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26 | Dimanche 30­­- Lundi 31­ juillet 2023

Donjons & Dragons


pique sa crise identitaire
Donjons & Dragons, la saga d’un jeu — 6/6 — Inventé en 1974, le premier jeu de rôle affronte deux dangers en 2023 :
la remise en cause de son modèle économique inspiré du logiciel libre et la critique virulente de ses biais culturels

L
inda Codega a commencé l’année cette stratégie gagnante ? L’essor du finance-
2023 avec un scoop comme peu de ment participatif pourrait fournir une expli-
ses confrères ont la chance d’en cation. Inexistant lors du lancement de
publier une fois dans leur vie. l’OGL, le crowdfunding est devenu un pilier
Trentenaire, ce journaliste se défi- de l’industrie du jeu depuis une dizaine d’an-
nit comme « queer, sudiste non bi- nées. « 30 % des sommes collectées sur Kicks-
naire vivant à Yankeeland » et travaille pour tarter bénéficient à ce secteur, soit 2 milliards
Gizmodo, magazine Internet consacré aux d’euros investis depuis 2009 », estime Alexan-
nouvelles technologies. Son info exclusive a dre Boucherot, fondateur d’Ulule, une plate-
fait l’effet d’un Watergate dans le petit forme rivale. Ce préfinancement permet à
monde des fans de Donjons & Dragons des éditeurs concurrents de WOTC de prospé-
(D&D) : l’éditeur du premier jeu de rôle de rer en publiant sous OGL des contenus com-
l’histoire s’apprêtait à révoquer l’Open Game patibles avec D&D : des scénarios, c’est-à-dire
License (OGL). Inspirée du logiciel libre, cette des aventures prêtes à jouer, des univers fic-
licence gratuite permet, depuis l’an 2000, à tionnels couvrant de multiples niches créati-
des tiers de produire des contenus destinés ves. De quoi inciter Hasbro à tenter cette
au plus célèbre des jeux de rôle, sans acquit- manœuvre hasardeuse ? C’est plausible. De
ter de royalties à son propriétaire, l’éditeur quoi alarmer les fans, furieux à l’idée de per-
Wizards of the Coast (WOTC). dre cette richesse éditoriale, c’est certain.
A la première lecture, les termes de la li- Contacté par Le Monde, WOTC n’a pas sou-
cence gratuite semblent sans équivoque : haité s’exprimer sur cet épisode.
une fois accordée, sauf à ce que le licencié en Pour l’éditeur de D&D, ce dommage com-
enfreigne les termes, elle est perpétuelle. mercial est d’autant plus ballot qu’il avait
L’idée de toucher à ce sacro-saint principe, ré- plutôt bien affronté l’autre grand sujet mena-
vélée par Linda Codega, a été vécue comme çant sa réputation. L’essor des études décolo-
une offense par les adeptes du jeu. Depuis ses niales et de genre a entraîné une relecture
origines, la popularité de D&D repose, en ef- pour le moins critique de Donjons & Dra-
fet, sur la créativité de ses fans et leur respect gons. Le débat a fracturé la communauté des
plus ou moins scrupuleux de la propriété in- fans avec, de façon très simplifiée, d’un côté
tellectuelle. Ce sont eux qui se ruinent pour ceux qu’on appelle les « grognards », qui ju-
collectionner tout ce qui a trait à leur pas- gent qu’on ne peut plus rien jouer avec ces
sion, eux qui recrutent d’autres joueurs et grilles de lecture, de l’autre les « décons-
donc de nouveaux clients. Et s’ils se divisent truits », qui voient des micro-agressions par-
souvent sur toutes sortes de sujets, ils se re- tout. Face à cette polarisation, WOTC marche
trouvent là pour s’opposer à ce qu’ils tien- sur une corde raide. Depuis 2020, l’éditeur
nent pour une trahison de WOTC, tant cette place des avertissements en exergue des réé-
licence est devenue, à leurs yeux, consubs- ditions de contenus jugés choquants par sa
tantielle du hobby. clientèle récente. De même fait-il assaut d’in-
Il est rare que le PDG d’une entreprise ad- clusivité dans sa communication, tout en
mette en public que celle-ci s’est fourvoyée. veillant à ne pas trop heurter les tenants du
C’est pourtant ce qu’a fini par concéder Chris « c’était mieux avant ».
