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Julianne Donaldson

Blackmoore
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alix Paupy

MILADY ROMANCE
À tous les rêveurs, où qu’ils soient.
Chapitre premier

Lancashire, Angleterre, juillet 1820

UNE ALOUETTE CHANTE LES CŒURS BRISÉS. UNE hirondelle entonne le rythme
d’une course à deux temps. Le sifflement d’un merle est l’annonce d’un retour.
Ce jour-là, ce fut l’appel de l’alouette qui m’attira à ma fenêtre. Je cessai de
faire les cent pas dans ma chambre et me penchai à l’extérieur pour mieux
l’entendre. Rien qu’un instant, mon impatience se dissipa tandis que j’écoutais
sa chanson me parler de peine et d’amours perdues. J’avais beau l’avoir
écoutée des centaines de fois, jamais elle ne s’était achevée sur une note
joyeuse.
D’ordinaire, j’aimais le chant de l’alouette plus que tout autre. Mais ce
jour-là, sa mélancolie me rendait nerveuse. Je m’écartai de la fenêtre et ne pus
m’empêcher de me tourner une nouvelle fois vers l’horloge de la cheminée.
Seulement 15 heures. Je maudis la lente avancée du temps en ce jour où je
n’avais rien d’autre à faire qu’attendre. De longues heures me séparaient de la
nuit qui précéderait mon départ pour Blackmoore. Patienter une journée de
plus n’aurait pas dû être un tel supplice, car j’avais rêvé de ce voyage toute ma
vie. Mais en ce dernier jour, l’attente me semblait insoutenable.
Ouvrant ma malle de voyage, je pris la partition de Mozart que j’y avais
rangée quelques heures auparavant et sortis de ma chambre. J’avais à peine
passé la porte que des sanglots me parvinrent à l’oreille. Je me hâtai de
traverser le couloir et descendis l’escalier quatre à quatre, m’arrêtant juste au-
dessus de la marche où Maria s’était affalée.
— Que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ? demandai-je en me
penchant sur elle, imaginant les mille et une calamités qui avaient pu s’abattre
sur ma jeune sœur pendant que je faisais les cent pas dans ma chambre.
Elle se retourna, le visage levé vers le plafond, ses boucles brunes collées
sur ses joues trempées de larmes, sa poitrine tremblant sous la force de ses
sanglots. Je l’attrapai par le bras, la secouai avec douceur et insistai :
— Dites-moi, Maria ! Que s’est-il passé ?
— M-Mr Wilkes est parti et ne v-va peut-être j-jamais revenir !
Je la dévisageai d’un air dubitatif.
— Vraiment ? Vous pleurez pour Mr Wilkes ?
Un nouveau sanglot me répondit. Je lui tendis mon mouchoir.
— Allons, Maria ! Aucun homme ne mérite tant de peine.
— Mr W-Wilkes le mérite !
J’en doutais sérieusement. Je tentai d’essuyer ses joues à l’aide de mon
mouchoir, mais elle me repoussa.
— Vous savez, soupirai-je, il y a des endroits plus confortables pour
pleurer que la cage d’escalier.
Elle serra les poings et se mit à hurler :
— Maman ! Kitty est encore méchante avec moi !
— Kate, lui rappelai-je. Et je ne suis pas « méchante ». Seulement
pragmatique. Et en parlant de pragmatisme, ajoutai-je en lui tendant de
nouveau mon mouchoir, comment faites-vous pour respirer ainsi ?
Elle me repoussa avec un sanglot.
— Allez au diable, vous et votre pragmatisme ! Je n’en veux pas !
— Bien sûr que vous n’en voulez pas, répliquai-je, à bout de patience. Tout
ce que vous voulez, c’est pleurer dans l’escalier pour un homme que vous
n’avez vu que cinq fois.
Elle me fusilla du regard en hurlant :
— Maman ! Kitty est encore insupportable !
— Kate ! répétai-je dans un accès de colère. Je m’appelle Kate ! Et maman
n’est pas là. Elle est partie en visite. Et si vous refusez d’entendre raison, alors
je refuse de vous réconforter. Maintenant, je vous prie de m’excuser, j’ai un
concerto de Mozart à répéter.
Elle me regarda droit dans les yeux et refusa de bouger, me contraignant à
m’agripper à la rampe pour l’enjamber. Secouant la tête d’un air dégoûté,
j’entrai dans le salon et refermai soigneusement la porte derrière moi. Un
instant plus tard, elle se mit à pleurer avec plus de vigueur ; mon chat, assis sur
le piano, se hérissa et miaula à l’unisson.
— Oh non, tu ne vas pas t’y mettre aussi ! m’écriai-je, dépitée.
Il existe une multitude de mauvaises façons d’interpréter Mozart, et une
seule bonne. Sa musique exige autant de précision que la résolution d’une
équation mathématique. Chaque note est un petit soldat marchant au pas sans
dépasser l’espace de temps qui lui est accordé. Lorsque je jouais Mozart, la
passion n’avait pas sa place. Pas plus qu’un chat nommé Cora qui avait grimpé
sur mon épaule et me griffait en essayant de fuir. Ou qu’une sœur qui
s’arrangeait pour pleurnicher derrière la porte au moment précis où je voulais
m’exercer.
Après de longues minutes passées à essayer de me concentrer dans tout ce
tapage, je jouais irrémédiablement Mozart de la mauvaise façon, frappant les
touches avec une telle passion que je me cassai un ongle.
— Flûte ! marmonnai-je alors qu’un nouveau sanglot résonnait dans le hall.
Je penchai la tête en arrière et criai pour couvrir le bruit :
— Mozart n’est pas fait pour être joué dans ces conditions ! C’est une
insulte à son génie musical !
J’entendis des pas se hâter vers la porte et les sanglots de Maria se muer en
des paroles peu intelligibles :
— Kitty a été insupportable, maman ! Elle n’a aucune compassion pour
mon chagrin et m’a dit d’aller pleurer ailleurs alors que tout le monde aurait
compris que je n’ai pas choisi cet endroit pour pleurer, je devais tout
simplement pleurer et il s’est trouvé que j’étais près de l’escalier lorsque est
venu le…
— Oh, ce n’est pas le moment, Maria !
Au son de la voix de ma mère, Cora sauta de mes épaules. Elle traversa la
pièce en un éclair de fourrure grise et partit se réfugier sous une chaise.
L’instant d’après, la porte s’ouvrit en grand et maman fit irruption dans la
pièce. Elle n’avait même pas pris la peine d’enlever son chapeau, et sa poitrine
se soulevait violemment à chaque inspiration.
— Est-ce vrai ? demanda-t-elle, haletante, en posant une main sur son cœur.
Est-ce possible, Kitty ?
— Kate, lui rappelai-je sans cesser de jouer.
Mozart exigeait une grande concentration, et à présent que les beuglements
de Maria avaient laissé place à de faibles gémissements, j’étais décidée à faire
bon usage de ce silence relatif.
Sans crier gare, maman s’approcha du pianoforte, faisant violemment
cliqueter ses chaussures sur le plancher, et s’empara de ma partition.
— Maman !
Je me levai pour la rattraper, mais ma mère recula en la maintenant au-
dessus de sa tête. Alors, pour la première fois depuis son arrivée, je pus
détailler l’expression de son visage et fus saisie de terreur.
— Est-ce vrai ? répéta-t-elle d’une voix basse et tremblante de rage. Avez-
vous refusé une demande en mariage de Mr Cooper ? Sans même me
consulter ?
Je ravalai ma nervosité et haussai une épaule avec désinvolture.
— Pourquoi vous consulter ? rétorquai-je. Je vous ai déjà fait part de mes
opinions sur le mariage.
Je m’efforçai d’attraper ma partition, mais elle la tint plus en hauteur,
profitant des cinq centimètres qu’elle avait de plus que moi.
— Et puis, poursuivis-je, c’était Mr Cooper ! Il a déjà un pied dans la
tombe ! Je serais prête à parier qu’il ne passera pas l’hiver !
— C’est encore mieux ! Si seulement toutes mes filles avaient cette chance !
Comment avez-vous pu ruiner une telle opportunité, Kitty ?
J’esquissai une moue dégoûtée.
— Je vous l’ai dit et répété, maman : je n’ai pas l’intention de me marier.
Maintenant, je vous prie de me rendre ma partition. Vous ne souhaitez sûrement
pas que je manque d’entraînement pour jouer à Blackmoore.
Elle pinça les lèvres, le visage cramoisi, et jeta ma partition par terre. Les
feuilles s’éparpillèrent sur le plancher, froissées comme des ailes d’oiseaux
blessés.
— Maman ! Mozart ! m’écriai-je en m’accroupissant aussitôt pour
rassembler les pages.
— « Maman ! Mozart ! » répéta-t-elle d’une voix aiguë et moqueuse, en
agitant les mains de chaque côté de son visage. « Maman, je ne veux prendre
aucune décision sensée comme me trouver un bon mari. Maman, je veux
seulement aller à Blackmoore, jouer Mozart et gâcher les rares occasions qui
s’offrent à moi. »
Je me relevai, ma partition serrée contre ma poitrine, les joues en feu.
— Je ne pense pas que mes objectifs, même s’ils diffèrent des vôtres,
puissent être qualifiés de gâchis…
— Vos « objectifs » ! Alors ça, c’est la meilleure !
Elle se mit à faire les cent pas devant moi, frappant le sol de ses talons
comme si c’était ma volonté qu’elle était en train de piétiner.
— Et quels sont-ils exactement, ces fameux objectifs ? demanda-t-elle
enfin.
— Vous les connaissez, murmurai-je.
Elle s’arrêta en face de moi, les mains sur les hanches.
— Lesquels ? Me décevoir ? Devenir vieille fille comme votre tante
Charlotte ? Est-ce pour cela que j’ai tant investi en vous ? Pour n’obtenir en
retour qu’une tête de linotte qui ne s’intéresse qu’à Blackmoore et à Mozart ?
Je levai le menton, priant pour qu’il ne tremble pas.
— Ce n’est pas vrai. J’ai beaucoup d’autres centres d’intérêt. Je m’intéresse
aux Indes, je m’intéresse à Oliver, je…
— Oh, ne me parlez plus des Indes, ma fille ! J’en ai assez ! s’écria-t-elle
en levant les bras au plafond.
Je tressaillis malgré moi.
— Je suis abasourdie que Charlotte ait osé vous inviter contre mon avis !
Les Indes ! Comme si vous avoir à ma charge ne me pesait pas déjà
suffisamment, avec votre entêtement et votre…
Elle pivota sur elle-même et revint vers moi. Je dus faire preuve de volonté
pour ne pas reculer. Tenant Mozart serré contre ma poitrine, j’ordonnai à mon
menton de rester levé. Je soutins son regard.
— C’est terminé, Kitty ! déclara-t-elle en levant l’index pour l’agiter sous
mon nez. J’en ai assez de votre obstination. Je vais vous montrer que je sais ce
qui vaut mieux pour vous, et je vais commencer dès maintenant. Vous ne vous
rendrez pas aux Indes. Je vais écrire à votre tante Charlotte pour lui annoncer
que j’ai pris ma décision. Et…
Je m’apprêtais à protester, mais elle m’attrapa le menton, me forçant à
refermer la bouche. Puis, se penchant si près de mon visage que je pouvais
sentir son haleine de thé ranci, elle murmura :
— Et vous n’irez pas à Blackmoore. Vous resterez ici pour apprendre
quelle est votre place. Et inutile d’en parler à votre père si vous ne voulez pas
vous attirer davantage de problèmes.
Elle me relâcha dans un grand geste théâtral, une lueur de triomphe brillant
dans ses yeux sombres.
Je secouai la tête, le cœur battant.
— Non, maman. S’il vous plaît. Pas Blackmoore. Je vous en prie, ne me
privez pas de Blackmoore…
— Non ?
Elle leva le doigt, me réduisant au silence d’un regard dur, et ordonna
d’une voix sifflante :
— Allez dans votre chambre et défaites vos valises, Kitty.
Je la regardai longuement dans les yeux. Ils avaient la même couleur qu’un
vieux piège rouillé que j’avais trouvé dans les bois quand j’avais sept ans. Un
lapin s’était fait prendre entre ses dents de fer. Le petit animal ne se
débattait plus, mais il respirait toujours. J’avais frénétiquement tenté de le
libérer, mais le vieux métal rouillé avait refusé de s’ouvrir.
Désespérée, j’avais fini par courir au manoir Delafield pour entraîner
Henry dans les bois. Il avait regardé le lapin et secoué la tête. Puis il avait pris
un gros caillou et m’avait demandé de me retourner et de fermer les yeux.
J’avais pleuré mais lui avais obéi.
Quelques instants plus tard, sa main s’était posée sur mon épaule. J’avais
ouvert les yeux. Il avait déclaré que le lapin ne souffrait plus. C’était tout ce
qu’il avait pu faire pour la pauvre petite bête. Par la suite, je ne revis jamais le
piège – Henry avait dû s’en débarrasser. Cependant, son aspect meurtrier resta
gravé dans ma mémoire : ses larges dents métalliques, sa couleur de rouille, la
force de son emprise…
À cet instant, je lisais la même froide ténacité dans les yeux de ma mère.
Elle allait m’ôter Blackmoore et l’espoir que représentaient les Indes, et je ne
pouvais rien faire pour l’en dissuader. Je n’avais aucune prise sur elle, aucun
moyen de me libérer de sa volonté. Le désespoir me frappa soudain avec la
violence d’un coup de poing dans l’estomac.
— Je ne m’appelle pas Kitty, grinçai-je entre mes dents. Je m’appelle Kate !
Je m’éloignai d’un pas furieux, attrapai mon chat sous la chaise et quittai la
pièce sans verser une larme. Je trébuchai sur Maria, toujours dans l’escalier, et
tombai sur les coudes, les mains prises par Cora et Mozart.
La douleur s’empara de mes deux bras tandis que Cora me griffait les
joues en se débattant pour s’échapper, mais je ne pleurai pas. Déterminée à
retenir mes larmes, je me relevai avec peine au milieu des hurlements de
Maria, qui m’enjoignait de regarder où je mettais les pieds, et grimpai les
marches quatre à quatre pour m’engouffrer dans le couloir de l’étage et entrer
en trombe dans ma chambre.
Je claquai la porte, posai Cora au sol et jetai ma partition sur le lit. Mes
coudes et mes tibias me lançaient terriblement, mais c’était mon impuissance
qui me donnait envie de hurler. Elle me faisait infiniment plus mal que
n’importe quelle souffrance physique. Je me pris la tête entre les mains et fis
les cent pas, combattant une furieuse envie de pleurer. J’aurais dû m’y attendre.
C’était classique chez maman, de débarquer ainsi pour tout gâcher juste au
moment où je pensais enfin réaliser mon rêve. Mais le plus rageant, c’était que
je n’y pouvais absolument rien. À dix-sept ans, j’étais enfermée dans cette cage
de pierre et de verre, de sentiments durcis et d’attentes que je ne pourrais
jamais satisfaire.
Un cri étouffé monta dans ma gorge. Je me sentis envahie par un besoin
irrépressible de détruire quelque chose. Choquée par ma propre impulsion, je
m’arrêtai net. La dernière fois que j’avais cédé à un tel élan de violence, je
l’avais amèrement regretté. Malgré moi, mon regard se posa sur la latte de
plancher disjointe sous la fenêtre. Puis sur le coffre au pied de mon lit. Cela
faisait si longtemps que je ne l’avais plus ouvert…
Les mains tremblantes, j’attrapai la lame de plancher et tirai de toutes mes
forces. Elle finit par se soulever avec un craquement de protestation. Je
plongeai alors la main dans l’espace dissimulé en dessous, de vieilles échardes
m’éraflant au passage, et sentis sous mes doigts le métal lisse de la clé. Je m’en
emparai et m’agenouillai devant le coffre de bois, examinant cette serrure que
je n’avais plus fait jouer depuis des années. Enfin, je pris une grande
inspiration, fis tourner la clé et soulevai le couvercle.
L’odeur du cèdre emplit mes poumons. C’était le parfum de l’enfance, celui
des secrets. Retenant mon souffle, je saisis à deux mains le modèle réduit.
Comme toutes les fois où je l’avais déplacé, il était plus lourd que dans mon
souvenir. Je le posai sur le sol, puis rabaissai le couvercle du coffre et y
installai le modèle avec mille précautions.
Assise sur mes talons, je contemplai la petite maison de bois avec un
mélange d’admiration et de regret. Il en avait toujours été ainsi. Je l’aimais et
la regrettais à la fois. Je l’aimais pour ce qu’elle était. Je regrettais ce que je lui
avais fait. Je passai doucement le doigt le long de la toiture, m’arrêtant à
l’endroit où elle était détruite, où le travail appliqué n’était plus qu’un amas
d’échardes.
— Voici Blackmoore, me murmurai-je à moi-même. Elle a trente-cinq
pièces, douze cheminées, trois étages, deux ailes…
Chapitre 2

Quatre ans auparavant

— MAIS JE NE SUPPORTE PLUS DE VOUS VOIR PARTIR À Blackmoore chaque été


en me laissant seule ici ! Ne deviez- vous pas demander à votre mère si je
pouvais vous y accompagner cette année ?
Sylvia, ma meilleure amie, me regardait en fronçant les sourcils, assise sur
le sofa devant la fenêtre.
— Je sais, soupira-t-elle en me tendant une main réconfortante que je
repoussai. Je suis désolée, Kitty ! Je le lui ai demandé des dizaines de fois. Elle
a refusé. Elle refuse toujours.
— Mais pourquoi ? Je sais qu’il y a plein de chambres inoccupées à
Blackmoore. Je ne mange pas beaucoup. Je sais me faire toute petite. Pourquoi
ne veut-elle pas ?
J’eus le temps de faire un aller-retour d’un bout à l’autre de la pièce, mais
Sylvia ne me répondait toujours pas.
— Est-ce qu’elle me reproche quelque chose ? Est-ce pour cela que je n’ai
pas été invitée ?
Sylvia haussa les épaules, secouant légèrement la tête.
— Je n’ai pas de réponse à vous offrir.
Je me laissai tomber sur le sofa à côté d’elle, enfouis mon visage dans mes
mains et poussai un cri étouffé. Mes cheveux retombèrent sur mes épaules en
un nuage noir.
Des pas résonnèrent dans la pièce, puis j’entendis la voix de Henry :
— Pourquoi toute cette agitation ?
— Kitty regrette de ne pas pouvoir se rendre à Blackmoore. Encore une
fois, répondit Sylvia avec un petit soupir de patience forcée qui me fit relever
la tête.
— Vous ne comprenez pas ! Ni l’un ni l’autre ! m’écriai-je en les regardant
alternativement, Henry et elle, qui me dévisageaient comme si j’étais devenue
folle. Vous avez toujours pu y aller, et moi jamais !
Ils n’avaient pas idée de ce que je pouvais ressentir en restant seule ici tous
les étés depuis toujours. Ils ne pouvaient comprendre l’impression
d’étouffement qui m’étreignait lorsque je les imaginais explorer la côte et les
landes, et cette immense vieille maison emplie de passages secrets, tandis que
je restais là à contempler ces murs de pierre et ces vieilles haies que j’avais
connus toute ma vie.
— Mais ce n’est qu’une maison, Kitty, dit Sylvia d’une voix douce.
Je secouai la tête.
— Ce n’est pas qu’une maison.
Et c’était vrai. Pour moi, c’était bien plus que cela.
Pour Sylvia, ce n’était que la demeure de son grand-père, le domaine où sa
famille passait ses vacances chaque année. Mais pour moi, partir en visite à
Blackmoore, c’était sortir d’une cage où j’étais restée enfermée toute ma vie ;
c’était échapper à ce que mon quotidien avait de monotone et d’interminable.
— Alors qu’est-ce ? me demanda Henry, ses yeux gris plus sérieux que
d’ordinaire, comme si ma réponse revêtait pour lui une réelle importance.
— C’est l’aventure ! répondis-je, et ce simple mot avait la saveur de la
liberté. Je ne suis jamais sortie du comté où je suis née. Je n’ai jamais vu
l’océan ni les landes. Et tous les ans, vous me quittez pour cette grande maison
perchée sur une falaise surplombant l’océan, avec les landes en arrière-plan. Et
vous me taquinez sans cesse…
Je jetai à Henry un regard accusateur, auquel il répondit par un sourire
innocent.
— Vous me taquinez sans cesse, repris-je, avec des rumeurs de fantômes
dans les landes, de passages secrets et de contrebandiers, et vous refusez de me
dire si tout cela est vrai. Je donnerais n’importe quoi pour aller à Blackmoore,
conclus-je dans un soupir.
— « N’importe quoi » ? demanda Henry d’un air dubitatif.
— Je vous le jure, Henry, je donnerais n’importe quoi !
— Comme…
Je m’efforçai de trouver un exemple assez significatif pour leur faire
comprendre à quel point j’étais résolue. Je baissai les yeux. Pas mes doigts. Il
me les fallait tous pour exceller au pianoforte. Un orteil ? Peut-être un tout
petit ?
— Pour voir Blackmoore, je serais prête à donner un petit orteil, affirmai-
je.
Sylvia blêmit. Une lueur d’intérêt passa dans les yeux de Henry.
— Un petit orteil ? demanda-t-il. Pas un gros ?
Je me mordis la lèvre inférieure.
— Non, je pense que les gros orteils sont indispensables à l’équilibre. Un
petit orteil. Peut-être le plus petit.
— Et comment ferez-vous pour vous couper un petit orteil ? demanda
Henry, un sourire malicieux au coin des lèvres.
— Henry ! intervint Sylvia.
Il la fit taire d’un geste de la main et me défia du regard.
Je déglutis avec peine.
— Je… Je demanderai au cuisinier de s’en charger.
— Du sang dans la cuisine ? s’écria Sylvia, horrifiée. Non, Kitty ! Ce n’est
pas possible !
Je tâchai de réfléchir froidement à l’idée.
— Cela ne serait pas si terrible, dis-je enfin. Il y a sûrement parfois un peu
de sang dans la cuisine, lorsqu’on découpe de la viande crue ou…
Sylvia se plaqua les mains sur les oreilles, secouant la tête.
— De grâce, taisez-vous !
Henry semblait avoir toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire.
— Et que feriez-vous de ce petit orteil, Kitty ? Y a-t-il un marché où l’on
peut échanger des orteils contre des visites à Blackmoore ?
Ma frustration se mua soudain en une colère noire. Je m’emparai d’un
coussin, que je lui jetai au visage. Il l’esquiva avec une aisance exaspérante.
— J’ignore s’il existe un tel marché, Henry Delafield, mais vous êtes bien
placé pour le savoir, puisque Blackmoore vous appartiendra un jour. « Y a-t-il
un marché pour les petits orteils ? » poursuivis-je en imitant son insupportable
demi-sourire. Parce que je vais m’en couper un sur-le-champ pour payer mon
voyage. Et je me fiche de savoir si votre cuisinier s’oppose à ce qu’il y ait du
sang dans la cuisine !
Je me penchai sur mes bottes pour les enlever, mais mes doigts tremblants
ne pouvaient rien contre les lacets, qui semblaient s’être soudain changés en un
sac de nœuds. Je tirais dessus sans succès, les joues brûlantes, les yeux embués
de larmes. Je clignais des paupières, tentant d’y voir clair, lorsque Henry
enjamba Sylvia, la poussant de côté pour s’asseoir près de moi. Il prit mes
mains entre les siennes.
— Kitty, dit-il à voix basse, arrêtez. Arrêtez.
Je me débattis sans conviction.
— Je suis désolé, murmura-t-il, la tête tout près de la mienne. Je n’aurais
pas dû vous taquiner ainsi. Je sais quels sont vos sentiments à ce sujet.
Ses mots eurent sur moi l’effet d’un seau d’eau sur des flammes. Je libérai
mes mains et y enfouis mon visage, inspirant profondément. J’avais encore
réagi de manière excessive. C’était l’une de mes grandes faiblesses. C’était
l’une des grandes faiblesses de toutes les femmes Worthington. Et à présent,
dépossédée de ma colère, j’étais embarrassée. Mais pas moins triste. Pas moins
démunie. Pas moins frustrée. L’espace d’un instant, je sentis Henry poser avec
douceur la main sur ma tête baissée.
— Allons, Kitty, ne versons pas de sang aujourd’hui, dit-il d’une voix
légère et cajoleuse. Réfléchissons plutôt à ce que vous allez pouvoir faire ici
après notre départ. Vous devriez vous organiser une grande aventure pour
avoir quelque chose de palpitant à raconter à notre retour.
Je relevai la tête pour mieux le fusiller du regard.
— Vous savez aussi bien que moi qu’il ne se passe jamais rien d’excitant
ici. S’il y avait quoi que ce soit d’intéressant à faire dans les environs, nous
l’aurions fait depuis longtemps ! Et de toute façon, ce n’est pas drôle de vivre
une aventure toute seule. Moi, ce que je veux savoir, c’est pourquoi votre mère
ne m’a jamais permis d’y aller, ajoutai-je en croisant les bras, maussade et
rancunière.
En dépit de mes regards insistants, Henry et Sylvia restèrent cois. Un
affreux soupçon s’insinua dans mon esprit, me murmurant à l’oreille une
question si détestable que je fis la grimace, comme si j’avais mordu dans un
fruit trop acide.
— Miss St Claire retourne-t-elle à Blackmoore cet été ?
Le silence de Henry fut une réponse suffisamment éloquente. Sylvia me jeta
un regard apitoyé.
Mon soupçon – ma jalousie – éclata d’un rire triomphal et se creusa une
position plus confortable, comme s’il prévoyait de s’installer pour une très
longue visite. Mes lèvres se tordirent en une moue dégoûtée à l’idée que Sylvia
et Henry s’apprêtaient à passer un mois entier à Blackmoore en compagnie de
Miss St Claire.
— Donc votre mère ne s’oppose pas à avoir des invités. C’est ma présence
qui la rebute.
— Cela n’a rien de personnel, Kitty. Vous savez qu’elle destine Miss St
Claire à Henry…
— Sylvia ! l’interrompit Henry.
Mon amie en resta bouche bée.
— Quoi ? Ce n’est pas un secret ! Nous le savons depuis des années.
Un silence gêné s’installa. Je contemplai le tissu jaune du sofa, songeant à
quel point je haïssais cette Miss St Claire que je n’avais jamais rencontrée.
Henry se tourna vers moi, si brusquement qu’il me fit sursauter. Ses yeux
gris semblaient d’acier. L’espace d’un instant, je crus y voir quelque chose que
je n’avais encore jamais lu en lui : une volonté indomptable.
— Un jour, je vous emmènerai à Blackmoore, Kitty. Je vous le promets.
Il me prit de nouveau par la main et la serra très fort.
— Je vous en donne ma parole, ajouta-t-il d’un air solennel.
Je me mordis les lèvres, retenant mes doutes. Mrs Delafield obtenait
toujours ce qu’elle désirait. Toujours. Si elle ne voulait pas de ma présence là-
bas, il était inutile d’y songer. Cependant, comme Henry ne lâchait pas ma main
et qu’il commençait à me faire mal, je serrai la sienne en retour.
— Très bien, murmurai-je en m’obligeant à sourire pour lui faire plaisir.
Le mois suivant passa si lentement que je crus devenir folle, engourdie par
l’oisiveté, la monotonie et le vide de mon existence. Chaque fois que je
songeais à Henry, Sylvia et cette Miss St Claire, je grinçais des dents et jurais
en silence.
Enfin, au bout d’une éternité, lors d’un jour comme les autres, j’entendis un
domestique annoncer le retour des Delafield. Je descendis l’escalier en
courant, attrapant la rampe pour tourner au coin du premier étage, et sautai les
trois dernières marches pour m’apercevoir que la porte d’entrée était déjà
grande ouverte. Prise de court, je m’arrêtai net.
Jameson, notre majordome, penché en avant dans l’encadrement de la
porte, me cachait la vue.
— Si c’est vous, Kitty, fermez les yeux ! cria soudain Henry.
Au son de sa voix, mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je tentai de voir
ce qui se passait derrière le dos de Jameson.
— Je suis sérieux ! Couvrez-vous les yeux, sinon je rentre à la maison et
vous ne découvrirez jamais votre surprise !
Avec un soupir, je plaquai mes mains sur mes yeux.
— C’est d’accord !
Je dus patienter beaucoup trop longtemps à mon goût tandis qu’ils
passaient devant moi et que j’entendais un bruit de frôlement. La patience
n’étant pas mon fort, seule la certitude que Henry mettrait sa menace à
exécution m’empêcha d’ouvrir les yeux.
— Puis-je regarder, maintenant ? suppliai-je.
En réponse, une main attrapa la mienne.
— Non, pas encore, chuchota Henry.
Je frémissais d’impatience.
— Venez par ici, dit-il en m’entraînant.
Je rentrai dans un mur, puis dans le montant d’une porte, et enfin me cognai
le genou au coin d’un meuble.
— Aïe ! Ne pouvez-vous pas faire attention ?
— Silence. Les plaintes ne sont pas autorisées.
Soudain, Henry lâcha ma main et se plaça derrière moi. Il redressa mes
épaules avant de déclarer :
— Maintenant. Vous pouvez ouvrir les yeux.
J’obéis aussi vite que possible et regardai sans comprendre. Henry m’avait
menée devant la table de la salle à manger, où trônait une espèce de grande
maison de poupée très élaborée.
En pivotant pour adresser à Henry un regard interrogateur, je le vis pour la
première fois depuis son retour. Un seul mois s’était écoulé, mais il avait
changé. D’ordinaire, lorsqu’il rentrait de Blackmoore, il avait les cheveux
éclaircis par le soleil. Cette année, cependant, ils étaient plus longs et plus
foncés – une couleur d’or sombre, qu’on aurait presque pu qualifier de brune.
Ses taches de rousseur s’étaient éclaircies sur ses pommettes. Ses yeux gris,
quant à eux, n’avaient pas changé, avec leur anneau charbonneux sur le bord
extérieur. Et son sourire, à cet instant, était si éclatant que j’en restai ébahie.
Il passa à côté de moi et me présenta la maison d’un geste théâtral.
— Miss Katherine Worthington, voici Blackmoore !
Mon cœur battait si fort que c’en était presque douloureux. Je regardai
Henry, puis le modèle réduit, puis de nouveau Henry. Lorsqu’il hocha la tête, je
me laissai tomber à genoux pour avoir le manoir à hauteur des yeux. Les
fenêtres, le bois peint pour ressembler à la pierre, les portes d’entrée, les
cheminées… Tout était là.
— Où avez-vous trouvé ça ? demandai-je, émerveillée.
— Je l’ai construit.
Je le dévisageai sans comprendre.
— Vous avez fait tout ça vous-même ?
— Mon grand-père m’a aidé, précisa-t-il. Et Sylvia a contribué aux
finitions. Mais la plus grosse partie de l’ouvrage est de moi.
— Mais cela a dû occuper tout le temps de vos vacances ! protestai-je sans
le quitter des yeux.
Il haussa une épaule d’un air désinvolte, mais je devinai à son expression
que j’avais raison. Cela expliquait d’ailleurs son apparence. Je savais ce que lui
avait coûté ce projet : à Blackmoore, Henry ne vivait que pour sortir. Je savais
qu’il passait ses journées dans les landes et sur les plages, je savais à quel point
il aimait observer les oiseaux avec le jardinier, et je savais que seule la plus
grande des motivations avait pu le maintenir tout un mois à l’intérieur.
Bouleversée, je me trouvai soudain incapable de parler. Je m’éclaircis la
voix :
— Miss St Claire a dû se sentir bien délaissée…
Il s’agenouilla à mes côtés.
— Oui, un peu, avoua-t-il avec un petit sourire qui lui creusa la joue.
Je hochai la tête, n’osant poser la question qui me brûlait les lèvres. Mais je
voulais savoir – je devais savoir – si c’était bien pour moi qu’il s’était donné
tout ce mal. Si cela avait une quelconque importance à ses yeux. Si j’avais une
quelconque importance à ses yeux.
— À présent, bredouillai-je enfin, je suppose que j’ai une dette envers vous
et que je vais devoir m’en acquitter.
Les joues cramoisies, je retins mon souffle.
— Puisque vous avez dû renoncer à vos vacances avec Miss St Claire…,
ajoutai-je innocemment.
Henry me jeta un regard énigmatique, puis sourit d’un air moqueur.
— Ce n’est pas pour vous que j’ai fait tout cela, Kitty.
— Ah bon ? lançai-je, saisie d’un soulagement mêlé de déception.
— Non, petite ingrate, pas pour vous.
Il inclina la tête, perdu dans la contemplation de son travail. Puis il attrapa
la minuscule poignée de la porte d’entrée.
— Je l’ai fait…, murmura-t-il en ouvrant la porte miniature, pour vos
orteils.
Je réprimai un cri de joie et me penchai pour jeter un coup d’œil par la
porte ouverte. À l’intérieur, je vis un sol en damier noir et blanc, une cheminée
sur le côté et une arche à l’autre bout de la pièce, menant à une cage d’escalier.
Je me mordis la lèvre pour ne pas trop sourire, et battis des paupières pour
m’empêcher de pleurer. C’en était trop pour moi.
— Mes orteils vous remercient, soufflai-je enfin.
Sans même le regarder, je savais que Henry était radieux. Son sourire me
faisait l’effet d’un rayon de soleil sur mon visage. Je sentais mes joues
s’échauffer.
— La demeure possède trente-cinq pièces, dit-il enfin. Douze cheminées,
deux ailes, un jardin d’hiver, des étables et une vue à vous couper le souffle.
On raconte qu’il y aurait même un passage secret, utilisé par des prêtres durant
la Réforme, mais je me garderai de vous en dire davantage. Je sais à quel point
vous appréciez les mystères…
J’arrachai mon regard au Blackmoore miniature pour le poser sur lui. Il
parlait très vite, relatant une quelconque anecdote au sujet de l’immense
bibliothèque, mais je ne voyais que lui : la lumière dans ses yeux gris, les
taches de rousseur pâlies sur ses pommettes bronzées, ses cheveux d’or brun
qui retombaient sur son front, le drôle de petit pli qui se formait au coin de ses
lèvres lorsqu’il souriait…
— … et le manoir fait face à l’océan et tourne le dos aux landes, conclut-il,
une note de fierté dans la voix. Voilà, maintenant vous savez tout. Vous savez
exactement à quoi ressemble Blackmoore. Et un jour, comme je vous l’ai
promis, vous le contemplerez vous-même. En attendant, vous devrez vous
contenter de ceci.
Chapitre 3

QUELQU’UN FRAPPA À LA PORTE DE MA CHAMBRE – DEUX coups, une pause,


puis de nouveau deux coups. Le code d’Oliver. Je levai les yeux, tirée de ma
rêverie. Encore quatre coups. Toujours Oliver. Prudemment, j’ouvris la porte
de quelques centimètres, prenant garde à ne pas le laisser voir à l’intérieur. Je
ne voulais surtout pas qu’il aperçoive le modèle réduit en ruine.
Mon petit frère se tenait juste derrière la porte, ses cheveux bruns
retombant en bataille sur ses yeux noisette. Il avait besoin d’une bonne coupe. Il
faudrait que j’en parle à Cook.
— Qu’y a-t-il ? demandai-je, m’efforçant de dissimuler ma détresse.
Je tentai de lui sourire, ce que je n’aurais fait pour personne d’autre.
D’un geste de son petit index crasseux, il me fit signe d’approcher. Je me
penchai vers lui.
— Mr Cooper vient dîner, me murmura-t-il à l’oreille.
— Oh non !
Il hocha la tête.
— J’ai entendu maman le dire à Cook.
Si ce dégoûtant Mr Cooper dont j’avais refusé la demande en mariage était
de retour à la maison, c’était que maman lui avait donné une raison de revenir.
Elle avait dû le persuader que j’avais changé d’avis. Cette fois, ma décision
était prise : il fallait que je m’en aille.
— Merci, Ollie, soupirai-je.
Il passa la main par l’entrebâillement de la porte.
— Auriez-vous un penny ? Pour une friandise ? S’il vous plaît ? demanda-
t-il avec un sourire si charmeur que je ne pus résister.
Je pris deux piécettes dans mon sac et les lui glissai dans la main. Puis, sans
lui laisser le temps de la retirer, je l’attrapai par le poignet pour l’inspecter
avec un petit claquement de langue désapprobateur.
— Allez vous nettoyer les ongles, jeune homme, ordonnai-je. Ils sont
affreux.
— C’est ainsi que je les aime ! s’esclaffa-t-il, une lueur de malice dans le
regard.
Il partit en courant dans le couloir, serrant dans son poing ses deux pennies.
Je ne pus réprimer un sourire en entendant ses pas résonner bruyamment sur
les marches de bois de l’escalier. Lui seul me manquerait lorsque je serais
partie pour…
Non. Je ne partais plus pour Blackmoore. Une nouvelle vague de désespoir
me submergea. Pas de Blackmoore, et j’allais en plus devoir endurer la
compagnie de Mr Cooper au dîner. C’en était trop.
À cet instant, un sifflement retentit : le chant d’un merle. Je courus à la
fenêtre et me penchai à l’extérieur. Debout sous la croisée, les mains en coupe
autour de la bouche, Henry siffla une deuxième fois.
— J’ai installé la cible, cria-t-il. Venez tirer avec moi !
D’un doigt posé sur mes lèvres, je lui fis signe de se taire et revins à
l’intérieur. Je me hâtai de remettre le modèle réduit de Blackmoore dans son
coffre, que je verrouillai avec soin avant de replacer la clé dans sa cachette.
Puis je me dirigeai de nouveau vers la fenêtre et passai une jambe par-dessus
le rebord.
— Que faites-vous ? s’écria Henry.
— Pourriez-vous baisser la voix ? murmurai-je férocement en passant
l’autre jambe. Qu’ai-je l’air de faire, d’après vous ? Je sors.
— Non, Kate ! Pas par la fenêtre ! Passez donc par la porte, comme une
personne normale.
— Je ne peux pas. Maman me verrait.
Je me retournai pour attraper le bord intérieur de l’appui de fenêtre,
laissant mon ventre reposer sur le bois.
— C’est seulement un peu plus difficile depuis que le volet s’est cassé l’été
dernier, poursuivis-je.
Du bout du pied, je cherchai à tâtons une fissure dans la façade. À cet
instant, Cora décida de s’offrir un meilleur point de vue sur ma périlleuse
situation et sauta sur ma tête.
— Oh, non ! Pas maintenant ! m’écriai-je. Va-t’en !
Sans tenir compte de mes ordres, elle entreprit de descendre le long de
mon dos avec une lenteur et une élégance toutes félines. Henry s’esclaffa.
— C’est votre faute, murmurai-je. Elle veut vous voir.
Cora décida alors que la pente était trop raide à son goût et planta ses
griffes dans mes jambes et dans mon dos. Je sursautai, lui faisant perdre
l’équilibre. Elle émit un miaulement pathétique, se débattant en vain pour
trouver une prise. Par-dessus mon épaule, je la vis tomber en tournoyant. Par
chance, Henry put l’attraper avant qu’elle n’atteigne le sol.
— Bravo ! applaudis-je.
Il posa l’animal, puis leva les mains vers moi.
— Laissez-vous tomber, je vous réceptionne, me proposa-t-il.
— Non ! répliquai-je en tâtonnant à la recherche de ma prise habituelle.
Pour l’instant, je n’ai pas besoin d’aide. Laissez-moi trouver cette fissure, et
vous pourrez me donner la main…
— Le moment où je vous apporte mon aide a-t-il une réelle importance ?
rétorqua-t-il. Dans tous les cas, vous aurez besoin de moi. Laissez-moi vous
rattraper.
— Votre main suffira.
Il marmonna quelques mots que je ne compris pas.
Je trouvai la fissure, y calai le bout de ma botte et me laissai glisser pour
m’agripper au bord extérieur de l’appui de fenêtre.
— Que murmurez-vous ? demandai-je.
— Oh, je peste contre l’entêtement d’une certaine demoiselle de ma
connaissance…
Soudain, des bruits de pas résonnèrent au-dessus de ma tête. Maman venait
pour me parler, et à en juger par sa démarche, elle était toujours en colère. Des
coups bruyants retentirent à la porte de ma chambre. Horrifiée, je me souvins
alors que j’avais oublié de la refermer à clé après le passage d’Oliver. Je pris
mon courage à deux mains et, d’un coup de reins, je m’écartai du mur et me
laissai tomber dans le vide. Je ne doutais pas une seule seconde que Henry
m’intercepterait. Du coin de l’œil, je le vis plonger en avant et le sentis
m’attraper par la taille juste à temps pour ralentir ma chute. Je trébuchai en
touchant le sol, mais il me remit sur mes pieds et m’entraîna au pas de course
jusqu’au coin de la maison, où je pus m’adosser contre le mur de pierre pour
reprendre mon souffle.
— Kitty ? Kitty ! appelait maman, dont la voix nous parvenait par la fenêtre
ouverte.
Henry m’observa, et je vis sur son visage l’amusement laisser place à
l’inquiétude.
— Vous êtes fâchée, dit-il.
Je serrai les lèvres, refusant de nier ou de confirmer son assertion. Il plissa
les yeux.
— Qui vous a mise dans cet état ?
— Kitty ! cria maman, plus fort cette fois. Katherine Worthington !
Répondez-moi immédiatement ! Si vous êtes encore sortie par la fenêtre…
L’instant d’après, Henry s’éloignait pour repasser de l’autre côté de la
maison. Paniquée, je tendis le bras pour l’arrêter, mais il était déjà hors de
portée. Je n’avais plus d’autre choix que de rester là à l’attendre, tremblante
d’anxiété. Cora s’enroula autour de mes chevilles en miaulant, et je la pris dans
mes bras pour la calmer.
— Oh, Henry ! s’écria maman avec dans la voix une note de plaisir
manifeste.
Je l’imaginais parfaitement se passer la main dans les cheveux et se
pencher un peu plus par la fenêtre. Je la devinai sourire à Henry d’un air
aguicheur lorsqu’il leva la tête pour lui parler.
— Je suis à la recherche de Kitty, déclara-t-elle. L’auriez-vous vue, par
hasard ?
— Pas aujourd’hui. Peut-être est-elle sortie en ville ?
— Hmm… Oui, vous devez avoir raison. Je vais envoyer un domestique la
chercher. Merci, Henry. Vous êtes un bon garçon.
Elle marqua une pause, puis baissa la voix pour ajouter avec un petit rire de
gorge :
— Oh, mais vous n’êtes déjà plus un garçon, n’est-ce pas ? Et vous devenez
plus séduisant de jour en jour…
Je fermai les yeux, mortifiée.
— Vous devriez venir dîner avec nous ce soir, poursuivit-elle. J’ignore
combien de fois j’ai demandé à Kitty de vous inviter depuis que votre mère et
Sylvia sont parties pour Londres, mais elle n’a cessé de me décevoir. J’ai envie
de vous avoir ici, Henry, conclut-elle d’une voix sensuelle. Vraiment très
envie.
Cora poussa un miaulement en se débattant dans mes bras, et je me rendis
compte que je la serrais presque au point de l’étrangler. Je relâchai mon
étreinte mais ne la laissai pas s’enfuir, enfouissant mon visage dans sa
fourrure. J’aurais voulu d’ailleurs y disparaître, loin, très loin de ma mère et
de ses attitudes si embarrassantes.
— Je vous remercie pour l’invitation, Mrs Worthington. Cependant, je me
vois dans l’obligation de la décliner, car George a invité les Farnsworth à
dîner.
— Oh, soupira maman. Je suis certaine que votre frère et son épouse s’en
sortiront très bien sans vous…
— Je suis désolé. Peut-être une autre fois. Maintenant, si vous voulez bien
m’excuser…
— Bon, très bien. Mais j’y tiens, Henry, souvenez-vous-en. Un de ces soirs,
vous serez à mes côtés.
Un instant plus tard, Henry avait refait le tour de la maison et se tenait
devant moi. J’osais à peine le regarder en face. Il avait rougi et serrait les
lèvres, comme s’il se retenait à grand-peine de me dire certaines choses. Puis
ses yeux rencontrèrent les miens et son expression s’adoucit.
— Comme je le disais, reprit-il avec un petit sourire, la cible est installée et
je pense avoir brouillé les pistes auprès de votre mère. Voulez-vous
m’accompagner ?
Tremblante de rage et de honte, j’aurais voulu lui présenter mes excuses
pour l’attitude de maman, mais cela serait revenu à reconnaître les faits, et je
ne pouvais m’y résoudre. Je reposai Cora par terre.
— C’est exactement ce qu’il me faut, répondis-je.
Je m’assurai que personne ne pouvait nous voir depuis la plus proche
fenêtre, puis nous filâmes dans les bois, Cora sur nos talons. La clairière était
presque à mi-chemin entre nos deux maisons. Lorsque nous l’atteignîmes,
Henry enleva sa veste, qu’il suspendit à une branche d’arbre. On avait installé
la cible contre le vieil érable ; deux arcs et deux carquois étaient posés sur une
grosse souche. Tout était parfaitement disposé, comme tous les autres jours
que nous avions passés dans cette clairière à nous entraîner, mais j’étais si en
colère contre maman que je doutais de pouvoir atteindre une seule fois la cible.
Je m’emparai d’un arc et d’un carquois. Henry, debout à mes côtés,
m’observait en silence. Les mains tremblantes de rage, je pris une grande
inspiration et levai mon arc, les yeux fixés sur la cible. Je décochai la flèche.
Elle se perdit au loin. Je m’y étais attendue, mais cela ne m’empêcha pas de
fusiller la cible du regard.
À son tour, Henry prit une flèche, banda son arc et ajusta son tir. Le soleil
brillait dans ses cheveux. Il relâcha la corde et la flèche se planta dans la cible
avec un bruit sourd. Il ne ratait jamais son coup.
— Vous n’êtes toujours pas disposée à parler ? me demanda-t-il.
Tout en réfléchissant à sa question, j’encochai une nouvelle flèche. Les
yeux rivés sur la cible, je repensai au regard glacial de maman.
— Ma mère, répondis-je en décochant ma flèche.
Cette dernière ricocha sur le bord de la cible. Pathétique.
— Je m’en doute, répliqua Henry. Mais qu’est-ce que votre chère maman
vous a fait, cette fois-ci ?
Sa deuxième flèche vint frapper le centre de la cible tout près de la
première.
— C’est la mère la plus insensible de toute la création, soupirai-je en
sortant une troisième flèche de mon carquois. Elle refuse de comprendre mes
rêves, n’accorde aucune valeur à mes envies… Tout ce qu’elle veut, c’est me
voir mariée. Et vous connaissez mon opinion à ce sujet.
Je relâchai la corde de mon arc. Cette fois, mon trait se ficha droit dans
l’herbe. Ma frustration monta d’un cran, car j’étais en colère contre les flèches,
qui ne volaient pas droit, en colère contre Henry, qui restait aussi calme alors
que j’étais si énervée, et en colère contre maman, qui ne cherchait pas à me
comprendre.
— D’ailleurs, poursuivis-je, combien de fois m’avez-vous entendue jurer
que jamais je ne me marierais ?
— « Combien de fois » ? répéta-t-il avec un petit sourire en coin. Je n’ai
pas tenu de comptes, Kate.
— Faites une approximation.
— Très bien…, soupira-t-il. Je dirais au bas mot une vingtaine de fois
depuis Noël. Et peut-être encore cinquante fois l’an dernier. Environ une
centaine en tout.
— Et me croyez-vous sérieuse dans mon intention ? poursuivis-je,
satisfaite du décompte.
— Bien sûr, répondit Henry, les mâchoires serrées, les yeux fixés sur la
cible.
— Vous voyez ? Vous n’êtes que mon ami, mais vous me comprenez. Alors
que ma propre famille…
Il sursauta et se tourna brusquement vers moi, laissant tomber sa flèche. Il
abaissa son arme pour poser sur moi un regard perçant, ses yeux gris brillant
comme de l’acier. Puis il releva son arc et se remit en position.
— Je ne suis que votre ami ? lâcha-t-il entre ses dents sans quitter la cible
des yeux, les mâchoires tellement serrées qu’une ligne se creusait sur sa joue.
Je pense mériter un meilleur titre.
— Comme quoi ? demandai-je, méfiante.
— Oh, je ne sais pas…
Il tira. Comme toujours, son trait dessina une courbe parfaite pour venir se
planter en plein cœur de la cible.
— Pourquoi pas « Grand Pourvoyeur des Désirs de Mon Cœur » ?
suggéra-t-il.
— « Grand Pourvoyeur des Désirs de Mon Cœur » ? m’esclaffai-je.
Un lent sourire se dessina sur ses lèvres.
— Jamais je ne vous appellerai ainsi ! ricanai-je en saisissant une nouvelle
flèche.
— Pourquoi ? Je l’ai mérité. J’estime que vous devriez m’appeler ainsi
chaque fois que vous me voyez.
— Et comment pensez-vous l’avoir mérité ?
— Je vous ai donné votre chat, qui est l’être que vous aimez le plus au
monde, répondit-il en désignant Cora, couchée dans l’herbe. Par conséquent,
j’ai pourvu aux désirs de votre cœur.
J’éclatai de rire, puis décochai ma flèche. Elle atteignit la cible. Enfin ! Je
souris, fière de ma performance.
— Ne comptez pas sur moi pour vous donner le titre de Grand Pourvoyeur
des Désirs de Mon Cœur, repris-je. C’est parfaitement ridicule.
Henry me regardait, un grand sourire aux lèvres.
— Et voilà ! s’écria-t-il. Vous ne froncez plus les sourcils.
— Vous n’êtes pas censé me taquiner au sujet de mes sourcils, vous vous en
souvenez ? Nous avons passé ce pacte il y a cinq ans.
— C’était un arrangement ponctuel après que vous avez essayé de les
supprimer avec le rasoir de votre père.
Il banda de nouveau son arc. J’avais toujours admiré sa silhouette, mais
jamais tant qu’à cet instant. À vingt ans, son dos était plus large et ses épaules
plus solides que jamais. Les muscles saillants de ses bras jouaient entre
l’ombre et la lumière. Son sourire formait un creux sur sa joue, une ligne plus
qu’une simple fossette, d’où je dus à grand-peine arracher le regard. En me
penchant pour prendre ma dernière flèche, j’entendis son trait se planter dans
la cible.
Mon dernier jet fut excellent. C’était mieux. J’avais recouvré l’équilibre. Je
déposai mon arc et revins vers la cible en compagnie de Henry. Nous
ramassâmes nos flèches, puis je fis le tour du grand érable. Il était si haut que
même ses branches les plus basses étaient hors de ma portée. Avec un profond
soupir, je m’appuyai contre son écorce mouchetée. Ma colère était apaisée,
mais la douleur et l’amertume brûlaient toujours en moi.
Henry me rejoignit, s’adossant au tronc à côté de moi. Mes flèches à la
main, j’examinais leurs plumes en regrettant, comme souvent, de ne pouvoir
m’envoler loin d’ici. Je sentis les yeux de Henry se poser sur moi.
— Qu’est-ce qui vous ennuie vraiment, Kate ? demanda-t-il à voix basse.
Ce problème avec votre mère n’a rien de nouveau. Que s’est-il passé
aujourd’hui ?
Du bout des doigts, je caressais l’empennage de mes flèches, refoulant de
nouvelles larmes de rage. Je pris une grande inspiration, m’efforçant de
reprendre le contrôle de mes émotions.
— Elle a affirmé que je ne pourrais pas aller à Blackmoore, répondis-je
enfin.
— Quoi ? s’écria-t-il avec une expression d’incrédulité mêlée de colère.
Pourquoi ?
Je penchai la tête en arrière, la main posée sur les yeux, dissimulant les
larmes qui menaçaient de couler.
— Elle me reproche d’avoir refusé la demande en mariage de Mr Cooper.
— Mr Cooper ? répéta-t-il, effaré. Mais cet homme est malade !
Un petit rire m’échappa, suivi d’une larme. Le souvenir de la dernière
visite du vieillard suffisait à me donner des haut-le-cœur.
— La dernière fois que je l’ai vu, il avait un pansement sur l’oreille, dis-je.
Pourquoi a-t-il toujours au moins une partie du corps couverte de bandages ?
— Je n’en sais rien, répondit Henry d’une voix très sérieuse.
Je me tournai vers lui et lus sur son visage une telle expression de dégoût
que j’éclatai de rire.
— Et le pansement était taché, ajoutai-je entre deux hoquets. Des taches
verdâtres…
— Arrêtez, m’interrompit Henry en secouant la tête. Je refuse d’en
entendre davantage.
Je riais si fort que je ne parvenais pas à réprimer mes larmes.
Malheureusement, ces dernières me rappelèrent les véritables raisons pour
lesquelles j’avais envie de pleurer, et cette pensée me calma aussitôt.
— C’est tellement injuste, soupirai-je. Vous avez enfin persuadé votre mère
de me laisser y aller, mais maintenant c’est la mienne qui m’empêche de partir.
Une ombre passa dans son regard. Il détourna les yeux.
— Comme vous avez raison, dit-il. Ainsi, votre mère n’a pas encore pris la
mesure de votre obstination… Elle s’imagine pouvoir vous convaincre de
vous marier ? Vous changer en une gentille petite fille obéissante ? Et pourquoi
pas modifier l’ordre de l’univers, par la même occasion ?
— C’est un peu ça, dis-je avec un sourire sans joie.
— Vous savez, vous ne m’avez jamais expliqué les raisons de votre
détermination à ne pas vous engager sur la voie matrimoniale.
Je secouai la tête. Il m’avait posé la question à de nombreuses reprises au
cours des deux dernières années, mais j’avais toujours refusé d’y répondre.
— Pas aujourd’hui, Henry. Nous avons des affaires plus importantes à
régler.
Je levai les yeux vers lui, plongeant mon regard dans le sien.
— Je dois aller à Blackmoore, murmurai-je. Il le faut. Si elle parvient à
m’empêcher de partir, jamais je ne pourrai le lui pardonner.
Il hocha la tête, une lueur sérieuse dans ses yeux gris, comme s’il mesurait
parfaitement la gravité de la situation. S’il y avait une personne au monde
capable de me comprendre, c’était bien lui. Après tout, il avait fabriqué pour
moi le modèle réduit du manoir. J’essuyai furtivement une nouvelle larme,
mais cette fois, j’étais certaine qu’il avait surpris mon geste.
— Allons, m’encouragea Henry avec un petit coup de coude, il n’y a pas de
quoi désespérer. À nous deux, nous serons bien plus rusés qu’une mère.
Il s’écarta de l’arbre et fit les cent pas.
— Que désire votre mère plus que tout ? demanda-t-il après un instant de
réflexion.
— Que je me marie, répondis-je aussitôt.
— Mais c’est précisément ce que vous refusez de faire.
— Exactement.
— Hmm…, marmonna-t-il en se remettant à marcher de long en large.
Soudain, il s’arrêta et se tourna vers moi.
— Ne pouvez-vous pas prétendre que vous avez changé d’avis ? Dites-lui
qu’il y aura pléthore d’hommes de bonne famille à Blackmoore et que vous
pourriez y trouver un fiancé.
— Non. Je refuse de gagner une bataille si c’est pour compromettre la
guerre, répliquai-je en tapotant mes flèches contre le tronc de l’arbre,
m’efforçant de trouver une solution. Que désire ma mère plus que tout ?
Je méditai longuement avant de hausser les épaules, découragée.
— Non. Elle n’a qu’un but dans l’existence : marier ses filles.
Et flirter avec autant d’hommes que possible, ajoutai-je intérieurement.
Henry me jeta un regard pénétrant.
— Ses filles, répéta-t-il avec lenteur. Au pluriel.
— Oui. Nous sommes quatre. Trois, si on ne compte pas Eleanor.
Un lent sourire se dessina sur ses lèvres.
— Maria ! s’écria-t-il enfin.
Je lui jetai un regard interrogateur.
— Dites-lui que Maria peut vous accompagner à Blackmoore et qu’elle
aura l’occasion d’y trouver un bon parti, expliqua-t-il.
Sceptique, je réfléchis à sa suggestion.
— Mais en quoi cela pourrait-il lui faire changer d’avis ? demandai-je.
— Cela lui donne une chance d’éloigner Maria.
Il marqua une pause avant d’ajouter, une lueur malicieuse dans le regard :
— Et de faire enrager ma mère.
J’esquissai un sourire. Cela faisait près de quatre ans que ma mère et
Mrs Delafield se haïssaient cordialement, même si nos familles continuaient à
se fréquenter. Je me demandai si Henry connaissait les raisons de leur aversion
mutuelle. Je n’avais jamais abordé le sujet avec lui depuis que j’avais
découvert la cause de leur désaccord – et n’en avais pas la moindre envie.
— Cela pourrait fonctionner, insista-t-il.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir la convaincre… Elle a l’air si décidée à
me punir…
— N’est-ce pas déjà une punition que d’emmener Maria avec vous ?
— Oh que si ! m’esclaffai-je.
Je me mordis la lèvre, réfléchissant au plan de Henry, et fus bien obligée
d’admettre que je n’avais pas de meilleure idée.
— Pensez-vous que votre mère s’y opposera ? demandai-je. Ou Sylvia ?
Sylvia et Mrs Delafield, qui venaient de passer quatre mois à Londres pour
la première Saison mondaine de Sylvia, devaient nous retrouver à
Blackmoore.
Henry secoua la tête.
— Pas le moins du monde. Il y a bien assez de place au manoir pour une
invitée supplémentaire.
— Dans ce cas, cela vaut la peine d’essayer, dis-je en lui rendant mes
flèches. Après tout, je n’ai plus rien à perdre. J’y vais de ce pas. Ainsi, en cas
d’échec, nous aurons le temps d’établir une nouvelle stratégie.
Je m’éloignai de quelques mètres, puis m’arrêtai.
— Henry ! le rappelai-je.
Il s’apprêtait à se remettre au tir, mais il se retourna pour me regarder.
— Vous êtes un bon ami.
— Essayez encore, Kate, rétorqua-t-il en encochant une flèche. « Vous êtes
le Grand Pourvoyeur… »
Il banda son arc sans me quitter des yeux, semblant s’attendre à ce que je
poursuive.
J’éclatai de rire.
— Jamais ! Jamais je ne vous appellerai ainsi !
Un grand sourire aux lèvres, il se retourna pour envoyer sa flèche droit au
cœur de la cible. Il ne ratait jamais son coup.

Je trouvai maman dans sa chambre, assise à sa coiffeuse. Déjà vêtue pour le


dîner, elle avait étalé sur la tablette tous ses produits de maquillage. Lorsque
j’ouvris la porte, elle me jeta un regard perçant et prit la parole sans même me
laisser le temps d’ouvrir la bouche :
— Où étiez-vous ? J’ai envoyé John vous chercher en ville. Si vous êtes
encore sortie par la fenêtre, je n’aurai pas d’autre choix que de la faire
condamner. Au fait, pourquoi n’avez-vous pas invité Henry Delafield à dîner
pendant que sa mère n’était pas là ? Il aurait pu passer ici au moins deux soirs
par semaine, mais maintenant qu’il repart pour Blackmoore, nous n’aurons
plus l’occasion de profiter de sa compagnie. Il est devenu bien trop bel homme
pour ne pas venir dîner ici, Kitty, et si vous ne l’invitez pas pour vos sœurs,
faites-le au moins pour moi…
— Maman, c’est justement d’une de mes sœurs que je suis venue vous
parler. En fait, j’ai à vous proposer un marché qui va sûrement vous
intéresser…
Je retins mon souffle, attendant de voir si j’étais parvenue à l’arrêter dans
sa diatribe. Elle haussa un sourcil mais ne dit rien, ce que je choisis
d’interpréter comme un bon signe. Je poursuivis, choisissant mes mots avec
soin :
— Vous conviendrez, je pense, que Maria est insupportable depuis le départ
de Mr Wilkes. Je suis sûre que vous en avez assez de ses pleurs permanents –
d’autant que si elle reste ici à pleurer, elle ne peut rencontrer de potentiels bons
partis.
Je marquai une pause. Maman se pencha sur son miroir pour ajouter un peu
de rouge à ses joues. Je grimaçai. Elle se fardait toujours beaucoup trop
lorsque nous avions de la compagnie à dîner.
— Continuez, marmonna-t-elle.
— Eh bien…
Je pris une grande inspiration, puis me lançai :
— Je vous propose de vous soulager de la présence de Maria et de lui
donner l’occasion de rencontrer des hommes de bonne famille… à
Blackmoore.
Maman interrompit son geste. Dans le miroir, je la vis hausser un sourcil,
l’air intéressé.
— Et qui vous donne l’autorité nécessaire pour inviter votre sœur à
Blackmoore ? demanda-t-elle.
— Henry. C’est son idée.
— Hmm… Ainsi, vous avez vu Henry.
— Oui, admis-je à voix basse, regrettant d’avoir surpris l’expression de
son visage au moment où j’avais mentionné Henry.
Un silence s’installa entre nous. Terriblement mal à l’aise, je me balançai
d’un pied sur l’autre tandis qu’elle portait toute son attention sur l’application
d’une mouche sur sa pommette.
Cette délicate opération achevée, elle se pencha en arrière pour s’admirer
sous un autre angle et déclara :
— Maintenant que vous m’en parlez, il me semble que Mrs Delafield a
prévu d’inviter nombre de ses connaissances pour leur montrer l’aile du
manoir qu’elle vient de redécorer. Ce serait en effet l’occasion de faire de
nouvelles rencontres…
Elle se remit une couche de rouge, puis ajouta d’un air désinvolte :
— Si vous emmenez Maria, j’imagine que je peux vous permettre d’y aller.
Je restai parfaitement immobile, incapable de croire que j’avais pu gagner
si facilement.
— Vous êtes sérieuse ?
Elle éclata de rire.
— Bien sûr que je suis sérieuse, petite sotte ! Pourquoi vous priverais-je
d’une occasion si prometteuse ?
Elle semblait d’humeur conciliante ; je choisis d’en profiter pour pousser
ma chance :
— Puis-je également écrire à tante Charlotte pour accepter son invitation à
l’accompagner aux Indes ?
— Non ! hurla-t-elle, abattant violemment la main sur le plateau de sa
coiffeuse. Vous êtes censée vous marier, Kitty ! Toutes les femmes n’ont pas la
chance de nous ressembler, vous savez. C’est une insulte à la nature que de
gâcher une telle beauté !
Je me sentis rougir de colère. J’avais horreur de l’entendre comparer son
apparence à la mienne. Nous n’étions pas semblables. Bien sûr, nous étions
brunes toutes les deux ; ses cheveux n’avaient pas encore blanchi et ses sourcils
étaient toujours les deux lignes sombres et dramatiques de sa jeunesse. Mes
sourcils – ceux que j’avais tenté de raser – étaient ce qui nous rapprochait le
plus. Mais en dehors des apparences, bien des critères nous séparaient. Pour les
traits les plus importants, je ne lui ressemblais en rien.
— Je n’ai pas l’intention de me marier, maman, soupirai-je. Quand allez-
vous enfin me croire ?
Elle se retourna sur son siège pour me regarder en face, avec un sourire
que démentait son regard d’acier.
— Jamais je n’avalerai une telle ânerie, Kitty. Parce que y croire
reviendrait à admettre que j’ai perdu mon temps avec vous. Vous seriez une
perte en tant que personne. Est-ce vraiment ce que vous souhaitez ?
Les joues en feu, je sentis ma colère sur le point d’exploser tel un animal
sauvage prêt à bondir. De la main gauche, je saisis mon poignet droit,
m’efforçant de ne pas perdre mon calme. Je pris une profonde inspiration et
répliquai d’une voix sourde :
— Oui, maman. Je veux être une perte en tant que personne. Je veux que
vous abandonniez tout espoir de me voir un jour devenir une épouse.
— Que vous êtes amusante, Kitty ! s’esclaffa-t-elle.
— Kate ! Je veux qu’on m’appelle Kate.
J’aurais voulu crier ma frustration. Malgré tous mes efforts, ma voix
s’éleva dans les aigus :
— Combien de fois vous l’ai-je répété ? Et combien de fois vous ai-je
répété que je n’ai pas la moindre envie d’être comme vous ? Ou comme
Eleanor ? De faire un bon mariage – ou n’importe quel mariage ! Combien de
fois ? Henry lui-même est prêt à jurer que je l’ai dit au moins une centaine de
fois, et cela fait près de deux ans que je m’y tiens ! Je repousserai tous les
hommes assez stupides pour vouloir m’épouser ! Alors combien de demandes
en mariage devrai-je refuser pour que vous me preniez au sérieux ?
Elle plissa les yeux, inclina la tête de côté et m’observa longuement sans
mot dire. Le visage écarlate, je tremblais de colère.
— Trois, répondit-elle enfin d’un ton désinvolte avant de se retourner vers
son miroir.
Je sursautai.
— Pardon ?
— Si vous refusez trois demandes en mariage au cours de votre séjour à
Blackmoore, j’accepterai de vous juger comme une cause perdue.
Sur ces mots, elle reprit sa brosse à cheveux.
Je retins mon souffle.
— Êtes-vous en train de me dire que vous me laisserez partir pour les Indes
si je refuse trois demandes en mariage ?
— Oui, répondit-elle avec un sourire. C’est exactement ce que je viens de
dire.
Abasourdie, je fis un pas en arrière. J’ignorais pourquoi, et même
comment, je venais d’obtenir cette concession.
— Je vous remercie…, commençai-je.
Mais elle leva l’index.
— Et en échange…
Mon cœur cessa de battre.
En voyant ma tête, elle eut un petit rire léger.
— Eh oui, ma chère, « en échange ». Car voyez-vous, toute médaille a son
revers. Toute interaction est une transaction en puissance, une occasion de
gagner quelque chose. Cependant, pour tout gain potentiel, il y a un prix à
payer – la meilleure transaction étant celle où le gain potentiel excède de loin
le prix à payer.
Je détestais l’entendre ainsi. J’abhorrais le côté froid et insensible de ses
échanges avec moi. Je haïssais la sensation de n’être à ses yeux qu’une simple
marchandise.
— À présent, reprit-elle, parlons un peu des termes de notre transaction.
Voici ce que je vous propose : en cas de succès de votre part, je vous autorise à
partir pour ces terres sauvages où vous pourrez mourir si cela vous chante, ou
bien vous perdre en mer ou subir je ne sais quelle calamité. En ce qui me
concerne, j’aurai perdu une fille qui aurait pu s’assurer un bon mariage, faire
la fierté de la famille et subvenir à mes besoins lors de mes vieux jours.
Dégoûtée par son discours, je pinçai les lèvres.
— C’est un grand sacrifice auquel je suis prête à consentir pour vous, Kitty,
poursuivit-elle. Vous me devrez donc un sacrifice tout aussi important : si vous
ne recevez pas vos trois demandes en mariage à Blackmoore, vous serez tenue
de vous plier à tout ce que j’exigerai de vous. Tout. Sans poser de questions,
sans vous enfuir, sans protester.
Je réfléchis à vive allure, pesant le pour et le contre – l’attrait des Indes
contre la menace très réelle de me retrouver à la merci de ma mère en cas
d’échec.
— Me plier à toutes vos exigences… Cette clause me semble extrêmement
vaste…, bafouillai-je.
— Et ?
Je tentais de gagner du temps, cherchant une raison valable de refuser.
— Et… et si vous me demandiez de commettre un crime ? Je ne pourrais
pas accepter.
— Vous devriez mieux me connaître, répliqua-t-elle sèchement en se
tournant vers son miroir d’un air dégoûté. Jamais je ne vous demanderais de
commettre un crime ! Cela dit, si cette préoccupation suffit à vous arrêter,
votre ambition n’est peut-être pas aussi forte que vous le prétendez…
— Si ! m’écriai-je en tendant la main vers elle comme pour m’emparer de
l’espoir qu’elle agitait sous mes yeux. Je veux partir pour les Indes ! J’accepte
vos conditions ! J’accepte – sans discuter.
Un petit sourire passa au coin de ses lèvres, m’emplissant d’un profond
sentiment de malaise. Pourquoi souriait-elle ainsi ? Dans quel piège diabolique
étais-je tombée ? Je reculai d’un pas, souhaitant pouvoir ainsi m’éloigner de
mon trouble. J’allais l’emporter. J’allais partir pour les Indes, loin de
l’emprise de ma mère. Je n’avais rien à craindre. Je levai le menton et repris
d’une voix confiante :
— J’obtiendrai trois demandes en mariage à Blackmoore, et aussitôt après,
je partirai. Je me rendrai directement chez tante Charlotte.
J’étais presque parvenue à la porte. Je posai la main sur la poignée.
— Je me fiche de la date à laquelle vous partirez, ma fille, rétorqua-t-elle
alors en haussant une épaule d’un air négligent. À cet instant, je me serai déjà
désintéressée de vous.
J’ouvris la porte.
— Oh, Kitty ?
Je me figeai, un pied dans le couloir. Elle se brossait toujours les cheveux
face au miroir, son inquiétant petit sourire sur les lèvres.
— À présent, dit-elle, nous avons un accord. Vous ne pouvez revenir sur
votre parole.
Je haussai un sourcil d’un air moqueur.
— Vous devriez mieux me connaître, maman. Je ne reviens jamais sur ma
parole.
Alors que je la regardais se brosser les cheveux, la violente colère que
j’avais su brider jusqu’à présent lança une terrible ruade et se libéra de ses
rênes pour galoper avec fureur. Elle avait gagné. Même si j’avais obtenu ce
que j’étais venue chercher, je ne pouvais me départir de l’impression qu’elle
s’était arrangée pour en sortir gagnante. Les dents rouillées d’un piège
venaient de se fermer sur moi, le froid glacial qui s’emparait de mon cœur
était là pour en témoigner. Elle ne leva même pas les yeux lorsque je quittai la
pièce. Je m’attardai dans le couloir, devant la porte ouverte, laissant la colère
monter peu à peu. Puis, n’y tenant plus, j’annonçai d’un ton sec :
— Au fait, maman, je ne dînerai pas en famille ce soir. Vous m’excuserez
auprès de Mr Cooper.
Je marquai une pause, puis lançai ma dernière réplique en levant le
menton :
— Et, maman ? Vous portez beaucoup trop de rouge.
Je fermai la porte en hâte, juste à temps pour ne pas recevoir la brosse à
cheveux qui vola à travers la pièce. Je l’entendis heurter à grand bruit le
panneau de bois, à l’endroit où ma tête s’était trouvée une seconde auparavant.
Je m’éloignai alors d’un pas nonchalant, un petit sourire aux lèvres.

