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Le principe de Lucifer (H.

Bloom)
Samedi, 07 Novembre 2009 | Écrit par Michel Drac |
Notes sur oeuvres - Philosophie

Pour Howard Bloom, Lucifer fait partie de Dieu. C'est-à-dire qu’il est non seulement une fonction de Dieu (ce qui
est difficilement contestable dans l’Ancien Testament) mais aussi coexistant à Dieu (ce qui nous éloigne
franchement du christianisme). Le Mal, nous dit Bloom, fait partie d’un plan évolutionniste. C’est le côté obscur de
la fécondité cosmique. Il est nécessaire à la construction du monde par la nature. Il est, en réalité, l’alter ego de
Mère Nature (le positionnement religieux de Bloom est curieux : on dirait qu’il prend appui sur le marcionisme,
afin de justifier un panthéisme).

Le monde de Bloom, quoi qu’il en soit, est intéressant. Il est construit par la compétition entre les groupes.
L’homme de Bloom est fondamentalement social (par les temps qui courent, voilà une pensée intéressante). Ce
social qui fabrique l’homme obéit à cinq principes :

- C’est un système auto-organisateur. Il fabrique des éléments de base, peu coûteux et jetables, et
l’entéléchie du système construit ensuite une cohérence constamment renégociée.

- C’est un super-organisme. Chaque organisme individuel n’est lui-même qu’une pièce jetable du système
auto-organisateur humain.

- Ce système produit des rigidités. Il renégocie sa cohérence avec des temps de latence. Ces temps de
latence font partie des facteurs d’équilibre qui permettent à chaque sous-système auto-organisateur de faire
évoluer, brutalement, le système auto-organisateur global. Ces sous-systèmes se constituent donc eux-mêmes
en super-organismes, qui se « pensent » collectivement comme autonomes à l’égard du système d’ensemble.

- Sur le système auto-organisateur matériel, l’humanité plaque par conséquent un réseau neuronal,
intégration des réseaux neuronaux individuels, organisé en super-organismes distincts.

- Les sous-systèmes auto-organisateurs obéissent à un ordre de préséance. Par conséquent, la question se


pose de savoir comment établir cet ordre, c'est-à-dire comment gérer les rigidités qui hiérarchisent les super-
organismes, à la fois dans le domaine biologique et dans le domaine des réseaux neuronaux.

Ce sont pour Bloom ces éléments qui expliquent la persistance du Mal. Cette persistance n’est due ni à
l’agressivité des mâles (les femelles peuvent être tout aussi féroce, généralement par procuration), ni à telle ou
telle doctrine en particulier. Elle provient tout simplement du fait que le commandement « Multipliez-vous » exige
une compétition pour savoir qui va se multiplier. Nous percevons ce mécanisme comme le Mal, parce
qu’effectivement, il nous fait mal. Mais en réalité, c’est tout simplement le processus par lequel le système auto-
organisateur d’ensemble se perfectionne constamment : la concurrence des sous-systèmes lui permet, en
alternant phases de rigidité et saltations mutationnelles, de progresser sans cesse.
L’apport spécifique de Bloom, dans le cadre de cette vision darwinienne classique, est de souligner avec
intelligence que ce sont les sous-systèmes qui constituent le facteur de rigidité, pas les individus. En d’autres
termes, la conjonction de la nature et de la culture pousse les êtres humains à rechercher non pas tant la
propagation de leur descendance que celle du groupe auquel ils se rattachent. Témoins, par exemple, les
kamikaze japonais de 1945. Et, c’est à noter, ce groupe n’est pas nécessairement défini sur une base génétique.
Il peut s’agir d’un groupe structuré par un réseau neuronal de réseaux neuronaux, un sous-système de l’humanité
« mentale » qui définit par contre coup un sous-système génétique en devenir.

Ce darwinisme des groupes s’explique par le besoin qu’ont les individus de s’inscrire dans un super-organisme
cohérent. C’est pourquoi l’exigence de descendance collective prime l’exigence de descendance individuelle, et
c’est pourquoi le darwinisme des individus est, selon Bloom, largement une erreur. En réalité, le véritable
« étage » du darwinisme, c’est le super-organisme collectif. Pour Bloom, toutes les stratégies de pouvoir, depuis
toujours, reposent en réalité sur cette dynamique spontanée : l’uniforme pour que les cellules du super-organisme
reconnaissent amis et ennemis, la désignation de l’ennemi pour souder le super-organisme, la cohérence du
réseau neuronal de réseaux neuronaux via la diabolisation de l’ennemi (qui permet d’expulser vers lui les facteurs
de contradictions internes et de rentabiliser les frustrations individuelles en les recyclant dans la dynamique de
groupe), etc.