Cocks, le 31 mars, au micro du site The Verge,
après avoir battu en retraite face à la menace Exotisme et sexisme
d’un boycott de ses clients. M. Cocks dirige
Hasbro, la maison mère depuis 1999 de l’édi- A l’origine, D&D repose sur un imaginaire
teur de D&D, qui a engrangé 1,3 milliard de des années 1930 où la culture dominante est
dollars (1,2 milliard d’euros) en 2021, soit en- occidentale et machiste – le livre de chevet du
viron 20 % des revenus du groupe et la moi- créateur du jeu Gary Gygax, Conan le Bar-
tié de ses profits. D&D ne génère qu’un mo- bare, de Robert Howard, a été publié en 1932.
deste 10 % de ce chiffre d’affaires, mais Cyn- L’autre y a les traits d’un monstre racisé
thia Williams, présidente de WOTC depuis qu’on massacre, ou d’une sorcière court-vê-
2022, a un modèle en tête pour lui, celui de tue qu’on tire par les cheveux. En 1997, John
Disney et de Marvel. Elle se dit convaincue Holland, directeur artistique chez TSR, esti-
que le jeu est une pépite sous-exploitée. Les mait, sur la chaîne publique américaine PBS,
fans, eux, ont tôt fait de voir dans cette cu- que la clé du succès de D&D réside dans l’en-
pide certitude le moteur de l’offensive contre vie universellement partagée d’être un héros.
leur OGL chérie. Mais, pour Gary Gygax, les femmes ne cul-
Il y a une bonne fée dans tout conte pour tivent pas cette soif d’aventure qui taraude le
enfants digne de ce nom. Celle de D&D s’ap- mâle, et sa vision de l’ailleurs est toujours
pelle Peter Adkison. Elle a les traits d’un sexa- parée d’exotisme. Ces biais culturels enraci- Vincent Roché
génaire dont la disponibilité paraît sans li- nés dans un imaginaire médiéval-fantasti-
mite quand il fait visiter Seattle, capitale de la que, anglo-saxon, expliquent largement
série télévisée Grey’s Anatomy, mais aussi l’échec commercial du jeu au Japon, selon
siège de l’éditeur WOTC depuis 1990. Fonda- Bounthavy Suvilay, autrice d’Indie Games Dans The Privilege of Play (MITT Press, 2023, toute lecture omettant l’origine libertaire du
teur de la société, Peter Adkison est une per- (Bragelonne, 2022). non traduit), Aaron Trammell, spécialiste des jeu avec ses mécanismes collaboratifs et son
sonnalité singulière dans le milieu du jeu de Ce n’est sans doute pas un hasard si Ed jeux et des biais culturels, s’en prend à la fi- scénario originel, quasi révolutionnaire :
rôle : personne ne dit de mal de lui. Autant les Greenwood, auteur des Royaumes oubliés, gure iconique et d’ordinaire sympathique du chasser le seigneur de son donjon. S’il semble
créateurs de D&D, Gary Gygax (1938-2008) et l’univers fictionnel le plus populaire déve- geek, le cœur de la clientèle de D&D. Cet ar- évident que des barrières de race et de genre
Dave Arneson (1947-2009), font l’objet de dis- loppé pour Donjons & Dragons, cite Le Hé- chétype d’adolescent mal dans sa peau, pour- ont contaminé le hobby, la barrière de classe
corde, autant lui est salué pour avoir sauvé le ros aux mille et un visages (J’ai Lu, 2013) tant fort éloigné des surhommes aryens, demeure la plus importante aux yeux de
jeu, à la fin des années 1990. Et quand il est comme source d’inspiration de son œuvre. n’est rien de moins qu’une incarnation du l’historien. D&D est resté, depuis cinquante
question de l’Open Game License, c’est vers Cet ouvrage du mythologue Joseph Camp- « privilège blanc », avance l’auteur. Il est le ans, un loisir de la jeunesse aisée, majoritai-
lui que se tournent les regards des fans, puis- bell, paru à la fin des années 1940, est un fruit du « white flight », cette migration de la rement blanche, parce qu’il repose sur une
qu’il présidait aux destinées de D&D quand best-seller de vulgarisation des théories du bourgeoisie blanche américaine vers des culture du livre, plus accessible aux privilé-
elle a été promulguée en 2000. philosophe Mircea Eliade et du psychana- banlieues non mixtes, à partir des années giés. Tout virtuel qu’il soit, le jeu n’en est pas
lyste Carl Gustav Jung. 1950. Il pratique en toute bonne conscience moins tributaire du réel.