Henry attendait mon retour. Il se tourna vers moi dès que je fis un pas dans
la clairière.
— Alors ?
— Alors…
Je réprimai mon sourire, espérant le faire marcher.
— J’ai bien peur que…
Mais je ne pus me contenir plus longtemps. Un grand sourire m’échappa, et
le visage de Henry s’illumina aussitôt.
— C’est un succès ? demanda-t-il.
— C’est un succès ! m’écriai-je joyeusement.
Je m’emparai de mon arc, remarquant au passage que Cora dormait
toujours dans l’herbe, roulée en boule aux pieds de Henry. Cette chatte avait
toujours été très attachée à lui.
— Alors j’avais raison ! dit-il avec un grand sourire triomphant. En
d’autres termes, je suis un génie.
J’éclatai de rire.
— Votre humilité force le respect, Henry.
— Je suis un génie de la manipulation des mères et j’ai, une fois encore,
pourvu au désir de votre cœur, gagnant ainsi le titre de…
Il sourit, les yeux pleins de malice.
En riant, je lui jetai un regard de défi, lui faisant bien comprendre qu’il
était fou de croire que je pourrais un jour l’appeler Grand Pourvoyeur des
Désirs de Mon Cœur. Cette fois, lorsque je décochai ma flèche, celle-ci
atteignit son but, se fichant dans la cible tout près de celle de Henry.
Ce dernier baissa les yeux sur la chatte couchée dans l’herbe.
— Qu’allez-vous faire de Cora durant votre absence ?
— Je demanderai à Oliver de s’en occuper.
Il hocha la tête.
— Vous avez raison. Vous n’auriez jamais pu l’emmener à Blackmoore.
— Je sais. Mais je n’aime pas l’idée de partir sans elle.
Il banda son arc, plissant les yeux pour mieux voir la cible dans le soleil
bas du soir.
— Mais n’oubliez pas d’apporter votre cœur à Blackmoore, ajouta-t-il. Je
détesterais l’idée que vous partiez sans lui.
Chapitre 4

JE RESTAI DANS LES BOIS JUSQU’À L’HEURE DU DÎ NER, PUIS me glissai dans la
maison par la porte-fenêtre DU petit salon. Je m’arrêtai derrière la porte de la
salle à manger, restée entrouverte, et jetai un coup d’œil à l’intérieur pour
observer la scène à laquelle j’avais choisi de ne pas prendre part.
Maman, un sourire grotesque aux lèvres, se penchait vers Mr Cooper d’une
manière presque désespérée. Maria, assise à côté du vieillard, affichait un air
profondément mélancolique et n’avait pas touché au contenu de son assiette ;
de toute évidence, maman ne lui avait pas encore parlé de son invitation à
Blackmoore. Lily, quant à elle, paraissait toujours fraîche et innocente du haut
de ses douze ans. Je notai avec bonheur l’absence d’Oliver : ce dernier devait
manger à la cuisine en compagnie de Cook.
Enfin, mon regard s’arrêta en bout de table. Papa se tenait avachi sur sa
chaise, son verre de vin à la main, contemplant le spectacle que lui offrait
maman. Même à cette distance, le mépris que je lus sur son visage me frappa
de plein fouet. Je me hâtai de détourner les yeux, me souvenant soudain de la
raison pour laquelle j’évitais d’ordinaire de le regarder, et me rendis
doucement dans le vestibule pour monter dans ma chambre.
Lorsque Henry m’avait conseillé d’emporter mon cœur à Blackmoore, je
m’étais souvenue d’une chose plus importante encore : je rouvris la malle
verrouillée au pied de mon lit et en tirai cette fois un petit coffret marqueté
d’ivoire. En procédant à quelques ajustements, je pourrais lui trouver une place
dans ma malle de voyage. Après tout, il ne me fallait que mes vêtements, mon
Mozart et ce petit coffret. Plus qu’un cœur, l’espoir était un compagnon de
voyage dont je ne pouvais me passer.

Je dormis à peine cette nuit-là, et l’impatience me tira du lit dès que la


lumière du soleil se glissa dans ma chambre à coucher. Après m’être habillée,
je vérifiai une dernière fois le contenu de ma malle de voyage, puis descendis
prendre le petit déjeuner.
— Oh, Kitty, vous ne devinerez jamais ! s’écria maman en accourant vers
moi, l’air extrêmement préoccupé.
Je laissai tomber ma cuillère, effrayée par son attitude.
— Maria a eu une poussée de fièvre dans la nuit ! poursuivit-elle. Elle est
trop faible pour voyager !
— Vous ne voulez pas… Vous ne voulez tout de même pas que je reste moi
aussi à la maison ? demandai-je, le ventre noué de terreur.
— Non, non, dit-elle en agitant la main d’un geste négligent. Vous pouvez
partir. Les Delafield vous attendent.
Je la dévisageai, muette de stupeur. Mais sans me laisser le temps de
m’étonner de son humeur si accommodante, elle sortit en trombe pour
« veiller sur Maria ». En la regardant s’éloigner, je tentai de me rappeler si je
l’avais déjà entendue prononcer une telle phrase.
Légèrement mal à l’aise, je m’efforçai d’oublier mon trouble pour me
concentrer sur cette seule pensée : Maria ne venait pas à Blackmoore ! Très
vite, presque malgré moi, un large sourire se dessina sur mes lèvres. Bien sûr,
j’aurais dû m’inquiéter de la santé de Maria, mais cette fièvre n’était
probablement que la conséquence de ses manies de ne rien manger et de
pleurer dans des endroits bizarres. Ce n’était certainement rien de grave.
Pleinement consciente de ma chance, je partis accomplir mes derniers
devoirs de la matinée avant de pouvoir enfin m’en aller. Je retrouvai Oliver
dans la cuisine, assis sur un tabouret à côté de Cook, qui pétrissait une pâte à
tarte.
— Ollie, j’ai un service à vous demander.
Cook tourna un instant la tête pour attraper le sac de farine ; Oliver en
profita, vif comme l’éclair, pour s’emparer d’un morceau de pâte.
— Quoi ? demanda-t-il en glissant subrepticement la pâte dans sa bouche.
À sept ans, il lui manquait les dents de devant et son nez était
généreusement parsemé de taches de rousseur. Souvent, quand il ne me
regardait pas, je l’observais avec amour et remerciais le ciel de m’avoir enfin
donné un frère.
— Il faudrait que vous vous occupiez de Cora en mon absence.
— Qu’est-ce que je vais devoir faire ?
— Pas grand-chose. Nourrissez-la, ne laissez pas les chiens la terroriser, et
veillez à ce que Cook ne lui fasse pas de mal quand elle se glisse dans la
cuisine. Et surtout, ne laissez pas maman se débarrasser d’elle.
Lorsque je la nommai, Cook poussa un gros soupir mais continua à
malaxer la pâte, ses avant-bras musculeux couverts de farine. Oliver jeta à son
travail un regard concupiscent.
Pour me rappeler à son attention, je m’éclaircis bruyamment la voix.
— Si vous acceptez, poursuivis-je, je suis prête à vous faire un cadeau très
particulier.
Ces quelques mots suffirent à ranimer son intérêt. Il posa sur moi ses
grands yeux noisette, si semblables aux miens.
— Quoi comme cadeau ?
— Un souvenir de Blackmoore. Un objet très spécial, que personne d’autre
ne possède.
— Quoi ? insista-t-il en ouvrant de grands yeux. Qu’est-ce que ce sera ?
Je me penchai en avant, les mains posées sur la table, et lui souris.
— Un coquillage !
Il fronça les sourcils.
— Ça n’a rien de spécial !
Je sentis mon sourire se figer.
Cook claqua de la langue.
— Oliver, dit-elle, votre sœur a raison. Un coquillage est un objet très
spécial.
— Vraiment ? demanda Oliver en levant les yeux vers la cuisinière.
Cette dernière hocha la tête et retourna sa pâte, répandant dans les airs un
nuage de farine.
— Oui, répondit-elle. Surtout si on l’a ramassé sous la lumière de la lune.
On dit que cela peut en faire un porte-bonheur très puissant.
— Un porte-bonheur ? s’écria Oliver, le regard brillant, un sourire édenté
s’étirant sur son visage.
Cook hocha de nouveau la tête et m’adressa un clin d’œil dans le dos de
mon petit frère.
Je lui répondis par un sourire.
— Cela vous ferait plaisir, Oliver ? Un coquillage porte-bonheur ?
— Oh, oui ! Beaucoup !
Son attention s’était déjà reportée sur la pâte, que Cook découpait en larges
bandes. La brave femme détourna délibérément le regard, lui laissant le temps
d’en subtiliser un petit bout.
— Alors, repris-je, acceptez-vous d’être responsable de Cora ? De veiller à
ce que personne ne lui fasse de mal ?
Oliver hocha la tête, arracha un morceau de pâte et le glissa en hâte dans sa
bouche. Cook affecta de n’avoir rien vu, mais je surpris un petit sourire sur
son visage couvert de farine. Je me penchai sur la table pour attraper à deux
mains la petite frimousse d’Oliver et planter un baiser sur chacune de ses joues
parsemées de taches de rousseur. Sans conviction, il résista en se débattant.
— Au revoir, Ollie, lui dis-je en le regardant dans les yeux. Vous allez me
manquer.
— Au revoir, Kate, lança-t-il avec un sourire avant de se replonger dans la
contemplation de la pâte à tarte.
Je croisai le regard de Cook. J’étais ravie de la savoir si douce et
maternelle, et si aimante envers mon petit frère.
— Il a besoin d’une bonne coupe de cheveux, déclarai-je, et j’aimerais que
vous vous occupiez de ses ongles. Ils sont affreux.
— Mais je les aime comme ça, protesta Ollie.
— Et prenez soin de lui…, murmurai-je à l’oreille de Cook. Veillez à ce
qu’il…
Elle me fit taire d’un doux regard de reproche.
— Bien sûr, Miss Katherine. Ne vous en faites pas pour Mr Oliver. Lui et
moi allons bien nous amuser ensemble quand vous serez partie. N’est-ce pas ?
Oliver n’avait d’yeux que pour la pâte à tarte, mais il hocha la tête.
Je quittai les cuisines, le cœur un peu plus léger. Je n’avais plus qu’une
chose à faire. Je m’arrêtai devant la porte de la bibliothèque et frappai
doucement, espérant presque qu’il ne me réponde pas. Mais il m’entendit et me
pria d’entrer. Je poussai la lourde porte et passai la tête dans l’entrebâillement.
— Papa, je suis venue vous dire au revoir.
Il était assis dans son fauteuil au coin du feu, les jambes croisées. Des
particules de poussière dansaient dans un rayon de soleil, et le parfum
douceâtre du tabac à pipe se mêlait à l’odeur du vieux cuir des livres. J’inspirai
profondément, prise d’une soudaine bouffée de nostalgie.
Mon père leva la tête.
— Hmm ? Où allez-vous ?
— À Blackmoore, avec les Delafield. Et j’espère me rendre ensuite chez
tante Charlotte. Elle m’emmènera aux Indes.
— Vraiment ?
Ses yeux se posèrent sur moi l’espace d’un bref instant. Puis il ôta sa pipe
de sa bouche, et la fumée dériva entre nous, nous coupant l’un de l’autre,
faisant de nous des étrangers.
— Eh bien…
Il tourna une page de son livre, détournant bien trop tôt son attention de
moi.
— Bon voyage, conclut-il avant de reprendre sa pipe entre ses dents.
Je hochai la tête, ne m’attendant à rien d’autre de sa part, et refermai la
porte en silence.
Il ne me restait plus qu’à grimper dans la voiture qui m’attendait pour
m’emmener, pour la première fois de ma vie, vers un nouvel endroit.
Chapitre 5

MRS PETTIGREW, LA VIEILLE NURSE DES DELAFIELD, assise en face de moi dans
la voiture, chantonnait à mi-voix en tricotant à une vitesse ahurissante, ses
aiguilles cliquetant en rythme avec les sabots des chevaux. Par la fenêtre, je
regardais tristement le dos de Henry, qui nous précédait à cheval. Il se rendait
toujours ainsi à Blackmoore, et j’étais bien obligée d’admettre que j’étais
soulagée que sa vieille nurse ait accepté de nous accompagner pour jouer les
chaperons. Mais après deux jours de chantonnements et de cliquetis, j’avais
l’impression que mon crâne allait s’ouvrir en deux.
La veille, nous avions profité du coucher de soleil tardif que nous offrait la
saison estivale pour couvrir une bonne distance. En arrivant à l’auberge après
douze heures de route – douze heures à subir les petits bruits de Mrs Pettigrew
sans la moindre conversation pour m’aider à passer le temps –, j’avais été
impatiente de pouvoir parler avec Henry. Mais en descendant de voiture, je
constatai que ce dernier n’avait pas mis pied à terre. Il m’expliqua qu’il me
laissait là en compagnie du cocher et de Mrs Pettigrew, et qu’il poursuivait seul
jusqu’à la prochaine auberge.
Après l’avoir regardé s’éloigner d’un air maussade, j’entrai à contrecœur
dans cette auberge où je n’appréciai ni le repas ni la chambre que je partageai
avec Mrs Pettigrew. Au matin, Henry nous attendait dehors, juché sur son
cheval. Nous partîmes sans presque échanger un mot.
Jusqu’à ce jour, jamais je n’avais apprécié à leur juste valeur la tranquillité
du silence ou le plaisir distrayant d’une vraie conversation. Je soupirai, le front
collé contre la vitre. J’aurais voulu que le grondement des roues couvre un peu
plus les cliquètements et le fredonnement de Mrs Pettigrew, j’aurais voulu
avoir quelqu’un à qui parler, j’aurais voulu que ce long trajet soit déjà terminé.
Je m’agitai sur mon siège, cherchant en vain une position plus confortable.
Mrs Pettigrew leva les yeux de son ouvrage pour m’adresser un bref sourire.
— Ces longs voyages mettent la patience à rude épreuve, pas vrai ? lâcha-t-
elle. Mais l’attente en vaudra la peine, vous verrez.
Je me souvins alors que chaque été, Mrs Pettigrew avait accompagné les
Delafield à Blackmoore. Elle faisait tellement partie de la famille que lorsque
George avait hérité du manoir Delafield, il avait gardé Mrs Pettigrew pour
s’occuper de ses propres enfants. Henry avait dû se montrer très persuasif pour
convaincre George de la laisser nous accompagner.
— Ah ! s’écria-t-elle en se penchant en avant pour regarder par la fenêtre.
On dirait que Mr Henry a choisi la route pittoresque. Cela devrait vous plaire.
— Qu’est-ce que la route pittoresque ? demandai-je, heureuse de pouvoir
parler après deux jours de fredonnements ininterrompus.
— Vous le découvrirez bien assez tôt.
Elle se cala de nouveau au fond de son siège, et bientôt les « clic-clac »
reprirent, accompagnés de leur indissociable chantonnement.
Elle ne pouvait pas savoir que son « bien assez tôt », cela faisait des années
que je ne l’espérais plus. La patience ne comptait pas parmi mes vertus. Pas
plus que l’endurance.
Le fredonnement gagna en intensité, semblant résonner dans la voiture et
jusque dans les os de mon crâne. Je crus devenir folle. Sentant les chevaux
ralentir, je jetai un coup d’œil par la fenêtre : nous montions une côte abrupte.
— Les chevaux peinent à gravir cette colline, déclarai-je en m’approchant
de la portière. Je vais en profiter pour sortir me dégourdir un peu les jambes.
Inquiète, Mrs Pettigrew leva les yeux de son ouvrage.
— Oh, non ! Vous allez vous briser les jambes ! Demandez au cocher de
s’arrêter !
La voiture roulait au pas.
— Il ne va rien m’arriver de mal, je vous assure, répliquai-je.
Je sautai à terre, puis claquai la portière derrière moi avec un profond
soupir de soulagement : enfin, j’étais libérée de ces insupportables petits bruits.
Henry me tournait le dos, mais il dut m’entendre car il fit demi-tour pour
revenir vers moi.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il en s’approchant.
— Mrs Pettigrew fredonne sans cesse, répondis-je en le fusillant du regard.
Dans un grand éclat de rire, il mit pied à terre.
— Le fredonnement de Mrs Pettigrew ! Je l’avais oublié !
— Comment avez-vous pu oublier une telle chose ? Il est gravé dans mon
cerveau ! m’écriai-je avant d’imiter le son aigu et monocorde que j’avais dû
subir durant un jour et demi.
Il se contenta de sourire, une lueur malicieuse dans le regard, si bien que
j’en vins à le soupçonner de n’avoir rien oublié du tout. Puis, consciente d’être
en train d’aggraver mon mal de tête, je cessai de fredonner et me massai le
front. Henry s’approcha de moi, tenant son cheval par les rênes.
— Et donc… vous avez dormi dans une autre auberge, dis-je.
Il hocha la tête.
— Était-ce vraiment nécessaire ?
Il haussa les épaules, mal à l’aise.
— Je ne voulais pas risquer de… compromettre votre réputation.
— Ah.
Je détournai le regard, les joues en feu. Le souvenir de ma sœur Eleanor
planait entre nous dans le silence. Je n’avais pas la moindre envie de prononcer
son nom et ne pus retenir un soupir de soulagement lorsque je compris que
Henry non plus n’avait pas l’intention d’en parler.
Sentant probablement la nécessité de changer de sujet, il embrassa d’un
geste le paysage environnant et déclara :
— Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer au sommet de la
colline.
— Quoi donc ?
— Les landes, répondit-il, paraissant savourer chaque syllabe.
Il avait toujours évoqué les landes avec respect, comme si elles
constituaient une partie aussi importante de son héritage que les rentes et le
manoir.
Prise d’une excitation nouvelle, un grand sourire aux lèvres, je courus
jusqu’au sommet de la colline, suivie de Henry et de son cheval. Lorsque
j’arrivai sur la crête, un vent fort se mit à souffler, enroulant mes jupons
autour de mes jambes, et je pus contempler une sinistre vallée en friche.
Une sombre bruyère s’étalait sur le sol telle une ecchymose. Dans le vert
grisâtre et le jaune desséché de l’herbe, de rares fleurs dorées apportaient à
grand-peine quelques touches de couleur. Pour tout arbre, il n’y avait qu’un
arbuste tordu et rabougri, à peine plus haut qu’un cheval. L’ensemble
constituait un paysage sombre et désolé où je ne percevais aucune beauté : pas
une bande d’herbe verte pour adoucir la vue ; pas le moindre signe de
civilisation dans cette étendue sauvage.
— C’est donc ça, les landes, balbutiai-je, incrédule.
Debout à côté de moi, Henry m’observait, attentif aux moindres
expressions de mon visage.
— Oui, répondit-il. Ce sont les landes.
— Mais… c’est hideux ! m’écriai-je, bouleversée. C’est horrible, Henry !
Il éclata de rire.
— Non, vraiment ! insistai-je. Vous m’aviez dit qu’elles étaient belles.
— Elles sont belles. À mes yeux, elles le sont.
Je le dévisageai sans comprendre. D’un geste, il balaya le panorama qui
s’étendait devant nous.
— N’y voyez-vous donc pas la moindre petite étincelle de beauté ?
Je contemplai le paysage, puis Henry, puis de nouveau le paysage, et me
demandai un instant s’il avait passé les dix dernières années de notre existence
à se moquer de moi. Mais il n’y avait dans son regard nulle trace de duperie. Je
n’y lisais qu’une grande tendresse et une exaltation que je ne comprenais pas.
Alors, pour lui, je voulus essayer. Je m’éloignai de quelques pas et me penchai
pour toucher du doigt les plantes que j’écrasais sous mes bottes. Je voulais
voir cette splendeur que seul Henry percevait. La bruyère était d’une teinte
affreuse : un mauve-brun sombre, couleur de vieil hématome. Les petites fleurs
dorées, en revanche, brillaient d’un éclat lumineux. Véritables gouttes de
soleil, elles se paraient d’un jaune orangé profond qui n’avait rien à envier à la
pâleur délicate des jonquilles. Je tendis la main pour en cueillir une, mais ne
parvins qu’à me planter dans le doigt une longue épine pointue dissimulée sous
les pétales.
— Aïe ! m’écriai-je en portant le doigt ensanglanté à mes lèvres.
— J’aurais dû vous prévenir, sourit Henry. Dans les landes, il n’y a rien de
doux ni de tendre. Ne vous laissez pas abuser par les fleurs, elles sont faites
pour résister à toutes les calamités – y compris une jeune fille voulant cueillir
un bouquet.
Le bout de mon doigt palpitait de douleur.
— J’imagine qu’on ne peut qu’admirer une telle capacité de résistance,
marmonnai-je en cherchant en vain quelque chose d’autre à admirer dans ce
paysage.
Une bourrasque balaya soudain les landes, m’arrachant mon chapeau, qui
s’envola en tournoyant.
Sans effort, Henry l’attrapa en plein vol puis revint vers moi pour me le
remettre en place. Lorsqu’il se pencha sur moi, j’aperçus dans ses yeux
couleur granit une étincelle que je ne connaissais pas : une vie, une lumière,
qui venait d’apparaître. Les landes avaient éveillé en lui quelque chose que je
n’avais encore jamais vu. Il s’empara des rubans de mon chapeau pour me les
nouer sous le menton. Quand ses doigts frôlèrent mon cou, je me sentis rougir
et me tins parfaitement immobile.
Puis, plantant son regard dans le mien, il déclara d’une voix tranquille :
— Je pense que les beautés les plus profondes résident dans notre cœur. Et
je porte cet endroit en mon cœur, Kate, plus que toute autre chose. Pour moi, il
est au-delà de la beauté. C’est mon foyer. C’est…
Il s’interrompit et plissa légèrement les paupières, comme pour regarder le
soleil, mais ses yeux étaient toujours posés sur moi.
— C’est une vue que je voudrais pouvoir admirer tous les jours, pour le
reste de ma vie.
J’étais abasourdie. Je savais Henry très attaché à Blackmoore. J’avais
toujours su qu’il hériterait un jour de ces terres, de ce manoir et de cette vie,
mais le voir déclarer cet endroit comme sien avec une telle intensité me
marqua profondément.
Une fulgurante réminiscence me ramena un an et demi en arrière. J’étais
cachée dans une pièce obscure du manoir Delafield ; l’odeur douceâtre des
pivoines était si forte que j’avais l’impression d’en sentir le goût sur ma
langue. Et de nouveau, tout comme ce soir-là, j’éprouvai une tristesse
profonde et j’eus l’impression d’être perdue.
Je fis volte-face, arrachant les rubans de mon chapeau des mains de Henry,
et fis semblant d’observer la vue aux alentours. Puis, profitant du fait que je lui
tournais le dos, je me frottai le nez avec violence et pris quelques profondes
inspirations, m’intimant de reprendre le contrôle de mes émotions. Je sentais la
présence de Henry derrière moi, qui attendait en silence – qui attendait de me
voir aimer cet endroit autant que lui.
— Je pense qu’avec l’habitude, je pourrais finir par aimer ce paysage,
déclarai-je en m’efforçant à grand-peine de maîtriser ma voix.
Je pris une nouvelle inspiration, tentant de ralentir les battements effrénés
de mon cœur. Des nuages couleur de granit s’étiraient dans le ciel, poussés par
un vent déchaîné. Je refis le nœud de mon chapeau, tirant très fort sur les
rubans, me redonnant une apparence convenable. Je refusais de céder aux
assauts de la nature sauvage. En me tournant vers la route, je vis que la voiture
s’était arrêtée pour nous attendre.
— Venez, dis-je. Allons visiter votre Blackmoore.
J’étais presque heureuse de remonter à bord de la petite voiture étouffante.
Le fredonnement monocorde de Mrs Pettigrew avait soudain quelque chose de
réconfortant. Au moins, dans l’habitacle, tout était normal, convenable, civilisé
– aux antipodes des terres sauvages qui s’étendaient au-dehors et de ce garçon
aux cheveux sombres et aux yeux gris qui aimait cette vue plus que toute autre
chose.
Chapitre 6

JE ME CALAI AU FOND DE MON SIÈGE, REGARDANT LES landes nous avaler


entièrement jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule trace d’herbe verte pour
briser la continuité de ces terres arides. Puis, me prenant de court, la voiture
bifurqua vers le sud et l’océan fit soudain son entrée dans mon univers.
— Nous sommes sur la route de Whitby, annonça Mrs Pettigrew en jetant
un petit coup d’œil par la fenêtre. Ce ne sera plus très long.
Je me plaçai du côté gauche de la banquette pour mieux voir la côte, qui
paraissait onduler sur notre passage. La mer prenait une teinte gris-bleu dans la
lumière de l’après-midi et me semblait assez vaste pour engloutir tout ce que je
savais de la vie. Du coin de l’œil, j’aperçus des formes blanches descendre en
piqué vers les vagues pour remonter aussitôt dans les airs. Je ne savais rien des
oiseaux qui vivaient sur les côtes. Il faudrait que j’en parle à Henry.
Je regardais tour à tour par les deux fenêtres du véhicule, la mer d’un côté,
les landes de l’autre, pénétrée par l’immensité de ces paysages singuliers. Le
soleil amorçait doucement son déclin derrière l’horizon lorsque nous
arrivâmes en vue d’un petit village – la fameuse baie de Robin Hood, dont
j’avais entendu parler presque aussi souvent que de Blackmoore.
Avec un intérêt renouvelé, je contemplais les rues en pente et les maisons
aux toits rouges qui semblaient s’écouler le long de la colline en direction de
l’océan.
— Robin des Bois a-t-il réellement existé ? demandai-je.
— C’est ce que dit la légende, répondit Mrs Pettigrew.
Mais légende et vérité étaient deux choses bien distinctes.
— Vous n’en êtes pas certaine ? insistai-je.
Elle leva les yeux de son tricot l’espace d’une seconde.
— Personne n’est sûr de rien, ma chère.
Je me souvins alors de ce à quoi Henry avait souvent fait allusion – des
contrebandiers.
— Mais il y a toujours des activités clandestines ici ? Comme de la
contrebande ?
— Bien sûr que non ! s’écria la gouvernante avec un claquement de langue
désapprobateur. Quelle imagination fantasque vous avez !
Déçue, je poussai un soupir et me penchai pour ouvrir la fenêtre. Un air
glacial et iodé envahit l’habitacle, me coupant le souffle. Si j’avais été un hors-
la-loi, ce serait typiquement le genre d’endroit que j’aurais pu choisir comme
repaire : les rues étaient étroites, les maisons serrées les unes contre les autres
comme une bande de rebelles dépenaillés se tenant épaule contre épaule, coude
contre coude ; les toits rouges et pointus se confondaient les uns avec les
autres, dégringolant le long de la colline jusqu’au bord de l’eau.
Un instant plus tard, l’attelage fit halte, la portière s’ouvrit et Henry monta
à bord. À elles seules, ses épaules semblèrent envahir le petit espace, et il
portait sur lui l’odeur des landes et du vent salé. Souriant de ma surprise, il
s’assit à mes côtés.
— Je n’ai pas envie de rater ça, expliqua-t-il en tapotant sur le toit de la
voiture pour ordonner au cocher de repartir.
L’impatience que je lus dans son regard me fit battre le cœur. Blackmoore
était proche. Soudain, je fus prise d’une envie d’aller vite, de m’envoler ; je
voulais voir cet « enfin » arriver.
Henry se pencha en avant pour regarder par la fenêtre et me montra
quelque chose du doigt.
— Voilà, annonça-t-il. Au sommet de la colline.
Je me penchai à mon tour, impatiente, et il se redressa, libérant la fenêtre
pour me laisser voir Blackmoore pour la première fois. Dans la nuit tombante,
se découpant sur un ciel bleu outremer, la bâtisse qui se dressait au-dessus de
l’océan semblait noire comme la mort. Elle se tenait perchée sur le bord de la
falaise comme une créature difforme, avec une aile plus longue que l’autre,
comme Henry l’avait fait apparaître sur le modèle réduit. Les bougies qui
illuminaient les fenêtres lui donnaient l’air de posséder une dizaine d’yeux,
tous tournés vers la mer. Alors que les dernières lumières du jour mouraient à
l’horizon, l’image se brouilla. Je clignai des yeux. J’ignorais si cela provenait
de mon imagination ou d’un effet de lumière, mais l’espace d’un instant, je
crus voir en lieu et place de la bâtisse un immense oiseau de proie aux ailes
déployées, prêt à se laisser tomber depuis le sommet de la falaise pour
s’envoler dans le ciel nocturne.
Je secouai la tête pour chasser cette étrange vision, le cœur battant la
chamade. Cependant, cette folle énergie qui courait en moi s’approchait plus de
l’excitation que de la peur. J’étais sur le point de réaliser le rêve de toute une
vie : je venais en visite à Blackmoore, et quoi qu’il arrive, j’avais le sentiment
que tout ce que j’avais vécu jusque-là avait contribué à me mener à cet endroit
en cet instant.
Je me rassis, le souffle court, et m’aperçus que Henry m’observait.
— Alors ? fit-il.
Incapable de dire un mot, je ne pus que lui sourire. Cela sembla le
satisfaire, car il s’installa confortablement au fond de son siège, les yeux posés
sur moi tandis que je regardais par la fenêtre et que nous approchions de son
futur domaine.
Il faisait entièrement nuit lorsque les roues de la voiture firent enfin crisser
le gravier de la cour, illuminée par des torches enflammées. Un valet s’avança
pour ouvrir la portière. Je pris la main gantée qu’il me tendait pour m’aider à
descendre et posai le pied sur le gravier. En m’éloignant de la voiture, je levai
la tête pour embrasser du regard l’ensemble du manoir. C’était une grande
bâtisse aux hauts murs de pierre noire, perchée au bord du monde entre
l’océan et les landes.
Avant ce jour, j’avais déjà imaginé le bâtiment – les pierres sombres, le toit
pointu, les innombrables cheminées –, mais je ne l’avais pas visualisé dans son
environnement. À présent, je voyais sa masse imposante se dresser sur un ciel
noir, au sommet d’une falaise nue qui subissait sans faillir les assauts répétés
des vagues. Le frisson qui me parcourut alors n’était pas dû au vent glacial qui
soufflait depuis la mer. L’austérité qui émanait de cette bâtisse était terrifiante.
L’océan imprégnait l’atmosphère d’une humidité salée, donnant à chacune
de mes inspirations une saveur de liberté et d’exotisme. De l’autre côté du
manoir, les landes formaient comme une barrière – une étendue sauvage et
impénétrable qui bordait la maison, semblant à la fois la protéger et la pousser
vers l’océan. Les landes étaient vastes et hostiles, sombres et fascinantes, et
cela me faisait frissonner jusqu’au tréfonds de moi-même. Cela me transportait
et m’effrayait à la fois, faisant s’agiter mon cœur que j’avais pourtant enchaîné
avec soin, tout comme le vent avait joué avec mes jupes et mon chapeau.
Ce lieu était tant évocateur de liberté que je me sentais minuscule face à
l’immensité de ce que j’éprouvais. Je sentais l’océan et la tourbe. Je sentais le
sel dans l’atmosphère, j’entendais les cris obsédants des oiseaux. Je sentais de
froides bourrasques venues de l’océan me fouetter le visage. Ici, tout se
désagrégeait : la falaise s’effritait sous les coups répétés des vagues, les
pierres étaient peu à peu érodées par le vent… Quel pouvoir cet endroit aurait-
il sur moi ? Qu’est-ce qui en moi pouvait se désagréger ? Tant de choses
pouvaient être libérées, relâchées, jetées au vent et aux vagues dans cet endroit
primaire livré aux forces sauvages de la nature.
Henry me jeta un regard empli d’excitation avant de s’avancer vers la porte
d’entrée ouverte. Je lui emboîtai le pas, impatiente de passer pour la première
fois le seuil de Blackmoore, impatiente de goûter la saveur de mon « enfin ».
Henry s’arrêta dans l’entrée pour me regarder pénétrer dans le grand
vestibule que j’avais déjà vu en miniature derrière une toute petite porte de
bois. Les détails étaient identiques à ceux du modèle réduit – le sol en damier
noir et blanc, la cheminée ornementée, l’arche qui se dressait à l’autre
extrémité – mais la taille de la pièce me rendait le tout nouveau et étranger. Je
sentais plus que je ne voyais la hauteur du plafond, qui disparaissait dans
l’obscurité malgré le feu qui brûlait dans la cheminée et les bougies disposées
dans toute la salle. Le vent froid de l’océan soufflait par la porte ouverte,
faisant vaciller les flammes des bougies et projetant d’étranges ombres sur les
pierres des murs et du sol.
Un vieux serviteur à l’allure empreinte de dignité d’un majordome
s’inclina devant Henry.
— Bienvenue chez vous, Mr Delafield. Avez-vous voyagé sans encombre ?
Ce furent les mots « chez vous » qui retinrent mon attention. J’examinai le
visage de Henry et compris aussitôt : cette excitation, cette hâte, cette
expression de bonheur et de paix profonde qui se peignait sur ses traits…
Henry se sentait chez lui.
— Merci, Dawson. Oui, le voyage s’est bien passé. Et cela fait toujours du
bien d’être de retour.
Dawson aida Henry à retirer sa cape et lui prit ses gants et son couvre-chef
tandis que je confiais mon chapeau et mon manteau à un valet.
Soudain, des pas résonnèrent sur les dalles et une voix familière retentit
derrière nous :
— C’est vous, Henry ? Êtes-vous enfin arrivé ?
Je me retournai, affichant un sourire poli à l’intention de Mrs Delafield,
que je trouvai plus élégante que jamais. Elle avait dû profiter du savoir-faire
des tailleurs londoniens. Mais avant que je puisse la saluer et la remercier de
m’avoir enfin invitée à Blackmoore, elle se figea pour me dévisager. Même à
la lumière faible et vacillante des flammes, je pus lire la surprise et le dégoût
dans son regard.
— Katherine, dit-elle d’une voix aussi glaciale que le vent marin. Que
faites-vous ici ?
Perplexe, je me tournai vers Henry, puis de nouveau vers elle.
— Oui, mère, répondit Henry, nous sommes venus plus tôt que prévu. Je
me suis dit que Kate serait heureuse de passer une journée en compagnie de
Sylvia avant l’arrivée des autres invités.
Avant que Mrs Delafield n’ait le temps de répondre, de nouveaux pas se
firent entendre et Sylvia, accompagnée d’une jeune femme que je ne
connaissais pas, apparut à côté de sa mère, semblant se matérialiser hors de
l’obscurité. Au même instant, une rafale secoua les portes et les bougies
vacillèrent, projetant dans la pièce de nouvelles ombres erratiques. Mon cœur
fit un bond dans ma poitrine.
— Kitty ? s’écria Sylvia en me dévisageant avec des yeux ronds comme si
elle ne me reconnaissait pas.
Mal à l’aise, je remis de l’ordre dans mes cheveux. Mais après quelques
secondes d’un silence embarrassé, elle s’approcha de moi pour m’embrasser.
— Je suis si heureuse que vous soyez venue ! s’écria-t-elle en me serrant
dans ses bras.
Avec un soupir de soulagement, je me détendis enfin. Tout allait bien.
Après tout, Mrs Delafield ne m’avait jamais appréciée. Cela n’avait rien de
nouveau. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter.
— Êtes-vous surpris de me voir, Mr Delafield ? fit une voix, suivie d’un
petit rire cristallin.
Je me dégageai de l’étreinte de Sylvia pour mieux voir la jeune femme qui
était entrée en même temps qu’elle. Cette dernière ne me regardait pas. Les
mains serrées l’une contre l’autre, une expression de profonde tendresse
inscrite sur le visage, elle dévorait Henry des yeux.
— Miss St Claire ! la salua chaleureusement ce dernier. J’ignorais que vous
étiez déjà arrivée.
— Votre mère a été assez aimable pour m’amener dans sa voiture
personnelle. Depuis Londres.
Je plissai les yeux. C’était donc la fameuse Miss St Claire. Celle que Henry
devait épouser.
À cet instant, Mrs Delafield entra dans mon champ de vision et m’adressa
un sourire. S’il y avait une chose qu’elle et maman avaient en commun, c’était
bien leur arsenal meurtrier : toutes deux savaient manier à la perfection les
sourires trompeurs ou blessants. Celui dont elle venait de se servir sur moi
était cruel et acéré, et elle me l’avait planté dans l’estomac comme un couteau
bien affûté.
— Miss St Claire, je vous présente Miss Katherine Worthington, une vieille
amie de la famille. Katherine, voici Miss Juliet St Claire.
Pour la première fois depuis son arrivée, Miss St Claire se tourna vers
moi. Je pus alors mesurer toute l’étendue de sa beauté. Elle avait le visage en
forme de cœur, une petite bouche, un nez droit et de grands yeux à peine un
peu plus écartés que la moyenne. Je sentis mon cœur se serrer. Chacun de ses
traits était parfait, et avec l’auburn profond de ses cheveux et le vert clair de
son regard, l’ensemble était à couper le souffle. Elle en devenait presque
irréelle. On aurait pu la prendre pour l’ambassadrice d’un lointain royaume
elfique.
Mais d’où avais-je tiré des idées pareilles ? Ce devait être les ombres, les
landes et l’océan qui me montaient à la tête.
— Miss Worthington ! Bienvenue à Blackmoore, me dit la reine elfique
d’une voix claire et confiante. Nous sommes si heureux de vous avoir ici !
Je restai un instant bouche bée, sous le choc, avant de parvenir à ravaler ma
surprise. Elle était heureuse de m’avoir ici ? Elle me souhaitait la bienvenue à
Blackmoore ? Mais c’était le devoir d’une hôtesse ! Je jetai un bref coup d’œil
à Mrs Delafield, qui la regardait d’un air approbateur, puis à Henry, dont
l’expression restait indéchiffrable. Qu’y avait-il entre eux ? Henry lui avait-il
déjà fait sa demande en mariage ? Était-il convenu qu’elle serait la maîtresse
de Blackmoore ?
Reprenant mes esprits, je hochai la tête.
— Merci, dis-je en esquissant un sourire. Je suis heureuse d’être enfin
arrivée.
Je ne pus m’empêcher d’accentuer légèrement le mot « enfin ». Je voulais
faire comprendre à Miss St Claire que même si elle était déjà venue à
Blackmoore, mon cœur lui appartenait depuis bien plus longtemps que le sien.
J’avais dix ans quand j’avais rencontré Henry pour la première fois ; je le
connaissais bien mieux qu’elle et avais aimé Blackmoore bien avant qu’elle
n’en connaisse le nom.
— Dawson, s’il vous plaît, vous monterez les valises de Miss Worthington
dans sa chambre, ordonna Mrs Delafield, qui semblait désireuse de reprendre
les choses en main.
Elle parcourut ensuite la salle du regard et s’écria :
— Mrs Pettigrew ! Que faites-vous donc ici ?
La vieille nurse, qui avait fini par déposer son tricot, se tenait un peu en
retrait de notre petit groupe.
— Mr Henry m’a demandé de les accompagner. En tant que chaperon.
Mrs Delafield jeta un regard perçant à Henry.
— On dirait que mon fils est plein de surprises, ce soir…
Les mâchoires serrées, Henry planta un regard d’acier dans les yeux de sa
mère. Ils semblèrent se livrer une bataille silencieuse, et je ne pus deviner que
Henry avait gagné qu’au moment où Mrs Delafield détourna les yeux d’un air
dépité pour parcourir la salle du regard, comme si elle avait égaré quelque
chose.
— Katherine, soupira-t-elle, où est votre bonne ?
— Je… je suis venue seule.
Ma mère avait sa propre femme de chambre, mais mes sœurs et moi nous
partagions la bonne. Jamais maman n’aurait accepté de s’en séparer pour mon
voyage.
L’air hautain, Mrs Delafield me considéra un instant comme si j’étais un
étrange petit insecte sur lequel elle venait de marcher sans s’en apercevoir. Je
l’avais déjà vue m’observer ainsi. Mais cette fois, consciente du regard attentif
de Miss St Claire et de la présence de Henry à mes côtés, je me sentis rougir.
— Dawson, demanda-t-elle enfin, trouvez-moi quelqu’un en ville qui
puisse venir ici dès demain matin pour servir de bonne à Miss Worthington.
Nous ne pouvons la laisser courir partout comme une sauvage. Pas avec tous
nos invités !
— Très bien, madame, répondit Dawson en s’inclinant.
— Sylvia, poursuivit Mrs Delafield en se tournant vers sa fille. Un mot, je
vous prie.
Elle s’éloigna de quelques pas, entraînant Sylvia dans son sillage. Elles
devisèrent à voix basse, mais je les entendis, car j’étais très douée pour écouter
les conversations privées.
— Il n’y a plus de chambres dans l’aile est. Elle va devoir s’installer dans
l’aile ouest.
— Quelqu’un pourrait peut-être partager sa chambre…
— Non. Je refuse d’importuner un de mes invités pour elle. Je vous l’ai dit
lorsque vous…
Sa voix se mua en un murmure, et je m’efforçai en vain de tendre l’oreille
sans trahir mon indiscrétion.
Au bout d’un moment, Sylvia revint vers moi et me prit par le bras.
— Venez, dit-elle. Je vais vous montrer votre chambre.
Elle prit une chandelle sur un guéridon et m’entraîna vers l’arche qui
s’ouvrait à l’autre bout de la pièce. De toute évidence, Henry m’avait oubliée.
Debout devant la cheminée en compagnie de Miss St Claire, il semblait
entièrement absorbé par ce qu’elle lui racontait de sa voix douce.
Avant de passer l’arche, je ne pus m’empêcher de jeter un dernier regard
en arrière. Miss St Claire s’était rapprochée de Henry. La lueur des flammes,
en jouant dans ses cheveux, leur donnait des reflets cuivrés. Elle posa une main
gracieuse sur le bras de mon ami et plongea les yeux dans les siens. La
dernière chose que j’aperçus avant de m’éloigner fut Henry qui lui rendait son
sourire.
Chapitre 7

— MAMAN M’A DEMANDÉ DE VOUS INSTALLER DANS L’AILE ouest, déclara


Sylvia en m’observant avec une VAGUE appréhension. Les autres invités
logeront dans l’aile est. Comme vous le savez, maman a passé l’année à la
redécorer et a invité tous ses amis pour exhiber son travail. Seulement, elle
n’avait pas compté sur votre présence. Toutes les chambres sont occupées.
Vous serez donc seule dans l’aile ouest. Cela ne vous embête pas, j’espère ?
— Mais…
Je trébuchai sur la dernière marche et me rattrapai de justesse à la rampe.
— Mais comment ça, elle n’avait pas compté sur ma présence ? Votre mère
devait bien s’attendre à ma venue ?
— Pardon ? fit Sylvia avant de détourner le regard.
Il faisait très sombre. L’unique chandelle que tenait mon amie ne pouvait
pas grand-chose contre la pénombre du vaste corridor qui s’étendait devant
nous. Soudain, une sensation de froid m’envahit. Je serrai un peu plus fort le
bras de Sylvia.
— Que vouliez-vous dire par « elle n’avait pas compté sur votre
présence » ? insistai-je. Votre mère m’a bien invitée, n’est-ce pas ? C’est ce que
Henry m’a dit. Il a reçu une lettre d’elle, de Londres. Elle m’a invitée, Sylvia.
Le cœur rongé par l’angoisse, j’observais son expression tandis qu’elle
marchait à côté de moi, le regard perdu au loin, la lumière de la bougie
soulignant l’or ses cheveux. Elle ressemblait beaucoup à sa mère : grande,
comme tous les Delafield, avec des cheveux dorés qui prendraient peu à peu
une teinte cendrée avant de virer au gris. Et des yeux bleus, froids comme un
ciel d’hiver.
— Oh, ce n’est pas ce que vous croyez, répondit-elle. Ce que je voulais
dire, c’était qu’elle n’avait pas bien compté… Elle n’a pas compté tous ses
invités… Elle ne vous a pas comptée. Alors lorsqu’elle a fait ses plans pour
loger tout le monde… Bref, conclut-elle avec un geste vague de la main, vous
séjournerez dans l’aile ouest. Voilà tout.
Un nouveau malaise vint s’ajouter à la sensation de froid qui s’était logée
en mon cœur, mais je me répétai que jamais Sylvia ne m’aurait menti, pas plus
que Henry. S’ils avaient affirmé que j’étais officiellement invitée, je ne devais
pas mettre leur parole en doute. Je parvins à esquisser un sourire. J’étais là, à
Blackmoore. C’était tout ce qui comptait. J’avais enfin été invitée. J’avais enfin
été acceptée. J’avais enfin l’occasion de visiter l’endroit où Henry allait passer
le restant de ses jours. Je cessai de penser, avant d’être tentée d’y ajouter « en
compagnie de Miss Juliet St Claire ». Puis, un grand sourire aux lèvres, je
songeai à la chance qui s’offrait à moi de pouvoir séjourner dans l’aile ouest,
que Sylvia m’avait toujours dit être hantée. C’était parfait. C’était exactement ce
que j’aurais choisi.
Arrivées au bout du long couloir, nous montâmes deux volées de marches
et tournâmes à droite. Je sentis Sylvia frissonner. Cette aile était nettement plus
froide que le reste du manoir. Le vent soufflait à travers les murs de pierre,
j’entendais sa plainte aiguë et incertaine s’élever et mourir au gré des rafales.
Soudain, le plancher se mit à gémir sous notre poids. Sylvia serra mon bras
plus fort encore et pressa le pas.
— Ne me dites pas que vous avez toujours peur de l’aile ouest ? lui
demandai-je en souriant.
— Bien sûr que non, s’esclaffa-t-elle. J’ai dix-huit ans.
Sur ces mots, elle bifurqua sans crier gare, me bousculant presque dans sa
hâte d’atteindre une porte située à notre droite.
— Nous y sommes. Voici votre chambre.
La porte, un épais panneau de bois ouvragé, grinça lorsque Sylvia l’ouvrit.
— Je vais sonner une bonne pour qu’elle monte au plus vite allumer un feu,
déclara-t-elle en pénétrant dans la pièce.
Elle alluma les bougies posées sur la table de chevet et le manteau de la
cheminée, puis tira sur une cordelette qui devait faire sonner une cloche au
rez-de-chaussée pour appeler une domestique.
Puis, elle parcourut la pièce du regard d’un air nerveux et frissonna.
— Vous avez raison, avoua-t-elle, je ne supporte pas l’aile ouest.
Cependant, je ne doute pas un seul instant que vous l’adorerez. Vous avez
toujours été fascinée par les fantômes de cette maison.
En examinant la chambre, je décidai qu’effectivement, je l’adorais. Elle
était sombre et froide, parfaitement en accord avec l’ambiance générale de la
bâtisse.
— C’est parfait, dis-je en m’asseyant sur le lit.
Après avoir allumé les dernières chandelles, Sylvia posa la sienne sur la
table de nuit. Soudain, je me rendis compte à quel point elle m’avait manqué au
cours des quatre mois qu’elle avait passés à Londres.
— Maintenant, dis-je, racontez-moi Londres. Dites-moi tout ce que vous ne
m’avez pas écrit dans vos lettres.
Sylvia se laissa tomber sur le lit et répondit dans un soupir plaintif :
— C’était épuisant ! Tous les jours de la semaine. Oh, j’étais si épuisée !
— Vous ne savez pas apprécier une aventure à sa juste valeur, Sylvia,
ricanai-je. Vous préférez vous pelotonner au coin du feu plutôt que d’aller où
que ce soit.
Elle sourit avec bonhomie.
— C’est vrai, avoua-t-elle. En fait, à partir de maintenant, ce sont mes
soupirants qui vont devoir venir jusqu’à moi. Londres est trop fatigante pour
que j’y retourne.
— À propos de soupirants…, enchaînai-je en haussant les sourcils. Y avez-
vous trouvé quelques célibataires prometteurs ?
Comme si elle n’attendait que cette question, un grand sourire rêveur se
dessina alors sur son visage. Elle glissa la main dans la poche de sa robe pour
en sortir un petit bout de papier, qu’elle me tendit. D’une écriture élégante
étaient inscrits les mots : « Qu’est-ce que la lumière, si l’on ne voit Sylvia ?
Qu’est-ce que la joie, si Sylvia n’est pas là ? »
— Alors ? s’écria-t-elle en levant vers moi des yeux brillants d’excitation.
N’est-il pas un merveilleux poète ?
— Shakespeare ? Oui, en effet, répondis-je en lui rendant le papier.
Elle fronça les sourcils.
— Non. Pas Shakespeare.
Elle se pencha sur moi et me murmura, même si la porte était fermée et
qu’il n’y avait personne pour l’entendre :
— C’est Mr Brandon qui me l’a offert. Il l’a écrit. Rien que pour moi.
— Oh.
Je m’éclaircis la voix.
— Mais c’est un vers de Shakespeare, Sylvia.
J’eus le bon sens de me taire, mais je n’en pensais pas moins : si elle avait
lu la moitié du temps qu’elle avait passé à jouer avec mon chat, elle aurait pu le
savoir.
À son air déconfit, je me sentis transpercée par le remords. Du bout du
doigt, elle caressa le morceau de papier.
— Je pensais qu’il l’avait composé lui-même, soupira-t-elle.
— Mais c’est tout de même très romantique de sa part ! me hâtai-je
d’ajouter. Il doit beaucoup vous admirer. Et puis, après tout, c’est la pensée qui
compte, pas forcément l’originalité de la pensée.
— Oui, admit-elle avec un faible sourire. C’est vrai. C’est la pensée qui
compte.
— Alors parlez-moi de ce romantique Mr Brandon, insistai-je,
terriblement gênée à l’idée d’avoir brisé ses espoirs.
Son sourire s’élargit.
— Vous le verrez vous-même. Il doit arriver demain.
— En ce cas, je suis doublement heureuse d’être ici.
— Moi aussi, j’en suis heureuse, malgré tout ce que maman peut dire…
Elle s’interrompit et se mordit la lèvre.
— « Malgré tout ce que maman peut dire » ? répétai-je en fronçant les
sourcils.
Elle rougit violemment et secoua la tête, comme pour me supplier de ne
pas l’interroger plus avant. Mais je ne voulais pas la laisser s’en tirer à si bon
compte.
— Qu’est-ce que votre mère vous a dit au sujet de ma visite ? Ignorait-elle
que je devais venir ?
Sylvia baissa les yeux, s’abîmant dans la contemplation de mon couvre-lit.
Puis, au bout d’un long silence, elle se lança d’une voix hésitante, choisissant
ses mots avec soin :
— Elle craint que votre présence ici… ne détourne Henry… de son
objectif.
— Quel objectif ? demandai-je, perplexe.
Elle prit une grande inspiration.
— Il projette de rendre les choses… officielles, répondit-elle enfin. Avec
Miss St Claire.
— Vous voulez dire qu’il projette de lui faire sa demande en mariage,
répliquai-je, le cœur battant.
Elle leva les yeux, l’air profondément désolé.
— Vous saviez que c’était inéluctable, murmura-t-elle. Vous le savez depuis
aussi longtemps que nous. Vous avez eu des années pour vous faire à l’idée,
Kitty. Tout comme Henry. Et puis, vous l’avez vu avec elle. Dans le vestibule.
Vous avez bien dû constater qu’il attend maintenant ce mariage
avec impatience.
À ces mots, ma fierté se révolta.
— Je n’ai aucun problème avec l’idée que Henry épouse Miss St Claire,
prétendis-je d’un ton moqueur. Inutile de me regarder avec cet air apitoyé,
Sylvia.
— Je ne voulais pas…
— Et que les choses soient claires : n’ai-je pas, depuis un an et demi, dit et
répété à tout le monde que je n’ai pas la moindre intention de me marier ?
demandai-je en la fusillant du regard jusqu’à la voir hocher la tête.
— Oui. Vous l’avez assez répété.
— En ce cas, si vous m’avez prise au sérieux, vous n’avez pas besoin de
me regarder ainsi ni d’être désolée pour moi. En fait, vous devriez même être
heureuse pour moi, car je suis enfin parvenue à convaincre maman de me
laisser partir aux Indes avec ma tante Charlotte.
— Vraiment ? s’écria-t-elle en ouvrant de grands yeux étonnés.
— Vraiment. Je partirai directement de Blackmoore. C’est un véritable
exploit, vous savez.
— Je le sais. J’ai même peine à y croire. Je pensais qu’elle ne céderait
jamais.
— Elle a pourtant accepté. Sous peu, j’accomplirai mes objectifs et
réaliserai tous mes rêves. Vous voyez, Sylvia. Nul besoin de vous inquiéter
pour moi. À vrai dire, jamais je n’ai été aussi heureuse.
Un réel soulagement vint chasser les ombres d’inquiétude qui avaient
obscurci son visage. Elle posa sa main sur la mienne et la serra doucement.
— Je suis heureuse de vous l’entendre dire, ma chérie. Tellement heureuse.
Et je suis soulagée que nous ayons pu en parler, car j’ai une chose à vous
demander et je ne savais pas comment aborder le sujet.
— Quoi donc ?
— Maman a insisté pour que… je vous demande si… vous voudriez bien…
rester dans votre chambre ce soir, lâcha-t-elle avant de se mordre la lèvre
inférieure d’un air terrifié.
Abasourdie, je la dévisageai sans mot dire.
— De toute manière, vous devez être épuisée après votre voyage,
s’empressa-t-elle d’ajouter. Et puis, vous comprenez, ce serait plus simple
pour nous tous si Henry et Juliet pouvaient passer la soirée ensemble, sans être
distraits. C’est pour cela que maman l’a fait venir un jour plus tôt que les autres
invités.
— Je vois, lâchai-je en maintenant tant bien que mal un sourire forcé.
— Bien entendu, je vais vous faire monter votre dîner. Inutile de vous
affamer, ajouta-t-elle avec un petit rire qui manquait atrocement de naturel.
J’avais les joues en feu, et lorsque je sentis des larmes me monter aux
yeux, je sus que je devais me trouver seule au plus vite.
— Je ne vois aucun inconvénient à rester ici, mentis-je. Comme vous l’avez
dit, le voyage m’a exténuée. Une soirée de détente sera la bienvenue. En fait,
c’est exactement ce que j’aurais souhaité.
Sur ces mots, je me levai pour ouvrir la porte. Dans le couloir, un valet
arrivait avec ma malle.
— Oh, regardez ! Voici déjà ma malle ! Je vais la défaire, vous pouvez
redescendre.
Sylvia semblait très embarrassée, comme si elle se demandait ce qu’elle
allait bien pouvoir me dire. Pour couper court à cette situation, je la serrai dans
mes bras.
— Je suis si heureuse de vous revoir, soupirai-je en la poussant gentiment
vers la porte.
Lorsqu’elle fut dans le couloir, je fis signe au valet qui approchait :
— Oui, je vous remercie, c’est bien ma malle. Ici, s’il vous plaît. Posez-la
simplement au pied du lit.
Sylvia s’attardait toujours sur le pas de la porte.
— Je vous ferai monter votre dîner, dit-elle d’une petite voix.
Je hochai la tête en souriant bravement, demandai au valet de sortir et
refermai la porte entre nous. Mon malaise menaçait de prendre le pas sur mon
sang-froid, et je ne voulais pas qu’elle assiste à cette scène.
Chapitre 8

LES DOMESTIQUES DE BLACKMOORE SEMBLAIENT TRÈS efficaces : une dizaine


de minutes à peine après le départ de Sylvia, une bonne apparut dans ma
chambre pour allumer un feu dans l’âtre. À la lumière des flammes, je pus
m’apercevoir que les murs étaient couverts de sombres boiseries, que la
couleur des rideaux rappelait étrangement celle de l’herbe et des arbres chétifs
des landes, et que le violet foncé des draps imitait la bruyère.
Je fis le tour de la pièce, caressant le velours des draperies, passant la main
sur les panneaux de bois lisse et ouvrant les rideaux pour regarder par la
fenêtre. Cette dernière était ornée de croisillons qui formaient des losanges sur
toute la surface vitrée. Je voulus l’ouvrir, mais après une lutte acharnée contre
la poignée, la fenêtre ne céda qu’à contrecœur dans un crissement métallique,
m’offrant un ridicule entrebâillement. Je parvins toutefois à me pencher à
l’extérieur et jetai un coup d’œil à droite, puis à gauche. À droite, l’océan
étincelait d’une lueur sombre et mouvante sous la lumière de la lune. À gauche,
je ne distinguais qu’une étendue obscure et accidentée : les landes. Et en
contrebas, j’apercevais une surface lisse qui pouvait être du gazon.
Le vent nocturne apportait une froideur glaciale dans la pièce et faisait
grésiller les chandelles dans leurs coupelles. Frissonnante, je rentrai la tête à
l’intérieur et refermai soigneusement la fenêtre. Puis je tirai les rideaux de
velours et me retournai face au petit espace que l’on m’avait assigné dans cette
grande maison. J’avais tenté de me distraire, mais à présent, le message que
m’avait transmis Sylvia me chagrinait. Je ne supportais pas ce sentiment d’être
en cage.
Je m’étais habituée à l’antipathie systématique de Mrs Delafield ; je m’étais
habituée à me sentir exclue. Mais me consigner dans ma chambre lors de mon
premier soir, simplement par crainte de me voir détourner Henry de cette Miss
St Claire… C’était le pire affront que l’on pouvait commettre et aussi le plus
inattendu. Je me frottai le nez avec violence, réprimant les émotions qui
menaçaient de me submerger. Je ne pouvais les laisser prendre le dessus. Je ne
pouvais me permettre de pleurer à l’idée d’être mise à l’écart.
Mon dîner n’étant pas encore arrivé, j’entrepris de défaire ma malle. Ma
partition, mes robes, le coffret marqueté d’ivoire renfermant la lettre de ma
tante. Tous mes objets de valeur. Je suivis du doigt le dessin de l’éléphant sur le
couvercle du coffret, puis l’ouvris pour relire cette lettre que j’avais reçue six
mois auparavant :

Ma chère Katherine,
Je suis tombée sur ce coffret dans un commerce de Londres. Il m’a
interpellée depuis le fond de la boutique, me faisant signe d’approcher
pour me dévoiler ses mystères. J’ai répondu à son appel, mais c’est mon
propre secret que j’ai découvert, car un rêve que j’ignorais vivait en
moi.
Katherine, je sais que vous et vous seule serez en mesure de comprendre
ce que représente ce coffret : l’aventure ! Je vous invite donc à partir un
instant en voyage avec moi – un voyage imaginaire.
Vous êtes sur le pont d’un navire, avec pour tout horizon le ciel et
l’océan. Pendant des mois, vous parcourez les mers, poussée par le vent.
Poussée par une force à la fois primaire et maîtrisée. Une force de la
nature travaillant à vous faire passer d’un pan d’existence à un autre.
Vous naviguez le long des côtes africaines ! Vous apercevez les jungles,
les plages, le désert… Puis vous plongez vers le grand sud pour
contourner le cap de Bonne-Espérance avant de remonter vers le nord-
est. Vers les Indes ! Imaginez un territoire où tout est neuf et inconnu,
où chaque jour est une découverte. Imaginez une existence où vous
pouvez devenir tout ce que vous voulez. Imaginez un pays d’éternels
recommencements, où vous pouvez abandonner votre ancienne vie
comme le serpent se défait de son ancienne peau. Imaginez un vent
chaud, des couleurs vibrantes, des senteurs exotiques. Imaginez,
Katherine, l’occasion de renaître. Songez au pouvoir de détenir votre
avenir entre vos mains, loin des limites imposées par notre société !
Ce voyage ne serait-il pas la chance de toute une vie ? Ne pourrait-il
pas vous changer pour toujours ?
Maintenant, Katherine, si ce voyage imaginaire vous a séduite, lisez la
suite avec attention ! J’ai économisé l’héritage de mon oncle Stafford
pendant de longues années et réalisé d’heureux investissements. À
présent que j’ai amassé une coquette somme, j’ai pris ma décision : je
veux prendre la mer pour m’offrir l’aventure de toute une vie. Je veux
aller aux Indes. Et je veux que vous m’accompagniez !
J’attends votre réponse avec grande impatience et vous assure, comme
toujours, ma plus sincère affection.
Votre tante Charlotte

Je repliai la feuille de papier, me laissant envahir par une nouvelle bouffée


d’espoir. Tante Charlotte requérait ma présence à ses côtés. Elle ne me rejetait
pas. Et c’était une femme sur qui je pouvais prendre modèle : en tant que vieille
fille, elle était pleinement satisfaite de son indépendance. Il me suffisait de
remplir ma part du marché passé avec maman, et je pourrais partir à l’aventure
et apprendre à être heureuse seule. Oui. C’était mon but. Blackmoore était le
premier pas pour atteindre mes rêves à venir. Je rangeai soigneusement la
lettre dans son coffret et m’assis, parcourant la pièce du regard, m’efforçant de
me sentir mieux.
Mais soudain, je me rendis compte que je faisais exactement la même chose
qu’à la maison, trois jours auparavant : je rêvais d’évasion, assise dans une
chambre où j’étais enfermée. Blackmoore aurait dû être cette évasion.
Cependant, j’étais tout aussi emprisonnée dans cette pièce que je l’avais été
dans ma propre chambre.
Au bout d’une demi-heure, alors que je m’impatientais, mon dîner me fut
enfin apporté par la servante qui avait allumé le feu. Je mangeai en silence.
Imperturbable, le cliquetis métallique de l’horloge égrenait les minutes de mon
isolement. Je tentais de ne pas songer à Miss St Claire, avec ses grands yeux
écartés et ses cheveux auburn. Je tentais de ne pas songer à Henry, qui lui
souriait en écoutant les mots qu’elle lui murmurait à l’oreille. Et, brusquement,
je ne pus en supporter davantage. Je repoussai mon assiette, me levai et saisis
une chandelle. Je n’avais certes pas été invitée dans la salle à manger, mais nul
ne m’obligeait à rester cloîtrée dans cette chambre toute la soirée.
Je me glissai dans le couloir, refermai doucement la porte et attendis que
mes yeux s’habituent à la pénombre. Je jetai un coup d’œil à gauche, par là où
j’étais arrivée, et choisis de partir par la droite. L’obscurité semblait avaler la
lueur de ma chandelle, qui ne m’offrait que très peu de lumière pour explorer.
Le plancher gémissait sous mes pas. Un courant d’air solitaire souffla soudain
entre les pierres pour faire vaciller ma flamme, faisant danser les ombres. Je
frissonnai.
Le couloir était comme englué dans le silence. Je marchais à petits pas,
posant les pieds sur le sol nu et inégal avec d’infinies précautions. Je longeais
le côté droit du couloir, levant ma chandelle pour mieux voir le mur. L’ennui,
c’était que j’ignorais ce que je cherchais. Repérant un portrait, je le soulevai
pour examiner ce qu’il y avait derrière, prenant garde que ma flamme ne
roussisse mes sourcils. Je passai la main derrière le cadre, tâtonnant au hasard,
mais le mur y semblait aussi lisse que partout ailleurs.
Je poursuivis mon exploration jusqu’à une porte close. La main sur la
poignée, j’envisageai de pénétrer dans la pièce déserte. Je n’y parvins pas. Le
corridor était sombre et glacial, mais c’était un espace ouvert. Je n’avais pas le
courage d’entrer dans une chambre obscure et confinée.
Je repris donc ma progression en soulevant tous les tableaux que je
croisais, jusqu’à atteindre le bout du couloir. Là, une baie vitrée occupait toute
la hauteur du mur. Je tentai de regarder au travers, mais mes yeux ne
parvinrent à percer l’obscurité qui régnait derrière la vitre. Je repartis alors en
sens inverse, longeant cette fois l’autre côté, glissant la main le long de la
muraille et m’arrêtant devant tout ce qui pouvait éventuellement dissimuler
l’entrée d’un passage secret. Je passai devant ma chambre sans m’arrêter, puis
devant une nouvelle fenêtre. Je découvris alors une grande tapisserie qui
recouvrait tout un pan de mur : l’endroit idéal pour dissimuler une porte
dérobée.
Je levai ma chandelle. Mon cœur se mit à battre la chamade. J’étais certaine
d’avoir trouvé ce dont je rêvais depuis des années. Prudente, je palpai le bord
de la tapisserie avant de glisser les doigts en dessous, à la recherche de
l’ouverture, du loquet, de la fissure, qui m’indiquerait que j’étais sur la bonne
voie. La tapisserie était très large. Je tendis le bras de plus en plus loin,
caressant la surface du mur, puis me glissai tout entière entre la pierre et le
tissu. Je tenais ma chandelle tout contre la muraille, tournant le dos à la
tapisserie, en quête du moindre indice pouvant trahir la présence d’un passage.
Soudain, je me figeai. Un bruissement troublait le silence. D’abord, je crus
que c’était le vent. Mais c’était plus faible que le vent. Sporadique. Lorsque
j’inclinai la tête, déconcertée, pour me concentrer sur le bruit, je me rendis
compte que je le reconnaissais. Des voix. Des murmures. Mes cheveux se
dressèrent sur ma tête.
Je pinçai la mèche de ma chandelle, et l’obscurité tomba. La fumée me
picotait les narines, mais je restai aussi immobile que possible, le cœur battant.
Malgré tous mes efforts, je n’étais pas capable de discerner le moindre mot, ni
même de situer la provenance des murmures – du couloir, ou bien d’un
passage secret dissimulé derrière la muraille. Des bruits de pas se mêlaient à
présent aux bruits de voix, légers, de simples frôlements qui rappelèrent à ma
mémoire les histoires de fantômes que me racontait Sylvia. Je frissonnai.
Et soudain, sans raison apparente, je fus prise d’une vague de terreur si
intense qu’elle me submergea tout entière. La tapisserie pesait sur mes épaules.
Elle me piégeait entre ses plis. Affolée, je laissai tomber ma chandelle et me
débattis sous le tissu qui m’étouffait. Lorsque enfin je parvins à sortir en
trébuchant de ma cachette, je m’effondrai contre le mur, tremblante, essoufflée.
Le couloir était toujours obscur. Je n’entendais plus les murmures qui
m’avaient tant effrayée. Je commençai même à me demander si cela n’avait pas
été que le vent ou le fruit de mon imagination surexcitée.
Une main sur la poitrine, je m’obligeai à respirer calmement, refusant de
laisser mon imagination prendre le pas sur la raison. Je me tournai vers la
fenêtre pour observer le paysage en contrebas. La lumière argentée de la lune
aux trois quarts pleine qui se reflétait sur l’océan apaisa mon âme. Au bout de
quelques minutes, je pus de nouveau réfléchir posément.
Je m’étais effrayée toute seule en cherchant ce passage secret. J’avais
imaginé les murmures et les bruits de pas. Les fantômes n’existaient pas. Les
maisons hantées n’existaient pas.
Soudain, au moment où j’avais fini de m’en persuader, j’entendis de
nouveau les bruits de pas. Je fis volte-face, collant le dos au mur.
Cette fois, il y avait de la lumière – une unique chandelle tenue à bout de
bras, illuminant un visage familier. Henry. Toute terreur oubliée, je souris. Il
s’arrêta devant la porte de ma chambre et frappa. Il attendit, puis appela
doucement :
— Kate ? Êtes-vous encore debout ?
Je repris bruyamment mon souffle, la gorge serrée par une émotion
soudaine. Aussitôt, il tourna la tête pour regarder droit dans ma direction.
— Ah, vous voilà ! s’écria-t-il.
La lune me baignait de sa lueur argentée ; quant à Henry, la flamme de sa
chandelle l’auréolait d’une lumière dorée. Il s’avança vers moi, mêlant ainsi sa
chaude lumière à celle, plus froide, de la lune.
— Que faites-vous là dans le noir ? demanda-t-il.
— J’avais une chandelle, répondis-je comme si cela expliquait tout.
Mes mains tremblaient. Apparemment, je demeurais nerveuse.
— Et vous, poursuivis-je, que faites-vous ici ? Pourquoi n’êtes-vous pas en
bas, à profiter de la compagnie de Miss St Claire ?
Malgré moi, ma voix avait pris un ton cinglant que je regrettai aussitôt.
Henry se tourna vers moi, appuyant une épaule contre le mur, et posa sa
chandelle entre nous sur le rebord de la fenêtre.
— Je suis venu prendre de vos nouvelles. Toute seule dans l’aile ouest… À
votre place, Sylvia aurait déjà cru voir tout un régiment de fantômes.
— Je ne suis pas Sylvia.
— Je le sais bien, répliqua-t-il avec une note d’affection – un sourire – dans
la voix.
— Mais, Henry, à vrai dire, il y a quelque chose dans cette maison… dans
cette aile. J’ai cru entendre des murmures il y a quelques minutes, quand j’étais
derrière la tapisserie.
— Des murmures ? répéta-t-il d’un ton plus sec. Derrière la tapisserie ?
— Oui. Je cherchais le passage secret… Cessez de sourire ainsi, vous
deviez bien vous douter que ce serait la première chose que je ferais. Quoi
qu’il en soit, en regardant derrière la tapisserie, j’ai cru entendre des bruits de
pas et des murmures. Est-ce de la folie ?
Ses yeux étaient impassibles. Son visage était un véritable masque.
Impénétrable.
— Ce n’était peut-être que le vent, répondit-il enfin.
— Oui. Peut-être.
— Vous savez, ce sera bien plus simple de découvrir un passage secret à la
lumière du jour…
— Je sais, dis-je avec un faible sourire. C’était seulement un moyen de…
passer le temps.
Il fronça les sourcils.
— « Passer le temps » ? Pourquoi n’êtes-vous pas descendue nous
rejoindre ?
Je me mordis la lèvre. Devais-je lui répondre ? Je décidai de m’abstenir et
de lui poser une autre question au lieu de répondre à la sienne :
— Pourquoi suis-je ici ? À Blackmoore ? Et ne me dites pas que votre
mère m’a invitée, parce qu’il est évident qu’elle ne veut pas de moi ici. Je veux
la vérité. S’il vous plaît.
Il m’observa un long moment silencieux. Mon cœur battait la chamade. Je
le suppliai intérieurement de me dire la vérité.
— Vous êtes ici, dit-il enfin, parce que j’avais une promesse à respecter.
— Et c’est votre dernière chance de tenir parole.
— Pourquoi dites-vous cela ? rétorqua-t-il vivement.
— Sylvia me l’a avoué. Elle m’a dit que vous comptiez demander Miss St
Claire en mariage cet été.
Il resta coi.
Je m’éclaircis la voix, me balançant d’un pied sur l’autre.
— Alors, c’est vrai ? demandai-je enfin. Vous allez lui faire votre
demande ?
Il me dévisagea longuement avant de marmonner :
— C’est une possibilité.
— Je vois.
— Maintenant, à votre tour. Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas descendue
ce soir. Pourquoi ne pas vous être jointe à nous ?
Je pris une profonde inspiration et me lançai :
— Votre mère ne voulait pas de moi au rez-de-chaussée. Sylvia m’a
demandé de rester dans ma chambre pour ne pas détourner votre attention de
Miss St Claire. Mais vous savez comme j’ai horreur de ça… rester dans ma
chambre.
Ma voix tremblait malgré tous mes efforts pour la raffermir.
Henry tourna la tête. À la lumière de la lune, j’aperçus une lueur de colère
dans son regard.
Je me frottai le nez et détournai les yeux.
— Mais ce n’est pas grave, poursuivis-je. En fait, j’apprécie la solitude.
Comme je vous l’ai dit, j’ai exploré…
— Kate.
La douceur de sa voix tirait sur les attaches fragiles qui retenaient le
barrage de mes émotions.
Je me frottai le nez avec plus de vigueur et m’éloignai de lui. Mes pieds
heurtèrent quelque chose de dur. En me penchant, je découvris ma chandelle
couchée à mes pieds. Je me raclai la gorge :
— Je devrais vous laisser rejoindre votre invitée, murmurai-je.
Je traversai le couloir et ouvris la porte de ma chambre, laissant la lumière
des chandelles et du feu de cheminée inonder le couloir obscur. Puis je me
retournai pour remercier Henry d’être venu me voir et le trouvai tout près de
moi.
— Écoutez, dit-il d’une voix basse et résolue. Vous êtes mon invitée ici,
tout autant que Miss St Claire ou que n’importe quel visiteur qui arrivera
demain. Vous êtes mon invitée, Katherine Worthington. Blackmoore sera
bientôt à moi, pas à ma mère. En fait, elle ne détient aucun pouvoir ici.
J’aimais le son de ces mots : « Elle ne détient aucun pouvoir ici. » Mais
Henry se trompait. Sa mère avait du pouvoir à revendre.
— Vous pouvez descendre au rez-de-chaussée quand vous le désirez,
poursuivit Henry. Vous pouvez chercher des passages secrets autant que votre
cœur le souhaite.
Il passa doucement son pouce sur ma joue, essuyant une larme solitaire qui
s’était échappée sans que je la remarque. Surprise, je retins mon souffle.
— Je ne tolérerai pas que vous passiez ne serait-ce qu’une partie de votre
séjour ici assise dans votre chambre à pleurer à cause des paroles de ma mère.
Ignorez-la. Autant que possible.
— Merci, soufflai-je avec un faible sourire. Mais pour être juste, je n’étais
pas assise dans ma chambre à pleurer. J’explorais l’aile ouest, et je ne pleurais
pas.
— Évidemment, répliqua-t-il, avec un regard tendre. Jamais je ne vous
aurais accusée d’une telle chose.
À ces mots, mon cœur voulut s’emballer, mais je m’efforçai de reprendre
le contrôle. Je baissai les yeux, tentant de dissimuler mes sentiments.
D’ordinaire, je n’avais aucun mal à déguiser mon affection aux yeux de Henry.
Mais cette nuit-là, dans cette maison obscure perchée au bord du monde, je
n’étais pas dans mon état normal.
— Alors, Miss Kate, comptez-vous descendre ce soir ? Vous joindre à nous
pour une partie de whist ?
— Non. Cette exploration m’a épuisée. Même si je ne pleurais pas.
— Sans parler des deux jours dans la voiture en compagnie de ma
gouvernante…
— Exactement ! m’esclaffai-je. Et je suis sûre que pour les fredonnements,
vous le saviez depuis le début ! Pas vrai ?
— Je refuse de répondre à cette question, rétorqua-t-il avec un grand
sourire. Vous serez entièrement seule dans l’aile ouest, ajouta-t-il en jetant un
coup d’œil dans ma chambre. Êtes-vous certaine de vouloir rester ici ? Je
pourrais vous trouver une autre chambre…
— Non. J’adore cette chambre.
C’était la vérité. J’adorais les panneaux de bois sombre, les rideaux de
velours et les couleurs des landes. En fait, grâce à cette chambre, mon opinion
sur les landes se transformait peu à peu. Elles me plaisaient de plus en plus.
— Je suis très bien, ici. Ne vous inquiétez pas pour moi.
— Je pense que je ne cesserai jamais de m’inquiéter pour vous, murmura-t-
il.
Il prit une grande inspiration et me regarda comme s’il s’apprêtait à ajouter
quelque chose. Puis, au lieu de cela, il se retourna brusquement pour partir. Il
traversa le couloir obscur et reprit sa chandelle sur le bord de la fenêtre, là où
il l’avait laissée.
— Henry.
Il tourna la tête sans faire demi-tour.
— Je voulais simplement vous remercier d’avoir tenu votre promesse.
Merci de m’avoir amenée ici.
Il sourit mais continua de s’éloigner.
— Je tiendrai toujours les promesses que je vous fais, dit-il.
Puis il tourna à gauche aussi vite que ses longues jambes le lui
permettaient. La flamme de sa chandelle vacilla, et il disparut.
Je fermai la porte de ma chambre, enfilai ma chemise de nuit et me couchai
aussitôt, tirant les couvertures jusque sous mon menton, me pelotonnant pour
lutter contre la froideur de la pièce. Le vent filtrait entre les pierres en poussant
de sourds gémissements, faisant frémir les rideaux. Je me demandai si le vent
soufflait depuis la mer ou depuis les landes. Le vent de la mer était-il celui qui
hurlait ou celui qui gémissait ? Soudain, j’entendis des craquements retentir
derrière la porte. Y avait-il quelqu’un, ou était-ce seulement la vieille maison
qui bougeait sous les assauts furieux des bourrasques ?
Le feu dans la cheminée projetait des ombres sur les murs. Les rideaux
continuaient à bouger, paresseusement, comme si une petite main s’amusait à
tirer dessus. Je fermai les yeux, écoutant le vent siffler et la maison craquer
autour de moi. Et enfin, au bout d’un long moment, je me sentis glisser dans le
sommeil.
Chapitre 9

T OUTE LA NUIT, LES GÉMISSEMENTS DU VENT NE cessèrent de me réveiller.


