Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Blackmoore
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alix Paupy
MILADY ROMANCE
À tous les rêveurs, où qu’ils soient.
Chapitre premier
UNE ALOUETTE CHANTE LES CŒURS BRISÉS. UNE hirondelle entonne le rythme
d’une course à deux temps. Le sifflement d’un merle est l’annonce d’un retour.
Ce jour-là, ce fut l’appel de l’alouette qui m’attira à ma fenêtre. Je cessai de
faire les cent pas dans ma chambre et me penchai à l’extérieur pour mieux
l’entendre. Rien qu’un instant, mon impatience se dissipa tandis que j’écoutais
sa chanson me parler de peine et d’amours perdues. J’avais beau l’avoir
écoutée des centaines de fois, jamais elle ne s’était achevée sur une note
joyeuse.
D’ordinaire, j’aimais le chant de l’alouette plus que tout autre. Mais ce
jour-là, sa mélancolie me rendait nerveuse. Je m’écartai de la fenêtre et ne pus
m’empêcher de me tourner une nouvelle fois vers l’horloge de la cheminée.
Seulement 15 heures. Je maudis la lente avancée du temps en ce jour où je
n’avais rien d’autre à faire qu’attendre. De longues heures me séparaient de la
nuit qui précéderait mon départ pour Blackmoore. Patienter une journée de
plus n’aurait pas dû être un tel supplice, car j’avais rêvé de ce voyage toute ma
vie. Mais en ce dernier jour, l’attente me semblait insoutenable.
Ouvrant ma malle de voyage, je pris la partition de Mozart que j’y avais
rangée quelques heures auparavant et sortis de ma chambre. J’avais à peine
passé la porte que des sanglots me parvinrent à l’oreille. Je me hâtai de
traverser le couloir et descendis l’escalier quatre à quatre, m’arrêtant juste au-
dessus de la marche où Maria s’était affalée.
— Que se passe-t-il ? Quelque chose ne va pas ? demandai-je en me
penchant sur elle, imaginant les mille et une calamités qui avaient pu s’abattre
sur ma jeune sœur pendant que je faisais les cent pas dans ma chambre.
Elle se retourna, le visage levé vers le plafond, ses boucles brunes collées
sur ses joues trempées de larmes, sa poitrine tremblant sous la force de ses
sanglots. Je l’attrapai par le bras, la secouai avec douceur et insistai :
— Dites-moi, Maria ! Que s’est-il passé ?
— M-Mr Wilkes est parti et ne v-va peut-être j-jamais revenir !
Je la dévisageai d’un air dubitatif.
— Vraiment ? Vous pleurez pour Mr Wilkes ?
Un nouveau sanglot me répondit. Je lui tendis mon mouchoir.
— Allons, Maria ! Aucun homme ne mérite tant de peine.
— Mr W-Wilkes le mérite !
J’en doutais sérieusement. Je tentai d’essuyer ses joues à l’aide de mon
mouchoir, mais elle me repoussa.
— Vous savez, soupirai-je, il y a des endroits plus confortables pour
pleurer que la cage d’escalier.
Elle serra les poings et se mit à hurler :
— Maman ! Kitty est encore méchante avec moi !
— Kate, lui rappelai-je. Et je ne suis pas « méchante ». Seulement
pragmatique. Et en parlant de pragmatisme, ajoutai-je en lui tendant de
nouveau mon mouchoir, comment faites-vous pour respirer ainsi ?
Elle me repoussa avec un sanglot.
— Allez au diable, vous et votre pragmatisme ! Je n’en veux pas !
— Bien sûr que vous n’en voulez pas, répliquai-je, à bout de patience. Tout
ce que vous voulez, c’est pleurer dans l’escalier pour un homme que vous
n’avez vu que cinq fois.
Elle me fusilla du regard en hurlant :
— Maman ! Kitty est encore insupportable !
— Kate ! répétai-je dans un accès de colère. Je m’appelle Kate ! Et maman
n’est pas là. Elle est partie en visite. Et si vous refusez d’entendre raison, alors
je refuse de vous réconforter. Maintenant, je vous prie de m’excuser, j’ai un
concerto de Mozart à répéter.
Elle me regarda droit dans les yeux et refusa de bouger, me contraignant à
m’agripper à la rampe pour l’enjamber. Secouant la tête d’un air dégoûté,
j’entrai dans le salon et refermai soigneusement la porte derrière moi. Un
instant plus tard, elle se mit à pleurer avec plus de vigueur ; mon chat, assis sur
le piano, se hérissa et miaula à l’unisson.
— Oh non, tu ne vas pas t’y mettre aussi ! m’écriai-je, dépitée.
Il existe une multitude de mauvaises façons d’interpréter Mozart, et une
seule bonne. Sa musique exige autant de précision que la résolution d’une
équation mathématique. Chaque note est un petit soldat marchant au pas sans
dépasser l’espace de temps qui lui est accordé. Lorsque je jouais Mozart, la
passion n’avait pas sa place. Pas plus qu’un chat nommé Cora qui avait grimpé
sur mon épaule et me griffait en essayant de fuir. Ou qu’une sœur qui
s’arrangeait pour pleurnicher derrière la porte au moment précis où je voulais
m’exercer.
Après de longues minutes passées à essayer de me concentrer dans tout ce
tapage, je jouais irrémédiablement Mozart de la mauvaise façon, frappant les
touches avec une telle passion que je me cassai un ongle.
— Flûte ! marmonnai-je alors qu’un nouveau sanglot résonnait dans le hall.
Je penchai la tête en arrière et criai pour couvrir le bruit :
— Mozart n’est pas fait pour être joué dans ces conditions ! C’est une
insulte à son génie musical !
J’entendis des pas se hâter vers la porte et les sanglots de Maria se muer en
des paroles peu intelligibles :
— Kitty a été insupportable, maman ! Elle n’a aucune compassion pour
mon chagrin et m’a dit d’aller pleurer ailleurs alors que tout le monde aurait
compris que je n’ai pas choisi cet endroit pour pleurer, je devais tout
simplement pleurer et il s’est trouvé que j’étais près de l’escalier lorsque est
venu le…
— Oh, ce n’est pas le moment, Maria !
Au son de la voix de ma mère, Cora sauta de mes épaules. Elle traversa la
pièce en un éclair de fourrure grise et partit se réfugier sous une chaise.
L’instant d’après, la porte s’ouvrit en grand et maman fit irruption dans la
pièce. Elle n’avait même pas pris la peine d’enlever son chapeau, et sa poitrine
se soulevait violemment à chaque inspiration.
— Est-ce vrai ? demanda-t-elle, haletante, en posant une main sur son cœur.
Est-ce possible, Kitty ?
— Kate, lui rappelai-je sans cesser de jouer.
Mozart exigeait une grande concentration, et à présent que les beuglements
de Maria avaient laissé place à de faibles gémissements, j’étais décidée à faire
bon usage de ce silence relatif.
Sans crier gare, maman s’approcha du pianoforte, faisant violemment
cliqueter ses chaussures sur le plancher, et s’empara de ma partition.
— Maman !
Je me levai pour la rattraper, mais ma mère recula en la maintenant au-
dessus de sa tête. Alors, pour la première fois depuis son arrivée, je pus
détailler l’expression de son visage et fus saisie de terreur.
— Est-ce vrai ? répéta-t-elle d’une voix basse et tremblante de rage. Avez-
vous refusé une demande en mariage de Mr Cooper ? Sans même me
consulter ?
Je ravalai ma nervosité et haussai une épaule avec désinvolture.
— Pourquoi vous consulter ? rétorquai-je. Je vous ai déjà fait part de mes
opinions sur le mariage.
Je m’efforçai d’attraper ma partition, mais elle la tint plus en hauteur,
profitant des cinq centimètres qu’elle avait de plus que moi.
— Et puis, poursuivis-je, c’était Mr Cooper ! Il a déjà un pied dans la
tombe ! Je serais prête à parier qu’il ne passera pas l’hiver !
— C’est encore mieux ! Si seulement toutes mes filles avaient cette chance !
Comment avez-vous pu ruiner une telle opportunité, Kitty ?
J’esquissai une moue dégoûtée.
— Je vous l’ai dit et répété, maman : je n’ai pas l’intention de me marier.
Maintenant, je vous prie de me rendre ma partition. Vous ne souhaitez sûrement
pas que je manque d’entraînement pour jouer à Blackmoore.
Elle pinça les lèvres, le visage cramoisi, et jeta ma partition par terre. Les
feuilles s’éparpillèrent sur le plancher, froissées comme des ailes d’oiseaux
blessés.
— Maman ! Mozart ! m’écriai-je en m’accroupissant aussitôt pour
rassembler les pages.
— « Maman ! Mozart ! » répéta-t-elle d’une voix aiguë et moqueuse, en
agitant les mains de chaque côté de son visage. « Maman, je ne veux prendre
aucune décision sensée comme me trouver un bon mari. Maman, je veux
seulement aller à Blackmoore, jouer Mozart et gâcher les rares occasions qui
s’offrent à moi. »
Je me relevai, ma partition serrée contre ma poitrine, les joues en feu.
— Je ne pense pas que mes objectifs, même s’ils diffèrent des vôtres,
puissent être qualifiés de gâchis…
— Vos « objectifs » ! Alors ça, c’est la meilleure !
Elle se mit à faire les cent pas devant moi, frappant le sol de ses talons
comme si c’était ma volonté qu’elle était en train de piétiner.
— Et quels sont-ils exactement, ces fameux objectifs ? demanda-t-elle
enfin.
— Vous les connaissez, murmurai-je.
Elle s’arrêta en face de moi, les mains sur les hanches.
— Lesquels ? Me décevoir ? Devenir vieille fille comme votre tante
Charlotte ? Est-ce pour cela que j’ai tant investi en vous ? Pour n’obtenir en
retour qu’une tête de linotte qui ne s’intéresse qu’à Blackmoore et à Mozart ?
Je levai le menton, priant pour qu’il ne tremble pas.
— Ce n’est pas vrai. J’ai beaucoup d’autres centres d’intérêt. Je m’intéresse
aux Indes, je m’intéresse à Oliver, je…
— Oh, ne me parlez plus des Indes, ma fille ! J’en ai assez ! s’écria-t-elle
en levant les bras au plafond.
Je tressaillis malgré moi.
— Je suis abasourdie que Charlotte ait osé vous inviter contre mon avis !
Les Indes ! Comme si vous avoir à ma charge ne me pesait pas déjà
suffisamment, avec votre entêtement et votre…
Elle pivota sur elle-même et revint vers moi. Je dus faire preuve de volonté
pour ne pas reculer. Tenant Mozart serré contre ma poitrine, j’ordonnai à mon
menton de rester levé. Je soutins son regard.
— C’est terminé, Kitty ! déclara-t-elle en levant l’index pour l’agiter sous
mon nez. J’en ai assez de votre obstination. Je vais vous montrer que je sais ce
qui vaut mieux pour vous, et je vais commencer dès maintenant. Vous ne vous
rendrez pas aux Indes. Je vais écrire à votre tante Charlotte pour lui annoncer
que j’ai pris ma décision. Et…
Je m’apprêtais à protester, mais elle m’attrapa le menton, me forçant à
refermer la bouche. Puis, se penchant si près de mon visage que je pouvais
sentir son haleine de thé ranci, elle murmura :
— Et vous n’irez pas à Blackmoore. Vous resterez ici pour apprendre
quelle est votre place. Et inutile d’en parler à votre père si vous ne voulez pas
vous attirer davantage de problèmes.
Elle me relâcha dans un grand geste théâtral, une lueur de triomphe brillant
dans ses yeux sombres.
Je secouai la tête, le cœur battant.
— Non, maman. S’il vous plaît. Pas Blackmoore. Je vous en prie, ne me
privez pas de Blackmoore…
— Non ?
Elle leva le doigt, me réduisant au silence d’un regard dur, et ordonna
d’une voix sifflante :
— Allez dans votre chambre et défaites vos valises, Kitty.
Je la regardai longuement dans les yeux. Ils avaient la même couleur qu’un
vieux piège rouillé que j’avais trouvé dans les bois quand j’avais sept ans. Un
lapin s’était fait prendre entre ses dents de fer. Le petit animal ne se
débattait plus, mais il respirait toujours. J’avais frénétiquement tenté de le
libérer, mais le vieux métal rouillé avait refusé de s’ouvrir.
Désespérée, j’avais fini par courir au manoir Delafield pour entraîner
Henry dans les bois. Il avait regardé le lapin et secoué la tête. Puis il avait pris
un gros caillou et m’avait demandé de me retourner et de fermer les yeux.
J’avais pleuré mais lui avais obéi.
Quelques instants plus tard, sa main s’était posée sur mon épaule. J’avais
ouvert les yeux. Il avait déclaré que le lapin ne souffrait plus. C’était tout ce
qu’il avait pu faire pour la pauvre petite bête. Par la suite, je ne revis jamais le
piège – Henry avait dû s’en débarrasser. Cependant, son aspect meurtrier resta
gravé dans ma mémoire : ses larges dents métalliques, sa couleur de rouille, la
force de son emprise…
À cet instant, je lisais la même froide ténacité dans les yeux de ma mère.
Elle allait m’ôter Blackmoore et l’espoir que représentaient les Indes, et je ne
pouvais rien faire pour l’en dissuader. Je n’avais aucune prise sur elle, aucun
moyen de me libérer de sa volonté. Le désespoir me frappa soudain avec la
violence d’un coup de poing dans l’estomac.
— Je ne m’appelle pas Kitty, grinçai-je entre mes dents. Je m’appelle Kate !
Je m’éloignai d’un pas furieux, attrapai mon chat sous la chaise et quittai la
pièce sans verser une larme. Je trébuchai sur Maria, toujours dans l’escalier, et
tombai sur les coudes, les mains prises par Cora et Mozart.
La douleur s’empara de mes deux bras tandis que Cora me griffait les
joues en se débattant pour s’échapper, mais je ne pleurai pas. Déterminée à
retenir mes larmes, je me relevai avec peine au milieu des hurlements de
Maria, qui m’enjoignait de regarder où je mettais les pieds, et grimpai les
marches quatre à quatre pour m’engouffrer dans le couloir de l’étage et entrer
en trombe dans ma chambre.
Je claquai la porte, posai Cora au sol et jetai ma partition sur le lit. Mes
coudes et mes tibias me lançaient terriblement, mais c’était mon impuissance
qui me donnait envie de hurler. Elle me faisait infiniment plus mal que
n’importe quelle souffrance physique. Je me pris la tête entre les mains et fis
les cent pas, combattant une furieuse envie de pleurer. J’aurais dû m’y attendre.
C’était classique chez maman, de débarquer ainsi pour tout gâcher juste au
moment où je pensais enfin réaliser mon rêve. Mais le plus rageant, c’était que
je n’y pouvais absolument rien. À dix-sept ans, j’étais enfermée dans cette cage
de pierre et de verre, de sentiments durcis et d’attentes que je ne pourrais
jamais satisfaire.
Un cri étouffé monta dans ma gorge. Je me sentis envahie par un besoin
irrépressible de détruire quelque chose. Choquée par ma propre impulsion, je
m’arrêtai net. La dernière fois que j’avais cédé à un tel élan de violence, je
l’avais amèrement regretté. Malgré moi, mon regard se posa sur la latte de
plancher disjointe sous la fenêtre. Puis sur le coffre au pied de mon lit. Cela
faisait si longtemps que je ne l’avais plus ouvert…
Les mains tremblantes, j’attrapai la lame de plancher et tirai de toutes mes
forces. Elle finit par se soulever avec un craquement de protestation. Je
plongeai alors la main dans l’espace dissimulé en dessous, de vieilles échardes
m’éraflant au passage, et sentis sous mes doigts le métal lisse de la clé. Je m’en
emparai et m’agenouillai devant le coffre de bois, examinant cette serrure que
je n’avais plus fait jouer depuis des années. Enfin, je pris une grande
inspiration, fis tourner la clé et soulevai le couvercle.
L’odeur du cèdre emplit mes poumons. C’était le parfum de l’enfance, celui
des secrets. Retenant mon souffle, je saisis à deux mains le modèle réduit.
Comme toutes les fois où je l’avais déplacé, il était plus lourd que dans mon
souvenir. Je le posai sur le sol, puis rabaissai le couvercle du coffre et y
installai le modèle avec mille précautions.
Assise sur mes talons, je contemplai la petite maison de bois avec un
mélange d’admiration et de regret. Il en avait toujours été ainsi. Je l’aimais et
la regrettais à la fois. Je l’aimais pour ce qu’elle était. Je regrettais ce que je lui
avais fait. Je passai doucement le doigt le long de la toiture, m’arrêtant à
l’endroit où elle était détruite, où le travail appliqué n’était plus qu’un amas
d’échardes.
— Voici Blackmoore, me murmurai-je à moi-même. Elle a trente-cinq
pièces, douze cheminées, trois étages, deux ailes…
Chapitre 2
Henry attendait mon retour. Il se tourna vers moi dès que je fis un pas dans
la clairière.
— Alors ?
— Alors…
Je réprimai mon sourire, espérant le faire marcher.
— J’ai bien peur que…
Mais je ne pus me contenir plus longtemps. Un grand sourire m’échappa, et
le visage de Henry s’illumina aussitôt.
— C’est un succès ? demanda-t-il.
— C’est un succès ! m’écriai-je joyeusement.
Je m’emparai de mon arc, remarquant au passage que Cora dormait
toujours dans l’herbe, roulée en boule aux pieds de Henry. Cette chatte avait
toujours été très attachée à lui.
— Alors j’avais raison ! dit-il avec un grand sourire triomphant. En
d’autres termes, je suis un génie.
J’éclatai de rire.
— Votre humilité force le respect, Henry.
— Je suis un génie de la manipulation des mères et j’ai, une fois encore,
pourvu au désir de votre cœur, gagnant ainsi le titre de…
Il sourit, les yeux pleins de malice.
En riant, je lui jetai un regard de défi, lui faisant bien comprendre qu’il
était fou de croire que je pourrais un jour l’appeler Grand Pourvoyeur des
Désirs de Mon Cœur. Cette fois, lorsque je décochai ma flèche, celle-ci
atteignit son but, se fichant dans la cible tout près de celle de Henry.
Ce dernier baissa les yeux sur la chatte couchée dans l’herbe.
— Qu’allez-vous faire de Cora durant votre absence ?
— Je demanderai à Oliver de s’en occuper.
Il hocha la tête.
— Vous avez raison. Vous n’auriez jamais pu l’emmener à Blackmoore.
— Je sais. Mais je n’aime pas l’idée de partir sans elle.
Il banda son arc, plissant les yeux pour mieux voir la cible dans le soleil
bas du soir.
— Mais n’oubliez pas d’apporter votre cœur à Blackmoore, ajouta-t-il. Je
détesterais l’idée que vous partiez sans lui.
Chapitre 4
JE RESTAI DANS LES BOIS JUSQU’À L’HEURE DU DÎ NER, PUIS me glissai dans la
maison par la porte-fenêtre DU petit salon. Je m’arrêtai derrière la porte de la
salle à manger, restée entrouverte, et jetai un coup d’œil à l’intérieur pour
observer la scène à laquelle j’avais choisi de ne pas prendre part.
Maman, un sourire grotesque aux lèvres, se penchait vers Mr Cooper d’une
manière presque désespérée. Maria, assise à côté du vieillard, affichait un air
profondément mélancolique et n’avait pas touché au contenu de son assiette ;
de toute évidence, maman ne lui avait pas encore parlé de son invitation à
Blackmoore. Lily, quant à elle, paraissait toujours fraîche et innocente du haut
de ses douze ans. Je notai avec bonheur l’absence d’Oliver : ce dernier devait
manger à la cuisine en compagnie de Cook.
Enfin, mon regard s’arrêta en bout de table. Papa se tenait avachi sur sa
chaise, son verre de vin à la main, contemplant le spectacle que lui offrait
maman. Même à cette distance, le mépris que je lus sur son visage me frappa
de plein fouet. Je me hâtai de détourner les yeux, me souvenant soudain de la
raison pour laquelle j’évitais d’ordinaire de le regarder, et me rendis
doucement dans le vestibule pour monter dans ma chambre.
