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Jess MICHAELS

LES AMANTES – 1

Apprenez-moi l'amour
Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Catherine Frémov

Titre original
AN INTRODUCTION TO PLEASURE
Résumé

Lysandra n'a pas le choix : pour fuir la misère, elle va devenir courtisane et propose ses services à
une célèbre entremetteuse. Seul problème, elle n'a aucune expérience. Il est décidé que le vicomte
Andrew Callis, libertin notoire, fera son éducation pendant un mois. Très vite, Lysandra découvre des
jouissances insoupçonnées dans les bras de cet homme ténébreux qui force une à une les barrières de sa
pudeur. Sous sa tutelle, l'ingénue devient experte en volupté. Mais alors qu'elle se soumet toujours plus à
sa domination, Andrew se retranche derrière une froideur qui masque les tourments de son âme.
Parviendra-t-elle à l'en guérir, par le plaisir... ou par l'amour ?
Comme toujours, pour Michael.
Et pour Miriam qui sait aussi pourquoi.
1

1811

Une chaleur étouffante régnait dans le fiacre, alourdie par les relents de nourriture des passagers
précédents. Les garnitures des sièges élimés n'offraient plus que d'inconfortables bosses. Cependant,
Lysandra Keates avait bien d'autres raisons pour se sentir mal à l'aise.
Plutôt que le mode de transport, c'était sa destination qui la faisait frémir d'effroi. Elle s'inquiéta
davantage quand ils s'arrêtèrent en plein Londres devant un hôtel particulier aussi impressionnant que
magnifiquement tenu. Paralysée par la peur, elle le contemplait à travers la vitre sale de la berline.
— Je ne peux pas faire ça, murmura-t-elle en étreignant son réticule contre sa poitrine.
Réticule qui ne pesait rien, car il était à peu près vide.
C'était d'ailleurs pour cela qu'elle se retrouvait ici, malgré ses appréhensions.
Soudain, la portière s'ouvrit et le soleil jaillit dans l'étroit habitacle, obligeant Lysandra à s'abriter
les yeux derrière sa main. Le temps de s'habituer à cette lumière, elle finit par distinguer la silhouette du
cocher, un balourd renfrogné, trempé de sueur.
— On se remue les fesses, la p'tite dame ? Faut vous décider, j'ai pas toute la journée devant moi !
Elle chancela autant sous l'insulte que sous l'odeur d'oignon cru dégagée par son haleine rance.
Jamais on ne lui avait parlé ainsi... du moins, pas jusqu'à ces derniers temps. À présent, cela devenait
monnaie courante.
Elle tenait pourtant là sa dernière chance de franchir le pas.
— Alors ? insista-t-il en croisant les bras.
Que cela lui plaise ou non, elle n'avait pas vraiment le choix. Toutes les autres options écartées, il ne
lui restait que celle-ci. La gorge serrée, elle hocha lentement la tête.
— Ou... oui. J'y vais.
Avec un sourire narquois, le cocher la lorgna des pieds à la tête d'un air appréciateur. Soudain, elle
comprit pourquoi : il devait connaître les lieux, savoir à qui appartenait cette demeure, et jugeait sa
passagère en conséquence.
Prise de vertige, elle sentit le sang lui monter aux joues. Cependant, elle s'efforça de parler, ne
serait-ce que pour conserver le peu de dignité qui lui restait.
— Pourriez-vous m'attendre jusqu'à la fin de ma visite ?
Non qu'elle tienne à revoir cet homme, mais ce serait plus facile que de héler un autre fiacre.
Haussant les épaules, il lui décocha un sourire édenté.
— Ouais, sauf que c'est pas gratis.
Lysandra serra plus fort son réticule. Elle avait à peine de quoi payer son trajet aller et retour,
sûrement pas de quoi se faire attendre sur place.
— Dans ce cas, vous pouvez partir, dit-elle avant de descendre.
Sans prendre la paume qu'il lui tendait pour l'aider. Elle refusait de le toucher.
Il claqua la portière en ricanant et sauta d'un bond à sa place, remit la berline en route dans un grand
éclat de rire. Elle se sentit aussi salie que si elle l'avait laissé lui prendre la main.
Quand il eut disparu au coin de la rue, cette impression s'évanouit mais en suscita une autre :
La fatalité.
Cette fois, elle ne pouvait reculer.
Dans un profond soupir, elle lissa du plat de la main sa robe démodée depuis au moins deux saisons,
puis s'obligea à grimper les marches de marbre qui menaient à un portail noir des plus officiels. Elle y
frappa d'un geste tremblant et, après une courte attente, le vit s'ouvrir sur un maître d'hôtel à l'élégante
livrée qui en disait long sur la richesse et le bon goût de la propriétaire des lieux.
Un peu surprise, Lysandra recula.
— Bonjour, mademoiselle, lança l'homme d'un ton parfaitement professionnel. Puis-je vous aider ?
Elle cligna des yeux, impressionnée par l'attitude raffinée de ce domestique. Elle s'était attendue à
bien des choses, mais pas à cela.
Le maître d'hôtel inclina la tête :
— Mademoiselle ?
— Pardon, je réfléchissais. Je... je m'appelle Lysandra Keates et je voudrais voir miss Manning.
L'air légèrement surpris, il la dévisagea un instant, non pas à la manière salace du cocher, mais d'un
regard pour le moins inquisiteur. Elle s'interdit de flancher, priant intérieurement pour ne pas rougir.
— Vous avez rendez-vous ? finit-il par demander d'un ton presque aimable.
Lysandra fit la moue. Elle n'avait pas songé à en prendre un.
— Je... Non. Mais je vous assure que je ne veux pas la déranger, que je ne lui prendrai pas trop de
son temps. Cependant, il s'agit d'une affaire grave, il faut absolument que je la voie si elle est là.
Le cœur serré, elle attendit la réponse du domestique ; allait-il seulement la laisser entrer ? Sinon...
elle ne saurait plus que faire. Les solutions devenaient rares, et plus déplaisantes les unes que les autres.
— Avez-vous une carte ? s'enquit-il.
Lysandra retint son souffle. Une carte de visite. Évidemment, toute personne de qualité se devait d'en
présenter une.
— Non, murmura-t-elle en baissant les yeux malgré elle.
Durant l'instant de flottement qui s'ensuivit, elle s'attendit à recevoir l'inévitable excuse selon
laquelle miss Manning n'était pas chez elle en ce moment : elle n'avait qu'à laisser un message et le
domestique transmettrait... Ce que, bien sûr, il ne ferait pas. Pourquoi dérangerait-il sa maîtresse au nom
d'une personne aussi quelconque, qu'elle ne connaissait même pas ?
— Si vous voulez bien me suivre dans le petit salon, je vais m'assurer que miss Manning est
disponible.
Lysandra leva sur lui un regard étonné ; il avait beau garder un air aussi inexpressif que possible, une
certaine gentillesse émanait de lui, une compréhension qui émut la jeune fille aux larmes. Néanmoins, elle
parvint à dominer son émotion, se contentant de hocher la tête.
— Merci beaucoup, balbutia-t-elle en le suivant dans un corridor.
Ils débouchèrent dans un élégant salon.
— Je n'en ai pas pour longtemps, précisa le maître d'hôtel. Servez-vous donc un thé et des gâteaux, si
cela vous tente.
Sur un petit salut, il sortit de la pièce et ferma la porte derrière lui.
Une main sur la bouche, Lysandra se laissa tomber dans un fauteuil près du feu. Elle venait de
franchir le premier obstacle qui lui permettrait de rencontrer miss Manning. Cela ne voulait pas dire pour
autant qu'elle allait lui parler, mais c'était déjà beaucoup mieux que tout ce qu'elle aurait osé imaginer.
À la vue des gâteaux que lui avait si gentiment proposés le maître d'hôtel, elle sentit son estomac
crier famine. Pour tout repas elle n'avait avalé, depuis le début de la journée, qu'un morceau de pain sec
accompagné d'une minuscule part de fromage.
Elle s'approcha du buffet et, après un rapide regard vers la porte, sortit le mouchoir de son réticule
afin d'y glisser hâtivement une tranche de cake, puis referma le tout. Elle était trop nerveuse pour manger
quoi que ce soit maintenant, mais, ce soir, cela constituerait un supplément bienvenu au maigre souper qui
l'attendait. Ou pas.
La porte se rouvrit, la faisant se retourner d'un air embarrassé, comme une enfant prise la main dans
le pot de confiture. Cependant, cette impression s'évanouit à l'entrée de la femme dans le salon.
Avec sa chevelure de miel relevée en un savant chignon, celle-ci était d'une beauté confondante. Sa
robe bleu pâle, de la plus délicate des soies, s'ornait d'une cascade de petites roses brodées le long de la
jupe. Lysandra n'avait jamais vraiment suivi la mode, même avant que sa vie ne change, mais elle avait
travaillé pour des dames de la haute société. Cette femme les surpassait toutes.
— Bonjour, ma chère, commença-t-elle en fermant la porte derrière elle. Je suis Vivien Manning.
Lysandra retint son souffle. Certes, ce devait être vrai, néanmoins...
— Mais vous n'avez pas l'air d'une...
Elle se ferma soudain la bouche d'une paume tremblante. Seigneur, qu'avait-elle failli dire ? Insulter
la femme qui tenait sa destinée entre ses mains parfaitement manucurées ?
Toutefois, miss Manning ne semblait pas vexée. Son expression ne s'altéra même pas quand elle
lança :
— Une putain ?
Parole qui fit frémir Lysandra autant par sa dureté que par son acuité.
— Allons, allons, mademoiselle, dit son hôtesse avec un sourire. J'ai entendu pire que cela. Mais
asseyez-vous donc, que je vous serve du thé. Vous avez l'air très pâle.
Lysandra recula, pour atterrir dans le fauteuil qu'elle venait de quitter. Elle regarda miss Manning lui
remplir une tasse, la sucrer généreusement avant d'ajouter un gâteau sur la soucoupe, les lui tendre, puis
venir s'asseoir en face d'elle.
— Bien, je crois que nous ne nous étions jamais vues avant cet après-midi, n'est-ce pas ? continua la
femme. Il est vrai que je côtoie beaucoup de gens, mais je me rappelle habituellement les visages, et
souvent les noms.
Lysandra mordit dans son gâteau et but une gorgée de thé avant de répondre :
— Non, nous ne nous sommes jamais rencontrées.
Miss Manning fit la moue.
— C'était bien ce qu'il me semblait. Dans ce cas, je voudrais savoir pourquoi vous venez chez moi.
Mon domestique m'a laissé entendre que vous insistiez pour me voir.
Le peu d'appétit qui pouvait rester à Lysandra la quitta sur-le-champ. Reposant son gâteau entamé,
elle contempla cette femme qui tenait les clefs de son avenir sans même le savoir.
— Miss Manning... commença-t-elle.
— Vivien, corrigea doucement son interlocutrice.
Lysandra n'avait jamais appelé par son prénom une personne d'un rang supérieur. Cependant, Vivien
semblait distribuer ce privilège sans arrière-pensée.
— Vivien, reprit Lysandra, embarrassée. Pardonnez-moi d'être entrée chez vous sans invitation, mais
je me trouve dans une situation assez difficile et je crains que vous seule ne puissiez m'aider.
Vivien pencha la tête de côté.
— Je vous écoute.
— Voyez-vous, madame, je... j'ai entendu parler de ce que vous... êtes. De ce que vous... faites.
— Ah ! Et de quoi s'agit-il, au juste ? Afin que nous ne partions pas sur un malentendu.
Lysandra hésita. Elle n'avait jamais articulé à haute voix le genre de parole requise pour décrire
l'activité de Vivien Manning. Seigneur ! C'était déjà tellement gênant d'y penser !
Pourtant, elle était là, bien obligée de répondre aux questions de cette dame.
— Je... eh bien...
Le sourire aux lèvres, Vivien s'adossa à son siège ; elle semblait prête à faire preuve de toute la
patience du monde.
— Prenez votre temps, Lysandra.
Ce fut l'énoncé de son prénom qui mit celle-ci à l'aise. Ces derniers temps, elle n'avait plus
beaucoup de proches assez intimes pour l'appeler ainsi, et cela lui fit du bien.
— Je sais que vous êtes, ou avez été, la maîtresse de beaucoup d'hommes en vue, articula-t-elle
tandis que le rouge lui montait aux joues.
Vivien eut un pâle sourire.
— Plusieurs, soit, mais on ne saurait dire « beaucoup ».
De nouveau, elle pencha la tête, comme si elle attendait la suite, et Lysandra dut faire appel à toute
son énergie pour continuer :
— J'ai aussi entendu dire que vous... enfin, que vous aviez présenté quelques femmes à des hommes
haut placés.
Cette fois, Vivien écarquilla les yeux.
— Je n'aurais pas cru que cela se savait en dehors de mon propre cercle.
— Je ne le pense pas. J'ai simplement entendu quelqu'un en parler dans une maison où j'ai naguère
servi.
Une maison des horreurs où, tout au moins, elle avait appris le nom de cette femme. Maintenant, si
Vivien voulait bien l'aider, cela donnerait peut-être un sens à la perte de son emploi.
— C'est pourquoi vous vous êtes présentée ici, conclut doucement son hôtesse.
Lysandra baissa la tête. Jamais encore elle n'avait formulé à haute voix ce qu'il lui fallait répondre.
Et cela lui semblait d'autant plus difficile qu'elle ne pourrait ensuite ravaler ses paroles. Paroles qui
allaient la métamorphoser, non seulement dans son apparence mais jusqu'au tréfonds de son être.
— Oui, finit-elle par murmurer. Je suis venue vous demander de me présenter à un monsieur. À un
protecteur. Si cela ne vous pose pas trop de difficultés.
2

Depuis qu'elle avait énoncé à haute voix cette audacieuse demande, Lysandra se sentait beaucoup
mieux. Ce qui la surprenait, car elle redoutait ces instants depuis plusieurs jours, quand elle avait
compris qu'il ne lui restait pas d'autre solution ; mais, maintenant que c'était passé, une impression de
paix inattendue l'enveloppait, telle une couverture tiède en plein hiver.
Paix qui s'altéra bien vite en anxiété lorsqu'elle se rendit compte que Vivien Manning l'examinait,
sans dire un mot.
— Je vous ai offensée...
La jeune fille avait parlé d'une voix presque inaudible, comme si elle n'attendait pas vraiment de
réponse.
Vivien cligna plusieurs fois des paupières, jusqu'à ce qu'un sourire étire ses lèvres.
— Non, pas offensée, plutôt surprise, ce que nul n'a su faire depuis longtemps.
Lysandra porta les mains à son visage.
— Oh ! Excusez-moi.
— Pourquoi ? s'esclaffa Vivien. Je trouve cette sensation des plus réjouissantes !
Il n'y avait aucune malice dans son expression, aucune raillerie. En fait, Lysandra y décela plutôt une
gentillesse qui la surprit encore. Elle n'avait pas été élevée dans l'idée que les femmes du genre de Vivien
pouvaient se montrer si... nuancées. Ni qu'elle pourrait se mettre à en aimer une.
— Pourtant, ma chère, vous en demandez... beaucoup.
Le cœur de Lysandra se serra, mais elle s'efforça de ne pas en tenir compte, pas plus que des larmes
qui lui picotaient les yeux.
— Je comprends, murmura-t-elle.
Cependant, Vivien secouait la tête.
— Non, je suis certaine que ce n'est pas le cas. Voyez-vous, si j'ai présenté certaines dames à des
messieurs pour qu'elles deviennent leurs maîtresses, je ne saurais faire de même avec n'importe qui. Le
hasard ne peut entrer en ligne de compte.
Lysandra se tordit les mains. Elle se sentait un peu comme une écolière devant cette femme à
l'attitude si mesurée.
— Bien entendu, soupira-t-elle. Sinon, vous n'auriez pas le succès que l'on vous prête.
— Nous venons à peine de faire connaissance. Comment pourrais-je évaluer vos talents ?
Sentant que la situation lui échappait, Lysandra se leva d'un bond.
— Laissez-moi vous dire ! Je vais vous expliquer tout ce que vous voudrez savoir. Je vous le
promets !
— Lysandra...
D'un seul coup, la jeune fille tomba à genoux et lui étreignit les mains.
— S'il vous plaît, ne me rejetez pas !
— Mais, vous tremblez...
— C'est ma dernière chance. Je vous en prie, s'il existe une seule chose que je puisse faire ou dire
pour vous convaincre, je suis prête !
À cet instant seulement, elle se rendit compte que des larmes baignaient ses joues.
Avec un claquement de la langue, Vivien libéra ses mains pour attraper un mouchoir dans la poche
de sa courte veste.
— Tenez, prenez ceci, dit-elle en le lui tendant.
Regagnant sa place, Lysandra s'essuya les yeux.
— Pardon, je ne venais pas ici pour vous importuner avec mes difficultés...
— Je vois que vous avez de graves soucis. Bien que je n'en connaisse pas les détails, je puis vous
dire que je suis passée par là, moi aussi. Toutefois, je ne suis pas certaine que vous vous rendiez compte
de ce que vous me demandez. Et j'hésite à vous faire entrer dans un genre de vie à laquelle vous n'êtes
sans doute pas préparée.
Lysandra ferma vivement les yeux. Elle s'était efforcée de ne pas imaginer ce que pouvait impliquer
ce « genre de vie ». Des images floues lui encombraient le cerveau, mais elle les repoussait. Impossible
de tergiverser.
— Miss Manning, je vous assure que si je ne suis pas aussi expérimentée que certaines femmes de
votre connaissance, je sais très bien ce que je vous demande. Il ne me reste qu'à espérer votre aide, car
les alternatives qui s'offrent à moi sont des plus déplaisantes.
Après un long moment de silence, les paupières closes, Vivien finit par soupirer :
— Je suppose que si vous connaissez une mauvaise passe, ces alternatives risquent effectivement
d'être terribles. Je n'aimerais pas être la personne qui vous placerait dans une telle situation. Alors, oui,
si vous tenez à vous engager dans une telle voie, je pourrai vous aider.
Incapable de cacher son soulagement, Lysandra agrippa les accoudoirs de son fauteuil.
— Merci mon Dieu ! souffla-t-elle.
Vivien sourit encore, mais, cette fois, sans masquer la tristesse qui l'envahissait.
— Je vais devoir vous poser quelques questions afin de mieux vous aider.
Reprenant ses sens, la jeune fille se mordit les lèvres.
— Certainement.
— Ceci est délicat, mais avez-vous une quelconque expérience ?
Lysandra essaya de ne plus penser qu'aux battements de son cœur. Si elle disait la vérité, elle
risquait de perdre tous les avantages qu'elle venait de gagner. Si elle mentait, elle risquait de se laisser
vite dépasser par la situation. Néanmoins, cela valait sans doute mieux que la première option.
— Pas vraiment, comme je vous l'ai dit, finit-elle par répondre. Mais je suis consciente de ce qu'on
peut attendre d'une courtisane.
De nouveau, Vivien se tut un long moment, l'observant simplement, l'air énigmatique. A la surprise
de la jeune fille, elle n'insista pas, se contentant de questionner :
— Et qu'attendez-vous d'un protecteur ?
À son tour, Lysandra demeura silencieuse, trop déroutée pour articuler quoi que ce soit. Elle n'avait
pas vraiment réfléchi à la question, avant tout parce qu'elle n'aurait jamais imaginé qu'une courtisane
puisse demander quelque chose à son protecteur. N'était-ce donc pas lui qui détenait tous les pouvoirs, à
commencer par la fortune ?
Pourtant, maintenant qu'elle y réfléchissait, ne serait-il pas logique de souhaiter trouver les mêmes
qualités chez un amant que chez un époux ?
— Qu'il soit gentil, commença-t-elle d'une voix étouffée. Qu'il ignore la cruauté. Qu'il prenne soin de
moi sans se formaliser si j'avais d'autres... responsabilités.
L'expression de Vivien s'adoucit.
— Un enfant ?
— Non. Ma... ma mère. Elle est très malade.
Vivien hocha lentement la tête.
— Je vois.
Un nouveau silence s'établit entre les deux femmes, durant lequel Lysandra ne put s'empêcher de
penser à sa mère ; elle eut l'impression que Vivien songeait également aux gens qu'elle aimait et pour qui
elle s'était sacrifiée.
Finalement, celle-ci se rasséréna, comme si elle chassait de telles images de son esprit.
— Je ne peux rien vous promettre, Lysandra. Laissez votre adresse à Nettle, le maître d'hôtel qui
vous a fait entrer, et je reprendrai contact avec vous pour que nous nous revoyions dans une semaine.
Serrant son réticule des deux mains, la jeune fille se releva. Une semaine... Un temps terriblement
long pour patienter, surtout quand elle songeait à sa situation actuelle. Malgré tout, elle pouvait
difficilement réclamer davantage.
— Merci, murmura-t-elle. Je vous suis reconnaissante pour votre soutien.
D'un geste, Vivien indiqua qu'il ne fallait pas y accorder d'importance. Cependant, à peine franchi le
seuil de la pièce, la jeune fille faillit se laisser submerger par l'émotion. En l'aidant, cette femme lui
sauverait la vie.
En quoi Lysandra ne saurait jamais assez remercier Vivien.

Andrew poussa un soupir quand la berline entra dans la propriété qu'il possédait à Londres depuis
près de cinq ans. Non qu'il y eût à redire sur cette belle demeure ; en fait, bien des gens l'enviaient de
posséder une telle maison, parfaitement située non loin de St James's Park. Néanmoins, il ne guettait avec
aucune impatience ses visites trimestrielles en ville. Si cela ne dépendait que de lui, il quitterait
définitivement les lieux pour ne plus résider qu'à la campagne.
Mais son père tenait à le voir régulièrement. Et Andrew le respectait trop pour lui refuser quoi que
ce soit.
En mettant pied à terre, il fut accueilli par tout son personnel domestique, aligné devant l'entrée.
Avec un sourire forcé, il salua chacun par son nom, posant quelques vagues questions sur la famille ou sur
les malades, ou sur ce qui lui venait à l'esprit.
Comme chaque fois, il perçut, avant même de recevoir une réponse, des lueurs de pitié ou
d'inquiétude dans leurs regards. Au début, c'était le genre de chose qui l'agaçait. Désormais, cela
l'ennuyait plutôt.
Le dernier serviteur de la rangée était son majordome, Pruett. Contrairement aux autres, celui-ci
avait appris à cacher ses émotions, l'expérience aidant. Il était au service de cette famille depuis des
dizaines d'années.
— Bienvenue chez vous, monsieur le vicomte, dit-il avant de plonger dans un profond salut.
— Merci, Pruett.
Tandis qu'Andrew entrait, les autres domestiques retournèrent à leurs occupations, le laissant seul
dans le vestibule avec le majordome.
— Y a-t-il des messages ?
C'était toujours la première question qu'il posait, alors qu'il n'attendait rien d'autre qu'un mot de son
père. Ses vieux amis ne cherchaient plus à l'attirer dans leurs vies dépravées et il ne s'en était pas fait de
nouveaux depuis... depuis longtemps.
— Oui, monsieur, répondit Pruett.
Là-dessus, il tendit deux lettres à son maître.
Andrew haussa les sourcils. Deux ?
— Merci, dit-il. Je vais les emporter dans ma chambre. Ce sera tout pour le moment.
Il grimpa l'escalier sans vraiment écouter la réponse de Pruett. La première missive provenait de son
père, comme il s'y attendait, mais il s'étonna de ne pas reconnaître l'écriture de la seconde. Elle était
féminine et le papier sentait le parfum.
Il attendit de se retrouver seul dans sa chambre pour en briser le sceau. En la parcourant, il ne put
s'empêcher de se laisser tomber dans son fauteuil devant la cheminée.
Le message provenait de Vivien Manning.
Non qu'il ne connût pas cette célèbre courtisane. Elle avait été la maîtresse d'au moins deux de ses
amis, et lui-même l'avait toujours appréciée.
Mais voilà près de trois années qu'il ne l'avait plus vue, et tous deux n'échangeaient aucune
correspondance.
Tout d'un coup, elle se manifestait, l'invitant à lui rendre visite dès que possible.
Il étudia longuement la lettre, tenta de déchiffrer d'éventuels sous-entendus dans ces quelques lignes.
Elle n'avait aucune raison de lui demander cela. Ils ne se fréquentaient que de loin, et lui-même n'avait
jamais exprimé le désir de la connaître davantage. Tout le monde savait qu'il avait opté pour une
existence quasi monastique. Il l'avait fait clairement comprendre aux quelques amis qui osaient encore
s'intéresser à son mode de vie.
Pourtant, comment repousser une telle requête ? Il n'avait aucune envie d'offenser Vivien, même s'il
avait depuis longtemps renoncé au mode de vie qu'elle représentait. Le plus facile serait sans doute de
simplement lui rendre visite, de lui faire aimablement comprendre qu'il ne cherchait aucune sorte
d'aventure avec elle, et voilà tout.
Il ne se réjouissait pas pour autant de lui opposer un tel refus, car il doutait que Vivien entendît
souvent le mot « non ». C'était une femme belle et puissante, qu'il ne pouvait s'empêcher de respecter.
Non sans un soupir, il tira de la table voisine une feuille de papier sur laquelle il griffonna une note
rapide indiquant qu'il viendrait prendre le thé le lendemain après-midi. Cependant, tout en appelant le
domestique qui porterait cette missive, il ne put réprimer une vibration de curiosité mêlée d'impatience.
Voilà longtemps qu'il avait renoncé à cette vie. Il n'avait aucune intention de revenir en arrière.
3

Assis dans le salon de Vivien, Andrew étudiait la gracieuse tapisserie murale. Le motif rose et rouge
foncé dépeignait une chose que la plupart des gens ne remarquaient même pas : des scènes érotiques
d'hommes et de femmes accouplés. Il n'avait pas oublié la soirée passée ici, de nombreuses années
auparavant, à tâcher de repérer toutes les images cachées.
C'était dans une autre vie, avant son mariage avec Rebecca. Avant que tout son monde ne se trouve
bouleversé. Difficile de se rappeler l'homme qu'il était à l'époque, et il n'y tenait d'ailleurs pas trop, tant
son existence d'alors lui paraissait frivole et vide.
Derrière lui, la porte s'ouvrit et il se leva à l'entrée de Vivien. Incontestablement, c'était l'une des
plus belles femmes qu'il ait jamais rencontrées. Elle ne manquait pour autant ni d'humour, ni
d'intelligence. Comment s'étonner qu'elle soit si recherchée parmi les hommes de la haute société ?
Dire que lui-même, une dizaine d'années auparavant, l'avait tant désirée ! Mais plus maintenant. Elle
ne produisait aucun effet sur lui, pas même un semblant d'émoi.
De toute façon, elle lui décocha un sourire qui aurait anéanti le moindre élan, tant se voyait la pitié
qu'il lui inspirait.
Et cette éternelle mansuétude commençait à sérieusement le fatiguer.
Il s'efforça de lui rendre son sourire, sans y mettre plus de sincérité qu'elle.
— Bonjour, monsieur, lança-t-elle en fermant la porte derrière elle.
Les bras tendus, elle s'approcha de lui.
— Bonjour, Vivien.
Il lui prit les mains et l'embrassa sur les deux joues, avant de la laisser reculer. Elle l'examina des
pieds à la tête.
— Voilà si longtemps que nous ne nous étions vus ! s'exclama-t-elle. Je suis ravie de vous revoir.
Désignant deux fauteuils devant la cheminée, elle poursuivit :
— Asseyez-vous donc. Désirez-vous du thé ou un rafraîchissement ? Vous avez toujours aimé le
bourbon, pour autant que je me souvienne ?
Andrew secoua la tête. Décidément, elle était douée.
— C'est un peu tôt pour le bourbon, observa-t-il.
Elle se mit à rire.
— Sans doute. En tout cas, je suis contente que vous soyez là. Je dois reconnaître que votre réaction
à ma missive m'a un peu surprise, d'autant qu'elle a été très rapide. Je m'attendais plus ou moins à ce que
vous ne répondiez pas ou, tout simplement, à ce que vous refusiez ma demande.
Il haussa un sourcil. Vivien ne s'était jamais embarrassée de circonvolutions.
— Qui pourrait vous tenir tête ? répliqua-t-il.
Le sourire de la jeune femme lui parut plus narquois.
— J'ai pourtant entendu dire que vous refusiez de revoir la plupart de vos anciens amis.
Andrew savait très bien d'où pouvait provenir ce genre d'accusation ; il avait reçu au moins deux
lettres qui le traitaient de tous les noms parce qu'il avait opposé une fin de non-recevoir à diverses
propositions. Mais il ne tenait pas à entrer dans ce genre de détail avec Vivien. À vrai dire, il la
connaissait à peine, or il refusait d'évoquer sa vie personnelle avec les membres de sa propre famille ;
pourquoi l'exposerait-il devant elle ?
Il haussa les épaules.
— Peut-être que je me plais davantage avec vous.
— Si c'est vrai, j'en suis flattée.
— Néanmoins, ajouta-t-il, je ne dispose pas de beaucoup de temps, aujourd'hui. Vous aviez
certainement une raison plus pressante, pour me faire venir ici, qu'essayer de savoir pourquoi je ne vois
plus nos amis communs.
Vivien se releva aussitôt.
— En effet. Pourriez-vous me suivre sur la terrasse afin que je vous expose mes raisons ?
Il resta un instant stupéfait. La terrasse ? Curieuse requête. Finalement, il se leva à son tour et la
suivit vers les portes-fenêtres qui ouvraient sur une terrasse ensoleillée. Vivien passa devant la table et
les chaises sans s'y arrêter, pour aller s'appuyer au muret d'où elle dominait les jardins en espalier.
Andrew la rejoignit lentement. Il ne voyait pas où elle voulait en venir, dans quelle sorte de piège
elle comptait l'entraîner, d'autant que ce n'était guère le genre de Vivien ; elle avait plutôt tendance à vous
attirer avec du miel, non du vinaigre.
— Que faisons-nous là ? demanda-t-il d'un ton un peu plus renfrogné qu'il ne l'aurait souhaité.
Sans se formaliser, elle s'enquit gentiment :
— Recevez-vous encore des nouvelles de vos anciens amis, maintenant que vous avez changé de
vie ?
Il se mordit les lèvres. Cette femme perspicace avait parfaitement saisi où il en était.
— Pas beaucoup, finit-il par admettre.
— Dans ce cas, vous ignorez sans doute que je ne suis plus la maîtresse d'aucun homme de la haute
société.
Il vit briller dans son regard une surprenante lueur de soulagement. Vivien avait pourtant toujours
paru contente du rôle qu'elle tenait dans le monde.
— Cependant, reprit-elle, je garde ma place dans notre communauté. Depuis quelque temps, je me
consacre à présenter de jeunes femmes à des protecteurs.
— Euh, oui... je crois en avoir entendu parler, incidemment.
Il était incapable de dire qui lui avait révélé la chose, mais cela ne l'étonnait guère.
— Et en quoi cela me concerne ? ajouta-t-il.
Vivien désigna les jardins en contrebas.
— Voyez-vous la jeune personne dans mon labyrinthe de roses ?
Il suivit la direction indiquée par l'élégante main et avisa, en effet, une silhouette de femme.
— Oui ?
Vivien lui tendit des lunettes d'approche.
— Regardez d'un peu plus près. D'ici, vous ne distinguez aucun détail.
— Vivien...
— Je vous en prie ! insista-t-elle d'un ton ferme.
À contrecœur, Andrew prit les jumelles pour mieux observer l'inconnue, et resta le souffle coupé
devant la beauté de ses traits.
Elle était ravissante, avec ses boucles châtaines autour d'un visage aux pommettes hautes et aux
lèvres pleines, sous des yeux bleu porcelaine qui s'illuminaient de délice chaque fois qu'elle humait une
nouvelle fleur. Elle portait des vêtements plutôt usés, mais qui soulignèrent ses jolies courbes quand elle
se retourna pour inspecter les environs.
Andrew se sentit saisi d'une étrange émotion ; un désir puissant lui envahit les veines tandis qu'il
abaissait les jumelles. Voilà des années qu'il n'avait éprouvé une telle réaction face à une femme.
— J'ai l'impression que vous appréciez le spectacle, observa doucement Vivien.
Il serra les dents. Impossible de masquer son excitation avec les culottes moulantes qu'il portait, et
Vivien ne manqua pas de s'en apercevoir.
— Elle est effectivement très jolie, dit-il d'un ton glacial en faisant demi-tour.
Il essaya de penser à autre chose, à quelqu'un d'autre - tout ce qui serait susceptible de lui apaiser les
sangs.
— Elle a besoin d'une protection, reprit Vivien dans son dos. Il m'a semblé que vous lui
correspondiez tout à fait.
Sans plus se soucier de la visibilité de son érection, il fit volte-face.
— Je vous demande pardon ?
Il s'attendait à voir Vivien reculer ou défaillir devant son air outragé, mais elle tint bon et ne le quitta
pas des yeux.
— Elle s'appelle Lysandra Keates et elle s'est présentée chez moi il y a quelques jours. Je ne connais
pas exactement sa situation, mais j'ai l'impression qu'elle est dans une grande détresse matérielle. Elle
m'a suppliée de lui présenter un homme.
— Je ne cherche pas de maîtresse ! rétorqua Andrew.
Il ne put toutefois écarter de son esprit la puissante vision de cette fille... dans son lit, les jambes
enroulées autour de lui, le laissant entrer en elle.
— C'est bien ce que je pensais, soupira Vivien. Cependant, j'ai l'impression que cette jeune femme
n'a qu'une expérience limitée des aspects physiques de la passion. Sans doute à cause de l'échec d'une
première relation avec un homme qui lui aurait promis le mariage avant de l'abandonner. Peut-être même
a-t-elle été violentée. Elle croit pouvoir répondre à tout ce qu'on attend d'une courtisane, mais j'en doute.
Les hommes que je connais les veulent intrépides, entreprenantes et amoureuses. Lysandra risquerait de
se faire dévorer sur-le-champ.
Au début, Andrew avait suivi l'exposé avec intérêt, mais à présent il secouait la tête.
— Encore une fois, qu'ai-je à voir dans cette affaire ?
— Je cherche un homme qui accepterait de l'initier graduellement au plaisir, quelqu'un d'assez
patient pour l'aider à surmonter ses appréhensions, mais aussi d'assez expérimenté pour en faire une
courtisane désirable.
Sur le coup, Andrew ne trouva rien à répliquer, car d'autres images lui pilonnaient l'esprit. Illicites.
Et beaucoup plus adaptées à l'être qu'il avait été autrefois.
— Non ! finit-il par vociférer, davantage contre lui-même que contre elle. Non ! Je conçois que vous
tentiez d'aider cette jeune personne, mais ce n'est pas moi qui la prendrai sous mon aile.
Vivien se rapprocha, lui arrachant un grondement. Cette femme était une sorcière. Elle savait fort
bien circonvenir un homme d'un seul regard et il n'était pas totalement immunisé contre cet artifice, bien
qu'il ne tienne pas à partager son lit.
Tandis que cette jeune femme... Lysandra... c'était une autre histoire.
— Monsieur... reprit posément Vivien. Andrew, je vous connaissais avant... avant tous ces
changements. Je percevais vos appétits, votre goût des femmes et de la vie. Je n'aime pas ce que vous êtes
devenu, cet être solitaire et rongé par le chagrin.
Il se détourna, tout désir oublié. Il ne parlait pas de ces choses-là à quiconque. Jamais.
— Vous divaguez ! maugréa-t-il.
Après une courte hésitation, Vivien recula, les mains ouvertes.
— Fort bien, je me trompe sans doute. Ce serait pourtant nous rendre service, à moi autant qu'à
Lysandra. Et cela pourrait peut-être vous aider aussi.
Il se rendit au bord de la terrasse pour jeter un autre coup d'œil dans le jardin. La jeune personne
s'était assise sur un banc, une rose à la main, qu'elle frottait distraitement sur sa joue ; d'un seul coup, le
désir fondit à nouveau sur Andrew, étourdissant.
Voilà des années qu'il s'abîmait entre chagrin et remords, conscient d'avoir bien mérité les deux. Et
soudain, à l'idée que la douleur pourrait disparaître, ne serait-ce qu'un instant... qu'une personne aurait le
pouvoir de l'effacer un peu... comment ne pas se laisser tenter ?
— Ce... cette situation n'est pas censée devenir permanente ? s'enquit-il doucement.
— Non, répondit Vivien d'un ton rieur. Lysandra se formerait sous votre tutelle, sans plus. Vous
pourriez me la renvoyer à tout moment. Toutefois, si vous veniez à l'apprécier et à vouloir en faire votre
maîtresse un certain temps, je laisserais bien sûr les modalités de ce pacte à définir entre vous deux.
— Non, marmonna-t-il sans quitter Lysandra des yeux. Je ne veux pas de maîtresse permanente. Un
mois, ce sera bien. En un mois, je pourrai m'assurer qu'elle soit prête pour un homme plus exigeant au lit.
Vivien marqua une nouvelle hésitation.
— Fort bien, conclut-elle.
Il rajusta sa redingote.
— Vous pouvez me l'envoyer dès demain à deux heures à ma résidence de Londres. Dites-lui de ne
pas être en retard.
— J'y veillerai. Merci, monsieur.
Il s'interdit de jeter un dernier regard sur Lysandra, malgré la tentation, et partit à grands pas vers les
portes-fenêtres qui donnaient sur le salon.
— Veuillez m'excuser, il faut que je vous quitte. J'ai un autre rendez-vous.
— Certainement, dit Vivien en le suivant. J'ai été ravie de vous revoir, monsieur.
Sans trop réfléchir, il répondit par une plaisanterie légère avant de traverser le vestibule puis de
déboucher dans la rue où l'attendait son phaéton. Alors qu'il reprenait les rênes de l'attelage, il ne put
s'empêcher de revenir aux images laissées dans son esprit par le souvenir de Lysandra dans le jardin.
Elle était très désirable ; néanmoins, il se demandait s'il n'allait pas vite regretter de céder ainsi à
ses plus bas instincts. N'était-ce pas déjà dans un jardin que le premier homme avait laissé parler ses
désirs ?
Et cela ne s'était pas bien terminé pour lui.

