix,
mais avec une oreille tournée vers les cris de mécontentement des
spectateurs, il parut réaliser que Roma l’avait piégé. Pour Dimitri, peut-être
que Roma était l’insupportable gosse de la maisonnée en lequel maître
Montagov n’avait pas confiance. Pour les gens autour d’eux, Roma était
l’héritier des Fleurs blanches – un tueur d’Écarlates baignant jusqu’au cou
dans le sang qu’il avait versé au nom de la vengeance. Que cela plaise ou
pas, Roma demeurait un Montagov, et Roma était une autorité. Si Roma
disait que cet Américain n’était pas un Écarlate, alors ce n’était pas un
Écarlate.
Roma fit signe à l’Américain de filer.
Mais dès que l’Américain sortit du ring pour se diriger vers la sortie,
Dimitri visa et l’abattit tout de même.
« Non ! » rugit Roma.
Il se dégagea de la foule une cacophonie contrastée d’acclamations et
de huées horrifiées, divisée entre ceux qui avaient secrètement attendu de
Dimitri qu’il leur offre le sang qu’ils convoitaient et ceux qui observaient
maintenant la situation avec méfiance, en se demandant quel rôle Roma
jouait là s’il n’était pas capable de se faire obéir de Dimitri.
Roma avait écumé toute la journée. Il n’avait pas pu imposer ses
exigences aux médecins. Il n’avait même pas pu faire entendre raison à son
père. Il était l’héritier des Fleurs blanches – l’héritier d’un empire souterrain
fait de tueurs et de gangsters et de commerçants endurcis qui avaient fui un
pays ravagé par la guerre. S’il ne pouvait pas conserver leur respect, ne
pouvait pas les diriger et se repaître de leur peur, alors, que lui restait-il ?
Dimitri avait eu un seul geste de défi envers lui, et soudain Roma avait
été assailli des huées de ceux qu’il était censé diriger, était considéré
comme un enfant et non plus l’héritier. Si cela avait été Dimitri, à l’hôpital,
peut-être que les médecins auraient écouté. Si Dimitri avait dit à maître
Montagov que la folie menaçait la cité plus dangereusement qu’ils ne
l’avaient escompté, maître Montagov aurait écouté.
L’influence de Roma filait entre ses doigts comme autant de grains de
sable. Lorsqu’il ferma le poing, il n’y avait presque plus de grains auxquels
se raccrocher. Ses mains étaient presque vides.
S’il perdait le respect des Fleurs blanches qui l’entouraient ici, il perdait
son statut. S’il n’était plus Roma Montagov, héritier des Fleurs blanches,
alors il ne pourrait plus assurer la protection de ceux qui lui étaient chers.
Il avait déjà trahi Alisa.
Il n’allait pas continuer d’échouer.
« Nous ne tolérerons jamais le clan des Écarlates ! » Dimitri boxait vers
le ciel, son arme se dressant impitoyablement dans le même mouvement,
attisant la passion des spectateurs. « Nous les tuerons tous ! »
Il y avait de cela bien longtemps, Roma avait dit à Juliette que sa colère
était comme un diamant froid. Une chose qu’elle pouvait ravaler
facilement, une chose scintillante et séduisante dont elle pouvait jouer en la
faisant glisser sur la peau des autres, avant qu’ils ne réalisent bien trop tard
que le diamant avait mordu les chairs. Il admirait cela, chez elle.
Principalement parce que sa colère à lui en était l’exact opposé : une vague
de feu incontrôlable qui n’avait aucune subtilité.
Et c’était arrivé.
En deux gestes coulés, Roma bondit sur Dimitri et le désarma, puis jeta
l’arme dans la foule.
« Tu n’as pas accordé à l’Américain un combat loyal », dit Roma. Il fit
signe à Dimitri d’approcher. « Alors je vais te donner une chance de te
racheter. »
La foule hurla son approbation. Dimitri resta une seconde immobile, à
essayer de déchiffrer les motivations de Roma. Puis, après un coup d’œil
vers les acclamations, il se détendit le cou et chargea.
Roma refusa de se laisser entraîner dans le genre de corps-à-corps
monstrueux pour lequel ces endroits étaient célèbres. Dès l’instant où il fit
claquer son bras pour la première parade, il demeura rapide, agile sur des
pieds légers, chacun de ses coups de poing bien réfléchi. Le ring vibrait
sous l’intense pression des spectateurs, le club tout entier s’agitant si
bruyamment qu’il s’en produisait un écho ténu.
Pour un observateur, tout n’était que mouvements rapides et indistincts.
Pour Roma, tout n’était qu’instinct. Il avait passé des années à
s’entraîner avec Benedikt, et leurs combats avaient fini par compter. Roma
passait de l’offensive à la défensive en un éclair ; son bras droit para un
direct et son bras gauche frappa dans le même temps, trouvant la mâchoire
de Dimitri avec une telle force qu’il le projeta en arrière, les yeux fous.
La fureur de Dimitri n’avait aucune importance. Roma ne fatiguait pas.
Cela lui paraissait presque surnaturel, cette euphorie qui gagnait tous ses
muscles, ce vibrant besoin absolu de l’emporter contre le favori, de rappeler
à tous lequel était le vrai Montagov et lequel était l’imposteur, lequel
méritait l’honneur d’être l’héritier.
Puis Dimitri l’atteignit à la joue, et quelque chose le cingla, bien plus
qu’escompté.
Roma chuinta, reculant de trois pas pour reprendre ses esprits. Dimitri
agita les bras, fit rouler ses épaules, et sous les projecteurs, un éclair
étincela entre son index et son majeur.
Il serre une lame entre ses doigts, réalisa vaguement Roma. Puis,
comme si c’était un fait nouveau : Tricheur.
« Prêt à jeter l’éponge ? » tonna Dimitri. Il se frappa la poitrine. Roma
n’arrivait pas à détourner les yeux des reflets scintillants de la lame. Il ne
pouvait plus arrêter le combat sans perdre la face. Mais s’il poursuivait, il
suffirait d’un coup de poing de Dimitri en travers de sa gorge pour le tuer.
La panique le gagna. Roma perdit de sa concentration. Dimitri frappa
du pied et le coup porta. Un poing apparut dans sa périphérie, et dans sa
hâte de l’éviter, Roma esquiva trop fort, mésestimant son équilibre, et
vacilla. Dimitri frappa de nouveau. Un éclair de la lame, une entaille sur la
mâchoire de Roma.
La foule hua. Ils pouvaient sentir que l’énergie de Roma se tarissait, ils
pouvaient sentir qu’il semblait avoir cessé d’y croire avant même la fin du
combat.
Es-tu un Montagov, ou es-tu un couard ?
Roma releva les yeux, serra sa mâchoire endolorie. Pourquoi se battait-
il à la loyale ? Dans quel genre de monde illusoire vivait-il pour croire que
les Fleurs blanches voulaient pour chef quelqu’un qui dominait par
l’honneur, plutôt que par la sueur, le sang et la violence ?
Roma tendit le bras et attrapa une mèche des cheveux noirs mi-longs de
Dimitri. Lequel ne s’était pas attendu à cela. Ni au fait que Roma allait lui
donner un grand coup de genou dans le nez, avant de lui saisir le bras et de
le lui replier dans le dos, jusqu’à pouvoir serrer son cou de la main et
frapper du pied l’arrière de son genou.
Dimitri tomba à plat ventre sur le sol du ring. La foule se précipita sur
les cordes, secouant le ring encore et encore.
Roma le tenait, maintenant. Avec ses mains dans une telle position, il
pouvait briser le cou de Dimitri s’il le voulait. Il pouvait faire tout ce qu’il
désirait et prétendre que cela avait été un accident – un geste malheureux.
« Roma Montagov, notre vainqueur ! » clama la femme du tableau noir.
Roma se pencha sur Dimitri, assez près pour qu’il ne rate pas un seul
mot de ce qu’il avait à lui dire, malgré le tumulte.
« N’oublie pas qui je suis. »
Sur ce, il se releva, essuya grossièrement de l’avant-bras sa mâchoire
ensanglantée. Il plongea sous les cordes, et retomba agilement dans la foule.
L’endroit n’était plus qu’une marmite en ébullition, bouillonnante de
mouvements et d’émotions. Roma voulait s’en extraire au plus vite.
« Toi », lâcha-t-il. Un homme avec une pochette blanche au veston se
tourna immédiatement vers lui. « Trouve des bras pour évacuer le corps de
l’Américain. »
L’homme s’empressa d’aller effectuer sa tâche. Roma se fraya un
chemin jusqu’à la table de ses amis, se laissa tomber dans son siège avec
ses mille ans de fardeau.
« Quel héros ! roucoula Marshall.
— La ferme » répondit Roma. Il prit une longue inspiration. Puis une
autre. Encore une autre. Dans sa tête, il revit l’Américain tomber à terre. Le
corps inerte d’Alisa. L’absence totale d’émotions sur le visage de son père.
« Tout va bien ? lui demanda Benedikt, inquiet.
— Oui, ça va. » Roma releva les yeux, sombrement. « Peut-on revenir
là où nous en étions dans notre discussion ? Avec Alisa dans l’état où elle
est. » Les images de son visage étaient imprimées dans son esprit, vivaces
et crues, dépérissant déjà. « … j’ai besoin de réponses. Si cette folie est le
produit des mauvaises intentions de quelqu’un, il faudra que je le traque.
— Ton père ne t’a-t-il pas déjà mis sur la piste des communistes ? »
Roma opina. « Mais c’était une impasse. Nous n’avons trouvé que des
impasses dans toutes les directions que nous avons explorées.
— Nous pourrions essayer d’obtenir plus d’informations de la part des
Écarlates, suggéra Marshall. Avec un plus gros armement, cette fois… »
Benedikt plaqua sa main sur la bouche de Marshall, avant que celui-ci
n’eût pu développer un plan totalement absurde.
« Roma, je ne vois vraiment rien d’autre que nous puissions faire,
reconnut Benedikt. Je crois que les pourparlers ont clairement démontré que
les Fleurs blanches ne savaient rien. Nous n’allons nulle part, sauf à y
consacrer toutes nos ressources ou mettre sur écoute tout Shanghai.
— Combien d’espions nous reste-t-il dans le clan des Écarlates ?
demanda Roma. Peut-être qu’ils pourront découvrir de quoi il s’agit. Les
Écarlates ont pratiquement admis détenir des informations, mais ils ne nous
les transmettront pas…
— Je doute que cela puisse avoir la moindre efficacité », l’interrompit
Benedikt. Sa main était toujours sur la bouche de Marshall, qui semblait
avoir commencé à lui lécher la paume dans l’espoir d’être débâillonné.
Benedikt faisait comme s’il n’avait rien remarqué. « Si les Écarlates savent
quelque chose, ils n’en discuteront qu’à l’intérieur du premier cercle.
Laisser des rumeurs se répandre parmi les autres gangsters serait le meilleur
moyen de provoquer une panique généralisée. »
Marshall se libéra finalement de la main de Benedikt.
« Bon sang, vous êtes tous les deux bas de plafond, dit-il. Qui, dans le
clan des Écarlates, n’a de cesse d’apparaître partout où tu vas, et semble
porter un intérêt tout aussi personnel à la recherche de ces mêmes
réponses ? » Il regarda Roma droit dans les yeux. « Il faut que tu demandes
de l’aide à Juliette. »
Alors, Roma leva un index en l’air, pour demander à Benedikt et à
Marshall de faire preuve de patience pendant qu’il réfléchissait.
Lorsque, finalement, il parut avoir ruminé suffisamment longtemps, il
dit : « Passe-moi le seau, là. »
Benedikt eut l’air éberlué. « Quoi ?
— Le seau. »
Marshall se leva et alla chercher le seau. Dès qu’il l’eut apporté près du
nez de Roma, le bouillant héritier des Fleurs blanches y enfonça la tête et
vomit, en réaction aux violences qu’il avait déclenchées.
Une minute plus tard, il refit surface, délivré du contenu de son
estomac.
« D’accord, dit-il d’un ton plein d’amertume. Je vais aller demander de
l’aide à Juliette. »
DIX-NEUF

« Je m’inquiète. Peux-tu me le reprocher ? »


Dame Cai fit glisser la brosse dans les cheveux de Juliette, en se
renfrognant chaque fois qu’elle tombait sur un nœud. Juliette était à
l’évidence assez âgée pour se coiffer elle-même, mais sa mère insistait.
Quand Juliette était petite et que ses cheveux descendaient jusqu’à la taille,
sa mère venait tous les soirs dans sa chambre les brosser jusqu’à ce que tous
les nœuds aient disparu, ou jusqu’à ce que dame Cai soit au moins satisfaite
de l’état général de la tête de sa fille, ce qui incluait occasionnellement ce
qui pouvait se passer à l’intérieur. Maintenant que Juliette était rentrée pour
de bon, sa mère avait réinstauré cette pratique. Les parents de Juliette
étaient des gens très occupés. C’était la façon qu’avait sa mère de jouer tout
de même un rôle dans sa vie.
« De quoi qu’il s’agisse, dans cette ville, il y a toujours trop de gens
impliqués, poursuivit dame Cai. Trop de gens qui y ont un intérêt personnel.
Trop de gens qui y ont trop à perdre. » Sa moue s’accentua à mesure qu’elle
parlait, tant à cause de ce qu’elle disait qu’à cause des difficultés de sa
tâche. Juliette était coiffée à la garçonne, maintenant. Il n’y avait plus
grand-chose à brosser, mais cela demeurait difficile, à cause des reliquats de
tout le gel que Juliette rajoutait quotidiennement pour entretenir ses mèches
crantées.
« Māma, tu auras bien plus à t’inquiéter… » Juliette grimaça comme la
brosse emportait une motte de gel demeurée là. « … si la folie s’étend aux
quatre coins de la ville. Le déclin de nos effectifs est bien plus inquiétant
que les quelques orteils sur lesquels je marche en allant mettre mon nez
dans les affaires des communistes. »
Le déclin des effectifs du clan des Écarlates. Le déclin des effectifs des
Fleurs blanches. Leur guerre de territoire n’était rien comparée à
l’extinction progressive des deux gangs, et pourtant Juliette semblait être la
seule à croire cette folie assez puissante pour leur tirer le tapis sous les
pieds à eux tous. Ses parents étaient trop fiers. Avec le temps, ils avaient
fini par s’habituer à ne devoir affronter que des situations qu’ils pouvaient
contrôler, des adversaires qu’ils pouvaient vaincre. Ils ne voyaient pas cette
situation comme Juliette la voyait. Ils ne voyaient pas Alisa Montagova
essayer de se déchiqueter la gorge chaque fois qu’ils fermaient les yeux,
comme c’était maintenant son cas.
La petite était si jeune. Comment s’était-elle trouvée embarquée dans
tout cela ?
« Oui. » Dame Cai renifla. « En fait, que tu écrases quelques orteils est
inévitable. C’est juste que je préférerais que des hommes t’accompagnent
quand tu le fais. »
Juliette se hérissa. À tout le moins, ses parents prenaient maintenant la
folie au sérieux. Ils ne pensaient toujours pas que cela justifiait leur
implication personnelle – ou plus exactement, ils ne voyaient pas ce qu’ils
pourraient bien faire quant à un mal qui poussait les gens à déchiqueter leur
propre gorge – mais ils s’y intéressaient assez pour charger officiellement
Juliette de cette tâche, en la libérant de toutes ses autres obligations. Plus de
missions de recouvrement. Juliette s’était mise en quête de la vérité en solo.
« Par pitié, ne m’imposez pas de gardes du corps, dit Juliette en
frissonnant. Je pourrais tous les écraser d’une seule main. »
Dame Cai la dévisagea à travers le miroir.
« Quoi ? s’exclama Juliette.
— Ce n’est pas un problème de sécurité, répondit fermement sa mère.
C’est un problème d’image. De tous les tiens qui te retrouvent enfin. »
Mon Dieu. Juliette sentit immédiatement venir le sermon qui se
profilait. C’était un don inné, chez elle, comme ces gens qui sentent venir
l’orage à cause d’une douleur dans les articulations.
« N’oublie pas que ton père a été renversé une ou deux fois, par le
passé. »
Juliette ferma les yeux, soupira intérieurement avant de les rouvrir.
Quatre années avaient passé et sa mère était toujours aussi ravie de répéter
la même histoire, comme s’il s’agissait de la plus belle leçon de vie qu’ait
connue l’humanité.
« Quand cet immonde Montagov a vengé la mort de son père en tuant
ton grand-père, entama sa mère, ton père aurait dû prendre le
commandement. »
Dame Cai tira la brosse à travers un autre nœud. Juliette grimaça.
« Mais il était encore plus jeune que tu l’es aujourd’hui, alors les
hommes d’affaires l’ont écarté et ont décidé que l’un des leurs emporterait
la décision et la gouverne. Ils l’ont congédié comme un petit garçon et lui
ont dit que s’il voulait régner sans autre justification que sa lignée, alors il
lui faudrait viser la monarchie plutôt qu’un gang. Mais ensuite, en…
— … en 1892, l’interrompit Juliette en poursuivant l’histoire de façon
théâtrale, avec à Shanghai le peuple des rues livré à lui-même et à
l’anarchie, avec le clan des Écarlates comme celui des Fleurs blanches
dirigés par des incompétents illégitimes tandis que les véritables héritiers
avaient été écartés, ils finirent par se révolter… »
Juliette se tut lorsqu’elle vit le regard assassin que sa mère lui lançait à
travers le miroir. Elle grommela des excuses et croisa les bras. Elle admirait
la capacité qu’avait eue son père à revenir au sommet, tout comme elle
pouvait reconnaître à maître Montagov – qui avait également été écarté à la
mort de son père à lui – l’intelligence d’en avoir fait de même. En dehors de
cette période où les deux gangs étaient dirigés par des hommes qui
n’accordaient de valeur ni au sang ni à la loyauté mais seulement à
l’efficacité et au profit, la guerre de territoire avait été à son plus bas.
« Ton père, dit sèchement dame Cai en tirant sur une mèche, a pu
recouvrer son héritage légitime, une fois plus âgé, parce qu’il était entouré
de gens qui croyaient en lui. Il emportait l’enthousiasme de la majorité – les
gens que tu vois le protéger aujourd’hui, les gens que tu vois prêts à mourir
pour lui. Tout cela est une question de fierté, Juliette. » Dame Cai baissa la
tête, colla son visage contre celui de sa fille jusqu’à ce qu’elles se voient
ensemble dans le miroir. « Il voulait que le clan des Écarlates soit une force
de la nature. Il voulait que l’appartenance au clan soit un symbole qui
affirmait un pouvoir. Les membres du plus bas rang ne pouvaient rien
imaginer de plus désirable, et en choisissant de le suivre, ils ont renversé les
hommes d’affaires qui n’ont eu d’autre choix que d’accepter de prêter
allégeance. »
Juliette plissa le front. « En résumé, c’est le nombre qui compte.
— On peut le dire comme cela. » Sa mère fit claquer sa langue. « Alors,
ne commence pas à croire que le talent suffit pour rester au sommet. La
loyauté vient aussi y mettre ses mains sales, et elle est des plus
imprévisibles, des plus inconstantes. »
Sur ce, dame Cai reposa la brosse, serra l’épaule de Juliette, et lui
souhaita bonne nuit. Énergique, rapide et directe, voilà ce qu’était sa mère.
Elle quitta la chambre de Juliette à grands pas et referma la porte derrière
elle, laissant Juliette méditer ses dernières paroles.
Le reste du monde ne le voyait pas, mais si maître Cai était le visage du
clan des Écarlates, dame Cai travaillait tout autant en coulisses, et il n’y
avait pas un bout de papier entré dans la maison qu’elle n’aurait pas lu.
C’était dame Cai qui avait convaincu son époux que leur fille serait bien
plus capable de lui succéder à la tête du clan des Écarlates quand l’heure
serait venue plutôt qu’un neveu ou autre parent mâle. Alors la couronne
avait été pour Juliette, et maître Cai attendait du clan qu’il s’inféode le jour
où Juliette prendrait sa suite – par le seul fait de son souhait, et de leur
loyauté à son sang.
Juliette se pencha vers le miroir, porta ses doigts aux traits de son
visage.
Était-ce la loyauté qui créait le pouvoir ? Ou la loyauté n’était-elle rien
de plus qu’un symptôme, offerte lorsque les circonstances étaient favorables
et déniée dès que le vent tournait ? C’était un avantage pour maître Cai ou
maître Montagov que d’être des hommes, Juliette n’était pas naïve. Chaque
messager, chaque commis et chaque gangster de bas rang, mais férocement
loyal, était un homme. La plupart des Écarlates craignaient et révéraient
Juliette, maintenant, mais elle n’était pas encore au pouvoir. Comment
allaient-ils réagir lorsque Juliette tenterait effectivement d’exercer son
autorité sur eux ? Aurait-elle besoin d’abandonner tout ce qu’elle était, de
remplacer ses robes scintillantes par des costumes pour être entendue ?
Juliette s’écarta finalement de la coiffeuse, se frottant les yeux avec
lassitude. Cette journée avait duré bien trop longtemps, et pourtant son
corps était plus fébrile que fatigué. Lorsqu’elle s’effondra sur les
couvertures de son lit, sa chemise de nuit collait à sa peau. Elle pouvait
entendre battre son cœur, et plus elle laissait passer de temps, étendue dans
le noir, plus le battement de son cœur s’intensifiait, au point qu’elle finit par
le percevoir dans ses tympans.
Attends…
Juliette se redressa d’un bond. Quelqu’un tapotait sur la vitre des
portes-fenêtres de son balcon, pourtant à l’étage.
« Non ! » dit mornement Juliette à voix haute.
Le tapotement revint, lent, décidé.
« Non », répéta-t-elle.
Le même tapotement.
« Ah ! »
Juliette se leva et se précipita en direction du bruit, ouvrit les rideaux
avec plus de force que nécessaire. Lorsque le lourd tissu retomba, elle se
retrouva face à une silhouette familière assise nonchalamment sur la
rambarde de son balcon, ses jambes se balançant et son corps éclairé en
contre-jour par la lueur du croissant de lune. Elle déglutit.
« Vraiment ? s’exclama Juliette à travers la porte-fenêtre. Tu as
escaladé la maison ? Tu n’aurais pas pu te contenter de lancer quelques
petits cailloux ? »
Roma se tourna pour regarder vers le jardin en contrebas. « Il n’y en a
pas un seul. »
Juliette se frotta de nouveau les yeux – énergiquement, cette fois. Peut-
être que si elle les frottait assez fort, elle réaliserait que ce n’était qu’un
cauchemar dû à la fièvre et qu’elle se réveillerait paisiblement, seule dans
sa chambre.
Elle ôta ses mains de ses yeux. Roma était toujours là.
Ils avaient vraiment besoin d’améliorer leur sécurité.
« Roma Montagov, ceci est totalement inacceptable », déclara
sévèrement Juliette. C’était trop évocateur, trop empreint de nostalgie, trop
tout. « Pars avant que l’on ne te tire dessus.
— Qui va me tirer dessus ?
— Je vais te tirer dessus, trancha Juliette.
— Mais non, tu ne feras pas cela. Ouvre cette porte, dorogaya. »
Juliette eut un mouvement de recul, horrifiée non pas par l’ordre, mais
par le terme d’affection choisi. Avec un temps de retard, Roma parut
réaliser lui aussi ce qu’il avait laissé échapper. Ses yeux s’écarquillèrent une
fraction de seconde, mais il ne bredouilla pas ni ne le retira. Il se contenta
de la dévisager et d’attendre, comme s’il ne venait pas d’extraire une
relique de leur passé, un passé qu’ils avaient démantelé.
« La porte reste fermée, dit froidement Juliette. Que veux-tu ? »
Roma sauta de la rambarde, ses chaussures retombant sur le carrelage
du balcon avec un petit bruit mou. Lorsqu’il se rapprocha des vitres, Juliette
remarqua une profonde entaille sur sa mâchoire, et se demanda s’il était
venu ici juste après s’être battu. Cela suffit presque à la convaincre d’aller
chercher une arme et de le renvoyer pour de bon, mais alors, doucement,
Roma chuchota : « Je veux sauver ma sœur. »
Quelque chose à l’intérieur de Juliette se libéra. Son regard dur
s’adoucit pour le plus court des instants.
« Comment va Alisa ? demanda-t-elle.
— Ils l’ont entravée à l’hôpital comme dans un asile d’aliénés »,
répondit Roma. Il avait les yeux fixés sur ses mains. Il n’avait de cesse de
les retourner : paumes en l’air, en bas, en l’air, comme s’il cherchait
quelque chose qui n’était pas là. « Elle a réessayé d’atteindre sa gorge dès
qu’elle a repris connaissance, alors ils lui ont injecté quelque chose pour la
maintenir endormie. Ils la maintiendront endormie tant que l’on n’aura pas
trouvé un remède à cette folie. »
Roma releva la tête. Il y avait une folie, un désespoir dans ses yeux
aussi.
« J’ai besoin de ton aide, Juliette. Toutes les pistes de mon côté sont
mort-nées. Je n’ai plus rien à explorer, nulle part où aller, personne à
contacter. Toi, par contre, je sais que tu sais quelque chose. »
Juliette ne répondit pas immédiatement. Elle resta là sans bouger, à se
battre contre les bouillonnements de son estomac, en réalisant qu’elle
n’était plus certaine de savoir si ce qu’elle ressentait était encore de la
haine… ou de la peur. La peur que, si cette folie poursuivait son œuvre, elle
finirait par se trouver dans la position de Roma, à regarder mourir
quelqu’un qu’elle aimait. La peur que, d’avoir simplement considéré Roma
avec une telle sympathie, elle ait déjà franchi la ligne.
Le problème avec la haine, c’est que lorsque l’émotion initiale perd de
son intensité, les difficultés demeurent. Les poings serrés et le sang qui
bouillonne, la vision qui se trouble et le pouls qui s’accélère. Et, au milieu
de ces vestiges, Juliette ne contrôlait plus rien de ce en quoi cela pouvait
évoluer.
Quels appétits cela pouvait attiser.
« Tu me demandes de l’aide, dit doucement Juliette. Seulement voilà :
quelle quantité de sang as-tu sur les mains, Roma ? Pendant mon absence,
combien des miens t’ont-ils demandé aide ou miséricorde, avant que tu ne
les abattes ? »
Les yeux de Roma paraissaient totalement noirs, dans la lumière de la
lune. « Je n’ai rien à dire à cela, répondit-il. La guerre des gangs était ce
qu’elle était. Ceci est quelque chose d’entièrement nouveau. Si nous ne
nous aidons pas les uns les autres, nous risquons de tous disparaître.
— C’est moi qui détiens les informations, l’avertit Juliette, en sentant sa
peau la picoter déplaisamment. Essaie d’éviter les généralisations oiseuses
qui nous concerneraient prétendument tous.
— Tu détiens les informations, mais je tiens l’autre moitié de la ville,
rétorqua Roma. Si tu agis seule, cela signifie qu’il y a la moitié de Shanghai
avec laquelle tu ne peux pas travailler. Si j’agis seul, je ne peux pas pénétrer
en territoire écarlate. Réfléchis, Juliette – étant donné que la folie nous
frappe tous les deux, personne ne peut prévoir sur quel territoire se
trouveront les réponses. »
Il y eut comme un coup de froid dans sa chambre, amer, glacé et
tonique. Juliette prétendit l’ignorer. Elle força un rire sans joie.
« Comme tu le prouves en cet instant même, je ne crois pas qu’une
absence de permission te retienne d’arpenter mon territoire.
— Juliette. » Roma pressa sa main contre la vitre. Son regard implorant
était absolument, totalement sincère. « Par pitié, c’est ma sœur. »
Mon Dieu…
Elle dut détourner les yeux. Elle ne pouvait pas supporter cela. Elle ne
méritait pas ce poids qui lui étreignait le cœur. Toute vulnérabilité que
Roma Montagov affichait était une simulation, une image soigneusement
élaborée avec lesquelles il gagnerait du temps jusqu’à ce que vienne le
moment de frapper. Elle le savait.
Mais peut-être que Juliette n’apprendrait jamais. Peut-être que ses
souvenirs de Roma la mèneraient à sa ruine, à moins qu’elle ne fouille dans
sa propre poitrine pour en extirper jusqu’au dernier reste de faiblesse.
« Pour Alisa, parvint péniblement à dire Juliette, et pour toutes les
petites filles de cette ville qui sont victimes d’un jeu auquel elles n’ont
jamais demandé à jouer, je vais t’aider. Mais il faudra faire ta part aussi,
Roma. Je t’aide, et tu m’aides à trouver une solution à cette folie le plus vite
possible. »
Roma exhala longuement, laissant échapper son soulagement et sa
gratitude contre la vitre. Elle le dévisagea minutieusement, regarda la
pression délaisser ses épaules et la terreur dans ses yeux faire place à
l’espoir. Elle se demanda quelle part était réelle et quelle part était élaborée
pour elle, afin de lui donner l’impression qu’elle prenait la bonne décision.
« D’accord. »
Cela pouvait la détruire. Cela pouvait tout détruire. Mais ce qui
importait maintenant n’était plus Juliette ni ses sentiments – ce qui
importait, c’était de trouver une solution. Si la possibilité de sauver les siens
impliquait de risquer sa réputation parmi eux, alors c’était un sacrifice qu’il
lui faudrait faire.
Qui d’autre le ferait ? Qui le ferait, sinon Juliette ?
« D’accord », concéda doucement Juliette. Elle supposa qu’aucun
retour en arrière n’était plus possible. « J’ai l’adresse personnelle de Zhang
Gutai. Je pensais m’introduire chez lui pour tout fouiller, mais… » Elle
haussa les épaules, avec une telle nonchalance forcée qu’elle y crut presque
elle-même. « … nous pouvons y aller ensemble pour commencer, si tu
veux.
— Oui », répondit Roma. Qu’il opine encore plus fort, et sa tête
tomberait probablement. « Oui.
— Demain, alors », décida Juliette. Soudain, les souvenirs de leur passé
commun – ceux qu’elle venait de passer quatre ans à essayer d’oublier
tellement fort – lui revinrent tous d’un coup, à pleine force. Elle n’avait
d’autre choix que de les invoquer, sans considération pour l’étau qui lui
serrait la poitrine. « On se retrouve à la statue. »
La statue – une petite représentation en pierre d’une femme en pleurs –
était une relique oubliée dans un parc anonyme de la Concession
internationale. Quatre ans plus tôt, Roma et Juliette l’avaient découverte par
hasard, et avaient passé un après-midi entier à essayer d’imaginer sa
signification et son origine. Juliette avait maintenu qu’il s’agissait de Niobé,
la femme qui, dans la mythologie grecque, avait tant pleuré quand ses
enfants avaient été tués que les dieux l’avaient changée en pierre. Roma
soutenait qu’il s’agissait de la Llorona, la Pleureuse du folklore d’Amérique
latine, qui pleure ses enfants qu’elle a tués. Ils ne s’étaient jamais accordés
sur une réponse.
Si Roma fut surpris ou décontenancé par sa référence à la statue, il ne le
montra pas. Il se contenta de demander : « Quand ?
— Au lever du soleil. »
Ce ne fut qu’alors que Roma parut légèrement inquiet.
« Le lever du soleil ? C’est un peu ambitieux.
— Le plus tôt sera le mieux », insista Juliette. Elle grimaça. « Cela
réduit nos chances d’être aperçus ensemble. Cela va sans dire, mais
personne ne doit savoir que nous collaborons. Nous serions…
— … morts tous les deux si cela se savait, compléta Roma. Je sais. On
se revoit au lever du soleil, alors. »
Juliette le regarda repasser ses jambes par-dessus la rambarde, demeurer
un temps au milieu de tous les ornements de métal élaborés telle une autre
des statues. Sous la lumière basse de la lune, Roma était une étude en noir
et blanc de l’affliction.
Il marqua une pause. « Bonne nuit, Juliette. »
Puis il disparut, son ombre légère se frayant rapidement un chemin le
long du mur extérieur, puis filant à travers le jardin. Un bond et il
franchissait le portail, quittait le domaine du clan des Écarlates et reprenait
le chemin de son propre monde.
Juliette tira ses rideaux, ajusta le tissu jusqu’à ce que plus une seule
lueur argentée ne les traversât. Ce fut seulement alors qu’elle s’autorisa une
longue exhalaison, chassant de sa chambre la lueur de la lune, et de son
cœur, tout ce qu’elle évoquait.
VINGT

Au lever du soleil, il était encore assez tôt pour que les quais fussent
calmes, les vagues venant heurter l’avancée de la promenade. Il était encore
assez tôt pour que l’odeur du vent fût douce, n’ayant pas encore intégré la
fumée des usines du matin, ni les arômes des fritures et des soupes claires
cuisinées et vendues par les marchands ambulants dans les rues.
Malheureusement, il n’était pas encore assez tôt pour éviter une
manifestation nationaliste.
Juliette s’arrêta d’un coup, s’immobilisant sur le trottoir, sous un arbre
dont le feuillage oscillait doucement. « Tā mā de, jura-t-elle dans sa barbe.
Qu’est-ce que…
— Kuomintang », répondit Roma avant qu’elle n’eût achevé sa
question.
Juliette lui adressa un regard assassin lorsqu’il s’arrêta à côté d’elle. La
croyait-il incapable de repérer les petits soleils sur leurs couvre-chefs ? On
était loin d’un symbole indéchiffrable. Le Kuomintang, avec ses
nationalistes, devenait de plus en plus populaire.
« Je sais, répondit Juliette en levant les yeux au ciel. J’allais demander
ce qu’ils faisaient. C’est ma ville. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse la
leçon. »
Roma la regarda de guingois. « L’est-ce vraiment ? »
Il n’y avait aucun venin dans le ton qu’il avait employé, et pourtant ces
quelques mots avaient été comme une dague plantée dans le cœur de
Juliette. L’est-ce vraiment ? Combien de fois s’était-elle posé cette question
à Manhattan ? Combien de fois était-elle montée sur le toit de son
immeuble pour parcourir des yeux le panorama new-yorkais en refusant de
s’autoriser à l’aimer, parce qu’aimer l’une des deux villes signifiait perdre
l’autre, et que perdre Shanghai signifiait tout perdre ?
« Bon, mais qu’est-ce censé signifier ? » demanda-t-elle d’une voix
tendue.
Roma parut amusé par la question. Il la décrivit vaguement d’un geste,
en indiquant sa robe, ses chaussures. « Allons, Juliette. J’ai passé bien plus
de temps que toi ici. Tu es une Américaine dans l’âme. »
Et l’implication laissée muette était claire : Rends-nous service,
retournes-y.
« Ah oui », dit-elle. La pointe dans son cœur n’avait fait que s’enfoncer.
« Moi et ma démocratie américaine, est-ce que l’on s’acclimate bien, ici ? »
Avant que Roma n’eût pu la contredire encore, Juliette se remit à
marcher, s’écartant du chemin qu’ils avaient prévu de prendre. Au lieu de
traverser la manifestation rassemblée dans la grand-rue, elle fila vers une
ruelle proche, laissant à peine à Roma le temps de la suivre. Il
s’accommoda sans peine du détour. Bien vite, ils se frayèrent tous deux un
chemin à travers les sacs d’ordures et les charrettes renversées, fronçant le
nez à la vue des animaux errants et grimaçant à celle des mares de sang trop
fréquentes. Comme ils poursuivaient leur route par les petites rues, ils se
satisfirent de leur silence, se satisfirent de faire comme si l’autre n’était pas
là.
Puis Roma virevolta soudainement, faisant demi-tour si vite que Juliette
supposa immédiatement qu’ils étaient attaqués.
« Quoi ? » s’exclama-t-elle en se tournant à son tour. Elle avait sorti son
pistolet et le pointait aveuglément devant elle, pour se garder d’une
agression. « Qu’est-ce qu’il y a ? »
Sauf que Roma n’avait exhibé aucune arme. Il fouillait juste des yeux la
ruelle derrière eux, le front plissé.
« J’ai cru entendre quelque chose », dit-il. Ils patientèrent. Un oiseau
plongea en direction d’une poubelle. Un bout de tuyau dégorgeait de l’eau
sale à même le sol.
« Je ne vois rien », dit doucement Juliette en rangeant son arme.
Roma se rembrunit. Il attendit encore quelques secondes, mais tout était
calme. « J’ai dû me tromper. Je suis désolé. » Il redressa ses manchettes.
« Repartons. »
Après une hésitation, Juliette se retourna et se remit à marcher. Ils
n’étaient plus très loin maintenant de l’adresse que Kathleen lui avait
donnée. C’était une partie de la ville qui lui était familière.
La chair de poule n’avait pas disparu de ses bras pour autant.
Il a juste été un peu paranoïaque se dit Juliette en s’efforçant de se
rassurer. La peur d’être vus ensemble leur avait déjà au départ mis les nerfs
en pelote. Juliette avait relevé haut le col de son manteau pour se cacher le
visage. Roma avait enfoncé son chapeau sur son front, ce qui était plutôt
une bonne chose, parce qu’il paraissait en l’instant tellement hirsute que
n’importe qui, le voyant, aurait immédiatement pris une rapide tangente. En
plein jour, les blessures de son visage ressortaient en noir sur sa peau pâle.
À en juger par les valises sous ses yeux, Juliette n’aurait pas été surprise
d’apprendre qu’il n’avait pas dormi de la nuit, probablement passée à se
ronger les sangs pour Alisa.
Juliette secoua la tête. Elle avait besoin de se vider l’esprit de ses
préjugés. Pour ce qu’elle en savait, il pouvait tout aussi bien avoir passé la
nuit à tuer des Écarlates.
« C’est dans l’un de ces bâtiments », dit Juliette lorsqu’ils trouvèrent la
bonne rue. Les maisons, ici, étaient délabrées et surpeuplées, les espaces
entre chaque construction à peine assez larges pour laisser passer un enfant.
Le quartier n’était pas très éloigné de la Concession française, pourtant un
trait aussi tangible qu’une frontière entre les deux districts pouvait être
tracée, et il n’y avait pas à se demander auquel des deux cette rue
appartenait. Une longue structure rectangulaire à moitié effondrée s’étalait
sous les pieds de Juliette. Une porte de village monumentale s’était peut-
être dressée ici autrefois, gravée de grands caractères dorés pour souhaiter
la bienvenue aux arrivants, mais si cela avait été le cas, elle n’était plus là,
maintenant, abattue pour faire place à plus de lumière et de dépravation.
« Tu es sûre que c’est le bon endroit ? demanda Roma. Travailler dans
la presse doit bien payer suffisamment pour vivre ailleurs qu’ici.
— Plus que quiconque, Roma Montagov, répliqua Juliette, tu devrais
comprendre l’importance de l’image. » Uniques et unis, avec le peuple, au
sein du peuple. Les communistes ont toujours prêché ces idéaux. Si
l’ouvrier doit souffrir, alors Zhang Gutai doit souffrir, lui aussi – quel autre
fondement y aurait-il à leur respect ?
Juliette repartit vers le bâtiment que son adresse indiquait. Puis, à deux
pas de l’entrée principale, elle s’arrêta soudain. Elle montra quelque chose
du doigt. « Regarde. »
Roma retint son souffle. Des insectes. Une véritable collection de
carapaces d’insectes racornies, parsemant le sol à côté de l’entrée de
l’immeuble. Si ce n’était pas un signe de culpabilité, rien ne le serait,
considéra Juliette.
Le cœur battant, elle poussa la porte d’entrée du bâtiment. Le verrou
rouillé joua, et la porte s’ouvrit.
Juliette fit signe à Roma d’aller plus vite. Ils commencèrent à monter
les escaliers, en grimaçant devant leur étroitesse. Ces escaliers flanquaient
l’immeuble le long d’un mur, s’arrêtant à chaque palier sur un couloir
parallèle doté de quatre portes pas très éloignées les unes des autres. Nord,
sud, nord, sud, ils montaient les marches, passaient devant les portes d’un
étage, puis rejoignaient les escaliers suivants, en une mécanique qui donnait
le vertige. Roma était un habitué de ce genre de choses ; Juliette, beaucoup
moins. Elle n’avait plus vécu en centre-ville depuis des années ni ressenti
l’enfoncement et les soupirs des lattes de parquet sous ses pieds comme la
structure entière semblait tanguer.
« Quel appartement est-ce ? » demanda Roma. Il renifla alors qu’ils
passaient devant une fenêtre du deuxième étage, regarda les pots de fleurs
posés sur le rebord, à une pichenette d’aller s’écraser sur le pavé en
contrebas.
Juliette se contenta de pointer l’index vers le ciel. Ils continuèrent de
grimper, encore et encore, jusqu’au sommet et jusqu’à un étage où une
seule porte les attendait, là où les escaliers s’achevaient.
Ils marquèrent une pause, échangèrent un regard.
« Il n’est pas là », assura Juliette à Roma avant qu’il n’ait pu le
demander. Elle mit un genou à terre, tira des replis de sa robe la petite
dague qui avait la finesse d’une aiguille. « J’ai eu le temps de voir le
calendrier dans son bureau. Il a des rendez-vous avec des gens importants
toute la journée, aujourd’hui. »
Nonobstant, à peine Juliette eut-elle inséré la dague dans la serrure, le
bout de sa langue apparaissant entre ses lèvres dans sa concentration,
qu’elle entendit l’écho caractéristique et indéniable d’un pas traînant se
dirigeant vers la porte d’entrée depuis l’intérieur de l’appartement.
« Juliette ! » persifla Roma en se précipitant en avant.
Juliette se releva d’un bond, en remisant le couteau dans sa manche.
Elle leva le bras pour arrêter Roma dans son élan, et se ressaisit juste à
temps avant que la porte ne s’ouvre et qu’un vieil homme ne les regarde en
cillant avec des yeux plissés et vitreux. Il avait bien la soixantaine, et un air
las et épuisé qui donnait l’impression qu’il n’avait jamais eu assez de
sommeil depuis la naissance.
« Bonjour », dit-il, déconcerté.
Juliette réfléchit rapidement. Ils pouvaient rattraper le coup. Cela
n’avait rien de difficile.
« Bonjour. Nous sommes étudiants à l’université », s’exclama-t-elle en
optant pour un autre dialecte, le wenzhounais, changeant si vite que Roma
en sursauta quasi imperceptiblement, incapable de dissimuler sa stupeur
devant une telle fluidité. « Allez-vous bien, en un si beau matin ? »
L’homme se pencha en grimaçant pour tendre l’oreille. Il répondit en
shanghaïen : « Parlez plutôt běndì huà, si vous voulez bien, jeune fille ? Je
ne comprends pas. »
La ville de Wenzhou n’était qu’à quelques jours de voyage au sud de
Shanghai, mais le dialecte local était tellement incompréhensible que
Juliette ne l’aurait jamais appris si Nounou ne le lui avait pas enseigné.
Nounou disait toujours que ce qu’il y avait de plus proche du dialecte de
Wenzhou, ce n’était pas la langue d’une ville voisine comme le shanghaïen,
mais le gazouillement des oiseaux. Dans une ville qui débordait non
seulement d’étrangers mais aussi de Chinois venus des quatre coins du
pays, la plupart des gens partageaient une même langue, mais pas la façon
de la parler. Deux commerçants chinois pouvaient mener une conversation
entière en parlant chacun leur propre dialecte. Ils n’avaient pas besoin d’une
étape intermédiaire. Ils avaient simplement besoin de se comprendre.
Juliette, cependant, n’avait pas cherché à se faire comprendre du vieil
homme : elle n’avait qu’un seul but. Avant qu’il n’ait eu le temps de mieux
la dévisager et de reconnaître l’héritière du clan des Écarlates, il fallait lui
mettre en tête qu’elle était une jeune immigrante écervelée venue du sud.
« Toutes mes excuses. » Juliette était repassée au shanghaïen, mission
accomplie. « Comme je le disais, nous venons de l’Université de Shanghai,
et nous sommes absolument ravis de vous rencontrer aujourd’hui. Nous
espérons y fonder la première association syndicale universitaire, et nous
avons besoin de conseils. M. Zhang pourrait-il nous recevoir ? »
Le vieil homme se raidit, frottant ses mains contre son cardigan. Juliette
s’attendait à une fin de non-recevoir, à ce qu’il leur dise de revenir à un
autre moment, qu’ils puissent s’en aller et considérer tout cela comme un
échec temporaire. Tant qu’ils n’avaient pas éveillé de soupçons, ils
pouvaient revenir. Tant que cet homme ne prêtait pas attention à leurs
visages et les considérait comme des étudiants dont il n’est pas nécessaire
de se souvenir.
Elle ne s’attendait pas à ce que l’homme s’éclaircisse la gorge
impérieusement et annonce : « Je suis monsieur Zhang. »
Roma et Juliette se regardèrent d’un air perplexe.
« Euh… Non, ce n’est pas vous. »
L’homme s’affaissa, perdant de sa superbe. Il soupira et abandonna son
air altier. « D’accord. Je m’appelle Qi Ren, et je suis l’assistant personnel
de M. Zhang. Vous pouvez entrer. »
Juliette cilla – d’abord, de confusion quant aux étrangetés de cet
homme, et ensuite de surprise, parce qu’il les invitait à entrer au lieu de les
renvoyer. Comme elle restait plantée là, Roma lui donna un petit coup de
coude, façon de lui demander pourquoi elle ne bougeait pas alors que M. Qi
avait tourné les talons et s’était éloigné en faisant traîner ses chaussons aux
semelles de bois.
Ce n’était pas le plan originel, mais Juliette savait s’adapter.
« Allons-y », marmonna-t-elle à l’adresse de Roma. Ils s’empressèrent
d’emboîter le pas à M. Qi.
« Comment dois-je vous appeler ? » demanda M. Qi par-dessus son
épaule.
Juliette n’eut pas une seconde d’hésitation. « Zhu Liye. Et voici
M. Montague. Vous avez des sofas magnifiques. » Elle s’assit avant qu’il ne
pût l’y inviter.
M. Qi, les sourcils froncés, écarta une pile de dossiers sur la table toute
proche, les retournant de façon que les deux caractères de son nom et le
filigrane du Quotidien du Travailleur ne soient plus visibles. « Y en a-t-il
pour longtemps ?
— Selon votre désir », répondit élégamment Juliette.
M. Qi soupira. « Je vais aller faire du thé. »
Dès que M. Qi se fut suffisamment enfoncé dans la cuisine attenante et
fut occupé à faire bouillir de l’eau, Roma se tourna vers Juliette et persifla :
« Montague ? Vraiment ?
— Chut, souffla Juliette en retour. Sur l’instant, je n’avais pas mieux, et
je ne voulais pas faire montre d’une hésitation suspecte.
— Tu parles russe couramment et c’est tout ce que tu réussis à trouver ?
demanda Roma, abasourdi. Ça veut dire quoi, Montague ? On dirait de
l’italien.
— Il y a des Italiens communistes !
— Pas à Shanghai ! »
Juliette dut ravaler sa réplique, comme M. Qi repassait la tête à
l’intérieur pour leur demander quelle sorte de thé ils voulaient. Une fois
qu’il fut retourné dans la cuisine, satisfait d’avoir reçu comme réponse polie
que tout ferait l’affaire, Juliette tendit la tête et dit : « Bon. Nous allons tout
de même pouvoir faire ce que nous sommes venus faire. Tu vas juste devoir
le distraire.
— Tu veux bien répéter ? Tu veux me laisser seul avec lui pour que je
l’occupe ?
— Serait-ce un problème ?
— Oui, c’est un problème. » Roma se renfonça dans le sofa, les mains
sur les genoux.
« Comment savoir si tu vas partager les informations que tu trouveras
comme ça t’arrangera ? »
Il était totalement fondé à la soupçonner, mais cela ne signifiait pas
pour autant que Juliette devait aimer l’insinuation qu’elle risquait de saboter
cette opération.
« Arrête de discuter tout ce que je dis, répondit-elle. Notre quotidien est
fait d’intimidation et d’armes à feu. Et si nous réussissons à faire quelque
chose ici, ce sera déjà bien.
— Franchement, c’est…
— Tu veux sauver Alisa, ou pas ? »
Roma se tut. Il serra les poings, et Juliette n’eût su dire si c’était en
réaction au rappel de la situation actuelle d’Alisa, ou s’il s’efforçait de se
retenir de l’étrangler. M. Qi revint à point nommé, avec une théière et trois
tasses rondes en équilibre dans ses bras frêles. Sans perdre de temps,
Juliette se leva et demanda où étaient les toilettes. M. Qi indiqua
distraitement le couloir tout en disposant les tasses sur la table, et Juliette
s’esquiva, laissant Roma la foudroyer du regard tout en improvisant une
histoire sur la fondation de l’association syndicale communiste de
l’Université de Shanghai, dont ni l’un ni l’autre ne savait si elle existait
vraiment. C’était son problème, maintenant. Juliette avait d’autres chats à
fouetter.
Une oreille tendue pour s’assurer que Roma continuait de pérorer sur la
solidarité socialiste, Juliette marqua une courte pause au bout du couloir
décrépit. Il y avait quatre portes : une ouverte qui donnait sur la salle de
bains, deux entrouvertes et menant à des chambres, et une bien fermée, qui
ne s’ouvrit pas lorsque Juliette tourna discrètement la poignée ronde. Si
Zhang Gutai avait quelque chose à cacher, cela se trouverait derrière cette
porte.
Juliette recula le bras, puis frappa tellement fort du plat de la paume sur
la poignée que le mécanisme de verrouillage, rudimentaire, se débloqua. Se
figeant quelques brèves secondes, Juliette attendit de voir si M. Qi allait
arriver en courant. Comme il n’y eut pas d’interruption dans le discours de
Roma, elle tourna la poignée et se glissa à l’intérieur.
Juliette regarda autour d’elle.
Un drapeau rouge orné d’une faucille et d’un marteau jaunes était
déployé contre l’un des murs. En dessous, un grand bureau débordant de
dossiers et d’opuscules, mais Juliette ne perdit pas de temps à les examiner
lorsqu’elle s’approcha. Elle se mit directement à genoux pour ouvrir le
tiroir du bas. D’emblée, la première chose qu’elle vit fut son propre visage,
et bien que le papier fût froissé et fin, l’impression médiocre, la
représentation de ses traits exécrable et difforme, il n’en demeurait pas
moins qu’il s’agissait bien d’elle, sous un bandeau qui proclamait
RÉSISTANCE AU CLAN DES ÉCARLATES.
« Intéressant, marmonna Juliette, mais ce n’est pas ce que je suis venue
chercher. »
Elle écarta les affichettes et chercha plus profondément. Il n’y avait là
que des piles et des piles de textes de propagande, sans aucune pertinence
avec ce qu’elle cherchait, écrits avec une encre qui bavait, dans l’espoir
d’instiller la terreur dans les esprits.
Dans le tiroir au-dessus, en revanche, elle découvrit des enveloppes,
toutes rehaussées d’ornements calligraphiques, signes d’argent et de
pouvoir. Juliette les parcourut rapidement, écartant les invitations des
politiciens du Kuomintang et les menaces à peine voilées des banquiers et
des hommes d’affaires, rejetant tout ce qui avait vaguement l’air d’être
destiné à lui faire perdre son temps. Son attention ne fut réellement attirée
que par un petit carré blanc, une enveloppe bien plus petite que les autres.
Contrairement au reste de la pile, celle-ci n’avait pas d’adresse
d’expéditeur.
En lieu de quoi il y avait une petite fleur violette dans le coin, empreinte
par un tampon de caoutchouc personnalisé.
« Un Larkspur », murmura Juliette, en reconnaissant le dessin de la
fleur. Elle s’empressa de tirer le bout de papier qui se trouvait à l’intérieur.
Il n’y avait que quelques mots tapés à la machine, sur une feuille découpée
au format de l’enveloppe.

Cela a été un plaisir de vous rencontrer et de parler affaires.


Faites-moi savoir si vous changez d’avis.
— Larkspur

Durant un long moment, Juliette resta interdite devant la missive, son


cœur battant la chamade. Qu’est-ce que cela pouvait donc signifier ?
Qu’étaient donc toutes ces pièces, parties d’un même puzzle, chacune
totalement distincte mais visiblement faites pour être reliées aux autres ?
Juliette remit l’enveloppe à sa place et referma le tiroir. Elle lissa sa
robe et, avant qu’il ne se soit écoulé suffisamment de temps pour que son
absence ne devienne suspecte, quitta le cabinet de travail en refermant la
porte derrière elle avec un petit clic.
Elle prit deux longues inspirations. Son rythme cardiaque revint à la
normale.
« … ce qui veut dire que nos objectifs vont bien au-delà de la seule
révolution, était en train d’expliquer Roma lorsqu’elle revint
nonchalamment dans la salle de séjour. Il reste toute une planification à
réaliser, il demeure des opposants à éliminer.
— Ce qui requiert des ressources bien supérieures à celles dont nous
disposons, évidemment », compléta Juliette en se rasseyant sur le sofa. Elle
afficha un sourire si large que ses canines apparurent par-dessus sa lèvre
inférieure. « Eh bien, où en étions-nous ? »
« Zhu Liye. »
Juliette dressa l’oreille, ses yeux se plissant alors qu’elle se tournait
vers Roma. Elle avait eu besoin de plisser les yeux, parce que le soleil
brillait juste derrière sa tête, le baignant d’une lumière qui le dessinait en
contre-jour, debout sur le trottoir, alors qu’ils poursuivaient leur route.
« Tu en es encore à cette histoire de noms ?
— Non, je… » Roma laissa échapper un son qui eût pu être un
gloussement, n’était l’hostilité. « Je viens juste de comprendre. Tu as traduit
Juliette en chinois. Ju-li-ette. Zhu Liye. »
Roma avait visiblement été hanté par ce casse-tête depuis l’instant où
ils avaient quitté l’appartement de Zhang Gutai. Après lui avoir rapidement
raconté ce qu’elle avait trouvé dans le cabinet de travail, Juliette avait été
parfaitement heureuse de marcher en silence sur le chemin du retour, et
Roma avait paru prêt à se conformer à l’exemple qu’elle avait instauré,
jusqu’à cet instant.
« Beau travail d’enquêteur », entonna Juliette. Elle quitta le trottoir le
temps d’éviter une flaque, ses talons cliquetant sur la route. Roma fit de
même.
« En fait… » Roma pencha la tête sur le côté. Il avait presque ressemblé
à un oiseau, dans la façon dont il avait effectué ce mouvement, rapide et
curieux et dépourvu de toute arrière-pensée. « Je ne connais pas ton nom
chinois. »
Les yeux de Juliette se plissèrent. « Est-ce important ?
— Je ne fais que me montrer courtois.
— Abstiens-toi. »
Un autre silence. Cette fois, Roma ne s’empressa pas de le combler.
Cette fois, il se contenta d’attendre. Il savait que Juliette détestait le silence.
Elle le détestait à tel point que lorsqu’il se collait à elle comme une goule,
quand il s’installait entre elle et quiconque marchait à son côté, ami comme
ennemi, elle était prête à toutes les extrémités pour s’en défaire.
Il demeura silencieux. Et Juliette céda.
« Cai Junli, dit-elle d’une voix monocorde. En modulant juste un peu la
prononciation, Junli devient Juliette. »
Son nom n’était pas un secret ; il avait simplement été oublié. Elle était
juste Juliette, l’héritière qui était venue de l’ouest – vêtue des robes d’une
Américaine et avec le prénom d’une Américaine. Si les habitants de
Shanghai cherchaient dans les tréfonds de leurs souvenirs, ils y trouveraient
le nom chinois de Juliette, quelque part entre l’âge de leur grand-père et
l’adresse personnelle de leur troisième tante favorite. Cela ne leur viendrait
simplement pas immédiatement à l’esprit. Le mot qui s’imposerait
naturellement serait plutôt celui que Juliette avait atténué et déformé un peu
plus tôt pour en tirer un nom complet : Zhūlìyè.
« Tu ne me l’avais jamais dit », ajouta Roma. Il regardait droit devant
lui. « À l’époque. »
— Il y a beaucoup de choses que je ne t’ai pas dites », répondit Juliette.
Et de manière tout aussi ennuyeuse, elle ajouta à son tour : « À l’époque. »
Quatre ans plus tôt, la ville n’était pas la même. Beaucoup d’hommes
avaient encore les cheveux longs, ce que l’on appelait une natte chinoise,
avec une longue tresse leur descendant dans le dos et l’avant du crâne rasé.
Les femmes portaient des vêtements lâches et des pantalons droits.
Alors, partout où Juliette allait, elle s’affichait dans ses belles robes.
Elle ricanait des horreurs que portaient les autres filles, et lorsque sa mère
osait tenter de la faire adhérer à la mode du moment, elle déchirait les
chemisiers insipides de sa garde-robe et les réduisait en charpie, jetait les
lambeaux dans les toilettes nouvellement installées et tirait la chasse. Elle
avait saccagé toutes ses qipaos et jeté à la poubelle toutes les écharpes de
soie avec lesquelles dame Cai avait tenté de transiger. Pour éviter d’être
reconnue lorsqu’elle s’était mise à fréquenter Roma, elle enfilait des
manteaux par-dessus ses tenues clinquantes, évidemment, mais elle était
toujours demeurée sur le fil. Juliette aurait quasiment préféré se faire
prendre en tant que traîtresse plutôt que de s’habiller comme les autres. Elle
aurait préféré être bannie plutôt que d’admettre que le sang qui coulait dans
ses veines était celui de l’Orient.
Juliette aimait à penser qu’elle était un petit peu redescendue de ses
grands chevaux depuis lors. Lors de son second séjour à New York, elle
avait découvert les ténèbres qui se cachaient derrière les paillettes de
l’Ouest. Il n’était plus aussi extraordinaire d’être une enfant faite de pièces
occidentales.
« Je l’ai choisi moi-même. »
Roma en fut visiblement interloqué. Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle
reprenne la parole.
« Ton nom ? » demanda-t-il pour lever l’ambiguïté.
Juliette acquiesça. Elle ne le regarda pas, ne cilla même pas. Elle reprit :
« Les enfants, à New York, se moquaient de moi. Ils me demandaient
comment je m’appelais, puis ils riaient quand je le leur disais, me répétaient
ces syllabes étrangères encore et encore, comme si en faire une litanie
rendait cela drôle. »
Elle avait 5 ans, alors. La morsure de ces moqueries était refermée, et
recouverte d’un cuir bien tanné, mais cela piquait encore un peu les
mauvais jours, comme toutes les vieilles blessures.
« Mon nom était trop chinois pour l’Occident », poursuivit Juliette, un
sourire désabusé aux lèvres. Elle ne savait pas pourquoi elle avait soudain
pris une expression amusée. Elle était tout sauf amusée. « Tu sais comment
c’est – ou peut-être que non. On fait quelque chose de temporaire en un lieu
temporaire, et cette chose temporaire finit par être si profondément enfouie
qu’on ne peut plus s’en débarrasser. »
Dès qu’elle eut prononcé ces mots, Juliette se sentit prise de nausée –
une réalisation immédiate, purement viscérale, lui signifiant qu’elle en
avait trop dit.
Juliette la garçonne frivole, qui n’était censée exister que pour l’aider à
survivre à l’Occident, avait si profondément enfoncé ses griffes que la vraie
Juliette ne savait plus où s’arrêtait le masque et où commençait sa véritable
personnalité – en supposant qu’il en restait encore quelque chose, ou qu’il y
avait jamais eu quelque chose là. Tous ses cousins – Rosaline, Kathleen,
Tyler – avaient des prénoms anglais pour s’accommoder des masses
d’étrangers qui contrôlaient Shanghai, mais leurs noms chinois
demeuraient, continuaient d’exister en tant qu’élément de leur personnalité ;
des membres de la famille s’en servaient pour s’adresser à eux, à
l’occasion. Juliette n’était jamais autre chose que Juliette.
L’air était poisseux. Ils avaient marché assez longtemps pour rejoindre
la Concession française, et ils marchaient le long d’une rangée de maisons
identiques aux murs étincelants et aux pelouses généreuses. Juliette tira sur
son col, grimaça lorsque Roma fit mine d’ouvrir la bouche.
« Juliette… »
La frontière entre ami et ennemi était-elle horizontale ou verticale ?
Était-ce une immense plaine que l’on devait traverser, ou une muraille
démesurément haute qu’il fallait soit escalader, soit abattre d’un coup ?
« Nous en avons terminé, maintenant, d’accord ? demanda Juliette. Fais
ce que tu veux de cette information. Je suis certaine que le lien entre Zhang
Gutai et le Larkspur va te donner largement de quoi te mettre au travail. »
Juliette tourna à gauche, improvisant un raccourci à travers un jardin
qui l’amènerait jusqu’à la rue d’après. L’herbe, ici, lui arrivait aux chevilles.
Lorsqu’elle ôta ses chaussures, le sol parut l’engloutir, mollissant et
s’enfonçant sous ses pieds. C’était comme un signe de bienvenue, un
dépêche-toi, un viens-par-là.
Jusqu’à ce que Roma pose la main sur son épaule, l’arrêtant dans son
élan.
« Tu vas devoir… » Juliette fit volte-face, chassa énergiquement la
main de son épaule. « … arrêter de faire cela.
— Nous n’en avons pas terminé, dit Roma.
— Oh, que si. »
Les ombres de la maison toute proche étaient pesantes. Roma et Juliette
se tenaient juste à l’endroit où les ombres s’arrêtaient, sur le fil qui séparait
lumière et pénombre.
Roma la toisa de haut en bas.
« Tu continues de penser que c’est une machination des communistes,
n’est-ce pas ? » demanda-t-il soudain. Sa voix descendit d’une octave,
comme s’il réalisait qu’il était nécessaire de limiter le volume sonore de
leur âpre discussion lorsqu’ils se trouvaient dans une rue de ce genre. Dans
la lumière de ce début de matinée, il était difficile de garder à l’esprit ce que
le danger pouvait être, mais un seul faux pas – la personne qu’il ne faut pas,
qui regarde à sa fenêtre au mauvais moment –, et ils auraient tous deux un
gros problème.
« Roma, dit Juliette d’un ton glacial, notre collaboration est terminée…
— Non, absolument pas, insista Roma. Parce que ce n’est pas une chose
que tu vas pouvoir explorer toute seule. Un seul coup d’œil suffit pour voir
ce que tu comptes faire. Tu crois que tu vas simplement pouvoir t’introduire
dans les cercles communistes avec les moyens du clan des Écarlates… »
Juliette s’approcha d’un pas. Elle ne savait pas s’il s’agissait du reflet
fulgurant de la lumière du soleil dans une fenêtre proche, ou si c’était la
fureur qui l’aveuglait.
« Toi… grinça-t-elle. Tu ne sais rien.
— J’en sais assez pour distinguer un parallèle, une orientation
commune aux deux. » Roma fit claquer ses doigts devant le visage de
Juliette. « On se réveille, Juliette ! Tu n’ignores cet indice que parce que tu
veux fuir notre collaboration au plus tôt et commencer à enquêter sur
d’autres communistes ! Cela ne mènera nulle part ! Tu es sur la mauvaise
voie, et tu le sais ! »
Les mots de Roma portaient en eux une puissance tangible – comme de
multiples projectiles qui lui piquaient la peau. Sous ce feu, Juliette pouvait à
peine respirer, et encore moins trouver la force de parler, de poursuivre leur
altercation dûment murmurée. Elle le haïssait tellement. Elle haïssait le fait
qu’il avait raison. Elle haïssait le fait qu’il soit capable de provoquer cette
réaction en elle. Et par-dessus tout, elle haïssait le fait de devoir le haïr,
parce que, si elle ne le haïssait pas, cette haine se retournerait contre elle, et
il n’y aurait plus rien à haïr sinon la faillibilité de sa propre volonté.
« Tu ne peux pas faire cela », dit Juliette. Elle paraissait maintenant plus
triste qu’en colère. Elle haïssait aussi cela. « Tu ne peux pas te permettre de
faire cela. »
Il lui aurait suffi de se pencher en avant pour compter les grains de
pollen qui s’étaient posés sur l’arête du nez de Roma. L’atmosphère, ici,
était trop capiteuse, trop étrange, trop pastorale. Plus ils restaient là –
alignés sur les murs blanc perle, debout dans l’herbe haute qui oscillait
doucement – plus Juliette se sentait prête à muer, à changer de peau.
Pourquoi ne pouvait-elle pas se métamorphoser, pourquoi était-elle
condamnée à toujours revenir au point de départ ?
Roma cilla. Il se calma lui aussi, apaisa ses chuchotements. « Faire
quoi ? »
Me regarder.
Juliette se détourna de lui. Elle enroula ses bras autour de sa taille.
« Que suggères-tu ? demanda-t-elle au lieu de répondre. Pourquoi donner
autant d’importance au Larkspur ?
— Réfléchis, dit Roma, du même ton maîtrisé et paisible. Selon la
rumeur, Zhang Gutai produit la folie. Selon la rumeur, le Larkspur soigne la
folie. Comment pourrait-il ne pas y avoir de lien ? Comment pourrait-il ne
pas s’être passé quelque chose lors de leur rencontre ? »
Juliette hocha la tête. « Lien ou pas, pour s’attaquer au problème à la
racine, il faut se concentrer sur le producteur, pas sur le guérisseur.
— Je ne dis pas que le Larkspur a toutes les réponses, s’empressa de
corriger Roma. Je dis juste que le Larkspur peut nous permettre de tirer plus
de choses de Zhang Gutai. Je dis juste que c’est une autre voie vers la vérité
puisque Zhang Gutai refuse de parler. »
Il y a quelque chose de logique dans ses arguments, se dit Juliette. Il
n’a pas… tort.
Pourtant, Juliette demeura difficile. Sa mère lui avait dit un jour qu’elle
était presque née à l’envers – par le fondement – simplement parce qu’elle
refusait par principe la facilité.
« Pourquoi insistes-tu pour me convaincre ? demanda-t-elle. Pourquoi
ne pas aller interroger le Larkspur seul, et me souhaiter bon vent ? »
Roma baissa les yeux. Ses doigts s’agitèrent dans sa direction ; peut-
être qu’il résistait à la tentation de les tendre vers elle, mais Juliette écarta
cette supposition dès qu’elle lui vint à l’esprit. La douceur et le désir étaient
des sentiments du passé. Si Roma venait jamais à passer un doigt tendre le
long de son épine dorsale, ce serait pour compter ses vertèbres et choisir le
meilleur endroit pour planter son couteau.
« Écoute, Juliette, souffla-t-il. Nous avons les deux moitiés d’une ville.
Si j’agis seul, je suis exclu du territoire des Écarlates. Je ne vais pas risquer
d’échouer à trouver un remède pour ma sœur juste à cause de notre guerre
des clans. Cette guerre a pris suffisamment de vies. Elle ne prendra pas
celle d’Alisa. »
Ses yeux revinrent sur elle, et il y avait dans son regard autant de
tristesse que de rage, sentiments projetés jusqu’à envahir tout l’espace entre
eux. Juliette se trouvait tout autant au cœur du conflit, horrifiée de devoir
affronter cette folie avec le garçon qui l’avait mise en pièces, tout en
souffrant pour cette ville, pour ce qui s’était abattu sur sa cité.
Roma tendait une main hésitante.
« Jusqu’à ce que la folie s’arrête, je ne demande qu’une chose. Pour ce
qui nous concerne tous les deux, nous déposons les couteaux et les pistolets
et les menaces aussi longtemps qu’il le faudra pour empêcher
l’effondrement de notre ville. Cela te convient-il ? »
Cela n’aurait pas dû. Mais il l’avait exprimé juste comme il le fallait.
Pour Roma, sauver Alisa était tout. Qu’importe les monstres ou les remèdes
miracles des charlatans, tout ce qu’il voulait, c’était qu’elle reprenne
connaissance. Pour Juliette, c’était la ville qui passait avant tout. Il fallait
que les siens cessent de mourir. Ils avaient de la chance que ces deux
objectifs fussent compatibles.
Juliette tendit la main, la plaça dans celle de Roma pour qu’il puisse la
serrer. Il y eut une décharge électrique entre eux, une étincelle brûlante et
terrible comme ils réalisaient tous les deux que, pour la première fois en
quatre ans, leur peau entrait en contact en toute connaissance de cause.
Juliette eut l’impression d’avoir avalé un charbon ardent.
« Jusqu’à ce que la folie s’arrête », murmura-t-elle.
Ils levèrent et abaissèrent leurs deux mains deux fois, puis Roma les
tourna, de façon que la sienne soit en dessous et celle de Juliette au-dessus.
S’ils ne pouvaient pas tout avoir, ils pourraient au moins avoir cela : une
vision, une illusion, une utopie – avant que Juliette ne reprenne ses esprits
et n’arrache sa main, en la ramenant sur son côté, poing serré.
« Demain, donc », décida Roma. Sa voix était rauque. « Demain, nous
traquerons le Larkspur. »
VINGT ET UN