Lorsque Henry m’avait conseillé d’emporter mon cœur à Blackmoore, je
m’étais souvenue d’une chose plus importante encore : je rouvris la malle
verrouillée au pied de mon lit et en tirai cette fois un petit coffret marqueté
d’ivoire. En procédant à quelques ajustements, je pourrais lui trouver une place
dans ma malle de voyage. Après tout, il ne me fallait que mes vêtements, mon
Mozart et ce petit coffret. Plus qu’un cœur, l’espoir était un compagnon de
voyage dont je ne pouvais me passer.
MRS PETTIGREW, LA VIEILLE NURSE DES DELAFIELD, assise en face de moi dans
la voiture, chantonnait à mi-voix en tricotant à une vitesse ahurissante, ses
aiguilles cliquetant en rythme avec les sabots des chevaux. Par la fenêtre, je
regardais tristement le dos de Henry, qui nous précédait à cheval. Il se rendait
toujours ainsi à Blackmoore, et j’étais bien obligée d’admettre que j’étais
soulagée que sa vieille nurse ait accepté de nous accompagner pour jouer les
chaperons. Mais après deux jours de chantonnements et de cliquetis, j’avais
l’impression que mon crâne allait s’ouvrir en deux.
La veille, nous avions profité du coucher de soleil tardif que nous offrait la
saison estivale pour couvrir une bonne distance. En arrivant à l’auberge après
douze heures de route – douze heures à subir les petits bruits de Mrs Pettigrew
sans la moindre conversation pour m’aider à passer le temps –, j’avais été
impatiente de pouvoir parler avec Henry. Mais en descendant de voiture, je
constatai que ce dernier n’avait pas mis pied à terre. Il m’expliqua qu’il me
laissait là en compagnie du cocher et de Mrs Pettigrew, et qu’il poursuivait seul
jusqu’à la prochaine auberge.
Après l’avoir regardé s’éloigner d’un air maussade, j’entrai à contrecœur
dans cette auberge où je n’appréciai ni le repas ni la chambre que je partageai
avec Mrs Pettigrew. Au matin, Henry nous attendait dehors, juché sur son
cheval. Nous partîmes sans presque échanger un mot.
Jusqu’à ce jour, jamais je n’avais apprécié à leur juste valeur la tranquillité
du silence ou le plaisir distrayant d’une vraie conversation. Je soupirai, le front
collé contre la vitre. J’aurais voulu que le grondement des roues couvre un peu
plus les cliquètements et le fredonnement de Mrs Pettigrew, j’aurais voulu
avoir quelqu’un à qui parler, j’aurais voulu que ce long trajet soit déjà terminé.
Je m’agitai sur mon siège, cherchant en vain une position plus confortable.
Mrs Pettigrew leva les yeux de son ouvrage pour m’adresser un bref sourire.
— Ces longs voyages mettent la patience à rude épreuve, pas vrai ? lâcha-t-
elle. Mais l’attente en vaudra la peine, vous verrez.
Je me souvins alors que chaque été, Mrs Pettigrew avait accompagné les
Delafield à Blackmoore. Elle faisait tellement partie de la famille que lorsque
George avait hérité du manoir Delafield, il avait gardé Mrs Pettigrew pour
s’occuper de ses propres enfants. Henry avait dû se montrer très persuasif pour
convaincre George de la laisser nous accompagner.
— Ah ! s’écria-t-elle en se penchant en avant pour regarder par la fenêtre.
On dirait que Mr Henry a choisi la route pittoresque. Cela devrait vous plaire.
— Qu’est-ce que la route pittoresque ? demandai-je, heureuse de pouvoir
parler après deux jours de fredonnements ininterrompus.
— Vous le découvrirez bien assez tôt.
Elle se cala de nouveau au fond de son siège, et bientôt les « clic-clac »
reprirent, accompagnés de leur indissociable chantonnement.
Elle ne pouvait pas savoir que son « bien assez tôt », cela faisait des années
que je ne l’espérais plus. La patience ne comptait pas parmi mes vertus. Pas
plus que l’endurance.
Le fredonnement gagna en intensité, semblant résonner dans la voiture et
jusque dans les os de mon crâne. Je crus devenir folle. Sentant les chevaux
ralentir, je jetai un coup d’œil par la fenêtre : nous montions une côte abrupte.
— Les chevaux peinent à gravir cette colline, déclarai-je en m’approchant
de la portière. Je vais en profiter pour sortir me dégourdir un peu les jambes.
Inquiète, Mrs Pettigrew leva les yeux de son ouvrage.
— Oh, non ! Vous allez vous briser les jambes ! Demandez au cocher de
s’arrêter !
La voiture roulait au pas.
— Il ne va rien m’arriver de mal, je vous assure, répliquai-je.
Je sautai à terre, puis claquai la portière derrière moi avec un profond
soupir de soulagement : enfin, j’étais libérée de ces insupportables petits bruits.
Henry me tournait le dos, mais il dut m’entendre car il fit demi-tour pour
revenir vers moi.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il en s’approchant.
— Mrs Pettigrew fredonne sans cesse, répondis-je en le fusillant du regard.
Dans un grand éclat de rire, il mit pied à terre.
— Le fredonnement de Mrs Pettigrew ! Je l’avais oublié !
— Comment avez-vous pu oublier une telle chose ? Il est gravé dans mon
cerveau ! m’écriai-je avant d’imiter le son aigu et monocorde que j’avais dû
subir durant un jour et demi.
Il se contenta de sourire, une lueur malicieuse dans le regard, si bien que
j’en vins à le soupçonner de n’avoir rien oublié du tout. Puis, consciente d’être
en train d’aggraver mon mal de tête, je cessai de fredonner et me massai le
front. Henry s’approcha de moi, tenant son cheval par les rênes.
— Et donc… vous avez dormi dans une autre auberge, dis-je.
Il hocha la tête.
— Était-ce vraiment nécessaire ?
Il haussa les épaules, mal à l’aise.
— Je ne voulais pas risquer de… compromettre votre réputation.
— Ah.
Je détournai le regard, les joues en feu. Le souvenir de ma sœur Eleanor
planait entre nous dans le silence. Je n’avais pas la moindre envie de prononcer
son nom et ne pus retenir un soupir de soulagement lorsque je compris que
Henry non plus n’avait pas l’intention d’en parler.
Sentant probablement la nécessité de changer de sujet, il embrassa d’un
geste le paysage environnant et déclara :
— Il y a quelque chose que je voudrais vous montrer au sommet de la
colline.
— Quoi donc ?
— Les landes, répondit-il, paraissant savourer chaque syllabe.
Il avait toujours évoqué les landes avec respect, comme si elles
constituaient une partie aussi importante de son héritage que les rentes et le
manoir.
Prise d’une excitation nouvelle, un grand sourire aux lèvres, je courus
jusqu’au sommet de la colline, suivie de Henry et de son cheval. Lorsque
j’arrivai sur la crête, un vent fort se mit à souffler, enroulant mes jupons
autour de mes jambes, et je pus contempler une sinistre vallée en friche.
Une sombre bruyère s’étalait sur le sol telle une ecchymose. Dans le vert
grisâtre et le jaune desséché de l’herbe, de rares fleurs dorées apportaient à
grand-peine quelques touches de couleur. Pour tout arbre, il n’y avait qu’un
arbuste tordu et rabougri, à peine plus haut qu’un cheval. L’ensemble
constituait un paysage sombre et désolé où je ne percevais aucune beauté : pas
une bande d’herbe verte pour adoucir la vue ; pas le moindre signe de
civilisation dans cette étendue sauvage.
— C’est donc ça, les landes, balbutiai-je, incrédule.
Debout à côté de moi, Henry m’observait, attentif aux moindres
expressions de mon visage.
— Oui, répondit-il. Ce sont les landes.
— Mais… c’est hideux ! m’écriai-je, bouleversée. C’est horrible, Henry !
Il éclata de rire.
— Non, vraiment ! insistai-je. Vous m’aviez dit qu’elles étaient belles.
— Elles sont belles. À mes yeux, elles le sont.
Je le dévisageai sans comprendre. D’un geste, il balaya le panorama qui
s’étendait devant nous.
— N’y voyez-vous donc pas la moindre petite étincelle de beauté ?
Je contemplai le paysage, puis Henry, puis de nouveau le paysage, et me
demandai un instant s’il avait passé les dix dernières années de notre existence
à se moquer de moi. Mais il n’y avait dans son regard nulle trace de duperie. Je
n’y lisais qu’une grande tendresse et une exaltation que je ne comprenais pas.
Alors, pour lui, je voulus essayer. Je m’éloignai de quelques pas et me penchai
pour toucher du doigt les plantes que j’écrasais sous mes bottes. Je voulais
voir cette splendeur que seul Henry percevait. La bruyère était d’une teinte
affreuse : un mauve-brun sombre, couleur de vieil hématome. Les petites fleurs
dorées, en revanche, brillaient d’un éclat lumineux. Véritables gouttes de
soleil, elles se paraient d’un jaune orangé profond qui n’avait rien à envier à la
pâleur délicate des jonquilles. Je tendis la main pour en cueillir une, mais ne
parvins qu’à me planter dans le doigt une longue épine pointue dissimulée sous
les pétales.
— Aïe ! m’écriai-je en portant le doigt ensanglanté à mes lèvres.
— J’aurais dû vous prévenir, sourit Henry. Dans les landes, il n’y a rien de
doux ni de tendre. Ne vous laissez pas abuser par les fleurs, elles sont faites
pour résister à toutes les calamités – y compris une jeune fille voulant cueillir
un bouquet.
Le bout de mon doigt palpitait de douleur.
— J’imagine qu’on ne peut qu’admirer une telle capacité de résistance,
marmonnai-je en cherchant en vain quelque chose d’autre à admirer dans ce
paysage.
Une bourrasque balaya soudain les landes, m’arrachant mon chapeau, qui
s’envola en tournoyant.
Sans effort, Henry l’attrapa en plein vol puis revint vers moi pour me le
remettre en place. Lorsqu’il se pencha sur moi, j’aperçus dans ses yeux
couleur granit une étincelle que je ne connaissais pas : une vie, une lumière,
qui venait d’apparaître. Les landes avaient éveillé en lui quelque chose que je
n’avais encore jamais vu. Il s’empara des rubans de mon chapeau pour me les
nouer sous le menton. Quand ses doigts frôlèrent mon cou, je me sentis rougir
et me tins parfaitement immobile.
Puis, plantant son regard dans le mien, il déclara d’une voix tranquille :
— Je pense que les beautés les plus profondes résident dans notre cœur. Et
je porte cet endroit en mon cœur, Kate, plus que toute autre chose. Pour moi, il
est au-delà de la beauté. C’est mon foyer. C’est…
Il s’interrompit et plissa légèrement les paupières, comme pour regarder le
soleil, mais ses yeux étaient toujours posés sur moi.
— C’est une vue que je voudrais pouvoir admirer tous les jours, pour le
reste de ma vie.
J’étais abasourdie. Je savais Henry très attaché à Blackmoore. J’avais
toujours su qu’il hériterait un jour de ces terres, de ce manoir et de cette vie,
mais le voir déclarer cet endroit comme sien avec une telle intensité me
marqua profondément.
Une fulgurante réminiscence me ramena un an et demi en arrière. J’étais
cachée dans une pièce obscure du manoir Delafield ; l’odeur douceâtre des
pivoines était si forte que j’avais l’impression d’en sentir le goût sur ma
langue. Et de nouveau, tout comme ce soir-là, j’éprouvai une tristesse
profonde et j’eus l’impression d’être perdue.
Je fis volte-face, arrachant les rubans de mon chapeau des mains de Henry,
et fis semblant d’observer la vue aux alentours. Puis, profitant du fait que je lui
tournais le dos, je me frottai le nez avec violence et pris quelques profondes
inspirations, m’intimant de reprendre le contrôle de mes émotions. Je sentais la
présence de Henry derrière moi, qui attendait en silence – qui attendait de me
voir aimer cet endroit autant que lui.
— Je pense qu’avec l’habitude, je pourrais finir par aimer ce paysage,
déclarai-je en m’efforçant à grand-peine de maîtriser ma voix.
Je pris une nouvelle inspiration, tentant de ralentir les battements effrénés
de mon cœur. Des nuages couleur de granit s’étiraient dans le ciel, poussés par
un vent déchaîné. Je refis le nœud de mon chapeau, tirant très fort sur les
rubans, me redonnant une apparence convenable. Je refusais de céder aux
assauts de la nature sauvage. En me tournant vers la route, je vis que la voiture
s’était arrêtée pour nous attendre.
— Venez, dis-je. Allons visiter votre Blackmoore.
J’étais presque heureuse de remonter à bord de la petite voiture étouffante.
Le fredonnement monocorde de Mrs Pettigrew avait soudain quelque chose de
réconfortant. Au moins, dans l’habitacle, tout était normal, convenable, civilisé
– aux antipodes des terres sauvages qui s’étendaient au-dehors et de ce garçon
aux cheveux sombres et aux yeux gris qui aimait cette vue plus que toute autre
chose.
Chapitre 6
Ma chère Katherine,
Je suis tombée sur ce coffret dans un commerce de Londres. Il m’a
interpellée depuis le fond de la boutique, me faisant signe d’approcher
pour me dévoiler ses mystères. J’ai répondu à son appel, mais c’est mon
propre secret que j’ai découvert, car un rêve que j’ignorais vivait en
moi.
Katherine, je sais que vous et vous seule serez en mesure de comprendre
ce que représente ce coffret : l’aventure ! Je vous invite donc à partir un
instant en voyage avec moi – un voyage imaginaire.
Vous êtes sur le pont d’un navire, avec pour tout horizon le ciel et
l’océan. Pendant des mois, vous parcourez les mers, poussée par le vent.
Poussée par une force à la fois primaire et maîtrisée. Une force de la
nature travaillant à vous faire passer d’un pan d’existence à un autre.
Vous naviguez le long des côtes africaines ! Vous apercevez les jungles,
les plages, le désert… Puis vous plongez vers le grand sud pour
contourner le cap de Bonne-Espérance avant de remonter vers le nord-
est. Vers les Indes ! Imaginez un territoire où tout est neuf et inconnu,
où chaque jour est une découverte. Imaginez une existence où vous
pouvez devenir tout ce que vous voulez. Imaginez un pays d’éternels
recommencements, où vous pouvez abandonner votre ancienne vie
comme le serpent se défait de son ancienne peau. Imaginez un vent
chaud, des couleurs vibrantes, des senteurs exotiques. Imaginez,
Katherine, l’occasion de renaître. Songez au pouvoir de détenir votre
avenir entre vos mains, loin des limites imposées par notre société !
Ce voyage ne serait-il pas la chance de toute une vie ? Ne pourrait-il
pas vous changer pour toujours ?
Maintenant, Katherine, si ce voyage imaginaire vous a séduite, lisez la
suite avec attention ! J’ai économisé l’héritage de mon oncle Stafford
pendant de longues années et réalisé d’heureux investissements. À
présent que j’ai amassé une coquette somme, j’ai pris ma décision : je
veux prendre la mer pour m’offrir l’aventure de toute une vie. Je veux
aller aux Indes. Et je veux que vous m’accompagniez !
J’attends votre réponse avec grande impatience et vous assure, comme
toujours, ma plus sincère affection.
Votre tante Charlotte
— Vous êtes très belle, dis-je à Eleanor tandis que Mary, notre bonne, lui
mettait des épingles dans les cheveux.
J’étais couchée sur le lit de ma sœur, étendue sur le ventre, le menton posé
au creux de la main. Eleanor et moi nous ressemblions beaucoup, ainsi qu’à
notre mère : les mêmes cheveux bruns, les mêmes yeux noisette. En admirant la
beauté d’Eleanor, j’étais aussi pleine d’espoir pour moi-même. J’avais
quatorze ans, elle en avait seize. Je n’étais pas encore assez grande pour
l’accompagner au bal, mais je comptais bien être au moins aussi jolie qu’elle
lorsque j’aurais son âge.
— Avec qui pensez-vous danser ce soir ? lui demandai-je.
Elle tourna la tête de côté, examinant le travail de Mary dans le miroir.
— Je danserai avec ceux que je choisirai, bien sûr.
— Mais vous ne pouvez pas choisir ! C’est vous qui devez être choisie.
Elle éclata de rire et plongea son regard dans le mien.
— Vous êtes bien trop jeune pour comprendre.
Je me renfrognai. Je détestais ses airs condescendants. Mais sans me
laisser le temps de répondre, Mary fit un pas en arrière et lui demanda :
— Qu’en pensez-vous, Miss Eleanor ?
Eleanor examina longuement sa coiffure, se tournant d’un côté et de l’autre,
puis hocha la tête et remercia Mary, qui quitta la pièce. Alors seulement, je pus
répliquer :
— Vous savez, je ne suis pas beaucoup plus jeune que vous. Vous pourriez
être gentille avec moi et tout m’expliquer, afin que je sache comment faire
quand j’aurai votre âge.
Eleanor me regarda, un sourire aimable aux lèvres.
— Bien sûr que je vais tout vous expliquer, Kitty. Mais ce soir, je n’ai pas le
temps. Je vais seulement vous dire une chose : c’est toujours vous qui avez le
contrôle. Un homme peut bien penser qu’il vous a choisie, ce sera vous qui
l’aurez séduit.
— Qu’en pensez-vous, mademoiselle ?
La voix d’Alice me ramena à la réalité. Je tournai la tête d’un côté et de
l’autre, tout comme Eleanor, et répondis avec un faible sourire :
— C’est très joli. Je vous remercie.
L’air profondément soulagé, Alice se retira. Il était temps. En descendant au
rez-de-chaussée, je repensai aux paroles d’Eleanor. Elle ne m’avait jamais
donné d’autres conseils, car j’avais arrêté de lui poser des questions à l’âge où,
selon elle, j’étais devenue assez grande pour savoir ces choses-là. Cependant,
s’il y avait une personne au monde capable de relever mon défi, c’était bien ma
sœur. Par conséquent, si je parvenais à calquer mon attitude sur la sienne, je
serais sur la bonne voie. Je me répétai une fois encore que tout allait bien se
passer, mais mon cœur et mes mains n’étaient pas de cet avis.
Le salon était déjà empli d’invités lorsque je passai ses grandes portes
après avoir traversé toute l’aile ouest et descendu deux volées de marches.
Sylvia m’aperçut aussitôt et me prit par le bras.
— Venez, dit-elle en m’entraînant dans la pièce. Laissez-moi vous présenter
à nos amis.
Le feu était trop vif, la pièce trop bondée, l’atmosphère trop confinée.
J’avais l’impression d’étouffer. Mes longs gants de velours me donnaient
chaud, et je regrettais de ne pas avoir prévu d’éventail. Il y avait autour de moi
tant de robes, tant d’épaules dénudées, tant de coiffures à plumes… J’ignorais
tout des nouvelles modes de Londres. Bien sûr, j’en avais entendu parler, mais
je n’avais jamais vu de tels atours. L’effet était déconcertant. Je me sentais
comme un oiseau qui se serait aventuré par mégarde dans la volée d’une autre
espèce.
Et il y avait là tant d’hommes parmi lesquels faire mon choix… Comment
pourrais-je en sélectionner trois ? Comment savoir lesquels étaient les plus
susceptibles de me demander en mariage ? La réalité de ma situation me frappa
de nouveau. Je regrettais d’avoir conclu ce marché. J’étais perdue.
Je ralentis l’allure, m’efforçant de respirer dans cette pièce étouffante et
surchauffée, me tournant de tous côtés, cherchant une planche de salut dans
cette marée d’épaules, de dos, de plumes… Puis, dans ma panique, mon regard
se posa sur une vue familière : ces cheveux sombres, ces yeux gris, ces
fossettes, ce sourire… Je vis alors la personne à qui Henry souriait : Miss St
Claire. Cette dernière se tenait bien trop près de lui. Elle lui parlait à l’oreille,
penchée sur lui, le regard étincelant à la lumière des bougies.