J’ouvrais les yeux pour découvrir une pièce plongée dans l’obscurité, puis les
refermais pour me laisser entraîner dans des rêves étranges où revenaient
sempiternellement des oiseaux hurleurs, des couloirs sombres et un garçon qui
me fuyait et refusait de se retourner malgré tous mes appels. Lorsque enfin je
sortis de ces rêves agités, ce fut au bruit de quelqu’un qui frappait à la porte de
ma chambre. Je me retournai dans mon lit, perdue, clignant des yeux. On
frappa de nouveau.
— Miss Worthington ? appela une voix à travers la porte.
— Oui ? répondis-je, hébétée, m’efforçant de chasser les ombres
résiduelles de mes rêves.
La porte s’entrebâilla, laissant passer un visage juvénile encadré par la
coiffe blanche d’une domestique.
— Je suis votre bonne. Puis-je entrer ?
Je m’assis sur mon lit et repoussai mes cheveux derrière mes épaules.
— Oui, je vous en prie.
Elle pénétra dans la pièce et esquissa une révérence. Elle avait les joues
roses et couvertes de taches de rousseur. Ses mains s’agitaient fébrilement sur
son tablier blanc.
Je lui souris, espérant apaiser sa nervosité.
— Comment vous appelez-vous ?
— Alice, mademoiselle, répondit-elle avec une nouvelle révérence.
— Venez-vous de la baie de Robin Hood, Alice ? lui demandai-je alors, car
je n’avais pas oublié les instructions que Mrs Delafield avait données à
Dawson.
— Oui, mademoiselle.
— Très bien. Je suis heureuse de vous avoir à mon service.
Elle sourit timidement et, désignant ma malle d’un geste, me demanda si
elle devait finir de ranger mes affaires. Je hochai la tête, mais lorsqu’elle
ouvrit les rideaux pour y voir plus clair, je fus effarée de découvrir à quel
point je m’étais réveillée tard. Je me levai d’un bond et courus à la fenêtre : les
landes étaient déjà illuminées par le soleil matinal, bien que toujours
enveloppées de brume. Comment avais-je pu rater l’aube lors de ma première
journée à Blackmoore ? La veille, j’étais allée me coucher avec la ferme
intention de sortir avant le lever du soleil pour écouter les oiseaux.
Je frissonnai, debout devant la fenêtre, mes pieds nus sur le sol froid.
Demain, je me lèverai à temps. Je ne permettrai pas aux fantômes de la maison
de me priver des oiseaux matinaux.
Avec l’aide d’Alice, je m’habillai en toute hâte et descendis au rez-de-
chaussée pour le petit déjeuner. Dans la salle à manger, il n’y avait que Sylvia
et Miss St Claire. Je m’arrêtai sur le pas de la porte, tentant de rassembler mon
sang-froid et mes bonnes manières. La veille, je n’étais pas dans mon état
normal, car mes deux jours de voyage m’avaient épuisée. C’était la seule
raison pour laquelle j’avais trouvé Miss St Claire un peu irritante et
légèrement présomptueuse. Peut-être était-elle un être humain parfaitement
supportable, après tout. Peut-être ferait-elle une bonne épouse pour Henry.
Je m’avançai vers le buffet, où les éléments du petit déjeuner avaient été
disposés à l’intention des invités.
— Bonjour, Miss Worthington, me salua Miss St Claire. J’espère que vous
avez passé une bonne nuit.
— J’ai bien dormi, je vous remercie.
Je dus ravaler les autres mots, bien moins polis, qui me vinrent à l’esprit.
J’étais l’invitée de Henry, pas la sienne, et elle n’était pas censée être là lors de
ma première et unique visite à Blackmoore. Il n’était censé y avoir que Henry,
Sylvia et moi, comme lorsque nous étions enfants. Et s’il y avait eu une
personne pour s’enquérir de mon sommeil, ç’aurait dû être Sylvia. Malgré
tout, je me retins et tâchai de trouver des qualités à cette intruse. Je réfléchissais
tout en remplissant mon assiette, mais lorsque je me tournai vers la table pour
m’installer sur la chaise vide devant elles, je n’avais trouvé qu’une seule
chose : Miss St Claire était une intruse prévenante. Je pouvais au moins lui
accorder cela.
— Vous vous intéressez aux Indes, si j’ai bien compris ? me demanda Miss
St Claire.
Elle était très belle dans la lumière matinale. Ses longs cheveux auburn,
déjà magnifiques, prenaient de nouveaux reflets cuivrés lorsque le soleil
brillait sous un angle adéquat. Et ses yeux verts étrangement écartés étaient un
atout dont elle savait visiblement bien se servir.
— Oh… Qui vous en a parlé ?
— Moi, intervint Sylvia. Juliet et moi avons passé beaucoup de temps
ensemble à Londres.
Je m’efforçai de ne pas lui en vouloir. Je savais que Sylvia se serait fait de
nouvelles amies à Londres. Cependant, je n’aimais pas que cette inconnue
sache des choses à mon sujet.
Miss St Claire me toisait, les sourcils levés, et je me rendis compte qu’elle
attendait une réponse.
— Oui, je m’intéresse beaucoup aux Indes. En fait, j’espère pouvoir m’y
rendre très bientôt. Avec ma tante.
La reine elfique secoua la tête, l’air désapprobateur.
— J’ai du mal à saisir les raisons pouvant pousser quiconque à partir si
loin des côtes anglaises. Cela me semble si dangereux !
— Cela peut l’être, en effet.
— Combien de temps dure la traversée ?
— Entre quatre et six mois, tout dépend de la saison.
Elle ouvrit de grands yeux stupéfaits et reposa doucement sa tasse.
— Alors on ne peut pas faire l’aller-retour en moins… d’un an.
Je hochai la tête.
— Ma pauvre petite ! soupira-t-elle, ses grands yeux emplis de compassion.
Elle tendit la main pour la poser sur la mienne, m’arrêtant dans mon
mouvement alors que je m’apprêtais à porter ma fourchette à ma bouche.
— J’ai cru comprendre que votre situation à la maison n’était pas aussi…
enviable qu’elle pourrait l’être, poursuivit-elle. Et pour cela, j’ai de la peine
pour vous, vraiment ! Quelle tristesse que vous soyez poussée à mettre une
telle distance entre vous et ceux que vous aimez ! À ce qu’on m’a dit, vos
parents sont loin de se montrer aussi bienveillants que les miens. Ma pauvre,
pauvre petite ! conclut-elle en allongeant les lèvres pour former la moue la
plus charmante que j’avais jamais vue.
Je reposai ma fourchette et jetai un regard noir à Sylvia, qui semblait prête
à s’enfoncer dans le sol. Comment avait-elle pu raconter à Miss St Claire des
histoires aussi personnelles à mon sujet ?
Mon amie tenta de me sourire, mais son regard était empli d’effroi.
— Vous ne devriez pas m’en tenir rigueur, Kitty, murmura-t-elle. Comme
vous le savez, Juliet fait presque partie de la famille.
Je pris ma serviette pour m’essuyer la bouche, profitant du mouvement
pour libérer ma main de l’étreinte malvenue de Miss St Claire.
— Kate, la repris-je à voix basse. Je veux que l’on m’appelle Kate.
— Oh, ma chère, vous n’êtes tout de même pas chagrinée que je connaisse
de tels détails de votre vie ! s’écria Miss St Claire en posant ses deux mains sur
sa poitrine. Je vous assure, je suis la discrétion même ! Et je ne vous juge pas
le moins du monde ! En vérité, ma chère Miss Worthington, j’ai tant entendu
parler de vous chez les Delafield depuis toutes ces années que j’ai presque
l’impression que nous sommes de vieilles amies. Non, non, vous ne devez pas
en être contrariée ! Au contraire, vous devriez remercier Sylvia. Elle vous est
si dévouée qu’elle a fait appel à moi pour l’aider.
Bien droite sur ma chaise, je les dévisageai alternativement. Sylvia, fort
gênée, ne savait plus où se mettre.
— « L’aider » ? répétai-je. L’aider pour quoi, je vous prie ?
Miss St Claire regarda Sylvia d’un air interrogateur, comme si elle lui
demandait la permission de répondre à ma question, mais mon amie se
contenta de hausser les épaules. Elle semblait avoir renoncé à tout contrôle sur
la situation.
— Eh bien, l’aider à vous inviter, bien entendu ! répondit la reine des elfes
avec un joyeux sourire.
Je pris soudain conscience des battements effrénés de mon cœur et du
rouge qui me montait aux joues.
— Ah oui ? m’étonnai-je en m’efforçant de dissimuler mon trouble. Et
quelle aide avez-vous apportée exactement, Miss St Claire ?
Elle souriait toujours, absolument inconsciente des émotions qui se
déchaînaient en moi.
— J’ai persuadé Mrs Delafield que votre présence ici ne m’importunerait
pas le moins du monde. Je savais que vous aviez désespérément besoin
d’influences positives dans votre existence.
Je posai sur Sylvia un regard outragé, mais cette dernière semblait soudain
fascinée par le contenu de son assiette.
— Eh bien…, commençai-je.
J’ignorais comment réagir face à tant de compassion et de condescendance.
— Je vous remercie, Miss St Claire, dis-je enfin avec un sourire crispé,
tâchant de réprimer les pensées plus qu’incorrectes qui se bousculaient dans
mon esprit.
— Ce fut un plaisir, lança-t-elle en reprenant gracieusement sa fourchette.
J’avais perdu tout appétit et ne pensais pas être en mesure de rester plus
longtemps en compagnie de Miss St Claire sans perdre mon calme. Malgré
tout, je maîtrisai ma colère et tentai de diriger la conversation vers un terrain
plus sûr :
— Sylvia, j’espère que vous pourrez me présenter à votre grand-père ce
matin.
— Malheureusement, Kitty, répondit mon amie avec un air de profond
regret, grand-père ne va pas bien en ce moment. Je doute que vous ayez
l’occasion de le rencontrer avant la fin de votre séjour.
Ma déception était immense. J’avais attendu avec impatience de rencontrer
l’homme qui avait joué un rôle si important dans la vie de Henry.
— Je suis navrée de l’apprendre.
— Oui, soupira Miss St Claire, ce sera une grande perte pour toute notre
famille lorsque grand-père s’en ira.
Je lui jetai un regard incrédule. Elle allait trop loin. Je ne pouvais tolérer sa
compagnie une minute de plus. Je repoussai mon assiette et me levai.
— Sylvia, dis-je, voulez-vous bien me faire visiter la maison ?
Elle me dévisagea comme si je venais de lui demander de se faire pousser
une deuxième tête.
— Kitty ! La maison est immense !
— Oui, et je veux tout voir, rétorquai-je avec un sourire engageant.
— L’idée est trop épuisante pour être envisagée…, grogna-t-elle en se
laissant aller en arrière sur sa chaise.
— Allez, venez ! Un peu d’exercice vous fera du bien. Cela vous aidera à
vous réveiller.
— Je n’ai aucune envie de courir dans toute la maison ! Allez donc trouver
Henry et demandez-lui de vous faire la visite.
À ces mots, Miss St Claire laissa tomber sa fourchette et se leva d’un coup,
faisant s’entrechoquer tous les couverts.
— Je vais vous faire visiter la maison, Miss Worthington ! s’écria-t-elle.
Cela me fera un bon entraînement.
Je me tournai vers Sylvia, lui laissant voir toute l’étendue de mon
mécontentement.
— Comme c’est aimable à vous ! grinçai-je à l’intention de Miss St Claire.
Mais j’insiste pour que Sylvia nous accompagne…
— Non. Juliet connaît la maison aussi bien que…
Je lui jetai un regard noir. S’il me fallait souffrir la compagnie de Miss St
Claire, Sylvia souffrirait avec moi. Après avoir soutenu un instant mon regard,
mon amie finit par capituler :
— Bien sûr, soupira-t-elle, je serais heureuse de vous accompagner.
— Nous allons commencer par le grand vestibule, déclara Miss St Claire
en nous entraînant dans le couloir qui menait vers l’entrée.
Une fois dans le vestibule, elle s’arrêta au centre de la pièce. Curieuse, je
parcourus des yeux la vaste salle circulaire. J’étais heureuse que la lumière du
jour illumine ce que je n’avais pu apprécier la veille au soir.
— C’est la partie la plus ancienne de la maison, expliqua Miss St Claire.
Elle a été terminée en 1504. L’élément le plus important de la pièce est, bien
entendu, la coupole du plafond, dont les peintures représentent l’histoire
d’Icare.
Je levai la tête pour l’observer, deux étages au-dessus de nous.
— Ce n’est pas Icare, fis-je remarquer.
— Bien sûr que si ! répliqua Miss St Claire d’un air méfiant, comme si elle
ne parvenait pas à croire que je puisse la contredire. Bien sûr que c’est Icare !
Elle se tourna vers Sylvia, qui leva les deux mains en signe de démission.
— Il s’agit de Phaéton, pas d’Icare, poursuivis-je en montrant la coupole du
doigt. Phaéton, chargé de conduire le chariot du soleil à travers le ciel, perdit
le contrôle de ses chevaux, faillit embraser le monde et finit foudroyé par un
éclair de Zeus. Icare, lui aussi, a trouvé la mort en cherchant à voler, mais il
portait des ailes fabriquées par son père, Dédale, pour s’échapper de Crète. Il
est tombé dans la mer après avoir volé trop près du soleil, car la cire de ses
ailes s’était mise à fondre.
Les sourcils froncés, Miss St Claire observait la coupole.
— Hmm. Je suppose que vous avez raison… Mais vous parlez comme un
bas-bleu, Miss Worthington, et si vous voulez mon opinion…
Elle se pencha vers moi et poursuivit à voix basse :
— À votre place, je ne voudrais pas passer pour un bas-bleu. Cela réduirait
mes chances, vous comprenez…
— Mes chances de quoi ? demandai-je, faisant tout mon possible pour ne
pas me départir de mon sourire.
— De me marier, bien entendu ! s’esclaffa-t-elle. Que vous êtes amusante !
Sylvia m’avait bien dit que vous étiez fort studieuse, mais je ne l’avais pas
crue. N’est-ce pas, Sylvia ? Je ne vous ai pas crue lorsque vous m’avez dit à
quel point votre amie était érudite.
Sylvia se laissa choir dans un fauteuil non loin de la cheminée, comme si le
simple fait de rester debout était trop épuisant pour elle.
— Mais à présent, poursuivit Miss St Claire, je constate qu’elle avait
raison ! Comme votre enfance a dû être ennuyeuse ! Toutes ces heures passées
à lire des livres, assise dans une bibliothèque poussiéreuse ! Plus j’en apprends
sur votre vie, plus je vous prends en pitié, Miss Worthington. Vraiment.
Je ne parvenais pas à y croire ! Jamais je n’avais rencontré une personne à
la fois si prévenante et si outrageante. Mais j’avais un secret qu’elle semblait
ignorer, et pour cette raison, je dus réprimer un sourire. Ce qu’elle ignorait,
c’était que ces jours passés dans la vieille bibliothèque du manoir Delafield
avaient été tout sauf ennuyeux. Ce qu’elle ignorait, c’était que pendant des
années, Henry avait été mon compagnon d’études.
— Qu’allons-nous voir ensuite, Miss St Claire ? demandai-je.
— Par ici, répondit-elle en pivotant sur ses talons.
Je tirai Sylvia de son fauteuil et l’entraînai à ma suite.
— J’ai déjà mal aux jambes, Kitty ! Vous pouvez explorer la maison vous-
même, toute seule, vous savez…
— J’y compte bien, murmurai-je.
La chance me sourit une vingtaine de minutes plus tard. Miss St Claire, qui
m’avait présenté la salle à manger, le salon, la bibliothèque, la salle de
musique et le jardin d’hiver, s’apprêtait à faire demi-tour pour m’emmener à
l’étage en repassant par le grand vestibule. Mais je remarquai, dissimulée dans
une alcôve, une porte. Elle semblait oubliée.
— Où mène cette porte ? demandai-je.
— Oh, ce n’est qu’une petite salle de musique secondaire, répondit Miss St
Claire d’un air dédaigneux.
Je m’approchai, ignorant les protestations de Sylvia au sujet de ses pieds
douloureux. La porte était ornée de gravures complexes, contrairement aux
autres portes que j’avais pu observer dans la maison. En passant la main sur le
panneau de bois, je découvris des vignes, des feuilles et de petits oiseaux. Je
tournai la poignée, poussai le lourd battant et pénétrai dans une pièce obscurcie
par d’épais rideaux. Cependant, malgré la pénombre, je perçus un mouvement.
Quelque chose remuait dans la salle, et, en réponse, mon cœur fit un bond. À
petits pas rapides, je traversai la pièce et ouvris les rideaux, révélant trois
grandes fenêtres qui s’élevaient du sol au plafond. Les rayons du soleil se
déversèrent à l’intérieur, éclairant une petite salle haute de plafond. Je la
parcourus du regard, passant rapidement sur le grand piano qui trônait au
milieu, les fauteuils rembourrés, les tapisseries, les peintures… Je cherchais
cette chose dont j’avais senti la présence. Alors, mes yeux se posèrent sur une
cage dorée et ouvragée installée dans un coin, à moitié dissimulée par les
draperies.
Aussitôt, je compris l’origine des mouvements, car un oiseau noir voletait
follement dans la cage, frappant des ailes les barreaux métalliques. Chose
curieuse, hormis le bruit des ailes, l’oiseau n’émettait aucun son. Je retins mon
souffle en le regardant et, sans comprendre pourquoi, je me sentis liée à ce
petit oiseau noir et sauvage.
— Je vous avais bien dit que c’était une perte de temps, ronchonna Sylvia.
Miss St Claire se tenait sur le pas de la porte.
— Je ne supporte pas l’odeur des oiseaux, déclara-t-elle en plissant son joli
nez d’un air dégoûté. Ce sera la première pièce dont je m’occuperai quand je…
Elle s’arrêta sans achever sa phrase, mais je ne doutais pas une seconde de
ce qu’elle avait voulu dire… « quand je serai maîtresse de cette maison ».
Soudain saisie d’une haine féroce, je n’eus plus qu’une seule envie : la pousser
dehors, fermer la porte à clé et m’installer dans cette pièce pour la protéger de
sa présence destructrice.
Cette pièce est faite pour moi.
Cette pensée était apparue dans mon esprit sans crier gare. Mais ce n’était
que l’expression de la vérité : c’était ma pièce. Je le sentais au tréfonds de moi-
même. Cette salle ne devait pas cesser d’exister. Ces tapisseries, ces peintures,
ces hautes fenêtres et surtout – oh, surtout – cet oiseau noir devaient être
préservés, chéris et appréciés à leur juste valeur.
— J’espère que cet endroit ne changera jamais, déclarai-je en regardant
mon ennemie droit dans les yeux. Je l’aime énormément. J’espère qu’il restera
toujours ainsi.
— Tout va changer, Miss Worthington, répliqua Miss St Claire avec un
sourire qui n’était que douceur et innocence. C’est ce qui arrive quand une
maison change de mains.
Furieuse et impuissante, je la considérai sans mot dire.
— Êtes-vous prête à finir la visite ? demanda-t-elle en esquissant un geste
vers la porte.
— Non.
La réponse m’avait échappé. Je ne pouvais supporter sa compagnie une
minute de plus.
— Non, répétai-je. Je vais rester ici. Je continuerai seule dans un moment.
Le regard de Sylvia passait alternativement de Miss St Claire à moi,
comme si elle essayait de faire un choix entre nous deux. Cependant, elle ne fut
pas bien longue à prendre une décision. Au bout de quelques secondes, elle prit
Miss St Claire par le bras et déclara :
— Allons nous asseoir près du feu dans le salon. Nous pourrons regarder
par la fenêtre pour voir arriver les invités.
Une fois qu’elles furent sorties, je m’agenouillai devant la cage pour
examiner de plus près mon oiseau. Ses plumes étaient d’un noir profond,
brillant, qui semblait prendre des reflets bleus à la lumière du soleil. Sa queue
fourchue était parcourue de mouvements convulsifs. Il était d’une espèce que je
n’avais encore jamais vue – ni dans les livres ni dans le monde réel. Et malgré
le temps que je passai à le contempler, je ne l’entendis pas chanter une seule
fois.
Chapitre 10

ALICE NE ME DÉCEVAIT PAS. LORSQU’ELLE M’AIDA À m’habiller pour le dîner,


elle arrangea mes cheveux bruns et ondulés avec une habileté dont était
dépourvue notre bonne à la maison. Mais ce faisant, elle ne dit pas un mot, me
laissant à mes propres pensées.
Il était temps pour moi de définir une stratégie. Après m’être promenée
toute seule dans le manoir durant quelques heures, j’avais passé l’après-midi
en compagnie de Sylvia et Miss St Claire, à regarder par la fenêtre les attelages
qui remontaient l’allée. Les invités étaient arrivés un à un, sans discontinuer. Ils
étaient jeunes et vieux, beaux et laids. Ce soir-là, nous allions dîner tous
ensemble. Je devais mettre en œuvre mon plan d’action pour gagner mon
voyage vers les Indes.
Cette seule pensée me rendait fébrile. Mon marché avec maman me
semblait soudain être la chose la plus stupide que j’avais jamais acceptée.
J’étais censée convaincre trois hommes de me demander en mariage ! Quelle
folie m’avait possédée ? Comment avais-je pu imaginer un seul instant que ce
but était atteignable ? Jusqu’alors, un seul homme avait désiré m’épouser. Et
encore, il s’agissait de Mr Cooper, un vieillard décrépit qui ne voulait qu’une
garde-malade pour le veiller sur son lit de mort. Il aurait fait sa demande à
n’importe quelle femme dont le pouls battait encore. Mais les amis des
Delafield… Ils n’avaient rien de commun avec Mr Cooper. Il s’agissait de
riches gentlemen élégants, loin d’être aussi désespérés que lui. Et j’étais censée
en convaincre trois de vouloir de moi ?
J’avais la nausée. Jamais je ne pourrais remplir ma part du marché. Je
n’avais pas la moindre idée de ce que je devais faire pour prendre un homme
dans mes filets. Et si j’échouais, le prix à payer était bien trop élevé. Je tâchai
de reprendre courage, me répétant que j’allais l’emporter. J’allais surmonter
cette épreuve. L’échec n’était pas une option. Pas avec ce que je savais des
ambitions de ma mère. Elle s’emparait toujours de ce qui ne lui appartenait pas
et privait de leur avenir de pauvres hommes qui ne se doutaient de rien.
Pourquoi avais-je été assez sotte pour accepter ce marché ? Pourquoi n’avais-
je pas posé de limites à ce que je lui devrais en cas d’échec ?
La panique menaçait de me submerger. Dans le miroir, je voyais Alice qui
me coiffait. Et soudain, je me souvins d’avoir regardé une autre jeune femme
se faire coiffer dans un autre miroir, plusieurs années auparavant.

— Vous êtes très belle, dis-je à Eleanor tandis que Mary, notre bonne, lui
mettait des épingles dans les cheveux.
J’étais couchée sur le lit de ma sœur, étendue sur le ventre, le menton posé
au creux de la main. Eleanor et moi nous ressemblions beaucoup, ainsi qu’à
notre mère : les mêmes cheveux bruns, les mêmes yeux noisette. En admirant la
beauté d’Eleanor, j’étais aussi pleine d’espoir pour moi-même. J’avais
quatorze ans, elle en avait seize. Je n’étais pas encore assez grande pour
l’accompagner au bal, mais je comptais bien être au moins aussi jolie qu’elle
lorsque j’aurais son âge.
— Avec qui pensez-vous danser ce soir ? lui demandai-je.
Elle tourna la tête de côté, examinant le travail de Mary dans le miroir.
— Je danserai avec ceux que je choisirai, bien sûr.
— Mais vous ne pouvez pas choisir ! C’est vous qui devez être choisie.
Elle éclata de rire et plongea son regard dans le mien.
— Vous êtes bien trop jeune pour comprendre.
Je me renfrognai. Je détestais ses airs condescendants. Mais sans me
laisser le temps de répondre, Mary fit un pas en arrière et lui demanda :
— Qu’en pensez-vous, Miss Eleanor ?
Eleanor examina longuement sa coiffure, se tournant d’un côté et de l’autre,
puis hocha la tête et remercia Mary, qui quitta la pièce. Alors seulement, je pus
répliquer :
— Vous savez, je ne suis pas beaucoup plus jeune que vous. Vous pourriez
être gentille avec moi et tout m’expliquer, afin que je sache comment faire
quand j’aurai votre âge.
Eleanor me regarda, un sourire aimable aux lèvres.
— Bien sûr que je vais tout vous expliquer, Kitty. Mais ce soir, je n’ai pas le
temps. Je vais seulement vous dire une chose : c’est toujours vous qui avez le
contrôle. Un homme peut bien penser qu’il vous a choisie, ce sera vous qui
l’aurez séduit.
— Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?
La voix d’Alice me ramena à la réalité. Je tournai la tête d’un côté et de
l’autre, tout comme Eleanor, et répondis avec un faible sourire :
— C’est très joli. Je vous remercie.
L’air profondément soulagé, Alice se retira. Il était temps. En descendant au
rez-de-chaussée, je repensai aux paroles d’Eleanor. Elle ne m’avait jamais
donné d’autres conseils, car j’avais arrêté de lui poser des questions à l’âge où,
selon elle, j’étais devenue assez grande pour savoir ces choses-là. Cependant,
s’il y avait une personne au monde capable de relever mon défi, c’était bien ma
sœur. Par conséquent, si je parvenais à calquer mon attitude sur la sienne, je
serais sur la bonne voie. Je me répétai une fois encore que tout allait bien se
passer, mais mon cœur et mes mains n’étaient pas de cet avis.
Le salon était déjà empli d’invités lorsque je passai ses grandes portes
après avoir traversé toute l’aile ouest et descendu deux volées de marches.
Sylvia m’aperçut aussitôt et me prit par le bras.
— Venez, dit-elle en m’entraînant dans la pièce. Laissez-moi vous présenter
à nos amis.
Le feu était trop vif, la pièce trop bondée, l’atmosphère trop confinée.
J’avais l’impression d’étouffer. Mes longs gants de velours me donnaient
chaud, et je regrettais de ne pas avoir prévu d’éventail. Il y avait autour de moi
tant de robes, tant d’épaules dénudées, tant de coiffures à plumes… J’ignorais
tout des nouvelles modes de Londres. Bien sûr, j’en avais entendu parler, mais
je n’avais jamais vu de tels atours. L’effet était déconcertant. Je me sentais
comme un oiseau qui se serait aventuré par mégarde dans la volée d’une autre
espèce.
Et il y avait là tant d’hommes parmi lesquels faire mon choix… Comment
pourrais-je en sélectionner trois ? Comment savoir lesquels étaient les plus
susceptibles de me demander en mariage ? La réalité de ma situation me frappa
de nouveau. Je regrettais d’avoir conclu ce marché. J’étais perdue.
Je ralentis l’allure, m’efforçant de respirer dans cette pièce étouffante et
surchauffée, me tournant de tous côtés, cherchant une planche de salut dans
cette marée d’épaules, de dos, de plumes… Puis, dans ma panique, mon regard
se posa sur une vue familière : ces cheveux sombres, ces yeux gris, ces
fossettes, ce sourire… Je vis alors la personne à qui Henry souriait : Miss St
Claire. Cette dernière se tenait bien trop près de lui. Elle lui parlait à l’oreille,
penchée sur lui, le regard étincelant à la lumière des bougies.
Instantanément, mes doutes et mes regrets s’envolèrent. Ma résolution se
raffermit. J’obtiendrais mes trois demandes en mariage et partirais pour les
Indes. Le plus tôt serait le mieux.
Soudain, me tirant de mes pensées, Sylvia s’arrêta net et me désigna les
deux gentlemen qui se tenaient devant nous.
— Voici Mr Brandon et son fils, Mr Thomas Brandon.
Ah. Le fameux Mr Brandon. J’oubliai un instant mes inquiétudes
personnelles pour porter toute mon attention sur le beau jeune homme qui me
faisait face. Il avait les cheveux châtains, de jolis yeux et un grand sourire
communicatif. Je jetai à Sylvia un regard en biais. Bien joué, mon amie,
songeai-je. Un jeune gentleman à l’air joyeux, qui appréciait à la fois
Shakespeare et ma meilleure amie ? Au premier regard, je n’aurais pu
l’apprécier davantage. Par égard pour Sylvia, je me retins de lui sourire.
Le vieux Mr Brandon, en revanche, était loin de partager l’enthousiasme de
son fils. Tout comme mon père, ce devait être le genre d’homme qui se sentait
bien plus à l’aise dans sa bibliothèque que dans les salons mondains. De toute
évidence, il aimait sa tranquillité.
Le jeune Mr Brandon, qui ne partageait rien du tempérament de son père,
se frotta les mains et déclara d’un air impatient :
— Il me tarde d’être demain pour pouvoir explorer la côte ! Était-ce une
abbaye en ruine que nous avons aperçue à un mile au sud d’ici ?
Sylvia hocha la tête.
— Formidable ! s’écria-t-il, encore plus excité. Nous devrions y organiser
un pique-nique ! Demain ! Qu’en dites-vous ?
J’aimais son enthousiasme.
— C’est là une excellente idée, répondis-je.
Le jeune Mr Brandon se tourna vers son père.
— Et vous, père ? Vous joindrez-vous à nous ?
Ce dernier hésita, puis répondit à voix basse :
— L’air est très frais en bord de mer.
— Mais cela ne doit pas nous arrêter, père ! Pas lorsqu’il y a une aventure à
la clé !
Je souris. Voilà un homme que je pouvais apprécier. Je jetai à Sylvia un
regard furtif et fus heureuse de voir le sourire béat qui illuminait son visage.
J’étais flattée. Vraiment. Elle avait choisi un homme au tempérament très
proche du mien. Leur mariage serait heureux, à n’en pas douter : Sylvia et moi
avions grandi ensemble, et nous étions les meilleures amies du monde. Nous
étions complémentaires. Ce Mr Brandon était l’homme qu’il lui fallait.
— Alors c’est convenu, déclara ce dernier. Demain, nous partons en pique-
nique ! Espérons que nous aurons beau temps.
— Oui, espérons-le ! répéta Sylvia en m’entraînant. Veuillez nous excuser,
j’ai d’autres invités à saluer.
Les deux hommes hochèrent la tête et s’inclinèrent. En m’éloignant, je
remarquai que Mr Brandon père nous suivait du regard. Une pensée – une idée
– me vint à l’esprit.
— Où est Mrs Brandon ? demandai-je à voix basse.
— Mr Brandon est veuf, me répondit Sylvia.
À part moi, je souris. Un veuf était toujours en quête d’une nouvelle
épouse. Et, à ce que l’on m’avait dit, les hommes âgés étaient toujours bien
plus pressés de faire leur demande que les plus jeunes. Mr Brandon père
pourrait être une très bonne opportunité pour mon marché. De plus, je pourrais
en profiter pour venir en aide à Sylvia : en occupant le père, je lui permettrais
d’accaparer toute l’attention du fils. En fin de compte, ma situation n’était peut-
être pas si désespérée.
Lorsque Sylvia eut fini de me présenter à ses invités, j’avais en tête deux
autres cibles potentielles. Outre Mr Brandon, j’avais repéré un jeune homme
nerveux répondant au nom de Mr Dyer, ainsi qu’un certain Mr Pritchard, qui
venait de rentrer des Indes. Ce ne fut que lorsque Sylvia me présenta à Herr et
Frau Spohr, un couple de musiciens allemands, que mes pensées se
détournèrent un instant de mon objectif.
— Herr Spohr est compositeur, expliqua Sylvia après nous avoir présentés.
À Londres, sa femme et lui nous ont régalées d’un duo des plus charmants, à la
harpe et à la clarinette. Ils ont eu l’amabilité de prolonger leur séjour en
Angleterre pour venir à Blackmoore nous honorer de leur musique.
Herr Spohr était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux
ébouriffés et indomptables. Sa femme, un peu plus jeune que lui, était d’une
élégance discrète, avec ses longs cheveux d’un brun profond.
— Herr Spohr, Frau Spohr, je suis enchantée de vous rencontrer, les saluai-
je. J’ai hâte de vous entendre jouer.
— Miss Worthington est elle-même musicienne, intervint Sylvia.
Je rougis.
— Ah oui ? De quel instrument jouez-vous ? me demanda Herr Spohr, l’air
intéressé.
— Oh, je joue seulement du piano.
— Ne dites jamais seulement du piano, répliqua-t-il avec un air de douce
réprimande. Ne dénigrez jamais l’instrument, Miss Worthington !
— Ce n’était pas l’instrument que je voulais dénigrer, Herr Spohr, mais
plutôt ma propre habileté. Je respecte énormément le piano. Je suis une grande
admiratrice de Mozart.
J’aurais voulu lui parler plus longtemps du grand musicien qui avait gagné
mon dévouement, mais le dîner fut annoncé et nous dûmes nous diriger, avec
la foule des invités, vers la salle à manger. Je vis passer Henry et Miss St
Claire. Avec sa chevelure cuivrée, il était difficile de ne pas la repérer.
À ma grande joie, je constatai que je n’étais pas non plus totalement
invisible, car Henry m’aperçut et se tourna deux fois vers moi. Je me souvins
du beau travail d’Alice dans mes cheveux et dus faire un effort pour ne pas
vérifier que ma coiffure tenait toujours. Henry me jeta un regard interrogateur,
comme pour s’assurer que j’allais bien. Je lui souris en réponse. À présent que
j’avais un plan, j’allais parfaitement bien.
Chapitre 11

CEPENDANT, MON PLAN NE PUT AVANCER DURANT LE dîner, car on m’avait


placée entre deux hommes mariés. Je saisis donc la première occasion qui
s’offrit à moi après le repas, lorsque les hommes nous rejoignirent au salon.
Le gentilhomme qui venait de rentrer des Indes s’assit en premier, sur un sofa
devant la cheminée. Je me hâtai de l’y rejoindre.
— Mr Pritchard, j’avais très envie de discuter des Indes avec vous.
Il avait bien vingt ans de plus que moi, mais Sylvia m’avait assuré qu’il
n’était pas marié. Il avait les cheveux blond-roux, la peau tannée par le soleil.
Je l’avais choisi car je savais que nous avions des points communs.
Il prit tout son temps pour sortir de sa poche une petite tabatière, la tapoter
du bout du doigt et l’ouvrir. Puis, il se tourna vers moi en piochant une pincée
de tabac et demanda négligemment :
— Ah oui ? À quel sujet ?
Il porta le tabac à sa narine droite, inspira profondément, puis fit de même
du côté gauche. Enfin, il s’épousseta les doigts et remit en poche sa tabatière
avant de relever les yeux sur moi.
À présent que j’avais lancé mon plan d’action, j’étais plus nerveuse que
jamais. Qu’étais-je donc en train de faire ? Comment allais-je pousser cet
homme à m’apprécier ? Eleanor. Je songeai à toutes les fois où je l’avais vue
flirter. Je songeai à son sourire, à la façon dont elle s’asseyait et se levait, aux
mouvements de sa tête et de ses mains…
Je me glissai un peu plus près de lui sur le sofa, soudain terriblement
consciente de la présence des gens qui nous entouraient. Puis, la tête penchée
sur le côté à la façon d’Eleanor, je lui souris.
— J’adorerais que vous me racontiez à quoi ressemblent les Indes.
Il me regardait fixement, sans même cligner des yeux. Je battais
suffisamment des paupières pour nous deux.
— Il y fait chaud.
— « Chaud » ?
— Oui. Chaud.
Mortifiée, je lus de l’amusement sur les visages de nos voisins.
— Oui, j’entends bien que le climat des Indes est plus chaud que le nôtre,
Mr Pritchard. Mais j’espérais en apprendre davantage. Vous comprenez, je
projette de m’y rendre moi-même prochainement.
Je me souvins qu’Eleanor se penchait toujours sur les hommes qui
l’intéressaient. Je fis donc de même.
Soudain, du coin de l’œil, je perçus un mouvement qui détourna mon
attention. Henry, debout un peu plus loin, nous observait sans sourire. À vrai
dire, il me semblait qu’une des dernières choses qu’il souhaitait faire était
sourire. Il avait les mâchoires serrées, le regard dur comme l’acier.
— Vous prévoyez de partir pour les Indes ? répéta Mr Pritchard. Avec qui ?
Pour la première fois, il manifestait un semblant d’intérêt pour notre
conversation.
— Ma tante.
— Rien que vous deux ? Seules ?
Je hochai la tête.
Il se tourna vers les gens qui nous regardaient et nous écoutaient, puis se
mit à rire, comme si tout cela n’était qu’une bonne plaisanterie. Les autres
invités sourirent en retour. Miss St Claire sourit, ainsi que Sylvia et un couple
de personnes âgées dont j’avais oublié le nom. Je me sentis rougir. J’étais
certaine d’être la cause de cette hilarité, mais les raisons m’en échappaient.
Mr Dyer, l’homme nerveux, souriait plus largement que tout le monde. Je
n’osais regarder Henry.
— Qu’y a-t-il de si amusant, monsieur ? demandai-je, oubliant dans ma
gêne de sourire et de me pencher sur lui.
— Deux choses.
Il leva deux doigts, puis les replia l’un après l’autre.
— Deux femmes seules. Se rendant aux Indes sans escorte. De ma vie, je
n’ai jamais rien entendu d’aussi ridicule.
Sur ces mots, il détourna la tête, comme pour me donner congé. Mais ma
fierté m’interdisait de lui laisser le dernier mot.
— Je ne pense pas que ce soit ridicule, rétorquai-je, assez fort pour être
entendue de tous. Je pense que c’est aventureux.
Mr Pritchard se retourna vers moi pour me dévisager d’un air dédaigneux.
Puis il se pencha sur moi, me regardant droit dans les yeux, et déclara d’un ton
sans réplique :
— Les Indes ne sont pas un endroit pour des jeunes filles en quête
d’aventure. C’est un pays hostile. La traversée seule pourrait vous tuer. Et si
vous ne vous perdez pas en mer, vous mourrez probablement de maladie une
fois sur place. Vous n’êtes pas laide, ajouta-t-il en me gratifiant d’un regard
distrait. Vous feriez mieux de vous marier et de laisser les aventures à ceux qui
sont faits pour cela.
Sans me laisser le temps de répliquer, il se leva en lissant sa veste et
s’éloigna. J’avais les joues en feu. Je n’osais lever les yeux, mais je sentais
tous les regards posés sur moi. Je sentais surtout celui de Henry, et mon
humiliation était telle que je ne pensais pas être capable de lui reparler un jour.
Je restai immobile, mortifiée, pendant quelques minutes interminables, puis
trouvai le courage de me lever pour m’éloigner d’un air aussi indifférent que
possible.
Je ne savais où poser mon regard, je ne savais où aller. Une seule chose
était sûre : je devais m’éloigner des invités qui avaient été témoins de mon
humiliation. Puis, comme un phare dans la tempête, j’aperçus Mr Brandon
père. Ce dernier m’observait depuis le coin où il était assis, suffisamment
éloigné du groupe pour ne pas avoir entendu ma désastreuse conversation.
N’ayant plus rien à perdre, je pris mon courage à deux mains et dirigeai
mes pas vers lui. Je devais retenter ma chance. Mr Pritchard avait été cruel, et
le nerveux Mr Dyer était clairement de son côté, mais Mr Brandon était un
homme doux. Je le lisais dans son regard.
En me voyant approcher, il se leva, s’inclina, et tendit le bras vers le
fauteuil voisin. Je souris, soulagée. Il m’invitait à m’asseoir. Cette fois, je ne
m’étais pas trompée dans mon jugement.
— Miss Worthington, vous êtes un peu rouge ! Le feu est-il trop chaud
pour vous ?
Je pressai une main sur ma joue brûlante. Elle n’était pas rouge de chaud,
mais d’embarras.
— Oui, peut-être, murmurai-je.
Pour reprendre courage, je songeai à mon marché avec maman, à ma fuite
vers les Indes et à l’exemple d’Eleanor. J’allais essayer. Je me devais d’essayer.
Je ne pouvais pas abandonner à cause de la grossièreté d’un seul homme. Je
souris à Mr Brandon, comme l’aurait fait Eleanor, puis me penchai vers lui :
— Mr Brandon, je veux tout savoir de vous.
— Kitty, il faut que je vous parle.
Sylvia se tenait devant moi, serrant ses mains gantées en un geste convulsif,
une étincelle de colère dans ses yeux bleus de glace.
Je m’étais entretenue pendant une bonne heure avec Mr Brandon. Me
conduire comme Eleanor m’avait épuisée, et je commençais à suffoquer dans
cette atmosphère étouffante. Désireuse de retrouver la fraîcheur du vestibule, je
m’apprêtais à sortir lorsque Sylvia m’avait interceptée.
— Bien sûr, dis-je, un peu surprise par son attitude.
Je la suivis hors de la pièce. Nous traversâmes le vestibule pour entrer dans
la salle à manger déserte. Sylvia referma soigneusement la porte avant de faire
volte-face pour me fusiller du regard.
— Comment avez-vous pu faire une telle chose, Kitty ?
Je reculai d’un pas, déconcertée.
— Faire quoi ?
— Comment avez-vous pu me faire ça à moi ? Après tout ce que j’ai fait
pour vous ? s’écria-t-elle, les joues marbrées de rouge, les yeux emplis de
larmes.
Absolument abasourdie, je secouai la tête.
— Mais que vous ai-je fait ?
Elle avança d’un pas, un doigt pointé sur ma poitrine, et répondit dans un
sanglot :
— Vous venez de passer une heure entière à essayer de me voler
Mr Brandon ! Alors que je vous ai dit qu’il m’intéressait ! Alors que je vous ai
montré le… la citation qu’il m’a offerte ! La citation qui parlait de moi ! Peut-
être avez-vous cru qu’elle ne signifiait rien parce qu’il ne l’a pas écrite lui-
même, mais j’ai trouvé l’attention délicieuse ! C’est la chose la plus adorable
qu’un homme ait jamais faite pour moi ! Je suis en bonne voie de tomber
amoureuse de lui, vous le saviez parfaitement ! Et vous étiez là, assise avec lui,
à… à… à flirter d’une manière des plus évidentes et des plus obscènes !
Sa première phrase m’avait laissée bouche bée. Je la dévisageais, médusée.
— Vous voulez dire que c’est Mr Brandon père qui vous a écrit ce petit
mot ?
— Évidemment ! s’écria-t-elle en s’essuyant les joues. Qui d’autre ?
— Mais le fils, bien entendu !
Je ne maîtrisais plus le son de ma voix. J’étais à la fois horrifiée par ce que
j’avais fait et scandalisée par le fait que Sylvia n’ait pas imaginé un seul instant
que ses propos pouvaient prêter à confusion.
— Celui dont l’âge s’approche le plus du vôtre ! poursuivis-je. Celui qui
est séduisant !
— C’est un fils cadet, Kitty, répliqua-t-elle en ouvrant de grands yeux
incrédules. Mes enfants n’auraient pas eu la moindre chance d’hériter de quoi
que ce soit ! Le père, au moins, a un titre, même s’il n’est que baron. En outre,
jamais je ne pourrais m’intéresser au fils ! Il me traînerait sans cesse à la
campagne en parlant d’aventures ! Ce serait… ce serait comme être mariée
avec vous ! Quelle horreur !
Je fis un pas en arrière, comme giflée.
— Je… je le prenais justement pour un compliment… Je pensais que
nous…
Je pris une grande inspiration avant de soupirer, profondément déçue :
— Je pensais que nous étions les plus chères amies du monde.
Sylvia resta songeuse un long moment.
— Je pense que nous étions de bonnes amies d’enfance, Kitty, déclara-t-elle
enfin. Mais cela fait bien longtemps que nous ne suivons plus les mêmes voies.
Je passai ma main sur mon front, soudain trop épuisée pour poursuivre la
conversation.
— Kate, marmonnai-je. De grâce, pour une fois, appelez-moi Kate.
Son expression se durcit ; elle serra les lèvres.
— Vous n’avez jamais apprécié la personne que je suis devenue ! N’ai-je
pas raison ? demandai-je alors, ébranlée par une soudaine révélation. C’est
pour cela que vous refusez de m’appeler Kate.
Elle haussa les épaules. Toute réponse de sa part était inutile : je connaissais
la vérité. Et avec cette certitude naquit en moi un immense sentiment de
solitude.
— Peu importe, repris-je. Peu importe le nom que vous me donnez. Je suis
désolée d’avoir flirté avec votre Mr Brandon. Je ne savais pas. Et si cela peut
vous remonter le moral, je n’aurais pas eu la moindre chance de vous le
voler : pendant tout le temps que je lui parlais, il ne vous a pas quittée des yeux.
— Vraiment ? demanda-t-elle avec un faible sourire.
— Vraiment. Il semblerait qu’aucun dégât ne soit à déplorer.
Je me laissai tomber lourdement sur une chaise. Je me sentais très abattue.
J’avais perdu deux chances de gagner : Mr Pritchard et Mr Brandon. Il ne me
restait plus que le nerveux Mr Dyer, mais je n’avais pas grand espoir de ce
côté-là. Je posai les coudes sur la table, le menton dans les mains. Sylvia tira la
chaise voisine et s’assit, tournée vers moi. Je sentais son regard posé sur moi,
mais j’étais trop embarrassée pour lever les yeux.
— Je ne vous avais jamais vue vous conduire de la sorte, dit-elle à voix
basse. Je ne vous avais jamais vue flirter avec un homme, encore moins deux
en une seule soirée. À vrai dire, ce soir, vous m’avez rappelé quelqu’un
d’autre…
Je me couvris les yeux, redoutant les paroles qui allaient suivre.
— Je vous en prie, ne le dites pas, murmurai-je.
— Vous m’avez fait penser à Eleanor. D’abord avec Mr Pritchard, puis
avec Mr Brandon.
Je serrai très fort les paupières pour contenir mes larmes.
— J’ai besoin de savoir pourquoi vous avez agi ainsi, Kitty, reprit-elle. Si
vous voulez rester ici, il faut que je comprenne.
Ses mots sonnaient comme une menace. Si je voulais rester ici ? J’ouvris
les yeux pour la dévisager, abasourdie. Voulait-elle me faire quitter
Blackmoore simplement parce que j’avais flirté avec deux hommes ? Elle ne
me quittait pas des yeux, l’air très sérieux. Elle ne plaisantait pas.
— Très bien, soupirai-je. Je vais vous expliquer pourquoi j’ai flirté ce soir,
même si cela n’a rien d’un crime.
Je pris mon courage à deux mains avant de poursuivre :
— J’ai passé un marché avec maman. Elle m’offre ma liberté – mon
indépendance –, mais à la seule condition que je rejette trois demandes en
mariage lors de mon séjour ici.
Sylvia me considéra un instant sans mot dire, puis éclata de rire. Un rire
bref et sans joie.
— Ainsi, vous vous imaginiez que si vous flirtiez avec ces gentlemen, ils
finiraient par vous demander en mariage ?
— C’est arrivé à d’autres jeunes femmes, répliquai-je, les joues en feu.
Elle secoua la tête, et je vis son incrédulité se muer en un sentiment que
j’exécrais encore plus : la pitié.
— Je dois vous avouer une chose, Kit… Kate. Et je ne vous le dis pas parce
que je suis en colère après vous, mais au contraire parce que je suis votre amie
et que vous méritez la vérité.
Un frisson de terreur m’étreignit. Mon cœur s’emballa. J’étais à peu près
sûre de ne pas avoir envie d’entendre ce qu’elle avait à me dire.
Elle se pencha sur moi, me regardant au fond des yeux, et déclara :
— À Blackmoore, aucun homme ne vous demandera en mariage.
Je tressaillis. Et soudain, ma fierté blessée se révolta.
— Vous paraissez bien sûre de vous, Sylvia ! rétorquai-je d’une voix qui,
même à mes propres oreilles, semblait pleine d’amertume. Qu’est-ce qui vous
permet d’avancer une telle chose ?
— C’est simple : tous les invités sont des amis de ma mère. Et tous ont
entendu parler d’Eleanor.
Je me sentis pâlir.
— Mais… C’est de l’histoire ancienne ! Elle est mariée, à présent. Elle ne
peut plus me nuire !
— Des rumeurs courent à Londres, m’expliqua Sylvia, l’air profondément
désolé. Je ne voulais pas vous en parler, mais tous les membres de notre
cercle, tous les gens à la mode, murmurent des choses terribles à son sujet.
— Mais elle est mariée, répétai-je, incapable de changer de sujet.
— Les épouses peuvent se montrer aussi scandaleuses que les femmes
seules, déclara Sylvia d’un air blasé.
Je me pris la tête entre les mains, sentant tout espoir me quitter.
— En fait, lorsque maman a eu vent des rumeurs, elle a écrit à Henry pour
lui ordonner de ne pas vous emmener à Blackmoore. Mais Henry a refusé de
lui obéir, et j’ai moi aussi pris votre parti, Kitty. J’ai affirmé à maman que
jamais vous ne vous étiez conduite comme Eleanor, et que jamais vous ne le
feriez. Je lui ai assuré que nos invités n’auraient rien à craindre de votre
compagnie… qu’aucun scandale ne les éclabousserait durant votre séjour
parmi nous.
— Tout ce que je voulais…, bafouillai-je en m’efforçant tant bien que mal
de retenir mes larmes, c’était partir pour les Indes.
Elle resta silencieuse si longtemps que je finis par relever la tête pour la
regarder. Ma condamnation était inscrite sur son visage – le jugement, le
reproche, le rejet.
— Même si vous n’aviez pas la moindre chance de succès, je suis
scandalisée que vous ayez pu envisager de vous servir d’un homme innocent
pour arriver à vos fins. N’avez-vous pas songé aux implications morales de
votre plan ? Vous servir de ces hommes… jouer avec leurs sentiments… les
amener à tomber amoureux de vous tout en sachant que vous alliez
les rejeter… C’est cruel. Absolument cruel. Et égoïste, et… et… Pour être
franche, cela me fait penser aux méthodes de votre mère.
— Ce n’est pas vrai ! m’écriai-je aussitôt, frémissante de rage.
Je repoussai ma chaise et me levai, les poings serrés.
— Je ne suis pas ma mère ! Jamais je ne serai comme elle ! Comment
pouvez-vous proférer une chose pareille ? Après toutes ces années, vous savez
parfaitement ce que je pense d’elle, vous savez comme je hais l’idée de lui
ressembler un jour !
Elle me dévisageait, les yeux emplis de tristesse mais les lèvres scellées.
« Je ne m’excuserai pas », semblait-elle dire. Je la sentais lointaine. Elle me
regardait comme si j’étais une étrangère dont elle avait pitié, pas une amie à
qui elle tenait.
La vérité des mots qu’elle m’avait assenés menaçait de blesser mon âme,
mais je la refusais, tout comme Sylvia refusait de me présenter ses excuses.
Nous étions terriblement loin l’une de l’autre.
Enfin, après une éternité composée d’un silence tendu et buté, elle se tourna
vers la porte. Vers le monde qui était le sien.
— Je dois retrouver mes invités. Maman va se demander où je suis passée.
Elle attendit un instant, se balançant d’un pied sur l’autre. Soudain, je sentis
une fissure se former dans mes défenses – une faille où la vérité menaçait de
s’insinuer. Je n’aurais pas supporté que Sylvia me voie si vulnérable. Je me
levai d’un bond et passai devant elle à grandes enjambées, la bousculant
presque. Je quittai la salle en trombe, le menton levé, avec la fierté blessée de
celle qui refuse d’admettre ses erreurs.
Mais dès que j’ouvris la porte de la deuxième salle de musique – la petite
pièce que j’appelais déjà mienne, celle qui abritait mon oiseau silencieux et
agité –, je sentis mes défenses s’effondrer. Les poings serrés sur les yeux,
aveuglée de douleur, je laissai la cruelle vérité se répandre en moi. J’avais
passé toutes ces années à fuir la moindre ressemblance avec ma mère. Mais
dans mes efforts effrénés pour échapper à mon destin, j’étais devenue ma
mère. J’avais tenté de me servir des autres pour arriver à mes fins. J’avais tenté
de déceler leurs faiblesses – leurs espoirs, leurs rêves et leurs plus tendres
sentiments – pour les manipuler et pour les piéger. Et tout cela pour réaliser
mes propres ambitions. En cet instant, je me haïssais.
Chapitre 12

UNE CHOSE AU MONDE ÉTAIT EN MESURE D’APAISER UNE âme meurtrie comme
la mienne. Je sortis prudemment de la salle de musique – la pièce à l’oiseau,
comme je l’appelais à présent – et retrouvai l’escalier de service que j’avais
découvert au cours de mes explorations. Je ne voulais pas que les autres invités
me voient ainsi. Je ne pleurais pas, mais j’étais sur le point de fondre en
larmes. Je ne pouvais permettre à mon cœur de rester dans cet état de
vulnérabilité.
Je montai les marches quatre à quatre et parcourus le labyrinthe de
corridors de l’aile ouest, tremblant de froid dans les courants d’air qui
filtraient entre les vieilles pierres. Je ne restai dans ma chambre que le temps
d’attraper ma partition, puis fis le chemin en sens inverse. Je dévalai les deux
étages sans m’arrêter, de plus en plus vite. Je sentais mon cœur prêt à se
déchirer sous la pression de mes découvertes du soir.
Tout en restant discrète, je me ruai dans la pièce à l’oiseau et pris un instant
pour y allumer quelques bougies supplémentaires, dont une à côté du
pianoforte. Enfin, je jetai un coup d’œil à l’oiseau dans sa cage. Il me renvoya
un regard solennel, tourna la tête et remua les ailes. Mais il ne chanta pas.
Je posai ma partition sur l’instrument et m’assis. Je fermai les yeux, prête à
réduire au silence mon cœur blessé. À effacer l’humiliation qui me brûlait de
l’intérieur. À oublier ce que j’avais perdu en concluant ce marché avec maman.
Je devais oublier que j’étais devenue comme elle. Je ne devais pas laisser la
vérité m’anéantir. Mozart allait tout arranger. J’ouvris les yeux, pris une
profonde inspiration et posai les mains sur les touches.
Les notes du Concerto no 21 de Mozart devaient marcher au pas. C’était
ainsi que je m’y attelais chaque fois. En contrôlant les notes, je contrôlais mon
cœur. L’éducation d’un cœur n’échappait pas à cette règle. Discipline. Ordre.
Raison. C’était l’essence même du classicisme.
Mais ce soir-là, les petits soldats refusaient de marcher au pas. Dès que je
m’étais assise pour jouer, les mots de Sylvia m’étaient revenus en tête avec la
puissance d’un raz-de-marée. L’humiliation que m’avait fait subir Mr Pritchard
me brûlait avec plus de force, et je sentais un profond désespoir s’emparer de
mon âme à l’idée que je n’avais jamais eu la moindre chance de remporter le
marché passé avec maman – et que j’allais devoir entièrement m’abandonner à
sa volonté.
Mozart devait tout arranger. J’avais désespérément besoin de son
détachement, de sa rigueur. Je jouai son concerto d’un bout à l’autre, puis
recommençai. Mais mon cœur était toujours aussi lourd dans ma poitrine ;
lourd de désespoir et d’humiliation, lourd de la futilité de tout ce que j’avais
entrepris. Il me hurlait que nulle musique ne pouvait me venir en aide – que
nulle philosophie ne pouvait racheter mon échec. Rien ne pouvait plus arrêter
la machinerie que j’avais mise en marche quand j’avais commencé à devenir
comme ma mère.
Je bataillais contre la musique, ignorant les larmes qui sillonnaient mes
joues. Je luttais pour discipliner mes petits soldats comme je luttais pour
apaiser mon cœur, mais ils trébuchaient et refusaient de rester en place,
courant en tous sens en se percutant les uns les autres.
— Arrêtez !
Je bondis loin du clavier. Un homme traversait la pièce à grands pas en
agitant les bras.
— Arrêtez ! répéta-t-il. Ach ! Arrêtez ça tout de suite !
C’était Herr Spohr, avec ses cheveux décoiffés et son fort accent allemand.
Il marchait vite, l’air affolé.
— Vous devez arrêter ça ! Ce que vous faites ! Ce n’est pas bien !
Abasourdie, j’ouvris de grands yeux. Il passa une main sur sa tête, le
souffle court, comme s’il avait couru à perdre haleine depuis le salon. Puis il
me demanda d’une voix plus douce :
— Que faites-vous, Fräulein ?
— Je… je… joue. Je joue Mozart.
— Non. Ceci n’est pas « jouer ».
Il secoua la tête en agitant les mains, comme pour tenter d’effacer ce qu’il
venait d’entendre.
— C’est une bataille. Vous bataillez contre cette musique.
Il se pencha sur moi, me scrutant attentivement. Je reculai, prise de terreur.
Ces yeux bleu clair pouvaient sonder le tréfonds de mon âme. Je le sentais. Et
elle recélait tant de secrets que je ne voulais révéler à personne…
— Il y a là une bataille. Un combat intérieur. Ici, déclara-t-il en me tapotant
de deux doigts la poitrine, juste en dessous de la clavicule. Le démon que vous
combattez vous empêche de jouer une excellente musique. Vous devez trouver
une musique appropriée à votre combat – à votre démon.
Je ne pus que le regarder d’un air confus. Je comprenais ses mots, mais ils
n’avaient aucun sens pour mon esprit entraîné au classicisme.
Il me tapota de nouveau la poitrine.
— Trouvez la musique qui libère la bête. Cette bête qui se bat et se débat en
vous. Vous ne pouvez la soumettre. La musique en souffrirait. Vous
comprenez ?
Je ne comprenais rien. Peut-être avait-il lu la confusion sur mon visage, car
il poussa un profond soupir et passa une main dans ses cheveux – en avant,
puis en arrière.
— Mozart n’est pas la réponse à votre question. Mozart vous fait du mal.
Il se pencha pour attraper ma partition, qu’il serra contre sa poitrine.
— Je suis navré, déclara-t-il, mais je dois emporter ceci.
Puis, sans un mot de plus, il traversa la pièce à pas vifs et sortit, me laissant
seule, dépossédée. Je restai un instant à regarder la porte, m’attendant à ce qu’il
revienne en riant de sa plaisanterie. Mais il ne revint pas. Je quittai alors mon
banc et m’avançai, hébétée, vers la cage. Agenouillée devant, je contemplai
l’oiseau noir et silencieux. Je posai les doigts sur les barreaux dorés, tout
doucement, puis les fis courir sur toute leur longueur. Mon cœur se brisait. Il
n’y avait rien pour colmater la fissure. Elle était trop profonde.
Je serrai les doigts sur les barreaux métalliques. Cette cage était aussi
solide qu’elle était décorative. Et soudain, je la haïssais. Je haïssais tout dans
cette cage et dans celle que représentait ma vie. La colère enfla en moi. Sans
réfléchir, je frappai les barreaux. Aussitôt, l’oiseau se mit à voleter en tous
sens, ses ailes devenues floues cognant contre les parois. Je reculai, effrayée,
le cœur battant. Des plumes se déposèrent sur le sol de la cage.
— Je suis désolée, murmurai-je au petit animal fébrile. Je suis désolée,
répétai-je, le front collé aux barreaux, des larmes coulant sur mes joues. Je
suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée.