Le visage sciemment inexpressif, Kathleen s’introduisit dans la première


réunion matinale communiste en mettant un pied devant l’autre et en
passant devant les gens qui gardaient la porte.
C’était une chose pour laquelle elle était particulièrement douée : voir
sans être vue. C’était presque un réflexe naturel pour Kathleen que de
trouver le juste équilibre entre confiance et timidité. Elle avait appris à
saisir les éléments sur lesquels les autres se construisaient, à prendre leurs
attributs et à les fondre en un amalgame qui lui était propre. Elle avait
adopté la façon dont Juliette relevait le menton lorsqu’elle parlait, qui
imposait le respect quoi qu’il advienne. Elle avait appris à imiter la façon
dont Rosaline laissait s’affaisser ses épaules lorsque leur père se lançait
dans l’une de ses diatribes, se tassant à dessein afin qu’il se souvienne
qu’elle était modeste et qu’il cesse, même si elle laissait un sourire
imperceptible se dessiner sur ses lèvres.
Parfois, Kathleen trouvait difficile de se souvenir qu’elle demeurait une
personne à part entière, qu’elle n’était pas simplement les fragments d’un
miroir qui reflétaient les mille personnalités différentes les plus adaptées à
la situation.
« Excusez-moi », dit Kathleen d’un ton distrait, en tendant le bras pour
écarter de son chemin deux communistes lancés dans une vive discussion.
Ils la laissèrent passer sans prêter attention, ce qui permit à Kathleen de
rester en mouvement dans cet espace bondé. Elle ne savait pas dans quelle
direction elle marchait. Elle savait juste qu’il ne fallait pas qu’elle s’arrête
tant que la réunion n’aurait pas commencé, faute de quoi il apparaîtrait
qu’elle n’avait pas sa place ici.
La réunion était organisée dans une grande salle, au plafond haut et
creux, incurvé pour soutenir la forte inclinaison du toit. Dans un autre pays,
ç’aurait peut-être été une église, avec ses grands vitraux et ses madriers
imposants. Ici, la salle servait simplement aux mariages incluant des
étrangers et au genre d’événements que les riches organisent.
Il y avait quelque chose d’ironique dans le fait qu’elle était louée par
des communistes, maintenant.
« Tu rentres, tu sors », marmonna Kathleen pour elle-même, en répétant
les paroles que Juliette avait prononcées un peu plus tôt ce matin. Quand
Juliette était venue leur demander de l’aide, à Rosaline et à elle, elle avait
brûlé d’une énergie frénétique, un bras déjà à moitié enfilé dans son
manteau.
« Il doit bien y avoir une raison, non ? » avait énoncé Juliette. Les
communistes ne colporteraient pas qu’un génie du Parti a conçu toute
l’opération si cela ne reposait pas sur un fond de vérité. Et si Zhang Gutai
est innocent, les éléments en question le prouveront, et pointeront dans une
autre direction que nous pourrons suivre. Donc il faut les découvrir. »
La présence de Rosaline était déjà requise ailleurs, au cabaret, pour une
réunion importante que maître Cai avait organisée avec des étrangers qu’il
fallait impressionner, auxquels il fallait montrer Shanghai au faîte de sa
gloire, dans toute son extravagance et son faste. À l’air pincé du visage de
Rosaline, elle n’avait probablement pas brûlé d’envie d’être envoyée chez
les communistes, de toute façon. Kathleen, en revanche, n’y voyait pas
vraiment d’inconvénient. Malgré tous ses efforts pour détester l’ambiance
du moment, il y avait aussi pour elle un côté plaisant à se retrouver plongée
jusqu’au cou dans le chaos, l’agitation et les tensions à l’explosivité
croissante. Cela lui donnait un sentiment d’appartenance, même si elle était
juste la petite mouche agrippée au guépard au galop qui fondait sur sa proie.
Si elle comprenait la politique, alors elle comprenait la société. Et si elle
comprenait la société, alors elle serait bien armée pour l’affronter, pour
survivre, pour influencer le terrain de jeu qui l’entourait, jusqu’à avoir une
chance de vivre sa vie en paix.
Quel que soit son amour pour sa sœur, Kathleen n’avait pas envie de
survivre de la façon dont Rosaline survivait, au milieu des projecteurs et des
airs de jazz. Elle ne souhaitait pas enfiler un costume et se poudrer le visage
jusqu’à être aussi pâle qu’une feuille de papier comme Rosaline le faisait
chaque jour, avec une moue sur les lèvres. Juliette ne savait pas à quel point
elle était chanceuse d’être née dans son enveloppe naturelle, dans ses
pommettes blanches et ses doux poignets de porcelaine. On devait tant à sa
chance dans la loterie génétique : un bout de code différent, et ce pouvait
être une vie entière d’adaptation forcée.
Tout ce que Kathleen pouvait faire pour survivre, c’était de tracer sa
propre voie. Il n’y avait pas d’alternative.
« Je suis étudiante en première année à l’université, marmonna
Kathleen, pour répéter ses réponses au cas où quelqu’un lui demanderait qui
elle était ; je travaille en tant que journaliste pour le journal du campus.
J’espère pouvoir en apprendre beaucoup plus sur les superbes opportunités
offertes aux travailleurs à Shanghai. J’ai grandi dans la pauvreté. Ma mère
est morte. Mon père est mort, en ce qui me concerne – oups. »
Kathleen se figea. La personne qu’elle venait de heurter s’inclina
légèrement par courtoisie.
« Pardonnez-moi, je ne regardais pas où j’allais. » Le sourire de
Marshall Seo fut lumineux et énergique, alors même que Kathleen ouvrait
de grands yeux. L’avait-il ou pas reconnue ? Pourquoi était-il ici ?
Probablement pour la même raison que toi.
« Il n’y a rien à pardonner », s’empressa de répondre Kathleen en
inclinant la tête. Elle se tourna et fit mine de partir, mais Marshall fit un
écart plus vite qu’elle n’eût pu cligner de l’œil, et se glissa juste devant elle.
Elle ne put que se retenir à temps pour ne pas s’écraser le nez sur sa
poitrine.
« Qu’est-ce qui vous presse ? demanda Marshall. La réunion ne
débutera pas avant encore quelques minutes. »
Bon. Il l’avait reconnue.
« J’aimerais trouver une place assise », répondit Kathleen. Son cœur
s’était mis à battre plus fort dans sa poitrine. « L’acoustique de cette pièce
est horrible. Il vaut mieux être aussi près de la scène que possible. »
Il n’importait pas qu’aucun d’entre eux ne porte de couleurs, d’assister
à une réunion organisée par un groupe qui rejetait les deux clans. Ils étaient
de deux bords opposés – il y avait conflit.
« Oh, mais restez encore un peu ma chère ! insista Marshall. Regardez,
là… » Il la prit par le coude. La main de Kathleen s’envola immédiatement
vers sa taille, ses doigts se refermant sur le pistolet caché sous sa veste.
Le temps s’arrêta. « Ne faites pas cela, murmura Marshall, presque
tristement. Vous le savez bien, c’est une mauvaise idée. »
Ils étaient en conflit, pourquoi ne réagissait-il pas ? Ils se trouvaient en
territoire Fleurs blanches. Il ne serait pas bien malin de sa part de lui tirer
dessus, mais lui pouvait faire usage de son arme – il pouvait la tuer, et les
Écarlates n’y pourraient rien.
Lentement, Kathleen écarta ses doigts de son arme. « Vous ne savez
même pas ce que j’allais faire. »
Marshall sourit. L’expression lui vint en un éclair : sérieux une seconde,
hilare la suivante. « Vraiment ? »
Elle ne sut pas que répondre à cela. Elle ne savait pas comment réagir à
cette discussion du tout. Comment répondre à une sorte de badinage
amoureux qui tenait plus du trait de personnalité que d’un véritable objectif
réfléchi ?
Comment répondre au simple fait qu’il ne pointait pas d’arme sur elle ?
Un piège. Les Fleurs blanches savaient jouer le long terme.
Marshall restait planté là. Son regard parcourait son front, son nez, le
pendentif à sa gorge, et bien que Kathleen voulût instinctivement se dérober
à cet examen, elle copia l’avachissement de ses épaules détendues, le
défiant presque d’en dire plus.
Ce qu’il ne fit pas. Marshall sourit, comme s’il se contentait de
s’amuser de leur scrutation réciproque.
« Eh bien, cette discussion a été agréable, dit Kathleen en reculant d’un
pas, mais il est temps que j’aille m’installer. Au revoir. »
Sur ce, elle fila, furieuse, et se laissa tomber sur la première chaise libre
qu’elle trouva près de la scène. Elle n’avait même pas prévu de s’asseoir.
Elle voulait discuter avec les communistes. Pourquoi avait-elle toujours
autant de mal à s’en tenir au plan ?
Kathleen regarda autour d’elle. À sa gauche, une vieille femme ronflait.
À sa droite, deux jeunes étudiants – des vrais, contrairement à elle, si l’on
en croyait leurs blocs-notes – concentraient toute leur attention sur ce qu’ils
allaient faire après la réunion.
Kathleen tendit le cou puis le tendit encore, ses doigts tapotant
frénétiquement sur le dossier de la chaise. L’image d’une pendule et son tic-
tac lui revenaient à l’esprit chaque fois qu’elle clignait des yeux, comme si
le temps qui lui était imparti ici était une quantité mesurable dont elle allait
bientôt manquer.
Le regard de Kathleen accrocha un groupe de trois hommes à la calvitie
avancée, deux rangées derrière elle. Lorsqu’elle tendit l’oreille et se
concentra, elle remarqua qu’ils parlaient shanghaïen, et balbutiaient au sujet
des progrès de l’expédition du Nord, en pointant l’index sur leurs cuisses et
en parlant si vite qu’ils postillonnaient dans toutes les directions. La façon
dont ils s’agitaient lui fit penser qu’il ne s’agissait pas de simples auditeurs.
Des membres du Parti.
Parfait.
Kathleen remonta en tirant sa chaise jusqu’à pouvoir s’asseoir juste à
côté d’eux.
« Vous avez une seconde ? intervint-elle, en interrompant leur
conversation. Je viens de l’Université. » Kathleen tira de sa poche un
enregistreur sonore et le tint devant elle. Celui-ci était en fait cassé, et avait
été récupéré, bizarrement, dans un lot de cartouches inutilisées de
l’armurerie du domaine Cai.
« Nous avons toujours le temps, pour nos étudiants », répondit l’un
d’entre eux. Il gonfla la poitrine, s’apprêta.
J’enregistre ta voix, je ne te prends pas en photo, se dit Kathleen.
« J’aimerais publier un article sur le secrétaire général du Parti, dit-elle,
cette fois à voix haute. Zhang Gutai ? » Ses yeux se tournèrent vers la
scène. Il y avait des gens qui se rassemblaient sur la plateforme, maintenant,
mais ils parlaient entre eux, revérifiaient leurs notes. Il lui restait encore
quelques minutes avant que le silence ne se fasse. Elle ne pouvait plus les
amadouer, les amener délicatement à lui répondre. Il lui fallait obtenir les
informations dont elle avait besoin le plus vite possible, les faire parler.
« Que pensez-vous de lui ? »
Kathleen s’éclaircit la gorge. « La révolution a besoin d’un meneur.
Pensez-vous que ses capacités naturelles seront un atout ? »
Un silence. Un instant, elle crut avoir démarré trop fort, engagé son
pied nu dans un nœud de vipères, et les avoir suffisamment échaudés pour
qu’ils retournent à leur antre.
Puis les trois hommes s’esclaffèrent.
« Ses capacités naturelles ? répéta l’un d’entre eux d’une voix rauque.
Ne me faites pas rire. »
Kathleen marqua le coup. Elle avait espéré que ses questions leur
laisseraient penser qu’elle en savait plus qu’il ne le paraissait. Et il semblait
tout de même logique de supposer que Zhang Gutai avait des capacités,
n’est-ce pas ? Il y avait peu d’autres traits aussi évidents pour un génie
censé avoir ourdi une épidémie. Moyennant quoi, son ambitieux coup à
l’aveuglette avait fait long feu.
« Vous ne croyez pas que M. Zhang soit un homme capable ? demanda-
t-elle, sa perplexité transparaissant dans sa voix.
— Quelle raison auriez-vous de le croire ? » rétorqua vivement l’un des
trois hommes, en affichant un air aussi surpris qu’elle.
Sur la scène, un intervenant tapota le microphone. Un intense sifflement
aigu parcourut toute la salle, rebondissant à travers toutes les anfractuosités
des recoins du plafond.
« C’était une supposition plausible.
— L’était-ce vraiment ? »
Kathleen sentit un tic contracter sa mâchoire. Elle n’allait pas pouvoir
poursuivre ce jeu bien longtemps. Elle n’était pas formée à l’art du
mensonge.
« La rumeur prétend qu’il a fomenté la folie qui a déferlé sur
Shanghai. »
Les trois hommes se raidirent. Pendant ce temps, sur scène, le premier
orateur commença à souhaiter la bienvenue aux participants, à les remercier
d’être venus, et à encourager ceux qui se trouvaient au fond à se rapprocher.
« Que genre d’article écrivez-vous, plus précisément ? » Ce fut comme
un murmure qui flotta jusqu’à Kathleen et qui provenait de celui qui était
assis le plus loin d’elle. Il parlait en n’ouvrant sa bouche qu’à moitié, les
mots s’échappant à travers ses dents serrées et ses lèvres entrouvertes.
L’enregistreur lui parut soudain trop pesant. Elle le tourna
précautionneusement dans sa main puis le rangea, considérant qu’il avait
rempli son rôle.
« Une étude du pouvoir, répondit-elle, et de la folie qui l’accompagne.
Une étude du puissant, et de ceux qui le craignent. » Afin d’être certaine
d’être parfaitement comprise, elle ajouta : « Une investigation de la folie. »
Des applaudissements s’élevèrent dans toute la salle. Au loin, Kathleen
crut entendre le gémissement de sirènes qui se mêlait à ce vacarme, mais
lorsque les applaudissements cessèrent, tout ce qu’elle put entendre fut
l’orateur suivant – un véritable bolchevique, venu tout droit de Moscou –
qui vanta les mérites de la syndicalisation.
« Ne vous y trompez pas. » L’homme le plus proche d’elle croisa
brièvement son regard avant de reporter une nouvelle fois son attention sur
la scène. S’il ne lui avait pas confié cette information, Kathleen n’aurait
jamais imaginé que ce pouvait être un communiste. Qu’est-ce qui le
différenciait de n’importe qui d’autre dans la rue ? À quel moment un
simple intérêt pour la politique avait-il viré au fanatisme, au point d’être
prêt à mourir pour une cause ? « Si vous envisagez de découvrir le rôle que
peut avoir Zhang Gutai dans cette folie, vous devez savoir que ce n’est pas
son pouvoir qui le grandit.
— Et qu’est-ce, alors ? » demanda Kathleen.
Aucun d’entre eux ne se précipita pour répondre. Peut-être que le
discours du bolchevique était par trop captivant. Peut-être qu’ils étaient tout
simplement effrayés.
« Vous vous dites les hérauts de l’égalité. » Kathleen tapota du pied sur
un tract oublié qui traînait par terre. L’encre du texte en gros caractères
dégorgeait, après avoir été maculée du thé que quelqu’un avait renversé.
« Soyez à la hauteur de vos prétentions. Donnez-moi les moyens de faire
connaître à tous le vrai visage de Zhang Gutai. Personne n’a besoin de
savoir que l’information vient de vous. Je ne connais même pas vos noms.
Vous êtes les combattants anonymes de la justice. »
Il y eut un temps d’hésitation. Ces hommes brûlaient d’envie de lui
parler. Elle pouvait le voir dans la façon dont leurs yeux brillaient, à
l’exaltation qui vient lorsque l’on pense faire le bien dans ce monde. Le
bolchevique sur scène s’inclina. Un tonnerre d’applaudissements retentit.
Kathleen attendit.
« Vous avez l’intention d’analyser son pouvoir ? » L’homme le plus
proche d’elle se pencha en avant. « Comprenez bien ceci : Zhang Gutai
n’est pas puissant. Il contrôle un monstre qui agit selon sa volonté. »
Une vague d’air frais parcourut la salle. Les applaudissements
s’achevant, le public fit de nouveau silence.
« Quoi ?
— Nous l’avons vu, affirma fermement le deuxième homme. Nous
l’avons vu quitter son appartement. Il l’envoie comme un démon tenu en
laisse tuer ceux qui lui déplaisent.
— Tout le Parti est au courant, ajouta le troisième homme. Mais
personne ne veut déclencher un scandale quand le vent souffle dans la
direction qui nous sied. Qui oserait le faire ? »
Sous les ombres en technicolor des vitraux, la totalité du public parut
s’être avancée en masse, dans l’attente de l’orateur suivant, alors que la
scène restait vide. Kathleen était probablement la seule à être tournée dans
une autre direction.
Ces hommes pensent que la seule vue du monstre cause la folie, réalisa-
t-elle. Ils croyaient que le monstre était un assassin à la solde de Zhang
Gutai, et qu’il tuait ceux qui posaient les yeux sur lui. Mais si c’était le cas,
quel était le rôle des insectes dans l’équation ? Pourquoi Juliette avait-elle
marmonné toute une histoire au sujet de créatures qui propageaient la folie
à la manière des poux ?
« Cela ressemble à un pouvoir, à mon sens, fit remarquer Kathleen.
— Le pouvoir est une position à laquelle peu savent se hisser. » Un
haussement d’épaules. « N’importe qui peut être le maître d’un monstre s’il
a le cœur suffisamment mauvais. »
La salle fut tout à coup livrée au chaos, des chaises allant voler, des cris
stridents résonnant à travers tout l’espace. Soudain, Kathleen se souvint
avoir entendu des sirènes au loin et ne pas en avoir tenu compte, sauf qu’il
y avait effectivement eu des sirènes et qu’elles étaient accompagnées de
représentants de la loi qui ne représentaient pas du tout la loi, mais
seulement l’ordre établi. Ceci était le territoire des Fleurs blanches. Ils
versaient des sommes considérables à la Garde municipale pour maintenir
les gangsters au pouvoir, ce qui incluait l’interruption systématique des
réunions du Parti communiste, et la mise à mal de tous les efforts que ce
parti pouvait faire dans le but de déclencher une révolution et de mettre fin
au règne des gangsters.
« Cessez immédiatement toute activité et mettez les mains en l’air »,
tonna l’un des policiers.
La confusion ne fit qu’empirer, comme les gens fuyaient par les portes
ou plongeaient sous les tables. Kathleen envisagea vaguement de faire de
même, mais un policier se dirigeait déjà droit sur elle, avec, inscrite sur son
visage, une ferme intention de ne rien lui passer.
« Venez avec moi, ordonna-t-il. Ne bougez pas1. »
Kathleen laissa échapper un petit claquement de langue contemplatif.
« Non, monsieur, j’ai déjà rendez-vous avec quelqu’un.2 »
Le policier sursauta de surprise. Il ne s’était pas attendu à entendre un
accent parisien. Lui-même n’avait pas les traits des Français blancs que l’on
voyait communément dans la Concession. Comme beaucoup d’autres
policiers de la Garde municipale, il n’était qu’un produit de la domination
française, dépêché pour travailler ici depuis Annam ou un autre des divers
pays au sud de la Chine qui n’avait pas réussi à maintenir les étrangers hors
de son gouvernement.
« Maintenant, s’il vous plaît3 », coupa le policier, son poil se hérissant
visiblement devant l’insolence de Kathleen. Partout autour d’eux, des
communistes étaient plaqués à terre ou rassemblés. Ceux qui ne s’étaient
pas enfuis assez vite allaient être contrôlés et inscrits sur une liste, des noms
à surveiller dans le cas où le Parti prendrait encore de l’ampleur et aurait
besoin d’être contenu.
« Non, laissez-la. »
Kathleen se retourna d’un coup, le front profondément plissé. Marshall
écartait le policier d’un geste de la main, celle-ci étant ornée d’une
chevalière qui appartenait très clairement à la collection des héritiers
Montagov. La chevalière scintilla dans la lumière et l’expression rageuse du
policier s’effaça. Il s’éclaircit la gorge et se chercha une autre victime.
« Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda Kathleen. Pourquoi m’avoir
offert votre aide quand je ne l’avais même pas demandée ? »
Marshall haussa les épaules. Comme par enchantement, il fit apparaître
une pomme rouge luisante. « Ils nous piétinent bien assez. J’avais envie
d’aider. » Il mordit dans sa pomme.
Kathleen tira encore une fois sur le bas de sa veste. Si elle tirait encore,
le tissu en garderait définitivement la marque.
« Qu’est-ce censé vouloir dire ? La Garde municipale est de votre bord.
Ils n’oseraient jamais vous piétiner.
— Oh, ils le font bien. » Marshall sourit, mais, cette fois, sans faire
briller ses yeux. « Ils le font tous. Ils sont tous impatients de cirer leurs
chaussures et de nous écraser. Des gens comme nous meurent tous les
jours. »
Kathleen ne fit pas un geste.
Marshall ne releva pas son inconfort. Il poursuivit, indiquant les
alentours de la main qui tenait la pomme.
« De la même façon que ces communistes avec lesquels vous parliez
s’emploieraient à faire tomber leur secrétaire général à la première
occasion. »
Kathleen fit un petit bruit offensé. « Vous écoutiez ma conversation ?
— Et si c’était le cas ? »
Les arrestations semblaient s’achever. Il y avait un chemin qui menait
droit à la porte, après laquelle Kathleen serait libre, pourrait s’échapper
avec toutes les nouvelles informations qu’elle avait récoltées.
Sauf que les Fleurs blanches disposaient maintenant des mêmes
informations.
« Occupez-vous de vos affaires », pesta Kathleen.
Avant que Marshall n’ait eu le temps de voler autre chose, elle quitta les
lieux.
VINGT-DEUX

Le matin devint le midi avec un grincement d’épuisement, une lumière du


jour grise et morne se déversant à travers les fenêtres sales du cabaret
burlesque. Juliette chassa de la main la fumée de cigarette qui flottait sous
son nez, en grimaçant et en se retenant de tousser.
« Est-ce que les radiateurs seraient cassés ? brailla-t-elle, sa voix portant
bruyamment. Montez le chauffage ! Et apportez-moi du gin ! »
Juliette portait déjà un long manteau au col de fourrure plus épais que
les livres de comptes de son père, mais chaque fois que les portes
s’ouvraient, une brise froide s’invitait à l’intérieur et glaçait une journée des
plus fraîches.
« Vous avez déjà terminé la bouteille ? » fit remarquer l’une des
serveuses. Elle tenait un chiffon dans la main et nettoyait une table à
proximité, le nez tourné dans la direction du verre posé devant Juliette.
Juliette attrapa la bouteille vide, examina son ornementation délicate,
puis la reposa sur le prospectus. Elle avait trouvé ce mince bout de papier
dans la rue en venant ici. Le coin en était chiffonné, tant elle l’avait
manipulé.
FAITES-VOUS VACCINER, disait le prospectus en grandes lettres
majuscules. Tout en bas, deux lignes imprimées indiquaient une adresse
dans la Concession internationale.
« Vas-y tout doux, sur les jugements, si tu ne veux pas te faire virer,
toi », rétorqua Juliette en énonçant sa menace sans grande conviction. Elle
claqua des doigts en direction d’une aide-cuisinière qui passait. « Eh ! Une
autre bouteille ! »
L’aide-cuisinière s’empressa d’obéir. En plein jour, le public dans le
cabaret était clairsemé, et il n’y avait pas grand-chose à faire pour les
gangsters qui venaient à de telles heures, sinon traîner et regarder
distraitement la version édulcorée de la routine de Rosaline. La nuit, il n’y
avait plus de limites et Rosaline pouvait se lâcher, laisser ses pas et son cha-
cha exprimer toute son extravagance. Les lumières brillaient à plein, la
chaleur de la salle suffisait à soutenir les lustres, qui brillaient de tous leurs
ors contre le plafond rouge ombreux. Mais tant que le soleil était de sortie,
dehors, et que les carcasses installées autour des tables rondes étaient trop
peu nombreuses, c’était comme si l’endroit hibernait. Rosaline travaillait
normalement deux heures durant la journée, et elle les détestait
cordialement, si l’on en croyait son incapacité à se concentrer d’une
quelconque façon. Depuis la scène, elle avait froncé les sourcils en direction
de Juliette, se demandant intérieurement pourquoi sa cousine faisait une
scène depuis la salle, ce qui lui fit d’ailleurs manquer les premières notes de
la chanson suivante.
« Tu bois seule dans l’après-midi ? » lui fit remarquer Rosaline
lorsqu’elle rejoignit Juliette une heure plus tard, après avoir enfin terminé
son numéro. Elle s’était changée, abandonnant dans sa loge sa robe de
scène clinquante, et se laissa tomber dans le siège qui faisait face à celui de
Juliette, vêtue cette fois d’une qipao vert foncé, qui se fondait dans le vert à
peine moins sombre des sièges. Seuls ses yeux noirs se détachaient dans la
lumière morne. Tout le reste demeurait étrange et gris.
« Eh bien, j’essaie. »
Juliette servit à boire, élégamment, puis tendit le verre à moitié plein à
Rosaline.
Rosaline but une gorgée. Elle grimaça tellement fort que son menton
habituellement pointu vira au triple menton.
« C’est immonde ! » Elle toussa, s’essuya la bouche. Elle regarda
alentour, considéra les tables vides. « Tu es encore chargée de rencontrer
quelqu’un ? »
Un négociant, laissait entendre Rosaline, ou peut-être un diplomate
étranger, un homme d’affaires puissant que Juliette était censée côtoyer.
Sauf que depuis Walter Dexter, qui avait été plus une plaie qu’autre chose,
son père ne l’avait plus chargée de s’occuper de personne. Elle avait une
seule tâche : découvrir pourquoi les gens de Shanghai mouraient.
« Chaque fois que je frappe à la porte de mon père pour lui demander
s’il y a des gens importants qu’il souhaite me voir régaler, il me renvoie,
genre… » Juliette fit une imitation exagérée de l’expression affectée de son
père, tout en agitant avec empressement du poignet une main qui
ressemblait à un poisson mort.
Rosaline se retint de rire. « Il n’y a nulle part où tu ferais mieux d’être,
alors ?
— Je consacre simplement un temps mérité à ton talent, répliqua
Juliette. Je suis tellement lasse de ces gens du commun qui ne font pas la
différence entre un botté et un placé ! »
Rosaline grimaça. « Je ne sais même pas quelle est la différence. Je suis
sûre que tu viens d’inventer tout cela. »
Juliette se renfrogna, puis vida le reste de son verre. Elle avait dit la
vérité. Elle avait juste besoin d’être vue assez longtemps au cabaret
burlesque pour ne pas éveiller les soupçons lorsqu’elle s’éclipserait au
crépuscule pour aller retrouver Roma.
Juliette frissonna. S’éclipser pour aller retrouver Roma. C’était trop
évocateur. Une blessure si ancienne, et pourtant toujours fraîche, ouverte et
lancinante.
« Tout va bien ? »
Rosaline sursauta. « Pourquoi cela n’irait pas ? »
L’application des cosmétiques était excellente, mais Juliette passait un
long moment chaque matin à tripatouiller ses pots et ses flacons, elle aussi.
Sans avoir besoin de regarder de très près, elle pouvait dire où Rosaline
avait forcé sur les crèmes et les poudres, pouvait repérer avec précision
l’endroit où la vraie peau s’achevait et où le maquillage commençait à
couvrir les ombres et les cernes.
« Je m’inquiète, parce que tu as l’air de manquer de sommeil »,
répondit Juliette.
Un bruit violent résonna à leur gauche. La serveuse qui nettoyait les
tables avait renversé un chandelier.
Rosaline agita négativement la tête – ce qui pouvait tout autant être un
signe de désapprobation quant à la serveuse, qu’une réponse à Juliette. « Je
dors ; simplement, je ne dors pas bien. Je n’arrête pas de faire des
cauchemars, avec ces insectes. » Elle frissonna, puis se pencha en avant.
« Juliette, je me sens inutile, à rester là à ne rien faire pendant que la ville
part à vau-l’eau. Il doit bien y avoir un moyen pour que je me rende utile…
— Du calme, répondit gentiment Juliette. Ce n’est vraiment pas ton
travail. »
Rosaline posa les deux mains à plat sur la table. Sa mâchoire se tendit.
« Je voudrais aider.
— Tu m’aideras en dormant un peu mieux. » Juliette s’efforça de
sourire. « Tu nous aideras en dansant avec toute ta superbe habituelle, pour
nous faire oublier, ne serait-ce que quelques minutes, que, dans les rues, les
gens pillent et incendient. »
Juste pour qu’ils puissent oublier que la folie frappait chaque recoin de
la ville, que ce n’était pas une force que les policiers, les gangsters ou les
puissances colonialistes pouvaient combattre.
Rosaline resta un long moment sans répondre. Puis, ébahissant Juliette,
elle demanda : « Est-ce que je ne suis vraiment bonne qu’à cela ? »
Juliette tressaillit. « Pardon ?
— On dirait que je n’ai même plus besoin d’être une Écarlate »,
poursuivit Rosaline d’un ton amer. Sa voix était quasiment méconnaissable,
comme écorchée par un éclat de verre brisé. « Je ne suis plus qu’une
danseuse.
— Rosaline. » Juliette se pencha en avant à son tour, ses yeux se
plissant. D’où cela était-il venu ? « Tu es une danseuse, oui, mais une
danseuse qui fait partie du premier cercle du clan des Écarlates, avec un
accès à des réunions et des informations que même ton père n’a pas.
Comment peux-tu douter de ton appartenance au clan ? »
Mais le regard de Rosaline était comme hanté. L’amertume avait fait
place à l’angoisse, et l’angoisse lui avait rongé le moral jusqu’à ne plus
laisser que des yeux vides reconnaissant leur défaite. Avoir aperçu le
monstre l’avait affectée bien plus qu’elle ne l’avait laissé paraître. Cela
l’avait entraînée dans une spirale de nuits blanches, et maintenant elle
remettait en question tout ce sur quoi sa vie était fondée – ce qui était
dangereux pour quelqu’un comme Rosaline, dont l’esprit était déjà au
départ un endroit éternellement sépulcral.
« C’est seulement que cela paraît parfois injuste, dit doucement
Rosaline. De savoir qu’il t’est permis d’appartenir à cette famille et que tu
auras ta place dans le clan des Écarlates, mais que je suis une danseuse, je
ne suis rien. »
Juliette cilla. Il n’y avait rien qu’elle pût répondre à cela. Rien, excepté :
« Je suis… désolée. » Elle tendit la main, la posa sur celle de sa
cousine. « Veux-tu que je parle à mon père… ? »
Rosaline s’empressa d’agiter négativement la tête. Elle s’esclaffa, un
bruit aussi fragile que du cristal.
« S’il te plaît, ne t’inquiète pas pour moi, dit Rosaline. Je suis juste… Je
ne sais pas. Je ne sais pas ce qui ne va pas chez moi. Il faudrait que je
dorme plus. » Elle se leva alors, serra une fois la main de Juliette avant de
la lâcher. « Je vais rentrer à la maison, maintenant. Il faut que je me repose,
si je veux être en forme pour ce soir. Tu viens ? »
Ce n’était pas possible, mais elle ne voulait pas non plus laisser
Rosaline partir quand demeurait un conflit – un conflit entre elles deux – et
qui n’avait pas été résolu. Une situation troublante. Les petits poils de sa
nuque étaient hérissés comme si sa cousine et elle venaient de s’affronter,
mais elle n’arrivait pas à cerner le problème. Peut-être qu’elle s’imaginait
des choses. Les yeux de Rosaline s’étaient dégagés, maintenant, et elle avait
repris du poil de la bête. Peut-être que ce n’avait été qu’un bref instant de
détresse intérieure.
« Vas-y, finit par répondre Juliette. Moi, j’ai encore un peu de temps à
perdre. »
Rosaline acquiesça, sourit de nouveau. Elle se dirigea vers la porte, et
une nouvelle bourrasque glacée pénétra à l’intérieur, secouant cette fois
Juliette avec une telle force qu’elle enfonça la totalité de son cou dans son
manteau, pour devenir une jeune femme engloutie par sa fourrure.
Maintenant, il n’y avait même plus de spectacle pour la distraire. Elle
n’avait plus d’autre choix que de s’intéresser à ses Écarlates.
« Depuis combien de temps est-ce que tu nettoies cette table ? » clama
Juliette.
La serveuse se tourna vers elle en soupirant. « Xiǎojiě, les taches sont
incrustées. »
Juliette se leva d’un bond et fit claquer ses talons. Elle tendit la main en
direction du chiffon.
La serveuse fronça les sourcils. « Mademoiselle Cai, il n’est pas
convenable que vous vous salissiez les mains…
— Passe-moi ça. »
Elle le lui passa. Juliette serra le chiffon dans son poing. En trois
mouvements aussi rapides que puissants, sa main s’étant abattue sur la table
avec tant de force qu’on l’avait entendue, la surface fut lisse, propre et
claire.
Juliette lui rendit le chiffon. « Sers-toi de tes coudes. Ce n’est pas si
difficile. »

« J’ai pensé à quelque chose. »


Benedikt releva les yeux de son carnet à dessin, plissant les yeux dans
sa tentative de se concentrer sur le visage de Marshall. Le ciel était couvert,
ce jour-là, et pourtant, une lumière aveuglante traversait l’épaisse masse
nuageuse et se déversait dans leur salle de séjour. Il en résultait un ciel
terriblement déprimant, sans le réconfort d’une vraie pluie battante.
« Mes oreilles sont au sommet de mon crâne. »
Marshall se laissa tomber sur le long sofa, écartant impitoyablement les
jambes de Benedikt. Il fit semblant de ne pas entendre les protestations de
Benedikt, sans faire le moindre effort, même lorsqu’il manqua s’asseoir sur
les pieds nus de son ami.
« Tu n’as pas l’impression qu’il y a tout de même quelque chose
d’étrange dans le nombre de missions chez les Écarlates que maître
Montagov nous a chargés de remplir, ces derniers temps ? Comment
obtient-il toutes ses informations ?
— Cela n’a rien d’étrange. » L’attention de Benedikt revint au
mouvement de son crayon sur le papier. « Nous avons des espions chez les
Écarlates. Nous avons toujours eu des espions chez les Écarlates. Il me
semble évident qu’ils disposent d’espions dans nos rangs, eux aussi.
— Nous avons des espions, oui, mais pas à ce point », répliqua
Marshall. Il avait toujours l’air lugubre lorsqu’il s’efforçait de se concentrer.
Benedikt trouvait cela assez drôle, pour être honnête. Cela ne lui allait pas
du tout, comme un bouffon en costume trois-pièces.
« Quoi ? Tu crois que nous avons réussi à infiltrer leur premier
cercle ? » Benedikt agita négativement la tête. « On le saurait, si c’était le
cas. Tu peux arrêter de gigoter tout le temps ? »
Marshall n’arrêta pas de gigoter. Il donnait l’impression d’essayer
d’ajuster son siège pour y être plus confortablement installé, mais en réalité,
les coussins du sofa allaient se détacher et tomber, s’il continuait à agir
ainsi. En fin de compte, il trouva sa position et posa son menton sur son
poing.
« C’est juste que les informations ont été particulièrement fiables, ces
derniers temps, dit Marshall, avec un soupçon d’admiration dans la voix. Il
connaissait le programme du bal masqué avant Roma. Ce matin, il m’a
envoyé sur la piste de Kathleen Lang, et il savait exactement où elle serait.
Comment ton oncle fait-il cela ? »
Benedikt releva les yeux de son dessin, puis les rabaissa, son crayon
décrivant un rapide arc de cercle. La ligne d’un menton fusionna avec la
courbe d’une gorge. Une traînée dans le modelé devint une fossette.
« Maître Montagov t’a envoyé sur la piste de Kathleen Lang ? »
demanda-t-il.
Marshall se recula dans son assise. « Eh bien, ce n’est pas toi ou Roma
qu’il va envoyer dans une réunion communiste. Tu saurais parler la langue,
mais ton visage s’y fond moins bien que le mien. »
Benedikt leva les yeux au ciel. « Oui, je comprends, mais pourquoi
suivons-nous Kathleen Lang, maintenant ? »
Marshall haussa les épaules. « Je ne sais pas. Je suppose que nous avons
besoin des informations qu’elle rassemble. » Par la fenêtre, il regarda le
temps qu’il faisait à l’extérieur. Il y eut un court silence, durant lequel on
n’entendit plus que le crayon de Benedikt qui hachurait le papier.
« Est-ce que l’on poursuit notre recherche d’une victime vivante,
aujourd’hui ? » demanda Marshall.
Benedikt supposa que oui. Le temps manquait. Alisa comptait sur eux,
et s’il restait des possibilités à explorer qui pouvaient mener à un remède,
ne fallait-il pas au moins essayer ?
En soupirant, Benedikt abandonna son carnet sur la table basse. « Je
suppose qu’il le faut, oui.
— Tu pourras toujours te remettre à dessiner quand nous aurons échoué
et que nous arrêterons les recherches pour la nuit », lui promit Marshall. Il
tendit le cou et regarda en direction du carnet. « Mais mon nez n’est pas si
gros. »
Au crépuscule, Juliette se glissa hors du cabaret, tête basse, le menton
enfoncé dans son col. Il s’agissait à la fois d’un effort pour ne pas être vue,
et de lutter contre la brise glacée – un coup de vent qui lui piquait la peau
partout où il pouvait y avoir contact. Elle n’aurait pu dire ce qu’il y avait
dans cette journée qui invitait un début d’hiver aussi mordant.
« Des petites brioches, des brioches pour deux cents ! Achetez-les
maintenant, achetez-les pendant qu’elles sont toutes chaudes…
— Mademoiselle, notre poisson n’est vraiment pas cher…
— Votre bonne fortune ! Votre avenir dans la paume de votre main !
Xiǎojiě, vous avez bien l’air d’avoir besoin… »
Juliette virait à gauche, à droite à travers les étals du marché, les yeux
fixés sur ses chaussures. Elle releva le col de son manteau jusqu’à ce que
ses cheveux soient presque entièrement avalés par la fourrure, son visage
noyé dans la masse. Ce n’était pas qu’il était dangereux d’être reconnue –
elle avait dix mille excuses dans sa manche quant à l’endroit où elle allait,
mais elle n’était pas d’humeur à tisser des mensonges. Cette ville était une
vieille amie. Elle n’avait pas besoin de relever la tête pour trouver son
chemin. Par-là, là et là, et bientôt, elle arpentait l’avenue Edward VII,
redressant finalement la tête en serrant les dents contre le froid pour
chercher Roma des yeux.
L’activité de la rue était toute entière tournée dans une seule direction –
vers le Great World. Il était un peu injuste de qualifier cet endroit d’arcade,
comme Juliette aimait à le faire. Il s’agissait plutôt d’un complexe de
divertissements intégré entièrement fermé. Des miroirs déformants, des
funambules et des marchands de glace sont rassemblés dans un
débordement cacophonique d’activités qui fonctionne de façon à absorber
une journée entière de votre vie et la totalité du contenu de votre
portefeuille. L’attraction centrale était l’opéra chinois, mais Juliette n’avait
jamais beaucoup aimé cela. Elle préférait les magiciens, même si elle n’était
plus rentrée dans l’arcade depuis des années, et que tous les magiciens
qu’elle avait bien aimés étaient probablement partis ou avaient été
remplacés.
En soupirant, Juliette relut les cinq caractères chinois géants dressés au
sommet du bâtiment. Ils brûlaient dans la lueur du soleil couchant, éclairés
en contre-jour, en ne laissant plus que deviner leur couleur orangée.
Blanc… doré… dragon… cigarettes, traduit-elle. Durant moins d’une
seconde, elle avait oublié de lire de droite à gauche et non de gauche à
droite, ce qui était devenu son habitude ces dernières années.
« Concentre-toi », se morigéna-t-elle.
L’attention vagabonde de Juliette se concentra sur le flot des visages qui
entraient et sortaient par les portes du Great World. Tandis que la nuit
tombait bien vite, elle chercha attentivement, parcourant des yeux les
masses de gens qui allaient et venaient au gré des bonimenteurs promouvant
bruyamment tous les vices aisément disponibles – jusqu’à ce que son regard
s’arrête devant la boutique d’un tailleur. Appuyé à un réverbère, Roma
attendait, les mains profondément enfoncées dans les poches, des ombres
sous les yeux.
Juliette infléchit sa déambulation, ses chaussures pour une fois
silencieuses sur les gravillons. Elle s’apprêta à lui reprocher de s’être
installé si loin du bâtiment et d’en avoir été plus difficile à trouver. Sauf
que, lorsqu’elle s’approcha de lui, quelque chose dans l’expression de son
visage l’interrompit avant même qu’elle n’ait commencé.
« Qu’est-ce qui ne va…
— Ne te retourne pas, commença Roma, mais tu as été suivie.
— Personne ne m’a suivie. »
Sa réfutation avait été vive et assurée, même s’il s’agissait plus d’un
acte de rébellion de sa part que d’une véritable certitude. Tandis qu’elle
parlait, son instinct la poussa à faire volte-face pour prouver à Roma qu’il
avait tort, mais la logique lui imposa de s’abstenir. Elle se retint de bouger,
tous les tendons de son cou tendus. Elle était effectivement restée plongée
dans ses pensées la plus grande partie du chemin qui l’avait menée
jusqu’ici, avait plus cherché à ne pas être reconnue par ceux qu’elle croisait
que traqué la présence possible d’épieurs dans sa périphérie. Avait-elle pu
être suivie ?
« Un blanc s’est arrêté quand tu t’es arrêtée, dit Roma. Il a tiré un
journal de sa poche et s’est mis à le lire au milieu de la rue. Je ne sais pas
pour toi, mais moi, je trouve cela extrêmement suspect. »
Juliette se mit à fouiller laborieusement dans sa poche, en jurant dans sa
barbe.
« Il peut ne pas être une menace, insista-t-elle. Peut-être que c’est l’un
des vôtres, qui protège vos activités.
— Il n’est pas russe, contra immédiatement Roma. Ses vêtements et sa
coupe de cheveux ont l’air britanniques, et nous n’en avons aucun dans nos
rangs. »
Juliette trouva finalement ce qu’elle cherchait, et sortit son poudrier.
Elle l’ouvrit et orienta le miroir intégré, parcourut du regard les rues
enténébrées qui se trouvaient derrière elle, sans se retourner.
« Je l’ai, annonça Juliette. Pochette jaune au veston ?
— C’est lui », répondit Roma.
Elle ne voyait pas comment Roma avait pu l’identifier comme
britannique. À ses yeux, il ressemblait à tous les autres étrangers de la rue.
Juliette regarda de plus près dans son miroir. Elle changea légèrement
d’angle, puis un peu plus…
« Roma, dit-elle soudain d’une voix plus pressante. Il a un pistolet.
— Tous les étrangers dans cette ville ont un pistolet.
— Il le pointe sur nous, coupa Juliette. Il vient de le sortir de derrière
son journal. »
Un silence tendu s’instaura entre eux deux, tandis qu’ils considéraient
désespérément leurs options. Autour d’eux, Shanghai continuait de s’agiter,
vivante, vibrante et indifférente. Mais Juliette et Roma ne pouvaient pas se
noyer dans la foule sans être suivis jusqu’où ils iraient ensuite. Il n’y avait
aucun endroit où se réfugier avant d’en disparaître, aucun moyen de se
dissimuler le temps de tirer leurs armes sans que le Britannique ne les voie
et ne tire le premier.
« Ouvre ton manteau et enlace-moi », dit Roma.
Juliette s’étrangla de rire. Elle attendit la chute, mais Roma était
sérieux.
« Tu plaisantes, dit-elle.
— Absolument pas, répliqua-t-il. Fais ce que je dis, que je puisse
l’abattre. »
Leur pisteur se trouvait à plus de cent pas. Des dizaines d’inconnus
marchaient en tous sens ici et là.
Comment comptait-il l’abattre en de telles conditions, tout en enlaçant
Juliette ?
Celle-ci dénoua d’un geste sec le bandeau qui ceignait sa taille, libérant
son manteau et levant le bras dans le même mouvement. De l’autre main,
elle referma son poudrier, perdant toute vision du pisteur.
« J’espère que tu sais ce que tu fais », murmura-t-elle. Elle avait la
poitrine serrée. Son cœur battait la chamade.
Elle passa ses bras autour du cou de Roma.
Juliette entendit la respiration de Roma s’interrompre. Puis il reprit une
inspiration, qui n’aurait pas été perceptible si elle ne s’était pas trouvée si
près. Peut-être qu’il n’avait pas considéré le fait que demander à Juliette de
lui servir de couverture signifierait se rapprocher autant d’elle. Et il ne
s’était certainement pas attendu à ce que le menton de Juliette retrouve
automatiquement sa place dans le creux où son épaule retrouvait son cou,
comme il l’avait toujours fait.
Ils avaient tous les deux vieilli et s’étaient vus pousser des épines.
Pourtant, Juliette s’était lovée là sans la moindre difficulté – beaucoup trop
facilement, à son sens.
« Rapproche-toi », lui indiqua Roma. Elle sentit son bras se mouvoir,
attraper son pistolet sous la couverture offerte par le manteau qui gonflait
dans le vent des deux côtés d’eux deux.
Juliette se souvint de Roma lui jurant qu’il n’utiliserait jamais un
pistolet. Il n’avait jamais ressenti dans l’emploi des armes automatiques le
confort que Juliette y avait si vite trouvé. Durant les quelques mois qu’elle
avait passés à Shanghai alors qu’elle avait 15 ans, Roma et elle n’avaient
pas vécu la même vie. Quand lui opérait dans la position confortable
d’héritier des Fleurs blanches, elle se battait pour être considérée,
s’accrochait à chaque mot de son père, de crainte qu’avoir manqué une
seule instruction la renvoie à jamais dans l’obscurité.
La clémence est un luxe qui nous est interdit, Juliette. Observe bien
cette ville. Regarde les détresses qui affleurent sous les attraits.
La méthode d’enseignement préférée de son père était de l’emmener
dans le grenier, pour qu’ils regardent ensemble à travers la plus haute
fenêtre et devinent le centre-ville à l’horizon.
Des empires peuvent s’effondrer en quelques heures. Celui-ci n’est en
rien différent. Voici Shanghai : celui qui tire le premier est celui qui a le
plus de chances de survivre.
Juliette avait bien enregistré la leçon. Et il lui semblait que Roma avait
appris la même chose durant les années où elle avait été absente.
« Ne le rate pas, murmura Juliette.
— Je ne rate jamais. »
Un bang résonna dans l’espace qui les séparait. Juliette fit aussitôt
volte-face, pour voir son pisteur anglais s’effondrer lentement vers le sol,
une grosse tache rouge s’élargissant sur sa poitrine. Il y avait un trou fumant
dans le manteau de Juliette, mais elle le remarqua à peine. Son attention
était toute entière portée sur les cris qui résonnaient alentour, les gens qui
cherchaient la source du bruit, le début de panique qui commençait à
s’emparer de la rue.
Les coups de feu étaient courants à Shanghai, mais jamais dans un
endroit aussi fréquenté, jamais dans un endroit que les étrangers vantaient
une fois de retour chez eux. Le bruit des coups de feu appartenait aux
gangsters et aux conflits de territoires dans les heures où le diable hantait
les rues et où la ville n’était éclairée que par la lune. L’instant présent était
du domaine de la chaleur du crépuscule. L’instant présent était d’une heure
où l’on prétendait que Shanghai n’était pas divisée en deux.
Nonobstant, il y avait, dans ce chaos, trois autres points où l’immobilité
était absolue.
Juliette n’avait pas été suivie par un homme. Juliette avait été suivie par
quatre hommes.
Donc, il leur fallait courir maintenant.
« L’arcade », ordonna Juliette. Elle se tourna vers Roma, se hérissant de
sa lenteur. « Allez ! C’est bien la première fois que je dois vraiment
m’enfuir à cause d’un crime que j’ai commis. »
Roma cilla. Il écarquillait les yeux d’incrédulité. Il n’eut pas l’air d’être
totalement présent lorsqu’ils s’enfoncèrent dans la foule, se frayant un
chemin à travers la multitude de mains et de coudes qui cherchaient dans
toutes les directions à se mettre à l’abri.
« Un crime que tu as commis ? » répéta doucement Roma. Juliette dut
tendre l’oreille pour l’entendre. « C’est moi qui ai tiré ce coup de feu. »
Juliette laissa échapper un petit grognement moqueur. « Quoi, tu as
vraiment besoin de faire reconnaître… » Elle laissa mourir sa phrase. Elle
avait cru que Roma la reprenait, qu’il entendait s’attribuer le crime, puis
elle avait vu l’expression de son visage. Ç’avait été une accusation.
Il n’avait pas voulu tirer.
Juliette détourna aussitôt les yeux, agita la tête comme si elle venait de
voir quelque chose qu’elle n’aurait pas dû. Elle était là à se dire qu’il s’était
finalement adapté aux armes à feu, et la seconde d’après, il la surprenait
avec la grande scène du deux. Quelle partie de son apparence n’était qu’une
image ? Juliette n’avait jamais envisagé jusqu’alors que, si Roma avait été
assailli de rumeurs sur sa cruauté, l’avait crue transformée en quelqu’un
d’autre, alors elle était peut-être tombée dans le même piège, et avait donné
crédit à ces histoires d’implacabilité et de froideur qui venaient toutes à
l’origine des Fleurs blanches.
Juliette se rembrunit, virant pour bondir à travers l’étroit interstice entre
deux ombrelles ouvertes. Lorsqu’elle émergea de l’autre côté, son regard
revint sur Roma, sur sa mâchoire serrée et son regard calculateur.
Pour ce qui était de Roma Montagov, elle paraissait ne jamais savoir
distinguer ce qui était réel de ce qui ne l’était pas. Elle avait cru le
connaître, mais ce n’était pas le cas. Elle pensait s’être amendée après qu’il
l’avait trahie, en le cataloguant comme nuisible et sanguinaire, mais il
semblait que ce n’était pas vrai non plus.
Peut-être que la vérité n’existait pas. Peut-être qu’il n’existait rien
d’aussi simple qu’une vérité unique.
« Vite ! » lui intima Juliette, en agitant la tête pour s’éclaircir les idées.
Ils parvinrent à pénétrer dans le Great World, marquèrent une pause
dans le hall d’entrée pour voir s’ils apercevaient leurs poursuivants. Juliette
jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, et trouva deux des trois hommes
qu’elle avait repérés auparavant, qui se frayaient un chemin à travers la
foule, les yeux fixés sur elle. Ils se mouvaient stratégiquement, toujours
derrière un quidam, toujours tassés bas. Roma la tirait par l’épaule afin de la
maintenir en mouvement, mais elle cherchait le troisième homme, et porta
la main à sa cheville.
« Où est-il ? » demanda-t-elle.
Roma fouilla la foule du regard, et après une fraction de seconde,
indiqua de l’index le versant extérieur, où l’homme était en train de courir,
cherchant peut-être une autre entrée au Great World, pour les contourner et
les piéger à l’intérieur.
Juliette tira son pistolet de son brodequin. L’homme allait être hors de
vue dans quelques secondes.
Même si Roma n’était pas l’héritier violent que la ville l’imaginait être,
cela n’impliquait pas que la réputation de Juliette en était moins méritée.
L’homme s’effondra dans sa course lorsque la balle pénétra son cou.
Avant que son pistolet n’ait cessé de fumer, Juliette avait déjà pivoté sur ses
talons et s’enfonçait plus avant dans le bâtiment.
À l’intérieur du Great World, la plupart des présents n’avaient pas
entendu les coups de feu, ou avaient cru qu’ils faisaient partie des bruits de
l’arcade et de son ambiance. Juliette se faufila à travers la foule, ses reflets
lui revenant par le coin de l’œil comme elle s’efforçait de traverser la
galerie des miroirs déformants.
« Comment allons-nous semer les deux autres ? lui demanda Roma.
— Suis-moi », répondit Juliette.
Ils se frayèrent un chemin à travers la partie la plus dense du public et
ressortirent à l’air libre, dans la cour intérieure ouverte du Great World. Un
opéra y était donné, mais Juliette ne pensait qu’à trouver une autre entrée
pour retourner à l’intérieur d’une autre partie du bâtiment du Great World.
Elle scruta frénétiquement les escaliers extérieurs qui zigzaguaient d’étage
en étage. Elle reprit précipitamment sa course et bouscula une famille avec
trois enfants, puis heurta une femme portant une cage à oiseaux, grimaça
quand la cage alla heurter le sol et que l’oiseau laissa échapper un cri
d’agonie.
« Juliette, pesta Roma derrière elle, fais attention !
— Dépêche-toi ! » offrit Juliette pour toute réponse.
Sa prudence les ralentissait. Juliette aperçut l’un de leurs poursuivants
qui dépassait la galerie des miroirs. L’autre buta contre un rédacteur de
lettres d’amour exaspéré qui se dirigeait vers la sortie.
« Où allons-nous ? » souffla Roma.
Juliette lui montra du doigt les grands escaliers blancs qui saillaient
devant eux.
« Dans les étages, répondit-elle. Vite – non, Roma ! Reste baissé ! »
Dès l’instant où ils commencèrent à monter et à s’élever au-dessus de la
foule, ils offrirent un angle de tir dégagé à leurs poursuivants. Les balles
ricochèrent çà et là, pressant Juliette de grimper les marches trois à trois.
« Juliette, cela ne me plaît pas du tout ! » cria Roma. Son pas était plus
lourd, et il lui fallait monter les marches quatre à quatre pour se maintenir à
son niveau.
« Ce n’est pas mon idée d’une bonne soirée non plus », clama-t-elle en
retour. Elle arriva d’un pas chancelant sur le palier du premier étage et
s’empressa de revenir à l’intérieur du bâtiment circulaire central. « On
continue de monter ! »
Cet étage était occupé par des gens, et non pas par des attractions : des
souteneurs, des acteurs et des barbiers qui offraient chacun leurs services à
qui pouvait en avoir l’usage.
« Par ici », dit Juliette en haletant. Elle dépassa au pas de course la
rangée d’extracteurs de cire auriculaire interdits, et fonça à travers deux
doubles portes battantes. Roma fit de même.
« Par ici ! Par ici ! »
Juliette attrapa la manche de Roma, le tira violemment vers des portants
remplis de robes bordées de dentelles.
« Est-ce que… Est-ce que nous nous cachons ? chuchota Roma.
— Ça ne va être que temporaire, répondit Juliette. Accroupis-toi. »
Ils s’accroupirent au milieu des vêtements, en retenant leur souffle. Une
seconde plus tard, les portes s’ouvrirent violemment, et les deux
poursuivants restants entrèrent, en haletant dans le silence de la remise.
« Regarde de ce côté », intima l’un à l’autre. Un accent britannique.
« Moi, je vais aller par là. Ils ne peuvent pas être allés bien loin. »
Juliette regarda les deux hommes se séparer, suivit leur progression en
regardant leurs pieds, attendit jusqu’à ce que les deux paires de chaussures
fussent à bonne distance l’une de l’autre.
« Celui-là est à toi, chuchota Juliette en indiquant les chaussures qui se
rapprochaient. Tue-le. »
Roma l’attrapa par le poignet d’un geste vif comme l’éclair. « Non,
persifla-t-il doucement. Nous sommes deux contre deux. Ils peuvent être
épargnés sans difficulté. »
Un clang métallique résonna à travers la pièce. L’un des hommes avait
heurté un portant.
Juliette lui arracha immédiatement son poignet, puis elle acquiesça pour
qu’ils ne perdent pas plus de temps à argumenter. Ils se mirent en branle. Si
l’homme qu’elle avait assigné à Roma s’était arrêté près d’eux, et observait
probablement sa vicinité, l’autre continuait d’aller et venir ; pour
l’atteindre, Juliette n’allait avoir d’autre choix que de se redresser et d’agir
aussi vite que possible, en courant entre les portants, le dos voûté.
Elle ne sut pas ce qui l’avait trahie. Peut-être que sa chaussure avait
craqué, ou que sa main avait frôlé un cintre qui avait tinté contre du métal,
mais soudain, l’homme s’était figé avant de tourner sur lui-même et de tirer
à travers le portant, sa balle frôlant l’oreille de Juliette.
Un autre coup de feu fut tiré non loin. Juliette n’eût pu dire s’il était le
fait de l’autre homme ou de Roma. Elle ne savait pas ce qu’il se passait,
mais elle jaillit d’entre les portants et visa l’homme, en sachant qu’il lui
fallait caler son tir avant que lui ne vise de nouveau.
Son canon fuma. Sa balle s’était encastrée dans l’épaule droite de sa
cible, qui en avait laissé tomber son arme sur le sol.
« Roma ? » appela Juliette, son regard et son arme toujours pointés sur
le Britannique. « Tu l’as eu ?
— Je l’ai proprement assommé », répondit Roma. Il se rapprocha,
s’arrêta juste derrière Juliette qui pointait son arme devant elle.
— Qui t’a envoyé ? demanda-t-elle à leur dernier poursuivant.
— Je ne sais pas » s’empressa de répondre le Britannique. Ses yeux
allaient et venaient entre la porte et le canon de son arme. Il était à vingt pas
de la sortie.
« Qu’est-ce que tu veux dire par je sais pas ? demanda Roma.
— D’autres négociants ont fait passer le mot, annonçant que le
Larkspur paierait un bon prix quiconque tuerait Juliette Cai ou Roma
Montagov, balbutia l’homme. Nous avons tenté notre chance. Allez, s’il
vous plaît, laissez-moi partir ! Ça avait l’air trop beau pour ne pas essayer,
vous voyez ? Nous pensions que nous aurions bien du mal à vous trouver
séparément, et voilà que vous apparaissez ensemble ! Enfin, ce n’est pas
comme si nous avions eu une chance de réussir… »
L’homme s’interrompit. À l’écarquillement de ses yeux, il parut qu’il
venait de réaliser ce qu’il venait de décrocher. Il savait. Il savait que Juliette
Cai et Roma Montagov œuvraient ensemble. Il les avait vus s’enlacer.
C’était une information qu’il pouvait monnayer auprès du Larkspur. Elle lui
donnait un pouvoir.
L’homme plongea en direction de la porte. Roma hurla un avertissement
– sans que l’on puisse savoir s’il était adressé au Britannique ou à Juliette –
et il bondit dans le même temps sauvagement dans sa direction, une main
tendue pour l’agripper par le col et le ramener dans la pièce comme un
chien désobéissant.
À ce moment-là, Juliette avait déjà pressé la détente. L’homme tomba à
terre, échappant à l’emprise de Roma dans toute sa pesanteur.
Roma observa le cadavre. Durant le plus bref des instants, Juliette vit le
choc paraître dans ses yeux écarquillés, avant qu’il ne cille et ne le chasse.
« Tu n’avais pas besoin de le tuer. »
Juliette s’avança. Il y avait une éclaboussure de sang en forme d’arc sur
la joue pâle de Roma, qui soulignait par contraste sa pommette en noir dans
la faible lumière de l’ampoule électrique.
« Il nous aurait tués.
— Tu sais, dit Roma en arrachant son regard de la dépouille, qu’il a été
entraîné là-dedans. Son choix n’était pas aussi éclairé que le nôtre. »
Autrefois, Roma et Juliette avaient institué une série de règles qui, si
elles étaient appliquées, auraient fait de la ville quelque chose de tolérable.
Cela ne l’aurait pas rendue conviviale, seulement récupérable, parce
que c’était ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Les gangsters ne pouvaient
tuer que d’autres gangsters. Les seules cibles acceptables étaient ceux qui
avaient choisi la vie qu’ils menaient – ce qui, avait réalisé Juliette bien plus
tard, incluait les employés : les bonnes, les chauffeurs, Nounou.
Combattez en traître, mais bravement. Ne vous battez pas avec ceux qui
ne savent pas ce que c’est que se battre.
Nounou avait toujours su ce que travailler pour le clan des Écarlates
impliquait. Cet homme-là, lui, avait aperçu une lueur affleurant le sol et cru
pouvoir déterrer une pépite d’or, quand il n’avait fait que se fourrer dans un
véritable guêpier. Ils allaient le laisser là, dans une mare de son propre sang,
et bientôt, quelqu’un entrerait et le trouverait. Le pauvre employé qui ferait
cette découverte appellerait la police, et les services municipaux se
présenteraient avec un soupir las, le regarderaient sans plus d’émotion que
quelqu’un qui observe un champ de blé mort – en regrettant cette perte pour
le monde, mais sans pour autant se sentir impliqué personnellement.
Selon leurs anciennes règles, ces hommes qui les pourchassaient
auraient dû être épargnés. Mais Juliette avait perdu ces anciennes règles à la
seconde où elle avait perdu l’ancien Roma. Lorsqu’un conflit survenait, elle
pensait à elle-même, à son propre sort – pas au bien-être de celui qui la
menaçait d’une arme.
Mais un accord demeurait un accord.
« Bien, dit laconiquement Juliette.
— Bien ? » répéta Roma.
Sans vraiment le regarder, Juliette tira un mouchoir de soie de son
manteau et le lui tendit. « Bien », répéta-t-elle, comme s’il n’avait pas
entendu la première fois. « Tu m’as demandé de les épargner et j’ai accepté,
mais j’ai tout de même fait le contraire. C’était une faute. Tant que nous
œuvrons ensemble, nous nous écoutons l’un l’autre. »
Roma porta lentement le mouchoir à son visage. Il tapota à un pouce de
distance de l’endroit où se trouvait réellement l’éclaboussure, et n’essuya
rien du tout sinon le dessin de sa mâchoire. Juliette s’était imaginé qu’il
serait heureux d’entendre sa pitoyable tentative de repentir, qu’il signifierait
au moins d’un signe sa satisfaction. En lieu de quoi son regard ne se fit que
plus distant.
« Nous faisions cela bien, autrefois. »
Un creux se forma dans l’estomac de Juliette. « Quoi ?
« Œuvrer ensemble. S’écouter. » Il avait cessé d’essuyer son visage. Sa
main restait simplement suspendue en l’air, pour une tâche indéterminée.
« Nous formions une bonne équipe, Juliette. »
Juliette s’avança et arracha le mouchoir de soie des mains de Roma.
Elle se sentait presque insultée de le voir aussi incroyablement incapable
d’essuyer une simple tache de sang ; d’un seul geste furieux, elle teinta sa
soie de rouge afin que Roma redevienne beau.
« Rien de tout cela, persifla Juliette, n’était réel. »
Il y avait quelque chose de terrible dans le rétrécissement de la distance
qui les séparait, quelque chose comme l’enfoncement d’un ressort, qui
gagnait de plus en plus en tension. Tout mouvement soudain ne pouvait que
mener au désastre.
« Évidemment », dit Roma. Son ton était morne. Son regard électrique,
comme si, lui aussi, ne s’en souvenait que maintenant. « Pardonne-moi
cette regrettable négligence. »
La tension du moment passa : le ressort revenait à sa position
habituelle. Juliette fut la première à détourner le regard : elle déplaça son
pied pour qu’il n’entre pas en contact avec la mare de sang qui grandissait
sur les lattes de bois pourrissantes du parquet. Cette ville était embrumée de
sang. Il était vain de tenter d’y changer quoi que ce soit.
« Il semblerait que pendant que nous cherchions le Larkspur, le
Larkspur se soit rapproché de nous, fit-elle remarquer en faisant un signe de
la main en direction du cadavre.
— Ce qui signifie que nous tenons quelque chose, dit Roma d’un ton
plein d’assurance. Nous nous rapprochons de la guérison d’Alisa. »
Juliette opina. D’une manière ou d’une autre, le Larkspur semblait
savoir qu’ils arrivaient. Mais, s’il pensait que quelques négociants allaient
suffire à les effrayer, il allait être cruellement déçu.
« Il nous faut rallier son repaire avant que la nuit ne soit trop avancée. »
Elle sortit le prospectus vantant la vaccination, le plia de façon que
l’adresse en bas de la feuille reste visible. Distraitement, elle se servit de
son autre main pour essuyer quelque chose d’humide sur son cou, et se
demanda si elle avait elle aussi été éclaboussée de sang sans s’en être
aperçue.
Roma hocha la tête. « Allons-y. »
VINGT-TROIS