Instantanément, mes doutes et mes regrets s’envolèrent. Ma résolution se
raffermit. J’obtiendrais mes trois demandes en mariage et partirais pour les
Indes. Le plus tôt serait le mieux.
Soudain, me tirant de mes pensées, Sylvia s’arrêta net et me désigna les
deux gentlemen qui se tenaient devant nous.
— Voici Mr Brandon et son fils, Mr Thomas Brandon.
Ah. Le fameux Mr Brandon. J’oubliai un instant mes inquiétudes
personnelles pour porter toute mon attention sur le beau jeune homme qui me
faisait face. Il avait les cheveux châtains, de jolis yeux et un grand sourire
communicatif. Je jetai à Sylvia un regard en biais. Bien joué, mon amie,
songeai-je. Un jeune gentleman à l’air joyeux, qui appréciait à la fois
Shakespeare et ma meilleure amie ? Au premier regard, je n’aurais pu
l’apprécier davantage. Par égard pour Sylvia, je me retins de lui sourire.
Le vieux Mr Brandon, en revanche, était loin de partager l’enthousiasme de
son fils. Tout comme mon père, ce devait être le genre d’homme qui se sentait
bien plus à l’aise dans sa bibliothèque que dans les salons mondains. De toute
évidence, il aimait sa tranquillité.
Le jeune Mr Brandon, qui ne partageait rien du tempérament de son père,
se frotta les mains et déclara d’un air impatient :
— Il me tarde d’être demain pour pouvoir explorer la côte ! Était-ce une
abbaye en ruine que nous avons aperçue à un mile au sud d’ici ?
Sylvia hocha la tête.
— Formidable ! s’écria-t-il, encore plus excité. Nous devrions y organiser
un pique-nique ! Demain ! Qu’en dites-vous ?
J’aimais son enthousiasme.
— C’est là une excellente idée, répondis-je.
Le jeune Mr Brandon se tourna vers son père.
— Et vous, père ? Vous joindrez-vous à nous ?
Ce dernier hésita, puis répondit à voix basse :
— L’air est très frais en bord de mer.
— Mais cela ne doit pas nous arrêter, père ! Pas lorsqu’il y a une aventure à
la clé !
Je souris. Voilà un homme que je pouvais apprécier. Je jetai à Sylvia un
regard furtif et fus heureuse de voir le sourire béat qui illuminait son visage.
J’étais flattée. Vraiment. Elle avait choisi un homme au tempérament très
proche du mien. Leur mariage serait heureux, à n’en pas douter : Sylvia et moi
avions grandi ensemble, et nous étions les meilleures amies du monde. Nous
étions complémentaires. Ce Mr Brandon était l’homme qu’il lui fallait.
— Alors c’est convenu, déclara ce dernier. Demain, nous partons en pique-
nique ! Espérons que nous aurons beau temps.
— Oui, espérons-le ! répéta Sylvia en m’entraînant. Veuillez nous excuser,
j’ai d’autres invités à saluer.
Les deux hommes hochèrent la tête et s’inclinèrent. En m’éloignant, je
remarquai que Mr Brandon père nous suivait du regard. Une pensée – une idée
– me vint à l’esprit.
— Où est Mrs Brandon ? demandai-je à voix basse.
— Mr Brandon est veuf, me répondit Sylvia.
À part moi, je souris. Un veuf était toujours en quête d’une nouvelle
épouse. Et, à ce que l’on m’avait dit, les hommes âgés étaient toujours bien
plus pressés de faire leur demande que les plus jeunes. Mr Brandon père
pourrait être une très bonne opportunité pour mon marché. De plus, je pourrais
en profiter pour venir en aide à Sylvia : en occupant le père, je lui permettrais
d’accaparer toute l’attention du fils. En fin de compte, ma situation n’était peut-
être pas si désespérée.
Lorsque Sylvia eut fini de me présenter à ses invités, j’avais en tête deux
autres cibles potentielles. Outre Mr Brandon, j’avais repéré un jeune homme
nerveux répondant au nom de Mr Dyer, ainsi qu’un certain Mr Pritchard, qui
venait de rentrer des Indes. Ce ne fut que lorsque Sylvia me présenta à Herr et
Frau Spohr, un couple de musiciens allemands, que mes pensées se
détournèrent un instant de mon objectif.
— Herr Spohr est compositeur, expliqua Sylvia après nous avoir présentés.
À Londres, sa femme et lui nous ont régalées d’un duo des plus charmants, à la
harpe et à la clarinette. Ils ont eu l’amabilité de prolonger leur séjour en
Angleterre pour venir à Blackmoore nous honorer de leur musique.
Herr Spohr était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux
ébouriffés et indomptables. Sa femme, un peu plus jeune que lui, était d’une
élégance discrète, avec ses longs cheveux d’un brun profond.
— Herr Spohr, Frau Spohr, je suis enchantée de vous rencontrer, les saluai-
je. J’ai hâte de vous entendre jouer.
— Miss Worthington est elle-même musicienne, intervint Sylvia.
Je rougis.
— Ah oui ? De quel instrument jouez-vous ? me demanda Herr Spohr, l’air
intéressé.
— Oh, je joue seulement du piano.
— Ne dites jamais seulement du piano, répliqua-t-il avec un air de douce
réprimande. Ne dénigrez jamais l’instrument, Miss Worthington !
— Ce n’était pas l’instrument que je voulais dénigrer, Herr Spohr, mais
plutôt ma propre habileté. Je respecte énormément le piano. Je suis une grande
admiratrice de Mozart.
J’aurais voulu lui parler plus longtemps du grand musicien qui avait gagné
mon dévouement, mais le dîner fut annoncé et nous dûmes nous diriger, avec
la foule des invités, vers la salle à manger. Je vis passer Henry et Miss St
Claire. Avec sa chevelure cuivrée, il était difficile de ne pas la repérer.
À ma grande joie, je constatai que je n’étais pas non plus totalement
invisible, car Henry m’aperçut et se tourna deux fois vers moi. Je me souvins
du beau travail d’Alice dans mes cheveux et dus faire un effort pour ne pas
vérifier que ma coiffure tenait toujours. Henry me jeta un regard interrogateur,
comme pour s’assurer que j’allais bien. Je lui souris en réponse. À présent que
j’avais un plan, j’allais parfaitement bien.
Chapitre 11
UNE CHOSE AU MONDE ÉTAIT EN MESURE D’APAISER UNE âme meurtrie comme
la mienne. Je sortis prudemment de la salle de musique – la pièce à l’oiseau,
comme je l’appelais à présent – et retrouvai l’escalier de service que j’avais
découvert au cours de mes explorations. Je ne voulais pas que les autres invités
me voient ainsi. Je ne pleurais pas, mais j’étais sur le point de fondre en
larmes. Je ne pouvais permettre à mon cœur de rester dans cet état de
vulnérabilité.
Je montai les marches quatre à quatre et parcourus le labyrinthe de
corridors de l’aile ouest, tremblant de froid dans les courants d’air qui
filtraient entre les vieilles pierres. Je ne restai dans ma chambre que le temps
d’attraper ma partition, puis fis le chemin en sens inverse. Je dévalai les deux
étages sans m’arrêter, de plus en plus vite. Je sentais mon cœur prêt à se
déchirer sous la pression de mes découvertes du soir.
Tout en restant discrète, je me ruai dans la pièce à l’oiseau et pris un instant
pour y allumer quelques bougies supplémentaires, dont une à côté du
pianoforte. Enfin, je jetai un coup d’œil à l’oiseau dans sa cage. Il me renvoya
un regard solennel, tourna la tête et remua les ailes. Mais il ne chanta pas.
Je posai ma partition sur l’instrument et m’assis. Je fermai les yeux, prête à
réduire au silence mon cœur blessé. À effacer l’humiliation qui me brûlait de
l’intérieur. À oublier ce que j’avais perdu en concluant ce marché avec maman.
Je devais oublier que j’étais devenue comme elle. Je ne devais pas laisser la
vérité m’anéantir. Mozart allait tout arranger. J’ouvris les yeux, pris une
profonde inspiration et posai les mains sur les touches.
Les notes du Concerto no 21 de Mozart devaient marcher au pas. C’était
ainsi que je m’y attelais chaque fois. En contrôlant les notes, je contrôlais mon
cœur. L’éducation d’un cœur n’échappait pas à cette règle. Discipline. Ordre.
Raison. C’était l’essence même du classicisme.
Mais ce soir-là, les petits soldats refusaient de marcher au pas. Dès que je
m’étais assise pour jouer, les mots de Sylvia m’étaient revenus en tête avec la
puissance d’un raz-de-marée. L’humiliation que m’avait fait subir Mr Pritchard
me brûlait avec plus de force, et je sentais un profond désespoir s’emparer de
mon âme à l’idée que je n’avais jamais eu la moindre chance de remporter le
marché passé avec maman – et que j’allais devoir entièrement m’abandonner à
sa volonté.
Mozart devait tout arranger. J’avais désespérément besoin de son
détachement, de sa rigueur. Je jouai son concerto d’un bout à l’autre, puis
recommençai. Mais mon cœur était toujours aussi lourd dans ma poitrine ;
lourd de désespoir et d’humiliation, lourd de la futilité de tout ce que j’avais
entrepris. Il me hurlait que nulle musique ne pouvait me venir en aide – que
nulle philosophie ne pouvait racheter mon échec. Rien ne pouvait plus arrêter
la machinerie que j’avais mise en marche quand j’avais commencé à devenir
comme ma mère.
Je bataillais contre la musique, ignorant les larmes qui sillonnaient mes
joues. Je luttais pour discipliner mes petits soldats comme je luttais pour
apaiser mon cœur, mais ils trébuchaient et refusaient de rester en place,
courant en tous sens en se percutant les uns les autres.
— Arrêtez !
Je bondis loin du clavier. Un homme traversait la pièce à grands pas en
agitant les bras.
— Arrêtez ! répéta-t-il. Ach ! Arrêtez ça tout de suite !
C’était Herr Spohr, avec ses cheveux décoiffés et son fort accent allemand.
Il marchait vite, l’air affolé.
— Vous devez arrêter ça ! Ce que vous faites ! Ce n’est pas bien !
Abasourdie, j’ouvris de grands yeux. Il passa une main sur sa tête, le
souffle court, comme s’il avait couru à perdre haleine depuis le salon. Puis il
me demanda d’une voix plus douce :
— Que faites-vous, Fräulein ?
— Je… je… joue. Je joue Mozart.
— Non. Ceci n’est pas « jouer ».
Il secoua la tête en agitant les mains, comme pour tenter d’effacer ce qu’il
venait d’entendre.
— C’est une bataille. Vous bataillez contre cette musique.
Il se pencha sur moi, me scrutant attentivement. Je reculai, prise de terreur.
Ces yeux bleu clair pouvaient sonder le tréfonds de mon âme. Je le sentais. Et
elle recélait tant de secrets que je ne voulais révéler à personne…
— Il y a là une bataille. Un combat intérieur. Ici, déclara-t-il en me tapotant
de deux doigts la poitrine, juste en dessous de la clavicule. Le démon que vous
combattez vous empêche de jouer une excellente musique. Vous devez trouver
une musique appropriée à votre combat – à votre démon.
Je ne pus que le regarder d’un air confus. Je comprenais ses mots, mais ils
n’avaient aucun sens pour mon esprit entraîné au classicisme.
Il me tapota de nouveau la poitrine.
— Trouvez la musique qui libère la bête. Cette bête qui se bat et se débat en
vous. Vous ne pouvez la soumettre. La musique en souffrirait. Vous
comprenez ?
Je ne comprenais rien. Peut-être avait-il lu la confusion sur mon visage, car
il poussa un profond soupir et passa une main dans ses cheveux – en avant,
puis en arrière.
— Mozart n’est pas la réponse à votre question. Mozart vous fait du mal.
Il se pencha pour attraper ma partition, qu’il serra contre sa poitrine.
— Je suis navré, déclara-t-il, mais je dois emporter ceci.
Puis, sans un mot de plus, il traversa la pièce à pas vifs et sortit, me laissant
seule, dépossédée. Je restai un instant à regarder la porte, m’attendant à ce qu’il
revienne en riant de sa plaisanterie. Mais il ne revint pas. Je quittai alors mon
banc et m’avançai, hébétée, vers la cage. Agenouillée devant, je contemplai
l’oiseau noir et silencieux. Je posai les doigts sur les barreaux dorés, tout
doucement, puis les fis courir sur toute leur longueur. Mon cœur se brisait. Il
n’y avait rien pour colmater la fissure. Elle était trop profonde.
Je serrai les doigts sur les barreaux métalliques. Cette cage était aussi
solide qu’elle était décorative. Et soudain, je la haïssais. Je haïssais tout dans
cette cage et dans celle que représentait ma vie. La colère enfla en moi. Sans
réfléchir, je frappai les barreaux. Aussitôt, l’oiseau se mit à voleter en tous
sens, ses ailes devenues floues cognant contre les parois. Je reculai, effrayée,
le cœur battant. Des plumes se déposèrent sur le sol de la cage.
— Je suis désolée, murmurai-je au petit animal fébrile. Je suis désolée,
répétai-je, le front collé aux barreaux, des larmes coulant sur mes joues. Je
suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée.
Le sol était dur et froid sous mes genoux, mais je ne quittais pas mon poste
devant la cage. Pour moi, elle était à la fois une tombe et un sanctuaire – un
symbole de ce que j’avais perdu et un autel où je priais pour la délivrance. Et
tant que je n’avais pas retrouvé espoir en l’avenir, je ne savais pas comment
quitter cet endroit.
Je ne me retournai pas en entendant la porte s’ouvrir derrière moi. Je ne
me retournai pas en entendant mon nom dans une question. Je ne me retournai
pas en entendant des bruits de pas, légers et prudents, s’approcher de moi. Je ne
détachai pas mon regard de l’oiseau, qui s’était calmé et reposé sur son
perchoir, mais du coin de l’œil, je vis Henry s’asseoir par terre à côté de moi.
— Que vous a raconté Sylvia ? demandai-je d’une voix rauque, le nez
toujours bouché après toutes les larmes que j’avais versées.
— Sylvia ? Rien.
Je lui jetai un regard surpris.
— Alors que faites-vous ici ?
Je n’aurais pas dû le regarder. Ses yeux étaient trop doux, trop inquiets. Je
sentis les miens me picoter de nouveau. Je peinais déjà à respirer ; encore une
larme, et j’allais suffoquer.
— J’ai entendu ce que Mr Pritchard vous a dit. Et quand vous êtes partie
pour ne plus revenir, j’ai compris qu’il vous avait blessée. Alors je vous ai
cherchée. J’aurais dû me douter que vous seriez ici, ajouta-t-il en se tournant
vers l’oiseau dans sa cage. Je ne comprends pas pourquoi je n’y ai pas pensé
tout de suite.
Je fis glisser mon index le long d’un barreau doré, de bas en haut, sans
quitter des yeux l’oiseau noir qui me rendait mon regard d’un air solennel.
— Il ne chante pas, soupirai-je.
— Je sais.
Je décelai la tristesse – la compassion – dans la voix de Henry.
— C’est pour cela que j’ai suggéré à mon grand-père de l’installer ici.
Ainsi, même s’il est incapable de produire sa propre musique, au moins peut-il
en écouter.
Malgré moi, mes yeux se posèrent sur son visage. C’était moi qu’il
regardait, pas l’oiseau. Ses iris semblaient noirs dans la pénombre, son regard
empli de douleur, d’inquiétude et d’une autre chose – une envie, une tentation
ou une bataille que je peinais à identifier.
— Il n’aurait jamais dû vous parler ainsi, déclara-t-il d’une voix où perçait
la colère. Moi non plus, je n’ai pas envie de vous voir partir pour les Indes,
mais personne n’a le droit de vous traiter avec une telle dérision, un tel…
mépris.
De nouveau, je sentais mon visage devenir brûlant.
— Dois-je le provoquer en duel ? demanda-t-il.
Je ne pus m’empêcher de sourire et clignai des yeux pour chasser les
larmes que je n’avais pas versées.
— Je suis sérieux, insista-t-il en se frottant le menton, prenant un air féroce.
Nous nous battrons au pistolet, à l’aube, dans les landes. Dans la brume. Ce
sera très théâtral. Et je le tuerai pour laver votre honneur.
Cette fois, je ris franchement. Un demi-sourire se dessina sur ses lèvres.
— Non ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— Non. Mais je vous remercie. Et puis, ajoutai-je après un instant
d’hésitation, ce n’est pas Mr Pritchard qui m’a mise dans cet état. Pas vraiment.
Il fronça les sourcils.
— Qui, alors ?
Aussitôt, je regrettai d’en avoir tant dit. Je n’étais pas prête à reconnaître
devant lui ce dont je venais, à ma grande honte, de prendre conscience. Pas
plus que je ne voulais partager avec lui l’humiliation de ma conversation avec
Sylvia. Je regrettais de m’être laissé trouver si facilement. Mon nez se remit à
couler. Faute de mouchoir, je m’essuyai à l’aide de ma manche.
Bonté divine ! Je me comportais exactement comme Maria ! J’étais assise
dans un endroit bizarre, à pleurer, laissant mon nez couler et les larmes
inonder mes joues. Je me dégoûtais. Comment avais-je pu tomber si bas en si
peu de temps ?
Repoussant en arrière les cheveux collés sur mon visage, je répondis
enfin :
— Ce n’était personne. Ce n’était rien.
— Kate, je ne vous ai jamais vue pleurer ainsi. Ce n’était sûrement pas
« rien ».
Je secouai la tête.
— Je ne peux pas… je ne peux pas vous en parler, Henry.
Je ne quittais pas des yeux le petit oiseau noir, mais tout ce dont j’avais
conscience, c’était du poids du regard de Henry, posé sur mon visage.
Au bout d’un long silence, il me demanda, toujours de cette voix basse et
apaisante :
— Vous souvenez-vous de ce jour-là, dans les bois ? Le jour où mon père
est mort ?
Mon regard s’envola vers le sien. Je retins mon souffle. Après toutes ces
années, je ne pouvais croire qu’il déterrait cette histoire. Nous n’en avions
jamais reparlé – du moins, pas tous les deux. De mon côté, je n’en avais parlé à
personne, et je doutais fort que Henry l’eût fait. Et maintenant, après tout ce
temps…
— Bien sûr que je m’en souviens, murmurai-je.
Il soutint mon regard, et quelque chose naquit entre nous – une puissante
charge émotionnelle. La distance qui nous séparait devenait soudain mesurable
en mouvements : un léger déplacement, une inclinaison, un bras tendu, une tête
penchée. Toutefois, nous restâmes parfaitement immobiles. Seul ce souvenir
nous unissait.
Jusqu’au moment où il tendit la main pour la poser sur mon poignet. Celle-
ci remonta le long de mon bras, délicatement, jusqu’à se poser fermement sur
mon épaule. Alors, il déclara :
— Je n’ai jamais su trouver les mots pour vous dire ce que cela avait
signifié pour moi.
Sa voix était douce et rauque, telle une caresse. Quelque chose frissonna en
moi.
— Même aujourd’hui, après toutes ces années, j’en suis incapable. Mais ce
jour-là, je me suis promis que si jamais je vous trouvais en train de vous noyer
– si jamais vous aviez besoin d’aide – je ferais tout mon possible pour vous
sauver.
Une larme solitaire roula le long de ma joue et resta suspendue au bord de
ma mâchoire. Henry me relâcha pour l’essuyer. Puis il se pencha en arrière,
loin de moi, et soupira :
— Le problème, c’est que vous ne vous confiez pas à moi. Peut-être n’ai-je
pas mérité votre confiance ? ajouta-t-il en haussant un sourcil.
— Si, vous l’avez, murmurai-je, la lèvre tremblante, le souffle court.
Il resta assis là, à attendre, comme s’il était prêt à patienter toute la nuit s’il
le fallait.