Lysandra suivit le maître d'hôtel dans le salon où elle avait rencontré Vivien quelques jours
auparavant. La matinée lui avait paru bien longue, d'autant qu'elle était arrivée tôt ; tout cela pour se voir
envoyer dans le jardin où elle avait dû attendre la réponse à ses angoisses. Certes, elle avait apprécié la
beauté des lieux... mais elle gardait le cœur serré. Elle craignait que Vivien n'ait changé d'avis et qu'il ne
faille y voir l'explication de ce long délai.
En entrant dans la pièce, elle eut la surprise de constater que la maîtresse des lieux l'y attendait,
l'expression impénétrable mais sans malveillance.
— Bonjour, Lysandra.
Chassant ses appréhensions, la jeune fille effectua quelques pas dans sa direction.
— Bonjour, et merci de me recevoir encore une fois.
Sur un signe de sa maîtresse, le domestique s'en alla, laissant les deux femmes prendre place là où
Lysandra avait avoué son embarrassant secret. Elle rougit en s'asseyant.
— J'ai du nouveau, annonça Vivien avec un sourire de chat devant un bol de crème.
Lysandra ne savait si elle devait se fier à l'air satisfait de son hôtesse.
— Ou... oui ? balbutia-t-elle.
— Il y a quelques instants, un homme est sorti de chez moi. Vous connaissez sans doute son nom. Le
vicomte Andrew Callis.
Hésitante, Lysandra fit non de la tête.
— Cela ne me dit rien. Je ne fréquente pas ce milieu, voyez-vous.
Vivien haussa légèrement les sourcils.
— Ma chère, une courtisane accomplie doit connaître les messieurs de la haute société par leur nom
et par leur titre. Mais peu importe, ceci fera partie de votre apprentissage. Je vais vous envoyer un
exemplaire du Debrett's, le guide de l'aristocratie londonienne, dès que vous serez établie.
— Mon apprentissage ? répéta faiblement Lysandra.
— Oui. Les hommes attendent davantage d'une maîtresse que ce que vous pouvez imaginer.
Vivien lui sourit pour atténuer la portée de ses paroles, avant de reprendre :
— Mais notre vicomte possède une vaste expérience en matière de plaisir. Et il a accepté de vous
prendre sous son aile pendant un mois, afin de vous préparer à un protecteur permanent. Vous le
rencontrerez demain chez lui.
La jeune fille agrippa des deux mains les accoudoirs de son fauteuil, à s'en blanchir les articulations
et se faire mal aux coudes.
— Oh !
Vivien pencha la tête de côté.
— N'était-ce pas ce que vous vouliez ?
— Si... soupira Lysandra. Bien sûr. Comme je vous l'ai dit, je n'ai pas vraiment le choix.
Vivien se rapprocha d'elle, lui saisit les mains.
— Ne vous en faites surtout pas. Il prendra soin de vous. Vous n'aurez plus à vous soucier d'argent ni
à vous chercher un toit, encore moins des vêtements tant que vous serez sous sa responsabilité. Et il saura
se montrer aimable avec vous.
Lysandra éprouva un immense soulagement à l'idée que ses soucis d'argent puissent être ainsi
résolus. Quant au reste... c'était bien elle qui l'avait voulu.
— Et, continua Vivien, vous lui rendrez service par la même occasion.
Lysandra leva sur elle un regard étonné. Sans doute n'avait-elle pas bien compris...
— Service ? Comment... ?
L'expression de Vivien se nuança de tristesse.
— Le vicomte a vécu une tragédie. Il ne s'en rend peut-être pas compte, mais il a autant besoin de
vous que vous de lui.
Lysandra fit la moue.
— Je ne comprends pas bien...
— Cela viendra. Un jour. Si nous prenions le thé, maintenant ? Ensuite, nous vous ferons essayer
quelques-unes de mes robes afin de vous en choisir une pour demain.
Hochant la tête, Lysandra regarda Vivien sortir pour donner quelques ordres. Elle ne savait trop ce
qu'il lui faudrait comprendre un jour, mais se rassurait en songeant qu'elle pourrait aider quelqu'un durant
cette période d'apprentissage.
Et puis, elle avait tellement le trac qu'elle se raccrochait à tout ce qui se présentait.
4

En suivant le valet à la coûteuse livrée vers un salon qui s'avéra plus grand que l'appartement qu'elle
louait, Lysandra sentit ses mains trembler. Quant aux meubles... Seigneur ! Elle eut presque peur de les
toucher ou de s'y asseoir ; ils devaient valoir une fortune. Ils étaient sans doute prévus pour des visiteurs
de la plus haute importance, certainement pas pour des femmes ordinaires destinées à devenir des
courtisanes.
— Puis-je vous offrir un rafraîchissement ? proposa le valet.
Il s'exprimait d'un ton froid mais poli, sans laisser paraître la moindre pensée sur sa présence dans
des lieux dont elle n'était pas digne.
— N... non, merci, balbutia-t-elle en secouant la tête.
Pour tout dire, elle n'était pas certaine d'être capable de garder le moindre aliment. Elle n'avait rien
pu avaler de la journée.
— Très bien. Lord Callis arrivera sans tarder.
Là-dessus, le domestique s'éloigna, la laissant faire les cent pas dans cette magnifique pièce où la
valeur de chaque bibelot pourrait sans doute les faire vivre, sa mère et elle, pendant six mois.
Mais elle n'avait jamais envisagé le larcin comme une solution à ses difficultés. S'humilier, certes,
voler... non.
Derrière elle, la porte s'ouvrit et Lysandra se retourna pour faire face à son protecteur. Le souffle
coupé, elle recula jusqu'à manquer trébucher dans la cheminée.
Jamais elle n'avait vu d'homme plus beau. Blond et grand comme le héros grec, Adonis, dont son
père lui avait raconté l'histoire quand elle était enfant, il avait pourtant le visage buriné et plutôt bronzé.
Encore que ce grand seigneur ne voie sans doute pas souvent le soleil, si ce n'était au cours de visites
annuelles à la campagne. Et puis, il y avait ces yeux...
Verts comme d'éclatantes émeraudes, ils la scrutaient des pieds à la tête, sans toutefois rien laisser
paraître de ce qu'il ressentait.
Que pouvait-il penser, au juste ? Elle lui était totalement inférieure, vêtue de la robe empruntée à une
femme déchue, obligée de vendre son corps contre de l'argent et une initiation. Dès lors, quelles qualités
pourrait-il lui trouver ?
— Lysandra Keates, je présume ?
Cette voix grave frappa la jeune fille directement au cœur. Prise de vertige, elle sentit une étrange
chaleur l'envahir. Mais tout cela n'avait rien de désagréable, c'était juste... inattendu.
Comme elle ne répondait pas, il insista.
— Dites-moi que vous n'êtes pas muette.
Cette fois, elle s'empourpra.
— Oh, non, pardon ! Se... Êtes-vous lord Callis ?
Il serra les lèvres, et elle ne put s'empêcher d'imaginer qu'il allait soit la jeter dehors devant tant de
gaucherie, soit l'embrasser de cette belle bouche un peu figée. Tout d'un coup, une telle perspective la
mettait en joie.
— Andrew, corrigea-t-il doucement. Étant donné les circonstances inhabituelles qui nous valent cette
rencontre, je préférerais limiter les formalités. En public, une courtisane doit bien sûr s'adresser à son
protecteur par son titre, mais en privé, son prénom ou tout autre petit nom convenu entre eux fera l'affaire.
Lysandra acquiesça de la tête. Ainsi commençait donc l'apprentissage dont Vivien lui avait parlé.
— Très bien, Andrew.
Après avoir refermé la porte derrière lui, il s'approcha d'elle d'une longue enjambée.
— Vous n'êtes pas à votre place, observa-t-il.
Elle ferma les paupières. Cela se voyait donc à ce point ? Tout était perdu, il allait la rejeter.
— Je vous en prie, ne me renvoyez pas, supplia-t-elle, bouleversée autant par la crainte que par
l'humiliation.
En rouvrant les yeux, elle eut la surprise de constater qu'il s'était encore approché d'elle. Un rien les
séparait, désormais. Elle sentait le parfum tiède et boisé de sa peau, la chaleur de son corps qui l'attirait
irrésistiblement.
— Je ne vous renvoie pas, assura-t-il en posant une main sur son épaule. Je voulais juste dire que
vous étiez trop belle pour être ici, dans ces circonstances. Vous avez besoin de protection, mais pas dans
le sens où l'entend Vivien. Où diable êtes-vous allée chercher cette idée ?
Elle n'en revenait pas qu'il songe à lui poser une telle question, qu'il se préoccupe de sa modeste vie.
— Ce sont d'innombrables complications qui m'ont amenée dans votre salon.
S'il insistait, elle lui en dirait davantage, mais elle hésitait, alors qu'une sorte de magie semblait
s'installer dans cette pièce, réduisant le monde à leurs deux personnes. Si elle commençait à lui raconter
les tristes événements de son existence, elle craignait de briser cet enchantement sans jamais découvrir où
il pourrait les mener.
Or, à son grand étonnement, elle sentait que cette impression n'avait rien à voir avec la détresse qui
l'amenait ici, mais provenait plutôt de pensées interdites tapies au fond d'elle-même.
Il descendit la main vers sa gorge, faisant tressaillir la jeune fille. Il ne portait pas de gants, et le
décolleté de la robe qu'elle avait empruntée plongeait très bas, trop bas au goût de Lysandra. Ce contact
paraissait brûlant contre sa chair ; pourtant, elle sentit son dos se cambrer vers lui, son souffle s'exhaler
en un soupir.
Le regard d'Andrew se posa sur son visage, laissant apparaître une lueur d'émotion dans ses
extraordinaires yeux verts. Jamais Lysandra n'avait encore vu une telle expression, une telle chaleur,
sombre et passionnée.
— Vous êtes très sensible, observa-t-il doucement. C'est un bon point pour vous.
— Sensible ? répéta-t-elle.
Sans doute cette initiation devrait-elle l'aider à ne pas se laisser étourdir par son propre corps.
Cependant, la main descendait encore, jusqu'à lui emprisonner un sein.
A ce contact plus qu'intime, ses genoux fléchirent, elle eut mal partout ; toutefois, c'était une
impression des plus agréables. Elle se sentait brûlante de vie et d'impatience à la pensée de ce qui allait
suivre, même si elle savait trop de quoi il s'agissait.
— Votre mamelon est déjà dur, expliqua le vicomte en le caressant du bout des doigts.
Elle referma les yeux, cette fois non par gêne mais parce qu'elle ressentait un délicieux plaisir.
Jamais elle n'avait rien éprouvé de semblable, cette forme de chaleur mêlée de frissons, cette impression
d'impuissance devant son propre corps qui s'offrait malgré elle.
— J'ai le sentiment que cet apprentissage se déroulera sans anicroche, dit Andrew en se rapprochant
encore.
Instinctivement, elle recula d'un pas et heurta le canapé, s'y laissant tomber plus qu'elle ne s'assit. Le
vicomte prit aussitôt place à côté d'elle.
— Mais, continua-t-il d'une voix rauque aussi troublante que ses caresses, il est de mon devoir de
vous éprouver.
Lysandra ne put articuler un mot tandis qu'elle contemplait ces mains magiques qui revenaient vers
elle. Cette fois, elles s'emparèrent de ses deux seins, les soulevant, les palpant avec une exquise
délicatesse.
Parcourue d'éclairs de délectation, elle vibrait sous les sensations que cet homme savait éveiller en
elle. Si la peur du rendez-vous qui l'amenait ici avait suscité quelques déplaisantes images, tout d'un coup
elle se croyait plutôt... au paradis !
Bouche bée, elle observait chacun de ses mouvements, regardant la paume tiède qui se détachait de
sa poitrine pour glisser plus bas, vers le centre de son corps. Les battements de son cœur s'accélérèrent
quand elle comprit qu'il visait la partie la plus secrète de son anatomie, ces trésors interdits réservés tout
au plus à un époux.
Bien qu'élevée dans l'idée de refuser ce genre de caresse, surtout de la part d'un inconnu, elle
n'éprouva aucune appréhension, rien qu'une vertigineuse impatience. Une émotion qui ne fit que
s'intensifier lorsque Andrew saisit un pan de sa jupe pour la soulever, la remonter peu à peu sur ses
genoux, puis sur ses cuisses, avant de passer une main dessous.
La paume brûlante se posa sur sa chair tout aussi brûlante.
— Andrew, souffla-t-elle.
C'était comme s'il la marquait du sceau de sa main, la faisant sienne à jamais.
Le plus surprenant étant qu'elle ne redoutait pas cette idée : être sienne... marquée... se livrer
totalement à ce que cette décision de devenir une courtisane pouvait entraîner.
Mais, bientôt, toutes ces pensées la quittèrent car il remontait encore sa main, la posait entre ses
jambes.
— Mouillée, murmura-t-il comme pour lui-même. Déjà prête.
La tête appuyée sur le bras du canapé, Lysandra s'agrippa au premier coussin qu'elle trouva tandis
que des doigts agiles la caressaient à travers le fin coton de ses sous-vêtements. Il avait raison, elle était
mouillée, détail qui la gênait autant qu'il l’émoustillait. Elle avait envie de demander si cela était normal,
mais craignait de révéler ainsi son ignorance. Mieux valait en apprendre davantage.
Et il ne fut pas avare d'enseignements. Sans prévenir, il écarta son jupon pour promener les doigts
sur ses parties les plus intimes.
Lysandra ne put retenir un cri de surprise lorsqu'ils s'immiscèrent entre les plis de sa féminité,
l'obligeant à écarter un peu plus les jambes pour mieux s'offrir à ces délicieuses provocations.
Elle s'abandonna sans honte, paupières closes, pour le laisser poursuivre son exploration. Il y mettait
infiniment de douceur, effleurant à peine sa chair tendre, même si chaque contact déclenchait en elle de
foudroyantes délectations. Instinctivement, elle se soulevait vers lui comme pour en réclamer davantage,
bien qu'elle ne sache pas trop où tout cela devait la mener.
— Je veux vous voir venir, souffla-t-il.
Elle rouvrit brusquement les yeux.
— Venir ?
Il la dévisagea un long moment avant de demander :
— Personne ne vous a jamais fait venir ?
Elle secoua lentement la tête.
— Vous ne vous êtes jamais caressée au point d'arriver à cette réaction ? insista-t-il.
Elle rougit.
— N... non.
— Dans ce cas, conclut-il en souriant, j'aurai le bonheur de vous procurer votre première
expérience. Allongez-vous et laissez-vous aller, que je vous mène au plaisir.
Un court instant, elle se mordilla les lèvres, puis s'abandonna de nouveau. Elle ne voyait pas trop ce
qu'il voulait dire, mais cela éveillait sa curiosité.
Elle n'en fut que plus dépitée de le voir quitter le canapé pour venir s'agenouiller devant elle. La
saisissant par les hanches, il l'attira vers lui, retroussa ses vêtements, de façon qu'elle se retrouve à demi-
nue, juste en face de ses yeux, et la satisfaction qu'elle avait ressentie jusque-là s'altéra en une profonde
humiliation.
Elle voulut se soulever, mais il la maintint allongée en plaquant une main sur ses cuisses.
— Non, non, dit-il. Cela fait partie de votre apprentissage. Il ne faut surtout pas vous formaliser.
— C'est que... je ne puis me montrer ainsi.
Un nouveau sourire éclaira le visage du vicomte.
— Si je suis votre amant, madame, c'est exactement ainsi que vous devez vous montrer. Vous
m'offrez là un cadeau auquel nul autre ne saurait prétendre, du moins le temps que nous resterons
ensemble. Donnez-vous à moi et laissez-moi vous donner quelque chose en échange.
Incapable de répondre ou même de réfléchir à ce qu'elle pourrait dire, elle se tut, ce qui ne parut pas
déranger Andrew. Sans la quitter des yeux, il pencha la tête vers elle, de plus en plus près. Elle éprouva
le choc de sa vie en le sentant poser la bouche sur son entrejambe.
Elle poussa un cri, de saisissement autant que de plaisir, à ce contact plus brûlant que jamais.
— Chut ! susurra-t-il en lui massant les cuisses d'un geste apaisant.
Retombant à plat sur le canapé, elle ne put que contempler le plafond tandis qu'il couvrait de baisers
ses petites lèvres. Remontant les mains, il lui coupa encore le souffle en écartant délicatement l'ouverture
de son sexe.
Dans un sourd grondement de délectation, il s'y précipita, cette fois avec gourmandise, la léchant tel
un sucre d'orge, provoquant en elle une inimaginable explosion de sensations.
Il poursuivit de plus belle, sa langue se fit plus insistante, sa bouche plus avide, savourant chaque
recoin de cette chair offerte, du bas de l'entrejambe jusqu'au sommet de la fente.
Et là, il hésita.
— Savez-vous ce que c'est ? demanda-t-il en y appuyant le pouce.
Elle cria, saisie par une exquise décharge électrique.
— N... non ! bredouilla-t-elle.
— Votre clitoris, Lysandra, la clef de votre plaisir. Je vais le palper, le sucer jusqu'à ce que vous
hurliez mon nom.
Elle ouvrit de grands yeux mais, sans lui laisser le temps de répliquer, il replongea vers elle,
capturant entre ses lèvres la pointe secrète et sensible, qu'il se mit à ciseler du bout de la langue, lapant,
suçant, allant jusqu'à la gratter doucement du bout des dents. Lysandra finit par se rendre compte qu'elle
avait instinctivement soulevé les hanches pour mieux épouser chacun de ses mouvements.
Soudain, sans prévenir, le délice se décupla en elle, la faisant sursauter alors qu'elle cédait aux
impressions les plus extraordinaires, soudain libérée de ses pires inquiétudes, la laissant, vaporeuse et
frémissante, faire exactement ce qu'il avait prédit.
Elle hurla son nom dans le petit salon silencieux.
Elle n'aurait su dire, ensuite, combien de temps s'écoula tandis qu'elle gisait inerte sur le canapé,
épuisée, rassasiée, mais, peu à peu, elle s'aperçut qu'il ne se tenait plus entre ses jambes. En fait, il s'était
relevé et dirigé vers la cheminée d'où il l'observait, l'expression fermée.
Quand elle voulut rabattre sa jupe sur ses jambes dénudées, elle constata qu'il l'avait déjà fait.
Encore rougissante, elle s'assit, l'interrogea du regard.
Il souriait mais d'un sourire sans joie, qu'elle trouva même plutôt tendu. Pour tout dire, cela sonnait
faux.
— Je pense que vous en avez assez appris pour aujourd'hui, énonça-t-il d'un ton las.
Lysandra cligna des paupières. Était-ce donc tout ? Tant de passion l'avait envahie et voilà que,
finalement, tout s'arrêtait là, sans que le vicomte cherchât davantage à la faire sienne. Pour tout dire, elle
se rendait maintenant compte qu'il ne l'avait même pas embrassée... du moins pas comme il se devait, sur
la bouche.
— Je... commença-t-elle.
Elle s'arrêta.
Qu'allait-elle dire ? Le supplier d'achever ce qu'elle n'aurait pas même su exprimer ? L'implorer de
mener cet étrange après-midi à sa fin ultime ? Elle n'osa pas.
— Je vais nous trouver un lieu de rencontre, indiqua-t-il. Vous pourrez y habiter tout le temps de
votre... apprentissage.
Il s'exprimait d'un timbre froid et distant, comme s'il parlait d'un déjeuner d'affaires, non d'un rendez-
vous galant.
Désarçonnée, elle jeta un regard circulaire sur le salon.
— Nous ne nous retrouverons pas ici ?
Cette fois, ce fut lui qui parut surpris.
— Non.
Lysandra se détourna. Qu'allait-elle imaginer ? Bien sûr qu'un gentilhomme ne logeait pas sa
maîtresse dans sa propre demeure ! Elle devait lui paraître plus sotte que jamais.
Elle secoua tristement la tête.
— Soit, dans ce cas je laisserai mon adresse à votre portier afin que vous sachiez où me joindre,
pour me dire quand vous voudrez que je m'y installe.
— Non, mon cocher va vous ramener chez vous. Ainsi, il saura où vous porter mes messages.
— Oh non ! Je ne voudrais pas déranger vos domestiques, je peux prendre un fiacre.
Il serra les dents.
— Si je dois être votre protecteur, ne serait-ce qu'un temps assez court, vous devez me laisser vous
protéger, Lysandra. Oubliez donc les fiacres. Mon cocher restera à votre service aujourd'hui, et je vous en
attribuerai un pour vous seule dès que possible.
Elle voulut protester, mais il la fit taire d'un haussement de sourcils.
— Fort bien. Merci pour... pour votre protection.
À la façon dont il remua, elle comprit qu'il se sentait aussi mal à l'aise qu'elle. Aurait-elle commis
une erreur ? Pas assez exprimé sa flamme ? Ou, plus simplement, les hommes expérimentés et puissants
comme lui demeuraient-ils insensibles aux jeunes filles de son espèce ?
Quoi qu'il en soit, cette froideur n'augurait rien de bon.
Reprenant son réticule, elle inclina la tête vers lui.
— Au revoir, monsieur.
— Au revoir, Lysandra.
Une fois dans le vestibule, elle se passa une main sur le visage. De sa vie, elle ne s'était sentie aussi
mal dans sa peau - ni aussi vivante et passionnée... Une chose au moins lui apparaissait clairement : quoi
qu'il arrive avec Andrew, elle ne serait plus jamais la même.

Dès que la porte se fut refermée derrière Lysandra, Andrew se mit à faire les cent pas. Il avait
l'impression que son monde lui échappait, déséquilibré par la frêle silhouette de cette femme qu'il venait
de rencontrer.
Depuis la mort de Rebecca, trois années auparavant, il n'avait pas émergé de sa torpeur, à dessein,
afin de rester plongé dans cette brume qui le tenait éloigné du monde. Il devait bien cela à son épouse,
après ce qu'il lui avait fait - ou pas fait.
Mais voilà qu'au cours de cette heure passée avec Lysandra, il avait eu l'impression de s'éveiller en
sursaut. Les émotions bouillonnaient en lui, fulgurantes, exquises à en devenir presque douloureuses.
Le pire étant qu'il ne rêvait que d'aller plus loin avec elle. Il n'avait pas désiré à ce point une femme
depuis... Seigneur, depuis avant son mariage ! Depuis qu'il avait fait partie des pires débauchés de la
ville, ne songeant qu'à jouir de tous les plaisirs de ce monde.
Il ne comprenait pas comment cette jeune fille pouvait provoquer de telles réactions en lui. Sans
doute parce que son cas s'avérait plus compliqué qu'il n'avait paru de prime abord. Plus troublant aussi.
Oui, elle était d'une délicieuse sensibilité, tout en s'avérant des plus innocentes. Il avait eu quelques
maîtresses avant son mariage, toutes expérimentées ; elles n'écarquillaient pas les yeux en frissonnant de
bonheur. Dans le monde qui était le sien, il craignait que Lysandra ne se fasse dévorer toute crue.
Ce qui provoquait en lui un puissant besoin de la protéger.
Il se laissa tomber dans un fauteuil pour mieux réfléchir à la situation. Vivien lui avait demandé
d'enseigner les voies du plaisir à Lysandra afin de la préparer à devenir une courtisane. À présent il
craignait, au cours de cet apprentissage, d'en venir à choquer la jeune fille par la brutale réalité de ses
caresses, de ses baisers, de sa passion.
Peut-être parviendrait-il à la convaincre que cette voie ne lui convenait pas.
Quoi qu'il en soit, les semaines à venir s'annonçaient chargées de jouissances enivrantes, perspective
à laquelle il aspirait autant qu'il la redoutait plus que tout au monde.
5

Lysandra sursauta quand on frappa à la porte. Voilà deux jours qu'elle attendait cet instant, et enfin il
se produisait. Une seule personne savait qu'elle habitait dans ce meublé ; même sa mère ne connaissait
pas vraiment ses moyens d'existence. Ce qui ne laissait qu'un homme susceptible de la joindre.
Les coups retentirent de nouveau, plus forts, et Lysandra se leva du lit avachi, coincé dans un angle
de la modeste chambre, pour se précipiter vers la porte.
Sa logeuse, méchante femme au nez affligé d'une verrue de la taille d'un caillou, se tenait dans le
couloir, serrant une lettre entre ses mains sales.
— Mademoiselle la bêcheuse a du courrier, cracha-t-elle.
— Merci, madame Cringle, souffla Lysandra, le cœur battant.
Elle voulut prendre le message, mais la femme l'esquiva d'un geste.
— Ça vaut cher, ce genre de papier, ma jolie.
Lysandra perdait souvent pied devant cette mégère qui pouvait la jeter dehors à sa guise. Mais, cette
fois, elle ne se laissa pas impressionner, laissant libre cours à la force intérieure qu'elle refoulait si
souvent.
Elle plissa les yeux.
— Donnez-moi cette lettre, madame.
La femme s'exécuta, non sans un ricanement guttural.
— Rien de plus difficile que de garder un homme riche, gamine.
Lysandra lui claqua la porte au nez et s'adossa au battant. L'horrible bonne femme était plus proche
de la vérité qu'elle n'aurait pu le croire. À cette différence près que Lysandra n'était pas tenue de garder
Andrew. Elle devait juste suivre ses leçons dans l'espoir d'assurer leur avenir, à elle et à sa mère.
Elle alla s'asseoir sur le lit pour briser le sceau qui retenait les pages de la missive. En fait, il
s'agissait d'une note plutôt courte, indiquant une simple adresse où elle devait se rendre immédiatement,
et précisant qu'elle pouvait quitter son appartement dans la mesure où elle habiterait là-bas le temps que
durerait leur relation.
Posant le message à côté d'elle, elle poussa un soupir. Quelque part, elle se sentait soulagée. Au
moins allait-elle partir de cet horrible endroit et, si tout se déroulait comme prévu, ne plus jamais revenir
en arrière.
Néanmoins, une part d'elle-même redoutait ce que sous-entendait la note peu amène d'Andrew.
Voilà deux jours qu'elle ne pensait plus qu'à lui, à ses caresses, à cette bouche tellement brûlante sur
sa chair qu'elle avait perdu tout contrôle de son corps, mais aussi à sa sécheresse quand il lui avait donné
congé. Elle ne savait trop quelles étaient les conditions requises pour devenir une courtisane accomplie,
mais se doutait qu'elle n'était pas tenue de penser nuit et jour à son protecteur.
— Il existe peut-être un autre moyen de gagner de l'argent, dit-elle à mi-voix.
Elle plia la lettre et la rangea dans la poche de son caraco.
Mais comment s'y prendre ? Elle s'était déjà creusé la cervelle des mois durant avant de trouver
l'audace d'aller s'adresser à Vivien, sans voir poindre aucune autre solution. Seulement, elle n'avait pas
imaginé qu'un homme pourrait la mettre dans un tel état d'émoi et de faiblesse.
— Maman, souffla-t-elle en repoussant une fois de plus les pensées qui la ramenaient à Andrew.
Non, elle ne pouvait confier à sa mère les détails de ce qu'elle faisait ; cependant, le seul fait de se
trouver auprès d'elle aidait Lysandra à y voir plus clair.
Récupérant son réticule et un châle, elle sortit discrètement de l'immeuble. Il lui restait une dernière
chance de s'éloigner de cette voie, et seule la présence de la personne qu'elle aimait le plus pourrait
l'aider à clarifier ses idées.