Autrefois, le silence avait dû régner, ici. Peut-être qu’il y avait eu çà et là


un cheval qui le brisait par son galop, passant de pâturage en pâturage
jusqu’à ce que les traces qu’il laissait dans la boue finissent par devenir un
chemin. En une petite poignée d’années, les chemins tracés par des siècles
d’usage avaient été pavés. Des cailloux qui s’étaient crus immortels avaient
été réduits en poussière ; des arbres plus vieux que certains pays avaient été
abattus et débités.
Et à leur place, la cupidité avait grandi. Sa croissance avait produit des
lignes de chemin de fer qui avaient relié les villages jusqu’à ce qu’il n’y ait
plus de frontières. Elle avait produit des canalisations et du câblage, des
appartements empilés sans grande réflexion.
Juliette se dit que c’était peut-être la Concession internationale qui avait
hérité du pire. Les envahisseurs n’avaient pu effacer ceux qui vivaient déjà
auparavant dans l’espace qu’ils avaient décidé de s’approprier, mais ils
avaient pu effacer tout le reste.
Où sont passées les lanternes ? se demanda Juliette, en s’arrêtant sur le
bord de la route et en tendant la tête vers le ciel. Qu’est Shanghai, sans ses
lanternes ?
« Nous sommes arrivés, dit Roma, coupant court à ses rêveries. Voilà
l’adresse inscrite sur les prospectus. »
Il indiqua du doigt le bâtiment derrière celui que Juliette regardait. Un
instant, comme Juliette le considérait, elle eut l’impression que ses yeux lui
jouaient des tours. La nuit était sombre, mais il y avait assez de lumière,
produite par les lampes à huile et qui diffusait à travers ses fenêtres, pour
éclairer les gens amassés à l’extérieur par rangées entières : la queue qui
démarrait à la porte d’entrée était assez longue pour faire deux fois le tour
du bâtiment.
Elle s’y précipita.
« Juliette ! persifla Roma. Juliette, attends… »
Cela n’a aucune importance, Roma, avait-elle envie de lui dire. Elle
savait ce qu’il pensait, ou du moins quelque chose en approchant : il fallait
qu’ils fassent attention. Il ne fallait pas qu’ils soient vus ensemble. Ils
avaient les assassins du Larkspur aux basques, alors ils devaient ménager
toutes les susceptibilités. Cela n’a aucune importance, eut-elle envie de
hurler. Si les leurs ne cessaient pas de mourir, s’ils ne pouvaient pas sauver
ceux qu’ils essayaient de protéger, alors plus rien au monde n’avait
d’importance.
Juliette se fraya un chemin jusqu’à la tête de la queue. Lorsqu’un vieil
homme voulut la repousser, elle cracha le juron le plus obscène qu’elle put
trouver en shanghaïen, et il se recroquevilla comme si toute sa force vitale
lui avait été arrachée.
Juliette sentit la présence de Roma derrière elle lorsqu’elle s’arrêta
devant le géant qui gardait l’entrée. Roma lui prit le coude d’une main
prudente pour l’avertir. Cet homme faisait deux fois la largeur de Juliette.
L’avoir toisé de la tête aux pieds à la lueur de la lampe à huile lui indiqua
qu’il s’agissait probablement d’un professionnel venu d’un pays encore plus
au sud que la Chine, où la faim était le carburant et le désespoir le moteur.
La pression sur son coude s’accrut. Juliette écarta les bras, adressa par-
dessus son épaule un regard noir à Roma, pour exiger qu’il cesse.
Roma ne s’était jamais autant inquiété de leur sécurité. Il avait été
impliqué dans de nombreuses fusillades avec les Écarlates durant les années
où Juliette avait été loin. Malgré son aversion du club de combat Fleurs
blanches, il avait participé à plus de bagarres de rue qu’il aurait voulu
l’admettre, et il avait sa dose de cicatrices, parce que sa première réaction
face à une lame était de bloquer plutôt que de frapper. C’était inévitable :
même s’il détestait la violence, la violence le retrouvait, et il devait s’y plier
ou se faire abattre.
Mais il ne sortait jamais sans soutien. Il y avait toujours autour de lui
plusieurs paires d’yeux pour assurer ses arrières.
Là, il y avait lui et Juliette, face à une obscure menace périphérique, qui
n’était ni écarlate ni fleur blanche. Il ne s’agissait que d’eux deux face à une
puissance qui voulait leur mort, qui voulait que tous les pouvoirs en
présence à Shanghai soient détruits jusqu’à que ne règne plus que
l’anarchie.
« Laissez-nous passer, demanda Juliette.
— Uniquement les employés du Larkspur », répondit le molosse, ses
paroles comme un grondement grave et sourd. « Sinon, il faut attendre votre
tour. »
Roma regarda par-dessus son épaule, son souffle s’étant fait aussi
pressé que ses mouvements. Ils étaient principalement entourés de files
imbriquées, mais quelques hommes et femmes ne se tenaient pas
normalement. Ils n’étaient pas exactement dans la queue ; ils flottaient juste
autour. Ils maintenaient discrètement l’ordre sans révéler leur appartenance
au personnel.
« Juliette », avertit Roma. Il passa au russe pour éviter d’être compris
par des oreilles indiscrètes. « Il y a au moins cinq autres personnes dans
cette foule qui sont à la solde du Larkspur. Ils sont armés. Il ne fait aucun
doute qu’ils réagiront si tu t’affiches comme une menace.
— Ils sont armés ? » répéta Juliette. Son russe était toujours un petit peu
typé. Ce n’était pas un accent : ses instructeurs avaient été bien trop bons
pour cela. C’était une idiosyncrasie, une façon qu’elle avait de prononcer
les voyelles qui leur imprimait sa marque. « Moi aussi. »
Juliette lança le poing. Dans un arc de cercle parti de son estomac pour
s’élever dans son mouvement, elle avait frappé le garde du poing en revers,
si fort qu’il était tombé comme une pierre, libérant la voie et permettant à
Juliette d’ouvrir la porte d’un coup de pied et de tirer Roma à l’intérieur
avant qu’il n’ait tout compris à ce qui venait de se passer.
Elle s’est servie de son pistolet, réalisa-t-il avec un temps de retard.
Juliette n’avait pas soudainement été investie de la force d’un lutteur – elle
avait simplement serré la poignée de son pistolet dans son poing, et s’était
servie du talon de l’arme pour frapper le garde à la tempe. L’homme ne
l’avait même pas vue la prendre. Le mouvement de sa main l’avait pris par
surprise, parce qu’il était resté trop longtemps concentré sur son visage, sa
mâchoire serrée et son sourire froid.
Juliette accueillait le danger les bras ouverts. Ce que Roma ne pouvait
apparemment pas faire, même quand tout son monde risquait de s’effondrer,
même quand Alisa risquait de disparaître. Il craignait presque ce qui serait
capable de le pousser à bout, et espérait que cela n’arriverait jamais, parce
que même lui n’avait pas envie de voir comment il réagirait, si ce jour-là
venait.
« Verrouille-la », dit Juliette.
Roma revint à la réalité. Il regarda la fine porte d’acier et la claqua, puis
tira le verrou. Il dévisagea par ailleurs Juliette avec méfiance, puis les
quatre murs qui les entouraient maintenant. Ils se trouvaient au pied d’une
cage d’escalier, dont la pente était tellement escarpée que Roma ne pouvait
pas voir ce qui les attendait au bout.
« Nous avons cinq minutes maximum avant qu’ils ne réussissent à
enfoncer cette fragile petite chose », estima Roma. Les coups contre la
porte avaient déjà commencé à résonner.
« Cinq minutes devraient largement faire l’affaire », dit Juliette. Elle
tourna le pouce en direction de la porte. « Je crains que nous n’en ayons
encore moins à cause du bruit. »
Elle monta les marches deux à deux, le pistolet dans sa main s’étant
évanoui. Bien qu’il ne l’ait jamais quittée des yeux, Roma n’aurait su dire
où il avait disparu. Son manteau avait une seule grande poche. Sa robe, en
dessous, n’était qu’une longue bande de tissu couverte de perles. Comment
dissimule-t-elle toutes ses armes ?
Lorsque Roma atteignit l’avant-dernière marche, l’odeur de l’encens
vint flatter le dessous de ses narines. Il trouva qu’il n’y avait rien de
réellement surprenant à la scène qu’il découvrit lorsqu’il posa le pied sur le
palier. Cela évoquait un peu les contes que lui lisait dame Montagova quand
il était petit, avec les nuits d’Arabie, les djinns et les déserts. Des rideaux de
soie colorés avaient été soulevés dans l’agitation provoquée par Roma et
Juliette, révélant des rebords de fenêtres mités, et s’approchant
dangereusement des chandelles qui brûlaient sur le sol. D’épais tapis tissés
étaient déployés tant sur le plancher que sur les murs, provoquant une
sensation de chaleur et évoquant l’ancien, par l’odeur unique qu’ils
exhalaient. Il n’y avait pas une seule chaise, mais un maelström d’oreillers
et de coussins, chaque « siège » étant occupé par ceux que le Larkspur avait
sous sa coupe.
Au centre, une table basse était placée entre une femme qui tenait une
seringue et un homme au bras tendu. Tous deux étaient également assis sur
des oreillers.
« Mon Dieu !1 » s’exclama l’homme à la table. Le pistolet de Juliette
avait réapparu. L’arme était pointée sur la femme à la seringue.
« Êtes-vous le Larkspur ? » demanda-t-elle en anglais.
Roma parcourut du regard la vingtaine d’autres occupants de la salle. Il
n’était pas certain de bien séparer ceux qui étaient employés par le Larkspur
de ceux qui étaient là pour le vaccin. La moitié s’étaient redressés,
indiquant leur implication dans la manigance, mais il ne semblait pas qu’ils
allaient intervenir. Leurs coudes tremblaient, leurs cous s’enfonçaient dans
leurs épaules. Tous étaient des gens du genre de Paul Dexter, qui avait déjà
contacté une ou deux fois les Fleurs blanches, ces derniers temps. Ils se
pensaient puissants et hors du commun, mais au bout du compte, ils
n’avaient pas de tripes. Ils allaient à peine oser dire qu’ils avaient vu Roma
et Juliette œuvrer de concert, faute de preuves à présenter.
La femme ne répondit pas immédiatement. Elle retira la seringue,
nettoya l’aiguille, ouvrit une petite boîte posée à côté d’elle. Laquelle
contenait, d’un côté, une rangée de cinq fioles rouges qui luisaient dans la
lumière de l’âtre. Et de l’autre, une rangée de quatre fioles bleues en
réserve.
Plus elle attendait pour donner sa réponse, plus il semblait qu’elle
devait être le Larkspur et que les pronoms masculins que tout le monde
employait n’étaient qu’une conjecture.
Jusqu’à ce que la femme ne relève soudain la tête – ses yeux noirs de
kohl, avec leurs cils épais, dirigés vers le canon de l’arme de Juliette –, et
qu’elle ne dise : « Non, ce n’est pas moi. »
Elle avait un accent peu commun, proche du français, mais pas tout à
fait. Le Français assis en face d’elle était complètement tétanisé.
« Qu’y a-t-il, dans ces injections ? » demanda Juliette.
Son autre main, celle qui ne tenait pas un pistolet, s’agitait sur le côté
de sa cuisse alors qu’elle parlait. Roma resta un temps sans comprendre ce
qu’elle faisait, jusqu’à ce qu’il réalise qu’elle pointait du doigt en direction
des fioles. Elle voulait qu’il en prenne une.
« Eh bien, répondit la femme, si je vous le disais, nous pourrions mettre
la clé sous la porte. »
Tandis que Roma se rapprochait imperceptiblement des fioles, Juliette
n’avait rien plus envie que de presser la détente. Il y avait bien longtemps
de cela, l’un de ses instructeurs lui avait dit qu’être terriblement impulsive
était son vice rédhibitoire. Elle n’arrivait plus à se souvenir de quel
instructeur il s’agissait – littérature chinoise ? Français ? Savoir-vivre ?
Quel qu’ait été le sujet, cela n’avait aucune importance : elle s’était
immédiatement mise à hurler d’indignation devant un tel commentaire,
prouvant d’emblée que son instructeur avait raison.
Il lui fallait donc prendre une longue inspiration, maintenant. Souris, se
dit-elle. Avant chaque rencontre avec un étranger, à New York, elle
s’imposait la même routine : un grand sourire, avec les épaules en arrière et
des yeux de biche. Elle était légère et pétillante, l’épitome de la garçonne,
travaillant dix fois plus juste pour entretenir l’image qu’elle désirait,
simplement à cause de la peau qui était la sienne.
« Répondez à cette autre question, alors », dit Juliette. Son sourire se
fraya un chemin jusqu’à ses lèvres, comme si elle trouvait tout cela
incroyablement divertissant, comme si son arme ne demeurait pas pointée
au niveau des yeux de cette femme. « Qu’est-ce que le Larkspur sait de la
folie ? Comment aurait-il un remède quand personne d’autre n’en
dispose ? »
Roma s’était accroupi pendant que Juliette se chargeait d’entretenir la
discussion. Il referma une main sur la nuque du Français pour l’intimider,
lui intima en français de se lever et de disparaître.
Tout en parlant, Roma se pencha plus avant, faisant semblant de vouloir
dominer l’homme de toute sa prestance. En fait, il s’inclinait pour pouvoir
occuper le plus d’espace possible au-dessus de la table, jusqu’à pouvoir
laisser son bras filer au-dessus des fioles ; alors, d’un geste leste, il subtilisa
une fiole bleue qui disparut dans sa manche.
Dans le même temps, inconsciente de ce qu’il se passait juste sous son
nez, la femme haussa les épaules, avec un calme exaspérant. Son
détachement jetait de l’huile sur le feu qui couvait déjà dans la pièce et
menaçait de tout embraser.
« Vous allez devoir le demander au Larkspur vous-mêmes, répondit la
femme. Mais je crains que personne ne sache où il se trouve – ni qui il est. »
Juliette manqua presser la gâchette sur-le-champ. Elle ne voulait pas la
mort de cette femme ni n’aimait tuer des gens pour le plaisir. Mais s’ils se
mettaient sur son chemin, alors ils devaient en être écartés. Ce n’était pas
tuer qu’elle voulait, mais agir. Les siens tombaient comme des mouches
sous l’effet d’une folie qu’elle ne pouvait pas contrôler, sa ville tremblait de
peur à la pensée d’un monstre qu’elle ne pouvait pas affronter, et elle en
avait assez de ne rien faire.
N’importe quoi serait mieux que de rester là, les bras ballants. Lorsque
Juliette avait envie de laisser exploser sa frustration, le mieux était
d’exploser quelqu’un d’autre.
Roma se releva de son accroupissement et lui toucha le coude.
« Je l’ai », maugréa-t-il doucement en russe, et Juliette, les dents serrées
si fort qu’elle en avait mal dans toute la mâchoire, abaissa son pistolet.
Juliette s’éclaircit la gorge. « Très bien. Gardez vos secrets. Avez-vous
une fenêtre, d’où nous pourrions sauter ? »

« Est-ce qu’il est enfin temps de rentrer ? »


Benedikt ouvrit de grands yeux. Ils arpentaient les rues, l’oreille aux
aguets en cas de chaos, mais, en dehors de cela, étaient en alerte basse. Ce
n’était pas comme s’ils ne s’y étaient pas attendus. Chaque fois, leurs
recherches avaient été futiles. Ceux qui succombaient à la folie, soit
résistaient jusqu’à la dernière seconde, soit étaient déjà morts.
« C’était une perte de temps, gémit Marshall. Un gâchis complet ! Un
gaspillage de nos… »
Benedikt écrasa sa main sur le visage de Marshall. Ce geste était si
familier qu’il n’avait pas besoin de regarder ; il écarta simplement la main
alors qu’ils marchaient côte à côte, et enfonça aveuglément ses doigts dans
la chair qu’il put trouver.
Marshall ne le supporta que trois courtes secondes. Après quoi il se mit
à piquer frénétiquement Benedikt de ses doigts tendus, en gloussant tandis
que celui-ci le suppliait d’arrêter, ses paroles inintelligibles tant il avait du
mal à ne pas rire, malgré la douleur dans ses côtes.
Il aurait été heureux de rire, d’emplir la nuit de sa bonne humeur, même
sans réciprocité. Sauf que c’est à ce moment-là qu’il l’entendit.
Un bruit étrange. Fort étrange.
« Mars, hoqueta Benedikt. Attends, c’est sérieux…
— Bien sûr que c’est sérieux, tu…
— C’est sérieux. Écoute… »
Marshall s’arrêta soudain, réalisant que Benedikt ne plaisantait pas. Il
relâcha lentement le poignet de l’autre garçon qu’il serrait d’une poigne de
fer. Il pointa l’oreille dans la direction du vent, écouta.
Une suffocation – voilà ce qu’était ce bruit.
« Excellent », dit Marshall en se remontant les manches. « Enfin.
Enfin. » Il fonça droit devant, les épaules rentrées comme s’il chargeait,
comme s’il s’élançait au combat avec un bouclier dans une main et une
lance dans l’autre. Voilà qui était Marshall.
Même sans le moindre accessoire, il pouvait se déguiser en quelque
chose.
Benedikt courut derrière son ami, en se hissant par moments sur la
pointe des pieds pour voir par-dessus son épaule s’il pouvait localiser la
victime. Ce fut d’abord une silhouette que Benedikt aperçut, un amas
primordial plié en deux, qui ressemblait plus à un animal qu’à un humain.
Ils se trouvaient en plein territoire des Fleurs blanches, à l’extrémité est
de la moitié est de la ville. Benedikt s’était attendu à ce que ce soit l’un des
leurs qui soit en train de mourir. Mais ce n’était pas un Fleur blanche qui
étouffait dans l’allée.
Comme la silhouette relevait la tête d’appréhension, pour avoir entendu
les voix de Benedikt et de Marshall qui approchaient, envoyant voleter une
longue corde de cheveux noirs qui reflétait l’argenté de la lumière de la
lune, Benedikt entrevit l’image partielle d’un uniforme : celui de l’armée
nationaliste.
« Attrape-la », ordonna Benedikt.
La femme recula d’un pas. Soit, elle avait compris le russe de Benedikt,
soit elle avait perçu quelque chose dans le ton impérieux de sa voix.
Elle n’alla pas bien loin. En chancelant, elle fit un pas de plus à
reculons, et son dos trouva le mur de briques. Si elle avait eu une meilleure
maîtrise d’elle-même, elle aurait tourné les talons et filé à toute jambe vers
l’autre bout de la ruelle. Mais elle était perdue – délirante, sous l’effet des
insectes qui parasitaient ses nerfs pour lui imposer de se déchiqueter la
gorge.
« Tu plaisantes ? persifla Marshall. C’est une nationaliste. Ils vont
immédiatement se lancer à notre poursuite, vouloir se venger… »
Benedikt s’avança, sa main cherchant son pistolet. « Ils n’en sauront
rien. »
D’habitude, c’était Marshall qui prenait les décisions déraisonnables.
Marshall n’était rationnel que lorsqu’il essayait d’éviter des ennuis à
Benedikt.
« Ben ! »
Trop tard. Benedikt frappa le crâne de la nationaliste aussi fort qu’il le
put avec le talon de son pistolet, en se maintenant le torse en arrière pour
garder la tête aussi éloignée d’elle que possible. Une fois qu’elle se fut
effondrée, le cou mou sur le sol et les mains ouvertes laissant paraître des
doigts maculés de sang sur leurs premières phalanges, Benedikt la souleva
en grommelant, pour la porter à la hanche comme une poupée de chiffon.
Du sang gouttait à son front. Des blessures circulaires ensanglantées
marquaient son cou, mais au moins, aucune artère n’était touchée. Elle
survivrait assez longtemps pour qu’ils l’emmènent au labo.
C’est une personne, souffla une voix venue des recoins les plus
ténébreux de l’âme de Benedikt. On ne peut pas enlever quelqu’un dans la
rue pour des expériences médicales.
Elle va mourir de toute façon.
Il t’appartient de décider quand.
D’autres vont mourir si on ne le fait pas.
Tu as tué trop de gens pour prétendre t’inquiéter des vies humaines.
« Aide-moi », dit Benedikt à Marshall, en se débattant avec le poids
mort que représentait la femme.
Marshall grimaça. « Oui, oui », maugréa-t-il en se rapprochant. Un
reflet sur la lame dans sa main, puis la longue natte de la femme se détacha,
retombant dans un bruit morne sur le sol.
« Cela aidera à nous éviter de nous faire contaminer », expliqua
Marshall. Il attrapa ses jambes, prenant sa part du fardeau. « Maintenant,
allons-y. Lourens est probablement déjà en train de fermer. »
VINGT-QUATRE

Juliette serrait les poings.


Ouvert, fermé, ouvert, fermé. Ses mains brûlaient viscéralement de faire
quelque chose.
Surtout, elles la démangeaient de s’emparer de la fiole que Roma avait
glissée dans sa manche. Juliette ne l’avait pas demandée – elle ne voulait
pas dépasser les limites et lui faire penser qu’elle se méfiait à ce point de
lui. Mais c’était une véritable épreuve morale que de se retenir et ne pas
essayer de la subtiliser.
« C’est juste au coin » l’assura Roma, soit n’ayant pas remarqué son
conflit interne, soit l’ayant mal interprété. « Nous y sommes presque. »
Il lui parlait comme si elle était un lapin effrayé prêt à détaler. Juliette
était agitée, mais le simple fait qu’elle soit sur le territoire des Fleurs
blanches ne signifiait pas qu’elle allait se laisser démonter, et plus Roma
tentait d’être prévenant avec elle, plus elle grimaçait.
« Tu es plus nerveux que moi, là, commenta Juliette.
— Non, répliqua aussitôt Roma. Je suis simplement quelqu’un de
prudent.
— Je ne me souviens pas de t’avoir vu regarder par-dessus ton épaule
toutes les dix secondes, quand vous êtes venu au cabaret burlesque des
Écarlates. »
En fait, elle se souvenait qu’il avait paru plutôt confiant, et que cela
l’avait immensément agacée.
Roma lui lança un regard de côté, plissant ses yeux fatigués. Il eut
besoin d’un instant pour trouver que répondre, et lorsqu’il le fit, ce fut en
maugréant simplement : « Les temps ont changé. »
C’était effectivement le cas. À commencer par le simple fait que Roma
et Juliette marchaient côte à côte et que pourtant, Juliette restait les bras
ballants, loin de ses armes.
Lorsqu’ils tournèrent au coin, Juliette repéra immédiatement le centre
de recherches que Roma lui avait décrit. Dans toutes ces rangées
d’immeubles, c’était le seul à se teinter d’argent quand tous les autres
étaient marron, à être plaqué de feuilles de métal qui brillaient dans la lueur
de la lune quand les autres, avec leurs façades de stuc ou de bois,
demeuraient bien mornes. Elle prit le temps d’admirer la vue, mais Roma
pressa le pas vers la porte, habitué depuis fort longtemps aux finesses de
cette ornementation.
« Vous avez financé cela ? » demanda Juliette.
Elle regarda l’étrange serrure dont Roma faisait jouer le mécanisme.
Ses yeux étaient concentrés sur les chiffres qui s’affichaient en haut du
panneau, montaient à des centaines avant de redescendre : 50, 49, 48…
Bien que, derrière les portes vitrées, l’intérieur fut sombre, elle pouvait
deviner un très long couloir et une seule porte encore éclairée.
« Moi, non », répondit Roma.
Un grand soupir, de la part de Juliette. « Est-ce que les Fleurs blanches
ont financé cet endroit, espèce de rabat-joie ? »
La serrure cliqueta. Roma ouvrit la porte, puis fit signe à Juliette
d’entrer. « Effectivement, oui. »
Juliette hocha la tête. Il y avait un peu de surprise, un peu de
compréhension, et même une infime trace d’approbation, dans ce petit signe
de tête. Le clan des Écarlates n’aurait jamais financé une telle chose. Elle se
dit que les Fleurs blanches devaient tester leurs produits ici, pour s’assurer
que les drogues qu’ils achetaient étaient effectivement ce que les vendeurs
leur avaient promis ; mais avec une telle technologie, les possibilités de
recherche et d’innovation étaient infinies.
Les Chinois demeuraient un peuple fondamentalement attaché au passé.
Ils donnaient beaucoup plus d’importance aux textes classiques et à la
poésie qu’à la science, et cela se voyait – dans les sous-sols grouillants et
miteux où les drogues des Écarlates étaient testées, dans les milliers de
poèmes que Juliette avait dû mémoriser avant d’apprendre les bases de la
sélection naturelle.
Elle regarda les appliques électriques régulièrement espacées au
plafond, en l’instant toutes éteintes. Même dans la pénombre, elle pouvait
en percevoir les rangées irréprochables, et avoir la certitude que les
ampoules étaient nettoyées sans faute chaque week-end.
« Lourens, laissez-moi entrer. »
Le couloir s’éclaira soudainement, mais la lumière n’était pas venue des
plafonniers. L’unique porte illuminée entre toutes s’était ouverte, déversant
sa lumière.
« Zdravstvuyte, zdravstvuyte », tonna Lourens en sortant la tête en
même temps qu’il souhaitait la bienvenue. Il hésita lorsqu’il vit Juliette.
« Ei—nǐ hǎo ? »
Sa confusion était presque touchante.
« Passer au chinois ne sera pas nécessaire, monsieur », rétorqua-t-elle
en russe, en se dirigeant vers le laboratoire. Intérieurement, Juliette
envisagea les diverses possibilités liées à l’accent de cet homme. « Mais
nous pouvons parler néerlandais, si vous préférez.
— Oh, ce ne sera pas nécessaire », répondit Lourens. Les ridules qui
bordaient ses yeux se creusèrent d’amusement. Il n’avait jamais paru aussi
charmé. « Ce pauvre Roma se sentirait terriblement esseulé. »
Roma grimaça. « Excusez-moi, je… » Il s’interrompit. Il se tourna vers
la porte, parut tendre soucieusement l’oreille. « Vous attendez quelqu’un ? »
Comme de juste, deux silhouettes s’engagèrent précipitamment dans le
couloir, soutenant entre elles un corps inanimé – une femme inconsciente,
en uniforme nationaliste. Benedikt Montagov, ahuri de découvrir Juliette
debout à quelques mètres de son cousin, accusa le coup. Marshall Seo, lui,
se contenta de renâcler, en leur faisant de la main signe de s’écarter afin
qu’ils puissent entrer dans le laboratoire. L’heure de la fermeture était
depuis longtemps passée. Les paillasses avaient été dégagées et vidées,
nettoyées et astiquées, de façon à préparer d’impeccables surfaces
spacieuses, et cela leur permit d’étendre convenablement la nationaliste.
Dès qu’elle fut posée sur la table, son corps s’immobilisa, mais sa chevelure
continuait de bruisser : certaines parties de son cuir chevelu grouillaient.
Juliette porta la main à sa bouche. Ses yeux étaient fixés sur les traces
sanglantes couvrant la gorge de la nationaliste, de petits croissants de lune
qui semblaient avoir été creusés par des ongles acérés. Cette femme avait
été infectée par la folie. Mais elle n’était pas encore morte.
« Désolé de débarquer ainsi », dit Marshall Seo. Il avait l’air un peu
trop fier de lui pour que de telles excuses soient réellement sincères. « Est-
ce que nous interrompons quelque chose ? »
Roma posa la fiole sur une autre paillasse. Le bleu de son contenu
scintilla sous les lumières blanches et crues.
« Seulement le moyen de savoir si le Larkspur a réellement produit un
vrai vaccin, mais cela peut attendre, dit-il. Lourens, vous vouliez conduire
des expériences sur une victime vivante de la folie, n’est-ce pas ?
— Absolument, mais… » Il indiqua Juliette de la main. « Il y a une
dame dans la salle.
— La dame désirerait vous voir conduire vos expériences, si vous le
voulez bien », dit Juliette. À l’exception de sa brève surprise lorsqu’elle
avait découvert la nationaliste, il eût été impossible d’apercevoir un
quelconque trouble chez Juliette. Elle avait parlé comme s’il s’agissait d’un
geste normal du quotidien.
Lourens expira longuement. Il s’essuya le front, ses mouvements lents
alors même que le monde s’accélérait autour de lui, avec l’apparition de la
nationaliste mourante. « Très bien. Voyons s’il est possible de trouver un
remède. »
Il se mit au travail.
Juliette regarda avec fascination le scientifique attraper une boîte et en
extraire le contenu, avant d’emplir peu à peu le laboratoire d’équipements
et de machines qui semblaient avoir plus leur place dans un hôpital que
dans un laboratoire de contrôle des drogues. Lourens fit des prélèvements
de sang et de tissus puis, en pinçant les lèvres, il préleva même des
follicules pileux sur la nationaliste étendue, les observant au microscope
tout en prenant des notes à une vitesse record. Juliette croisa les bras et
tapota du pied, faisant mine d’ignorer les messes basses entre les trois
Fleurs blanches à l’autre bout de la pièce. Ses oreilles lui chaufferaient
probablement, si elle entendait ce qu’ils disaient. Elle ne voyait pas quel
autre sujet pourrait les captiver à ce point ou pousser Roma à faire d’aussi
grands gestes avec les mains tout en chuchotant aussi bas que
passionnément avec ses deux amis.
« C’est tout à fait fâcheux. »
La remarque de Lourens recouvra immédiatement l’attention des trois
hommes dans leur coin.
« Qu’avez-vous trouvé ? » demanda Roma en se rapprochant, plantant
là ses deux amis.
« C’est tout le problème, expliqua Lourens. Rien. Même avec cet
équipement sophistiqué, je ne vois rien de plus que ce que tous les autres
médecins de Shanghai voient déjà. Il n’y a rien, dans tout l’organisme de
cette jeune femme, qui pourrait suggérer une quelconque infection. »
Juliette se renfrogna, puis s’adossa à la table derrière elle, en gardant le
silence.
« Alors, il n’y a aucun moyen de soigner la folie ? demanda Marshall.
— Impossible ! » clama aussitôt Roma. Pour préserver sa santé
mentale, il avait besoin de croire qu’un traitement existait. Il ne pouvait
même pas s’autoriser à envisager la possibilité d’un échec, et d’une Alisa
qui ne se réveillerait pas.
« Et si ce n’était pas qu’il n’y avait pas de remède ? » ajouta Benedikt
d’une voix plus posée. Ses mots étaient énoncés de la façon la plus pure qui
soit, comme s’il les avait répétés dans sa tête avant de les prononcer. « Vous
aviez dit que cette folie était la création de quelqu’un, après tout. S’il y a un
remède, il ne va pas être visible. S’il y a un remède, seul celui qui a conçu
cette folie saura le produire. »
Lourens ôta ses gants. Les machines autour de lui bourdonnaient sur
des tons différents, emplissant le laboratoire d’un son presque musical.
« Trop de facteurs, dit Lourens. Trop de secrets, trop d’informations que
nous n’avons pas. Il serait absurde de tenter…
— Vous n’avez pas encore tout essayé », dit Juliette.
Toutes les paires d’yeux de la pièce – du moins, celles qui étaient
conscientes – se tournèrent pour la regarder. Juliette redressa le menton.
« Vous avez prélevé son sang, analysé sa peau – tout cela est trop
humain, trop charnel. » Juliette avança jusqu’au corps de la nationaliste
inconsciente, regarda son organisme dans son entièreté, un vaisseau de chair
fait pour la vie et qui avait été altéré. « Cette folie n’est pas naturelle.
Pourquoi essayer de trouver un traitement comme pour une simple
maladie ? Ouvrez-lui plutôt le crâne. Extrayez les insectes.
— Juliette, pesta Roma, c’est… »
Lourens avait déjà attrapé un scalpel, avec un haussement d’épaules
bourru.
« Attendez, dit Benedikt. La dernière fois… »
Le bout de la lame s’enfonça dans le cuir chevelu de la nationaliste.
Lourens souleva doucement une toute petite section de sa chevelure pour la
scinder telle une raie et dégager un espace permettant d’extraire un
insecte…
La nationaliste fut soulevée d’un spasme violent. La table d’examen
tout entière trembla, et Juliette n’eût pu dire si c’était le sursaut de la
paillasse qui avait produit un aussi terrible craquement, ou s’il s’agissait
simplement de l’écho du hoquet qu’elle avait laissé échapper et qui
résonnait à travers la pièce. Une seconde plus tôt, la femme sur la table
aurait pu rivaliser d’immobilité avec les morts. Maintenant, elle se tortillait,
les mains serrées sur la poitrine et les jambes droites et rigides. Ses yeux
restaient fermés. Le seul moyen qui leur permit de dire qu’elle était morte
fut que sa main versa de sa poitrine et retomba le long de la table, s’y
balançant comme un lourd pendule.
Ses cheveux, une nouvelle fois, s’agitèrent.
Là, il n’était plus question de fouissage : ils s’enfuyaient, certains
dévalant son cou en petites rangées noires, s’empressant de descendre le
long de son corps en une évacuation de masse tellement ordonnée qu’on
aurait dit un fluide noir.
D’autres s’envolèrent, jaillissant sans le moindre avertissement pour
aller chercher alentour l’hôte le plus proche.
Pour deux insectes, l’hôte le plus proche fut la barbe de Lourens.
Leur atterrissage se fit au ralenti aux yeux de Juliette, mais Roma s’était
déjà précipité. Le temps qu’elle comprenne l’horreur que constituait
l’enfouissement des deux petits points noirs dans ces longues touffes
blanches, Roma avait déjà un couteau à la main. Le temps qu’elle envisage
même de hurler un avertissement, Roma avait taillé à travers la barbe de
Lourens aussi près de la peau qu’il avait osé le faire, et jeté les poils blancs
sur le sol.
Ils attendirent.
Peu à peu, toutes les machines s’apaisèrent. Maintenant, on n’entendait
plus dans le laboratoire que leurs souffles lourds.
Ils attendirent.
Deux insectes sortirent de la masse de poils au sol. Roma les piétina
violemment, les écrasa sans pitié. Cent autres insectes avaient été libérés
dans la nuit quand ils étaient passés par-dessous la porte du laboratoire
avant que quiconque pût les arrêter, mais en tuer deux sur des milliers valait
mieux que n’en tuer aucun.
Lourens toucha son menton glabre. Ses yeux ridés étaient
inhabituellement écarquillés.
« Eh bien ! dit Lourens, merci, Roma. Nous allons passer au vaccin que
vous m’avez apporté, si vous le voulez bien ? »
VINGT-CINQ

« Donc, dit Roma, puis-je vous déconseiller de communiquer ce que vous


avez appris au sujet de cet établissement ? »
Ils attendaient maintenant au rez-de-chaussée, assis sur les chaises en
métal éparpillées contre le mur du fond. À un moment ou à un autre, ils
allaient devoir se débarrasser du cadavre qui était étendu devant eux, mais
pour l’instant il demeurait là – son visage grimaçant et anxieux figé dans la
mort, tandis que Lourens versait le vaccin dans de petites éprouvettes, pour
y ajouter ensuite divers produits chimiques, ou les placer dans les machines
qui ronronnaient à l’étage, le tout en chantonnant pour lui seul.
« Comme si un quelconque avertissement pitoyable avait une chance
d’être entendu, répliqua Juliette. Tu devrais avoir compris depuis
longtemps. »
Roma s’affaissa dans son siège, laissant sa tête rouler en arrière contre
le dossier.
« Est-ce qu’il aurait fallu te bander les yeux ? »
Juliette grommela dédaigneusement. Elle tapota rapidement des pieds,
faisant tourner ses talons de gauche à droite comme des essuie-glaces tandis
que ses yeux suivaient le même mouvement alterné. « Même si je voulais
jouer les espionnes, poursuivit-elle, cette information serait sans valeur. »
Elle regarda une chose argentée particulièrement acérée qui pendait du
plafond comme une stalactite de glace. Elle s’échappait d’une machine,
était suspendue dans le coin que le plafond du rez-de-chaussée formait avec
la rampe de l’étage.
« Sans valeur ? » répéta Roma, incrédule. Son ton mordant attira
l’attention de ses deux amis, qui étaient jusque-là restés les yeux dans le
vide, assis sur les chaises d’un mur perpendiculaire.
« Jugée inutile », corrigea Juliette. Elle n’était même pas certaine de
savoir pourquoi elle poursuivait cette conversation. Ce n’était pas comme si
elle lui devait une explication, mais dans le même temps, il lui semblait que
cela ne pouvait pas faire de mal. « Le clan des Écarlates vit encore à
l’époque des médecines traditionnelles. Tout au plus une ou deux machines
en métal. Nous n’avons rien… » Elle parcourut la salle d’un geste de la
main. « … de comparable à cela. »
Ses parents ne porteraient aucun intérêt à une telle découverte, si elle
venait la leur rapporter. Et si elle réussissait à attirer suffisamment leur
attention ne serait-ce qu’une minute, ils ne penseraient qu’à lui demander
pourquoi elle était allée dans un établissement des Fleurs blanches et n’avait
pas pensé à l’incendier.
Roma croisa les bras. « Intéressant. »
Juliette plissa les yeux. « Mais tu comptes peut-être communiquer ces
informations-là ?
— Pourquoi ferais-je une telle chose ? » Roma avait un petit sourire
narquois aux lèvres, qu’il ne laissait jamais disparaître complètement.
« Nous le savions déjà. »
Juliette tapa du pied vers le bas en feignant la colère, mais Roma fut
trop rapide. Il écarta ses orteils, et Juliette ne réussit qu’à faire remonter
toute l’intensité du choc dans sa cheville.
Sa cheville la lança ; elle laissa échapper un petit gloussement amusé.
Lequel signalait la reconnaissance d’avoir été vaincue en ce qui concernait
cette petite occurrence, d’en être revenue à ses anciens artifices et d’avoir
oublié que Roma les connaissait par cœur.
« Je ne peux pas avoir fait cela…, dit Roma.
— … sans que cela vaille invitation à faire de même en retour », acheva
Juliette.
Leurs sourires s’effacèrent aussitôt. Ils venaient d’évoquer l’époque où
Juliette pouffait d’une des superstitions de Roma, quand il lui demandait de
s’immobiliser après lui avoir écrasé les orteils, et que doucement,
extrêmement doucement, il lui marchait sur le pied à son tour.
« Nous sommes voués à avoir une dispute si je ne te rends pas la
pareille, l’avait morigénée Roma la première fois, en réponse à la confusion
de Juliette. Eh, arrête de rire ! »
Il avait ri, lui aussi. Il avait ri parce que l’idée d’une dispute pouvant
entraîner une brouille entre eux paraissait tellement absurde quand ils
affrontaient la puissance de leurs deux familles pour être ensemble.
Regardez où ils en étaient, maintenant. Séparés par tout le sang versé.
Juliette détourna la tête. Ils retournèrent à leur mutisme, laissant les
bourdonnements des machines moduler le silence à leur guise. De temps en
temps, Juliette entendait un grondement provenant de l’extérieur, et elle
tournait la tête dans la direction d’où le son lui était parvenu, en s’efforçant
de deviner s’il était le fait d’une chouette, d’un chien ou du monstre qui
hantait les rues de Shanghai.
Finalement, Juliette n’en put plus de son ennui. Elle se leva et
commença à errer dans le laboratoire, ramassant des objets au hasard et les
reposant après les avoir examinés. Les béchers alignés le long du sol, les
petites cuillers métalliques rassemblées dans les coins, les dossiers
méthodiquement organisés au bout des paillasses…
Une main rafla les dossiers sous son nez.
« Ceux-là ne sont pas destinés aux regards fureteurs, la belle », dit
Marshall.
Juliette se rembrunit. « Je ne furetais pas, rétorqua-t-elle, et si cela avait
été le cas, vous ne vous en seriez pas aperçu.
— Vraiment ? » Marshall reposa les dossiers, puis en repoussa la pile
loin d’elle. Juliette s’en sentit offensée. Elle prenait d’énormes risques pour
travailler avec Roma. Dans quel monde prendrait-elle celui de trahir les
deux parties ?
« Marshall, va te rasseoir », lança Roma à travers la pièce. Benedikt
Montagov ne releva même pas les yeux du carnet à dessins qu’il avait sorti
de son sac. Lourens, en revanche, jeta un regard inquiet depuis l’étage. À en
croire la direction de son regard, il ne se souciait pas d’hostilités possibles,
mais craignait plutôt qu’une rixe inepte ne vienne détruire ses précieux
béchers en verre.
« Et si je vous montrais certaines de mes inventions ? tenta Lourens,
d’une voix qui évoqua surtout un beuglement. Ce sont peut-être les
trouvailles les plus novatrices que Shanghai pourrait connaître. »
Ni Juliette ni Marshall ne lui accordèrent la moindre attention. Juliette
s’avança d’un pas. Marshall en fit de même.
« Vous insinuez quelque chose ? demanda Juliette.
— Je ne fais pas qu’insinuer. » Marshall lui attrapa le poignet. Il le tira
vers lui, puis glissa ses doigts dans l’ourlet de la manche, d’où il tira la lame
qu’elle cachait. « J’accuse. Pourquoi avez-vous apporté des armes,
mademoiselle Cai ? »
Juliette laissa échapper un petit bruit incrédule. De sa main libre, elle
attrapa l’autre poignet de Marshall et tourna. « Il serait surtout surprenant
que je n’en aie pas apporté, espèce de… Aïe ! »
Il l’avait frappée.
Pour être honnête, cela avait surtout été instinctif – un coup de coude en
réaction à la pression qu’elle avait appliquée sur son bras – mais Juliette
chancela en arrière, le menton endolori par le choc d’un os contre un autre.
Depuis son siège, Roma se leva d’un bond et hurla : « Mars ! », mais
Juliette repoussait déjà Marshall en arrière, la douleur dans sa mâchoire
faisant place à la colère, et la colère augmentant la douleur lancinante qui
lui montait à la lèvre. C’était ainsi que fonctionnait la guerre des clans : une
infraction ténue, immédiatement suivie d’une réaction irréfléchie, des coups
violents et rapides assenés avant que le cerveau n’ait eu le temps de réagir –
aucun raisonnement, juste un réflexe.
Marshall s’empara une nouvelle fois du bras de Juliette, en le retournant
cette fois assez fort pour le replier entièrement dans son dos. Le pugilat
aurait pu s’arrêter là, mais Marshall avait toujours le couteau à la main,
provoquant chez Juliette une crainte instinctive. Paix temporaire ou pas, elle
n’avait aucune raison de lui faire confiance. Elle avait toutes les raisons,
cependant, de prendre appui du pied sur la paillasse la plus proche et de se
propulser vers le haut, suffisamment fort pour utiliser l’emprise que
Marshall avait sur son bras pour rouler par-dessus son épaule, tournoyer
autour de lui et atterrir sur ses deux pieds avec un bruit sourd. Le
mouvement produisit une pression suffisante sur le bras de Marshall pour le
projeter à terre, son crâne allant cogner sur le linoléum.
Immédiatement, Juliette fondit sur le couteau qu’il avait laissé tomber.
En l’instant, elle ne savait pas si elle voulait le tuer. Tout ce qu’elle savait,
c’était qu’elle ne pensait pas lorsqu’elle se battait : elle distinguait juste
ennemis et amis. Elle ne savait que rester en mouvement, élever d’un seul
mouvement le couteau qu’elle venait de récupérer, le lever assez haut pour
qu’il reflète la lumière, à l’entame d’un arc de cercle qui s’achèverait
lorsqu’il s’enfoncerait dans la poitrine de Marshall Seo.
Jusqu’à ce que Marshall éclate de rire. Ce son, et lui seul, la sortit de
son brouillard. Il la figea, amolli son emprise sur l’arme, toute tension
disparaissant de son bras.
Le temps que Roma et Benedikt, qui s’étaient précipités, soient assez
près pour interrompre le combat, Juliette tendait déjà la main à Marshall
pour l’aider à se remettre sur pied.
« Ouahou. Il vous a fallu combien de temps pour maîtriser ce
mouvement ? » demanda Marshall en se brossant l’épaule. Il appuya la
semelle de sa chaussure sur le bord de la paillasse comme Juliette l’avait
fait, et testa son poids. « Pendant une seconde, vous avez vraiment défié la
gravité.
— Vous êtes trop grand pour y arriver. N’essayez même pas », répliqua
Juliette.
Roma et Benedikt se rembrunirent. Ils restèrent sans voix. Leurs
visages exprimaient tout ce qu’ils ne disaient pas.
Marshall releva la tête vers l’étage, s’adressa à Lourens. « L’invitation à
découvrir vos inventions tient toujours ? »
La bouche de Lourens s’ouvrit et se referma. L’animosité dans la pièce
avait maintenant entièrement viré à la curiosité, et il semblait que le
scientifique ne savait trop que faire de cela. Resté sans voix, il ne put
qu’abandonner ses machines à leurs ronronnements et descendre les
escaliers. Il leur fit signe de le suivre en direction des étagères au fond du
rez-de-chaussée, en dévisageant Juliette et Marshall, qui le suivaient avec
empressement, tandis que Roma et Benedikt étaient plus hésitants, et
regardaient les deux autres en se demandant si cet armistice n’était pas
simplement une partie d’un conflit plus durable.
« Ces babioles n’ont pas été produites sur les fonds des Fleurs blanches
et n’ont aucun rapport avec toutes vos inepties de gangsters, alors n’allez
pas en parler à votre père, Roma » entama Lourens. Il attrapa un bocal de
sels bleus et l’ouvrit. « Sentez cela. »
Juliette se pencha. « Cela sent bon. »
Lourens sourit pour lui-même. L’expression parut un peu étrange, avec
ce nouveau trou au milieu de son menton. « Ils provoquent des crises
cardiaques chez les oiseaux. J’en parsème généralement les hautes herbes
derrière le bâtiment. »
Il passa à une poudre grise, qu’il descendit pour la montrer à Marshall.
Marshall la passa à Benedikt, qui la passa à Roma, qui la lui rendit. À eux
deux, Benedikt et Roma n’avaient pas regardé le bocal plus d’une seconde.
« Cette poudre produit une détonation puissante et soudaine lorsqu’on
la mélange à l’eau, expliqua Lourens lorsqu’elle lui revint dans les mains.
J’en jette un peu dans l’eau quand je me promène le long du Huangpu et
que les oiseaux sont trop nombreux à se dandiner à côté de moi. Cela les
effraie plutôt efficacement.
— Je commence à saisir comme une tendance », dit Juliette.
Lourens grimaça, ses traits âgés s’affaissant un peu. « Les oiseaux,
maugréa-t-il. De petits démons en miniature. »
Juliette s’efforça de ne pas rire, déchiffra diverses étiquettes sur les
étagères. Son néerlandais était surtout conversationnel, alors elle avait du
mal à comprendre à quoi les dénominations de chaque bocal pouvaient
correspondre. Lorsque son regard s’arrêta sur un petit pot tout au fond, elle
ne fut pas certaine de ce qui avait éveillé sa curiosité – que DOODSKUS
soit imprimé sur le côté, ou que ce soit le liquide blanc le plus opaque
qu’elle eût jamais vu. Cela lui rappela le blanc de ses yeux : uni,
impénétrable.
« Et celui-là ? demanda Juliette en le montrant du doigt.
— Oh, celui-là est nouveau. » D’excitation, Lourens se hissa quasiment
sur la pointe des pieds et s’étira pour pouvoir le récupérer. Une fois qu’il eut
pris le pot dans sa paume, le scientifique le manipula avec une précaution
toute particulière, et ouvrit très lentement le couvercle. Juliette saisit une
bouffée de ce qui avait l’odeur d’un jardin de roses.
C’était doux et odorant et lui rappelait les jours anciens où elle courait
dans le jardin avec de la terre sur les mains.
« Ceci a la capacité de faire cesser de battre le cœur d’un organisme,
expliqua révérencieusement Lourens. Il n’est pas encore tout à fait au point,
mais l’ingestion de cette substance devrait induire un état similaire à la mort
pendant trois heures. Lorsque son effet s’estompe… » Il claqua des doigts.
Le son s’étira, un effet de ses vieilles jointures raides. « L’organisme se
réveille, comme s’il n’avait jamais été mort. »
C’est alors qu’une sonnerie résonna à travers le laboratoire ; Lourens
s’exclama que la machine en avait terminé. Il remit soigneusement le petit
pot à sa place et fila vers les escaliers, qu’il s’empressa d’escalader pour
aller retrouver sa table d’examen. Roma et Benedikt se précipitèrent à sa
suite, en échangeant avec enthousiasme des hypothèses sur ce qu’ils allaient
découvrir. Juliette, pendant ce temps, avait laissé traîner sa main près de
l’étagère. Avant que Lourens n’ait eu l’occasion de jeter un coup d’œil dans
leur direction, sa paume avait emballé le pot de mixture blanche
impénétrable, qui disparut aussitôt dans sa manche. Elle avait été assez
rapide pour éviter le regard de Lourens, mais loin de l’être assez pour éviter
celui de Marshall. Juliette le fixa droit dans les yeux, le mettant au défi de
dire quelque chose.
Marshall se contenta de retrousser la lèvre d’un air sarcastique, de
tourner les talons et de filer à la suite des autres. Cela lui ressemblait bien
de se sentir insulté lorsqu’elle fourrageait à travers les résultats de leur labo,
et inversement, d’être amusé par quelque chose de ce genre.
« Voyons », était en train de dire Lourens lorsque Juliette finit par se
joindre à eux. Il souleva le couvercle d’une machine et en tira un ruban de
papier fin couvert de lignes noires sur toute sa longueur. Tout en produisant
à voix basse un son que Juliette ne sut pas interpréter, Lourens passa devant
elle pour aller s’intéresser à une autre machine, scruta son écran sombre,
puis regarda une nouvelle fois le ruban de papier. Quand ce fut fait, l’arrêt
suivant fut pour les livres sur son bureau.
« Eh bien », finit-il par dire, après avoir longuement consulté ses livres
et laissé les autres mijoter à petit feu sans un mot pendant cinq bonnes
minutes. Il posa le doigt en bas d’une page jaunie, tapota deux fois sur une
liste de formules qu’il avait méticuleusement calligraphiées à la main, si
cela avait un quelconque sens. « Étant donné toutes les limites de notre
point de départ, je ne saurais dire s’il s’agit effectivement d’un vaccin,
comme ils le prétendent. Je n’ai aucune possibilité de comparaison. »
Lourens plissa de nouveau les yeux en direction des papiers. « Quoi qu’il en
soit, cette mixture contient au moins un principe actif. Le composant
premier est un opiacé, qui, si je ne me trompe, a fait son apparition dans la
rue ici sous le nom de lernicrom. »
Juliette se figea. Elle sentit un frisson parcourir toute son épine dorsale,
une révélation venue l’oindre depuis les cieux.
« Tā mā de, jura-t-elle doucement. Je connais cette drogue.
— Eh bien, nous avons tous les deux commencé à en vendre, quoique
séparément, dit Roma, en en reconnaissant le nom à son tour.
— Non, ce n’est pas cela, répliqua Juliette avec lassitude. Lernicrom.
C’est la drogue que Walter Dexter essayait de vendre en gros aux
Écarlates. » Elle ferma les yeux, puis les rouvrit. « C’est le fournisseur du
Larkspur. »
VINGT-SIX

Juliette passa une grande partie de la soirée à se creuser la cervelle.