Le sol était dur et froid sous mes genoux, mais je ne quittais pas mon poste
devant la cage. Pour moi, elle était à la fois une tombe et un sanctuaire – un
symbole de ce que j’avais perdu et un autel où je priais pour la délivrance. Et
tant que je n’avais pas retrouvé espoir en l’avenir, je ne savais pas comment
quitter cet endroit.
Je ne me retournai pas en entendant la porte s’ouvrir derrière moi. Je ne
me retournai pas en entendant mon nom dans une question. Je ne me retournai
pas en entendant des bruits de pas, légers et prudents, s’approcher de moi. Je ne
détachai pas mon regard de l’oiseau, qui s’était calmé et reposé sur son
perchoir, mais du coin de l’œil, je vis Henry s’asseoir par terre à côté de moi.
— Que vous a raconté Sylvia ? demandai-je d’une voix rauque, le nez
toujours bouché après toutes les larmes que j’avais versées.
— Sylvia ? Rien.
Je lui jetai un regard surpris.
— Alors que faites-vous ici ?
Je n’aurais pas dû le regarder. Ses yeux étaient trop doux, trop inquiets. Je
sentis les miens me picoter de nouveau. Je peinais déjà à respirer ; encore une
larme, et j’allais suffoquer.
— J’ai entendu ce que Mr Pritchard vous a dit. Et quand vous êtes partie
pour ne plus revenir, j’ai compris qu’il vous avait blessée. Alors je vous ai
cherchée. J’aurais dû me douter que vous seriez ici, ajouta-t-il en se tournant
vers l’oiseau dans sa cage. Je ne comprends pas pourquoi je n’y ai pas pensé
tout de suite.
Je fis glisser mon index le long d’un barreau doré, de bas en haut, sans
quitter des yeux l’oiseau noir qui me rendait mon regard d’un air solennel.
— Il ne chante pas, soupirai-je.
— Je sais.
Je décelai la tristesse – la compassion – dans la voix de Henry.
— C’est pour cela que j’ai suggéré à mon grand-père de l’installer ici.
Ainsi, même s’il est incapable de produire sa propre musique, au moins peut-il
en écouter.
Malgré moi, mes yeux se posèrent sur son visage. C’était moi qu’il
regardait, pas l’oiseau. Ses iris semblaient noirs dans la pénombre, son regard
empli de douleur, d’inquiétude et d’une autre chose – une envie, une tentation
ou une bataille que je peinais à identifier.
— Il n’aurait jamais dû vous parler ainsi, déclara-t-il d’une voix où perçait
la colère. Moi non plus, je n’ai pas envie de vous voir partir pour les Indes,
mais personne n’a le droit de vous traiter avec une telle dérision, un tel…
mépris.
De nouveau, je sentais mon visage devenir brûlant.
— Dois-je le provoquer en duel ? demanda-t-il.
Je ne pus m’empêcher de sourire et clignai des yeux pour chasser les
larmes que je n’avais pas versées.
— Je suis sérieux, insista-t-il en se frottant le menton, prenant un air féroce.
Nous nous battrons au pistolet, à l’aube, dans les landes. Dans la brume. Ce
sera très théâtral. Et je le tuerai pour laver votre honneur.
Cette fois, je ris franchement. Un demi-sourire se dessina sur ses lèvres.
— Non ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— Non. Mais je vous remercie. Et puis, ajoutai-je après un instant
d’hésitation, ce n’est pas Mr Pritchard qui m’a mise dans cet état. Pas vraiment.
Il fronça les sourcils.
— Qui, alors ?
Aussitôt, je regrettai d’en avoir tant dit. Je n’étais pas prête à reconnaître
devant lui ce dont je venais, à ma grande honte, de prendre conscience. Pas
plus que je ne voulais partager avec lui l’humiliation de ma conversation avec
Sylvia. Je regrettais de m’être laissé trouver si facilement. Mon nez se remit à
couler. Faute de mouchoir, je m’essuyai à l’aide de ma manche.
Bonté divine ! Je me comportais exactement comme Maria ! J’étais assise
dans un endroit bizarre, à pleurer, laissant mon nez couler et les larmes
inonder mes joues. Je me dégoûtais. Comment avais-je pu tomber si bas en si
peu de temps ?
Repoussant en arrière les cheveux collés sur mon visage, je répondis
enfin :
— Ce n’était personne. Ce n’était rien.
— Kate, je ne vous ai jamais vue pleurer ainsi. Ce n’était sûrement pas
« rien ».
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas… je ne peux pas vous en parler, Henry.
Je ne quittais pas des yeux le petit oiseau noir, mais tout ce dont j’avais
conscience, c’était du poids du regard de Henry, posé sur mon visage.
Au bout d’un long silence, il me demanda, toujours de cette voix basse et
apaisante :
— Vous souvenez-vous de ce jour-là, dans les bois ? Le jour où mon père
est mort ?
Mon regard s’envola vers le sien. Je retins mon souffle. Après toutes ces
années, je ne pouvais croire qu’il déterrait cette histoire. Nous n’en avions
jamais reparlé – du moins, pas tous les deux. De mon côté, je n’en avais parlé à
personne, et je doutais fort que Henry l’eût fait. Et maintenant, après tout ce
temps…
— Bien sûr que je m’en souviens, murmurai-je.
Il soutint mon regard, et quelque chose naquit entre nous – une puissante
charge émotionnelle. La distance qui nous séparait devenait soudain mesurable
en mouvements : un léger déplacement, une inclinaison, un bras tendu, une tête
penchée. Toutefois, nous restâmes parfaitement immobiles. Seul ce souvenir
nous unissait.
Jusqu’au moment où il tendit la main pour la poser sur mon poignet. Celle-
ci remonta le long de mon bras, délicatement, jusqu’à se poser fermement sur
mon épaule. Alors, il déclara :
— Je n’ai jamais su trouver les mots pour vous dire ce que cela avait
signifié pour moi.
Sa voix était douce et rauque, telle une caresse. Quelque chose frissonna en
moi.
— Même aujourd’hui, après toutes ces années, j’en suis incapable. Mais ce
jour-là, je me suis promis que si jamais je vous trouvais en train de vous noyer
– si jamais vous aviez besoin d’aide – je ferais tout mon possible pour vous
sauver.
Une larme solitaire roula le long de ma joue et resta suspendue au bord de
ma mâchoire. Henry me relâcha pour l’essuyer. Puis il se pencha en arrière,
loin de moi, et soupira :
— Le problème, c’est que vous ne vous confiez pas à moi. Peut-être n’ai-je
pas mérité votre confiance ? ajouta-t-il en haussant un sourcil.
— Si, vous l’avez, murmurai-je, la lèvre tremblante, le souffle court.
Il resta assis là, à attendre, comme s’il était prêt à patienter toute la nuit s’il
le fallait.
Et soudain, je devais le lui dire. Pas ce qui s’était passé avec Sylvia, mais ce
que je faisais ici, devant cette cage, à pleurer. De nouveau, je serrai les
barreaux entre mes doigts, me retenant cette fois de les secouer. Je ne voulais
pas effrayer l’oiseau. Malgré tout, ce dernier s’envola, faisant naître en moi un
raz-de-marée verbal que je ne pus arrêter :
— J’ai l’impression d’être enfermée. En permanence. Je me sens comme
cet oiseau, piégée et confinée dans une cage. Je ne cesse de chercher un moyen
de m’échapper, mais où que j’aille, je retrouve des barreaux. Peut-être ne
pouvez-vous pas comprendre, ajoutai-je en lisant la confusion sur le visage de
Henry. Après tout, vous êtes un homme. Votre vie est différente. Mais avez-
vous jamais…
Le cœur transpercé de douleur, je m’interrompis le temps de reprendre
courage.
— Avez-vous jamais désiré une chose au point d’en avoir mal ? repris-je.
Une véritable souffrance physique ?
Il m’observait, parfaitement immobile, le regard sombre.
— Oui, répondit-il enfin d’une voix grave.
— C’est exactement ce que je ressens au sujet des Indes. J’ai tant besoin d’y
aller que cela me déchire. Seulement, j’ai terriblement peur de ne jamais
pouvoir m’y rendre, de ne jamais réaliser ce rêve. Car si je ne le réalise pas, il
est possible que je n’en réalise aucun. Je n’aurai alors plus qu’à vivre une vie
stérile, privée de rêves, d’aventure, de joie, de liberté, de… de… de vie !
Lorsque j’y pense, ajoutai-je dans un hoquet, lorsque je pense à quel point je
suis coincée ici, à ce que l’on attend de moi, à ce que l’on m’autorise à faire et
au peu de pouvoir que j’ai et que j’aurai jamais, simplement parce que je suis
née fille – je sens comme un million d’ailes se mettre à battre en moi, si fort
que c’en est une torture.
Je me remis à pleurer, sentant ma voix se briser :
— Et par-dessus le marché, je ne peux même pas jouer Mozart sans que
Herr Spohr vienne me dire que ce n’est pas bon pour moi ! Et si je ne peux
avoir ni les Indes, ni Mozart, que me reste-t-il ? Comment survivre dans cette
cage qu’est ma vie ?
Je secouai la tête, à la fois furieuse et anéantie, le visage inondé de larmes.
— Une seule pensée m’obsède, celle de finir comme ce pauvre oiseau. Je
me cognerai contre les barreaux de ma cage jusqu’à l’épuisement, puis
renoncerai à me battre et me résignerai à passer le restant de mes jours sans
chanter, dans le coin d’une pièce oubliée.
Je serrai les dents, retenant les autres mots qui cherchaient à franchir mes
lèvres. Incapable de croiser le regard de Henry, je bataillais pour reprendre le
contrôle de mes émotions. C’était ridicule ; je ne pouvais comparer ma
douleur à celle de Henry lorsqu’il avait perdu son père. Je me faisais une
montagne de bien peu de choses – c’était du moins la pensée que je prêtais à
Henry. Jamais il n’avait compris mon désir de partir pour les Indes. Soudain, je
fus saisie de terreur à l’idée de le voir prendre mes confidences à la légère.
Au lieu de cela, il déclara avec prudence :
— Donc vous êtes cet oiseau. Dans cette cage.
Je hochai la tête.
— Et vous n’envisagez qu’une seule option : battre des ailes contre les
barreaux jusqu’à vous épuiser et abandonner tous vos rêves.
Je hochai de nouveau la tête, puis trouvai le courage de lever les yeux vers
lui. Il me regardait avec un air de compassion mêlée de tendresse. Il m’observa
ainsi un long moment avant de se tourner vers l’oiseau noir. Il exécuta alors
une manœuvre au niveau de la porte de la cage, un petit mouvement qui la fit
s’ouvrir. Je retins mon souffle lorsqu’il glissa la main à l’intérieur pour
attraper l’oiseau. Il se montrait si doux, si attentif…
Il prit l’oiseau entre ses mains pour le sortir de sa prison, puis se tourna
vers moi. Je le dévisageai un instant avant de poser les yeux sur la petite
créature qui palpitait et se débattait entre ses doigts.
— Voilà, prenez-le, me dit-il en me tendant l’oiseau enfermé dans la cage
de ses douces mains fines.
Hésitante, je glissai mes mains entre celles de Henry. Sous mes doigts, les
plumes noires et brillantes du petit animal étaient comme de la soie ; en
dessous, je sentais des os fragiles et percevais le mouvement des ailes qu’il
tentait en vain de faire battre.
— Vous l’avez ? demanda Henry.
Je hochai la tête, le souffle court. Alors, mon ami retira ses mains et je fus
seule à tenir mon oiseau. Je sentais sa hâte de s’envoler, ses mouvements vifs,
la vibration de son cœur. J’ouvris les mains. Il s’envola.
Il s’envola dans un bruit de rafale, à une vitesse fulgurante. En le regardant
passer au-dessus de ma tête, je me sentis soudain revivre. Sans vraiment savoir
pourquoi, j’éclatai de rire. Henry me regardait en souriant.
— Vous devez avoir plus d’une option dans la vie, Kate. Il le faut.
Je m’adossai au mur pour mieux voir l’oiseau noir s’élever dans les airs,
mais les derniers mots de Henry ne cessaient de hanter mon esprit.
Il se plaça à côté de moi contre le mur, son bras frôlant le mien.
— Nous allons devoir l’attraper, déclara-t-il. Et le remettre dans sa cage.
J’estimai du regard la hauteur du plafond. Je me demandais comment nous
allions parvenir à attraper l’oiseau.
— Ce ne sera pas facile.
— Non. Mais cela en aura valu la peine.
Nous restâmes silencieux un long moment, chacun perdu dans ses pensées.
— Merci, dis-je enfin. Pour l’oiseau.
Je m’appuyais de plus en plus contre lui, vidée de toute énergie, jusqu’à
laisser ma tête reposer sur son épaule. Ni lui ni moi ne bougeâmes.
Confortablement installés dans un silence complice, nous regardions notre
petit oiseau voler à travers la pièce.
Lorsque l’horloge sonna minuit, je m’obligeai enfin à bouger. Je bâillai et
m’étirai.
— Comment allons-nous l’attraper ? demandai-je. Je suppose que votre
grand-père y tient beaucoup.
— Laissons-lui une nuit de liberté. Je descendrai m’occuper de lui demain
matin.
Somnolente, je regardai Henry faire le tour de la pièce en soufflant toutes
les chandelles sauf une, dont il se saisit pour nous éclairer dans les couloirs. Il
ferma soigneusement la porte derrière nous. La maison était sombre et
parfaitement silencieuse, hormis les craquements des marches sous nos pas.
Nous traversâmes sans mot dire le labyrinthe de l’aile ouest, et lorsque
nous arrivâmes à ma chambre, une étrange impression m’assaillit. C’était
comme si la solution à mon problème se trouvait juste sous mes yeux, mais
que je ne la voyais pas. Et plus j’essayais de la saisir, plus elle m’échappait.
Henry s’arrêta devant ma porte et l’ouvrit doucement.
— Bonne nuit, mon petit oiseau, murmura-t-il.
Il avait parlé si doucement que je me demandai si je n’avais pas imaginé le
« mon petit oiseau » et la note de tendresse dans sa voix.
Debout sur le pas de la porte, je le regardai s’éloigner. Cette fois, il ne
semblait pas pressé. Je restai immobile jusqu’à ce que sa lumière disparaisse
au coin du couloir, me laissant seule dans l’obscurité. Alors, enfin, je me
retournai pour faire face à ma chambre silencieuse et à mes angoisses.
Libérer un oiseau était une chose, mais comment diable étais-je censée me
libérer moi-même ? J’étais couchée, tout éveillée, écoutant la maison craquer
et gémir sous les assauts du vent qui soufflait depuis l’océan et à travers les
landes. Dans mon esprit se relayaient sans relâche des images du lapin pris au
piège et de l’oiseau noir s’envolant librement, espoir et désespoir se succédant
si rapidement qu’ils se mêlèrent bientôt en un brouillard confus de sentiments.
Puis, enfin, épuisée, je sombrai dans un sommeil agité.
Chapitre 13

JE M’ÉVEILLAI AU CHANT DES OISEAUX. L’OBSCURITÉ m’enveloppait. À la


faveur de mon sommeil agité, les couvertures s’étaient enroulées autour de
mes jambes, m’emprisonnant dans un cocon violet. Je me libérai d’un coup de
pied, puis me hâtai, frissonnante, de traverser la pièce au plancher froid pour
tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre.
À gauche comme à droite, la brume voilait le paysage, couvrant le sol
d’une autre forme de cocon. Le soleil n’était pas encore levé, mais certains
signes indiquaient que cela ne tarderait pas : le ciel s’illuminait à l’est, les
oiseaux chantaient. Les coudes posés sur le rebord de la fenêtre, je me penchai
à l’extérieur pour inspirer l’air froid et humide du petit matin. Je fermai les
yeux, tendant l’oreille pour écouter les chants que je connaissais : le merle et le
moineau, l’alouette et la grive… Mais j’étais loin de la maison, au bord du
monde, et les oiseaux d’ici chantaient des airs qui m’étaient inconnus.
Je refermai la fenêtre et m’empressai de m’habiller. Je devais faire vite, car
bientôt le soleil serait levé et certains de ces oiseaux se seraient tus. Je choisis
ma robe la plus chaude, ne pris pas même la peine de me coiffer et enfilai mes
bottes dans le couloir en sautillant d’un pied sur l’autre. Puis je dévalai
l’escalier jusqu’au rez-de-chaussée et ne perdis pas de temps à chercher une
porte de service. Je courus droit vers le grand vestibule et sortis par la porte
d’entrée.
Aussitôt, la brume se referma sur moi, promenant sur mes vêtements ses
doigts froids et humides. Je pris la direction de l’ouest, qui, je le savais, me
mènerait vers les landes, puisque l’océan bordait la façade est du manoir. Une
couverture de brume dissimulait le sol, mais lorsque je sentis le crissement sec
de la bruyère sous mes pieds, je sus que je ne m’étais pas trompée.
Au loin, un affleurement rocheux s’élevait du brouillard. Je dirigeai mes
pas vers lui. Le ciel bleu nuit prenait peu à peu une teinte plus claire. Les
fougères et la bruyère, humides de brume et de rosée, accrochaient mes
jupons. Des chevaux hennirent dans le lointain, mais je n’y prêtai pas attention,
car c’était les oiseaux que j’étais venue écouter.
Lorsque j’atteignis le rocher, je ne m’arrêtai que le temps de trouver
moyen d’y grimper. Il était plus élevé que je l’avais cru au premier abord, se
dressant comme un château aux murailles dentelées, érodées par les vents. Par
deux fois, je dérapai sur sa surface humide, mais je parvins tant bien que mal à
me hisser au sommet. Assise sur mon perchoir, je croisai les mains sur les
genoux et inspirai profondément l’air froid de la campagne. La brume
commençait à disparaître et des chants d’oiseaux s’élevaient autour de moi. Je
distinguais des gazouillements et des piaillements, des gloussements et des
vrombissements, ainsi que des sifflements doux, aigus et perçants. Je n’en
connaissais aucun.
Assise en haut de ce rocher au beau milieu des landes, entourée d’un
paysage étranger et d’oiseaux inconnus, je me sentais minuscule. Ou plutôt, je
ressentais l’immensité de tout ce que je n’avais pas connu, pas vécu, pas vu.
Cela m’effrayait de me rendre compte à quel point j’ignorais tout du monde.
Cela m’effrayait, car je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il fallait faire
pour pousser trois hommes à vouloir m’épouser. Je n’avais pas l’ombre d’un
plan pour gagner ma liberté. Et sans cela, jamais mon univers ne pourrait
s’élargir.
Le ciel avait pris une teinte rose pâle, et je savais que le soleil n’allait pas
tarder à se montrer. Bientôt, la brume se dissiperait et laisserait apparaître
l’ensemble du paysage. Mon avenir, en revanche, semblait devoir rester plongé
dans le brouillard – ma nouvelle vie aux Indes en compagnie de tante Charlotte
me paraissait bien compromise.
Je repensai à ce que m’avait dit Henry : je ne devais pas me limiter à une
unique option. Malheureusement, je m’étais liée à maman par un contrat que je
ne pouvais rompre, par un marché que je ne pouvais remporter – les
circonstances autant que la morale m’en empêchaient. Je fermai les yeux,
regrettant amèrement de ne pouvoir remonter dans le temps pour ne pas
accepter ce pacte que j’avais conclu si hâtivement. Pourquoi n’avais-je pas
limité ses options en cas d’échec de ma part ? Parce que je ne pouvais
envisager l’échec. Mais à présent, je me décomposais à l’idée de ce qu’elle
pourrait faire une fois que je lui aurais avoué ma défaite.
Quelques issues parmi les plus évidentes me vinrent à l’esprit : elle allait
m’obliger à épouser Mr Cooper, ou à partir à Londres vivre chez Eleanor
pour m’occuper de ses enfants. Peut-être même me ferait-elle prendre part à un
stratagème semblable à celui qu’elle avait inventé pour Eleanor à Brighton. Je
frissonnai. Il n’y avait pas de limites à son imagination ni à son opportunisme.
Soudain, un sifflement familier me tira de mes sombres pensées. Je levai la
tête, tendant l’oreille, et l’entendis de nouveau. C’était un merle, avec son chant
de bienvenue. Je souris, puis plaçai les mains en coupe autour de ma bouche et
sifflai ma réponse. Un instant plus tard, le chant retentit de nouveau. Nous
échangeâmes ainsi nos appels, encore et encore, tandis que je scrutais la brume
en cherchant des yeux la silhouette de Henry. Il ne vint pas. Au bout d’une
longue attente, à mon grand chagrin, je compris que c’était un vrai merle que
j’avais entendu.
J’étouffai un soupir et levai le visage vers le ciel qui s’éclaircissait. Une
idée commençait à prendre forme dans mon esprit. L’ombre d’une idée.
L’impression qu’il y avait une solution à mon problème et qu’il me suffisait de
me concentrer assez fort pour la trouver.
Intérieurement, je rejouai la conversation que j’avais eue avec maman dans
sa chambre à coucher. Elle avait voulu me pousser à accepter la demande de
Mr Cooper. J’avais répliqué que jamais je ne me marierais. Je m’étais
emportée, je m’en souvenais parfaitement. Je lui avais demandé combien de
demandes en mariage je devrais refuser pour la voir enfin prendre mes
ambitions au sérieux. Trois. Je m’assis toute droite sur mon rocher. Était-ce
exactement les mots que nous avions prononcés ? Je méditai longuement.
Notre discussion était comme gravée au fer rouge dans ma mémoire. Oui. J’en
étais sûre. J’avais parlé de demandes en mariage. Elle m’avait donné le chiffre
trois. Je ne devais pas convaincre trois hommes de me demander en mariage :
je devais simplement recevoir trois demandes.
L’espoir et le soulagement montèrent en moi, aussi libres et légers que
l’oiseau noir sortant de sa cage. Tout ce qu’il me fallait, c’était un homme prêt
à me faire trois demandes en mariage ; un homme suffisamment proche de
moi pour m’accorder cette faveur. Je souris.
Mais presque aussitôt, l’espoir suspendit son vol. Mon cœur se serra.
Pouvais-je demander une telle chose à Henry ? Et s’il acceptait, pourrais-je
supporter la douleur de l’entendre prononcer les mots que j’avais attendus si
longtemps, tout en sachant que je devrais lui dire « non » ?
Une sourde terreur m’envahit, s’attaquant aux parties de mon cœur que
j’avais calfeutrées. Je pris ma tête entre mes mains, retenant mes cheveux
ébouriffés par le vent. Mon stratagème était risqué. Pas pour Henry – sa voie à
lui était toute tracée : il avait cette Miss St Claire, ainsi que Blackmoore et les
rentes de son domaine pour lui apporter durant toute sa vie confort et
respectabilité. Il ne souffrirait pas de m’accorder cette faveur. Mais en ce qui
me concernait…
Je relevai la tête et m’empressai de repousser cette pensée avant qu’elle
n’ait le temps de prendre racine. Rien de mal n’allait m’arriver. Cette idée était
ma porte de sortie, la réponse à tous mes problèmes, et mon cœur n’était pas
en danger. Je l’avais enfermé à double tour un an et demi auparavant. Il était en
sécurité. Il ferait exactement ce que je lui demanderais. Après tout, j’avais vu
Henry pratiquement tous les jours ces dix-huit derniers mois, et pas une fois je
n’avais failli dans ma résolution. Je devais lui demander de me faire ces trois
demandes en mariage. Pour moi, il allait accepter. Puis je pourrais réaliser
mon rêve.
De nouveau, je me sentis emportée par une vive excitation, si intense que
l’espace d’un instant, je craignis de m’envoler. Pressée de redescendre, je me
levai de mon perchoir. Et glissai sur la pierre humide. Je m’éraflai les mains
en dérapant, et le sol se rua vers moi bien trop vite à mon goût.
Les jambes suspendues dans le vide, je tâtonnai à la recherche d’une prise
où m’accrocher. En regardant par-dessus mon épaule, j’aperçus le sol en
dessous de moi. Il était à ma portée. Aussitôt, je me laissai tomber sur mes
pieds, puis m’époussetai et me retournai, le sourire aux lèvres.
Mr Brandon – le fils – se tenait à moins d’un mètre de moi, l’air
absolument stupéfait.
— Oh ! m’écriai-je, prise de court.
— C’était superbe ! s’exclama-t-il, une lueur d’admiration dans le regard.
J’accourais pour vous sauver, mais il semblerait que j’aurais pu m’épargner
cet effort.
— Oui. Je…
Mal à l’aise, je passai une main sur mon front. Je me demandais à quel
point il serait impoli de m’en aller. Mais comme il semblait attendre des
explications, je haussai les épaules et repris :
— Je sors souvent par les fenêtres.
Le large sourire qu’il m’adressa n’était pas seulement communicatif – il
était éblouissant dans la lumière du soleil qui soulignait ses cheveux bruns de
reflets dorés.
— Vraiment ? demanda-t-il en s’approchant un peu plus près.
Je repoussai en arrière mes cheveux emmêlés. Je regrettais soudain de ne
pas avoir pris le temps de me coiffer. Je devais avoir l’air débraillée, sinon pis.
Malgré tout, Mr Brandon ne se départait pas de son expression admirative.
Je remarquai soudain que ses yeux étaient presque de la teinte vert sombre de
la végétation qui nous entourait. Son sourire me faisait l’effet d’un rayon de
soleil dirigé droit sur moi.
— Et pourquoi sortez-vous par les fenêtres, Miss Worthington ?
Je me sentis rougir. Je me souvins soudain de ce que Sylvia m’avait appris
la veille : tout le monde à Blackmoore avait une piètre opinion de moi à cause
de la réputation de ma famille. Je me rappelai comme elle avait ri à l’idée
qu’un homme me demande en mariage. Et même si je n’avais jamais causé le
moindre scandale, il était certain que je n’avais pas fait beaucoup d’efforts
pour agir correctement ce matin-là.
Mais même alors que je frémissais de honte, une pensée me réconfortait :
j’avais trouvé ma seconde option. Avec l’aide de Henry, j’allais m’échapper
d’ici et partir pour les Indes, où je n’aurais plus jamais à croiser Mr Brandon
ou son père. Là-bas, je n’aurais plus à rougir d’être une Worthington. Les
scandales de ma sœur ne m’atteindraient pas, et ma tante Charlotte me
comprendrait. Je n’aurais plus jamais à essayer d’attirer l’attention d’un
homme.
Rassurée, je parvins à sourire, songeant à cette indépendance et à cette
liberté que j’avais presque à portée de main. Je décidai alors que je me fichais
éperdument de ce que ce Mr Brandon pensait de moi.
— Je ressens souvent le besoin de m’échapper, expliquai-je avec franchise.
Il haussa les sourcils.
— Mais pourquoi par la fenêtre ? Une porte ne suffirait-elle pas ?
— Parfois, répondis-je avec un petit sourire mélancolique, sortir par la
fenêtre est la seule aventure qu’une jeune femme puisse se permettre.
Il s’approcha plus près encore. Je vis alors la barbe naissante qui lui
couvrait le bas du visage et dus admettre qu’il était séduisant. Et même très
séduisant.
— Vous devenez plus intéressante à chaque instant, Miss Worthington.
Il m’observait avec une telle intensité que, de nouveau, je rougis et
m’inquiétai de mon aspect échevelé.
— Ainsi, poursuivit-il, vous êtes une grande aventurière ? Est-ce pour cela
que vous êtes sortie à cette heure matinale ?
— Non, rien d’aussi palpitant, répliquai-je avec un sourire. Je suis
seulement sortie pour écouter les oiseaux. Ce ne sont pas les mêmes que dans
le Lancashire.
Il me dévisageait comme si j’étais une curieuse créature qu’il venait de
découvrir sur une terre étrangère. Comment étaient mes cheveux ? Je les
repoussai en arrière, mais le vent se releva aussitôt, faisant s’envoler mes
jupons et onduler la bruyère. Je reculai d’un pas pour m’éloigner de
Mr Brandon et esquissai un geste dans la direction que je pensais être celle de
la maison.
— Je dois rentrer, bafouillai-je. Si vous voulez bien m’excuser…
— Non.
Je m’arrêtai net pour le regarder, bouche bée.
— Je vous demande pardon ?
— Non, répéta-t-il. Vous ne pouvez pas prétendre être venue jusqu’ici pour
écouter les oiseaux, puis me quitter sans satisfaire ma curiosité.
— Il n’est pourtant pas si rare d’aimer les oiseaux, répliquai-je avec un
petit rire gêné.
— Oh, non, bien sûr ! Tout le monde aime les oiseaux ! Mais vous, vous
êtes sortie dans les landes avant le lever du soleil pour les écouter chanter. Et
c’est cela, Miss Worthington, qui vous rend si fascinante.
Ses mots, son sourire, son regard… J’en étais si surprise que j’en restai
sans voix. J’avais les joues en feu.
— Vous semblez étonnée, dit-il d’une voix douce.
J’éclatai de rire. Je ne savais comment réagir.
— Je suis désolée. Je n’ai pas l’habitude que l’on trouve « fascinant » mon
intérêt pour les oiseaux.
— Tant mieux pour moi, répliqua-t-il avec un large sourire.
— Et vous, Mr Brandon, que faites-vous dehors à cette heure matinale ?
Il leva les yeux vers le ciel, où le soleil venait de se détacher de l’horizon
dans toute sa splendeur dorée.
— Je suis sorti pour explorer les lieux. Vous comprenez, c’est la première
fois que je voyage dans le nord de l’Angleterre. Et séjourner dans un tel
endroit… Pouvoir à la fois profiter de l’océan et des landes… C’est…
Son regard se posa sur moi.
— C’est formidable, ne trouvez-vous pas ? conclut-il.
Je hochai la tête. Je partageais son sentiment. Brusquement, la lumière se fit
plus intense, et je changeai d’avis sur la couleur de ses yeux : ils n’étaient pas
du vert des landes ; ils étaient du vert des arbres de chez moi. À la lumière de
l’aube, tout en lui était doré – ses cheveux, sa peau et la barbe naissante qui lui
ombrait les joues et le menton. Il était au moins aussi grand que Henry. Je me
demandai soudain comment Sylvia avait pu donner sa préférence au père sans
même accorder un regard au fils.
— Voulez-vous que nous rentrions ensemble ? proposa-t-il. Toutes ces
explorations m’ont creusé l’appétit, et j’imagine que vous aussi devez être
affamée après votre aventure.
Nous marchâmes un instant en silence. Au bout d’un moment, je
m’éclaircis la voix.
— À propos d’aventures, pourriez-vous ne parler de cela à personne ?
demandai-je. Je crains fort que certaines personnes n’approuvent pas mes
petites excursions.
Il me jeta un regard perplexe, les sourcils froncés, puis sourit.
— Je suis heureux de partager un secret avec vous, Miss Worthington. Et
maintenant, ajouta-t-il sans me laisser le temps de réfléchir à ce qu’il venait de
dire, parlez-moi de vos oiseaux.
Je le dévisageai, intriguée, le vent faisant voleter mes cheveux autour de
mon visage.
— Que voulez-vous que je vous dise ?
— Tout. Quelque chose. Qu’est-ce qui vous intéresse chez eux ?
— Leurs chants. Leurs habitudes.
Je lui jetai un regard en coin, cherchant à savoir s’il était aussi intéressé
qu’il le prétendait. Les yeux fixés sur mon visage, il semblait réellement
fasciné. On m’invitait rarement à évoquer ma passion pour les oiseaux, et
j’étais soudain très pressée de parler :
— En tant que groupe, ils sont trompeurs, car on pourrait croire que tous
les oiseaux sont similaires, mais chaque espèce est unique.
Il hocha la tête.
— Chaque chant est identifiable. Leurs appels sont bien plus complexes que
de simples gazouillements. Le chant du merle, par exemple, ressemble à ceci,
poursuivis-je avant de produire le sifflement que Henry et moi avions passé
des heures à perfectionner un jour de pluie, quelques années auparavant.
— C’était donc vous, tout à l’heure ! s’écria-t-il. N’est-ce pas ? J’ai entendu
ce sifflement résonner dans les landes.
— C’était moi, reconnus-je avec un sourire. Enfin, l’un des sifflements était
le mien. L’autre provenait… d’un véritable oiseau, je suppose, soupirai-je en
me souvenant d’à quel point j’avais été déçue en ne voyant pas Henry émerger
du brouillard.
— Et quel est votre oiseau préféré ? demanda Mr Brandon.
— Je n’en sais rien, m’esclaffai-je.
— Très bien, répliqua-t-il sans se démonter. Alors parlez-moi de l’un de
vos préférés.
Je pris le temps de réfléchir avant de répondre. Je lui aurais bien parlé de
l’alouette, mais j’avais l’impression que ce serait trahir Henry.
Bientôt, la bruyère sèche laissa la place à l’herbe verte qui entourait
Blackmoore. La brume avait presque entièrement disparu, évaporée par les
chauds rayons du soleil. Mr Brandon s’arrêta face à moi, attendant ma réponse.
Je m’arrêtai à mon tour et passai en revue les oiseaux que j’aimais.
— La grive draine, dis-je enfin.
— Pouvez-vous développer ?
Je le regardai sans comprendre.
Il esquissa un geste circulaire, comme pour m’encourager à continuer.
— Qu’est-ce qui fait que cet oiseau fait partie de vos préférés ?
Il semblait véritablement passionné. Cela me paraissait très étrange.
— Euh… eh bien… si vous voulez vraiment savoir…
— Oui.
— En observant le dos de cet oiseau, on pourrait croire que son plumage
est gris et uniforme. Toutefois, sa poitrine et son ventre sont blancs, avec des
mouchetures noires et grises qui semblent presque festives. Vous comprenez,
on commence par la prendre pour une créature respectable et ennuyeuse, mais
lorsqu’on aperçoit ces joyeuses mouchetures, on comprend qu’on s’était fait
une fausse idée. Qu’on l’avait sous-estimée. Mais ce que j’aime le plus chez la
grive draine, c’est… son audace. Elle se perche en haut des grands arbres et
chante face à la tempête. Comme pour la mettre au défi de l’effrayer. Comme si
elle tentait de prouver au monde entier qu’elle est capable de chanter plus fort
que le vent. Elle est si courageuse… Je l’admire énormément, conclus-je avec
un petit haussement d’épaules.
Je ne parvenais pas à interpréter l’expression de Mr Brandon. Il
m’observait presque de la même manière que je regardais mes oiseaux. Je me
sentis soudain transparente et croisai les bras sur ma poitrine.
— Trouvez-vous cela étrange ? demandai-je. Que je puisse admirer un
oiseau ?
— Pas du tout, répondit-il aussitôt. En fait, je commence moi-même à
développer un fort intérêt pour les oiseaux.
Une bourrasque souffla soudain de l’océan, faisant voleter sur mon visage
mes cheveux emmêlés. Je les repoussai en arrière et me retournai pour que le
vent les fasse voler derrière moi.
— En parlant de tempête…, commençai-je.
— Oui, rentrons.
Nous traversâmes la pelouse et la cour, puis passâmes la porte d’entrée du
manoir. Je traversai en hâte le grand vestibule, pressée de monter à l’étage
pour m’arranger un peu avant que quiconque me voie dans cet état. En montant
l’escalier, je pouvais lever les yeux pour admirer la fresque de la coupole. Ou
les baisser pour regarder dans le vestibule. Je choisis de les baisser.
Mr Brandon se tenait là, le regard posé sur moi. Je ne pus m’empêcher de lui
rendre son sourire.
De toute évidence, il le remarqua. Pour une raison qui m’échappait, je me
mis à rougir et me hâtai de me retourner pour dissimuler mon visage
cramoisi. Je n’eus que le temps d’apercevoir une masse floue avant de percuter
de plein fouet la personne qui se tenait derrière moi.
— Oh ! Pardonnez-moi ! m’écriai-je en attrapant la rampe pour recouvrer
l’équilibre.
Mrs Delafield recula d’un pas.
— Regardez donc où vous allez, Kitty !
— Je suis désolée. Je ne vous avais pas vue.
Mrs Delafield posa sur mon visage son regard bleu glacial, puis reporta
son attention sur mes cheveux.
— Étiez-vous dehors, Kitty ?
— Kate, lui rappelai-je, résistant à l’impulsion de remettre mes cheveux en
ordre. Et oui, j’étais dehors.
Elle leva les yeux au ciel, comme pour invoquer l’aide divine.
— L’essentiel est que vous soyez là, soupira-t-elle, il faut que je vous parle
des conduites acceptables sous mon toit.
Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule. Je
sentais qu’elle s’apprêtait à me faire la leçon, et je ne voulais pas que
Mr Brandon en soit témoin. Malheureusement, il était toujours là, les yeux
levés vers moi, et je savais que la voix de Mrs Delafield portait parfaitement à
travers tout le vestibule.
Cette dernière fit un pas en avant, suivant mon regard. Lorsqu’elle aperçut
Mr Brandon, je vis sa main se serrer convulsivement sur la rampe de
l’escalier.
— Mr Brandon, l’appela-t-elle d’une voix qui était le modèle même de la
politesse forcée. Bonjour. Avez-vous bien dormi ?
— Très bien, répondit-il en troquant son large sourire communicatif contre
un rictus courtois.
Je voulus profiter de la diversion pour m’éloigner.
— Si vous voulez bien m’excuser, Mrs Delafield…
— Kitty, me coupa-t-elle, j’aimerais vous dire un mot.
Je m’arrêtai net. Avec une terreur grandissante, je la regardai s’approcher.
Une fois à ma hauteur, elle se pencha à mon oreille et murmura :
— Êtes-vous sortie en compagnie de Mr Brandon ? Seule ? Avez-vous eu
avec lui une sorte de… rendez-vous clandestin ?
— Bien sûr que non, protestai-je, horrifiée. Nous nous sommes rencontrés
dehors par hasard, voilà tout.
— Il n’y aura pas de scandale ici, Kitty, siffla-t-elle, une menace dans les
profondeurs bleu glacier de ses yeux. Pas comme à Brighton.
— Je ne suis pas Eleanor, Mrs Delafield, répliquai-je, rouge d’embarras. Je
ne l’ai jamais été.
Je lui tournai le dos et me remis à monter les marches, affichant un calme
que j’étais loin de ressentir. Puis, avant de tourner au coin, je me laissai gagner
par la tentation de jeter un coup d’œil en arrière. Dans le vestibule,
Mrs Delafield s’approchait de Mr Brandon. Elle était presque arrivée à sa
hauteur. Ce dernier leva les yeux sur moi d’un air inquiet, puis se tourna vers
elle. Elle le prit par le bras pour lui murmurer quelques mots à l’oreille.
L’idée même de ce qu’elle pouvait lui dire à mon sujet me mit les joues en
feu. Je fis de mon mieux pour chasser de mon esprit la honte qui me rongeait
et dirigeai mes pas vers l’aile ouest. Peu m’importait ce que Mr Brandon
pensait de moi. J’allais trouver Henry, obtiendrais mes trois demandes en
mariage et partirais aussitôt pour les Indes. Là-bas, plus personne ne me
regarderait de haut. Plus personne ne m’exclurait ni ne tenterait de me
contrôler. Les Indes étaient la solution à tous mes problèmes.
Chapitre 14

IL FALLAIT QUE JE PARLE À HENRY. L’ESPOIR FAISAIT monter en moi une telle
nervosité que je ne tenais plus en place. Je devais lui parler. Je devais lui
demander s’il voulait bien m’accorder cette faveur, s’il voulait bien ouvrir la
porte de ma cage. Mais lorsque je le retrouvai dans la salle à manger quelques
minutes plus tard, je ne pus m’entretenir avec lui seul à seul. Et je n’allais
certainement pas le supplier devant tout le monde de me faire une demande en
mariage.
Une bonne moitié des invités était rassemblée dans la salle à manger pour
le petit déjeuner. La pièce résonnait du bruit des conversations et du tintement
des couverts. Je m’attardai sur le pas de la porte pour parcourir des yeux
l’assistance, cherchant où m’asseoir. De sa place en bout de table, Henry
m’adressa un regard interrogateur. Je me souvins alors de l’état dans lequel il
m’avait laissée la veille au soir, lorsque j’avais sombré dans des abysses de
désespoir, et souris pour le rassurer. Apparemment satisfait, il détourna les
yeux sans me laisser le temps de lui signifier que même si je n’étais pas au
bord des larmes, j’avais désespérément besoin de lui parler en tête à tête.
Avec une impatience grandissante, je picorais dans mon assiette en
regardant Henry converser avec Herr Spohr. Soudain, Sylvia fit son entrée et
s’assit de l’autre côté de la table. Les joues brûlantes, je me remémorai la
façon dont nous nous étions parlé la veille. Elle aussi semblait très mal à l’aise,
évitant soigneusement de croiser mon regard. Je ne savais pas vraiment
comment me comporter. Elle avait été franche au point d’être cruelle, et je
m’étonnais à moitié qu’elle ne soit pas venue s’excuser auprès de moi avant le
petit déjeuner.
Miss St Claire arriva à son tour et prit place à côté de Sylvia, puis se
pencha par-dessus Herr Spohr pour dire bonjour à Henry. Ce dernier lui sourit.
Dégoûtée, je détournai les yeux. À cet instant, Mr Brandon entra dans la pièce.
Aussitôt, son regard se posa sur moi. Je m’efforçai de le soutenir un instant
avant de baisser les yeux. J’étais certaine qu’il s’apprêtait à m’ignorer, certaine
que Mrs Delafield l’avait monté contre moi. Mais lorsque je relevai la tête, je
le vis traverser la pièce avec de longues enjambées fluides qui me rappelèrent
notre promenade dans les landes. Il s’arrêta à ma hauteur et désigna d’un geste
le siège vide à côté du mien.
— Puis-je me joindre à vous, Miss Worthington ?
Je me redressai sur ma chaise et le dévisageai, stupéfaite.
— Oui, bien sûr.
Il prit place, tira sa chaise au plus près de la mienne et se tourna vers moi,
ignorant tous les autres.
— Vous avez attaché vos cheveux, fit-il remarquer d’une voix qui était
presque un murmure.
Je passai une main sur ma nuque, embarrassée. Je savais à quel point
j’avais dû paraître sauvage dans les landes ce matin-là. Son regard glissa sur
mon visage, puis il reprit d’un air nonchalant, toujours à voix basse :
— Vous êtes très belle. Mais pas autant que ce matin dans les landes.
Rougissante, je jetai un coup d’œil furtif en direction de Henry. Ce dernier
me regardait fixement, ainsi que Sylvia.
Je m’éclaircis la voix et me retournai vers Mr Brandon. Ses yeux d’un vert
translucide se plongèrent dans les miens.
— Je ne sais que vous répondre, Mr Brandon.
— Vous me décevez, Miss Worthington.
Il m’adressa un de ses plus grands sourires, puis reporta son attention vers
l’autre côté de la table.
— Bonjour, Miss Delafield. Mr Delafield. Miss St Claire.
Quelques murmures et des regards surpris répondirent à ses salutations.
— Il me semble que nous avons prévu un pique-nique à l’abbaye en ruine,
et la journée me paraît parfaite pour cela, reprit-il en regardant les autres, les
yeux brillants d’excitation. Nous devrions tous y aller !
Quoi que Mrs Delafield ait pu lui raconter, cela n’avait pas eu sur lui l’effet
que je craignais. Je ne pus réprimer un sourire et baissai les yeux afin que
Mr Brandon ne voie pas à quel point son invitation me rendait heureuse.
— On dirait qu’il va pleuvoir, objecta Henry d’un ton cassant.
Je pivotai sur ma chaise pour regarder par la fenêtre. Le ciel était bleu et
dégagé, et toute trace de brume s’était envolée avec l’arrivée du soleil matinal.
— Vraiment ? demandai-je en me tournant vers lui, les sourcils froncés.
Il me fusilla du regard, puis baissa les yeux sur son assiette et planta
violemment sa fourchette dans un morceau de jambon.
— Je pense que ce pique-nique est une charmante idée, déclara Miss St
Claire en souriant à Henry, la tête penchée sur le côté en une vaine tentative
pour croiser son regard.
— Votre père se joindra-t-il à nous ? demanda Sylvia à Mr Brandon.
— Bien sûr ! Plus on est de fous, plus on rit ! s’écria ce dernier, dont
l’enthousiasme semblait sans limites. Qu’en pensez-vous, Henry ? Pouvez-
vous demander à votre excellente équipe de cuisiniers de nous préparer un
pique-nique ?
Henry repoussa son assiette.
— Bien sûr que je peux le leur demander, Mr Brandon.
Il posa sur moi un regard dur et accusateur.
— Du moins, si tout le monde est d’accord pour participer, ajouta-t-il.
Je haussai un sourcil.
— Pourquoi ne le serions-nous pas ? demandai-je. L’aventure me semble
amusante.
Il haussa les épaules, repoussa sa chaise et se leva.
— Alors c’est entendu, nous nous retrouverons dans l’entrée à midi,
déclara-t-il avant de nous adresser un bref signe de tête et de s’éloigner sans un
mot de plus.
Je le regardai quitter la pièce, abasourdie. Je ne comprenais pas ce qu’il
reprochait au projet de Mr Brandon. Je tentai de me rappeler s’il m’avait déjà
parlé d’une abbaye en ruine. Il avait passé des heures à me raconter des
histoires sur Blackmoore, ou plutôt à répondre à mes questions, mais je ne me
souvenais pas de l’avoir entendu mentionner une abbaye. Je me demandais bien
pourquoi.

Notre marche à travers les landes se fit dans une atmosphère


particulièrement pesante. Sylvia ne m’avait toujours pas adressé la parole
depuis notre dernière conversation. Elle se tint à l’écart durant tout le trajet,
marchant aux côtés de Mr Brandon père. Miss St Claire, quant à elle, tenait
fermement Henry par le bras et semblait bien décidée à ne jamais s’en
éloigner. Ce dernier ne paraissait pas le moins du monde s’amuser, et lui non
plus ne m’adressait pas la parole. À vrai dire, la seule personne qui semblait
avoir envie de me faire la conversation était le jeune Mr Brandon. Un rien
l’enthousiasmait : le temps qu’il faisait, le repas qui nous attendait, la
promenade, le ciel, l’océan et le moindre détail qui avait le malheur d’attirer
son attention.
Lui et moi nous trouvions au milieu du groupe ; Henry et Miss St Claire
menaient la marche, Sylvia et Mr Brandon père la refermaient. Devant nous,
des valets dirigeaient les deux poneys chargés du matériel et du pique-nique.
Un beau soleil brillait dans un ciel bleu et dégagé, mais de violentes
bourrasques faisaient s’envoler chapeaux et jupons. Nous suivions un chemin
grossier à travers la bruyère et les fougères, et je me rendis soudain compte
qu’aucun de mes deux meilleurs amis ne me parlait.
Ce n’était pas ainsi que ce séjour était censé se dérouler. Nous aurions dû
être ensemble et apprécier chaque moment, sans laisser des silences gênés ou
des étrangers s’immiscer entre nous. La frustration était telle que je sentais
monter en moi une colère noire qui me faisait haïr la vue du dos de Henry et
du bras de Miss St Claire qui s’agrippait au sien. J’abhorrais aussi le silence de
Sylvia.
Nous atteignîmes le sommet d’une petite colline au milieu des landes, et
j’aperçus enfin l’abbaye en ruine qui s’offrait à nous. Émerveillée, je m’arrêtai
pour admirer la vue. De vieux murs et des arches à demi effondrés se
dressaient dans une mer d’herbe verte, avec çà et là une tour aux fenêtres
obscurcies. La vue était charmante, à la fois sauvage et pittoresque.
Lorsque enfin je parvins à en détourner les yeux, je vis Henry qui
m’observait d’un air attentif.
— La voilà ! s’écria Mr Brandon. L’abbaye en ruine ! Venez, Miss
Worthington ! Soyons les premiers à l’explorer !
Il m’attrapa par la main et m’entraîna après lui. Sa poigne était solide et
tiède. Et la sensation était loin de me déplaire.

Des corbeaux tournoyaient en croassant dans le ciel, s’élevant et se posant


au sommet de la plus haute tour. Ils semblaient à la fois puissants et
vulnérables, leurs formes noires passant au-dessus de moi comme autant de
présages funestes. L’abbaye était splendide. J’étais irrésistiblement attirée par
ses murs éventrés, ses pierres croulantes et ses fenêtres béantes.
Après avoir exploré les ruines pendant une demi-heure, nous nous assîmes
à l’ombre d’une tour, sur une couverture où notre pique-nique fut disposé. À
cet instant, le soleil se dissimula derrière un nuage et le vent se mit à souffler,
nous faisant frissonner. Mais les bourrasques n’étaient pas les seules à
rafraîchir l’atmosphère : il y avait également le silence de Henry et les airs
accusateurs qu’il me lançait dès que j’avais le malheur de croiser son regard.
Ma seule envie était de l’entraîner à l’écart pour exiger qu’il m’explique ce
qu’il me reprochait. Je voulais aussi retrouver mon ami Henry pour lui
demander s’il voulait bien me rendre le service qui me permettrait de partir
pour les Indes.
Je grignotais un sandwich au concombre en écoutant d’une oreille distraite
Mr Brandon s’extasier sur la magnificence des ruines. Il n’avait cessé d’être à
mes côtés depuis que nous avions quitté Blackmoore. Miss St Claire, qui en
avait fait de même avec Henry, était attentive à ses moindres besoins. Elle
surveillait le contenu de son assiette, prête à devancer les domestiques pour lui
resservir des fraises ou de la limonade. Lorsqu’il parlait, elle l’écoutait en
posant sur lui un regard empli de tendresse. Ses gestes étaient fluides et
élégants, son rire mélodieux, et même la poussière semblait réticente à se
déposer sur sa robe blanche.
Elle était trop parfaite. J’aurais voulu la haïr, mais cela serait revenu à
reconnaître mes propres faiblesses plutôt qu’à condamner les siennes.
Je ne supportais plus de les regarder. Je m’époussetai les mains, me
redressai et demandai :
— Henry, pourriez-vous nous parler des contrebandiers qui sévissent ici ?
Il leva les yeux vers moi.
— Que voulez-vous que je vous en dise ?
— Ah ah ! Vous admettez donc qu’il y a des contrebandiers ! Enfin, je vous
ai eu !
Il me sourit. C’était le premier sourire qu’il m’adressait de la journée.
— Vous sautez bien trop vite aux conclusions, rétorqua-t-il enfin.
— Y a-t-il vraiment des contrebandiers dans la région ? intervint le jeune
Mr Brandon.
Un éclair de colère passa dans les yeux de Henry, et son sourire s’évanouit.
Il sembla envisager une réplique cinglante, mais Sylvia prit la parole sans lui
en laisser le temps :
— Nous entendons depuis toujours des rumeurs à ce sujet, surtout dans la
baie de Robin Hood, mais il n’y a plus de quoi s’inquiéter. Mère ne tolérerait
pas le moindre événement fâcheux à Blackmoore.
— Je l’espère ! s’écria Miss St Claire, ses yeux verts encore plus grands
que d’ordinaire.
Mr Brandon père hocha la tête et offrit à Sylvia un nouveau sandwich,
qu’elle accepta avec un sourire timide. Henry se taisait. Il continuait à fixer son
regard d’un air sombre sur le jeune Mr Brandon, qui venait de me demander si
je voulais repartir explorer les ruines. Je me levai en époussetant l’herbe sur
ma jupe.
— Cela me plairait infiniment, Mr Brandon.
Mais c’était un mensonge. Ce que j’aurais vraiment aimé, c’était que tous
ces étrangers s’en aillent et me laissent seule ici avec Henry, les ruines et les
oiseaux.

La promenade vers l’ancienne abbaye, l’exploration des ruines, le pique-


nique et le retour à Blackmoore occupèrent la plus grande partie de l’après-
midi. Et si plaisante que fût la compagnie de Mr Brandon, je passai mon temps
à regretter de ne pouvoir me trouver seule avec Henry et Sylvia. Mais pas
Henry et Sylvia tels qu’ils étaient ce jour-là : froids et distants, chacun de leur
côté. Non, je voulais retrouver mes chers amis d’enfance. Que nous était-il
arrivé ? Et comment cela avait-il pu se produire aussi vite ?
En outre, j’avais besoin de parler à Henry en privé. Il fallait qu’il me fasse
ces trois demandes en mariage. Cette journée, tout autant que la soirée de la
veille, n’avait fait que me conforter dans ma décision. Il n’y avait pas de vie
heureuse pour moi ici. Sylvia allait se marier et s’éloigner. Henry allait
épouser Miss St Claire et vivre avec elle à Blackmoore, et je ne le verrais
probablement plus jamais. Je serais condamnée à rester à la maison, seule,
prisonnière, sans la moindre perspective d’avenir. Non. C’était soit les Indes,
soit vivre dans une cage.
Malheureusement, il me fut impossible d’échanger quelques mots avec
Henry en privé. Chaque fois que j’aurais pu avoir une chance de le prendre à
part, Miss St Claire était à ses côtés, ne ratant pas une occasion de lui toucher le
bras, de lui sourire ou de se placer dans un rayon de soleil pour illuminer les
reflets cuivrés de sa chevelure. Elle était beaucoup trop jolie et, pire que tout,
elle en était parfaitement consciente.
Lorsque nous revînmes à Blackmoore, il était déjà temps de s’habiller pour
le dîner. Et celui-ci, avec une quarantaine d’invités rassemblés dans la salle à
manger, n’était pas une mince affaire. On m’avait placée à côté de Herr Spohr,
loin de Henry et Sylvia. Cela ne me dérangeait pas, car j’avais une question
très importante à lui poser.
— Herr Spohr, je pense que nous avons été victimes d’un malentendu hier
soir. Lorsque vous m’avez pris ma partition.
Attendant sa réponse, je le regardai mastiquer sa bouchée de canard rôti. Il
mâcha pendant ce qui me parut être une éternité. J’avais certainement mal
compris ses intentions la veille au soir. Les hommes du monde ne
confisquaient pas ainsi les biens des jeunes femmes. Son attitude avait été si
incongrue qu’il y avait certainement une explication.
Il avala enfin son morceau de canard, me jeta un bref regard et secoua la
tête.
— Non. Mozart n’est pas bon pour vous.
— Mais cette partition m’appartient ! Vous ne pouvez pas vous emparer
ainsi de la propriété d’autrui.
Il découpa un nouveau morceau de canard.
— C’est pour votre bien, mein kleiner Vogel. Croyez-moi.
Perdue, je secouai la tête. J’aurais dû lui en tenir rigueur, mais je me sentais
étrangement désarmée devant l’irrésistible combinaison de ses cheveux en
bataille, de son accent allemand et du petit nom qu’il venait de me donner :
« mon petit oiseau ». En outre, je ne pouvais m’empêcher de l’admirer. Après
tout, j’avais devant moi un véritable compositeur. Un musicien professionnel.
J’avais pour lui un immense respect, en dépit de ses méthodes peu orthodoxes
consistant à priver les jeunes musiciens de leurs génies musicaux.
— Connaissez-vous Faust, Miss Worthington ?
Je me redressai sur ma chaise.
— Pardon ?
— Faust, répéta-t-il en me sondant de son regard d’un bleu profond.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Instinctivement, je me tournai vers
l’autre bout de la salle, où Henry était assis en bout de table, Miss St Claire à sa
droite. Je ne pus m’empêcher d’apprécier la grâce désinvolte avec laquelle il
occupait cette place d’autorité, puis détournai les yeux. Je ne voulais pas
repenser au jour où j’avais entendu parler de Faust pour la première fois.
— Oui, un peu, répondis-je enfin.
— Qu’en savez-vous ? demanda Herr Spohr, qui avait posé sa fourchette
pour m’observer avec l’attention minutieuse d’un tuteur pour son élève.
— Faust était un homme brillant, mais il avait le défaut d’en vouloir
toujours plus. Il passa un marché avec le diable – Méphistophélès. Il lui offrit
son âme en échange d’une plus grande sagesse, de plus grandes faveurs, de
plus grands talents.
— Et à la fin ?
J’avalai ma salive.
— À la fin, il perd son âme.
Herr Spohr hocha vivement la tête. Ses cheveux suivirent le mouvement.
— Oui, Fräulein. C’est bien. Vous connaissez les choses importantes :
l’ambition, l’avidité, l’impatience. Ce désir insatiable d’en avoir plus. J’ai écrit
un opéra sur lui, poursuivit-il en passant une main dans ses cheveux. Sur Faust.
Il reprit sa fourchette pour découper un autre morceau de viande. Je le
regardai faire, attendant la suite. Il mastiqua avec application, puis but une
longue gorgée de vin.
— Mais quel rapport entre Faust et Mozart ? demandai-je enfin,
impatientée.
— Non, non, répondit-il. Faust n’a rien à voir avec Mozart.
Puis son regard se posa sur moi, lourd de sens.
— Tout comme vous n’avez rien à voir avec Mozart.
Il se retourna vers son assiette, mettant clairement fin à la conversation. Me
laissant seule avec mes questions.

Après le dîner, la foule des invités s’installa au salon pour assister à un


court récital de Herr et Frau Spohr – un duo de harpe et de violon, composé
par Herr Spohr en personne. Ensuite, Mr Brandon vint me trouver pour me
demander d’être sa partenaire lors d’une partie de whist contre son père et
Sylvia. Mon esprit n’était pas au jeu. Je ne pensais qu’aux Indes et à Henry.
Mais chaque fois que je l’apercevais, il était occupé avec l’un ou l’autre des
invités. La moitié du temps, Miss St Claire se tenait à ses côtés. Pour couronner
le tout, je surprenais régulièrement le regard de Mrs Delafield posé sur moi.
Elle devait s’imaginer que j’allais répéter mes erreurs de la veille, lorsque
j’avais tenté de flirter. Je me sentais épiée, malheureuse et frustrée. Puis je ne
vis plus Henry. Mon idée de lui demander son aide semblait vouée à l’échec. Je
ne pouvais supporter de rester dans ce salon une minute de plus.
Ma déception m’accompagna jusqu’au deuxième étage quand tous les
invités se séparèrent pour la nuit. J’avais passé la journée à poursuivre un seul
but : avoir une conversation privée avec Henry. À présent, il était l’heure de se
coucher et un nouveau jour était passé sans que mon projet d’évasion n’ait
avancé.
Alice m’attendait dans ma chambre, mais je n’étais pas prête à me mettre au
lit. J’avais une dernière chose à accomplir.
— Si quelqu’un voulait sortir de nuit sans être vu, comment s’y prendrait-
il ? lui demandai-je.
Elle sembla inquiète.
— Vous ne songez pas à aller dehors, mademoiselle ! Pas de nuit !
Sa phrase avait sonné comme une affirmation plus que comme une
question.
— Peut-être bien que si. Pourquoi pas ?
— Ah, non, mademoiselle, vous ne pouvez pas ! répondit-elle, une lueur
d’effroi dans le regard. Ici, pas une âme ne s’aventure dehors la nuit. Tout le
monde a peur du fantôme de Linger. Vous avez bien dû entendre parler du
fantôme de Linger, mademoiselle, ajouta-t-elle en se penchant vers moi.
Je secouai la tête. Je ne croyais plus aux histoires de fantômes. Et Alice, à
son âge, ne devrait pas y croire non plus.
— Il parcourt les landes la nuit à dos de cheval, mademoiselle, surtout les
nuits de pleine lune. Si vous l’apercevez, vous devez courir vous mettre à
l’abri. Mais si vous vous trouvez dans les landes, avec nulle part où vous
cacher…
À l’aide de ses mains, elle se serra la gorge, comme pour étrangler l’idée
même d’une rencontre surnaturelle, la nuit, dans les landes.
Malgré moi, je fus saisie d’un frisson et reculai d’un pas.
— Je ne crois pas aux fantômes, dis-je.
— Vous n’avez pas besoin de croire en une chose pour qu’elle soit réelle,
mademoiselle, répliqua-t-elle à voix basse.
Un long moment, nous nous jaugeâmes du regard, ni l’une ni l’autre ne
voulant capituler. Enfin, je poussai un soupir.
— Tout ce que je veux, c’est aller sur la plage. J’ai promis à mon frère de
lui rapporter un coquillage ramassé à la lumière de la lune. Je n’ai pas
l’intention de me promener dans les landes.
— La plage ? De nuit ? s’écria-t-elle d’une voix rauque. Non, non ! Ce n’est
pas une bonne idée. Vous ne devez pas, mademoiselle. Vous ne devez jamais
aller sur la plage la nuit.
Je serrai les poings, ma frustration se muant soudain en colère.
— Mais je veux aller sur la plage et y trouver un coquillage pour mon
frère ! Ce n’est tout de même pas trop demander ?
— Je ne peux pas vous aider, mademoiselle. Je suis navrée.
Elle baissa la tête dans une telle attitude d’humilité que je fus incapable de
lui en vouloir.
Je m’assis sur mon lit et poussai un soupir, profondément abattue.
— Vous pouvez disposer, Alice.
— Voulez-vous que je vous aide à vous déshabiller ?
— Non. Merci.
Aussitôt, elle ouvrit la porte et se hâta de disparaître dans le couloir. Une
fois seule, je posai les yeux sur la porte close. Puis sur la fenêtre fermée. Je
sentais l’impatience me gagner. Il fallait que je quitte cette pièce.
Chapitre 15

APRÈS LE DÉPART D’ALICE, J’ATTENDIS, LES YEUX FIXÉS sur l’horloge de la


cheminée, que dix minutes se soient écoulées. Puis je m’enroulai dans ma cape,
saisis une chandelle, ouvris doucement la porte et m’aventurai une fois encore
dans les sombres couloirs de Blackmoore.
Finalement, je n’avais pas besoin de l’aide d’Alice pour me glisser dehors
sans me faire remarquer. Je découvris un escalier de service, que je descendis
sur la pointe des pieds. Je ne croisai personne. À présent, il ne s’agissait plus
que de trouver une fenêtre. Une porte ne conviendrait pas. Pour ce genre
d’évasion, une fenêtre était nécessaire. La seule chose que je n’avais pas
prévue, c’était les rosiers plantés en dessous. Lorsque je me laissai tomber
depuis l’appui de fenêtre, une épine m’érafla la main.
Tout en la secouant pour apaiser la douleur, je me glissai au coin de la
maison pour me trouver face à l’océan. Là, je pris une grande inspiration,
fermai les yeux et me laissai envahir par le bruissement des vagues et la
fraîcheur de l’air. En quelques instants, je fus libérée de cette impatience, de
cette nervosité, qui m’avait rongée de l’intérieur et poussée à chercher un
moyen de descendre sur la plage.
Le manoir était perché au sommet d’une falaise abrupte, mais il y avait
sûrement quelque part un accès à la plage. Je remerciai le ciel que la lune,
presque pleine, soit assez brillante pour éclairer ma route. Lorsque je
découvris les marches escarpées creusées dans la falaise, je ne m’arrêtai pas
une seconde pour réfléchir. C’était cela qui faisait les aventures : l’exaltation
du saut dans le vide, l’euphorie de l’atterrissage. C’était ce dont mon âme avait
besoin en cette nuit de frustrations et de rêves mis en cage.
Je comptai deux cent soixante-seize marches de pierre avant que mes pieds
ne touchent le sable. Alors, les jambes flageolantes, je pris le temps de me
remettre de mes efforts et de m’imprégner de la vue qui s’offrait à moi.
La lumière de la lune faisait scintiller un ruban argenté à la surface de
l’eau. Un vent froid soufflait de la mer, et je m’emmitouflai un peu plus dans
les plis de ma cape. Je regardai à droite, puis à gauche, et aperçus au loin les
lueurs de la baie de Robin Hood. Tout était paisible. Je me demandais bien
contre quels dangers Alice avait cru devoir me mettre en garde. Je
m’accroupis au bord de l’eau. Des vaguelettes s’enroulaient sur le sable,
glaciales et écumeuses. Je fis traîner mes doigts dans le sable humide dans le
but de récupérer une poignée de petits coquillages, puis les enfermai dans mon
poing, plongeai la main dans l’eau et la secouai pour rincer le sable.
Lorsque je sentis mes doigts s’engourdir, je me relevai en glissant les
coquillages dans la poche de ma cape.
Je levai alors la tête pour observer la lune, les étoiles et cet océan qui
semblait s’étendre à l’infini. Ces mêmes eaux pouvaient m’emporter vers les
Indes. Loin de tous mes ennuis. Sans ce maudit marché passé avec ma mère,
j’aurais pu…
Soudain, un bruit d’éclaboussure attira mon attention. Je fis un pas en avant,
puis en arrière. Il y avait quelque chose dans l’eau. Juste devant moi. Qui
s’approchait. Une créature assez massive pour avoir fait ce bruit. C’était trop
gros pour un poisson. Un dauphin ? Ou alors un requin ? Quoi d’autre pouvait
bien s’approcher ainsi de moi ?
Je songeai à la peur que j’avais lue dans les yeux d’Alice et me demandai
un bref instant si je ne l’avais pas mal jugée. Un véritable danger se dissimulait
peut-être dans ces eaux. Quelque chose dont il fallait vraiment avoir peur.
Quelque chose…
La chose cessa de produire des éclaboussures et émergea dans un rayon de
lune.
Le fantôme de Linger.
Mon cœur cognait dans ma poitrine. La pâle silhouette s’avança vers moi.
Je fis un pas en arrière, puis deux. Un hurlement me montait aux lèvres. Puis,
soudain, une étrange idée me vint.
Je m’arrêtai, examinant la silhouette qui se mouvait dans la lumière de la
lune, et pris mon courage à deux mains.
— Bonsoir ! m’écriai-je.
Je me sentais infiniment stupide. Il s’agissait certainement d’un homme, et
j’ignorais ce qu’il convenait de dire en de telles circonstances.
Le spectre – l’homme – s’immobilisa et sembla scruter la pénombre.
— Kate ? Est-ce vous ?
J’en restai bouche bée.
— Henry ?
— Oui.
Il s’approcha encore. Prise de panique, je me mis à bafouiller :
— Euh… êtes-vous… euh… habillé ?
Un bref silence suivit ma question.
— Non, s’esclaffa-t-il enfin.
Rougissante, je tournai le dos à la mer et criai :
— Il faut que je vous parle. Pouvez-vous… sortir ? Et enfiler des
vêtements ?
J’attendis, les joues en feu, tandis qu’un nouveau petit rire parvenait à mes
oreilles. Puis je perçus un léger bruit d’éclaboussures et l’imaginai en train de
sortir de l’eau et de marcher sur le sable. Ou plutôt, je fis de mon mieux pour
ne pas l’imaginer en train de marcher sur le sable en tenue d’Adam. Les
secondes s’étiraient, si longues que je crus mourir d’embarras. Je commençais
à perdre mon calme et à douter du bien-fondé de mon idée.
Puis des pas légers s’approchèrent.
— Vous pouvez vous retourner, fit la voix de Henry.
Je m’exécutai, mais je n’étais pas tout à fait prête à la vue qui s’offrit à moi.
J’ouvris la bouche, mais aucun son n’en sortit. Henry avait enfilé un pantalon,
qu’il portait bas sur les hanches… et c’était tout. Des gouttes d’eau ruisselaient
encore sur sa peau lisse. La lumière de la lune se reflétait sur son torse et ses
épaules nus. Il était plus athlétique que j’aurais jamais osé l’imaginer, avec des
muscles minces et bien dessinés. Et il se tenait là, devant moi, sans gêne
aucune, comme si ressembler à un dieu grec était une chose toute naturelle
pour lui.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en passant une main dans ses cheveux
mouillés.
J’ordonnai à ma bouche de se refermer, puis m’efforçai avec peine
d’avaler ma salive. Toute pensée rationnelle m’avait abandonnée. J’étais
incapable de détacher les yeux de ses épaules, de son torse, de son…
— Kate ?
Je m’obligeai à regarder son visage, mais ce n’était guère mieux, avec ses
yeux noirs comme la nuit et ses lèvres…
— Avez-vous… une chemise ? demandai-je en apercevant un petit paquet
blanc serré dans son poing. Vous devriez la mettre.
Je parlais beaucoup trop vite, et d’une voix enrouée.
Henry ricana. Un rire grave et sensuel.
— Pourquoi ? Ma tenue vous dérange-t-elle ? demanda-t-il avec un sourire
malicieux.
Je me sentis rougir avec plus de vigueur.
— Non. Je me disais seulement que vous deviez avoir froid. L’eau n’est-
elle pas glaciale ?
Je parlais toujours trop vite, mais je ne pouvais m’en empêcher.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, répliqua-t-il sans même feindre
d’enfiler sa chemise.
Au contraire, il posa les mains sur les hanches, ce qui ne fit qu’attirer mon
attention sur son pantalon, qu’il portait vraiment très bas.
— Que faites-vous là-dehors ? demanda-t-il.
Je concentrai toute mon attention sur son visage, me maudissant de me
laisser distraire si aisément.
— Je cherchais un coquillage. Pour Oliver. Mais je suis heureuse de vous
trouver ici. J’espérais pouvoir vous parler. Seul à seul.
— Pourquoi ?
— J’ai besoin de vous.
Henry haussa les sourcils. Aussitôt, je compris que mes mots laissaient
place à bien trop d’interprétations.
— J’ai besoin de votre aide, me hâtai-je de préciser.
Il croisa les bras, mais cela ne fit que rendre les choses plus difficiles.
J’étais à présent incapable d’ignorer le galbe parfait de ses muscles. Il fallait
vraiment que je cesse d’y songer.
— Quelqu’un est-il au courant que vous êtes là ? demanda-t-il.
— Non, je suis sortie en cachette.
Je m’attendais à le voir sourire. Je fus déçue. Il semblait plus sévère encore
qu’auparavant.
Il poussa un soupir excédé, ce qui fit tomber des gouttes d’eau de ses
cheveux. Je m’attendais presque à recevoir un sermon sur mon habitude de
sortir par les fenêtres, mais il se contenta de me demander :
— Et Mr Brandon ?
Je le dévisageai, perplexe. Je ne comprenais pas la dureté de son
expression. Je ne comprenais pas sa colère.
— Quoi, Mr Brandon ?
— Que sait-il ?
Plus confuse que jamais, je secouai la tête.
— Je ne comprends pas.
Il s’approcha plus près de moi. Si près que je pouvais sentir l’odeur de
l’océan sur sa peau. Mon cœur s’emballa. La lumière de la lune lui rendait
toutes sortes d’honneurs, le nimbant d’un halo de nuit et d’argent, d’ombre et
de force.
— Lui avez-vous avoué ce que vous m’avez répété cent fois ? demanda-t-il
d’une voix sourde où la colère se mêlait à une autre émotion que je ne sus
identifier. Lui avez-vous dit que vous n’avez pas la moindre intention de vous
marier ?
Je clignai des yeux, cherchant mes mots, mais demeurai muette de stupeur.
Une émotion si forte se dégageait de lui que je crus sentir l’onde de choc me
frapper de plein fouet. Je fis un pas en arrière.
— Je n’ai pas vu la nécessité de lui en parler, répondis-je.
Cette seule pensée me semblait présomptueuse.
— Pourquoi ?
Je levai les mains au ciel, ne sachant que répondre.
— Je n’ai rien fait pour encourager son affection, dis-je enfin.
Il serra les mâchoires et secoua la tête, un air de reproche dans ses yeux
sombres.
— Un homme n’a pas besoin d’encouragements pour perdre son cœur.
Le mien battait la chamade. Je pris une inspiration frémissante. Rien ne se
passait comme prévu.
— Je ne suis pas venue ici pour parler de Mr Brandon. C’est inutile, nous
ne tomberons jamais d’accord.
Il détourna les yeux.
Je tentai un sourire, désireuse d’alléger l’atmosphère.
— Et donc… vous aimez nager dans l’océan. Seul. La nuit.
Un instant, je contemplai les vagues qui grondaient derrière lui.
— Cela me semble bien dangereux, poursuivis-je. Est-ce une habitude que
vous avez lorsque vous séjournez ici ?
Un demi-sourire lui étira les lèvres.
— Pas exactement, répondit-il.
Il prit sa chemise à deux mains et la secoua avant de l’enfiler par la tête. Je
ne regardai pas les mouvements de ses muscles. Du moins, je fis tout mon
possible pour m’en empêcher.
— Alors pourquoi ce soir ? demandai-je.
— J’avais besoin d’oser quelque chose d’audacieux, répondit-il avec un
nouveau demi-sourire. Voilà tout.
Je ne pouvais reprocher à Henry sa réponse cryptique : il y avait quelque
chose entre nous, qui nous séparait ; des secrets que nous taisions l’un à l’autre.
Et j’en étais tout aussi coupable que lui. Seulement, étant donné cette nouvelle
tension, je me demandais si mon plan était toujours envisageable.
— Alors, Miss Kate, de quoi aviez-vous besoin ?
Son ton était devenu plus léger, plus taquin. Sa colère semblait évanouie –
ou du moins bien dissimulée. Mon ami Henry était de retour.
Reprenant espoir, je répondis très vite avant de perdre courage :
— J’ai besoin que vous me demandiez en mariage.
Chapitre 16

HENRY PARUT ABASOURDI. IL ME DÉVISAGEAIT, COMPLÈTEMENT immobile, et je


me sentis soudain comme la pire des imbéciles.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, ajoutai-je à la hâte, les joues en feu.
Avant de partir pour Blackmoore, j’ai conclu un marché avec maman. Elle m’a
promis que si je parvenais à refuser trois demandes en mariage au cours de
mon séjour ici, elle cesserait de vouloir me marier et me permettrait de partir
pour les Indes. Je sais que j’ai été folle d’accepter, mais j’étais désespérée. Et
hier soir, Sylvia m’a fait comprendre à quel point j’étais stupide d’avoir cru
que je trouverais ici trois hommes pour me demander en mariage.
Je vis briller dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à une étincelle de
colère. Il ouvrit la bouche pour parler, mais je levai la main pour l’arrêter :
— Laissez-moi terminer. Hier soir, vous m’avez dit qu’il ne fallait jamais
se limiter à une unique option. Et ce matin, j’ai découvert ma deuxième
option ! Je me suis souvenue que maman et moi étions tombées d’accord sur
trois « demandes en mariage », et non pas sur trois « hommes », et vous
m’avez dit que si un jour j’avais besoin d’être sauvée, vous…
J’avalai ma salive et achevai à voix basse :
— Vous me sauveriez.
L’expression que je lus sur le visage de Henry mit fin à mes espoirs
fraîchement ressuscités. Il était à la fois sévère et maussade, avec cette éternelle
colère sous-jacente qui menaçait de faire irruption.
— Vous voulez que je vous demande en mariage, dit-il lentement. Trois
fois.
Je hochai la tête.
— Vous avez conscience de ma position actuelle, n’est-ce pas ? poursuivit-
il. Je suis ici pour demander la main de Miss St Claire. Je ne peux pas avoir
l’air de vous faire également la cour.
Je rougis. J’étais si embarrassée que je faillis renoncer. Il me fallut me
rappeler à quel point ce voyage comptait pour moi afin de trouver la force de
poursuivre :
— Je ne vous demande pas de me faire la cour, Henry.
Il s’approcha un peu plus près pour me regarder au fond des yeux.
— Alors que voulez-vous de moi ? souffla-t-il.
Je répondis précipitamment, sans prendre le temps de respirer, désireuse
d’en finir au plus vite avec cette situation :
— Il me faut seulement mes trois demandes. Je vous promets que je vous
dirai « non ». Immédiatement. Sans équivoque.
Un petit sourire sardonique passa sur ses lèvres.
— Le contraire m’aurait étonné.
— Alors, le ferez-vous ?
Il inspira profondément et détourna les yeux. Il semblait pris dans un tel
dilemme que j’en eus presque de la peine pour lui. Mais quel que fût son
combat intérieur, son tourment ne pouvait être plus terrible que le mien. Sa
réticence à me voir partir pour les Indes ne pouvait lui être aussi douloureuse
que mon besoin de m’en aller.
Enfin, il répondit :
— C’est une chose difficile que vous me demandez… Mais si tel est le
désir de votre cœur…
— Ça l’est. Ça l’est vraiment, Henry.
Je pressai les mains l’une contre l’autre, à la fois si impatiente et si terrifiée
que c’en était douloureux.
— S’il vous plaît. S’il vous plaît, faites-le pour moi.
Il semblait déchiré. Sans réfléchir, je l’attrapai par le bras.
— Je vous paierai.
— Pardon ? s’écria-t-il en écarquillant les yeux.
J’étais là, désespérée, accrochée à sa manche, à lui offrir de le payer pour
une demande en mariage. Ou trois. S’il y avait eu un témoin à cette scène, il
aurait cru que je faisais précisément ce que je m’étais juré de ne jamais faire –
supplier, marchander et voler au nom du mariage.
Mais dans ma situation, il y avait une différence essentielle : cette histoire
ne s’achèverait pas par des fiançailles. C’était Henry. S’il y avait une personne
au monde à qui je pouvais demander un tel service, c’était bien lui. Jamais il ne
se méprendrait sur mes intentions. Et soudain, saisie d’un doute, je songeai à
Eleanor et à ce que Henry savait d’elle.
— Henry, repris-je en tirant sur sa manche comme pour tirer sur les
ficelles de sa volonté. Je vous promets que je ne suis pas en train de vous jouer
un tour. Je refuserai chacune de vos trois demandes, et personne n’en saura
rien. Ce sera sans conséquence pour vous. Je vous le jure. Je ne cherche pas à
vous piéger. Vous n’aurez pas à en souffrir. Vous pouvez en être sûr.
Un léger bruit s’échappa de ses lèvres – un petit rire sans joie.
— Vous allez me repousser. Je n’aurai pas à en souffrir. Voilà ce que vous
me promettez.
— Oui.
— Et comment comptez-vous me payer ? demanda-t-il d’une voix soudain
plus assurée, comme s’il venait de se décider à prendre la situation en main.
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Je relâchai sa manche. Comment
comptais-je le payer ? J’avais parlé sans réfléchir. Je n’avais pas d’argent.
J’ignorais ce dont il pouvait avoir besoin. Mais je devais lui donner une
réponse avant qu’il ne change d’avis. Perdue, je finis par lâcher :
— Je vous donnerai ce que vous voudrez.
Je regrettai aussitôt mes paroles. Mais sans me laisser le temps de revenir
sur ce que j’avais dit, Henry déclara :
— Alors j’accepte.
J’en restai sans voix. Un instant, j’hésitai entre le soulagement à la pensée
qu’il allait m’aider et le malaise à l’idée de ce qu’il me demanderait en retour.
Puis je me souvins qu’il s’agissait de Henry. Un homme bon. Il n’exigerait rien
que je ne voudrais pas lui donner. J’en étais sûre.
Je lui tendis ma main droite. Henry la regarda, confus.
— C’est ainsi que font les hommes d’affaires, expliquai-je. Ils se serrent la
main pour conclure un marché.
Henry prit ma main dans la sienne, la tenant avec précaution comme s’il ne
l’avait jamais fait auparavant, la caressant doucement du bout du pouce. Il
aurait aussi bien pu toucher mon cœur, à en juger par les mouvements
convulsifs de ce dernier. Je dus me raisonner pour ne pas arracher ma main à
son étreinte. J’étais terrifiée à l’idée qu’il sente mon pouls s’accélérer.
Son pouce passa sur l’éraflure qui courait juste en dessous de mon poignet.
— Elle est récente, murmura-t-il. Que vous est-il arrivé ?
— Le… euh… les rosiers. Sous la fenêtre par laquelle je suis sortie.
Il leva les yeux pour me regarder, un sourire amusé aux lèvres.
— J’aurais dû m’en douter.
Sur ces mots, il me serra fermement la main.
— Voilà, déclara-t-il. Le marché est conclu.
Il souriait toujours, mais je sentais une douleur derrière son sourire –
comme si, à cet instant, quelque chose l’attristait.
— Eh bien ? fis-je en désignant d’un geste l’espace libre devant moi. Allez-
y.
— Quoi ? Maintenant ?
— Oui. Bien sûr.
— Non, il se fait tard. Venez. Rentrons.
Je le suivis avec réticence tandis qu’il remontait la plage en direction des
marches taillées dans la falaise.
— Mais ce sera facile, protestai-je. Et rapide. Il vous suffit de prononcer les
mots.
Il se retourna, puis revint vers moi à longues enjambées tranquilles.
Lorsqu’il arriva à ma hauteur, il s’arrêta si près de moi que je crus sentir sa
chaleur. Il me regarda dans les yeux. La lune brillait au-dessus de nous, les
vagues de l’océan léchaient le sable derrière moi. Son seul regard fit taire mes
protestations, et sa voix, lorsqu’il parla, était douce mais ferme :
— Non. Vous ne me dicterez pas où et quand faire mes demandes. Cela doit
faire partie de notre accord.
Il m’observait, les lèvres serrées, les mâchoires tendues. Les yeux levés
vers lui, muette, je me demandais d’où provenait cette facette de sa
personnalité – ce Henry qui nageait la nuit dans l’océan et avait une telle force
de volonté dans le regard.
Soudain, je me demandai ce qui venait de se passer entre nous, et quelle
frontière nous venions de franchir.
— Très bien, capitulai-je en le suivant vers les marches de pierre qui
grimpaient le long de la falaise.
Il tendit la main derrière lui. Je l’attrapai, le laissant m’entraîner à sa suite
dès que mes jambes commençaient à faiblir, et ce jusqu’au sommet.
Chapitre 17

ALICE NE DISSIMULA PAS SON MÉCONTENTEMENT lorsque je la sonnai le


lendemain matin. Je ne pus déterminer ce qu’elle désapprouvait le plus : mon
escapade de la veille ou le fait que je ne l’aie pas fait mander à mon retour. Elle
grommela des mots indistincts à la vue du sable qui recouvrait mes bottes et
l’ourlet de ma robe, et lorsqu’elle découvrit la poignée de coquillages dans la
poche de ma cape, elle me jeta un regard noir et déclara :
— C’était la dernière fois, mademoiselle. Ne faites plus jamais cela.
Surtout pas par une nuit de pleine lune.
Je me retournai sur l’appui de fenêtre, où je m’étais installée pour écouter
les oiseaux, et demandai :
— Pourquoi pas les nuits de pleine lune ?
— Parce qu’il y a des contrebandiers sur les plages, mademoiselle !
s’écria-t-elle, l’air complètement exaspéré. Surtout lorsque la lune est pleine.
Je descendis de mon perchoir, si excitée que je faillis tomber par terre.
— Il y a donc vraiment de la contrebande ici ?
Aussitôt, elle sembla regretter ses paroles. Elle fit un pas en arrière, mes
bottes à la main, marmonna qu’elle devait nettoyer tout ce sable et courut vers
la porte. Ah, si seulement j’avais su maîtriser ma curiosité ! Elle aurait pu me
révéler les secrets de la baie de Robin Hood ! Mais avec un peu de chance et de
patience, je parviendrais à l’interroger de nouveau.
Malheureusement, la patience n’était pas ma vertu première. Cette faiblesse
ne me fut jamais aussi pénible que ce jour-là, alors que j’attendais fébrilement
que Henry me fasse sa demande. Fidèle à ma parole, je ne le pressai pas. Mais
Mrs Delafield me jetait des regards noirs chaque fois que ses yeux se posaient
sur moi, et Sylvia ne m’avait toujours pas adressé la parole depuis le soir où
j’avais flirté avec son Mr Brandon. Voir Miss St Claire pendue au bras de
Henry me rendait physiquement malade. Je devais m’en aller. Au plus vite.
Au cours du petit déjeuner, Miss St Claire fit part à Henry de sa déception à
voir la journée s’annoncer grise et pluvieuse alors qu’elle voulait tant explorer
la baie de Robin Hood. Je les regardais en silence, laissant Mr Brandon me
parler des oiseaux qu’il avait entendus dans les landes ce matin-là. Je n’avais
aucune envie de partager avec lui ma passion pour l’ornithologie.
Pas une fois Henry ne me regarda en face durant le petit déjeuner. Dans un
bref moment de panique, je me demandai même si je n’avais pas rêvé les
événements de la veille. Ou s’il n’avait pas changé d’avis. Mais lorsque je me
levai pour quitter la pièce après m’être excusée auprès de Mr Brandon, je
m’aperçus que Henry s’était levé en même temps que moi. Alors que je
m’éloignais vers la porte, je l’entendis m’appeler à voix basse. Je me
retournai, me demandant ce qu’il complotait.
— Vous avez laissé tomber ceci, me dit-il en me tendant un mouchoir qui
ne m’appartenait pas.
Je le remerciai néanmoins, et il repartit s’asseoir à table. Sous le regard
curieux de Miss St Claire, je glissai le mouchoir dans ma poche et
m’empressai de sortir de la salle à manger. Je pris le temps de me perdre dans
les couloirs avant de me glisser dans la première pièce vide que je trouvai : la
bibliothèque, déserte à cette heure matinale. Tournant le dos à la porte, je
dépliai prudemment le mouchoir. On y avait glissé un petit morceau de papier,
lui-même plié en deux. En l’ouvrant, je reconnus l’écriture élégante de Henry :

Retrouvez-moi à minuit à l’entrée du passage secret.