Quand Lysandra avait demandé à ses cousins, August et Marta Ingram, d'héberger sa mère, elle
savait qu'ils le feraient à contrecœur et en songeant seulement à la somme qu'ils tireraient chaque mois de
sa pension. Pourtant, elle priait toujours pour qu'ils lui offrent en échange un foyer accueillant.
Debout dans le salon aux meubles extravagants et aux bibelots ridicules, elle se mordait les lèvres.
La servante qui lui avait ouvert s'était montrée glaciale comme le vent du nord et assez ennuyée de devoir
aller chercher la vieille dame.
Finalement, la porte s'ouvrit et Lysandra s'avança pour accueillir la femme qui l'avait élevée et qui
l'aimait. Mais ses bras retombèrent.
Regina Keates ne s’était jamais remise du décès de son cher époux, plus de huit années auparavant.
Au début, elle avait tenté de faire front, mais la maladie et un glissement sournois vers la pauvreté avaient
eu raison de son courage.
Maintenant, c'était une vieille femme livide, aux yeux d'un bleu autrefois vibrant de vie, désormais
éteints et cerclés de noir. Elle semblait tellement fragile que Lysandra dut ravaler ses larmes en la voyant.
C'était toujours un choc pour elle de la trouver dans cet état.
— Maman, articula-t-elle d'une voix aussi ferme que possible.
Elle lui tendit les bras, l'embrassa sur une joue creuse avant de l'aider à s'asseoir.
— Ma chérie, souffla sa mère avec ce sourire que Lysandra lui connaissait depuis son enfance.
Au moins était-il demeuré intact.
— Ma chérie, je ne m'attendais pas à te voir aujourd'hui.
À cet instant, Lysandra lui aurait bien offert du thé, mais les domestiques n'avaient rien apporté.
Alors elle se contenta de pencher la tête vers elle en lui souriant.
— J'avais juste envie de te voir.
— C'est trop gentil !
Sa mère s'adossa à son siège, fermant brièvement les yeux, comme si cette visite la fatiguait déjà.
— Tes patrons sont bien généreux de t'accorder cette journée de repos. Comment se passe ta vie ?
Échanges-tu beaucoup de bavardages avec les autres femmes de chambre du comte et de la comtesse de
Culpepper ?
Lysandra fut contente que sa mère ait baissé les paupières pour ne pas voir dans quel mensonge elle
était entraînée. Elle ne lui avait pas dit que le comte l'avait renvoyée quelque six mois auparavant, et
encore moins pourquoi.
Ce premier mensonge en avait entraîné beaucoup d'autres à la chaîne, qu'il lui fallait adapter et
reformuler chaque fois qu'elle revoyait sa mère.
— Oh, rien de très intéressant, assura-t-elle, les lèvres sèches. On parle juste des réceptions et des
soirées pour lesquelles il faut préparer la comtesse.
Sa mère releva les yeux sur elle.
— Ah ! Tout ceci m'a l'air attrayant. J'aurais préféré que tu n'aies pas à t'engager comme servante
mais, maintenant que c'est fait, je me console en me disant que tu semblés y trouver ton bonheur.
Des larmes amères picotaient les yeux de Lysandra, mais elle était devenue experte dans l'art de les
camoufler sous un sourire forcé.
— Et toi, maman ? Tu te sens toujours bien, ici ? August et Marta te traitent comme il faut ?
S'ensuivit un instant d'hésitation, au cours duquel Lysandra aurait juré percevoir une fugitive lueur de
crainte dans le regard de sa mère, ce qui l'inquiéta.
— Ils ont la bonté de me recevoir chez eux, énonça celle-ci. J'ai beau faire partie de la famille, je
me rends compte quel fardeau je peux représenter pour eux.
Lysandra se mordit les lèvres. En demandant à ses cousins de prendre sa mère sous leur toit, elle
avait cru bien faire. Le magasin d'August ne désemplissait pas, sa femme et ses enfants semblaient se
porter à merveille.
Cependant, il régnait une certaine tension dans cette maison. Elle avait l'impression que sa mère n'y
était pas la bienvenue malgré sa gentillesse, sa discrétion, son peu d'appétit.
— Maman, assura-t-elle en serrant les poings, tu n'as rien d'un fardeau...
Elle s'interrompit, les yeux écarquillés. En changeant de position, sa mère avait relevé par
inadvertance la manche de sa robe usée, révélant un hématome sous l'étoffe. Un hématome en forme de
doigts, comme si on l'avait saisie violemment par le bras.
Lysandra se leva d'un bond.
— D'où viennent ces traces ?
La vieille dame rougit jusqu'aux oreilles et voulut rajuster sa manche.
— Je suis d'une telle maladresse ! expliqua-t-elle en baissant les yeux. Je me suis cognée en sortant
de la baignoire.
— Tu es sûre ? gronda Lysandra entre ses dents.
Lentement, sa mère redressa la tête pour soutenir son regard avec tout ce qui lui restait de dignité.
— Absolument.
La jeune fille avait envie d'insister, de répliquer qu'on ne pouvait s'infliger ce genre de blessure dans
une salle de bains. De la prier de dire la vérité. Mais que ferait-elle, de toute façon ? Elle n'avait pas les
moyens de sortir sa mère de cet endroit. Bientôt, elle n'aurait même plus de quoi l'y maintenir.
C'était avant tout pour cette raison qu'elle avait décidé de s'adresser à Vivien Manning, puis à lord
Andrew Callis. Avec les revenus qu'elle tirerait de sa position de courtisane, elle pourrait sauver sa
mère. Ainsi qu'elle-même.
— Ma chérie, ça ne va pas ? s'exclama la vieille dame. Tu m'as l'air si lointaine, tout d'un coup !
S'arrachant à ses pensées, Lysandra la regarda.
— Pardon, maman. Je songeais à une chose que je dois faire. Je n'étais pas sûre d'y arriver mais,
maintenant, je me rends compte qu'il le faut à tout prix.
— Tu as toujours été si déterminée, ma chérie, commenta sa mère avec un sourire. C'est une chose
que j'admire chez toi. Quand ton père est mort, j'ai perdu toutes mes forces mais toi, au contraire, tu as
trouvé la tienne.
Lysandra ravala ses larmes. Elle, trouver sa force ? Seigneur, pas une fois elle n'en avait eu
l'impression au cours de ces huit années cauchemardesques. Jamais elle ne s'était sentie aussi faible.
Derrière elles, la porte s'ouvrit et les deux femmes se retournèrent. Le cousin August se tenait dans
l'encadrement, la face rouge et rageuse, comme d'habitude. Lysandra se leva mais, du coin de l'œil, elle
voyait encore sa mère, son expression apeurée.
— On m'a dit que tu étais là, gronda son cousin. Je veux te parler. Suis-moi.
— Laisse-moi dire au revoir à maman, soupira-t-elle. Je te rejoindrai ensuite.
D'un geste de la main, il lui fit signe de se dépêcher mais resta dans le couloir, la privant d'un
dernier moment d'intimité avec sa mère.
— Maman... je ferai tout mon possible pour... pour te rendre plus heureuse.
Le visage de la vieille dame s'assombrit, et elle baissa la tête dans un tel mouvement de détresse que
Lysandra en eut le cœur brisé.
— Je ne suis pas malheureuse, je t'assure. Il ne faut pas t'inquiéter.
— Si, justement ! répliqua sa fille en la serrant contre elle.
Une fois encore, elle fut frappée par la fragilité de cette femme qu'elle avait connue si vaillante.
— Et je m'inquiéterai toujours, ajouta-t-elle. Monte te reposer. Je reviendrai dès que possible.
Elle lui étreignit la main, avant de rejoindre son cousin. Il lui fit signe de le suivre jusqu'à son
bureau.
Il s'installa derrière la massive table de chêne mais ne lui proposa pas de s'asseoir, ne lui servit pas
de thé.
— Vois-tu, commença-t-il sans préambule, en acceptant de prendre ta mère avec nous, on ne se
doutait pas du fardeau qu'elle représenterait. Ni que sa présence s'éterniserait ainsi.
Lysandra se rembrunit.
— Qu'est-ce que tu racontes, August ? Tu savais très bien que je m'étais engagée comme femme de
chambre et que je ne pourrais l'héberger moi-même. Comme si tu ne te doutais pas qu'elle allait devoir
rester plus de six mois !
— On croyait qu'elle mourrait avant, lâcha-t-il d'un ton glacial.
Elle en tomba dans le fauteuil qu'il ne lui avait pas offert, lui jeta un regard rageur et horrifié.
— Comment peux-tu dire ça ? finit-elle par articuler.
Il haussa les épaules.
— Elle est fragile et visiblement pas en bonne santé.
En songeant à l'hématome sur le bras de sa mère, à la peur dans ses yeux, Lysandra refoula le
discours qu'elle avait eu l'intention de débiter. Pour le moment, elle n'avait pas la possibilité de lui offrir
un toit plus sûr ; mieux valait garder ses critiques pour elle, afin de ne pas aggraver la situation.
— Je te paie, non ? Tous les mois sans faute. Cet argent est destiné à couvrir ses dépenses, à assurer
sa sécurité.
Elle avait insisté sur le dernier mot afin de bien faire comprendre à son cousin qu'elle craignait pour
la sécurité de sa mère dans cette maison.
Ce qui lui valut un ricanement ironique.
— Combien, déjà ? Quelques livres pour tout le mal qu'elle nous donne ? C'est d'ailleurs de ça que
je voulais te parler aujourd'hui. Je trouve que vous profitez un peu trop de notre gentillesse.
Incapable d'écarter de son esprit l'image des traces de doigts sur la peau fripée de sa mère, elle jeta
un regard lourd de sous-entendus à son cousin mais ne dit rien.
Ce qui ne parut pas le troubler le moins du monde.
— En fin de compte, continua-t-il, elle nous coûte plus qu'elle ne nous rapporte.
Lysandra dut faire un effort pour garder son calme.
— Qu'est-ce que tu me chantes ?
— Il nous faut plus d'argent si tu veux qu'on continue à s'occuper d'elle, laissa-t-il tomber.
— Combien ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
Il croisa les bras et sourit. Soudain, elle comprit qu'il prenait plaisir à cette conversation.
— Le double de ce que tu nous verses actuellement.
Elle baissa la tête. Tout son argent partait déjà entre ses maigres dépenses et la pension qu'elle
versait pour sa mère.
Il faudrait attendre qu'elle s'installe dans la maison d'Andrew pour ne plus avoir de loyer. Cela ne
couvrirait pas encore le double de ce qu'elle payait pour sa mère, mais cela s'en rapprocherait.
— On peut régler tout ça dans les jours à venir, reprit son cousin en se penchant vers elle. On
pourrait faire affaire. Il y a certaines choses que j'ai toujours admirées chez toi.
Elle cligna des yeux sans comprendre, jusqu'au moment où elle perçut son regard sur sa poitrine. Un
cri lui échappa et elle se leva d'un bond.
— Tu es marié !
Il haussa les épaules.
— Comme la plupart des hommes. Je t'offre une possibilité de régler tes dettes, ma belle.
Croisant les bras, elle secoua résolument la tête.
— Non, je trouverai un autre moyen de te payer. Maintenant, si tu veux bien m'excuser, je dois partir.
Tournant les talons, elle quitta le bureau, poursuivie par le rire strident de son cousin. Dès qu'elle se
retrouva seule dans le couloir, elle se mit à courir sans plus rien regarder autour d'elle. Elle voulait juste
être loin d'ici. Loin de ses craintes pour le bien-être de sa mère qu'elle n'avait pas les moyens d'assurer
en ce moment. Loin du dégoût que lui inspiraient les avances de son cousin.
Et loin de la constatation qu'elle était bel et bien prise au piège des circonstances. Il ne lui restait
que son engagement auprès d'Andrew pour espérer échapper à cette vie et y arracher sa mère.
Impossible de revenir en arrière.
6

La berline que lui avait envoyée Andrew s'arrêta, et Lysandra osa enfin écarter le rideau pour jeter
un coup d’œil sur la demeure où elle allait vivre, ne serait-ce qu'un temps. Ce qu'elle aperçut lui coupa le
souffle.
C'était une petite maison, alignée sur une rangée d'autres petites maisons, mais l'ensemble paraissait
ravissant avec ses jardins coquets, ses rosiers adossés aux murets de briques. Elle avait déjà entendu
parler de ce faubourg, Bikenbottom Court, voisin des quartiers les plus huppés de Londres ; il
s'enorgueillissait d'abriter les riches marchands et autres fils cadets de lords qui vivaient de leur héritage.
Apparemment... il abritait aussi leurs maîtresses.
La portière de la voiture s'ouvrit et le cocher tendit la main à Lysandra pour l'aider à descendre.
Dans un grand soupir, elle accepta son aide.
— Nous allons nous charger de vos bagages, mademoiselle, et les apporter chez vous, annonça-t-il
quand il jugea qu'elle restait trop longtemps plantée devant cette maison sans réagir. Entrez, je vous prie.
Carlsworth vous attend à l'intérieur. Il faudra juste me dire si vous comptez aller quelque part aujourd'hui.
Lysandra se retourna vers lui en secouant la tête.
— Oh, je ne saurais vous demander de rester, monsieur Wilkes ! Je suis sûre que lord Callis aura
besoin de votre assistance et de cette voiture.
Le cocher lui adressa un clin d'œil.
— Appelez-moi juste Wilkes, mademoiselle. Et... je suis votre cocher attitré. Cet attelage vous est
réservé.
Lysandra examina sa livrée impeccable et la jolie voiture qui l'avait amenée ici.
— Mon cocher ? répéta-t-elle, abasourdie.
Le sourire de l'homme s'attendrit.
— Oui, mademoiselle. Désolé si je ne me suis pas fait comprendre dès le début.
Lysandra inspira profondément avant de lui rendre son sourire.
— Merci, Wilkes. J'apprécie votre aide. Bonne journée.
— Bonne journée, mademoiselle.
Portant la main à son chapeau, il la salua puis retourna chercher les quelques bagages qu'elle avait
apportés.
Lysandra s'apprêtait à entrer dans la maison lorsque la porte s'ouvrit d'elle-même sur un autre
domestique.
— Bonjour, mademoiselle Keates. Je suis Carlsworth, votre majordome.
Cela lui donna le tournis. Elle n'avait plus eu de serviteur depuis... Elle ne se rappelait plus. De
toute façon, même chez son père, il n'y avait pas de majordome ! Une cuisinière, une femme de chambre
qu'elle avait partagée avec sa mère, et un homme à tout faire.
— Allez-vous bien, mademoiselle ? s'enquit Carlsworth en s'avançant vers elle. Vous êtes si pâle !
— Pardon, Carlsworth, souffla-t-elle. Je ne voudrais pas vous inquiéter. Je me sens juste un peu
dépassée par les événements.
— Bien sûr, commenta-t-il d'un ton aimable. Vous devez être fatiguée. Lord Callis nous a fait savoir
qu'il allait passer d'ici une demi-heure. Voulez-vous l'attendre dans le salon pendant que nous préparons
votre chambre ? Je vous appellerai pour le thé.
Elle n'en revenait pas. Allait-elle donc être servie comme une princesse ?
— Mademoiselle ? insista-t-il.
Elle se secoua. Ils allaient effectivement la considérer comme une princesse excentrique si elle
continuait à les regarder de cet air idiot.
— Merci, ce sera parfait.
Il lui montra une porte ouverte et elle s'éloigna.
Ce fut aussitôt le grand amour. Cette pièce n'avait rien de l'imposant salon d'Andrew, rien non plus
de ridicule ou de prétentieux comme chez ses cousins, mais elle lui convenait à merveille, avec ses murs
peints de douces nuances bleues et grises, et ses meubles qui paraissaient aussi confortables que jolis. La
décoration restait des plus sobres, composée de quelques tableaux et d'une pendule sur la cheminée. Mais
cette frugalité ne gênait pas Lysandra, trop fascinée par l'idée que cette jolie maison allait être la sienne,
du moins pendant quelque temps.
Derrière elle, quelqu'un se racla la gorge. Elle se retourna pour découvrir une servante qui entrait,
armée d'un plateau de thé accompagné de quelques sandwichs.
— La cuisinière ne savait pas ce que vous préfériez, expliqua-t-elle en disposant le tout sur le buffet.
Alors elle en a fait plusieurs sortes, vous lui direz ce que vous avez choisi.
— Euh... bonjour...
— Je m'appelle Candace, dit la fille en souriant. Je suis votre bonne pour le rez-de-chaussée.
— P... pour le rez-de-chaussée ? répéta Lysandra, de plus en plus désorientée.
— Oui, c'est moi qui me charge de l'entretien. Votre femme de chambre est Faith. Elle est en haut, en
train de nettoyer. La cuisinière, c'est Eliza, mais ici, tout le monde dit « la cuisinière ». Vous avez déjà vu
Carlsworth et Wilkes, évidemment.
Lysandra hochait la tête sans discontinuer, les yeux tellement écarquillés qu'ils commençaient à lui
faire mal.
— Nous sommes tous à votre service, mademoiselle. Sonnez chaque fois que vous aurez besoin de
nous.
— Merci... c'est entendu.
Comment imaginer une chose pareille ? Il lui suffirait de sonner, comme une dame en son château !
Alors que ce matin encore, elle s'était réveillée dans l'un des pires meublés de Londres.
— J'y vais, maintenant. Lord Callis sera bientôt là.
S'arrachant à ses pensées, Lysandra remercia Candace d'un sourire et la regarda sortir, avant de se
laisser tomber dans le plus proche fauteuil en soupirant.
— Seigneur, quelle gourde je fais ! Ils doivent tous se moquer de moi.
De cela au moins, elle pouvait être sûre. N'en avait-elle pas fait autant chez son ancien patron ? Juste
avant qu'il ne...
Mais à quoi bon ressasser ces choses ? Ce n'était pas le moment. Elle ferait mieux de se préparer à
l'arrivée d'Andrew. Sa vieille robe ne s'accordait pas du tout avec cette jolie maison, seulement c'était
tout ce qu'elle possédait et elle n'allait pas s'en faire pour cela.
Avisant son reflet dans un miroir au-dessus de la cheminée, elle s'en approcha et fit la grimace.
Pourtant, malgré les fins cernes qui semblaient lui dessiner les yeux en permanence, elle offrait un assez
plaisant spectacle. Mais « assez plaisant » serait-il suffisant ? Une courtisane n'était-elle pas censée
éblouir par son allure et sa beauté ? Se montrer aussi séduisante et raffinée que Vivien ?
Elle se pinça les joues pour leur donner un peu de couleur, lissa sa robe. Elle vérifiait l'état de ses
dents quand la porte s'ouvrit derrière elle. Ce fut donc dans le miroir qu'elle vit Andrew entrer.
Elle fit volte-face en s'empourprant, laissa retomber ses mains sur les côtés. Bravo ! Voilà qu'elle se
faisait surprendre en train d'examiner ses dents, comme pour un cheval.
S'il s'en aperçut, il ne releva pas, se contentant de refermer derrière lui en tournant la clef dans la
serrure. Tous deux se regardèrent un moment sans rien dire, assez longtemps pour que Lysandra
commence à se demander si ce n'était pas à elle de prendre la parole. D'ouvrir la scène de séduction.
Mais comment ?
— Bonjour, lança-t-elle avant de pousser un soupir.
Bonjour ? C'était tout ce qu'elle avait trouvé.
Cela suffit à rompre le charme. Andrew s'avança.
— Bonjour, Lysandra. Carlsworth m'a dit que vous veniez tout juste d'arriver, mais j'espère que ce
que vous avez vu jusque-là de votre maison vous a satisfaite.
Elle plissa les yeux.
— Vous plaisantez ! C'est une très belle maison, personne ne trouverait rien à y redire.
Il inclina légèrement la tête avec une expression qu'elle n'aurait su déchiffrer.
— Je vous pose la question parce que cette résidence est un peu petite par rapport aux exigences de
certaines courtisanes. Mais je me suis dit que, dans la mesure où nous ne partagerions qu'une courte
liaison...
Il s'interrompit, et Lysandra lui opposa un regard soucieux.
— Bien sûr, vous n'alliez pas investir dans une grande demeure pour moi. D'ailleurs, si cela avait été
le cas, je n'aurais su qu'en faire. Avec tous ces domestiques et cette jolie maison pour moi seule, je me
sens déjà presque dépassée. Merci, monsieur, de m'avoir si bien pourvue.
Un rien sceptique, il finit par acquiescer de la tête.
— De rien. Toutefois, laissez-moi vous dire que vous ne devez pas trop montrer votre
reconnaissance à un protecteur. Il faut au contraire l'inciter à vous en donner toujours plus.
— Mais... si j'ai ce qu'il me faut, que pourrais-je demander de plus ? Pourquoi faire cela ?
— La chasse, ma chère, murmura-t-il en se rapprochant d'elle. Vous devez mettre ces hommes en état
de chasse perpétuelle, sinon ils perdront vite tout intérêt. Et comme cette chasse ne comprendra pas le
plaisir de votre corps, qui leur sera acquis, elle doit leur apporter autre chose. Votre réconfort. Votre
compagnie. Votre approbation.
— Je comprends ce que vous dites, mais j'ai du mal à m'imaginer si exigeante.
Il esquissa un sourire.
— Dans ce cas, vous avez beaucoup à apprendre. Mais pour commencer...
Sans finir sa phrase, il se rapprocha encore, si près que Lysandra perçut son odeur masculine et la
tiédeur de sa peau. Si près qu'il put lui prendre la main, l'attirer vers lui, tout contre lui.
Elle frémit en songeant aux baisers intimes qu'il avait déposés sur son corps quelques jours
auparavant. Cette évocation la fit autant réagir que ses effleurements actuels, au point qu'elle sentit son
entrejambe s'échauffer.
— Je ne vous ai pas embrassée la dernière fois, dit-il d'une voix rauque. Du moins, pas comme ça.
Il lui décocha un clin d'œil avant de poser les lèvres sur les siennes.
Immobile, comme en état de choc, elle le laissa faire. Ce n'était pas la première fois que cela lui
arrivait mais, jusque-là, elle n'avait eu droit qu'à des tentatives maladroites, voire carrément
déplaisantes. Alors que la bouche ferme et tiède d'Andrew épousait si bien la sienne qu'elle se détendit
aussitôt.
Il finit par sortir la langue pour tracer le contour de ses lèvres, un peu comme il l'avait déjà fait sur
celles de son sexe. À son tour, elle ouvrit la bouche.
En gémissant, elle passa les bras autour de son cou en lui rendant instinctivement son baiser, et leurs
langues se mêlèrent en une danse lascive et gourmande tandis qu'Andrew la serrait de plus en plus fort.
Puis il baissa les mains sous ses fesses et la souleva de terre.
Ce geste fiévreux la fit gémir, et, comme il la pressait contre lui, elle sentit son membre dur et
brûlant palpiter sur son ventre.
— Les domestiques m'ont promis que votre chambre serait bientôt prête, annonça-t-il en la
contemplant d'un air impérieux. Allons-y.
Il la prit par la main afin de l'entraîner à l'étage. La gorge nouée, elle vit plusieurs portes fermées
mais ne put se permettre de demander où celles-ci donnaient alors qu'elle était conduite vers un immense
lit à colonnes adossé au mur d'une chambre ravissante. Digne de la princesse qu'elle devenait.
Cependant, elle n'eut pas le temps de l'admirer. Déjà Andrew fermait la porte derrière eux et la
plaquait contre la surface du panneau, la soulevant de nouveau pour la couvrir de baisers. Dans cette
tempête de passion, elle s'agrippa à lui. Elle ne voulait pas briser le sortilège de ce monde enchanté qu'il
tressait autour d'elle.
Du bout des doigts, il détachait les boutons de son corsage, les arrachait quand ils résistaient. Elle en
entendit deux tomber sur le parquet, mais il n'y prêta guère attention. Il ne cessa de l'embrasser que pour
finir de défaire sa robe.
Dessous, elle portait une chemise d'aussi piètre qualité, sans broderie ni dentelle, rien qu'un âpre
coton à même la peau. Il passa les mains sur ses épaules pour faire glisser les manches et dénuder sa
poitrine.
Tremblante de désir, Lysandra croisa instinctivement les bras pour se cacher, mais Andrew lui saisit
les mains et les écarta, relevant les yeux vers son visage.
— Autrefois, sans doute, ce fut une humiliation pour vous, murmura-t-il d'un ton hypnotique. Ce ne le
sera plus jamais. Réjouissez-vous quand je vous regarde, car cela me rend fou de désir. Lorsque
n'importe quel homme vous regardera ainsi, vous pourrez lui demander tout ce que vous voudrez. Ce sera
là votre pouvoir de courtisane.
Lysandra battit des paupières. Elle se sentait tout sauf puissante en ce moment. En fait, elle se
consumait d'ardeur autant que de crainte à l'idée de ce qui allait suivre, et de gêne parce qu'elle était nue.
En même temps, l'idée qu'un homme expérimenté et raffiné comme Andrew puisse perdre la tête à la vue
de ses seins... lui donnait le tournis.
— À présent, je vais vous ôter le reste de vos vêtements, annonça-t-il en commençant à baisser le
jupon sur ses hanches. Ne vous retournez pas, ne vous cachez pas.
Fermant les yeux, elle le laissa poursuivre, mais elle sentait encore la brûlure de ce regard fixé sur
elle. Bientôt, ses mains se posèrent sur sa poitrine, massant sa chair avec juste ce qu'il fallait de tendresse
et d'obstination.
— Andrew...
Il sourit.
— Vous murmurez déjà mon nom ? Cela ne fait que commencer.
Incapable de respirer, elle ne put répondre mais cela semblait sans importance. Il la guida à reculons
jusqu'au lit, la souleva et la déposa dessus ; il l'attira vers le bord, lui écarta les jambes et se positionna
entre elles comme il l'avait fait quelques jours auparavant.
Alors qu'il se remettait à l'embrasser sur la bouche, elle en oublia toutes ses pensées, toute sa gêne,
toute son anxiété, se laissant séduire par les seuls mouvements de cette langue sur la sienne.
Il lui saisit les mains, les baisa, puis les amena vers les boutons qui fermaient son pantalon.
Tous deux se regardèrent un moment. On n'entendait plus que la respiration haletante de Lysandra.
— Ouvrez-le, ordonna-t-il soudain.
Les doigts tremblants, elle hésitait. Non qu'elle n'ait pas compris sa prière, mais elle était tellement
dépassée par ce qui lui arrivait qu'elle ne pouvait réagir.
— Lysandra, insista-t-il. Ouvrez-le.
En acquiesçant d'un signe de la tête, elle se secoua. Les boutons lui parurent résistants et elle comprit
pourquoi quand elle en eut dégagé quelques-uns. Le membre qu'ils enserraient semblait aussi dur que du
granit. Lorsqu'il fut libéré, il lui jaillit dans la main et elle eut un mouvement de recul, comme si elle
s'était brûlée.
— Touchez-moi, gronda Andrew.
Elle ne put que le regarder encore, sans savoir comment s'y prendre.
— N'avez-vous donc jamais caressé la queue de vos amants ?
Elle fit non de la tête. Lentement, il lui souleva le menton.
— Je vais vous apprendre.
Il lui saisit la main et la posa sur lui, y promena la paume ; quand il l'eut relâchée, elle continua,
fascinée de le voir accompagner ses gestes de coups de hanches dans sa direction, de rouler des yeux
comme s'il souffrait.
Soudain, elle comprit que c'était à cela qu'il faisait allusion en parlant du pouvoir d'une maîtresse sur
son amant. Elle accéléra le rythme, s'aperçut qu'il la laissait faire.
Il la regarda.
— Assez, dit-il en écartant sa main.
Elle tressaillit.
— Cela ne convenait pas ?
— Si, mais si vous continuez, je ne pourrai plus me retenir. Et je désire vous posséder, Lysandra.
Elle ouvrit la bouche pour répondre mais il ne lui en laissa pas le temps, la bâillonnant de ses
lèvres, la couchant sur le lit et basculant sur elle jusqu'à ce qu'elle sente la tête de son... comment avait-il
dit ? Sa queue. Elle sentait sa queue aller et venir contre elle, puis entrer en elle. Les premières secondes
lui parurent célestes tandis que tout son corps trépidait de délice.
Jusqu'à ce qu'une violente douleur la fasse hurler.
7