Et soudain, je devais le lui dire. Pas ce qui s’était passé avec Sylvia, mais ce
que je faisais ici, devant cette cage, à pleurer. De nouveau, je serrai les
barreaux entre mes doigts, me retenant cette fois de les secouer. Je ne voulais
pas effrayer l’oiseau. Malgré tout, ce dernier s’envola, faisant naître en moi un
raz-de-marée verbal que je ne pus arrêter :
— J’ai l’impression d’être enfermée. En permanence. Je me sens comme
cet oiseau, piégée et confinée dans une cage. Je ne cesse de chercher un moyen
de m’échapper, mais où que j’aille, je retrouve des barreaux. Peut-être ne
pouvez-vous pas comprendre, ajoutai-je en lisant la confusion sur le visage de
Henry. Après tout, vous êtes un homme. Votre vie est différente. Mais avez-
vous jamais…
Le cœur transpercé de douleur, je m’interrompis le temps de reprendre
courage.
— Avez-vous jamais désiré une chose au point d’en avoir mal ? repris-je.
Une véritable souffrance physique ?
Il m’observait, parfaitement immobile, le regard sombre.
— Oui, répondit-il enfin d’une voix grave.
— C’est exactement ce que je ressens au sujet des Indes. J’ai tant besoin d’y
aller que cela me déchire. Seulement, j’ai terriblement peur de ne jamais
pouvoir m’y rendre, de ne jamais réaliser ce rêve. Car si je ne le réalise pas, il
est possible que je n’en réalise aucun. Je n’aurai alors plus qu’à vivre une vie
stérile, privée de rêves, d’aventure, de joie, de liberté, de… de… de vie !
Lorsque j’y pense, ajoutai-je dans un hoquet, lorsque je pense à quel point je
suis coincée ici, à ce que l’on attend de moi, à ce que l’on m’autorise à faire et
au peu de pouvoir que j’ai et que j’aurai jamais, simplement parce que je suis
née fille – je sens comme un million d’ailes se mettre à battre en moi, si fort
que c’en est une torture.
Je me remis à pleurer, sentant ma voix se briser :
— Et par-dessus le marché, je ne peux même pas jouer Mozart sans que
Herr Spohr vienne me dire que ce n’est pas bon pour moi ! Et si je ne peux
avoir ni les Indes, ni Mozart, que me reste-t-il ? Comment survivre dans cette
cage qu’est ma vie ?
Je secouai la tête, à la fois furieuse et anéantie, le visage inondé de larmes.
— Une seule pensée m’obsède, celle de finir comme ce pauvre oiseau. Je
me cognerai contre les barreaux de ma cage jusqu’à l’épuisement, puis
renoncerai à me battre et me résignerai à passer le restant de mes jours sans
chanter, dans le coin d’une pièce oubliée.
Je serrai les dents, retenant les autres mots qui cherchaient à franchir mes
lèvres. Incapable de croiser le regard de Henry, je bataillais pour reprendre le
contrôle de mes émotions. C’était ridicule ; je ne pouvais comparer ma
douleur à celle de Henry lorsqu’il avait perdu son père. Je me faisais une
montagne de bien peu de choses – c’était du moins la pensée que je prêtais à
Henry. Jamais il n’avait compris mon désir de partir pour les Indes. Soudain, je
fus saisie de terreur à l’idée de le voir prendre mes confidences à la légère.
Au lieu de cela, il déclara avec prudence :
— Donc vous êtes cet oiseau. Dans cette cage.
Je hochai la tête.
— Et vous n’envisagez qu’une seule option : battre des ailes contre les
barreaux jusqu’à vous épuiser et abandonner tous vos rêves.
Je hochai de nouveau la tête, puis trouvai le courage de lever les yeux vers
lui. Il me regardait avec un air de compassion mêlée de tendresse. Il m’observa
ainsi un long moment avant de se tourner vers l’oiseau noir. Il exécuta alors
une manœuvre au niveau de la porte de la cage, un petit mouvement qui la fit
s’ouvrir. Je retins mon souffle lorsqu’il glissa la main à l’intérieur pour
attraper l’oiseau. Il se montrait si doux, si attentif…
Il prit l’oiseau entre ses mains pour le sortir de sa prison, puis se tourna
vers moi. Je le dévisageai un instant avant de poser les yeux sur la petite
créature qui palpitait et se débattait entre ses doigts.
— Voilà, prenez-le, me dit-il en me tendant l’oiseau enfermé dans la cage
de ses douces mains fines.
Hésitante, je glissai mes mains entre celles de Henry. Sous mes doigts, les
plumes noires et brillantes du petit animal étaient comme de la soie ; en
dessous, je sentais des os fragiles et percevais le mouvement des ailes qu’il
tentait en vain de faire battre.
— Vous l’avez ? demanda Henry.
Je hochai la tête, le souffle court. Alors, mon ami retira ses mains et je fus
seule à tenir mon oiseau. Je sentais sa hâte de s’envoler, ses mouvements vifs,
la vibration de son cœur. J’ouvris les mains. Il s’envola.
Il s’envola dans un bruit de rafale, à une vitesse fulgurante. En le regardant
passer au-dessus de ma tête, je me sentis soudain revivre. Sans vraiment savoir
pourquoi, j’éclatai de rire. Henry me regardait en souriant.
— Vous devez avoir plus d’une option dans la vie, Kate. Il le faut.
Je m’adossai au mur pour mieux voir l’oiseau noir s’élever dans les airs,
mais les derniers mots de Henry ne cessaient de hanter mon esprit.
Il se plaça à côté de moi contre le mur, son bras frôlant le mien.
— Nous allons devoir l’attraper, déclara-t-il. Et le remettre dans sa cage.
J’estimai du regard la hauteur du plafond. Je me demandais comment nous
allions parvenir à attraper l’oiseau.
— Ce ne sera pas facile.
— Non. Mais cela en aura valu la peine.
Nous restâmes silencieux un long moment, chacun perdu dans ses pensées.
— Merci, dis-je enfin. Pour l’oiseau.
Je m’appuyais de plus en plus contre lui, vidée de toute énergie, jusqu’à
laisser ma tête reposer sur son épaule. Ni lui ni moi ne bougeâmes.
Confortablement installés dans un silence complice, nous regardions notre
petit oiseau voler à travers la pièce.
Lorsque l’horloge sonna minuit, je m’obligeai enfin à bouger. Je bâillai et
m’étirai.
— Comment allons-nous l’attraper ? demandai-je. Je suppose que votre
grand-père y tient beaucoup.
— Laissons-lui une nuit de liberté. Je descendrai m’occuper de lui demain
matin.
Somnolente, je regardai Henry faire le tour de la pièce en soufflant toutes
les chandelles sauf une, dont il se saisit pour nous éclairer dans les couloirs. Il
ferma soigneusement la porte derrière nous. La maison était sombre et
parfaitement silencieuse, hormis les craquements des marches sous nos pas.
Nous traversâmes sans mot dire le labyrinthe de l’aile ouest, et lorsque
nous arrivâmes à ma chambre, une étrange impression m’assaillit. C’était
comme si la solution à mon problème se trouvait juste sous mes yeux, mais
que je ne la voyais pas. Et plus j’essayais de la saisir, plus elle m’échappait.
Henry s’arrêta devant ma porte et l’ouvrit doucement.
— Bonne nuit, mon petit oiseau, murmura-t-il.
Il avait parlé si doucement que je me demandai si je n’avais pas imaginé le
« mon petit oiseau » et la note de tendresse dans sa voix.
Debout sur le pas de la porte, je le regardai s’éloigner. Cette fois, il ne
semblait pas pressé. Je restai immobile jusqu’à ce que sa lumière disparaisse
au coin du couloir, me laissant seule dans l’obscurité. Alors, enfin, je me
retournai pour faire face à ma chambre silencieuse et à mes angoisses.
Libérer un oiseau était une chose, mais comment diable étais-je censée me
libérer moi-même ? J’étais couchée, tout éveillée, écoutant la maison craquer
et gémir sous les assauts du vent qui soufflait depuis l’océan et à travers les
landes. Dans mon esprit se relayaient sans relâche des images du lapin pris au
piège et de l’oiseau noir s’envolant librement, espoir et désespoir se succédant
si rapidement qu’ils se mêlèrent bientôt en un brouillard confus de sentiments.
Puis, enfin, épuisée, je sombrai dans un sommeil agité.
Chapitre 13
IL FALLAIT QUE JE PARLE À HENRY. L’ESPOIR FAISAIT monter en moi une telle
nervosité que je ne tenais plus en place. Je devais lui parler. Je devais lui
demander s’il voulait bien m’accorder cette faveur, s’il voulait bien ouvrir la
porte de ma cage. Mais lorsque je le retrouvai dans la salle à manger quelques
minutes plus tard, je ne pus m’entretenir avec lui seul à seul. Et je n’allais
certainement pas le supplier devant tout le monde de me faire une demande en
mariage.
Une bonne moitié des invités était rassemblée dans la salle à manger pour
le petit déjeuner. La pièce résonnait du bruit des conversations et du tintement
des couverts. Je m’attardai sur le pas de la porte pour parcourir des yeux
l’assistance, cherchant où m’asseoir. De sa place en bout de table, Henry
m’adressa un regard interrogateur. Je me souvins alors de l’état dans lequel il
m’avait laissée la veille au soir, lorsque j’avais sombré dans des abysses de
désespoir, et souris pour le rassurer. Apparemment satisfait, il détourna les
yeux sans me laisser le temps de lui signifier que même si je n’étais pas au
bord des larmes, j’avais désespérément besoin de lui parler en tête à tête.
Avec une impatience grandissante, je picorais dans mon assiette en
regardant Henry converser avec Herr Spohr. Soudain, Sylvia fit son entrée et
s’assit de l’autre côté de la table. Les joues brûlantes, je me remémorai la
façon dont nous nous étions parlé la veille. Elle aussi semblait très mal à l’aise,
évitant soigneusement de croiser mon regard. Je ne savais pas vraiment
comment me comporter. Elle avait été franche au point d’être cruelle, et je
m’étonnais à moitié qu’elle ne soit pas venue s’excuser auprès de moi avant le
petit déjeuner.
Miss St Claire arriva à son tour et prit place à côté de Sylvia, puis se
pencha par-dessus Herr Spohr pour dire bonjour à Henry. Ce dernier lui sourit.
Dégoûtée, je détournai les yeux. À cet instant, Mr Brandon entra dans la pièce.
Aussitôt, son regard se posa sur moi. Je m’efforçai de le soutenir un instant
avant de baisser les yeux. J’étais certaine qu’il s’apprêtait à m’ignorer, certaine
que Mrs Delafield l’avait monté contre moi. Mais lorsque je relevai la tête, je
le vis traverser la pièce avec de longues enjambées fluides qui me rappelèrent
notre promenade dans les landes. Il s’arrêta à ma hauteur et désigna d’un geste
le siège vide à côté du mien.
— Puis-je me joindre à vous, Miss Worthington ?
Je me redressai sur ma chaise et le dévisageai, stupéfaite.
— Oui, bien sûr.
Il prit place, tira sa chaise au plus près de la mienne et se tourna vers moi,
ignorant tous les autres.
— Vous avez attaché vos cheveux, fit-il remarquer d’une voix qui était
presque un murmure.
Je passai une main sur ma nuque, embarrassée. Je savais à quel point
j’avais dû paraître sauvage dans les landes ce matin-là. Son regard glissa sur
mon visage, puis il reprit d’un air nonchalant, toujours à voix basse :
— Vous êtes très belle. Mais pas autant que ce matin dans les landes.
Rougissante, je jetai un coup d’œil furtif en direction de Henry. Ce dernier
me regardait fixement, ainsi que Sylvia.
Je m’éclaircis la voix et me retournai vers Mr Brandon. Ses yeux d’un vert
translucide se plongèrent dans les miens.
— Je ne sais que vous répondre, Mr Brandon.
— Vous me décevez, Miss Worthington.
Il m’adressa un de ses plus grands sourires, puis reporta son attention vers
l’autre côté de la table.
— Bonjour, Miss Delafield. Mr Delafield. Miss St Claire.
Quelques murmures et des regards surpris répondirent à ses salutations.
— Il me semble que nous avons prévu un pique-nique à l’abbaye en ruine,
et la journée me paraît parfaite pour cela, reprit-il en regardant les autres, les
yeux brillants d’excitation. Nous devrions tous y aller !
Quoi que Mrs Delafield ait pu lui raconter, cela n’avait pas eu sur lui l’effet
que je craignais. Je ne pus réprimer un sourire et baissai les yeux afin que
Mr Brandon ne voie pas à quel point son invitation me rendait heureuse.
— On dirait qu’il va pleuvoir, objecta Henry d’un ton cassant.
Je pivotai sur ma chaise pour regarder par la fenêtre. Le ciel était bleu et
dégagé, et toute trace de brume s’était envolée avec l’arrivée du soleil matinal.
— Vraiment ? demandai-je en me tournant vers lui, les sourcils froncés.
Il me fusilla du regard, puis baissa les yeux sur son assiette et planta
violemment sa fourchette dans un morceau de jambon.
— Je pense que ce pique-nique est une charmante idée, déclara Miss St
Claire en souriant à Henry, la tête penchée sur le côté en une vaine tentative
pour croiser son regard.
— Votre père se joindra-t-il à nous ? demanda Sylvia à Mr Brandon.
— Bien sûr ! Plus on est de fous, plus on rit ! s’écria ce dernier, dont
l’enthousiasme semblait sans limites. Qu’en pensez-vous, Henry ? Pouvez-
vous demander à votre excellente équipe de cuisiniers de nous préparer un
pique-nique ?
Henry repoussa son assiette.
— Bien sûr que je peux le leur demander, Mr Brandon.
Il posa sur moi un regard dur et accusateur.
— Du moins, si tout le monde est d’accord pour participer, ajouta-t-il.
Je haussai un sourcil.
— Pourquoi ne le serions-nous pas ? demandai-je. L’aventure me semble
amusante.
Il haussa les épaules, repoussa sa chaise et se leva.
— Alors c’est entendu, nous nous retrouverons dans l’entrée à midi,
déclara-t-il avant de nous adresser un bref signe de tête et de s’éloigner sans un
mot de plus.
Je le regardai quitter la pièce, abasourdie. Je ne comprenais pas ce qu’il
reprochait au projet de Mr Brandon. Je tentai de me rappeler s’il m’avait déjà
parlé d’une abbaye en ruine. Il avait passé des heures à me raconter des
histoires sur Blackmoore, ou plutôt à répondre à mes questions, mais je ne me
souvenais pas de l’avoir entendu mentionner une abbaye. Je me demandais bien
pourquoi.
— « L’amour n’est pas le jouet du Temps, bien que les lèvres et les joues
roses soient dans le cercle de sa faux recourbée ; l’amour ne change pas avec
les heures et les semaines éphémères, mais il reste immuable jusqu’au jour du
jugement.
Si ma vie dément jamais ce que je dis là, je n’ai jamais écrit, je n’ai jamais
aimé. »
Carson était un vieil homme – presque aussi vieux que les terres qui nous
entouraient. Lorsque nous débouchâmes dans la clairière où il nous attendait,
haletants, riant, excités par notre aventure, il nous intima le silence comme s’il
avait affaire à des enfants turbulents.
Je le connaissais depuis aussi longtemps que les autres domestiques des
Delafield. Leur manoir avait été pour moi une deuxième maison, ses résidents
une deuxième famille. Carson, très laconique, soulevait son chapeau sur mon
passage et avait toujours eu pour moi un petit sourire.
— Merci de faire ça pour nous, lui dis-je.
D’un bref signe de tête, il m’indiqua qu’il m’avait entendue.
— Votre arthrite ne vous fait pas souffrir ce matin, j’espère ?
— Non, Miss Katherine, répondit-il d’une voix basse et rauque.
Henry s’approcha, se plaçant si près de moi que tout un côté de mon corps
se trouva soudain à l’abri de la fraîcheur nocturne.
— Les avez-vous entendus, Carson ? demanda-t-il.
— Comment voulez-vous qu’on entende quoi que ce soit, avec toutes vos
jacasseries ? marmonna le vieil homme.
Je me couvris la bouche pour étouffer un éclat de rire et sentis les épaules
de Henry tressauter en silence à mes côtés.
— Par ici, dit Carson en désignant d’un signe de tête les bois de l’autre côté
de la clairière – le côté des Delafield.
Lorsqu’il interrompit sa lente progression entre les arbres, le ciel
commençait à s’éclaircir, passant imperceptiblement de la nuit au matin. La
nature s’éveillait autour de nous, et lorsque nous nous assîmes par terre, au
milieu des buissons, le sol était couvert de rosée. Je m’étais installée entre
Henry et Carson, laissant leur présence me réchauffer tandis que l’humidité de
l’herbe transperçait les deux épaisseurs de mes jupons. Carson leva l’index,
nous enjoignant d’un geste de garder le silence, puis posa sa main en cornet
autour de son oreille.
Henry me sourit, les yeux brillants d’excitation et d’impatience. Les mains
serrées l’une contre l’autre, je tendais l’oreille. Nous nous trouvions à l’orée
de la clairière, afin de voir et d’écouter à la fois les oiseaux du bois et de la
clairière. À en croire Carson, c’était là que nous avions les meilleures chances
d’entendre chanter une alouette.
Les chants commencèrent timidement, mais à mesure que le ciel
s’illuminait, de plus en plus d’oiseaux émergeaient de leurs cachettes en quête
de nourriture. Bientôt, il y en eut tout autour de nous. À chaque nouveau cri,
Carson murmurait « merle », « hirondelle » ou « grive ». Nous attendîmes
jusqu’à l’heure où le ciel prenait ses teintes dorées, rosées et du plus clair des
bleus. Alors, je retins mon souffle, pleine d’espoir. Plus que tout autre chant,
c’était celui de l’alouette que j’attendais.
Un nouveau sifflement se fit entendre, et je sentis Carson se raidir près de
moi. Je regardai Henry, les yeux grands ouverts, tandis que l’air s’emplissait
d’un chant aigu et envoûtant : une spirale descendante de notes perçantes qui
s’achevaient en mélancolie avant de reprendre avec plus de force.
— C’est elle, murmura Carson. L’alouette.
Je fermai les yeux, laissant le chant de l’oiseau déverser dans mon âme
toute sa mélancolie, sa peine et sa beauté. Lorsqu’il se tut, je posai la main sur
ma poitrine, m’assurant que mon cœur était toujours en place, avant d’ouvrir
les yeux. En clignant des paupières pour chasser les larmes, je me tournai vers
Henry pour m’assurer que lui aussi l’avait entendu.
Il me regardait, et je vis dans ses yeux le reflet de ce que je ressentais. La
tristesse, la beauté.
Il se pencha vers moi. Son souffle me caressa le cou, faisant courir un
frisson le long de ma colonne vertébrale, lorsqu’il me murmura à l’oreille :
— Alors, que pensez-vous de votre chant d’oiseau ?
Je restai muette l’espace d’un instant.
— C’est…
Je secouai la tête.
— C’est la chose la plus belle et la plus envoûtante que j’ai jamais
entendue.
Son regard balaya mon visage. Ses yeux étaient le reflet de mon cœur, tout
en émotions contenues qui menaçaient de déborder.
— Oui…, fit-il à voix basse, rien que pour moi. Une beauté envoûtante.
Il écarta les cheveux qui étaient retombés sur mes yeux, d’un geste doux et
familier qui me fit frémir.
— C’est exactement ce que je pensais, ajouta-t-il.
J’avais le souffle court, le cœur battant. En ce moment suspendu et
silencieux, je remarquai sur son visage la même beauté poignante que j’avais
entendue dans le chant d’oiseau, avec ses cheveux ébouriffés où le soleil venait
déverser ses rayons dorés, ses joues parsemées de taches de rousseur, ses yeux
d’un gris charbonneux et son regard posé sur moi avec une intensité que je ne
comprenais pas – et sa barbe naissante, la courbe de sa bouche, la largeur de
ses épaules…
En un instant, tout bascula. Cette impression de succomber que je ressentais
parfois devant lui se changea soudain en une flamme brûlante qui me consuma.
Les joues en feu, je détournai les yeux, mais j’avais eu le temps de voir un petit
sourire se dessiner sur ses lèvres.