Toutes ces fois où elle avait rembarré Walter Dexter, elle aurait pu
recueillir des informations. Maintenant, cela paraîtrait suspect si elle
essayait de revenir dans ses bonnes grâces. Peut-être que c’était pour cela
que l’on disait aux gens de ne jamais couper les ponts, même lorsqu’il
s’agissait d’un pont qui menait à un bon à rien de négociant.
Juliette tapa furieusement de la pointe de ses baguettes. Que cela
paraisse suspect ou pas, elle avait besoin de reprendre contact avec Walter
Dexter sans susciter de méfiance. Et elle avait beau se creuser les méninges,
toutes les options qu’elle envisageait, toutes les voies qu’elle explorait,
ramenaient à son fils, Paul Dexter.
Elle voulait s’étrangler elle-même pour y avoir pensé.
Peut-être que je n’ai pas vraiment besoin de le chercher, se dit-elle
timidement. Peut-être que je cours après des fantômes. Qui pourrait dire
s’il sait seulement quelque chose ?
Mais elle se devait d’essayer. Tout, dans cette affaire bizarre, était
présomptif. Le fait que Walter Dexter soit le fournisseur du Larkspur ne
signifiait pas qu’il en savait beaucoup plus qu’eux sur l’identité et la
localisation du Larkspur. Le fait que le Larkspur commercialise un vaccin
ne signifiait pas qu’il pourrait les mettre sur la piste d’un traitement pour
cette ignoble folie.
De la même façon, il était tout aussi possible que le Larkspur sache, que
Walter Dexter sache.
Merde.
« Où es-tu, ce soir ? »
Devant l’injonction de Rosaline, Juliette releva les yeux de sa
nourriture, s’arrêtant juste à temps pour que ses baguettes ne battent pas
inconsidérément à vide.
« Juste là », répondit-elle en fronçant les sourcils lorsque Rosaline fit
une grimace qui signifiait qu’elle ne la croyait pas.
« Vraiment ? » Rosaline fit un signe du menton à travers la table.
« Alors, pourquoi as-tu ignoré M. Ping lorsqu’il t’a demandé ton opinion
sur la grève des ouvriers ? »
Juliette se tourna aussitôt vers M. Ping, un membre du premier cercle
de son père qui aimait autrefois lui poser des questions sur ses études dès
qu’il la voyait. Si sa mémoire était bonne, l’un de ses sujets favoris était
l’astrologie ; il avait toujours quelque chose à dire sur les alignements du
zodiaque occidental, et Juliette, même à 15 ans, répliquait toujours d’une
boutade sur ce que le sort devait en fait à la science et aux statistiques. En
l’instant, il boudait à l’autre bout de la table ronde, l’air particulièrement
affecté. Juliette grimaça.
« La journée a été longue.
— Effectivement », renchérit Kathleen, assise de l’autre côté de
Rosaline et occupée à masser l’arête de son nez.
Le raffut que faisait leur salon privé dépassait probablement le bruit du
reste du restaurant. Maître Cai était assis sur la chaise voisine de la sienne,
mais ce genre de dîner n’était en rien propice aux discussions père-fille. Son
père était toujours trop occupé par les autres conversations pour lui adresser
un seul mot, et sa mère se chargeait de la deuxième table de la pièce, y
menant la conversation. L’ambiance n’était nullement aux échanges
personnels. Cette réunion était une occasion pour les membres du premier
cercle du clan des Écarlates de jouer des coudes, de faire le beau et de boire
plus que les autres, quitte à tomber, afin de s’en faire mieux voir et de
s’attirer des faveurs.
Tyler était généralement l’un des plus bruyants à ces tablées. Ce soir,
cependant, il collectait les loyers en ville, comme il n’avait cessé de le faire
ces derniers jours. Tant que Juliette assumerait la charge de la folie, Tyler
remplirait ses obligations d’héritière à sa place, et il en était immensément
ravi. Juliette se raidissait chaque fois qu’elle l’entendait crier à travers la
maison pour rameuter son équipage et partir – et cela arrivait souvent. Il
semblait que chaque minute apportait un nouveau mauvais payeur, un
nouveau compte passé dans le rouge. Tyler allait agiter son pistolet et
menacer tous les propriétaires et locataires obligés jusqu’à ce qu’ils
crachent au bassinet, jusqu’à ce que les Écarlates aient récupéré ce qui leur
était dû. Il eût été hypocrite de la part de Juliette d’en vouloir à Tyler de
simplement faire ce qui était techniquement son travail à elle, elle le savait,
mais effectuer ces obligations dans le climat actuel la mettait mal à l’aise.
Ce n’était pas par désir de rébellion que les gens ne payaient pas : ils ne
gagnaient tout simplement pas assez, parce que tous leurs clients mouraient.
Juliette soupira, fit tourner ses baguettes entre ses doigts. La nourriture
arrivait devant eux sur un plateau de verre tournant qui présentait des
canards rôtis, des gâteaux de riz et des nouilles sautées, sans cesse
renouvelés. Parallèlement, Juliette prenait des portions au centre qu’elle
plaçait dans son assiette, portant la nourriture à sa bouche sans réellement la
goûter. Ce qui était une honte, vraiment. Un seul coup d’œil aux couleurs
éclatantes des légumes, aux écailles luisantes des poissons, aux graisses
scintillantes qui dégoulinaient des viandes, aurait mis l’eau à la bouche de
n’importe qui.
Sauf que Juliette avait une nouvelle fois laissé ses pensées s’égarer.
Lorsqu’elle réalisa que ce qu’elle portait à sa bouche n’était pas sa tasse de
thé en céramique mais le cendrier, elle se força à revenir à la réalité, et saisit
la dernière syllabe sortie de la bouche de Rosaline. Ce n’était nullement
suffisant pour déterminer ce que sa cousine avait pu vouloir dire, mais juste
assez pour savoir que cela avait été une question, une chose qui nécessitait,
de la part de Juliette, une véritable réponse et pas seulement un sourire et un
vague bruit intrigué.
« Je suis désolée, quoi ? dit Juliette. Tu étais en train de parler, n’est-ce
pas ? Désolée, je suis épouvantable… »
Et elle allait l’être encore plus, parce qu’elle ne saurait jamais quelle
question Rosaline avait posée. À cet instant, son père s’éclaircit la gorge, et
les deux tables du salon privé firent immédiatement silence. Maître Cai se
leva, les mains serrées derrière son dos droit.
« J’espère que tout va pour le mieux, dit son père. Il y a une chose dont
je dois parler ce soir. »
Les tripes de Juliette se nouèrent. Elle se prépara.
« Il a été porté à mon attention aujourd’hui la preuve indéniable qu’il y
a un espion dans le clan des Écarlates. »
Le silence qui emplit alors la salle n’était pas une simple absence de
son, mais une présence en elle-même, comme si une lourde couverture
invisible était venue recouvrir toutes leurs épaules. Même les serveurs
s’arrêtèrent – un garçon qui servait le thé se figea en plein mouvement.
Juliette cilla à peine. Elle échangea un regard avec Rosaline. Il était
quasiment notoire qu’il y avait des espions chez les Écarlates. Comment
aurait-il pu en être autrement ? Les Écarlates avaient des gens à eux dans
les rangs des Fleurs blanches. Ce n’était pas se faire des idées que de
considérer que les Fleurs blanches s’étaient infiltrés chez leurs messagers,
étant donné en particulier la façon dont ils prenaient parfois de l’avance sur
eux.
Maître Cai poursuivit.
« Il y a un espion dans le clan des Écarlates, qui a été invité ici ce soir. »
Le temps d’une seconde terrifiante, Juliette ressentit un élan de peur
abject à l’idée que c’était d’elle que son père parlait. Pouvait-il avoir
découvert quelque chose au sujet de son association avec les Fleurs
blanches – avec Roma Montagov – et s’être mépris ?
Impossible, pensa-t-elle en serrant les poings sous la table. Elle n’avait
laissé filtrer aucune information. Quelque chose avait sûrement dû affecter
leurs affaires pour provoquer une telle déclaration de la part de son père.
Elle ne s’était pas trompée.
« Aujourd’hui, trois importants clients potentiels se sont retirés de leurs
partenariats en cours de négociation. » Son père avait l’air épuisé, comme
s’il n’en pouvait plus de devoir guerroyer avec des clients tourmentés, mais
Juliette voyait au-delà des apparences. Elle laissa ses yeux le dépasser pour
aller observer la tension des épaules raides de sa mère, à l’autre bout de la
pièce. Tous deux étaient furieux. Ils avaient été trahis.
« Ils connaissaient nos prix avant même qu’ils n’aient été proposés,
poursuivit maître Cai. Ils ont opté pour les Fleurs blanches. »
À l’évidence, après que les Fleurs blanches les avaient approchés avec
une meilleure offre. Et comment un espion aurait-il pu avoir accès à des
renseignements aussi protégés, sinon en appartenant au premier cercle ? On
était là loin des accomplissements d’un messager ayant une vague idée des
points de collecte. On était au cœur même des affaires du clan des
Écarlates, et il y avait une fuite.
« Je connais tous vos antécédents, poursuivit maître Cai. Je sais que
vous êtes tous nés à Shanghai et que vous y avez tous grandi. Votre sang
remonte sur des milliers d’années jusqu’à des ancêtres qui nous lient. Si tu
es le traître ici, tu n’as pas été retourné par une véritable loyauté ni quoi que
ce soit du même calibre, mais plutôt par une promesse d’argent, de gloire,
d’amour captieux, ou pour le seul plaisir de jouer aux espions. Mais je peux
te le garantir… » Il se rassit dans son siège, saisit une théière. Il remplit sa
tasse en céramique d’une main parfaitement sûre, tandis que les feuilles se
rapprochaient de plus en plus du bord ; versa toujours, le thé se répandant
sur la nappe rouge, la tachant jusqu’à ce que la partie noircie ressemble à
une fleur de sang. Juliette craignit que, s’il poursuivait plus longtemps, le
thé chaud ne coulât de la table et ne brûlât ses cuisses. « Lorsque je
découvrirai qui tu es, les conséquences que tu subiras de ma main seront
bien pires que tout ce que les Fleurs blanches pourront faire lorsqu’ils
seront informés que tu ne trahiras plus en leur nom. »
Pour le plus grand soulagement de Juliette, maître Cai reposa enfin la
théière, juste avant que la tache n’atteigne le bord de la table. Son père
souriait, mais ses yeux, malgré les pattes d’oie que l’âge lui avait apportées,
demeuraient aussi vides que ceux d’un bourreau. En cet instant, maître Cai
n’avait pas choisi d’exprimer son message de façon verbale. Il avait laissé
son expression parler pour lui.
Savoir auquel de ses parents Juliette devait son regard monstrueux ne
faisait aucun doute.
« Si vous le voulez bien… », reprit maître Cai, personne n’ayant fait le
moindre mouvement après la fin de sa menace. « … poursuivons notre
repas. » Lentement, les hommes puissants et les épouses qui leur
murmuraient à l’oreille reprirent leurs baguettes. Juliette avait du mal à
rester paisiblement assise là. Elle se pencha vers son père et lui chuchota
qu’elle devait se rendre aux toilettes. Lorsque maître Cai acquiesça, Juliette
se leva, se dirigea vers la porte.
Une fois à l’extérieur du salon privé des Écarlates, Juliette s’adossa au
mur froid, consacrant une seconde à reprendre son souffle. Elle vit les
autres clients du restaurant à sa gauche, où le volume sonore était proche du
rugissement – un effort collectif de la part de plusieurs petites tables,
cherchant chacune à se faire entendre par-dessus les autres. À sa droite, des
portes battantes menant soit aux cuisines, soit aux toilettes. En soupirant,
Juliette entra dans les toilettes.
« Calme-toi », se dit-elle en appuyant sa tête sur le grand lavabo de
métal. Elle laissa pendiller son cou, en respirant profondément.
Que dirait son père s’il savait qu’elle travaillait avec Roma Montagov ?
Verrait-il cela de la même façon qu’elle, en considérant que mettre de côté
ce point précis de leur fierté pouvait aider tout le monde, s’ils réussissaient
à mettre fin à la folie ? Ou bloquerait-il sur l’essence même de la trahison
de Juliette : avoir eu un nombre infini d’occasions de tuer Roma en
représailles à tout le sang qu’il avait versé, et ne l’avoir pas fait ?
Juliette redressa la tête, se regarda dans le miroir de bronze déformant
qui se trouvait face à elle. Elle n’y vit qu’une étrangère.
Peut-être qu’elle était dépassée. Peut-être que la seule façon correcte
d’agir était de briser toute alliance avec Roma Montagov et de revenir vers
les siens, de traquer et d’acculer Walter Dexter en y mettant suffisamment
d’effectifs, et de le faire parler…
Un hurlement lui perça les oreilles. Juliette sursauta, l’identifia comme
provenant de la salle principale du restaurant.
Elle se précipita hors des toilettes. En quelques secondes, elle avait
rejoint la source du cri, s’efforçant de reprendre son souffle tout en
cherchant les victimes. Elle ne trouva qu’un seul homme, effondré sur le
sol. Ses yeux se posèrent sur lui à la même seconde qu’il referma ses mains
autour de son cou.
Mais personne ne vint l’aider. Alors même qu’il se déchiquetait la
gorge, laissant même tomber à proximité des morceaux de chair jusqu’à
s’immobiliser dans la mort, les clients du restaurant poursuivirent leurs
occupations comme si de rien n’était. Seule une vieille femme au fond fit
signe au serveur d’aller nettoyer la scène. D’autres avaient à peine cillé, et
faisaient comme s’il ne s’était rien passé, comme si ne pas reconnaître la
mort allait suffisamment l’insulter pour qu’elle s’en aille.
Des gens se déchiquetaient la gorge, et les habitants de cette ville en
étaient à ce point désensibilisés qu’il leur convenait parfaitement de
poursuivre leur repas comme s’il s’agissait d’un mardi comme un autre. Et
c’était effectivement le cas, se dit Juliette. Si rien ne changeait, cela
deviendrait la norme jusqu’à l’effondrement total de la cité. Ce n’était
qu’une question de temps avant que les petits restaurants de Shanghai se
vident tous jusqu’au dernier, soit parce que leurs clients auront tous
succombé à la folie, soit parce que personne ne voudra plus fréquenter des
endroits où une contamination est possible. Une question de temps avant
que les commerces redevables aux Écarlates n’aient consommé toutes leurs
réserves et ne soient plus en mesure de payer le loyer, quelles que soient les
menaces de Tyler, jusqu’à ce que les restaurants de cette taille mettent la clé
sous la porte, eux aussi. Des roses rouges apparaissaient sur la moitié des
portes du territoire du clan des Écarlates. Les avertissements se cumulaient,
mais quelle efficacité pouvaient-ils avoir face à la folie ?
« Hé ! », intima Juliette au serveur qui était en train de s’accroupir
auprès du mort. « Ne le touchez pas. » Le ton de sa voix effraya
suffisamment le serveur pour qu’il s’empresse de reculer. « Couvrez la
dépouille avec une nappe et appelez un médecin. »
Rien n’était certain. Elle avait besoin de l’aide de Roma pour réparer
cette ville.
Mais il lui fallait aussi cesser de perdre du temps à se trouver des
excuses.
Elle avait besoin de s’insinuer dans la proximité de Paul Dexter.

À une telle heure, il était difficile de trouver à l’horizon la ligne qui


distinguait la fin des eaux du début des terres, l’endroit où, au loin, le
Huangpu se fondait dans l’autre rive. Quand Benedikt était assis au bord de
l’eau, à regarder dans la nuit, il était facile d’oublier le mélange
tourbillonnant de rouge et d’or, de fumée et de rires, que constituait la cité
derrière lui. Il était facile de croire que ce panorama était tout ce qui
existait, une terre sans forme, parsemée des minuscules points lumineux de
l’autre rive.
« Je me suis dit que j’allais te trouver là. »
Benedikt se tourna en entendant la voix, en laissant ses jambes ballotter
par-dessus le bord de la promenade. La lumière qui encadrait le visage de
Marshall piqua ses yeux non ajustés lorsqu’il les releva vers lui.
« Ce n’est pas comme s’il m’arrivait d’aller ailleurs. »
Marshall enfonça ses mains dans ses poches. Il était bien habillé, ce
soir, avec un costume occidental, ce qui était rare mais pas inhabituel, et
certainement pas lorsque maître Montagov lui confiait une mission.
« Tu connais la longueur du Huangpu ? Tu cherches la petite bête, Ben.
Je ne crois pas t’avoir jamais trouvé deux fois au même endroit. »
En contrebas, le fleuve parut s’animer pour répondre. Il savait que l’on
parlait de lui.
« Il s’est passé quelque chose ? demanda Benedikt.
— Tu t’attendais à ce qu’il se passe quelque chose ? répliqua Marshall
en venant s’asseoir à côté de lui.
— Il se passe toujours quelque chose. »
Marshall se pinça les lèvres. Il réfléchit une seconde. « Non, il ne s’est
rien passé, finit-il par dire. Quand je l’ai quitté, Roma rédigeait une réponse
à un message de Juliette. Cela fait trois heures qu’il est dessus. Je crois qu’il
va se froisser un muscle. »
Roma ne faisait rien à moitié. Chaque fois qu’il rendait visite à Alisa, il
y restait presque une demi-journée, et tant pis pour le reste de ses
obligations. La seule raison pour laquelle maître Montagov tolérait une telle
inactivité de sa part était qu’il savait que Roma se concentrerait pleinement
sur toutes ses autres tâches dès qu’il aurait quitté l’hôpital.
« Mieux vaut se froisser un muscle que de se déchiqueter la gorge »,
maugréa Benedikt. Il marqua une pause. « Je n’ai aucune confiance en elle.
— Juliette ? »
Benedikt opina.
« Évidemment que tu ne lui fais pas confiance, dit Marshall. Et tu as
bien raison. Mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas son utilité. Cela ne
veut pas dire que tu as besoin de la détester. » Il indiqua la ruelle de la main.
« On peut rentrer à la maison, maintenant ? »
Benedikt soupira, mais il chassait déjà la poussière de ses mains. « Tu
aurais pu rentrer tout seul, Mars.
— Mais quel plaisir y aurait-il eu à cela ? »
Benedikt ne comprendrait décidément jamais le besoin qu’avait
Marshall de s’entourer de gens. Marshall était allergique à la solitude – il
avait un jour développé un érythème, simplement parce qu’il s’était installé
dans sa chambre et s’était interdit de ressortir tant qu’il n’aurait pas fini
d’équilibrer son livre de comptes. Benedikt était tout le contraire. Les gens
le faisaient suer. Les gens le forçaient à soupeser chacun de ses mots deux
fois plus, et à s’angoisser quand il ne les avait pas pris par le bon bout.
« Je suppose que tu n’es pas d’humeur à passer d’abord par le
casino ? » demanda Marshall, le sourire aux lèvres, lorsqu’ils se mirent en
route. « J’ai entendu dire que… »
Au milieu de sa phrase, Marshall cessa soudain de marcher, lança le
bras pour retenir Benedikt. Benedikt eut besoin de plusieurs secondes pour
comprendre pourquoi ils s’étaient arrêtés. Il eut besoin de plusieurs
secondes de plus pour vraiment appréhender ce qu’il voyait.
Une ombre, qui s’étendait sur les pavés devant eux. Ils se trouvaient à
mi-distance dans la ruelle, trop bas pour déjà pouvoir regarder par-delà les
grands immeubles qui la bordaient, et déterminer ce qui produisait une telle
ombre. Le réverbère n’était pas loin ; l’ombre projetée était noire et bien
définie, ne laissant aucun doute quant au profil des cornes et de membres
qui se déplaçaient dans une démarche chancelante et tourmentée, et quant à
une taille incompatible avec quoi que ce fût de naturel.
Chudovishche. Le monstre. Celui-là même que tout Shanghai avait vu,
qui hantait tous les recoins de la ville.
« Bon sang », maugréa Benedikt.
L’ombre avançait vers eux, se dirigeait spécifiquement vers l’intérieur
de leur ruelle.
« Cachons-nous !
— Nous cacher ? » persifla Marshall en retour. « Tu veux que je me
réduise en tout petit d’un geste magique ? »
Et effectivement, la ruelle était trop malingre pour offrir une cachette
viable. Mais il y avait une grande bâche bleue jetée au sommet d’une pile
de vieux cageots en bois. Ne disposant pas d’assez de temps pour expliquer,
Benedikt attrapa la bâche et força violemment Marshall à se baisser, lui
intimant par un chut de se taire lorsqu’il renâcla, puis il se plia en deux à
son tour, jusqu’à ce qu’ils soient tous deux accroupis contre la pile de
cageots, et cachés sous leur mince couverture.
Quelque chose de pesant passa dans la ruelle. Le pas semblait
laborieux, comme des pieds qui ne vont pas tout à fait droit, des narines
trop minces pour laisser passer assez d’air, si bien que seul un râle s’en
échappait.
Puis un grand plouf résonna dans la nuit. Des gouttelettes retombèrent
sur la surface du fleuve comme s’il ne s’était mis à pleuvoir qu’en un
endroit précis.
« Qu’est-ce que c’était ? persifla Marshall. Est-ce qu’il a sauté dans
l’eau ? »
Benedikt attrapa un coin de la bâche, sortit lentement la tête à
l’extérieur. Marshall lui agrippa l’épaule et tenta de faire de même, jusqu’à
ce qu’ils aient tous deux la tête à l’air libre, plissant les yeux dans la
pénombre, s’efforçant de distinguer le fleuve qui coulait au bout de la
ruelle.
Quelque chose flottait dans l’eau. À la lueur de la lune, il était difficile
de distinguer grand-chose, hormis le scintillement de ce qui pouvait être
une épine dorsale, des rangées de protrusions qui s’agitaient et changeaient
et…
Benedikt jura, tira Marshall vers le bas. « Cachons-nous, vite ! »
De violents remous apparurent soudain, le fait du fleuve, le fait du
monstre. De petits points minuscules giclèrent dans l’air, à peine visibles
jusqu’au moment où ils retombèrent sur la promenade dans la lueur de la
lune et formèrent comme un tapis mouvant qui se mit à remonter la ruelle.
Marshall tira la bâche sur eux et Benedikt plaqua son pied dessus, pour
l’enfoncer fermement dans le sol, que les insectes ne pénètrent pas par en
dessous. Il y eut un bruit de grouillement. Le bruit de milliers de petites
pattes qui frottaient sur la chaussée, pour aller se disperser dans la cité.
Un silence. Une longue minute s’écoula. Le silence ne fit que se
poursuivre.
« Je crois qu’ils sont partis, murmura Benedikt. Mars ? »
Mars laissa échapper un râle.
« Marshall ! »
Benedikt réagit assez vite pour affecter l’air des alentours. Il plaça ses
mains des deux côtés du visage de Marshall, le serra fort pour lui faire
reprendre conscience et lucidité, serra fort au cas où il aurait besoin de
l’empêcher de se déchiqueter la gorge.
Mais au lieu de plonger dans la démence, Marshall renâcla. Un
battement de cœur plus tard, un pouffement de rire lui échappa. « Ben, ça
va, je plaisante. »
Benedikt le dévisagea.
« Mudak », persifla-t-il furieusement. Lorsqu’il retira ses mains, il dut
se faire violence pour ne pas frapper Marshall. « Qu’est-ce qui ne va pas,
chez toi ? Comment peux-tu plaisanter sur une telle chose ? »
Marshall parut cette fois déconcerté, comme s’il ne comprenait pas
toute cette fureur qui se déversait sur lui. « Ils ne sont pas passés sur nous,
dit-il lentement. Pourquoi irais-tu prendre cela au sérieux ?
— Et pourquoi pas ? rétorqua Benedikt. On ne plaisante pas sur un tel
sujet, Marshall. Je ne veux pas te perdre ! »
Marshall cilla. Il inclina la tête d’une curieuse façon, comme il le faisait
généralement lorsqu’il tentait de prédire le prochain coup de Benedikt,
quand ils s’entraînaient sur le ring. Dans les vrais matchs, c’était toujours
Benedikt qui anticipait le mieux les maigres feintes de Marshall, en
estimant les prédictions de Marshall, et en faisant le contraire.
Mais là, alors qu’ils étaient assis nez à nez, il ne se serait jamais attendu
à ce que Marshall relève la main et vienne lui toucher le menton,
l’effleurement d’un doigt aussi léger qu’une plume, comme s’il voulait
vérifier que Benedikt était vraiment là.
Benedikt s’écarta vivement. Il arracha la bâche et se releva comme dans
un tourbillon.
« Il faut que j’aille informer Roma de ce que nous venons de voir,
lâcha-t-il sèchement. On se retrouve à la maison. »
Il s’éloigna avant que Marshall n’eût eu le temps de le suivre.

Roma envoya finalement sa réponse cinq heures après avoir commencé


à la rédiger. Lorsqu’il l’eut relue une dixième fois, il n’était plus certain
même d’avoir bien orthographié son propre nom.
« Aurais-je dû inclure mon patronyme ? » maugréa-t-il pour lui-même
alors qu’il passait à la page suivante de son livre sans en absorber un seul
mot. « Aurait-ce paru étrange ? »
Tout, ici, était étrange. Quatre ans plus tôt, il avait envoyé tant de lettres
d’amour à Juliette que lorsqu’il s’était assis devant son secrétaire pour
rédiger cette missive-là – afin de convenir qu’ils devaient rassembler toutes
les informations possibles sur Walter Dexter depuis leurs sources
respectives avant de se retrouver le lendemain au Great World –, la
première chose qui lui était venue, en écrivant « Chère Juliette », avait été
de comparer ses cheveux au noir plumage d’un corbeau.
Roma soupira, puis il posa le livre sur sa poitrine et ferma les yeux. Il
était déjà étendu sur son lit. Il se dit qu’il pouvait tout aussi bien faire un
somme en attendant qu’il soit temps pour lui d’aller fourrer son nez dans les
usines des Fleurs blanches. Quelqu’un là-bas devait bien avoir des
informations sur les agissements de Walter Dexter.
Mais à l’instant où il commença à sommeiller, on frappa bruyamment à
sa porte.
Roma grommela. « Qui est-ce ? »
La porte s’ouvrit. Benedikt fit irruption. « Tu as un moment ?
— Tu interromps l’instant délectable que je passais en compagnie
d’Eugène Onéguine, mais cela ira. » Roma souleva le livre de sa poitrine et
le posa sur le lit. « Il est fort vainement prétentieux, de toute façon.
— Le monstre. Les insectes. Ils ne sont qu’une seule et même chose. »
Roma se leva d’un bond. « Tu peux répéter ? » demanda-t-il, surpris.
Benedikt s’assit devant le secrétaire de son cousin, le tapotement rapide
de ses doigts sur sa surface révélant son appréhension. Roma, de son côté,
s’était mis à arpenter de long en large l’entièreté de la pièce. La tension qui
s’accumulait en lui était intenable.
« Les insectes proviennent du monstre, annonça Benedikt d’un ton
précipité. Nous l’avons vu. Nous l’avons vu se jeter à l’eau, puis… » Il
mima une explosion. « Toutes ces choses qui n’étaient que des absurdités
prennent un sens, tout d’un coup. Ceux qui disent que la vue du monstre
provoque la folie ont raison, sauf que cela ne se passe pas comme ils le
croient. Le monstre engendre les insectes. Les insectes engendrent la
folie. »
Roma eut soudain le souffle très court. Non à cause de la panique, mais
parce qu’il comprenait. Comme si on lui avait offert un paquet-cadeau
d’informations, toutes déconstruites en petits morceaux, et que s’il ne les
réassemblait pas assez vite, on lui reprendrait le paquet.
« C’est colossal, dit Roma en s’imposant de ralentir le ton. Si l’on croit
Lourens lorsqu’il dit que ces insectes opèrent tous uniformément ; si nous
supposons qu’ils sont tous contrôlés par une même entité, et que cette entité
unique est en fait le monstre… » Roma interrompit ses allées et venues. Il
en serait presque tombé à genoux. Le monstre était réel. Réel. Ce n’était pas
qu’il n’avait pas cru aux nombreux témoignages qu’il y avait eu jusqu’ici,
mais il les avait acceptés comme il avait accepté les étrangers dans les
concessions – comme un inconvénient qui n’était pas la principale menace.
Les apparitions du monstre étaient exclues de son champ de réflexion, ne
lui apparaissaient que comme secondaires en comparaison de la folie. Mais
maintenant…
« Si nous tuons le monstre, nous tuons chacun de ces insectes singuliers
à travers tout Shanghai. Si nous tuons le monstre, nous mettons fin à la
folie. »
Alors, les insectes enfouis dans le cuir chevelu d’Alisa mourraient. Elle
ne serait plus sous la griffe de la folie. Elle pourrait se réveiller. C’était
aussi bien qu’un remède.
Benedikt pinça les lèvres. « Tu dis cela comme si cela allait être facile.
Tu ne l’as pas vu. »
Roma marqua le coup. « Eh bien, qu’as-tu vu ? »
Un silence pesant s’instaura dans la pièce. Benedikt parut prendre le
temps de soupeser sa réponse. Il tapota à plusieurs reprises des jointures de
son poing serré sur le secrétaire, puis recommença, pour faire bonne
mesure. Finalement, il fit un minuscule signe de tête.
« Tu as entendu ce qu’il se raconte, finit par répondre Benedikt, d’une
voix tendue. Ce n’est pas très loin de la réalité. Son apparence n’est pas
pour l’instant une priorité. Avant que nous n’envisagions même de le tuer,
comment le retrouve-t-on ? »
Roma se remit à faire les cent pas. « Marshall a dit que les communistes
l’ont vu sortir de l’appartement de Zhang Gutai. »
Si Roma avait fait plus attention, il aurait vu l’expression du visage de
son cousin se creuser soudain – non pas sous l’effet d’une grimace ou d’une
simagrée, mais plutôt sous celui d’un éclair de douleur. Il était heureux que
tous les Montagov sachent afficher une parfaite impassibilité en un rien de
temps : lorsque Roma le regarda, son expression était neutre, et il attendait
que son cousin poursuive.
« J’ai besoin que toi et Marshall surveilliez l’appartement de Zhang
Gutai », décida Roma. Le plan se formait à mesure qu’il parlait, chaque
pièce ne se mettant en place que quelques instants après la précédente.
« Guettez toute apparition du chudovishche. Voyez si vous pouvez me
confirmer la culpabilité de Zhang Gutai. Si vous apercevez le monstre de
vos propres yeux là-bas, alors nous saurons que c’est lui qui lui fait
répandre la folie dans Shanghai. Et nous saurons comment retrouver le
monstre pour le tuer : en retrouvant Zhang Gutai. »
Cette fois, Benedikt ne dissimula pas sa grimace. « Tu veux que nous
nous contentions d’observer ? Cela paraît un peu… limité.
— Je m’inquiéterais pour votre sécurité, si vous faisiez quelque chose
d’excitant. Plus c’est limité, mieux vous vous portez. »
Benedikt agita négativement la tête. « Tu nous as déjà bien assez limités
en nous faisant chercher une victime vivante, et regarde où cela nous a
menés. Pourquoi ne le faites-vous pas, toi et Juliette ? Vous enquêtez déjà
dans cette direction-là. J’ai aussi ma propre vie à vivre, tu sais. »
Roma plissa les yeux. Benedikt croisa les bras. Est-ce qu’il y a quelque
chose dans cette mission qui est trop demandé ? s’interrogea Roma.
Pourquoi résiste-t-il autant ? C’est juste une chance de plus d’aller traîner
avec Marshall, ce qu’il fait tous les jours, de toute façon.
« Je ne vais pas gâcher notre collaboration avec Juliette en la
concentrant sur la surveillance de Zhang Gutai, répondit Roma qui
paraissait offensé par une telle suggestion.
— Je pensais que c’était le monstre le problème, pas le Larkspur.
— Comme si je ne le savais pas », répliqua vivement Roma. Il
s’agaçait, ne retenait plus l’âcreté de son ton. La vie d’Alisa était en jeu – il
n’avait pas l’énergie pour débattre de si petites choses. « Mais nous ne
pourrons pas être certains que Zhang Gutai est effectivement lié au monstre
tant que nous n’aurons pas vu quelque chose. Et tant que ce ne sera pas le
cas, nous aurons besoin d’un moyen alternatif de nous rapprocher du
monstre et de sa folie, nous aurons besoin de découvrir comment ce
Larkspur sait ce qu’il sait, pour nous en servir contre le monstre. »
Mais Benedikt continuait d’insister pied à pied.
« Tu ne pourrais pas surveiller Zhang Gutai après avoir trouvé le
Larkspur ? Il est évident qu’ils sont liés de quelque façon, puisque tu as
trouvé qu’ils entretenaient une correspondance.
— Benedikt, dit Roma d’un ton ferme, il ne s’agissait que d’un seul
message, envoyé par le Larkspur. » Il agita négativement la tête. Son cousin
ratiocinait. « Écoute. Il faut que Marshall et toi le fassiez, parce que nous ne
savons pas combien de temps il va falloir pour que le monstre fasse une
apparition.
— Tu ne peux pas envoyer un gangster un moins capé garder un œil sur
lui ?
— Benedikt.
— Et, de toute façon, tu as juste besoin d’une seule personne pour… »
Roma l’interrompit, d’une voix soudain glaciale. « Es-tu, oui ou non, un
Fleur blanche ? »
Cela le fit taire. Benedikt pinça les lèvres, puis il répondit :
« Évidemment.
— Alors, cesse de discuter mes ordres. » Roma plaça ses mains derrière
son dos. « C’est tout ? »
Benedikt se leva. Il s’inclina de façon parodique, la bouche déformée en
un sourire amer. « Oui, cousin, dit-il. Je vais te laisser à tes obligations
d’héritier, maintenant. Assure-toi de ne pas t’exténuer. » Il fila comme un
coup de vent. La porte claqua si fort que son écho fit vibrer toute la maison.
Ses obligations d’héritier. Quelle blague. Benedikt savait parfaitement
bien que Roma pouvait tout aussi bien devenir l’héritier que devenir un
fantôme. Benedikt était peut-être l’une des rares personnes à comprendre
que s’il combattait avec autant d’énergie pour demeurer l’héritier, ce n’était
pas parce qu’il avait le goût du pouvoir, mais parce que c’était la seule
position à partir de laquelle il pouvait organiser sa survie. Si les cieux
s’ouvraient et proposaient à Roma une petite villa aux confins du pays, dans
laquelle il pourrait s’installer avec ses proches et vivre dans un parfait
anonymat, il accepterait aussitôt.
La pique de Benedikt disparut d’elle-même, sans laisser de traces. Son
cousin pouvait bien protester autant qu’il le voulait et passer sa colère sur
Roma, il était trop rationnel pour refuser catégoriquement sa mission. Il
allait la remplir en se plaignant comme jamais, et se taire quand il le
faudrait. De toute façon, Benedikt ne récriminait jamais bien longtemps. Ce
qui lui avait noué les entrailles d’une telle façon allait se déliter, et il
oublierait alors pourquoi il avait fait une telle scène.
Roma soupira et revint à son lit.
Il avait toujours su que s’asseoir au sommet comportait son lot de
piquants et d’épines.
Mais dans cette ville, qui n’offrait aucune voie alternative, cela valait
tout de même mieux que de ne pas s’y asseoir du tout.

Plus tard dans la nuit, on vint frapper à la porte de Kathleen, la


dérangeant dans sa lecture. Elle était déjà blottie dans ses couvertures, et
envisagea à demi de feindre être endormie pour ne pas avoir besoin de se
lever, remettre son pendentif et répondre à la porte, quand celle-ci s’ouvrit
d’elle-même.
« Merci d’avoir attendu ma réponse, gronda-t-elle en regardant Rosaline
entrer.
— Tu n’aurais pas ouvert », répondit sa sœur, sagace.
Kathleen grimaça, refermant le magazine qu’elle était en train de lire.
Elle se dit que les dernières chaussures à la mode cette saison pouvaient
bien attendre. « J’aurais pu dormir. »
Rosaline releva les yeux. Elle indiqua du doigt le petit plafonnier, puis
les trois lampes dorées réparties à travers la pièce. « Tu dors avec les
lumières allumées ?
— Pfft. Qui sait ? »
En levant les yeux au ciel, Rosaline s’assit au pied du lit. Longtemps,
elle eut l’air de ne rien regarder de particulier, puis elle remonta ses jambes
contre sa poitrine et posa délicatement son visage sur le plat de ses genoux.
Kathleen fronça les sourcils. « Ça va ?1
— Ça va.2 » Rosaline soupira. « Maître Cai m’a fait peur, ce soir.
— À moi aussi. » C’était lancer un sacré pavé dans la mare que
d’affirmer qu’un espion s’était immiscé dans le premier cercle du clan des
Écarlates. Le cercle n’était pas si grand. « Nous avons déjà bien assez de
problèmes avec tous ces gens qui meurent. Et cela va provoquer encore
d’autres divisions. »
Un petit bruit s’échappa de la bouche de Rosaline – cela avait peut-être
été un assentiment, ou un simple besoin de s’éclaircir la gorge. Quelques
secondes passèrent encore. Puis elle demanda : « Tu ne crois pas que c’est
Juliette, n’est-ce pas ? »
Les yeux de Kathleen s’écarquillèrent. « Non ! s’exclama-t-elle.
Pourquoi irais-tu même imaginer une telle chose ? »
Rosaline pinça les lèvres. « Je réfléchissais juste à voix haute. Tu as
entendu les mêmes rumeurs que moi.
— Juliette ne ferait jamais une telle chose. »
L’atmosphère s’appesantit un peu. Kathleen ne s’était pas attendue à
cela, ne s’était pas attendue à ce que ses mots soient suivis d’un silence las
plutôt que d’une approbation immédiate.
« Tu ne peux pas être trop confiante tout le temps.
— Je ne suis pas trop confiante, rétorqua Kathleen, maintenant fâchée.
— Oh, vraiment ? » répliqua Rosaline. Le ton de leurs voix montait.
« Pourquoi être aussitôt sur la défensive, alors ? J’ai juste évoqué une
possibilité, et tu réagis comme si on t’égorgeait…
— Il est dangereux de parler, l’interrompit Kathleen. Tu le sais bien. Tu
sais les dégâts que peuvent faire quelques mots irréfléchis…
— Peu importe ce que peuvent faire les mots ! On parle de Juliette ! »
Kathleen se réfugia dans son nid de couvertures, choquée. Ses oreilles
bourdonnaient, comme si l’emportement de sa sœur avait été une explosion
plutôt qu’une exclamation. Même si elles étaient toutes les deux proches de
Juliette, la relation de Rosaline avec leur cousine était différente de la
sienne. Rosaline et Juliette se ressemblaient trop. Elles voulaient toujours
être aux premières loges, être celle qui prend la décision finale. Lorsqu’elles
se disputaient, une seule pouvait avoir raison.
Mais… ce n’était pas une dispute. C’était juste…
« Mon Dieu, je suis désolée, dit soudain Rosaline d’une voix qui s’était
adoucie. Je ne… je suis désolée. J’adore Juliette. Tu sais que je l’aime.
C’est juste que… Je suis terrifiée, d’accord ? Et nous ne bénéficions pas des
mêmes protections qu’elle. Maître Cai ne reculera devant rien pour trouver
qui joue au traître, et tu sais qu’il soupçonnera la famille périphérique en
premier lieu.
— Périphérique ? Nous ne sommes tout de même pas des étrangers.
— Mais nous ne sommes pas des Cai, au bout du compte. »
Kathleen pouvait bien s’en irriter, sa sœur avait raison. Il n’importait
pas qu’elles soient plus étroitement apparentées au noyau de la famille que
les cousins au deuxième, troisième ou quatrième degré. Tant que leur
patronyme était différent, il y aurait toujours un doute sur la véritable
appartenance de Rosaline et de Kathleen à la famille. Elles venaient du côté
de dame Cai – le côté qui avait été apporté en cette maison et non celui qui
y avait été élevé depuis des générations.
« Je suppose que nous allons devoir nous montrer prudentes, alors,
grommela Kathleen. Nous assurer que nous n’avons aucune raison d’être
accusées. »
Des gens comme Tyler n’avaient pas à s’inquiéter. Même s’il était
apparenté au même degré, lui portait le nom de Cai. Tout ce qu’il faisait,
tout ce qu’il réussissait, était une merveille qui rejaillissait sur la famille,
sur les générations d’ancêtres qui avaient érigé tout cela à partir de rien.
Tout ce à quoi Kathleen et Rosaline participaient ramenait aux Lang, et
Kathleen ne savait absolument rien de cette partie de son histoire familiale,
hormis la grand-mère à laquelle elle rendait visite une fois par an.
« Oui, murmura Rosaline. Elle soupira, se frotta le front. « OK, il faut
que j’y aille. Désolée d’avoir crié. » Elle sauta du lit. « Dors un peu. Bonne
nuit3. »
— Bonne nuit », répondit Kathleen. La porte s’était déjà refermée.
Lorsqu’elle se rallongea et reprit son magazine, elle ne réussit plus à
reporter son attention sur les chaussures.
Tu as entendu les mêmes rumeurs que moi.
« Attends, se dit Kathleen à voix haute. Quelles rumeurs ? »
VINGT-SEPT

Juliette était à un cheveu de craquer.


L’air était clair cet après-midi-là, conséquence d’un ciel dégagé et d’une
brise marine. Alors qu’elle marchait sur le trottoir sous l’ombre délicate des
arbres au feuillage ondulant, elle était entourée des bruits des fontaines et
des oiseaux – le bruit de la Concession internationale lorsqu’elle était
encore un peu embrumée de sa nuit échevelée, et s’éveillait dans les
caresses des rayons d’un soleil doré.
Cela aurait dû être paisible, calme. Dommage qu’elle s’y soit trouvée
avec Paul Dexter, qui ne lui avait pas donné une seule information
substantielle, malgré les heures qu’ils avaient déjà passées ensemble.
« J’ai une surprise pour vous, était-il présentement en train de dire. J’ai
été tellement heureux de recevoir votre lettre, mademoiselle Cai. Le temps
que nous passons ensemble me ravit. »
Eh bien, cela fait au moins plaisir à quelqu’un.
On aurait presque pu croire qu’il savait à quel jeu elle jouait. Chaque
fois qu’elle mentionnait les activités de son père, il détournait la
conversation pour dire combien Walter Dexter était travailleur. Chaque fois
qu’elle mentionnait ses activités à lui avec le Larkspur, il embrayait sur le
climat de Shanghai, et combien il était difficile d’y trouver un travail
honorable. Brièvement, elle se demanda si Paul n’avait pas entendu parler
d’une incursion de Juliette dans l’un des centres de vaccination et la
soupçonnait maintenant d’essayer de faire tomber le Larkspur, mais il
semblait peu probable que l’information ait été transmise à quelqu’un
d’aussi peu élevé dans la hiérarchie que Paul Dexter. Elle se demanda
également s’il avait reçu du Larkspur les mêmes instructions que les
négociants – la mise à prix de la tête de Juliette – mais elle ne voyait
vraiment pas comment il comptait tirer son épingle du jeu si c’était le cas. Il
était surtout probable qu’il gardait son as dans sa manche, simplement pour
faire durer le moment le plus longtemps possible.
« Une surprise ? répéta distraitement Juliette. Vous n’auriez pas dû. »
Il ne pouvait que se douter qu’elle devait bien vouloir quelque chose.
Ce seul fait lui donnait déjà l’avantage. Cela lui donnait le droit de la
promener à satiété. Mais il n’y avait en revanche aucune chance qu’il sache
exactement ce qu’elle cherchait, et Juliette n’allait évidemment pas le
laisser transparaître. Il n’y avait aucune chance qu’il réalise que Juliette
connaissait le rôle de son père dans les approvisionnements du Larkspur,
qu’elle était en quête de la moindre information que les Dexter pouvaient
détenir sur l’identité du Larkspur.
Quelqu’un qui fournissait au Larkspur toute la drogue dont il avait
besoin pour ses vaccins ne pouvait qu’avoir une adresse fonctionnelle. Il
serait absurde de penser le contraire. Sans cela, comment Walter Dexter
assurerait-il ses livraisons ? En cachant ses drogues dans le trou d’un mur
de briques connu d’eux seuls ?
« Et pourtant, il y en a bien une. » Paul virevolta. Plutôt que marcher à
son côté, il avait maintenant deux pas d’avance sur elle, et marchait à
reculons la main tendue, pour mieux la regarder. Juliette se força à prendre
sa main. « Vous allez l’adorer. Elle se trouve chez moi. »
Juliette se ragaillardit. Il était parfaitement inconvenant de la part de
Paul Dexter de lui montrer quelque chose chez lui, mais c’était une superbe
opportunité de maximiser sa prospection. Qu’il ose donc tenter quelque
chose de déplacé – il serait bien accueilli !
« Comme c’est excitant », dit Juliette.
Paul avait dû percevoir son changement d’humeur, parce qu’il sourit à
pleines dents.
D’ailleurs, il continua de flamboyer tandis que leur promenade se
poursuivait ; et il ne cessa pas non plus de jacasser, dégoisant sans cesse sur
la ville, sa vie nocturne, ses casinos…
« Vous avez entendu parler des grèves ? »
L’un des talons de Juliette s’enfonça dans une lézarde du trottoir. Paul
tendit immédiatement la main et l’attrapa par le coude pour éviter qu’elle ne
tombe, mais Juliette ne pensa pas à le remercier en voyant son expression
affable. Elle ne fit que ciller, en laissant échapper un petit rire incrédule.
« Et que savez-vous des grèves ? demanda-t-elle.
— Beaucoup de choses, répondit Paul sur le ton de la confidence. Il y a
deux types de communistes, ces jours-ci : ceux qui meurent parce qu’ils
sont trop pauvres pour mériter le vaccin du Larkspur, et ceux qui sont
suffisamment furieux de cet état de fait pour avoir envie de se révolter. »
Trop pauvres pour mériter… Quel genre d’ânerie est…
« Ces grèves ont lieu dans les usines financées par les Écarlates », dit
Juliette. Son ton avait été un peu trop acerbe, alors elle toussota pour
retrouver un peu de légèreté, afin que Paul ne trouve pas sa posture trop
agressive. « Mais il n’y a pas de problème. Nous contrôlons la situation.
— À l’évidence », concéda Paul, mais il parut ne faire que l’amadouer,
ce qui était déjà une insulte en soi. « Ah ! Nous sommes arrivés. »
Tandis que Paul s’arrêtait devant une haute grille et appuyait sur un
bouton pour que quelqu’un dans la maison vienne ouvrir, Juliette plissa les
yeux et regarda à travers la grille. La maison était suffisamment en retrait
pour qu’elle n’aperçoive que des collines entières de pelouses verdoyantes.
« Votre père n’est pas là ? demanda Juliette.
— Non, il est en rendez-vous à l’extérieur, répondit Paul. Le loyer ne va
pas se payer tout seul, après tout. »
Le portail s’ouvrit lentement, s’arrêtant sur un clic. Paul lui offrit son
bras.
« Effectivement », marmonna Juliette. Le loyer ne se payait pas tout
seul. Alors combien un négociant devait-il gagner pour s’offrir cela, et
comment avait-il pu gagner autant en aussi peu de temps ? Les autres
maisons dans cette rue étaient occupées par des banquiers, des officiers et
des diplomates aisés. À son arrivée à Shanghai, Walter Dexter en était
réduit à quémander audience auprès des Écarlates. Il s’était présenté au
cabaret burlesque avec un costume qui avait un accroc à la manche du
veston. Il n’avait certainement pas habité cette maison le premier jour. Il
n’était certainement pas arrivé en ville les poches pleines.
Pourtant, ce qu’elle voyait était irréfutable.
Ils passèrent devant les statues installées sur les pelouses, des
représentations de dieux, de déesses et d’esprits follets empilées, le visage
triste et la peau de marbre luisante. La porte d’entrée, que Paul ouvrit pour
elle, était gravée à l’or, spectaculaire en comparaison des autres entrées, et
des escaliers extérieurs tourbillonnants qui encadraient la maison.
« C’est splendide », dit doucement Juliette.
Elle était sincère.
Juliette traversa le vestibule et entra dans une salle de séjour circulaire,
ses talons résonnant sur le sol et attirant l’attention des domestiques qui
pliaient du linge. Dès qu’elles aperçurent Paul, elles rassemblèrent leurs
affaires et s’empressèrent de sortir, en échangeant entre elles des regards
entendus. Aucune des domestiques ne se donna la peine de refermer les
portes-fenêtres ornementales sur le flanc de la salle de séjour, des portes qui
étaient bordées de pots de fleurs et donnaient sur un immense jardin. Elles
étaient grandes ouvertes, laissaient entrer sans inquiétude une puissante
brise, qui soulevait les légers rideaux blancs d’une façon qui lui fit penser à
des danseuses.
Paul s’empressa d’aller fermer les portes-fenêtres. Les rideaux
retombèrent tristement. Il resta là une seconde de plus que nécessaire, en
regardant vers le jardin, ses yeux luisants du reflet de la lumière extérieure.
Juliette vint le rejoindre, inspira profondément. D’ici, en fournissant un
effort suffisant, elle pouvait presque oublier à quoi ressemblaient les rues de
Shanghai. Elle aurait pu se trouver n’importe où. Dans la campagne
anglaise ou le sud des États-Unis, peut-être. L’air était suffisamment doux.
Le panorama suffisamment plaisant.
« Magnifique, n’est-ce pas ? demanda doucement Paul. Un soleil de
septembre, perdant un peu de sa chaleur, si ce n’est de son éclat…
— Nous sommes loin des montagnes du Colorado, monsieur Dexter »,
répondit Juliette, en reconnaissant la citation.
Paul tressaillit, incapable de dissimuler sa surprise. Puis il sourit et dit :
« C’est impressionnant. Positivement impressionnant. Pour une Chinoise,
votre anglais est extraordinaire. Vous n’avez pas une trace d’accent. »
Juliette posa une main sur la porte-fenêtre. Lorsqu’elle appuya, elle
sentit le froid de la délicate vitre de verre pénétrer jusque dans ses os.
« J’ai un accent américain », répondit-elle d’une voix morne.
Paul écarta sa réponse d’un geste de la main. « Vous voyez ce que je
veux dire. »
Le voyais-je vraiment ? se demanda-t-elle. Vaudrais-je moins si je
parlais comme ma mère, mon père, ou tous ceux dans cette ville qui ont été
forcés d’apprendre plus d’une langue, contrairement à toi ?
Elle ne répondit pas. Paul profita de l’occasion pour toucher son coude
et l’entraîner vers le reste de la maison, en parlant avec excitation de sa
surprise. Ils traversèrent les longs couloirs, passèrent devant des tableaux
surréalistes suspendus sur des murs blanc perle. Juliette haussait la tête tous
les dix pas, pour essayer de distinguer l’intérieur des pièces qu’ils
croisaient, mais ils marchaient trop vite pour qu’elle puisse bien voir.
Il apparut que les inquiétudes qu’avait nourries Juliette quant à la
difficulté qu’elle aurait à localiser le cabinet de travail de Walter Dexter
n’étaient pas fondées : Paul l’y mena directement. Il la fit entrer dans une
salle immense – probablement la plus grande pièce de la maison – à la
parqueterie polie et aux murs couverts de grandes bibliothèques. Ici, l’air
était différent : plus trouble, plus humide, conséquences des fenêtres
scellées et des rideaux épais. Les yeux de Juliette se portèrent aussitôt sur le
large bureau, avec sa collection de dossiers et des piles et des piles de
feuilles de papier.
« Hobson, clama Paul. Hobson ! »
Un majordome apparut derrière eux : chinois, vêtu d’une tenue
occidentale. Il n’y avait aucune chance que son vrai nom soit effectivement
Hobson. Juliette n’aurait pas été surprise si on lui avait dit que Paul lui avait
assigné ce prénom juste parce qu’il n’avait pas envie de prononcer son nom
chinois.
« Monsieur ? »
Paul décrivit la pièce du bras, s’arrêtant sur un vaste espace devant le
bureau où se trouvait un tapis gris ovale et, dessus, quatre chevalets portant
quatre grands tableaux, masqués ensemble par une bande de tissu épais.
« Voudriez-vous nous en faire les honneurs ? »
Hobson s’inclina. Il s’avança à grands pas, ses mains gantées de blanc
levées devant lui. Lorsqu’il ôta le drap, son tissu se confondit avec ses
gants.
Juliette regarda les quatre tableaux.
« Oh mon…
— Ils vous plaisent ? »
Tous les tableaux la représentaient : deux étaient des études de ses
expressions faciales, les deux autres avaient un décor, et plaçaient Juliette
dans ce qui pouvait être un jardin, ou la réunion mondaine la plus triste du
monde. Juliette n’aurait su dire ce qui était le plus terrifiant, que Paul puisse
croire qu’il s’agissait d’un cadeau qui lui ferait plaisir, ou qu’il ait dépensé
son argent mal acquis auprès du Larkspur pour cela. Elle ne savait même
pas quoi dire, à part peut-être : « Mon nez n’est pas aussi proéminent. »
Paul eut un léger mouvement de recul. « Pardon ?
— Mon nez. » Juliette lui reprit son coude et se tourna vers les portes-
fenêtres, pour qu’il puisse la voir de profil. « Il est plutôt plat. Je suis belle
de face, je le sais, mais mon profil est plutôt fade. Vous m’avez accordé un
trop grand mérite. »
Hobson commença à plier le drap. Le bruit parut démesuré dans le
silence soudain qui était retombé sur la pièce. Les lèvres de Paul
s’abaissaient lentement, s’effondrant – déchiffrant enfin, enfin, pour la
première fois de la journée, le comportement de Juliette. Ce n’était pas
idéal. Elle était censée emporter sa confiance et non pas l’annihiler, quel
que soit son côté singulier. Elle se retourna rapidement vers Paul, avec un
sourire resplendissant.
« Mais j’en suis extraordinairement flattée. C’est tellement aimable à
vous. Comment puis-je vous remercier pour un tel cadeau ? »
Paul se raccrocha à la porte de sortie qu’elle lui offrait. Il inclina la tête,
de nouveau satisfait, et dit : « Oh, il n’y a pas de quoi. Hobson, emballez
ces toiles et faites-les porter à la maison de mademoiselle Cai, si vous
voulez bien ? »
Juliette était déjà impatiente de reléguer les toiles à la cave et ne plus
jamais les revoir. Ou peut-être qu’elle devrait brûler ces horreurs ? Si
Rosaline les apercevait, elle se moquerait de Juliette jusqu’à la fin des
temps.
« Nous allons poursuivre notre visite, si vous le voulez bien ? »
Juliette tressaillit. S’ils quittaient le cabinet de Walter maintenant,
comment trouverait-elle le moyen de revenir sans se faire remarquer ? La
maison était pleine de domestiques, dont aucun n’avait de raison de ne pas
la dénoncer s’ils la voyaient fureter.
Hobson s’éclaircit la gorge pour signifier qu’il désirait passer devant
Juliette avec l’une des toiles qu’il tenait dans ses bras. Distraitement,
l’esprit occupé par les rares options qui lui étaient ouvertes, elle recula d’un
pas pour lui dégager le passage, son dos se plaquant contre l’une des
fraîches colonnes de bois qui se trouvaient derrière elle. Il faisait sacrément
chaud dans cette partie de la maison des Dexter. Anormalement chaud.
Alors que Hobson franchissait la porte, l’inspiration lui vint.
« Avec toute cette animation, dit Juliette en portant la main à son front,
je… » Elle feignit un évanouissement. Paul se précipita pour la rattraper. Il
fut assez rapide pour lui éviter de heurter le sol, mais elle avait tout de
même eu le temps de se contracter, les genoux repliés sous elle.
« Mademoiselle Cai, êtes-vous…
— Ce n’est que la chaleur. Elle me monte à la tête », l’assura-t-elle
d’une voix haletante, en repoussant toute sollicitude. « Avez-vous du baume
du tigre ? Ah, évidemment pas – les Britanniques ne savent rien de notre
pharmacopée. Je suis sûre qu’il y aura bien une de vos domestiques pour
savoir de quoi je parle. Vous croyez pouvoir en trouver ?
— Évidemment, évidemment », balbutia aussitôt Paul. Intimidé, il la
lâcha précautionneusement et se précipita.
Juliette se remit sur pied aussitôt après.
« Cela devient vraiment une habitude, de fouiller le bureau des autres »,
maugréa-t-elle pour elle-même. En sachant que le temps lui était compté,
elle farfouilla à travers les dossiers, les yeux à la recherche de toute mention
du Larkspur. Elle trouva des dizaines de cartes de visite, des dizaines de
courriers contenant des noms et adresses, mais aucune facture au nom du
Larkspur – même pas une seule mention du lernicrom. Il essayait
certainement encore d’en vendre, alors où étaient les preuves ?
Elle n’avait plus le temps. Des pas résonnaient dans le couloir.
En jurant dans sa barbe, Juliette remit en forme la pile de dossiers, puis
alla se replacer à l’endroit où elle s’était effondrée, se reposant sur ses
coudes. Elle ne regarda pas lorsqu’il revint vers elle, prétendant être trop
affaiblie pour relever la tête du sol de plus que quelques pouces.
« Toutes mes excuses pour ce temps perdu, souffla Paul, hors d’haleine.
J’ai trouvé Hobson et je lui ai demandé ce mystérieux baume du tigre, mais
il s’est montré peu réceptif à ma hâte. Il m’a dit qu’il en avait déjà mis dans
mon porte-documents la semaine dernière, quand je m’étais plaint de maux
de tête. Il a fallu que je retrouve mon porte-documents. »
Deux clics résonnèrent dans la pièce. Juliette regarda à travers ses cils
fardés de noir et vit Paul qui farfouillait dans le fouillis de son porte-
documents. Lorsqu’il glissa la main dans l’une des poches de son battant, et
maugréa quand ses doigts restèrent bloqués dans l’espace trop restreint,
Juliette aperçut à l’intérieur des formulaires types, des factures de livraison
tapées avec un caractère si petit que ce fut un miracle si elle put déchiffrer
ATTN : LARKSPUR.
Juliette put à peine retenir un hoquet. Paul interpréta peut-être ce qu’il
en entendit comme un signe de gratitude, parce qu’il dévissa le couvercle
du pot et toucha précautionneusement le baume, en en raclant suffisamment
du doigt pour aller l’appliquer sur ses tempes.
Au moins, il en savait assez sur ce baume pour savoir où il était censé
être appliqué. Ses doigts étaient horriblement froids.
« Merci », dit Juliette. Elle força son regard à errer dans le vague, pour
que Paul ne s’aperçoive pas de ce qui l’avait intéressée. « Je me sens
beaucoup mieux. Serait-ce abuser si je vous demandais un peu d’eau ? Je
me sentirai beaucoup mieux une fois réhydratée. »
Paul hocha la tête avec empressement et repartit aussitôt, laissant cette
fois son porte-documents ouvert derrière lui.
Juliette attrapa le formulaire.

Facture nº 10092A
Le 23 septembre 1926
ATTN : LARKSPUR
Lernicrom – 10 caisses
La signature ci-dessous engage la responsabilité et certifie que le signataire assurera la partie
finale du transport et la livraison dudit produit au destinataire prévu.

Convoyeur : Archibald Welch

« Archibald Welch », répéta-t-elle. Elle n’avait jamais entendu ce nom


auparavant. Mais la facture qu’elle tenait dans sa main indiquait aussi
clairement que le jour que cet homme-là était en contact direct avec le
Larkspur, et qu’il servait d’intermédiaire entre Walter Dexter et lui.
Rapidement, elle feuilleta les autres formulaires de la liasse, des factures
avec des dates différentes et des nombres de caisses variables, mais toutes
signées de la même façon. Ce n’était pas comme si elle avait directement
trouvé l’adresse du Larkspur, mais c’était un pas dans la bonne direction.
Juliette replaça soigneusement les factures. Paul revint, un verre d’eau à
la main.
« Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-il. Il lui tendit le verre et la
regarda boire une gorgée. « Est-ce que vos pensées s’éclaircissent ? »
En souriant, Juliette reposa le verre. « Oui, répondit-elle d’un ton
modeste. Tout s’éclaircit, maintenant. »

« Tu rentres tard. »
Juliette jeta sa veste sur le lit, puis s’y jeta aussi, son poids en faisant
trembler toute la structure. Kathleen manqua être éjectée de la position
confortable qu’elle s’était trouvée au pied du lit. Elle adressa à sa cousine
un regard noir alors que le lit s’immobilisait, mais les malédictions de
Kathleen n’étaient jamais sincères.
« Et je ressors dans une demi-heure », grommela Juliette en posant un
bras sur ses yeux. À peine une seconde plus tard, elle le retira d’un coup
sec, effaçant les traces de maquillage sur sa peau et grimaça, de savoir
qu’elle avait étalé son mascara. « Où est Rosaline ? »
Kathleen posa son menton sur sa main dressée.
« Sa présence a de nouveau été requise au cabaret. »
Juliette se renfrogna. « Encore des étrangers ?
— Cette folie rend les Français anxieux, répondit Kathleen. Et s’ils ne
peuvent rien y faire, ils vont faire semblant de se rendre utiles en appelant
sans cesse à des réunions pour discuter des prochaines mesures à prendre.
— Il n’y a pas de prochaines mesures à prendre, répliqua sèchement
Juliette. Du moins pas par eux. À moins qu’ils ne veuillent mobiliser leur
armée contre un monstre qui hante les ténèbres de Shanghai. »
Pour toute réponse, Kathleen soupira. Elle tourna une page de son
magazine de mode.
« Pendant que j’y pense, ton père est passé, un peu plus tôt ; il te
cherchait.
— Oh, dit Juliette. Bàba voulait quelque chose de particulier ?
— Non, il a dit qu’il faisait juste l’appel. » Kathleen grimaça. « Il est à
cran, avec cette histoire d’espion fleur blanche. Il semblerait qu’il envisage
d’expulser quelques lointains parents de la maison.
— Bien », maugréa Juliette.
Kathleen leva les yeux au ciel, puis elle lui tendit la main. Juliette
entrelaça ses doigts avec ceux de sa cousine, qui se détendit
immédiatement, la tension dans tout son corps s’apaisant.
« Tu suis toujours les communistes ? demanda Kathleen.
— Non, nous… » Juliette s’interrompit, son pouls s’emballant.
Rapidement, elle se corrigea : « J’attends certaines confirmations avant de
pouvoir me permettre une quelconque accusation. »
Kathleen opina. « Logique. » Elle tourna une autre page de son
magazine avec l’autre main. Lorsqu’elle en eut tourné trois sans que Juliette
ne pipe mot, préférant regarder fixement le plafond, Kathleen plissa le nez.
« Qu’est-ce qui ne va pas ?
— J’essaie d’optimiser de tête mon emploi du temps », répondit-elle
ironiquement. Elle écarta sa main et roula sur le côté, plissa les yeux en
direction de la pendulette qui tictaquait sur sa coiffeuse. « J’ai besoin d’une
faveur. »
Kathleen referma son magazine. « Continue.
— J’ai besoin de toutes les informations possibles sur un homme appelé
Archibald Welch. J’ai besoin de savoir comment le trouver.
— Et il y a une raison ? » demanda Kathleen. Alors même qu’elle
posait la question, elle se levait déjà du lit, attrapait son manteau et
l’enfilait.
« Il connaît peut-être la véritable identité du Larkspur. »
Kathleen remonta le col de son manteau, puis ressortit les cheveux qui
s’étaient pris à l’intérieur. « J’enverrai un messager avec ce que j’aurai
trouvé. Tu en as besoin avant votre réunion ?
— Ce serait le mieux, oui. »
Kathleen fit une parodie de salut. Elle fila prestement, son objectif clair
dans sa tête, mais alors qu’elle atteignait la porte, Juliette la rappela.
« Attends ! »
Kathleen s’immobilisa.
Un temps mort. Juliette se redressa, tira ses genoux vers sa poitrine.
« Merci, dit-elle d’une voix soudain fragile. De prendre mon parti même
quand tu désapprouves. » Même quand mes mains dégoulinent de sang.
Kathleen parut presque amusée. Lentement, elle revint vers l’intérieur
de la pièce et s’accroupit délicatement à côté de sa cousine.
« J’ai l’impression que tu crois que je suis un peu critique, en tout ce
qui te concerne. »
Juliette haussa les épaules. Avec une complète sincérité, elle demanda :
« Et ce n’est pas le cas ?
— Juliette, allons. » Kathleen se releva, pour plutôt s’asseoir à côté de
sa cousine. « Tu te souviens de l’amie de Rosaline ? Celle qui était
pénible ? »
Juliette n’était pas certaine d’où cela les menait, mais elle fouilla tout de
même dans ses souvenirs, revoyant une par une les quelques amies de
Rosaline dont elle avait gardé le souvenir.
Elle en revint bredouille.
« Est-ce que c’était avant que nous ne partions toutes en Occident, ou la
première fois que je suis revenue ?
— La première fois que tu es revenue. Rosaline travaillait déjà au
cabaret. »
À l’air coincé de Juliette, Kathleen se dit qu’elle ne s’en souvenait pas.
« Son nom était celui d’une pierre précieuse, renchérit Kathleen sans
céder rien. Je ne me souviens plus exactement de laquelle, mais… Rubis ?
Saphir ? Émeraude ? »
Cela lui apparut soudain. Un rire contenu s’échappa des lèvres de
Juliette, puis Kathleen – qui s’efforçait de garder les lèvres pincées –
s’esclaffa à son tour, bien que le souvenir ne soit pas précisément drôle.
« Améthyste, dit Juliette. C’était Améthyste. »
Améthyste avait au moins cinq ans de plus qu’elles toutes, et Rosaline
révérait le sol sur lequel elle posait le pied. C’était la vedette aux longues
jambes de leur scène, celle qui formait Rosaline à être la prochaine grande
étoile.
En revanche, Améthyste faisait tourner Kathleen en bourrique. Elle ne
cessait de lui dire d’acheter des crèmes blanchissantes, de se faire
confectionner une plus belle qipao, confinait toujours plus aux insinuations
les plus fielleuses – jusqu’au jour où Kathleen avait craqué.
« Juliette ! » Elle avait le souvenir de sa cousine hurlant son nom depuis
les coulisses du cabaret burlesque. « Juliette !
— Que se passe-t-il ? » avait maugréé Juliette en abandonnant sa table
pour se diriger dans la direction d’où provenaient les cris de Kathleen. Elle
avait fini par aller se glisser dans la loge de Rosaline. En l’instant, Rosaline
n’y était pas, mais Kathleen arpentait la pièce de long en large, montant la
garde à côté d’une silhouette inanimée affalée sur le sol.
« Je crois qu’elle est morte, avait clamé Kathleen. Elle a essayé de
m’attraper, alors je l’ai repoussée, et elle s’est cogné la tête, et… »
Juliette avait signalé d’un geste de la main à sa cousine de se taire. Elle
s’était agenouillée sur le sol et avait porté la main au cou d’Améthyste. Il y
avait un peu de sang sur sa tempe, mais son pouls battait régulièrement.
« Qu’est-ce qu’elle fait même là ? avait demandé Juliette. Est-ce qu’elle
t’a suivie ? »
Kathleen avait acquiescé. « Ça m’a rendue furieuse. Je n’ai fait que me
défendre. Je ne voulais pas…
— Oh, ne t’inquiète pas, elle va bien, avait dit Juliette en se relevant. Je
m’inquiète plus de la puissance de tes cris quand tu m’as appelée… »
La porte de la loge de Rosaline s’était ouverte à cet instant-là. Deux
autres danseuses étaient entrées, suivies par Rosaline. Immédiatement, les
danseuses s’étaient précipitées vers le corps inanimé d’Améthyste, en
poussant les hauts cris.
« Que s’est-il passé ? » avait demandé Rosaline, horrifiée. Les deux
danseuses s’étaient immédiatement tournées vers Kathleen. Kathleen s’était
tournée vers Juliette. Et, à cet instant, lorsque Juliette et Kathleen avaient
échangé un regard, une évidence lui était apparue dans toute sa clarté. L’une
des deux serait toujours en sécurité. L’autre, non.
« Peut-être qu’Améthyste devrait apprendre à se mêler de ce qui la
regarde, avait dit Juliette. La prochaine fois, je taperai plus fort. »
L’une des danseuses avait cillé. « Pardon ?
— Est-ce que j’ai besoin de me répéter ? avait rétorqué Juliette.
Emmenez-la hors de ma vue. Ou plutôt, emmenez-la hors de ce cabaret. Je
ne veux plus jamais revoir son visage. »
Rosaline en était restée bouche bée. « Juliette… »
Tout ce qu’elle aurait pu dire pour la défense d’Améthyste n’avait plus
la moindre importance. Sur un signe de la main de Juliette, Améthyste avait
été jetée dehors, encore inconsciente.
« Et aujourd’hui encore, poursuivit Juliette, Rosaline continue de penser
que j’ai agressé Améthyste sans raison. Nous n’avons jamais eu le cœur de
lui dire que son amie était exécrable, même après qu’elle a eu fait savoir
qu’elle ne reviendrait pas danser.
— Je ne crois pas que quelqu’un puisse avoir l’audace de revenir
travailler en un endroit dont il a été chassé par l’héritière des Écarlates.
— Pfft. J’ai menacé bien des gens dans cette ville, et ils ne sont pas tous
rentrés chez eux en pleurant. »
Kathleen leva les yeux au ciel, mais de façon chaleureuse. Elle tendit la
main, la posa sur le bras de Juliette.
« Écoute-moi, biǎomèi, dit-elle doucement. Rosaline et toi êtes ma
seule famille. La seule famille qui compte. Alors par pitié, cesse de me
remercier chaque seconde comme un maudit occidental de t’avoir aidée. Je
ne te jugerai jamais. J’en serais incapable. Je serai toujours de ton côté, quoi
qu’il advienne. » Kathleen revérifia l’heure, puis se leva en souriant. « C’est
compris ? »
Juliette ne put que hocher la tête.
« Je t’enverrai un message dès que possible. »
Sur ce, Kathleen se leva et sortit, se pressant vers sa destination avant
que le soleil ne soit complètement couché. La pièce redevint silencieuse,
hors le tic-tac des aiguilles de la pendulette et le souffle paisible et
reconnaissant de Juliette.
« Merci », chuchota-t-elle tout de même, dans la chambre vide.
VINGT-HUIT