Andrew s'immobilisa quand il comprit que Lysandra ne criait pas de plaisir mais de douleur. Le
visage grimaçant, elle lui plantait les ongles dans les épaules.
Il parvint à se libérer, non sans effort, et, baissant les yeux, découvrit la coulée de sang révélatrice
sur son sexe.
Le sang d'une vierge.
Dans un grondement de désarroi mêlé de culpabilité, il se détacha d'elle. Encore brûlant de désir, il
dut prendre sur lui pour reculer de plusieurs pas. Malgré ce qu'il venait de découvrir, il avait encore
envie d'elle, d'achever ce qu'ils avaient commencé.
Mais il ne le pouvait pas.
Un long moment, tous deux ne firent que se regarder, encore une fois. Lysandra clignait des
paupières, tâchant visiblement de retenir ses larmes. Quant à Andrew, il était trop bouleversé pour
émettre une parole.
— Pourquoi avez-vous arrêté ? finit-elle par demander d'une voix vibrante d'émotion.
— Comment pouvez-vous me poser une question aussi sotte ? rétorqua-t-il.
La voyant frémir, il secoua la tête.
— Le sang des vierges, Lysandra, vous connaissez ? Des douleurs de vierge ?
Elle ferma violemment les yeux, mais il avait eu le temps d'y lire une souffrance plus profonde que la
simple douleur physique. Elle chercha à tâtons un oreiller dont elle se servit pour couvrir sa nudité.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, protesta-t-elle.
Il se rapprocha, brandissant un doigt tremblant.
— Ne me mentez pas. Faites tout ce que vous voudrez, mais ne me mentez pas.
Un long moment, elle ne lui opposa qu'un air buté, puis elle finit par hausser les épaules.
— C'est bon. Je ne vous mentirai pas.
— Ainsi vous êtes... étiez pucelle ! Comment avez-vous pu me le cacher ? Comment Vivien a-t-elle
pu ?
— Vivien ne le savait pas, se hâta de répondre Lysandra. Elle a estimé que j'avais un peu
d'expérience, quand je suis arrivée chez elle pour lui demander de me présenter un protecteur. Combien
de vierges auraient une telle audace ? Je n'ai pas corrigé ce malentendu.
Il se passa une main sur le visage, incapable d'exprimer son indignation, son sentiment de
culpabilité. Deux émotions qu'il refusait d'associer à ce genre d'exercice qui n'aurait dû lui apporter que
du plaisir. Il les ressentait assez dans sa vie de tous les jours.
— Bon sang, Lysandra ! finit-il par s'écrier.
Poussant un lourd soupir pour se calmer, elle soutint son regard. Il devina à quel point elle devait
prendre sur elle pour y parvenir. Néanmoins, elle demeurait calme et sereine.
— Criez tant que vous voudrez, déclara-t-elle, ce n'est pas parce que vous connaissez la vérité que
mon apprentissage ne doit pas se poursuivre. Au contraire, si je puis dire.
— Vous plaisantez ? Vous ne pensez tout de même pas que je vais continuer maintenant que je vous
sais pucelle !
— Comme vous l'avez dit tout à l'heure, j'étais pucelle. Je ne suis sans doute pas très savante en la
matière, mais je sais quand même que je ne peux donner deux fois ce que vous venez de prendre.
Autrement dit, la question de ma virginité est désormais réglée. Quelle différence cela fait-il avec le
moment où vous me considériez comme déjà séduite ?
— C'est différent, assura-t-il.
Pour tout dire, il se demandait en quoi.
Il devait reconnaître à cette femme une intelligence certaine. Elle savait présenter des arguments
convaincants. Encore qu'il ait du mal à rester objectif. En ce moment précis, il avait toujours envie d'elle,
il avait envie d'achever ce qu'il avait commencé. Et tant pis si cela s'appelait déflorer une vierge.
— Pourquoi ?
— Vous n'êtes pas n'importe quelle femme des rues. À l'évidence, vous avez été bien éduquée. Avec
un tel bagage, vous ne devriez pas chercher à devenir une courtisane. Il existe d'autres solutions.
Elle serra les lèvres, et il vit passer dans ses yeux une lueur de tristesse mêlée de colère.
— Non, répliqua-t-elle d'une voix lointaine. C'était la seule pour moi.
— C'est impossible. Il y en a d'autres.
L'air buté, elle haussa le menton.
— Qu'en savez-vous, monsieur ? Vous-même avez connu une vie de privilégié depuis votre premier
souffle. Vous n'avez pas vu disparaître toutes les ressources de votre famille, vous n'avez pas été obligé
de vous mettre au service d'autres gens, tout cela pour qu'ils finissent par vous... en demander davantage.
La voyant défaillir, il réprima la réplique acerbe qui lui était venue à l'esprit.
— Est-ce ce qui vous est arrivé ?
Elle ne hocha qu'une fois la tête.
— Je travaillais pour un membre très influent de la haute société et je croyais, j'espérais ainsi m'en
sortir, entretenir ceux qui m'étaient chers. Mais il a exigé des prestations plus particulières... Je... j'ai
refusé.
— N'est-ce pourtant pas ce que vous allez faire en devenant une courtisane ?
— Non. Si je deviens la maîtresse d'un homme, ce sera mon propre choix. Et puis, je profiterai des
avantages qui en découlent, n'est-ce pas ? Avantages autrement conséquents que ceux d'une servante qui
couche avec son patron dans le dos de son épouse. Je vois déjà que, dans ce pacte, je garderai un certain
contrôle... un certain pouvoir.
La gorge sèche, Andrew contemplait ses courbes voluptueuses, à peine masquées par l'oreiller, son
visage rosissant quelque peu alors qu'elle avouait sans vergogne vouloir tirer profit de sa sensualité...
Évidemment, elle avait raison. Elle possédait un certain pouvoir. Si ce n'était un pouvoir certain.
— Cet homme, ce patron, il était furieux que je lui dise non. Le jour même, il m'a mise à la porte en
refusant de me donner des références. Pire, il a juré de tout faire pour que je ne puisse plus jamais
travailler dans une bonne maison.
— Je vois, marmonna Andrew.
Lui-même ne se préoccupait guère de ses domestiques. Il les traitait bien, leur assurait une
rétribution et un toit, ainsi que de l'aide s'ils en demandaient. Parfois, il oubliait que tout le monde ne se
comportait pas ainsi. Et il n'avait jamais pensé aux conséquences subies par ceux qui étaient renvoyés.
— Je ne doute pas que vous voyiez, répliqua-t-elle. Si vous ne m'enseignez pas comment devenir une
courtisane, je serai obligée de m'adresser à un autre homme... Sinon, nous nous retrouvons à la rue...
Frémissante, elle s'interrompit, comme si elle regrettait d'en avoir trop dit.
— Nous ? releva Andrew.
— Peu importe. Je ne réclame pas votre pitié. Juste votre aide.
— Qui, nous ? insista-t-il d'un ton cassant.
Elle se racla la gorge.
— Ma mère.
Surpris, il recula.
— Votre mère ?
D'un mouvement, elle sauta du lit, saisit sa robe.
— Oui. J'en ai une, figurez-vous. Les gens des classes inférieures sont aussi humains, monsieur.
Elle se débattait entre les plis et les jupons quand Andrew lui prit le bras. Elle avait la peau
brûlante.
— Je ne voulais pas vous offenser, Lysandra. Quoi que vous pensiez de moi ou de ceux de ma classe
sociale, je comprends que chacun ait des responsabilités familiales. Pour ma part, les choses sont un
peu... compliquées.
Cessant d'essayer de lui échapper, elle leva les yeux vers lui.
— Puisque vous comprenez, dois-je en conclure que vous allez m'aider malgré vos doutes ?
— Vous comptez poursuivre quoi qu'il arrive ?
Il ne savait trop quelle réponse il souhaitait vraiment entendre. Il ne parvenait pas à l'imaginer dans
les bras d'un autre homme... c'était une véritable torture pour lui. Il voulait d'abord profiter d'elle. Un
certain temps. Et puis, il voulait s'assurer que son « apprentissage » serait mené par quelqu'un qui la
comprenait et ne la brusquerait pas trop.
— Absolument, assura-t-elle sans hésitation. Il le faut.
— Dans ce cas, je vais vous aider.
Il eut l'impression de la voir s'effondrer, mais comprit que c'était une réaction de soulagement. Pour
la première fois, il constatait quel désespoir la tourmentait, et cela lui fit un peu peur.
La saisissant par le coude, il l'attira près de lui.
— Mais vous devez comprendre que si je fais ceci, j'irai jusqu'au bout. Je vous enseignerai les
désirs d'un homme... tout ce qu'un homme peut exiger d'une femme. Je crains que ce ne soit trop intense
pour vous.
Le souffle court, elle paraissait partagée entre la peur et la fascination et, une fois encore, il sentit
son membre se raidir à la seule vue de cette bouche crispée qu'elle mordillait comme une enfant, et de la
lueur de curiosité dans ses yeux.
— Il serait préférable que je connaisse chaque aspect du désir masculin, déclara-t-elle enfin. Ainsi,
je pourrai mieux me débrouiller par la suite.
— Nous verrons.
Incapable de s'en empêcher, il s'empara avidement de sa bouche, lui écarta les lèvres du bout de la
langue, tout en collant ce voluptueux corps dénudé contre le sien.
Elle eut tôt fait de lâcher sa robe et laissa échapper un geignement tandis que ses doigts
s'accrochaient à la chevelure blonde du vicomte.
Celui-ci dut reprendre sa respiration. Elle le rendait fou. Peut-être était-elle innocente, cela ne
l'empêchait pas de répondre merveilleusement à ses provocations, de faire preuve d'une extraordinaire
sensualité. Au moindre contact, elle se cambrait et gémissait, et elle s'était offerte si vite, avec une telle
ardeur, la première fois qu'il l'avait touchée, que cela n'avait fait pour lui aucun doute qu'elle avait déjà
connu des expériences sexuelles.
Or, il devait tout lui enseigner. A plaire. A prendre son plaisir. Il comptait bien en savourer chaque
instant.
Il préférait ne pas songer qu'elle mettrait ces leçons en pratique avec un autre homme, un protecteur
permanent. Ce n'était pas le moment.
Chaque chose en son temps.
Il effectua une petite manœuvre pour la ramener vers le lit, et tous deux reprirent leurs ébats là où ils
s'étaient interrompus. Lysandra se posa au bord du matelas, la respiration haletante.
— Avez-vous aimé ce qui a précédé... la douleur ? demanda-t-il, un rien navré.
— Je... Oui.
— La douleur est passagère, expliqua-t-il en l'incitant à s'allonger. Cela se produit la première fois
qu'un homme entre en vous, mais jamais plus ensuite, ni avec lui ni avec les autres. Si j'avais su que vous
étiez pucelle, j'y serais allé plus doucement. J'aurais pris garde au cadeau que vous me faisiez.
D'un geste tendre, il écarta une mèche de son front.
— Mais à présent que je sais, poursuivit-il, je vous promets de faire de cette première fois un
moment qui restera un bon souvenir pour vous.
Elle cligna des paupières.
— Je puis vous dire que c'est déjà le cas.
Il se mit à rire.
— Vous me présentez cela comme un défi.
Sans lui laisser le temps de répondre, il la musela d'un baiser, goûtant puis explorant sa bouche,
jusqu'à ce qu'il la sente se détendre sous lui. Alors il descendit plus bas. Il lui taquina le cou, mâchonnant
légèrement la peau du bout des dents. Et elle de s'arc-bouter, de s'agripper à ses épaules, respirant de
plus en plus fort, à un rythme lourd, irrégulier.
Un rythme qui cessa net quand il attaqua ses mamelons.
— Seigneur ! s'exclama-t-elle en sursautant.
Sans se laisser impressionner, il continuait ses agaceries, et elle geignait de plus belle, s'agrippant à
lui, le suppliant de passer à l'étape suivante, dont elle ne pouvait connaître la portée. Mais il allait la lui
enseigner. Immédiatement.
Il s'allongea sur elle. Depuis qu'il avait déchiré son hymen, la souffrance avait dû presque totalement
disparaître. Lysandra ne semblait pas s'effaroucher le moins du monde. Il lui ouvrit les jambes tout en
continuant à lui mordiller les seins, puis il posa son sexe sur elle.
Au contact de ses petites lèvres, il le sentit gonfler encore. Elle fermait de nouveau les yeux, sans
cesser de murmurer et de soupirer. Il pouvait la prendre quand il voulait, ne pas lui laisser le temps de se
raidir et d'altérer ses sensations.
Comme il se glissait en elle, il la vit rouvrir les yeux, mais cette fois elle ne recula pas, ne cria pas.
Un long moment, il demeura immobile en elle, malgré les palpitations de ce fourreau tiède qui lui
donnaient envie d'oublier toute délicatesse.
— Ça va ? souffla-t-il.
— Très bien. La douleur est infime.
— Si je pouvais la supprimer complètement... Je voudrais vous faire venir. Que vous vous sentiez
aussi bien que lorsque je vous suçais.
Elle frissonna et son corps fléchit, à son insu sans doute. Cela devenait trop puissant. Andrew se mit
à la parcourir une fois, d'un long mouvement qui le fît gronder de plaisir.
— Vous êtes mon paradis, articula-t-il dans son cou. Accrochez-vous, Lysandra.
Suivant son conseil, elle se cramponna à son dos tandis qu'il tournait une deuxième fois les hanches,
contractant ses muscles tout en s'efforçant de rester régulier, calme, doux. Mais son membre qu'il avait
longtemps négligé en exigeait davantage. Voilà une éternité qu'il ne lui avait offert pareille fête !
— Ça me fait... balbutia-t-elle.
Il se crispa.
Si elle disait « mal », il s'arrêterait immédiatement, même s'il ne voyait pas comment il y
parviendrait, dans l'état où il se trouvait.
— ... du bien, acheva-t-elle. C'est si bon !
Ces paroles achevèrent de l'étourdir et il perdit tout contrôle. Soudain il rentra en elle, remonta,
revint, avec toute la vigueur dont il était capable, ne ressentant plus rien que l'ivresse du plaisir.
Exactement comme il l'avait prévu, Lysandra se tendit, le visage crispé de surprise autant que de
délice, jusqu'à ce qu'elle frémisse en se laissant aller, criant son nom et l'étreignant de plus en plus fort.
Il explosa, à peine capable de se retirer de ce corps brûlant pour répandre sa semence sur les draps
et non en elle. Après quoi il s'effondra sur les oreillers, tout en attirant Lysandra contre son torse.
C'était fait. Elle était devenue sienne, en quelque sorte. Jamais aucun homme ne pourrait prétendre
lui avoir donné plus que lui. Et même si, au début, cette notion l'avait fait hésiter, à présent il triomphait à
l'idée qu'il resterait le premier à l'avoir connue, le premier à lui avoir donné du plaisir.
Quoi qu'il arrive, personne ne pourrait rien y changer. Et elle ne l'oublierait jamais.
Pas plus que lui.
8

Voilà des années que Lysandra ne s'était pas baignée devant quelqu'un. Et jamais devant un homme.
Pourtant, elle était maintenant allongée dans une grande baignoire, au milieu de sa nouvelle chambre ;
Andrew s'était assis sur le rebord tandis que l'eau savonneuse la protégeait à peine de ses regards.
Chose qu'il semblait goûter au plus haut point. Il s'était installé de façon à pouvoir la contempler
autant qu'il lui plaisait. Elle ne savait trop si elle devait s'efforcer de préserver sa pudeur ou profiter du
plaisir qu'il suscitait en elle. Elle ne pouvait s'empêcher de repenser aux instants passionnés qu'ils
venaient de partager.
Elle baissa les yeux.
— Ne vous détournez pas, souffla-t-il.
Étonnée, elle l'interrogea du regard.
— Je vous demande pardon ?
— Cela fait partie de votre apprentissage.
Elle haussa un sourcil.
— Est-ce que en... en...
— Baisant ? acheva-t-il pour elle.
Elle n'avait encore jamais entendu ce terme, mais sut instinctivement qu'il ne conviendrait pas de le
prononcer au milieu d'autres gens.
La voyant hésiter, il vint à son aide :
— À moins que vous ne préfériez une expression moins vulgaire, comme « en faisant l'amour » ?
Elle se mordit les lèvres. Faire l'amour... Voilà qui lui semblait trop intime pour ce qu'ils venaient
d'accomplir. L'amour n'avait rien à voir à l'affaire. À vrai dire, elle connaissait à peine cet homme et ne
pouvait donc rien éprouver pour lui. Cependant, s'il lui fallait choisir entre ces deux expressions...
— Mais, en faisant l'amour, nous sortions de mon apprentissage, j'imagine ?
— Pas du tout. C'en est même l'une des étapes les plus agréables, la pierre angulaire de tout ce que
nous partagerons jusqu'à notre séparation. Mais à présent que vous n'êtes plus vierge, nous allons devoir
aborder des leçons plus ardues sur vos espérances, vos désirs et l'avenir auquel vous prétendez.
Lysandra plissa les yeux. Cherchait-il à l'effrayer dans le but de modifier les leçons ? Il s'était
opposé à la voir devenir une courtisane, avant de se mettre à... lui faire l'amour.
Elle le regarda fixement.
— Pourquoi ne devrais-je pas me détourner ?
— En tant que courtisane, vous ne pourrez minauder ou jouer les effarouchées. On rencontre bien
assez de jeunes dindes dans les salons où les messieurs se cherchent une épouse. Une maîtresse doit offrir
quelque chose de différent. Quelque chose d'excitant, de nouveau, susceptible de lui changer les idées.
Lysandra remua dans l'eau. Comment s'y prendre pour arriver à de tels résultats ? Exciter et divertir
des hommes qui avaient infiniment plus de pouvoir et d'expérience qu'elle ?
— Mais ils ne recherchent pas tous la même chose, l'imagine ?
— Si, dans un sens. Tous les hommes ne rêvent que de la douceur d'un corps comme le vôtre. Dans
un autre sens, non. Ils ont tous des désirs différents.
— Ainsi, je vais sans doute terminer comme la maîtresse d'un homme marié à une mégère. Une
maîtresse qui sera l'opposé de l'ogresse qui l'attendra à la maison.
Il la considéra un moment avant d'éclater de rire - un rire sonore et plaisant, quoique un peu rauque,
qui semblait ne plus avoir résonné depuis longtemps.
— Ma chère, finit-il par déclarer, si vous parvenez à divertir ainsi n'importe quel homme, vous
constaterez que cela vous servira autant que votre corps.
Lysandra rougit de ravissement. On ne l'avait pas complimentée sur son esprit depuis ses dix-huit
ans. Son père était alors mort depuis un an et, avec sa mère, elles s'étaient accrochées à l'espoir qu'elle
trouverait vite un mari décent, susceptible de les arracher à leurs soucis grandissants. Elle avait fait une
brève incursion dans la société bourgeoise de Londres. Les messieurs avaient tous prétendu goûter sa
compagnie mais, pour le mariage, ils préféraient se tourner vers des filles beaucoup plus ennuyeuses et
bien dotées.
Sans doute était-ce ce que voulait dire Andrew.
— Si je comprends bien, ces hommes sont souvent poussés vers des unions qu'ils n'auraient pas
choisies s'ils n'avaient été tenus d'engendrer des héritiers pour perpétuer leur titre ou de remplir leurs
coffres avec les dots de leurs épouses. Quand ils prennent une maîtresse, ils cherchent quelqu'un qui ne
ressemble en rien à la femme qu'ils ont chez eux ou à celle qu'ils finiront par épouser.
— Exactement.
— C'est vraiment triste, soupira Lysandra. Triste pour les hommes de devoir épouser quelqu'un qu'ils
ne pourront jamais aimer, et triste pour les femmes qui ne seront jamais assez attirantes pour retenir
l'attention de leurs maris.
— Allons, la situation n'est pas toujours aussi noire ! Les mariages d'amour peuvent se produire dans
la bonne société, tout comme il doit y en avoir dans la bourgeoisie. Simplement, ils sont rares.
Il se détourna, mais pas assez vite pour cacher la brève expression de douleur qui marqua son
visage. Vivien avait prétendu qu'il avait vécu une « tragédie », mais faisait-elle allusion à un mariage ?
Doux Jésus, Lysandra ne savait même pas s'il était marié ! Elle supposait que non puisqu'il l'avait
emmenée chez lui, mais peut-être se trompait-elle.
— Avez-vous une épouse ?
Cette brusque question le fit sursauter et il demeura un instant pensif, avant de secouer la tête.
— Non. Elle est morte il y a trois ans.
La gorge de Lysandra se serra. Au moins ne serait-elle pas « l'autre femme » qui ne ferait qu'ajouter
à la détérioration d'un mariage. Cependant, elle n'y voyait aucune raison de se réjouir. La mort d'un
conjoint pouvait vous briser. Elle l'avait bien vu avec sa mère.
— Je suis désolée, souffla-t-elle.
Il se leva.
— C'est exactement ce que je voulais dire, Lysandra. Votre rôle consiste à écarter ces pénibles
pensées, ces rappels à la dure réalité, de l'esprit de votre protecteur. À créer un monde de fantaisie et de
plaisir, ni plus ni moins. C'est ce qu'il vous demandera.
Soudain, elle comprit qu'il était en colère. Contre elle ou contre lui-même, elle ne savait pas trop.
Elle n'eut pas le temps de le lui demander car il se retourna vers elle en ordonnant :
— Levez-vous !
Malgré ce ton inquiétant, elle s'exécuta, émergeant de l'eau encore chaude. Elle éprouvait toujours le
désir de se couvrir, mais cela devenait moins impérieux. Andrew ne l'avait-il pas déjà vue sous tous les
angles possibles ?
— Vous êtes-vous déjà touchée ? demanda-t-il.
— Touchée ?
— Comme je vous ai touchée. Dans votre intimité.
Elle poussa un soupir avant de répondre, afin qu'il n'entende pas le tremblement de sa voix.
— Non, reconnut-elle.
— Jamais ? Même pas dans l'obscurité de votre chambre ?
Elle se mordit les lèvres.
— Non.
— Bon, dans ce cas, cette première leçon pourrait transformer toute votre vie. Apprenez à connaître
votre corps.
Il eut un pâle sourire avant d'ajouter :
— Pour offrir du plaisir aux autres, vous devez l'expérimenter vous-même. Prenez cette serviette,
essuyez-vous et allez vous allonger.
Frémissante, elle fit ce qu'il lui disait et alla prendre place dans une chaise longue près du feu, puis
l'interrogea du regard. Il vint s'agenouiller près d'elle.
— Écartez les jambes, Lysandra, et touchez-vous.
Elle se redressa.
— Me toucher pendant que vous me regardez ?
— En principe, je vous conseillerais de ne le faire qu'une fois seule dans votre chambre, mais notre
temps est limité. Je vais vous aider à trouver les moyens de vous donner du plaisir, ensuite vous devrez le
faire tous les soirs, que je vous rende visite ou non. Gardez votre corps sur le qui-vive et vous n'en
apprécierez que mieux d'être ma maîtresse.
Il secoua la tête en corrigeant :
— Une maîtresse.
Lysandra n'avait aucune idée sur la façon de procéder, mais il ne la quittait pas des yeux et elle
comprit qu'il serait inutile de protester.
Pliant les genoux, elle écarta un instant les jambes, puis les referma.
— Non, la réprimanda-t-il. Tout le temps.
Cette fois, elle se révolta :
— Mais c'est une position affreuse !
Il sourit.
— Soit, vous devrez garder une allure élégante dans les salons, malgré tout ce que vous serez
amenée à faire pour gagner votre vie. Mais dans votre chambre, seule ou avec votre amant, vous devrez
être prête à tout. À oublier les conventions qui vous incitent à ne pas regarder, ne pas toucher, ne pas
sentir. Sinon, vous ne vivrez que des liaisons très courtes et peu satisfaisantes.
Tendant les mains, il lui écarta les genoux jusqu'à ce qu'elle se retrouve étalée sur la chaise longue
dans une posture des plus suggestives.
— Maintenant, placez vos mains sur vous et songez à ce qui vous a donné du plaisir.
Plus il parlait, plus sa voix se faisait rauque.
— Andrew, murmura Lysandra, effrayée.
Effrayée par ce que cette attitude lui faisait entrevoir de sa vie future et, pire, de ce que cela pourrait
changer en elle. Déjà, elle regrettait qu'il n'intervienne pas.
— Cessez de penser à tout ce qui pourrait vous faire peur, intervint-il comme s'il lisait en elle.
Allez-y.
— Comment savez-vous à quoi je pense ?
Il s'esclaffa.
— Vous avez un visage très expressif, ma chère. A présent, arrêtez de lambiner et faites ce que je
vous dis.
Lysandra souleva une main tremblante, qu'elle posa sur son ventre. Jamais elle n'avait senti ses
doigts peser si lourd ni la brûler à ce point. Elle les regarda, comme s'ils appartenaient à quelque
inconnu.
— Remontez-la, touchez vos seins.
Tâchant de reprendre sa respiration, Lysandra plaça lentement la main sur son sein droit. De
nouveau, elle fut frappée par une sensation d'étrangeté. Certes, elle avait déjà eu l'occasion de se toucher,
le plus innocemment du monde, en prenant un bain ou en s'habillant... mais là, c'était autre chose. Un petit
frisson de délice la parcourut quand elle se rendit compte à quel point son téton avait durci.
Surprise, elle rejeta sa main le long de son corps.
— Non, intervint-il de sa voix de séducteur. N'arrêtez pas.
Inspirant profondément, elle remonta les doigts vers son autre sein et, cette fois, elle eut davantage
l'impression de le reconnaître ; ce qui lui donna envie de se délecter de sa propre chair, de sa tiédeur,
d'abord en gardant la main immobile dessus puis en commençant à légèrement le pétrir.
En repensant à ce qu'Andrew lui avait fait les deux fois qu'il l'avait touchée à cet endroit, elle
promena le pouce sur son mamelon et soupira en constatant qu'il doublait, triplait de volume.
— Vous voyez comme vous prenez conscience de votre corps lorsque vous cédez à ses désirs ?
Andrew parlait d'une voix grave et charmeuse qui lui sillonnait le dos et les nerfs pour venir lui
picoter le bout des seins et cet entrejambe qu'elle n'avait pas commencé à explorer.
— Dites-moi l'effet que cela vous fait, l'encouragea-t-il.
— Chaud, reconnut-elle, essoufflée. Pétillant.
— Parfait. C'est exactement l'effet que doit produire le plaisir. Maintenant, plus bas. Placez votre
main entre vos cuisses et touchez-vous là.
Comme hypnotisée par ce qu'elle faisait, elle ne put se dérober. Elle descendit la main le long de son
corps, non sans remarquer au passage les réactions provoquées par ce geste. Arrivée au-dessus du
triangle duveteux, elle s'immobilisa.
— Songez à ma délectation quand j'ai goûté votre parfum, dit-il. Et ensuite, quand je suis entré en
vous. N'aimeriez-vous pas connaître ce genre de plaisir à volonté, lorsque vous le souhaitez ?
Elle ferma les yeux. Il lui donnait l'impression d'un démon tentateur qui la défiait de dépasser ses
limites. Et elle ne pouvait lui résister. Couvrant son sexe de la paume, elle retint sa respiration.
— Je ne sais pas comment... comment me caresser à cet endroit.
Il se pencha jusqu'à se trouver juste au-dessus d'elle, lui écarta les doigts et sourit. Puis il entreprit
de les guider pour ouvrir doucement ses petites lèvres et se glisser entre les plis humides.
— Sentez-vous combien vous êtes déjà excitée ? demanda-t-il en imprimant un lent mouvement de
va-et-vient à sa main.
Les pétillements qu'elle avait ressentis en se touchant les seins resurgirent, avec une plus grande
intensité.
Elle se racla la gorge.
— Vous voulez dire... parce que c'est mouillé ?
— Oui. C'est ainsi que votre corps se prépare à l'entrée d'un amant. Et je vous assure qu'il n'y a rien
de plus agréable que de sentir ce fourreau tiède et mouillé vous enserrer la verge.
Il ôta sa main, et Lysandra poursuivit l'expérience, frottant l'extérieur de son propre sexe à un rythme
soutenu.
— Maintenant, introduisez un doigt dans l'ouverture, dit-il, comme s'il s'agissait de mon membre en
vous.
Avec un petit cri d'effroi, elle obtempéra. Son index se glissa à l'intérieur sans résistance et elle
sentit les parois humides l'enserrer souplement.
— Mon Dieu ! murmura-t-elle en essayant de réprimer l'onde d'ivresse qui la saisissait. Ensuite ?
D'une minuscule chiquenaude, il titilla son clitoris.
— Vous souvenez-vous quand je vous ai parlé de ce petit organe, quand je l'ai sucé et vous ai
amenée à la jouissance pour la première fois ?
Elle hocha vivement la tête.
— Oui.
— Alors faites comme moi.
Elle appuya le pouce sur la petite crête et se mit à la pétrir. Son corps se souleva et ses hanches
pivotèrent au rythme de ce nouveau plaisir. Elle cria mais continua de plus belle, enfonçant le doigt plus
profondément dans le fourreau, jusqu'à l'extase de la libération, aussi soudaine que dévastatrice.
Cette fois, le cri de Lysandra accompagna les sursauts de son bassin secoué de vagues de délice qui
la submergèrent jusqu'à la laisser complètement exténuée sur la chaise longue.
Avant qu'elle n'ait eu le temps de reprendre sa respiration ni d'articuler un mot, Andrew se leva tel
un dieu, débarrassé de ses vêtements, et vint la toiser de toute sa hauteur. Elle ouvrit de grands yeux tant
elle le trouva beau, le sexe dressé sur son ventre ; cette fois, il ne lui fit pas peur. Au contraire, elle le
réclamait.
Sans se faire prier, il se pencha vers elle, profitant de ce qu'elle avait encore les jambes écartées.
D'une seule poussée, il entra en elle, lui arrachant un violent soupir ; elle était presque surprise qu'il
puisse encore lui procurer cette sensation de plénitude, de féminité, d'exaltation.
En même temps, il s'empara de sa bouche, cette fois sans aucune prévenance, comme s'il exigeait tout
d'elle, l'habitant, harponnant sa langue, la possédant avec la vigueur de son corps. Elle se rendit sans
crier grâce, souleva les reins pour mieux s'offrir à ses élans, geignit encore pour qu'il la prenne plus vite.
Le plaisir qu'elle s'était donné avec sa propre main habitait encore ses entrailles. En quelques
poussées, Andrew acheva d'y mettre le feu. Elle se détacha de sa bouche pour mieux hurler contre son
épaule ; il lui répondit d'un rugissement, avant de se retirer pour se répandre à côté d'elle.
Le corps moite, Lysandra se laissa de nouveau basculer en arrière. Jamais elle n'avait éprouvé un tel
bien-être.
Si c'était cela qu'impliquait la fonction de courtisane, elle commençait à se dire que ce ne serait pas
si terrible.
9

Andrew restait assis sur la chaise longue où il avait possédé Lysandra quelques heures plus tôt. Elle
s'était blottie dans le lit, enveloppée dans les draps, et dormait paisiblement.
Au début, il n'avait pas eu l'intention d'intervenir après qu'elle se fut donné du plaisir. Pas plus qu'il
n'avait envisagé de recommencer une troisième fois après un somptueux souper dans sa chambre. Ni une
quatrième fois.
Il n'avait plus rien aujourd'hui du libertin capable de faire l'amour jusqu'à l'épuisement total.
Sauf que c'était exactement ce qu'il venait de faire. Sans y réfléchir. Sans hésitation.
Non sans regret, cependant... Mais ceci était une autre histoire.
Plus il la regardait, plus il la trouvait différente de son épouse décédée. Elles ne se ressemblaient
absolument pas. Rebecca était blonde, Lysandra brune.
Pourtant, il se sentait irrésistiblement attiré, tel un papillon de nuit par une flamme. Bien sûr, il
aimait sa beauté, et cette sensualité qu'il pouvait susciter, exiger, en tant que professeur. Mais il y avait
autre chose. Une sorte de douce innocence qu'elle parvenait à conserver même lorsqu'elle lui offrait son
corps dans la plus ardente ferveur.
Et puis, elle gardait une telle tristesse dans le regard qu'il avait envie de... l'en guérir.
Redressant soudain la tête, il se leva.
La guérir ? C'était ridicule. Leur pacte ne concernait que les rapports physiques, et rien d'autre. Il
pouvait soit l'aider à devenir la maîtresse estimée d'un protecteur, soit lui permettre de comprendre
qu'elle n'était pas faite pour ce genre de vie. Rien de plus. Il n'avait pas l'intention de pousser plus loin
leur relation.
Tournant les talons, il sortit silencieusement de la pièce. Il ne dit rien aux domestiques en gagnant sa
voiture et donna au cocher l'ordre de le conduire chez son père. Malgré l'heure tardive, il pouvait encore
rendre visite au vieil homme, ce qui l'aiderait à s'éclaircir les idées. En commençant par se rappeler qui
il était et pourquoi il venait à Londres. Ce n'était certainement pas pour se lancer dans une aventure avec
Lysandra Keates.
Il ferait mieux de s'en souvenir.
Après avoir plusieurs fois tourné dans les rues emplies d'attelages qui se dirigeaient vers les théâtres
et autres soirées en ville, la berline s'arrêta devant la résidence de son père.
En descendant, il contempla un instant l'imposant bâtiment, si différent du modeste abri dont il venait
de s'échapper. Il n'avait jamais aimé la prétention de cette maison, pas plus d'ailleurs que celle de ses
propres résidences, tant à Londres qu'à la campagne. Mais il avait un titre à honorer et, à l'époque, son
épouse y tenait, alors il avait fait ce qu'on attendait de lui.
Néanmoins, il y avait quelque chose de plus chaleureux, de plus réel dans la nouvelle maison de
Lysandra.
La porte s'ouvrit sur le majordome, qui l'escorta immédiatement vers le bureau du comte. Voyant la
porte s'ouvrir, celui-ci leva la tête, l'air surpris, et se mit debout tandis qu'Andrew refermait derrière lui.
— Callis, je ne comptais pas te voir ce soir.
Il l'appelait toujours ainsi, par son nom, comme n'importe lequel de ses amis. Jamais Andrew. Cela
mettait entre eux une distance quelque peu pénible.
— Bonsoir, père. Pardon de contrarier vos projets pour la soirée, j'aurais dû me faire annoncer...
— Mais non, mais non...
Se rasseyant, son père lui tendit un cigare. Andrew fit non de la tête. Il ne fumait pas, ce que le comte
semblait oublier chaque fois. Allumant le sien, celui-ci continua :
— Que me vaut le plaisir de cette visite ?
Andrew cligna des yeux. Il ne savait trop que répondre à cette question.
— Je... je passais dans le quartier.
— Je vois. Eh bien, je suis content que tu t'arrêtes chez moi, avant de poursuivre je ne sais où. Tu
allais à une soirée, peut-être ?
Le vieil homme n'avait jamais fait mystère de son désir de le voir revenir à la vie mondaine, peut-
être même de se remarier afin de lui donner des héritiers, malgré le petit frère qui pourrait éventuellement
remplir ce rôle.
— Non, dit Andrew en se détournant. Je rentrais à la maison.
— Ah bon... marmonna le comte en mâchonnant son cigare. As-tu vu ton frère depuis ton arrivée à
Londres ?
— Sam ? Non.
— Il s'est entiché d'une fille. Une jolie petite qui s'appelle Adela, je crois. La fille du duc de
Wimberly. Ils devraient se marier cette année. Quand ils auront un fils, je pourrai en faire le prochain
comte si tu refuses de remplir tes devoirs.
Andrew n'en revenait pas. Son père venait de lui annoncer une grande nouvelle, et il ne trouvait rien
de mieux à faire que de l'assortir d'une menace pour créer une sorte de compétition entre ses deux fils.
— Qu'en dit Sam ? s'enquit-il paisiblement.
— Comment le saurais-je ? Il va la voir assez souvent pour laisser entendre qu'il se croit amoureux
d'elle. En tout cas, c'est une personne parfaitement recommandable, voilà tout ce que je retiens. S'ils se
marient, cela nous associera à une autre grande famille.
— Je ne l'ai pas encore vu, soupira Andrew. Mais j'irai lui rendre visite dès que possible, pour lui
présenter mes félicitations. S'il est heureux, je le serai tout autant.
Le comte eut un geste agacé de la main.
— Vous deux, vous êtes bien les fils de votre mère. Elle possédait d'admirables qualités, mais c'était
une rêveuse incorrigible. Qui vous a inculqué des idées saugrenues sur le mariage. Il ne s'agit que d'une
entente d'affaires, mon garçon. Pas de quoi se lamenter trois années durant.
Une lueur d'inquiétude traversait le regard du vieil homme. Malgré ses outrances, il aimait ses
enfants. Peut-être le montrait-il moins que leur mère disparue mais c'était une authentique affection,
sûrement la plus puissante qu'il puisse éprouver.
S'il se montrait parfois brutal et cassant, c'était par souci de voir se perpétuer ses biens et sa lignée.
— Je vous en prie, gronda Andrew, ne ressassez pas sans cesse les mêmes arguments. Je sais ce que
vous attendez de moi.
Son père exhala un rond de fumée.
— Tu ne devrais pas te replier ainsi sur toi-même, mon garçon. C'est mauvais pour la santé.
— Oui, je sais ce que vous en pensez. Pourtant, si je viens ici, c'est pour répondre à votre requête,
chaque fois que vous réclamez ma présence. Ne m'en demandez pas plus.
Le comte ouvrit la bouche, puis la referma en secouant la tête, comme s'il venait de changer d'avis.
Brusquement, il passa à un autre sujet, évoquant la propriété que possédait Andrew à Huntington.
Le laissant parler, celui-ci laissa dévier ses pensées vers Lysandra, endormie dans le lit qu'il lui
avait offert. C'était déjà plus qu'il n'aurait pu espérer de ce déplacement à Londres. Et cela le troublait
infiniment.