— Alors, Miss Katherine ? fit la voix de Carson.
Je pris soudain conscience que le vieil homme m’observait. Je m’éclaircis
la voix.
— C’était très beau. Je vous remercie infiniment.
Je m’efforçai de me relever, mais mes jambes étaient engourdies. Je titubai
jusqu’à ce que Henry se lève à son tour pour me prendre par le coude.
— Tapez des pieds, dit-il. Cela vous aidera.
Rougissante, je gardai les yeux baissés, comme si j’avais besoin de
concentrer toute mon attention sur mes jambes ankylosées.
— Je dois rentrer, bafouillai-je. Avant que l’on me cherche.
— Je vous raccompagne, proposa Henry.
Je m’écartai de lui, tentant de dissimuler derrière un grand sourire mon
cœur affolé et mes jambes tremblantes.
— Non !
Le mot était sorti plus durement que je l’avais voulu. Je ne me sentais pas
moi-même. Mon cœur était en flammes, et j’étais terrifiée à l’idée que cela
puisse se lire sur mon visage.
— Non, je vous remercie, repris-je. Ça va aller. Merci encore, Carson.
Merci, Henry.
Je m’éloignai en hâte, aussi vite que mes jambes tremblantes me le
permettaient, mais je ne rentrai pas immédiatement à la maison. Je me
dissimulai derrière un arbre, à l’entrée du jardin, une main pressée sur la
poitrine. Qu’était-il arrivé à mon cœur ?
Chapitre 25
Je n’eus aucune difficulté à retrouver la maison bleue. Mais une fois que
j’eus frappé à la porte, je me demandai ce que j’allais bien pouvoir dire si les
filles n’étaient pas là. Un jeune homme ouvrit la porte et me dévisagea.
— Bonjour. Mary et Katherine sont-elles à la maison ?
Il hocha la tête, l’air nerveux.
— Qu’ont-elles fait ?
— Oh, rien ! Je leur ai… apporté quelque chose.
Les filles arrivèrent en courant, leurs visages illuminés d’un sourire plein
d’espoir. Je leur tendis le paquet de la boulangerie.
— N’oubliez pas de tout bien partager avec vos frères et sœurs,
recommandai-je.
— Oh, oui. Merci, mademoiselle ! s’écria Katherine en s’efforçant
d’effectuer une nouvelle révérence tout en serrant contre elle les friandises.
Mary leva vers moi ses yeux sombres, les joues sèches.
— Oui, merci beaucoup.
Je leur dis au revoir, revins sur mes pas et me demandai soudain si j’avais
été bien inspirée de vouloir rentrer seule à Blackmoore. Mais à cet instant,
j’entendis une voix familière me héler :
— Miss Worthington ! Que faites-vous là ?
Je souris à la vue de Mrs Pettigrew, ma compagne de voyage.
— Je cherchais justement quelqu’un avec qui rentrer à Blackmoore. Vous
n’iriez pas dans cette direction, par hasard, Mrs Pettigrew ?
— En fait, si.
En la voyant peiner à gravir la colline à mes côtés, je me surpris à regretter
d’avoir ainsi abandonné Sylvia. Je me demandai à quel point notre
éloignement pouvait être attribué à mes choix de ces dernières années. Et tandis
que je traversais les landes pour rejoindre la maison sur la falaise, je songeai à
ce jour, deux ans auparavant – le jour de la mort de Mr Delafield. Tout ce qui
m’arrivait à présent était-il imputable à cet instant et à ce choix ?
Chapitre 26
JAMAIS JE N’AVAIS CONNU UNE SOIRÉE AUSSI LONGUE, alors que j’attendais que
minuit revienne, apportant avec lui une nouvelle escapade nocturne en
compagnie de Henry.
— Où êtes-vous allée aujourd’hui ? me demanda Henry une fois en haut de
la tour.
J’aimais cet endroit plus encore que la pièce à l’oiseau. J’aimais me
trouver au-dessus de tout. J’aimais voir les cimes des arbres et l’étendue de
l’océan à la lumière de la lune, et entendre les cris obsédants des corbeaux qui
hantaient la tour voisine.
— Je me suis rendue à la baie de Robin Hood avec Sylvia et Miss St Claire,
répondis-je, le nom de cette dernière teintant ma voix d’une amertume
involontaire.
— Mais vous n’êtes pas rentrée avec elles ? poursuivit-il d’un air
interrogateur.
— Non… j’avais une petite course à faire. Mais je suis bien rentrée,
comme vous pouvez le constater.
Il se contenta de me regarder en silence, mais je sentais bien qu’il désirait
me dire quelque chose.
— Vous apprêtez-vous à me donner une leçon de bienséance ? demandai-je
en levant un sourcil.
Il secoua la tête.
— Non. J’allais seulement vous dire que j’aurais bien aimé vous
accompagner. Cela faisait longtemps que je voulais vous faire visiter la baie.
Cette idée ne m’avait même pas effleurée.
— Je suis désolée, murmurai-je.
— Ce n’est pas important, assura-t-il en haussant les épaules.
Henry semblait quelque peu réservé ce soir-là. Quelque part, au fond de lui,
une colère contenue bouillonnait. Mais j’ignorais comment l’apaiser.
— Procédons au marché, voulez-vous ? dis-je alors. Ce soir, si vous
voulez, vous pouvez commencer par me demander mon secret.
Il croisa les bras en me regardant, comme pour se mesurer à un adversaire,
et déclara :
— Je veux savoir pourquoi vous êtes si opposée au mariage.
Je respirai un grand coup. Il m’avait déjà posé la question à de nombreuses
reprises, mais j’avais toujours refusé d’y répondre. À présent, cependant, je
n’avais plus le choix et j’étais terrifiée à l’idée de lui avouer la vérité. J’étais
sur le point de fondre en larmes. Je baissai les yeux, cherchant en moi un point
d’ancrage auquel rattacher mon courage. Les Indes. C’était pour elles que j’en
étais arrivée là. Pour voir s’ouvrir la porte de ma cage. Pour m’exiler sur une
terre lointaine où je n’aurais pas à assister au mariage de Henry et Miss St
Claire. Je me raffermis et troquai ma nervosité contre une rage froide. Je
songeai à mon père et à ma mère ; je songeai à Eleanor et à son mari, James.
Alors, enfin, je répondis :
— Se marier, c’est s’enchaîner au malheur.
— « S’enchaîner au malheur » ? s’écria-t-il, stupéfait. Je vois la chose
différemment. Pour moi, il s’agit de l’union de deux esprits semblables. D’une
vie passée aux côtés de votre plus chère amie, de votre plus fidèle compagne.
Un lien qui nous lie, certes, mais avec lequel vient la force. C’est ce en quoi
je crois.
Pour une raison que je ne m’expliquais pas, sa naïveté me mit en fureur.
— Est-ce le genre de mariage que vous espérez vivre avec Miss St Claire ?
rétorquai-je.
Henry fit un pas en arrière, comme si je venais de le gifler. Il resta
silencieux un instant avant de répliquer :
— Peu importe mon avenir. C’est du vôtre que nous parlons.
— Voilà une réponse qui laisse un peu à désirer, Henry Delafield.
Un petit sourire en coin se dessina sur ses lèvres.
— Vous m’appelez toujours par mon nom entier lorsque vous êtes
contrariée. Comme si vous étiez ma mère.
— Et vous, rétorquai-je en le fusillant du regard, vous essayez toujours de
changer de sujet quand vous êtes mal à l’aise.
Sans y penser, je l’attrapai par le devant de sa chemise, l’attirant à ma
hauteur pour le regarder bien en face. Tout ce que je pus lire dans ses yeux fut
de la surprise et de l’amusement.
— Pourquoi devrais-je être la seule à me rendre vulnérable ? Vous m’avez
demandé de révéler mes secrets ; à présent, vous devriez en partager un avec
moi. Ce ne serait que justice.
Henry posa les mains sur le muret derrière moi, m’emprisonnant entre ses
bras. Et même alors que j’avais relâché ma prise sur sa chemise – qu’est-ce qui
avait bien pu me passer par la tête ? – il continua à se pencher sur moi. Il était à
présent si proche que je pus percevoir l’instant où son expression amusée
laissa place à une flamme ardente.
— Que voulez-vous que je vous confie ? demanda-t-il.
— Quelque chose d’honnête. Quelque chose dont vous n’avez jamais parlé
à personne. Un de vos secrets.
Je marquai une pause, puis ajoutai d’un air innocent :
— Un secret qui concerne Miss St Claire.
Il secoua la tête.
— Cela ne concerne en rien Miss St Claire. C’est entre vous et moi.
Je me sentis soudain frustrée et en colère. Il ne parlait jamais de Miss St
Claire. Les seules informations que j’avais pu glaner à son sujet avant cette
semaine étaient venues de Sylvia. Pendant toutes ces années, Henry avait
toujours été très réticent à me parler de sa promise, et j’en avais été verte de
jalousie. L’idée qu’il possède un secret que j’étais incapable de lui arracher
m’était exécrable. Je ne supportais pas de le voir me quitter chaque été pour
passer un mois avec elle, me laissant seule à la maison. Et je savais
d’expérience que les secrets dont on ne parlait à personne étaient ceux que l’on
chérissait le plus.
Prise d’une envie soudaine de le repousser, je croisai les bras pour retenir
mon geste.
— Vous ne me parlez jamais d’elle, protestai-je. Après tout ce que je vous
ai confié, je trouve cela abominable de votre part de me faire des cachotteries !
— Mais j’ai l’intention de vous confier un secret ! J’ai seulement dit qu’il
n’évoquerait pas Juliet.
Juliet. Il l’avait appelée par son prénom, comme si tout était convenu entre
eux. Comme s’il lui avait demandé sa main. Comme si déjà, un lien
indéfectible les unissait.
— Je déteste ce prénom, murmurai-je.
Henry sourit. Ma remarque semblait l’amuser immensément. Le réjouir,
même.
— Ah bon ? Et pourquoi ? demanda-t-il.
— Il est présomptueux.
— Hmm, fit-il en hochant la tête. Présomptueux.
— Oui ! C’est un prénom qui se donne de grands airs classiques. Comme si
elle pouvait devenir l’héroïne d’une tragédie shakespearienne. C’est
parfaitement présomptueux. Ses parents n’ont donc pas réfléchi au fait qu’ils la
vouaient à être une déception permanente ? Parce que c’est ce que j’ai ressenti
dès que je l’ai rencontrée – une immense déception à la voir aussi fade avec un
nom pareil.
Je m’interrompis, comprenant que j’étais allée trop loin. Henry plissa les
yeux. C’était sa promise que je venais d’injurier. Peut-être même sa fiancée.
Soudain, je regrettai mes paroles.
— « Fade » ? Oh, je vois ! Vous ne l’aimez pas parce qu’elle n’est pas aussi
obstinée, capricieuse et franche que vous. C’est bien cela ?
Je serrai les lèvres. Je me maudissais de n’avoir su tenir ma langue.
— Oui, je suppose que c’est cela, marmonnai-je.
— Certains hommes aiment les femmes discrètes, fit-il remarquer d’un ton
léger.
— Moi, je ne les aime pas, rétorquai-je en levant le menton. Et vous ?
C’était ma fierté qui m’avait poussée à poser la question ; ma fierté qui se
demandait s’il réprouvait mon attitude. Je ne m’étais encore jamais interrogée
à ce sujet. Il ne m’était jamais venu à l’idée qu’il puisse désapprouver ma façon
d’être. Mais à présent, j’avais besoin de savoir.
Il me regarda un instant sans mot dire, un léger sourire flottant sur ses
lèvres, puis déclara d’une voix douce :
— Je pense que vous avez mal jugé Miss St Claire. Elle est intelligente et
raffinée.
Aussitôt, je la détestai plus encore.
— Eh bien, si c’est tout ce que vous attendez de votre future épouse,
j’imagine que vous serez comblé en compagnie de votre Juliet. Même si elle
ne sait pas faire la différence entre Phaéton et Icare, ajoutai-je dans un
murmure.
Je surpris un frémissement au coin de ses lèvres.
— Quoi ? Pourquoi riez-vous ?
— Vous êtes jalouse, s’esclaffa-t-il.
— Non.
Il souriait, comme si tout ce que je venais de dire lui faisait plaisir.
— Alors, voulez-vous connaître mon secret ou pas ? demanda-t-il à voix
basse.
— Oui, répondis-je.
Il s’approcha encore un peu de moi. Bien trop près. Brusquement, je me
crus en déséquilibre, comme si le monde s’était incliné et qu’il me fallait
trouver un point d’appui pour ne pas tomber. Mon cœur faisait des bonds dans
ma poitrine. J’avais le souffle court. Je sentais ses bras de chaque côté de mon
corps, qui me piégeaient ou me protégeaient – je ne savais pas exactement.
Un long silence s’installa entre nous, si tendu que j’avais l’impression que
quelque chose allait se briser avec un bruit sec. Henry me regardait, semblant
passer en revue tout un lot de secrets qu’il envisageait de partager, et ma
curiosité se mêla d’appréhension.
— Vos sourcils, dit-il enfin.
J’écarquillai les yeux.
— Mes sourcils ? Qu’est-ce qu’ils ont ?
— Je les aime, déclara-t-il comme s’il s’agissait d’un fait ; d’une vérité
incontestable.
Spontanément, j’éclatai de rire et secouai la tête.
— Ils sont trop noirs, protestai-je. Trop épais.
— Non. Ils donnent du caractère à votre visage. Il y a en eux une certaine…
grâce. Peut-être à cause de leur courbe, poursuivit-il dans un murmure. Ils me
rappellent les ailes d’un oiseau en plein vol.
Terriblement gênée, j’étais heureuse de pouvoir dissimuler mon embarras
dans la pénombre. Alors, Henry leva la main vers mon visage. Je restai
parfaitement immobile, pétrifiée de stupeur, la gorge nouée. Du bout des
doigts, il caressa la courbe de mon sourcil gauche, suivant des yeux le
parcours de ses doigts. Prise d’un frisson, je sentis mon cœur s’affoler. Puis sa
main se posa sur ma joue avec autant de précautions et de douceur que pour
toucher un oiseau dans sa cage. Lorsque enfin il la rabaissa, une sensation de
brûlure resta comme imprimée sur ma peau.
— Je suis incapable de voir un oiseau sans penser à vous, reprit-il. Je me
demande ce que vous ferez de vos ailes une fois que vous les aurez trouvées. Je
me demande jusqu’où elles pourront vous emmener. Et je redoute cet instant
autant que je l’espère.
Je retenais mon souffle, muette de saisissement. Il ne m’avait jamais
touchée ainsi. Regardée ainsi. Parlé ainsi.
— À présent, sommes-nous quittes ? demanda-t-il, la voix basse et rauque,
en me regardant dans les yeux sans ciller. Me suis-je rendu suffisamment
vulnérable ?
J’aurais pu me pencher sur lui pour l’embrasser. Il était assez proche. Mon
cœur cognait dans ma poitrine. Malgré moi, mes yeux s’attachèrent à sa
bouche. Je m’agrippai au mur de pierre. Je ne devais pas tendre les bras vers
lui, lever la tête pour poser mes lèvres sur les siennes, le serrer contre moi en
lui disant que je ne voulais pas m’envoler loin de lui.
Nous étions tous deux fragiles à respirer le même air vicié par les secrets,
les demi-vérités… Je savais qu’un seul faux pas, un seul mot mal placé,
pouvait tout faire échouer. Alors je hochai la tête et ne dis pas un mot. J’avais
très peur de rompre cet équilibre que nous tentions d’instaurer entre nous –
cette amitié délicate, profonde et inflammable.
— Bien, murmura Henry en se redressant pour reculer d’un pas.
Je frissonnai dans le froid soudain qu’il laissa.
— Voulez-vous rentrer ? demanda-t-il en me voyant grelotter.
— Non. Finissons… Finissons cela ici, répondis-je timidement. Vous
voulez savoir pourquoi je refuse de me marier…
— En fait, j’ai changé d’avis. Ce que je veux vraiment savoir, c’est
pourquoi vous avez peur d’aimer.
Je tentai de rire, mais n’y parvins pas. Il n’était pas censé me poser cette
question. Il n’était pas même censé avoir eu l’idée de me la poser. Il croisa les
bras et s’appuya contre le mur, comme pour me signifier qu’il pouvait attendre
toute la nuit s’il le fallait.
Je croisai les bras à mon tour et pris une profonde inspiration.
— Mon amour est comme une fièvre…
— Vous citez Shakespeare ? m’interrompit-il d’un air désapprobateur.
Allons, vous pouvez faire mieux que cela.
Je le fusillai du regard, les poings serrés. La colère était un sentiment bien
plus confortable que la peur ; je préférais encore être sur la défensive plutôt
que me sentir vulnérable.
— Mais ce qu’il dit est vrai ! protestai-je. L’amour est une maladie. Il fait
des ravages. Il mutile. Il détruit tout sur son passage. Je suis raisonnable d’en
refuser l’idée, tout comme je le serais d’éviter une épidémie. C’est une
faiblesse du cœur humain d’imaginer que ce qui commence dans la passion est
fait pour durer. La passion est un feu qui brûle et ne laisse que des cendres sur
son passage. Elle est illogique et déraisonnable. L’amour est la chute de
l’homme et l’emprisonnement de la femme. C’est une cage d’où on ne peut
s’échapper une fois qu’on y est entré.
» Je l’ai vu et revu, poursuivis-je. Avec ma mère. Avec mon père. Avec
Eleanor. Et maintenant avec Maria. C’est un fléau pour tout ce qui est tendre et
bon. L’amour est déloyal. Il n’a aucun respect pour les personnes. Il est source
de servitude, de chagrin, de trahisons, de ressentiment…
Mon souffle se bloqua dans ma poitrine. Je pressai une main sur mon cœur,
si douloureux qu’il m’empêchait de respirer.
— Voilà ce que j’ai vu de l’amour, conclus-je enfin. Voilà pourquoi je
l’évite. Je serai plus avisée que mes parents et que mes sœurs, et que tous ceux
qui se sont laissé piéger par un sentiment passager et ont dû en souffrir pour le
reste de leur vie.
Henry s’avança vers moi, et je vis son visage à la lumière de la lune. Il
exprimait un déchirant mélange de douleur, de compassion et de déni.
— Ce n’est pas d’amour que vous parlez. Vous avez assisté au déclin d’un
amour contrefait. Vos parents ne se sont pas aimés. Vos sœurs n’ont jamais
vraiment aimé. Je me demande même si elles en sont capables. Mais vous, ma
chère Kate… vous êtes différente.
Mais que suis-je ? Je tournai et retournai la question dans ma tête, me
laissant envahir par le doute, puis levai les yeux vers le ciel obscur et poussai
un soupir.
— Je vous ai donné ma réponse, Henry. C’est votre tour.
Je ne le regardais pas. Je contemplais les étoiles. J’aurais voulu pouvoir
remonter dans le temps et ne pas avoir écouté cette conversation lors de ce
fameux bal. J’aurais voulu pouvoir réécrire nos destinées et changer les
familles qui nous avaient fait naître.
Je n’étais pas prête à sentir sa main se poser sur la mienne. Je sursautai, et
mon regard s’envola vers son visage. Il m’observait avec une intensité sereine
qui me fit tressaillir. Il ne se borna pas à me prendre par la main : il passa
doucement les doigts le long de mon poignet, puis les fit remonter sur ma
paume avant de les glisser entre les miens. Le cœur battant, je le vis lever nos
mains jointes et incliner la tête pour y déposer un baiser.
La panique se répandait dans mes veines au rythme effréné des battements
de mon cœur. Mais elle n’était pas seule. Un sentiment plus profond
l’accompagnait, qui m’ôtait mes forces.
— Kate, murmura-t-il, vous n’êtes pas comme votre mère. Vous ne
ressemblez pas à vos sœurs. La profondeur de votre âme est insondable. Vous
êtes courageuse, loyale et vraie. Votre cœur est pur, il est seulement un peu
effarouché. Mais je saurais en prendre soin, mon amour, si vous vouliez bien
me le confier.
Sur ces mots, il baissa la tête et pressa ses lèvres sur mes doigts.