Roma avait choisi un siège au fond de la salle de spectacle, derrière une


longue table qui voyait chaque seconde des visiteurs du Great World
s’asseoir ou se lever. Ils avalaient leur verre, le reposaient brusquement,
puis étaient réengloutis par la masse du public du spectacle qui se déroulait
plus avant. Ils étaient rapides, féroces, leur organisme visiblement chargé à
bloc d’une douzaine de drogues différentes.
En comparaison, Roma devait paraître insipide, à siroter son verre et à
attendre. Il portait son chapeau bas sur le visage, empêchant ceux qui se
trouvaient à sa proximité de le regarder de trop près. S’ils le
reconnaissaient, ils commenceraient à chuchoter qu’ils avaient vu Roma
Montagov reluquer les petites chanteuses qui levaient la jambe sur scène
dans des robes fendues jusqu’à l’aisselle, et Dieu sait de quelle façon son
père réagirait à cela. Il avait toujours mis Roma en garde contre le Great
World depuis qu’il était enfant, l’avait averti que des endroits de ce genre –
des endroits qui débordaient de vie et de spectacles abusant de l’ingénuité
chinoise – corrompaient l’esprit plus vite que l’opium. Ici, les visiteurs
dilapidaient leur salaire et troquaient leur subsistance contre l’oubli. Mais
autant le Great World était vilipendé, autant il demeurait un symbole de
succès. Ceux qui travaillaient dans les usines de Nanshi gagnaient moins en
une journée que le prix du seul billet d’entrée.
Roma soupira, reposa son verre. Son visage dissimulé, la seule
personne qui serait capable de le trouver au milieu des masses saoules et
des visiteurs glapissants savait exactement comment le chercher.
« Hé, étranger ! »
Juliette se glissa dans un siège diagonalement décalé, en écartant une
mèche de cheveux rebelle de son visage et en la replaçant dans ses boucles.
Elle ne s’inquiétait pas d’être reconnue ici, au Great World. Elle avait
seulement besoin de s’assurer de ne pas être vue en compagnie de l’héritier
des Fleurs blanches.
Roma ne détourna pas les yeux de la scène. Ils installaient la corde
raide, maintenant. Il se demanda combien d’os s’étaient cassés dans ce
bâtiment.
« Buvez donc, dit-il en poussant son verre presque plein dans sa
direction.
— Il est empoisonné ? »
À ces mots, Roma la dévisagea en écarquillant les yeux, horrifié. « Non.
— Vous avez raté une opportunité, Montagov. » Juliette porta le verre à
ses lèvres rehaussées de rouge. Elle but une gorgée. « Cesse de me
regarder. »
Roma détourna les yeux. « Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-
t-il.
— Cela reste à déterminer… » Elle consulta sa montre de gousset ;
Roma n’aurait su dire d’où elle l’avait tirée, sa robe ne donnant pas
l’impression d’avoir des poches. « Mais j’aurai peut-être quelque chose
dans quelques minutes. Alors, commençons par vous. »
Roma était trop épuisé pour argumenter. Si les gangsters de cette ville
étaient tous aussi constamment épuisés que lui, la guerre des gangs
s’arrêterait définitivement au bout d’une heure.
« Ils sont une seule et même chose, dit Roma. Le monstre. La folie. Si
nous trouvons le monstre, nous mettons fin à la folie. »
Il lui raconta tout ce qui avait été vu. Tout ce qui en avait été déduit.
« Cela vaut confirmation », s’exclama Juliette. De remarquer la force
avec laquelle elle s’était exprimée, elle regarda alentour, puis dit beaucoup
plus bas : « Il est temps d’agir…
— Il a uniquement été vu quittant son appartement, lui opposa Roma.
Personne n’a vu Zhang Gutai lui ordonner quoi que ce soit.
— Si le monstre a été vu là où il vit, il doit bien le contrôler. » Juliette
n’allait pas tolérer une discussion à ce sujet. Elle tapa d’un index pointé sur
la table. « Roma, réfléchis. Pense à tout le reste. Cette folie continue de se
propager par vagues toujours croissantes, et pour chaque vague, il y a
systématiquement un groupe important qui meurt en premier, avant que les
insectes ne se dispersent dans la ville. Les gangsters près des quais. Les
Fleurs blanches sur le navire. Les Français qui dînaient. Les banquiers sur
le Bund. »
Roma ne put nier cela. « Il semblerait, dit-il, que la cible initiale soit
toujours des gangsters ou des négociants.
— Et qui d’autre veut spécifiquement l’élimination de ces deux
groupes ? renchérit Juliette. Qui d’autre éliminerait les capitalistes de cette
façon ? Si Zhang Gutai est responsable, s’il détient les réponses qui
permettront de mettre fin à tout cela, alors pourquoi perdre du temps à
explorer d’autres voies…
— Mais ce sera inopérant s’il ne parle pas…
— Nous le faisons parler, s’exclama Juliette. En lui collant une lame de
couteau sur la gorge. En le torturant pour obtenir des réponses. Nous
n’avons pas non plus épuisé toutes les possibilités le concernant lui…
— C’est un communiste. » Il devenait de plus en plus difficile de ne pas
se tourner vers Juliette alors qu’ils échangeaient leurs arguments. Il y avait
quelque chose d’instinctif dans le fait de se tourner vers elle, de la même
façon que tous les êtres vivants détournent leur attention quand retentit un
grand bruit. « Il a été entraîné à protéger ses secrets et à les emporter dans la
tombe. Vous croyez qu’il a peur de la mort ? »
Que valait une menace si l’on ne voulait pas la mettre à exécution ? Si
ce qu’ils recherchaient était que Zhang Gutai leur livre le monstre, leur
donne un moyen de mettre fin au chaos qu’il provoquait avec la folie, alors
sa mort ne ferait qu’anéantir toute chance de salut pour la ville. Et comment
pourraient-ils le menacer de façon convaincante s’ils craignaient de le tuer ?
« S’il est le seul à pouvoir nous mener au monstre, poursuivit Roma,
alors je ne risquerai pas de mettre une telle information en danger. Il
préférera peut-être se suicider plutôt que parler. Je ne risquerai pas la vie
d’Alisa sur un tel coup de dés. »
Juliette pinça ses lèvres. Elle était contrariée, il le voyait bien. Elle
aurait à l’évidence continué de protester, si un Écarlate ne s’était pas
approché d’elle à cet instant-là, pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille.
Roma se raidit, regarda ailleurs et renfonça son chapeau. Il était
impossible d’entendre ce que l’Écarlate disait par-dessus tout le bruit de
cette salle immense, par-dessus les exclamations du public, par-dessus les
tintements des verres et les détonations des pétards qui explosaient sur
scène. Du coin de l’œil, il regarda l’Écarlate lui tendre un grand dossier
beige et un papier plus petit. Sur un petit signe de tête de Juliette, l’Écarlate
repartit, la laissant lire sa note. Satisfaite, elle ouvrit le dossier, brassa les
documents qu’il contenait. Si Roma lisait correctement le texte inscrit sur le
côté du dossier, il disait : POLICE MUNICIPALE DE SHANGHAI –
DOSSIER D’ARRESTATION – ARCHIBALD WELCH.
« Il nous reste d’autres options, reprit Roma lorsqu’il parut possible de
poursuivre leur conversation. Le Larkspur pourrait nous dire ce que nous
voulons savoir, ou disposer du traitement dont nous avons besoin. Si ce
n’est pas le cas, c’est seulement alors qu’il faudra envisager de torturer
Zhang Gutai pour en tirer un moyen d’éliminer ce monstre. D’accord ? »
Juliette soupira. « Très bien. À mon tour de divulguer mes découvertes,
maintenant. » Elle fit glisser le dossier en travers de la table. Ce fut rapide,
un glissement sans aspérité sur une surface lisse en direction de Roma,
jusqu’à ce qu’il abatte sa main dessus.
« Archibald Welch », lut Roma à voix haute, confirmant ce qu’il avait
cru avoir vu. Un cliché anthropométrique lui retourna son regard : un
portrait en noir et blanc d’un homme inexpressif qui regardait droit devant
lui et avait une méchante cicatrice formant une ligne du sourcil au coin de
la lèvre. « Qui est-ce ? »
Juliette se leva et indiqua qu’ils allaient quitter les lieux. « Le seul
convoyeur qui connaisse l’adresse du Larkspur. Et si l’on en croit
l’historique de ses arrestations, il fréquente l’endroit le plus dangereux de
Shanghai tous les jeudis. »
Roma fronça les sourcils. « Nous sommes jeudi, aujourd’hui.
— Précisément. »

Malgré tous ses efforts, Benedikt se retrouva finalement assis sur un toit
en face de l’appartement de Zhang Gutai, au début de la troisième heure de
leur surveillance.
Il commençait à faire froid. Il avait accidentellement marché dans une
grande flaque en venant là, alors il remplissait sa mission tout en flottant
dans un étrange demi-accroupissement, en ayant envie de se reposer mais
pas d’élargir encore la grande tache d’eau sur son pantalon.
Marshall était mort de rire lorsqu’il avait vu à quel point Benedikt
paraissait ridicule. Benedikt avait cru qu’il ne s’arrêterait jamais. Mais, au
moins, le rire était préférable au silence. Au moins, l’hilarité de Marshall
face à la mésaventure de Benedikt était le signe qu’ils devraient oublier
l’incompréhension qui était née entre eux dans la ruelle.
« Hé, avertit soudain Marshall en tirant Benedikt de sa rêverie.
Quelqu’un vient. »
En se redressant depuis son accroupissement ridicule, Benedikt se
rapprocha précipitamment du bord du toit. Là, il rejoignit Marshall, les
yeux plissés.
« Encore un étranger », fit remarquer Benedikt en se reculant dans un
soupir. Depuis l’emplacement qu’ils avaient choisi, ils avaient une vue
parfaite des portes coulissantes qui séparaient la salle de séjour de Zhang
Gutai de son mini balcon. Le balcon en lui-même était à peine assez grand
pour contenir deux pots de fleurs, mais les portes de verre étaient assez
larges pour offrir à Benedikt et Marshall une bonne vue des étrangers qui ne
cessaient de défiler là. C’était un mystère. Zhang Gutai n’était même pas
chez lui. Et pourtant, des étrangers continuaient de défiler à sa porte,
accueillis et reçus dans la salle de séjour par un homme qui achevait d’être
mûr pour entrer dans la vieillesse – Qi Ren, son assistant, si les
informations de Roma étaient correctes – pour boire du thé pendant
quelques minutes avant de repartir. Les immeubles de ce quartier étaient
construits suffisamment près les uns des autres pour que lorsque le vent ne
hurlait pas trop, et Benedikt puisse tendre l’oreille et saisir quelques
éléments épars des conversations qui avaient lieu à l’intérieur de la salle de
séjour.
L’anglais de Qi Ren n’était pas très bon. Tous les deux mots, il revenait
au chinois, puis se mettait à maugréer que son dos lui faisait mal. Les
étrangers – certains Américains, certains Britanniques – essayaient de
discuter de politique ou de la situation actuelle de Shanghai, mais comme
aucun d’entre eux n’arrivait jamais à rien, ils repartaient bien vite.
Pourquoi Zhang Gutai chargeait-il son assistant de ces réunions ? Ces
gens semblaient tous vouloir quelque chose du Parti communiste. Qi Ren
semblait ne quasiment rien avoir à faire de ce dont ils parlaient. Il ne prenait
pas de notes, ni quoi que ce soit de ce genre, à transmettre à Zhang Gutai.
Là, l’étranger qui venait d’entrer se levait déjà pour partir, Qi Ren
s’étant mis à sommeiller au milieu d’une phrase. En ouvrant de grands
yeux, l’homme blanc franchit la porte, disparut dans le reste du bâtiment
pour redescendre par les escaliers tournants.
« Tu as entendu cela ? » demanda Marshall.
Benedikt se tourna vers lui. Il ne parla pas tout de suite. « Entendu
quoi ?
— Sincèrement, Ben, tu as vraiment l’air distrait, et je fais plus
attention que toi », répondit Marshall en faisant mine de le réprimander. En
indiquant du menton la direction de l’immeuble, il ajouta : « Il s’est
présenté comme un représentant officiel de la Concession française.
Attribuée aux Écarlates. Nous sommes en territoire fleur blanche. On va le
passer à tabac ? »
Il ne parlait pas sérieusement : ils n’avaient pas de temps à perdre à
chercher des noises dans les rues. Mais cela inspira à Benedikt un moyen
d’enfin mieux comprendre ce dont ils avaient été témoins tout l’après-midi.
« Reste là, dit-il à Marshall.
— Attends, tu vas vraiment aller le rosser ? clama Marshall dans son
dos, les yeux écarquillés. Ben !
— Attends juste là », répondit-il par-dessus son épaule.
Benedikt pressa le pas, craignant de perdre le Français anglophone.
Heureusement, lorsqu’il tourna au coin pour se retrouver face à l’immeuble
de Zhang Gutai, le Français en sortait tout juste, et jouait avec les boutons
de sa veste.
Benedikt l’attrapa et l’entraîna dans une ruelle toute proche.
« Hé !
— Du calme. Qu’est-ce que tu es venu faire en territoire fleur blanche ?
— Quoi ? Qu’est-ce… persifla l’homme. Lâchez-moi. » Un instant,
Benedikt se demanda si les gens qui entraient et sortaient de l’appartement
étaient liés à cette histoire de monstre. Et s’ils étaient tous les gardiens de la
créature, et qu’ils transmettaient des rapports codés à Qi Ren ? Mais il toisa
le Français et en chassa l’idée. Des hommes aussi frustes n’élaboreraient
pas un plan aussi complexe.
Benedikt tira un couteau de sa ceinture. « Je t’ai posé une question.
— Mes affaires avec Zhang Gutai ne vous regardent pas », répliqua
sèchement l’homme. Il n’était pas aussi effrayé qu’il aurait dû l’être.
Quelque chose changeait, dans cette ville.
« Tu es en territoire fleur blanche. Zhang Gutai ne peut pas te sauver,
ici. »
Le Français s’esclaffa d’un rire gras. C’était comme s’il n’avait même
pas remarqué le couteau pointé sur sa poitrine. Pour lui, son costume
repassé de frais valait bien une armure.
« Nous pourrions envahir toute cette ville, si nous le voulions, cracha-t-
il. Nous pourrions faire signer un autre traité à ce pays, qu’ils nous offrent
toutes ces terres. Nous ne le faisons pas, parce que…
— Hé ! » Un policier se servit de son sifflet, à l’autre bout de la ruelle.
« Qu’est-ce qu’il se passe, ici ? »
Benedikt fit disparaître son couteau. Il releva le menton en direction du
Français.
« File. »
Le Français grommela et s’éloigna. Satisfait qu’il n’y ait pas
d’altercation justifiant son intervention, le policier s’éloigna, lui aussi.
Benedikt se retrouva seul dans la ruelle, à bouillir d’une colère froide. Cela
n’aurait jamais pu arriver il y avait seulement quelques mois. Les officiels
des concessions, les négociants, tous les étrangers – ils ne devenaient plus
forts, maintenant, que parce que les gangs faiblissaient. Parce que la folie
emportait les leurs en masse, désorganisait leurs hiérarchies, minait leur
structure.
Des vautours, tous autant qu’ils étaient – les Britanniques et les
Français et tous les nouveaux venus. Ils tournaient au-dessus de la ville et
attendaient le carnage pour se gorger jusqu’à en être repus. Les Russes
étaient arrivés dans ce pays et s’y étaient intégrés, en s’efforçant
d’apprendre comment s’y faisaient les choses, puis de faire mieux. Ces
étrangers avaient débarqué de leurs grands bateaux et souri de tous ces
crimes. Ils avaient observé les fractures qui se produisaient et avaient
réalisé qu’il leur suffisait d’attendre que la folie fasse ses victimes,
d’attendre que les partis politiques divisent la ville, pour que cette dernière
mûrisse et que vienne le temps de la cueillir. Ils n’avaient même pas besoin
de se salir les mains… il leur suffisait d’attendre.
Benedikt agita négativement la tête et ressortit de la ruelle.
« Tu as appris quelque chose d’intéressant ? » demanda Marshall
lorsque Benedikt revint.
Benedikt agita négativement la tête. Il brossa son pantalon humide et
s’accroupit. « Tu as vu quelque chose d’intéressant ?
— Eh bien, annonça Marshall, je n’ai pas vu passer le moindre monstre,
mais dans l’immense ennui engendré par ton absence, j’ai remarqué… »
Il indiqua quelque chose du doigt, laissant Benedikt voir par lui-même.
« Qu’est-ce que je regarde ? »
Marshall fit un petit bruit désapprobateur, puis tendit les mains pour
tourner physiquement la tête de Benedikt, et modifier la direction de son
regard. « Là, au coin en bas à gauche du balcon. »
Benedikt siffla en inspirant de l’air.
« Tu vois ?
— Oui. »
Là, au coin en bas à gauche du balcon : une série de violentes marques
de griffures, descendant verticalement sur le petit rebord.
VINGT-NEUF

« De tous les endroits possibles et imaginables… », s’exclama Roma en


tendant le cou pour regarder, les yeux plissés, l’enseigne au néon vétuste
accolée au toit, « … il a fallu que ce soit celui-là que notre homme aime
fréquenter ? »
Le soleil s’était couché une demi-heure auparavant, le ciel virant du
rougeoyant voilé au noir d’encre intense. Une légère brume s’installait
aussi, encore que Juliette ne fût pas certaine du moment où elle avait
apparu. Elle avait simplement réalisé en regardant la version bleu nébuleux
de M NTUA que de minuscules gouttelettes d’eau tombaient du ciel, et
lorsqu’elle avait touché son visage, elle l’avait trouvé humide.
« Sincèrement, dit Juliette. Je m’attendais à plus de débauche.
— Je m’attendais à plus de coups de feu », rétorqua Roma.
Le Mantua était parfaitement enchâssé entre le territoire du clan des
Écarlates et celui des Fleurs blanches, un établissement mi-bordel mi-bar,
qui se complaisait dans sa propre déviance. C’était l’un des endroits les plus
dangereux de Shanghai, mais paradoxalement, c’était aussi là que, pour
Roma et Juliette, être vus ensemble présentait le moins de risques.
N’importe quand, des hommes incontrôlables pouvaient se lever et
s’entretuer, des femmes pouvaient sortir une arme et tirer, des barmaids
pouvaient fracasser les verres et déclencher une guerre. C’était cette montée
d’adrénaline, cette anticipation, cette expectative que les clients du Mantua
recherchaient. Et qui croiraient les rumeurs nées dans un tel endroit ?
« À ma connaissance, il y a eu ici au moins cinq bagarres générales
cette dernière semaine », annonça Roma d’un ton détaché. Ils étaient encore
debout dehors. Ni l’un ni l’autre n’avait encore fait mine d’y aller. « La
police municipale organise une descente quasiment une semaine sur deux.
Pour quelle raison un Britannique viendrait-il ici aussi souvent ?
— Quelle raison aurait qui que ce soit de venir ici ? demanda Juliette en
forme de réponse. Il doit avoir le goût du risque. »
Il lui fallut le même effort que si elle avait pataugé dans le goudron,
mais Juliette tira la vieille porte grinçante et entra dans le Mantua, laissa ses
yeux s’ajuster à l’intérieur sombre et maussade. Bien que tout fût difficile à
distinguer, certaines zones étaient suréclairées par des flots de néons, des
tubes qui clignotaient assez fort pour lui brûler les rétines. À regarder
autour d’elle, Juliette aurait presque pu se convaincre qu’elle venait d’entrer
dans un bar clandestin new-yorkais, s’il n’y avait eu cet éclairage plus
trouble.
Roma ferma la porte derrière lui, puis agita sa main devant son nez pour
disperser l’épais nuage de fumée qui venait à sa rencontre. « Tu le vois ? »
Juliette parcourut des yeux les coins sombres comme les endroits
suréclairés, dépassa les trois Américains sur la piste de danse qui tentaient
d’enseigner le charleston à une prostituée. Le bar était bondé, occupé par
une foule toujours changeante de clients déjà ivres qui jetaient
négligemment des billets de plusieurs pays sur le comptoir détrempé
d’alcool. Dès que l’un d’entre eux s’éloignait, entraîné bras dessus bras
dessous vers un petit escalier proche par une étrangère, et visiblement parti
pour pécher plus encore, un autre prenait sa place.
Archibald Welch était assis à l’extrémité gauche du comptoir, avec
comme une bulle d’espace vide qui le séparait du reste des clients. Là où
d’autres étaient à peine posés contre leurs épais sièges de velours rouge,
Archibald était solidement implanté, une masse imposante aux cheveux
roux et au cou plus épais que son visage. La cicatrice qui lui barrait le
visage luisait sous les éclairages bleutés du bar. Le cliché anthropométrique
ne rendait vraiment pas justice à sa taille.
« Ah, dit Roma en repérant leur cible. Nous n’allons peut-être pas tenter
de l’intimider. »
Juliette haussa les épaules. « On pourrait tout de même essayer. »
Tous deux se fondirent dans la masse et se frayèrent un chemin à travers
la clientèle du Mantua, pour s’arrêter chacun d’un côté d’Archibald, et
s’asseoir sur les tabourets de velours à sa droite et à sa gauche. Archibald
bougea à peine. Il ne tint aucun compte de leur présence, alors même qu’il
était évident que Roma et Juliette étaient venus pour lui.
Juliette se tourna vers lui et sourit.
« Archibald Welch, je suppose ? dit-elle d’un ton affable. On vous
appelle Archie ? »
Archibald reposa son verre. « Non.
— Vraiment ? » Juliette réessaya. « Archibou, alors ? »
Roma écarquilla les yeux.
« Très bien, cela suffit, coupa-t-il. Nous savons que vous faites des
affaires avec le Larkspur, monsieur Welch, et je suis sûr que vous savez qui
nous sommes. Alors, si vous ne voulez pas que les Écarlates et les Fleurs
blanches s’occupent de vous, je vous suggère de commencer à parler.
Maintenant. »
Roma avait décidé d’employer la manière forte par opposition aux
amabilités de Juliette, mais apparemment, aucune des deux tactiques ne
fonctionnait. Archibald n’avait nullement laissé entendre qu’il avait
compris ni même écouté les menaces de Roma. Il continuait simplement de
boire sa bière.
« Allons, ce ne sont même pas des informations sur vous que nous
recherchons, dit Juliette en laissant sa voix se teinter d’une tonalité
légèrement plaintive. Nous voulons juste savoir comment trouver le
Larkspur. »
Archibald resta muet. Le jazz, en fond sonore, faisait rage, et les
prostituées allaient çà et là, à la recherche de leur prochain client. L’une
d’entre elles s’approcha, un éventail serré dans son poing délicat, mais elle
tourna presque immédiatement les talons, ayant perçu la tension dans leur
petite niche privée.
Juliette joua avec une perle de sa robe. Elle s’apprêtait à repartir à
l’assaut quand, à sa grande surprise, il reposa son verre et annonça : « Je
vais vous le dire. »
Sa voix était comme du gravier sous un pneu, semblable à la collision
d’un navire sur les rochers de la côte, qui allait le couler avec tout son
équipage.
Roma n’en crut pas ses oreilles. « Vraiment ? »
Juliette soupçonna que cela lui avait échappé involontairement. En
entendant la réponse de Roma, le visage d’Archibald s’illumina d’un grand
sourire. Ses yeux furent avalés par ses épaisses paupières, consumés dans
un tourbillon.
Ce fut la chose la plus terrifiante que Juliette eût jamais vue.
« Bien sûr », dit Archibald. Il fit signe à la barmaid, qui abandonna sa
commande en cours pour s’occuper immédiatement de lui. Il exhibait trois
doigts dressés. « Mais autant que cela soit plaisant. Une réponse pour
chaque godet que vous buvez. »
Roma et Juliette échangèrent un regard perplexe. En quoi cela
bénéficiait-il à Archibald Welch d’une quelconque façon ? Est-ce qu’il avait
à ce point besoin de compagnons de beuverie ?
« Cela me paraît honnête », grommela Roma. Il regarda le liquide qui
lui avait été servi, avec sur le visage un peu plus de dégoût que dans son
impassibilité habituelle.
Archibald leva son verre avec un sourire. « Gānbēi.
— Santé », marmonna Juliette en trinquant avec lui et Roma.
Le liquide coula tout seul, et enflamma tout le fond de sa gorge.
Ce fut plus le goût que le feu qui la fit grimacer, cet alcool terriblement
bon marché contre lequel sa langue s’était immédiatement révoltée.
« Qu’est-ce que c’est que ce feu de l’enfer ? demanda Juliette en
toussant alors qu’elle reposait son verre.
— De la tequila », répondit Archibald. Il fit signe à la barmaid.
« Question suivante ?
— Hé !, protesta Juliette. Ça ne compte pas !
— J’ai dit un godet par question, mademoiselle Cai. Pas d’exceptions. »
Trois nouveaux verres atterrirent devant eux trois. Celui-là avait un goût
encore plus infâme que le précédent. Juliette aurait tout aussi bien pu boire
l’essence qui alimentait les voitures des Écarlates.
« Nous allons commencer simplement », dit Roma une fois que ces
verres eurent été vidés, en se précipitant avant que Juliette ne pose une autre
question. « Qui est le Larkspur ? »
Archibald haussa les épaules, feignant de s’excuser. « Je ne connais pas
son nom et n’ai jamais vu son visage. »
Cela ressemblait à un mensonge. Dans le même temps, Juliette
n’imaginait même pas cet homme avoir une raison de protéger le Larkspur.
Rien ne l’aurait forcé à entamer cette discussion, s’il n’avait rien voulu dire.
Juliette résista à l’envie d’écraser le verre entre ses doigts. « Mais vous
avez interagi avec lui ? C’est une vraie personne, qui dispose de vrais
locaux pour mener ses affaires ? »
Archibald laissa échapper un petit bruit indiquant une réflexion. « Il y a
deux questions, là, je crois. »
Six verres, cette fois. Juliette avala facilement les deux siens, s’y étant
cette fois préparée. Roma dut se retenir de tousser.
« Bien sûr qu’il est réel, répondit Archibald. Qui vous a renvoyé sur
moi, Walter Dexter ? »
Par pure mesquinerie, elle aurait dû le faire boire lui pour la réponse à
sa question, mais cela n’aurait probablement pas eu grand effet. On aurait
dit que l’alcool l’affectait à peine.
« En quelque sorte. »
Archibald hocha la tête, parut s’en satisfaire. « Je livre directement le
Larkspur. Est-ce que cela correspond à ce que vous considérez comme une
interaction ? » Il renversa son verre au-dessus de sa bouche, but les
dernières gouttes. « Je procède au chargement dans l’entrepôt de Dexter, et
j’emporte le tout au dernier étage du salon de thé Long Fa, à
Chenghuangmiao. C’est là que le Larkspur fabrique son vaccin. »
Juliette exhala rapidement. Ça y était. Ils avaient leur adresse. Ils
allaient pouvoir parler directement au Larkspur.
Et si cela ne menait à rien, alors elle ne savait pas ce qu’ils pourraient
faire pour sauver leur ville.
« Est-ce tout pour ce soir ? » demanda Archibald. Il y avait quelque
chose comme un peu de malice dans sa voix. Il ne s’attendait pas à ce que
cela s’arrête là. Il regardait Juliette comme s’il pouvait lire ses pensées,
comme s’il pouvait voir les roues dentées tourner à plein régime à
l’intérieur de son crâne.
« Oui, c’est tout », dit Roma, qui remontait déjà ses manches, se
préparant à partir.
Mais Juliette agita négativement la tête.
« Non. » Cette fois, ce fut elle qui fit signe à la barmaid. Les yeux de
Roma s’exorbitèrent. Il commença à lui mimer quelque chose avec la
bouche d’un air horrifié, mais elle l’ignora.
« J’ai d’autres questions.
— Juliette », persifla Roma.
Les verres apparurent. Archibald gloussa – un bruit lourd et puissant,
qui venait droit de l’estomac et en avait les effluves – et il claqua de la main
sur le comptoir pour manifester son amusement. « Buvez,
monsieur Montagov. »
Roma regarda fixement le verre, et but.
« Son vaccin », commença Juliette quand le feu dans sa gorge se fut un
peu apaisé. « Est-il réel ? Vous devez le savoir, si vous faites les livraisons.
Vous avez dû en voir plus que le négociant moyen. »
Cela fit hésiter Archibald. Il fit tourner sa gorgée dans sa bouche,
réfléchissant longuement. Peut-être qu’il s’interrogeait sur l’opportunité de
garder le silence sur cette question. Mais une promesse était une promesse ;
Juliette et Roma avaient déjà versé leur obole pour entendre sa réponse.
« Le vaccin est à la fois opérant et inopérant, répondit
précautionneusement Archibald. Le Larkspur produit une souche dans son
laboratoire, en se servant de l’opium que je livre. L’autre souche n’est
qu’une solution physiologique colorée. »
Roma marqua le coup. « Quoi ? »
Si rien n’arrêtait la folie, à un moment, elle aurait affecté le moindre
recoin de Shanghai. Avec deux souches de vaccin, une qui était opérante et
l’autre pas, le Larkspur contrôlerait qui serait immunisé et qui ne le serait
pas.
Le poids de cette révélation ébranla Juliette comme un direct au plexus
solaire.
« En fait, cela revient à dire que le Larkspur peut choisir qui vit et qui
meurt », dit-elle d’un ton accusateur, révolté.
Archibald haussa les épaules, ne confirmant ni n’infirmant ce qu’elle
venait de dire.
« Mais, comment… ? demanda-t-elle. Comment a-t-il disposé d’un vrai
vaccin au départ ? »
Archibald fit signe à la barmaid. Juliette avala le verre suivant avant
même qu’il ne l’y ait invitée, et le rabaissa violemment. Roma fut le plus
lent, cette fois, et affichait une grimace marquée lorsqu’il s’essuya la
bouche.
« Vous outrepassez largement l’étendue de ce que je peux savoir, jeune
fille, répondit Archibald. Mais je peux vous dire ceci : lors de ma première
livraison, j’ai vu que le Larkspur œuvrait à partir d’un petit carnet en cuir. Il
s’y référait continuellement, comme s’il n’avait pas vraiment l’expérience
des produits que je lui apportais. » La lueur impertinente du regard
d’Archibald parut s’estomper. « Vous désirez en savoir plus sur son vrai
vaccin ? Le Larkspur travaillait à partir d’un petit carnet fait d’un cuir
résistant que l’on ne trouve qu’en Grande-Bretagne. Vous comprenez ? »
Roma et Juliette échangèrent un regard.
« Vous dites qu’il est britannique ? demanda Juliette.
— Qu’il préfère les carnets de fabrication traditionnelle ? » ajouta
Roma.
Archibald les regarda comme s’il leur manquait des neurones. « Dites-
moi, si un négociant avait appareillé de Grande-Bretagne en direction de
Shanghai le jour où l’information concernant la folie a été rendue publique,
serait-il déjà arrivé ? »
Juliette plissa le front. « Cela dépend de la vitesse du navire… »
Archibald l’interrompit. « Même le navire le plus rapide du monde
n’expliquerait pas le peu de temps qui s’est écoulé entre l’apparition de la
folie et la rumeur du vaccin du Larkspur. Et pourtant, son carnet venait de
Grande-Bretagne. Ce qui signifie qu’il avait la formule d’un vaccin avant
que la folie n’ait même débuté ici. »
Sans avertissement, Archibald sursauta soudain sur son tabouret. Le
temps d’un instant terrifiant, alors qu’elle s’efforçait de raisonner, Juliette
crut qu’on lui avait tiré dessus, mais il ne s’était redressé que pour se
pencher en avant et faire de nouveau signe à la barmaid.
« Je crois que cette réponse compte pour plusieurs godets. Elle était
bien, n’est-ce pas ? »
La tête de Juliette lui tournait. Elle ne savait pas trop si cela venait des
informations ou de l’alcool.
« Le carnet, dit-elle à Roma. Je vais trouver…
— Oh, ne vous fatiguez pas, intervint Archibald. Je ne l’ai jamais revu.
Par contre, j’ai vu des marques de combustion sur le parquet. Il l’a brûlé.
Une fois la méthode mémorisée, vous croyez vraiment qu’il aurait pris le
risque qu’il soit volé par des gens comme vous ? »
C’était une bonne question. Juliette pinça les lèvres, mais Archibald se
contenta de sourire devant son expression, puis poussa deux verres devant
elle. Juliette en prit un sans trop hésiter. Il s’agissait des derniers tours de
piste, après tout. Ils avaient obtenu ce qu’ils étaient venus chercher.
« Juliette Cai, dit Archibald en levant haut son deuxième verre, vous
avez été une fantastique partenaire de beuverie. Monsieur Montagov, vous
avez encore besoin d’un peu d’entraînement.
— Insolent », maugréa Roma.
Précautionneusement, en s’assurant que sa main ne tremblait pas,
Juliette prit son second verre et le leva. Roma fit de même, et la dernière
tournée descendit, en faisant ses ravages. Sans perdre une seconde,
Archibald se leva dès qu’il eut fini, abattit une lourde main sur l’épaule
gauche de Juliette et une autre sur l’épaule droite de Roma, en signe de
camaraderie.
« Cela a été un plaisir, les enfants. Mais l’horloge a déjà sonné
11 heures, et mes sources me disent qu’il est temps d’y aller. »
Il fila, se fondit dans la foule et s’effaça avec les néons. Un véritable
agent du chaos. Juliette le connaissait à peine, mais elle le respectait déjà
par principe.
Elle ferma les yeux de toutes ses forces, agita la tête, et s’éclaircit les
idées. Elle allait bien. Elle pouvait supporter cela.
« Roma ? » tenta-t-elle.
Roma se tourna et s’effondra sur le sol.
« Roma ! »
Juliette descendit précautionneusement de son tabouret et s’accroupit à
côté de lui, suffisamment éméchée pour voir double, mais pas assez pour
perdre l’équilibre. Elle lui donna un petit coup sur le visage.
« Abandonne-moi là, dit-il en gémissant.
— Comment as-tu fini dans cet état ? demanda Juliette d’un ton
incrédule. Je croyais que tu étais russe.
— Je suis russe, pas alcoolique », maugréa Roma. Il ferma les yeux,
puis les rouvrit, les fit papillonner en regardant le plafond avec une
expression médusée. « Pourquoi suis-je par terre ?
— Nous partons », ordonna Juliette. Elle tira sur son épaule, pour
essayer de le remettre sur pied. En grondant, Roma obtempéra. Ou tenta
d’obtempérer : à la première tentative, il ne réussit qu’à s’asseoir. Juliette le
secoua de nouveau, et cette fois, il réussit à se tenir debout, quoiqu’oscillant
un peu.
« Nous partons ? » répéta Roma.
Soudain, les sirènes emplirent la pièce, un hurlement perçant qui couvrit
le jazz. Il y eut des cris, puis la débandade des gens qui couraient dans
toutes les directions, en un tel tourbillon que Juliette ne sut bientôt plus où
se trouvait la sortie. Dehors, une voix exigea à travers un haut-parleur que
tous les clients du Mantua sortent, les mains en l’air. À l’intérieur, les
hommes abaissaient les crans de sûreté des pistolets.
« Nous ne partons plus, corrigea-t-elle. Sauf à vouloir se faire abattre
par la police municipale. On monte. Viens. »
Elle l’attrapa par la manche et l’entraîna vers le petit escalier qu’elle
avait remarqué plus tôt dans le coin de l’établissement. Alors que tous les
clients du Mantua se précipitaient, se poussaient et se piétinaient en
direction de la sortie, les filles vêtues de couleurs vives empruntaient
l’escalier, par lequel elles s’éclipsaient discrètement.
« Doucement, doucement », le prévint Juliette quand Roma posa un
pied chancelant sur la première marche.
Ils étaient tous les deux pantelants lorsqu’ils arrivèrent au sommet de
l’escalier, et s’efforcèrent de s’immobiliser alors que le monde entier
tournoyait autour d’eux. À l’étage, le couloir était si étroit que Juliette n’y
aurait pas tenu bras écartés. Le tapis était incroyablement pelucheux, et
engloutissait la moitié de ses talons à chaque pas. La lueur des néons,
omniprésente en bas, était ici absente. L’étage était éclairé par quelques
ampoules électriques suspendues au plafond, qui ne permettaient que de
voir où l’on allait, et projetaient de longues ombres dansantes sur le papier
peint décrépit.
Juliette ouvrit la première porte qu’elle croisa. Deux glapissements de
surprise distincts résonnèrent quand la lumière pénétra dans la petite pièce.
Juliette plissa les yeux et vit un homme sans pantalon.
« Sortez, exigea-t-elle. – C’est ma chambre », protesta la femme sur le
lit.
Sous leurs pieds, il y eut des bruits sourds, puis des coups de feu.
« Oh, je suis désolée. Permettez-moi de reformuler », dit Juliette. Il
devenait vraiment difficile, maintenant, de garder son sérieux. Pour une
raison totalement absurde, un grand éclat de rire montait en elle.
« Dehors ! »
L’homme fut le premier à la reconnaître. Il s’agissait probablement d’un
Écarlate, au vu de la vitesse à laquelle il remonta son pantalon et quitta les
lieux, saluant Juliette de la tête au passage. La femme fut plus lente : elle
quitta de mauvaise grâce un lit qui prenait la moitié de la pièce. Il y avait
une fenêtre au-dessus du lit, mais trop petite pour faire sortir un chat, encore
moins une personne.
« Plus vite », ordonna sèchement Juliette. Elle pouvait entendre des pas
qui martelaient bruyamment les marches de l’escalier.
La femme la frôla et sortit, jetant un regard furieux par-dessus son
épaule. Juliette entraîna Roma à l’intérieur de la chambre libérée, et claqua
la porte.
« Je crois qu’elle ne t’aime pas beaucoup, dit Roma.
— Être aimée ne m’importe pas, répliqua Juliette. Glisse-toi sous les
couvertures. »
Roma se hérissa. Des cris résonnèrent à l’étage. « Il le faut vraiment ?
Tu sais ce que les gens font sous ces…
— Maintenant ! » persifla Juliette. Elle glissa une main dans sa robe et
fouilla sa poche à billets. Elle en tira un montant a priori acceptable, ce qui
n’était pas une mince affaire puisqu’elle ne pouvait plus vraiment voir les
chiffres.
« D’accord, d’accord », dit Roma. Alors même qu’il se laissait tomber
dans le lit et tirait la couverture sur lui, on cogna à la porte à en faire
trembler le sol.
Juliette était prête.
Elle entrouvrit la porte, pas suffisamment pour permettre au policier
d’entrer mais assez pour qu’il puisse bien voir son visage et sa robe
américaine. Cela suffisait généralement pour qu’ils relient tous les points, et
elle attendit – elle attendit cette milliseconde où le déclic se faisait soudain.
Il se fit.
« Cette chambre est vide », lui indiqua-t-elle, comme si elle plaçait le
policier sous hypnose. Il était chinois et pas britannique, ce qui était une
bonne chose pour Juliette, parce qu’il avait beaucoup plus de chances de
craindre le clan des Écarlates. Juliette lui glissa l’argent qu’elle tenait dans
ses mains, et le policier inclina la tête, lui montra le blason de la Concession
internationale qui ornait sa casquette bleu foncé.
« Compris », dit-il. Il empocha les billets puis reprit son chemin,
cochant la pièce comme ayant été examinée et laissant Juliette refermer la
porte et s’y appuyer, le cœur battant la chamade.
« Nous sommes hors de danger ? » demanda Roma de sous les
couvertures, sa voix assourdie d’autant.
En soupirant, Juliette s’avança et lui arracha les couvertures. Roma
tiqua, surpris, les yeux plus grands que des soucoupes, les cheveux
ébouriffés.
Juliette se mit à rire.
Le gloussement s’éleva depuis la chaleur de son estomac, et se déploya
dans toute sa poitrine, alors qu’elle se laissait tomber sur le lit, les bras
serrés autour du ventre. Elle ne savait pas ce qui pouvait être aussi drôle. Et
Roma non plus, lorsqu’il s’assit.
« C’est… ta… faute, réussit-elle à hoqueter.
— Ma faute ? répéta Roma, incrédule.
— Oui. Si tu avais un peu mieux tenu l’alcool, nous serions partis en
même temps qu’Archibald Welch.
— Pitié, dit Roma. Si je n’étais pas tombé, ç’aurait été toi.
— Mensonges que tout cela.
— Vraiment ? » répondit Roma sur le ton du défi. Il lui donna soudain
une bourrade sur l’épaule. L’entièreté de son corps instable tomba en
arrière, et la tête lui tourna sans retenue.
« Tu… »
Elle se jeta sur lui les deux mains en avant, sans trop savoir quelles
étaient ses intentions. Peut-être qu’elle voulait l’étrangler, ou lui arracher
les yeux, ou se saisir du pistolet qu’il avait dans la poche, mais Roma fut
plus rapide, même dans cet état d’ébriété. Il l’attrapa par les poignets et
poussa, jusqu’à ce qu’elle retombe sur le dos et qu’il se fut replacé au-
dessus d’elle, avec un air satisfait.
« Tu disais ? » demanda Roma. Il ne s’écarta pas une fois sa
démonstration faite. Il demeura là, ses mains immobilisant les poignets de
Juliette au-dessus de sa tête, son corps suspendu au-dessus du sien, son
regard étrange, sombre et enflammé.
Quelque chose avait changé dans l’expression du visage de Roma.
Juliette inhala sèchement, une petite respiration rapide. Cela aurait pu rester
inaperçu, si Roma ne s’était pas trouvé aussi près. Il s’en avisa.
Roma remarquait toujours tout.
« Qu’est-ce qui te fait tressaillir ? » demanda Roma. Sa voix se réduisit
à un impitoyable murmure de conspirateur. « Aurais-tu peur de moi ? »
Le sang de Juliette ne fit qu’un tour. Une question d’une telle insolence
ne put que réveiller tous ses sens engourdis, repousser la torpeur induite par
l’alcool.
« Je n’ai jamais eu peur de toi. »
Juliette inversa leurs positions en une seule poussée habile.
Amère, vindicative et blessée dans son amour-propre, elle replia ses
jambes sur celles de Roma, et balança ses hanches jusqu’à ce qu’il soit celui
qui était sur le dos et qu’elle le domine, agenouillée sur les draps. Elle tenta
bien de lui plaquer les épaules sur le lit comme il l’avait fait, mais sans y
mettre toute son énergie, et la tête lui tournant. Roma se contenta de
constater sa colère et d’agir en conséquence.
Il s’assit d’un geste rapide, s’arracha à son emprise. Mais il n’alla pas
plus loin. Ils restèrent comme ils étaient : trop proches, trop entrelacés. Elle
était assise à califourchon sur ses cuisses ; il se dressait à seulement
quelques pouces d’elle.
L’une des mains de Roma atterrit sur sa cheville. Elle porta la sienne à
la gorge de Roma.
« Peut-être, dit Roma d’une voix presque inaudible, que tu ne me crains
pas. Mais… » Sa main remonta lentement, effleurant son mollet, son genou,
sa cuisse. La paume de Juliette s’enfonça jusqu’à serrer l’espace en dessous
du col de sa chemise blanche. « Tu as toujours craint la faiblesse. »
Juliette releva les yeux. Leurs regards se croisèrent, confus et ivres et
alertes et provocateurs à la fois, plus désinvoltes et résolus que jamais, de
quelque façon – de quelque façon.
« Et tu vois de la faiblesse ? »
Elle ne savait pas lequel des deux, d’elle ou Roma, respirait le plus fort.
Ils étaient à un souffle de l’autre, en se défiant mutuellement d’agir en
premier, de céder à ce que ni l’un ni l’autre ne voulait admettre désirer, ne
voulait admettre être en train de se passer, ne voulait admettre être une
répétition du passé.
Ils cédèrent au même instant.
Le baiser de Roma fut exactement comme dans son souvenir. Il l’emplit
de tant d’adrénaline et d’exubérance qu’elle aurait pu exploser. Il lui donna
l’impression d’être trop éthérée pour son propre corps, comme si elle
pouvait se séparer de son enveloppe charnelle.
L’alcool avait eu un goût horrible dans son verre, mais ses
réminiscences sur la langue de Roma lui furent douces. De ses dents, il lui
effleura les lèvres, et Juliette s’arqua contre son corps, laissa ses mains
courir sur ses épaules, suivre les muscles le long de ses flancs, remonter sur
sa chemise, et trouver la chaleur de sa peau nue.
Les battements de son pouls rugissaient dans ses oreilles. Elle sentit la
bouche de Roma passer de ses lèvres à sa mâchoire, à sa clavicule, la
brûlant partout où elles la touchaient.
Juliette ne pouvait plus penser, ne pouvait plus parler – la tête lui
tournait et le monde entier tournait et elle ne désirait plus rien d’autre en cet
instant que de continuer à tourner, à tourner, à tourner. Elle voulait sortir de
sa trajectoire, perdre le contrôle à jamais.
Quatre ans plus tôt, ils étaient innocents, jeunes et bons. Leur amour
avait été doux, une chose à chérir, plus simple que la vie elle-même.
Maintenant, ils étaient monstrueux ; maintenant, ils étaient serrés l’un
contre l’autre et dégageaient la même odeur entêtante que le bordel dans
lequel ils se cachaient, ivres de plus que de cette seule tequila bon marché.
La faim et le désir alimentaient chacun de leurs mouvements. Juliette
s’escrima sur les boutons de la chemise de Roma qu’elle écarta, explora les
cicatrices et les vieilles blessures dans son dos.
« Faisons une trêve », murmura Juliette au bord des lèvres de Roma. Il
fallait qu’ils s’arrêtent. Elle n’y arrivait pas. « C’est une torture.
— Nous ne sommes pas en guerre, répondit doucement Roma.
Pourquoi faire une trêve ? »
Juliette agita négativement la tête. Elle ferma les yeux, laissa la
sensation des lèvres de Roma caressant sa mâchoire parcourir tout son
corps. « Nous ne sommes pas en guerre ? »
Nous le sommes.
Ce constat fut comme une douche froide, il emplit tous ses os du genre
de froid glaçant que l’on ne trouve que six pieds sous terre. Elle enfonça
son visage dans le creux de l’épaule de Roma, s’imposa de ne pas craquer,
de ne pas pleurer. Roma perçut ce changement chez Juliette avant qu’elle ne
l’eût elle-même réalisé ; ses bras l’enlacèrent pour la serrer plus fort.
« Que fais-tu, Roma Montagov ? » murmura Juliette, sa voix réduite à
un grincement. « Que me fais-tu ? »
Jouer avec son cœur ne lui suffisait donc pas ? Ne l’avait-il pas déjà
déchirée et abandonnée aux loups une fois auparavant ?
Roma ne pipa mot. Juliette ne sut rien lire en lui, même lorsqu’elle
releva la tête et plongea dans ses grands yeux papillonnants.
Juliette s’arracha soudain à lui, tenta de se lever. Ce ne fut qu’alors que
Roma réagit. Ce ne fut qu’alors qu’il tendit la main et saisit son poignet en
chuchotant : « Juliette.
— Quoi ? persifla-t-elle en retour. Quoi, Roma ? Souhaiterais-tu
m’expliquer ce qu’il y aurait entre nous, quand tu m’as fait savoir d’une
façon horriblement claire, il y a quatre ans, où allait ta loyauté ? Ai-je
besoin de te coller un pistolet sur la tempe pour te faire admettre que tu te
joues encore une fois de moi ?
— Ce n’est pas le cas. »
Juliette plongea la main dans sa robe, en tira le pistolet qu’elle cachait
dans ses replis. De sa main libre, elle libéra la sécurité et enfonça le canon
sous la mâchoire de Roma – dans la partie molle où ses lèvres se trouvaient
quelques minutes plus tôt. Sa seule réaction fut de relever le menton, de
façon que l’arme s’enfonce plus avant, jusqu’à ce que le canon ne soit plus
qu’un autre baiser sur sa joue.
« Je n’arrive pas à comprendre, souffla-t-elle. Tu me détruis puis tu
m’embrasses. Tu me donnes des raisons de te haïr, puis tu me donnes des
raisons de t’aimer. Est-ce un mensonge, ou la vérité ? Est-ce une ruse, ou
l’expression sincère de tes sentiments ? »
Le pouls de Roma battait si fort que Juliette pouvait le sentir, elle
percevait son martèlement, comme elle se dressait au-dessus de lui, sa main
si près de son cou. Un peu de lumière de lune avait pénétré par la petite
fenêtre, et courait maintenant sur le corps de Roma : ses épaules nues et ses
bras nus, ballants des deux côtés mais ne tentant aucunement d’empêcher
Juliette de le menacer.
Elle pouvait presser la détente. Elle pouvait s’épargner l’agonie de
l’espoir.
« Rien n’est jamais aussi simple qu’une unique vérité, répondit Roma
d’une voix rauque. Jamais.
— Ce n’est pas une réponse.
— C’est la seule que je puisse offrir. » Roma releva la main, alla
lentement la refermer sur le canon de l’arme. « Et c’est tout ce que tu
accepterais d’entendre. Tu me parles comme si j’étais la même personne
que celui que tu as laissé derrière toi, qui t’a trahi il y a quatre ans, mais ce
n’est pas le cas. Et tu n’es plus non plus la Juliette que j’aimais. »
C’était elle qui tenait l’arme, et pourtant elle eut l’impression que c’était
elle qui venait d’être blessée. Le silence était retombé sur le Mantua, la
descente de police était terminée, et les agents avaient quitté les lieux. En
contrebas, la seule chose qui bougeait encore était le reflet de l’enseigne au
néon du bâtiment, qui se reflétait dans les flaques d’eau de pluie.
« Pourquoi ? » grinça-t-elle. La question qu’elle aurait dû poser quatre
ans plus tôt. La question qui lui avait pesé toutes ces années, un boulet
enchaîné à son cœur. « Pourquoi as-tu organisé cette attaque contre les
miens ? »
Les paupières de Roma se fermèrent. Comme s’il se préparait au coup
de feu.
« Parce que, murmura-t-il, je n’ai pas eu le choix. »
Juliette écarta son arme. Avant que Roma n’eût pu dire quoi que ce soit
d’autre, elle s’enfuit.
TRENTE

Juliette enfonça profondément ses mains dans la terre meuble. Elle la


pressa et l’amalgama, écrasa entre ses doigts des blocs du terreau qui
parsemait son jardin.
Elle travaillait depuis l’aube sur les parterres de fleurs du côté façade de
la maison, soignait les martèlements de son mal de crâne avec le soleil et les
bruits de la nature. Néanmoins, si l’on en croyait la grimace sur son visage,
cela ne fonctionnait pas vraiment. Lorsqu’elle jardinait, enfant, qu’elle
nettoyait la terre des parterres avec des poignées de pétales morts dans les
mains, cela signifiait qu’elle était de mauvaise humeur et qu’elle s’efforçait
d’éteindre son agressivité sans exploser. C’était pratiquement devenu une
légende urbaine chez les Écarlates : Parlez à Juliette quand elle a une plante
dans les mains, et vous en subirez les conséquences.
Personne ne s’était plus occupé du jardin depuis qu’Ali y avait saigné à
mort.
Juliette prit une longue inspiration. Elle déballa une petite jacinthe
mauve, la cala soigneusement dans le trou qu’elle venait de creuser. Puis,
avant que la fleur n’ait le temps de se désaligner ou de verser, Juliette
ramena la terre dans le trou.
Elle regretta de ne pas pouvoir se complémenter de cette façon. De ne
pas pouvoir presser des masses de terreau fertile dans les trous de son cœur,
pour occuper l’espace le temps que les plantes prennent racine et produisent
des roses. Peut-être qu’alors, elle n’entendrait plus résonner dans sa tête
encore et encore la voix de Roma qui occupait toutes ses pensées.
Les genoux de Juliette étaient couverts de petites égratignures
cicatrisées. Elle était tombée à un quart de mile du Mantua, et était restée un
temps allongée là, les paumes des mains dans le gravier, sa robe absorbant
la boue et l’eau de pluie. Cela l’avait méchamment piquée durant le reste du
retour, mais la douleur s’était en grande partie apaisée depuis. La fraîcheur
de la terre sous elle, le soleil du matin couvrant d’or une partie de son
visage, la rugosité des cailloux et des brindilles pressés contre sa peau –
tout cela lui rappelait qu’elle ne s’était pas dissociée du monde et qu’elle
ne flottait pas dans les nuages.
C’est la seule réponse que je puisse offrir.
Rien de tout cela n’avait le moindre sens. Si Roma Montagov ne l’avait
pas haïe toutes ces années, alors pourquoi le prétendre ? S’il l’avait haïe
toutes ces années, alors pourquoi dire de telles choses maintenant –
pourquoi prétendre, en des termes aussi déchirants, que sa trahison lui avait
fait aussi mal à lui qu’à elle ?
Je n’ai pas eu le choix.
Juliette hurla soudain, toute en enfonçant ses poings dans le sol. Deux
domestiques qui travaillaient non loin sursautèrent et prirent leurs jambes à
leur cou, mais Juliette n’en eut cure. Bon sang de bois, elle avait déjà vécu
tout cela quatre ans plus tôt ! Elle avait, il y avait bien longtemps, tracé
deux colonnes dans son esprit : les paroles de Roma et les actes de Roma, et
n’avait jamais pu les faire correspondre, jamais pu comprendre pourquoi –
pourquoi il allait la trahir quand il lui disait qu’il l’aimait. Et là, encore une
fois, elle n’arrivait pas à l’appréhender, à mettre en regard la façon dont il
lui tendait la main et la haine qu’il prétendait ressentir, à comprendre la
tristesse dans ses yeux quand il disait qu’elle était devenue une nouvelle
Juliette, autre et froide, qu’il ne supportait pas de voir.
Rien n’est jamais aussi simple qu’une unique vérité. Jamais.
Juliette attrapa la pelle qui se trouvait à côté d’elle, le feu de la fureur
dans ses veines atteignant son crescendo. Planter des fleurs était un jeu
d’enfant. Elle se remit lentement sur pied et leva la pelle au-dessus de sa
tête, abattit de toutes ses forces le bord de la lame de métal sur l’espace
qu’elle venait de mettre des heures à embellir. Encore et encore, sa pelle
s’enfonça dans le parterre de fleurs jusqu’à ce que toutes les fleurs soient
déchiquetées, les lambeaux de pétales jonchant la terre noire. Quelqu’un
cria son nom dans la distance, et cette simple sollicitation ne fit que
l’enrager plus encore, au point qu’elle se tourna et se fit une nouvelle cible
de la première chose qui lui tomba sous les yeux : un arbre mince, deux fois
haut comme elle.
Juliette se précipita vers le tronc. Elle leva sa pelle et frappa, frappa,
frappa…
« Juliette ! »
La pelle s’immobilisa sans explication. Lorsque Juliette virevolta, elle
découvrit les mains délicates aux ongles manucurés de Rosaline qui
serraient fort le manche de l’outil, et interdisaient une nouvelle entaille dans
le tronc de l’arbre.
« Qu’est-ce qui ne va pas, chez toi ? persifla Rosaline. Pourquoi es-tu
sortie de tes gonds ?
— Lâche-moi », répondit sèchement Juliette. Elle arracha la pelle des
mains de sa cousine et rentra à la maison au pas de charge, laissant des
traces de terre et les outils de jardinage dans le vestibule sans s’inquiéter du
désordre et fila dans sa chambre. Là, elle attrapa son manteau le plus
surdimensionné et morne et l’enfila, cachant sa robe et cachant son visage,
cachant tous les signes qui pouvaient révéler son statut. Quasiment par
habitude, elle mit aussi la capuche pour couvrir ses cheveux, mais c’était
inutile : elle n’avait pas encore cranté ses mèches emblématiques. Elle
n’avait que des cheveux noirs bouclés, qui flottaient autour de son cou.
Juliette attrapa une mèche qui se trouvait au-dessus de son oreille et la tira,
comme pour vérifier que tout cela était bien réel.
Elle quitta la maison, marchant en regardant droit devant elle,
n’inspectant qu’une seule fois les alentours. Était-elle encore suivie ? Elle
n’en avait pas grand-chose à faire. Pas quand son cœur hurlait son cri de
guerre dans ses oreilles. Pas quand elle n’arrivait pas à s’empêcher de serrer
les poings, dans un effort désespéré pour contrôler ses doigts tremblants.
Juliette avait toujours été fière de son sens des priorités. Elle savait
repérer ce qui était important, comme les explorateurs savent retrouver
l’étoile Polaire. Sa ville, son clan, sa famille. Sa famille, son clan, sa ville.
Mais un explorateur pouvait-il retrouver l’Étoile polaire si tout son
monde était rendu sens dessus dessous ?
Une botte éculée devant l’autre, Juliette marcha. À un moment donné,
elle s’engagea sur le Bund, zigzaguant entre les véhicules à moteur qui
trouvaient ou quittaient un stationnement de façon hasardeuse, et
s’engageaient sur des rues bien aplanies comme dans une glissière.
Vaguement, Juliette se demanda ce que cela ferait de cesser d’aller droit
devant et de partir en biais, jusque sur les appontements et dans le fleuve. Il
lui suffisait de continuer et de tomber droit dans l’eau, et de n’être plus
qu’une caisse de marchandises perdue de plus, une autre rature dans les
inventaires, un autre chiffre dans les manques à gagner.
Juliette sortit du Bund, sortit de la Concession internationale, et
s’engagea enfin en territoire fleur blanche.
Juliette avança encore plus sa capuche. Le geste était inutile – il lui était
bien plus facile de se fondre dans ces rues où les Montagov régnaient que
pour Roma de s’aventurer sur son territoire. Sans les couleurs des Écarlates
nouées autour de son poignet ou ornant ses cheveux, sans aucun de ses
identifiants habituels, pour ce que pouvaient en savoir les Fleurs blanches
qui patrouillaient, elle n’était qu’une autre des Chinoises habitant les
environs.
« Hé ! »
Juliette cilla, baissa la tête avant que la personne qu’elle venait de
bousculer accidentellement ne puisse bien voir son visage.
« Désolée ! » clama-t-elle. Juste avant de s’empresser de tourner au
coin, elle crut avoir aperçu des cheveux blonds au-dessus d’eux qui la
regardaient étrangement.