Lysandra regardait par la fenêtre de la berline qui traversait les ruelles de Londres, mais elle ne
prêtait guère attention aux maisons ou aux passants. Elle ne pouvait même pas apprécier le confort du
véhicule, si différent de celui qu'elle avait emprunté la dernière fois sur ce même trajet.
Non, elle ne parvenait à se concentrer que sur Andrew. Pour la deuxième fois, elle s'était éveillée ce
matin dans la jolie petite maison qu'il lui avait louée. Il ne lui avait pas laissé de message et elle était
trop timide pour oser lui en envoyer un. Elle ne savait pas si une maîtresse pouvait prendre ainsi contact
avec son protecteur.
En fait, ce n'était là qu'une des mille questions qu'elle se posait, et cela expliquait pourquoi elle se
retrouvait dans sa berline. Et pourquoi cette berline s'arrêtait à présent devant l'hôtel particulier de
Vivien Manning.
Elle retint à grand-peine un rire nerveux, tant sa situation avait changé en quelques jours.
— Merci, Wilkes, finit-elle par lancer aussi dignement que possible.
Il acquiesça de la tête, et elle grimpa l'escalier du perron. Nettle, le maître d'hôtel, l'accueillit avec
beaucoup plus d'empressement que la première fois, et la conduisit vers le même salon. Incapable de
s'asseoir, elle y fit les cent pas en se tordant les mains.
Alors qu'elle longeait le mur du fond, un détail retint son attention. Elle n'avait pas remarqué cette
tapisserie rouge, si ce n'était sa couleur un peu audacieuse. Mais à présent, elle discernait ce que
figuraient ses motifs cachés...
Elle ne put retenir un petit cri à l'instant où la porte s'ouvrait sur Vivien. Lysandra fit volte-face, tout
aussi gênée que la première fois, et remarqua le sourire appréciateur de son hôtesse.
— On admire ma tapisserie ? dit celle-ci en s'approchant. C'est moi qui l'ai conçue. Elle m'a coûté
une fortune, mais elle a de quoi alimenter les conversations, n'est-ce pas ?
Toutes deux la regardèrent. Lysandra pouvait à peine respirer devant ces images à peine suggérées
d'hommes pénétrant des femmes par-derrière, de femmes prenant le membre de leur amant entre leurs
lèvres, de deux hommes avec une femme...
Elle en eut le tournis.
— Celle-ci est ma préférée, indiqua Vivien.
Elle désignait une image représentant un homme et une femme se donnant mutuellement du plaisir
oral.
Lysandra écarquilla les yeux. Elle savait déjà l'effet que produisait sur elle la bouche d'Andrew,
mais elle n'avait pas songé à prendre son membre dans la sienne. Surtout en même temps que lui
s'occupait d'elle. Aimerait-il ce genre de chose ?
Encore une question qu'elle pourrait ajouter à sa liste toujours grandissante.
— Mais j'imagine que vous n'êtes pas venue chez moi pour admirer les murs de mon salon, s'esclaffa
Vivien. Encore qu'ils pourraient vous suggérer d'excellentes idées sur les moyens de donner et de
recevoir du plaisir avec un homme. Comment allez-vous ?
Lysandra dut faire un effort pour se détourner des motifs licencieux de la tapisserie et venir s'asseoir
auprès de son hôtesse.
— Je... Bien.
La voyant hésiter, Vivien pencha la tête de côté et finit par venir à son secours :
— D'après mes sources, Andrew vous aurait procuré une maison, le temps de votre initiation.
J'imagine que vous avez déjà commencé.
Lysandra rougit.
— Oui. Il est passé il y a deux jours et nous... euh... nous avons fait l'amour pour la première fois.
Mais il n'est pas revenu depuis. Je crains d'avoir commis une erreur.
— Je vois. Dans quelle humeur vous a-t-il quittée ?
Cette question ne fit qu'inquiéter davantage Lysandra. Il s'était montré vraiment fâché en découvrant
son secret, mais ensuite, son émoi avait paru le quitter et il l'avait rejointe à plusieurs reprises dans son
lit.
— Je n'ai pas été complètement honnête avec vous ni avec lui, avoua-t-elle. Sur le moment, ça l'a
mis en colère.
— « Pas complètement honnête... » Que voulez-vous dire par là ? demanda Vivien d'un ton
suspicieux.
— Avant lui, je... j'étais vierge, reconnut-elle en rougissant de nouveau.
Jamais elle n'aurait cru pouvoir se confier aussi facilement ; pourtant, c'était la deuxième fois qu'elle
en parlait en quelques jours.
Vivien se releva brusquement, une main plaquée sur la bouche.
— Oh, mon Dieu ! Andrew devait être furieux.
— Je dois admettre qu'il n'avait pas l'air très content.
— Et alors, il est parti ?
— Non. Nous avons discuté et il m'a fait l'amour. Et encore. Et encore.
Vivien haussa les sourcils. Un petit sourire lui étira les lèvres.
— Je vois. Mais s'il vous a fait l'amour trois fois...
— Quatre, corrigea Lysandra.
— ... quatre fois, après avoir découvert votre secret, qu'est-ce qui vous fait croire que les choses ont
mal tourné ?
— C'est visiblement un homme très expérimenté. Moi, je ne sais rien. Il n'est pas revenu, il ne m'a
même pas envoyé de message. J'ai l'impression qu'il ne s'intéresse plus à moi.
Vivien secoua la tête.
— À moins qu'il ne soit aussi surpris que vous par ses propres réactions.
— Ses réactions ?
Vivien se mit à rire.
— C'est le moins qu'on puisse dire.
Lysandra se mordit la lèvre. Elle avait été tellement bouleversée par ses propres émotions, par les
sensations qu'il avait éveillées en elle, qu'elle n'avait pas beaucoup réfléchi au reste.
— Il m'est arrivé de sentir que j'avais un peu de pouvoir, confia-t-elle. Mais sinon, je ne suis pas
assez expérimentée pour interpréter ses réactions.
Dans un léger soupir, Vivien s'adossa à son siège.
— Une courtisane ne fait pas que donner du plaisir. Avec le temps, elle en apprend beaucoup sur les
gens qui l'entourent. On se confie à elle. Il y a une chose que vous devriez connaître, à propos de lord
Callis.
Lysandra se pencha vers elle.
— Oui ?
— Savez-vous que son épouse est décédée ?
— Oui, il me l'a dit.
— Voilà qui est fort intéressant ! Voyez-vous, il n'en parle pas à beaucoup de gens. De même, le
temps qu'il passe à Londres est limité. D'habitude, il se terre à la campagne, dans son domaine de
Rutholm Park. Une rumeur court selon laquelle il n'aurait pas eu de relation avec une femme depuis la
mort de son épouse, à part quelques aventures sans lendemain.
Lysandra n'en croyait pas ses oreilles. Il avait dit que sa femme était décédée trois ans auparavant.
Difficile d'imaginer qu'un homme aussi sensuel puisse mener aussi longtemps une vie de célibataire.
— Mais s'il préfère se tenir à l'écart des autres, pourquoi a-t-il accepté de...
— D'entrer dans cette relation avec vous ? compléta Vivien avant de hausser les épaules. Je n'en ai
aucune idée. À ce détail près que, lorsque je l'ai fait venir ici pour qu'il vous voie vous promener dans le
jardin, j'ai surpris une lueur dans son regard. Vous l'avez attiré dès le premier instant, et je crois que
l'intensité de cette attirance commence à l'inquiéter. Cela doit lui rappeler l'homme qu'il était autrefois, or
tout le monde sait qu'il fuit désormais cette existence de toutes ses forces.
— L'homme qu'il était ? releva Lysandra.
— Un libertin, ma chère. Qui vivait dans la frivolité et la luxure. Un homme des plus amusants,
encore qu'il n'ait jamais été mon amant. Nous fréquentions les mêmes cercles et je voyais en lui un total
débauché. S'il vous a fait quatre fois l'amour en une nuit, je dirai que vous avez sans doute réveillé en lui
quelques-unes de ces tendances.
La gorge de Lysandra se serra. Elle ne savait trop s'il fallait prendre ce discours pour un compliment
ou pour une condamnation.
— Mais s'il ne veut pas revivre ces choses... commença-t-elle.
Vivien balaya l'objection d'un geste élégant.
— Allons donc ! Il aura beau essayer, il ne changera pas sa nature profonde. L'ennui, c'est qu'à
l'époque, il ne pensait pas qu'on pouvait être quelqu'un de bien tout en aimant les plaisirs de la vie. Si
vous parvenez à le convaincre du contraire, vous lui rendrez service.
— Mais comment m'y prendre ?
— Entraînez-le vers ces plaisirs auxquels il cherche tant à résister. Forcez-lui la main.
— Je ne vois pas en quoi je pourrais forcer un homme aussi sûr de lui...
— Si vous saviez... Vous avez déjà dit que vous pensiez exercer un certain pouvoir sur lui, n'est-ce
pas ? Vous n'avez qu'à le développer.
— Comment ? insista Lysandra en se levant. Je suis venue vous voir pour tenter de comprendre ce
que j'ai pu faire de mal, et découvrir de quelle manière y remédier.
Vivien pencha de nouveau la tête de côté, comme pour mieux la dévisager.
— Je me demande si vous êtes prête... Mais comment peut-on l'être ?
Apparemment, c'était à elle-même qu'elle adressait cette dernière question, mais Lysandra ne pouvait
laisser passer une telle interpellation.
— Prête ? Pour quoi ?
— Je crois que le meilleur moyen d'acquérir de nouvelles compétences consiste à demeurer très
observatrice... et entreprenante, dit Vivien en se levant à son tour et en lui faisant signe de la suivre. Je
vais vous emmener quelque part où vous pourrez expérimenter cette première qualité. Pour la deuxième,
cela dépendra de vous.
Les sourcils froncés, Lysandra lui emboîta le pas vers le corridor.
— Je ne suis pas sûre de comprendre, dit-elle, le cœur battant.
— Cela viendra, assura Vivien en montant l'escalier.
Elle sortit une clef de sa poche et ouvrit une chambre avant de l'y faire entrer.
C'était une petite pièce qui n'avait rien d'un salon, meublée de quelques chaises alignées face à un
mur.
— Asseyez-vous, proposa doucement Vivien.
Tandis que Lysandra s'exécutait, son hôtesse s'approcha du mur d'où elle détacha un portrait, révélant
une ouverture qui donnait sur une autre pièce.
— Qu'est-ce que... ? balbutia Lysandra.
Elle s'interrompit en voyant s'ouvrir la porte de cette seconde pièce. Une femme y entra, vêtue d'une
robe au décolleté profond révélant la plénitude de ses seins, et à la jupe fendue haut sur la jambe. Elle
était suivie d'un homme élégant mais qui boitait fortement et portait en travers du visage une cicatrice
apparemment récente.
Vivien se pencha pour chuchoter :
— C'est une de mes amies, Annalisa, une ancienne courtisane très connue. Mais elle ne veut plus
vivre cette vie. L'homme qui l'accompagne est le commandant Gabriel Crook. Il a été blessé à la guerre,
l'année dernière. Tous deux se sont rencontrés ici, à l'une de mes soirées, et ils aiment se retrouver dans
la pièce où ils ont... fait connaissance.
Lysandra vit le militaire fermer la porte et Annalisa revenir vers lui d'un pas léger, se presser contre
lui, puis l'embrasser avec une ferveur passionnée alors que tous deux prenaient appui sur le battant.
Lysandra se détourna.
— Qu'est-ce que...
— En faisant l'amour avec cet homme, elle l'aide à guérir, expliqua Vivien. Elle lui rappelle
combien la vie peut être belle. Il y a une telle flamme entre eux... cela leur est égal qu'on les regarde. Et
c'est ce que vous allez faire.
10

Lysandra en resta bouche bée. Regarder ces gens faire l'amour ? Cependant, Vivien ne lui laissa pas
le temps de protester.
— Annalisa, cria-t-elle, commandant, nous sommes dans la chambre voisine !
Le couple, qui continuait à s'embrasser avidement, s'interrompit et Annalisa tourna la tête vers la
pièce voisine. Lysandra recula en rougissant devant cette femme qui la cherchait du regard, avec l'air d'un
professeur sur le point de morigéner une écolière dissipée.
— Oh, bravo ! lança-t-elle avec un accent espagnol.
Elle était d'une beauté renversante avec ses yeux noirs et sa bouche rouge et charnue.
— Commandant, reprit-elle, nous avons un public.
Il sourit et Lysandra fut surprise de le trouver très beau, malgré sa cicatrice. Plaçant sa compagne
devant lui, il l'enveloppa de ses bras et entreprit de lui pétrir doucement les seins à travers la fine étoffe
de la robe. Indubitablement, c'était un homme des plus sensuels.
— Cette personne désire-t-elle se joindre à nous ? demanda Annalisa, le souffle court.
Ses mamelons commençaient à durcir sous les doigts de son partenaire.
Lysandra tourna un regard horrifié vers Vivien.
— Non ! s’écria-t-elle. Il faut que je m'en aille, je ne peux pas...
— Ma chère, faites-moi confiance, il n'existe personne d'aussi passionné que ces deux-là. En les
regardant, vous aurez la réponse à bien des questions que vous vous posez. Là où vous êtes timide,
Annalisa fait preuve d'une folle audace. Regardez-la. Regardez comment elle sait combler un homme,
voyez combien l'expérience peut leur apporter de satisfaction à tous les deux. Prenez-en de la graine et
tâchez de reproduire cette attitude avec Andrew. Vous ne le regretterez pas.
Se détournant de Lysandra, elle lança :
— Cette petite souris n'est pas tout à fait prête à jouer avec les chats, Annalisa. Mais donnez-lui une
belle représentation. Elle ne demande qu'à apprendre.
Sous les yeux de leur spectatrice choquée, le commandant se mit à embrasser sa compagne dans le
cou, et celle-ci éclata de rire en murmurant des paroles inaudibles. Lysandra dut reconnaître que ce
qu'elle voyait la fascinait. Leur exaltation s'exprimait sans le moindre effort.
— Je m'en vais, annonça Vivien à voix basse. Afin de vous laisser regarder tranquillement. Vous
viendrez me voir quand ce sera terminé. Je serai très curieuse d'entendre ce que vous en avez pensé.
Sans lui laisser le temps d'émettre une dernière objection, elle sortit, fermant la porte derrière elle
dans un petit claquement.
La gorge nouée, Lysandra concentra son attention sur le couple dans la chambre voisine. Ils savaient
qu'elle était là, à les regarder, ce qui ne paraissait en rien atténuer leur ardeur. Annalisa se retourna vers
son amant, lui massant le corps de haut en bas, sans cesser de l'embrasser avec une ferveur grandissante.
Dans un violent soupir, il passa la langue entre ses lèvres puis, plaquant les mains sur son bassin, la
pressa davantage contre lui. Puis ils se séparèrent bientôt et la jeune femme sourit d'un air coquin.
Elle entreprit de le déshabiller. Il restait les bras fléchis, comme s'il désirait participer, mais la
laissait faire ce qu'elle voulait. Elle lui ôta sa veste, puis sa chemise.
Lysandra étouffa un cri. La cicatrice du visage se reproduisait plusieurs fois sur son torse. Il avait dû
connaître l'enfer. Pourtant, il y avait quelque chose d'infiniment troublant à le voir ainsi caressé par cette
femme magnifique. Malgré ses appréhensions, elle sentait ses propres seins crépiter de plaisir, son sexe
s'humidifier, et elle eut follement envie de se caresser.
Elle se tassa sur son siège tandis qu'Annalisa attaquait la ceinture de son amant. Cette fois, Lysandra
ne put s'empêcher de gémir. Avant de connaître Vivien, jamais de sa vie elle n'avait vu un homme nu et en
érection. Voilà qu'elle en découvrait un deuxième en moins d'une semaine. Elle préférait le membre dense
d'Andrew, mais le commandant n'avait rien à lui envier.
Annalisa sourit.
— Oh, ta hampe ! Voilà des jours et des jours que j'en rêvais, Gabriel.
Il la frotta contre elle et tous deux s'embrassèrent de nouveau.
— Et moi, je rêvais à tout ce qu'elle pourrait te faire, mon amour.
— Alors laisse-moi transformer ce rêve en réalité, souffla-t-elle.
Elle lui donna encore un baiser et prit la hampe d'une main, pour la caresser de l'autre.
Stupéfaite, Lysandra la vit mimer lentement, régulièrement, les mouvements de l'amour ; le
commandant renversa la tête en arrière en grondant :
— Oh oui...
Mais cela ne suffisait pas à Annalisa, qui promena la bouche sur la gorge de son partenaire puis
descendit vers sa poitrine, son ventre, et finit par tomber à genoux devant lui. De sa place, Lysandra la vit
relever sur lui des yeux brillants.
Le commandant regarda la jeune femme sortir une langue pointue et se mettre à lui lécher la verge
avec application.
Lysandra tressaillit. Cela lui rappelait les dessins de la tapisserie de Vivien. Cependant, Annalisa
continuait de parcourir le sexe de son amant et finit par l'envelopper entre ses lèvres, le faire entrer dans
sa bouche.
Poussant un geignement rauque, il emmêla les doigts dans les longs cheveux de sa partenaire et porta
les hanches en avant, comme s'il cherchait à s'introduire plus profondément en elle. Ce qui ne parut pas la
troubler. Elle-même gémissait doucement et promenait sa main libre le long de la cuisse de l'homme, sans
cesser de le posséder par longs à-coups de sa bouche et de sa langue.
Lysandra n'avait su comment interpréter cet acte en le voyant représenté sur le mur mais, à présent,
tout son corps réagissait devant l'absolue dévotion d'Annalisa et la totale fusion avec son amant. Elle ne
pouvait s'empêcher de penser à Andrew, de se demander ce qu'il ferait si elle le prenait ainsi dans sa
bouche. Cette évocation de son membre brûlant et velouté entre ses lèvres la fit frissonner.
Tout d'un coup, elle s'aperçut qu'elle était en train de promener la paume sur sa cuisse. Non, elle
n'allait pas faire ça, pas avec ces deux personnes à proximité qui savaient très bien qu'elle était là !
Elle préféra se concentrer sur eux. Annalisa conduisait les opérations avec sa bouche, de plus en
plus vite. Le commandant poussa un cri et la fit relever précipitamment.
— En toi ! s'écria-t-il en tirant sur son corsage.
Le tissu s'ouvrit sans grande résistance et la robe tomba à leurs pieds. La jeune femme ne portait rien
dessous ; elle se cambra comme si elle était très fière de ce qu'elle offrait à la vue de son compagnon.
Lysandra se mordit les lèvres. Cette femme ne manquait évidemment pas d'expérience, elle ne
minaudait pas, ne s'abritait pas sous ses vêtements. Elle adorait que son amant la regarde. Elle aimait tout
ce qui se passait entre eux.
A la vérité, une fois passé l'effroi initial, une fois la douleur oubliée... Lysandra aussi avait tout
aimé. Elle vibrait chaque fois qu'elle évoquait le souvenir du corps d'Andrew sur le sien, Andrew en
elle, Andrew la dégustant.
Encore une fois, ses doigts remuèrent, plongeant entre ses cuisses. Et elle ne s'interrompit pas.
Presque machinalement, elle se caressait tout en continuant à observer le couple.
Le commandant retourna Annalisa, de façon qu'ils se retrouvent tous deux face à elle. Il sourit, et
Lysandra tressaillit. L'apercevait-il dans l'ombre ? Cette question aurait dû l'inciter à ôter sa main de son
sexe, au lieu de quoi ses doigts s'activèrent de plus en plus. Le contact était atténué par l'épaisseur de ses
vêtements, mais elle sentait néanmoins le plaisir monter.
— Vas-y ! haleta Annalisa alors qu'il prenait place derrière elle.
Elle attrapa le dossier d'une chaise et s'y retint, le visage crispé d'impatience.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Sans préambule, il la pénétra. La jeune femme s'agrippa au siège
tandis qu'il allait et venait en elle, sans la ménager.
Peu à peu, l'extase s'annonça sur son visage marqué par les sensations qui la submergeaient. À cet
instant, le corps de Lysandra réagit de la même façon et elle fut prise d'un soubresaut de plaisir, étouffant
un cri alors qu'Annalisa laissait échapper le sien.
Un cri qui se confondit avec celui du commandant. Il accéléra le mouvement, jusqu'à se courber vers
elle en criant son nom, accroché à ses hanches pendant qu'ils atteignaient ensemble la délivrance.
Un long moment ne retentirent plus dans les deux pièces que des halètements de béatitude. Lysandra
s'empourpra à l'idée qu'elle ait pu prendre un tel plaisir au spectacle de l'accouplement d'autres gens.
En même temps, cela lui permettait de comprendre bien des choses.
Elle les regarda se laisser tomber ensemble sur le sol, se blottir l'un contre l'autre, s'embrasser avec
autant d'ardeur que s'ils refaisaient l'amour.
— Je t'aime, murmura Annalisa.
Lysandra frémit. Cette fois, elle était vraiment de trop.
— Je ne suis pas un homme complet, répondit-il en étreignant son amante.
Lysandra se leva. Sans doute se rappelaient-ils qu'elle était là, qu'elle avait assisté à leur acte
d'amour, mais cette conversation ne regardait qu’eux. Elle se glissa dehors à l'instant où Annalisa disait :
— Tu as prouvé plus d'une fois que ce n'était pas vrai. Si seulement tu pouvais y croire !
Lysandra referma la porte derrière elle, s'y adossa, le souffle court. Ce qu'elle venait de voir avait
été des plus instructifs... ce qu'elle avait entendu aussi... Il était facile de laisser les émotions rejoindre
les aspects physiques d'une relation. Ces deux aspects semblaient si bien aller ensemble ! Amour et
passion. Mais pas toujours. Pas pour elle. S'écartant de la porte, elle marcha vers l'escalier qu'elle
descendit d'un pas hésitant. Nettle semblait l'attendre au pied ; s'il savait ce qu'elle venait de faire, il n'en
laissa rien paraître. Après un petit salut, il indiqua :
— Miss Manning est dans son bureau. Troisième porte sur la gauche. Elle désire vous voir avant
votre départ.
— M... merci, balbutia Lysandra, encore bouleversée. Pourriez-vous prier mon cocher de se
préparer ? J'arrive tout de suite.
Il hocha la tête et s'éloigna, la laissant se rendre seule dans le bureau. Elle hésita avant de frapper,
entendit la voix de Vivien s'élever de l'autre côté de la porte.
— Entrez, Lysandra.
Elle ouvrit et trouva son hôtesse assise dans une pièce qu'elle aurait plutôt crue réservée à un
homme, plongée dans un dossier.
Vivien mit celui-ci de côté.
— Rebonjour. Je suppose qu'ils ont terminé, là-haut ?
Lysandra rougit.
— Oui.
— Avez-vous tiré quelque chose de cette petite séance de voyeurisme ? s'enquit Vivien en souriant.
À part ces joues rosies qui m'indiquent combien vous avez apprécié le spectacle ?
Portant les mains à son visage, Lysandra détourna les yeux.
— Est-ce donc si flagrant ?
Vivien haussa une épaule.
— Pour moi, oui, mais il ne faut pas vous sentir gênée. N'avez-vous pas vu à quel point Annalisa et
son commandant ont goûté leur relation ? A quel point ils y ont pris du plaisir ? Et combien elle était
active et enthousiaste ?
— Oui, murmura Lysandra en s'asseyant face à son hôtesse. J'ai vu combien elle était audacieuse, et
combien il aimait cela. C'est une leçon que je dois appliquer en poursuivant mon apprentissage avec
Andrew.
— Parfait. Et vous avez pu constater combien leur tendresse les réconfortait, les guérissait ?
Lysandra hésita.
— Oui. Il semblerait... Mais j'ai aussi vu le piège qui peut vous guetter dans ce genre de pacte.
— Le piège ?
— L'émotion. Il existe entre eux quelque chose de plus profond que l'attirance physique. Et c'est pour
chacun d'eux un risque de douleur et de conflit. J'ai compris combien il est facile de tomber amoureuse
d'un amant ou d'un protecteur.
Vivien se leva, l'air peiné, elle qui contrôlait habituellement si bien son beau visage.
— Ce que vous dites est vrai. L'émotion est le pire ennemi des femmes de notre condition. L'amour a
vite fait de s'épanouir, mais il n'y a rien de plus difficile que de le garder vivant. Et la plupart des
hommes ne veulent pas en entendre parler chez leurs maîtresses, car cela risque de provoquer des
complications sans fin.
Lysandra acquiesça de la tête. Exactement ce qu'elle pensait. Une maîtresse pouvait tout offrir à un
amant, sauf son cœur. Elle ferait mieux de ne pas l'oublier dans le feu du plaisir et de la passion.
— Merci de m'avoir montré cela, ajouta-t-elle. Au début, j'étais affreusement choquée, mais je crois
qu'au bout du compte j'en ai tiré de grandes leçons.
— Et une mission, s'esclaffa Vivien.
Lysandra haussa les sourcils.
— Une mission ?
— Oui. Séduire Andrew. Susciter son ardeur, lui communiquer la vôtre. Plus vite vous participerez
pleinement lors de vos échanges, plus vite vous apprécierez votre apprentissage et deviendrez une bonne
maîtresse pour lui... ou pour celui avec qui vous poursuivrez ce chemin.
La gorge de Lysandra se serra. C'était une chose de regarder une femme animée d'une telle passion,
mais comment le devenir à son tour ?
— Je ne sais pas...
— Ne dites pas ça, l'interrompit Vivien en se rapprochant. Ne vous rabaissez pas - je parie que vous
l'avez fait toute votre vie. Il faut cesser, maintenant. Vous êtes capable de volupté et de désir, et de tout ce
que vous voudrez. Si vous y croyez, il sera forcé de vous suivre.
Lysandra hocha la tête. Certes, il lui était difficile d'avoir foi en elle-même, mais Vivien disait vrai.
Elle ne parviendrait à rien si elle n'essayait pas.
— Soit, admit-elle. Merci, Vivien.
— Il n'y a pas de quoi, dit son hôtesse en la raccompagnant vers l'entrée. De toute façon, je ne
demande qu'à vous aider. Revenez me voir si vous avez d'autres questions. A moins que nous ne nous
rencontrions en ville. Je pense qu'Andrew va bientôt vous proposer de sortir, pour vous montrer ce que
doit faire une maîtresse quand elle se retrouve en public au bras de son protecteur.
Repensant à ce qu'elle venait de voir entre Annalisa et le commandant, Lysandra se hâta de rejeter
certaines images. Ce n'était pas possible. Un homme bien élevé ne se conduirait pas ainsi.
Pourtant, alors que Wilkes l'aidait à grimper dans la berline, elle ne put s'empêcher de trembler à
l'idée qu'elle et Andrew puissent se laisser emporter par une telle ferveur qu'ils en viennent à se moquer
qu'on les regarde.
11