Toute la journée, je fouillai la moindre pièce, le moindre couloir de


Blackmoore, à la recherche du moindre signe pouvant indiquer un passage
secret. La bâtisse était immense. Dans l’après-midi, alors que je parcourais
l’aile est, je croisai Henry. Ce dernier s’arrêta le temps de me demander :
— Alors, l’avez-vous trouvé ?
— Non ! murmurai-je. Pourquoi ne pas me dire où il est, tout simplement ?
Il secoua la tête, têtu comme toujours, avec aux lèvres un sourire empli de
malice.
— Vous m’avez tant interrogé à ce sujet depuis des années… À présent,
Kate, vous devez le trouver vous-même.
Il commença à s’éloigner. Désespérée, je m’écriai :
— Donnez-moi au moins un indice !
Il ne daigna pas s’arrêter. Mais alors que j’étais persuadée qu’il n’allait pas
me venir en aide, juste avant de disparaître au coin du couloir, il se retourna
pour crier :
— L’entrée se trouve derrière un tableau.

Il y avait des centaines de tableaux à Blackmoore. Je fouillai toutes les


pièces et tous les couloirs des deux étages des ailes est et ouest. De toute
évidence, les chambres de l’aile ouest étaient à l’abandon depuis des lustres,
car les meubles étaient couverts de draps, et on voyait de la poussière en
suspension dans l’air. Je n’eus pas la témérité d’entrer dans les chambres de
l’aile est. Henry ne m’aurait sûrement pas lancée dans une quête nécessitant de
m’introduire dans les quartiers privés des autres invités. Enfin, après des
heures d’explorations infructueuses, je conclus que les étages ne dissimulaient
pas le moindre passage secret.
Puis ce fut l’heure du dîner, et je dus me hâter de me changer et de me faire
coiffer par Alice pour être présentable. Le repas dura bien trop longtemps à
mon goût, d’autant plus que grâce au plan de table de Mrs Delafield, je n’étais
assise à côté de personne d’intéressant. Lorsque enfin les dames quittèrent la
salle à manger, je m’arrangeai pour traîner. Et quand tout le monde tourna à
droite pour s’installer dans le salon, je bifurquai à gauche et me dissimulai
derrière la porte de la bibliothèque. Je n’avais pas encore eu l’occasion
d’explorer le rez-de-chaussée, et la pièce recélait une quantité impressionnante
de peintures.
La bibliothèque, cependant, s’avéra être une déception, tout comme les
corridors et le grand vestibule. Finalement, il n’y eut plus qu’une seule pièce à
visiter : la seconde salle de musique. La pièce à l’oiseau.
J’y dénichai un tableau suspendu à un mur couvert de boiseries sombres. Je
l’examinai, stupéfaite de ne pas l’avoir encore remarqué. L’oiseau et le
pianoforte avaient dû accaparer toute mon attention pour que je néglige une
telle œuvre d’art.
C’était une représentation d’Icare. Je le reconnus immédiatement. Son père
testait les ailes qu’il avait créées pour lui et désignait le ciel d’un air
désapprobateur, comme pour prévenir Icare de ne pas voler trop haut.
L’exécution était splendide – il s’agissait, semblait-il, d’un original de Van
Dyck.
Je caressai le cadre et me sentis sereine pour la première fois de la journée.
Puis le pan de mur tout entier pivota vers moi, révélant son secret.
Chapitre 18

DIX MINUTES AVANT MINUIT, JE ME GLISSAI HORS DE MA chambre, une


chandelle à la main. J’empruntai l’escalier de service pour descendre au rez-
de-chaussée et courus à la salle de musique. Elle était déserte et plongée dans la
pénombre. L’oiseau, quant à lui, se tenait immobile dans sa cage. Je m’assis sur
le banc du piano et tendis l’oreille, attentive, à l’écoute du moindre bruit de
pas. Enfin, alors que mon cœur commençait à s’emballer de peur qu’il ne
vienne pas, la porte s’ouvrit en silence et Henry pénétra dans la pièce.
— Vous l’avez trouvé, dit-il à voix basse, silencieux à l’image de cette nuit
sombre et calme.
— Bien sûr, répliquai-je, incapable de dissimuler la fierté dans ma voix.
Je me levai. Je ne voyais pas grand-chose de Henry à la faible lueur de sa
bougie hormis la masse de ses cheveux sombres, l’éclair de son sourire et son
regard brillant d’excitation.
— Nous n’aurons pas besoin de la chandelle, déclara-t-il en levant une
lanterne sourde.
Je le suivis vers le tableau d’Icare et le regardai glisser la main derrière le
cadre pour actionner l’interrupteur que j’avais déclenché par accident un peu
plus tôt.
Le mur pivota, révélant l’entrée obscure qu’il recélait. Henry leva sa
lanterne, dont il ouvrit un volet pour libérer un rayon de lumière. Puis, un
grand sourire aux lèvres, il me précéda dans le noir.
Je n’avais pas encore exploré le passage, craignant de me salir et de devoir
expliquer mon apparence à l’un ou l’autre des invités, ou pis, à Mrs Delafield.
À présent, toutefois, je suivis sans hésiter Henry et la lumière qu’il transportait,
me baissant quand il se baissait, tournant quand il tournait. Nous descendîmes
un escalier en colimaçon pendant ce qui me sembla être une éternité. J’oubliai
de compter les marches, mais j’estimai qu’il devait y en avoir à peu près autant
que pour l’escalier de la falaise. Au cours de la descente, je sentis les murs de
pierre se changer en parois de terre.
Nous nous trouvions à présent dans un tunnel souterrain étayé par des
poutres en bois. Le sol était en terre battue, et les murs soutenaient çà et là un
support pour une torche. Je palpai quelques-unes de ces torches, songeant à
Alice et aux contrebandiers, mais elles étaient toutes aussi froides que les murs
qui nous entouraient. Ce qui prouvait qu’elles n’avaient pas servi récemment.
Nous avions dû parcourir près d’un mile sous terre lorsque nous
atteignîmes un nouvel escalier. Une fois encore, Henry me précéda. Je suivis
son rayon de lumière, qu’il tenait bas pour me permettre de voir les marches.
Après une interminable ascension, Henry tourna la tête et murmura :
— Nous y sommes presque.
Je haletais. Les muscles de mes jambes me lançaient. Soudain, Henry
s’arrêta. J’entendis un craquement de vieux bois, une légère brise vint
rafraîchir mon visage, et Henry disparut dans un carré d’étoiles.
Je le suivis et passai la tête dans l’ouverture de la trappe. Je posai les mains
sur les bords et sentis, à ma grande stupéfaction, de l’herbe sous mes doigts.
J’étais pourtant persuadée que nous avions grimpé bien au-dessus du niveau du
sol. Henry me tendit la main pour me hisser en haut des dernières marches.
J’émergeai, les yeux grands ouverts. Il y avait bien de l’herbe sous mes pieds
mais, chose étrange, nous étions entourés d’un mur de vieilles pierres au-delà
duquel je n’apercevais que le ciel. Pas un seul arbre en vue. Pas d’océan. Pas de
landes. Je regardai Henry, confuse, et lus sur son visage une émotion que je ne
lui connaissais pas : il semblait à la fois nerveux et excité. Je ne l’avais presque
jamais vu ainsi. Il serrait les mâchoires et les ombres tremblantes projetées par
sa lanterne ne me permettaient pas de distinguer clairement l’expression de son
regard.
— Où sommes-nous ? demandai-je en faisant prudemment quelques pas en
avant, craignant de voir le sol s’effondrer sous mon poids, car cet endroit
semblait défier les lois de la nature.
— Venez voir, répliqua-t-il en s’approchant du mur de pierre.
Je le suivis. Le mur s’arrêtait, effondré, à hauteur de poitrine. Je me
penchai, curieuse de voir ce qu’il y avait derrière, et scrutai la pénombre.
Alors, prise de vertige, je m’agrippai aux pierres. Je connaissais ces arbres. Je
savais à quel point ils étaient hauts. Et je voyais leurs cimes loin en dessous de
nous. Je me retournai. À droite, les arbres formaient comme une mer qui se
balançait doucement dans la brise. À gauche, des vagues lointaines grondaient,
blanches et écumeuses sous la lumière de la lune.
Je levai les yeux pour admirer l’infinité du ciel. Pas un arbre pour bloquer
la vue. Soudain, un cri rauque retentit et des ombres noires s’élevèrent dans les
airs. Les croassements lugubres des corbeaux semblaient déchirer la nuit,
égratignant mon âme comme autant de morceaux de verre.
— L’abbaye en ruine, soufflai-je.
— Pour être exact, la plus haute tour de l’abbaye, précisa-t-il, un sourire
dans la voix. Cela vous plaît-il ?
— Oui, murmurai-je. Beaucoup.
À présent, Henry souriait librement, accoudé au mur, face à l’océan.
— Depuis le jour où j’ai découvert le passage secret, quand j’avais dix ans,
je monte ici presque toutes les nuits lors de mes séjours à Blackmoore. À
douze ans, j’ai décidé que j’avais besoin d’un endroit confortable où m’asseoir
pour regarder les étoiles. Alors, toutes les nuits, j’ai apporté des seaux de terre.
Cela m’a pris un mois pour recouvrir entièrement le sol. Puis j’ai supplié le
jardinier de me donner des graines, que j’ai semées la nuit précédant notre
départ. J’ai dû attendre une année entière pour découvrir si l’herbe avait
poussé.
Je m’accroupis pour caresser les doux brins d’herbe. Cela me faisait un
drôle d’effet d’imaginer le Henry de douze ans planter des graines dont je
pouvais apprécier et sentir le résultat tant d’années après.
— Avez-vous déjà amené quelqu’un ici ? demandai-je.
En posant ma question, je songeais à Sylvia. Je refusais de penser à Miss St
Claire.
Henry prit une profonde inspiration et s’adossa au mur. Un long moment, il
me regarda sans rien dire.
— Non, répondit-il enfin.
Le mot sembla planer longtemps dans le silence, m’emplissant d’un tel
bonheur que je ne pus dissimuler mon sourire.
— Je dois vous avouer une chose, Kate.
Il avait toute mon attention. Un aveu de Henry était une chose rare et
précieuse.
— Quoi ? soufflai-je en m’approchant.
— Quand j’étais plus jeune, je n’aimais pas Blackmoore. J’ai mis des
années à m’y attacher.
Je le dévisageai.
— Je ne me souviens pas de cela.
— Non. Je n’en ai parlé à personne. J’étais censé aimer cet endroit, vous
comprenez. J’en étais l’héritier. Mais il me paraissait si étranger, si éloigné de
ce que je considérais comme mon foyer… Je ne l’aimais pas. Quand j’ai
découvert ce passage secret, j’y ai vu l’occasion d’échapper toutes les nuits,
pour quelques heures, à cette maison qui m’oppressait. Mais c’est lorsque
Blackmoore a commencé à tant vous intriguer, que vous vous êtes mise à
m’assaillir de questions dès mon retour, que j’ai compris à quel point vous
rêviez de vous y rendre… Mes sentiments ont alors changé. Je me suis mis à
chérir Blackmoore, simplement parce que vous l’aimiez. J’ai toujours su
qu’un jour, je vous ferais venir ici pour vous le dire, ajouta-t-il, un faible
sourire dans ses yeux gris. Pour vous remercier.
J’étais si stupéfaite que je ne savais comment répondre. Je restai figée là,
bouche bée, tandis qu’une douce sensation se répandait dans mon cœur.
Quelqu’un éprouvait pour moi de la reconnaissance. Et pas n’importe qui.
Henry. Je souris et murmurai :
— Tout le plaisir était pour moi.
— C’est pour cela que je trouve cet endroit idéal pour remplir notre
marché, poursuivit-il. Les trois demandes en mariage. Ainsi que ma
récompense.
Mon sourire s’évanouit. J’avais momentanément oublié la question du
paiement.
— Très bien. Avez-vous décidé de ce que vous désirez ?
— Oui.
Il se pencha sur moi, posant les mains sur le mur derrière mon dos. Mon
cœur s’emballa. Je dus lever la tête pour le regarder en face.
— Le désir de votre cœur est de tous nous quitter pour prendre votre envol
et partir pour les Indes. Le désir de mon cœur est de percer le mystère nommé
Kate Worthington.
Je partis d’un grand rire nerveux, cherchant à reculer pour m’éloigner de
lui. Mais les pierres dans mon dos ne m’offraient aucune échappatoire. Je me
sentais soudain bien trop vulnérable, si près de lui dans la nuit noire, avec pour
tous chaperons les étoiles argentées et les corbeaux.
— Je ne suis pas un mystère, Henry ! m’esclaffai-je. Comme vous
exagérez !
Il plongea ses yeux dans les miens afin que j’y lise l’expression résolue de
son regard. Et quand il parla, sa voix était basse mais ferme :
— Il y a deux ans, il vous est arrivé quelque chose. La Kitty que je
connaissais est soudain devenue Kate. Une Kate qui refusait de danser avec
moi. Une Kate qui répétait à qui voulait l’entendre que jamais elle ne se
marierait. Une Kate qui a choisi d’offrir son cœur à son chat et à personne
d’autre.
Il marqua une pause, laissant ses mots planer dans le silence avec le poids
d’une confession.
— J’ai alors perdu quelque chose, poursuivit-il. Et pendant deux années,
j’ai cherché à le retrouver. Ou du moins à comprendre pourquoi je l’avais
perdu.
Mes pensées tournoyaient dans mon esprit. Prise de vertige, je m’agrippai
aux pierres derrière moi, comme si elles seules pouvaient m’empêcher de
tomber dans le vide.
— Voici donc mon marché, Kate : trois demandes en mariage contre trois
de vos secrets. Les réponses au mystère que vous êtes devenue depuis deux ans.
J’étais ébahie. Il ne pouvait pas me demander une chose pareille. Cela
faisait si longtemps que nous évitions d’en parler… Si longtemps que j’avais
cru pouvoir garder mes secrets à jamais. Je fermai les yeux, tentant d’inspirer
profondément pour recouvrer mon calme et réfléchir tranquillement à ce qu’il
venait de me dire…
Mais il était trop proche. Je ne pouvais me concentrer en le sachant penché
sur moi, si près que je pouvais sentir sa chaleur. Involontairement, dans une
vision d’une effrayante clarté, je me vis l’attirer contre moi et l’embrasser.
Le souffle court, le cœur battant, je sentis la tension entre nous devenir peu
à peu une entité palpable, vibrante et enflammée, qui me faisait brûler de désir.
Je ne pouvais en supporter davantage. D’un mouvement vif, je plongeai sous
son bras pour sortir de ce coin où il m’avait piégée. Puis, une fois à quelques
pas de lui, je me retournai.
— J’accepte vos conditions, déclarai-je. Trois secrets en échange de trois
demandes en mariage. Allons-y. Dites trois fois « voulez-vous m’épouser ? »
et je répondrai « non » trois fois. Ensuite, vous pourrez me poser vos
questions et nous en aurons terminé.
Il secoua la tête.
— Non. Ne hâtons pas les choses. Je ne vous ferai qu’une demande par nuit.
Je commençais à paniquer.
— Pourquoi ne pas simplement tout faire en une seule fois ? protestai-je.
— Parce que je ne suis pas pressé de vous voir vous envoler.
La peine que je décelai dans sa voix me fit l’effet d’un soufflet. Tant bien
que mal, je ravalai ma stupéfaction et déclarai faiblement :
— Très bien. J’accepte.
Henry fit un pas vers moi et prit doucement ma main dans la sienne. Mon
cœur battait la chamade. Je me sentais sur le point d’éclater de rire ou de
fondre en larmes. Je me mordis la lèvre et me balançai d’un pied sur l’autre.
Ma main était moite dans la sienne. Il y avait dans cette scène tant de choses qui
ne convenaient pas…
— Katherine Worthington…
— « Katherine » ? répétai-je en haussant un sourcil.
— Silence. J’essaie de suivre le protocole.
Il posa un genou à terre.
— Oh, non, murmurai-je. S’il vous plaît, non. Relevez-vous.
— On ne proteste pas, me réprimanda-t-il.
Il prit une grande inspiration et déclara, les yeux posés sur nos mains
jointes :
— Katherine, vous avez dérobé mon cœur.
De nouveau, je fus prise d’une étrange envie de rire.
— L’idée de vivre sans vous m’est insupportable.
Ma main était si moite qu’elle glissait dans la sienne. Je contenais à grand-
peine mon hilarité. Mes lèvres se tordirent. Mes épaules se mirent à trembler.
Je plaquai ma main libre sur ma bouche.
— Et je vous prie de…
J’étouffai un gloussement.
Henry fronça les sourcils.
— Êtes-vous en train de rire ?
Je secouai la tête, serrant les lèvres.
— Si, vous riez !
Il relâcha ma main et se leva.
— Laissez-moi voir votre bouche !
Prise d’un véritable fou rire, je me couvris la bouche à deux mains.
— Kate…, soupira-t-il en s’approchant de moi.
Il m’attrapa par les poignets pour écarter mes mains de mon visage. Une
fois encore, je me mordis la lèvre, mais ne pus retenir un nouveau
gloussement. Henry me relâcha, l’air dégoûté, et recula.
— C’était une erreur. Vous ne grandirez donc jamais, Kitty ?
Mon hilarité se calma instantanément.
— Kitty ? m’offusquai-je. Comment osez-vous ?
— Vous vous êtes moquée de moi !
— Vous étiez ridicule !
— J’essayais d’être un peu sérieux ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel.
— Eh bien, j’aurais préféré que vous vous absteniez.
— Et pourquoi ? C’était ma première demande en mariage ! Je voulais
qu’elle soit parfaite.
Je le dévisageai, interdite.
— Oh, Henry ! Êtes-vous… Vous sentez-vous… troublé par la situation ?
Il rejeta la tête en arrière, puis éclata d’un rire bref et sans joie.
— Oui, répondit-il d’un ton sarcastique. Je me sens troublé, Kitty.
Au son de sa voix, je devinai qu’il levait les yeux au ciel.
— Non ! reprit-il. Je ne me sens pas troublé ! Pour qui me prenez-vous ?
Une mauviette ?
Je retirai la main que j’avais posée sur son bras.
— Cessez de me crier dessus, Henry Delafield ! J’essayais d’être un peu
compatissante.
— Eh bien n’essayez pas ! Cela ne vous sied guère.
— Très bien ! rétorquai-je en levant le menton. Je m’en abstiendrai à
l’avenir.
— Très bien !
Nous nous défiâmes du regard. L’atmosphère était lourde de colère, de
chagrin et d’incompréhension. Au bout d’un long moment, je détournai les
yeux et lui tournai le dos. Je croisai les bras sur le mur de pierre et posai le
menton dessus.
— Quel désastre, murmurai-je. C’est la première fois depuis des années
que nous nous querellons ainsi.
Peu après, je sentis la présence de Henry derrière moi.
— C’est vrai, dit-il d’une voix plus calme. Des années.
— Et maintenant, vous m’appelez de nouveau Kitty.
J’étais au bord des larmes. Je me sentais infiniment triste et délaissée.
Henry avait été mon dernier espoir. Sans lui, jamais je ne réaliserais mon rêve.
Toutefois, je ne pouvais accepter son aide si elle devait nous coûter notre
amitié. Je me frottai violemment le nez, songeant à l’ironie de la situation : si
seulement je m’étais mise à pleurer dix minutes auparavant, au lieu d’éclater de
rire…
— Ne vous frottez pas le nez, soupira Henry. S’il vous plaît. Je suis
incapable de vous en vouloir quand vous faites cela.
— Je ne peux pas m’en empêcher, répliquai-je en le frottant de nouveau.
Il poussa un nouveau soupir.
— Je suis désolé, Kate. Je suis un peu… Je ne suis pas moi-même en ce
moment.
Je reniflai et battis des paupières pour refouler mes larmes, maudissant
mes émotions incontrôlables.
— Moi aussi, je suis désolée, murmurai-je. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
— Voulez-vous réessayer ? demanda-t-il à voix basse.
Je me frottai le nez une dernière fois, m’essuyai les yeux et me tournai vers
lui.
— Si nous devons en arriver là, Henry, cela n’en vaut pas la peine. Je
trouverai une autre solution. Je ne veux pas que nous nous battions, votre
amitié m’est trop précieuse.
— Donnez-moi rien qu’une autre chance, dit-il avec un sourire.
Je hochai la tête.
Cette fois, il ne me prit pas par la main. Il ne s’agenouilla pas à mes pieds.
Il ne m’appela pas Katherine.
— Kate, déclara-t-il en me regardant bien en face, vous êtes horriblement
têtue, insensée et dépourvue de romantisme, sauf lorsque vous rêvez de terres
étrangères. Pour ces raisons parmi tant d’autres, j’adorerais vous épouser.
Je gloussai et m’essuyai le nez à l’aide de ma manche.
— Voilà qui est mieux. Je vous remercie, Henry, mais je dois refuser.
Il m’observa un long moment avant de répliquer :
— Bien. À présent, parlons de ma récompense.
Mon cœur cognait dans ma poitrine.
— Vous souvenez-vous du jour où je vous ai donné ce que votre cœur
désirait le plus au monde ? demanda-t-il.
— Vous ne me l’avez pas « donnée », rétorquai-je.
— Au fait, j’exige toujours que vous m’appeliez par le titre qui m’est dû.
Je ris doucement.
— Jamais.
— Peut-être devrions-nous modifier les termes de notre accord. Vous me
confiez trois secrets et vous m’appelez Grand Pourvoyeur des Désirs de Mon
Cœur.
— Cela n’arrivera jamais, Henry ! m’esclaffai-je.
Le sourire aux lèvres, il s’accouda au mur de pierre. Son regard se perdit
au loin, au-delà des arbres.
— Le jour où je vous ai donné Cora… C’est ce jour-là que vous m’avez
demandé de ne plus vous appeler Kitty.
Reprenant mon sérieux, je hochai la tête.
— Que s’est-il passé ce jour-là ? demanda-t-il.
Je pris une grande inspiration et m’appuyai contre le mur à côté de lui pour
méditer sur sa question. Comment avait-il deviné ? Comment avait-il su quel
épisode de ma vie je souhaitais enterrer à jamais ? Une nouvelle fois, je me
demandai si tout cela en valait la peine.
Chapitre 19

Trois ans auparavant

ELEANOR ME MONTRA DU DOIGT UN CHAPEAU DANS LA vitrine de la boutique.


— Celui-ci. Avec le gros ruban en dentelle. Au milieu.
J’examinai le couvre-chef sous tous les angles.
— Il est bien trop cher, lui fis-je remarquer. Il vous faudrait économiser
votre argent de poche durant des mois pour vous l’acheter.
— C’est maman qui me l’offrira, répliqua-t-elle avec son aplomb habituel.
Je me demandai si cette belle assurance provenait de sa position d’aînée ou
simplement du fait qu’elle était Eleanor.
— Elle n’acceptera jamais, rétorquai-je.
J’avais parlé sans conviction, car en ce qui concernait maman et Eleanor,
j’avais été surprise en plus d’une occasion.
Eleanor sourit d’un air de conspirateur, puis se pencha sur moi et me
chuchota à l’oreille :
— Elle acceptera lorsque je lui aurai expliqué que Henry Delafield ne
pourra plus détacher son regard de moi une fois qu’il m’aura vue coiffée de ce
chapeau au pique-nique de la semaine prochaine.
— Laissez Henry tranquille, Eleanor ! m’enflammai-je, prise d’un
formidable élan protecteur.
Le sourire de ma sœur s’élargit.
— Vous pensez donc être la seule à savoir vous servir de vos yeux, petite
Kitty ? demanda-t-elle en inclinant la tête pour me dévisager. D’ailleurs, savez-
vous réellement en faire bon usage ? Avez-vous remarqué à quel point votre
Henry est devenu beau garçon ?
Les joues en feu, je serrai les lèvres. Je refusais de lui répondre. Elle ne
méritait pas ma réponse. Tout comme elle ne méritait pas l’attention de Henry.
Elle éclata de rire et me pinça la joue.
— Vous êtes bien trop sérieuse pour votre âge, déclara-t-elle.
— Vous ne pouvez pas avoir Henry, Eleanor ! sifflai-je en repoussant sa
main d’un geste vif. Je ne vous permettrai pas de jouer avec ses sentiments.
Son sourire s’évanouit, laissant la place à un rictus de défi.
— Vous ne me le « permettrez » pas ?
Je sus à cet instant que j’avais commis une terrible faute. Dans une vaine
tentative pour rattraper mon erreur, je haussai les épaules et déclarai d’une
voix que je m’obligeai à rendre désinvolte :
— Ou bien jouez avec lui, si cela vous chante. Faites ce qu’il vous plaira, je
m’en contrefiche.
— J’en ai bien l’intention, rétorqua-t-elle avec un sourire. Oh, regardez !
Voilà maman ! Je vais lui demander de m’acheter ce chapeau.
Elle fit un signe de la main pour appeler maman, qui arrivait derrière moi.
Je ne me retournai pas. Les yeux fixés sur les pavés, je combattais la rage qui
menaçait de me consumer.
— Qu’y a-t-il, Eleanor ? demanda maman.
Elle était contrariée, je l’entendais à sa voix. Eleanor amorça ses
manœuvres pour attirer son attention sur le chapeau, mais quelqu’un
l’interrompit :
— Mrs Worthington…
C’était la voix d’un homme. Une voix lourde de secrets.
Je levai vivement les yeux et m’approchai d’Eleanor, qui s’était tue et avait
reculé d’un pas. L’homme était grand et jeune, vêtu du manteau rouge des
officiers. Maman le regardait avec sur le visage l’expression avide qu’elle
réservait d’ordinaire aux hommes qui venaient dîner à la maison.
— Qui est-ce ? murmurai-je à l’oreille de ma sœur.
Cette dernière haussa les épaules.
— Son dernier flirt, répondit-elle à voix basse. Je ne connais pas son nom.
L’homme ne daigna accorder un regard ni à moi ni à Eleanor. En fait, il
semblait n’avoir d’yeux que pour maman.
— Cela fait bien longtemps que je ne vous ai pas vu, minauda celle-ci, tout
sourires. Où étiez-vous passé ?
Je jetai un coup d’œil furtif aux alentours pour m’assurer que personne ne
les voyait. Eleanor fit un pas de côté en déployant son ombrelle, si bien
qu’entre nous deux et le mur de la boutique, maman était entièrement
dissimulée aux regards d’un éventuel passant. J’agitai furieusement mon
éventail et hochai la tête, un grand sourire aux lèvres, pour donner
l’impression que cet homme s’adressait à nous toutes.
Maman éclata de rire et lui glissa à l’oreille quelques mots que je ne pus
entendre.
— Pas de fausse modestie, mon chaton, répondit l’homme d’une voix
sonore.
Les joues en feu, je m’éventais avec plus de vigueur et souriais comme une
idiote, mais intérieurement, je combattais des haut-le-cœur. Eleanor se pencha
sur moi pour murmurer :
— Il doit bien faire la moitié de son âge.
Je levai les yeux sur elle, espérant avoir imaginé l’admiration que j’avais
perçue dans sa voix. Mais non. Le même sentiment brillait dans son regard. À
cet instant, je compris qu’Eleanor voyait dans ce spectacle non pas une chose
dont il fallait être dégoûté, mais un exemple à suivre.
Grâce au ciel, l’homme ne tarda pas à prendre congé. Il chuchota quelques
dernières paroles inaudibles et s’éloigna, un petit sourire aux lèvres. Aussitôt,
je rangeai mon éventail et effaçai mon sourire stupide, et m’éloignai dans la
direction opposée sans prononcer un mot. M’efforçant à grand-peine de rester
impassible, je quittai le village par le chemin le plus court, celui qui longeait la
rivière.
Je marchai à pas mesurés jusqu’à l’ombre épaisse d’un arbre poussant au
bord de l’eau. Là, je me débarrassai de mon chapeau et m’agenouillai sur la
rive, puis plongeai les mains dans le courant froid pour les plaquer sur mes
joues enflammées. Toutefois, je ne me faisais pas d’illusions : la honte était
gravée en moi au fer rouge, et l’eau ne pouvait apaiser sa brûlure. Et elle ne
laverait pas mon esprit de l’horrible sourire de cet homme ni de ce qu’il avait
dit à ma mère. À cette pensée, mon estomac se révulsa.
Je l’avais pourtant vue adopter ce genre d’attitude avec les hommes qui
venaient dîner à la maison. J’avais observé le dédain grandissant de mon père,
de l’autre côté de la table. Mais c’était la première fois que je la voyais se
conduire de manière aussi déplacée en public. Dans notre propre village. Là où
n’importe qui aurait pu les surprendre. Si elle continuait dans cette voie, c’était
notre ruine à toutes. Mes sœurs et moi n’aurions plus une seule chance de
contracter un mariage respectable. Oliver ne serait pas touché, mais Eleanor et
moi, puis Maria et Lily, serions stigmatisées à vie.
Je m’assis sur mes talons, sortis de l’eau mes mains dégoulinantes et
observai le reflet du soleil sur la rivière, me laissant peu à peu envahir par la
honte et le désespoir. J’avais honte de ma mère, et bientôt j’aurais honte de ma
sœur aînée. Car il devenait plus évident de jour en jour qu’Eleanor aspirait à
suivre ses traces. J’étais mortifiée ne serait-ce que de l’imaginer flirter avec
Henry – ou pis encore, jouer avec ses sentiments. Puis, soudain, comme sortis
de nulle part au milieu de ma honte, ces mots s’imposèrent à moi : Je ne suis
pas comme elles. Jamais je ne serai comme elles. Les mots s’étaient formés
spontanément dans mon esprit, et je m’y agrippai comme à un radeau de
survie. Jamais je ne serai comme elles, me répétais-je, encore et encore, tout
d’abord avec désespoir, puis avec une conviction grandissante. Je ferais autre
chose de ma vie. Je serais une autre personne.
Soudain, des cris et des rires m’arrachèrent à mes pensées. Un peu en
amont, un groupe de jeunes garçons faisait du tapage. Ils semblaient se disputer
pour quelque chose. Puis, sous mes yeux, l’un d’eux balança un objet sombre
d’avant en arrière avant de le projeter avec force dans les airs, sous les
applaudissements des autres. L’objet décrivit un arc de cercle au-dessus de la
rivière. Je sautai sur mes pieds. Lorsqu’il heurta les flots, je courais déjà. Et je
plongeai dans le courant quand il commença à couler.
L’eau glaciale me fit suffoquer. Je toussais, buvant la tasse, me débattant
contre le courant pour atteindre le petit paquet noir qui continuait à sombrer. Je
m’immergeai entièrement, les yeux grands ouverts, les bras tendus, battant des
pieds et des mains jusqu’à sentir sous mes doigts la rugosité d’un sac de toile.
Je l’attrapai et m’efforçai de remonter à la surface. Je battais des jambes avec
l’énergie du désespoir, mais le poids de mes bottes et de ma robe m’entraînait
vers le bas. Cependant, ce fut le sac qui me causa le plus de soucis. Il me faisait
l’effet d’une ancre et devenait un peu plus lourd à chaque seconde qui passait.
Je donnai de nouveaux coups de pied, les poumons en feu. La surface
s’éloignait, la lumière du soleil s’atténuait, mes jambes me brûlaient, le sac
était trop lourd et je devais respirer.
Soudain, un bras s’enroula autour de ma taille, des jambes se mirent à
battre à côté des miennes, et je me sentis entraînée vers le haut, hors de l’eau.
J’avalai de grandes goulées d’air, luttant toujours pour ne pas lâcher le sac.
— Du calme ! Du calme, je vous tiens.
C’était le bras de Henry qui me retenait. C’était la voix de Henry dans mon
oreille. Immédiatement, je me détendis. Il avait trois ans de plus que moi. Il
était fort. Il était fiable. J’étais sauvée.
Une éternité sembla s’écouler avant que nous trouvions moyen de vaincre
le courant et de rejoindre la rive. Je hissai le sac sur la berge et me laissai
tomber dans l’herbe, à bout de souffle, ne cessant de cracher l’eau que j’avais
avalée. Henry s’assit à côté de moi, hors d’haleine, et repoussa les cheveux
mouillés qui lui retombaient sur les yeux.
— Que faisiez-vous dans la rivière ?
Je m’agenouillai pour retourner le sac, cherchant le nœud qui le fermait.
— Il fallait que je les sauve, répondis-je.
Je trouvai la ficelle, mais mes doigts gourds étaient incapables de défaire
les nœuds. Je tremblais de froid, et l’eau qui me coulait dans les yeux
m’empêchait d’y voir clairement. Par chance, Henry fut plus rapide que moi. Il
arracha la ficelle et ouvrit le sac de toile en quelques secondes.
Six chatons gris et blanc gisaient au fond, inertes. Je les pris un par un pour
les frictionner. Je les levai jusqu’à mon visage, cherchant un souffle ou des
battements de cœur. Henry fit de même. Nous nous activâmes tous deux en
silence. Puis Henry s’écria :
— Celui-ci !
Le chaton gris et blanc qu’il tenait à la main remuait faiblement, émettant
de petits miaulements plaintifs. Henry me le tendit. Je le serrai tout contre ma
poitrine, les mains tremblantes. Soudain, je me mis à pleurer. Je sanglotais,
tremblante de froid, et Henry restait immobile à mes côtés.
— Pensez-vous qu’il survivra ? demandai-je entre mes larmes.
— Tenez-le bien contre vous pour le réchauffer, dit-il. Et rentrons le sécher
au plus vite.
J’essuyai mon nez qui coulait, reniflai et levai les yeux vers lui.
— Merci, murmurai-je sans cesser de pleurer.
Il hocha la tête. Ses joues étaient rougies de froid, ses cheveux plaqués sur
son crâne, mais il ne m’avait jamais paru aussi beau. Son regard était si doux,
si plein de compassion… Moi aussi, je sais me servir de mes yeux, Eleanor,
songeai-je. En pensant à ma sœur, je sentis resurgir avec une puissance
nouvelle cet élan protecteur que j’avais éprouvé envers Henry.
— Êtes-vous blessée, Kitty ? demanda-t-il.
Je secouai la tête. Je ne pouvais lui expliquer pourquoi je pleurais ainsi, ni
pourquoi la vie de ce chaton avait valu que je risque la mienne. Je ne pouvais
lui parler de maman et d’Eleanor. Toutefois, je levai le menton et déclarai
d’une voix tremblante :
— Je ne veux plus que l’on m’appelle Kitty.
Un lent sourire se dessina sur ses lèvres.
— Très bien. Et comment devons-nous vous appeler ?
— Kate.
Son sourire s’élargit.
— Ce sera donc Kate.
Le chaton miaula faiblement. Je le sentais trembler de froid. Henry se
releva et m’attrapa par le coude pour me remettre sur mes pieds.
— Venez, dit-il. Je vous ramène à la maison, vous et votre nouveau
compagnon.
Il me mena à sa monture, qui l’attendait non loin de la rive. Il devait être en
train de rentrer au village après une promenade à cheval quand il m’avait
aperçue sauter dans la rivière.
Il posa les mains sur mes hanches, prêt à me soulever pour me mettre en
selle, mais j’arrêtai son geste.
— Henry, attendez. Je dois vous avouer une chose. C’est important.
Il se figea.
— Vous devez vous méfier d’Eleanor.
Il me dévisagea un instant, puis hocha la tête.
— Je m’en méfierai, dit-il avec un grand sérieux.
Cela sonnait comme une promesse. Je poussai un soupir de soulagement.
Il m’aida à grimper sur son cheval, puis se mit en selle derrière moi. Sa
poitrine était large et tiède. Bien calée entre ses bras, alors qu’il tenait les
rênes, je me laissai aller contre lui tandis qu’il me ramenait à la maison.
Chapitre 20

LES CORBEAUX REPRIRENT LEUR VOL, CROASSANT ET tournoyant au-dessus de


nous. Tirée de ma rêverie, je les regardai voler jusqu’à ce qu’ils se reposent
sur leur perchoir au sommet de la tour voisine. Je me demandais toujours
comment répondre à la question de Henry.
— Savez-vous que les corbeaux, une fois qu’ils se sont approprié un
endroit, peuvent y rester pendant des siècles ? dis-je enfin. Il est possible que
des générations et des générations de corbeaux aient occupé cette tour.
Je regardai un oiseau se poser, puis s’envoler, puis se poser de nouveau.
— Ils ne se posent pas de questions, poursuivis-je. Ils se contentent de
suivre les habitudes des générations antérieures. Mais moi, je me pose la
question.
Je me tournai vers Henry et trouvai son regard posé sur moi.
— Le jour où vous m’avez sauvée dans la rivière…
Il hocha la tête.
— Ce jour-là, je fuyais ma mère. Elle était au village, en compagnie d’un…
d’un capitaine.
Je rougis et détournai les yeux. Même dans l’obscurité, je ne pouvais pas le
regarder en face en lui racontant cette histoire.
— Elle s’est montrée… imprudente. Je l’ai vue. J’ai entendu ce qu’ils se
sont dit. Il l’a appelée « chaton », ajoutai-je en crachant le mot d’un air
dégoûté. « Mon chaton ».
Mes mains tremblaient. Je croisai les bras, les serrant contre ma poitrine.
— C’était la première fois que j’assistais à une telle scène. J’avais dû être
aveugle auparavant, ou trop naïve. Mais ce jour-là, j’ai vu ce qui se passait.
Henry restait immobile et silencieux à mes côtés.
— Je ne suis pas comme elle, Henry, murmurai-je en serrant les poings. Je
ne le suis pas.
— Je sais, dit-il à voix basse.
À ces mots, quelque chose s’apaisa en moi. Il savait. Il savait. Je respirai.
Mes tremblements se calmèrent. Nous restâmes ainsi silencieux un long
moment, jusqu’à ce que le vent se lève à nouveau et m’arrache un frisson.
— C’est tout ? demandai-je. C’est le secret que vous vouliez connaître ce
soir ?
— Oui. C’est tout.
Henry ramassa sa lanterne, et je le suivis jusqu’à la trappe. Mais avant de
descendre, il se retourna vers moi et murmura :
— Merci.
Chapitre 21

— OH ! UNE LETTRE DE MA CHÈRE AMIE MISS LOUISA WYNDHAM !


La voix de Miss St Claire m’éveilla en sursaut. Je m’étais abîmée dans une
profonde méditation alors que nous étions assises dans le petit salon, Sylvia,
elle et moi, après le petit déjeuner. La plupart des autres invitées étaient des
femmes mariées et plus âgées que nous, qui déjeunaient au lit et ne daignaient
descendre au rez-de-chaussée qu’en fin de matinée. Nous n’étions donc que
trois dans le petit salon, et j’avais eu tôt fait de me laisser absorber par mes
propres pensées, laissant Sylvia et Miss St Claire bavarder entre elles. J’avais
peiné à trouver le sommeil la veille au soir, après mon escapade nocturne.
J’étais restée éveillée dans mon lit en songeant à Henry. Henry, qui m’avait
prise par la main, qui avait mis un genou à terre, qui m’avait déclaré son
amour.
Et rien qu’à regarder Miss St Claire en imaginant Henry faire ces choses
avec elle, sans faire semblant, j’avais des haut-le-cœur.
— Vous vous en souvenez, poursuivit cette dernière, je vous l’ai présentée
à Londres. Les Wyndham, voilà une famille qui a de l’influence ! Quel
dommage pour vous qu’ils n’aient plus de fils à marier !
Je me tournai vers Sylvia, qui me fit taire du regard. Elle n’avait donc pas
parlé à Miss St Claire de son attachement pour Mr Brandon ?
— Oui, c’est vraiment dommage, soupira Sylvia en me jetant un nouveau
regard éloquent.
Je lui souris pour lui signifier qu’elle n’avait rien à craindre de moi. Elle
me rendit mon sourire, timidement, avec une pointe de soulagement.
— Il faudra que je vous lise sa lettre, Sylvia. Elle me donne des nouvelles
de certaines de nos connaissances londoniennes, cela devrait vous intéresser.
Cependant, ajouta-t-elle, je doute que cette correspondance soit d’un
quelconque intérêt pour quelqu’un qui n’a jamais séjourné à Londres…
Elle replia la lettre.
— Comme il est impoli de ma part, Miss Worthington, de parler devant
vous de choses que vous ne pouvez comprendre. Je vous présente mes excuses.
J’imagine que vous attendez votre première Saison avec grande impatience !
Malheureusement, j’ai cru comprendre que votre mère ne serait pas en mesure
de vous envoyer à Londres… Enfin, conclut-elle avec un grand sourire, peu
importe. Nous évoquerons d’autres sujets en votre présence.
Je me levai.
— Vous êtes trop bonne, Miss St Claire. Vous êtes la prévenance même.
Mais je préfère aller vaquer à d’autres occupations ailleurs et vous laisser
discuter entre vous.
— Où allez-vous, Kitty ? demanda Sylvia.
— J’envisage d’explorer la maison une nouvelle fois, puisque le temps ne
se prête pas à une promenade dans les landes.
Miss St Claire jeta un coup d’œil par la fenêtre d’un air contrarié.
— Quel dommage qu’il pleuve tant depuis notre arrivée ici, soupira-t-elle.
Mais ne vous inquiétez pas, nous saurons nous occuper. Peut-être pourrons-
nous faire une partie de charades plus tard dans la journée. Ou bien nous
pourrions organiser un bal ! Oh oui, organisons un bal ! Ce sera si amusant
pour les autres invités. Il est de notre devoir de les divertir, vous savez. Je
serais malade à l’idée qu’un seul de nos invités se soit ennuyé ici.
Je traversai la pièce, pressée d’être débarrassée de l’épuisante prévenance
de Miss St Claire.
— Si le ciel se dégage dans l’après-midi, Miss Worthington, s’écria cette
dernière avant que je referme la porte, nous pourrions toutes les trois partir en
promenade pour la baie de Robin Hood !
Elle était si incroyablement gentille… J’éprouvais toutes les peines du
monde à la trouver antipathique.
— Voilà une excellente idée, assurai-je avec un sourire.
Au lieu de partir immédiatement explorer la maison, je me rendis dans la
pièce à l’oiseau. Je passai la main sur le portrait d’Icare, songeant à la tour de
l’abbaye et à l’aveu de Henry. Je songeai au secret qu’il m’avait demandé de
dévoiler. Les souvenirs qu’il avait éveillés en moi m’avaient suivie toute la
matinée. Un bref instant, je fus comme transportée en arrière, trois ans
auparavant, quelques jours après mon sauvetage.
Chapitre 22

Trois ans auparavant

LE TEMPS ÉTAIT DEVENU MAUSSADE, LE CIEL GRIS constituant la toile de fond


devant laquelle se jouait LA pièce assommante de mon existence. Le quatrième
jour de pluie, n’y tenant plus, je pris mon chaton, l’emmitouflai dans un vieux
châle et le glissai dans mon manteau. Puis je nouai les rubans de mon chapeau,
m’emparai d’une ombrelle et partis d’un pas vif dans les bois. En arrivant chez
Sylvia, j’aperçus cette dernière derrière une porte-fenêtre et courus frapper au
carreau. Elle se hâta de me laisser entrer, dégoulinante, dans le petit salon. Par
chance, sa mère n’était pas là.
— Je ne supportais plus de rester cloîtrée à la maison, lui expliquai-je
tandis qu’elle m’aidait à ôter mon manteau mouillé. Eleanor parle sans cesse
de son dernier passe-temps, et je n’en peux plus d’entendre vanter les qualités
de cet homme. Mais je ne suis pas venue seule, ajoutai-je en exhibant mon petit
fardeau emmitouflé.
Aussitôt, Sylvia se mit à roucouler, soulevant le châle pour laisser
apparaître la petite tête grise et blanche du chaton endormi.
— Je suis si heureuse que vous soyez venue ! s’écria-t-elle en me prenant le
chaton des mains pour le tenir comme un bébé entre ses bras. J’ai cru devoir
mourir d’ennui. Henry aussi. Ces derniers jours, il est très soupe au lait. Il se
plaint sans cesse de la pluie et passe son temps à regarder par la fenêtre.
Mon cœur fit un bond, comme chaque fois que j’avais pensé à Henry
depuis qu’il m’avait sauvée de la noyade. Mais je n’en dis rien à Sylvia. Je lui
avais raconté que j’avais trouvé le chaton, mais pas que Henry avait sauté à
l’eau pour venir à ma rescousse. C’était le premier secret que je ne partageais
pas avec elle.
— Quel nom lui avez-vous donné ? demanda Sylvia.
— Je n’ai pas encore choisi. J’espérais que vous pourriez m’aider.
Sylvia examina attentivement la face du petit animal.
— Je trouve qu’elle a des airs à s’appeler Mimi, déclara-t-elle enfin.
— « Mimi » ? répétai-je en fronçant le nez.
— Oui. Ou peut-être Dorothy. Vous pourriez l’appeler Dot pour aller plus
vite.
Je secouai la tête.
— Pourquoi pas ? protesta-t-elle. Ce sont de très jolis noms.
— Cherchons encore.
Sylvia énuméra d’autres idées, mais toutes me paraissaient stupides. Pour
être franche, je ne l’écoutais pas vraiment. L’impatience qui m’avait rongée
durant ces quatre jours ne s’était pas calmée. Je me rendais compte qu’en allant
chez Sylvia, c’était Henry que j’étais venue voir. Je ne supportais plus d’être
assise là, dans son salon, sans le voir, sans entendre sa voix.
— Allons demander son avis à Henry, proposai-je soudain en me levant. Il
a toujours de bonnes idées.
Sylvia m’emboîta le pas, le chaton dans les bras, marmonnant que ses idées
à elle seraient sûrement meilleures que celles d’un garçon.
Je savais où trouver Henry. Il passait la plupart de ses après-midi à étudier,
assis à la grande table ronde de la bibliothèque, après avoir passé la matinée en
compagnie de son précepteur. Il prenait son éducation très au sérieux.
D’ordinaire, la fenêtre de la bibliothèque restait ouverte, faisant entrer un froid
vivifiant et s’envoler les pages des livres. Ce jour-là, cependant, elle était
fermée à cause de la pluie, et des bougies avaient été allumées dans toute la
pièce pour repousser la pénombre de la journée.
— Henry, nous avons besoin de votre aide, déclara Sylvia en entrant dans
la pièce.
Henry leva la tête, et ses yeux se posèrent directement sur moi. Je m’arrêtai
net. J’avais la sensation que ce regard me confiait un secret. Je ne lui
connaissais pas cette expression. Elle recélait à la fois une question, une
affirmation et un mystère. Il rabaissa un instant les yeux sur son travail avant
de poser sa plume et de repousser ses feuilles et ses livres. Lorsque enfin il se
retourna vers nous, son air énigmatique s’était envolé. Il n’y avait plus que le
Henry que nous connaissions, son petit sourire au coin des lèvres.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.
Sylvia lui montra mon chaton.
— Nous ne parvenons pas à lui trouver un nom.
— Laissez-moi voir l’animal, dit-il en se levant pour nous rejoindre.
Sylvia lui tendit le chaton, qu’il emporta à côté de la cheminée, là où la
pièce était mieux éclairée. Il se laissa tomber sur le tapis, le dos calé contre un
sofa, et souleva le chaton, l’inspectant sous tous les angles.
— Quoi qu’il en soit, déclara-t-il, évitez de céder à la tentation féminine en
lui donnant un nom idiot, comme Dot ou Mimi.
Sylvia poussa un petit cri outragé. Je souris intérieurement et m’assis par
terre à côté de Henry.
— Mimi et Dot n’ont rien d’idiot, grommela Sylvia en prenant place à côté
de moi.
Elle prit le chat des mains de Henry, qui me jeta un regard en biais.
Profitant de l’inattention de Sylvia, il se pencha vers moi et me murmura à
l’oreille :
— Comment allez-vous ?
Son souffle sur mon cou fit courir un frisson le long de ma colonne
vertébrale.
— Je vais bien. Et vous ?
Je jetai à Sylvia un coup d’œil furtif. Elle parlait au chaton, le visage enfoui
dans son pelage :
— Je pense que Mimi est un très joli nom pour toi. Tu ne trouves pas ?
— Vous n’avez pas attrapé froid, j’espère ? demandai-je à voix basse.
J’ignorais pourquoi ce devait être un secret entre nous. Je ne comprenais
pas ce qui nous empêchait de raconter à Sylvia que Henry avait plongé dans la
rivière pour me sauver. Tout ce que je savais, c’était que je voulais partager ce
secret avec lui. Je savais également, à mon grand soulagement, qu’il ressentait
la même chose. À cette pensée, mon cœur battait comme un tambour dans ma
poitrine.
— Ne vous inquiétez pas, j’ai déjà nagé dans des eaux bien plus froides,
répliqua-t-il avec un sourire sardonique.
Je baissai les yeux, troublée de voir à quel point sa main était proche de la
mienne sur le tapis.
— Mais je vous remercie de vous inquiéter, Kate, murmura-t-il.
Je ne pus réprimer un sourire, le cœur soudain débordant de joie. Je croisai
un instant son regard, pour qu’il comprenne que je l’avais entendu, et de
nouveau, j’y décelai cette expression – celle qui était à la fois une question, une
affirmation et un secret. Mais ce qu’il affirmait, je n’aurais su le dire. Et ce
qu’il demandait, je n’en avais aucune idée. Quant au secret, je craignais fort de
ne jamais le découvrir.
— Bon, reprit Sylvia, si nous ne pouvons choisir Mimi ou Dot, vous devez
nous aider à lui trouver un autre nom.
— C’est le chaton de Kate, dit Henry. Peut-être devrait-elle lui trouver un
nom elle-même.
— « Kate » ? répéta Sylvia en nous regardant alternativement, l’air
perplexe.
Je repris ma petite chatte pour la poser par terre, m’efforçant d’afficher
une expression désinvolte, et sortis de ma poche un morceau de laine que
j’avais apporté. Une fois que l’animal eut commencé à l’attraper entre ses
griffes, je levai les yeux vers Sylvia et lui expliquai d’une voix neutre :
— J’ai décidé que dorénavant, je voulais qu’on m’appelle Kate.
Sylvia pâlit et secoua la tête.
— Jamais je ne pourrai vous appeler ainsi. Pour moi, vous avez toujours
été Kitty et vous le serez toujours.
Je sentis mon cœur chavirer. Soudain, je craignis que tout le monde ne
réagisse comme Sylvia. Si ma meilleure amie elle-même ne me permettait pas
de changer, qui d’autre m’accorderait cette liberté ?
Je baissai les yeux sur mon chaton, sentant mon cœur s’emballer.
Longtemps, j’avais eu l’impression que ce dernier ne trouvait pas sa place. Je
n’avais personne à qui le confier. Les femmes Worthington avaient trop
l’habitude d’acheter, de vendre, de voler ou d’ignorer les sentiments. Je devais
trouver un endroit sûr pour le mien. Peut-être ce chaton ferait-il un bon
gardien – cette douce créature qui n’exigeait rien, ne marchandait pas et ne
faisait pression sur personne.
— Quel est le mot latin pour « cœur » ? demandai-je à Henry à voix basse.
— Cor, chuchota-t-il.
Je croisai son regard. Ses yeux gris, plongés dans les miens, semblaient
recéler un autre secret – un secret que seul Henry détenait.
— Vous pourriez la nommer Cora, murmura-t-il avec un petit sourire.
Ainsi, personne ne devinerait.
Il savait. En un seul regard, il avait tout compris de moi. Il avait compris
que ce chat serait le réceptacle de mon cœur et que personne ne devait le
savoir. À part lui. Pour une raison qui m’échappait, je ne voyais pas
d’inconvénient à ce qu’il soit au courant. Je m’écartai de lui et m’éclaircis la
voix.
— Cora, annonçai-je à voix haute. Je vais l’appeler Cora.
— « Cora » ? répéta Sylvia, les sourcils froncés. Pour une chatte ?
Je lui jetai un regard noir. Elle pouvait bien rejeter le nom que je m’étais
choisi, mais je ne la laisserais pas insulter celui de mon chat. Elle parut
réfléchir un instant, puis déclara sans conviction :
— C’est un joli nom.
Lorsque je me tournai vers Henry, il me considérait d’un air pensif,
comme s’il s’efforçait de résoudre une nouvelle énigme. J’aimais le voir si
attentif. J’aimais ses yeux gris et songeurs. Lorsqu’il se leva pour retourner à
sa table d’étude, je le regardai s’éloigner et me rendis compte, pour la
première fois, que je me sentais plus proche de lui que de Sylvia.
— Si cela intéresse l’une de vous, dit-il en plaçant un livre devant une
chaise vide sur la grande table ronde, j’ai déniché ce volume dans une librairie
de Londres. Il traite d’ornithologie.
Sylvia l’ignora. Elle resta étendue sur le tapis devant la cheminée, passant
avec langueur le doigt sur le dos du chaton. De mon côté, j’hésitai longuement,
puis me levai pour traverser la pièce.
— Cela m’intéresse, déclarai-je en m’asseyant sur la chaise vide avant de
tirer à moi le lourd volume.
C’était un magnifique vieux recueil de dessins d’oiseaux, avec leurs noms
inscrits en dessous. Je levai les yeux à l’instant où Henry reposait les siens sur
son livre, mais je ne ratai pas le petit sourire qu’il tenta de dissimuler, creusant
une ligne sur sa joue. Je l’observai un instant, sentant quelque chose succomber
en moi. Puis je me plongeai dans l’étude des oiseaux.
Chapitre 23

L’OISEAU S’AGITA DANS SA CAGE, ME TIRANT DE MA rêverie. Aussitôt, je


reprochai à mon cœur sa faiblesse : j’avais sûrement mieux à faire que de
rester assise dans cette pièce silencieuse, à ressasser des souvenirs vieux de
plusieurs années.
La veille, mes pérégrinations avaient eu pour but de dénicher l’entrée du
passage secret. Ce jour-là, je voulais voir la maison comme j’avais voulu la
voir enfant – une immense caverne aux trésors, où Henry et Sylvia s’en allaient
chaque été pour en revenir enchantés.
Je découvris un couloir que je n’avais pas aperçu la veille. La maison avait
été agrandie tant de fois au cours des siècles que sa structure n’avait plus
aucune logique et qu’il était facile d’en négliger des parties. J’ouvris une porte,
qui me mena à une aile dont j’avais jusqu’alors ignoré l’existence. Elle devait
se situer à l’arrière de la maison, face aux landes. Je commençai à longer le
couloir, mais des murmures attirèrent mon attention sur la porte entrouverte
d’une chambre à coucher. Je m’approchai, prenant garde à ne pas faire grincer
le plancher.
Je m’arrêtai dans l’encadrement, sans me cacher ni m’annoncer. C’était la
voix de Henry que j’avais entendue – je l’aurais reconnue entre mille, même de
loin, même lorsqu’elle n’était qu’un murmure. La main posée sur le
chambranle, j’observai la scène en silence. Deux fauteuils à haut dossier étaient
placés face à face devant une large fenêtre qui donnait sur les landes. Henry
était assis là, son attention focalisée sur le vieil homme qui lui faisait face. Ce
dernier avait les yeux fixés sur le paysage de l’autre côté de la vitre.
— Les landes sont plus belles que jamais, dit Henry. Ne trouvez-vous pas ?
Il marqua une pause, mais son grand-père – ce devait être son grand-père –
ne répondit pas.
— Vous auriez dû entendre Kate ! reprit Henry, un sourire dans la voix.
Elle les a trouvées hideuses. Vous ne l’auriez pas laissée dire une telle chose,
pas vrai ? Vous lui auriez fait découvrir leur beauté, malgré la saison.
Il s’interrompit de nouveau, mais le vieil homme n’eut aucune réaction.
— Vous souvenez-vous que vous me disiez toujours de venir avant que la
bruyère fleurisse ? Vous répétiez sans cesse que n’importe qui peut trouver de
la magnificence ici en automne, quand la bruyère est éclatante, mais que seuls
les vrais connaisseurs sont en mesure d’apprécier la splendeur de ces terres le
reste de l’année. Vous me disiez… Vous me disiez que pour devenir le maître
de Blackmoore, je devais aimer ces terres au moins autant que vous, conclut
Henry d’une voix douce.
Soudain, un bruit de cliquetis se fit entendre. Je tendis l’oreille, intriguée.
Puis je compris que le vieillard tenait entre ses doigts ridés une poignée de
coquillages. Il s’était mis à agiter les mains, faisant s’entrechoquer les coques,
mais ne disait toujours rien et gardait les yeux fixés sur la fenêtre.
— Oui, Kate est ici, déclara Henry, comme si son grand-père venait de lui
poser la question. Je l’ai enfin fait venir ici. Vous devez vous en souvenir, c’est
pour elle que j’ai fabriqué le modèle réduit. Cet été-là fut l’un de mes meilleurs
séjours à Blackmoore, grand-père. Les heures que nous avons passées à
travailler ensemble sur ce projet… Toutes ces échardes que vous avez dû
retirer de mes doigts…
Son grand-père tourna la tête pour le regarder. Mon cœur fit un bond dans
ma poitrine. Oubliant que je n’étais pas censée être là, je me penchai en avant
pour entendre ses paroles.
— Qui ça ? demanda le vieillard d’une voix frêle, enroué à force de se
taire.
— Kate. Kate est là. Elle est enfin venue, répéta Henry, l’air à la fois
soulagé et fier de lui.
Le vieil homme secoua la tête. Les coquillages s’entrechoquèrent plus
bruyamment dans ses mains malhabiles.
— Qui êtes-vous ?
Un bref silence s’ensuivit. Mon cœur sombra dans ma poitrine.
— Je suis Henry, grand-père.
— Henry. Quel Henry ?
— Votre petit-fils, répondit-il, la voix à peine plus forte qu’un murmure.
Les coquillages se mirent à cliqueter furieusement. Quelques-uns
tombèrent même sur le tapis. Henry se pencha pour les ramasser, les posa
doucement sur les genoux de son grand-père et prit ses vieilles mains dans les
siennes.
— Ce n’est pas grave, dit-il d’une voix égale.
Mais je voyais, sur son profil, une expression blessée.
— J’ai conversé trop longtemps avec vous, cela vous fatigue. Voulez-vous
que je vous fasse la lecture ?
Le vieillard désigna d’un doigt tremblant la pile de livres posée sur la table
basse. Henry s’empara du premier volume, le regarda, puis le reposa. Il fit de
même avec deux autres livres. Le quatrième fit naître un sourire sur ses lèvres.
— Shakespeare vous conviendra-t-il ?
Le vieil homme hocha la tête. Son regard se posa de nouveau sur la fenêtre.
Les cliquetis des coquillages se turent.
La voix de Henry me fit l’effet d’une berceuse. Je fermai les yeux pour
l’écouter lire les mots qu’il m’avait récités tant d’années auparavant :

— « N’apportons pas d’entraves au mariage de nos âmes loyales.


Ce n’est pas de l’amour que l’amour qui change quand il voit un
changement, et qui répond toujours à un pas en arrière par un pas en arrière.
Oh ! non ! l’amour est un fanal permanent qui regarde les tempêtes sans
être ébranlé par elles ; c’est l’étoile brillant pour toute barque errante, dont la
valeur est inconnue de celui même qui en consulte la hauteur. »

La voix de Henry se brisa. Il se racla la gorge. Une larme roula sur ma


joue. Je dus m’appuyer à l’encadrement de la porte, les jambes flageolantes,
accablée de chagrin. J’entendis Henry prendre une grande inspiration avant de
poursuivre :

— « L’amour n’est pas le jouet du Temps, bien que les lèvres et les joues
roses soient dans le cercle de sa faux recourbée ; l’amour ne change pas avec
les heures et les semaines éphémères, mais il reste immuable jusqu’au jour du
jugement.
Si ma vie dément jamais ce que je dis là, je n’ai jamais écrit, je n’ai jamais
aimé. »

Sa voix se tut. Je gardai les yeux clos, mesurant toute l’ampleur de la


dévotion du jeune homme pour ce grand-père qui l’avait oublié.
— Encore, s’il vous plaît, quémanda le vieillard.
J’ouvris les yeux pour voir Henry reposer dans la main de son grand-père
un autre coquillage tombé par terre. Lorsqu’il reprit son livre pour continuer
sa lecture, je reculai prudemment. Je savais que j’étais restée trop longtemps.
Dans ma vie, j’avais déjà vu et entendu bien des choses qui ne m’étaient pas
destinées, et j’avais regretté mon indiscrétion un nombre incalculable de fois.
Je m’éloignai à pas de loup, m’efforçant de fermer mon cœur à la scène à
laquelle je venais d’assister. Malheureusement, mon cœur se rebellait et restait
grand ouvert, tendre et vulnérable. La nature n’a rien à t’offrir de plus beau
que ce que tu viens de voir, me disait-il. Il n’existe rien de plus émouvant que
cette dévotion, cet amour inconditionnel.
Mais je refusais de l’écouter. Je ne voulais pas qu’il me dise de telles
choses. Je voulais encore moins les ressentir. Je ne voulais pas me laisser
émouvoir. Je ne voulais pas laisser mon cœur me gagner à sa cause. Je voulais
choisir ma voie. C’était ainsi que j’allais modifier le cours de ma vie : en
m’opposant systématiquement aux tendances naturelles des femmes
Worthington.
Chapitre 24

Deux ans et demi auparavant

JE PASSAIS DE PLUS EN PLUS DE TEMPS DANS LA bibliothèque du manoir


Delafield. J’avais ma propre pile de livres de mon côté de la table, et lorsque je
ne les lisais pas, je débattais avec Henry. Ce dernier suivait tous les matins les
enseignements de son précepteur, et il me fallait étudier sans relâche tous les
après-midi pour avoir l’impression de rattraper ne serait-ce que la moitié de
mon retard sur lui. Ma propre mère ne se souciait guère de mon éducation, tout
comme elle ne se souciait guère du fait que je passais la plus grande partie de
la journée en dehors de la maison.
Sylvia, quant à elle, se contentait de s’étendre sur le tapis devant la
cheminée en agitant un morceau de laine pour jouer avec le chaton. Lorsque
j’avais besoin de m’aérer l’esprit après de rigoureuses séances de science ou
de philosophie, je me tournais toujours vers le livre illustré des oiseaux. Ma
plus grande frustration, cependant, était de ne pouvoir identifier leurs chants.
— Avez-vous déjà entendu le chant de l’alouette ? demandai-je à Henry.
Ce dernier leva la tête de ses notes. Il était occupé à rédiger une dissertation
comparant les mythes grecs d’Icare et Phaéton, un sujet dont nous avions
longuement discuté la veille.
— Je n’en sais rien, répondit-il en posant les yeux sur mon livre ouvert.
Je poussai un profond soupir.
— Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-il.
— J’aimerais tant pouvoir écouter certains de leurs cris…
— Notre garde-chasse est un grand amateur d’oiseaux. Je pourrais lui
demander son aide.
— Vraiment ?
Je me tournai vers lui et trouvai son regard posé sur moi. Il m’observa un
instant en silence. Je me souvins alors, en une fulgurante réminiscence, de la
façon dont il m’avait sauvée de la noyade, de sa force lorsqu’il m’avait
soulevée pour me poser sur son cheval, de sa promptitude à accepter de
m’appeler Kate.
— Oui, répondit-il d’une voix tranquille, un petit sourire au coin des
lèvres. Je ferai cela pour vous, Kate.

Je m’éveillai en sursaut au bruit d’un petit caillou heurtant ma vitre, me


maudissant pour avoir trop dormi. Je n’étais même pas encore habillée. Je me
hâtai de sortir du lit, titubai jusqu’à la fenêtre et l’ouvris en grand. Je me
penchai à l’extérieur et dus plisser les yeux pour distinguer Henry, debout à
côté des rosiers, presque invisible dans l’obscurité.
— Je dois m’habiller, murmurai-je. Attendez-moi quelques minutes.
Mes vêtements étaient déjà prêts, dissimulés sous mon oreiller. Une fois de
plus, j’étais heureuse de ne pas partager ma chambre avec une de mes sœurs.
J’enfilai ma robe, deux paires de mes bas les plus épais et mes bottes en
vitesse. Les lacets étaient difficiles à nouer dans le noir, mais je ne voulais pas
risquer de me faire prendre en allumant une chandelle. Je fus prête en un temps
record et revins à la fenêtre. En bas, Henry faisait impatiemment les cent pas
sur la pelouse.
— Sautez, je vous rattraperai, chuchota-t-il.
— Je peux y arriver seule, sifflai-je en cherchant mes prises habituelles
dans le treillis.
Je me sentais maladroite. À tâtons, je descendis d’un mètre avant de sentir
la main de Henry se poser sur ma cheville.
— Je vous tiens, souffla-t-il.
Rassurée à l’idée qu’il pouvait me rattraper en cas de besoin, je me laissai
dégringoler le long du treillis jusqu’à ce qu’il me saisisse par la taille pour
m’écarter du mur et me déposer au sol. Puis, sans même m’accorder une
seconde de répit, il me prit par la main pour m’entraîner en courant vers les
bois.
Je m’élançai derrière lui, non sans jeter quelques coups d’œil par-dessus
mon épaule, à l’affût du moindre signe pouvant indiquer que l’on m’avait
entendue et que j’étais sur le point d’être découverte. Mais la maison resta
obscure et endormie. Un grand sourire aux lèvres, je m’enfonçai dans les bois
illuminés par la pleine lune. La clairière et les oiseaux nous attendaient.