« Il vient de m’arriver quelque chose de bizarre », annonça Benedikt. »


Il se laissa tomber dans le siège vide, déroula l’écharpe qu’il portait
autour du cou et la posa sur leur petite table au coin de la salle. Marshall
opina pour signifier à Benedikt de continuer, mais Roma donna
l’impression de ne même pas avoir entendu son cousin. Il regardait aussi
fixement qu’aveuglément l’autre bout du restaurant et, à la grande
inquiétude de Benedikt, avait l’air de ne pas avoir dormi depuis des jours.
Depuis qu’Alisa avait été infectée par la folie, l’épuisement s’était inscrit de
plus en plus profondément sur le visage de Roma, mais quelque chose dans
son expression, cette fois, était… différent.
Là, non seulement son corps semblait avoir atteint son point de rupture,
mais son esprit paraissait en avoir fait de même, s’être aventuré au-delà de
toute possibilité de rebond et s’être arrêté, dans l’attente que quelque chose
ranime ses capacités cognitives.
Benedikt se demanda si Roma était même rentré chez lui la nuit
dernière, étant donné qu’il portait la même chemise blanche fripée que la
veille. Il s’interrogea sur l’opportunité de lui demander ce qui n’allait pas,
ou s’il valait mieux faire comme si de rien n’était.
Craignant les réponses que les questions pourraient apporter, il préféra
ne rien dire.
« Je crois que je viens juste de voir Juliette Cai. »
Les genoux de Roma se relevèrent violemment, heurtant tellement fort
le dessous de la table que l’assiette de Marshall manqua en tomber.
« Hé, attention ! » plaisanta Marshall. Il plaça ses mains d’un geste
protecteur autour de sa portion de gâteau au miel. « Ce n’est pas parce que
tu n’as pas encore été servi qu’il faut gâcher le dessert des autres. »
Roma ignora Marshall.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-il à Benedikt. Tu es sûr que
c’était elle ?
— Du calme, répondit Benedikt. Elle allait juste son chemin… »
Roma s’était déjà levé d’un bond. Le temps que Benedikt comprenne
même ce qui était en train de se passer, Roma était déjà parti depuis
longtemps, les portes battantes du restaurant se balançant encore.
« Que… qu’est-ce qu’il vient de se passer ? » demanda Benedikt,
éberlué.
Marshall haussa les épaules. Il enfourna une grande cuillérée de gâteau
dans sa bouche. « Tu en veux ? »

Pendant ce temps, Juliette s’était aventurée beaucoup plus avant en


territoire fleur blanche, sur la base de ses seuls souvenirs, revenant
régulièrement sur ses pas pour prendre l’autre embranchement sur des
trajets qu’elle pensait avoir en mémoire. Au bout d’un moment, les rues
commencèrent à ressembler un peu aux images qu’elle avait dans la tête.
Au bout d’un moment, elle trouva une ruelle tout à fait familière et s’y
engagea, en baissant la tête pour éviter toute une collection de cordes à
linge tirées trop bas, en fronçant le nez à cause de la moiteur de l’air.
« C’est dégoûtant », maugréa-t-elle en chassant les gouttes d’eau
malpropres qui lui tombaient sur la nuque. Alors qu’elle marquait une pause
pour s’en débarrasser complètement, elle aperçut une silhouette haute et
imposante qui arrivait par l’autre bout de la ruelle.
Tous les muscles de ses épaules se figèrent. Très vite, Juliette se força à
joindre les mains, et à continuer de marcher d’une allure qui ne serait pas
suspecte. Faire demi-tour et courir maintenant la signalerait immédiatement
comme coupable, comme une intruse en terre ennemie.
Heureusement, Dimitri Voronin ne parut pas la reconnaître lorsqu’il la
dépassa. Il était occupé à maugréer dans sa barbe, tout en redressant les
manchettes de sa chemise.
Il disparut de la ruelle. Juliette en émergea également, à l’autre bout, et
laissa échapper un soupir de soulagement. Elle parcourut des yeux les
immeubles d’habitation qui se trouvaient devant elle, en confrontant ses
souvenirs à la réalité actuelle. Elle était déjà venue ici auparavant, mais il
s’était écoulé tant de temps depuis que les couleurs de murs étaient
différentes et que les tuiles avaient pâli…
« Tu es complètement folle ? »
Juliette sursauta, réalisant à peine qu’il s’agissait de la voix de Roma,
quand lui avait déjà passé un bras autour de sa taille pour l’emmener à
l’écart, la traînant de force jusqu’à la ruelle de l’immeuble d’habitation.
Lorsqu’elle put se remettre sur pied, elle réussit tout juste à s’interdire de
piétiner les orteils de Roma.
« Je sais marcher toute seule, merci, persifla-t-elle.
— Tu avais l’air de prendre tout ton temps, bien en évidence devant
toutes les fenêtres de ma maison ! rétorqua-t-il avec le même fiel. Ils
t’auraient tuée, Juliette. Tu nous prends pour des pitres ?
— À ton avis ? répliqua-t-elle. Tous les morts de ma famille diraient le
contraire. »
Ils se turent tous les deux.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » demanda doucement Roma. Ses yeux
étaient fixés sur un point juste au-dessus de l’épaule de Juliette, de refuser
de croiser son regard. Mais Juliette le regardait bien en face. Elle ne pouvait
pas s’en empêcher. Elle le regardait et elle voulait crever l’abcès, laisser
fuser tout ce qu’elle voulait dire, tout ce qu’elle voulait entendre, tout ce
dont elle voulait se vider. Tout – absolument tout en elle – était sous
tension : sa poitrine, sa peau, sa mâchoire. Son corps était trop petit, il ne
pouvait plus qu’exploser et aller rejoindre ce monde naturel qui croissait
dans les craquelures du ciment.
« Je suis ici, parvint-elle à dire, parce que je n’en peux plus de fuir et de
demeurer dans l’ignorance. Je veux la vérité.
— Je t’ai déjà dit…
— Tu ne peux pas faire cela. » Juliette avait commencé à crier. Elle
n’en avait pas eu l’intention, mais criait tout de même – quatre années de
silence qui s’évacuaient d’un coup. « N’ai-je pas le droit de savoir ? Est-ce
que je ne mérite pas au moins un minimum d’explications sur ce qui a bien
pu te passer par la tête quand tu as décidé de révéler à ton père de quelle
façon exacte on pouvait massacrer mes… »
Juliette s’interrompit au milieu de sa phrase, ses sourcils se haussant si
haut qu’ils disparurent sous sa frange. Il y avait une lame pointée sur son
cœur. Roma pointait une lame sur son cœur, le bras tendu long et droit.
Un battement de cœur. Juliette attendit de voir ce qu’il allait faire.
Mais Roma ne fit qu’agiter négativement la tête. Il avait l’impression
d’être soudain presque redevenu celui qu’il avait été auparavant. De
ressembler au garçon qui l’avait embrassée pour la première fois sur le toit
de la boîte de jazz. Ce garçon qui ne croyait pas en la violence, qui jurait
qu’il régirait un jour sa moitié de la ville dans la justice et l’équité.
« Tu n’as même pas peur », murmura Roma, avant de poursuivre d’une
voix un peu plus forte : « Et tu sais pourquoi ? Parce que tu sais que je ne
peux pas enfoncer ce couteau – tu l’as toujours su, et même si tu as douté de
ma miséricorde à ton retour, tu as découvert la vérité bien vite, n’est-ce
pas ? »
La pointe de la lame était glaciale, même à travers sa robe, presque
apaisante face à la chaleur qui envahissait tout son corps.
« Si tu savais que je n’aurais pas peur, demanda Juliette, alors pourquoi
avoir sorti ce couteau ?
— Parce que ce… » Roma ferma les yeux. Des larmes. Des larmes
coulaient sur son visage. « Parce que c’est pour cette raison que ma trahison
a été aussi horrible. Parce que tu me croyais incapable de te faire du mal et
que je l’ai fait. »
Il écarta le bras, alors, éloigna la pointe de la lame de son cœur, et laissa
l’air froid combler l’espace. Sans avertissement, il tourna sur lui-même et
lança son couteau ; celui-ci s’enfonça jusqu’à la garde, la lame entière
s’étant fichée dans le mur d’en face. Juliette observa tout cela sans réagir,
comme si elle était un spectre qui flottait au-dessus de la scène. Elle se dit
qu’elle s’y était effectivement attendue. Roma avait raison. Elle ne pouvait
pas avoir peur, même s’il tenait sa vie entre ses mains. Après tout, c’était
elle qui était venue risquer sa vie en territoire fleur blanche, la placer entre
ses mains.
« Mais alors, pourquoi ? » demanda Juliette. Ses mots avaient été un
râle rauque. « Pourquoi as-tu fait cela ?
— C’était un compromis. » Roma se frotta durement le visage. Ses
yeux se tournèrent vers l’entrée de la ruelle, pour s’assurer de l’absence de
menaces, pour s’assurer qu’ils ne seraient pas interrompus ni épiés. « Mon
père voulait que je te tue sur-le-champ, et j’ai refusé. »
Juliette se souvint de la fleur blanche posée dans l’allée de sa maison,
du message écrit de maître Montagov, qui débordait de sarcasmes.
« Pourquoi cela ? »
Un rire sec. Roma secoua la tête. « As-tu vraiment besoin de poser la
question ? Je t’aimais. »
Juliette se mordit la langue. Voilà ce mot qui revenait. Amour. Aimer. Il
l’employait comme si tout ce qu’il était arrivé entre eux avait été réel
jusqu’au moment crucial, et Juliette ne pouvait envisager cela, pouvait à
peine l’entendre, quand elle avait passé tant de temps à se convaincre elle-
même que la totalité de leur passé avait été un mensonge, rien d’autre
qu’une comédie spectaculaire montée par Roma pour accomplir l’objectif
qu’il s’était fixé.
Il avait bien fallu qu’elle s’en convainque. Comment aurait-elle pu
supporter de se dire qu’il l’avait aimée, et détruite tout de même ?
Comment aurait-elle pu affronter le fait qu’elle l’avait aimé, elle aussi, si
profondément qu’il en demeurait encore des vestiges, et que si tout cela
n’avait pas été une entreprise complexe et préméditée pour lui nuire… alors
le fourmillement de ses doigts ne pourrait plus être attribué à autre chose
qu’à la faiblesse de son propre cœur.
Le goût du métal emplit sa bouche. Avec une grimace de douleur,
Juliette desserra sa mâchoire, mais elle garda son calme, même si
l’égratignure sous sa langue la lançait.
« Tu peux croire ce que tu veux, poursuivit Roma en remarquant
l’expression du visage de Juliette. Mais tu m’as dit vouloir entendre la
vérité, et la voici. Mon père avait tout découvert, Juliette. Un espion lui
avait appris que nous étions amants et, afin de laver le nom des Montagov
de l’insulte, il m’a donné un couteau… » Roma indiqua l’arme plantée dans
le mur « … que j’étais censé te planter dans le cœur. »
Elle se souvint de l’immense crainte que ressentait Roma face à son
père, de son appréhension des exploits dont étaient capables les Fleurs
blanches. Elle se souvint qu’il réfléchissait jour après jour à la façon dont il
changerait les choses une fois le gang des Fleurs blanches placé sous son
autorité. Et elle se souvint de la tendresse qu’elle éprouvait pour de telles
ambitions, de l’étincelle d’espoir qui naissait dans sa poitrine chaque fois
que Roma lui disait que l’avenir leur appartenait, que la ville serait la leur
un jour, unie, dès lors qu’ils pouvaient compter l’un sur l’autre.
Juliette regarda le couteau fiché dans le mur. « Mais tu ne l’as pas fait,
murmura-t-elle.
— Je ne l’ai pas fait, renchérit Roma. Je lui ai dit que je préférerais
encore mourir, exactement ce dont il m’a menacé. Depuis ma naissance,
mon père attendait impatiemment de me voir échouer, et c’est finalement
arrivé. Il m’a dit qu’il pouvait te faire abattre…
— Il n’aurait pas pu, l’interrompit Juliette. Il n’est pas assez puissant…
— Tu n’en sais rien ! » La voix de Roma craqua, s’effondra. Il détourna
de nouveau la tête, reprit la parole en restant face à l’entrée de la ruelle. « Et
je n’en savais rien, moi non plus. Mon père… Il n’a pas l’air, comme ça,
parce qu’il ne s’en sert pas souvent, mais il a des yeux partout. Il a toujours
eu des yeux partout. S’il avait décidé de te tuer comme il l’avait promis, s’il
avait voulu que la scène laisse à penser que nous nous étions tués l’un
l’autre au milieu de Shanghai, de façon à propulser la guerre des gangs vers
de nouveaux sommets, alors il aurait pu le faire. Je n’en doute pas une seule
seconde.
— Nous aurions pu le combattre. » Juliette ne savait pas pourquoi elle
prenait la peine de chercher des solutions à un problème passé depuis bien
longtemps. C’était purement instinctif, une façon de se protéger elle-même
de la possibilité que Roma ait – peut-être – pris la bonne décision. « Maître
Montagov demeure un être humain. Il aurait pu prendre une balle dans la
tête. »
Roma laissa échapper un petit rire étouffé, totalement dénué d’humour.
« J’avais 15 ans, Juliette. Je n’arrivais même pas à me défendre contre les
bourrades agressives de Dimitri. Tu crois que j’aurais pu mettre une balle
dans la tête de mon père ? »
Moi, j’aurais pu le faire, aurait voulu dire Juliette. Mais elle ne savait
pas si elle ne se faisait pas d’illusions, si elle en aurait réellement été
capable, avant l’époque où la fureur avait fait de sa flamme un roc
impénétrable. Lors, elle croyait encore aux mêmes choses que Roma, elle
croyait que cette ville coupée en deux pouvait être réconciliée. Elle croyait
cela lorsqu’ils étaient assis sous le velours d’un ciel nocturne et qu’ils
regardaient la brume des lumières au loin, lorsque Roma disait qu’il
affronterait tout et jusqu’aux étoiles pour changer leur destin dans cette
ville.
« Astra inclinant », murmurait-il dans le vent, avec une sincérité qui
brisait le cœur, même quand il citait le latin, « sed non obligant. »
Les astres nous inclinent, ils ne nous déterminent pas.
Juliette inspira faiblement. Elle sentit quelque chose se dénouer au fond
d’elle. « Que s’est-il passé ? réussit-elle à articuler. Qu’est-ce qui lui a fait
changer d’avis ? »
Roma commença à rouler ses manches. Il cherchait une façon de
s’occuper les mains, un moyen de détourner sa fébrilité, parce qu’il ne
pouvait rester là comme Juliette, une guerrière changée en pierre.
« Mon père voulait ta mort parce qu’il se sentait insulté. Il voulait ma
mort parce que je m’étais rebellé. » Une longue pause. « Alors je suis allé le
voir, et je lui ai proposé un meilleur plan. Un plan qui provoquerait plus de
dégâts chez les Écarlates. Un plan qui me ramènerait à son côté. » Et Roma
se retourna finalement vers Juliette, put finalement la regarder dans les
yeux. « Cela te ferait plus de mal que la mort, mais au moins, tu serais
vivante.
— Tu… » Juliette leva la main, mais elle ne savait pas ce qu’elle
essayait de faire. Elle finit par agiter un index dressé devant Roma, comme
s’il s’agissait d’une petite remontrance. « Tu… »
Tu n’avais pas le droit de faire ce choix.
Mais elle n’arrivait même pas à l’exprimer en elle-même.
Roma s’approcha, posa une paume sur la main de Juliette, qu’il referma
doucement en un poing. Ses mains étaient fermes. Celles de Juliette
tremblaient, repentantes.
« Je ne peux pas être désolé, si tu t’attends à des excuses, murmura
Roma. Et… je suppose que je suis désolé de ne pas être plus désolé. Mais,
entre ta vie et celle de tes Écarlates… » Roma lâcha sa main. « C’est toi que
j’ai choisie. Tu es satisfaite ? »
Juliette ferma les yeux. Elle ne se préoccupait plus du danger, ne se
souciait plus du fait qu’elle était en train de s’effondrer en plein territoire
fleur blanche. Elle appuya son poing sur son front, sentit le contact de ses
bagues acérées sur sa peau, et souffla : « En fait, je ne serai plus jamais
satisfaite. »
Il m’a choisie. Elle l’avait cru insensible, elle avait cru qu’il l’avait
trahie de la pire façon possible quand, de son côté, elle lui offrait tout son
amour.
En lieu de quoi, la vérité était qu’il était allé à l’encontre de tout ce en
quoi il croyait. Il s’était sali les mains avec le sang de dizaines d’innocents,
avait glissé des lames de rasoir dans son propre cœur, dans le seul but
d’assurer la survie et la sécurité de Juliette, de mettre fin aux menaces de
son père. Il n’avait pas utilisé les informations glanées durant les heures
passées avec elle comme des outils de pouvoir. Il les avait utilisées pour
compenser ses faiblesses.
Juliette éclata presque de rire – par vertige, par pure stupéfaction. Voilà
ce que faisait cette ville aux amants. Elle jetait le blâme alentour comme
une pluie de sang, le laissait se mêler et se fondre avec tout le reste, jusqu’à
ce qu’il ait laissé sa marque. C’était pour cette raison qu’il n’avait pas voulu
le lui dire. Il savait quelle conclusion elle en tirerait : la certitude que, d’une
façon détournée, elle avait elle aussi sur les mains le sang de Nounou. Si
Roma ne l’avait pas réellement aimée, c’est sa vie à elle que la guerre des
gangs aurait prise – un simple échange.
Elle ouvrit les yeux et regarda les cieux. Les cieux gris et maussades du
premier jour d’octobre. En bas, dans les ombres de la ruelle froide, elle
pouvait continuer d’être une inconnue dans les ténèbres, pouvait tendre la
main et essuyer la larme qui restait suspendue au menton de Roma, en
sachant que nul ne viendrait en porter témoignage. Elle résista. Quelque
part au-dessus, au-delà de ces nuages bas et de ces vents frais, l’étoile du
nord tournoyait, elle tournoyait au sommet du monde sans jamais
s’inquiéter de rien d’autre.
Sa ville, son clan, sa famille. Sa famille, son clan, sa ville.
« Très bien. »
Roma cilla. « Pardon ? »
Juliette ramena ses mains sur ses côtés, lissa sa robe. Elle s’efforça de
sourire, mais se figura qu’elle devait juste donner l’impression de souffrir.
« Très bien, répéta-t-elle. Nous n’avons pas tant de temps que cela à
consacrer à nos drames personnels, n’est-ce pas ? Et le mystère est résolu. »
Elle marcha jusqu’au couteau et le dégagea. Il était magnifique. La
poignée était gravée d’un lis, la lame luisante, tranchante, dorée.
Le destin de cette ville reposait sur leurs épaules. Ils ne pouvaient pas
s’effondrer maintenant, quelle que soit l’envie que Juliette pouvait avoir de
s’allonger dans l’herbe et de ne plus bouger pendant un petit millénaire. Et,
malgré toute la douleur qu’elle pouvait en ressentir, elle regarda par-dessus
son épaule en direction de Roma, l’observa alors qu’il remettait son masque
de froideur et d’impassibilité.
Tu m’as choisie, il y a quatre ans. Me choisirais-tu encore ? Choisirais-
tu cette version de moi, ces aspérités tranchantes et ces mains bien plus
ensanglantées que les tiennes ?
Sa ville, son clan, sa famille. La meilleure chose à faire, maintenant,
serait de s’en aller, de laisser derrière elle tout ce qui pouvait la distraire de
ce qui était réellement important. Mais elle en était bien incapable. Elle…
espérait. Et l’espoir était dangereux. L’espoir était le plus vicieux de tous les
vices, celui-là même qui avait réussi à prospérer dans la boîte de Pandore,
entouré de la misère, de la pestilence et de la mélancolie – et qui pourrait
survivre au milieu de tels compagnons aux dents acérées, s’il n’avait pas
lui-même d’épouvantables griffes ?
« Nous avons toujours un monstre à attraper », dit Juliette d’un ton
ferme. Si cela va sans dire, cela va mieux en le disant. « Chenghuangmiao
est en territoire fleur blanche. Allons-y. »
Elle craignit que Roma ne refuse, qu’il s’en aille quand elle ne le
pouvait pas. Il y avait tant de gens, Chinois ou pas, qui se bousculaient
chaque jour dans Chenghuangmiao, qu’il serait impossible d’empêcher les
Écarlates d’y entrer. À ce stade, elle n’avait pas besoin de l’aide de Roma
pour trouver le Larkspur. Ils n’avaient pas besoin de continuer de coopérer.
Il le savait.
Le regard de Roma était vide. Sa posture était détendue, son dos droit.
« Allons-y », dit-il.
TRENTE ET UN

Tyler Cai fut le premier à être informé d’une grogne dans la ville. Il
s’enorgueillissait de toujours connaître la moindre rumeur, de toujours
disposer d’oreilles en aval de n’importe quel point chaud, d’yeux fixés là où
ils devaient l’être. Les gens étaient de petites créatures inconstantes. Ils
étaient bien incapables de mener leur vie de façon sensée. Ils avaient besoin
d’être supervisés, avaient besoin d’une main douce et bienveillante pour les
diriger et pour tirer, en fonction des nécessités, les ficelles auxquelles leurs
sorts étaient suspendus, faute de quoi celles-ci pourraient s’emmêler, et ces
gens s’étrangler, dans leur profonde incurie.
« Monsieur Cai. » La nouvelle lui avait été apportée par un messager du
nom d’Andong, qu’il avait spécifiquement pris sous son aile, et formé avec
pour instruction expresse de toujours venir à lui en premier, sans exception.
« C’est vraiment sérieux. »
Tyler se raidit derrière son bureau, reposa sa plume calligraphique.
« Que s’est-il passé ?
— Une grève dans une usine de Nanshi », dit Andong, hors d’haleine. Il
était venu en courant, n’évitant que de peu une collision avec le jambage de
la porte, dans son empressement. « Des victimes. Il y a des victimes, cette
fois.
— Des victimes ? » répéta Tyler, le front profondément plissé. « Ce ne
sont que des ouvriers qui s’agitent un peu. Comment se sont-ils débrouillés
pour qu’il y ait des victimes ? Est-ce que la folie a frappé au même
moment ?
— Non, ce sont les communistes, lui fut-il nerveusement répondu. Il y
avait des gens du syndicat infiltrés à l’intérieur de l’usine, qui organisaient
les ouvriers et faisaient entrer des armes. Le contremaître est mort. On l’a
retrouvé avec un couperet à viande planté dans le crâne. »
Tyler se rembrunit. Il repensa aux manifestations dans les rues, aux
partis politiques que les Écarlates s’étaient efforcés de maintenir sous leur
contrôle. Peut-être qu’ils avaient eu tort de parier sur les nationalistes. Peut-
être qu’ils auraient dû s’intéresser de plus près aux communistes.
« De quoi se plaignent-ils ? grimaça Tyler. Comment osent-ils se
révolter contre ceux qui assurent leur sécurité ?
— Ils ne le voient pas de cette façon, répondit Andong. Les ouvriers qui
ne meurent pas de la folie meurent de faim. Ils se précipitent tous sur ce
stupide vaccin, et au lieu de blâmer ce maudit Larkspur pour les prix
prohibitifs qu’il pratique, ils le révèrent pour la sécurité qu’apportent ses
fioles magiques, et en veulent aux usines écarlates de ne pas les payer
suffisamment pour pouvoir acheter vaccin et nourriture. »
Tyler agita négativement la tête. « C’est ridicule, persifla-t-il.
— Quoi qu’il en soit, les communistes bénéficient de ce climat. »
Ils prospéraient. Ils profitaient du chaos pour monter les habitants de
Shanghai contre leurs dirigeants, pour tenter de renverser le système que les
gangsters avaient mis en place. Mais ce n’était pas vraiment un problème.
Le clan des Écarlates détenait toujours la couronne. S’ils ne réussissaient
pas à faire rentrer les communistes dans le rang, ils les détruiraient, tout
simplement.
« Ce n’est pas un incident isolé, poursuivit Andong sur le ton de
l’avertissement, comme Tyler restait muet. Ce pourrait être un soulèvement.
Les communistes préparent quelque chose pour aujourd’hui. On entend
gronder dans toutes les usines de Nanshi. Il y aura d’autres meurtres avant
la fin de la journée. »
Coupez-leur la tête et mort aux riches. Les ouvriers étaient assez
affamés pour abattre les gangsters et se nourrir de leurs cris d’agonie.
« Envoie des avertissements à tous nos affiliés, ordonna Tyler.
Immédiatement. »
Le messager hocha la tête. Il parut vouloir repartir dans la direction
dont il était venu, mais marqua une pause avant de réellement avancer. « Il
y a… autre chose.
— Oui ? » Il mit ses mains derrière la tête, se balança en arrière dans
son fauteuil.
« Je ne l’ai pas vu de mes propres yeux, mais… » Andong s’avança un
peu plus dans la pièce, baissa la tête. Instinctivement, il se mit à parler à
voix basse, comme si les histoires de meurtre et de révolution pouvaient
être discutées à voix haute, mais que les ouï-dire méritaient une plus grande
considération. « Cansun a dit qu’il avait vu mademoiselle Cai en territoire
fleur blanche. Il a dit qu’il l’avait vue… » Andong n’acheva pas sa phrase.
« Crache le morceau, lâcha Tyler.
— Il l’a vue avec Roma Montagov. »
Tyler rabaissa lentement ses mains. « Vraiment ?
— Il les a juste entrevus, en fait, poursuivit Andong. Mais il a trouvé
cela suspect. Il s’est dit que vous voudriez peut-être le savoir.
— Effectivement, je suis heureux de le savoir. » Tyler se leva. « Merci,
Andong. Si tu veux bien m’excuser, maintenant, j’ai besoin de parler à ma
chère cousine. »

Roma et Juliette avaient conclu une sorte de trêve bien particulière. On


aurait presque dit qu’ils n’étaient plus ennemis, et pourtant ils se montraient
plus froids l’un avec l’autre qu’avant le Mantua – bien plus austères, plus
réservés. Juliette jeta un coup d’œil en direction de Roma pendant qu’ils se
frayaient un chemin à travers Chenghuangmiao, regarda la façon dont il
enroulait ses mains, ses coudes toujours serrés contre son torse.
Elle n’avait pas réalisé qu’ils avaient fini par être à l’aise l’un avec
l’autre jusqu’au moment où le malaise était revenu.
« Ma mémoire ne me trahit pas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à voix
haute, brûlant de détendre l’atmosphère. Archibald Welch a bien dit le salon
de thé Long Fa ? »
Juliette s’arrêta pour examiner les boutiques qu’ils dépassaient, et en
quelques secondes, trois passants la bousculèrent, l’un après l’autre.
Elle plissa le nez, alla pour lâcher une remarque acerbe, puis
s’interrompit. Être invisible valait mieux qu’être reconnue, se dit-elle. Elle
n’en était pas pour autant heureuse, même si pouvoir se noyer dans la foule
grouillante avec son manteau terne et sa coiffure plus morne encore lui était
extrêmement précieux.
« Je ne comprends même pas comment tu peux m’en demander
confirmation, lui répondit Roma. J’étais par terre.
— Il n’y a rien de mal à frotter les parquets de temps en temps, c’est
une preuve d’humilité. »
Cela ne fit pas rire Roma. Elle ne s’était pas attendue à ce que ce soit le
cas. Sans mot dire, elle lui fit signe qu’il valait mieux pour eux continuer
leur route, plutôt que donner le temps aux chalands de reconnaître leurs
visages.
« Allons-y, frotteur. »
Juliette repartit d’un pas plein d’allant. Ils passèrent les marchands de
crème et les marionnettistes, puis parcoururent toute la rangée des boutiques
de xiǎolóngbāo sans s’arrêter une fois pour inhaler pleinement les vapeurs
de ce qui ressemblait à des viandes délicieuses. Ils contournèrent des
spectacles bruyants et passèrent sous la voûte d’entrée qui menait au cœur
du tourbillon d’activités qu’était Chenghuangmiao, et là, Roma s’arrêta
soudain, en plissant les yeux.
« Juliette, dit Roma, c’est là. »
Elle acquiesça, fit signe de se presser. Le salon de thé Long Fa se
trouvait près des bassins et à la gauche du pont Jiuqu, le pont en zigzag.
C’était un bâtiment à quatre étages, avec un toit extravagant qui s’incurvait
à ses extrémités rehaussées d’or. Ce bâtiment se dressait probablement là
depuis que des empereurs régnaient dans la Cité interdite.
Roma et Juliette franchirent les portes ouvertes du salon de thé, en
élevant le pied par-dessus la section surélevée qui encadrait le seuil. Ils
marquèrent une pause.
« On monte ? » demanda Roma, en parcourant le rez-de-chaussée des
yeux, vide en dehors d’un tabouret enfoui dans un coin.
« Dernier étage », lui rappela Juliette.
Ils montèrent les escaliers. Étage après étage, ils croisèrent des clients et
des serveurs, entraînés dans une activité débordante où les commandes
étaient criées et les additions envoyées. Mais, lorsque Juliette acheva son
ascension d’un pas lourd, arrivant au dernier étage avec Roma dans sa
foulée, ils ne virent qu’une haute porte de bois qui leur interdisait le
passage.
« C’est là ?
— A priori », répondit Roma. D’un geste hésitant, il frappa à la porte
du dos de la main.
« Entrez. »
Un accent britannique. Grave, ronflant, évoquant un rhume ou une
infection nasale.
Roma et Juliette échangèrent un regard. Roma haussa les épaules et
mima avec les lèvres : Pourquoi pas ?
Juliette poussa la porte. Elle fronça immédiatement les sourcils devant
ce qu’elle découvrit : un petit espace, de pas plus que dix pas de côté. Au
centre de la pièce, un bureau, dont la moitié disparaissait derrière un
immense drap blanc qui remontait jusqu’au plafond. À la lumière qui filtrait
par la fenêtre, Juliette put distinguer une silhouette derrière le drap, les
pieds posés sur le bureau et les bras ramenés derrière la tête.
« Bienvenue dans mon bureau, mademoiselle Cai, monsieur
Montagov », dit le Larkspur. Il parlait comme s’il avait des gravillons dans
la gorge. Juliette se demanda si c’était sa vraie voix, ou s’il s’agissait d’une
feinte. Et si c’était une feinte… Pourquoi ? « Je ne peux pas dire que je
vous attendais et je ne reçois généralement que sur rendez-vous, mais
entrez, entrez donc. »
Juliette avança lentement vers le bureau. À y regarder de plus près,
lorsqu’elle observa le mur derrière le Larkspur, elle réalisa que ce n’était
pas un mur, mais une simple paroi amovible. Cette « pièce » était aussi
grande que les autres étages. Derrière la paroi se trouvait probablement le
laboratoire dont Archibald Welch avait parlé.
Le Larkspur se croit malin, se dit Juliette en regardant l’endroit où la
cloison joignait le plafond. Il devrait apprendre à peindre plus
soigneusement.
« Entrez, asseyez-vous », tonna le Larkspur. À travers le rideau, le
contour de son bras montra qu’il leur indiquait les sièges face à lui. Mais
cette silhouette se scinda en deux lorsqu’elle s’approcha du rideau.
Juliette plissa les yeux. Elle chercha une seconde source de lumière
derrière le rideau qui expliquerait cet effet, et trouva sa réponse près du
mur, où un miroir était à demi incliné vers le plafond plutôt que vers les
visiteurs. Il produisait une illusion de décoration, mais il suffisait de
regarder dans la direction de ce qu’il reflétait et de voir l’autre miroir pour
découvrir la vérité.
Eux ne voyaient pas le Larkspur, mais lui les voyait bien.
« Nous n’allons pas abuser de votre temps », annonça Roma. Il s’assit
en premier. Juliette suivit son exemple, quoiqu’elle préférât ne faire que se
percher au bord du siège, prête à déguerpir au plus vite si besoin en était.
« C’est au sujet de votre vaccin », commença Juliette d’un ton ferme :
elle n’avait pas de temps à perdre. « Comment le produisez-vous ? »
Le Larkspur gloussa. « Mademoiselle Cai, vous réalisez à quel point il
serait préjudiciable pour mes affaires de vous le dire. Ce serait comme si je
vous demandais la liste de vos clients. »
Juliette frappa de la main sur le bureau. « Ce sont des vies qui sont en
jeu.
— Vraiment ? rétorqua le Larkspur. Qu’allez-vous faire avec la formule
de mon vaccin ? Produire un traitement préventif ? Je dirige une affaire
fondée sur la demande, pas un laboratoire de recherches. »
Roma attrapa Juliette par le coude. Il voulait lui signifier de se calmer,
de ne pas se mettre le Larkspur à dos tant qu’ils n’auraient pas obtenu ce
qu’ils venaient chercher. Mais le geste la prit par surprise, et lorsqu’elle
sursauta, elle qui était déjà tendue, son état de nerfs passa de crispé à
catastrophique.
« Quelles sont vos relations avec Zhang Gutai ? demanda Roma. Vous
avez bien dû entendre les rumeurs qui prétendent qu’il est le créateur de la
folie. Vous devez réaliser ce qu’il peut y avoir de suspect à ce que vous en
soyez le guérisseur. »
Le Larkspur se contenta de rire.
« S’il vous plaît, dit Roma à travers ses dents serrées. Nous ne vous
accusons de rien. Nous listons simplement des noms, et nous nous efforçons
de trouver un moyen de mettre de l’ordre dans tout cela…
— Vous êtes allés aussi loin dans votre petite enquête et vous n’avez
toujours pas compris ? »
Juliette n’en pouvait plus de se retenir de franchir le drap et de taper sur
le Larkspur jusqu’à ce qu’il se mette à répondre clairement.
« Que voulez-vous dire ?
— D’après vous, mademoiselle Cai ? »
Juliette bondit de sa chaise si vite que le siège fut projeté en arrière et se
retourna. « Cela suffit, maintenant. J’en ai assez. »
Elle tendit le bras et, d’un mouvement souple et rapide de tout le corps,
tira sur le rideau, suffisamment fort pour l’arracher aux anneaux qui le
suspendaient au plafond.
Le Larkspur se leva d’un bond, mais Juliette ne vit pas son visage. Elle
ne le pouvait pas. Il portait un masque – l’un de ces masques d’opéra de
pacotille que les échoppes sur les marchés vendaient aux enfants curieux –
décoré de grands yeux exorbités et de tourbillons rouges et blancs pour
souligner le nez et la bouche. Il cachait la totalité de ses traits, mais Juliette
demeurait néanmoins convaincue qu’il devait avoir l’air fier de lui, en
l’instant.
Par ailleurs, il pointait un pistolet sur elle.
« Vous n’êtes pas la première personne à faire cela, mademoiselle Cai,
dit le Larkspur avec presque de la sympathie dans le ton de sa voix. Et j’ai
tué la dernière qui a essayé. »
L’arme de Juliette se trouvait dans les replis de sa robe. Le temps
qu’elle l’atteigne, le Larkspur aurait largement celui de l’abattre.
Cela ne l’empêcha pas de le défier.
« Lequel de nous deux tire le plus vite, à votre avis ? grimaça-t-elle.
— Je pense que, quand vous toucherez votre pistolet, vous aurez déjà
un trou dans le crâne. »
Juliette regarda Roma. Sa mâchoire était si serrée qu’elle craignit qu’il
ne se fende bientôt les molaires.
« Ce n’était jamais qu’une question », dit calmement Roma. Puis il
répéta : « Quelles sont vos relations avec Zhang Gutai ? »
Le Larkspur les toisa. Il inclina la tête et laissa échapper un petit bruit,
puis fit un signe de sa main libre, pour demander à Roma et à Juliette de
s’avancer. Ils ne bougèrent ni l’un ni l’autre. En lieu de quoi, le Larkspur se
rapprocha du bureau et se pencha en avant, comme s’il allait leur révéler un
grand secret.
« Vous voulez savoir quelles sont mes relations avec Zhang Gutai ?
murmura-t-il d’une voix gutturale. Zhang Gutai se transforme lui-même en
monstre. Je produis le vaccin à partir des informations qu’il me transmet. »
« Pourquoi ? demanda Juliette alors qu’ils descendaient rapidement les
escaliers. Pourquoi nous le dit-il ? Et pourquoi Zhang Gutai lui fournit-il la
formule d’un vaccin ? »
Le monde allait trop vite. Le cœur de Juliette battait la chamade. Elle
était essoufflée et le resta, même lorsqu’ils atteignirent le rez-de-chaussée,
s’y arrêtèrent pour faire le point, et réalisèrent qu’ils disposaient maintenant
de toutes les pièces du puzzle dont ils avaient besoin pour mettre fin à la
folie qui rongeait Shanghai.
N’est-ce pas ?
« Cela n’a aucun sens, cracha Juliette. Il doit bien se douter que nous
projetons de tuer le monstre. Il doit bien savoir que nous allons traquer
Zhang Gutai, maintenant qu’il nous a fait cette révélation. Pourquoi agir
ainsi ? Sans le monstre, il n’y a plus de folie. Sans folie, c’est la fin de ses
affaires.
— Je ne sais pas, Juliette, répondit Roma. Je ne vois aucune réponse
viable non plus. Mais…
— À bas les gangsters ! »
Le cri attira l’attention de Roma et horrifia Juliette, les surprenant tous
les deux suffisamment pour qu’ils se prennent la main.
Il était venu du pont Jiuqu, d’un vieil homme rageur qui ne cessa de
hurler que lorsqu’un gangster du clan des Écarlates vint le menacer de le
rosser. La scène, cependant, ne se déroula pas dans une totale indifférence,
comme cela s’était toujours passé. En lieu de cela, lorsque le gangster
véhément intervint, les gens se mirent à maugréer entre eux, à échanger
ouvertement rumeurs et spéculations. Juliette saisit quelques phrases, qui
parlaient d’ouvriers en grève et de rébellion dans des usines.
Elle s’empressa de lâcher la main de Roma, s’écarta d’un pas. Roma ne
bougea pas.
« Pourquoi crier une telle chose ? » marmonna Juliette, les yeux
toujours tournés vers le pont. Comment ce vieil homme avait-il pu
s’enhardir au point d’appeler à la mise à mort des gangsters ?
« Si l’on en croit les rapports que j’ai lus ce matin, il s’agit de troubles
fomentés par les communistes, répondit Roma. Des grèves armées à
Nanshi.
— Nanshi », répéta Juliette, en se souvenant qu’il y avait une raison
particulière pour que ce quartier lui soit familier. « C’est… »
Roma hocha la tête. « L’endroit où Alisa est hospitalisée, dans le
quartier des usines, compléta-t-il. Il se pourrait que le temps commence à
nous manquer. Les ouvriers ravageront l’endroit s’il y a un soulèvement. »
Si les ouvriers se rebellaient et qu’ils recevaient pour instruction de
semer le chaos, alors ils s’en prendraient à tous les gangsters, à tous les
capitalistes, à tous les contremaîtres et chefs d’équipe, et à tous les
propriétaires d’usine qu’ils rencontreraient, qu’ils soient jeunes ou pas,
conscients ou pas, y compris la petite Alisa Montagova.
« Nous le tuons, décida Juliette. Aujourd’hui. »
Tuer le monstre, mettre fin à la folie. Réveiller Alisa, la sauver du chaos
qui va crescendo partout autour d’elle.
« Il doit encore être au bureau, dit Roma. Comment allons-nous nous y
prendre ? »
Juliette consulta sa montre de gousset. Elle se mordilla la lèvre,
réfléchit.
Elle n’avait pas le temps de consulter ses parents. Elle doutait qu’ils
approuvent, de toute façon. Ils voudraient prendre le temps de réfléchir,
préparer un plan. Elle ne pouvait pas demander un soutien écarlate officiel.
Elle allait faire cela à sa façon. « On rassemble chacun nos armes et nos
soutiens les plus proches, et on se retrouve aux bureaux du Quotidien du
Travailleur dans une heure. »
Roma opina. Il chercha son visage des yeux, balayant son front, ses
yeux, sa bouche comme s’il s’attendait à ce qu’elle dise encore quelque
chose. Quand elle ne le fit pas, en se demandant ce qu’il attendait, Roma ne
donna aucune explication. Il se contenta de hocher une nouvelle fois la tête,
et dit : « On se retrouve là-bas. »
Tyler s’écarta de l’endroit où il s’était tapi, et s’adossa au mur extérieur
de la maison de thé Long Fa. Il s’assura d’être de nouveau hors de vue,
juste à temps pour ne pas être repéré par Roma Montagov, qui se noya dans
la foule de Chenghuangmiao et disparut.
Tirant une dernière bouffée de sa cigarette, Tyler pinça son bout
incandescent pour l’éteindre, puis laissa tomber le mégot par terre, sans
s’inquiéter des nouvelles brûlures sur ses doigts.
Tyler les avait vus. Il n’avait pas pu entendre leur conversation, mais il
les avait vus œuvrer ensemble, se prendre par la main.
« Tā mā de, Juliette, maugréa-t-il. Traîtresse. »
TRENTE-DEUX

« Un message pour vous, mademoiselle Lang. »


Kathleen roula sur le flanc, passant d’un côté du lit soigneusement fait de
Juliette à l’autre. Elle était le pire cauchemar des bonnes. Il y avait partout
dans la maison des fauteuils qu’elle aurait pu utiliser, mais dès que Juliette
quittait sa chambre, Kathleen s’y précipitait pour prendre possession du lit.
Pour être honnête, c’était un lit ridiculement confortable.
« Pour moi ? » demanda Kathleen en faisant signe au messager d’entrer.
C’était inhabituel. Elle n’était contactée que très rarement.
« Le verso dit Lang Selin et Lang Shalin, mais je n’arrive pas à trouver
mademoiselle Rosaline », répondit le messager, en prononçant les syllabes
de leurs noms de bien étrange façon. Lorsqu’il lui montra le verso du
message, elle réalisa que son nom chinois – Lang Selin – avait été écrit dans
sa transcription romanisée, et non en caractères chinois.
Ce devait être Juliette. Personne d’autre n’était aussi cryptique.
Kathleen haussa un sourcil, tendit la main pour accepter le message.
« Merci. »
Le messager sortit. Kathleen déplia la feuille de papier.

J’ai besoin de votre aide. Le secrétaire général du Parti communiste est


le monstre. Retrouvez-moi près de l’immeuble où il travaille. Apportez des
pistolets. Apportez des silencieux. N’en parlez à personne.

« Oh, merde.1 »
Juliette voulait tuer le secrétaire général du Parti communiste.
Kathleen jeta le message droit devant elle et sauta du lit d’un bond. Elle
se dirigea vers l’armurerie, la pièce à côté. Ils gardaient leurs armes dans
cette petite salle avec les pendules de grand-père et les sofas vermoulus,
dans une rangée de meubles qui auraient paru banals à qui n’en savait rien.
Elle procéda promptement, ouvrant et fermant des tiroirs, prit deux
pistolets, vissa les silencieux serrés. Elle vérifia les munitions, fit jouer les
pièces mobiles, puis glissa les deux armes dans ses poches.
Kathleen s’immobilisa. Elle pointa soudain l’oreille, entendant des
bruits de l’autre côté du mur, dans la chambre de Juliette.
Des pas. Qui marchait là ?
Sa curiosité aiguisée, elle se redressa doucement, garda le pied léger
pour sortir à pas feutrés de l’armurerie et retourner dans la chambre de
Juliette. En retenant son souffle, elle passa la tête à travers l’entrebâillement
de la porte et aperçut une silhouette familière. Elle se détendit. Ce n’était
que Rosaline, qui tenait le message dans sa main.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » demanda Rosaline.
Kathleen se retendit aussitôt. « Je… je pensais que le message était
assez clair.
— Tu ne peux pas être sérieuse. » Les yeux de Rosaline s’abaissèrent
jusqu’aux poches de Kathleen. Elle devina le contour des armes ; son regard
se concentra, se creusa… « Tu n’envisages pas sérieusement d’y aller,
n’est-ce pas ? »
Kathleen cilla. « Et pourquoi pas ? »
Un moment s’écoula. Un moment capital : la première fois que
Kathleen dévisageait Rosaline – la regardait réellement – et réalisait qu’elle
n’avait absolument pas la moindre idée de ce qui pouvait se passer dans la
tête de sa sœur. Et lorsque Rosaline explosa, Kathleen en perçut l’impact
comme un éclat d’obus fiché dans ses entrailles.
« C’est absurde ! rugit soudain Rosaline. Nous n’avons pas le droit
d’aller tuer des secrétaires généraux quand ça nous chante ! Et Juliette ne
peut pas t’entraîner dans ce genre de choses à loisir !
— Rosaline, arrête, plaida Kathleen en s’empressant de fermer la porte.
Elle ne m’entraîne dans rien du tout.
— Et qu’est ce message, alors ? Une simple suggestion ?
— C’est important ! Il s’agit de mettre fin à la folie. »
Les lèvres de Rosaline se pincèrent. Le volume de sa voix baissa,
jusqu’à n’être plus bruyant mais froid, non plus furieux mais accusateur.
« Et moi qui croyais que tu étais la pacifiste de la famille ! »
Pacifiste. Kathleen manqua éclater de rire. De tous les termes que l’on
pouvait envisager d’employer pour la décrire, il n’y en avait probablement
aucun de plus éloigné de la vérité que pacifiste. Il se trouvait juste qu’elle
n’avait pas spécialement le goût du sang, et soudain elle en devenait une
sainte. Elle actionnerait un interrupteur qui mettrait fin à toute vie dans cette
ville si cela signifiait seulement qu’elle pourrait avoir un peu la paix.
« Tu te fourvoies complètement, dit Kathleen d’un ton posé. Vous vous
fourvoyez tous, sur ce point. »
Rosaline croisa les bras. Si elle serrait le message plus fort dans son
poing, elle allait creuser des trous dans les phrases. « Je suppose que Juliette
est la seule personne que tu ne prends pas pour une idiote. »
La mâchoire de Kathleen manqua en tomber.
« Tu entends ce que tu dis ? » demanda-t-elle. Peut-être qu’elles étaient
tombées dans une machine qui les avait ramenées en enfance.
Mais Rosaline n’envisageait pas de réfléchir sur elle-même.
L’amertume était remontée à la surface, et maintenant elle n’en pouvait plus
de déborder.
« Regarde avec quelle nonchalance Juliette a abordé toute cette histoire
de folie, persifla-t-elle. Regarde de quelle façon elle la traite, comme s’il
s’agissait juste d’un nouveau moyen d’impressionner ses parents avec…
— Arrête. » Les mains de Kathleen se refermèrent sur le bord de son
chemisier, ses doigts froissant le tissu épais. « Tu n’as pas été là, la plupart
du temps.
— J’ai vu le monstre !
— Ce n’est pas la faute de Juliette. Ce n’est pas sa faute, si elle est dans
l’obligation de le traiter comme étant de sa responsabilité, parce que c’est…
— Tu ne comprends pas », persifla Rosaline en s’avançant d’un bond.
Elle s’arrêta juste devant Kathleen et la prit par les épaules. « Juliette n’aura
jamais à faire face aux conséquences de quoi que ce soit qu’elle aura fait.
Nous, si. Nous percevons chaque crise, chaque effondrement de cette
ville…
— Rosaline, plaida Kathleen, tu es vraiment, vraiment stressée, en
l’instant. » Elle démêla ses mains de son chemisier et les plaça devant elle.
C’était à la fois une façon d’écarter un peu sa sœur et de l’apaiser comme
on apaise un animal sauvage. « Je comprends, je comprends tout à fait, mais
nous sommes toutes du même côté.
— Son nom de famille est Cai ! s’exclama Rosaline. Comment
pouvons-nous être du même côté quand eux ne chuteront jamais ? Ils sont
invulnérables, nous pas ! »
Kathleen ne pouvait plus continuer d’écouter cela. L’heure tournait. Les
armes dans sa poche se faisaient chaque seconde plus lourdes. Elle ôta les
mains de Rosaline de ses épaules, sans mot dire, et tourna les talons pour
s’en aller.
Jusqu’à ce que Rosaline dise : « Celia, s’il te plaît. »
Kathleen se figea. Elle fit volte-face.
« Ne fais pas cela, persifla-t-elle. Il y a des oreilles partout, dans cette
maison. Ne me mets pas en danger juste pour tenter de prouver que tu as
raison. »
Rosaline détourna le regard. Elle laissa échapper une longue exhalaison,
parut rassembler ses esprits, puis chuchota : « Je m’efforce juste de te
protéger. »
L’instant est bien mal choisi pour cela, voulut rétorquer Kathleen.
Quelle partie du message était si difficile à comprendre ? Elle agita
négativement la tête. Elle ravala ses commentaires, se força à adoucir son
ton.
« C’est tout simple, en fait, Rosaline. Vas-tu aider, ou pas ? »
Lorsque Rosaline croisa de nouveau son regard, Kathleen ne vit que de
l’apathie dans l’expression de son visage.
« Je n’aiderai pas.
— Très bien, mais s’il te plaît, n’essaie pas de m’arrêter. »
Cette ville grouillait de monstres dans tous les coins. Elle se ferait
damner plutôt que laisser sa sœur l’empêcher d’en abattre au moins un.
Kathleen quitta la pièce.
TRENTE-TROIS

Juliette attendait au coin de l’immeuble de bureaux du Quotidien du


Travailleur, le corps plongé dans l’ombre des murs extérieurs et des
canalisations externes. Elle avait choisi un petit coin de pelouse là où
l’immeuble s’incurvait un peu vers l’intérieur, près de la porte de derrière
rouillée qui donnait l’impression de ne pas avoir été nettoyée depuis des
semaines. Une plante grimpante occupait ce recoin, s’étalant sur les murs et
pendant juste au-dessus de la tête de Juliette. De loin, elle aurait pu passer
pour une statue, qui regardait droit devant elle avec des yeux éteints. Elle ne
pouvait pas trop se relâcher. Si elle s’y autorisait, elle pourrait s’effondrer
séance tenante et devenir la jumelle de la Niobé de marbre qui se dressait
dans la Concession internationale, et alors elle ne se relèverait plus jamais.
« Juliette – Oh bon sang. »
Si Juliette était là, c’était également parce qu’elle avait trouvé un
cadavre. Une victime de la folie : une femme plutôt âgée, la gorge
déchiquetée. Elle restait là parce qu’elle ne savait pas quoi faire, s’il valait
mieux ne pas se préoccuper de la victime ou faire quelque chose – ou si tuer
Zhang Gutai aujourd’hui suffirait en tant que ce quelque chose qui pesait
sur ses épaules.
Juliette se tourna, exhala en voyant sa cousine. Kathleen se couvrit la
bouche d’horreur et plongea sous le lierre.
« Avant que tu ne le demandes, dit Juliette, elle était déjà morte quand
je l’ai trouvée. Tu as apporté un silencieux ?
— Tiens », répondit Kathleen. Elle passa à Juliette l’un des pistolets
qu’elle avait dans la poche, le regard toujours fixé sur la femme morte
affaissée contre le mur.
« Où est Rosaline ? » demanda Juliette. Elle se mit sur la pointe des
pieds pour regarder par-dessus l’épaule de Kathleen, comme si Rosaline
avait juste marché un peu lentement.
« Elle n’a pas pu venir », répondit Kathleen. Elle arracha son regard à la
morte. « On avait besoin d’elle au cabaret burlesque. Il aurait été suspect de
s’en aller. »
Juliette acquiesça. Elle aurait préféré disposer d’une autre paire d’yeux
de confiance, mais on ne pouvait rien y faire.
« Maintenant, est-ce que tu peux me dire ce qu’il se passe ? demanda
Kathleen.
— Exactement ce que j’ai écrit dans mon message, répondit Juliette. La
folie prend fin aujourd’hui.
— Mais… » Kathleen se gratta l’intérieur du coude, faisant apparaître
des marques rouges sur sa peau. « Juliette, tu ne vas tout de même pas me
dire que nous allons à nous deux partir à l’assaut de ce qui est, en gros, un
bastion communiste. Ce sont peut-être des bureaux, mais je ne doute pas
une seule seconde qu’ils soient armés. »
Juliette grimaça. « À ce sujet… » Elle repéra trois silhouettes qui
approchaient sur le trottoir. Elle leva la main, attirant l’attention de Roma.
« Ne panique pas. Je t’expliquerai tout plus tard. »
Kathleen se retourna sur le côté. Comme d’habitude quand quelqu’un
disait de ne pas paniquer, la première réaction était la panique. Elle recula
littéralement de plusieurs pas lorsque Marshall Seo lui sourit en agitant la
main. Benedikt Montagov tendit la main et rabaissa le bras de l’autre jeune
homme.
Les Fleurs blanches se glissèrent sous le lierre, et Roma projeta
rapidement quelque chose dans la direction de Juliette : quelque chose de
mou et de carré, comme une masse de toile, pouvant être facilement lancé et
attrapé à la main. Un grand morceau de tissu. La soudaineté du geste permit
à Juliette de prétendre que son sursaut soudain était dû au fait d’avoir eu à
attraper la balle de tissu par surprise, et non au fait que Roma s’était
approché au point de quasiment effleurer son épaule.
« Pour vous masquer le visage », expliqua-t-il. Il en avait un autre dans
les mains, pour la même raison. « Puisque nous sommes les exécuteurs –
oh. »
Benedikt et Marshall furent immédiatement sur le qui-vive, se
raidissant tous deux dans l’anticipation d’une menace. Mais il n’y en avait
pas, du moins pas ici. Roma venait juste de remarquer la femme morte.
« Comment est-elle arrivée là ? maugréa Benedikt.
— Ce devait être une des employées », répondit Marshall en pointant
son pouce vers les murs clairs de l’immeuble de bureaux. « Nous allons
devoir faire attention. Il pourrait se déclencher une flambée soudaine. »
Roma fit un petit bruit de dégoût du fond de la gorge, mais n’ajouta
rien.
Peut-être qu’il était un petit peu sadique de la part de Juliette de tous les
rassembler là, à trois pieds d’un corps. Mais ils avaient besoin de voir cela
avant d’entrer. Ils avaient besoin de se souvenir de ce qui était réellement en
jeu.
La vie d’un coupable pour celles d’innombrables innocents. La vie d’un
coupable pour sauver la ville.
Peut-être que c’était le choix qui aurait dû être fait quatre ans plus tôt.
Si seulement Juliette avait eu plus de culpabilité en son âme, à l’époque.
Cela aurait justifié sa mort.
Arrête, se morigéna-t-elle. Son pouls battait une symphonie dans ses
oreilles. Elle craignait un peu que les autres puissent l’entendre. Elle se
demanda si, chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, le son allait se propager
depuis sa poitrine et à travers sa gorge, pour rejoindre le monde extérieur.
Juliette maîtrisa ses nerfs. Elle avait vaincu des adversaires bien plus
féroces qu’un battement de cœur bruyant.
Maintenant ou jamais.
Juliette s’éclaircit la gorge. « Voilà comment nous allons procéder,
commença-t-elle. Nous avons besoin de garder l’arrière. Le bureau de
Zhang Gutai dispose d’une fenêtre depuis laquelle il pourrait sauter. »
Roma fit un signe du menton en direction de Benedikt et de Marshall.
Sans un mot, ils se dirigèrent vers l’arrière de l’immeuble.
« Kathleen. »
Kathleen releva la tête.
« J’ai besoin que tu provoques une évacuation du rez-de-chaussée, ou
quelque chose d’équivalent. Un désordre suffisant pour que plus personne
ne nous empêche de monter à l’étage et d’entrer dans le bureau de Zhang
Gutai. »
Kathleen tira son pistolet, le prépara de ses deux mains. Une lente
exhalaison. Un signe de la tête.
« Attendez mon signal. J’espère que tu sais ce que tu fais, Juliette. »
Kathleen s’éjecta de sous les lierres.
Bon sang, je l’espère aussi.
« Quant à nous… » Juliette se tourna vers Roma. Noua le masque de
tissu autour du bas de son visage. « Prêt ?
— Prêt. »
Un coup de feu retentissant résonna dans le bâtiment. Trois autres
boums suivirent rapidement. Du verre brisé, des cris de confusion.
« Allons-y. »
Ils se précipitèrent vers les portes d’entrée, se noyant dans l’agitation
sans se faire remarquer. Kathleen n’était nulle part en vue, mais cela
signifiait simplement qu’elle avait été assez rapide pour s’extirper de là.
Elle avait laissé derrière elle une foule fébrile et perplexe, mais pas
paniquée : les gens étaient trop occupés à marmonner entre eux en se
demandant ce qu’il fallait faire pour remarquer Roma et Juliette qui filaient
vers les escaliers au pas de charge. Cela ressemblait plus à une simple
mission d’assassinat qu’à une confrontation directe. Plus ils entraient et
sortaient vite, mieux ce serait.
Malheureusement, il y avait tout de même du monde à l’étage : deux
hommes debout devant la porte du bureau de Zhang Gutai. Ils avaient peut-
être été chargés de le garder. Peut-être que Zhang Gutai savait que ses
assassins venaient.
« Non, persifla Roma avant que Juliette n’ait eu le temps de s’avancer.
Nous ne pouvons pas les tuer.
— Veuillez annoncer la raison de votre présence, dit paresseusement
l’un des hommes encadrant la porte.
— Ils nous barrent la route ! » rétorqua Juliette.
Les deux hommes commencèrent à réaliser. Si les masques en tissu sur
les visages de Roma et de Juliette n’étaient pas suffisamment suspects, leurs
pistolets ne faisaient plus aucun doute. Les deux hommes se précipitèrent
en avant.
« Les jambes, négocia Roma.
— L’estomac.
— Juliette !
— C’est bon ! »
Juliette visa et fit des trous dans les cuisses des deux hommes.
Impitoyablement. Ils glapirent, tombèrent à terre, et elle fonça droit devant.
Lorsqu’elle frappa de la paume sur la porte du bureau, celle-ci alla claquer
assez fort pour imprimer une marque dans le mur.
« Attention ! »
Roma la tira violemment sur le côté, en maugréant une prière dans sa
barbe. Une balle s’enfonça dans le jambage de la porte là où aurait dû se
trouver la tête de Juliette.
Zhang Gutai était debout derrière son bureau ; il visa de nouveau. Son
emprise sur le pistolet était mal assurée. Des gouttes de sueur roulaient sur
son visage, ses yeux étaient devenus des soucoupes. Ils le tenaient enfin.
« Que vous ai-je fait ? » demanda Zhang Gutai. Il les avait reconnus.
Évidemment. Il fallait plus qu’un mouchoir pour dissimuler Juliette Cai.
« Quel est le problème ?
— J’ai un problème avec votre folie, répondit Juliette, furieuse.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ! s’exclama Zhang Gutai. Je n’ai
rien à voir avec… »
Juliette fit feu. Zhang Gutai baissa les yeux, regarda la tache rouge qui
grandissait sur sa poitrine.
« Ne faites… » murmura-t-il. Son pistolet lui échappa. Au lieu
d’essayer de le reprendre, sa main glissa sur le bureau. Il la referma sur la
photographie encadrée d’une vieille femme. Sa mère. « Ne faites… Vous
n’avez aucun différend avec moi…
— Le Larkspur nous a tout raconté », dit nerveusement Roma. Ses yeux
étaient fixés sur la photographie dans les mains de Zhang Gutai. « Nous
sommes désolés que cela doive s’achever de cette façon. Mais il le faut.
— Le Larkspur ? » souffla Zhang Gutai. L’hémorragie le fit s’effondrer
sur le sol. Il oscilla, s’accrocha à ce petit peu de vie pour rester assis.
« Ce… charlatan ? Qu’est-ce… qu’il a… à… » Juliette tira de nouveau, et
le communiste versa. Son sang détrempa la photographie jusqu’à ce que
l’expression stoïque de sa mère soit couverte d’un voile rouge.
Lentement, Juliette s’avança, et elle souleva son épaule du bout du pied
pour le faire rouler sur le dos. Ses yeux étaient déjà vitreux. Juliette se
détourna, remit son pistolet dans sa poche. Elle avait l’impression que
l’instant justifiait d’un plus grand cérémonial, peut-être un air solennel,
mais il n’y avait dans la pièce que la puanteur froide du sang, et Juliette
voulait la quitter aussi vite que possible.
Elle agirait comme une tueuse insensible chaque fois que ce serait
nécessaire. C’était la seule chose qui importait.
« On vient », l’avertit Roma. Il avait la tête inclinée vers la porte,
écoutait les pas qui montaient précipitamment l’escalier. « Filons par la
fenêtre. »
Juliette fit ce qu’il lui avait dit. Elle passa une jambe derrière la vitre et
cria un avertissement en direction de Marshall et de Benedikt, qui
sursautèrent en la voyant apparaître, le cou maculé de points rouges. Ils
furent encore plus surpris lorsqu’elle ajouta : « Marshall Seo, attrapez-
moi ! » avant de se laisser tomber, ne lui laissant qu’une fraction de seconde
pour ouvrir précipitamment les bras. Juliette atterrit dans un rebond propre
et net.
« Merci. »
Une alarme commença à hurler depuis l’intérieur de l’immeuble. À la
première note aiguë, Roma se glissa à l’extérieur par la fenêtre, jusqu’à être
suspendu au rebord par les doigts. Lorsqu’il lâcha, il réussit à atterrir dans
l’herbe avec un bruit mou.
« Vous l’avez fait ? demanda immédiatement Benedikt. Est-ce que le
monstre est mort ? »
Alors même que Roma s’apprêtait à acquiescer, Kathleen apparut au
coin, le souffle court.
« Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ? demanda-t-elle. Je vous ai vus
réussir à atteindre l’étage ! »
Juliette fronça les sourcils. Sous ce soleil voilé, ses mains demeuraient
tachées des preuves de son crime. « Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-
t-elle. Je l’ai tué ! »
Kathleen tressauta. Elle jura doucement.
« Alors, ça n’a pas marché, souffla-t-elle. La folie. Écoutez. »
Un cri aigu et bref. Un chœur de hurlements puissants. Des coups de
feu, en succession rapide.
« Non ! souffla Juliette. C’est impossible ! »
Elle se précipita droit devant elle. Quelqu’un cria son nom et quelqu’un
d’autre tenta de l’attraper par le coude, mais elle les repoussa et tourna
autour du bâtiment pour revenir vers la scène de son crime. Elle n’eut pas
besoin de pousser les portes d’entrée, ni même de s’en approcher : à travers
les vitres intégrées verticalement dans le bois, elle vit trois employés à
l’intérieur qui se déchiquetaient la gorge, et qui s’effondrèrent ensemble en
une étonnante synchronicité.
« Non, marmonna-t-elle, horrifiée. Non, non, non… ! » Elle donna un
coup de pied dans le mur tout proche. Sa chaussure laissa une marque
terreuse sur le blanc immaculé.
Cela n’avait pas fonctionné.
« Juliette, viens ! » Kathleen l’attrapa par le poignet pour la ramener, et
elles retournèrent derrière le bâtiment, juste avant que les portes d’entrée
n’explosent sous la pression de la foule, et que ceux qui n’étaient pas
infectés s’enfuient à toutes jambes. Sa cousine avait dû penser qu’elles
poursuivraient leur chemin, mais Juliette n’en était plus capable. Du coin de
l’œil, elle put voir que les Fleurs blanches les observaient, se demandaient
comment elle allait réagir, mais elle n’avait plus de force. Ses genoux la
trahirent. Elle s’abandonna sans résistance à l’épuisement et tomba à
genoux dans l’herbe douce, enfonça ses doigts dans le sol et griffa jusqu’à
ce que la terre fraîche s’accumule sous ses ongles.
« Hé ! »
Des sifflets de police. On avait dû les appeler en entendant les coups de
feu. Ou quelqu’un qui travaillait là avait téléphoné au commissariat le plus
proche pour quémander de l’aide. Quoi qu’il en soit, lorsque les hommes en
uniforme apparurent, il n’y eut rien de surprenant à ce qu’ils commencent
par se concentrer sur les cinq gangsters qui traînaient autour du bâtiment, et
ils se dirigèrent vers eux.
Un jour comme celui-ci, où la révolution agitait toutes les rues, les
policiers brûlaient de faire des arrestations.
« Filez, marmonna doucement Roma à l’adresse de Benedikt et de
Marshall. Courez les ruelles jusqu’à ce qu’ils vous perdent. On se retrouve
sur le toit du Dragon de jade. »
Le Dragon de jade était un restaurant à même pas deux pâtés de
maisons de là, facilement le plus haut bâtiment de sa rue, et toujours bondé.
Le seul chaos des restaurants géants signifiait que les gangsters pouvaient
facilement entrer et sortir de leurs grands escaliers labyrinthiques comme ils
le voulaient, monter sur les toits et s’en servir de poste de guet. Benedikt et
Marshall déguerpirent plein ouest ; Kathleen dit : « Juliette, allez… », mais
Juliette refusa.
« File, toi aussi, entonna Juliette. Suis le même plan.
— Mais toi…
— Ils peuvent t’arrêter ; moi, ils ne peuvent pas. Ils n’oseraient pas. »
Kathleen aspira ses joues entre ses dents, regarda Juliette d’un air
inquiet, puis Roma, qui était resté aussi, les bras croisés. « Prends bien
garde à toi », murmura-t-elle avant que les trois policiers n’approchent et
qu’elle n’ait détalé en un clin d’œil.
« Au nom de…
— Dégagez », l’interrompit Roma en russe. Les policiers ne le
comprirent pas. Ce n’était pas nécessaire. Il leur suffit d’entendre le russe et
de regarder ses vêtements pour réaliser qu’il s’agissait de l’héritier des
Fleurs blanches. Alors, leurs mâchoires se serrèrent, et ils échangèrent de
regards nerveux. Puis ils furent bien forcés de reculer sans un mot de plus,
de filer dans la direction où Benedikt et Marshall avaient disparu, dans
l’espoir qu’il y ait encore une chance qu’ils fassent une arrestation.
« Juliette, dit Roma une fois que les policiers eurent disparu, il faut te
relever. »
Elle ne le pouvait pas. Elle ne le voulait pas. Elle avait dépassé la colère
et la rage, les avait remplacées par une forme d’hébétude. Elle avait attisé le
feu dans sa poitrine tellement longtemps qu’elle n’avait pas remarqué avec
quelle intensité il brûlait, et là, la flamme s’était éteinte, et elle s’apercevait
qu’il ne demeurait plus rien sinon un espace calciné, creux, là où était censé
se trouver son cœur.
« Pourquoi le devrais-je ? demanda-t-elle. Le Larkspur nous a dupés. Il
nous a manipulés pour nous faire faire son sale boulot. »
En soupirant, Roma s’accroupit. Il se mit à son niveau. « Juliette…
— Zhang Gutai n’a jamais été le coupable, et pourtant je l’ai exécuté,
poursuivit Juliette en écoutant à peine Roma. À quoi sommes-nous
parvenus ? À verser encore du sang…
— Ne t’avise pas de faire cela, dit Roma. Ne t’avise pas de capituler
maintenant, dorogaya. »
La tête de Juliette se redressa d’un coup. Son souffle s’accrocha dans sa
gorge, emplissant d’amertume tout son œsophage. Qu’est-ce qu’il croyait
être en train de faire ? Elle était déjà au trente-sixième dessous. Il aurait tout
aussi si bien pu lui donner quelques coups de pied pour s’assurer qu’elle
était bien morte.
« Je l’ai abattu, dit Juliette à Roma, comme s’il ne l’avait pas remarqué.
De sang-froid. Il ne me faisait aucun mal. Il m’a suppliée de le laisser vivre.
— Nous avons pris un risque calculé pour sauver des millions de vies.
Tu as tiré pour Alisa. Pour une chance minime de sauver une vie innocente.
Reprends-toi. Maintenant. »
Juliette expira. Elle expira encore et encore et encore. Combien de fois
pourrait-elle encore faire cela ? Combien de faux monstres allait-il falloir
détruire avec une violence injustifiée avant de trouver le vrai ? En quoi
était-elle différente des tueurs qui hantaient cette ville – ceux qu’elle
s’efforçait d’arrêter ?
Elle ne réalisa qu’elle pleurait que lorsque les larmes heurtèrent ses
mains. Elle ne réalisa que les larmes avaient commencé à rouler sur son
visage plus vite que le battement de son cœur que lorsque la posture raide
de Roma s’adoucit, et que son regard dur se fit inquiet.
Il leva les mains vers elle.
« Non », réussit à articuler Juliette, le souffle rauque, sa main se levant
pour repousser les siennes. « Je… je n’ai pas besoin de ta pitié. »
Lentement, Roma s’abaissa vers le sol jusqu’à être lui aussi agenouillé.
« Il ne s’agit pas de pitié, dit-il. Tu as fait le bon choix, Juliette.
— Nous traquons le monstre pour l’empêcher de continuer de dévaster
cette cité. » Juliette exhiba ses mains ensanglantées. « Mais ceci – c’est une
monstruosité. »
Roma tendit de nouveau les mains. Cette fois, Juliette ne le repoussa
pas. Cette fois, il passa ses pouces sur ses joues pour sécher ses pleurs, et
elle se pencha vers lui, reposa sa tête sur son épaule tandis qu’il l’entourait
de ses bras – des gestes familiers, étrangers, appropriés.
« Un monstre, dit-il la bouche dans ses cheveux, n’a pas de scrupules.
— En as-tu éprouvé ? » demanda Juliette d’une voix à peine audible.
Elle n’eut pas besoin de clarifier sa question. Ils avaient tous les deux les
mêmes images dans la tête : l’explosion, les dégâts, le sang et les morts et
ce rouge incandescent.
« Oh, oui, répondit Roma, tout aussi doucement. J’ai pensé à eux durant
des mois, des années, de l’autre côté des portes du cimetière. Et pourtant, je
n’ai jamais regretté de t’avoir choisie. De la même façon, quelque cruelle
que tu puisses te considérer, ton cœur bat pour les tiens. C’est pour cela que
tu l’as tué. C’est pour cela que tu as pris ce risque. Non pas parce que tu es
impitoyable, mais parce que tu connais l’espoir. »
Juliette releva la tête. Si Roma se tournait le moins du monde, ils se
retrouveraient nez à nez.
« Je regrette de m’être jamais trouvé dans l’obligation de choisir »,
poursuivit Roma. Ses paroles étaient difficilement audibles, jetées au
monde dans un murmure tandis que les rues résonnaient de sirènes, que
l’immeuble à côté d’eux était livré au chaos, et que des policiers hurlaient
des ordres dans tous les coins. Mais Juliette l’entendait parfaitement. « Et je
hais le fait que la guerre des gangs m’a forcé la main, mais je ne peux pas
regretter mon choix – j’ai fait ce que je devais faire et tu peux bien me
trouver monstrueux pour cela. La guerre continue de prendre et de blesser et
de tuer, mais je ne pouvais m’empêcher de t’aimer, même quand je croyais
te haïr. »
Amour. Aimer.
Haïr. Amour.
Juliette se recula, mais seulement pour regarder Roma dans les yeux,
son pouls atteignant son crescendo. Il ne cilla pas. Il soutint son regard,
solide, inébranlable.
En cet instant, tout ce à quoi Juliette pouvait penser était : Pitié, pitié,
pitié. Par pitié, ne me détruis pas une fois de plus.
« Et donc, poursuivit Roma, tu ne peux plus me tromper. Tu es la même
fille indomptable pour la vie de laquelle j’aurais donné la mienne. J’ai fait
le choix de croire en toi – maintenant, fais le tien. Vas-tu continuer de te
battre, ou vas-tu lâcher pied ? »
Elle avait passé sa vie à faire les deux. Elle aurait eu du mal à distinguer
les fois où elle se battait et celles où elle s’efforçait de ne pas craquer,
quand elle se disloquait un peu plus à chaque instant. Peut-être qu’il
s’agissait en fait de la même chose.
« Réponds d’abord à cette question », répliqua-t-elle dans un murmure.
Roma parut s’y préparer : il savait ce qu’elle allait demander.
« M’aimes-tu encore ? »
Les yeux de Roma se fermèrent. Une longue seconde s’écoula. On eût
dit que Juliette s’était mal exprimée, qu’elle était arrivée devant une
crevasse, avait mal jugé la longueur de son saut, et s’enfonçait toujours plus
loin dans des abîmes obscurs…
« Tu n’écoutes donc jamais quand je parle ? » répondit-il d’une voix
tremblante, sa lèvre s’incurvant un peu. « Je t’aime. Je t’ai toujours aimée. »
Juliette avait cru son cœur vide, et soudain il était habillé d’or. Et il était
évident qu’il n’en était pas moins fonctionnel, puisqu’il battait, battait…
« Roma Montagov… » annonça-t-elle férocement.
Roma parut surpris par le ton de sa voix. Ses yeux s’écarquillèrent,
presque inquiets. « Quoi ?
— Maintenant, je vais t’embrasser. »
Et, sur la pelouse de derrière d’un fief communiste, grouillant de
policiers de toutes les concessions, sous les câbles téléphoniques emmêlés
et les fenêtres tachées de sang, Juliette attrapa Roma. Elle prit son visage
entre ses mains et s’approcha à la rencontre de ses lèvres, l’embrassa avec
toute l’intensité de leurs années perdues. Roma réagit en conséquence,
glissa son bras autour de sa taille, la tint comme quelque chose de précieux,
un follet arraché au vent.
« Pardonne-moi, souffla-t-il lorsqu’ils s’écartèrent. Pardonne-moi,
Juliette. »
Elle était lasse de la haine, du sang et de la vengeance. Elle ne voulait
plus que cela.
Juliette enroula les bras autour de lui et enfonça son menton dans son
épaule, le serrant contre elle aussi fort qu’elle pouvait l’oser.
C’était une réitération, un recommencement. C’était son esprit qui
murmurait Oh, nous sommes à nouveau ensemble, enfin.
« Je te pardonne, dit-elle doucement. Et, quand tout cela sera terminé,
quand le monstre sera mort et que cette ville sera de nouveau nôtre, il
faudra que nous ayons une discussion sérieuse. »
Roma réussit à rire. Il déposa un baiser dans le côté de son cou. « Très
bien, cela me convient parfaitement.
— Mais là, dit Juliette en le lâchant et en tendant le bras, j’imagine que
nous avons un monstre à retrouver. »
TRENTE-QUATRE