De son fauteuil, Andrew jeta un autre regard vers la porte. Il était arrivé chez Lysandra depuis une
demi-heure, pour s'entendre dire que madame était sortie. En visite chez miss Manning ! Il n'en avait pas
cru ses oreilles.
Que devait-il en penser ? D'un côté, il craignait qu'elle n'ait changé d'avis sur leur relation et son
apprentissage. En fin de compte, ce serait sans doute préférable pour elle, mais à l'idée que ce qu'ils
partageaient puisse s'arrêter là...
Cela le désarçonnait beaucoup plus qu'il ne l'aurait imaginé.
Il tendit l'oreille, car il venait d'entendre du remue-ménage dans l'entrée. En reconnaissant le timbre
de Lysandra qui parlait au majordome, il se leva. Elle s'était d'abord exprimée d'un ton égal, puis elle
parut surprise. D'où il conclut que Carlsworth lui avait annoncé qu'il l'attendait dans le salon.
Il tira sur sa redingote, redressa les épaules alors que la porte s'ouvrait. Il retint son souffle en la
voyant entrer. Seigneur, elle était encore plus ravissante que dans son souvenir... Pourtant, il la classait
déjà parmi les plus belles femmes qu'il ait jamais connues. Elle portait ses cheveux châtains remontés en
boucles artistement nouées, sans doute par les mains de la camériste. Sa robe paraissait encore un peu
plus démodée que la précédente, mais cela n'affectait en rien sa beauté.
— Bonjour, lança-t-elle posément. Pardon de vous avoir fait attendre, je ne savais pas que vous
passeriez aujourd'hui, sinon je serais restée ici.
Elle avait les joues légèrement rosies, la respiration haletante, comme si... comme si elle était
excitée ? Il ne l'avait jamais vue dans cet état et cela lui plaisait.
— Je ne vous avais pas prévenue, reconnut-il. Vous ne pouviez pas deviner.
A vrai dire, lui-même n'en savait rien une heure auparavant. En quelque sorte, c'était son cheval qui
l'avait... déposé là, mettant fin à un débat intérieur où il se demandait s'il pouvait se permettre de
poursuivre une relation qui le plaçait dans une telle incertitude.
Lysandra soutint son regard avant de refermer la porte derrière elle. Andrew haussa un sourcil.
— Aimeriez-vous savoir où j'étais ? demanda-t-elle en s'approchant de lui.
— Ne me regardez pas comme un chat devant un bol de crème.
Il avait presque chuchoté sa réponse, afin qu'elle ne capte pas dans sa voix la tension et le désir qui
l'animaient.
Elle esquissa un sourire des plus sensuels.
— Cela tombe bien, observa-t-elle. Les chats lèchent la crème, n'est-ce pas ?
C'était sa voix à elle qui tremblait, et Andrew sourit malgré son excitation grandissante. Elle faisait
preuve d'une audace peut-être seulement feinte, car il voyait encore en elle la femme timide qui voulait
masquer sa nudité devant lui. Et elle lui plaisait beaucoup ainsi. Quoique cette nouvelle femme lui plaise
tout autant.
— Était-ce ce que vous faisiez ? questionna-t-il. Apprendre à lécher ?
Elle s'empourpra, mais ne s'en rapprocha pas moins de lui avant de saisir les pans de sa redingote.
Elle l'attira vers elle en hochant la tête.
— Exactement, confirma-t-elle.
Là-dessus, elle l'embrassa avec une ardeur passionnée... et un petit rien de désespoir qu'il ne
reconnut que trop bien. En se détachant de lui, elle était à bout de souffle.
— Je voudrais vous plaire, Andrew. Je ne demande que cela.
Le sens de ses paroles paraissait limpide. Demeurée seule pendant deux jours à l'attendre, elle avait
cru lui avoir déplu. De son côté, il avait ressenti la même torture, mais comment aurait-elle pu le savoir ?
Ce n'était pas une courtisane expérimentée, plutôt une débutante qu'il poursuivait de ses ardeurs. Il devait
la traiter avec l'attention qu'il réserverait à une épouse potentielle, non à une éphémère partenaire, de
peur qu'elle ne se sente finalement rejetée.
Même s'il n'aurait pas dû s'en préoccuper, il ne voulait pas lui infliger cela. Il voulait qu'elle ait tout
à gagner dans l'affaire.
Il lui saisit le menton pour qu'elle le regarde dans les yeux.
— Lysandra, je vous assure, vous ne m'avez apporté que des satisfactions depuis que nous nous
sommes rencontrés.
Une lueur de soulagement traversa les yeux bleus, bientôt remplacée par une expression malicieuse.
Elle n'allait pas se laisser détourner de son objectif.
— Je peux vous procurer d'autres satisfactions, murmura-t-elle en glissant les mains sous sa
redingote.
Elle la lui ôta sans plus de ménagement et la jeta de côté.
Il ne cacha pas son étonnement.
— Qu'avez-vous fait, au juste, chez Vivien ?
Elle cessa un instant de détacher ses boutons.
— Comment savez-vous que j'étais chez Vivien ?
— Vos domestiques, expliqua-t-il.
En même temps, il écarta ses mains maladroites pour défaire lui-même sa chemise. Quand il l'eut
ôtée, il s'amusa de la voir examiner son torse dénudé.
Elle ne devait pas souvent voir des hommes qui passaient leur temps au grand air, s'adonnant à des
tâches que son père traitait de serviles, quand lui les considérait comme essentielles à sa vie. Au moins
dans ces moments-là ne réfléchissait-il pas. Et si les résultats se voyaient sur son corps et faisaient ainsi
saliver Lysandra... voilà qui le renforcerait dans sa détermination à se moquer des conventions sociales.
Elle cligna des paupières.
— Ce sont mes domestiques qui vous l'ont dit ?
— Oui. En ne vous trouvant pas ici à mon arrivée, je leur ai demandé ce que vous faisiez.
— Ah... Et comme c'est vous qui les payez, ils sont avant tout vos domestiques à vous, donc ils vous
racontent tout ce que vous voulez.
— Cela vous ennuie ?
— Non, maugréa-t-elle. Toutefois, j'aurais préféré vous le dire moi-même. Vous faire la surprise. A
présent, je suis sûre que vous avez compris pourquoi je suis allée là-bas.
— Pas du tout, dit-il en l'attirant vers lui.
Il lui prit les paumes, les plaça sur son torse et poussa un soupir de plaisir.
— Toutefois, j'aime le résultat.
Elle ouvrit la bouche mais ne put répondre, car il la bâillonna d'un baiser. Il avait envie de passer à
quelque chose de plus agréable qu'une discussion.
En outre, il avait la vague impression que Lysandra partageait la même impatience. Il voulait apaiser
les tensions qui pouvaient encore l'habiter après sa visite chez Vivien... et réparer le mal qu'il avait pu lui
faire en l'incitant à croire qu'il l'avait boudée.
Elle l'embrassa avec ferveur et passion, se hissant sur la pointe des pieds pour se rapprocher encore,
tout en passant une main dans ses cheveux. Elle avait un vertigineux goût de miel qui fit flageoler les
genoux d'Andrew mais durcit son membre comme du granit, au point qu'il se sentit inconfortable dans ses
vêtements.
Il la relâcha, le temps de desserrer sa ceinture, mais elle lui prit les mains.
— Laissez-moi faire, murmura-t-elle avec un sourire.
Il la regarda ouvrir avec soin chaque bouton puis écarter les pans du pantalon, laissant jaillir son
sexe dans l'ouverture. Lysandra se lécha les babines tandis qu'il achevait de se déshabiller.
— Je comprends pourquoi, l'autre fois, vous avez ôté mes vêtements alors que vous gardiez les
vôtres, observa-t-elle en riant. Rien de plus stimulant que de rester présentable devant un partenaire nu.
Il eut un petit sourire. Cette malice, cette légèreté, voilà qui ferait d'elle une courtisane remarquable.
Il aurait pu lui dire quelque chose, saisir l'occasion pour en tirer quelque leçon, mais soudain elle se
mit à genoux, prit son sexe dans sa main et le caressa.
— Lysandra ! s'écria-t-il.
— Oui ?
Elle leva sur lui un regard faussement innocent. Elle savait très bien ce qu'elle faisait.
Et elle aimait cela.
— Un chat devant un pot de crème, c'est cela ? susurra-t-elle en reprenant l'image qu'il avait utilisée
à son entrée dans le salon. Je pense que si j'étais un chat, je vous lécherais ainsi...
Sortant la langue, elle la promena sur l'extrémité de son membre. Il en vit trente-six chandelles et
geignit de plaisir. Voilà des années qu'aucune femme ne s'était ainsi penchée sur lui. Et celle-ci s'y prenait
mieux que ce qu'il gardait dans son souvenir.
— A moins que vous ne préfériez ceci ? proposa-t-elle le plus ingénument du monde. Je ne suis
encore qu'une apprentie.
Elle se mit à faire tourner sa langue sur le gland, l'enduisant d'une tiède salive.
— Lysandra... souffla-t-il.
— Dois-je comprendre que cela vous plaît, ou est-ce que je m'y prends mal ?
Il lui jeta un regard en coin, ne sachant trop si elle le taquinait ou si elle était sérieuse.
— Ne jouez pas trop de jeux à la fois, ma chère.
— Je ne joue pas. Vous êtes bien là pour m'initier, je crois ? Je veux tout savoir. Il y a une grande
différence entre regarder et pratiquer.
Il réprima un gémissement à l'idée qu'elle ait pu regarder d'autres couples se prêter à ce genre
d'exercice.
— Vous n'avez pas tort de commencer par cette petite gâterie, haleta-t-il. Mais rappelez-vous
comment je procède avec vous, comment j'entre complètement en vous, d'un bout à l'autre de mon
membre.
— Ainsi, il est également sensible sur toute sa surface, constata-t-elle comme si elle étudiait une
leçon à l'école. Et ce contact...
Elle ressortit la langue qu'elle posa sur le gland.
— ... est aussi agréable que celui-ci...
Appuyant la langue sous le membre, elle en parcourut toute la longueur.
À tâtons, Andrew trouva un fauteuil auquel s'appuyer.
— Oui, parvint-il à articuler. Oui.
Elle hocha la tête.
— Et puis, il y a ceci.
Sans prévenir, elle l'attira complètement dans sa bouche, jusqu'au fond de sa gorge.
— Oh, mon Dieu ! hoqueta Andrew. Oui. Oui, comme ça. Maintenant, remuez, prenez-moi dans votre
bouche comme votre sexe pourrait le faire.
Il vit que son regard s'illuminait, comme si elle établissait très bien le rapport entre ce qu'elle avait
pu voir et ce qu'elle faisait maintenant. Posément, elle exerça quelques poussées, ainsi qu'il l'avait
demandé, le prenant et le relâchant, tout en l'agrippant à la base.
Andrew se rendit à ses caresses. Son esprit se vida de toute pensée, focalisé sur ce qu'était en train
de lui faire cette femme.
Baissant la tête, il put constater qu'elle avait fermé les yeux et se livrait à sa tâche avec une totale
sérénité. Elle aimait cela ; avec un peu d'entraînement, elle deviendrait maîtresse en la matière. Lui-même
se sentait déjà sur le point de céder à l'extase.
Mais il ne voulait pas cela. Pas tant qu'il ne l'aurait pas possédée à nouveau. Pas tant qu'il ne lui
aurait pas prouvé qu'il la désirait, qu'en aucun cas elle ne l'avait déçu.
La saisissant par les épaules, il l'incita à se relever, lui arrachant un petit cri de déception.
— Qu'ai-je fait de mal ?
— Rien, dit-il d'un ton grave. Mais si je ne vous prends pas maintenant, je vais le regretter.
Il lui arracha son horrible robe, sans songer aux dommages qu'il pourrait y provoquer. De toute
façon, elle avait besoin de nouveaux vêtements, alors autant jeter celui-ci.
Elle poussa un cri quand il déchira son corsage, défaisant à moitié une manche. En revanche, elle ne
dit plus rien quand il l'abaissa sur sa taille et pencha la tête vers ses seins dénudés.

Lysandra n'aurait su dire comment s'était opéré ce brusque retournement de situation. Un moment
auparavant, elle mettait en application les leçons du début de l'après-midi. Elle aimait prendre Andrew
dans sa bouche car il semblait s'en délecter. En fait, elle était plutôt stupéfaite d'y avoir trouvé une telle
satisfaction. Il était presque aussi bon de donner du plaisir que d'en recevoir.
Maintenant, alors qu'il lui suçait les seins avec une telle insistance que c'en était presque douloureux,
elle avait basculé dans un autre monde. Étonnant comme ces caresses, si loin de son sexe, pouvaient
mettre son corps en émoi, lui faire flageoler les jambes, l'entraîner au bord de l'extase.
Après l'avoir débarrassée de sa robe, il la souleva de terre pour l'entraîner à travers la pièce,
l'embrassant à chaque pas. Jusqu'à ce qu'elle se retrouve le dos plaqué contre la porte.
Elle ne put réprimer un petit cri quand il lui souleva les hanches pour la pénétrer d'un seul coup.
— Déjà prête pour moi, murmura-t-il d'une voix cassée. J'aime ça.
Il la pressa plus fort contre la porte, comblant l'infime espace qui pouvait encore les séparer.
Totalement comblée, totalement possédée, Lysandra ne respirait plus que le souffle d'Andrew, les yeux
rivés aux siens.
Il s'immobilisa un instant pour la contempler, comme si c'était la première fois qu'il la voyait.
Penchant la tête, il s'empara de sa bouche, baiser qui n'avait rien de possessif. Un baiser gentil,
comme celui d'un fiancé, lui effleurant d'abord les lèvres. Puis il se remit à bouger, mais tout aussi
doucement. Il remuait lentement en elle, la tenant par les hanches juste ce qu'il fallait pour qu'elle ne
perde pas l'équilibre.
Le plaisir né de cette étreinte, de ce délicat baiser, grandit si vite qu'il finit par la submerger. Elle
s'arc-bouta contre la porte avec un cri étouffé qui dut tout de même s'entendre dans le corridor et parvenir
aux oreilles des domestiques, ce dont elle se moquait éperdument. Elle ne contrôlait plus son corps,
sursautant d'une extase qui semblait naître du fond d'elle-même pour se répandre jusqu'au bout de ses
ongles, la faisant délicieusement frémir de toutes ses terminaisons nerveuses.
Et Andrew ne lui laissait aucun répit, continuant ses assauts de plus en plus intenses. Elle ne put
s'empêcher de repenser au visage du commandant, à son expression éperdue. Andrew aussi avait fermé
les yeux et ses traits se crispaient de plaisir ; tout comme elle, il s'abandonnait aux sensations.
Lui prenant les joues, elle l'embrassa, planta la langue dans sa bouche alors qu'elle était encore
secouée d'un sursaut de bonheur.
Andrew poussa un cri et la reposa au sol, la retenant tandis qu'il se retirait et se délivrait de sa
semence sur le parquet. Il appuya le front contre le sien et tous deux restèrent ainsi de longs moments à
savourer leur bien-être.
Ensemble, ils reprirent une respiration plus régulière et Lysandra finit par exhaler un long soupir de
contentement. Cette harmonie... jamais elle n'avait rien éprouvé de semblable.
Elle passa les bras autour de son cou et lui sourit.
— Oh, Andrew...
Elle ne put aller plus loin, car il se libéra d'un coup et se détacha d'elle, emportant toute chaleur, tout
bonheur avec à peine un regard derrière lui.
12

Attrapant ses vêtements, Andrew traversa la pièce pour les enfiler devant la cheminée. Il sentait le
regard de Lysandra peser sur lui, mais aussi la douleur qui venait de la saisir. Encore une fois, il
s'éloignait d'elle.
Pourtant, il n'avait pas le choix. Cette étreinte contre la porte n'aurait dû lui apporter qu'un moment
de bonheur physique. Mais cela avait viré à tout autre chose. Un lien s'était bâti entre eux. Et il ne pouvait
se permettre de le perpétuer.
Il ne le voulait pas.
Achevant de fermer son pantalon, il se retourna et vit Lysandra en train de ramasser le tas chiffonné
qui avait été sa robe. Elle la tint devant elle comme un bouclier, tout en examinant la manche déchirée et
les boutons arrachés.
— Je vais la recoudre, murmura-t-elle.
Il s'approcha en secouant la tête.
— Ce n'est pas la peine, Lysandra.
Elle releva vivement les yeux, ouvrit la bouche. Avec ses cheveux ébouriffés et ses joues rosies, elle
offrait un tableau des plus sensuels. Bon sang ! Il avait envie de la plaquer à nouveau contre la porte, de
la posséder encore et encore.
Que lui prenait-il ? Il n'avait plus éprouvé un tel élan envers une femme depuis qu'il était un tout
jeune homme découvrant le plaisir.
— Dois-je comprendre que vous ne voulez plus de moi ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
— Pardon ? Mais si, bien sûr ! Je voulais dire que ce n'était pas la peine de recoudre cette robe. Il
vous en faut de nouvelles. J'aurais dû vous envoyer une couturière, je n'y avais pas pensé.
— De nouvelles robes ? souffla Lysandra. Non, je ne peux pas me le permettre.
— Qui a dit que la facture vous revenait ? Seigneur, vous êtes vraiment candide en matière de
relations entre maîtresse et protecteur ! C'est à lui d'endosser ce genre de détail. Il paie votre logement,
votre nourriture, vos domestiques, et veille à ce que vous disposiez de toutes les tenues et de tous les
bijoux nécessaires.
Elle croisa les bras.
— Les bases de la vie, monsieur, je comprends, mais les robes ? Ce n'est que pure frivolité. Je ne
saurais vous permettre de...
Il l’interrompit d’un geste.
— Il n'est pas question de vous montrer avec moi ou avec aucun autre homme de la haute société
dans une robe qui remonte à trois ans, trop large pour vous et destinée tout au plus à une fille de petit
commerçant.
Elle retint sa respiration et tourna le visage comme s'il l'avait giflée. Un long moment, elle garda les
yeux baissés sans rien dire, puis elle finit par secouer la tête.
— Très bien, je vais recevoir votre couturière. Je ne tiens pas à vous mettre dans l'embarras.
Il serra les dents. De nouveau, il l'avait heurtée en lui imposant ce genre de cadeau. En temps
normal, il n'y aurait pas prêté attention, pourtant cela le contrariait.
Il reprit la parole, d'un ton beaucoup plus mesuré :
— Vous avez un compte de ménage, Lysandra. Ainsi, il vous est inutile de me demander ce dont vous
pouvez avoir besoin. Votre argent de poche vous est également accessible. Il vous suffit d'écrire au
notaire dont je vais transmettre les coordonnées à votre majordome. Cet argent servira entre autres à vous
habiller, à vous chausser, à vous coiffer, mais aussi à déjeuner avec des amis, ou à tout ce que vous
voudrez. Je veillerai à faire déposer des fonds supplémentaires pour votre garde-robe.
Lysandra se détourna ; elle était complètement nue, cependant ce n'était pas cela qui la gênait,
devina-t-il, mais l'idée qu'il allait dépenser tant d'argent pour elle. Il en conclut que cela devrait faire
partie de son apprentissage.
— Andrew, vous n'êtes mon « protecteur » que pour quelques semaines. Vous ne vouliez pas que
cela dure plus longtemps. Comment pourrai-je vous rembourser tout cet argent ?
— Je n'attends rien de vous au-delà de votre présence et de votre désir. C'est la base de toute
relation entre une maîtresse et son protecteur. Peu importe combien de temps elle dure, les rôles sont
ainsi distribués.
Elle venait de se rhabiller, cachant ses courbes voluptueuses sous l'horrible tissu, fermant les
boutons demeurés en place. Elle n'avait pas l'air convaincue par la description qu'il venait de faire de
leurs rapports.
— Je ne tiens pas à revenir sur ce sujet, soupira-t-il. Cet argent vous revient et j'espère que vous le
dépenserez en conséquence.
Elle se mordit les lèvres.
— Très bien, murmura-t-elle. Merci.
Il se félicita que cette question soit résolue. C'était déjà cela, dans cette relation compliquée.
— J'aimerais vous emmener à l'opéra dans quelques jours, reprit-il en enfilant sa chemise. Et je vais
m'assurer que la couturière que je vous envoie commence par la tenue que vous porterez ce soir-là.
Lysandra paraissait éperdue ; toute l'audace dont elle avait fait preuve peu auparavant semblait
l'avoir abandonnée.
— À l'opéra ? Vivien avait bien dit que vous voudriez m'emmener, mais...
Elle n'acheva pas sa phrase.
— On dirait que cela vous inquiète, observa Andrew. Vous devez pourtant savoir que cela fait partie
des obligations d'une courtisane. Et puis, vous allez adorer l'opéra. Beaucoup de gens ne s'y rendent que
pour se montrer, mais une cantatrice dotée d'une voix magnifique s'y produit en ce moment et je suis sûr
que cela vous plaira.
Elle hocha la tête. Cependant, il voyait bien qu'elle hésitait encore, qu'elle se croyait indigne
d'assister à un spectacle qu'elle croyait réservé à l'aristocratie. Il aurait voulu la rassurer, la réconforter,
la protéger - bien au-delà de ce que supposait son rôle de « protecteur ».
Mais il en avait assez fait pour aujourd'hui. Il devait s'éloigner d'elle, de ce sortilège qu'elle
semblait lui avoir jeté. Avant qu'il ne perde complètement la tête.
— Je passerai vous prendre samedi soir. Vos domestiques seront informés à temps pour vous
préparer. D'ici là, je...
Il s'interrompit, le temps de réfléchir à ce qu'il allait dire, mais finit par se contenter d'un « Au
revoir » pressé.
Il l'embrassa brièvement sur la joue avant de quitter la pièce mais, en récupérant son cheval, Andrew
se dit qu'il avait encore trouvé le moyen de la blesser. Et d'en faire autant sur lui-même.
Lysandra s'attendait à voir arriver la couturière, mais sûrement pas dans les deux heures qui suivirent
le départ d'Andrew. Et voilà qu'elle se retrouvait dans son boudoir, à discuter avec Mme Bertrande qui
prenait ses mesures tout en faisant des commentaires avec son charmant accent français. Si cette personne
savait qu'elle était la maîtresse d'Andrew, elle ne l'en traitait pas moins avec politesse et gentillesse.
— Vous avez une très jolie silhouette, observa-t-elle en mesurant son tour de poitrine. Vous êtes bâtie
selon le goût des hommes, mais sans excès.
Lysandra rougit. Ce commentaire répondait à la question qu'elle se posait ; car cette dame ne devait
certainement pas faire ce genre de remarque à des mères de famille ou à des jeunes filles quand elle leur
préparait des robes.
— Ce sera tout, ma chère, dit-elle. Nous commencerons par votre robe de bal, selon les instructions
de lord Callis. Je passerai vous voir pour un essayage dans deux jours et nous vous la livrerons avant
quatre heures, le jour de l'opéra.
— Je m'en veux de vous obliger à travailler si vite, s'excusa Lysandra.
Mme Bertrande se mit à rire.
— Ne vous inquiétez pas, lord Callis paie très bien ce service.
Lysandra réprima un soupir. On en revenait encore à des questions d'argent. Andrew en dépensait
beaucoup, même si elle n'était tout au plus qu'une maîtresse temporaire. Sans parler du fait qu'il pouvait à
peine rester dans la même pièce qu'elle dès qu'ils avaient fini de faire l'amour.
— Il a aussi choisi une bien belle étoffe, reprit Mme Bertrande qui ne semblait pas avoir remarqué
les hésitations de sa cliente. Elle vous ira à merveille. Mais pour les cinq robes suivantes, il faudra que
ce soit vous qui choisissiez le tissu. Je vous apporterai des échantillons.
Lysandra chancela. Elle n'avait sûrement pas bien entendu.
— Cinq robes ? Vous avez bien dit cinq ?
La couturière acquiesça de la tête, l'air étonné.
— Oui. Monsieur le vicomte a dit que vous aviez besoin de toute une garde-robe. Ce sera un début,
pour les premières sorties qui vous attendent. Il me faudra une quinzaine de jours pour vous les préparer
toutes, mais j'y arriverai.
Lysandra crut voir le monde flotter autour d'elle. Elle jeta un coup d'œil sur le devis de Mme
Bertrande au moment où celle-ci rangeait ses affaires, et le prix de chaque robe lui parut vertigineux.
Avec une seule, elle pourrait régler deux mois de pension pour sa mère, peut-être trois !
— J'apprécie vraiment le mal que vous vous donnez, autant que le souci de lord Callis de me voir
bien habillée, énonça-t-elle prudemment afin de ne pas vexer la couturière. Mais je ne saurais commander
cinq robes. Et même six, en comptant la tenue de soirée.
La femme lui jeta un coup d'œil curieux.
— Vous en avez pourtant bien besoin, ma chère.
Lysandra dut se retenir pour ne pas hurler de dépit. Voilà deux fois en quelques heures qu'on
dénigrait ses habits ! Certes, elle n'était pas vêtue comme une princesse, mais de là à laisser entendre
qu'elle portait des haillons...
— C'est ce que j'ai cru comprendre, marmonna-t-elle entre ses dents. Mais si nous commencions par
nous concentrer sur la robe de soirée ? Il me faudrait aussi quelque chose de simple pour tous les jours.
Quand ces deux-là seront prêtes, nous en reparlerons.
Mme Bertrande lui jeta un regard sceptique, haussa les épaules et rassembla son matériel.
— Comme vous voudrez. Ravie d'avoir fait votre connaissance, mademoiselle. Vous êtes une
personne tout à fait intéressante. Je vous enverrai un message pour prendre rendez-vous dès que nous
pourrons commencer les essayages.
Lysandra la raccompagna jusqu'à la porte de la chambre.
— Merci. J'ai hâte de voir ces robes. Celle que vous portez est magnifique, je sais que je vivrai un
rêve de princesse avec la mienne.
L'expression de son interlocutrice se radoucit et elle sortit le sourire aux lèvres.
Lysandra ferma la porte derrière elle et s'y adossa un instant. Quelle journée ! Entre la séance de
voyeurisme chez Vivien, son intermède érotique avec Andrew et maintenant ces robes... cela faisait
presque trop.
Cependant, l'évocation de sa mère la ramena vite sur terre. Elle ne pouvait dépenser l'argent
qu'Andrew lui procurait inconsidérément. Elle ignorait si elle se trouverait jamais un autre protecteur... et
quand bien même, le suivant se montrerait-il aussi généreux ? Elle devait s'assurer de subvenir aux
besoins de sa mère, avant de s'abîmer dans des questions aussi existentielles que le choix d'une robe pour
une soirée.
Prenant place devant le petit bureau du boudoir, elle sortit une élégante et coûteuse feuille de papier.
Elle y rédigea un message au notaire en indiquant l'adresse de ses cousins. Dans un soupir, elle plia le
papier puis sonna un domestique pour aller le porter.
Au moins sa mère serait-elle en sécurité pendant quelques mois. Si c'était tout ce qu'elle pouvait tirer
de ce pacte, elle s'en contenterait. D'ailleurs, elle savait qu'elle ne pourrait guère espérer mieux.
13