Tout en moi n’était plus que passion et terreur mêlées. Mon cœur menaçait
de bondir hors de ma poitrine. Je tremblais de la tête aux pieds. Mais malgré
tout, dans la course folle de mes pensées, je parvins à saisir la première idée
raisonnable qui passa à ma portée :
— Je vous remercie, mais je dois refuser, répondis-je d’une voix
tremblante.
Je le sentis tressaillir. Mais lorsque j’ouvris les paupières, il s’était
détourné et s’éloignait, laissant retomber ma main. Je croisai les bras, blessée
et affaiblie. Il me tournait le dos, les yeux levés vers les étoiles. Ou peut-être
vers les oiseaux nichant dans la tour voisine.
Enfin, au bout d’un long silence, il attrapa sa lanterne et déclara :
— Et de deux ! Il n’en reste plus qu’une.
Je hochai la tête, m’efforçant de repousser cette faiblesse qui menaçait de
rompre le fragile équilibre de mes sentiments. C’était ce qui devait arriver.
C’était ce qui devait être. J’allais tout faire pour réaliser mon rêve – mon
voyage vers les Indes. Nous remontâmes en silence le passage secret, et les
seuls mots que Henry lâcha en me quittant dans l’aile ouest furent :
— Bonne nuit.
Chapitre 28
— OH, NON… NON, NON, NON, NON, MURMURAIS-JE EN courant dans les
couloirs et en dévalant l’escalier.
Lorsque j’atteignis le vestibule, j’aperçus le majordome, seul au milieu
d’un amoncellement de malles de voyage.
— Ma mère ? demandai-je.
Il s’inclina.
— Dans le salon, mademoiselle.
Je repartis au pas de course, dérapant sur le sol de marbre, et entrai, hors
d’haleine, dans le salon.
Son rire résonnait dans la pièce. Rauque et sensuel. Elle était assise sur un
sofa, à côté du jeune Mr Brandon. Si près de lui que sa jambe était collée à la
sienne et que sa poitrine reposait sur son bras. Je parcourus la salle du regard.
Une bonne partie des invités étaient présents, et au moins la moitié de la
compagnie avait les yeux fixés sur ma mère. Il y avait Miss St Claire, qui
observait son manège d’un air stupéfait, et Mr Pritchard, qui affichait un air de
cinglant reproche. Je reconnus également Herr et Frau Spohr, les cousins
Delafield, un couple âgé dont je ne cessais d’oublier le nom, et bien d’autres
encore.
— Maman ! m’écriai-je en me hâtant vers elle. Je ne vous attendais pas ici !
Vraiment pas !
Elle leva les yeux sur moi, et pendant un instant de stupeur, j’eus l’étrange
impression qu’elle ne me reconnaissait pas. Elle semblait regarder dans le
vague. Puis, elle s’exclama :
— Kitty ! Ma chère petite ! Comme vous m’avez manqué ! Je ne pouvais
rester plus longtemps loin de vous !
Tout en disant ces mots, elle attrapa et serra contre elle le bras de
Mr Brandon. Ce dernier évitait soigneusement de croiser mon regard. Je
m’efforçai en vain de calmer les battements de mon cœur.
— Oh, vraiment ? rétorquai-je. Comme c’est étonnant ! Mais où est Maria ?
— À l’étage, répondit maman en agitant la main d’un geste négligent. Elle
se change. En ce qui me concerne, je n’ai pas voulu m’éloigner un seul instant
de cette délicieuse compagnie. Et comme vous le voyez, mon instinct ne m’a
pas trompée.
Elle se tourna vers Mr Brandon. Leurs visages étaient si proches qu’ils
semblaient respirer le même air. Elle passa sa langue sur ses lèvres.
— Maman, il faut que je vous parle, déclarai-je d’une voix que la panique
rendait plus sonore que prévu. Tout de suite.
Elle se retourna lentement vers moi. Et là, dans ses yeux, je distinguai cette
sombre lueur calculatrice que je connaissais bien.
— Ne soyez pas stupide, Kitty.
— Kate, répliquai-je en serrant les poings.
Elle eut un petit rire léger.
— Ne soyez pas stupide, Kitty. Je vais rester ici avec Mr Brandon.
Mr Brandon, vous me parliez de votre domaine. Poursuivez, je vous prie.
Mr Brandon me jeta un regard furtif. Un regard empli de pitié. Je sentis
mon estomac se nouer. À cet instant, il devait remercier sa bonne étoile de
l’avoir prémuni contre une alliance avec ma famille. Il se décala légèrement,
libéra son bras de l’étreinte avide de maman, et répondit poliment :
— Le domaine de mon père se trouve dans le Surrey, Mrs Worthington.
— Dans le Surrey ! Que c’est captivant ! Dites-moi tout.
Il lui sourit poliment, mais ce fut en me regardant qu’il déclara :
— Je serai ravi de vous obliger.
Maman suivit son regard et sembla surprise de me voir. Elle fronça les
sourcils.
— Que faites-vous à rester là, Kitty ? Allez donc retrouver votre sœur.
Muette de frustration, de peur et d’impuissance, je parcourus le salon des
yeux, puis les reposai sur maman. Enfin, reprenant mes esprits, je fis volte-face
et me hâtai de quitter la pièce.
— Qu’est-ce que maman et vous êtes venues faire ici ? hurlai-je en entrant
dans ma chambre, où Maria avait été installée.
Ses bottes, ses bas et son chapeau étaient étalés sur mon beau lit couleur de
bruyère, où elle-même était étendue. Elle leva les yeux pour me regarder d’un
air renfrogné.
— Pourquoi ne serions-nous pas ici ? C’est vous-même qui avez eu l’idée
de m’inviter.
— Oui, mais vous êtes tombée malade ! Vous n’étiez plus censée venir !
Le menton posé au creux de la main, elle me considéra avec une vague
curiosité.
— Je n’étais pas malade. Qu’est-ce qui vous a fait croire ça ?
Je la dévisageai sans comprendre.
— Maman m’a dit que vous aviez eu une poussée de fièvre le matin où je
suis partie pour Blackmoore.
— Non, je n’étais pas malade.
— Alors pourquoi maman a-t-elle prétendu que vous l’étiez ?
— Je l’ignore, répondit-elle avec un petit geste indifférent. Elle m’a dit que
nous devions attendre quelques jours avant de vous rejoindre. Vous a-t-elle
vraiment raconté que j’étais malade ? s’esclaffa-t-elle. Et tout ceci est donc une
grande surprise pour vous ? Oh, c’est brillant ! Maman est vraiment
diabolique !
— Maria !
Prise d’une brusque panique, j’attrapai toutes ses affaires étalées sur mon
lit et les jetai par terre.
— Il n’y a pas matière à rire ! m’écriai-je. Mrs Delafield ne voulait même
pas de moi ici ! Que pensez-vous qu’elle se soit dit en voyant maman arriver ?
— Je gagerais qu’elle est folle de rage.
— Exactement ! répliquai-je en attrapant Maria par le bras.
— Aïe ! Mais que faites-vous ?
— Vous devez partir. Immédiatement. Remettez vos chaussures.
Elle tenta de me repousser. Comme je refusais de la lâcher, elle se servit de
ses pieds pour me propulser en arrière à l’autre bout de la pièce.
— Je n’irai nulle part, Kitty ! Pourquoi seriez-vous la seule à avoir le droit
de vous amuser ?
Je me rattrapai au mur et avançai de nouveau vers elle, l’agrippant cette
fois par la jambe pour la tirer hors du lit.
— Je ne m’amuse pas ! hurlai-je.
Elle se débattit, cherchant à se raccrocher à quelque chose, et finit par
entraîner tous les draps en dégringolant sur le sol. Haletante, je fis le tour du
lit, en quête de ses chaussures et de ses bas. Où était passée l’autre botte ? À
quatre pattes, la tête sous le lit, je poursuivis :
— Nous allons vous renvoyer par la voiture qui vous a amenées ici, et ce
sera comme si rien n’était arrivé. Je gagnerai mon voyage pour les Indes, et…
— Non ! Je n’irai pas ! Vous avez beau être plus âgée, Kitty, vous n’avez
pas la moindre autorité sur moi !
Exaspérée, je me relevai d’un bond.
— Kate ! criai-je en agitant sa chaussure sous son nez. Je veux qu’on
m’appelle Kate !
Elle croisa les bras et me fusilla du regard. Alors, soudain, quelque chose
se brisa en moi. Je jetai tout par terre et me ruai hors de la chambre en claquant
la porte.
Quelques instants plus tard, je courais à travers les landes. Arrivée à mon
gros rocher, je me mis à l’escalader sans même songer à ce que je faisais. Puis
je m’assis au sommet pour contempler le paysage, laissant l’aspect sauvage et
la solitude de l’endroit s’emparer de moi. Des chants d’oiseaux me parvenaient
depuis la côte et les landes, me faisant regretter de n’être jamais venue ici avec
Henry. Il aurait su les identifier. Il aurait pu me donner le nom de celui qui
imitait le bruit du vent sur l’eau.
Avec l’arrivée impromptue de maman et Maria, je savais que mon temps à
Blackmoore était révolu. Je savais, aussi sûrement que je m’appelais Kate
Worthington, qu’elles allaient tout ruiner. Peut-être même était-ce déjà fait.
J’allais rentrer au manoir pour y trouver une Mrs Delafield fulminante, prête à
nous jeter dehors avant que nous ne puissions causer un scandale qui
éclabousserait le précieux nom de sa famille.
Le ciel était gris, le vent froid. La pluie menaçait. Par moments, une goutte
glaciale s’écrasait sur mon visage. Je pris une profonde inspiration et crus
sentir le parfum de l’océan. C’était un effluve enivrant, évocateur de liberté,
d’aventure et d’évasion.
Ce séjour à Blackmoore ne correspondait en rien au rêve que j’avais
nourri pendant dix ans. Je m’étais représenté des vacances idylliques en
compagnie de mes deux meilleurs amis, Henry et Sylvia, mais la réalité s’était
avérée si différente de ce que j’avais imaginé que je me sentais terriblement
déçue, à la fois par les événements et par moi-même. Jamais je n’aurais cru
pouvoir regretter une chose que j’avais tant désirée. Jamais je n’aurais pensé
éprouver à Blackmoore ce pesant sentiment de vide. Et cela m’attristait
profondément.
Cela m’effrayait également. Car si Blackmoore avait été une telle
déconvenue, comment savoir si les Indes ne me décevraient pas tout autant ? Je
descendis de mon perchoir et partis errer dans les landes, jusqu’à ce que mon
besoin de solitude se laisse supplanter par mon inquiétude à l’égard des
activités de ma mère. Je me tournai alors vers le manoir et les ennuis qui
m’attendaient.
Je traversais le vestibule et m’approchais du salon quand j’entendis la voix
de Mrs Delafield :
— Katherine !
Je me figeai. Mrs Delafield marchait dans le couloir à une allure furieuse.
— Puis-je vous parler un moment ? demanda-t-elle avec un sourire empli
de colère froide et de rage contenue.
Je jetai un coup d’œil furtif au majordome, qui se tenait non loin de nous,
et fus prise d’une envie presque irrésistible de me jeter à ses pieds pour le
supplier de me protéger.
Mrs Delafield s’empara de mon bras et esquissa un geste en direction du
vestibule.
— Dans la bibliothèque, si vous le voulez bien, dit-elle.
J’étais terrorisée, mais face à cette politesse glaciale et à ce sourire
menaçant, je ne sus qu’obéir. Je me laissai mener à la bibliothèque et attendis
qu’elle referme la porte derrière nous. Elle s’éloigna alors de quelques pas et
prit deux longues inspirations avant de se tourner vers moi.
— J’ai laissé mes enfants me convaincre que votre compagnie ne nous
serait pas préjudiciable, mais voilà que vous faites entrer cette femme dans la
maison de mon enfance et apportez le scandale sous mon toit, celui de mon
père et de toute la famille Delafield. Je suis certaine qu’à l’heure qu’il est,
l’ensemble de mes invités envisage de chercher un autre lieu de résidence pour
le reste de l’été.
J’avais les joues cramoisies, les mains tremblantes.
— Je vous jure que je n’ai rien à voir avec la présence de ma mère ici.
Elle plissa les yeux, incrédule.
— Elle a prétendu que vous les aviez invitées, votre sœur et elle.
— Non. J’ai seulement invité Maria. Pas ma mère.
— Et qui vous a autorisée à faire une telle chose ? demanda-t-elle en me
toisant de toute sa hauteur.
— Henry.
Je venais de commettre une erreur. Je le compris aussitôt et regrettai de ne
pouvoir rattraper son nom dans les airs pour réparer les dégâts que je venais
de causer. Deux points rouge vif apparurent sur les joues de Mrs Delafield, qui
se mit à secouer la tête en roulant des yeux furibonds.
— Je vais en parler à mon fils. Mais soyons bien claires sur ce point :
jamais vous ne serez maîtresse de Blackmoore. Jamais vous ne porterez le
nom de Delafield. Vous ne méritez pas l’honneur d’être associée à ce nom. Ni
vous ni aucune de vos sœurs, et sûrement pas votre mère. Est-ce clair ? siffla-t-
elle en pointant vers moi un doigt tremblant.
— Parfaitement clair, murmurai-je, frémissante de honte.
— À présent, poursuivit-elle en remettant de l’ordre à ses cheveux, tâchez
de faire entendre raison à cette femme avant qu’elle ne commette l’irréparable.
Sans quoi vous serez trois à quitter la maison demain à la première heure.
Sur ces mots, elle sortit. Aussitôt, je m’affaissai contre le mur le plus
proche et me pris la tête entre les mains. Pleurer n’arrangerait rien, surtout
maintenant que j’avais une tâche à accomplir. Je m’efforçai donc de recouvrer
mes esprits et sortis de la pièce à mon tour.
À peine fus-je entrée dans le salon que quelqu’un m’attrapa par le bras
pour m’entraîner à l’écart. C’était Sylvia, et elle semblait terrifiée.
— C’est un désastre, Kitty ! chuchota-t-elle. Ma mère est à deux doigts
d’étrangler la vôtre. Elle flirte avec tous les hommes de la pièce, et mon
Mr Brandon vient de m’annoncer que ses projets ont changé et qu’il pourrait
fort bien repartir dès demain ! Vous devez faire quelque chose !
— Je sais. Je vais arranger cela. Je vous le promets.
Pour la tranquilliser, je tentai de sourire, d’avoir l’air sûre de moi. Mais en
vérité, je ne savais comment mettre fin aux agissements de ma mère.
Cette dernière venait de commettre la même erreur que moi le premier soir
et tentait d’entamer une discussion avec l’abominable Mr Pritchard, qui la
dévisageait avec un mépris non dissimulé. Les joues brûlantes d’embarras, je
m’approchai d’eux.
— Maman, dis-je à voix basse, Maria ne se sent pas bien. Je pense que vous
devriez aller la voir. Venez. Je vais vous mener à notre chambre.
— C’est absurde, s’esclaffa-t-elle. Maria est en parfaite santé.
Je la fusillai du regard, sentant les yeux de Mr Pritchard posés sur moi.
— En vérité, maman, elle est au plus mal.
Elle se pencha sur moi et rétorqua en un murmure sonore :
— Kitty, cessez de jouer les trouble-fête !
— Mrs Worthington ?
Je sursautai au son de la voix de Henry et fis volte-face pour le voir
s’avancer vers nous, un large sourire aux lèvres.
— Henry ! s’écria maman en se détournant aussitôt de Mr Pritchard pour
lui tendre la main.
Henry s’inclina pour y déposer un baiser.
— Dieu ! Que vous êtes galant ! gloussa-t-elle.
Henry s’empara de sa main pour la glisser au creux de son bras.
— Lorsque l’on m’a appris que vous étiez ici, déclara-t-il, je suis aussitôt
venu solliciter l’honneur de vous faire visiter Blackmoore.
— Vous seriez mon guide personnel ! Comme vous me gâtez ! minauda-t-
elle en lui serrant le bras.
Sans se départir de son sourire, Henry se tourna vers moi :
— Kate ? Voulez-vous vous joindre à nous ?
— Oh, non ! répondit maman sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche.
Elle doit veiller sur Maria, qui est tombée très malade pendant le voyage.
D’ailleurs, je m’étonne qu’elle l’ait laissée seule si longtemps. À quoi donc
pensez-vous, Kitty ? Abandonner ainsi votre sœur malade ? Pressez-vous, sans
quoi tout le monde pensera que vous n’avez pas de cœur.
J’avais envie de hurler. Henry posa une main sur mon épaule.
— Vous devriez y aller, Kate, murmura-t-il.
Comprenant qu’il essayait de me sauver de moi-même, je hochai la tête, fis
demi-tour et sortis en silence. Je remontai l’escalier de l’aile ouest, puis
m’effondrai contre le mur du couloir devant la porte de ma chambre, sans
même trouver la force d’y entrer.
Chapitre 30
Un an et demi auparavant
— J’ESPÉRAIS VOUS TROUVER ICI, DIT HENRY EN SORTANT d’entre les arbres
pour traverser la clairière où j’étais assise à l’ombre, mon carnet de croquis à
la main.
Je levai les yeux et souris quand il s’assit dans l’herbe à mes côtés.
— Quelque chose ne va pas ? demandai-je en le voyant soupirer.
— Ma tante Agnès vient d’arriver.
Cora, jusqu’alors étendue dans l’herbe, s’approcha furtivement de Henry
pour frotter sa tête contre son torse, quémandant des caresses.
La tante Agnès de Henry était la sœur aînée de son père. Depuis la mort de
Mr Delafield, elle s’était mis en tête de leur rendre visite chaque année, rendant
la vie au manoir impossible pour tout le monde, avec sa manie de fouiner
partout et de vouloir s’occuper de ce qui ne la regardait pas.
Un petit sourire aux lèvres, je me dis qu’être un peu malheureux une fois
par an n’était pas une si mauvaise chose pour les Delafield. La vie de Henry
était bien trop facile, lui qui allait hériter du domaine de son grand-père et qui
était si beau, intelligent et aimé de tous.
— Je suis bien contente que votre tante vous rende visite, déclarai-je. Une
petite dose d’humilité de temps en temps ne vous fera pas de mal.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, répliqua-t-il avec un petit
sourire suffisant. L’humilité est ma première qualité, Kate.
Je levai les yeux au ciel, puis regardai d’un air dégoûté Cora s’étirer et
ronronner en enfouissant son museau dans la main de Henry.
— Quand elle vous voit, elle se comporte plus comme un chien que comme
un chat digne de ce nom, soupirai-je.
— Vous êtes jalouse, ricana Henry.
— De vous ? m’esclaffai-je. Figurez-vous que je comprends, contrairement
à vous, qu’un chat n’est la propriété de personne. Ils accordent leur affection
en dépit du bon sens. Je ne comprends simplement pas pourquoi elle se conduit
ainsi avec vous.
Il sourit, une lueur de malice dans ses yeux gris.
— Ce que je voulais dire, c’était que vous êtes jalouse du chat.
— « Du chat » ? répétai-je en écarquillant les yeux.
Il hocha la tête, le regard pétillant, tandis que Cora se frottait toujours
contre lui.
— Ne soyez pas ridicule, rétorquai-je. Je n’ai jamais eu la moindre envie
que vous me grattiez derrière les oreilles.
Henry éclata de rire. Un rire franc et jovial.
— Qu’y a-t-il de si amusant ? demandai-je.
Il secoua la tête.
Je fronçai les sourcils.
— Dites-moi.
Il baissa les yeux, un petit sourire au coin des lèvres.
— Ce n’est pas amusant, murmura-t-il. C’est juste absolument délicieux.
Cette façon que vous avez de tout prendre au premier degré…
Je le dévisageai d’un air suspicieux, n’ayant confiance ni en ses mots ni en
ce sourire qui s’attardait sur sa bouche et dans ses yeux.
— Et pour ce qui est de la raison qui pousse Cora à agir ainsi en ma
présence, je pense que vous connaissez la réponse aussi bien que moi, dit-il
d’une voix plus douce.