Asphyxier la concurrence Sa thèse principale : l’humanité repose sur le jeu de rôle de façon ségréguée, sans inter- En un demi-siècle d’existence, l’invention
des archétypes, par-delà les différences cul- roger ses biais de perception. Le jeu ne véhi- bricolée par deux amateurs de littérature
Trois ans plus tôt, WOTC avait racheté son turelles. Chaque archétype rassemble l’expé- cule pas des archétypes mais des stéréotypes, médiévale-fantastique, dans un coin paumé
éditeur, TSR, pour 30 millions de dollars, rience ancestrale de l’homme dans des situa- conclut Aaron Trammell. du Wisconsin, s’est vu reprocher tour à tour
soit le montant de ses dettes. A cette époque, tions types, résume Gilles Hiéronimus, spé- d’être invendable et cryptique, puis de dé-
le dragon est au plus mal. Son chiffre d’affai- cialiste de Bachelard et de Jung. Le héros, Origine libertaire voyer la jeunesse et de menacer les valeurs
res décline d’année en année et repose sur qu’il soit chevalier ou messie, en est l’un des traditionnelles, et enfin de stigmatiser les
un noyau de fidèles déjà vieillissants. Cela principaux, ce qui expliquerait la soif de fic- Cette lecture militante hérisse, on s’en doute, minorités et de promouvoir les stéréotypes
ne retient pas Peter Adkison de mettre en tion et de religion. Les critiques de ces théo- les gardiens du temple. Mais pas seulement, d’une culture raciste, belliqueuse et genrée.
chantier une troisième édition des règles de ries universalistes rappellent toutefois que comme lorsqu’elle pose la question de ce qui Mais, dans le même temps, objectent ses
base, en 1998, très bien accueillie par les les thèses de Jung et d’Eliade sont eurocen- peut être ou ne pas être joué, soit une remise adeptes, il a permis à des dizaines de millions
fans, qui l’adoptent – et donc l’achètent. trées et contemporaines de la montée du en cause fondamentale des principes du jeu de personnes de s’évader, de stimuler leur
C’est dans ce contexte que le jeu mise sur la fascisme et du nazisme. de rôle. Peut-on interpréter un autre sans ver- imagination et de tester les limites de leur
licence libre. Plus machiavélique qu’al- ser dans l’appropriation culturelle, s’interro- personnalité. « D&D est comme la langue an-
truiste, la manœuvre consiste à asphyxier la gent les rôlistes les plus critiques ? Sociologue glaise, impérial et imparfait, mais tout le
concurrence d’autres jeux. Et la stratégie spécialiste des industries culturelles, Olivier monde continue à y jouer », s’amuse l’histo-
s’avère payante. Eux-mêmes confrontés à Caïra s’inquiète de cette remise en cause de la rien Jon Peterson. « Et aucun jeu n’est parvenu
un marché baissier, les rivaux de WOTC se Peut-on interpréter un autre fiction : « Il y a un risque d’enfermement iden- à le détrôner, tout comme l’espéranto n’a pas
lancent dans l’édition pour D&D en espé- titaire si les œuvres de l’imaginaire ne repo- supplanté l’anglais », lance-t-il, comme un
rant séduire sa nombreuse clientèle. que soi sans verser dans sent pas sur une exploration de l’altérité. » défi pour le demi-siècle à venir. p
Depuis sa promulgation, l’OGL a permis à l’appropriation culturelle ?, L’historien William Blanc, auteur de Winter Julien Laroche-Joubert
Donjons & Dragons de demeurer le plus po- is Coming. Une brève histoire politique de la
pulaire des jeux de rôle. Pourquoi renoncer à s’interrogent des rôlistes fantasy (Libertalia, 2019), juge réductrice FIN

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