Carson était un vieil homme – presque aussi vieux que les terres qui nous
entouraient. Lorsque nous débouchâmes dans la clairière où il nous attendait,
haletants, riant, excités par notre aventure, il nous intima le silence comme s’il
avait affaire à des enfants turbulents.
Je le connaissais depuis aussi longtemps que les autres domestiques des
Delafield. Leur manoir avait été pour moi une deuxième maison, ses résidents
une deuxième famille. Carson, très laconique, soulevait son chapeau sur mon
passage et avait toujours eu pour moi un petit sourire.
— Merci de faire ça pour nous, lui dis-je.
D’un bref signe de tête, il m’indiqua qu’il m’avait entendue.
— Votre arthrite ne vous fait pas souffrir ce matin, j’espère ?
— Non, Miss Katherine, répondit-il d’une voix basse et rauque.
Henry s’approcha, se plaçant si près de moi que tout un côté de mon corps
se trouva soudain à l’abri de la fraîcheur nocturne.
— Les avez-vous entendus, Carson ? demanda-t-il.
— Comment voulez-vous qu’on entende quoi que ce soit, avec toutes vos
jacasseries ? marmonna le vieil homme.
Je me couvris la bouche pour étouffer un éclat de rire et sentis les épaules
de Henry tressauter en silence à mes côtés.
— Par ici, dit Carson en désignant d’un signe de tête les bois de l’autre côté
de la clairière – le côté des Delafield.
Lorsqu’il interrompit sa lente progression entre les arbres, le ciel
commençait à s’éclaircir, passant imperceptiblement de la nuit au matin. La
nature s’éveillait autour de nous, et lorsque nous nous assîmes par terre, au
milieu des buissons, le sol était couvert de rosée. Je m’étais installée entre
Henry et Carson, laissant leur présence me réchauffer tandis que l’humidité de
l’herbe transperçait les deux épaisseurs de mes jupons. Carson leva l’index,
nous enjoignant d’un geste de garder le silence, puis posa sa main en cornet
autour de son oreille.
Henry me sourit, les yeux brillants d’excitation et d’impatience. Les mains
serrées l’une contre l’autre, je tendais l’oreille. Nous nous trouvions à l’orée
de la clairière, afin de voir et d’écouter à la fois les oiseaux du bois et de la
clairière. À en croire Carson, c’était là que nous avions les meilleures chances
d’entendre chanter une alouette.
Les chants commencèrent timidement, mais à mesure que le ciel
s’illuminait, de plus en plus d’oiseaux émergeaient de leurs cachettes en quête
de nourriture. Bientôt, il y en eut tout autour de nous. À chaque nouveau cri,
Carson murmurait « merle », « hirondelle » ou « grive ». Nous attendîmes
jusqu’à l’heure où le ciel prenait ses teintes dorées, rosées et du plus clair des
bleus. Alors, je retins mon souffle, pleine d’espoir. Plus que tout autre chant,
c’était celui de l’alouette que j’attendais.
Un nouveau sifflement se fit entendre, et je sentis Carson se raidir près de
moi. Je regardai Henry, les yeux grands ouverts, tandis que l’air s’emplissait
d’un chant aigu et envoûtant : une spirale descendante de notes perçantes qui
s’achevaient en mélancolie avant de reprendre avec plus de force.
— C’est elle, murmura Carson. L’alouette.
Je fermai les yeux, laissant le chant de l’oiseau déverser dans mon âme
toute sa mélancolie, sa peine et sa beauté. Lorsqu’il se tut, je posai la main sur
ma poitrine, m’assurant que mon cœur était toujours en place, avant d’ouvrir
les yeux. En clignant des paupières pour chasser les larmes, je me tournai vers
Henry pour m’assurer que lui aussi l’avait entendu.
Il me regardait, et je vis dans ses yeux le reflet de ce que je ressentais. La
tristesse, la beauté.
Il se pencha vers moi. Son souffle me caressa le cou, faisant courir un
frisson le long de ma colonne vertébrale, lorsqu’il me murmura à l’oreille :
— Alors, que pensez-vous de votre chant d’oiseau ?
Je restai muette l’espace d’un instant.
— C’est…
Je secouai la tête.
— C’est la chose la plus belle et la plus envoûtante que j’ai jamais
entendue.
Son regard balaya mon visage. Ses yeux étaient le reflet de mon cœur, tout
en émotions contenues qui menaçaient de déborder.
— Oui…, fit-il à voix basse, rien que pour moi. Une beauté envoûtante.
Il écarta les cheveux qui étaient retombés sur mes yeux, d’un geste doux et
familier qui me fit frémir.
— C’est exactement ce que je pensais, ajouta-t-il.
J’avais le souffle court, le cœur battant. En ce moment suspendu et
silencieux, je remarquai sur son visage la même beauté poignante que j’avais
entendue dans le chant d’oiseau, avec ses cheveux ébouriffés où le soleil venait
déverser ses rayons dorés, ses joues parsemées de taches de rousseur, ses yeux
d’un gris charbonneux et son regard posé sur moi avec une intensité que je ne
comprenais pas – et sa barbe naissante, la courbe de sa bouche, la largeur de
ses épaules…
En un instant, tout bascula. Cette impression de succomber que je ressentais
parfois devant lui se changea soudain en une flamme brûlante qui me consuma.
Les joues en feu, je détournai les yeux, mais j’avais eu le temps de voir un petit
sourire se dessiner sur ses lèvres.
— Alors, Miss Katherine ? fit la voix de Carson.
Je pris soudain conscience que le vieil homme m’observait. Je m’éclaircis
la voix.
— C’était très beau. Je vous remercie infiniment.
Je m’efforçai de me relever, mais mes jambes étaient engourdies. Je titubai
jusqu’à ce que Henry se lève à son tour pour me prendre par le coude.
— Tapez des pieds, dit-il. Cela vous aidera.
Rougissante, je gardai les yeux baissés, comme si j’avais besoin de
concentrer toute mon attention sur mes jambes ankylosées.
— Je dois rentrer, bafouillai-je. Avant que l’on me cherche.
— Je vous raccompagne, proposa Henry.
Je m’écartai de lui, tentant de dissimuler derrière un grand sourire mon
cœur affolé et mes jambes tremblantes.
— Non !
Le mot était sorti plus durement que je l’avais voulu. Je ne me sentais pas
moi-même. Mon cœur était en flammes, et j’étais terrifiée à l’idée que cela
puisse se lire sur mon visage.
— Non, je vous remercie, repris-je. Ça va aller. Merci encore, Carson.
Merci, Henry.
Je m’éloignai en hâte, aussi vite que mes jambes tremblantes me le
permettaient, mais je ne rentrai pas immédiatement à la maison. Je me
dissimulai derrière un arbre, à l’entrée du jardin, une main pressée sur la
poitrine. Qu’était-il arrivé à mon cœur ?
Chapitre 25

MISS ST CLAIRE TINT SA PROMESSE : DANS L’APRÈS-MIDI, lorsque le ciel devint


plus clair, elle vint me voir pour m’annoncer que nous allions toutes trois
partir en promenade pour la baie de Robin Hood. Lorsque je les retrouvai, elle
et Sylvia, dans le grand vestibule, Miss St Claire tenait sous son bras un panier
de victuailles.
— Pour les pauvres, me dit-elle en le désignant d’un geste gracieux. Il est
du devoir de toute dame ayant la chance d’avoir ma position de se montrer
charitable envers les moins fortunés.
— En effet, marmonnai-je.
Sur la route du village, j’observai Miss St Claire qui descendait la colline
en portant son panier, un éclatant sourire aux lèvres. J’étais frappée par la
façon dont elle était parfaitement adaptée à son rôle dans la société. Je
comprenais pourquoi Mrs Delafield l’avait choisie pour Henry. Je la
visualisais sans peine en tant que maîtresse de Blackmoore. Toute sa vie l’avait
préparée à prendre sa place attitrée à la droite de Henry. Elle ferait sa fierté, je
ne pouvais le nier. Elle serait convenable, aimable, prévenante, généreuse et
absolument prévisible en tout. Et pour cela, je la haïssais de bon cœur.
La rue qui traversait la baie de Robin Hood, pavée et pentue, suivait le tracé
d’une ravine qui descendait jusqu’à la mer. De petites maisons aux toits de
tuiles rouges, tout en angles, semblaient dévaler la pente, se raccrochant
fermement à un sol qui semblait lui-même craindre de dégringoler dans la
mer. Je devinai que le village était peuplé de pauvres pêcheurs aux mains
brunes et calleuses, aux visages battus par les vents et ridés par les embruns.
J’admirais ces familles qui, pour survivre, devaient opposer leur farouche
volonté à celle de la mer, désireuse de les engloutir en même temps que leurs
maisons et leur village…
Miss St Claire s’approcha de moi. Son panier me rentra dans les côtes.
— Un village aussi pittoresque ne devrait pas sentir autant le poisson, dit-
elle en se pinçant le nez d’une main gantée de blanc, les yeux fixés sur le sol.
Les pavés étaient mouillés, et l’odeur de poisson très présente. À quoi
s’était-elle attendue de la part d’un village de pêcheurs ?
— Ces femmes de pêcheurs pourraient se donner la peine de nettoyer un
peu les rues, ajouta-t-elle en passant devant une femme occupée à étendre sa
lessive.
Je surpris le regard noir que cette dernière jeta à Miss St Claire, mais la
reine elfique ne sembla pas s’en rendre compte.
— J’imagine que je devrais faire quelque chose pour elles, poursuivit-elle.
Peut-être devrais-je leur apprendre à tenir propres leurs rues et leurs maisons,
afin de limiter les odeurs. Dieu merci, ajouta-t-elle en s’éventant le visage,
l’atmosphère est plus saine à Blackmoore.
Brusquement, elle s’arrêta, semblant se souvenir de l’existence de son
panier. Elle en sortit un paquet de victuailles, qu’elle tendit à la villageoise.
Cette dernière essuya ses mains mouillées sur son tablier, le regard toujours
noir et méfiant, et lui prit le paquet.
— Voici un peu de nourriture, de la part de Mr Henry Delafield de
Blackmoore.
La femme esquissa une révérence, la remercia d’une voix bourrue et jeta le
paquet à un bambin qui se traînait à ses pieds. Elle se remit à sa lessive, laissant
Miss St Claire se tourner vers moi avec un sourire plus radieux encore
que d’ordinaire.
— Avez-vous vu, Miss Worthington ? me demanda-t-elle, le regard
étincelant de bonté. Avez-vous vu l’expression de son visage ? Il est si
gratifiant d’aider son prochain ! Voir le bonheur dans les yeux des gens, voilà
la seule récompense dont j’ai besoin ! C’est ce qui me motive en tout. Et Henry
sera si heureux de savoir que je remplis déjà mon devoir, n’est-ce pas, Sylvia ?
En réponse, cette dernière marmonna quelques mots inaudibles. À en juger
par son air épuisé, son unique préoccupation devait être de trouver un endroit
où s’asseoir après cette marche éreintante depuis Blackmoore.
— Oh, est-ce une boulangerie ? s’écria Miss St Claire. Que c’est
pittoresque ! Je n’avais pas souvenir qu’il y en avait une ici. Venez, allons
acheter de quoi nous sustenter. L’odeur sera peut-être meilleure à l’intérieur.
Miss St Claire traversa la rue pavée pour s’approcher d’une petite bâtisse
de vieilles pierres où s’ouvrait une vitrine remplie de miches de pain.
Sylvia lui emboîta le pas. Par deux fois, elles durent s’arrêter pour offrir à
un villageois un paquet de victuailles. Je restai en retrait, m’efforçant de me
convaincre que je pouvais apprécier Miss St Claire. Elle était la gentillesse et la
générosité incarnées, et pourtant tout ce qu’elle faisait ou disait m’irritait au
plus haut point.
— Allez, viens ! Maman a dit que nous devions nous dépêcher ! s’écria une
voix enfantine, attirant mon attention sur les deux fillettes qui passaient devant
moi.
La première devait avoir sept ans. L’âge d’Oliver. Elle tenait d’une main
ferme le bras de l’autre, plus jeune, qui traînait les pieds en pleurant. Soudain,
la petite glissa sur les pavés mouillés et tomba. Je vis sa tête heurter le sol.
— Oh, mon Dieu ! m’écriai-je en m’accroupissant à ses côtés. Laisse-moi
t’aider.
Je tendis la main à la petite, qui ne devait pas avoir plus de quatre ans. Ses
joues crasseuses étaient striées de larmes, et ses longs cheveux bruns lui
retombaient sur les yeux. Les lèvres tremblantes, elle me dévisageait avec de
grands yeux sombres tandis que je la soulevais pour la remettre sur ses pieds.
— Mary ! Qu’est-ce qui t’a pris de tomber comme ça ?
La grande sœur fit demi-tour pour revenir au pas de charge, puis
m’aperçut et ralentit l’allure.
— Je suis désolée, mademoiselle, bafouilla-t-elle avec une petite révérence
maladroite. J’espère que ma sœur ne vous a pas embêtée.
— Non, pas le moins du monde, répondis-je en souriant pour la rassurer
avant de me retourner vers la petite Mary. Maintenant, voyons si tu t’es blessée,
d’accord ?
La fillette hocha la tête, puis resta immobile tandis que je passais la main
sur son crâne. Je m’arrêtai en découvrant une bosse à l’arrière de sa tête.
— Oh, oui. C’est une bosse. Mais il n’y a pas de sang. Je pense que ça va
aller.
Des larmes brillaient toujours dans ses yeux, et son menton tremblotait
d’une manière à la fois pathétique et adorable.
— S’il vous plaît, mademoiselle, puis-je avoir une friandise ?
— Mary ! s’écria l’autre fillette en lui tirant les cheveux.
La petite se remit à pleurer.
— Oh, non, ne fais pas ça ! ordonnai-je à la grande en caressant les
cheveux de sa sœur. Elle n’a rien fait de mal. Je n’ai pas de bonbons pour le
moment, mais je peux aller en acheter. Qu’en penses-tu ?
— O-oui s’il v-vous plaît, hoqueta Mary entre deux sanglots.
Je souris à sa sœur aînée :
— Et toi, comment t’appelles-tu ?
— Katherine, mademoiselle.
— Comme moi, lui dis-je joyeusement. Eh bien, Katherine, je vois que tu
es une petite fille très responsable, à t’occuper ainsi de ta sœur cadette. Il y aura
aussi des bonbons pour toi.
Elle sourit, du même sourire édenté qu’Oliver. Soudain, ce dernier me
manqua énormément. Ces deux petites me faisaient trop penser à lui. Je devais
arrêter de les serrer dans mes bras.
— Où puis-je vous retrouver pour vous apporter les bonbons ? leur
demandai-je en me relevant.
Katherine se retourna pour me montrer une petite maison derrière nous.
— Juste là. La maison bleue.
Je lui promis que je serais bientôt de retour, et en me retournant pour
rejoindre Sylvia et Miss St Claire à la boulangerie, je m’aperçus qu’une
poignée de villageois m’observait.
— Où étiez-vous passée ? me demanda Sylvia lorsque je la retrouvai dans
la boutique, où Miss St Claire dévorait gracieusement une brioche.
— Oh, juste un peu plus loin, répondis-je.
J’ouvris mon sac et choisis quatre petits pains, deux tourtes à la viande,
deux scones et une poignée de sucres d’orge.
Sylvia me regarda faire mes achats avec des yeux ronds.
— N’avez-vous donc pas mangé au petit déjeuner ?
— Non, pas vraiment.
Je m’emparai de mes achats, jetai un dernier regard à Miss St Claire, qui
mangeait toujours, et déclarai :
— J’ai une petite course à faire. Je vous retrouverai à Blackmoore.
— Comment ? Vous rentrez seule ? Vous ne pouvez pas…
Je me retournai pour planter mon regard dans celui de la jeune femme qui
avait été ma meilleure amie, me demandant tristement à quel point le fossé qui
nous séparait allait encore se creuser.
— Est-ce pour ma sécurité que vous vous inquiétez, ou bien pour ma
réputation ? demandai-je enfin.
— Votre réputation, bien entendu, rétorqua-t-elle d’un air pincé.
— Cela n’a aucune importance, Sylvia, soupirai-je. Bientôt, je serai partie
pour les Indes. Rentrer seule ne changera pas grand-chose à ma réputation.

Je n’eus aucune difficulté à retrouver la maison bleue. Mais une fois que
j’eus frappé à la porte, je me demandai ce que j’allais bien pouvoir dire si les
filles n’étaient pas là. Un jeune homme ouvrit la porte et me dévisagea.
— Bonjour. Mary et Katherine sont-elles à la maison ?
Il hocha la tête, l’air nerveux.
— Qu’ont-elles fait ?
— Oh, rien ! Je leur ai… apporté quelque chose.
Les filles arrivèrent en courant, leurs visages illuminés d’un sourire plein
d’espoir. Je leur tendis le paquet de la boulangerie.
— N’oubliez pas de tout bien partager avec vos frères et sœurs,
recommandai-je.
— Oh, oui. Merci, mademoiselle ! s’écria Katherine en s’efforçant
d’effectuer une nouvelle révérence tout en serrant contre elle les friandises.
Mary leva vers moi ses yeux sombres, les joues sèches.
— Oui, merci beaucoup.
Je leur dis au revoir, revins sur mes pas et me demandai soudain si j’avais
été bien inspirée de vouloir rentrer seule à Blackmoore. Mais à cet instant,
j’entendis une voix familière me héler :
— Miss Worthington ! Que faites-vous là ?
Je souris à la vue de Mrs Pettigrew, ma compagne de voyage.
— Je cherchais justement quelqu’un avec qui rentrer à Blackmoore. Vous
n’iriez pas dans cette direction, par hasard, Mrs Pettigrew ?
— En fait, si.
En la voyant peiner à gravir la colline à mes côtés, je me surpris à regretter
d’avoir ainsi abandonné Sylvia. Je me demandai à quel point notre
éloignement pouvait être attribué à mes choix de ces dernières années. Et tandis
que je traversais les landes pour rejoindre la maison sur la falaise, je songeai à
ce jour, deux ans auparavant – le jour de la mort de Mr Delafield. Tout ce qui
m’arrivait à présent était-il imputable à cet instant et à ce choix ?
Chapitre 26

Deux ans auparavant

JE TRAVERSAIS AU PAS DE COURSE LES BOIS QUI SÉPARAIENT nos maisons. De


grosses gouttes de pluie s’écrasaient sur mes épaules. J’avais oublié
d’emporter mon chapeau et ma cape. Des feuilles mortes jonchaient le sol,
formant une couverture épaisse et humide qui étouffait le bruit de ma course.
Le ciel était noir, les feuilles brunes. Soudain, le grand érable se dressa devant
moi, marquant la moitié du chemin entre ma maison et celle de Sylvia. Il était
si haut et massif, ses branches si larges, qu’il créait à lui seul une canopée – un
abri contre la pluie. Debout contre le tronc se tenait Henry.
Je m’arrêtai net, essoufflée. Il avait la tête baissée, les cheveux dégoulinants
de pluie, les bras serrés sur sa poitrine comme pour tenter de retenir ce qui
s’était brisé en lui. Soudain, je vis ses épaules se mettre à tressauter.
Personne n’était censé assister à cela. Je me sentais comme une voleuse, cachée
derrière les arbres, à m’emparer d’une chose qui ne m’était pas destinée.
Je fermai les yeux, cherchant à oublier ce que je venais de voir,
m’efforçant de trouver le courage de faire le bon choix – m’éloigner en
silence et ne jamais, jamais laisser Henry savoir que je l’avais vu dans cet état.
Mais à cet instant précis, un léger bruit se fit entendre, à peine plus fort que le
tapotement des gouttes sur les feuilles mortes : un sanglot étouffé.
Je connaissais la raison de son chagrin. Ce matin-là, notre bonne était
arrivée avec la nouvelle de la mort de Mr Delafield. C’était un homme robuste
et il n’était resté alité que pendant quelques jours, aussi avions-nous ressenti
l’annonce de son décès comme un terrible choc. En apprenant la nouvelle, je
n’avais pensé qu’à Sylvia et à sa peine. Je n’avais pas songé à Henry jusqu’au
moment où je l’avais aperçu sous cet arbre, affalé contre le tronc comme s’il
était trop faible pour soutenir à la fois son propre poids et celui de sa peine.
Je pris alors une décision. Je m’avançai vers lui sur le sol sec, là où les
feuilles n’étaient pas mouillées et où mes pas n’étaient plus aussi silencieux. Il
leva brusquement la tête et ouvrit grand les yeux. Aussitôt, je sus que son
regard allait me hanter pour toujours. Jamais je n’y avais lu une telle douleur,
un tel vide, un tel désespoir. Comme frappée en pleine poitrine par la force
d’une soudaine révélation, je ne pouvais plus bouger ni respirer. En ce terrible
instant, Henry n’était plus le garçon que j’avais connu toute ma vie. Il était bien
plus que cela.
Je savais que je n’aurais pas dû me trouver là. Un instant, je craignis qu’il
ne me haïsse pour l’avoir vu ainsi. Mais alors, il se redressa et s’approcha de
moi d’un pas vif. Je cessai de réfléchir et m’avançai vers lui. Il me prit dans ses
bras et me serra fort contre lui. L’odeur des feuilles mouillées lui collait à la
peau. Ses cheveux humides se plaquèrent contre ma joue. Il enfouit son visage
dans mon cou.
— Je suis désolée, murmurai-je en le serrant dans mes bras.
Ses épaules se mirent de nouveau à trembler.
Je ne sus combien de temps nous restâmes ainsi enlacés. Mes joues étaient
trempées de mes larmes et des siennes, tout comme mon épaule là où il avait
enfoui son visage pour pleurer. Lorsque enfin il desserra son étreinte, la faible
lumière du soir avait laissé place à un sombre crépuscule. Il prit une profonde
inspiration, qu’il relâcha longuement, calmement, les yeux baissés sur le tapis
de feuilles mortes. Puis il me regarda. L’air étrangement paisible, il me
dévisageait comme si j’étais une parfaite inconnue. Et à cet instant, je savais
que c’était vrai : j’étais certaine d’être une nouvelle personne, car même si
j’avais toujours fréquenté Henry, je ne l’avais jamais vraiment connu avant ce
jour.
Inexplicablement, je me sentais très intimidée. Mais Henry se pencha sur
moi pour me regarder dans les yeux et sourit. Ce n’était pas un grand sourire.
C’était un sourire apaisé. Je le pris comme un cadeau. Puis, à ma grande
surprise, il posa sa main froide sur ma joue humide. Il baissa la tête et pressa
les lèvres sur mon front, là où retombaient mes cheveux emmêlés.
— Merci, murmura-t-il.
Son souffle me caressa la peau aussi légèrement que ses lèvres. Je me
sentais enracinée, comme si mes pieds s’enfonçaient dans le sol au niveau des
racines du vieil érable qui nous protégeait. Je sentis quelque chose remuer au
plus profond de moi-même – une chose née de son étreinte, de ses yeux, et de
ce petit sourire plein de chaleur qu’il m’avait offert en cadeau.
Puis il laissa retomber la main posée sur ma joue, me caressant la
mâchoire au passage, et fit un pas en arrière.
— Je vais vous raccompagner, dit-il. Il fait presque nuit.
Je hochai la tête, et nous marchâmes ensemble dans un silence profond,
serein et chaleureux que nous n’osions briser. Tous les mots que nous aurions
pu prononcer auraient rendu banals les sentiments indicibles que nous avions
partagés.
Trop vite, j’aperçus la maison et la lueur des chandelles qui tremblotait à
travers les rideaux. Je m’arrêtai au bord de la pelouse, et Henry fit de même. Je
me rendis compte que j’avais oublié mon premier objectif – rendre visite à
Sylvia. La réconforter. Lui donner un peu de ma force, si j’en étais capable.
Mais je ne pouvais plus. J’avais donné à Henry ce que j’avais. Tout ce que
j’avais.
Sans y songer, je lui tendis la main. Il la prit dans la sienne, d’un geste
simple et naturel.
— Dites à Sylvia… Dites à Sylvia que j’irai la voir demain.
— D’accord.
Il me tenait la main comme il l’avait tenue un peu plus tôt. Comme s’il avait
besoin de moi et comme s’il me voulait.
Soudain, ma gorge fut trop sèche pour parler. Je hochai la tête et reculai,
laissant glisser ma main hors de la sienne. Puis je me retournai et courus vers
la maison, sentant son regard me suivre.
Chapitre 27

JAMAIS JE N’AVAIS CONNU UNE SOIRÉE AUSSI LONGUE, alors que j’attendais que
minuit revienne, apportant avec lui une nouvelle escapade nocturne en
compagnie de Henry.
— Où êtes-vous allée aujourd’hui ? me demanda Henry une fois en haut de
la tour.
J’aimais cet endroit plus encore que la pièce à l’oiseau. J’aimais me
trouver au-dessus de tout. J’aimais voir les cimes des arbres et l’étendue de
l’océan à la lumière de la lune, et entendre les cris obsédants des corbeaux qui
hantaient la tour voisine.
— Je me suis rendue à la baie de Robin Hood avec Sylvia et Miss St Claire,
répondis-je, le nom de cette dernière teintant ma voix d’une amertume
involontaire.
— Mais vous n’êtes pas rentrée avec elles ? poursuivit-il d’un air
interrogateur.
— Non… j’avais une petite course à faire. Mais je suis bien rentrée,
comme vous pouvez le constater.
Il se contenta de me regarder en silence, mais je sentais bien qu’il désirait
me dire quelque chose.
— Vous apprêtez-vous à me donner une leçon de bienséance ? demandai-je
en levant un sourcil.
Il secoua la tête.
— Non. J’allais seulement vous dire que j’aurais bien aimé vous
accompagner. Cela faisait longtemps que je voulais vous faire visiter la baie.
Cette idée ne m’avait même pas effleurée.
— Je suis désolée, murmurai-je.
— Ce n’est pas important, assura-t-il en haussant les épaules.
Henry semblait quelque peu réservé ce soir-là. Quelque part, au fond de lui,
une colère contenue bouillonnait. Mais j’ignorais comment l’apaiser.
— Procédons au marché, voulez-vous ? dis-je alors. Ce soir, si vous
voulez, vous pouvez commencer par me demander mon secret.
Il croisa les bras en me regardant, comme pour se mesurer à un adversaire,
et déclara :
— Je veux savoir pourquoi vous êtes si opposée au mariage.
Je respirai un grand coup. Il m’avait déjà posé la question à de nombreuses
reprises, mais j’avais toujours refusé d’y répondre. À présent, cependant, je
n’avais plus le choix et j’étais terrifiée à l’idée de lui avouer la vérité. J’étais
sur le point de fondre en larmes. Je baissai les yeux, cherchant en moi un point
d’ancrage auquel rattacher mon courage. Les Indes. C’était pour elles que j’en
étais arrivée là. Pour voir s’ouvrir la porte de ma cage. Pour m’exiler sur une
terre lointaine où je n’aurais pas à assister au mariage de Henry et Miss St
Claire. Je me raffermis et troquai ma nervosité contre une rage froide. Je
songeai à mon père et à ma mère ; je songeai à Eleanor et à son mari, James.
Alors, enfin, je répondis :
— Se marier, c’est s’enchaîner au malheur.
— « S’enchaîner au malheur » ? s’écria-t-il, stupéfait. Je vois la chose
différemment. Pour moi, il s’agit de l’union de deux esprits semblables. D’une
vie passée aux côtés de votre plus chère amie, de votre plus fidèle compagne.
Un lien qui nous lie, certes, mais avec lequel vient la force. C’est ce en quoi
je crois.
Pour une raison que je ne m’expliquais pas, sa naïveté me mit en fureur.
— Est-ce le genre de mariage que vous espérez vivre avec Miss St Claire ?
rétorquai-je.
Henry fit un pas en arrière, comme si je venais de le gifler. Il resta
silencieux un instant avant de répliquer :
— Peu importe mon avenir. C’est du vôtre que nous parlons.
— Voilà une réponse qui laisse un peu à désirer, Henry Delafield.
Un petit sourire en coin se dessina sur ses lèvres.
— Vous m’appelez toujours par mon nom entier lorsque vous êtes
contrariée. Comme si vous étiez ma mère.
— Et vous, rétorquai-je en le fusillant du regard, vous essayez toujours de
changer de sujet quand vous êtes mal à l’aise.
Sans y penser, je l’attrapai par le devant de sa chemise, l’attirant à ma
hauteur pour le regarder bien en face. Tout ce que je pus lire dans ses yeux fut
de la surprise et de l’amusement.
— Pourquoi devrais-je être la seule à me rendre vulnérable ? Vous m’avez
demandé de révéler mes secrets ; à présent, vous devriez en partager un avec
moi. Ce ne serait que justice.
Henry posa les mains sur le muret derrière moi, m’emprisonnant entre ses
bras. Et même alors que j’avais relâché ma prise sur sa chemise – qu’est-ce qui
avait bien pu me passer par la tête ? – il continua à se pencher sur moi. Il était à
présent si proche que je pus percevoir l’instant où son expression amusée
laissa place à une flamme ardente.
— Que voulez-vous que je vous confie ? demanda-t-il.
— Quelque chose d’honnête. Quelque chose dont vous n’avez jamais parlé
à personne. Un de vos secrets.
Je marquai une pause, puis ajoutai d’un air innocent :
— Un secret qui concerne Miss St Claire.
Il secoua la tête.
— Cela ne concerne en rien Miss St Claire. C’est entre vous et moi.
Je me sentis soudain frustrée et en colère. Il ne parlait jamais de Miss St
Claire. Les seules informations que j’avais pu glaner à son sujet avant cette
semaine étaient venues de Sylvia. Pendant toutes ces années, Henry avait
toujours été très réticent à me parler de sa promise, et j’en avais été verte de
jalousie. L’idée qu’il possède un secret que j’étais incapable de lui arracher
m’était exécrable. Je ne supportais pas de le voir me quitter chaque été pour
passer un mois avec elle, me laissant seule à la maison. Et je savais
d’expérience que les secrets dont on ne parlait à personne étaient ceux que l’on
chérissait le plus.
Prise d’une envie soudaine de le repousser, je croisai les bras pour retenir
mon geste.
— Vous ne me parlez jamais d’elle, protestai-je. Après tout ce que je vous
ai confié, je trouve cela abominable de votre part de me faire des cachotteries !
— Mais j’ai l’intention de vous confier un secret ! J’ai seulement dit qu’il
n’évoquerait pas Juliet.
Juliet. Il l’avait appelée par son prénom, comme si tout était convenu entre
eux. Comme s’il lui avait demandé sa main. Comme si déjà, un lien
indéfectible les unissait.
— Je déteste ce prénom, murmurai-je.
Henry sourit. Ma remarque semblait l’amuser immensément. Le réjouir,
même.
— Ah bon ? Et pourquoi ? demanda-t-il.
— Il est présomptueux.
— Hmm, fit-il en hochant la tête. Présomptueux.
— Oui ! C’est un prénom qui se donne de grands airs classiques. Comme si
elle pouvait devenir l’héroïne d’une tragédie shakespearienne. C’est
parfaitement présomptueux. Ses parents n’ont donc pas réfléchi au fait qu’ils la
vouaient à être une déception permanente ? Parce que c’est ce que j’ai ressenti
dès que je l’ai rencontrée – une immense déception à la voir aussi fade avec un
nom pareil.
Je m’interrompis, comprenant que j’étais allée trop loin. Henry plissa les
yeux. C’était sa promise que je venais d’injurier. Peut-être même sa fiancée.
Soudain, je regrettai mes paroles.
— « Fade » ? Oh, je vois ! Vous ne l’aimez pas parce qu’elle n’est pas aussi
obstinée, capricieuse et franche que vous. C’est bien cela ?
Je serrai les lèvres. Je me maudissais de n’avoir su tenir ma langue.
— Oui, je suppose que c’est cela, marmonnai-je.
— Certains hommes aiment les femmes discrètes, fit-il remarquer d’un ton
léger.
— Moi, je ne les aime pas, rétorquai-je en levant le menton. Et vous ?
C’était ma fierté qui m’avait poussée à poser la question ; ma fierté qui se
demandait s’il réprouvait mon attitude. Je ne m’étais encore jamais interrogée
à ce sujet. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’il puisse désapprouver ma façon
d’être. Mais à présent, j’avais besoin de savoir.
Il me regarda un instant sans mot dire, un léger sourire flottant sur ses
lèvres, puis déclara d’une voix douce :
— Je pense que vous avez mal jugé Miss St Claire. Elle est intelligente et
raffinée.
Aussitôt, je la détestai plus encore.
— Eh bien, si c’est tout ce que vous attendez de votre future épouse,
j’imagine que vous serez comblé en compagnie de votre Juliet. Même si elle
ne sait pas faire la différence entre Phaéton et Icare, ajoutai-je dans un
murmure.
Je surpris un frémissement au coin de ses lèvres.
— Quoi ? Pourquoi riez-vous ?
— Vous êtes jalouse, s’esclaffa-t-il.
— Non.
Il souriait, comme si tout ce que je venais de dire lui faisait plaisir.
— Alors, voulez-vous connaître mon secret ou pas ? demanda-t-il à voix
basse.
— Oui, répondis-je.
Il s’approcha encore un peu de moi. Bien trop près. Brusquement, je me
crus en déséquilibre, comme si le monde s’était incliné et qu’il me fallait
trouver un point d’appui pour ne pas tomber. Mon cœur faisait des bonds dans
ma poitrine. J’avais le souffle court. Je sentais ses bras de chaque côté de mon
corps, qui me piégeaient ou me protégeaient – je ne savais pas exactement.
Un long silence s’installa entre nous, si tendu que j’avais l’impression que
quelque chose allait se briser avec un bruit sec. Henry me regardait, semblant
passer en revue tout un lot de secrets qu’il envisageait de partager, et ma
curiosité se mêla d’appréhension.
— Vos sourcils, dit-il enfin.
J’écarquillai les yeux.
— Mes sourcils ? Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Je les aime, déclara-t-il comme s’il s’agissait d’un fait ; d’une vérité
incontestable.
Spontanément, j’éclatai de rire et secouai la tête.
— Ils sont trop noirs, protestai-je. Trop épais.
— Non. Ils donnent du caractère à votre visage. Il y a en eux une certaine…
grâce. Peut-être à cause de leur courbe, poursuivit-il dans un murmure. Ils me
rappellent les ailes d’un oiseau en plein vol.
Terriblement gênée, j’étais heureuse de pouvoir dissimuler mon embarras
dans la pénombre. Alors, Henry leva la main vers mon visage. Je restai
parfaitement immobile, pétrifiée de stupeur, la gorge nouée. Du bout des
doigts, il caressa la courbe de mon sourcil gauche, suivant des yeux le
parcours de ses doigts. Prise d’un frisson, je sentis mon cœur s’affoler. Puis sa
main se posa sur ma joue avec autant de précautions et de douceur que pour
toucher un oiseau dans sa cage. Lorsque enfin il la rabaissa, une sensation de
brûlure resta comme imprimée sur ma peau.
— Je suis incapable de voir un oiseau sans penser à vous, reprit-il. Je me
demande ce que vous ferez de vos ailes une fois que vous les aurez trouvées. Je
me demande jusqu’où elles pourront vous emmener. Et je redoute cet instant
autant que je l’espère.
Je retenais mon souffle, muette de saisissement. Il ne m’avait jamais
touchée ainsi. Regardée ainsi. Parlé ainsi.
— À présent, sommes-nous quittes ? demanda-t-il, la voix basse et rauque,
en me regardant dans les yeux sans ciller. Me suis-je rendu suffisamment
vulnérable ?
J’aurais pu me pencher sur lui pour l’embrasser. Il était assez proche. Mon
cœur cognait dans ma poitrine. Malgré moi, mes yeux s’attachèrent à sa
bouche. Je m’agrippai au mur de pierre. Je ne devais pas tendre les bras vers
lui, lever la tête pour poser mes lèvres sur les siennes, le serrer contre moi en
lui disant que je ne voulais pas m’envoler loin de lui.
Nous étions tous deux fragiles à respirer le même air vicié par les secrets,
les demi-vérités… Je savais qu’un seul faux pas, un seul mot mal placé,
pouvait tout faire échouer. Alors je hochai la tête et ne dis pas un mot. J’avais
très peur de rompre cet équilibre que nous tentions d’instaurer entre nous –
cette amitié délicate, profonde et inflammable.
— Bien, murmura Henry en se redressant pour reculer d’un pas.
Je frissonnai dans le froid soudain qu’il laissa.
— Voulez-vous rentrer ? demanda-t-il en me voyant grelotter.
— Non. Finissons… Finissons cela ici, répondis-je timidement. Vous
voulez savoir pourquoi je refuse de me marier…
— En fait, j’ai changé d’avis. Ce que je veux vraiment savoir, c’est
pourquoi vous avez peur d’aimer.
Je tentai de rire, mais n’y parvins pas. Il n’était pas censé me poser cette
question. Il n’était pas même censé avoir eu l’idée de me la poser. Il croisa les
bras et s’appuya contre le mur, comme pour me signifier qu’il pouvait attendre
toute la nuit s’il le fallait.
Je croisai les bras à mon tour et pris une profonde inspiration.
— Mon amour est comme une fièvre…
— Vous citez Shakespeare ? m’interrompit-il d’un air désapprobateur.
Allons, vous pouvez faire mieux que cela.
Je le fusillai du regard, les poings serrés. La colère était un sentiment bien
plus confortable que la peur ; je préférais encore être sur la défensive plutôt
que me sentir vulnérable.
— Mais ce qu’il dit est vrai ! protestai-je. L’amour est une maladie. Il fait
des ravages. Il mutile. Il détruit tout sur son passage. Je suis raisonnable d’en
refuser l’idée, tout comme je le serais d’éviter une épidémie. C’est une
faiblesse du cœur humain d’imaginer que ce qui commence dans la passion est
fait pour durer. La passion est un feu qui brûle et ne laisse que des cendres sur
son passage. Elle est illogique et déraisonnable. L’amour est la chute de
l’homme et l’emprisonnement de la femme. C’est une cage d’où on ne peut
s’échapper une fois qu’on y est entré.
» Je l’ai vu et revu, poursuivis-je. Avec ma mère. Avec mon père. Avec
Eleanor. Et maintenant avec Maria. C’est un fléau pour tout ce qui est tendre et
bon. L’amour est déloyal. Il n’a aucun respect pour les personnes. Il est source
de servitude, de chagrin, de trahisons, de ressentiment…
Mon souffle se bloqua dans ma poitrine. Je pressai une main sur mon cœur,
si douloureux qu’il m’empêchait de respirer.
— Voilà ce que j’ai vu de l’amour, conclus-je enfin. Voilà pourquoi je
l’évite. Je serai plus avisée que mes parents et que mes sœurs, et que tous ceux
qui se sont laissé piéger par un sentiment passager et ont dû en souffrir pour le
reste de leur vie.
Henry s’avança vers moi, et je vis son visage à la lumière de la lune. Il
exprimait un déchirant mélange de douleur, de compassion et de déni.
— Ce n’est pas d’amour que vous parlez. Vous avez assisté au déclin d’un
amour contrefait. Vos parents ne se sont pas aimés. Vos sœurs n’ont jamais
vraiment aimé. Je me demande même si elles en sont capables. Mais vous, ma
chère Kate… vous êtes différente.
Mais que suis-je ? Je tournai et retournai la question dans ma tête, me
laissant envahir par le doute, puis levai les yeux vers le ciel obscur et poussai
un soupir.
— Je vous ai donné ma réponse, Henry. C’est votre tour.
Je ne le regardais pas. Je contemplais les étoiles. J’aurais voulu pouvoir
remonter dans le temps et ne pas avoir écouté cette conversation lors de ce
fameux bal. J’aurais voulu pouvoir réécrire nos destinées et changer les
familles qui nous avaient fait naître.
Je n’étais pas prête à sentir sa main se poser sur la mienne. Je sursautai, et
mon regard s’envola vers son visage. Il m’observait avec une intensité sereine
qui me fit tressaillir. Il ne se borna pas à me prendre par la main : il passa
doucement les doigts le long de mon poignet, puis les fit remonter sur ma
paume avant de les glisser entre les miens. Le cœur battant, je le vis lever nos
mains jointes et incliner la tête pour y déposer un baiser.
La panique se répandait dans mes veines au rythme effréné des battements
de mon cœur. Mais elle n’était pas seule. Un sentiment plus profond
l’accompagnait, qui m’ôtait mes forces.
— Kate, murmura-t-il, vous n’êtes pas comme votre mère. Vous ne
ressemblez pas à vos sœurs. La profondeur de votre âme est insondable. Vous
êtes courageuse, loyale et vraie. Votre cœur est pur, il est seulement un peu
effarouché. Mais je saurais en prendre soin, mon amour, si vous vouliez bien
me le confier.
Sur ces mots, il baissa la tête et pressa ses lèvres sur mes doigts.
Tout en moi n’était plus que passion et terreur mêlées. Mon cœur menaçait
de bondir hors de ma poitrine. Je tremblais de la tête aux pieds. Mais malgré
tout, dans la course folle de mes pensées, je parvins à saisir la première idée
raisonnable qui passa à ma portée :
— Je vous remercie, mais je dois refuser, répondis-je d’une voix
tremblante.
Je le sentis tressaillir. Mais lorsque j’ouvris les paupières, il s’était
détourné et s’éloignait, laissant retomber ma main. Je croisai les bras, blessée
et affaiblie. Il me tournait le dos, les yeux levés vers les étoiles. Ou peut-être
vers les oiseaux nichant dans la tour voisine.
Enfin, au bout d’un long silence, il attrapa sa lanterne et déclara :
— Et de deux ! Il n’en reste plus qu’une.
Je hochai la tête, m’efforçant de repousser cette faiblesse qui menaçait de
rompre le fragile équilibre de mes sentiments. C’était ce qui devait arriver.
C’était ce qui devait être. J’allais tout faire pour réaliser mon rêve – mon
voyage vers les Indes. Nous remontâmes en silence le passage secret, et les
seuls mots que Henry lâcha en me quittant dans l’aile ouest furent :
— Bonne nuit.
Chapitre 28

UNE FOIS ENCORE, MR BRANDON ME TROUVA DANS LES landes. Incapable de


m’endormir, je m’étais glissée dehors peu avant l’aube. Ce matin-là, je ne
pouvais cesser de songer à l’imminence de mon départ. Plus qu’une demande
en mariage, et je pourrais quitter cet endroit. Probablement pour toujours. À
cette pensée, tout dans le paysage se parait d’une poignante beauté : les
fougères, la tourbe, la bruyère desséchée, les fleurs jaunes épineuses, les
arbustes tordus, les affleurements rocheux… Tout devenait cher à mon cœur.
Je me penchai pour cueillir des fleurs, arrachai un brin de bruyère et rangeai le
tout dans ma poche. Puis je me relevai en entendant la voix de Mr Brandon me
héler :
— Miss Worthington ! Cela fait une éternité que je n’ai pas eu l’occasion de
vous parler ! Vous avez été absente toute la journée d’hier !
Le soleil se levait derrière lui tandis qu’il s’avançait vers moi. C’était
vraiment un bel homme. À n’en pas douter, il pourrait rendre une femme
heureuse. Mais pas moi.
— En effet. Je me suis rendue à la baie de Robin Hood.
Ses yeux semblaient plus verts que dans mon souvenir. Ses cheveux plus
dorés. Il porta la main à son oreille.
— J’ai écouté vos oiseaux, Miss Worthington, mais je crains fort d’avoir
besoin de quelqu’un pour m’aider à les identifier. Je ne m’y connais pas assez
moi-même.
Je songeai à ce que m’avait dit Henry : un homme n’avait pas besoin
d’encouragements pour perdre son cœur. Bien sûr, je n’imaginais pas une
seule seconde que Mr Brandon ait pu tomber amoureux de moi, mais je ne
pouvais ignorer qu’il me portait une attention toute particulière.
— J’aimerais vous aider, Mr Brandon, mais malheureusement, je pense
partir d’ici sous peu.
Il haussa les sourcils.
— Oh ? Où allez-vous ?
— Aux Indes. Avec ma tante.
Aussitôt, son visage se décomposa sous mes yeux.
— Ah bon ? Je pensais qu’il s’agissait seulement d’un vague projet. À ce
que m’a dit Miss Delafield, j’avais cru comprendre que sa réalisation était plus
qu’incertaine.
Je serrai le poing sur mes fleurs jaunes.
— Mon projet n’a rien d’incertain. Je pars bientôt. Demain, peut-être.
Il s’avança vers moi, l’air déterminé.
— En ce cas, je suis heureux d’avoir cette occasion de vous parler seul à
seul. Vous devez déjà vous en douter, Miss Worthington : je vous trouve
fascinante. Et belle. Et douce. Il est rare que je me laisse ainsi captiver par une
jeune femme, vous savez. Elles m’ennuient la plupart du temps. J’aimerais
vraiment vous connaître un peu mieux. Avoir une chance de gagner votre
cœur. Alors, de grâce… reportez votre voyage pour me donner ma chance.
Il me regardait, plein d’espoir, son contagieux sourire aux lèvres, et je
sentis mon cœur sombrer dans ma poitrine. Je n’avais pas idée qu’il s’était tant
attaché à moi. Je pensais simplement qu’il se plaisait en ma compagnie.
— Je suis vraiment désolée, murmurai-je. J’aurais dû vous en parler plus
tôt, mais… Je… je n’ai pas l’intention de me marier. Jamais. Je vous prie de
me pardonner si, sans le savoir, je vous ai encouragé à éprouver pour moi des
sentiments que je ne peux partager.
Son sourire avait disparu. La déception se lisait sur son visage.
— Vous n’avez pas l’intention de vous marier ? Inutile d’aller aussi loin
pour me repousser. Vous auriez simplement pu me dire que vous n’êtes pas
intéressée.
— Non ! C’est la vérité !
Il s’apprêtait à s’éloigner, mais je l’attrapai par le bras.
— Attendez ! Je n’ai pas menti ! Vous pouvez le demander à Sylvia. Ou à
Mrs Delafield. Ou à Henry. Ils savent. Depuis deux ans, je ne cesse de le leur
répéter.
Il s’écarta de moi.
— Eh bien, rétorqua-t-il, je crains fort qu’aucun d’eux n’ait jugé utile de
m’en avertir. Je vous prie de m’excuser, Miss Worthington, ajouta-t-il en
s’inclinant sèchement.
Tandis que je le regardais s’éloigner, une vive douleur me transperça la
main. Je baissai les yeux et ouvris les doigts. Mes fleurs jaunes épineuses
étaient tout écrasées et maculées de sang.

Je me mordais les lèvres, hésitante, devant la porte entrebâillée. J’étais


allée trop loin pour revenir en arrière. J’avais rempli mes poches de
coquillages et de fleurs des landes. J’avais observé les habitudes des
domestiques et attendu assez longtemps pour m’assurer que la bonne s’était
profondément endormie au coin du feu. Le grand-père de Henry, quant à lui,
était assis dans son fauteuil devant la fenêtre.
Je pris une grande inspiration, poussai la porte et entrai à pas feutrés. La
bonne ronflait faiblement devant la cheminée. Le fauteuil qui faisait face à
celui du grand-père était libre, comme s’il m’attendait. Je posai les mains sur
le dossier et observai attentivement le vieil homme. Il avait le regard vide, le
visage tourné vers la fenêtre. Ses mains reposaient sur ses genoux, sous une
couverture.
— Bonjour, le saluai-je à voix basse.
Il remua légèrement les épaules et bougea les jambes, mais ne me regarda
pas. Je fis le tour du fauteuil et m’assis sur le siège capitonné, prenant garde à
ne pas heurter la table basse.
— Puis-je m’asseoir ici ? demandai-je en étudiant avec soin l’expression
de son visage.
Ses yeux semblèrent s’animer, se déplaçant de droite à gauche, mais ils
restèrent fixés sur la fenêtre.
J’attendis un instant, mais il ne bougea plus. Je glissai alors la main dans
ma poche, d’où je sortis une poignée de coquillages. Je les posai doucement
sur la table basse, un à la fois, ne levant pas les yeux avant d’en avoir terminé.
À cet instant, je vis que son regard s’était posé sur la table.
— Je sais que vous aimez les coquillages, dis-je. Je vous ai donc apporté
ceux-ci, que j’ai ramassés sur la plage.
Je lui montrai alors mon dernier coquillage, un étrange objet noir et de
forme oblongue, que j’avais laissé dans ma poche.
— Celui-ci est différent, repris-je. Je me demandais si vous sauriez
l’identifier.
Il sortit une main tremblante de sa couverture et la tendit vers moi. J’y
déposai le mystérieux coquillage, qu’il fit tourner entre ses doigts aux
jointures épaisses.
— C’est un…
Sa voix n’était qu’un murmure rauque. Il se racla la gorge et reprit :
— C’est un fossile. Un fossile très ancien.
Je dus faire un effort pour ne pas sourire. Il m’avait parlé.
Je sortis de mon autre poche les fleurs dorées que j’avais cueillies dans les
landes, ainsi que quelques brins de bruyère et de cette herbe robuste, d’un vert
sombre, qui poussait dans la région. Je les disposai sur la table, puis me rassis
et attendis.
Le vieillard s’empara des fleurs jaunes. Je m’avançai pour l’avertir des
épines, mais n’en eus pas le temps : il grimaça et regarda d’un air surpris la
goutte de sang qui naissait sur son pouce. Puis, pour la première fois, il se
tourna vers moi. Ses yeux étaient d’une couleur grise qui ne m’était pas
inconnue. Il avait les yeux de Henry. Ou plutôt, Henry avait ses yeux.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, tout comme il l’avait demandé à Henry.
— Kate. Kate Worthington.
Il haussa ses sourcils broussailleux.
— La Kate de Henry ?
Mon cœur manqua un battement. Je me sentis rougir.
— « La Kate de Henry » ? Je suis son amie. Nous avons grandi ensemble.
Il semblait toujours attendre une réponse.
— Euh… Je suppose… Oui, dis-je finalement.
— Vous êtes donc enfin venue.
Ses yeux étaient limpides, son regard vif. Il me voyait. Ses pensées étaient
claires. Henry m’avait bien dit que son grand-père avait parfois des moments
de lucidité, mais je n’en revenais pas d’avoir autant de chance dès mon premier
essai.
— Oui, répondis-je joyeusement. Oui, je suis enfin venue.
Son regard effleura mon visage, et il se recala au fond de son fauteuil, un
sourire satisfait s’épanouissant sur ses lèvres.
— Vous êtes charmante. Extrêmement charmante. Comme il l’a affirmé.
Je serrai les mains sur mes genoux, osant à peine respirer, les joues en feu.
— Henry a dit cela ?
Mais déjà, ses yeux avaient de nouveau glissé vers la fenêtre. Une vague
mollesse vint remplacer la limpide clarté que j’avais lue dans son regard un
instant auparavant. Ses doigts se tordaient sur ses genoux, fébriles, comme s’il
leur manquait quelque chose. Prise d’une inspiration subite, je me penchai vers
lui et plaçai doucement un coquillage dans le creux de sa main. Il se mit à le
faire tourner entre ses doigts, suivant le tracé de ses sillons et de ses courbes.
Je ne quittais pas le vieil homme des yeux, attendant une réaction, mais je
savais au fond de moi qu’il n’était déjà plus là. Je me souvins alors de la visite
de Henry et lui demandai :
— Voulez-vous que je vous fasse la lecture ?
Il hocha la tête sans quitter la fenêtre des yeux, et lorsque je tendis la main
vers la pile de livres, il murmura quelques mots. Il avait parlé si doucement
que je n’avais pu le comprendre. Je me penchai vers lui.
— Qu’avez-vous dit ?
— L’alouette des bois, murmura-t-il sans cesser de faire tourner le
coquillage.
Je me tournai vers la fenêtre, mais ne vis aucune trace d’un oiseau.
— Je vous demande pardon ?
— L’alouette des bois. L’alouette de Henry. L’alouette des bois.
D’un doigt tremblant, il désigna la table basse. Je pris le premier livre de la
pile et le lui présentai d’un air interrogateur. Il refit le même geste.
— L’alouette des bois.
Je soulevai un autre livre, puis un autre encore, et finis par dénicher un
morceau de papier coincé entre deux volumes. Un poème manuscrit. En tête de
page étaient inscrits les mots : « À l’alouette des bois, par Robert Burns. »
Je m’en emparai pour le lui montrer.
— C’est cela ? demandai-je. Voulez-vous que je vous lise ce poème ?
Il se cala dans son fauteuil, l’air satisfait, et hocha la tête.
Il l’avait appelé « l’alouette de Henry ». Je m’éclaircis la voix et lus, le
cœur battant :

— « À l’alouette des bois

Reste, alouette des bois aux doux trilles, reste.


Ne quitte pas pour moi la branchette tremblante.
Un amant éconduit sollicite ton chant,
Ta complainte si tendre aux sons si apaisants.
Je veux entendre encore ce caressant passage,
Je veux pouvoir saisir ton art attendrissant
Qui, à n’en pas douter, saura toucher le cœur
De celle dont le dédain me tue à petit feu.
Tu parles d’afflictions et de tourments sans fin,
D’une peine indicible, d’un sombre désespoir.
De grâce, douce alouette, cesse !
Avant de me briser le cœur ! »

Ma lecture terminée, je gardai délicatement la feuille de papier entre mes


doigts.
— C’est si beau, murmurai-je.
— Son cœur est brisé, déclara le grand-père en regardant par la fenêtre.
C’est pourquoi il aime tant l’alouette.
Je le dévisageai.
— Qui ? Quel cœur est brisé ? demandai-je dans un murmure.
Il se tourna vers moi, et j’aperçus dans ses yeux gris une lueur de clarté. Il
était là. Il savait ce qu’il disait. Il ouvrit la bouche pour parler. Je retins mon
souffle.
— Que faites-vous ici ? s’écria une voix derrière moi.
Je sursautai et fis volte-face. Mrs Delafield traversait la pièce au pas de
charge, prête à la bataille.
Je me levai d’un bond et m’écartai de mon fauteuil. Elle me fusilla du
regard, puis se tourna vers son père. Je la vis constater la présence des
coquillages et des fleurs.
— Je… je lui faisais seulement la lecture, bafouillai-je, sachant
pertinemment que cela n’avait rien d’une excuse valable.
Je n’étais pas censée être là. La bonne endormie en attestait.
Mrs Delafield me fit signe d’approcher. J’obéis, le cœur battant
d’appréhension. Nous passâmes dans le couloir, et elle referma soigneusement
la porte de la chambre avant de me faire face. Je reculai d’un pas.
— Qu’avez-vous dit à mon père ? me demanda-t-elle d’un ton sec. Lui
avez-vous parlé de son testament ?
J’en restai bouche bée.
— Non !
— Il ne peut être modifié, Kitty. Peu importe ce qu’il vous a dit ou ce que
vous lui avez dit. Le testament ne peut être modifié. Alors, si telle était votre
intention en lui rendant visite…
— Non ! m’écriai-je, ulcérée. Je ne lui ai pas dit un mot à ce sujet !
Je la regardais fixement, le souffle court. Je repensais à ce fameux soir,
dix-huit mois auparavant, au bal des Delafield. Je revoyais cette pièce sombre,
ces rideaux qui me dissimulaient à la vue tandis que j’écoutais une
conversation qui ne m’était pas destinée.
— Pourquoi voulez-vous que je lui parle de son testament ? demandai-je
d’une voix plus calme.
J’étais terrifiée. Le parfum des pivoines était si fort dans mon esprit que je
faillis regarder aux alentours pour m’assurer qu’il n’y en avait pas à
proximité.
— Mon père n’a plus toute sa tête, répondit-elle en me fusillant de son
regard bleu glacier empli de suspicion. Quoi qu’il ait pu vous dire, ses propos
sont sans valeur. Et jamais je ne laisserai une quelconque usurpatrice
s’introduire ici avec pour ambition de modifier mes projets pour mon fils.
— Maman !
C’était Sylvia. Elle semblait paniquée. Elle tourna au coin du couloir,
marchant à une vitesse qui, pour elle, était presque surnaturelle. Lorsqu’elle
m’aperçut en compagnie de sa mère, elle s’arrêta brusquement, l’air terrifié.
— Que se passe-t-il ? demanda Mrs Delafield.
Mais c’était moi que Sylvia regardait quand elle répondit :
— C’est votre mère, Kitty. Elle est ici. Elle a amené Maria.
Chapitre 29

— OH, NON… NON, NON, NON, NON, MURMURAIS-JE EN courant dans les
couloirs et en dévalant l’escalier.
Lorsque j’atteignis le vestibule, j’aperçus le majordome, seul au milieu
d’un amoncellement de malles de voyage.
— Ma mère ? demandai-je.
Il s’inclina.
— Dans le salon, mademoiselle.
Je repartis au pas de course, dérapant sur le sol de marbre, et entrai, hors
d’haleine, dans le salon.
Son rire résonnait dans la pièce. Rauque et sensuel. Elle était assise sur un
sofa, à côté du jeune Mr Brandon. Si près de lui que sa jambe était collée à la
sienne et que sa poitrine reposait sur son bras. Je parcourus la salle du regard.
Une bonne partie des invités étaient présents, et au moins la moitié de la
compagnie avait les yeux fixés sur ma mère. Il y avait Miss St Claire, qui
observait son manège d’un air stupéfait, et Mr Pritchard, qui affichait un air de
cinglant reproche. Je reconnus également Herr et Frau Spohr, les cousins
Delafield, un couple âgé dont je ne cessais d’oublier le nom, et bien d’autres
encore.
— Maman ! m’écriai-je en me hâtant vers elle. Je ne vous attendais pas ici !
Vraiment pas !
Elle leva les yeux sur moi, et pendant un instant de stupeur, j’eus l’étrange
impression qu’elle ne me reconnaissait pas. Elle semblait regarder dans le
vague. Puis, elle s’exclama :
— Kitty ! Ma chère petite ! Comme vous m’avez manqué ! Je ne pouvais
rester plus longtemps loin de vous !
Tout en disant ces mots, elle attrapa et serra contre elle le bras de
Mr Brandon. Ce dernier évitait soigneusement de croiser mon regard. Je
m’efforçai en vain de calmer les battements de mon cœur.
— Oh, vraiment ? rétorquai-je. Comme c’est étonnant ! Mais où est Maria ?
— À l’étage, répondit maman en agitant la main d’un geste négligent. Elle
se change. En ce qui me concerne, je n’ai pas voulu m’éloigner un seul instant
de cette délicieuse compagnie. Et comme vous le voyez, mon instinct ne m’a
pas trompée.
Elle se tourna vers Mr Brandon. Leurs visages étaient si proches qu’ils
semblaient respirer le même air. Elle passa sa langue sur ses lèvres.
— Maman, il faut que je vous parle, déclarai-je d’une voix que la panique
rendait plus sonore que prévu. Tout de suite.
Elle se retourna lentement vers moi. Et là, dans ses yeux, je distinguai cette
sombre lueur calculatrice que je connaissais bien.
— Ne soyez pas stupide, Kitty.
— Kate, répliquai-je en serrant les poings.
Elle eut un petit rire léger.
— Ne soyez pas stupide, Kitty. Je vais rester ici avec Mr Brandon.
Mr Brandon, vous me parliez de votre domaine. Poursuivez, je vous prie.
Mr Brandon me jeta un regard furtif. Un regard empli de pitié. Je sentis
mon estomac se nouer. À cet instant, il devait remercier sa bonne étoile de
l’avoir prémuni contre une alliance avec ma famille. Il se décala légèrement,
libéra son bras de l’étreinte avide de maman, et répondit poliment :
— Le domaine de mon père se trouve dans le Surrey, Mrs Worthington.
— Dans le Surrey ! Que c’est captivant ! Dites-moi tout.
Il lui sourit poliment, mais ce fut en me regardant qu’il déclara :
— Je serai ravi de vous obliger.
Maman suivit son regard et sembla surprise de me voir. Elle fronça les
sourcils.
— Que faites-vous à rester là, Kitty ? Allez donc retrouver votre sœur.
Muette de frustration, de peur et d’impuissance, je parcourus le salon des
yeux, puis les reposai sur maman. Enfin, reprenant mes esprits, je fis volte-face
et me hâtai de quitter la pièce.

— Qu’est-ce que maman et vous êtes venues faire ici ? hurlai-je en entrant
dans ma chambre, où Maria avait été installée.
Ses bottes, ses bas et son chapeau étaient étalés sur mon beau lit couleur de
bruyère, où elle-même était étendue. Elle leva les yeux pour me regarder d’un
air renfrogné.
— Pourquoi ne serions-nous pas ici ? C’est vous-même qui avez eu l’idée
de m’inviter.
— Oui, mais vous êtes tombée malade ! Vous n’étiez plus censée venir !
Le menton posé au creux de la main, elle me considéra avec une vague
curiosité.
— Je n’étais pas malade. Qu’est-ce qui vous a fait croire ça ?
Je la dévisageai sans comprendre.
— Maman m’a dit que vous aviez eu une poussée de fièvre le matin où je
suis partie pour Blackmoore.
— Non, je n’étais pas malade.
— Alors pourquoi maman a-t-elle prétendu que vous l’étiez ?
— Je l’ignore, répondit-elle avec un petit geste indifférent. Elle m’a dit que
nous devions attendre quelques jours avant de vous rejoindre. Vous a-t-elle
vraiment raconté que j’étais malade ? s’esclaffa-t-elle. Et tout ceci est donc une
grande surprise pour vous ? Oh, c’est brillant ! Maman est vraiment
diabolique !
— Maria !
Prise d’une brusque panique, j’attrapai toutes ses affaires étalées sur mon
lit et les jetai par terre.
— Il n’y a pas matière à rire ! m’écriai-je. Mrs Delafield ne voulait même
pas de moi ici ! Que pensez-vous qu’elle se soit dit en voyant maman arriver ?
— Je gagerais qu’elle est folle de rage.
— Exactement ! répliquai-je en attrapant Maria par le bras.
— Aïe ! Mais que faites-vous ?
— Vous devez partir. Immédiatement. Remettez vos chaussures.
Elle tenta de me repousser. Comme je refusais de la lâcher, elle se servit de
ses pieds pour me propulser en arrière à l’autre bout de la pièce.
— Je n’irai nulle part, Kitty ! Pourquoi seriez-vous la seule à avoir le droit
de vous amuser ?
Je me rattrapai au mur et avançai de nouveau vers elle, l’agrippant cette
fois par la jambe pour la tirer hors du lit.
— Je ne m’amuse pas ! hurlai-je.
Elle se débattit, cherchant à se raccrocher à quelque chose, et finit par
entraîner tous les draps en dégringolant sur le sol. Haletante, je fis le tour du
lit, en quête de ses chaussures et de ses bas. Où était passée l’autre botte ? À
quatre pattes, la tête sous le lit, je poursuivis :
— Nous allons vous renvoyer par la voiture qui vous a amenées ici, et ce
sera comme si rien n’était arrivé. Je gagnerai mon voyage pour les Indes, et…
— Non ! Je n’irai pas ! Vous avez beau être plus âgée, Kitty, vous n’avez
pas la moindre autorité sur moi !
Exaspérée, je me relevai d’un bond.
— Kate ! criai-je en agitant sa chaussure sous son nez. Je veux qu’on
m’appelle Kate !
Elle croisa les bras et me fusilla du regard. Alors, soudain, quelque chose
se brisa en moi. Je jetai tout par terre et me ruai hors de la chambre en claquant
la porte.

Quelques instants plus tard, je courais à travers les landes. Arrivée à mon
gros rocher, je me mis à l’escalader sans même songer à ce que je faisais. Puis
je m’assis au sommet pour contempler le paysage, laissant l’aspect sauvage et
la solitude de l’endroit s’emparer de moi. Des chants d’oiseaux me parvenaient
depuis la côte et les landes, me faisant regretter de n’être jamais venue ici avec
Henry. Il aurait su les identifier. Il aurait pu me donner le nom de celui qui
imitait le bruit du vent sur l’eau.
Avec l’arrivée impromptue de maman et Maria, je savais que mon temps à
Blackmoore était révolu. Je savais, aussi sûrement que je m’appelais Kate
Worthington, qu’elles allaient tout ruiner. Peut-être même était-ce déjà fait.
J’allais rentrer au manoir pour y trouver une Mrs Delafield fulminante, prête à
nous jeter dehors avant que nous ne puissions causer un scandale qui
éclabousserait le précieux nom de sa famille.
Le ciel était gris, le vent froid. La pluie menaçait. Par moments, une goutte
glaciale s’écrasait sur mon visage. Je pris une profonde inspiration et crus
sentir le parfum de l’océan. C’était un effluve enivrant, évocateur de liberté,
d’aventure et d’évasion.
Ce séjour à Blackmoore ne correspondait en rien au rêve que j’avais
nourri pendant dix ans. Je m’étais représenté des vacances idylliques en
compagnie de mes deux meilleurs amis, Henry et Sylvia, mais la réalité s’était
avérée si différente de ce que j’avais imaginé que je me sentais terriblement
déçue, à la fois par les événements et par moi-même. Jamais je n’aurais cru
pouvoir regretter une chose que j’avais tant désirée. Jamais je n’aurais pensé
éprouver à Blackmoore ce pesant sentiment de vide. Et cela m’attristait
profondément.
Cela m’effrayait également. Car si Blackmoore avait été une telle
déconvenue, comment savoir si les Indes ne me décevraient pas tout autant ? Je
descendis de mon perchoir et partis errer dans les landes, jusqu’à ce que mon
besoin de solitude se laisse supplanter par mon inquiétude à l’égard des
activités de ma mère. Je me tournai alors vers le manoir et les ennuis qui
m’attendaient.
Je traversais le vestibule et m’approchais du salon quand j’entendis la voix
de Mrs Delafield :
— Katherine !
Je me figeai. Mrs Delafield marchait dans le couloir à une allure furieuse.
— Puis-je vous parler un moment ? demanda-t-elle avec un sourire empli
de colère froide et de rage contenue.
Je jetai un coup d’œil furtif au majordome, qui se tenait non loin de nous,
et fus prise d’une envie presque irrésistible de me jeter à ses pieds pour le
supplier de me protéger.
Mrs Delafield s’empara de mon bras et esquissa un geste en direction du
vestibule.
— Dans la bibliothèque, si vous le voulez bien, dit-elle.
J’étais terrorisée, mais face à cette politesse glaciale et à ce sourire
menaçant, je ne sus qu’obéir. Je me laissai mener à la bibliothèque et attendis
qu’elle referme la porte derrière nous. Elle s’éloigna alors de quelques pas et
prit deux longues inspirations avant de se tourner vers moi.
— J’ai laissé mes enfants me convaincre que votre compagnie ne nous
serait pas préjudiciable, mais voilà que vous faites entrer cette femme dans la
maison de mon enfance et apportez le scandale sous mon toit, celui de mon
père et de toute la famille Delafield. Je suis certaine qu’à l’heure qu’il est,
l’ensemble de mes invités envisage de chercher un autre lieu de résidence pour
le reste de l’été.
J’avais les joues cramoisies, les mains tremblantes.
— Je vous jure que je n’ai rien à voir avec la présence de ma mère ici.
Elle plissa les yeux, incrédule.
— Elle a prétendu que vous les aviez invitées, votre sœur et elle.
— Non. J’ai seulement invité Maria. Pas ma mère.
— Et qui vous a autorisée à faire une telle chose ? demanda-t-elle en me
toisant de toute sa hauteur.
— Henry.
Je venais de commettre une erreur. Je le compris aussitôt et regrettai de ne
pouvoir rattraper son nom dans les airs pour réparer les dégâts que je venais
de causer. Deux points rouge vif apparurent sur les joues de Mrs Delafield, qui
se mit à secouer la tête en roulant des yeux furibonds.
— Je vais en parler à mon fils. Mais soyons bien claires sur ce point :
jamais vous ne serez maîtresse de Blackmoore. Jamais vous ne porterez le
nom de Delafield. Vous ne méritez pas l’honneur d’être associée à ce nom. Ni
vous ni aucune de vos sœurs, et sûrement pas votre mère. Est-ce clair ? siffla-t-
elle en pointant vers moi un doigt tremblant.
— Parfaitement clair, murmurai-je, frémissante de honte.
— À présent, poursuivit-elle en remettant de l’ordre à ses cheveux, tâchez
de faire entendre raison à cette femme avant qu’elle ne commette l’irréparable.
Sans quoi vous serez trois à quitter la maison demain à la première heure.
Sur ces mots, elle sortit. Aussitôt, je m’affaissai contre le mur le plus
proche et me pris la tête entre les mains. Pleurer n’arrangerait rien, surtout
maintenant que j’avais une tâche à accomplir. Je m’efforçai donc de recouvrer
mes esprits et sortis de la pièce à mon tour.
À peine fus-je entrée dans le salon que quelqu’un m’attrapa par le bras
pour m’entraîner à l’écart. C’était Sylvia, et elle semblait terrifiée.
— C’est un désastre, Kitty ! chuchota-t-elle. Ma mère est à deux doigts
d’étrangler la vôtre. Elle flirte avec tous les hommes de la pièce, et mon
Mr Brandon vient de m’annoncer que ses projets ont changé et qu’il pourrait
fort bien repartir dès demain ! Vous devez faire quelque chose !
— Je sais. Je vais arranger cela. Je vous le promets.
Pour la tranquilliser, je tentai de sourire, d’avoir l’air sûre de moi. Mais en
vérité, je ne savais comment mettre fin aux agissements de ma mère.
Cette dernière venait de commettre la même erreur que moi le premier soir
et tentait d’entamer une discussion avec l’abominable Mr Pritchard, qui la
dévisageait avec un mépris non dissimulé. Les joues brûlantes d’embarras, je
m’approchai d’eux.
— Maman, dis-je à voix basse, Maria ne se sent pas bien. Je pense que vous
devriez aller la voir. Venez. Je vais vous mener à notre chambre.
— C’est absurde, s’esclaffa-t-elle. Maria est en parfaite santé.
Je la fusillai du regard, sentant les yeux de Mr Pritchard posés sur moi.
— En vérité, maman, elle est au plus mal.
Elle se pencha sur moi et rétorqua en un murmure sonore :
— Kitty, cessez de jouer les trouble-fête !
— Mrs Worthington ?
Je sursautai au son de la voix de Henry et fis volte-face pour le voir
s’avancer vers nous, un large sourire aux lèvres.
— Henry ! s’écria maman en se détournant aussitôt de Mr Pritchard pour
lui tendre la main.
Henry s’inclina pour y déposer un baiser.
— Dieu ! Que vous êtes galant ! gloussa-t-elle.
Henry s’empara de sa main pour la glisser au creux de son bras.
— Lorsque l’on m’a appris que vous étiez ici, déclara-t-il, je suis aussitôt
venu solliciter l’honneur de vous faire visiter Blackmoore.
— Vous seriez mon guide personnel ! Comme vous me gâtez ! minauda-t-
elle en lui serrant le bras.
Sans se départir de son sourire, Henry se tourna vers moi :
— Kate ? Voulez-vous vous joindre à nous ?
— Oh, non ! répondit maman sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche.
Elle doit veiller sur Maria, qui est tombée très malade pendant le voyage.
D’ailleurs, je m’étonne qu’elle l’ait laissée seule si longtemps. À quoi donc
pensez-vous, Kitty ? Abandonner ainsi votre sœur malade ? Pressez-vous, sans
quoi tout le monde pensera que vous n’avez pas de cœur.
J’avais envie de hurler. Henry posa une main sur mon épaule.
— Vous devriez y aller, Kate, murmura-t-il.
Comprenant qu’il essayait de me sauver de moi-même, je hochai la tête, fis
demi-tour et sortis en silence. Je remontai l’escalier de l’aile ouest, puis
m’effondrai contre le mur du couloir devant la porte de ma chambre, sans
même trouver la force d’y entrer.
Chapitre 30

Un an et demi auparavant

— J’ESPÉRAIS VOUS TROUVER ICI, DIT HENRY EN SORTANT d’entre les arbres
pour traverser la clairière où j’étais assise à l’ombre, mon carnet de croquis à
la main.
Je levai les yeux et souris quand il s’assit dans l’herbe à mes côtés.
— Quelque chose ne va pas ? demandai-je en le voyant soupirer.
— Ma tante Agnès vient d’arriver.
Cora, jusqu’alors étendue dans l’herbe, s’approcha furtivement de Henry
pour frotter sa tête contre son torse, quémandant des caresses.
La tante Agnès de Henry était la sœur aînée de son père. Depuis la mort de
Mr Delafield, elle s’était mis en tête de leur rendre visite chaque année, rendant
la vie au manoir impossible pour tout le monde, avec sa manie de fouiner
partout et de vouloir s’occuper de ce qui ne la regardait pas.
Un petit sourire aux lèvres, je me dis qu’être un peu malheureux une fois
par an n’était pas une si mauvaise chose pour les Delafield. La vie de Henry
était bien trop facile, lui qui allait hériter du domaine de son grand-père et qui
était si beau, intelligent et aimé de tous.
— Je suis bien contente que votre tante vous rende visite, déclarai-je. Une
petite dose d’humilité de temps en temps ne vous fera pas de mal.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répliqua-t-il avec un petit
sourire suffisant. L’humilité est ma première qualité, Kate.
Je levai les yeux au ciel, puis regardai d’un air dégoûté Cora s’étirer et
ronronner en enfouissant son museau dans la main de Henry.
— Quand elle vous voit, elle se comporte plus comme un chien que comme
un chat digne de ce nom, soupirai-je.
— Vous êtes jalouse, ricana Henry.
— De vous ? m’esclaffai-je. Figurez-vous que je comprends, contrairement
à vous, qu’un chat n’est la propriété de personne. Ils accordent leur affection
en dépit du bon sens. Je ne comprends simplement pas pourquoi elle se conduit
ainsi avec vous.
Il sourit, une lueur de malice dans ses yeux gris.
— Ce que je voulais dire, c’était que vous êtes jalouse du chat.
— « Du chat » ? répétai-je en écarquillant les yeux.
Il hocha la tête, le regard pétillant, tandis que Cora se frottait toujours
contre lui.
— Ne soyez pas ridicule, rétorquai-je. Je n’ai jamais eu la moindre envie
que vous me grattiez derrière les oreilles.
Henry éclata de rire. Un rire franc et jovial.
— Qu’y a-t-il de si amusant ? demandai-je.
Il secoua la tête.
Je fronçai les sourcils.
— Dites-moi.
Il baissa les yeux, un petit sourire au coin des lèvres.
— Ce n’est pas amusant, murmura-t-il. C’est juste absolument délicieux.
Cette façon que vous avez de tout prendre au premier degré…
Je le dévisageai d’un air suspicieux, n’ayant confiance ni en ses mots ni en
ce sourire qui s’attardait sur sa bouche et dans ses yeux.
— Et pour ce qui est de la raison qui pousse Cora à agir ainsi en ma
présence, je pense que vous connaissez la réponse aussi bien que moi, dit-il
d’une voix plus douce.
Il se pencha sur moi, comme pour me confier un secret. Je vis alors que ses
pommettes bronzées étaient toujours saupoudrées de taches de rousseur. Ses
cils étaient toujours aussi noirs, et le gris de ses yeux, entouré d’un anneau
charbonneux. Je sentis mon cœur s’emballer, comme chaque fois qu’il était si
proche de moi depuis le jour où il m’avait sauvée de la noyade. À cet égard,
mon cœur était très prévisible.
— Et quelle est cette raison ? demandai-je.
— Cora est votre cœur, et votre cœur m’aime.
Je rougis. À cet instant, Cora choisit de m’embarrasser encore davantage
en grimpant sur la poitrine de Henry pour frotter sa tête contre son menton.
— Voyez, Kate. Voyez comme votre cœur m’aime. Votre cœur m’adore. Il
me vénère, même.
— Pas du tout, Henry Delafield ! rétorquai-je en lui jetant au visage une
poignée de feuilles mortes.
Il se baissa pour les esquiver, puis se redressa avec un grand sourire.
— Votre cœur voudrait se rouler en boule tout contre le mien et ne jamais
partir…
— Taisez-vous ! Ce n’est pas vrai ! Quelqu’un va vous entendre !
Je lui jetai une nouvelle poignée de feuilles, qu’il évita en criant :
— Le cœur de Kate aime…
Sans réfléchir, je me jetai sur lui pour le bâillonner de mes mains. Il se
laissa tomber en arrière, hilare, et je ramassai d’autres feuilles pour les jeter
sur lui tandis qu’il racontait toutes sortes d’absurdités au sujet de mon cœur.
Les feuilles volaient tout autour de nous. Lorsque l’une d’elles entra dans ma
bouche, j’éclatai de rire et la jetai à la tête de Henry. Soudain, il m’attrapa par
les poignets, me faisant perdre l’équilibre. Je tombai en arrière.
— Admettez-le, dit-il. Admettez que votre cœur m’adore.
— Jamais ! rétorquai-je en riant.
Je me dégageai les poignets, le repoussai et trouvai sous son bras l’endroit
où, enfant, il avait été chatouilleux. Surpris, il éclata de rire et se mit à gigoter,
mais j’étais sans pitié.
— Vous me dépouillez de toute dignité, Kate ! s’écria-t-il entre deux
gloussements.
Enfin, il parvint à se saisir de mes mains et roula sur moi pour me plaquer
au sol. Il se pencha sur moi, les yeux brillants, le sourire plus éclatant que
jamais. Mes joues me faisaient mal à force de rire. Je sentais sa poitrine se
soulever et s’abaisser contre la mienne, le poids de ses jambes sur les miennes.
Mon cœur semblait vouloir s’échapper de ma poitrine. Le soleil déversait sa
lumière dorée sur la clairière, et sur nous.
— Je me souviens de vous avoir entendu dire que vous aviez passé l’âge
d’être chatouilleux, soufflai-je, hors d’haleine.
— Je le croyais.
Ses joues étaient rouges, et il avait des feuilles dans les cheveux. Il
m’observait, un sourire dans ses yeux gris.
— Je suppose qu’il y a des choses que je n’oublierai jamais en grandissant,
ajouta-t-il.
Son sourire s’adoucit. Ses yeux s’emplirent d’une émotion qui ressemblait
à un mélange de regret et de tendresse.
— Vous, par exemple, fit-il d’une voix qui était presque devenue un
murmure. Je doute de pouvoir un jour vous oublier, Kate.
À cet instant, je le sus. Je sus qu’il avait raison : mon cœur l’adorait. Je
l’adorais. Je l’aimais. J’avais le souffle court, mon cœur battait la chamade.
Quelque chose était en train de se produire. Quelque chose bougeait, changeait.
Nous approchions d’une ligne que nous ne serions jamais capables de repasser
une fois franchie. Je vis son regard passer de mes yeux à ma bouche et y lus,
avec une vive émotion, un désir ardent.
— Danserez-vous avec moi ce soir ? demanda-t-il à voix basse.
Ce soir-là, les Delafield donnaient un bal. Je déglutis avec peine, le cœur
cognant si furieusement dans ma poitrine que j’étais sûre qu’il pouvait le
sentir. Oui, je voulais danser avec lui. Bien sûr. J’ouvris la bouche pour
répondre, mais la voix de Sylvia m’interrompit :
— Henry ? Kate ?
Nous sursautâmes. Henry s’écarta de moi et je m’assis en hâte, effarée à
l’idée de ce dont nous avions l’air.
— Que… Qu’est-ce qui…
Sylvia s’interrompit, l’air profondément choquée, comme trop éberluée
pour trouver une question à nous poser.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle enfin.
— Oh, ça ? fit Henry, allongé sur le coude, comme si la situation n’avait
pour lui rien d’embarrassant. Kate était seulement en train de me dépouiller.
Je manquai de m’étouffer.
— C’est faux ! m’écriai-je en lui jetant un regard furibond.
— Elle me dépouillait de ma dignité, précisa-t-il d’un air jovial et
malicieux. Elle me chatouillait. Être ainsi mis à terre par une petite fille, quelle
indignité pour un valeureux jeune homme tel que moi !
Il se releva et me tendit la main pour m’aider. Je le repoussai d’une tape et
sautai sur mes pieds.
— Je ne suis pas une petite fille, marmonnai-je, honteuse, les joues en feu.
Sylvia, votre frère m’empoisonnait l’existence, je ne faisais qu’essayer de lui
rendre la pareille. Ce qui est presque impossible.
Sylvia posa les yeux sur moi, puis sur Henry, puis de nouveau sur moi. Elle
semblait loin d’être aussi amusée que lui. Je sentis mon cœur se serrer. Ce
n’était pas bien. Je le savais à l’expression distante et fermée de son visage.
— Je venais seulement ramener Henry à la maison, dit-elle enfin. Maman le
cherche. Pour les préparatifs du bal, je présume, ajouta-t-elle en se mordant la
lèvre.
— Oui ! acquiesçai-je en rejetant mes cheveux en arrière. Oui, j’imagine
que vous devez rentrer, tous les deux. Je vous… je vous y retrouverai. Au bal.
Henry me contemplait toujours avec ce regard malicieux doublé d’autre
chose – cette chose qui me faisait rougir et battre le cœur. Se doutait-il de la
vérité ? Savait-il que je l’aimais ? Sylvia, quant à elle, semblait sévère et
embarrassée. Peut-être avait-elle deviné la vérité, elle aussi. Et si elle la
connaissait, je me demandais bien ce qu’elle en pensait.
La situation était trop gênante. Je fis un pas en arrière en esquissant un
geste de la main par-dessus mon épaule.
— Je dois… y aller.
Je rentrai à la maison en courant, sentant la peur et l’espoir se battre en
duel dans mon cœur palpitant.
Chapitre 31

JE N’ÉTAIS PAS CERTAINE DE POUVOIR ENDURER TOUT UN dîner à Blackmoore


en compagnie de maman et Maria. Mrs Delafield les avait placées aussi loin
d’elle qu’il était possible de le faire sans priver Miss St Claire de sa place à la
droite de Henry. Toutes deux parlaient trop fort, me faisant grincer des dents
chaque fois que l’une d’elles prenait la parole. Tout à ma gêne, j’évitais
soigneusement le regard de Henry et de Sylvia. Je croisai une fois celui du
jeune Mr Brandon et y décelai la même pitié que j’y avais lue plus tôt dans la
journée. Après cela, je gardai les yeux baissés sur mon assiette et songeai à
l’océan, aux Indes et à une longue traversée qui m’emporterait loin, très loin
de mon embarrassante famille.
Après le dîner, Herr et Frau Spohr nous firent l’honneur d’un nouveau
récital, ce qui me soulagea un instant, car maman et Maria n’eurent pas
l’occasion de se donner en spectacle. Dès qu’ils eurent terminé, Mrs Delafield
s’approcha de maman :
— Vous avez fait un long voyage, vous voulez certainement vous retirer
tôt, lui dit-elle avec un sourire glacial. Venez. Je vais vous montrer votre
chambre.
Maman regarda tout autour d’elle, comme si elle cherchait quelqu’un pour
l’aider.
— Mais je n’ai pas encore été présentée à tous vos amis, protesta-t-elle.
Mrs Delafield fit un geste en direction de la porte.
— Vous aurez bien assez de temps pour cela demain, répliqua-t-elle.
Les deux femmes se jaugèrent du regard, affichant chacune le même
sourire froid et cruel. J’aurais été incapable de dire qui allait l’emporter :
Mrs Delafield avait l’avantage de se trouver dans sa maison ancestrale ;
maman avait celui de ne pas se soucier du scandale.
Je n’attendis pas de voir ce qui allait se passer. J’attrapai Maria par le bras
et l’entraînai vers maman.
— Il est temps pour nous de nous retirer, déclarai-je. Venez, maman. Je vais
vous faire visiter l’aile ouest.
Je posai la main sur le coude de ma mère, la suppliant en silence de me
suivre sans faire d’histoires. Après avoir longuement soutenu le regard de
Mrs Delafield, maman prit enfin une grande inspiration, leva le menton et
répondit sèchement :
— Rien ne me ferait plus plaisir, Kitty.
Profondément soulagée, j’entraînai une Maria réticente et une maman
offensée hors du salon et dans l’escalier. Arrivée à la porte de ma chambre,
j’aperçus les deux nouvelles malles qui étaient apparues dans la pièce. De toute
évidence, maman et Maria ne bénéficieraient pas de leurs propres chambres. Je
regardai le lit et poussai un soupir. Peut-être pourrais-je trouver un autre
endroit où dormir. N’importe où plutôt que dans cette chambre en compagnie
de ces deux-là.
Il était près de minuit lorsque maman et Maria cessèrent enfin de parler, ou
plutôt de se plaindre de l’accueil que leur avait réservé Mrs Delafield. Je leur
avais laissé le lit, prétendant que je serais parfaitement à l’aise dans le fauteuil
devant la cheminée. Je m’assurai qu’elles s’étaient bien endormies, puis me
glissai en silence hors de la chambre pour courir jusqu’à la pièce à l’oiseau. Je
craignais d’arriver trop tard et que Henry ne soit reparti, mais lorsque je
passai la porte, il était là avec sa lanterne et un sourire dont j’étais la seule
destinataire.
— C’est terrible, soupirai-je dès que je l’aperçus.
— Je sais. Venez, ajouta-t-il en me tendant la main. Fuyons ensemble.
Je glissai ma main dans la sienne et sentis ses doigts s’enrouler autour des
miens. Mon cœur battait fort dans ma poitrine. J’allais me raccrocher à lui
pour la soirée. Lorsqu’il se mit en marche, m’entraînant par la main, je le
suivis dans la pénombre du passage secret.