Une pluie légère commence à tomber sur la ville. Les gens dans les rues
courent s’abriter, on s’empresse d’éloigner les étals de bāozi des trottoirs.
On ordonne aux enfants de se hâter, de rentrer avant que le ciel ne tombe…
et avant que ne résonne le tonnerre venu du sud.
Tous ont déjà entendu la rumeur. Un soulèvement communiste doit se
produire aujourd’hui à Nanshi. D’abord, ils avaient prévu une lente révolte,
usine après usine, chacune suivant l’exemple des autres, comme des
dominos. Maintenant ils accélèrent. Ils ont appris le meurtre de leur
secrétaire général. Ils craignent qu’un assassin ne vise le parti. Ils crient
vengeance et font vœu de soulever tous les travailleurs de la ville en même
temps, avant qu’une branche ne puisse être coupée.
La pluie continue de tomber. Sur un toit, cinq jeunes gangsters forment
l’un des rares îlots de sérénité de cette ville, indifférents au temps gris. Ils
sont assis sur le toit de béton, deux d’entre eux côte à côte et partageant la
même concentration ; deux autres, très proches ; et une faisant face à la
ville, le visage tourné face au vent, laissant les gouttes d’eau lui tremper les
cheveux.
Ils frémissent d’affliction. Leurs tentatives pour sauver une petite
blonde adorée et hospitalisée ont peut-être au contraire accéléré sa fin. Si la
ville est effectivement livrée au chaos aujourd’hui, alors sa mort s’ensuivra.
Ils ne peuvent qu’espérer qu’une rumeur ne soit qu’une rumeur. Ils ne
peuvent que se raccrocher au fait que ce qui se chuchote dans cette ville
évolue plus vite qu’une épidémie, et espérer que pour une fois, ils auront eu
raison.
Le vent souffle. Un oiseau criaille.
« Peut-être que nous devrions fuir. La folie va finir par envahir la
totalité de la ville.
— Où irions-nous ?
— Ils ont commencé à appeler l’Amérique le pays des rêves. »
Un renâclement s’instille dans les nuages. C’est un bruit qui existe
incongrûment au reste de l’anxiété qui parcourt les artères de la ville. C’est
le seul bruit qui incarne le pays en question, à la fois charmant et terrible,
dédaigneux et pondéré. Le pays des rêves. Là où des hommes et des
femmes en capuches blanches hantent les rues pour assassiner des Noirs.
Où des lois écrites interdisent aux Chinois de poser le pied sur ses rivages.
Où des enfants immigrants sont séparés de leurs mères immigrantes à Ellis
Island et ne les reverront plus jamais.
Même le pays des rêves a besoin d’être réveillé de temps en temps. Et
même s’il peut y avoir de la beauté sous sa putréfaction, même s’il est
grand et ouvert et abondant, oublieux pour ceux qui veulent être oubliés et
glorieux pour ceux qui veulent être immortels, il se trouve ailleurs.
« C’est ici que nous sommes chez nous, Roma. Ce sera toujours ici que
nous serons chez nous. »
La voix chevrote malgré l’assurance de tels mots. Ils se mentent à eux-
mêmes. Ces héritiers se prennent pour des rois et des reines assis sur des
trônes d’or et régnants sur un empire riche et fastueux.
Ce n’est pas ce qu’ils sont. Ce sont des criminels – des criminels au
sommet d’un empire de voleurs et de trafiquants de drogue et de
proxénètes, qui se préparent à hériter d’une chose horrible, brisée et défaite
qui les considère avec tristesse.
Shanghai le sait. Shanghai l’a toujours su.
Et tout ce maudit endroit est sur le point de se décomposer.

« Nous perdons du temps à nous cacher là », dit Marshall. Il était assis


et brûlait d’impatience, n’ayant de cesse d’agiter les pieds ou de retracer les
traits du béton de la pointe de sa chaussure.
« Que voudriez-vous que l’on fasse ? » demanda Juliette en penchant la
tête en arrière. Elle résista à l’envie de s’appuyer sur Roma, ne serait-ce que
parce que cela paraîtrait effroyable, du point de vue de Kathleen. « Si le
Larkspur joue un rôle dans tout cela, alors il aura déménagé depuis notre
dernière visite, et effacé toute trace de son existence physique. Si le
Larkspur ne joue aucun rôle dans tout cela, mais qu’il nous a menti sur la
culpabilité de Zhang Gutai pour que nous l’éliminions, alors les jeux sont
joués. » Juliette étala grand ses mains. « C’est une impasse.
— Impossible, maugréa Kathleen dans sa barbe. Dans une ville aussi
immense, comment se pourrait-il que personne d’autre ne sache rien ?
— Le problème n’est pas de savoir si quelqu’un d’autre sait quelque
chose, dit Benedikt. Le problème est que nous manquons de temps. Nous ne
pouvons pas éloigner Alisa des machines de l’hôpital sans la mettre en
danger. Et elle ne pourra pas non plus rester là-bas lorsque l’usine voisine
se soulèvera.
— Se soulever pourrait bien lui prendre plusieurs semaines : il n’y a
encore que très peu de réunions, là-bas. Ils ne sont pas encore très puissants,
dans cette usine. »
Roma agita la tête, un mouvement qui fit trembler tout son corps. « Ils
ne sont pas très puissants, mais tous les autres sont faibles. Cette folie a eu
un effet dévastateur, non seulement en nombre de morts, mais aussi dans les
esprits. Ceux qui sont encore vivants ne sont plus loyaux.
— Une simple question de temps », répéta Kathleen.
Benedikt soupira furieusement. « Rien de tout cela n’a de sens. »
Marshall lui marmonna quelque chose à voix basse, et celui-ci lui
répondit sur le même ton. Remarquant que les conversations s’étaient
scindées et que Kathleen était perdue dans ses pensées, Juliette inclina la
tête vers Roma, en faisant claquer sa langue pour attirer son attention.
« On va trouver un moyen, dit Juliette lorsqu’il baissa les yeux vers
elle. Elle n’est pas perdue.
— Pour l’instant, non, répondit-il à voix basse. Mais ils vont la tuer. Ils
lui trancheront la gorge dans son sommeil. Elle mourra comme ma mère est
morte. »
Juliette cilla. Elle se redressa, se tourna pour mieux lui faire face.
« Ta mère est morte de maladie. »
Une goutte de pluie tomba sur la joue de Roma. Il l’essuya, d’un geste
qui était exactement celui qu’il aurait fait pour essuyer une larme. Lorsque
leurs regards se recroisèrent, il n’y eut aucune confusion de la part de
Roma, aucune perplexité quant à la raison pour laquelle Juliette avait pu
croire que c’était le cas. Il n’y eut qu’une douce et poignante… tristesse.
« Ce n’était pas le cas ? » demanda Juliette. Pour quelque raison,
l’intérieur de ses poignets s’était mis à suer. « Comment la gorge de ta mère
aurait-elle pu être tranchée par la maladie ? »
Roma agita négativement la tête. Il dit doucement, comme une caresse :
« C’était un attentat des Écarlates, dorogaya. »
Soudain, Juliette ne put plus respirer. Son champ de vision fut envahi
d’horribles points violets. Elle fut prise de vertige et dut mobiliser toutes ses
forces pour se maintenir immobile – pour préserver les apparences.
« Mais la guerre des clans a ses règles, poursuivit Roma. N’y pense pas
trop, ne va pas ressasser ces histoires. Ce n’est pas ta faute.
— Je croyais que c’était la maladie, réussit à peine à articuler Juliette.
On m’avait dit que c’était la maladie. »
Dame Montagova était morte deux semaines après que Juliette avait
quitté Shanghai. Deux semaines après l’attentat contre la maison des
Écarlates qui avait tué tous leurs domestiques.
Oh, mon Dieu mon Dieu mon Dieu mon Dieu…
« Les Fleurs blanches n’ont prétendu cela que pour ne pas perdre la
face, répondit Roma. Mais elle avait été trouvée avec une rose rouge dans la
main.
— Attendez ! »
L’exclamation soudaine était venue de Benedikt, et Juliette lui apporta
toute son attention dans un véritable sursaut en avant, s’attirant un regard
étrange de la part de Roma. Il posa une main rassurante sur son dos, tous les
gestes du passé leur revenant sans avoir besoin d’être réintroduits
formellement.
Mais Juliette y prêta à peine attention. Son esprit s’emballait.
Il faut que tu lui dises. Il faut qu’il le sache.
Il ne me le pardonnera jamais.
Juliette agita rapidement la tête, s’éclaircissant les idées. C’était un sujet
dont il faudrait reparler plus tard. Cela ne faisait aucun bien d’y réfléchir
maintenant.
« Qu’est-ce que vous a dit le Larkspur, exactement ? demandait
maintenant Benedikt. Répétez-le-moi mot pour mot.
— Benedikt, on te l’a déjà dit auparavant…
— Recommencez, dit-il sèchement. Il y a quelque chose de vraiment
familier, dans tout cela. »
Roma et Juliette échangèrent un regard plein de curiosité.
« Il a dit, répondit Roma, “Zhang Gutai se transforme lui-même en
monstre. Je produis le vaccin à partir des informations qu’il me
transmet.” »
La main de Benedikt jaillit pour attraper l’épaule de Marshall. « Et
avant cela ?
— C’est un peu hors de propos, répondit Juliette en plissant le nez.
— Si vous me l’avez déjà dit, redites-le-moi !
— Il a demandé : “Vous voulez savoir quelles sont mes relations avec
Zhang Gutai ?” répondit Roma. Benedikt, qu’est-ce qu’il y a ? »
Le front de Benedikt se plissa de plus en plus profondément. Kathleen
s’avança, comme s’il n’était plus de mise pour eux cinq d’être dispersés sur
ce petit toit et qu’il fallait se resserrer, faire un petit cercle pour empêcher
leurs informations de s’enfuir.
« Lorsque nous surveillions l’appartement de Zhang Gutai, dit
Benedikt, nous avons vu des étrangers défiler les uns après les autres pour
parler avec son assistant personnel. Ils tentaient de discuter politique, mais
repartaient après quelques minutes. »
Une grosse goutte de pluie descendit le long de son front.
« C’est en rapport avec ce Français que tu as rattrapé ? » demanda
Marshall.
Benedikt acquiesça. « J’ai essayé de lui faire dire ce qu’il faisait là,
expliqua-t-il, mais il s’est contenté d’affirmer que ses affaires avec Zhang
Gutai ne me regardaient pas. Sur le moment, je n’ai rien trouvé d’étrange à
cela, mais… » Benedikt fronça les sourcils. « Pourquoi parler aussi
spécifiquement de ses affaires avec Zhang Gutai si c’était son assistant qu’il
était venu rencontrer ? »
Les faits commençaient à s’aligner l’un après l’autre dans la tête de
Juliette aussi. Peut-être que le Larkspur s’était mépris.
« L’assistant personnel de Zhang Gutai, dit Juliette. Ce n’est tout de
même pas le même que l’assistant professionnel de Zhang Gutai au
Quotidien du Travailleur ?
— Si, si, répondit Kathleen avec assurance. Qi Ren. C’est aussi son
sténographe pour les réunions du Parti. Et il lui sert probablement de
transcripteur au bureau. »
Le bureau vide avec les mémos pour Zhang Gutai. Les dessins du
monstre. La porte de derrière qui trépidait, comme si quelqu’un venait de
quitter son bureau en sentant l’imminence d’une transformation, et s’était
empressé de sortir pour que personne ne voie…
Elle se souvint de la tentative de Qi Ren de se présenter en tant que
Zhang Gutai lorsque Roma et elle s’étaient présentés à sa porte. Elle se
souvint de la facilité avec laquelle il répondait, comme s’il en avait
l’habitude, comme s’il était de ses fonctions d’assurer les réunions pour
lesquelles Zhang Gutai n’avait pas envie de perdre son temps. Comme s’il
avait l’habitude de jouer le rôle de son supérieur, de le représenter face aux
étrangers confiants qui venaient le rencontrer.
« Peut-être que le Larkspur ne mentait pas, dit doucement Juliette. Peut-
être qu’il pensait réellement dire la vérité en révélant que Zhang Gutai était
le monstre. »
Ce qui signifierait que Zhang Gutai n’avait jamais été le monstre de
Shanghai.
Que c’était Qi Ren.
Sans avertissement, le bâtiment sous leurs pieds fut soulevé d’un
violent soubresaut. Tous les cinq réagirent instinctivement en supposant une
agression. Il ne se passa rien dans l’immédiat. Mais à mesure que les cris
commencèrent à s’élever dans les rues en contrebas et que la sensation de
chaleur pénétra la pluie, ils réalisèrent que quelque chose n’allait vraiment,
vraiment pas.
Le point de vue, depuis le toit, leur permettait de voir à deux ou trois
rues dans toutes les directions. À l’ouest, un incendie avait débuté dans la
cour d’un poste de police. Il y avait eu une explosion – c’était l’impact
qu’ils avaient ressenti sous leurs pieds. Elle avait secoué toutes les frêles
bâtisses du quartier, et soulevé une fine couche de poussière et de terre qui
retombait lentement sur les pavés.
Et, dans ce nuage de poussière, des ouvriers se jetaient dans le poste de
police comme une colonie de fourmis, tous avec des chiffons rouges noués
autour du bras droit, aussi resplendissants que des phares.
Il ne s’agissait pas de l’uniforme d’une armée étrangère. Il s’agissait des
haillons du peuple, qui se soulevait de l’intérieur.
« Les voilà ici aussi, murmura Juliette, incrédule. Le soulèvement
atteint la ville même. »
C’était du génie. Le désordre allait être trop grand pour qu’il s’agisse
simplement de mettre fin aux manifestations urbaines. Le chaos en ville
allait galvaniser tous ceux de la périphérie, les inciter à se soulever dans un
mouvement d’urgence impérieuse et d’insurrection violente.
Cela commence.
« L’hôpital, hoqueta Roma. Benedikt. Marshall. Foncez à l’hôpital.
Protégez Alisa. »
Protégez-la jusqu’à ce qu’ils puissent tuer le monstre.
« Rentre à la maison, était de son côté en train de dire Juliette à
Kathleen. Rassemble tous les messagers. Qu’ils aillent dire aux
propriétaires des usines de se mettre immédiatement à l’abri. »
On leur avait certainement dit de se méfier de la possibilité d’un
soulèvement, on les avait avertis que les manifestations et rassemblements
appelaient à la fin du règne des gangsters. Mais personne n’aurait pu savoir
que cela débuterait à un tel degré d’intensité. Ils n’allaient pas s’attendre à
une telle puissance. Et ils risquaient de payer cette erreur d’estimation avec
leurs têtes.
Kathleen, Benedikt et Marshall filèrent sans perdre de temps. Seuls
Roma et Juliette restèrent un instant de plus sur ce toit, cernés de feu et de
fureur.
« On recommence, promit Juliette. Mais cette fois, on le fait bien. »
TRENTE-CINQ

Roma et Juliette montèrent au pas de charge les escaliers qui menaient à


l’appartement de Zhang Gutai, où Qi Ren devait se trouver. À un moment
donné, Juliette remarqua qu’elle avait encore du sang à peine sec dans les
replis de ses paumes. Il dessinait des empreintes palmaires sur la rampe
qu’elle utilisait pour se propulser comme ils enfilaient les escaliers volée
après volée sans s’arrêter.
Lorsqu’ils atteignirent le dernier étage, Juliette s’immobilisa juste en
regard de la porte de Zhang Gutai.
« Tu vois cela comment ? demanda-t-elle.
— Comme ça. »
Roma enfonça la porte d’un grand coup de pied.
L’appartement de Zhang Gutai était sens dessus dessous. Lorsque Roma
et Juliette s’y engagèrent à pas feutrés, leurs chaussures s’enfoncèrent dans
l’eau, ce qui tira un hoquet de surprise à Juliette et un juron à Roma. Les
lames du parquet avaient été soulevées par une inondation qui semblait
venir de la cuisine. L’eau leur arrivait aux chevilles et ne cessait de monter.
N’était le seuil haut et épais du chambranle de la porte, ils auraient inondé
le reste du bâtiment en ouvrant.
Il y avait quelque chose qui faisait tiquer Juliette. Elle s’accroupit et
plongea une main dans l’eau, en grimaçant lorsque le froid lui saisit les
doigts. L’eau tourbillonnait, dansait, clapotait. Elle lui faisait penser au
Huangpu, à la façon dont le courant filait toujours dans une douzaine de
directions différentes en même temps, charriant tout ce qui flottait dans ses
flots, emportant tous les morts qui étaient tombés en ses tréfonds. Les
gangsters qui s’étaient affrontés sur les quais. Les Russes sur leur navire.
Les premières victimes de chaque vague de folie…, se dit soudain
Juliette. Étaient-elles à chaque fois au bord du Huangpu ?
« Juliette, appela doucement Roma, attirant son attention. On dirait
qu’on s’est battu, ici. »
Juliette se releva, agita la main pour en chasser l’eau. Plus avant dans
l’appartement, du papier flottait partout : des piles de tracts politiques et des
liasses de feuilles plus épaisses, couvertes de numéros de comptes, de
libellés et d’indications diverses se diluant lentement dans l’eau. En
s’avançant, Juliette jeta un coup d’œil en direction du comptoir de la
cuisine, où elle aperçut des poêles et des casseroles renversées, emplissant
et recouvrant l’évier qui débordait, mais parfois aussi reposées sur les plans
de travail, le bord enfoncé, comme si l’on s’en était servi pour frapper sur
quelque chose à bras rabattu.
« Où est-il ? » chuchota Juliette. L’état de l’appartement ne faisait
qu’ajouter à sa confusion. Pourquoi un vieil homme, assistant d’un
communiste, irait-il se transformer en monstre ? Pourquoi inonder le sol et
cabosser les poêles ?
« Il n’est pas là », dit Roma. Mais ses yeux étaient fixés sur un point
par-delà l’épaule de Juliette. « Par contre, il y a quelqu’un d’autre. »
Juliette regarda dans la direction qu’indiquait Roma et vit la silhouette
affalée dans le coin de la salle de séjour. En un autre temps, Roma et elle
avaient été assis là tandis que Qi Ren leur servait le thé. Maintenant, les
sièges étaient renversés et la radio était en miettes, fracassée contre le tapis,
sur lequel un autre jeune homme était effondré. Ses jambes étaient
disposées sous l’eau en un V fort étrange tandis que son torse était adossé
au mur. Sa tête avait tellement roulé en avant sur son cou que n’était plus
visible que le sommet de son crâne et sa chevelure châtain clair, maculée de
sang.
Les yeux de Juliette s’écarquillèrent. « Mon Dieu. C’est Paul Dexter !
— Paul Dexter ? répéta Roma. Mais qu’est-ce qu’il fait là ?
— C’est ce que j’aimerais bien savoir », marmonna Juliette. Elle se
précipita en avant, s’agenouilla dans la mince épaisseur d’eau et secoua
vigoureusement les épaules de Paul. Il y avait une profonde entaille sur son
front, et ce qui ressemblait à quatre marques de griffes sur son cou, hachant
à grands traits rouges sa peau pâle.
Juliette le secoua plus fort. « Paul, Paul, réveillez-vous ! »
Lentement, les paupières de Paul commencèrent à papillonner. La
troisième fois que Juliette l’appela par son prénom, les yeux de Paul finirent
par s’ouvrir entièrement et se fixer sur elle. Il fronça les sourcils.
« Mademoiselle Cai ? grinça-t-il. Que faites-vous ici ?
— Commençons donc par vous, si vous le voulez bien », répliqua-t-elle
d’un ton ironique.
Paul toussa. Ce fut comme un sifflement, qui aurait signalé qu’il n’y
avait plus la moindre trace d’humidité dans sa gorge.
« Le Larkspur m’a chargé de venir ici », commença-t-il lentement. Il
regarda autour de lui, tapotant des mains un peu partout autour de lui, et
parut se détendre lorsqu’il put attraper son porte-documents, qui flottait non
loin.
« Que faites-vous par terre ? » lui demanda Roma.
Paul se raidit soudain, comme si les souvenirs lui revenaient au fur et à
mesure, au fil des questions qu’on lui posait. En grimaçant discrètement, il
ajusta sa position et se redressa peu à peu contre le mur, jusqu’à être assez
bien assis pour pouvoir placer son porte-documents sur ses genoux.
« Le monstre, souffla Paul. Il m’a attaqué.
— Il vous a attaqué ici ? » demanda Juliette. Elle se leva, fit en
pataugeant un tour rapide de la salle de séjour, son regard courant dans un
peu toutes les directions. « Et où est-il, maintenant ?
— Je… je ne sais pas », répondit Paul. Ses yeux se baissèrent tandis
qu’il ouvrait son porte-documents pour en vérifier le contenu. Il rangea
quelque chose dans sa poche. « Bon sang, il pourrait bien être encore là.
Pourriez-vous m’aider à me relever, mademoiselle Cai ? »
La tête encore tournée par-dessus son épaule, voyant l’eau ne cesser de
monter en continuant de penser que quelque chose n’allait pas, Juliette lui
tendit une main, en ravalant une remarque acerbe sur l’indigence pathétique
de Paul Dexter.
Elle n’eut aucune excuse pour l’avoir à ce point sous-estimé. Lorsqu’il
plaça sa main dans les siennes et tira pour se hisser sur pied, il dissimulait
déjà une seringue dans l’autre main. Les bras de Juliette se raidirent sous la
pression de l’effort… et Paul enfonça l’aiguille dans les veines offertes à la
saignée du coude de Juliette.
Juliette hoqueta ; l’aiguille luit. Avant qu’elle n’eût pu écarter le bras,
Paul avait déjà enfoncé la pompe, et la fiole de liquide bleu s’était déjà
déversée dans son flot sanguin.
En serrant son coude de l’autre main, Juliette se projeta en arrière d’un
bond, bien trop tard. Roma réussit à la rattraper au vol avant qu’elle ne
tombât en arrière dans l’eau, sous le choc.
« Il t’a fait du mal ? demanda Roma.
— Non », répondit Juliette. Elle ôta lentement sa main du pli du coude,
révélant un petit point rouge. « Il m’a vaccinée. »
Paul se redressa de toute sa hauteur, laissant tomber sa seringue et tous
ses faux-semblants dans l’eau.
« J’essaie simplement de vous aider, Juliette, dit-il. Je ne veux pas que
vous mouriez. Je vous aime. »
Juliette laissa échapper un petit rire sans joie.
« Non, vous ne m’aimez pas, dit-elle d’une voix rauque. Ce n’est pas
cela, l’amour. »
Le visage de Paul se déforma violemment. Il tendit un doigt vers Roma,
qui ceignait toujours Juliette d’un bras. « Mais cela, oui ? L’amour, souillé
par le sang de tous les cadavres des vôtres ? »
Juliette cessa soudain de respirer. Non pas sous l’effet de l’insulte de
Paul – elle avait à peine entendu ce qu’il avait dit. Mais d’avoir perçu un
léger grondement dans sa voix, et de réaliser soudainement où elle l’avait
déjà entendu précédemment.
« Vous voulez parler des morts parmi les miens ? persifla Juliette. Eh
bien, parlons-en, Larkspur. »
Roma inspira un grand coup. Paul se contenta de sourire. Il ne tenta pas
de nier. En lieu de quoi, il inclina la tête sur le côté avec une fausse moue de
chérubin et répliqua : « Cela fait un bon moment que j’ai envie de vous le
dire, Juliette. Mais je dois néanmoins reconnaître que, lorsque j’envisageais
l’instant de cette révélation, j’imaginais que vous seriez un peu plus
impressionnée que vous ne semblez l’être en l’instant.
— Impressionnée ? » répéta Juliette. Elle était peut-être à trois décibels
du hurlement. « Qu’est-ce qui peut bien vous paraître le moins du monde
impressionnant dans tout cela ?
— La partie où la ville entière danse comme autant de marionnettes
dont je manipule les fils ? » Paul fouilla dans la poche de sa veste et Juliette
se tendit, sa main se rapprochant de son pistolet, mais il n’en ressortit
qu’une autre fiole bleue, qu’il éleva dans la lumière. Elle reflétait de petits
cristaux sur les murs beiges, de petites mouchetures lapis-lazuli qui
dansaient par deux, en tandem. « La partie où j’apporte une solution aux
souffrances de mon père ? Dites-moi, Juliette, n’est-ce pas le rêve de tout
enfant que de voir ses parents vivre aussi heureux que possible ? »
Juliette leva son pistolet. Une hésitation teintée d’un peu de crainte
s’inscrivit sur le visage de Roma, mais bien que Juliette eût parfaitement
conscience qu’il était dangereux de provoquer Paul avant de savoir ce qu’il
cachait d’autre dans sa manche, elle avait trop de colère qui bouillonnait en
elle pour pouvoir maintenir un calme comparable à celui de Paul.
« Tous les gangsters et les négociants ciblés au bord du fleuve… entama
Juliette. Je croyais que c’étaient les communistes. Je pensais qu’ils
éliminaient leurs ennemis capitalistes. » Elle laissa échapper un rire amer.
« Mais c’était vous. C’était vous, qui asséchiez le marché et faisiez place
nette pour que vos affaires puissent prospérer. C’était vous qui vous
débarrassiez de vos rivaux pour que rien ne vienne faire d’ombre au
Larkspur. »
Paul affichait un grand sourire, maintenant – deux rangées de dents
blanches luisantes. « Admirable, non ? Et de se dire que tout cela a débuté
avec la découverte en Angleterre d’un simple insecte, une toute petite
bestiole…
— Imbécile, persifla Juliette. Comment osez-vous…
— Tout cela a débuté comme une faveur faite à cette ville »,
l’interrompit Paul, le regard soudain plus sombre. Il commençait à
s’offusquer de la colère de Juliette. Il n’avait jamais vu cet aspect plus
irascible de sa personnalité. « Vous n’avez pas lu le journal ? Entendu les
rumeurs ? Tout le monde parlait de la façon dont les transactions
commerciales allaient être menacées dans le cas où des partis politiques
légitimes feraient leur apparition à Shanghai, les communistes étant les
mieux placés de tous les candidats en lice. J’ai voulu aider. J’ai essayé de
tuer les communistes. Vous n’allez tout de même pas désapprouver cela. »
Juliette désapprouvait énormément, mais le moment n’était pas à ce
genre de discussion.
« Vous avez d’abord voulu infecter Zhang Gutai », énonça-t-elle pour
confirmer ce qu’elle pensait avoir deviné. Elle prit le temps de parcourir la
salle des yeux, les sièges renversés, son inspection se faisant plus précise.
Au lieu d’une seringue à ses pieds, elle en vit deux. D’où était venue
l’autre ? Et surtout, sur qui avait-elle été utilisée ? « Vous n’aviez pas
réalisé que vous parliez à son assistant.
— Mais cela n’a fait aucune différence, n’est-ce pas ? » Paul s’avança
d’un pas ; Roma et Juliette reculèrent d’autant. « Je pensais que le premier
insecte allait simplement sauter d’un hôte à un autre, en tuant les
communistes un par un. Imaginez ma surprise quand le vieil homme s’est
transformé en monstre ! Imaginez ma surprise quand il est devenu une
matrice apte à produire des milliers de répliques de l’insecte, capables de
rendre fous tous les habitants de cette ville ! »
Dans sa colère, le bras de Juliette se mit à trembler. Roma posa une
main sur son coude, mais cela ne la persuada en rien de baisser son arme.
« L’eau », murmura Juliette, moitié comme une question, moitié comme
une réponse qu’elle connaissait déjà. Elle déplaça un pied, brassant le
liquide qui s’élevait tout autour d’eux. Il atteignait le milieu de ses mollets,
maintenant. Paul avait voulu tuer les communistes, mais son plan avait
évolué lorsque le monstre avait limité ses apparitions aux abords du
Huangpu. Ce fleuve était le cœur de la ville : une contamination débutant là
signifiait que la folie allait se répandre parmi les gangsters qui travaillaient
sur les quais, parmi les négociants qui y faisaient affaire.
Ils n’étaient même pas ses cibles. Il s’était juste trouvé que c’étaient les
gangsters et les négociants qui passaient le plus de temps sur les rives du
Huangpu, et que c’était là que le monstre venait cracher ses insectes.
Et avec chaque vague, les affaires de Walter Dexter prenaient encore
plus d’ampleur. Soudain, le Larkspur écoulait un vaccin qui rapportait plus
que ce dont aucun négociant ordinaire n’aurait jamais pu rêver. Un vaccin
que les travailleurs ne pouvaient pas s’offrir, mais achetaient quand même.
Un vaccin que les autres négociants pouvaient s’offrir, mais ne recevaient
en échange qu’une solution saline qui n’était qu’une fausse promesse, qui
ne les empêchait en rien de tomber comme des mouches pour faire encore
plus de place aux affaires de Walter Dexter.
« L’eau, répéta Paul. Quelle chance, pour la ville sur la mer. »
Juliette n’en put plus. Elle libéra la sécurité de son pistolet. « Vous me
dégoûtez. »
Paul s’avança encore d’un pas. « Mon père a tout sacrifié pour venir
faire fortune dans ce pays.
— Oh, votre père a momentanément fait l’expérience d’une certaine
pauvreté ? grimaça dédaigneusement Juliette. Il en a tiré un enseignement ?
Et le goût du succès qui a suivi valait la vie de tous mes gens ? »
Paul soupira et se noua les mains, comme s’il avait fini par ressentir un
peu de culpabilité.
« Si vous le souhaitez vraiment, annonça-t-il comme s’il s’agissait de
l’expression de l’immense générosité de son grand cœur, je pourrais
produire des quantités de vaccin suffisantes pour tous les membres du clan
des Écarlates…
— Vous ne comprenez pas, l’interrompit Juliette. Je ne veux pas de
votre vaccin. Je veux que la folie s’arrête. Je veux que le monstre meure. »
Paul s’immobilisa, les dernières traces d’optimisme s’effaçant de son
visage. Il redevint ce qu’il avait toujours été, masque tombé.
« Vous plaindriez-vous si la folie ne tuait que des Fleurs blanches ? »
demanda-t-il froidement.
Juliette en postillonna dans sa véhémence. « Oui.
— À cause de lui, n’est-ce pas ? » Paul indiqua Roma d’un geste du
menton. Dix mille piques de mépris furent portées par ce seul mouvement.
« Eh bien, je suis désolé, Juliette, mais vous ne pouvez pas tuer Qi Ren. Je
ne le permettrai pas.
— Vous ne pourrez pas m’en empêcher. Des hommes plus doués que
vous ont essayé et échoué. Maintenant, où est-il, Paul ? »
Paul sourit. Ce sourire était la damnation de la ville, dans toute la
rancœur qui s’imprimait dans ses traits. Et Juliette… Juliette sentit la terreur
monter en elle, la chair de poule couvrir toute sa peau, un frisson la
parcourir de la tête aux pieds.
L’eau dans le couloir de l’appartement s’agita doucement. Quelqu’un
approchait depuis les chambres à coucher.
Roma et Juliette firent volte-face. Une inspiration tremblotante se fit
entendre dans la pièce. Une exhalaison muette.
Une créature émergea dans la lumière, tremblant de ses propres efforts.
Qi Ren se trouvait à l’intérieur, quelque part. Juliette pouvait le deviner
dans l’affaissement las des épaules du monstre et ses yeux constamment
plissés, comme si la vision déficiente du vieil homme avait été transmise à
cette autre incarnation. Mais la ressemblance s’arrêtait là, parce que les
yeux du monstre étaient rendus totalement opaques par un lustre argenté,
aussi vaseux que la texture des algues. De la tête aux pieds, il était fait de
muscles bleu vert noueux, la poitrine couverte d’écailles et les bras tapissés
de cercles ressemblant à ceux que laisseraient des ventouses.
Après un sifflement pathétique s’échappant de ses lèvres grises et
molles, le monstre produisit un bruit qui ressemblait à un cri de douleur. Il
appuya une main palmée sur son ventre et se plia en deux, cherchant à
reprendre son souffle. Les cornes triangulaires réparties le long de son épine
dorsale s’agitèrent vigoureusement. Quelques secondes plus tard, elles
disparurent, s’enfonçant à l’intérieur du monstre pour ne laisser derrière
elles que des cavités en forme de diamant.
Juliette sentit Roma lui prendre la main. Il lui donna un petit coup sec,
pour l’entraîner en arrière.
« Non, dit Juliette d’une voix à peine audible. Non, il ne produit que
dans la rivière. Il n’a jamais craché d’insectes ailleurs, auparavant. »
N’est-ce pas ?
Paul renâcla. Il avait perçu son hésitation.
« En fait, Juliette… » Paul redressa ses manchettes. « Il était assez
agaçant que Qi Ren ait à se retransformer chaque fois qu’il avait fini de
produire une palanquée d’insectes. Alors j’ai un peu tripatouillé tout cela.
J’ai fait quelques… altérations, disons. »
La seconde seringue.
Un insecte tomba de l’épine dorsale du monstre. Puis un autre. Ils
apparaissaient lentement, comme une goutte d’eau dégoulinant seule pour
glisser le long d’une pente d’asphalte.
« File ! » s’exclama Paul. Il ouvrit les portes coulissantes du mini-
balcon, invitant à l’intérieur tant le bruit que le vent, et sans un temps mort,
le monstre se précipita vers le balcon, avec une telle férocité qu’il fit voler
un bout de plâtre du mur et fracassa tous les pots de fleurs.
Lorsqu’il atteignit le bord du balcon, prêt à sauter, les insectes se mirent
à pulluler.
« Non ! » hurla Juliette en se jetant en avant.
Il était trop tard. Le monstre sauta du balcon et retomba dans la rue en
contrebas, les insectes se déversant sans discontinuer, pour tomber sur le sol
et se disperser dans toutes les directions. Une contamination comme celle-ci
risquait d’être colossale. Si le monstre courait à travers la ville, s’il courait à
travers la foule pendant les émeutes, à cette heure du jour, le coût en vies
humaines allait être dévastateur.
Juliette pointa son pistolet et tira – encore et encore et encore, dans
l’espoir de tuer le monstre ou au moins de le ralentir, mais les balles
rebondirent sur son dos comme si elle avait tiré sur une plaque d’acier. Le
monstre se mit en mouvement, partit d’un pas lourd à travers les rues, en
prenant petit à petit de la vitesse.
« C’est inutile, Juliette. »
En hurlant, Juliette fit volte-face et tira dans l’appartement. La colère
rendit son tir imprécis ; Paul s’écarta d’un bond hors de la trajectoire. La
balle ne fit que lui effleurer le bras, mais il grimaça, s’adossa au mur, les
doigts serrés sur son égratignure.
« Comment peut-on l’arrêter ? » demanda Roma. Il traversa la pièce en
quelques enjambées, attrapa Paul par le col et le secoua. « Comment peut-
on l’arrêter ?
— Vous ne pouvez pas, grinça Paul en grimaçant. Vous ne pouvez pas
arrêter le monstre. Et vous ne pouvez pas m’arrêter moi. » En un clin d’œil,
il attrapa le bras de Roma à son tour, le tordit jusqu’à ce que Roma le lâche
dans un hoquet. Il s’accroupit d’un coup alors que Juliette essayait de le
mettre en joue pour lui tirer dessus, mais il était trop rapide.
Trois balles s’enfoncèrent dans le mur, formant une ligne droite. Dans
l’eau, Paul Dexter attrapa son porte-documents au vol, le serra contre sa
poitrine, et il s’enfuit par la porte de l’appartement.
« Malédiction ! maugréa Roma. Je pars à sa poursuite !
— Non ! » Juliette regarda une nouvelle fois par le balcon, le souffle
court. « Le monstre. Il est parti plein est. Je crois qu’il retourne vers le
Huangpu. »
Si le monstre se dirigeait vers le fleuve, alors il allait d’abord devoir
traverser toute la Concession française. Juliette pouvait à peine ravaler la
boule qu’elle avait dans la gorge, une amertume qui se formait derrière son
nez, ses yeux. Le monstre allait passer devant toutes les boutiques ouvertes,
tous les petits enfants qui mangeaient leur petit pain aux haricots rouges sur
le seuil des magasins. Il lui faudrait ensuite s’enfoncer dans le centre-ville,
avec les grappes d’étudiants qui quittent les salles de classe pour manifester,
et les personnes âgées qui font leur promenade de l’après-midi.
Juliette attrapa le rideau du balcon, l’arracha à sa tringle. « Vas-y,
Roma, s’exclama-t-elle. Rejoins le fleuve avant lui. Fais évacuer les gens.
— Et toi ? »
Juliette tourna le rideau sur lui-même jusqu’à en faire une corde solide,
une masse de toile assez épaisse pour soutenir son poids. Les émeutes qui
embrasaient la ville se déplaçaient, et elles se répartissaient à travers tous
les quartiers sans s’inquiéter des pays qui contrôlaient les trottoirs sur
lesquels elles progressaient. Les gens ne sauraient pas que le monstre
arrivait jusqu’au moment où les insectes leur pénétreraient dans le crâne.
« Il faut prévenir tout le monde sur sa route de se claquemurer à
l’intérieur », souffla Juliette. Elle sortit sur le balcon, ses chaussures
écrasant des tessons de pots de fleurs. Elle regarda par-dessus son épaule.
« Je te retrouverai au Bund. »
Roma acquiesça. Il parut vouloir ajouter quelque chose, mais le temps
pressait, alors il se contenta d’un regard que Juliette perçut comme une
douce étreinte. Puis il tourna les talons et fila hors de l’appartement.
Juliette serra les dents. « C’est bon, dit-elle. Allons-y. »
Ses yeux se fixèrent sur la canalisation qui courait sur le mur extérieur,
juste au bord du balcon. Elle enjamba la rambarde et s’appuya contre le mur
pour garder l’équilibre, surveillant la rue d’un œil pour ne pas perdre de vue
le monstre qui filait vers l’est. Il n’en avait plus que pour quelques secondes
avant de disparaître au bout de la rue. Il fallait qu’elle fasse vite.
« Par pitié, ne casse pas », pria-t-elle en passant un bout du rideau entre
la canalisation et le mur. « S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît… » Elle prit
l’autre bout, le rideau entourant la canalisation, et le tint comme si elle
nouait une cravate.
Elle sauta du balcon. La chute fut rapide et sèche ; le temps qu’elle
atteigne le sol, le rideau s’était presque fendu sous la friction, mais cela
n’avait plus d’importance – elle se mit à courir, son pistolet pointé vers le
ciel.
« Abritez-vous, abritez-vous ! » hurla-t-elle. Elle tira, le coup de feu
faisant sursauter ceux qui n’étaient pas assez près pour entendre ses cris. Le
temps qu’elle se rapproche du monstre, le chaos s’était déjà instauré dans
les brisées de celui-ci, avec des insectes qui grouillaient sur les étals des
échoppes et des gens qui commençaient à se griffer la gorge. D’autres –
ceux qui n’avaient pas été infectés – se contentaient de rester là, incapables
de donner un sens à ce à quoi ils venaient d’assister en plein jour.
« Allez-vous-en ! hurlait Juliette. Maintenant ! »
Ceux qui s’étaient figés se reprirent et se réfugièrent à l’intérieur.
Juliette continuait de crier, d’avancer sans répit, les poumons en feu tant
de l’effort fourni que de ses vociférations incessantes. Encore et toujours
elle persistait, mais, quelle que soit l’énergie qu’elle mettait dans sa course,
elle ne réussissait toujours pas à rattraper le monstre au pas lourd.
Sous ses yeux absolument horrifiés, elle le vit entrer dans la partie
chinoise de la ville. Elle le regarda charger à travers les foules rassemblées
là, s’enfoncer à travers les masses de contestataires si promptement
qu’aucun d’entre eux ne réalisait ce qu’il se passait jusqu’à ce que les
premiers infectés tombent à terre. Puis les insurgés cessèrent de lever le
poing. Ils regardèrent alentour, remarquèrent Juliette qui approchait dans
leur périphérie en agitant frénétiquement les bras, et, quand ce n’était pas
trop tard, finirent pour certains par se disperser, s’abriter.
Cette ville était un monde à part entière et plus encore. Quels que soient
les cris de Juliette, les gens de la rue d’après n’auraient conscience de la
panique qu’une fois les insectes disséminés et s’enfonçant dans leurs
crânes. Quels que soient ses cris, les foules qui agitaient leur chiffon rouge
n’écoutaient rien tant que le monstre ne les avait pas traversées et que leurs
mains ne se portaient pas à leur gorge. Ils allaient tomber un par un. Ils se
battaient pour leur droit de vivre, mais cette ville ne leur avait même pas
promis le droit de survivre.
Ils étaient tellement nombreux. Il y avait tellement de gens dans les
rues.
« Par pitié », criait Juliette. Elle passa brièvement dans la rue d’à-côté,
manquant glisser sur les rails du tramway. « Abritez-vous ! Ce n’est pas le
moment ! »
Les émeutiers ne lui accordèrent aucune attention. Les riches gangsters
leur disaient toujours que ce n’était pas le moment – pourquoi serait-ce
différent aujourd’hui ? Pourquoi devraient-ils écouter ?
Juliette ne pouvait pas vraiment leur en vouloir. Néanmoins, cela
signifiait la mort. Cela signifiait des rues jonchées de cadavres, empilés les
uns sur les autres, maculant toute la ville de rouge.
Le monstre était en train de disparaître au bout de l’autre rue. S’ils ne
faisaient même que regarder, s’ils s’écartaient de quelques pas et
regardaient, les émeutiers verraient le long chemin destructeur, les corps
distordus et les corps trépidants, les corps qui se détournaient en piétinant
d’autres corps effondrés.
Juliette serra les poings, serra la crosse de son arme dans sa main. Elle
ravala les larmes de fureur qui menaçaient ses yeux et s’éclaircit la gorge
pour en chasser toute rugosité. Puis elle tira en l’air une fois de plus et
repartit à la suite du monstre.
Cela ressemblait à une cause perdue.
Mais, quoi qu’il en soit, il lui fallait essayer.

Roma s’était approprié une voiture.


Pour être honnête, il n’avait pas eu le choix. Et lorsque l’héritier des
Fleurs blanches marche droit sur vous arme à la main en exigeant que vous
abandonniez votre véhicule, la position importante que vous occupez au
Conseil administratif municipal importe peu : vous descendez de voiture
fissa.
« Plus vite, ordonna-t-il au chauffeur. Je veux, littéralement, que vous
alliez aussi vite que vous le pouvez…
— Vous voulez que je roule par-dessus les gens ? répliqua le chauffeur.
C’est ce que vous voulez ? »
Roma tendit le bras. Il pressa le klaxon, et ne le lâcha plus. Les groupes
d’émeutiers devant eux furent forcés de s’écarter pour éviter de se faire
renverser. « Plus vite ! »
Ils foncèrent à travers la Concession, prenant un chemin aussi direct que
possible. Il était difficile d’estimer combien de temps passait, à quelle
vitesse ils avançaient en comparaison du monstre. Il ne savait pas non plus
si Juliette réussissait à suivre. Mais le chaos débutait.
De l’autre côté des vitres de la voiture, il ne s’agissait pas de groupes
d’ouvriers en colère avec des chiffons rouges noués autour du bras, mais de
gens ordinaires qui s’efforçaient de trouver le moyen de nourrir leur famille
avant que la ville ne soit prise par les communistes. Et pourtant, partout où
Roma regardait, les gens accéléraient le pas, s’empressaient d’aller
rejoindre leurs proches pour leur dire de faire vite, poussaient les enfants
dans les coins et ne les quittaient plus des yeux, goûtant la vivacité amère
de l’air. Cette vivacité qui signalait un désastre imminent.
« Là-haut, là-haut, annonça soudain Roma d’un ton pressant. Juste au
bord du Bund. Rabattez-vous sur cette file. »
La voiture s’arrêta devant une banque étrangère et Roma en jaillit, pour
chercher alentour le moindre signe du monstre. Il n’était pas encore arrivé.
Et les insurgés non plus.
Bien.
Roma pointa son arme vers le ciel. Il tira, trois cartouches d’affilée.
« Évacuez ! » hurla-t-il lorsque les travailleurs sur la rive se tournèrent
vers lui, que les pêcheurs remontèrent leurs lignes, que les hommes qui
mâchonnaient des cure-dents à la barre de leurs navires tournèrent les yeux
vers lui. « Évacuez maintenant si vous voulez vivre. Partez vers le nord !
— Bon, ça va, assez crié ! » un Fleur blanche s’était penché par-dessus
la rambarde de son navire. « Qu’est-ce qui peut bien… »
Roma pointa son arme, les tripes nouées. Il tira, et lorsque la balle se
ficha dans l’épaule du Fleur blanche, celui-ci ne put que recracher son cure-
dents, bouche bée devant Roma. Roma ne manquait jamais sa cible.
« Je ne plaisante pas, dit-il froidement. Va à l’hôpital. Et, pour tous les
autres : bougez, ou je vous envoie à l’hôpital le plus proche vous aussi. »
Ils se mirent en mouvement. Il aurait aimé qu’ils aillent plus vite. Il
aurait aimé qu’ils n’aient pas besoin d’être menacés de violence pour cela.
Un cri résonna à travers le Bund.
Roma fit volte-face, arme immédiatement levée. « Rentrez dans les
bâtiments ! » rugit-il. Toutes les femmes qui flânaient le long du Bund, les
étrangers avec les parasols… tous le regardèrent avec des yeux écarquillés
et teintés de frayeur, mais ils n’en hésitèrent pas pour autant : le cri avait été
le signal d’une véritable menace. L’attitude de Roma était la confirmation
qu’il se passait quelque chose. La foule se précipita vers l’intérieur,
s’écartant du fleuve, tandis que Roma fouillait désespérément du regard
depuis l’endroit où il se trouvait – ses yeux parcourant la multitude de rues
menant au Bund, cherchant d’où le monstre allait émerger.
« Bougez-vous ! Bougez-vous ! »
Juliette. Il reconnaîtrait sa voix n’importe où. Et elle provenait d’une
rue au loin.
Roma se mit à courir, directement sur la route, en faisant signe aux
voitures de repartir dans l’autre sens. Cela n’importait pas s’ils klaxonnaient
et manquaient le renverser. Il agitait son arme, et les plus proches
cherchèrent immédiatement à reculer en faisant pétarader leur moteur,
provoquant un encombrement avec les voitures à l’arrière qui voulaient
poursuivre leur chemin.
Satisfait du blocage, Roma porta son attention sur autre chose. Il n’y
avait qu’une seule route entre l’eau et l’embouchure de la rue
perpendiculaire : une route et une longue berge, selon la façon dont le
monstre allait vouloir courir, selon qu’il allait vouloir plonger dans les bas-
fonds où les bateaux des pêcheurs étaient amarrés, ou s’il irait jusqu’au bout
des quais, vers les profondeurs. Roma recula de quelques pas, s’arrêta en
haut des quais. Plus bas dans la rue, un mouvement flou apparut le long des
lignes de tramway, projetant de petits points noirs partout où il allait.
Le monstre.
« Très bien », maugréa-t-il. Il leva son arme. Visa. Même si les balles
ne pénétraient pas son dos, la face avant de son torse était aussi vulnérable
que celle des humains. « Ça suffit, maintenant. »
Roma appuya sur la détente.
Le chien s’abattit… et il ne se passa rien.
Il n’avait plus de cartouches.
« Malédiction ! »
Roma jeta l’arme au sol, chercha son autre pistolet dans sa veste. Un
mouvement vif sur son flanc. Avant d’avoir pu attraper quoi que ce soit,
Roma s’était tourné, à temps pour voir Paul Dexter, son propre pistolet en
main.
D’un geste purement instinctif, Roma plongea, évitant de justesse une
balle destinée à son crâne. Les paumes à plat sur le sol, il regarda ses
alentours immédiats.
« Laissez tomber », souffla Paul. Dans une main, il tenait son arme, et
dans l’autre, son porte-documents.
Roma ne chercha pas à lui répondre. Il attrapa l’objet le plus proche –
une caissette – et la lança, visant le visage. Dans un glapissement, Paul dut
laisser tomber son porte-documents, manqua perdre son emprise sur son
pistolet. Le temps qu’il se remette, Roma avait déjà tiré sa deuxième arme
de sa veste.
Le doigt de Roma se posa sur la détente. Il aurait abattu Paul séance
tenante, si le sol ne s’était pas mis à vibrer. Si le monde autour de lui n’avait
pas soudain commencé à être envahi par une nuée de points mortels
avançant vers lui en masse.
« Non » murmura Roma.
Le monstre était arrivé.

« Bougez-vous ! Bougez-vous ! »
Juliette repoussa la marchande, la sauvant de justesse de la masse
d’insectes qui rampaient vers sa charrette, le souffle court. Un groupe de
gens à moins de trois pas d’elles s’effondra d’un coup. La marchande gémit,
les yeux écarquillés.
« Restez là, lui ordonna Juliette. Restez baissée. Gardez les yeux au sol,
et éloignez-vous dès que vous voyez des insectes. C’est compris ? »
La femme acquiesça, d’un air troublé. Juliette se redressa, se remit en
quête du monstre. Ils avaient presque atteint le Huangpu, approchaient de la
destruction finale qui marquerait la fin de cette horrible épopée sanglante ou
du moins, que Juliette espérait devoir en être la fin. Le Bund se trouvait
juste devant, à la prochaine intersection.
« Non. » Le regard de Juliette venait de se poser sur deux silhouettes au
bord de l’eau, qui luttaient. Ses yeux localisèrent le monstre, localisèrent sa
nuée d’insectes qui se répandaient dans toutes les directions où pouvaient se
trouver des victimes.
« Roma ! hurla-t-elle. Roma, attention ! »
Roma se tourna, les yeux grands ouverts. Il agit immédiatement,
s’écarta de la trajectoire du monstre qui fonçait vers le quai, évita une volée
d’insectes qui retombèrent sur le sol et coururent sur les chaussures de Paul
avant de se disperser. Paul n’eut pas besoin de bouger. Il était immunisé.
Juliette supposa que c’était également pour cette raison qu’il ne
s’inquiéta pas le moins du monde lorsque le monstre plongea dans l’eau.
Le bruit de son plongeon résonna à travers tout le Bund, quasi
silencieux.
Elle n’aurait pas dû demander à Roma d’arriver le premier au fleuve.
Elle aurait dû inverser les rôles avec lui.
« Roma, fuis ! » hurla-t-elle en courant aussi vite qu’elle le pouvait.
« Le monstre, il va… »
Une éruption. Alors même que Juliette atteignait enfin la promenade, la
surface de l’eau fut soulevée par une immense masse de points noirs qui
s’élevèrent de dix pieds dans les airs avant de retomber sur tous les quais.
Les insectes trottinaient partout, envahissant chaque espace, chaque recoin,
chaque surface. Il n’était plus temps de s’abriter. Il n’y avait plus qu’une
pluie, qui tombait sur Paul, sur Juliette, sur Roma.
Juliette n’avait jamais été aussi dégoûtée de toute sa vie. Des centaines
de pattes couraient sur elle, s’enfonçaient dans les replis de ses vêtements,
mordillaient les pores de sa peau pour tester des directions. Sa peau ne
l’avait jamais autant démangée ; elle n’avait jamais ressenti une telle
répugnance, et cette sensation lui donnait envie de vomir.
Mais les insectes, lorsqu’ils retombaient sur elle, filaient dans les
secondes qui suivaient. Les insectes qui avaient jailli de l’eau glissaient le
long des bras que Juliette et Paul tendaient vers le ciel pour se protéger,
parce que le vaccin bleu dans leurs veines repoussait tous les assauts.
La dernière des éruptions retomba sur le sol. L’atmosphère s’éclaircit.
Les insectes coururent sur le pavé.
Juliette, hoquetante, baissa les bras.
« Roma ! » gémit-elle.
TRENTE-SIX

Les mains de Roma se tendirent vers sa gorge.


TRENTE-SEPT

La folie ne se serait pas abattue aussi vite sur une victime ordinaire, qui
n’aurait été touchée que par un seul insecte pour entamer la contamination.
Un insecte devait devenir dix, puis dix devenir cent, avant de s’être
suffisamment multiplié à l’intérieur de la victime pour en prendre le
contrôle. Mais Roma – Roma les absorbait tous d’un coup, leur permettant
de prendre immédiatement le contrôle de son système nerveux, et d’aller au
sang.
Juliette chassa les derniers insectes obtus de ses bras et assura son
emprise sur son pistolet. Il n’y avait qu’une seule façon de le sauver, une
seule façon de mettre un terme à tout cela. Elle courut vers le bout du quai
et scruta la surface en quête du monstre, ne pensant à plus rien d’autre qu’à
trouver cette maudite chose et…
Elle aurait dû faire plus attention aux dangers environnants.
Sa tête alla violemment heurter les planches de bois de la promenade.
« Je ne peux vraiment pas vous laisser faire cela, Juliette, grommela
Paul. Ne pourrions-nous pas… ? »
Avant que Juliette n’ait pu reprendre ses esprits, ou même simplement
penser à se relever pour réessayer de viser, Paul la frappa vicieusement du
pied dans l’estomac. Juliette roula hors de la promenade, son corps allant
s’échouer sur la petite plateforme en contrebas, qui flottait juste au-dessus
de l’eau. Elle avait le souffle coupé. Au prix d’un effort laborieux, elle tenta
de lever son arme, de dominer son vertige, mais Paul sauta et retomba juste
à côté d’elle ; d’un coup de pied, il chassa le pistolet de ses mains, l’arme
allant retomber dans l’eau avec un ploc pathétique.
« Je suis désolé, Juliette. »
Il attrapa une grosse mèche de ses cheveux et lui plongea la tête dans
l’eau.
Juliette manqua hoqueter, sauf qu’ouvrir la bouche eût signifié boire
l’eau fangeuse du fleuve, alors elle garda les lèvres pincées. Elle se débattit
pour s’arracher à l’emprise de Paul, se forçant à garder les yeux ouverts
alors même que l’eau tourbillonnait tout autour d’elle des horribles masses
noires d’insectes qui nageaient groupés. La poigne de Paul était bien plus
puissante que sa maigre charpente ne l’eût laissé supposer. Autour de son
crâne, ses doigts étaient comme une griffe d’acier.
« Tout est pour le mieux. » Juliette pouvait à peine l’entendre, alors
qu’il était accroupi juste à côté d’elle. Ses oreilles étaient étouffées par
l’eau, par ces insectes oppressants. « Je ne voulais pas vous faire de mal,
mais vous ne m’avez pas laissé le choix. J’ai essayé de vous sauver, Juliette.
J’ai vraiment essayé. »
Juliette se débattit, rua en tous sens avec la dernière énergie, sans
résultat. Elle aurait dû tuer Paul quand elle en avait eu l’occasion. Il essayait
non seulement de la tuer, maintenant, mais il s’efforçait en plus de la tuer
lentement, pour qu’elle meure en sachant qu’elle aurait pu sauver Roma.
Pour qu’elle meure en sachant qu’elle avait échoué. Roma était fort, mais il
n’allait pas pouvoir se contrôler éternellement.
Peut-être qu’il avait déjà succombé, enfoncé ses doigts dans sa gorge.
Peut-être qu’il était déjà mort.
Sa lutte était inutile. La fiole bleue de Paul lui avait évité de succomber
à la folie, mais maintenant Paul avait décidé que son heure était venue,
qu’elle pouvait être mise au rebut, rejetée à l’eau.
La fiole bleue, se souvint soudain Juliette. Paul en avait eu une autre
dans la poche de son manteau. Et s’il y conservait une autre fiole, peut-être
y gardait-il aussi une autre seringue ?
Juliette tendit le bras, fouilla aveuglément la surface du manteau de
Paul. Ce fut avec une facilité presque risible qu’elle la trouva – sa main se
glissa sans encombre dans la poche grande ouverte.
Frénétiquement, sur le peu d’air qu’il lui restait dans les poumons,
Juliette sortit la seringue, puis enfonça l’aiguille dans le poignet de Paul.
Dans un hurlement, Paul relâcha son emprise, sa main s’ouvrant sous
l’effet de la douleur. Juliette se redressa aussitôt, cherchant son souffle,
prenant à peine le temps de se reprendre, faisant tout juste une pause le
temps de lever les yeux vers la promenade et de serrer les dents en voyant
Roma lutter contre ses propres mains qui cherchaient à s’enfoncer dans sa
gorge. D’assise, elle se mit à genoux, et plongea sur Paul avant qu’il ne
retrouve la maîtrise de son arme, le saisit par la taille, et les entraîna tous les
deux dans l’eau.
La surface du fleuve fut comme un mur, mais c’était Juliette,
maintenant, qui contrôlait la situation. C’était Juliette qui se trouvait au-
dessus de Paul tandis qu’ils s’enfonçaient plus profond, l’un de ses bras
toujours autour de sa taille, l’autre fermement serré sur son poignet. Et
lorsque l’écume autour d’eux s’éclaircit, lorsque les yeux de Paul
s’ouvrirent pour découvrir Juliette suspendue au-dessus de lui telle une
demi-déesse vengeresse, elle lui arracha le pistolet de la main.
Non, mima-t-il des lèvres. L’expression de son visage était la
personnification même de l’horreur. Juliette.
Elle le frappa du pied à la poitrine ; il battit des bras. Elle prit le pistolet
à deux mains, le pointa sur son front et, alors que le canon ne se trouvait
qu’à quelques pouces de son visage, elle pressa la détente.
L’eau absorba la plus grande partie de la détonation. L’eau n’absorba
pas le sang.
Paul Dexter alla à la mort avec trois yeux ouverts – le troisième,
l’orifice béant d’une balle. L’eau vira au rouge, et Juliette remonta, toussa
en rejoignant la surface, le regard éperdu tandis qu’elle cherchait l’autre
moitié du problème.
Elle trouva le monstre immédiatement, parce qu’il avait déjà rejoint la
promenade principale.
Plus exactement, ce n’était plus tout à fait le monstre. Il se
retransformait, le processus encore inachevé. Son visage était revenu, mais
la moitié basse de son corps était encore étrange, évolutive et verte, et
lorsque le vieil homme se mit à genoux, il parut avoir déjà perdu espoir.
Juliette remonta sur la petite plateforme. Puis, pistolet en main, elle se
hissa laborieusement sur la promenade.
« Qi Ren ! » tonna-t-elle.
Le monstre de Shanghai malgré lui se tourna pour lui faire face. Le vieil
homme affichait lui aussi une expression horrifiée sur ses traits las, mais
fort différente de celle qui avait paralysé Paul durant ses derniers instants. Il
se faisait horreur à lui-même – il était horrifié par tout ce qu’on l’avait forcé
à faire, et voulait en être débarrassé. Il hocha la tête à son adresse. Juliette
leva son pistolet. Ses mains tremblaient.
« Je suis désolée », dit-elle.
Une fois de plus, elle appuya sur la détente.
La balle le frappa en plein cœur. La détonation fut aussi bruyante que si
elle avait annoncé la fin du monde.
Mais le soupir de Qi Ren ne fut que léger. Sa main se porta
précautionneusement à sa poitrine, comme si la balle n’était qu’un
compliment sincère méritant d’être salué. Des rigoles rouges se formèrent
entre ses doigts pour goutter jusqu’à la promenade, teintant le sol alentour
d’un rouge profond.
Juliette se rapprocha. Qi Ren s’était figé, mais il n’avait pas versé.
Quelque chose était en train de se passer à l’intérieur de lui. Quelque chose
bougeait.
Une excroissance apparut sur son poignet gauche. Juliette la regarda
migrer des artères du milieu de l’avant-bras du vieil homme jusqu’à
l’espace noueux entre son cou et son épaule. Soudain, sa pomme d’Adam
fut de la taille d’une vraie pomme, comprimant sa peau fine et étirant ses
capillaires. La gorge de Qi Ren se fendit par le milieu. D’un seul coup,
comme si un couteau les avait tranchés, les pans de sa peau s’ouvrirent en
projetant une masse de sang rouge-noir. Qi Ren s’effondra immédiatement.
De sa gorge jaillit un insecte volant aussi gros que le poing de Juliette, se
détachant des veines et des tendons qui l’avaient nourri jusqu’ici.
En hurlant, Juliette fit feu – une fois, deux fois, trois fois.
Sa panique était totale, son corps violemment secoué par ses réflexes les
plus primaires. Deux des balles manquèrent franchement leur cible ; la
troisième l’égratigna et le rabattit tête la première sur le sol de la
promenade. Un instant, son corps plat et circulaire chercha frénétiquement
sur la surface de bois quelque chose à quoi se raccrocher, n’importe quoi,
ses douzaines de petites pattes qui ressemblaient à des cheveux
microscopiques se démenant en tous sens pour trouver un hôte. Puis
l’insecte s’immobilisa, et lorsqu’il cessa enfin de se mouvoir, tous les autres
insectes dans l’eau en firent de même.
Juliette perçut le changement : ce fut comme si le linceul qui avait
recouvert la ville venait d’être levé.
« C’est terminé, murmura-t-elle. C’est vraiment terminé. »
Elle se tourna lentement. Elle chercha signe de vie plus loin sur le quai.
« Roma ? »
Elle avait peur qu’il ne réponde pas, peur de n’obtenir que le silence
pour toute réponse. Elle avait peur de ne plus le trouver du tout, qu’il ait
simplement été emporté par le fleuve qui avait teinté toute la ville de rouge.
Puis son regard se posa sur l’endroit où il s’était réfugié, roulé en boule
contre une voiture arrêtée au beau milieu de cette très large route.
Lentement, ses mains s’écartèrent de sa gorge. Du sang ruissela le long de
son cou.
Elle courut vers lui, jetant le pistolet au loin. Elle respirait à peine
lorsqu’elle put poser ses mains sur ses épaules, le serrer contre elle pour
s’assurer qu’il était bien réel, qu’il s’agissait bien de la vérité et non pas
d’une hallucination produite par un cerveau malade.
« Je vais bien », la rassura Roma, d’une voix tremblante.
Il avait bien manqué y rester. Dix marques de fouissage constellaient
son cou, assez profondes pour laisser voir les chairs.
Mais il était vivant.
Juliette le tira férocement vers elle, referma ses bras dans une étreinte
surpuissante.
« Le monstre est mort », chuchota-t-elle.
Alors pourquoi ressentait-elle un tel vide au plus profond ? Pourquoi
cette impression que leur rôle n’était pas achevé ?
« Paul t’a fait du mal ? » demanda Roma. Il s’écarta et la parcourut des
yeux de la tête aux pieds en quête du moindre signe de blessure, comme si
ses mains n’étaient pas couvertes de son propre sang.
Juliette agita négativement la tête, et Roma soupira de soulagement. Il
regarda vers le fleuve, le cadavre de Paul flottant dans ses vagues gris-vert.
« Il croyait t’aimer.
— Ce n’était pas de l’amour », murmura Juliette.
Roma déposa un baiser sur sa tempe, fermant les yeux contre les
cheveux encore trempés de Juliette.
« Allons-y, dit-il. Allons réveiller Alisa. »
TRENTE-HUIT

Un par un, les insectes se détachèrent d’Alisa Montagova.