Il se pencha sur moi, comme pour me confier un secret. Je vis alors que ses
pommettes bronzées étaient toujours saupoudrées de taches de rousseur. Ses
cils étaient toujours aussi noirs, et le gris de ses yeux, entouré d’un anneau
charbonneux. Je sentis mon cœur s’emballer, comme chaque fois qu’il était si
proche de moi depuis le jour où il m’avait sauvée de la noyade. À cet égard,
mon cœur était très prévisible.
— Et quelle est cette raison ? demandai-je.
— Cora est votre cœur, et votre cœur m’aime.
Je rougis. À cet instant, Cora choisit de m’embarrasser encore davantage
en grimpant sur la poitrine de Henry pour frotter sa tête contre son menton.
— Voyez, Kate. Voyez comme votre cœur m’aime. Votre cœur m’adore. Il
me vénère, même.
— Pas du tout, Henry Delafield ! rétorquai-je en lui jetant au visage une
poignée de feuilles mortes.
Il se baissa pour les esquiver, puis se redressa avec un grand sourire.
— Votre cœur voudrait se rouler en boule tout contre le mien et ne jamais
partir…
— Taisez-vous ! Ce n’est pas vrai ! Quelqu’un va vous entendre !
Je lui jetai une nouvelle poignée de feuilles, qu’il évita en criant :
— Le cœur de Kate aime…
Sans réfléchir, je me jetai sur lui pour le bâillonner de mes mains. Il se
laissa tomber en arrière, hilare, et je ramassai d’autres feuilles pour les jeter
sur lui tandis qu’il racontait toutes sortes d’absurdités au sujet de mon cœur.
Les feuilles volaient tout autour de nous. Lorsque l’une d’elles entra dans ma
bouche, j’éclatai de rire et la jetai à la tête de Henry. Soudain, il m’attrapa par
les poignets, me faisant perdre l’équilibre. Je tombai en arrière.
— Admettez-le, dit-il. Admettez que votre cœur m’adore.
— Jamais ! rétorquai-je en riant.
Je me dégageai les poignets, le repoussai et trouvai sous son bras l’endroit
où, enfant, il avait été chatouilleux. Surpris, il éclata de rire et se mit à gigoter,
mais j’étais sans pitié.
— Vous me dépouillez de toute dignité, Kate ! s’écria-t-il entre deux
gloussements.
Enfin, il parvint à se saisir de mes mains et roula sur moi pour me plaquer
au sol. Il se pencha sur moi, les yeux brillants, le sourire plus éclatant que
jamais. Mes joues me faisaient mal à force de rire. Je sentais sa poitrine se
soulever et s’abaisser contre la mienne, le poids de ses jambes sur les miennes.
Mon cœur semblait vouloir s’échapper de ma poitrine. Le soleil déversait sa
lumière dorée sur la clairière, et sur nous.
— Je me souviens de vous avoir entendu dire que vous aviez passé l’âge
d’être chatouilleux, soufflai-je, hors d’haleine.
— Je le croyais.
Ses joues étaient rouges, et il avait des feuilles dans les cheveux. Il
m’observait, un sourire dans ses yeux gris.
— Je suppose qu’il y a des choses que je n’oublierai jamais en grandissant,
ajouta-t-il.
Son sourire s’adoucit. Ses yeux s’emplirent d’une émotion qui ressemblait
à un mélange de regret et de tendresse.
— Vous, par exemple, fit-il d’une voix qui était presque devenue un
murmure. Je doute de pouvoir un jour vous oublier, Kate.
À cet instant, je le sus. Je sus qu’il avait raison : mon cœur l’adorait. Je
l’adorais. Je l’aimais. J’avais le souffle court, mon cœur battait la chamade.
Quelque chose était en train de se produire. Quelque chose bougeait, changeait.
Nous approchions d’une ligne que nous ne serions jamais capables de repasser
une fois franchie. Je vis son regard passer de mes yeux à ma bouche et y lus,
avec une vive émotion, un désir ardent.
— Danserez-vous avec moi ce soir ? demanda-t-il à voix basse.
Ce soir-là, les Delafield donnaient un bal. Je déglutis avec peine, le cœur
cognant si furieusement dans ma poitrine que j’étais sûre qu’il pouvait le
sentir. Oui, je voulais danser avec lui. Bien sûr. J’ouvris la bouche pour
répondre, mais la voix de Sylvia m’interrompit :
— Henry ? Kate ?
Nous sursautâmes. Henry s’écarta de moi et je m’assis en hâte, effarée à
l’idée de ce dont nous avions l’air.
— Que… Qu’est-ce qui…
Sylvia s’interrompit, l’air profondément choquée, comme trop éberluée
pour trouver une question à nous poser.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle enfin.
— Oh, ça ? fit Henry, allongé sur le coude, comme si la situation n’avait
pour lui rien d’embarrassant. Kate était seulement en train de me dépouiller.
Je manquai de m’étouffer.
— C’est faux ! m’écriai-je en lui jetant un regard furibond.
— Elle me dépouillait de ma dignité, précisa-t-il d’un air jovial et
malicieux. Elle me chatouillait. Être ainsi mis à terre par une petite fille, quelle
indignité pour un valeureux jeune homme tel que moi !
Il se releva et me tendit la main pour m’aider. Je le repoussai d’une tape et
sautai sur mes pieds.
— Je ne suis pas une petite fille, marmonnai-je, honteuse, les joues en feu.
Sylvia, votre frère m’empoisonnait l’existence, je ne faisais qu’essayer de lui
rendre la pareille. Ce qui est presque impossible.
Sylvia posa les yeux sur moi, puis sur Henry, puis de nouveau sur moi. Elle
semblait loin d’être aussi amusée que lui. Je sentis mon cœur se serrer. Ce
n’était pas bien. Je le savais à l’expression distante et fermée de son visage.
— Je venais seulement ramener Henry à la maison, dit-elle enfin. Maman le
cherche. Pour les préparatifs du bal, je présume, ajouta-t-elle en se mordant la
lèvre.
— Oui ! acquiesçai-je en rejetant mes cheveux en arrière. Oui, j’imagine
que vous devez rentrer, tous les deux. Je vous… je vous y retrouverai. Au bal.
Henry me contemplait toujours avec ce regard malicieux doublé d’autre
chose – cette chose qui me faisait rougir et battre le cœur. Se doutait-il de la
vérité ? Savait-il que je l’aimais ? Sylvia, quant à elle, semblait sévère et
embarrassée. Peut-être avait-elle deviné la vérité, elle aussi. Et si elle la
connaissait, je me demandais bien ce qu’elle en pensait.
La situation était trop gênante. Je fis un pas en arrière en esquissant un
geste de la main par-dessus mon épaule.
— Je dois… y aller.
Je rentrai à la maison en courant, sentant la peur et l’espoir se battre en
duel dans mon cœur palpitant.
Chapitre 31
Un an et demi auparavant
LORSQUE MARIA ME CROISA DANS LE COULOIR, ELLE murmura avec un petit air
d’amusement moqueur :
— Maman vous cherche. Et elle a pris Mr Cooper par le bras.
Je frissonnai de dégoût.
— Je ne veux pas danser avec lui, chuchotai-je. Je ne peux pas. J’ai trop
peur d’attraper je ne sais quelle maladie.
— En ce cas, cachez-vous, répliqua Maria avec un sourire goguenard.
À cet instant, j’entendis la voix de maman résonner au bout du couloir.
Maria se mit à glousser. Je lui jetai un regard noir et partis en hâte dans l’autre
sens, en quête d’une sortie ou d’une cachette. La porte du petit salon était
entrebâillée. Je me glissai dans la pièce obscure et retins mon souffle, attendant
qu’ils soient passés. Malheureusement, au bout d’un long moment, je vis la
porte commencer à s’ouvrir. Paniquée, je cherchai un endroit où me
dissimuler. Deux options s’offraient à moi : le canapé ou les rideaux. J’optai
pour les rideaux et me collai au mur derrière leurs plis épais. Aussitôt, une
senteur sucrée vint me chatouiller les narines : là, juste devant la fenêtre, se
trouvait une haute table où l’on avait posé un bouquet de pivoines. Mes fleurs
préférées. Ce soir-là, il y en avait partout dans la maison. Je soupçonnais les
Delafield d’avoir accaparé toutes les pivoines du comté pour l’occasion.
Je restai parfaitement immobile. J’aurais fait n’importe quoi pour éviter de
devoir toucher le maladif Mr Cooper et respirer son haleine fétide. Je
m’attendais à entendre la voix de maman, mais la porte se referma et seuls des
bruits de pas résonnèrent dans la pièce. Puis il y eut un grincement de sofa.
— Oh, comme c’est bon de s’asseoir !
Je me raidis. C’était Mrs Delafield.
— En effet. Mes pieds ne sont plus aussi accoutumés à danser qu’autrefois.
La deuxième voix m’était vaguement familière. Prudemment, je jetai un
coup d’œil dans la pièce. La tante de Henry. Je reculai un peu plus dans
l’ombre, heureuse que le salon soit si peu éclairé. Tant que je n’émettais aucun
son, elles ne se douteraient pas de ma présence. Il me fallait attendre qu’elles
s’en aillent avant de rejoindre la salle de bal, car j’aurais l’air parfaitement
ridicule si elles me voyaient émerger de derrière les rideaux.
— Je suis heureuse que nous ayons l’occasion de parler en privé, déclara la
tante, car je m’inquiète un peu pour vous depuis la mort de mon frère.
— Vous vous inquiétez ? À quel sujet ? demanda Mrs Delafield d’une voix
prudente.
— Un sujet de la plus haute importance, j’en ai peur.
Je ne devais pas écouter cette conversation. Mais je ne pouvais sortir sans
être vue. Je maudis ma malchance et priai pour que leur discussion ne soit ni
trop personnelle ni trop longue.
— Je crains fort que vous ne fassiez pas votre devoir pour protéger du
scandale le nom des Delafield, poursuivit la tante Agnès.
J’en restai bouche bée. Je n’en revenais pas qu’elle ose dire une telle chose.
Et à en juger par le ton offensé et glacial qu’employa Mrs Delafield, cette
dernière devait partager ma stupeur :
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai aperçu les Worthington. Je n’arrive pas à croire que vous les
invitiez toujours après le scandale de Brighton…
— Vous remarquerez qu’Eleanor n’est pas présente, l’interrompit
Mrs Delafield. Et le scandale n’a pas encore atteint cette partie du pays. Exclure
les Worthington aurait généré de nouveaux ragots, et vous savez combien je
déteste ça. Subir leur compagnie est un petit prix à payer pour que notre nom
reste dissocié du leur.
— Oui, mais tout de même ! Le nom des Delafield, ma sœur !
La voix de Mrs Delafield se durcit :
— Je suis parfaitement consciente de ce que vaut le nom des Delafield. J’en
étais déjà consciente lorsque j’ai épousé votre frère, et le suis plus encore
aujourd’hui. Je n’ai jamais rien fait pour le déshonorer. Au contraire, avec le
mariage de George, je pense avoir contribué à le valoriser.
— Il est vrai que le mariage de George a été une excellente manœuvre,
mais nous n’avons toujours pas de titre. Nous avons besoin d’un titre dans la
famille.
Je levai les yeux au ciel. Cette histoire de titre remontait à un parent
lointain, anobli par l’empereur du Saint Empire romain germanique. Avoir un
comte dans leur lignage leur donnait une très haute opinion de la valeur de leur
famille et de ce qui leur était dû.
— Je sais de quoi nous avons besoin, répliqua Mrs Delafield, et j’ai conçu
mes projets en fonction : la famille St Claire possède un titre, et le mariage de
Henry avec Miss St Claire est assuré.
— Mais ce titre ne vaudra rien pour nous si Henry s’amourache d’une des
filles Worthington !
Je me sentis rougir.
— Là-dessus, il n’y a pas matière à s’inquiéter, assura Mrs Delafield sur un
ton qui indiquait la fin de la discussion.
— En êtes-vous sûre ? Car d’après ce que Sylvia m’a rapporté…
— J’en suis certaine.
Il y eut un silence. Puis Mrs Delafield demanda, d’une voix teintée de
curiosité mais dénuée d’inquiétude :
— Que vous a dit Sylvia ?
— Elle pense que Henry et son amie… la jeune fille aux sourcils…
— Kitty ?
— Oui, Kitty. Elle est devenue fort belle, n’est-ce pas ? Malgré ses
sourcils ?
— Oui, plutôt. Une beauté saisissante. Mais poursuivez. Que vous a dit
Sylvia ?
— Elle pense qu’ils pourraient être en train de… s’attacher l’un à l’autre.
Ainsi, Sylvia, sa mère et sa tante parlaient entre elles de Henry et moi ! Je
songeai à ce qu’avait aperçu Sylvia dans la clairière et sentis mon visage rouge
d’embarras.
— Vos inquiétudes n’ont pas lieu d’être, rétorqua Mrs Delafield d’un ton
sec. S’ils se sont attachés l’un à l’autre, je me chargerai en personne de les
séparer. Immédiatement. En fait, si j’ai le moindre soupçon que Kitty cherche à
prendre Henry dans ses filets, je les séparerai aussitôt tous les trois. J’enverrai
Henry à Blackmoore et Sylvia chez vous, et ils y resteront jusqu’à ce que cette
fille apprenne quelle est sa place. J’ai déjà réfléchi à tout cela. Je saurais les
séparer sans hésitation et sans remords.
— Mais pourquoi lui permettre de les fréquenter ? Pourquoi ne pas les
séparer dès maintenant ?
— Parce que cela engendrerait des ragots ! Des spéculations ! Cette petite
fille ne vaut pas la peine de prendre un tel risque ! Sans compter l’influence
positive que Kitty peut avoir sur Sylvia : sans elle, ma fille deviendrait encore
plus paresseuse qu’elle l’est actuellement, et j’aurais toutes les peines du
monde à lui arranger un bon mariage. Non, je ne vois aucun inconvénient à ce
qu’elles restent amies pour le moment – tant que cela ne va pas plus loin.
— Pensez-vous réellement pouvoir contrôler une telle chose ? demanda
l’autre femme d’une voix teintée de doute.
— Bien sûr, répondit Mrs Delafield d’un ton moqueur. Et puis, je détiens
une chose à laquelle Henry tient énormément – une chose qu’il ne pourra
recevoir que s’il se plie à ma volonté.
— Et qui est… ?
— Blackmoore.
Un long silence s’ensuivit. Mon cœur cessa de battre.
— Est-ce un arrangement légal ?
Le sofa craqua de nouveau.
— Je ne suis pas idiote, ricana Mrs Delafield. J’ai fait venir le notaire l’été
dernier. L’état de mon père se détériorait déjà, et le notaire m’a confirmé qu’il
était dans l’intérêt de tous d’opérer au plus vite les dernières modifications à
son testament avant qu’il perde définitivement la mémoire. Je n’ai eu aucun
mal à convaincre mon père de signer le nouveau document. Et le plus drôle,
c’est qu’il ne se souvient de rien !
Mrs Delafield éclata d’un rire joyeux. Mon estomac se retourna.
— À présent, poursuivit-elle, si Henry se mettait en tête d’épouser une de
ces filles Worthington, ou n’importe quelle autre femme qui me déplairait, il
perdrait tout : la maison, le domaine et les rentes qui vont avec. Tout
reviendrait à George.
J’étais prise de nausées. Le parfum des pivoines, que j’adorais jusqu’alors,
me soulevait soudain le cœur. Je m’adossai au mur. J’avais besoin de tout le
soutien que je pouvais y trouver.
— J’admets vous avoir sous-estimée, dit la tante.
— Un peu, oui.
Mrs Delafield semblait si contente d’elle-même, si suffisante, que je faillis
m’étouffer dans les plis de mon rideau.
— Il va de soi que je vous dis cela dans la plus stricte confidence, ajouta
Mrs Delafield. Je n’en ai pas parlé à Henry. Je ne le ferai qu’en cas de
nécessité.
— Bien sûr ! Quel jeune homme apprécierait l’idée d’être ainsi tenu en
laisse ?
— En effet. Vous voyez, ma sœur, je sais repérer l’ennemi à ma porte. Et
surtout, je sais m’en protéger. Vous n’auriez pas dû douter de moi.
— Tant que vous maintenez les choses sous contrôle, je suis satisfaite.
— Oh, croyez-moi, elles le sont toujours !
Un an et demi auparavant
Pendant des années, nous avions suivi la même routine quotidienne : Sylvia
et moi passions l’après-midi à la bibliothèque avec Henry ; généralement,
Sylvia faisait semblant de lire jusqu’à ce que Henry et moi soyons entièrement
absorbés par nos études, puis elle se laissait glisser dans ce qu’elle appelait sa
« petite somnolence digestive ». Jamais personne ne venait nous déranger.
Mrs Delafield n’entrait pas dans la bibliothèque, George était parti faire son
grand tour d’Europe, et Sylvia était trop âgée pour être suivie par une
gouvernante. Ces habitudes étaient enracinées depuis tant d’années qu’elles me
semblaient naturelles.
Mais ce jour-là, quatre jours après le bal, je me tenais à l’entrée de la
bibliothèque, hésitante, m’efforçant d’apaiser mon cœur affolé. Henry était
déjà assis à la grande table, ses livres et ses notes éparpillés devant lui. Il leva
brièvement les yeux lorsque Sylvia se laissa choir sur le sofa avec un soupir.
— La journée a-t-elle déjà été si dure pour vous, Sylvia ? demanda-t-il
d’une voix tranchante que je ne lui connaissais pas.
— Non. J’exprime seulement la joie que je ressens à me trouver en votre
compagnie, mon cher frère, rétorqua-t-elle avec un grand sourire qu’il ne lui
rendit pas.
Il venait de m’apercevoir.
— Vous entrez ou vous sortez ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
Le défi dans son expression et le ton cassant qu’il avait employé m’aidèrent
à prendre ma décision. Je fis un pas dans la pièce.
— J’entre.
Il repoussa ses livres, dégageant à la table mon coin habituel. Je m’y assis.
J’étais terriblement mal à l’aise, mais j’étais décidée à rester malgré tout.
J’étais déterminée à reprendre possession de ma place. Au fond de moi, je
sentais que si je ne la reprenais pas immédiatement, je la perdrais pour
toujours. Mrs Delafield voudrait que je m’en aille, lui épargnant ainsi de
nouvelles inquiétudes pour l’avenir de son fils. Mais Mrs Delafield n’était pas
dans cette pièce, et si elle était en mesure de m’empêcher d’épouser Henry, elle
ne pouvait m’interdire d’être son amie.
— Que lisez-vous ? demandai-je à Henry.
Il me montra la couverture d’un livre relié de cuir.
— Faust. De Goethe.
— En allemand ?
— Natürlich, répondit-il d’un ton sec qui m’irrita.
— Oh. Natürlich, répétai-je d’un air sarcastique.
Il abaissa son livre pour me dévisager.
— Quel mal y a-t-il à cela ?
— On vous donne tout, Henry ! Vous avez un précepteur qui vous enseigne
l’allemand, le français et le latin ; vous pouvez étudier des sujets qui me seront
peut-être à tout jamais inaccessibles. Alors ne prétendez pas que cela est
« naturel ».
Henry soutint mon regard, et je lus dans ses yeux gris un combat intérieur.
Il paraissait sur le point de se mettre en colère. Je voyais monter dans son
regard un feu qu’il semblait s’apprêter à relâcher sur moi – un feu
d’indignation, de rage contenue et de sentiments passionnés. L’atmosphère
entre nous se tendit, lourde de ma colère et de la sienne. Je vis un muscle
tressauter sur ses mâchoires, et ses lèvres étaient si serrées qu’une ligne lui
creusait la joue. En apercevant cette ligne, je regrettai soudain de ne pouvoir
simplement me pencher sur lui pour lui caresser le visage.
Je baissai les yeux, pris une longue inspiration et enterrai profondément
mes sentiments, chassant loin de mon cœur la douleur du désir.
— Je vous présente mes excuses, déclarai-je à voix basse. Je ne voulais pas
m’énerver après vous. Pas après toute la bonté dont vous avez fait preuve
envers moi.