Anxieuse, Lysandra se regarda une dernière fois dans la glace. La robe que Mme Bertrande avait
coupée dans un satin rouge rayé de rose cendré lui allait à la perfection. Le décolleté ne descendait pas
trop bas, juste ce qu'il fallait pour donner un léger aperçu de sa poitrine. Sa femme de chambre lui avait
bouclé les cheveux avant de les disposer artistement autour de son visage ; elle avait aussi coloré ses
joues de rose.
Et Lysandra se sentait belle. Séduisante. Elle avait l'impression de voir quelqu'un d'autre dans ce
miroir.
On frappa à la porte. Elle sursauta. Puis, voyant que c'était sa femme de chambre, elle sourit.
— Lord Callis est arrivé, mademoiselle. Il vous attend dans le salon.
Aimerait-il ce qu'il allait voir ? Ou serait-il déçu ? A moins qu'il n'y prête même pas attention. Elle
avait l'impression qu'en dehors du lit, il oubliait complètement son existence.
— Oh, cesse de te lamenter et descends, espèce de sotte ! se dit-elle à mi-voix.
Tournant les talons, elle gagna l'escalier.
Elle arrivait aux dernières marches quand Andrew sortit du salon. Il leva la tête et leurs yeux se
trouvèrent.
Elle n'en cessa pas moins de descendre, malgré ce regard qui la brûlait jusqu'au cœur. Il ne dit rien ;
néanmoins, elle sut tout de suite qu'il appréciait sa nouvelle tenue. Cette lueur de désir dans ses
prunelles... et ce petit rien de fierté. Elle en eut des palpitations.
— Bonsoir, lança-t-elle en arrivant devant lui.
Il lui tendit la main et recula quand elle l'eut prise.
— Grand Dieu, vous êtes ravissante !
Rougissante, Lysandra esquissa une révérence.
— Merci. Cette robe est divine.
— Ce ne sont que quelques bouts de tissu assemblés par une talentueuse couturière.
Il glissa sa main au creux de son coude et précisa :
— C'est vous qui êtes divine.
Elle se prit à souhaiter qu'il ne voie pas combien ce compliment pouvait la faire frémir... comme une
écolière. Voilà si longtemps qu'on ne lui avait pas dit qu'elle était jolie ! Du moins, pas sur un ton salace
et désagréable... De toute façon, le dernier homme qui lui avait fait de tels compliments n'avait rien d'un
Andrew Callis.
— Êtes-vous prête ? demanda-t-il, l'arrachant à ses pensées.
— Tout à fait.
Il la conduisit à son attelage, une sorte de carrosse qu'elle ne connaissait pas, plus grand et beaucoup
plus beau que la berline qu'il lui avait octroyée, avec ses armoiries sur la porte et ces valets dans leur
flamboyante livrée qui les aidèrent à s'installer l'un en face de l'autre.
Dès que l'équipage démarra, Andrew vint s'asseoir à côté d'elle et lui souleva le menton. Dans la
faible lumière, elle vit ses yeux briller. Et quand il posa ses lèvres sur les siennes, elle n'eut plus besoin
de lumière ni d'air, ni d'aucun moyen de subsistance autre que ce baiser.
Il finit par se détacher d'elle.
— Cessons là, ou je devrai nous faire rebrousser chemin pour vous faire l'amour toute la nuit.
— Qui vous en empêche ? souffla-t-elle, brûlante de désir.
Il éclata de rire.
— Personne, en réalité, mais quelqu'un nous attend à l'opéra et il risquerait de venir me chercher.
Elle se redressa.
— Quelqu'un ? Mais qui donc ?
Il reprit sa place en face d'elle et, aussitôt, cette distance entre eux lui parut insupportable.
— Mon jeune frère, Samuel Callis, répondit-il d'un ton détaché.
Saisie d'un mauvais pressentiment, Lysandra croisa et décroisa les jambes.
— Mais je... Comment allez-vous expliquer... je veux dire... Saura-t-il que...
— Que vous êtes ma maîtresse ? acheva Andrew à sa place. Je lui ai dit que je vous amenais ce soir,
alors oui.
Elle porta les mains à ses lèvres, cligna des paupières sous la brûlure des larmes d'humiliation qui
emplissaient ses yeux. Pourtant, elle savait bien que ce moment arriverait un jour. Mais à présent que cela
se produisait, elle le trouvait plus difficile à supporter qu'elle ne l'aurait cru.
— Lysandra, vous ne devez pas avoir honte, dit doucement Andrew. Mon frère ne vous jugera pas
sur... sur votre position dans la vie. Lui aussi a eu des maîtresses, comme la plupart des hommes de son
rang.
Lysandra n'avait pas songé à cet argument.
— Et lui, amènera-t-il la sienne ?
Andrew hésita.
— Non. Mon frère n'en a plus pour le moment. Il va bientôt se marier.
— Alors il y aura sa fiancée ?
Il ne répondit pas tout de suite, si bien que Lysandra eut le temps d'examiner sa propre question sous
tous les angles. Bien sûr qu'il n'y aurait pas de fiancée ce soir à l'opéra ! Jamais un homme n'amènerait sa
future épouse à une soirée à laquelle assisterait la maîtresse de son frère. C'était une dame. Pas Lysandra.
Ces deux-là ne pouvaient, ne devaient pas se rencontrer.
Elle secoua la tête.
— Je suis désolée. C'était une question idiote.
— Non, pas du tout. Cependant, en temps normal un homme ne devrait pas...
Lysandra leva la main.
— Bien sûr ! Inutile de vous expliquer. Vous comprenez certainement que j'essaie de m'adapter à ma
nouvelle place dans le monde. Mais je me rends compte que je n'aurais vraisemblablement pas rencontré
la fiancée de votre frère si j'étais encore une servante ; alors pourquoi la rencontrerais-je en tant que
maîtresse ?
Andrew se redressa.
— Je n'ai pas encore rencontré Adela moi non plus.
— La future épouse de votre frère ? s'enquit Lysandra en s'adossant à son siège.
— Oui. Je vis plus à la campagne qu'en ville et, depuis mon retour, j'ai surtout dû m'occuper de mes
affaires... et de vous.
Il poussa un soupir, tourna le visage vers la fenêtre, regardant défiler les lumières de la ville.
— Et je crains que mon frère ne veuille pas me la présenter.
Confidence qui alerta Lysandra. Lui offrait-il soudain un coup d'œil sur sa vie privée, au-delà de
leurs ébats ?
— Pourquoi ferait-il cela ? demanda-t-elle. Vous ne vous entendez pas ?
— Sam et moi ? Bien sûr que si ! Je l'adore, et je sais que c'est réciproque. Mais c'est justement pour
cette raison qu'il pourrait me cacher cette fille. Pour me protéger. Pour m'empêcher de souffrir. À cause
de la mort de Rebecca.
— Votre épouse, murmura Lysandra.
Il marqua un temps d'hésitation.
— Oui, finit-il par dire. Pardon, je n'aurais pas dû évoquer un tel sujet devant vous.
— Est-ce que cela n'entre pas dans mes fonctions en tant que maîtresse ? Vous offrir un peu de
réconfort dans vos... difficultés ?
— Non, lâcha-t-il d'un ton catégorique. Cela conviendrait sans doute à d'autres hommes, mais pas à
moi.
Décontenancée, Lysandra s'avisa qu'elle savait au fond peu de choses sur Andrew. Ce qu'elle savait
l'intriguait, mais il voulait la tenir en dehors de ses préoccupations, comme pour lui rappeler qu'elle
n'était qu'une compagne de lit, pas de vie.
Tandis que l'attelage s'arrêtait, Andrew lui décocha un sourire. À croire que cet échange n'avait
jamais eu lieu.
— Nous voici arrivés. Êtes-vous prête ?
Elle acquiesça gracieusement, et accepta la main que lui offrait un valet pour l'aider à descendre. A
peine eut-elle mis le pied dehors que toutes ses craintes la quittèrent. Elle contempla le bel édifice de
style grec, avec ses colonnades et ses escaliers de marbre. Des gens en grande tenue s'y pressaient,
bavardant et riant dans un agréable brouhaha.
— C'est... étonnant, balbutia-t-elle.
Le sourire aux lèvres, Andrew lui prit le bras pour l'aider à monter vers l'entrée principale.
— Vous n'avez pas encore vu l'intérieur.
À mesure qu'ils grimpaient, elle se tendit. Les gens commençaient à les regarder. Les conversations
s'interrompirent, les regards se portèrent d'abord sur Andrew, puis sur elle. Les dames agitaient leurs
éventails et se cachaient derrière pour émettre quelques commentaires, les messieurs haussaient les
sourcils et se penchaient pour chuchoter à leur tour.
Elle sentit Andrew se crisper lui aussi et il serra les lèvres.
— Ils parlent de nous, murmura-t-elle.
— En effet. Davantage à mon sujet qu'au vôtre, rassurez-vous. Je ne me montre pour ainsi dire plus
jamais en société.
Une voix masculine retentit derrière eux :
— Callis !
Andrew se retourna, entraînant la jeune femme dans son mouvement, et son visage s'illumina d'un
large sourire. Il était toujours beau, un adonis envoyé par les dieux pour la tenter, mais quand il souriait...
c'était incroyable comme son visage changeait alors, comme son expression s'allégeait, à croire qu'un
autre homme s'était glissé à sa place.
— Sam ! lança-t-il.
Lâchant Lysandra, il tendit la main à son frère.
Sans en tenir compte, celui-ci se jeta dans ses bras pour l'étreindre avec vigueur, lui taper plusieurs
fois le dos avant de reculer.
— Drew, Drew ! Ton horrible figure commençait à me manquer. Tu devrais venir plus souvent à
Londres.
Lysandra retint son souffle. Drew. Sam. Des surnoms d'enfance. Elle avait du mal à imaginer Andrew
sous les traits d'un gamin au visage constellé de taches de rousseur, courant dans tous les sens avec son
frère. Pourtant, l'évocation de ces deux charmants garnements finit par la faire sourire.
— Londres peut être bien agréable, reconnut Andrew. Mais je n'y trouve pas beaucoup de plaisir.
La face joviale de Sam se défit un peu, laissant apparaître tout le souci que pouvait lui donner son
frère. Et même une certaine peur, non pas de lui... mais pour lui. Lysandra reporta son attention sur
Andrew. Pourquoi provoquait-il une telle crainte chez son cadet ?
— Assez parlé de toi, reprit Sam, à nouveau guilleret. Ta ravissante compagne m'a l'air d'être un
sujet beaucoup plus digne d'attention. A moins que tu ne comptes l'accaparer toute la soirée ?
— Mais non. Monsieur Samuel Callis, laissez-moi vous présenter mon amie, mademoiselle Lysandra
Keates.
Ôtant son haut-de-forme, Sam se courba devant elle avec grâce.
— Mademoiselle, c'est un plaisir.
Elle sourit sans se forcer devant les manières avenantes du jeune homme. Il faisait preuve d'une
affabilité des plus naturelles. Il avait beau savoir qu'elle n'était qu'une courtisane, il la traitait comme une
dame.
— Monsieur, je suis ravie, répondit-elle. J'ai appris avec joie que vous vous joindriez à nous ce
soir, et j'ai cru comprendre qu'il fallait vous féliciter pour vos récentes fiançailles ?
Le voyant se raidir un peu, elle prit peur. S'agissait-il d'un sujet qu'elle n'était pas censée aborder ?
Cela concernait l'autre monde, celui qu'habitaient ces deux hommes, tandis qu'elle devait rester à la
lisière...
— Merci, dit Sam. J'en suis très heureux.
Andrew s'approcha de lui.
— C'est vrai ?
Sam se retourna vers son frère, et Lysandra capta de nouveau une lueur inquiète dans son regard.
— Oui, Drew, très heureux.
— Bon, souffla celui-ci, visiblement soulagé. J'aimerais bien faire sa connaissance, tu sais.
— Vraiment ? Je craignais que ce ne soit... un peu difficile pour toi.
Le sourire d'Andrew s'évanouit.
— Tu n'as pas à me protéger, Sam. Je suis ton aîné, n'est-ce pas ? Je ne vais pas te chercher noise. Si
c'est toi qui prends mes responsabilités, que me restera-t-il pour occuper mon temps ?
Le regard de Sam glissa vers Lysandra.
— Je suis sûr que tu trouveras. Mais tu as raison, j'aimerais te présenter Adela. Nous allons
organiser cela. En attendant, je vois que les gens se pressent. Il est temps d'aller rejoindre nos places.
Il leur fit signe de passer devant lui. Andrew prit le bras de sa compagne et la fit entrer dans le foyer,
encore brillamment éclairé. Lentement, la foule se dirigeait vers la salle. Certains gagnaient les étages,
d'autres les allées menant aux places d'orchestre. Andrew avait retenu une loge et il en écarta le rideau
pour les faire entrer.
Lysandra fut enchantée de constater qu'ils ne s'y trouveraient qu'à trois, chacun dans l'un des grands
fauteuils alignés face à la scène. Une bouteille de champagne les attendait dans un seau de glace. Tandis
que Sam se chargeait de l'ouvrir, Andrew escorta la jeune femme à sa place. Le bouchon sauta et, peu
après, Sam leur apportait des coupes pétillantes.
Il leva la sienne.
— A mon frère et à sa nouvelle vie, lança-t-il d'un ton plus sérieux qu'il ne l'aurait sans doute voulu.
Du coin de l'œil, Lysandra regarda Andrew. Il paraissait tendu, la mâchoire serrée, au bord de la
colère.
Les lumières diminuèrent, et Sam prit place à côté de son frère alors que le chef apparaissait sous
les applaudissements. L'orchestre commença, puis le rideau se leva. Peu à peu, Lysandra se cala dans son
fauteuil pour mieux se laisser emporter par l'art des interprètes, magnifiquement costumés, qui chantaient
en italien sur l'amour et l'oubli, sur la vie et la mort.
Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de jeter quelques regards de temps à autre vers Andrew. Il avait
beau la tenir à l'écart de son cœur, de son passé, de sa vie, ce soir elle en apprenait plus que jamais. Et
chaque fois qu'elle recevait une nouvelle preuve de son chagrin, elle éprouvait une furieuse envie de
l'aider. De le consoler, de le guérir, comme l'avait dit Vivien.
Quand bien même il résisterait à ses tentatives...

Andrew n'avait pas vraiment hâte de voir venir l'entracte, ce moment où il serait forcé de se rendre
au foyer pour discuter avec les spectateurs qu'il connaissait, mais il ne pouvait y couper. Dès que les
lumières se rallumèrent, il se tourna vers Lysandra avec un sourire forcé.
— Aimez-vous cette musique ?
Elle lui offrit une expression transportée de bonheur, qui rappelait certains moments d'extase quand
ils faisaient l'amour.
— La voix de la soprano est magnifique, soupira-t-elle. J'ai toujours rêvé d'assister à un opéra. J'en
avais tellement entendu parler, et tout ce qu'on m'en a dit était vrai. Merci infiniment de m'avoir amenée
ici ce soir.
Andrew vit son frère hausser les sourcils à ces mots, avant de lever vers lui un regard inquisiteur. Il
lui avait dit que Lysandra était sa maîtresse, mais pas qu'il s'agissait d'une liaison éphémère, ni qu'elle
était une débutante. Maintenant, Sam ne semblait plus comprendre ; à coup sûr, il allait le bombarder de
questions dès qu'elle ne serait plus à portée d'oreille.
— Allons nous dégourdir un peu les jambes, proposa-t-il à Lysandra.
En même temps, il jeta à son frère un regard entendu, l'air de lui dire de laisser tomber. Mais il
savait bien que cela n'y changerait rien. Sam était une tête de mule.
Un peu tendue, Lysandra n'en prit pas moins son bras avec tout le calme dont elle put faire preuve. Il
admira son cran. Elle ne se sentait pas très sûre d'elle, et c'était compréhensible.
Elle provenait d'une famille peu fortunée de la petite bourgeoisie, si l'on pouvait se fier à ce qu'elle
avait raconté ainsi qu'à ses réactions. Elle n'était jamais allée à l'opéra, ni dans un grand bal. Elle n'avait
jamais fréquenté la haute société, et pourtant les gens savaient tous à présent qu'elle était la maîtresse de
l'un des leurs.
Malgré cela, elle gardait la tête haute. Sans doute tremblait-elle, mais elle tenait bon.
Il lui serra doucement la main, puis se pencha vers elle alors qu'ils se mêlaient à la foule dans le
foyer.
— Vous vous en tirez très bien.
— Je n'aurais pas dû interroger votre frère sur sa fiancée, soupira-t-elle. C'était indiscret de ma part.
— Mais non, c'était une gentille attention, des plus honnêtes. Ne vous inquiétez pas pour cela.
Elle leva vers lui de grands yeux emplis de tant d'émotions qu'il put difficilement les détailler. Elle
se redressa, inspectant le monde qui l'entourait, jusqu'à ce que ses yeux s'éclairent.
— Vivien est là, annonça-t-elle en désignant le centre de la salle.
Andrew suivit son geste et découvrit la célèbre courtisane au milieu d'un cercle d'admirateurs. Elle
avait plutôt l'air de s'ennuyer, et Andrew ne comprit pas pourquoi ces hommes insistaient. Tout le monde
savait qu'elle ne prenait plus de protecteurs ni même d'amants, si ce n'était pour quelques occasionnelles
aventures d'une nuit.
— Je voudrais lui dire bonjour, indiqua Lysandra. Puis-je ?
— Bien sûr, vous n'avez pas à me demander la permission. Je vous en prie, allez saluer à votre amie.
Et transmettez-lui mes meilleures pensées.
Elle lui sourit puis s'éloigna parmi les gens qui bavardaient et buvaient du champagne. Andrew ne
put s'empêcher de remarquer que certains hommes la suivaient du regard, et cela lui déplut - même si
c'était exactement l'objectif qu'il poursuivait, non ? Il s'agissait de l'aider à devenir attirante pour les
hommes qui pourraient l'entretenir au-delà de quelques semaines et qui la traiteraient bien. La plupart des
gentlemen présents correspondaient exactement aux proies qu'elle devrait tenter de harponner.
— C'est une très belle femme, observa Sam.
Andrew acquiesça de la tête. Il avait oublié la présence de son frère.
— Et très... intéressante, continua celui-ci.
Andrew ne répondit pas, ce qui ne parut pas décourager Sam.
— Je reconnais que tu m'as surpris en m'annonçant que tu amenais une femme, ta nouvelle maîtresse,
avec toi à l'opéra. Note bien que ça ne m'a pas contrarié, juste surpris. Et maintenant que je l'ai vue...
Comme il n'achevait pas sa phrase, Andrew fit la moue.
— J'espère que tu ne vas pas faire une remarque désobligeante sur Lysandra...
— Non, au contraire. Je l'apprécie beaucoup. Mais elle n'est pas comme la plupart des femmes qui
se lancent dans ce type de carrière. Elle a l'air un peu... dépaysée.
Évidemment, Sam fonçait droit au cœur du sujet. Il n'avait jamais su se détourner d'un point qui
piquait sa curiosité.
— Comment vous êtes-vous rencontrés ? poursuivit-il.
Voyant Lysandra se frayer un chemin dans la foule, il ajouta :
— Par Vivien ?
— Oui, maugréa Andrew entre ses dents.
— Il n'y a pas de meilleure adresse pour ce genre de chose, mais j'ignorais que tu cherchais une
maîtresse. Je croyais que tu avais renoncé à ces divertissements, que tu avais décidé de mener une vie
pieuse à la campagne pour te racheter, non ? Aux dernières nouvelles...
— Arrête, ça suffit !
Si le ton irrité de son frère impressionna Sam, il ne le fit pas taire pour autant.
— Non, désolé, mais j'ai envie de savoir. Comment se fait-il d'abord que tu sois allé trouver Vivien,
ensuite que tu aies choisi une maîtresse si différente de celles que tu fréquentais autrefois ?
Andrew ferma les yeux. Il avait une confiance absolue en son petit frère mais celui-ci avait le don,
chaque fois qu'ils discutaient, de susciter en lui les plus douloureuses émotions. Néanmoins, comme il ne
semblait pas décidé à changer de sujet, la seule solution consistait à expliquer la vérité.
— Lysandra n'avait jamais été la maîtresse de personne avant moi, soupira-t-il. C'est... presque une
débutante. Vivien a fait appel à moi pour que je lui rende le service de l'initier à cette vie, un certain
temps...
— Combien de temps ? questionna Sam.
Bien entendu, il n'allait pas laisser passer un tel élément.
— Au moins un mois. J'ai dit à Vivien que je ne pourrais aller au-delà, puisque j'ai l'intention de
retourner à la campagne dès que j'en aurai fini avec père pour nos affaires.
Sam ouvrit de grands yeux.
— Ainsi, ta relation avec cette femme n'est que pure charité ?
— Non ! s'emporta Andrew.
Il se reprit, ajouta d'un ton plus posé :
— Bien sûr que non ! Tu l'as vue. Comment ne pas apprécier sa compagnie et tout... tout ce
qu'implique ce pacte ?
— Pourtant, tu veux que ça reste temporaire ?
— Il ne peut en être autrement. Ma vie n'a pas changé.
— Foutaises !
Andrew resta interloqué. Même si son frère n'avait pas crié assez fort pour être entendu de leurs
voisins, on ne disait pas ce genre de choses à l'opéra.
— Je te demande pardon ?
— Tu as très bien entendu. Bon sang, Drew, combien de temps vas-tu rester ainsi éloigné de tout
pour vivre dans ce lugubre manoir ? Combien de temps vas-tu encore te punir ? J'avais espéré, en
t'entendant parler de Lysandra, que tu changeais enfin de vie. Mais, finalement, c'est pire. Tu ne t'offres ce
plaisir que pour t'en priver aussitôt.
— Je lui rends service.
— Quelle noblesse d'âme ! En réalité, tu ne fais que te torturer et tu te sers d'elle pour mieux y
parvenir. Rebecca est morte, Drew. Voilà trois années que tu cherches à la rejoindre dans la tombe. Il faut
que ça se termine, maintenant. Bon sang, je ne veux pas avoir à...
Sam aurait bien continué mais, derrière eux, quelqu'un s'éclaircit la gorge. Ils se retournèrent pour
découvrir une Lysandra toute pâle. Elle fixait Andrew et il se sentit flancher à l'idée qu'elle le voie
soudain tel qu'il était, tel qu'il se cachait depuis des mois, des années. Qu'avait-elle entendu au juste ?
— Pardon de vous interrompre, mais la plupart des gens ont regagné leur place. Je crois que
l'entracte est terminé.
Andrew regarda autour de lui. Effectivement, le foyer était à peu près désert, si ce n'étaient quelques
traînards qui semblaient plus intéressés par leur conversation que par le dernier acte de l'opéra.
L'air renfrogné, il saisit le bras de Lysandra et l'entraîna vers leur loge.
— Oui, lança-t-il par-dessus son épaule à l'adresse de Sam. C'est terminé.
14

Lysandra n'avait jamais vécu un moment plus étrange que ce trajet de retour en compagnie d'Andrew.
Silencieux, immobile, il regardait droit devant lui alors que le véhicule se frayait un chemin dans les rues
étroites et obscures du centre-ville.
Cela faisait plusieurs heures qu'il se montrait glacial. Depuis l'entrevue avec son frère, alors qu'elle
était partie rejoindre Vivien. Elle n'avait pas voulu se mêler à leur conversation, mais elle avait compris
qu'ils parlaient de l'épouse décédée d'Andrew... et d'elle-même.
Si elle se référait à ce qu'avait dit Vivien, elle pourrait aider Andrew ; cependant, à entendre la
conversation des deux frères, cela ne semblait pas du tout le cas. À moins de pousser cet homme à
oublier, l'inciter à céder au plaisir plutôt que de rester à la lisière, elle n'y parviendrait jamais.
— Andrew ? commença-t-elle doucement.
Il sursauta, posa les yeux sur elle.
— Oui.
— Pourquoi votre frère a-t-il dit que vous vous serviez de moi pour mieux vous torturer ?
— On ne pose pas de questions aussi crues.
— Je sais, et je ne le ferais pas si cela ne me concernait pas, ainsi que notre pacte.
Un long silence s'ensuivit.
— Sam n'aurait pas dû dire cela, finit-il par admettre.
— A en juger par votre expression, je serais de cet avis. Quand il a porté cette accusation, quand il a
mentionné votre épouse, vous paraissiez... brisé. Si c'est là l'effet du temps que nous passons ensemble...
Sans lui laisser l'occasion d'achever, il la saisit par le bras pour l'attirer sur ses genoux, et posa sur
ses lèvres une bouche brûlante de colère, les ouvrant d'un coup de langue brutale. Pourtant, cet assaut ne
parvint pas à la faire reculer. Elle laissa parler son corps et s'abandonna.
Étonnant comme cet homme pouvait annihiler toute volonté en elle. Quelques jours auparavant, elle
ne savait même pas comment on faisait l'amour ; à présent, il suffisait d'un seul contact pour que son désir
s'épanouisse.
Il souleva ses élégants jupons pour glisser une main entre ses cuisses. Elle ne portait rien dessous, en
partie à cause du corset, mais aussi sur le conseil de sa femme de chambre qui lui avait promis quelques
« surprises » pour la soirée.
Maintenant, elle se félicitait de l'avoir écoutée, d'autant qu'Andrew introduisait deux doigts en elle et
la caressait délicatement.
Elle se cambra contre lui, incapable de surmonter la vague de volupté qui montait en elle.
— Ne comprenez-vous pas ? gronda-t-il à son oreille. C'est tout ce que je veux. Tout ce que je peux
obtenir.
Ces paroles amères, ce ton irrité la firent d'autant plus frémir qu'ils contrastaient avec ses gestes.
— Je voudrais vous aider, répliqua-t-elle.
Elle le provoquait et n'en revenait pas elle-même. Pourtant, il le fallait. Quelque chose en elle
l'incitait à apaiser ce chagrin qu'il tentait de cacher, autant qu'à faire corps avec lui.
— Vous ne le pouvez pas, lâcha-t-il d'une voix cassée. Personne ne le peut.
Elle s'apprêtait à répondre quand il la musela d'un nouveau baiser plus agressif encore, qui lui fit
oublier tout le reste. S'accrochant à lui, elle suivit ses manœuvres et finit par l'enfourcher tandis qu'il
ouvrait son pantalon. La soulevant des deux mains, il la posa directement sur son membre qui l'attendait,
bien droit.
Tous deux poussèrent en même temps le même soupir et elle se mit à bouger. En se retrouvant au-
dessus de lui, elle avait l'impression d'obtenir ce pouvoir qu'il lui refusait dans tous les autres aspects de
leur pacte, et elle s'y accrocha, tournant les hanches pour prendre du plaisir et lui en donner.
Il se souleva sous elle, le souffle lourd et haché dans l'étroit habitacle de l'attelage. Elle le sentit
lâcher peu à peu tout contrôle et accélérer, alors que son propre corps se mettait à vibrer, jusqu'à
l'explosion qui resserra instantanément ses muscles internes. Elle continua de remuer les hanches au
rythme de son orgasme.
Dans un soudain rugissement, il la plaqua sur lui et, à son tour, il explosa, sa chaude semence se
répandant en elle pour la première fois depuis le début de leur liaison. Puis ils demeurèrent un long
moment immobiles, à se regarder sous les lueurs qui traversaient les vitres de la berline. Il finit par
secouer la tête et l'aida à se détacher de lui.
— Vous devriez vous rajuster, conseilla-t-il sans la regarder. Nous sommes presque arrivés à la
maison.
Frissonnante, elle se hâta de lisser sa robe et de recoiffer ses cheveux. À la maison. Ces paroles
sonnaient agréablement à ses oreilles, chaleureuses, accueillantes. Il y avait de l'amour dans une maison.
Une famille. Mais, avec lui, il était clair que ce ne serait pas le cas.

Andrew ne dit rien en raccompagnant Lysandra chez elle. Il ne trouvait pas une parole, pas une
remarque qui ne soit empreinte de sa colère accusatrice... et infiniment trop révélatrice de ses sentiments.
Elle s'était servie de leur relation physique pour obtenir quelque chose qu'il n'aurait pas voulu partager.
Son émotion. Il en avait beaucoup trop dit, trop ressenti.
— Il faut que nous parlions de ce qu'un homme peut attendre de sa maîtresse, laissa-t-il tomber en
désignant le salon.
Carlsworth, qui s'était approché pour prendre leurs manteaux, tourna immédiatement les talons,
laissant une Lysandra interdite. Andrew étouffa un juron. Une fois encore, il se laissait emporter par ses
émotions.
Il s'était attendu à ce qu'elle dise quelque chose ou se mette à pleurer à cette nouvelle humiliation,
mais elle se contenta de se diriger droit vers le salon. Il la suivit, referma la porte pour empêcher les
domestiques d'écouter. Toujours silencieuse, elle s'approcha de la cheminée où le feu crépitait et s'y
arrêta, les bras croisés.
— Je vous écoute, finit-elle par lâcher calmement.
C'était la première fois qu'elle adoptait l'allure sereine d'une courtisane expérimentée.
Au grand dam d'Andrew.
— Votre fonction, ma chère, consiste à me plaire. C'est tout. Pas à explorer mes sentiments ni à vous
immiscer dans mon passé.
Il s'en voulut d'utiliser un ton aussi sec et brutal.
Pourtant, Lysandra ne réagit pas avec l'émotion qu'aurait pu susciter une telle brutalité.
— C'est faux.
Il leva sur elle un regard surpris. Elle n'allait pas prétendre lui donner des leçons, quand même !
— Le rôle d'une courtisane consiste à donner du réconfort à un homme qui ne peut en trouver
ailleurs, énonça-t-elle doucement. Un réconfort physique, certes. L'acte d'amour entrera pour grande
partie dans ma fonction auprès de mon protecteur. Mais pas seulement. Car un homme peut trouver ce
réconfort pour un soir auprès de n'importe quelle gourgandine. Cela lui reviendrait nettement moins cher,
sans parler des complications qui pourraient s'ensuivre.
Il se rembrunit. Bon sang, elle avait raison ! Ce qui eut pour effet de l'irriter davantage.
— Lysandra, souffla-t-il.
Elle secoua la tête.
— Je suis sans doute inexpérimentée, mais pas idiote.
Il se passa la main dans les cheveux et se mit à faire les cent pas, avant de s'immobiliser pour la
regarder de nouveau. Sa robe était froissée, ses cheveux emmêlés, pourtant elle ne lui avait jamais paru
aussi belle.
Sans doute son frère avait-il raison quand il prétendait que cette histoire représentait pour lui une
sorte de pénitence. Sauf lorsqu'il caressait le corps offert de cette femme ; cela devenait alors un don du
Ciel.
— Lysandra, murmura-t-il. Une courtisane a pour devoir d'offrir à ses protecteurs ce qu'ils désirent.
Vous avez raison : pour la plupart, cela impliquera une sorte de... lien émotionnel. Mais pour moi, c'est
impossible. Je vous demande de rejoindre mon lit pour m'offrir du plaisir et de vous tenir à mon bras
pour m'accompagner durant les quelques moments que nous partagerons. Je ne puis en faire davantage. Si
vous avez besoin d'un apprentissage pour les aspects émotionnels de la vie d'une courtisane, il faudra
vous adresser ailleurs.
A son grand effroi, il lut alors de la pitié dans ses yeux. De la pitié, mais aussi une sorte de
compréhension, comme si elle était capable de lire dans son âme.
— Très bien, dit-elle sans cesser de le fixer. Je répondrai donc à vos attentes.
Il acquiesça de la tête, même si cette victoire semblait un peu facile. Mais n'était-ce pas ce qu'il
voulait ? Pour le moment, l'important était de changer de sujet au plus vite.
— Mme Bertrande vous a-t-elle dit quand vos autres robes seraient prêtes ?
Elle se détourna, trop tard pour qu'il ne perçoive pas sa gêne. Il ne comprit pas.
— Ma robe sera prête demain.
— La première, très bien. Mais les autres ?
Elle se mordit la lèvre.
— Il n'y en aura pas d'autres.
— Pardon ? demanda-t-il, alarmé. J'ai pourtant bien expliqué à cette dame qu'il fallait renouveler
toute votre garde-robe. Franchement, si elle n'y arrive pas avec tout ce que je lui ai versé...
— Andrew, l'interrompit-elle en lui prenant le bras. Ce n'est pas sa faute. Je... je lui ai demandé de
n'en fabriquer qu'une seule autre.
— Excusez-moi, mais je ne comprends pas.
— Il me suffit d'une robe pour remplacer l'ancienne qui a été déchirée, expliqua-t-elle d'une petite
voix.
Elle le lâcha, s'éloigna de lui.
— Le reste ne correspondrait qu'à une dépense extravagante.
Il ferma les yeux. Cet apprentissage devenait plus compliqué qu'il ne l'avait imaginé.
— Lysandra, nous en avons déjà parlé. L'argent déposé chez le notaire était destiné à cette
commande.
— Vous avez dit qu'il pourrait servir à tout ce que je voudrais, objecta-t-elle en contemplant le feu
dans la cheminée. Que c'était mon argent. Jamais je n'irais tant dépenser pour m'habiller.
Il s'aperçut qu'elle tremblait en disant cela.
— Auriez-vous dépensé cet argent pour autre chose ? s'enquit-il le plus calmement possible.
Elle hésita un moment, avant de hocher la tête.
Cette fois, il vint la rejoindre mais s'interdit de la toucher, de peur qu'elle n'ait un mouvement de
recul. D'autant qu'il voulait absolument connaître la réponse à sa question suivante.
— À quoi l'avez-vous dépensé ?
Elle se raidit, puis se tourna vers lui.
— À rien d'immoral, je vous assure.
— À quoi l'avez-vous dépensé ?
— Ma mère, murmura-t-elle, la gorge sèche. Il fallait que je l'aide, sinon...
Andrew recula. Elle avait déjà mentionné sa mère la première nuit où ils avaient fait l'amour, la
citant comme une des raisons qui l'avaient amenée à se lancer dans cette vie. Il n'avait pas insisté, car
tous deux avaient alors d'autres questions à résoudre. En toute franchise, il ne l'avait alors même pas
prise au sérieux. Mais maintenant...
— Je pense qu'il est temps que nous parlions un peu de votre famille, Lysandra, dit-il en approchant
un siège de la cheminée.
— Attendez ! Vous avez refusé d'aborder le moindre sujet personnel en ce qui vous concernait, et
vous demandez que moi je le fasse ?
Il grimaça. Elle n'avait pas tort.
— A cette différence près que je peux vous aider, Lysandra.
— Non, vous ne pouvez rien faire.
— J'ai mille autres moyens de découvrir la vérité, assena-t-il en haussant les épaules. Si vous ne
voulez rien dire...
Elle croisa les bras.
— Et que feriez-vous ? Vous m'espionneriez ?
— Entre autres, oui, comme n'importe quel homme susceptible de devenir votre protecteur.
Retenant son souffle, elle s'écarta de lui.
— Que voulez-vous dire ?
— Bien des hommes, parmi les plus puissants, ont été traînés dans la boue à cause des secrets de
quelque maîtresse. Sans doute ce genre de relation n'est-elle pas permanente comme avec une épouse,
pourtant elle peut s'avérer accablante. Je veux savoir ce qu'il en est de votre famille. S'il vous plaît.
Elle s'éloigna du feu, de lui, pour aller se réfugier vers la fenêtre qui donnait sur la rue obscure. Elle
demeura longtemps silencieuse. Cependant Andrew voyait bien, à son air abattu, qu'elle allait finir par lui
raconter ce qu'il voulait savoir. Aussi ne chercha-t-il pas à la presser.
— Mon père était un homme honnête, commença-t-elle en lui jetant un regard par-dessus son épaule.
Je tiens à le préciser. Il nous aimait. C'était un commerçant, mais pas des plus riches. Or, il tenait à faire
fortune. Il en voulait toujours plus. Il achetait tout ce qui lui tombait sous la main afin de laisser entendre
que ses affaires allaient bien, alors qu'il ne faisait que de mauvais investissements et s'endettait chaque
jour davantage. Bien entendu, ni ma mère ni moi n'en savions rien, du moins jusqu'au jour où il est mort
d'apoplexie. J'avais dix-sept ans.
Autant elle frissonnait, autant sa voix restait ferme. Cette jeune femme offrait une étrange
combinaison de force et de fragilité.
— Comment avez-vous découvert la vérité ? questionna-t-il.
— Quand les créanciers ont frappé à notre porte. Quand ils ont commencé à prendre nos affaires,
quand nos domestiques sont partis en se plaignant de ne pas avoir été payés depuis des semaines, des
mois. Quand nous avons perdu notre maison. Plusieurs années se sont écoulées avant que notre vie ne
s'effondre, mais cela nous rongeait peu à peu et nous avons fini par nous retrouver à la rue.
— N'aviez-vous pas de famille pour vous aider ?
— Du côté de mon père, ils n'étaient pas dans une meilleure situation que nous. Ces gens-là n'ont
jamais su gérer leurs revenus. Et ma mère avait épousé mon père contre l'avis de ses propres parents.
Plus personne ne lui parlait depuis des années. Les seuls qui ont accepté de la recevoir sont mes cousins.
Alors j'ai postulé pour une place de femme de chambre dans une maison de la haute société pendant
qu'elle s'installait chez eux. J'envoyais tous les mois la moitié de mes gages pour couvrir ses frais, et j'ai
cru un moment que nous pourrions nous en tirer ainsi.
— La moitié de vos gages ? répéta Andrew, incrédule. Vos cousins vous faisaient payer une pension
pour elle ?
— Au début, cela me semblait raisonnable, mais chaque mois, le montant augmentait. Et puis j'ai été
renvoyée et maintenant... maintenant ils en réclament encore plus. Beaucoup plus.
La voyant s'assombrir, Andrew se leva.
— Vous avez utilisé l'argent pour... ?
A son silence, à la façon qu'elle eut de se détourner encore, il comprit et serra les poings.
— Quels salauds ! cracha-t-il.
— Plus que vous ne le croyez. J'ai vu...
Elle s'arrêta net, la voix soudain brisée, les yeux pleins de larmes.
— J'ai vu un bleu sur le bras de ma mère, reprit-elle. J'ai peur qu'il ne la maltraite. C'est pourquoi je
me suis sentie obligée de verser davantage d'argent. Pour la protéger.
Andrew retourna vers la cheminée. Il poussa plusieurs soupirs pour essayer de se calmer avant de
reprendre la parole, mais la colère bouillait dans ses veines.
Cette jeune femme venait de vivre des années épouvantables. Lui aussi, dans un sens, mais il avait un
père et un frère qui se préoccupaient de lui. Et il possédait assez d'argent, il pouvait se prévaloir de
privilèges. Jamais il n'avait eu besoin de se préoccuper des difficultés qui hantaient tous les instants de la
vie de Lysandra. Elle était complètement seule pour affronter sa douleur et ses peurs.
Du moins l'avait-elle été. Plus maintenant.
— Lysandra... pardonnez-moi. Je ne savais pas...
— Comment auriez-vous pu le savoir ? Mon rôle, en tant que maîtresse, est de rendre votre vie plus
intéressante, plus passionnée. Pas de vous raconter des histoires tristes.
— Mon rôle en tant que protecteur est de m'assurer que vous ne vivez pas de telles histoires tristes.
Tous deux se regardèrent, chacun à un bout de la pièce. Pourtant, il se sentait étrangement proche
d'elle, à présent qu'il en savait davantage sur son passé et sur les raisons qui l'avaient amenée à
embrasser ce mode de vie.
— Cela fait du bien de raconter ces choses à haute voix, avoua-t-elle.
Il acquiesça de la tête. Il imaginait sans peine combien cela devait la soulager, après avoir souffert
toutes ces années en silence.
— Maintenant vous connaissez mon secret, reprit-elle. Je suis désolée de ne pas avoir dépensé cet
argent comme vous l'entendiez.
D'un geste de la main, il balaya ses excuses.
— C'est votre argent. Vous pouviez en faire ce que vous vouliez.
Bien entendu, il avait l'intention de remédier très vite à la décision qu'elle avait prise, mais ce n'était
pas le moment d'en discuter. Pour l'instant, il avait seulement envie de la toucher. De la réconforter.
Elle accepta en souriant la main qu'il lui tendait. Il contempla un instant leurs doigts entremêlés, puis
secoua la tête. C'était exactement le genre de relation intime qu'il aurait voulu éviter.
Sans prévenir, il l'attira brusquement vers lui et déposa un baiser passionné sur sa bouche. C'était
tout ce qu'il pouvait faire pour briser le charme entre eux. Leur liaison était purement sexuelle. Rien de
plus.
— Allons dans votre chambre, dit-il. Nous y poursuivrons votre apprentissage.
Lysandra recula pour examiner son visage, si longtemps qu'Andrew finit par se détourner, gêné. À
son tour, elle lui prit la main et l'entraîna vers l'escalier qui menait à sa chambre.