Ils se tortillèrent et crissèrent tandis que leur génitrice se vidait de son sang,
grinçant de leurs dents microscopiques. Lorsque le cœur qui les
commandait tous cessa de battre, ils s’abandonnèrent à leur propre agonie,
se détachant des tissus auxquels ils s’étaient suspendus, libérant les nerfs
sur lesquels ils avaient jeté leur dévolu. Dans leurs derniers instants, ils se
mirent à vouloir réémerger. Quand leur unique but avait autrefois été de
s’enfouir aussi profondément qu’il était possible, les insectes tentaient
maintenant désespérément de se désinsérer, se débattaient à tous crins pour
s’extraire d’un amas de mèches blondes et retomber, morts enfin, sur la
toile blanche des draps de l’hôpital.
Dans un hoquet, Alisa s’éveilla. Elle se redressa d’un bond et chercha
l’air frais, toussant et toussant encore jusqu’à expulser de sa gorge le tube
par lequel elle était alimentée. Elle s’était redressée juste assez pour
éparpiller la douzaine d’arthropodes rassemblés dans les derniers tressauts
de leur agonie sur son oreiller. Elle n’osa pas bouger plus que cela. Elle
inhala un grand coup et retint cette fois sa respiration, les yeux presque
croisés dans sa volonté de regarder le canon du pistolet pointé sur son front.
« Tout va bien, Alisa », souffla quelqu’un depuis le coin de la chambre.
Alisa cligna des yeux en entendant cette voix, qui eut plus pour effet de
faire empirer sa panique que de la résorber : elle découvrit Benedikt, son
cousin, les mains en l’air, deux pistolets pointés sur lui, et Marshall Seo
dans un embarras similaire, près de la porte.
« Bon retour dans notre monde, Alisa Montagova », dit Tyler Cai. Il
enfonça l’extrémité de son arme dans sa chair. « Désolé que cela doive se
passer ainsi. »
Les rues de la ville demeuraient un champ de bataille effervescent et
tonitruant, à travers lequel Roma et Juliette s’efforçaient de progresser.
Partout où Juliette regardait, elle voyait les cadavres de ceux qui s’étaient
trouvés sur la trajectoire destructrice du monstre. Elle voyait des émeutiers,
toujours décidés à se faire entendre même si leurs camarades travailleurs
étaient étendus morts dans les caniveaux. Dans sa hâte, elle avait cessé de
compter combien de collisions avec des insurgés elle avait évitées, combien
de fois elle avait manqué être heurtée par des torches enflammées ou des
banderoles voletant au vent.
Mais lorsque Roma et Juliette approchèrent des abords de Nanshi, tout
était calme.
« On s’est trompés de direction, à un moment quelconque ? chuchota
Juliette.
— Non, non, répondit Roma. C’est bien là. »
Les immenses usines s’étaient voûtées pour se faire fort discrètes. Les
rues étaient dépourvues du moindre tireur de pousse-pousse, du moindre
marchand ambulant ; dépourvues même du plus petit bruit d’enfants jouant
ou courant.
Cela n’avait rien de surprenant – mais en l’absence de son activité
régulière, ils s’étaient attendus au chaos, pas au silence.
« Les émeutes n’ont pas encore commencé, par ici ?
— Je suppose que c’est tout à notre avantage, si c’est le cas, répondit
Juliette d’un ton hésitant. Où est l’hôpital ? »
Roma l’indiqua du doigt. Ils repartirent en courant.
Chaque fois que l’un de ses talons retombait, le choc lui remontait dans
la jambe, et ce fut avec des mollets douloureux et des dents qui claquent
qu’elle monta les marches du perron de l’hôpital. L’anxiété qui lui
parcourait les membres ne pouvait s’évacuer nulle part ailleurs.
« Il y a quelqu’un ? » appela Roma en poussant les doubles portes. Il
n’y avait personne dans l’espace de réception. Ni infirmières ni médecins.
« Écoute, Roma », chuchota Juliette. Ils s’immobilisèrent sous la
peinture écaillée de l’arche qui ouvrait sur l’étroit couloir. Le crissement
d’une chaussure. Un léger murmure.
Une exclamation de colère.
« Lâchez-moi…
— C’est Marshall », souffla Roma. Il partit en courant. « Marshall !
— Attends, Roma, tenta Juliette. Roma ! »
Elle courut après lui, la main sur son pistolet, le doigt posé sur la
détente. Mais le temps qu’elle arrive, arme tendue et pointée, il était trop
tard pour reprendre la main. Roma était déjà entré dans la chambre et s’était
jeté dans la gueule du loup, avait été forcé de mettre les mains sur la tête
sous la menace des trois Écarlates qui braquaient une arme dans sa
direction.
« Eh bien, voyez-vous cela ! » dit Tyler en faisant claquer sa langue.
Alisa gémit. « Toutes les grosses légumes qui débarquent ici au même
moment !
— Tyler », souffla Juliette.
Tyler agita négativement la tête avant qu’elle eût pu en dire plus.
Chaque geste de sa part était un lent instant de fureur contenue – en dehors
de son bras, toujours aussi assuré tandis qu’il gardait son arme pointée sur
Alisa. « Dis-moi tángjiě. Qui vises-tu, en l’instant ? »
Juliette ne savait pas. Elle avait sorti son arme et l’avait gardée pointée
devant elle instinctivement, pour conserver une possibilité de réagir si les
choses se passaient mal, même si en un sens, c’était effectivement le cas, et
que les choses se passaient mal depuis très, très longtemps. Lentement,
Juliette abaissa son arme, les mains tremblantes.
Les Écarlates dans la chambre la regardèrent avec dédain. Elle comprit.
Tyler avait découvert son accord avec les Fleurs blanches, et il était venu
assouvir sa vengeance. Il avait retourné les Écarlates contre elle, leur avait
décrit sa trahison par le menu. Leurs yeux passaient d’elle à Roma, et en cet
instant, avec une clarté confondante, Juliette réalisa son erreur. Elle avait eu
le tort de croire. Elle avait eu le tort d’espérer.
Un amour comme le leur ne pouvait survivre dans une ville divisée par
la haine.
Il serait leur mort à tous.
À moins que Juliette ne puisse les sauver.
Respire. Elle n’était pas seulement l’héritière revenue de l’ouest, une
caricature prêtant le flanc à toutes leurs rumeurs, susceptible d’être
aisément influencée, facilement manipulée, sa corde sensible prête à vibrer
à la guise de chacun.
Souris. Elle était un monstre à part entière.
« Que crois-tu être en train de faire ? » demanda Juliette d’une voix
égale, presque morne.
— Je rachète ton manque de jugeote. Tu nous as trahis, Juliette. Tu nous
as causé un préjudice insensé dans notre guerre. » Tyler agita la tête. « Je
vais rattraper cela. Ne t’inquiète pas. »
Son doigt se resserra sur la détente.
« Arrête, coupa Juliette. Sombre crétin. Tu crois que je vous ai trahis ?
Tu crois que tu nous rends service en tuant tous les Montagov ? C’est un
piège, Tyler. La seule chose que tu vas accomplir avec toutes ces morts,
c’est d’appeler à des représailles contre notre famille. »
Tyler s’esclaffa sèchement. « N’essaie pas de t’en tirer avec…
— Je dis la vérité.
— Mais tu as toujours été une menteuse. »
Un coup de feu soudain résonna alors à travers la chambre, arrachant un
cri de surprise à Juliette. Sauf qu’il n’était pas venu du pistolet de Tyler. Il
était venu du pistolet que Marshall venait d’arracher à l’Écarlate le plus
proche de lui, et qu’il avait retourné contre son propriétaire. L’Écarlate était
tombé au sol. Marshall avait plongé en avant, espérant sauver Alisa,
espérant se débarrasser de Tyler d’un tir désespéré.
Mais Tyler avait tourné son arme et tiré le premier. Marshall s’effondra
par terre. Sa main se porta à ses côtes, où venait de fleurir une tache rouge.
« Mars ! rugit Benedikt.
— N’y pense même pas », persifla immédiatement un Écarlate. Il colla
violemment son pistolet sur la tempe de Benedikt, qui se figea aussitôt, de
ne pouvoir faire un pas de plus vers Marshall sans se faire abattre à son
tour. Les Écarlates n’hésiteraient pas une seule seconde à tirer. Juliette le
savait.
« Vous êtes tous fous », réussit à articuler Marshall depuis le sol. Il
grimaça. Le sang commença à s’écouler entre ses doigts, à les maculer et à
goutter par terre. « Vous êtes tous maudits. Les Montagov comme les Cai. Il
y a une malédiction sur vos deux maisons. »
Tyler releva de nouveau son arme.
« Arrête, ordonna Juliette. Arrête… »
Un autre coup de feu, cette fois provenant de Roma. Il avait contourné
l’un des hommes, et réussi à tirer une cartouche avant qu’ils ne puissent le
reprendre sous leur contrôle. Sa balle n’avait fait qu’effleurer l’épaule de
Tyler, l’envoyant voler en arrière d’un pas, grimaçant de douleur.
« ARRÊTEZ ! »
La chambre se tétanisa. Des pistolets partout, dans tous les sens. Parce
qu’il en serait toujours ainsi.
« Vous entendez cela ? » souffla Juliette. Elle porta un index à son
oreille, exigeant que tous dans la chambre écoutent. Le rugissement
uniforme qui croissait.
Le brouhaha des battements de pied sur le pavé et des slogans entonnés,
qui venait de loin et qui se rapprochait toujours plus avant.
« Lorsqu’ils seront là, écuma Juliette, ils nous tueront tous. Fleurs
blanches ou Écarlates, cela ne fera aucune différence. Ils ont des
mitraillettes et des machettes, et qu’est-ce que nous avons, nous ? De
l’argent ? »
Elle se tourna sur son flanc. L’Écarlate que Marshall avait abattu était
étendu sur le sol, mort. Il avait une balle dans le cou. Ses yeux étaient
vitreux, fixés sur le plafond. Elle n’avait jamais même su son nom.
Le torse de Marshall était lui aussi couvert de sang. Tyler ne laisserait
pas les Fleurs blanches quitter la pièce assez vite pour sauver Marshall.
Tyler ne se montrerait jamais à ce point charitable. Il avait besoin d’au
moins un sacrifice pour être apaisé. Un sacrifice devait être consenti pour
que les Fleurs blanches puissent sortir. Pour qu’Alisa puisse vivre.
La gorge serrée, Juliette enfonça la main dans sa poche. Elle aurait aimé
pouvoir tirer de sa manche une solution miracle qui permettrait de
désamorcer la situation, mais une telle chose n’existait pas. Il n’y avait que
la guerre des gangs.
« Nous devons partir avant qu’il ne soit trop tard.
— N’as-tu donc aucun honneur ? persifla Tyler.
— De l’honneur ? » répéta sèchement Juliette. Sa voix semblait glaciale
dans la réverbération due au silence qui régnait sur l’hôpital. « Qu’y a-t-il à
dire de l’honneur quand nous allons tous mourir si nous restons plus
longtemps ?
— Je ne sortirai pas de cette chambre en premier, Juliette, répondit
froidement Tyler. Je n’ai aucune envie que l’on me tire dans le dos…
— Alors ils sortiront les premiers, proposa-t-elle en redressant les
épaules. Lex talionis, Tyler. Œil pour œil. C’est ainsi que cette guerre
fonctionne. » Elle indiqua Marshall du doigt. Elle s’imposa de ne pas
trembler. « Oublie tes rêves de vengeance illusoires. Nous ne tuons que lui,
pour l’Écarlate mort. Les autres s’en vont librement.
— Non », s’exclamèrent Roma et Benedikt à l’unisson.
L’estomac de Juliette était glacé lorsqu’elle regarda Roma droit dans les
yeux. « Vous n’êtes pas vraiment en position de négocier, en l’instant.
— Cela ne fonctionnera jamais, Juliette, répondit fermement Roma. Si
Tyler veut un combat loyal, qu’il en soit ainsi. Nul besoin de mentir pour
que nous puissions partir. »
Ne réalisait-il donc pas qu’elle était en train de le sauver ? Ne réalisait-
il donc pas qu’un soulèvement armé était en cours à l’extérieur, des foules
entières décidées à tuer tous ceux qu’elles reconnaissaient comme
appartenant à l’élite ? Ne réalisait-il donc pas que trancher les liens qui les
unissaient était la seule façon possible pour qu’ils s’en sortent tous vivants,
que si Tyler nourrissait ne serait-ce que le moindre doute que Juliette avait
regagné le cœur de Roma Montagov, alors Roma avait déjà un pied dans la
tombe ?
Il le réalise, lui murmura une petite voix. Il reste pour toi. Il ne te
laissera pas derrière lui, pas une deuxième fois. Il préférera mourir.
Juliette se dit que c’était son tour de partir. L’amante et le menteur, la
menteuse et l’amant. Ils échangeaient ces rôles entre eux comme s’il
s’agissait d’un jeu.
« Je dis la vérité », reprit Juliette. Chaque mot était une lame qui
incisait sa langue, qui lui faisait deux fois plus mal qu’elle n’en infligeait
aux autres. « Ne soyez pas idiot. Toute cette histoire n’a été qu’une façon de
s’extorquer des informations l’un l’autre.
— Juliette, ce n’est pas…
— Mybergh Road », l’interrompit Juliette.
Roma s’arrêta. Il s’arrêta, tout simplement. Il avait reconnu l’adresse.
La planque de sa mère. Celle que personne ne connaissait.
La guerre des gangs a ses règles. N’y pense pas trop, ne va pas
ressasser ces histoires.
Ce n’est pas ta faute.
Oh, sauf que ça l’était. Ça l’était.
Dame Montagova était morte deux semaines après que Juliette avait
quitté Shanghai. Deux semaines après l’attaque contre la maison Cai qui
avait tué tous leurs domestiques.
Parce qu’après l’attaque, Juliette avait perdu son sang-froid face aux
deux Écarlates qui l’escortaient jusqu’au navire qui devait l’emmener à
New York. Ses parents avaient été trop occupés pour l’accompagner eux-
mêmes. Les Écarlates avaient trouvé que cette tâche n’était pas digne d’eux,
et l’un des deux lui avait dit de fermer son clapet, qu’elle n’était qu’une
enfant qui ne savait rien de cette ville, et dont personne n’avait besoin.
Parce que ce jour-là, Juliette avait tapé du pied dans une crise de rage
puérile, et que pour montrer ce dont elle était capable, elle avait raconté
d’une seule traite aux deux Écarlates tout ce qu’elle savait des Fleurs
blanches, y compris l’adresse de la planque de dame Montagova. Elle avait
appris l’adresse par hasard, en un après-midi paresseux où elle s’était
aventurée en territoire fleur blanche pour retrouver Roma à l’improviste, et
qu’elle avait surpris une conversation entre lui et son père.
Les Écarlates ne lui avaient pas posé de questions quant à la façon dont
elle avait pu apprendre ces informations. Ils l’avaient éconduite, et elle avait
cru qu’ils ne l’avaient pas prise au sérieux. Elle en avait eu mal au ventre
quand elle avait embarqué sur le navire, mais elle s’était dit que c’était
Roma qui l’avait trahie en premier. Que les Écarlates pouvaient bien faire
ce qu’ils voulaient des informations qu’elle venait de leur donner, et que
cela lui apprendrait.
Elle n’aurait jamais cru qu’ils traqueraient sa mère.
« Je savais, dit Juliette. Je l’ai toujours su. Je suis responsable de la
mort de votre mère. »
Depuis son lit, Alisa s’était mise à trembler. Elle regardait Juliette avec
de grands yeux écarquillés.
« Non. » Roma avait à peine réussi à articuler ce mot. « Ce n’est pas
vrai. »
Dehors, le bruit des manifestations résonnait dans toute sa proximité.
Des barres de fer frappaient frénétiquement et hystériquement les murs de
l’autre côté de l’hôpital.
Roma avait du mal à respirer. Il ne voyait plus normalement, ne
percevait que des masses de couleurs, de vagues formes, tout juste la
silhouette de la personne qui ouvrit la bouche et lui cracha : « J’ai été élevée
dans la haine, Roma. Je n’aurais jamais pu vous aimer, seulement vous
tuer. »
Juliette Cai s’avança jusqu’à rejoindre Marshall. Elle s’accroupit avec
un air indifférent, écarta la main qu’il serrait contre sa blessure, l’inspecta
comme s’il se fût agi d’un rebut jeté à ses pieds.
« Œil pour œil », dit Juliette.
Elle gifla Marshall violemment. Cela le renversa, envoya sa tête heurter
le sol dur et froid, ses deux bras cherchant à protéger sa tête, une main sur
son visage. Du sang. D’énormes quantités de sang, en dessous de lui.
Juliette prit son arme à deux mains. Elle fit tourner son pistolet, assura
sa prise. Puis :
« Une vie pour une vie. »
Bang.
« Non ! » rugit Benedikt.
La tête de Marshall roula en arrière. Il se figea.
Immobile.
Roma ne pouvait plus respirer.
« Marshall, relève-toi ! lança Benedikt. Relève-toi ! »
Juliette adressa un signe désinvolte aux Écarlates qui retenaient
Benedikt. « Lâchez-le, dit-elle. Qu’il s’en rende compte par lui-même. »
Et les Écarlates l’écoutèrent. Ils relâchèrent juste assez la pression sur
leurs armes pour que Benedikt pût s’avancer, mais en conservant la
possibilité de tirer s’il lui prenait l’envie d’un assaut soudain. Juliette avait
repris le contrôle de la situation et l’ascendant sur Tyler, ce qui ne
changerait plus tant qu’elle demeurerait terrifiante.
Benedikt s’avança vers Marshall. Apparemment vidé de toute
expression ou énergie, il posa sa main sur la gorge de Marshall où il la
laissa, et attendit.
Un bruit terrible s’éleva soudain de la gorge de son cousin, que Roma
n’oublierait jamais.
« Réveille-toi ! » ordonna Benedikt d’une voix gutturale. Il secoua les
épaules de Marshall. Marshall n’eut aucune réaction. Un cadavre, aussi
flasque qu’une marionnette. « Réveille-toi ! »
Il ne se réveilla pas.
Juliette ne réagit pas à la scène qui se déroulait devant elle. Elle
regardait le mort et son ami comme s’ils ne signifiaient rien pour elle – et
Roma supposa que c’était probablement le cas.
« Partez », lui dit Juliette. Elle pointa son arme sur Alisa. « Partez avant
que nous ne vous tuions tous. »
Roma n’avait pas le choix. Il tituba vers Alisa, lui tendit la main pour
qu’elle s’appuie sur lui.
Et les Fleurs blanches se retirèrent.

Juliette les regarda partir. Elle grava l’image dans son esprit, grava le
soulagement qui envahit ses veines et lui apporta comme un goût de miel
dans la bouche. Elle se força à se souvenir de cet instant. C’était ce que la
monstruosité avait su accomplir. Peut-être que Paul Dexter n’avait pas eu
totalement tort. Peut-être que la terreur et les mensonges pouvaient servir.
Une cacophonie se fit soudain entendre dans l’hôpital. Elle résonna
dans les couloirs, appelant les insurgés à se déployer et à mettre l’endroit à
sac, à ravager et détruire autant que possible.
« Je vais m’occuper de lui », dit Juliette en indiquant d’un geste du
menton le corps devant lequel elle était accroupie. « File, Tyler. Emmène
tes hommes. Il y a une sortie, par-derrière. »
Un long moment, il parut que Tyler ne voulait pas céder. Puis, alors que
les bruits métalliques se multipliaient dans l’hôpital, il acquiesça et fit signe
à ses hommes de le suivre.
Il ne resta plus que Juliette, posant une main sur le cadavre qui
refroidissait.
Il ne resta plus que Juliette, vivant avec le poids de ses péchés.
ÉPILOGUE

« La révolte des ouvriers a été un échec, dit la servante, mais c’était


prévisible. »
Juliette grinça des dents, en plaçant la nourriture qu’elle avait
sélectionnée dans la cuisine dans le panier qu’elle avait attrapé. Le ciel
s’était assombri, et elle avait depuis longtemps nettoyé le sang qui maculait
ses mains après les événements de la journée. Lorsqu’elle était revenue à la
maison, sa famille ne savait même pas où elle était allée, et savait encore
moins à quel point elle avait échappé de peu aux émeutes qui avaient
décimé Nanshi.
Les émeutes n’avaient pas longtemps perduré après le départ de Juliette.
Dès que la police était intervenue en force, soutenue par des masses de
gangsters, il ne s’était plus agi d’un quelconque affrontement loyal. Les
ouvriers allaient reprendre leur travail à l’usine dès le lendemain matin.
Ceux qui avaient tué leur patron iraient en prison.
C’était tout.
Juliette avait l’impression que les communistes ne s’en tiendraient pas
là. Que ce n’était que le début de leurs soulèvements.
« Quoi qu’il en soit, reprit précautionneusement la servante, vos parents
voudraient savoir si vous assisterez au dîner. Ils s’enquièrent également de
mademoiselle Kathleen et de mademoiselle Rosaline. »
Juliette agita négativement la tête. « J’ai quelque chose à faire à
l’extérieur. Je serai de retour dans une heure. Merci d’en informer mes
parents. »
La servante acquiesça. « Et vos cousines ?
— J’ai confié une tâche à Kathleen. Elle devra également être
excusée. »
Peut-être que Juliette avait dit cela d’un ton qui révélait son hésitation,
ou peut-être que les mots eux-mêmes suffisaient à provoquer la curiosité.
La servante inclina la tête sur le côté, nota qu’un seul nom était cité, et
demanda : « Qu’en est-il de mademoiselle Rosaline ? »
Juliette agita la tête en haussant les épaules. « Kathleen a dit qu’elle ne
voulait pas que Rosaline vienne avec elle, alors Rosaline est toujours dans
sa chambre. Vous voudrez peut-être lui demander vous-même.
— Très bien. » La servante hocha la tête et s’empressa d’aller remplir
sa mission.
Juliette, en soupirant, referma soigneusement son panier et se mit en
route, elle aussi.

Kathleen plissa le nez estimant l’état général du Bund. Elle avait été
prévenue pour les cadavres, pour les insectes qui flottaient dans l’eau, et
pour les impacts de balle dans les endroits les plus saugrenus, mais le voir
de ses propres yeux était tout à fait autre chose. Quel bordel !
Les pas de Kathleen dessinèrent un lent cercle, celle-ci grimaçant
lorsque ses chaussures écrasaient des insectes morts sur le pavé.
« Elle a dit qu’il devait se trouver près du mort », clama Kathleen en
agitant le bras en direction du groupe d’Écarlates que Juliette lui avait
assignés pour l’aider. « Cherchez bien. »
Leur tâche ? Juliette voulait un insecte de la taille d’un poing, et qui,
d’après elle, était resté sur un quai du Huangpu. Dans l’intérêt de la science,
avait prétendu Juliette.
En réalité, Kathleen se demandait s’il ne s’agissait pas, pour sa cousine,
d’avoir quelque chose de tangible devant les yeux, une chose susceptible de
lui confirmer que cette folie était bien terminée, et que Juliette avait bien
fait ce qu’elle était censée faire, et que cela en avait valu la peine.
« Devrions-nous, euh… bouger le corps d’abord ? »
Kathleen grimaça. Elle regarda vers le quai, vers Qi Ren dans sa forme
avachie, totalement humain maintenant, et totalement mort.
« Laissez-le, pour l’instant, répondit-elle doucement. Commencez par
fouiller. »
Les hommes acquiescèrent. Kathleen leur prêta main-forte, parcourant
le quai en rejetant à l’eau de petits insectes morts en les chassant du pied.
Les insectes flottaient. Tous leurs petits corps morts et leurs enveloppes
extérieures s’amassaient à la surface, flottant par grappes, faisant penser à
de l’huile au-dessus d’une soupe.
« Mademoiselle Kathleen, appela l’un des hommes. Vous êtes certaine
qu’il s’agit bien de ce quai ? »
Un insecte géant n’aurait pas dû être quelque chose de trop difficile à
repérer. Mais il n’était absolument nulle part.
« Elle a dit “le quai avec le cadavre”, répondit Kathleen. Je ne vois pas
de cadavre sur un quelconque autre quai.
— Peut-être que mademoiselle Juliette s’est méprise ? tenta un autre
Écarlate.
— Comment aurait-elle pu se tromper sur la localisation d’un insecte
géant ? » maugréa Kathleen, perplexe. Quoi qu’il en soit, il était
manifestement inutile de continuer de chercher s’il n’était pas là. Peut-être
qu’il avait été écrasé sous un talon, au point de n’être plus que poussière,
maintenant, indétectable aux yeux de qui le chercherait.
Kathleen soupira. « Laissez tomber », dit-elle. Elle indiqua le cadavre
de l’index. « Évacuez-le. »
Les hommes s’empressèrent d’obtempérer. Abandonnée à elle-même,
Kathleen jeta un dernier regard aux lieux, s’arrêta sur les taches de sang au
bout du quai. Elle faillit le manquer, mais sous une caisse de bois renversée,
elle aperçut un porte-documents reposant sur une autre grappe d’insectes
morts.
« Voyons ce que tu as à offrir », marmonna Kathleen en tirant le porte-
documents à elle. Sans réfléchir, elle fit jouer les fermetures, mais à
l’envers, ce qui eut pour effet de faire verser tout son contenu. Les divers
objets heurtèrent bruyamment le sol, s’attirant des réactions inquiètes des
Écarlates alentour.
« Ne vous inquiétez pas ! » clama-t-elle aussitôt. Elle s’accroupit et
s’empressa de ramasser le bric-à-brac. « Je suis maladroite. »
Elle agrippa les papiers, les réunissant avant qu’ils ne puissent être
emportés par le vent. Mais avant qu’elle n’eût pu les remettre à l’intérieur,
ses yeux furent attirés par la lettre qui se trouvait au sommet de la liasse et
qui était tamponnée COPIE, indiquant que ce devait être le reçu de quelque
chose que Paul avait dû poster. En haut à droite, les coordonnées du
destinataire indiquaient une adresse dans la Concession française.
Kathleen lut le court message.
Et aussitôt, saisie de l’horreur la plus abjecte, elle relaissa tomber tout
ce qu’elle avait dans les bras.

Le panier se balançant à son bras, Juliette frappa à la porte de la


planque écarlate, après avoir regardé par-dessus son épaule. Elle était
certaine de ne pas avoir été suivie – elle avait vérifié tous les trois pas en
venant là – mais elle se retourna tout de même, juste au cas où.
Il y eut un mouvement dans l’appartement. Parfaitement audible, un
déplacement qui vira aussitôt dans la direction de Juliette – une évidence,
étant donné la petite taille du lieu et son plafond bas.
« Dépêchez-vous, souffla Juliette en frappant de nouveau à la porte. Je
ne vais pas y passer la journée. »
La porte s’ouvrit. Marshall Seo fronça les sourcils. « Vraiment ?
— Je suis quelqu’un de très occupé », répondit Juliette d’une voix
ferme. Elle lui fit signe de reculer pour qu’elle puisse entrer, et referma
fermement la porte derrière elle. Il s’agissait d’une planque rarement
utilisée, tellement rarement – étant donné sa localisation dans l’un des
quartiers les plus pauvres de la ville – qu’elle n’avait pas l’eau courante, ni
quasiment rien d’autre qu’un lit. Elle disposait, cependant, d’un verrou sur
la porte et d’une fenêtre par laquelle on pouvait sauter, en cas de besoin. Et
c’était un endroit auquel personne n’irait s’intéresser.
« Vous m’avez apporté de l’eau ? demanda Marshall. J’ai eu tellement
soif, Juliette… »
Juliette sortit la bonbonne d’eau, qu’elle laissa retomber sur la table en
produisant un bruit déplaisant, mettant Marshall au défi d’en dire plus. Il
sourit.
« J’ai également apporté à manger, dit Juliette. Parce que je ne souhaite
pas vous voir mourir de faim. »
Marshall jeta un coup d’œil dans le panier, inspecta les petits sacs.
« Des oranges ? Je préfère les pommes. »
Juliette soupira. « Pour un mort, maugréa-t-elle, vous êtes sacrément
encombrant.
— Puisque l’on en parle… » Marshall s’écarta, puis se laissa tomber sur
une chaise bancale au bord du mur. Il croisa les bras sur sa poitrine,
grimaçant imperceptiblement lorsque cela tira sur ses blessures. « Quand
vais-je pouvoir ressusciter ? »
Cela avait été un sacré pari de la part de Juliette. Une question de
minutage, une question de confiance – confiance en Marshall, pour qu’il
comprenne ce qu’elle voulait lui faire faire, confiance en Lourens, espérant
que le sérum qu’elle lui avait volé fonctionne effectivement comme il
l’avait dit. Une question de bien dissimuler son tour de passe-passe,
lorsqu’elle avait tiré le pot de sa poche, qu’elle avait écarté la main de
Marshall de sa blessure et glissé le pot dans sa paume, couvercle ôté. Une
question de le frapper précisément, pour qu’il puisse retomber les mains sur
le visage, boire le contenu sans être vu. Une question d’extraire les
projectiles des cartouches de son pistolet, pour qu’il ne produise plus qu’un
bruit, sans que Marshall ne soit frappé par une autre balle.
Cela avait été une question de chance. De Juliette, explorant la salle
principale et trouvant une femme médecin qui n’avait pas évacué et rangeait
ses dossiers sans s’inquiéter des ouvriers qui envahissaient les couloirs. De
Juliette, la convainquant d’opérer Marshall alors que son cœur ne battait
plus, de réussir à tirer son corps dans le bloc opératoire avant que les
insurgés ne les repèrent dans le couloir adjacent, et d’en fermer les portes
avec une chaîne jusqu’à ce que les émeutiers ne se lassent et quittent cette
aile de l’hôpital. La balle que Tyler avait tirée était ressortie facilement, de
n’avoir que peu pénétré les chairs de Marshall au-dessus des côtes, puis la
chirurgienne l’avait suturé. Juliette lui avait promis de l’argent pour qu’elle
garde le silence, mais elle avait froncé le nez, de ne même pas savoir qui
Juliette était.
« Donnez-moi un peu de temps, dit doucement Juliette. Faites-vous
oublier, le temps que je trouve quoi faire avec Tyler. Jusqu’à ce qu’il soit
réellement convaincu que je ne faisais que duper Roma. »
Marshall plissa alors les yeux. « Jusqu’à quel point était-ce vrai ? »
Juliette détourna le regard. « Le moment est-il vraiment bien choisi
pour défendre votre frère d’armes ?
— Je suis mort, ma chère. Quel mal y a-t-il à répondre à ma
question ? »
Une question de dignité, peut-être ?
« Il n’y a eu aucune duperie, Marshall Seo. » Elle s’essuya
précipitamment les yeux. « Je n’avais pas besoin de vous sauver. J’aurais pu
vous mettre une balle dans la tête.
— Mais vous m’avez sauvé, répondit Marshall. Parce que vous
l’aimez. »
Juliette fit un petit bruit gêné du fond de la gorge. « Ne le dites pas
comme cela. Ne parlez pas si fort. »
Marshall décrivit du bras les alentours, comme pour dire : Qui écoute ?
Personne. Personne n’écoutait. Personne n’entendrait la confession de
Juliette, hormis un mort-vivant qui ne pouvait aller en parler nulle part.
« Et vous l’aimez assez pour le laisser vous haïr.
— Il ne peut que me haïr, répondit Juliette d’un ton las. J’ai tué sa mère.
— Personnellement ? demanda Marshall, en connaissant la réponse.
— Non. » Juliette baissa les yeux, regarda ses mains. Il y avait une
égratignure sur le côté de son poignet. Elle n’avait aucune idée de la façon
dont elle s’était fait cela. « Mais j’étais pleine de malveillance quand je leur
ai donné l’adresse. J’aurais tout aussi bien pu tenir le couteau. »
Marshall la dévisagea, resta longtemps muet. Il y avait de la pitié dans
son regard, mais Juliette s’aperçut que cela ne la choquait pas. La pitié de
Marshall Seo n’était pas irritante. Elle était un peu chaleureuse, un peu
délicate.
« Avant que vous ne repartiez, dit Marshall après une pause, aussi
précipitamment que la dernière fois, quand je saignais encore dans mes
pansements, j’aurais une requête à vous présenter. »
C’était peut-être son imagination, mais Juliette eut l’impression qu’il
avait parlé plus doucement. Elle fronça les sourcils.
« Et donc ? »
Marshall Seo détourna les yeux. « Benedikt.
— C’est impossible », répliqua aussitôt Juliette, en sachant ce qu’allait
être sa requête sans avoir besoin qu’elle soit développée plus avant. Ce
n’avait pas été son imagination, finalement. « Une seule personne de plus
dans la confidence rend l’affaire cent fois plus dangereuse. »
Juliette se figura Tyler découvrant que Marshall était vivant. Elle
l’imagina partant en croisade pour découvrir où il pouvait se trouver, s’en
prenant à tous ceux qui étaient susceptibles de le savoir. Elle ne croyait pas
que Benedikt l’aimait beaucoup, mais elle ne laisserait pas Tyler lui faire du
mal.
« Je vais peut-être devoir rester caché durant des mois, dit Marshall en
laissant reposer ses bras autour de sa taille. Il lui faudra croire à ma mort
des mois durant. »
Le cœur de Juliette se serra. « Je suis désolée, murmura-t-elle. Mais
faites-moi la faveur, s’il vous plaît, de laisser Benedikt Montagov le croire
encore. Il le faut. »
Les lattes du parquet gémirent. Les murs et le plafond craquèrent,
assaillis par les hurlements du vent, dehors. Une petite éternité passa tandis
que Juliette retenait son souffle devant Marshall qui, finalement, hocha la
tête, les lèvres pincées.
« Il n’y en aura pas pour très longtemps, le rassura Juliette en poussant
le panier de nourriture dans sa direction. Je vous le promets. »
Marshall hocha une nouvelle fois la tête, cette fois en reconnaissance de
sa promesse. Lorsqu’elle le quitta, en refermant doucement la porte derrière
elle, Marshall regardait pensivement dehors, les yeux plissés en direction
d’une lézarde dans le châssis miteux de la fenêtre.
Juliette retourna dans la rue, se replongea dans toute son effervescence,
son chahut et son vacarme. Le ciel était sombre et la journée avait été
longue, mais le centre-ville avait déjà retrouvé son activité habituelle, les
commerçants plaçant leurs produits et les marchands vantant leurs étals,
comme si un monstre n’avait pas improvisé une trajectoire meurtrière à
travers toute la ville, à peine quelques heures plus tôt.
Et les gangsters. Des gangsters à tous les coins, qui fixaient Juliette des
yeux tandis qu’elle allait son chemin.
« Mademoiselle Cai ! Mademoiselle Cai ! »
En se rembrunissant, Juliette s’arrêta et se tourna, pour découvrir un
messager qui courait vers elle. Il lui parut vaguement familier comme il
approchait, mais ce ne fut que lorsqu’il lui tendit un message portant
l’écriture de Kathleen qu’elle le reconnut comme étant l’un des hommes
qu’elle avait dépêchés au Bund.
« Vous avez trouvé ce que j’avais demandé ? demanda Juliette.
— Il n’y avait pas d’insecte géant, annonça le messager, mais
mademoiselle Kathleen a dit de vous transmettre ceci aussi vite qu’il était
possible. »
En fronçant les sourcils, Juliette prit le message et le déplia. Ce n’était
pas un mot de Kathleen, mais plutôt ce qui semblait être la copie d’une
lettre, tamponnée comme ayant été envoyée par Paul Dexter à une adresse
que Juliette ne reconnut pas immédiatement, mais qui se trouvait dans la
Concession française.
Juliette lut l’inscription d’une ligne, en plissant les yeux pour déchiffrer
la longue écriture déliée et arachnéenne qui allait parfaitement à Paul
Dexter.
Elle regretta presque de l’avoir fait.
Si je venais à mourir, relâchez-les tous.
La sueur froide qui l’envahit couvrit tout son corps d’un seul coup. Du
bout des doigts jusqu’à l’épine dorsale, elle fut envahie par un sentiment
d’horreur la glaçant jusqu’au plus profond, l’anesthésiant totalement.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que cela peut bien
être ? »
Le messager la regarda en cillant, abasourdi. « Mademoiselle Kathleen
a juste dit de vous transmettre… »
Juliette lui renfonça le message dans les bras. Le messager n’eut pas
assez de présence d’esprit pour l’attraper avant que la feuille de papier
n’aille voleter vers le sol, retombant dans le gravier comme se pose un
papillon. Elle fut aussitôt écrasée sous le talon de Juliette qui s’avança d’un
pas, tout en s’efforçant de reprendre son souffle en fouillant désespérément
les alentours du regard et en s’efforçant de réfléchir…
« Non, murmura-t-elle d’une voix rauque. Non, il ne peut pas avoir fait
cela. »
Les cloches de la rue commencèrent à sonner, sept fois pour annoncer
l’heure.
Et au loin, des hurlements résonnèrent à travers la ville.

À SUIVRE…
GLOSSAIRE

Le texte est ponctué de termes en chinois, en russe… Lorsque le sens


n’est pas précisé dans le récit, nous avons listé ces termes ci-après avec une
proposition de traduction relative à leur sens dans Ces plaisirs violents.
CHINOIS (MANDARIN)
Bàba ( 爸爸 ) : Papa.
Bāozi (包子 ) : Petite brioche farcie.
Bèndàn ( 笨蛋 ) : Idiot.
本地化
Běndì huà ( ) : Local ; référence ici au dialecte local.
表姐
Biǎojiě ( ) : Cousine, plus jeune, dans la lignée maternelle.
Biǎomèi (表妹 ) : Cousine, plus âgée, dans la lignée maternelle.
大姐
Dà jiě ( ) : Grande sœur.
Gānbēi (干杯 ) : Santé en portant un toast.
Guài wù (怪物 ) : Monstre.
Guānxì ( 关系 ) : Terme désignant les relations sociales, la position des
uns par rapport aux autres et les obligations qui en découlent.
Hanfu (漢服 ) : Vêtement traditionnel chinois.
Māma ( 妈妈 ) : Maman.
Mèimei ( 妹妹 ) : Petite sœur.
Nǐ hǎo (你好 ) : Bonjour
亲爱的
Qīn’ài de ( ) : Chéri(e).
Qipao (旗袍 ) : Robe chinoise d’origine mandchoue.
Tā mā de (他妈的 ) : Juron que l’on pourrait traduire par « Bon sang ».
Tángdì (堂弟 ) : Cousin, plus jeune, dans la lignée paternelle.
堂姐
Tángjiě ( ) : Cousine, plus âgée, dans la lignée paternelle.
Wǒde māyā (我的妈呀 ) : Exclamation équivalente à « Oh mon Dieu ».
小姑娘
Xiǎo gūniáng ( ) : Jeune fille.
小姐
Xiǎojiě ( ) : Mademoiselle.
小籠包
Xiǎolóngbāo ( ) : Petite brioche cuite à la vapeur.
Xiàoshùn (孝顺 ) : Piété filiale.
谢谢
Xiè xiè ( ) : Merci.
CORÉEN
괴물) : Monstre.
Goe-mul (
RUSSE
Chudovishche (Чудовище) : Monstre.
Dorogaya (дорогая) : Chérie.
Mudak (мудак) : Juron.
Zdravstvuyte (Здравствуйте) : Bonjour.
REMERCIEMENTS

Lorsque j’étais une jeune lectrice, je ne lisais quasiment jamais les


remerciements, sinon pour y chercher un nom célèbre, et je sais que nombre
d’entre vous font exactement la même chose.
Alors avant de commencer, je me dois de déclarer que je ne fais pas
comme les autres remerciements, ce qui signifie que je fais exactement
comme les autres remerciements, mais en plus énervante, alors vous qui
alliez refermer ce livre devriez probablement me lire.
Merci à Laura Crockett, pour ta foi en ce livre, et en moi. J’espère que
tu sais qu’après chaque échange de mail, quelque banal qu’il soit, j’ai dû
regarder quelques minutes dans le vide pour exprimer toute la
reconnaissance que j’ai pour toi. Tu as vu mon concept brut de Roméo et
Juliette tuant un monstre dans le Shanghai dominé par les gangsters dans les
années vingt, tu l’as extrait de ta pile, et tu l’as soutenu avec un tel brio que
durant tout le processus, je n’ai jamais douté une seconde. J’ai eu tellement
de chance de t’avoir de mon côté. Merci également à Uwe Stender, pour
avoir trouvé la magie qu’est Triada US, et merci à Brent Taylor et à toute
l’équipe de l’agence pour leur merveilleux travail.
Merci à Tricia Lin, pour ton génie éditorial qui m’a littéralement
renversée. Depuis l’instant où nous avons parlé pour la première fois au
téléphone, j’ai su que tu voyais exactement ce à quoi je voulais que ce livre
ressemble, et ta vision et ta supervision ont fait d’un timide bouton une rose
parfaitement éclose. On ne pourrait être plus reconnaissante que je ne le
suis. Merci également à Sarah McCabe de s’être occupée de moi avec tant
de soin et d’enthousiasme. Merci à Mara Anastas et à tout le monde chez
Simon Pulse pour leur passion et leur travail acharné : Chriscynethia Floyd,
Sarah Creech, Katherine Devendorf, Elizabeth Mims, Sara Berko, Lauren
Hoffman, Caitlin Sweeny, Alissa Nigro, Anna Jarzab, Emily Ritter, Annika
Voss, Savannah Breckenridge, Christina Pecorale, et le reste de l’équipe
commerciale de Simon & Schuster, à Michele Leo et son équipe dédiée aux
écoles, universités et bibliothèques, à Nicole Russo, Cassie Malmo, Jenny
Lu et Ian Reilly. Merci à Billelis pour une couverture tellement splendide
que j’ai dû m’étendre lorsque je l’ai vue pour la première fois. Et mon plus
grand merci à Deborah Oliveira et Tessera Editorial pour leurs judicieuses
relectures et observations.
Merci à Māma et à Bàba pour leur soutien inconditionnel.
À chaque étape de la vie, vous m’avez toujours appuyée pour que je
sois au mieux de mes capacités et avez toujours fait tout ce que vous
pouviez. Ce sont vos histoires à table, vos anecdotes durant les longs trajets
en voiture, et la façon dont vous m’avez élevée qui ont nourri mon amour
pour la ville sur la mer.
Je suis heureuse d’avoir hérité de vos gènes. Et oui, je le reconnais, je
regrette d’avoir abandonné mes leçons de chinois il y a dix ans. Merci de ne
pas avoir trop insisté à ce sujet, et merci d’avoir traduit les documents
historiques que je vous ai envoyés, d’avoir cherché des choses que je ne
trouvais pas sur les sites en anglais, et pour vous être assurés que mon
pinyin n’était pas dépassé. Merci également à ceux qui partagent également
nos gènes, Eugene et Oriana, pour avoir répondu à toutes mes étranges
requêtes sur le groupe WeChat de la famille.
Merci à Hawa Lee, ma meilleure amie.
Depuis notre année de sixième où nous chantions du Selena Gomez au
fond de la classe jusqu’à maintenant, tu as toujours été ma pile électrique, et
je t’adorerai jusqu’à la fin des temps. Tu as lu la première, première version
de ce livre et tu m’as dit que mes mots formaient comme un film dans ta
tête : cela m’a réchauffé le cœur, et le réchauffe aujourd’hui encore. Merci à
Aniket Chawla, également ma meilleure amie. Alors que j’écris ceci, tu lis
enfin ce livre après avoir classé toutes les versions précédentes en spam,
mais je te pardonne parce que tu es une âme charitable qui a essayé de me
faire comprendre les maths en seconde, et je t’adorerai également jusqu’à la
fin des temps. Merci à Sherry Zhang, que je surnomme affectueusement
Sherry Berry, de m’avoir offert le plus sage des conseils le jour d’une de
mes plus grandes paniques. Tu as été littéralement une sainte alors que je
faisais les cent pas dans notre petite chambre de Wellington, à essayer de
me représenter l’ensemble de ma carrière. Je te soutiendrai toujours, moi
aussi. Merci à Emily Ting, un rayon de soleil, d’avoir aimé mon style
depuis le tout début (c’est-à-dire depuis les cours de science de quatrième),
alors que je n’étais qu’une patate prétentieuse.
Merci à M. Randall d’avoir été un professeur de littérature aussi
fantastique, et d’avoir enseigné Shakespeare avec autant de passion. Je dois
tout mon amour de la langue à ces leçons de première et de terminale
passées à analyser le symbolisme, les métaphores et les images, et j’espère
que vos futurs élèves réaliseront la chance qu’ils auront de vous avoir
comme professeur. Merci également à Mme Black et Mme Parkinson pour
avoir soutenu mon petit NaNoWriMo club, et pour avoir été merveilleuses
dans le département littérature.
Merci au professeur Chiming Yang d’avoir accepté de superviser mon
projet de recherche en complément de ce livre, d’avoir écouté mes opinions
interminables sur la catégorie Young Adult, et de m’avoir aidée à
concentrer tout cela en une étude productive. Merci également à la
professeur Josephine Park, pour avoir été la meilleure quand tous mes
soucis d’étudiante ont émergé, et pour m’avoir menée à travers ces épreuves
avec une telle patience.
Merci à João Campos d’avoir lu la première version de ce livre avec
enthousiasme, et pour les observations et suggestions qui ont rendu les
personnages tellement meilleurs. Et pour avoir été l’être le plus câlin qui
soit. Merci à Ryan Foo, pour n’avoir toujours pensé que du bien de ce livre
et m’avoir apporté autant de joie. Merci de m’avoir promis d’être mon
avocat si je devais tuer un jour quelqu’un. J’ai bien noté la promesse.
Merci à Andrew Noh, pour m’avoir métaphoriquement fourni du thé et
m’avoir fait garder le sourire tandis que j’agonisais sur les corrections de ce
livre, et pour avoir relu mon français. Merci à Kushal Modi, lui aussi pour
avoir relu mon français et s’être assuré qu’il ne ressemblait pas à celui d’un
élève de primaire, et pour m’avoir tenu compagnie chaque fois que je
m’enfermais dans ma chambre pour écrire. Et merci, évidemment, à Jackie
Sussman, de m’avoir toujours écoutée développer mes intrigues et couvrir
notre chambre de post-its reliés par des fils, sans jamais s’effrayer lorsque
je criais soudain parce que je venais d’avoir une idée. Merci à Rebecca
Jiang et à Ennie Gantulga, pour avoir été des amies et des colocataires
incroyables, et pour avoir fait de notre appartement un endroit plein de
rires. Merci à Anastasia Shabalov pour ses merveilleuses observations sur la
première version de ce livre, pour nos longues conversations sur l’industrie
du livre, et pour avoir relu mon russe pour s’assurer qu’ils ne se traitaient
pas de petits rats.
Merci à mes premiers lecteurs, également appelés amis que je me suis
faits sur internet. À Rachel Kellis, l’une de mes personnes favorites toutes
catégories confondues.
Nos conversations ont varié de commentaires tellement drôles que je ne
peux plus respirer à des remarques sérieuses sur le style, corrections de nos
mails pour le ton et le juste nombre de points d’exclamation, et j’apprécie
tout cela – et vous tous – plus que ce n’est imaginable. Merci à Daisy Hsu –
tu as été ma première amie sur internet, ce qui est fascinant lorsque l’on
pense que nous avons des amis communs dans la vraie vie.
C’est grâce à tes suggestions géniales que j’ai cessé de me modérer et
appris à me lâcher. Merci à Tori Bovalino – la reine des histoires noires, et
la meilleure personne avec qui je puis me plaindre des mauvais livres.
J’adore notre acidité, et je peux toujours compter sur toi pour être aussi
sidérée que moi au sujet des décisions les plus… étranges qui sont prises
sur internet.
Merci à Eunice Kim, la personne la plus gentille qui soit et une
magicienne dès lors qu’il s’agit de m’aider à résumer les choses. Tu sais
que je suis la plus grande fan de tes sélections de gifs. Désolée du mal que
j’ai fait à ta réserve de petits pains à la cannelle… ou le suis-je vraiment ?
Merci à Miranda Sun, ma complice dans la génération Z. Je ne sais pas
comment nous pouvons avoir constamment tant d’opinions sur tout, mais
nous avons bien dû écrire l’équivalent de dix romans avec nos textos. Un
toast, donc, aux romans d’un million de textos supplémentaires débordant
d’opinions.
Merci à Tashie Bhuiyan avec laquelle je pousse toujours des hauts cris.
Difficile de croire que nous sommes devenues amies parce que j’ai vu
quelqu’un qui ressemblait à Gansey et que je t’ai inscrite dans mon fil de
discussion, mais c’est assez représentatif de notre relation. Et je ne sais pas
à qui d’autre je pourrais envoyer toutes ces captures d’écran. Merci à Alina
Khawaja – je reste fascinée par la puissance de tes mèmes et l’importance
de ta collection. La page des mèmes de ce livre est uniquement maintenue
par la force de ta volonté. Et lorsque la force de la volonté faillit, reste celle
de la soif. Merci à Molly Chang – mon meilleur soutien moral, et celle qui
m’encourage toujours à écouter ma Juliette intérieure (ce qui signifie que je
dois affronter le monde avec plus de force, pas que je dois aller me battre
dans la rue.) Merci à Grace Li – pour avoir dit de si belles choses sur ce
livre, et m’avoir inspirée par l’élégante douleur que peuvent causer tes
paroles. Merci à Zoulfa Katouh, reine des retours d’images les plus drôles
que j’ai jamais vus, reine des émotions, et reine de tout, en fait. Merci à
Meryn Lobb – tu pourrais littéralement me gifler (et métaphoriquement, par
tes critiques) et je t’en remercierais encore.
Merci à tous les gens adorables de l’industrie du livre qui sont affables
pour le seul fait de l’être. Merci à Tasha Suri d’avoir répondu à toutes les
très, très nombreuses questions de mes mails.
Merci à Morgan Al-Moor d’avoir lu ce livre et avoir produit
l’esthétique la plus cool que j’aie jamais vue. Merci à Faridah Àbíké-
Íyímídé, d’être un être merveilleux, et d’avoir organisé le programme de
mentorat des Avengers of Colour, qui m’a procuré une telle joie. Merci à
tous les membres des Roaring Twenties, la communauté la plus
extraordinaire qui soit. Un toast pour tous ceux qui ont participé à une
première année incroyablement difficile.
Merci à tous les blogueurs qui m’ont soutenue alors que rien,
concernant ce livre, n’était encore disponible, sinon un résumé d’une seule
phrase. Merci à tous les gens de Twitter que j’adore et qui m’ont envoyé des
émojis pour signifier l’excitation que leur inspirait le projet. Merci à tous
ceux qui ont fait un geste en ma faveur. Merci à CW et à tous les amis de
The Quiet Pond, Shealea, Danielle Cueco, à Lily @ Sprinkles of Dreams, à
Noémie @ Tempest of Books, à Karina @ Afire Pages, à Tiffany @ Read by
Tiffany, à Laura @ Green Tea and Paperbacks, à Kate @ Your Tita Kate, à
Fadwa @ Word Wonders, et à tant d’autres que je sais que j’ai dû oublier. Et
parce que je le peux, merci à l’album Hopeless Fountain Kingdom
d’Halsey, qui a tourné en continu pendant que j’ébauchais ce livre.
Merci à mes vrais premiers lecteurs, qui ont lu ce livre (et,
techniquement, sa suite !), quand ce n’était qu’un long manuscrit publié en
ligne par épisodes. Il est presque méconnaissable, aujourd’hui, hormis les
noms des personnages, mais vos réactions ont permis d’en faire ce qu’il est
devenu. Merci à Kelly Ge – tu as été l’une des premières personnes à
entendre parler du concept de base du livre, et tu m’as encouragée. Merci à
Paige Kubenka – tes commentaires réguliers m’ont permis de tenir et ont
compté plus que tout, pour moi. Merci à Gabrielle, Kamilia, Clairene, Hala,
Aubry, Ejay, Tanvi – je ne connais pas vos noms de famille et je ne sais pas
si vous savez que l’histoire que vous avez lue a été publiée, mais si vous
êtes quelque part où vous recroisez ce livre, merci à vous. La raison pour
laquelle j’ai continué d’écrire toutes ces années était que je savais qu’il y
avait quelque part quelqu’un qui aimait mes mots. Avec le temps, quelque
maladroite qu’ait été mon écriture au départ, je n’ai jamais douté de la
valeur de mes histoires, parce que j’avais des lecteurs qui parlaient de ce
qu’ils avaient aimé. Aussi longtemps que j’aurai des lecteurs, je ne cesserai
pas d’écrire. Sans mes lecteurs, je ne suis pas écrivaine.
Alors merci, lectrice, lecteur. Merci d’avoir choisi ce livre.
NOTE DE L’AUTRICE

Shanghai, dans les années vingt, était une ville divisée et débordante de
vie, et bien que la plus grande partie de ce livre soit imaginaire,
l’atmosphère est aussi proche de la vérité historique qu’il m’en a été
possible. C’était une époque de factions, et de troubles politiques,
nationalistes contre communistes, une ville entière sur une corde raide qui
menaçait de céder à n’importe quel instant. Même s’il n’y avait pas de
guerre des gangs, Shanghai était réellement divisée : entre les étrangers, qui
avaient pris le contrôle par l’entremise de traités iniques après que la Chine
eut perdu les guerres de l’opium ; les Français disposaient de la Concession
française ; les Britanniques, Japonais et Américains de la Concession
internationale ; et toutes les injustices que cite Juliette viennent des livres
d’Histoire. Les étrangers ont construit des parcs et en ont interdit l’entrée
aux Chinois. Ils ont déversé des fortunes dans la ville, et bien que la Chine
n’ait jamais été officiellement une colonie, c’était, précisément ce qu’il se
passait à Shanghai : la ville était colonisée, un secteur après l’autre.
Un tel climat n’était évidemment pas propice à la loi et à l’ordre, si bien
que oui, les gangsters en avaient pris le contrôle ! Comme chaque territoire
était gouverné par le pays qui en avait la charge, les quartiers étaient régis
par des lois différentes. Ajoutez à cela une règle d’extra-territorialité pour
tous les citoyens non chinois – qui signifiait qu’un citoyen étranger ne
pouvait pas être poursuivi selon la loi chinoise, mais seulement par la loi de
son territoire – et Shanghai devint quasiment impossible à gouverner en tant
que cité. Si le gang des Écarlates n’a jamais existé, il s’inspire de la très
réelle Bande verte (青帮 ; Qīng Bāng), que l’on disait associée à la totalité
des crimes commis dans la ville. Ils étaient une force gouvernementale non
officielle, et l’un de ses principaux membres – imaginez quelqu’un de la
stature de maître Cai – était par ailleurs inspecteur dans la police de la
Concession française. Les Fleurs blanches n’ont pas existé non plus, mais à
l’époque, la population russe de Shanghai était assez importante pour
constituer une partie significative de sa population civile. Shanghai était un
port franc, donc tous ceux qui fuyaient la guerre civile russe pouvaient
aisément se réfugier dans la cité, sans avoir besoin de visa ni de permis de
travail. Ils étaient traités d’une façon abjecte par les Occidentaux, et
travaillaient comme éboueurs ou danseuses sous-payées dans les cabarets.
Dans ma recréation, il y a une raison pour laquelle les Écarlates et les Fleurs
blanches sont sur un pied d’égalité, à se battre pour des miettes tandis que
les étrangers se taillent la part du lion.
Il doit être mentionné que la totalité des personnages de cette histoire
sont les produits de mon imagination. Les nationalistes et les gangsters ont
souvent collaboré, c’est vrai, mais les noms et les personnalités sont
imaginaires. Il y a eu effectivement un secrétaire général du Parti
communiste, mais Zhang Gutai n’a jamais existé. Ceci dit, en raison de la
guerre civile qui s’en est ensuivie, les archives concernant ceux qui ont été
secrétaire général ou ont tenu un rôle important dans le parti sont
profondément lacunaires, si bien que personne ne peut dire ce qu’il s’est
réellement passé à l’époque. Même les historiens ne sont pas toujours
certains de savoir ; les souvenirs se sont effacés, les preuves ont été
détruites, les livres ont depuis longtemps disparu.
Ce qui est certain, c’est qu’aucun monstre n’a répandu une épidémie
contagieuse terrifiante à travers Shanghai. Par contre, il y avait bien des
famines, des effondrements salariaux et des conditions de travail indignes,
et dans la véritable Histoire, cela a suffi à provoquer des centaines de
manifestations impliquant des centaines de milliers d’ouvriers durant la
seule année 1926. Si j’avais suivi le véritable déroulement des faits plutôt
que me limiter à celui qui advient à la fin de ce volume, il y aurait eu des
interruptions à chaque chapitre. Dans le monde de Ces plaisirs violents ce
sont les gens qui meurent de la folie qui amplifient la colère et incitent à la
révolte. En fait, même sans monstre, la situation était suffisamment terrible
pour que les syndicats réussissent à soulever les foules et les opposer aux
étrangers et aux gangsters dans l’espoir d’améliorer la condition des
ouvriers. Quant à la façon dont tout s’est passé à partir de là, je ne puis que
vous renvoyer aux notes qui complètent le deuxième volume…
© 2016 by JON STUDIO.

Chloe Gong est l’autrice à succès du diptyque Ces plaisirs violents qui
est resté près d’un an dans les listes des best-sellers du New York Times.
Chloe est née à Shanghai et a grandi à Auckland, en Nouvelle-Zélande.
Diplômée de l’Université de Pennsylvanie, où elle a suivi un double cursus
en anglais et en relations internationales, elle vit désormais à New-York.

thechloegong.com
@thechloegong
@thechloegong
@thechloegong
Notes
1. En français dans le texte original
Notes
1. En français dans le texte original.
2. En français dans le texte original.
3. En français dans le texte original.
Notes
1. En français dans le texte original.
2. En français dans le texte original.
3. En français dans le texte orginal.
Notes
1. En français dans le texte original.
Notes
1. En français dans le texte original.
2. En français dans le texte original.
3. En français dans le texte original.
Notes
1. En français dans le texte original.

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