Il m’attrapa par le poignet. Surprise, je levai les yeux.
— Ne me faites pas passer pour une sorte de personnage angélique,
murmura-t-il d’un air féroce. Je n’ai rien fait pour vous par bonté, Kate.
Comprenez-vous ?
Je le dévisageai, ébahie.
Il me relâcha et se pencha en arrière, passant sa main dans ses cheveux.
Puis, il secoua la tête.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Il y avait tant de choses entre nous. Tant de non-dits. Mais ces mots-là, je
pouvais les prononcer :
— Moi aussi, je suis désolée.
Et je l’étais. Je l’étais pour tout. J’étais désolée d’avoir une mère aussi
embarrassante et une sœur aussi scandaleuse, et j’étais désolée d’être tombée
amoureuse d’un garçon qui ne serait jamais mien.
Henry passa une main sur son visage, puis se leva pour marcher jusqu’à la
fenêtre. Il regarda dehors pendant un long moment – si long que je cessai de
l’attendre et ouvris le premier livre de ma pile. Cependant, je n’eus le temps de
lire que deux pages de mon étude sur la vie de Mozart avant de voir Henry
revenir, se rasseoir et reprendre son ouvrage.
— Voulez-vous que je vous parle un peu de Faust ? proposa-t-il avec un
sourire. Je vous le traduirai.
Je refermai mon livre.
— Oui. J’en serais enchantée.
Chapitre 35
— BONJOUR.
Je me raclai la gorge et m’efforçai d’émettre un son plus intelligible que le
murmure enroué que je venais de produire :
— Bonjour, monsieur.
C’était un petit peu mieux. Maman me poussa en avant, me faisant entrer en
trébuchant dans la pièce. Je me retournai pour lui jeter un regard noir.
— Je vous ai dit que j’allais le faire ! protestai-je. Inutile de me pousser.
— Alors allez-y, rétorqua-t-elle avec un vague geste de la main. Je
monterai la garde dans le couloir. Ce valet va vite s’apercevoir que personne
n’avait besoin de lui en cuisine et sera de retour dans moins de cinq minutes, à
moins que Maria ne parvienne à le distraire.
D’une nouvelle bourrade dans le dos, elle me poussa loin de la porte et la
referma soigneusement derrière moi, me laissant seule dans la pièce
assombrie.
Le grand-père de Henry n’était pas installé dans son fauteuil habituel devant
la fenêtre. Il était assis dans son lit, un plateau de nourriture posé à côté de lui.
Au claquement de la porte, il leva la tête. Ses yeux gris s’arrêtèrent un moment
sur moi.
— Kate Worthington, dit-il, sa voix rocailleuse résonnant faiblement dans
le silence de la pièce.
Mon cœur battait à tout rompre, me rappelant à chaque instant que ce que je
faisais était mal. Mais j’avais donné ma parole. Je ne pouvais revenir dessus. Je
m’avançai donc vers lui.
— C’est bien moi. Bonjour, monsieur. J’espère que vous allez bien
aujourd’hui.
Tandis que j’approchais, son regard passa plusieurs fois de moi à la porte.
Par mouvements convulsifs, ses doigts se serraient sur la couverture qui
couvrait ses genoux. Ses jambes s’agitaient nerveusement, et en atteignant son
chevet, je lus dans ses yeux une terrible panique.
— Pouvez-vous…
Il s’humecta les lèvres, tirant sur sa couverture.
— Pouvez-vous sortir d’ici, fermer la porte et revenir ensuite ?
Je m’arrêtai, examinai de près son visage et répondis enfin :
— Bien sûr.
Mon cœur battait trop vite. J’avais le sentiment que quelque chose n’allait
pas. Je repartis comme j’étais venue et repassai dans le couloir. Maman
m’aperçut et s’avança vers moi, mais je la regardai en secouant la tête. Je
fermai la porte, laissai passer un moment et la rouvris. Le vieil homme
m’attendait, l’œil vif et l’air suspicieux.
— Maintenant… quelle Kate êtes-vous ? me demanda-t-il.
Une vague d’effroi me submergea. Je parcourus la chambre du regard,
comme si je m’attendais à trouver la réponse à cette folie.
— Kate Worthington, monsieur.
— Mais la Kate Worthington de qui ?
J’avalai ma salive. Je n’étais pas la Kate de Henry. Je n’appartenais pas non
plus à ma mère, ni à mon père. En fait, j’étais…
— De personne. Je ne suis la Kate de personne.
Son regard me transperça un instant, puis il ferma les yeux et se mit à
balancer la tête d’avant en arrière en murmurant :
— La Kate de personne. La Kate de personne. La Kate de personne.
J’étais terrorisée, effondrée. Je n’aurais pas dû venir. Jamais je n’aurais dû
voir cela. Je reculai lentement, posai la main sur la poignée et ouvris
doucement la lourde porte.
Maman se tenait de l’autre côté, impatiente.
— Alors ? Qu’a-t-il dit ?
— Écartez-vous, maman. Il ne va pas bien, aujourd’hui. Nous devons nous
en aller.
Mes mains tremblaient.
— C’est absurde, répliqua-t-elle en me bousculant pour entrer. Tout
homme peut être influencé. Même celui qui n’a pas toute sa tête.
Terrifiée, je la regardai pénétrer dans la pièce. En l’apercevant, le vieillard
ouvrit de grands yeux, et la peur s’inscrivit sur son visage ridé. Il plongea sous
ses couvertures et les tira sur sa tête, si brutalement que le plateau de nourriture
tomba par terre. Maman posa la main sur la couverture, semblant s’apprêter à
tirer dessus – comme pour forcer une tortue à sortir de sa carapace.
— Non ! hurlai-je, soudain saisie d’effroi.
Je me ruai en avant et attrapai maman par le bras. Elle me dévisagea,
choquée, les yeux grands ouverts.
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Laissez-le tranquille ! m’écriai-je.
Je la tirai en arrière. Elle tenta de me repousser, mais je tins bon et ne
lâchai prise qu’après l’avoir renvoyée devant la porte ouverte.
— Que se passe-t-il ici ? demanda soudain une voix.
C’était le majordome, qui venait d’apparaître.
— Que faites-vous là ? reprit-il.
Maman se remit les cheveux en place en me jetant un regard noir, puis se
tourna vers le majordome avec un sourire.
— Ma sotte de fille voulait me faire visiter la maison, mais j’ai bien peur
qu’elle ait perdu son chemin. Peut-être pourrez-vous m’indiquer comment
retrouver l’escalier principal ?
Le regard du majordome se posa sur le lit, où le grand-père de Henry se
cachait toujours sous sa couverture, son plateau de nourriture répandu sur le
tapis. Lorsque son regard accusateur se reporta sur moi, j’avais les joues en
feu.
— Je ne peux quitter monsieur pour le moment, répliqua le domestique
d’un ton sec. Je suis certain que vous pourrez trouver votre chemin par vous-
même.
Maman leva le menton et redressa les épaules. Elle avait le visage cramoisi,
les cheveux hirsutes à cause de notre lutte. Elle semblait sauvage et féroce.
— Peu importe, rétorqua-t-elle d’un air hautain. Dans tous les cas, je
n’aurais pas voulu de votre aide.
— Venez, maman, murmurai-je. Il faut partir.
Elle pivota sur ses talons et sortit d’un pas furieux. Mais arrivée dans le
couloir, elle fit halte pour me dire d’une voix forte :
— Souvenez-vous bien de cette leçon, Kitty : un serviteur paresseux est la
marque d’un maître faible et négligent.
Frémissante de honte, je posai une main dans son dos et la poussai pour
l’entraîner avec moi dans le couloir. Je ne m’arrêtai que lorsque nous fûmes
suffisamment éloignées et que le majordome eut refermé la porte derrière
nous. Aussitôt, maman fit volte-face pour me dévisager. Ses yeux couleur de
piège rouillé jetaient des éclairs de rage et d’indignation.
— Comment osez-vous me pousser de la sorte ? siffla-t-elle. Comment
osez-vous poser la main sur moi pour me détourner de mes objectifs ?
Je ne répondis pas, rendue muette par la honte qui m’étouffait.
— Vous avez commis une grave erreur, Kitty, poursuivit-elle d’une voix
tremblante de colère en pointant l’index sur moi. Une très grave erreur.
Je songeai à la grive, qui chantait contre les tempêtes. Je me vis perchée en
haut d’une tour, chantant dans les bourrasques sans que rien ne puisse
m’arrêter. Je me sentis soudain puissante et résolue. Sans mot dire, je fis demi-
tour et m’éloignai d’elle. C’était ce que j’aurais dû faire la veille au soir.
— Finalement, cria-t-elle dans mon dos, je ne pense pas que vous méritiez
d’avoir Henry. Je vais m’arranger avec Maria pour le piéger. Je vous laisse
Mr Cooper.
Je ne me retournai pas.
— Que pensez-vous de cela, Kitty ? Que pensez-vous de cette conclusion
pour notre petit marché ? Vous n’aurez pas vos précieuses Indes. Vous aurez le
vieux Mr Cooper. Je vais lui écrire immédiatement pour lui annoncer que vous
acceptez sa demande.
J’arrivai à hauteur de l’escalier et posai la main sur le bois lisse de la
rampe.
Le rire de maman résonnait, plus fort que le bruit de mes pas :
— Vous voyez, ma fille ? Vous voyez ? J’ai gagné. Comme toujours.
Chapitre 36
Un an plus tard
J’espère que vous avez aimé les petits cadeaux que je vous ai fait
parvenir. Je sais que ce n’est pas grand-chose – des plumes d’oiseaux,
des coquillages et les dessins que j’ai réalisés durant ma traversée –,
mais je vous les ai envoyés en espérant que vous n’oublierez pas la sœur
qui vous a toujours aimé. Cook prend-elle soin de vos horribles ongles ?
Surveillez-vous toujours Cora ?
Il n’y a pas beaucoup de chats ici, mais j’ai pu observer quantité
d’autres animaux : des singes, des tigres, des oiseaux multicolores…
Tante Charlotte et moi-même sommes parties dans les collines avec
d’autres sujets britanniques pour trouver un peu de fraîcheur dans la
fournaise de l’été. Vous n’imaginez pas la chaleur qui règne ici, Ollie.
Je la sens jusque dans mes os. Étrangement, elle ne me dérange pas,
même s’il m’arrive de songer avec nostalgie à la brise marine qui
soufflait à Blackmoore.
Avez-vous parfois des nouvelles de Sylvia ? Ou de Henry ? Soyez sage
avec maman et papa, et je vous enverrai bientôt une autre lettre.
Quelqu’un pourra peut-être vous aider à me répondre. Je languis
d’avoir des nouvelles de la maison. Vous me manquez.
Je vous embrasse,
Kate
Ma chère Kate,
Combien de temps Icare a-t-il mis pour tomber ? J’ai l’impression de
n’avoir pas encore achevé ma chute, et je crains qu’elle soit infinie.
Jamais je ne verrai le bout de ce chagrin, de ce manque, de cette
souffrance. Les autres peuvent changer, mais moi pas. Je vous aime
depuis toujours, et toujours je vous aimerai, vous désirerai et me
languirai de vous.
Henry
SI J’ÉCRIS DES ROMANS HISTORIQUES, C’EST PARCE QUE j’adore faire des
recherches autant qu’inventer des histoires. Alors si vous êtes comme moi et
voulez savoir où les faits et la fiction se rencontrent dans mon roman, lisez ces
quelques pages.
Lorsque j’ai commencé à rêver de Blackmoore, je savais que le manoir
devait se situer dans le nord de l’Angleterre, entouré de landes et surplombant
la mer. Mais j’ignorais si un tel endroit existait. Alors j’ai pris l’avion, loué
une voiture et parcouru tout le nord de l’Angleterre, de Manchester à Whitby, à
la recherche de l’endroit parfait pour situer mon histoire. Je l’ai découvert à la
baie de Robin Hood, dans le nord du Yorkshire.
Oui, ce village existe réellement. J’ai tenté de le décrire avec fidélité, mais
je ne pense pas que les mots suffisent à rendre efficacement le charme, le
caractère et la beauté sauvage de cet endroit. La baie a été un port de
contrebandiers pendant des siècles, et au fil du temps, tout le village s’est
trouvé impliqué dans ce commerce illicite. On raconte qu’un rouleau de soie
pouvait passer de la plage jusqu’au sommet de la colline sans jamais voir la
lumière du jour.
Comment, me demanderez-vous ? Eh bien toutes les maisons étaient
connectées entre elles par des portes secrètes. Une villageoise m’a raconté
qu’elle avait récemment déplacé un placard pour rénover sa cuisine et s’était
retrouvée dans celle de son voisin.
Le domaine de Blackmoore se situe à la place du domaine réel de
Ravenscar, qui possédait – et possède peut-être toujours – des passages secrets
et était impliqué dans des trafics d’objets de contrebande. Même aujourd’hui,
de vieux villageois vous disent encore de ne pas traîner la nuit dans les landes,
sans quoi vous risqueriez de croiser le fantôme de Linger.
L’abbaye en ruine se trouve à Fountains Abbey, non loin de Harrogate,
toujours dans le nord du Yorkshire. On y ressent l’impression enchanteresse
d’être entouré de spectres particulièrement accueillants. Ses tours sont envahies
de corbeaux, et ses ruines sont à la fois belles et tragiques.
L’intérieur de Blackmoore est inspiré de Castle Howard, une autre bâtisse
du Yorkshire.
Mes personnages ainsi que leurs vies sont purement fictionnels, mais ce
sont bien mes recherches qui ont nourri mon histoire. Par exemple, en essayant
de trouver un nom de famille pour Henry, je suis tombée sur le nom de
Delafield. Sa sonorité me plaisait, mais je voulais m’assurer
qu’historiquement, il correspondait bien à Henry. Au fil de mes recherches,
j’ai découvert que le nom provenait de celui de la famille de la Feld, une très
ancienne lignée alsacienne. Hubertus de la Feld émigra en Angleterre en 1066,
où il reçut de vastes terres. Sa famille commença alors à prendre de
l’importance, mais ce qui scella véritablement leurs ambitions, ce fut lorsque
John Delafield devint comte du Saint Empire romain germanique en 1697,
grâce au courage dont il avait fait preuve lors de la bataille de Zenta. En lisant
cette histoire, j’ai imaginé une famille dont l’ambition était de recevoir un
nouveau titre, anglais celui-ci. Les ambitions familiales des Delafield devinrent
alors le grand obstacle qui devrait séparer Kate et Henry.
Herr Louis Spohr est le seul personnage entièrement réel de mon récit.
C’était un musicien et compositeur allemand, qui a contribué à la transition
entre classicisme et romantisme dans les années 1800. Il a réellement composé
un opéra basé sur l’histoire de Faust, et lui et son épouse Dorette ont voyagé en
Angleterre en 1820 pour y donner des récitals. J’ignore cependant s’ils se sont
produits en dehors de Londres, et j’ai créé de toutes pièces le nom de sa
partition pour piano.
Je me suis grandement amusée à faire mes recherches sur les oiseaux. J’ai
déniché un site Internet qui m’a bien
aidée : www.rspb.org.uk/wildlife/birdidentifier. Vous pouvez y voir des photos
d’oiseaux, vous informer sur leurs habitudes et écouter leurs cris. Même si je
n’ai pas nommé l’oiseau noir de Kate, je l’ai basé sur le drongo royal,
originaire d’Inde.
La plupart de mes découvertes sur la baie de Robin Hood, la contrebande et
les landes, je les dois à un livre que j’ai acheté dans un petit musée de la baie –
A History of Robin Hood’s Bay : The Story of a Yorkshire Community, de Barrie
Farnill.
Si toutefois vous avez découvert dans ce roman des erreurs ou des
anachronismes, rappelez-vous qu’en tant qu’êtres humains, nous avons tous le
droit à l’erreur. J’ai aussi pu me laisser emporter par ma tendance d’écrivain à
vouloir assouplir un peu les faits pour améliorer l’histoire.
REMERCIEMENTS
Cette histoire n’aurait jamais pu voir le jour sans l’aide de tous mes proches.
Voici donc ma piètre tentative pour les remercier de leur soutien tout au long
d’une tâche qui m’a parfois paru insurmontable.
Je remercie toute l’équipe de Shadow Mountain d’avoir cru en moi et en ce
roman, même alors que j’étais persuadée que c’était la pire histoire jamais
écrite et que j’enchaînais les retards. Un grand merci à Heidi Taylor, pour ses
interminables discours de motivation et ses super dîners ; à Chris Schoebinger,
pour son indéfectible bonne humeur et son optimisme ; à Lisa Mangum, pour
m’avoir suppliée d’écrire une fin plus heureuse ; à Suzanne Brady, pour ses
talents de correctrice ; et à Heather Ward, pour son superbe dessin de
couverture.
Merci à mon agent, Laurie McLean, qui a su être à la fois une fervente
supportrice, un coach et un port abrité contre toutes les tempêtes. Sans toi,
j’aurais été vraiment à la dérive.
À mon groupe d’écriture, le Writing Group of Joy and Awesomeness – que
puis-je dire ? De la joie, vous m’en avez apporté, et vous m’avez souvent
sauvée de mes propres démons. Merci à toutes d’être aussi avisées,
compréhensives, drôles et courageuses : Erin Summerill, Jessie Humphries,
Katie Dodge, Donna Nolan, Ruth Josse, Peggy Eddleman, Kim Krey,
Sandy Ponton, Jeigh Meredith, Julie Maughon, Christine Tyler et
Chantele Sedgwick.
Un grand merci à ma chère amie Marla Kucera, pour notre périple en
Angleterre. Tu n’as pas trop crié quand je conduisais, et le chat qui t’a suivie
partout dans ce cimetière n’était que la cerise sur le gâteau de notre voyage.
Merci à mes bêta-lecteurs d’être des amis sûrs à qui j’ai pu confier mon
premier jet : Jinjer Donaldson, Jaime Richardson, Stacey Ratliff,
Pam Anderton, Julie Dixon, ma mère et tous les membres du Writing Group of
Joy and Awesomeness.
Merci à tous les lecteurs qui ont aimé Edenbrooke et me l’ont fait savoir. Merci
à tous les fans qui m’ont accompagnée sur Internet au cours de ce voyage et
aidée à trouver des idées. Ce roman est le vôtre !
Merci à Christine Walter pour le beau dessin qui a inspiré cette histoire.
Merci à mes chers Fred, Adah, David, Sarah et Jacob de m’avoir supportée
dans le stress des délais dépassés et des vacances annulées. Vous avez tout mon
amour et toute ma reconnaissance. Merci également à mes parents, Frank et
Ruth Clawson, pour me servir encore parfois de corde de rappel. Merci à mes
trois sœurs, Kristi, Jenny et Audrey. Je vous aime. Je voudrais également
remercier toute ma belle-famille, pour leur présence : les Donaldson et les
Hofhein, et Nick, les Hinmon et les Clawson.
Enfin, une fois encore, je dois remercier Dieu pour l’aide qu’Il m’a apportée
dans l’écriture. En matière de cordes de rappel et de ports abrités, rien ni
personne ne peut Le surpasser.
Julianne Donaldson est née à San Antonio, au Texas. Elle est la fille d’un
pilote de chasse de l’U.S. Air Force, ce qui lui a permis de faire le tour du
monde. Après sa licence d’anglais, elle s’est découvert une passion pour
l’écriture et s’est consacrée aux romances d’ailleurs et d’un autre temps. Elle
vit actuellement avec son mari et ses quatre enfants dans l’Utah.
Du même auteur, chez Milady, en poche :
Edenbrooke
www.milady.fr
Milady est un label des éditions Bragelonne
L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le
droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une
contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales.
ISBN : 978-2-8205-1988-7
Bragelonne – Milady
60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris
E-mail : info@milady.fr
Site Internet : www.milady.fr
BRAGELONNE – MILADY,
C’EST AUSSI LE CLUB :
Bragelonne
60-62, rue d’Hauteville
75010 Paris
club@brag elonne.fr
www.brag elonne.fr
www.milady.fr
g raphics.milady.fr