Une masse de nuages obscurcissait le ciel. Seuls quelques amas d’étoiles


parvenaient à se faufiler au travers pour éclairer la nuit. Henry posa sa lanterne
dans l’herbe et en souleva tous les volets pour illuminer l’espace. Le ciel noir
et les corbeaux qui croassaient dans les tours voisines me donnaient l’illusion
que cet endroit faisait partie d’un autre monde. J’avais presque l’impression
d’être remontée dans le temps, comme si le passage secret nous avait fait
redevenir les personnes que nous étions deux ans auparavant, avant ce fameux
bal au manoir Delafield. Cet événement qui avait tout changé.
Nous nous assîmes dans l’herbe, et je m’appuyai en arrière sur mes mains.
J’étais prête à rester là un long moment. Prête à dormir là-haut s’il le fallait,
rien que pour oublier maman, Maria et Mrs Delafield, qui m’attendaient toutes
à la maison avec leur colère.
Henry me donna un petit coup de coude.
— Kate ?
— Hmm ?
— Qu’est-ce qui vous fait le plus peur ?
Je lui jetai un coup d’œil soupçonneux, mais il avait la tête penchée en
arrière et le regard perdu dans le ciel nocturne.
— Est-ce pour notre marché ? demandai-je.
Il se tourna vers moi et me jeta un regard perçant.
— Est-ce que tout ce qui se dit entre nous doit être en rapport avec ce
marché ?
— Non, répondis-je en souriant, heureuse qu’il s’en soucie encore.
Je réfléchis un instant à sa question, puis me levai pour marcher le long du
muret, écoutant les cris lugubres des corbeaux, sentant le vent sur mon visage
et l’odeur de l’océan. Cet endroit était sauvage. Ici, en l’espace de quelques
jours, les rigides carcans que j’avais pris soin de m’imposer s’étaient envolés.
Je me sentais libérée de mes amarres, aussi indomptable que les bourrasques
qui emmêlaient mes cheveux. Cette nuit signait la fin de notre accord, le début
de mon évasion, et en cet instant où tout se décomposait, je voulais me confier
à Henry. Je voulais tout lui dire.
— J’ai peur des Indes, avouai-je enfin.
Henry se leva et s’avança vers moi. Il semblait perplexe.
— Je croyais qu’il s’agissait de votre rêve. De votre idéal.
— Oui. C’était ce que je pensais. Mais si ce n’était pas le cas ? Si même là-
bas, je me sentais tout aussi… agitée… et… et enfermée et malheureuse ? Si
partir n’arrangeait rien ? Et si je m’étais attiré tous ces ennuis pour gagner en
retour quelque chose d’horrible ?
Je croisai les bras, m’efforçant de maîtriser les tremblements qui me
secouaient. M’entendre moi-même prononcer cette vérité m’avait causé un
choc.
— En fait, poursuivis-je, je suis terrifiée à l’idée que tous mes rêves
s’achèvent par une déconvenue. À l’idée d’être déçue par les Indes, je me sens
complètement impuissante. Comme si j’étais incapable d’être vraiment
heureuse. Comme si mon ambition devait devenir ma malédiction, et mes rêves
ma condamnation.
Je passai les doigts entre les mèches de mes cheveux défaits, et les mots
continuèrent à sortir sans que je puisse les retenir. Plus rien ne sembla capable
de m’arrêter dès que je me mis à énoncer mes peurs :
— Et que ferai-je une fois que j’aurai vu les Indes ? Je n’ai même pas
encore vingt ans, Henry ! Quelle sera ma raison de vivre ? Et si la vie ne me
réservait rien d’important et que je laissais cette sensation d’enfermement me
gâcher l’existence pour… rien ?
Henry semblait troublé. Son regard sombre posé sur moi, il parut
longuement réfléchir avant de déclarer en soupirant :
— En vérité, si je le pouvais, j’userais jusqu’à mon dernier souffle pour
essayer de vous convaincre que vous avez pris la mauvaise décision. Je hais
l’idée même de ce voyage : les dangers de la traversée, les menaces inconnues
de ce pays lointain… Mais je ne voudrais pas vous priver de vos rêves. Alors
partez, poursuivit-il en haussant les épaules. Ainsi, si les Indes ne sont pas
l’ultime désir de votre cœur, au moins le saurez-vous. Au moins n’aurez-vous
jamais le regret de vous demander ce qui se serait passé si seulement vous
aviez osé…
Son regard se planta dans le mien.
« Oser ». Le mot résonnait étrangement dans mon esprit. Je me souvenais
de ce que Henry m’avait dit le premier soir, lorsqu’il m’avait expliqué
pourquoi il était parti nager dans l’océan. Il avait voulu oser quelque chose
d’audacieux. Et soudain, j’eus très envie de faire de même. Je voulais affronter
une situation véritablement effrayante et m’en sortir vivante. Brusquement, des
oiseaux noirs décollèrent de la tour voisine. Je levai les yeux pour les regarder
s’envoler dans le ciel nocturne. Alors, je sus ce que je voulais faire.
Je posai une main sur le muret et tendis l’autre à Henry.
— Donnez-moi la main, dis-je.
Il haussa un sourcil.
— Je suis sérieuse. Donnez-moi la main.
Il me la tendit, comme s’il s’agissait d’un cadeau. Je l’attrapai et tentai de
grimper sur le mur de pierre sans le lâcher. Il me tira en arrière.
— Attendez ! s’écria-t-il. Que faites-vous ?
— Quelque chose d’audacieux. Comme vous. Mais moi, je vais m’envoler.
Je lui souris, le cœur battant. Au regard qu’il me lança, je crus qu’il
s’apprêtait à refuser, mais il se contenta de répliquer en secouant la tête :
— C’est de la folie.
Il me relâcha et s’approcha de moi pour poser les mains sur mes hanches.
J’agrippai les revers de sa veste. Il resserra sa prise et me souleva. Soudain,
j’étais dans les airs. Puis je sentis les pierres sous mes pieds. Je vacillai, me
penchai, voulus me retenir à sa veste…
— Lâchez-moi, Kate, dit-il, avec dans la voix un rire et un avertissement.
Vous devez me lâcher.
Je lui obéis et me redressai. Une main à la fois, il me lâcha la taille pour
me prendre par le bras gauche. J’étendis le bras droit dans le vide. J’étais
debout sur le mur de la tour, la main de Henry serrée sur mon poignet tandis
que j’agrippais le sien.
— Êtes-vous prête ?
Je hochai la tête. Les corbeaux croassaient dans la tour voisine.
— Ne me lâchez pas, dit-il.
— Bien sûr que non, répliquai-je, terrifiée.
— Prenez garde à vos jupons et regardez droit devant vous. Surtout pas
vers le sol.
Je serrai plus fort encore le poignet de Henry.
Il fit un pas en avant.
Je l’imitai, puis il avança de nouveau, et ainsi de suite. Je finis par marcher
sur le mur, loin au-dessus de l’océan et de la cime des arbres, tout près des
étoiles.
Un rire s’échappa d’entre mes lèvres. J’avais la tête légère, gagnée par un
mélange de peur et d’euphorie.
— Plus vite ? demanda Henry.
— Plus vite.
Il accéléra l’allure, ne desserrant jamais sa prise sur mon poignet. Nous
fîmes le tour du muret circulaire, une fois, deux fois, de plus en plus vite,
jusqu’à nous mettre à courir. C’était la chose la plus effrayante et la plus
exaltante que je pouvais imaginer : courir ainsi, le vent dans mes cheveux, au
milieu des oiseaux, avec Henry – si fort, si fiable – à mes côtés. Puis, il cria :
— Sautez, maintenant !
Je ne m’arrêtai pas. N’hésitai pas. Pas une seconde. Je sautai vers Henry, les
yeux fermés, et ne sentis plus que le vent, la liberté et la main de Henry sur
mon poignet. Et puis il me tira, très fort, sur le côté. Son bras s’enroula autour
de ma taille, et j’étendis les miens pour m’envoler. Je tournais et tournais, et
riais au milieu des croassements. Puis nous ralentîmes. Je laissai retomber mes
bras, ouvris les yeux et aperçus le visage souriant de Henry. Je posai les mains
sur ses épaules, et il cessa de tournoyer sur lui-même pour me laisser
doucement glisser au sol.
J’avais le tournis. Je m’appuyai sur lui, les yeux fermés, et enfouis mon
visage dans son torse. Je sentais son souffle haletant et ses bras autour de ma
taille, qui me retenaient, me serraient contre lui. Et enfin, lorsque le monde se
remit en place, je levai la tête et lui souris.
Il me souriait lui aussi, d’un air attendri, comme s’il ne parvenait pas à
croire que j’étais réelle.
— Je pense, dit-il dans un murmure rauque, que vous n’avez rien à
craindre de la vie, Kate. Je pense que c’est le monde qui devrait se méfier de
vous, et non l’inverse.
J’étais à bout de souffle, à la fois pleine d’entrain et déchirée de l’intérieur,
comme si ma brève envolée avait tout bouleversé en moi et que je ne savais
plus comment tenir debout sur le sol. Je voulais continuer à voler. Ou bien je
voulais une excuse pour rester plus longtemps avec lui. Les deux envies étaient
également dangereuses.
Alors, je m’écartai de lui, m’efforçant de ne pas trahir ma déception
lorsque ses mains ne me touchèrent plus. Je frissonnai dans le froid brutal et
lui tournai le dos, levant les yeux vers les ombres noires des oiseaux. Une gêne
emplissait soudain l’espace qui nous séparait. Je devais dire quelque chose.
— Maintenant, c’est votre tour, déclarai-je en me forçant à sourire.
— Mon tour d’accomplir quelque chose d’audacieux ?
— Non. Votre tour de vous confier. Qu’est-ce qui vous fait le plus peur,
Henry Delafield ?
Il m’observa un long moment. J’étais certaine qu’il allait refuser de me
répondre, mais il finit par se lancer :
— Toute ma vie, j’ai su ce que l’avenir me réservait. Je savais où j’allais
vivre, et comment j’allais vivre. Je sais même, depuis des années, avec qui mes
parents veulent me marier.
Il prit une longue inspiration, et sa voix me sembla douce et vulnérable
quand il ajouta :
— Vous seule, dans toute mon existence, avez été capable de me
surprendre, Kate. Et j’ai peur… j’ai très peur qu’après votre départ, je ne sois
plus jamais surpris.
Je ne m’attendais pas aux larmes qui me brûlèrent les yeux. C’était des mots
d’adieu que Henry venait de prononcer, et j’avais l’impression que mon cœur
s’était fendu en deux. Clignant des paupières pour repousser les larmes, je
croisai les bras pour m’empêcher de trembler et respirai profondément pour
me calmer. Je ne lui avais pas demandé de me confier un secret qui me
concernait. Je ne m’étais pas attendue à une confession qui menacerait ainsi ma
détermination. Je m’éloignai de lui. J’avais besoin de distance, de clarté.
Je fis deux pas, puis cinq, puis fis le tour du muret avant de revenir vers
Henry pour lui demander d’une voix brutale :
— Pouvons-nous passer à notre marché ?
Il s’éclaircit la voix.
— Si vous voulez.
— Alors allez-y. Demandez-moi mon dernier secret. Votre rétribution.
— Le secret d’abord ?
Je hochai la tête. Pour le moment, avec les amarres de mon cœur dénouées
comme elles l’étaient, je ne pourrais supporter une nouvelle demande en
mariage. Je m’adossai contre le mur. J’avais besoin de m’y appuyer. Mais
Henry s’avança et s’arrêta à quelques pas de moi, faisant battre mon cœur. Il
était trop proche. Je pouvais trop facilement m’accrocher à lui.
— Je veux savoir ce qui s’est passé au bal, il y a un an et demi. Le bal qu’a
organisé ma mère au manoir. Celui que vous avez quitté très tôt, sans danser
avec moi. Je veux savoir exactement ce qui s’est passé ce soir-là, Kate. Ce qui
vous a fait partir. Ce qui vous a fait me fuir quand je suis venu vous voir. Ce
qui vous a fait nous dire, à Sylvia et à moi, le lendemain, que vous refuseriez
dorénavant de vous marier.
Nous y étions. Au bord du gouffre. Je n’avais pas pensé que ce marché
nous mènerait jusque-là. Dans ma poitrine, mon cœur amorça une chute
vertigineuse.
Chapitre 32

Un an et demi auparavant

LORSQUE MARIA ME CROISA DANS LE COULOIR, ELLE murmura avec un petit air
d’amusement moqueur :
— Maman vous cherche. Et elle a pris Mr Cooper par le bras.
Je frissonnai de dégoût.
— Je ne veux pas danser avec lui, chuchotai-je. Je ne peux pas. J’ai trop
peur d’attraper je ne sais quelle maladie.
— En ce cas, cachez-vous, répliqua Maria avec un sourire goguenard.
À cet instant, j’entendis la voix de maman résonner au bout du couloir.
Maria se mit à glousser. Je lui jetai un regard noir et partis en hâte dans l’autre
sens, en quête d’une sortie ou d’une cachette. La porte du petit salon était
entrebâillée. Je me glissai dans la pièce obscure et retins mon souffle, attendant
qu’ils soient passés. Malheureusement, au bout d’un long moment, je vis la
porte commencer à s’ouvrir. Paniquée, je cherchai un endroit où me
dissimuler. Deux options s’offraient à moi : le canapé ou les rideaux. J’optai
pour les rideaux et me collai au mur derrière leurs plis épais. Aussitôt, une
senteur sucrée vint me chatouiller les narines : là, juste devant la fenêtre, se
trouvait une haute table où l’on avait posé un bouquet de pivoines. Mes fleurs
préférées. Ce soir-là, il y en avait partout dans la maison. Je soupçonnais les
Delafield d’avoir accaparé toutes les pivoines du comté pour l’occasion.
Je restai parfaitement immobile. J’aurais fait n’importe quoi pour éviter de
devoir toucher le maladif Mr Cooper et respirer son haleine fétide. Je
m’attendais à entendre la voix de maman, mais la porte se referma et seuls des
bruits de pas résonnèrent dans la pièce. Puis il y eut un grincement de sofa.
— Oh, comme c’est bon de s’asseoir !
Je me raidis. C’était Mrs Delafield.
— En effet. Mes pieds ne sont plus aussi accoutumés à danser qu’autrefois.
La deuxième voix m’était vaguement familière. Prudemment, je jetai un
coup d’œil dans la pièce. La tante de Henry. Je reculai un peu plus dans
l’ombre, heureuse que le salon soit si peu éclairé. Tant que je n’émettais aucun
son, elles ne se douteraient pas de ma présence. Il me fallait attendre qu’elles
s’en aillent avant de rejoindre la salle de bal, car j’aurais l’air parfaitement
ridicule si elles me voyaient émerger de derrière les rideaux.
— Je suis heureuse que nous ayons l’occasion de parler en privé, déclara la
tante, car je m’inquiète un peu pour vous depuis la mort de mon frère.
— Vous vous inquiétez ? À quel sujet ? demanda Mrs Delafield d’une voix
prudente.
— Un sujet de la plus haute importance, j’en ai peur.
Je ne devais pas écouter cette conversation. Mais je ne pouvais sortir sans
être vue. Je maudis ma malchance et priai pour que leur discussion ne soit ni
trop personnelle ni trop longue.
— Je crains fort que vous ne fassiez pas votre devoir pour protéger du
scandale le nom des Delafield, poursuivit la tante Agnès.
J’en restai bouche bée. Je n’en revenais pas qu’elle ose dire une telle chose.
Et à en juger par le ton offensé et glacial qu’employa Mrs Delafield, cette
dernière devait partager ma stupeur :
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai aperçu les Worthington. Je n’arrive pas à croire que vous les
invitiez toujours après le scandale de Brighton…
— Vous remarquerez qu’Eleanor n’est pas présente, l’interrompit
Mrs Delafield. Et le scandale n’a pas encore atteint cette partie du pays. Exclure
les Worthington aurait généré de nouveaux ragots, et vous savez combien je
déteste ça. Subir leur compagnie est un petit prix à payer pour que notre nom
reste dissocié du leur.
— Oui, mais tout de même ! Le nom des Delafield, ma sœur !
La voix de Mrs Delafield se durcit :
— Je suis parfaitement consciente de ce que vaut le nom des Delafield. J’en
étais déjà consciente lorsque j’ai épousé votre frère, et le suis plus encore
aujourd’hui. Je n’ai jamais rien fait pour le déshonorer. Au contraire, avec le
mariage de George, je pense avoir contribué à le valoriser.
— Il est vrai que le mariage de George a été une excellente manœuvre,
mais nous n’avons toujours pas de titre. Nous avons besoin d’un titre dans la
famille.
Je levai les yeux au ciel. Cette histoire de titre remontait à un parent
lointain, anobli par l’empereur du Saint Empire romain germanique. Avoir un
comte dans leur lignage leur donnait une très haute opinion de la valeur de leur
famille et de ce qui leur était dû.
— Je sais de quoi nous avons besoin, répliqua Mrs Delafield, et j’ai conçu
mes projets en fonction : la famille St Claire possède un titre, et le mariage de
Henry avec Miss St Claire est assuré.
— Mais ce titre ne vaudra rien pour nous si Henry s’amourache d’une des
filles Worthington !
Je me sentis rougir.
— Là-dessus, il n’y a pas matière à s’inquiéter, assura Mrs Delafield sur un
ton qui indiquait la fin de la discussion.
— En êtes-vous sûre ? Car d’après ce que Sylvia m’a rapporté…
— J’en suis certaine.
Il y eut un silence. Puis Mrs Delafield demanda, d’une voix teintée de
curiosité mais dénuée d’inquiétude :
— Que vous a dit Sylvia ?
— Elle pense que Henry et son amie… la jeune fille aux sourcils…
— Kitty ?
— Oui, Kitty. Elle est devenue fort belle, n’est-ce pas ? Malgré ses
sourcils ?
— Oui, plutôt. Une beauté saisissante. Mais poursuivez. Que vous a dit
Sylvia ?
— Elle pense qu’ils pourraient être en train de… s’attacher l’un à l’autre.
Ainsi, Sylvia, sa mère et sa tante parlaient entre elles de Henry et moi ! Je
songeai à ce qu’avait aperçu Sylvia dans la clairière et sentis mon visage rouge
d’embarras.
— Vos inquiétudes n’ont pas lieu d’être, rétorqua Mrs Delafield d’un ton
sec. S’ils se sont attachés l’un à l’autre, je me chargerai en personne de les
séparer. Immédiatement. En fait, si j’ai le moindre soupçon que Kitty cherche à
prendre Henry dans ses filets, je les séparerai aussitôt tous les trois. J’enverrai
Henry à Blackmoore et Sylvia chez vous, et ils y resteront jusqu’à ce que cette
fille apprenne quelle est sa place. J’ai déjà réfléchi à tout cela. Je saurais les
séparer sans hésitation et sans remords.
— Mais pourquoi lui permettre de les fréquenter ? Pourquoi ne pas les
séparer dès maintenant ?
— Parce que cela engendrerait des ragots ! Des spéculations ! Cette petite
fille ne vaut pas la peine de prendre un tel risque ! Sans compter l’influence
positive que Kitty peut avoir sur Sylvia : sans elle, ma fille deviendrait encore
plus paresseuse qu’elle l’est actuellement, et j’aurais toutes les peines du
monde à lui arranger un bon mariage. Non, je ne vois aucun inconvénient à ce
qu’elles restent amies pour le moment – tant que cela ne va pas plus loin.
— Pensez-vous réellement pouvoir contrôler une telle chose ? demanda
l’autre femme d’une voix teintée de doute.
— Bien sûr, répondit Mrs Delafield d’un ton moqueur. Et puis, je détiens
une chose à laquelle Henry tient énormément – une chose qu’il ne pourra
recevoir que s’il se plie à ma volonté.
— Et qui est… ?
— Blackmoore.
Un long silence s’ensuivit. Mon cœur cessa de battre.
— Est-ce un arrangement légal ?
Le sofa craqua de nouveau.
— Je ne suis pas idiote, ricana Mrs Delafield. J’ai fait venir le notaire l’été
dernier. L’état de mon père se détériorait déjà, et le notaire m’a confirmé qu’il
était dans l’intérêt de tous d’opérer au plus vite les dernières modifications à
son testament avant qu’il perde définitivement la mémoire. Je n’ai eu aucun
mal à convaincre mon père de signer le nouveau document. Et le plus drôle,
c’est qu’il ne se souvient de rien !
Mrs Delafield éclata d’un rire joyeux. Mon estomac se retourna.
— À présent, poursuivit-elle, si Henry se mettait en tête d’épouser une de
ces filles Worthington, ou n’importe quelle autre femme qui me déplairait, il
perdrait tout : la maison, le domaine et les rentes qui vont avec. Tout
reviendrait à George.
J’étais prise de nausées. Le parfum des pivoines, que j’adorais jusqu’alors,
me soulevait soudain le cœur. Je m’adossai au mur. J’avais besoin de tout le
soutien que je pouvais y trouver.
— J’admets vous avoir sous-estimée, dit la tante.
— Un peu, oui.
Mrs Delafield semblait si contente d’elle-même, si suffisante, que je faillis
m’étouffer dans les plis de mon rideau.
— Il va de soi que je vous dis cela dans la plus stricte confidence, ajouta
Mrs Delafield. Je n’en ai pas parlé à Henry. Je ne le ferai qu’en cas de
nécessité.
— Bien sûr ! Quel jeune homme apprécierait l’idée d’être ainsi tenu en
laisse ?
— En effet. Vous voyez, ma sœur, je sais repérer l’ennemi à ma porte. Et
surtout, je sais m’en protéger. Vous n’auriez pas dû douter de moi.
— Tant que vous maintenez les choses sous contrôle, je suis satisfaite.
— Oh, croyez-moi, elles le sont toujours !

Je n’aurais su dire combien de temps je restai ainsi cachée derrière ce


lourd rideau, attendant le départ des deux femmes. Elles discutèrent de choses
et d’autres tandis que je m’efforçais de faire abstraction de l’odeur des fleurs,
qui me donnait des haut-le-cœur. Lorsque enfin elles s’en allèrent, j’avais le
front couvert de fines gouttes de sueur. J’attendis encore quelques instants
avant de me glisser hors de la pièce, honteuse et anéantie. J’aperçus Henry à
l’autre bout du couloir, mais nous étions entourés d’une foule d’invités qui
tentaient d’échapper à la chaleur de la salle de bal en s’approchant des portes-
fenêtres. Il m’appela et voulut me rejoindre, mais je lui tournai le dos et
m’enfuis à travers la cohue.
Nul ne me vit traverser la pelouse pour quitter le jardin. Je rentrai à la
maison à travers bois, avec la pleine lune pour toute compagne, frissonnant
dans l’air froid de la nuit. Nul ne me vit rentrer à la maison par la porte de
service et monter dans ma chambre. Là, sur le coffre au bout de mon lit, trônait
le modèle réduit de Blackmoore. Un cadeau. Un rêve. Un avenir qui ne serait
jamais le mien.
Je m’assis par terre et délaçai doucement mes bottes. Puis je me levai et
posai les yeux sur le modèle. De tout le trajet jusqu’à la maison, je n’avais pas
versé une larme. Mais à présent, c’était une rage folle qui m’envahissait. Sans
réfléchir, je jetai violemment ma botte sur le Blackmoore miniature. Elle le
frôla. Je lançai la seconde, avec plus de force. Elle traversa le toit, éclatant le
bois sur son passage. Pendant deux secondes, je me sentis mieux.
Puis ma colère revint, brûlante et implacable. J’ouvris en grand la porte de
ma chambre et traversai le couloir au pas de charge vers celle d’Eleanor.
J’entrai en trombe sans même prendre la peine de frapper. Ma sœur se brossait
les cheveux, assise sur le tabouret de sa coiffeuse.
— Bonté divine ! s’écria-t-elle en levant les yeux. Que se passe-t-il, Kitty ?
Une semaine auparavant, Eleanor était mystérieusement rentrée à la maison
et avait tenu avec maman de longs conciliabules auxquels je n’avais pu assister.
Mais à présent, je voulais la vérité. Je la méritais.
— Je veux savoir ce qui s’est passé exactement à Brighton.
Elle posa doucement sa brosse et passa une main dans ses cheveux, prenant
le temps de les repousser derrière ses épaules avant de me répondre :
— J’ai essayé d’obtenir une demande en mariage, et j’ai échoué. Voilà tout.
Je me penchai sur elle pour la regarder droit dans les yeux. Je voulais
qu’elle puisse constater à quel point j’étais furieuse.
— Comment ? Quel a été le scandale, au juste ?
Elle serra les lèvres et m’observa un long moment. Je faillis hurler
d’impatience.
— Je vais vous le dire, répondit-elle enfin, mais seulement parce que vous
pourriez un jour vouloir essayer par vous-même. Un soir, je me suis glissée
dans la chambre à coucher de lord Rule, et je l’ai attendu.
Je fis un pas en arrière, chancelante.
— Non, soufflai-je.
— J’ai échoué à cause de son valet, qui m’a découverte et a prévenu lady
Covington. Elle m’a mise à la porte sans me laisser le temps de voir lord Rule.
Mais ce n’est pas grave, ajouta-t-elle en reprenant sa brosse à cheveux. Je
n’aurai qu’à réessayer avec un autre.
Je m’agrippai à une colonne du lit. Il me fallait un support stable auquel me
raccrocher.
— Vous avez tenté de le piéger ? Pour qu’il se trouve obligé de vous
épouser ?
— Ne me regardez pas ainsi, Kitty ! Ce n’est pas si terrible ! Et puis, ce
n’était même pas mon idée. C’était celle de maman.
Je ne parvenais pas à comprendre. Je ne le voulais pas. Ce que je souhaitais,
c’était connaître ses secrets.
— À propos de maman, pourquoi Mrs Delafield la déteste-t-elle autant
depuis quelques années ?
Eleanor se remit à brosser ses épais cheveux noirs.
— Vous ne le saviez pas ? Mrs Delafield a surpris maman en train de flirter
avec Mr Delafield. Il semblerait qu’elle ait la rancune tenace.
Je sentis mon estomac se retourner.
— Elle n’a pas… Elle n’a rien fait de plus, n’est-ce pas ? Rien de plus que
flirter ?
— Oh, non ! Il ne l’aurait pas laissée faire.
Je regardai nos reflets dans le miroir. Nous étions si semblables, et
pourtant j’avais l’impression, en voyant Eleanor, d’apercevoir une étrangère.
Je la laissai donc et retournai dans ma chambre, en état de choc, comme
anéantie. Mais à peine eus-je posé les yeux sur le modèle détruit de
Blackmoore que cette sensation me quitta, ne me laissant plus que la douleur
cinglante de la perte. Je m’assis devant la ruine qui était mon œuvre et versai
des larmes de désespoir.
Chapitre 33

HENRY ATTENDAIT MA RÉPONSE. LES CORBEAUX s’étaient tus. Je sentais l’odeur


de la pluie qui menaçait dans le ciel nocturne. J’étais malade de désespoir : je
ne pouvais répondre à sa question. Malgré tout ce qu’il m’en coûterait, je ne
pouvais lui révéler les secrets de cette nuit-là.
— Non.
— Non ?
— Non.
Il se pencha sur moi pour examiner mon visage, les yeux empreints d’une
émotion que je ne sus identifier.
— Je dois savoir, insista-t-il.
Je me mordis la lèvre et m’efforçai de chasser l’odeur des pivoines de mon
esprit.
— Je suis désolée, murmurai-je.
Brusquement, il se redressa et partit de l’autre côté de la tour. Il s’arrêta un
instant devant le mur d’en face, puis se retourna vers moi.
— Même au prix de votre voyage vers les Indes ?
Mon refus de répondre pouvait me coûter mon rêve. Mais pis… Pis ? Oui,
c’était bien ce que je venais de penser. Pis, il pouvait me coûter ma relation
avec Henry : cette proximité, cette transparence, cette amitié.
Je hochai la tête, désespérée.
— Si je dois en arriver là, oui. Même à ce prix, je ne répondrai pas à votre
question.
Il revint vers moi, plus lentement cette fois, et murmura d’une voix rauque :
— C’est la seule chose que je veux savoir. Je vous en prie, ne partez pas
dans ce pays perdu en me laissant ici avec mes questions pour le restant de mes
jours.
Je détournai les yeux. Je me sentais minuscule.
— Je suis désolée, Henry.
Nous restâmes un long moment immobiles et silencieux, jusqu’à ce
qu’enfin Henry pousse un soupir.
— Que faisons-nous à présent ? demanda-t-il.
— J’imagine que nous pouvons… renégocier.
J’avais parlé sans vraiment y croire – je ne méritais pas son indulgence.
Néanmoins, je devais essayer :
— Je pourrais vous offrir autre chose en échange de votre dernière
demande en mariage. Une chose que vous désirez autant que ce secret.
Il ne détachait pas son regard du mien. Puis la lumière changea, il baissa les
yeux, et soudain il contemplait ma bouche.
— Un baiser, dit-il à voix basse.
Un frisson me parcourut.
— Vous n’êtes pas sérieux.
— Ah non ?
Je décelai dans sa voix, au-delà de la note taquine qu’il avait adoptée, un
sentiment plus profond : une intonation rauque et troublante qui me fit
tressaillir.
À cet instant, le vent se mit à souffler. Cette fois, ce fut le froid qui
m’arracha un frisson. Et soudain, sans prévenir, une pluie glaciale s’abattit sur
nous. Elle tombait violemment, en un rideau d’aiguilles glacées qui me fit
suffoquer de surprise.
Henry m’attrapa par la main, et nous courûmes ensemble en direction de la
trappe. Je saisis la lanterne au passage, mais la laissai tomber dans ma
précipitation, éteignant la flamme. Aussitôt, la tour fut plongée dans
l’obscurité. Henry s’arrêta net, et je le percutai de plein fouet. Il me rattrapa,
m’attira contre lui et dit à mon oreille, couvrant le bruit de la pluie battante :
— Restez près de moi. Laissez-vous guider. Je ne voudrais pas que vous
tombiez dans l’escalier.
— Très bien, soufflai-je.
— Attendez une minute, que mes yeux s’habituent à l’obscurité, murmura-t-
il.
Je sentais son bras puissant autour de ma taille, sa main au creux de mon
dos. Je me laissai aller contre lui tandis que la pluie déferlait sur nous, que
mon cœur cognait dans ma poitrine et que mon esprit me hurlait de trouver
une solution. Je ne voulais pas le quitter. Je devais réparer ce qui s’était cassé
entre nous. Mais les dégâts étaient irrémédiables. Je le savais. Alors je fermai
les yeux et inspirai l’odeur sombre de la pluie sur la bruyère, laissant mon
cœur se briser encore un peu plus.
Bien trop tôt à mon goût, il s’éloigna de moi. Les doigts glissèrent le long
de mon bras jusqu’à trouver mon poignet. Je le pris par la main et me laissai
guider jusqu’au bord de la trappe, puis nous descendîmes précautionneusement
les marches glissantes de l’étroit escalier en colimaçon.
Nous fîmes une pause à l’entrée du tunnel pour reprendre notre souffle. Je
repoussai derrière mes épaules mes cheveux dégoulinants.
— Vous allez attraper la mort si nous ne nous hâtons pas, dit Henry. Venez.
Il reprit ma main, et je le suivis dans le tunnel obscur qui courait sous les
landes. Soudain, je me rendis compte que s’il le fallait, je pourrais le suivre
ainsi aveuglément n’importe où.
Je frissonnais, claquant des dents, tandis que le froid s’intensifiait et que
mes vêtements mouillés me collaient à la peau. Nous nous glissâmes
prudemment hors du passage secret : Henry passa devant pour s’assurer que
personne ne se trouvait dans la pièce ou dans le couloir, puis me fit signe de
sortir. Il reprit la chandelle qu’il avait laissée allumée, et nous montâmes au
pas de course l’escalier de l’aile ouest. Lorsque enfin nous arrivâmes à ma
chambre, Henry m’arrêta devant la porte. Il déposa la chandelle sur l’appui de
fenêtre, là où nous avions parlé lors de ma première nuit à Blackmoore. Il se
tourna vers moi, et ses cheveux mouillés me rappelèrent le jour où il m’avait
sauvée de la noyade. Ses yeux étaient aussi sombres que les nuages d’orage qui
s’amoncelaient au-dehors ; je voyais sa poitrine se soulever et s’abaisser au
rythme de sa respiration, sa chemise humide collée à ses épaules, à son torse et
à ses bras.
Je fis un pas en arrière, si nerveuse que mon corps me semblait se
consumer. Notre marché était toujours en suspens. La même idée avait dû
apparaître à Henry, car sa bouche se tordit en un rictus à mi-chemin entre une
grimace moqueuse et un sourire.
— À propos de ce baiser…, commença-t-il.
Je reculai contre le mur.
— Vous n’étiez pas sérieux, protestai-je, n’y croyant qu’à moitié.
Mais Henry s’approcha et posa la main sur le mur au-dessus de ma tête. Je
passai ma langue sur mes lèvres, le cœur battant. Je voulus rire mais ne parvins
à émettre qu’un son grave et rauque.
Une fois de plus, nous étions bien trop proches, je ne pouvais le contester :
les gouttes qui coulaient de ses cheveux s’écrasaient sur mes joues. J’étais
terrifiée. Nous risquions de franchir une ligne que nous avions toujours su
respecter. Ses doigts frôlèrent ma taille, me faisant l’effet d’une brûlure à
travers le tissu de ma robe. Je posai les mains sur le mur dans mon dos,
m’efforçant de contrôler ma respiration. Elle était trop rapide, tout comme les
battements de mon cœur. Je craignais que Henry les entende et comprenne que
c’était lui qui me faisait cet effet. Je plaquai mes mains plus fort contre le mur,
combattant avec peine l’envie de le prendre dans mes bras.
— J’étais très sérieux, murmura-t-il.
Sa main se posa sur ma taille. Les miennes se décollèrent du mur et
trouvèrent les revers de son gilet. Je n’avais pas voulu m’accrocher ainsi à lui,
mais mes mains ne m’avaient pas demandé mon avis. Elles le saisirent
fermement et l’attirèrent plus près de moi. Il n’était plus temps de réfléchir.
Cela faisait bien trop longtemps que nous nous tenions en équilibre au bord de
ce précipice. À présent, nous allions tomber. Je le savais et ne pouvais nier
mon excitation.
La main que Henry avait posée sur le mur au-dessus de ma tête s’enroula
autour de mon cou, douce et assurée, comme s’il avait imaginé ce geste des
milliers de fois. Et…
Une clarté soudaine perça l’obscurité. Nous sursautâmes. Je repoussai
Henry et me tournai vers la source de la lumière. À l’autre bout du couloir,
quelqu’un marchait vers nous en portant une chandelle. Je plissai les yeux pour
distinguer à qui appartenait cette silhouette. Et soudain, la flamme vacillante
illumina le visage de Maria. Je marmonnai un juron.
Tout à coup, ma situation devint terriblement limpide à mes yeux : j’étais
en dehors de ma chambre au milieu de la nuit, en compagnie d’un homme qui,
comme moi, dégoulinait de pluie. Et je venais presque de l’embrasser. Le fait
qu’il s’agisse de Henry ne faisait qu’aggraver les choses. Il aurait suffi que je
sois Eleanor, et le scandale de Brighton se répétait à l’identique.
Je tendis la main vers la porte de ma chambre, mais ne rencontrai que du
vide. Je me retournai alors, terrifiée : elle était grande ouverte.
— Vous devez partir, murmurai-je à Henry. Avant qu’elle ne vous voie.
Il hésita, mais je me précipitais déjà dans ma chambre. Je ne pus y faire que
deux pas avant de percuter quelque chose de mou dans l’obscurité.
J’entendis un ouff étouffé, puis m’étalai sur le sol. La voix de maman me
murmura de la lâcher. Puis Maria arriva avec sa chandelle et baissa les yeux
sur nous.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
Elle approcha sa chandelle et me dévisagea d’un air suspicieux.
— Pourquoi êtes-vous toute mouillée, Kitty ? Et que faites-vous couchée
sur maman ?
Je me débattis pour me relever, mais mes jupons humides s’enroulèrent
autour de mes jambes, me faisant trébucher et retomber. Maman me repoussa
et se remit sur ses pieds, puis s’empara de la chandelle de Maria. Elle passa au-
dessus de moi pour allumer les autres bougies de la pièce, et au moment où je
parvins enfin à me relever, il y avait largement assez de lumière pour me
laisser voir la terrible expression de triomphe qui s’étalait sur le visage de
maman.

— Il doit vous épouser. Il y sera obligé !


Elle gloussait de délice en allant et venant devant le lit où je m’étais assise,
plongée dans ma détresse, sans prêter attention à la literie que je détrempais.
— Non, il n’y sera pas obligé. Il ne s’est rien passé entre nous. Il ne m’a
même pas embrassée.
— Peu importe, ma chérie, que vos lèvres se soient touchées ou non. Je
vous ai vus !
Elle éclata de rire. J’avais les joues en feu.
— Vous avez été surprise en train de vous éclipser avec lui, seule, de nuit,
et nous vous avons vus dans les bras l’un de l’autre. Oh, sa mère va être folle
de rage ! s’écria-t-elle en tapant dans ses mains comme une petite fille. Mais,
Kitty, c’est une merveilleuse nouvelle ! Merveilleuse ! De votre côté, vous
ferez un meilleur mariage qu’Eleanor, et quant à moi, je pourrai enfin remettre
Mrs Delafield à sa place puisque vous serez la maîtresse de Blackmoore.
— Non, maman, grognai-je. Cela ne se passera pas ainsi. Henry était
seulement… il était seulement en train de me taquiner, en disant que je lui
devais un baiser pour sa demande en mariage. Mais il ne s’est rien passé.
Elle s’immobilisa pour me jeter un regard acéré.
— Quelle demande en mariage ?
Je me laissai tomber en arrière sur le lit et me couvris les yeux des deux
mains.
— Henry m’a demandée en mariage, maman. Il l’a fait pour me rendre
service, pour me permettre de partir aux Indes. Mais rien d’inconvenant ne
s’est produit entre nous. Je vous le jure ! Il s’est conduit en parfait gentleman
chaque fois.
Maman plissa les yeux.
— Êtes-vous en train de me dire que ce n’est pas la première fois que vous
vous éclipsez avec lui en pleine nuit depuis votre arrivée ici ?
Je me haïssais pour ce que je venais d’avouer, mais je ne pouvais plus
revenir en arrière.
— Oui, murmurai-je faiblement.
Maman éclata d’un rire tonitruant et applaudit de nouveau.
— Vous êtes plus douée qu’Eleanor ! Je vous le dis, Kitty, jamais je
n’aurais cru cela de vous. Henry sera forcé de vous épouser !
Je me redressai, paniquée, les larmes aux yeux.
— Non, maman ! Ce n’est pas possible. Je ne veux pas forcer Henry à
m’épouser. Je ne peux pas !
— Une jeune femme doit savoir se servir de tous ses avantages pour
s’assurer un avenir, rétorqua-t-elle en rejetant mes protestations d’un geste
négligent.
— Je ne le ferai pas ! hurlai-je en descendant du lit.
Elle sursauta, semblant soudain inquiète.
— Je refuse de le piéger, poursuivis-je. Je refuse de le pousser à me haïr
pour le restant de mes jours. Je ne veux pas voir mourir peu à peu le respect
qu’il avait pour moi et finir par tourner mon attention vers d’autres hommes !
Je ne le ferai pas, maman ! Je ne veux pas devenir comme vous et regarder
Henry devenir comme papa ! L’idée m’en est insupportable. Je préfère encore
accepter la demande en mariage de cet ignoble Mr Cooper plutôt que d’être
obligée d’épouser Henry Delafield ! criai-je entre deux sanglots.
Ma voix résonna dans le silence. Bouche bée, Maria avait les yeux posés
sur un point derrière mon épaule. Je suivis son regard et aperçus Henry, debout
dans l’embrasure de la porte ouverte de ma chambre.
Un long moment, il soutint mon regard sans mot dire avant de tourner les
talons pour disparaître.
— Oh, mon Dieu ! souffla Maria. Je crois qu’il vous a entendue.
Je me laissai tomber lourdement sur le lit. C’était donc fini. Nous avions
glissé tout au fond du précipice et n’avions pas moyen de remonter.
— Cela n’a aucune importance, déclara maman en refermant la porte. Nous
allons tout de même l’obliger à vous épouser.
Je secouai la tête.
— Ce n’est pas la peine, maman. Si Henry m’épouse, il perdra Blackmoore
et sera sans ressources. Mrs Delafield a fait ajouter cette clause au testament de
son père.
Ma révélation ne la fit même pas cligner des yeux.
— C’est absurde, déclara-t-elle. Les testaments peuvent être modifiés, et le
grand-père est toujours en vie. Nous nous occuperons de ce détail dès demain.
Vous irez parler au vieillard, et vous le convaincrez de changer son testament.
J’émis une vague protestation, mais toute envie de me battre m’avait quittée
en voyant l’expression du visage de Henry.
— Oh, que j’ai hâte de vous rendre visite une fois que vous serez maîtresse
de Blackmoore ! Comme Mrs Delafield sera furieuse ! Rien qu’à l’imaginer
me voir faire tout ce qu’il me plaît dans la maison de son enfance… et ne rien
pouvoir faire pour m’arrêter… Ah, ah ! J’aimerais bien qu’elle essaie, une fois
que vous serez mariés. Pourra-t-elle me snober, alors ? Non ! C’est la victoire
ultime, Kitty ! Je n’arrive pas à croire que vous ayez réussi !
Elle se pencha sur moi, attrapa mon visage entre ses mains et planta un
baiser sur mes cheveux mouillés.
— Comme je vous ai mal jugée ! s’écria-t-elle.
— Non, maman. Je ne ferai pas ça. Il en est hors de question.
Je répétai les mêmes mots, encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin elle cesse
de rire et me regarde clairement. Elle s’essuya alors la bouche du revers de la
main, comme pour reprendre le baiser qu’elle venait de me donner.
— Vous ne le ferez pas ?
— Ne soyez pas sotte, Kitty, intervint Maria en se calant confortablement
entre deux oreillers. Vous devez aller jusqu’au bout. Vous n’avez pas fait tout
ce chemin pour vous arrêter maintenant.
— Non, répétai-je d’une voix faible. Je peux arranger ça. Je peux…
Maman attrapa de nouveau mon visage. Seulement, cette fois, il n’y avait
rien de tendre dans son geste. Son regard avait pris la couleur de ce piège
rouillé que j’avais trouvé dans les bois jadis, avec ce lapin blessé pris entre ses
dents.
— Répondez-moi, Kitty : avez-vous rempli votre part du marché ? Avez-
vous reçu trois demandes en mariage ?
Je me rappelai alors que Henry ne m’avait pas fait sa dernière demande. La
pluie nous avait empêchés d’aller jusqu’au bout.
— Non, murmurai-je.
— En ce cas, selon les termes de notre contrat, vous me devez obéissance.
Vous vous souvenez, ma chère enfant ?
Je me laissai retomber sur le lit et couvris mes yeux débordants de larmes à
l’aide de mes mains.
— Je ne le ferai pas. Je ne le ferai pas, maman.
— Vous avez conclu un pacte, Kitty. À présent, vous devez en assumer les
conséquences. Souvenez-vous… souvenez-vous de notre accord. Souvenez-
vous de ce que vous m’avez dit. Vous avez prétendu ne jamais revenir sur votre
parole.
Je me souvenais de l’avoir dit. Et à l’époque, je le pensais. Mais à présent,
j’étais convaincue que s’il y avait une chose sur laquelle je n’avais cessé de me
tromper, c’était bien moi-même.
— Demain, vous irez parler au grand-père, ordonna-t-elle, les poings sur
les hanches, le regard noir.
Elle était puissante et manipulatrice, et j’étais prise au piège.
— Que pensez-vous de ce plan-là, Kitty ?
— Kate, murmurai-je. Je m’appelle Kate.
Chapitre 34

Un an et demi auparavant

JE M’ÉTAIS INSTALLÉE SUR UN BANC AU FOND DU JARDIN. Je ne m’étais pas


rendue à la clairière, où l’on M’AURAIT trouvée trop facilement. Je n’avais pas
voulu rester enfermée dans ma chambre, où de fines échardes de bois étaient
prises dans les fils du tapis. Je m’étais glissée dehors dès le point du jour et y
étais restée en dépit de la faible pluie matinale. Cora me tenait compagnie, et
j’écoutais les chants des oiseaux dans les arbres. Celui de l’alouette résonnait
sans cesse, avec ses notes tombantes de cœur brisé. Une partie de moi-même
aurait voulu se boucher les oreilles pour ne plus jamais l’entendre, mais une
autre partie voulait passer sa vie à l’écouter. Absorbée par cette bataille entre le
cœur et l’esprit, je n’entendis pas Henry s’approcher dans l’herbe. Penchée
pour caresser Cora, je ne le vis qu’au moment où son ombre s’allongea sur
moi.
— Je vous cherchais, dit-il d’un air à la fois tendre et accusateur.
Mon cœur battait trop fort. La fourrure de Cora s’était réchauffée au soleil.
Je baissai les yeux, incapable de le regarder en face. Je ne savais ni quoi dire,
ni comment me comporter.
— Kate ?
— Hmm ? fis-je sans lever les yeux.
Henry s’accroupit, mettant sa tête à mon niveau, mais je gardai le regard
obstinément fixé sur Cora.
— Vous avez quitté le bal très tôt hier soir, dit-il d’une voix trop basse, trop
intime. Je vous ai cherchée… Je vous ai appelée en vous voyant partir, mais
vous ne vous êtes pas retournée.
Je me levai brusquement pour m’éloigner de lui.
— Sylvia est-elle ici ? demandai-je d’une voix bien trop sonore pour être
naturelle.
— Sylvia ? répéta Henry d’un ton empli d’étonnement.
Du coin de l’œil, je le vis s’approcher de moi.
— Qu’est-ce qui…
— Oh, regardez ! l’interrompis-je. La voilà !
De ma vie, je n’avais jamais été aussi soulagée de la voir. Elle arrivait
depuis la maison, un petit paquet à la main. Je n’avais toujours pas regardé
Henry en face. Je ne pouvais pas.
Probablement exaspéré par mon manège, ce dernier se plaça alors juste
devant moi, m’obligeant à le regarder. Ce jour-là, il avait les yeux couleur
charbon et les cheveux ébouriffés, comme s’il y avait passé ses doigts toute la
matinée.
— Quelque chose ne va pas, Kate ? demanda-t-il. Que s’est-il passé hier
soir ? Pourquoi êtes-vous partie si tôt ?
Sans répondre, je m’éloignai de lui une nouvelle fois malgré l’air surpris
et blessé que je lus sur son visage. Je me mordis la lèvre. Je savais ce que
j’avais à faire. Mon cœur battait follement dans ma poitrine.
— J’ai pris une décision, annonçai-je, et il faut que je vous en parle. À vous
et à Sylvia.
Je tendis le cou pour mieux voir cette dernière approcher, souhaitant
qu’elle accélère le pas. Je sentais le regard de Henry posé sur moi.
— Sylvia ! appelai-je. J’ai une chose à vous annoncer !
Lorsqu’elle arriva enfin à ma hauteur, je décelai une pointe de colère dans
son regard.
— Qu’y a-t-il, Kitty ? demanda-t-elle.
Pour une fois, je ne pris pas la peine de lui rappeler mon prénom. Je passai
sur mon front une main tremblante et pris une grande inspiration pour tenter
d’insuffler un peu de courage dans mon cœur.
— Je pense devoir vous dire à tous les deux que… que…
Devant leurs airs graves, je m’interrompis. Le courage faillit me manquer.
Je me sentais ridicule de l’annoncer ainsi, mais je devais le faire. Et le plus tôt
serait le mieux.
Mais sans me laisser le temps de reprendre, Sylvia demanda :
— Qu’est-il arrivé au modèle réduit de Blackmoore ?
Henry tourna brusquement la tête dans ma direction. Je gardai les yeux
fixés sur Sylvia tandis qu’une nouvelle terreur m’assaillait de toutes parts.
— Je suis entrée dans votre chambre pour vous chercher, expliqua-t-elle.
Qu’est-il arrivé au modèle ?
Je déglutis avec peine.
— Un… un vase est tombé dessus. Ce n’est qu’un petit… tout petit… trou.
Je jetai à Henry un coup d’œil furtif, mais me détournai aussitôt. Je ne
pouvais supporter l’expression de son regard.
— Comme je le disais, poursuivis-je, je voulais vous faire part d’une
décision importante. Voilà : je ne veux plus me marier. Jamais. Je n’en ai pas la
moindre envie, ni pour maintenant ni pour plus tard. Je resterai vieille fille,
comme ma tante Charlotte.
J’étais cramoisie. Je me tordis les doigts.
— Eh bien ! En voilà, une nouvelle ! dit Sylvia.
Elle semblait joyeuse. Je ne pouvais toujours pas croiser le regard de
Henry.
— Tenez, reprit Sylvia. Je vous ai rapporté ces fleurs du bal. Des pivoines.
Ce sont vos préférées, il me semble ?
Aussitôt, l’odeur des fleurs à l’agonie me monta à la tête, encore plus
sucrée et écœurante que la veille. Sylvia avait raison : jusqu’alors, j’avais
toujours adoré les pivoines. Mais à présent, leur parfum suffisait à me
retourner l’estomac. J’y percevais des relents d’humiliation. De rejet.
D’écrasement, de coups de griffe et de strangulation. Je me détournai en
repoussant de la main leurs pétales ramollis, leurs feuilles flétries, leur senteur
agressive.
— De grâce, éloignez ça ! m’écriai-je.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je pris quelques grandes inspirations par la bouche, essayant de m’éclaircir
les idées. À présent, je croyais sentir sur ma langue le goût des fleurs. Je
déglutis, mais la saveur sembla rester coincée à mi-chemin entre ma bouche et
mon estomac. Lourde, désespérante, caustique.
— Je suis un peu souffrante. C’est pour cela que j’ai quitté le bal plus tôt
hier.
Mes lèvres se mirent à trembler. Je posai les doigts dessus en une vaine
tentative pour me calmer.
— Je suis désolée, murmurai-je. Je vous prie de m’excuser.
Je fis volte-face et partis en courant, ne voyant plus que des tourbillons de
couleurs : le blanc de la chemise de Henry, le noir de ses longues jambes, les
fleurs brisées à ses pieds, l’ourlet bleu de la robe de Sylvia, le vert de l’herbe.
L’herbe, l’herbe, l’herbe, l’herbe, de plus en plus vite, suivie d’une traînée
indistincte de gravier et de pierre. Et une, deux, trois marches jusqu’à la porte
de derrière. Elle coinçait. Comme chaque été. Je poussai de toutes mes forces
jusqu’à ce qu’elle cède, laissant la place à des rideaux rouges qui me
caressèrent le visage, des tableaux flous, une nouvelle porte, la rampe d’un
escalier qui surgit de nulle part pour me frapper durement entre les côtes, et
des marches de bois. Quatorze marches, puis trois chambres côte à côte. La
dernière était la mienne. La porte était ouverte. Le modèle réduit de
Blackmoore était là, masse sombre et difforme posée sur le coffre au bout du
lit. Le trou dans le toit me fit songer à la bouche ouverte d’un personnage en
colère.

Pendant des années, nous avions suivi la même routine quotidienne : Sylvia
et moi passions l’après-midi à la bibliothèque avec Henry ; généralement,
Sylvia faisait semblant de lire jusqu’à ce que Henry et moi soyons entièrement
absorbés par nos études, puis elle se laissait glisser dans ce qu’elle appelait sa
« petite somnolence digestive ». Jamais personne ne venait nous déranger.
Mrs Delafield n’entrait pas dans la bibliothèque, George était parti faire son
grand tour d’Europe, et Sylvia était trop âgée pour être suivie par une
gouvernante. Ces habitudes étaient enracinées depuis tant d’années qu’elles me
semblaient naturelles.
Mais ce jour-là, quatre jours après le bal, je me tenais à l’entrée de la
bibliothèque, hésitante, m’efforçant d’apaiser mon cœur affolé. Henry était
déjà assis à la grande table, ses livres et ses notes éparpillés devant lui. Il leva
brièvement les yeux lorsque Sylvia se laissa choir sur le sofa avec un soupir.
— La journée a-t-elle déjà été si dure pour vous, Sylvia ? demanda-t-il
d’une voix tranchante que je ne lui connaissais pas.
— Non. J’exprime seulement la joie que je ressens à me trouver en votre
compagnie, mon cher frère, rétorqua-t-elle avec un grand sourire qu’il ne lui
rendit pas.
Il venait de m’apercevoir.
— Vous entrez ou vous sortez ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
Le défi dans son expression et le ton cassant qu’il avait employé m’aidèrent
à prendre ma décision. Je fis un pas dans la pièce.
— J’entre.
Il repoussa ses livres, dégageant à la table mon coin habituel. Je m’y assis.
J’étais terriblement mal à l’aise, mais j’étais décidée à rester malgré tout.
J’étais déterminée à reprendre possession de ma place. Au fond de moi, je
sentais que si je ne la reprenais pas immédiatement, je la perdrais pour
toujours. Mrs Delafield voudrait que je m’en aille, lui épargnant ainsi de
nouvelles inquiétudes pour l’avenir de son fils. Mais Mrs Delafield n’était pas
dans cette pièce, et si elle était en mesure de m’empêcher d’épouser Henry, elle
ne pouvait m’interdire d’être son amie.
— Que lisez-vous ? demandai-je à Henry.
Il me montra la couverture d’un livre relié de cuir.
— Faust. De Goethe.
— En allemand ?
— Natürlich, répondit-il d’un ton sec qui m’irrita.
— Oh. Natürlich, répétai-je d’un air sarcastique.
Il abaissa son livre pour me dévisager.
— Quel mal y a-t-il à cela ?
— On vous donne tout, Henry ! Vous avez un précepteur qui vous enseigne
l’allemand, le français et le latin ; vous pouvez étudier des sujets qui me seront
peut-être à tout jamais inaccessibles. Alors ne prétendez pas que cela est
« naturel ».
Henry soutint mon regard, et je lus dans ses yeux gris un combat intérieur.
Il paraissait sur le point de se mettre en colère. Je voyais monter dans son
regard un feu qu’il semblait s’apprêter à relâcher sur moi – un feu
d’indignation, de rage contenue et de sentiments passionnés. L’atmosphère
entre nous se tendit, lourde de ma colère et de la sienne. Je vis un muscle
tressauter sur ses mâchoires, et ses lèvres étaient si serrées qu’une ligne lui
creusait la joue. En apercevant cette ligne, je regrettai soudain de ne pouvoir
simplement me pencher sur lui pour lui caresser le visage.
Je baissai les yeux, pris une longue inspiration et enterrai profondément
mes sentiments, chassant loin de mon cœur la douleur du désir.
— Je vous présente mes excuses, déclarai-je à voix basse. Je ne voulais pas
m’énerver après vous. Pas après toute la bonté dont vous avez fait preuve
envers moi.
Il m’attrapa par le poignet. Surprise, je levai les yeux.
— Ne me faites pas passer pour une sorte de personnage angélique,
murmura-t-il d’un air féroce. Je n’ai rien fait pour vous par bonté, Kate.
Comprenez-vous ?
Je le dévisageai, ébahie.
Il me relâcha et se pencha en arrière, passant sa main dans ses cheveux.
Puis, il secoua la tête.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Il y avait tant de choses entre nous. Tant de non-dits. Mais ces mots-là, je
pouvais les prononcer :
— Moi aussi, je suis désolée.
Et je l’étais. Je l’étais pour tout. J’étais désolée d’avoir une mère aussi
embarrassante et une sœur aussi scandaleuse, et j’étais désolée d’être tombée
amoureuse d’un garçon qui ne serait jamais mien.
Henry passa une main sur son visage, puis se leva pour marcher jusqu’à la
fenêtre. Il regarda dehors pendant un long moment – si long que je cessai de
l’attendre et ouvris le premier livre de ma pile. Cependant, je n’eus le temps de
lire que deux pages de mon étude sur la vie de Mozart avant de voir Henry
revenir, se rasseoir et reprendre son ouvrage.
— Voulez-vous que je vous parle un peu de Faust ? proposa-t-il avec un
sourire. Je vous le traduirai.
Je refermai mon livre.
— Oui. J’en serais enchantée.
Chapitre 35

— BONJOUR.
Je me raclai la gorge et m’efforçai d’émettre un son plus intelligible que le
murmure enroué que je venais de produire :
— Bonjour, monsieur.
C’était un petit peu mieux. Maman me poussa en avant, me faisant entrer en
trébuchant dans la pièce. Je me retournai pour lui jeter un regard noir.
— Je vous ai dit que j’allais le faire ! protestai-je. Inutile de me pousser.
— Alors allez-y, rétorqua-t-elle avec un vague geste de la main. Je
monterai la garde dans le couloir. Ce valet va vite s’apercevoir que personne
n’avait besoin de lui en cuisine et sera de retour dans moins de cinq minutes, à
moins que Maria ne parvienne à le distraire.
D’une nouvelle bourrade dans le dos, elle me poussa loin de la porte et la
referma soigneusement derrière moi, me laissant seule dans la pièce
assombrie.
Le grand-père de Henry n’était pas installé dans son fauteuil habituel devant
la fenêtre. Il était assis dans son lit, un plateau de nourriture posé à côté de lui.
Au claquement de la porte, il leva la tête. Ses yeux gris s’arrêtèrent un moment
sur moi.
— Kate Worthington, dit-il, sa voix rocailleuse résonnant faiblement dans
le silence de la pièce.
Mon cœur battait à tout rompre, me rappelant à chaque instant que ce que je
faisais était mal. Mais j’avais donné ma parole. Je ne pouvais revenir dessus. Je
m’avançai donc vers lui.
— C’est bien moi. Bonjour, monsieur. J’espère que vous allez bien
aujourd’hui.
Tandis que j’approchais, son regard passa plusieurs fois de moi à la porte.
Par mouvements convulsifs, ses doigts se serraient sur la couverture qui
couvrait ses genoux. Ses jambes s’agitaient nerveusement, et en atteignant son
chevet, je lus dans ses yeux une terrible panique.
— Pouvez-vous…
Il s’humecta les lèvres, tirant sur sa couverture.
— Pouvez-vous sortir d’ici, fermer la porte et revenir ensuite ?
Je m’arrêtai, examinai de près son visage et répondis enfin :
— Bien sûr.
Mon cœur battait trop vite. J’avais le sentiment que quelque chose n’allait
pas. Je repartis comme j’étais venue et repassai dans le couloir. Maman
m’aperçut et s’avança vers moi, mais je la regardai en secouant la tête. Je
fermai la porte, laissai passer un moment et la rouvris. Le vieil homme
m’attendait, l’œil vif et l’air suspicieux.
— Maintenant… quelle Kate êtes-vous ? me demanda-t-il.
Une vague d’effroi me submergea. Je parcourus la chambre du regard,
comme si je m’attendais à trouver la réponse à cette folie.
— Kate Worthington, monsieur.
— Mais la Kate Worthington de qui ?
J’avalai ma salive. Je n’étais pas la Kate de Henry. Je n’appartenais pas non
plus à ma mère, ni à mon père. En fait, j’étais…
— De personne. Je ne suis la Kate de personne.
Son regard me transperça un instant, puis il ferma les yeux et se mit à
balancer la tête d’avant en arrière en murmurant :
— La Kate de personne. La Kate de personne. La Kate de personne.
J’étais terrorisée, effondrée. Je n’aurais pas dû venir. Jamais je n’aurais dû
voir cela. Je reculai lentement, posai la main sur la poignée et ouvris
doucement la lourde porte.
Maman se tenait de l’autre côté, impatiente.
— Alors ? Qu’a-t-il dit ?
— Écartez-vous, maman. Il ne va pas bien, aujourd’hui. Nous devons nous
en aller.
Mes mains tremblaient.
— C’est absurde, répliqua-t-elle en me bousculant pour entrer. Tout
homme peut être influencé. Même celui qui n’a pas toute sa tête.
Terrifiée, je la regardai pénétrer dans la pièce. En l’apercevant, le vieillard
ouvrit de grands yeux, et la peur s’inscrivit sur son visage ridé. Il plongea sous
ses couvertures et les tira sur sa tête, si brutalement que le plateau de nourriture
tomba par terre. Maman posa la main sur la couverture, semblant s’apprêter à
tirer dessus – comme pour forcer une tortue à sortir de sa carapace.
— Non ! hurlai-je, soudain saisie d’effroi.
Je me ruai en avant et attrapai maman par le bras. Elle me dévisagea,
choquée, les yeux grands ouverts.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Laissez-le tranquille ! m’écriai-je.
Je la tirai en arrière. Elle tenta de me repousser, mais je tins bon et ne
lâchai prise qu’après l’avoir renvoyée devant la porte ouverte.
— Que se passe-t-il ici ? demanda soudain une voix.
C’était le majordome, qui venait d’apparaître.
— Que faites-vous là ? reprit-il.
Maman se remit les cheveux en place en me jetant un regard noir, puis se
tourna vers le majordome avec un sourire.
— Ma sotte de fille voulait me faire visiter la maison, mais j’ai bien peur
qu’elle ait perdu son chemin. Peut-être pourrez-vous m’indiquer comment
retrouver l’escalier principal ?
Le regard du majordome se posa sur le lit, où le grand-père de Henry se
cachait toujours sous sa couverture, son plateau de nourriture répandu sur le
tapis. Lorsque son regard accusateur se reporta sur moi, j’avais les joues en
feu.
— Je ne peux quitter monsieur pour le moment, répliqua le domestique
d’un ton sec. Je suis certain que vous pourrez trouver votre chemin par vous-
même.
Maman leva le menton et redressa les épaules. Elle avait le visage cramoisi,
les cheveux hirsutes à cause de notre lutte. Elle semblait sauvage et féroce.
— Peu importe, rétorqua-t-elle d’un air hautain. Dans tous les cas, je
n’aurais pas voulu de votre aide.
— Venez, maman, murmurai-je. Il faut partir.
Elle pivota sur ses talons et sortit d’un pas furieux. Mais arrivée dans le
couloir, elle fit halte pour me dire d’une voix forte :
— Souvenez-vous bien de cette leçon, Kitty : un serviteur paresseux est la
marque d’un maître faible et négligent.
Frémissante de honte, je posai une main dans son dos et la poussai pour
l’entraîner avec moi dans le couloir. Je ne m’arrêtai que lorsque nous fûmes
suffisamment éloignées et que le majordome eut refermé la porte derrière
nous. Aussitôt, maman fit volte-face pour me dévisager. Ses yeux couleur de
piège rouillé jetaient des éclairs de rage et d’indignation.
— Comment osez-vous me pousser de la sorte ? siffla-t-elle. Comment
osez-vous poser la main sur moi pour me détourner de mes objectifs ?
Je ne répondis pas, rendue muette par la honte qui m’étouffait.
— Vous avez commis une grave erreur, Kitty, poursuivit-elle d’une voix
tremblante de colère en pointant l’index sur moi. Une très grave erreur.
Je songeai à la grive, qui chantait contre les tempêtes. Je me vis perchée en
haut d’une tour, chantant dans les bourrasques sans que rien ne puisse
m’arrêter. Je me sentis soudain puissante et résolue. Sans mot dire, je fis demi-
tour et m’éloignai d’elle. C’était ce que j’aurais dû faire la veille au soir.
— Finalement, cria-t-elle dans mon dos, je ne pense pas que vous méritiez
d’avoir Henry. Je vais m’arranger avec Maria pour le piéger. Je vous laisse
Mr Cooper.
Je ne me retournai pas.
— Que pensez-vous de cela, Kitty ? Que pensez-vous de cette conclusion
pour notre petit marché ? Vous n’aurez pas vos précieuses Indes. Vous aurez le
vieux Mr Cooper. Je vais lui écrire immédiatement pour lui annoncer que vous
acceptez sa demande.
J’arrivai à hauteur de l’escalier et posai la main sur le bois lisse de la
rampe.
Le rire de maman résonnait, plus fort que le bruit de mes pas :
— Vous voyez, ma fille ? Vous voyez ? J’ai gagné. Comme toujours.
Chapitre 36