L’originalité de l’espèce humaine, sous cet angle, est uniquement qu’avec l’invention d’un monde invisible, où des
« gènes mentaux » se combinent pour fabriquer des idées, une dimension supplémentaire a été ajoutée aux
super-organismes constitutifs du système auto-organisateurs. Cet étage supplémentaire rend possible des
réorganisations très rapides, des systèmes fédérateurs d’une complexité et d’une souplesse sans équivalent
ailleurs dans la vie terrestre. Surtout, les « gènes mentaux » ont rendu possible des mécanismes très sûrs et très
complexes d’articulation entre les organismes individuels et le super-organisme collectif. Exemple : la propagation
du christianisme, qui a « fabriqué » un super-organisme totalement neuf, en quelques siècles, en contaminant
des millions d’organismes individuels avec un « gène mental » spécifique. Et pour Bloom (en cela résolument
panthéiste, pour ne pas dire authentiquement satanique), peu importe en l’occurrence que ce « gène mental »
dise ou pas la réalité humaine et sociale : il crée cette réalité, en contaminant les organismes individuels. Les
hommes de Bloom adoptent d’ailleurs la réalité à créer non parce qu’elle est proche d’une vérité préexistante au
réel, mais parce qu’ils ont besoin de ressentir la sensation de contrôle qu’elle leur donne sur le cours général du
super-organisme en devenir. Et les hommes de pouvoir sont les plus prompts à s’en saisir, parce qu’ils savent
que contrôler l’espace supérieur où s’affrontent les « gènes mentaux », c’est contrôler, tôt ou tard, l’espace
inférieur où se meuvent les corps.

L’appétit de l’espèce humaine pour les « gènes mentaux » est encore renforcée par un instinct puissant : celui qui
dit à l’homme que la capacité à construire de très grands systèmes fédérateurs est utile, voire nécessaire, pour
transmettre ses gènes biologiques, ou en tout cas ceux de son groupe. Un super-organisme solidement
charpenté par une infrastructure mentale collective est plus fort, plus capable de grandir. Les idéologies ne sont
jamais que des « gènes mentaux » incubés directement par le pouvoir à cette fin. Et les religions, en tant qu’elles
sont aussi des supports idéologiques, sont constamment récupérées par ce principe de Lucifer.

Pour l’Occident contemporain, conclut Bloom, il faut se méfier de la suite des évènements. L’Occident est un
super-organisme ultra-compétitif, soudé historiquement par un « gène mental » complexe, doté de plusieurs
variantes plus ou moins capables de coopérer. Son problème, c’est qu’il est devenu tellement dominant qu’il ne
ressent plus la menace que peuvent faire peser sur lui d’autres « gènes mentaux ». L’islam, en particulier, est
méprisé parce qu’il est matériellement très faible. Mais si l’on analyse le monde en terme de super-organismes
collectifs mentaux, il est potentiellement capable de triompher de l’Occident – tout simplement parce que faible
matériellement, il repose sur un « gène mental » d’une solidité exceptionnelle. D’autres mondes, presque aussi
méprisés, se trouvent par rapport à l’Occident dans la même situation (Amérique Latine, Afrique). C’est pourquoi,
dit Howard Bloom, les dirigeants du monde occidental doivent recartographier la planète, et s’intéresser
davantage aux forces immatérielles – aux religions, en particulier.

Riches et puissants, les occidentaux ne se rendent pas compte que leur richesse crée leur faiblesse, leur
décadence, et que leur puissance peut leur dissimuler longtemps l’affaiblissement dramatique de leur « gène
mental » constitutif. Les mondialistes, continue Bloom, sont persuadés que l’enrichissement de la planète sur le
modèle occidental fabriquera partout des répliques de l’Occident : ils se trompent. Plus que jamais, la compétition
entre super-organismes est à l’ordre du jour, et les « gènes mentaux » vont continuer à s’affronter, pour savoir qui
doit dominer, dans l’ordre de préséance. Les idées généreuses de paix universelle ne sont que le signe d’un
affaiblissement du « gène mental » de l’Occident, avertit Bloom. Et l’étrange appétit de stabilité qui règne sur
notre partie du monde n’est, en réalité, que la volonté de ne pas voir que dans la compétition entre les « gènes
mentaux », nous partons désormais perdants. Il est temps, nous dit Bloom, de décider si nous allons refonder
notre appétit de conquête, au nom d’un « gène mental » revitalisé.

Telle est la conclusion du « Principe de Lucifer ». Une conclusion, effectivement, très « luciférienne » - puisqu’on
remarquera qu’à aucun moment, Bloom ne pose la question de savoir si, étant donné que la compétition entre les
« gènes mentaux » est l’instrument d’un avancement de l’humanité vers la vérité, le recul de l’Occident, plutôt
qu’un retour à l’agressivité, ne doit pas s’accompagner d’une mutation. Non pour rendre notre « gène mental »
plus puissant… mais pour le rendre plus vrai.

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