IL Y AVAIT QUELQUE CHOSE DE CHANGÉ DANS LA PETITE salle de musique. Je le


sentis dès que je passai le seuil. Le piano se tenait toujours à sa place. Les
rideaux étaient ouverts, laissant entrer la faible lumière d’un matin nuageux. Le
tableau d’Icare était accroché à l’endroit habituel, gardant l’entrée du passage
secret.
Je parcourus la salle du regard, tentant de repérer ce qui avait changé. Je
fermai les yeux, m’immobilisai et écoutai. Alors, je compris ce qui manquait.
La sensation de mouvement avait disparu. J’ouvris grand les yeux et traversai
la pièce à pas rapides, craignant que Miss St Claire ait déjà fait des siennes et
qu’elle ait emporté mon oiseau noir.
La cage était toujours là. À la vue de ses barreaux arrondis, je poussai un
soupir de soulagement. Puis, arrivée à deux pas, je ralentis et m’arrêtai, les
yeux fixés sur les perchoirs vides. Machinalement, ma main se posa sur
ma gorge. Mon oiseau noir était immobile, couché sur le côté, sur le sol de sa
cage.
Je me laissai tomber sur une chaise, submergée par une vague de tristesse.
Au fond de moi, je sentais que j’étais responsable de cette tragédie. D’une
manière ou d’une autre, ce corps sans vie m’était imputable. Les mains posées
sur les barreaux dorés, je me demandai ce qui avait pu se produire. S’était-il
blessé en se cognant contre les barreaux ? Était-ce dû à la nuit de liberté dont il
avait profité ? Était-il mort d’avoir retrouvé la captivité ?
Je restai assise en silence pendant ce qui me parut être une éternité. Puis, au
bout d’un long moment où je n’avais éprouvé que de la peine pour la mort de
cet oiseau muet, un nouveau sentiment s’éveilla en moi. Une vérité. Je n’étais
qu’une chose brisée qui n’aurait jamais dû rêver d’avoir des ailes. Personne
n’allait ouvrir ma cage. J’avais été folle de m’être crue capable de m’échapper.
Je fermai les yeux et passai en revue mes perspectives d’avenir. Je pouvais
céder aux exigences de maman, parler au grand-père de Henry et lui demander
de modifier son testament. Je pouvais refuser d’obéir et rentrer à la maison, où
maman finirait tout de même par m’obliger à épouser Mr Cooper. Je pouvais
rentrer humblement à la maison et faire… quoi ? Chaque possibilité était une
nouvelle cage. Dans tous les cas, je finissais enfermée, que ce soit par la
trahison de mes propres sentiments, par un mariage forcé ou par
l’anéantissement de mes rêves.
Où que je pose les yeux, je rencontrais des cages. Ça aussi, c’est mourir,
songeai-je.
— Miss Worthington ?
Je levai la tête.
— C’était justement vous que je cherchais.
Herr Spohr traversait la pièce, plus échevelé encore que d’ordinaire et
serrant contre lui une liasse de papiers.
— J’espérais vous trouver ici, poursuivit-il.
Il me regarda, d’abord distraitement, puis plus attentivement.
— Quelque chose ne va pas, Fräulein ? Vous n’allez pas bien ?
Je secouai la tête.
— Je réfléchissais seulement, Herr Spohr.
— Oh ? À quoi donc ?
Je ne pouvais quitter des yeux le corps inerte et les plumes noires
éparpillées sur le sol de la cage.
— Je n’ai jamais su de quelle espèce d’oiseau il s’agissait. Je n’ai jamais
entendu sa chanson, murmurai-je.
— Fräulein ?
J’arrachai mon regard à la cage.
— En fait, repris-je, je pensais à Faust.
Il s’assit sur la chaise voisine et se pencha vers moi.
— Et à quoi pensiez-vous exactement ?
J’esquissai un geste en direction de la cage.
— Je me demandais si Faust aurait pu se satisfaire de ce qu’il avait avant
son pacte avec le diable. Pensez-vous que c’est une insatisfaction permanente
qui l’a mené à son destin funeste ? Aurait-il été capable de brider ses passions ?
De soumettre son impatience ? Aurait-il pu être heureux dans une cage ?
Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux de Herr Spohr. Il se cala contre
le dossier de sa chaise et passa une main sur son crâne, dérangeant encore plus
ses cheveux.
— Hmm. Vous posez là une question intéressante, Miss Worthington,
déclara-t-il en regardant dans la cage. Très intéressante. L’insatisfaction de
Faust a-t-elle été la cause de sa chute ? Peut-être. Son insatiabilité ?
Certainement. Aurait-il pu changer sa nature profonde pour ne plus être aussi
insatiable ? Aussi fondamentalement insatisfait ? C’est une question très
difficile. Et, dans le cas de Faust, très inutile. Une meilleure interrogation
serait : en tenant compte de sa nature insatisfaite, quels autres choix aurait-il pu
effectuer ? Après tout, rien ne l’obligeait à passer un marché avec le diable. Il
aurait pu avoir tout autant de succès dans la vie en se servant de ses propres
connaissances, de son esprit et de son talent.
Je méditai un instant. Ce n’était pas la réponse que je cherchais. J’avais déjà
passé un marché. Je devais en assumer les conséquences. Je ne pouvais
remonter dans le temps pour annuler mes mauvaises décisions.
— Mais admettons qu’il ait déjà conclu ce pacte. Pensez-vous que cela
valait le prix à payer ? demandai-je.
— Y a-t-il une seule chose au monde qui vaille une damnation éternelle ?
répliqua Herr Spohr en haussant les épaules. J’en doute fort.
Je me frottai le nez. Cela ne m’aidait pas du tout.
— Pour en revenir à ce qui m’amène ici, Miss Worthington, je suis venu
avec quelque chose pour vous, reprit-il en me tendant la liasse de feuilles
volantes qu’il avait apportée. Je pense que ceci pourrait très bien vous
convenir. C’est l’accompagnement idéal pour votre lutte faustienne. C’est ce
que j’essayais de vous dire l’autre soir, au dîner : votre jeu au piano m’a
rappelé la grande lutte de Faust. J’ai entendu son insatiabilité dans votre
combat contre la musique. Et je pense que ceci pourrait vous être utile.
J’examinai la partition, et mon regard s’arrêta sur le nom inscrit en haut de
la première page.
— C’est un original ? Un des vôtres ?
— Oui, répondit Herr Spohr en se levant. Une de mes œuvres romantiques.
Essayez-la. Voyez comment elle s’accorde avec votre démon.
— Mais je ne sais pas jouer la musique romantique.
— Laissez votre démon vous guider, répliqua-t-il en agitant la main d’un
geste désinvolte. Il n’y a pas de règles.
Il traversa la pièce pour sortir, mais s’arrêta au dernier moment pour se
retourner vers moi.
— Ah, j’ai oublié de vous le mentionner : il y a plus d’une version à
l’histoire de Faust. Dans mon opéra, il est voué à la damnation éternelle pour
payer le prix de ses erreurs. Il doit remplir les termes de son contrat. Mais il
existe d’autres interprétations, et certaines se terminent bien pour lui, car son
âme est sauvée par l’innocente et belle Gertrude, qui plaide sa cause au paradis.
C’est une chose qui vaut la peine d’être rappelée, poursuivit-il avec un gentil
sourire. Il y a parfois plusieurs fins possibles à une histoire qu’on croit courue
d’avance. Peut-être n’est-ce pas son impatience qui a tué l’oiseau. Peut-être est-
ce la cage elle-même.
Peu à peu, ses mots se frayèrent un chemin dans mon esprit, trouvant une
place pour prendre racine au milieu de mes malheurs. Je contemplai
longuement la cage avant de m’éloigner vers le piano. Je m’assis sur le banc et
étalai la partition. Puis, enfin, je pris une profonde inspiration, posai les doigts
sur les touches et me mis à jouer le Mein Kleiner Vogel de Herr Spohr.
Ce n’était pas du Mozart et ça n’y ressemblait pas du tout. Les notes
n’étaient pas d’obéissants petits soldats marchant au pas. C’étaient de folles
créatures qui volaient comme des corbeaux au-dessus d’une tour en ruine. Mon
démon intérieur reconnut cette musique pour la chose sombre et impétueuse
qu’elle était, et au bout d’une heure de jeu, il déchaînait en moi toute sa furie. Il
tourbillonnait jusque dans les recoins les plus reculés de mon âme, balayant
des années de peine, de frustration et de colère accumulées. Il en fit un torrent
furieux de larmes qui coulaient sur mes joues tandis que mes doigts volaient
sur les touches.
Mon démon intérieur m’ordonnait de prendre mon envol. Je devais faire
un choix maintenant, sans quoi je me sentirais enfermée, impuissante et faible
pour le restant de mes jours. J’écoutai mon démon, et j’écoutai mon cœur, et le
torrent furieux se changea soudain en un grand sursaut de courage. Alors, je
cessai de jouer, ramassai la partition et quittai la pièce en courant.
Chapitre 37

ALICE ÉTAIT STUPÉFAITE D’AVOIR ÉTÉ AINSI APPELÉE AU beau milieu de la


journée ; je l’avais lu sur son visage lorsqu’elle s’était ruée dans ma chambre.
Maman et Maria étaient au rez-de-chaussée en compagnie des autres invités,
sans doute occupées à tenter de causer un nouveau scandale. Je fermai la porte
à clé derrière Alice avant de me tourner vers elle, à la fois pleine d’espoir et de
chagrin.
— J’ai besoin de votre aide, dis-je enfin, et je crains fort que vous refusiez
de me l’apporter.
Elle fronça les sourcils.
— De quoi avez-vous besoin, mademoiselle ?
— Je dois m’échapper de Blackmoore dès ce soir. Je dois trouver un
moyen de partir à Londres sans me faire voir.
— Vous vous échappez ? demanda Alice en écarquillant les yeux.
Mon cœur battait à tout rompre. Je déglutis avec peine.
— Oui.
Je m’avançai vers ma malle de voyage, en soulevai le couvercle et en sortis
mon coffret marqueté d’ivoire.
— Je sais que c’est beaucoup vous demander, poursuivis-je, mais je suis
certaine que ma tante sera prête à bien vous payer pour votre peine. Cependant,
je veux moi aussi vous récompenser. Tenez, dis-je en lui tendant le coffret. Il a
beaucoup de valeur. C’est de l’ivoire véritable. Vous pouvez le garder pour
vous ou le revendre à Londres.
Elle secoua la tête, repoussant mon offre de la main.
— Non, mademoiselle. Je ne vous prendrai pas ça.
Une vague de désespoir s’abattit sur moi.
— Je peux vous offrir autre chose, insistai-je. J’ai seulement…
— Non. Je suis désolée. Vous m’avez mal comprise, m’interrompit-elle
avec un sourire. Je vais vous aider. Mais il est des faveurs qui ne peuvent être
achetées, et des services qui doivent être rendus sans rien attendre en retour.
— Mais il s’agit là d’un très grand service, protestai-je.
Je songeai à toutes les autres faveurs que j’avais achetées – tous les
marchés que j’avais passés, toutes les erreurs pour lesquelles j’avais payé.
Celle-ci aussi devait bien avoir un prix.
— Bien sûr, mais mes sœurs me reprocheraient de vous avoir demandé
quoi que ce soit en retour, mademoiselle, répliqua-t-elle, son visage
d’ordinaire réservé s’illuminant d’un large sourire.
Je l’interrogeai du regard.
— Mary et Katherine. Les petites filles à qui vous avez offert des friandises.
Elles m’ont dit à quel point vous aviez été bonne avec elles. Vous êtes venue à
la maison, vous les avez consolées dans la rue alors que vous ne les
connaissiez pas. Pour cette raison, je vais faire pour vous ce que j’aurais fait
pour n’importe laquelle de mes amies.
Je baissai les yeux, embarrassée.
— Ce n’était rien. Seulement quelques confiseries achetées à la
boulangerie.
— Cela suffit à faire de vous l’une des nôtres.
Sa phrase avait sonné comme une véritable déclaration : je faisais partie
des siens. Les mots « je ne suis la Kate de personne » résonnèrent dans mon
esprit. Je les repoussai. Peut-être n’étaient-ils pas entièrement vrais. Des larmes
me brûlaient les yeux.
— Je vous remercie, murmurai-je.

— Avez-vous l’intention de repartir pour les Indes, Mr Pritchard ?


demanda maman en se penchant vers le grossier personnage, dont la
moustache contenait encore les restes du dîner.
Mr Pritchard lui accorda un rapide coup d’œil avant de grommeler
quelques mots indistincts. Maman ne semblait pas avoir encore compris ce qui
était évident pour tous les autres membres de l’assemblée : l’homme avec qui
elle tentait de flirter n’était pas intéressé.
— Oh, quel dommage ! soupira-t-elle. Vraiment, vous devriez songer à
vous installer dans le voisinage. Ainsi, nous aurions tout le temps d’apprendre
à nous connaître.
Miss St Claire sourit derrière sa tasse de thé.
— Mr Pritchard, intervint-elle, vous ne pouvez repartir aussi vite ! Vous
devez absolument rester pour les… occasions importantes que vos amis
pourraient bientôt vouloir fêter. N’est-ce pas ?
Je détournai les yeux pour ne pas être tentée de regarder Henry. Je refusais
de voir sa réaction face à l’allusion à peine voilée de Miss St Claire au sujet de
leurs noces à venir. Henry et moi avions été dans la même pièce pendant plus
de trois heures ce soir-là, mais j’avais remarquablement bien réussi à l’éviter.
En fait, je m’étais si bien arrangée que je ne l’avais pas regardé en face une
seule fois, que ce soit au cours du long dîner ou de la soirée qui avait suivi. De
son côté, il ne m’avait pas dit un seul mot, et pas une fois il ne m’avait
approchée. Bien sûr, après les paroles qu’il m’avait entendue proférer la veille
au soir, je ne m’étonnais pas de sa distance, mais il y avait un monde de
différences entre ne pas en être surprise et ne pas ressentir la douleur, la
culpabilité et le déchirement de la perte.
Lorsque l’horloge sonna enfin 22 heures, je sautai presque de mon siège.
Je jetai un regard à Sylvia, assise devant la cheminée en compagnie de son
Mr Brandon. Si les choses continuaient ainsi, ils seraient probablement fiancés
avant la fin de l’année. Je me réjouissais de la voir si heureuse. Maria, quant à
elle, avait passé la soirée aux côtés du jeune Mr Brandon tandis que maman
avait voleté d’un homme à l’autre comme une abeille de fleur en fleur. Non
loin d’elles, j’aperçus Mrs Delafield, qui serrait sa tasse de thé entre ses doigts
crispés et semblait prête à la jeter au visage de maman. Je m’imprégnai une
dernière fois de la scène, puis me levai et me tournai vers la porte.
— Bonne nuit, maman, dis-je. Je suis fatiguée, je vais me retirer tôt ce soir.
Elle me lança un regard noir. C’était sa façon de m’avertir qu’elle viendrait
me parler plus tard. Je n’en attendais pas moins d’elle.
— Bonne nuit, Kitty, lança-t-elle enfin.
En arrivant à la porte, la tentation de jeter un coup d’œil en arrière fut trop
forte pour y résister. En regardant par-dessus mon épaule, je vis Henry qui
m’observait. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine, puis s’emballa à
l’expression que je lus dans ses yeux de granit. Je cherchai à tâtons la poignée
de la porte, puis parvins à détacher mon regard du sien et me ruai hors de la
pièce.
— Tout est prêt, mademoiselle ? demanda Alice.
Je m’agenouillai devant ma malle, passant en revue mes robes, mes
chapeaux et mes gants. Tout pouvait être remplacé. Je saisis le coffret marqueté
d’ivoire, en sortis la lettre de ma tante et le tendis à Alice.
— Tenez… prenez-le. Pas en tant que paiement, mais simplement parce que
j’ai envie de vous l’offrir.
Alice hésita un instant, puis accepta la boîte à contrecœur.
— Je la garderai pour vous, mademoiselle. Vous pourrez la reprendre à
votre retour.
Je serrai les lèvres, peu disposée à révéler mon secret, car je ne reviendrais
jamais. Alice posa le coffret sur la cheminée, à côté des lettres que je venais de
sceller. Elle savait quoi en faire.
— L’autre chambre est-elle prête ? demandai-je.
Alice hocha la tête. Elle avait eu la bonne idée de préparer une autre
chambre de l’aile ouest à l’intention de maman et Maria, afin qu’elles ne
remarquent pas mon absence avant le lendemain matin.
— Je leur dirai que vous êtes tombée malade et que vous ne voulez pas être
dérangée.
— Très bien.
Je glissai dans ma cape la lettre de ma tante et la partition de Herr Spohr,
ainsi que les coquillages d’Oliver, enfermés dans un mouchoir. Une dernière
fois, je parcourus la pièce du regard. C’était une si belle chambre… aussi belle
que les landes l’étaient devenues à mes yeux. Elle me manquerait. Mais il était
près de 22 h 30, et si je traînais encore, je courrais le risque de croiser maman
ou Maria lorsqu’elles monteraient se coucher.
— Je suis prête, déclarai-je en confiant à Alice mes gants, mon chapeau et
ma cape. Je vous retrouve en bas.

À 22 h 30 tapantes, j’ouvris doucement la porte de la pièce à l’oiseau et me


glissai à l’intérieur avant de la refermer en silence derrière moi. Les rideaux
étaient grands ouverts, laissant la pleine lune baigner la salle de son éclat
argenté. Je m’avançai à pas de loup jusqu’à la cage, et m’agenouillai devant. Le
corps sans vie de l’oiseau avait dû être découvert par une bonne, qui en avait
disposé, mais j’étais décidée à partir en laissant sa porte ouverte.
Soudain, j’entendis un bruit derrière moi. Un pas léger. Puis la voix de
Henry :
— Vous partez.
Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Je me levai et fis volte-face.
La porte était toujours fermée. Il avait dû attendre dans un coin de la pièce.
M’attendre.
— Comment avez-vous su ? demandai-je.
Il se tenait loin de moi, de l’autre côté de la salle, devant le portrait d’Icare.
Les rayons de la lune illuminaient sa silhouette.
— C’était inscrit sur votre visage toute la soirée, répondit-il d’un air
accusateur.
Tremblante, je pris une profonde inspiration pour me calmer.
— Vous avez raison. Je m’en vais.
Il fit un pas vers moi.
— Est-ce parce que vous préférez encore épouser cet affreux Mr Cooper
plutôt que de devoir être ma femme ?
Le ton dur et blessé de sa voix me frappa comme une gifle et me fit reculer.
— Non, murmurai-je.
— Alors pourquoi ?
Sa voix s’était brisée sur ce dernier mot, et quelque chose en moi en fit de
même. Je posai les yeux sur la cage. Mon cœur battait comme un fou dans ma
poitrine. Mes mains tremblaient. Je répondis à Henry par la plus grande vérité
que je pouvais lui offrir :
— Parce que si je ne sors pas maintenant de ma cage, jamais je ne le
pourrai.
Un long silence s’ensuivit, au bout duquel Henry poussa un soupir et passa
une main dans ses cheveux. Il me tourna le dos pour faire face au portrait
d’Icare, et l’immobilité qui régna alors dans la pièce me rappela une nouvelle
fois que je n’entendrais plus jamais l’oiseau s’agiter. Et soudain, j’eus besoin
d’être auprès de lui. J’eus besoin de m’assurer que lui, au moins, était toujours
en vie. Je m’avançai vers lui en silence jusqu’à voir son visage, que les rayons
de la lune laissaient à moitié dans l’ombre.
Il avait les bras croisés, le regard fixé sur Icare qui recevait ses ailes.
— Être si près des cieux et tomber de si haut…, murmura-t-il d’une voix si
basse que je me demandai si c’était bien à moi qu’il s’adressait. J’ai été stupide
d’accepter ce marché avec vous, Kate, soupira-t-il. Et dire que je pensais
connaître la souffrance… durant toutes ces années où nous étions voisins…
quand je vous voyais tous les jours… quand je recevais vos confidences, à
défaut de votre amour… quand je vous entendais répéter que jamais vous ne
vous marieriez…
Il passa une main sur son visage, secouant la tête, et je vis qu’il tremblait.
— Déjà, à l’époque, je souffrais, poursuivit-il. Mais ce marché… C’était de
la folie. J’ai été aussi fou qu’Icare voulant voler trop près du soleil. Être aussi
proche de vous, vous prendre dans mes bras, vous murmurer les mots que j’ai
toujours rêvé de vous dire et vous entendre me repousser, encore et encore…
Sa voix était basse et rauque, et le regard qu’il me jeta me transperça de
part en part. Sa poitrine était secouée par une respiration haletante, tremblante.
— C’est la pire des douleurs que je puisse éprouver, conclut-il.
J’avais peur de respirer. J’étais là, debout devant lui, le cœur au bord des
lèvres, les poings serrés, les lèvres scellées par crainte de prononcer les mots
que je m’étais juré de ne jamais lui dire.
— Cette fois, ce n’est pas pour ce maudit marché, reprit-il. Et c’est la
dernière fois que je vous poserai la question, Kate. La dernière. Je dois savoir.
Je ne peux pas passer le restant de mes jours à me demander…
Des larmes coulaient sur mes joues.
Il prit ma main dans la sienne, me caressant les doigts du bout du pouce. Il
me regardait droit dans les yeux, les rayons de la lune illuminant son visage.
— Je vous aime, souffla-t-il. Je veux passer ma vie à vos côtés. Épousez-
moi. S’il vous plaît.
J’aurais voulu avaler ma salive, mais j’en fus incapable. Et lorsque je
parvins enfin à prononcer le mot, ce fut un murmure enroué qui sortit d’entre
mes lèvres :
— Non.
Il tressaillit. J’étouffai un sanglot. Je pouvais à peine distinguer sa
silhouette à travers mes larmes. Il lâcha ma main et se détourna. Je me postai
face à la fenêtre pour regarder la lune, les larmes coulant si furieusement sur
mon visage que je peinais à respirer.
Au bout d’un long moment, je sentis Henry s’approcher de moi.
— J’ai une dernière question à vous poser, dit-il d’une voix brisée, puis je
vous laisserai partir.
Une main posée sur la gorge, je tentais vainement d’étouffer les sanglots
qui me secouaient. Je hochai la tête.
Il prit une grande inspiration, puis demanda d’une voix basse et
tremblante :
— Si vous m’aviez aimé…
Je vous aime.
Il s’immobilisa. Je sentis comme un choc le traverser. Puis, après un long
silence, il souffla :
— Pardon ?
Je me retournai pour le dévisager, mon cœur tambourinant dans ma
poitrine.
— Qu’avez-vous dit ? demanda-t-il.
Je secouai la tête, les joues en feu. Avais-je vraiment prononcé ces mots à
voix haute ?
— Rien. Je n’ai rien dit, marmonnai-je en m’éloignant de lui.
Il m’attrapa par les épaules et se pencha sur moi.
— Vous avez dit : « Je vous aime. »
Sans me laisser le temps de réfléchir, il me prit dans ses bras et
m’embrassa. Une main posée sur ma taille, l’autre derrière mon cou, il me
serrait contre lui et me couvrait de baisers. Je cessai de penser. Libéré de ses
chaînes, mon cœur prit possession de moi. À mon tour, je le serrai dans mes
bras, lui rendant ses baisers, lui arrachant un gémissement. Lorsque je
m’écartai pour reprendre mon souffle, il se rapprocha, comme s’il avait
besoin de moi plus que de respirer. Et soudain, alors qu’il murmurait mon
nom, je compris que je devais tout arrêter. Jamais je n’aurais dû commettre
une telle erreur. C’était cruel – trop cruel.
À cette pensée, j’étouffai un sanglot et le repoussai.
— Non, Henry !
L’espace d’une seconde, je lus une immense douleur dans son regard. Puis
je l’attirai de nouveau près de moi et enfouis mon visage dans son torse. Je
passai les bras autour de son cou et sentis les siens s’enrouler autour de ma
taille.
— Vous avez dit que vous m’aimiez, murmura-t-il.
— Je vous aime, sanglotai-je.
— Alors pourquoi me repousser ?
Le son de sa voix me fit mal. La peine que j’y perçus. L’anxiété. Le
déchirement.
Je fis un pas en arrière.
— Je sais ce que vous coûterait votre amour pour moi, Henry. Je le sais !
J’ai entendu votre mère en parler, au bal, ce fameux soir. Il y a un peu moins de
deux ans.
Il fronça les sourcils, perplexe.
— Que voulez-vous dire ? Qu’avez-vous entendu ?
Je baissai les yeux. C’était le secret que j’étais censée ne jamais révéler.
Mais quelque chose s’était brisé en moi, et je n’avais plus la force de me taire.
Comme doués d’une vie propre, les mots se bousculaient déjà dans ma bouche,
aussi résolus que moi à s’échapper de leur cage :
— Je l’ai entendue révéler à votre tante Agnès que vous p-perdriez
Blackmoore si vous vous liiez à un quelconque membre de ma famille. Elle a
d-dit qu’elle avait fait modifier le testament de votre grand-père. Qu’il l’avait
signé. Que le notaire était là. Et qu’elle d-devrait nous séparer si je manifestais
le moindre attachement envers vous, si je…
— Quoi ? Elle a fait modifier le testament ? s’écria-t-il d’une voix rauque,
l’air choqué et incrédule.
Je hochai la tête. J’aurais voulu ne jamais avoir vu cette expression
s’afficher sur son visage.
— En êtes-vous sûre ? Je veux dire, êtes-vous absolument certaine… ?
— Oui.
Les propos que m’avait tenus Mrs Delafield après m’avoir surprise dans la
chambre de son père me l’avaient confirmé.
— J’en suis parfaitement sûre.
J’avais seulement murmuré ces mots, mais ils semblèrent résonner comme
un glas, irrévocables, dans l’espace qui nous séparait.
Henry passa ses deux mains dans ses cheveux, puis me tourna le dos et
s’éloigna de quelques pas.
— Maintenant, vous comprenez…, poursuivis-je d’une voix aussi brisée
que mon cœur. Je devais vous dire, à vous et au monde entier, que je n’avais
pas l’intention de me marier. Sinon, elle nous aurait tous séparés. Elle vous
aurait envoyé au loin…
Soudain, Henry fit volte-face et revint vers moi à longues enjambées.
— Peu importe, Kate, déclara-t-il en me prenant les mains. Cela ne change
rien. Je peux renoncer à Blackmoore.
Je secouai la tête, laissant les larmes couler sur mes joues et le long du
menton.
— Arrêtez ! Cessez de secouer ainsi la tête ! Je peux le faire, Kate. Je peux
y renoncer. Je le ferai. Pour vous.
— Non. Je ne vous le permettrai pas.
Il parlait trop vite. Il n’avait pas eu le temps d’y réfléchir. Il n’avait pas
bénéficié, comme moi, d’une infinité de nuits sans sommeil pour songer à ce
qu’il serait contraint d’abandonner.
— Vous ne pouvez pas renoncer à Blackmoore, Henry. Ne comprenez-vous
donc pas ce qu’il vous en coûterait ? Ce qu’il nous en coûterait ?
— Ce n’est qu’une maison ! Comment pouvez-vous croire qu’un tas de
pierres puisse avoir une quelconque valeur à côté de vous ?
— C’est bien plus qu’un tas de pierres ! C’est votre foyer. Je l’ai lu dans
vos yeux. Ce domaine est tout pour vous. C’est votre avenir. C’est la vie pour
laquelle vous êtes né. J’ai vu comme votre regard s’illumine en arrivant ici.
J’ai vu à quel point vous y êtes heureux. Comblé. C’est ici qu’est votre place.
Il serra fermement mes deux mains dans les siennes, comme pour
m’empêcher de fuir.
— Non, dit-il. C’est vous qui me faites cet effet. Pas Blackmoore.
— Mais c’est un trop grand renoncement ! m’écriai-je dans un sanglot. Ne
le voyez-vous pas ? Ne voyez-vous pas que si je vous prive de ce à quoi vous
tenez tant, ce que vous avez toujours désiré, vous finirez un jour par me haïr ?
— Jamais je ne pourrais vous haïr !
Je libérai mes mains et croisai les bras, comme pour maintenir dans ma
poitrine les fragments de mon cœur brisé.
— Vous pourriez. Vous n’en savez rien. Mais moi, je sais. Je sais ce que
c’est d’être méprisée, Henry, ajoutai-je d’une voix tremblante. Je sais ce que
c’est de ne pas être désirée, de ne pas être aimée et…
Ses mains se posèrent sur mon visage. Je retins mon souffle. Il s’approcha
de moi. Ses gestes étaient doux et attentifs, comme si j’étais aussi sauvage et
fragile que notre petit oiseau noir. Il plongea son regard dans le mien, si près
de moi que je pouvais voir ses pupilles briller dans la pénombre. Puis il
m’embrassa, lentement, doucement. Ses doigts se perdirent dans mes cheveux.
Ses lèvres avaient le goût du sel. Il m’embrassa jusqu’à ce que mes genoux se
mettent à trembler, que tout mon corps s’embrase et que je me sente
entièrement, douloureusement désirée.
Il s’écarta alors de moi, le souffle court, pencha la tête tout contre la
mienne et murmura :
— À présent, vous savez également ce que c’est qu’être aimée et désirée.
C’était trop. La tentation était trop forte. Mon cœur battait pour tout ce qu’il
avait à m’offrir.
— Je sais que vous n’avez jamais connu ce genre d’amour, déclara-t-il en
me serrant contre lui comme s’il voulait me garder ainsi éternellement. Mais je
vous promets que je saurai toujours vous aimer, malgré tout ce qui pourra
nous arriver. Je le peux et le ferai.
Ma détermination avait fondu à la chaleur de son baiser. Je voulais rester
auprès de lui et le laisser me rendre heureuse. Mais ce n’était pas bien. Au
fond, je le savais : si je cédais à cette tentation, des doutes me hanteraient pour
le restant de mes jours. Je me contraignis donc à faire taire les folles envies de
mon cœur et me dégageai de son étreinte. Aussitôt, une sensation de froid
m’envahit tout entière. Frissonnante, je tentai de recouvrer mes esprits, mais je
n’y parvenais plus aussi bien qu’avant. En m’embrassant, Henry avait ouvert
les cages où j’avais enfermé mes colères et mes peurs. Je fis quelques pas en
arrière tandis que se déchaînaient en moi la rage et la douleur que j’avais su
contenir pendant un an et demi.
— L’amour, ce n’est pas suffisant ! m’écriai-je. L’amour change. L’amour
meurt. J’ai vu l’envers de l’amour ! J’ai vu la haine, le mépris et le
ressentiment, et je refuse de les voir chez vous ! Je refuse de voir dans vos
yeux le regard que mon père pose sur ma mère.
— Mais nous ne sommes pas comme eux !
— Qu’en savez-vous ? Prétendez-vous savoir ce que l’avenir nous
réserve ? La façon dont la vie nous changera ? Comment savez-vous que vous
n’allez pas vous réveiller un matin en me haïssant pour vous avoir privé de ce
qui vous revenait de droit ? De votre avenir ? De votre vie ?
— Je le sais, voilà tout, répliqua-t-il d’une voix basse et ferme. Je connais
mon cœur. Il a toujours été vôtre, Kate. Toujours.
Sa voix se brisa. Je vis à la lumière de la lune une larme rouler sur sa joue,
et cette vision me déchira le cœur.
— Je n’ai jamais voulu vous blesser, hoquetai-je. Je n’ai jamais voulu vous
faire de mal en passant ce marché avec vous. Je n’ai jamais cru que cela
pouvait vous faire du mal.
Il passa une main sur son visage et prit une grande inspiration, puis une
autre. Il semblait soudain si perdu, si désespéré, que je sus que j’étais sur le
point de remporter cette bataille. Je choisis alors de lui donner le coup de
grâce :
— Et de quoi pourrions-nous vivre, Henry ? demandai-je d’une voix
sourde. En renonçant à Blackmoore, vous renonceriez à vos rentes. Comment
feriez-vous pour subsister ?
— Je ne répugne pas au travail, répondit-il. Je suis quelqu’un de brillant,
vous savez. Ou peut-être ne le saviez-vous pas, car je ne suis pas homme à me
vanter, mais c’est la vérité.
Il m’adressa un sourire plein d’espoir. Une nouvelle fois, tout cela me
sembla bien trop cruel.
— Je n’ai pas peur de travailler dur, poursuivit-il. Je…
Je levai la main pour l’interrompre, étouffant mes sanglots :
— Non. Non, Henry. Non, non et non.
Il me dévisagea un long moment. Des larmes coulaient sur mes joues, mais
je ne faiblis pas. Enfin, l’expression de son visage s’assombrit.
— Vous ne changerez pas d’avis, soupira-t-il.
— Non. Jamais.
Et même si je tremblais de tous mes membres, ma voix était forte et
résolue.
— J’ai pris cette décision il y a un an et demi, et je l’ai prise une nouvelle
fois ce soir. Et je reprendrai exactement la même, encore et encore, tant que les
circonstances n’auront pas changé. Je ne reviendrai pas sur ma parole, Henry.
Il baissa la tête et pressa ses paumes sur ses yeux. Ne pouvant plus le
regarder, je revins à la fenêtre pour contempler la mer éclairée par la lune. Au
bout d’un long moment, je l’entendis se déplacer. Je jetai un coup d’œil par-
dessus mon épaule. Il se tenait debout devant la cage ouverte. Immobile.
— L’oiseau…, commença-t-il en se tournant vers moi, une question dans le
regard.
— Il est mort.
Ma réponse avait été trop crue, trop brutale. Henry tressaillit et reposa les
yeux sur la cage. Lorsque enfin il les releva vers moi, j’y lus une telle
expression d’effroi que je ne pus réprimer un frisson.
— Henry, cela ne signifie rien, lui assurai-je. Ce n’est pas un présage
funeste. Ce n’était qu’un oiseau. Je vais m’en sortir. Je vais me rendre à
Londres, chez ma tante, et nous partirons ensemble pour les Indes. Je réussirai.
Je vous le promets.
— Miss Worthington ?
Alice se tenait à la porte, une lanterne à la main. Je sus alors qu’il était
temps. Il était temps de cesser de nous torturer.
— Je dois y aller, murmurai-je.
— Attendez ! s’écria Henry en m’attrapant par le poignet pour me prendre
dans ses bras. Attendez, souffla-t-il à mon oreille. J’ai une dernière question à
vous poser.
Mon cœur ne pourrait supporter une dernière question. Il cognait comme
un fou dans ma poitrine, me répétant que j’étais en train de faire la plus grosse
erreur de ma vie. Mais je ne pouvais refuser à Henry une dernière question.
J’enfouis mon visage dans son cou tiède et le laissai me serrer contre lui une
dernière fois.
— Allez-y. Posez-la.
— Si vous m’aimez…
Sa voix était enrouée. Il se racla la gorge et reprit :
— Si nous pouvions être ensemble, que choisiriez-vous : moi ou les
Indes ?
Son souffle me caressait le cou ; ses lèvres effleuraient mon oreille. Je me
sentis chavirer. Ma détermination s’envolait peu à peu.
— Vous, chuchotai-je.
Il me serra plus fort encore. Alors, même si je savais que je n’avais pas le
droit de lui demander une telle chose, je murmurai :
— Si nous pouvions être ensemble, qui choisiriez-vous : moi ou Miss St
Claire ?
— Oh, Kate ! soupira-t-il en prenant mon visage entre ses mains, reculant
juste assez pour me regarder dans les yeux. Cela a toujours été vous et le sera
toujours.
Je m’emparai de son poignet pour le maintenir auprès de moi un instant de
plus, mais je savais pertinemment que c’était une faiblesse de ma part, car je ne
faisais que céder aux exigences inconsidérées de mon cœur.
Puis, enfin, je trouvai la force de me libérer et fis un pas en arrière. Il ne
tenta pas de me retenir. Il ne m’empêcherait pas de sortir de ma cage, et pour
cela, je l’aimais davantage.
En essuyant mes larmes, je m’éloignai vers la porte de la salle, où mon
évasion m’attendait. Je ne devais pas regarder en arrière. Pourtant, en passant
le seuil, j’éprouvai une sorte de tiraillement au niveau de mon cœur, comme si
Henry le rappelait à lui. Alors, je ne pus m’en empêcher. Je jetai un coup d’œil
par-dessus mon épaule, pour le voir une dernière fois, mais le regrettai
aussitôt : il se tenait debout devant la fenêtre, les bras croisés, adoptant la
posture exacte dans laquelle je l’avais trouvé le jour de la mort de son père.
Chapitre 38

ALICE M’AIDA À SORTIR DU MANOIR SANS ME FAIRE remarquer et à me glisser


dans les landes, où son frère nous attendait avec un poney. Il me tendit un drap
blanc et m’indiqua de m’enrouler dedans.
— Ce soir, mademoiselle, vous serez le fantôme de Linger.
Un sourire malicieux aux lèvres, Alice m’avoua que le fantôme de Linger
était un mythe dont se servaient les contrebandiers afin que les gens n’osent pas
sortir la nuit dans les landes.
— Vous n’oublierez pas les lettres ? lui demandai-je, sentant ma nervosité
monter d’un cran à présent que je mettais mon plan à exécution. Elles sont très
importantes, surtout celle qui est adressée à Mrs Delafield.
En effet, je ne pouvais partir sans prévenir Mrs Delafield des intentions de
ma mère au sujet de Henry et Maria. Elle était capable de tout, surtout quand il
s’agissait de tourmenter son ancienne amie.
— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, répondit Alice avec un sourire
rassurant. Je la lui ferai parvenir demain matin, à la première heure. En même
temps que les lettres adressées à votre mère, à votre sœur et à Miss Delafield.
Je m’occuperai de tout, comme prévu.
Son frère m’aida à grimper sur le poney, et nous nous tournâmes vers le
nord et la route de Whitby.
En traversant les landes sous la lumière blafarde de la pleine lune, je ne
pouvais m’empêcher de jeter des regards en arrière pour voir une dernière
fois Blackmoore, dressé sur sa falaise au bord de la mer. Mon cœur me
déchirait la poitrine, me suppliait de faire demi-tour, mais j’étais libre pour la
première fois de ma vie et sentais mon espoir renaître, plus puissant que
jamais. Lorsque enfin mon poney passa une crête au sommet d’une colline et
que Blackmoore disparut, mon cœur s’abandonna tout entier à sa peine et
menaça de m’obliger à revenir en arrière. Cependant, je ne pouvais retourner
dans la cage qui me servait de vie. Je laissai donc mon cœur à Blackmoore,
auprès de Henry, et poursuivis ma route avec l’espoir pour seul compagnon.
Autour de moi, les oiseaux nocturnes chantaient la mer, les terres lointaines et
une liberté que je n’avais encore jamais connue. Je pleurais et souriais à la
fois, et plus nous nous éloignions de ma mère, plus mon esprit s’allégeait.
J’étendis les bras comme pour m’envoler et sentis mon âme renaître. Pour la
première fois de ma vie, j’éprouvais un véritable sentiment de puissance.

Tard le soir suivant, j’arrivai à Londres et frappai à la porte de ma tante.


Lorsque son majordome m’eut fait entrer et que je la rejoignis dans son salon,
elle sursauta et s’assit toute droite, une main sur le cœur.
— Katherine ? Que diable faites-vous là ? À cette heure ? Comment êtes-
vous venue ?
— Je me suis enfuie. J’ai pris la diligence à Blackmoore. Je suis prête à
partir avec vous pour les Indes.
Elle se leva pour s’avancer vers moi, les bras ouverts, un sourire aux
lèvres.
— Je suis si fière de vous, ma chérie, souffla-t-elle.
Je m’effondrai dans ses bras en sanglotant.
Elle me tapota le dos.
— Ma chère enfant, que signifient ces larmes ? Vous devriez être heureuse.
Vous prenez votre vie en main.
Je hochai la tête. Elle avait raison.
— Je suis heureuse. Vraiment.
Mais je ne pouvais cesser de pleurer. Entre deux hoquets, je parvins à
prononcer le seul nom que je n’avais pas été capable de bannir de mes
pensées :
— Henry.
Tante Charlotte émit un petit claquement de langue désapprobateur.
— Oh, non ! Ne me dites pas que vous versez toutes ces larmes pour un
homme ?
Je hochai la tête.
— Ma chère Katherine… Aucun homme ne vaut tant de larmes.
Un mois auparavant, j’aurais dit la même chose. Je l’avais dit à Maria, et
j’avais su que j’avais raison. Mais ce n’était pas pareil. Car s’il y avait au
monde un homme qui valait toutes ces larmes, c’était bien Henry Delafield.
Chapitre 39

Un an plus tard

J’espère que vous avez aimé les petits cadeaux que je vous ai fait
parvenir. Je sais que ce n’est pas grand-chose – des plumes d’oiseaux,
des coquillages et les dessins que j’ai réalisés durant ma traversée –,
mais je vous les ai envoyés en espérant que vous n’oublierez pas la sœur
qui vous a toujours aimé. Cook prend-elle soin de vos horribles ongles ?
Surveillez-vous toujours Cora ?
Il n’y a pas beaucoup de chats ici, mais j’ai pu observer quantité
d’autres animaux : des singes, des tigres, des oiseaux multicolores…
Tante Charlotte et moi-même sommes parties dans les collines avec
d’autres sujets britanniques pour trouver un peu de fraîcheur dans la
fournaise de l’été. Vous n’imaginez pas la chaleur qui règne ici, Ollie.
Je la sens jusque dans mes os. Étrangement, elle ne me dérange pas,
même s’il m’arrive de songer avec nostalgie à la brise marine qui
soufflait à Blackmoore.
Avez-vous parfois des nouvelles de Sylvia ? Ou de Henry ? Soyez sage
avec maman et papa, et je vous enverrai bientôt une autre lettre.
Quelqu’un pourra peut-être vous aider à me répondre. Je languis
d’avoir des nouvelles de la maison. Vous me manquez.
Je vous embrasse,
Kate

C’était la cinquième lettre que j’adressais à Oliver. Je n’avais encore reçu


aucune nouvelle d’Angleterre, mais je n’en étais pas surprise, car le temps que
mettait une lettre à voyager par bateau vers l’Angleterre était
considérable. Pourtant, cela ne m’empêchait pas d’attendre avec impatience la
distribution du courrier dès qu’un bateau arrivait au port.
— Êtes-vous prête à partir, Katherine ?
Tante Charlotte s’avançait vers moi en balançant négligemment son
chapeau au bout de ses rubans, un grand sourire aux lèvres. Les Indes l’avaient
revigorée. Même en Angleterre, elle avait toujours eu une âme optimiste, mais
je voyais qu’ici, son bonheur était absolu.
— Oui. Un instant, répondis-je.
Je scellai la lettre, inscrivis l’adresse au dos et attrapai mon chapeau pour
courir dehors.

— Là, murmura tante Charlotte à mon oreille. Sur la branche du troisième


arbre en partant de la droite.
Je dirigeai mon attention sur l’arbre qu’elle me désignait. Nous étions
devenues expertes dans ce petit passe-temps. Tante Charlotte avait de bons
yeux, mais j’avais une meilleure oreille pour écouter leurs chants.
— Je ne le vois pas, chuchotai-je au bout d’un moment. De quelle couleur
est-il ?
— Noir. Un noir brillant, iridescent, presque bleuté. Une queue fourchue.
Oh, qu’il est beau !
Je détectai alors un mouvement, une agitation dans les branches. Et
soudain, mon cœur fit un bond. Il se mit à cogner furieusement dans ma
poitrine tandis que j’observais l’oiseau noir perché sur sa branche.
— Je connais cet oiseau, murmurai-je. Je l’ai vu à…
Un chant m’interrompit. Grave, aigu, aigu, grave, grave. La queue de
l’oiseau s’agita d’un soubresaut, puis il reprit son chant. Grave, aigu, puis de
nouveau grave ; doux et clair. Je fermai les yeux pour réfléchir à ce que cette
chanson m’évoquait, mais je ne pus songer qu’à la salle de musique et à Henry,
qui ouvrait la cage et regardait l’oiseau s’élever aussi haut qu’il pouvait. Son
chant me rappelait la liberté et l’évasion, mais il me rappelait également la
mort – comme des plumes brisées et un corps tout mou gisant sur le sol d’une
cage. Il me rappelait Blackmoore – grave, aigu, aigu et de nouveau grave.
L’oiseau reprenait son chant, encore et encore, et je savais que chaque fois, il
se conclurait sur une note basse. Il s’achèverait toujours dans le chagrin. Il
mourrait toujours. Quelle que soit la beauté des notes les plus hautes, la chute
était inévitable.
Je passai une main sur mes yeux, puis m’éclaircis la voix.
— Il fait un peu trop chaud pour moi, déclarai-je. Je crois que j’en ai fini
pour aujourd’hui avec l’observation des oiseaux.
Tante Charlotte me jeta un regard perçant. Rien ne lui échappait. Je craignis
qu’elle me pose une question gênante, mais elle choisit de ne rien me
demander.
— Vous avez raison, cette chaleur est insupportable, dit-elle avec un gentil
sourire. Allons trouver des boissons fraîches, voulez-vous ?
Notre limonade nous fut servie sous une grande ombrelle sur la terrasse,
où une partie de nos nouveaux amis prenaient également leurs
rafraîchissements de l’après-midi. En sirotant mon verre, je m’efforçais de ne
plus songer à mon oiseau noir, à Blackmoore et à Henry, mais plus je tentais
de les oublier, plus ils me revenaient en mémoire. Au cours de l’année passée,
cela avait été mon plus grand tourment. Je n’avais pas eu le moindre mal à me
sentir soulagée et heureuse d’être enfin libérée de l’influence de maman, et il
m’avait été plus qu’aisé d’apprécier la compagnie de ma tante et de me
passionner pour les terres inconnues que nous découvrions. En revanche,
j’avais été incapable de dépasser cet immense sentiment de perte.
Mes souvenirs de Blackmoore étaient si omniprésents ce jour-là que je
crus tout d’abord avoir imaginé l’homme moustachu qui s’avançait vers moi.
— Miss Worthington. Je me disais bien que c’était vous. Vous avez donc
fini par faire cette traversée !
Je le dévisageai, muette de stupeur, et ne retrouvai ma voix que lorsque
tante Charlotte me donna un discret coup de coude dans les côtes.
— M-Mr Pritchard ! Quelle surprise !
— En effet. Je ne pensais pas que vous iriez au bout de votre idée.
Il n’avait pas l’air plus joyeux que lors de notre dernière rencontre, et
semblait encore moins heureux de me voir. Son air acerbe me rappela
néanmoins mes bonnes manières, et je le présentai à ma tante. Il la salua d’un
bref signe de tête, puis se retourna vers moi.
— J’ai quelque chose pour vous, me dit-il. Je l’ai laissé dans mes quartiers.
Je n’aurais jamais cru vous voir ici, mais j’ai donné ma parole que si jamais je
vous croisais, je vous le ferais parvenir. J’enverrai un valet pour vous
l’apporter. Je vous souhaite une bonne journée, conclut-il d’un ton sec avant de
s’éloigner sans me laisser le temps de recouvrer mes esprits.
— Eh bien ! Quel charmant gentleman ! s’écria tante Charlotte d’un air
sarcastique en le regardant s’éloigner.
Je ne répondis pas, obnubilée par cette question : que devait-il me remettre,
et qui me l’envoyait ? Je me levai pour faire les cent pas, entrant et sortant de
l’ombre d’un parasol, si nerveuse que tout mon corps était parcouru de
tremblements. Lorsque enfin un domestique s’approcha, un plateau à la main,
je faillis trébucher sur mes propres pieds dans ma hâte de saisir la lettre qu’il
m’apportait.
Fébrilement, je le remerciai et manquai de défaillir lorsque je reconnus sur
l’enveloppe cette écriture si familière.
— Je suppose que vous comptez lire cette lettre en privé, déclara tante
Charlotte d’un air indulgent. Venez. Je vous raccompagne à nos quartiers.
Le cœur empli de terreur, d’espoir, d’appréhension et d’une douloureuse
excitation, je ne pus que hocher la tête et m’empresser de la suivre. Une fois
dans ma chambre, la porte close, je m’assis à mon bureau pour examiner
l’enveloppe, caressant du regard les courbes élégantes des lettres de mon nom.
Henry avait été le premier à m’appeler par le prénom que je m’étais choisi. Et
en cet instant où tout était possible, rien au monde ne me semblait plus beau
que ces quatre lettres.
Les mains tremblantes, je brisai le sceau de cire et dépliai soigneusement la
feuille de papier. Avec une pointe de déception, je constatai qu’il ne s’agissait
que d’une très courte lettre. Mais c’était déjà quelque chose. Je fermai les
paupières et tentai de calmer mon cœur battant, et lorsque je ne pus supporter
d’attendre plus longtemps, j’ouvris les yeux et lus :

Ma chère Kate,
Combien de temps Icare a-t-il mis pour tomber ? J’ai l’impression de
n’avoir pas encore achevé ma chute, et je crains qu’elle soit infinie.
Jamais je ne verrai le bout de ce chagrin, de ce manque, de cette
souffrance. Les autres peuvent changer, mais moi pas. Je vous aime
depuis toujours, et toujours je vous aimerai, vous désirerai et me
languirai de vous.
Henry

Mon cœur, comme un cheval devenu fou, se cabrait dans ma poitrine. Je


parvenais à peine à déchiffrer son écriture à travers les larmes qui me
montaient aux yeux. En clignant des paupières, je cherchai frénétiquement une
date : 12 octobre 1820. Octobre ! Neuf mois s’étaient écoulés depuis lors ! Cela
signifiait qu’il avait rédigé cette lettre quatre mois après mon départ. Il m’avait
aimée pendant au moins quatre mois. Il avait continué à m’aimer alors que je
l’avais quitté.
Je relus sa lettre plusieurs dizaines de fois, laissant couler les larmes sans
même prendre la peine de les essuyer. Neuf mois auparavant, il m’avait écrit
ces mots. Oh, si seulement je savais ce qu’il pensait et ressentait à cet instant
précis !
— Sont-ce de bonnes nouvelles ? Ou des mauvaises ? demanda tante
Charlotte, qui venait d’apparaître à la porte.
— Je l’ignore, murmurai-je en essuyant mes larmes.

Le reste de la journée passa dans un brouillard. Je me répétais sans cesse


les mots de la lettre de Henry. Je ne pouvais demeurer tranquillement assise
plus de quelques minutes, j’étais même incapable de tenir une conversation
avec tante Charlotte. Lorsque vint le soir, j’allumai deux bougies et les posai
sur le piano, où j’étalai la partition que m’avait donnée Herr Spohr. Je jouai sa
musique jusqu’à ce que l’obscurité envahisse la pièce et que tante Charlotte se
retire en me souhaitant bonne nuit. Alors, je m’assis sur une chaise pour
observer la lune, dont la lumière se déversait à travers les hautes fenêtres. Je
réfléchis profondément à mes choix, à la liberté, et à ce que j’avais abandonné
pour venir ici.
J’avais pris la bonne décision en m’enfuyant. Je le savais avec encore plus
de certitude qu’un an auparavant. Mais, ô quel sacrifice ! C’était un fardeau que
je porterais toujours, quel que soit l’endroit. Les Indes ne m’avaient pas déçue
– pas comme je l’avais craint. Elles m’avaient apporté la liberté et
l’indépendance auxquelles j’avais tant aspiré. Tante Charlotte me les avait
apportées. Mais la vie dans ce monde me décevait – cette vie qui avait exigé
que j’abandonne mon cœur pour sauver mon âme.
Je restai éveillée toute la nuit. Le lendemain, au petit déjeuner, je vis à
plusieurs reprises tante Charlotte me jeter des regards furtifs par-dessus sa
tasse de thé.
— Vous avez une mine effroyable, ma chère, me fit-elle enfin remarquer.
— Je n’ai pas dormi de la nuit, grimaçai-je.
Elle reposa doucement sa tasse.
— Hmm.
Les mains sous le menton, elle m’observa d’un air attentif qui me fit me
sentir extrêmement vulnérable.
— Peut-être pourriez-vous tourner votre attention vers d’autres hommes,
déclara-t-elle au bout d’un long moment. Cela pourrait vous aider à combler le
vide de votre cœur.
Je secouai la tête. Il en était hors de question. Si je ne pouvais avoir Henry,
alors je n’aurais personne. Je lui avais donné mon cœur. Le problème n’était
pas que mon cœur était vide – c’était qu’il était absent.
— En ce cas, reprit tante Charlotte, trouvons autre chose pour nous
distraire. Il paraît qu’un navire vient d’arriver au port. Je me demande si nous
allons recevoir des lettres d’Angleterre. Ou peut-être pourrons-nous nous faire
de nouveaux amis parmi les passagers ? Quelqu’un pourrait même arriver
aujourd’hui !
Je la gratifiai d’un petit sourire.
— Je ne suis pas triste, tante Charlotte. Seulement… contemplative.
À son sourire empli de compassion, je sus qu’elle ne me croyait pas. Elle
eut toutefois la bonté de changer de sujet. Après le petit déjeuner, je me rassis
devant le piano. Chaque fois que je jouais la partition de Herr Spohr, le démon
qui vivait en moi réagissait différemment. Cette fois, il m’ordonna d’écrire.
J’abandonnai donc la musique au profit de la plume et de l’encre. Je m’installai
devant le secrétaire du petit salon et rédigeai une lettre :

Mon cher Henry,


J’ai joué la musique de Herr Spohr toute la soirée. Mon cœur est aussi
faible qu’il l’a toujours été. Ou plus fort que jamais. Je l’ignore. Tout ce
que je sais, c’est que ma volonté s’amenuise à force de vous désirer, que
mon cœur se languit de vous, et que si j’avais vraiment des ailes, je
m’en servirais pour vous rejoindre. Je sais que je ne croyais pas en la
persistance de l’amour, mais je commence à douter de mes propres
convictions. Mon amour pour vous ne mourra pas. Il ne faiblira pas. Il
ne m’abandonnera pas. Au contraire, vous me manquez un peu plus
chaque jour qui passe. Je sens grandir en moi un vide, et je remets en
cause toute mon expérience de l’amour. Je me demande si mes parents
l’ont jamais connu. Je me demande si je me suis trompée sur nos
chances de devenir comme eux. Et pour la première fois de ma vie, je…

Le sifflement d’un merle me détourna de mes pensées. Je me figeai,


attendant de l’entendre de nouveau. Le sifflement annonciateur d’un retour.
L’avais-je rêvé ? Soudain, un doux miaulement se fit entendre. Je laissai
tomber ma plume, qui roula au bord du secrétaire et tomba. À cet instant, un
chat gris entra dans la pièce et vint frotter sa tête contre ma jambe.
Je me penchai pour le gratter entre les oreilles, lorsque soudain j’aperçus
un éclair blanc sur son poitrail.
— Cora ? demandai-je, abasourdie.
Quelqu’un frappa doucement à la porte. Je levai la tête et restai stupéfaite,
incapable de croire ce que je voyais. C’était Henry, plus beau encore qu’un an
auparavant, le teint plus hâlé que jamais. Il semblait même un peu plus large
d’épaules. Il restait parfaitement immobile, debout dans l’encadrement de la
porte, à me contempler comme si j’étais une oasis au milieu du désert. Je le
regardais en retour, sans oser croire que c’était vraiment lui. Ce devait être le
fruit de mon imagination, débridée par l’abus de musique romantique et le
manque de sommeil.
— C’est impossible, dit-il à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même.
Sa voix… Bonté divine, comment avais-je pu vivre un an sans entendre le
son de sa voix ?
— Vous êtes encore plus belle que dans mes souvenirs.
Mon cœur rata un battement, puis repartit à un rythme endiablé. Ce ne
pouvait être vrai. Henry ne pouvait être ici, si loin de l’Angleterre.
Puis il entra dans la pièce. Il s’avança vers moi à pas lents, comme si j’étais
un animal sauvage qu’il craignait de voir s’enfuir au moindre mouvement
brusque.
— Vous m’avez dit, à Blackmoore… Vous avez dit que vous reprendriez
toujours la même décision tant que les circonstances n’auraient pas changé. Eh
bien, Kate, je suis venu au bout du monde pour vous annoncer que les
circonstances ont changé. Je me suis opposé aux projets que ma mère avait
pour ma vie.
À présent, je distinguais mieux les détails de son visage : ses yeux gris
clair, ses taches de rousseur sur ses joues hâlées… Il avait l’apparence d’un
homme qui venait de passer des mois sur le pont d’un bateau, en plein soleil.
Sa poitrine se soulevait et s’abaissait sous sa chemise, dont la blancheur
tranchait avec la peau dorée de son cou et de ses mains. Je vis alors qu’il
serrait les poings. Enfin, je parvenais à croire qu’il était bien réel. Le souffle
me manquait.
— J’ai dit à Juliet que je ne l’épouserais pas. Je ne pouvais plus. Pas en
sachant que vous m’aimiez, pas après avoir eu l’espoir de vous avoir à moi. Je
n’aurais pu être heureux avec elle.
Il passa une main dans ses cheveux, les laissant ébouriffés. Combien de fois
l’avais-je vu faire ce geste ?
— Elle s’est montrée extrêmement compréhensive. Elle a dit qu’elle
supposait que je vous aimais depuis toujours, ce qui est absolument vrai,
ajouta-t-il avec un petit sourire en coin.
Je le regardai sourire et me souvins de ce que j’avais ressenti en
embrassant ses lèvres, en tenant son visage entre mes mains, en enfouissant
mes doigts dans ses cheveux. Ces derniers, éclaircis par le soleil, avaient
presque retrouvé la couleur dorée de l’enfance.
Il s’agenouilla devant moi. Je rougis, les mains soudain tremblantes. Un
million d’ailes s’étaient mises à battre en moi.
— J’ai laissé Blackmoore à mon frère George, poursuivit-il, et j’ai pris un
poste à la Compagnie des Indes. J’ai traversé la moitié du monde pour vous
trouver… Pour vous montrer que jamais je ne pourrais vous reprocher de
m’avoir privé de ma maison, car j’y ai renoncé librement. À présent, vous ne
pouvez plus rien me dérober – à l’exception de mon cœur, mais vous vous êtes
déjà rendue coupable de ce larcin il y a bien longtemps.
À cet instant, je lus dans ses yeux gris un tel mélange d’espoir, de peur,
d’amour et de lumière que je sentis mon cœur se fendre en deux. Vaincue, je
plaquai mes mains sur mon visage.
— Kate, dit-il d’une voix rauque, je suis venu vous demander une fois de
plus si vous voulez bien passer le reste de votre vie à mes côtés. Je vous ai
suivie jusqu’ici, ma chère enfant, et vous suivrai où que vous alliez. Je vous
aimerai quoi qu’il arrive. Vous me connaissez. Vous savez que je peux me
montrer au moins aussi obstiné que vous. J’ai abandonné ma maison pour être
auprès de vous. Je vous demande donc d’abandonner vos peurs pour être
auprès de moi. Je vous demande de croire en moi, de me faire confiance, de…
de m’aimer comme je vous aime.
Mes épaules tremblaient.
— Kate… Êtes-vous en train de rire ? Kate, si vous riez encore, je vous
jure que…
Je baissai les mains, révélant mon visage trempé de larmes, et me laissai
tomber dans ses bras. Je m’y sentais chez moi. C’était l’endroit le plus sûr que
j’avais connu et que je connaîtrais jamais. Nous nous serrâmes l’un contre
l’autre, comme si nous cherchions mutuellement à nous sauver de la noyade. Et
puis il m’embrassa. Il me couvrit de baisers de mon visage inondé de larmes à
mes lèvres, en passant par mes cheveux, et je priai le ciel pour que cela ne
s’arrête jamais. Enfin, lorsque je dus le repousser pour reprendre mon souffle,
je déclarai :
— Je dois vous avouer une chose. Vous…
Je m’interrompis pour essuyer mon nez à l’aide de ma manche.
— Vous n’êtes pas le Grand Pourvoyeur des Désirs de Mon Cœur, Henry
Delafield, repris-je.
Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— Non, écoutez, lui dis-je en prenant son visage entre mes mains.
Ses yeux étaient doux et emplis de lumière, et son regard passa sur mon
visage avec une telle adoration que je le ressentis comme une caresse. Il
pencha la tête vers moi et frôla ma joue de ses lèvres.
— J’écoute, souffla-t-il en me serrant tout contre lui.
— Vous n’êtes pas le Grand Pourvoyeur des Désirs de Mon Cœur. Vous
êtes le désir de mon cœur.
— Oh, Kate, murmura-t-il. Finalement, vous êtes une romantique.
Chapitre 40

Cinq ans plus tard

— QUE VOYEZ-VOUS DEVANT NOUS, MA CHÉRIE ?


Olivia posa la tête sur l’épaule de son père.
— Seulement de l’eau, papa.
— Regardez encore. Ne voyez-vous pas la terre ? Comme une ombre à
l’horizon ?
Je me penchai sur elle jusqu’à sentir sa joue douce et ronde contre la
mienne, et lui montrai la terre qui s’élevait des eaux.
— Regardez dans cette direction. Et attendez. Elle va devenir de plus en
plus nette, et vous verrez apparaître un village avec des maisons aux toits
rouges. Puis, au sommet d’une haute falaise au-dessus de la mer, vous
apercevrez une grande maison. Vous souvenez-vous de ce qu’est cette grande
maison ?
Olivia hocha la tête. Elle avait les yeux gris de son père et de son arrière-
grand-père. Elle avait aussi mes sourcils noirs que Henry aimait tant.
— Et quelle est cette maison ? demanda Henry en nous souriant avec
tendresse.
— C’est chez nous.
Au loin, de l’autre côté des eaux grises, je crus alors entendre le sifflement
d’un merle.
Note de l’auteure

SI J’ÉCRIS DES ROMANS HISTORIQUES, C’EST PARCE QUE j’adore faire des
recherches autant qu’inventer des histoires. Alors si vous êtes comme moi et
voulez savoir où les faits et la fiction se rencontrent dans mon roman, lisez ces
quelques pages.
Lorsque j’ai commencé à rêver de Blackmoore, je savais que le manoir
devait se situer dans le nord de l’Angleterre, entouré de landes et surplombant
la mer. Mais j’ignorais si un tel endroit existait. Alors j’ai pris l’avion, loué
une voiture et parcouru tout le nord de l’Angleterre, de Manchester à Whitby, à
la recherche de l’endroit parfait pour situer mon histoire. Je l’ai découvert à la
baie de Robin Hood, dans le nord du Yorkshire.
Oui, ce village existe réellement. J’ai tenté de le décrire avec fidélité, mais
je ne pense pas que les mots suffisent à rendre efficacement le charme, le
caractère et la beauté sauvage de cet endroit. La baie a été un port de
contrebandiers pendant des siècles, et au fil du temps, tout le village s’est
trouvé impliqué dans ce commerce illicite. On raconte qu’un rouleau de soie
pouvait passer de la plage jusqu’au sommet de la colline sans jamais voir la
lumière du jour.
Comment, me demanderez-vous ? Eh bien toutes les maisons étaient
connectées entre elles par des portes secrètes. Une villageoise m’a raconté
qu’elle avait récemment déplacé un placard pour rénover sa cuisine et s’était
retrouvée dans celle de son voisin.
Le domaine de Blackmoore se situe à la place du domaine réel de
Ravenscar, qui possédait – et possède peut-être toujours – des passages secrets
et était impliqué dans des trafics d’objets de contrebande. Même aujourd’hui,
de vieux villageois vous disent encore de ne pas traîner la nuit dans les landes,
sans quoi vous risqueriez de croiser le fantôme de Linger.
L’abbaye en ruine se trouve à Fountains Abbey, non loin de Harrogate,
toujours dans le nord du Yorkshire. On y ressent l’impression enchanteresse
d’être entouré de spectres particulièrement accueillants. Ses tours sont envahies
de corbeaux, et ses ruines sont à la fois belles et tragiques.
L’intérieur de Blackmoore est inspiré de Castle Howard, une autre bâtisse
du Yorkshire.
Mes personnages ainsi que leurs vies sont purement fictionnels, mais ce
sont bien mes recherches qui ont nourri mon histoire. Par exemple, en essayant
de trouver un nom de famille pour Henry, je suis tombée sur le nom de
Delafield. Sa sonorité me plaisait, mais je voulais m’assurer
qu’historiquement, il correspondait bien à Henry. Au fil de mes recherches,
j’ai découvert que le nom provenait de celui de la famille de la Feld, une très
ancienne lignée alsacienne. Hubertus de la Feld émigra en Angleterre en 1066,
où il reçut de vastes terres. Sa famille commença alors à prendre de
l’importance, mais ce qui scella véritablement leurs ambitions, ce fut lorsque
John Delafield devint comte du Saint Empire romain germanique en 1697,
grâce au courage dont il avait fait preuve lors de la bataille de Zenta. En lisant
cette histoire, j’ai imaginé une famille dont l’ambition était de recevoir un
nouveau titre, anglais celui-ci. Les ambitions familiales des Delafield devinrent
alors le grand obstacle qui devrait séparer Kate et Henry.
Herr Louis Spohr est le seul personnage entièrement réel de mon récit.
C’était un musicien et compositeur allemand, qui a contribué à la transition
entre classicisme et romantisme dans les années 1800. Il a réellement composé
un opéra basé sur l’histoire de Faust, et lui et son épouse Dorette ont voyagé en
Angleterre en 1820 pour y donner des récitals. J’ignore cependant s’ils se sont
produits en dehors de Londres, et j’ai créé de toutes pièces le nom de sa
partition pour piano.
Je me suis grandement amusée à faire mes recherches sur les oiseaux. J’ai
déniché un site Internet qui m’a bien
aidée : www.rspb.org.uk/wildlife/birdidentifier. Vous pouvez y voir des photos
d’oiseaux, vous informer sur leurs habitudes et écouter leurs cris. Même si je
n’ai pas nommé l’oiseau noir de Kate, je l’ai basé sur le drongo royal,
originaire d’Inde.
La plupart de mes découvertes sur la baie de Robin Hood, la contrebande et
les landes, je les dois à un livre que j’ai acheté dans un petit musée de la baie –
A History of Robin Hood’s Bay : The Story of a Yorkshire Community, de Barrie
Farnill.
Si toutefois vous avez découvert dans ce roman des erreurs ou des
anachronismes, rappelez-vous qu’en tant qu’êtres humains, nous avons tous le
droit à l’erreur. J’ai aussi pu me laisser emporter par ma tendance d’écrivain à
vouloir assouplir un peu les faits pour améliorer l’histoire.
REMERCIEMENTS

Cette histoire n’aurait jamais pu voir le jour sans l’aide de tous mes proches.
Voici donc ma piètre tentative pour les remercier de leur soutien tout au long
d’une tâche qui m’a parfois paru insurmontable.
Je remercie toute l’équipe de Shadow Mountain d’avoir cru en moi et en ce
roman, même alors que j’étais persuadée que c’était la pire histoire jamais
écrite et que j’enchaînais les retards. Un grand merci à Heidi Taylor, pour ses
interminables discours de motivation et ses super dîners ; à Chris Schoebinger,
pour son indéfectible bonne humeur et son optimisme ; à Lisa Mangum, pour
m’avoir suppliée d’écrire une fin plus heureuse ; à Suzanne Brady, pour ses
talents de correctrice ; et à Heather Ward, pour son superbe dessin de
couverture.
Merci à mon agent, Laurie McLean, qui a su être à la fois une fervente
supportrice, un coach et un port abrité contre toutes les tempêtes. Sans toi,
j’aurais été vraiment à la dérive.
À mon groupe d’écriture, le Writing Group of Joy and Awesomeness – que
puis-je dire ? De la joie, vous m’en avez apporté, et vous m’avez souvent
sauvée de mes propres démons. Merci à toutes d’être aussi avisées,
compréhensives, drôles et courageuses : Erin Summerill, Jessie Humphries,
Katie Dodge, Donna Nolan, Ruth Josse, Peggy Eddleman, Kim Krey,
Sandy Ponton, Jeigh Meredith, Julie Maughon, Christine Tyler et
Chantele Sedgwick.
Un grand merci à ma chère amie Marla Kucera, pour notre périple en
Angleterre. Tu n’as pas trop crié quand je conduisais, et le chat qui t’a suivie
partout dans ce cimetière n’était que la cerise sur le gâteau de notre voyage.
Merci à mes bêta-lecteurs d’être des amis sûrs à qui j’ai pu confier mon
premier jet : Jinjer Donaldson, Jaime Richardson, Stacey Ratliff,
Pam Anderton, Julie Dixon, ma mère et tous les membres du Writing Group of
Joy and Awesomeness.
Merci à tous les lecteurs qui ont aimé Edenbrooke et me l’ont fait savoir. Merci
à tous les fans qui m’ont accompagnée sur Internet au cours de ce voyage et
aidée à trouver des idées. Ce roman est le vôtre !
Merci à Christine Walter pour le beau dessin qui a inspiré cette histoire.
Merci à mes chers Fred, Adah, David, Sarah et Jacob de m’avoir supportée
dans le stress des délais dépassés et des vacances annulées. Vous avez tout mon
amour et toute ma reconnaissance. Merci également à mes parents, Frank et
Ruth Clawson, pour me servir encore parfois de corde de rappel. Merci à mes
trois sœurs, Kristi, Jenny et Audrey. Je vous aime. Je voudrais également
remercier toute ma belle-famille, pour leur présence : les Donaldson et les
Hofhein, et Nick, les Hinmon et les Clawson.
Enfin, une fois encore, je dois remercier Dieu pour l’aide qu’Il m’a apportée
dans l’écriture. En matière de cordes de rappel et de ports abrités, rien ni
personne ne peut Le surpasser.
Julianne Donaldson est née à San Antonio, au Texas. Elle est la fille d’un
pilote de chasse de l’U.S. Air Force, ce qui lui a permis de faire le tour du
monde. Après sa licence d’anglais, elle s’est découvert une passion pour
l’écriture et s’est consacrée aux romances d’ailleurs et d’un autre temps. Elle
vit actuellement avec son mari et ses quatre enfants dans l’Utah.
Du même auteur, chez Milady, en poche :

Edenbrooke

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Milady est un label des éditions Bragelonne

Titre original : Blackmoore


© 2013 Julianne Clawson Donaldson

Tous droits réservés.


Publié avec l’accord de Rights People, Londres

© Bragelonne 2015, pour la présente traduction

Photographies de couverture : ©Trigger Image/Alamy

L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le
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ISBN : 978-2-8205-1988-7

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