Achevant de se déshabiller, Lysandra regarda Andrew en frissonnant. Il se tenait nu devant le lit, à


l'attendre, et elle vibrait d'impatience à l'idée de refaire l'amour avec lui, sans pouvoir nier une idée qui
la troublait.
Certes, leur relation était essentiellement basée sur le plaisir physique mais, ce soir, elle sentait
Andrew se détacher d'elle. Comme s'il se servait de cet aspect physique pour s'éloigner, non pour se
rapprocher.
En même temps, elle ne pouvait résister à la volupté qui l'habitait chaque fois qu'elle s'approchait de
cet homme.
Il lui fit signe de le rejoindre, le regard brûlant davantage à chacun de ses pas. Elle ne put
s'empêcher d'onduler des hanches, de redresser la poitrine afin de mieux le provoquer. Il avait le don de
susciter en elle les gestes les plus affriolants.
— Qu'allez-vous m'enseigner ce soir, Andrew ? demanda-t-elle en venant se coller contre lui.
Elle lui offrit ses lèvres en un baiser torride.
Il promena la langue sur la sienne, puis l'introduisit dans sa bouche qu'il se mit à explorer avec
avidité. Gémissante, les jambes en coton, elle dut s'accrocher à lui.
Il posa sur elle un regard brûlant de désir.
— Vous n'êtes peut-être pas encore prête pour tout ce que j'ai à vous enseigner.
Elle éclata de rire.
— Si je ne suis pas prête maintenant, quand le serai-je ?
Elle se souleva sur la pointe des pieds pour l'embrasser encore.
— Andrew, si vous avez envie de quelque chose qui vous ferait plaisir, montrez-le-moi. Je ne
demande qu'à apprendre.
Il la poussa vers le lit, l'étendit sur les coussins.
— Si vous n'aimez pas ce que je fais, dites-moi d'arrêter.
Elle ouvrit grand les yeux. Qu'avait-il à l'esprit qui exige une telle mise en garde ? Pourtant, elle ne
lut dans son regard intense que l'assurance qu'il ne lui ferait jamais aucun mal. Ce qu'il avait à l'esprit
n'était que plaisir.
— Je... je vous fais confiance, balbutia-t-elle.
Après tant d'années de déception face à des gens en qui elle était censée avoir confiance, elle avait
du mal à prononcer de telles paroles ; cependant, avec lui, c'était sincère. Sans doute se montrait-il
parfois bourru, mais jamais cruel. C'était un homme honorable.
L'expression d'Andrew vira à l'incrédulité, puis à la gravité. Elle adorait quand il se laissait ainsi
aller.
— Je ne trahirai pas votre confiance, chuchota-t-il.
Il posa encore les lèvres sur les siennes, cette fois doucement, descendit peu à peu vers sa gorge.
Elle se détendit. Ces cajoleries lui devenaient familières, et elle goûtait par avance le plaisir qu'il allait
lui donner en suçant sa poitrine ou en descendant plus bas...
Effectivement, il finit par faire tournoyer sa langue autour d'un téton avant de le mordiller avec
délicatesse. De puissantes sensations la firent vibrer, et elle se sentit prise d'une délicieuse faiblesse.
Comment ces caresses sur ses seins pouvaient-elles se répercuter si violemment sur son sexe ? Comment
un baiser pouvait-il faire flageoler ses jambes ? C'était étonnant.
Il descendit encore, frottant d'une joue rêche la peau de son ventre, s'ouvrant à coups de langue un
passage plus bas. Sans se faire prier, elle écarta les jambes pour lui permettre d'accéder à son écrin de
chair humide.
— C'est si doux, murmura-t-il.
Ces paroles se répercutèrent sur sa peau embrasée et elle souleva spontanément les reins quand il se
servit de ses pouces pour mieux l'ouvrir, avant de se mettre à la lécher. A l'évidence, il comptait
l'emmener ainsi jusqu'à l'extase et elle était incapable d'y résister. D'ailleurs, elle n'y songeait même pas.
Agitant la tête sur les coussins, frappant le couvre-lit à mesure que le plaisir montait, elle se sentit
soudain exploser dans un crescendo propre à faire oublier tous les opéras du monde.
Andrew n'arrêta pas pour autant de la câliner, jusqu'à ce que ses soubresauts s'apaisent ; alors
seulement, il lui embrassa l'intérieur des cuisses.
— Maintenant, retournez-vous, chuchota-t-il.
Le souffle court, elle se dressa sur les coudes en l'interrogeant du regard. Se retourner ?
Ses pensées la ramenèrent aux moments passés chez Vivien. Elle avait vu le commandant se placer
derrière Annalisa, en un mouvement qui lui avait paru plutôt animal. Pourtant, la jeune femme avait paru
apprécier la chose.
Elle se mit sur le ventre, non sans jeter un coup d'œil par-dessus son épaule.
— Comme ça ?
— Soulevez-vous, que je puisse vous voir.
Il accompagna sa demande d'un geste de la main sous ses hanches afin de la guider, et elle se
retrouva à genoux, appuyée sur les bras, la tête sur l'oreiller.
Elle se sentit rougir. Cette position ne cachait plus rien d'elle. Non qu'elle se soit jamais dissimulée
devant lui, mais là, c'était le comble.
— Je sais que vous aimez lorsque je vous lèche ici, dit-il en caressant son sexe mouillé.
Elle tressaillit.
— Oui, balbutia-t-elle.
Il traçait des cercles du bout des doigts, et elle se courba davantage pour mieux s'offrir à leurs
caresses.
— C'est le moins qu'on puisse dire, constata-t-il d'un air amusé.
Il remonta les doigts pour dessiner ses courbes gracieuses, puis lui écarta les fesses.
Dans un soupir, elle tenta de s'éloigner de lui.
— Que... ? commença-t-elle.
Il la considéra d'un regard patient.
— La première fois que je vous ai embrassée là où vous appréciez désormais tant que je pose ma
langue, cela ne vous a-t-il pas semblé déplacé ?
Elle hocha la tête. Ses initiatives l'avaient alors choquée, voire effrayée. Mais la récompense avait
été immense, au point qu'elle ne rêvait plus que de sentir à nouveau sa bouche sur elle.
— Cela aussi vous est étranger, reprit-il. Mais vous allez aimer. Je vous le promets.
Il la saisit par les hanches pour la rapprocher de lui.
Tremblante, elle reprit la position qu'il lui avait montrée et ferma les yeux alors qu'il posait de
nouveau les mains sur elle. Maintenant que le choc s'était estompé, elle devait reconnaître que ce contact
n'avait rien de déplaisant. Il introduisit doucement un doigt tiède et se mit à tracer de petits cercles.
Elle ne put s'empêcher de gémir quand il alla plus loin, lui donnant un sursaut de plaisir. Cela
semblait différent de l'orgasme mais restait aussi puissant.
— Très bien.
En poursuivant sa progression dans ce passage interdit, il avait l'air de ronronner comme un chat.
Le visage caché dans l'oreiller, Lysandra se mit à trembler. Elle gardait les paupières fermées pour
ne songer qu'à ses sensations, qu'à ces contacts sur sa peau, puis en elle, qui progressaient petit à petit.
— Qu'éprouvez-vous ? demanda-t-il.
Elle tourna la tête sur le côté.
— C'est bon... Un peu douloureux parfois, mais quand même... bon, en quelque sorte.
— Il est agréable de danser sur le seuil de la douleur, expliqua-t-il. Certaines personnes vont
beaucoup plus loin, mais je doute que Vivien cherche à vous présenter une personne qui ait de telles
propensions. Du moins, pas tant que vous n'aurez pas plus d'expérience.
Prendre plaisir à la douleur ? Elle n'en revenait pas. Encore plus de douleur que ces picotements
dans le bas du dos ? Comment était-ce possible ? Pourtant, cette pensée lui donna des palpitations de
désir.
Elle se détourna vers l'oreiller pour cacher sa réaction à Andrew. Il lui semblait indécent d'aimer ce
genre de caresse.
Cependant, elle releva la tête presque aussi brusquement quand elle sentit le gland de sa verge
s'approcher du chemin emprunté par le doigt.
— Andrew ! s’écria-t-elle.
— Chut... Certains hommes placent leur membre là où se trouve mon doigt, mais je ne crois pas que
vous soyez prête. Bien que ce soit si serré et si chaud que cela me donne envie de continuer. Mais, cette
fois, je vais vous combler autrement. Comme ceci.
Lysandra gémit en sentant la verge entrer profondément en elle.
— Je vais lentement, la prévint-il d'une voix rauque. Tant que je tiendrai. Dites-moi d'arrêter si je
vous fais mal.
Elle se mordit les lèvres, prête à tout, même à souffrir davantage s'il le fallait, bien qu'elle n'osât pas
le demander. Sans doute n'avait-elle plus rien d'une débutante, mais elle ne se sentait pas assez aguerrie
pour réclamer ce qu'elle désirait. Pas cela.
Il donna une poussée avec son membre, en même temps qu'il retirait un peu son doigt. Lysandra ne
put retenir un cri lorsque doigt et membre se heurtèrent de chaque côté de la mince barrière entre les deux
passages.
— Dois-je... arrêter ? marmonna-t-il.
— Non, non, s'il vous plaît ! N'arrêtez pas.
Dans un rire grave, il donna un nouveau coup, poussant des deux côtés à la fois. Lysandra se mit à
reculer, roulant des hanches et se frottant contre son corps. L'orgasme qui la saisit fut d'autant plus intense
qu'elle se sentait doublement possédée.
Il accéléra le mouvement tandis qu'elle se cambrait en hurlant, et vint la rejoindre dans l'extase,
s'arrachant aussitôt à elle pour répandre sa semence sur son dos nu, avant de se laisser retomber sur le lit.
À bout de souffle, il l'attira vers lui.
Elle le contempla dans la semi-obscurité. Jamais il n'avait conclu un acte d'amour en la prenant dans
ses bras. Au contraire, il avait clairement laissé entendre, à plusieurs reprises, qu'il ne permettrait pas un
tel rapprochement.
La tête au creux de son épaule, elle glissa un bras sur son torse nu, baigné de sueur. Dans quelques
instants, dans quelques heures, il se rappellerait pourquoi il tenait tant à se détacher d'elle, et il s'en irait.
Mais, d'ici là, elle avait bien l'intention de profiter de cette proximité et de ne pas penser à ce qui se
passerait lorsque tout serait fini entre eux.
15

Dans la voiture qui l'emmenait à travers les rues pluvieuses de Londres, Andrew ne se sentait pas
particulièrement fier de lui.
Au milieu de la nuit, alors que Lysandra s'était totalement abandonnée à lui, il avait fini par quitter le
lit, tandis qu'elle dormait enfin, pour s'en aller sans un adieu. À coup sûr, ce départ l'avait blessée.
Décidément, il ne savait rien faire d'autre. Cependant, qu'aurait-il pu lui dire après ce que tous deux
venaient de partager ? Émotionnellement autant que physiquement.
Jamais il n'avait autant désiré une femme. Il le savait depuis le début, même s'il ne voulait pas se
l'avouer. Et chaque fois que cette pensée lui traversait l'esprit, il s'en voulait à mort.
N'était-ce pas Rebecca qu'il aurait dû ainsi désirer ? Ne pouvait-elle pas y prétendre, vivante ou
morte, après tout ce qu'elle avait sacrifié pour l'épouser et lui donner ce qu'il désirait ?
Pourtant, ce n'était pas le cas. À vrai dire, il avait à peine pensé à elle depuis qu'il connaissait
Lysandra.
Ce n'était pas une raison pour en informer celle-ci. Il préférait conserver ce mur entre eux, refusant
de la laisser l'approcher, refusant de lui donner quoi que ce soit. Tout ce qu'il pouvait faire avec elle,
c'était prendre. Prendre son corps, prendre son passé, comme il l'avait fait cette nuit-là quand il l'avait
presque forcée à raconter l'histoire de sa famille. Elle avait eu du mal à retracer ces douloureux
événements qu'elle devait garder cachés au plus profond d'elle-même depuis des années.
Il en savait quelque chose.
La voiture s'arrêta devant une maison bourgeoise où il n'avait encore jamais mis les pieds. Il
descendit sans laisser au cocher le temps de l'aider, leva les yeux devant la façade, non sans un petit
reniflement de dédain.
Au moins pouvait-il faire quelque chose pour elle.
— Attendez-moi, dit-il. Je n'en ai pas pour longtemps.
— Oui, monsieur.
Le cocher s'inclina, puis s'immobilisa près de la tête du cheval.
Andrew rajusta sa redingote et monta vers la porte. Il frappa, sourit lorsqu'un domestique l'ouvrit ;
celui-ci recula, surpris et plein de déférence, avant même qu'il ne lui tende sa carte.
— En quoi puis-je vous aider... monsieur... monseigneur ?
Ne connaissant pas son titre, l'homme pouvait seulement montrer le respect que ce visiteur lui
inspirait.
Andrew n'aimait pas beaucoup mettre en avant le nom de sa famille et sa fortune ; il ne cherchait pas
à attirer l'attention ni à susciter les commérages. Cette fois, cependant, il appréciait infiniment la
situation.
— Veuillez avertir votre maître que le vicomte Callis désire le voir.
Il le bouscula presque pour entrer.
— Tout de suite ! insista-t-il.
Prenant la carte bordée d'or qu'il lui tendait, le domestique bégaya :
— Je... Oui, tout de suite, monsieur le vicomte. Permettez que je vous fasse entrer dans le salon pour
y attendre M. Ingram.
Andrew le suivit dans la pièce et, quand la porte se referma sur lui, il inspecta les lieux. Jamais il
n'avait vu décoration plus tapageuse et de mauvais goût. Le moindre objet y était doré, les fauteuils trop
rembourrés et les tableaux bon marché. Cela voulait faire riche.
Il n'en méprisait que davantage son propriétaire qu'il n'avait encore jamais rencontré.
Peu après, la porte se rouvrit sur un homme grassouillet et en sueur.
— Lord Callis, dit-il en lui tendant une main moite.
Andrew la dédaigna. Son interlocuteur se mit à bougonner et abaissa la main, encore plus rouge si
cela était possible.
— Désolé de vous avoir fait attendre. Ces satanés domestiques...
Andrew toisa d'un air mauvais cet August Ingram qui osait reprocher à son pauvre valet de l'avoir
fait si brièvement patienter.
— Peu importe, dit-il en s'asseyant d'office.
— Quel honneur de recevoir quelqu'un d'aussi important chez moi ! continua son hôte en prenant à
son tour un siège. Bien que je ne sache pas à quoi je dois ce plaisir. Auriez-vous entendu parler de ma
boutique ?
Andrew fit oui de la tête. Au cours des recherches qu'il avait effectuées sur cet homme depuis la nuit
précédente, il avait appris que celui-ci possédait une librairie assez prospère dans le quartier. Rien
d'extraordinaire, mais il vendait largement de quoi mener une vie confortable.
Sans la pension que Lysandra versait pour sa mère.
— Je me moque de votre boutique, laissa-t-il tomber. En fait, rien de ce qui vous concerne ne
m'intéresse.
L'homme s'éclaircit la gorge et changea de position.
— Je vois...
Après une hésitation, il reprit :
— Non, je ne vois pas du tout. Que... que venez-vous chercher ici, monsieur ?
— Je désirais vous parler de Lysandra Keates et de sa mère.
Pour la plus grande joie d'Andrew, Ingram déglutit si fort qu'il dut sortir de sa poche un mouchoir
brodé afin de s'essuyer la bouche, puis le front.
— Ma tante, dit-il. Et sa fille, oui. Ma chère tante vit avec nous, la pauvre. Nous avons dû la
recueillir car cette famille avait subi de grands malheurs. Et nous en sommes très heureux, je vous assure.
— Heureux, dites-vous ? maugréa Andrew en serrant les poings. Est-ce pour cela que vous exigez
une somme exorbitante de sa fille chaque mois, afin de vous occuper de votre chère tante ?
Non sans effort, Ingram tenta de se lever de son siège, mais Andrew fut plus rapide. Il se dressa de
toute sa taille et l'homme se laissa retomber dans une plainte.
— Allons, monsieur le vicomte, vous ne connaissez pas les détails ! Je cherche juste à couvrir mes
dépenses. Vous ne pouvez pas vous imaginer quel fardeau représente cette pauvre femme. Nous
l'assumons, bien évidemment, mais nous méritons bien une petite compensation, non ? Et puis, si vous le
permettez, qu'est-ce que vous savez de nos arrangements avec ma cousine, pour venir chez moi donner
votre point de vue ?
— Je suis un ami de Mlle Keates, rétorqua froidement Andrew. Je suis là parce que j'ai l'intention de
faire partir immédiatement votre tante d'ici pour l'installer dans de meilleures conditions. Et j'attends que
vous remboursiez toutes les sommes versées par Mlle Keates pour sa pension. C'est compris ? Toutes les
sommes. Avec les intérêts afférents.
— Des intérêts pour quoi, au juste ?
— Pour vous être conduit comme une brute.
Cette fois, Ingram parvint à se lever.
— Je n'ai pas de comptes à vous rendre, monsieur. Encore moins sous mon propre toit. J'imagine
comment Lysandra a pu vous convaincre d'agir en son nom. Elle doit vous rembourser en nature, mais...
Il n'acheva pas sa phrase, car Andrew lui assena un coup de poing en pleine figure qui l'envoya
trébucher en arrière contre son siège avant qu'il ne s'étale sur le sol, entraînant quelques figurines aux
dorures tapageuses dans sa chute.
— Encore une parole désobligeante sur Lysandra, et je ferai bien pire que vous frapper, promit
sèchement Andrew. Monsieur Ingram, je peux vous détruire dans l'instant, vous et votre commerce, si je
le désire. Vous vous retrouverez dans le caniveau.
Ingram s'accroupit en frottant son menton déjà bleu.
— Oui. Oui, monseigneur.
— À présent, vous allez dire à vos domestiques de préparer les bagages de Mme Keates, avec autant
de soin que si c'étaient les miens, parce que s'il lui manque quoi que ce soit, ou si une partie en est
abîmée, ce sera vous que je punirai.
Le gros homme dut s'accrocher à un fauteuil pour se relever.
— Oui, monseigneur.
— Quant à l'argent, vous pouvez l'envoyer à mon notaire, maître James Gladwell, au nom de
Lysandra. Il doit lui parvenir d'ici une semaine, ou vous en subirez les conséquences. Est-ce bien
compris, monsieur ?
L'autre hocha la tête et laissa échapper une ou deux larmes.
— Bien. Faites vite.
D'un geste méprisant, Andrew le congédia, comme s'il renvoyait un serviteur.
— Et envoyez-moi Mme Keates. J'ai à lui parler.

Lysandra descendit de la berline, sourcils froncés. Un autre véhicule était garé devant la maison de
son cousin, bloquant à moitié le passage. Haussant les épaules, elle alla frapper à la porte.
Un soupir lui échappa alors qu'elle attendait qu'on lui ouvre. C'était la première fois qu'elle allait
voir sa mère depuis qu'elle avait entamé sa liaison avec Andrew. Celle-ci la connaissait mieux que
personne. Percevrait-elle un changement quelconque ? Et si, par hasard, elle découvrait la vérité,
l'aimerait-elle encore ?
Lysandra frissonna en regardant la porte. Pas de réponse. Elle frappa de nouveau, plus fort. A
l'intérieur, elle crut percevoir des pas précipités et, enfin, apparut Clarence, le domestique de son cousin,
la veste de travers, le front luisant de sueur.
— Quoi ? brailla-t-il.
Son accent cockney était ressorti malgré lui, comme chaque fois qu'il s'emportait. Il se reprit vite.
— Mademoiselle, balbutia-t-il d'un ton plus officiel. C'est vous.
Son attitude restait cependant glaciale. Non pas qu'il se soit souvent montré aimable avec elle, mais
il n'avait jamais à ce point laissé transparaître son antipathie.
Derrière lui, Lysandra aperçut d'autres domestiques qui s'activaient, montaient et descendaient
l'escalier, échangeaient quelques paroles à voix basse.
— Oui, c'est moi, dit-elle. Que se passe-t-il donc, ici ?
Il lui fit signe d'entrer.
— Suivez-moi.
Sans rien comprendre à son attitude, elle obtempéra en se demandant ce que faisaient tous ces gens et
pourquoi ils la regardaient ainsi.
Il ouvrit la porte du bureau. August était plongé dans un registre, en bras de chemise, la cravate
desserrée, transpirant abondamment.
— Monsieur, annonça le domestique. Mlle Keates.
Son cousin se figea, avant de lever lentement la tête. Lysandra se crispa. Elle ne savait pas du tout ce
qui se passait mais, visiblement, cela avait quelque chose à voir avec elle. S'attendant au pire, elle fut
surprise de le voir se lever pour l'accueillir.
— Dis-lui d'arrêter, Lysandra, geignit-il en lui étreignant les doigts avec une telle force qu'elle ne les
sentit plus. Dis-lui de ne pas me détruire.
Elle se dégagea en secouant la tête.
— De quoi parles-tu, August ? Que se passe-t-il ?
— Tu dois bien le savoir ! Il est là. Il m'a frappé...
Elle recula. Son cousin avait effectivement une vilaine marque bleuâtre sur la mâchoire. Elle dut
réprimer un sourire. Loin de comprendre ce qui se passait, elle avait du mal à se réjouir de ses ennuis.
— Qui t'a frappé ? demanda-t-elle.
— Et il a dit que si je ne te rendais pas l'argent que tu m'as donné, il s'arrangerait pour que je perde
tout.
Apparemment, elle était censée comprendre. Mais... rendre l'argent ? Une seule personne au monde
savait qu'elle avait versé d'importantes sommes à son cousin.
Son cœur se serra.
— Dois-je comprendre qu'Andrew... que lord Callis est venu ici ?
— Il est toujours là, Lysandra ! s'emporta August. Il veut emmener ta mère. Il est au salon. Dis-lui de
partir, Lys...
Sans le laisser terminer sa phrase, elle tourna les talons et se précipita vers le salon, prise de
vertige. Andrew, ici ? Avec sa mère ? C'était une plaisanterie !
Elle entra en trombe dans la pièce et s'arrêta net. Andrew et sa mère étaient tous deux assis autour
d'une petite table, en train de boire du thé et de manger des gâteaux. Ils tournèrent ensemble un visage
souriant vers l'intrus qui les dérangeait.
Andrew se leva, l'air encore plus content. A croire qu'il était chez lui ! À croire qu'elle aurait dû se
réjouir de le trouver ici.
— Lysandra, je passais un moment délicieux en compagnie de votre maman.
Incapable de se détourner, elle ne pouvait que continuer à contempler cette scène inattendue. Sa mère
paraissait très... apaisée. Un sourire radieux aux lèvres, le regard brillant, comme si elle avait perdu dix
années depuis la dernière fois qu'elles s'étaient vues.
— Maman ! soupira Lysandra.
— Bonjour, ma chérie. Quel plaisir que tu puisses te joindre à nous ! Lord Callis ne m'avait pas
prévenue.
— Il ne savait pas, expliqua-t-elle en fusillant le vicomte du regard.
Celui-ci pencha la tête de côté, l'air faussement innocent.
— Vous sentez-vous bien, Lysandra ?
D'un geste de la main, elle lui fit signe de l'accompagner à l'autre bout de la pièce.
— Excuse-nous, maman, glissa-t-elle entre ses dents, il faut que je m'entretienne avec lord Callis sur
la terrasse.
Arrivée à la hauteur du vicomte, elle le saisit par le bras et l'entraîna vers les portes-fenêtres. Une
fois qu'elle les eut refermées derrière eux, elle explosa :
— Qu'est-ce que vous fabriquez ? demanda-t-elle d'une voix étouffée pour ne pas être entendue de sa
mère.
— Je prends le thé avec votre maman.
Elle croisa les bras.
— Que faites-vous ici, Andrew ? Pourquoi avez-vous boxé mon cousin ? Qu'est-ce que c'est que
cette histoire d'argent ?
En prononçant ces paroles à haute voix, elle n'en prenait que plus conscience de la fragilité de sa
position.
Andrew lui tapota la main.
— Calmez-vous. Je vous expliquerai tout, une fois que j'aurai conduit votre mère vers sa nouvelle
destination. Maintenant, respirez un bon coup et allons la rejoindre avant qu'elle ne commence à se poser
des questions. Elle ne connaît pas la nature de nos relations.
Lysandra en resta bouche bée.
— Évidemment qu'elle n'en a aucune idée...
Mais il se dirigeait déjà vers les portes-fenêtres.
— Andrew, dit-elle en courant derrière lui. Andrew...
Comme il ouvrait, elle dut se taire et le suivit, bouillant intérieurement, mais parvenant à sourire à sa
mère.
— Ma chérie, quand comptais-tu me dire que tu étais entrée au service de lord Callis ?
Lysandra ferma les yeux. Était-ce ainsi qu'Andrew avait présenté la situation ? En quelque sorte, il y
avait une part de vérité dans cette affirmation. Encore qu'elle n'était pas vraiment employée à nettoyer les
salons du vicomte.
— J'allais te le dire, assura-t-elle. Ce qui m'étonne, c'est que lord Callis se donne la peine de venir
jusqu'ici pour t'en parler.
Elle jeta un regard mauvais à l'intéressé.
— Bien sûr, dit-il. Après tout, vous jouez un rôle si important dans ma maisonnée ! Et puisque nous
sommes en train d'installer votre maman dans sa nouvelle demeure...
— Quelle bonne surprise ! assura celle-ci avec un large sourire. Certes, j'apprécie la générosité de
mon neveu et de sa femme, mais voilà trop longtemps que je demeure chez eux. Quelle chance que ta
situation me permette d'emménager dans ma propre maison, Lysandra !
Sa fille la dévisageait, abasourdie. Mme Keates paraissait tellement contente de déménager qu'elle
n'avait pas l'air de s'étonner un instant d'une telle opportunité. Était-elle à ce point aveugle pour croire
aux histoires que lui racontait Andrew ? Comment une femme de chambre récemment embauchée
pourrait-elle expliquer la visite de son maître chez sa mère ?
Cela n'avait aucun sens.
Néanmoins, Lysandra n'avait pas le cœur à lui ôter ses illusions.
— Oui, maman. C'est très aimable à monsieur le vicomte de se donner cette peine.
On frappa à la porte, qui s'ouvrit sur August.
— Lord Callis, commença-t-il en s'inclinant, la voiture est remplie des effets de Mme Keates, ainsi
que vous l'avez demandé.
— Bien, dit Andrew en offrant son bras à la mère de Lysandra. Dans ce cas, nous partons.
August s'effaça pour les laisser passer.
— Merci pour votre hospitalité à tous les deux, lui glissa doucement Mme Keates.
Visiblement sur le point de proférer une méchanceté, il se mordit les lèvres, et Lysandra fut ravie de
constater qu'il n'osait pas contrarier Andrew.
— Tout le plaisir était pour nous, ma tante. J'espère que vous nous rendrez bientôt visite, car vous
nous manquerez beaucoup.
L'intéressée ne parut pas croire un si flagrant mensonge, mais elle ne dit rien et ils sortirent tous sur
le perron.
— Deux voitures ? s’étonna-t-elle.
Lysandra posa un regard curieux sur Andrew. Comment allait-il expliquer cela ?
— Ah oui ! dit-il. L'une était prévue pour vos bagages. Nous voyagerons dans celle de Ly... dans
l'autre berline.
D'un geste de la main, il fit approcher les deux cochers et leur donna ses instructions à voix basse,
avant d'ouvrir la portière de celle de Lysandra. D'abord, il aida Mme Keates à monter, puis tendit la main
à la jeune femme.
Celle-ci gardait les poings serrés. Elle n'allait pas pouvoir s'expliquer avec lui durant le trajet, avec
sa mère qui semblait exulter comme si elle sortait de prison. Mais il ne perdait rien pour attendre.
16

— Votre maman aime sa nouvelle demeure, annonça Andrew en se laissant tomber sur la banquette
de la berline.
La journée avait été longue, car il avait fallu présenter ses deux nouveaux domestiques à Mme
Keates, puis l'aider à s'installer. Andrew lui avait trouvé une maisonnette non loin de la jolie propriété
qu'il réservait à Lysandra.
La joie de Regina Keates et son extrême gentillesse l'avaient largement récompensé de ses efforts.
— Comment avez-vous pu faire ça ? s'exclama Lysandra dès qu'ils furent partis.
Elle bouillait visiblement depuis son arrivée chez ses cousins, quelques heures auparavant ;
cependant, Andrew ne s'attendait pas à une telle réaction. Ne se réjouissait-elle donc pas du bonheur de
sa mère ? Ne comprenait-elle pas qu'il avait délivré cette femme d'un sort peu enviable au sein de la
famille Ingram avant tout pour elle, Lysandra ?
— Quoi ? demanda-t-il doucement. Offrir à votre maman une résidence qui ne vous prive pas des
trois quarts de vos revenus et l'empêche de se faire maltraiter ? Oui, je sais, je ne suis qu'un être dépravé.
— Comment avez-vous pu vous mêler ainsi de ma vie ? Comment vais-je lui expliquer tout cela,
maintenant ?
Il haussa les épaules.
— Votre mère paraît avoir admis que vous travailliez pour moi, et notre pacte n'interdit pas que je
vous aide à lui procurer cette petite demeure.
Elle leva les yeux au ciel.
— Maman l'a acceptée parce qu'elle est trop contente de se voir débarrassée de mon odieux cousin.
Mais d'ici quelques semaines, que croyez-vous qu'elle va penser ? Elle n'est pas complètement idiote.
— Franchement, Lysandra, je pensais que vous lui aviez fait part de vos projets pour la tirer
d'affaire. J'ignorais qu'elle vous croyait toujours employée de maison.
Lysandra partit d'un rire amer.
— Pourquoi expliquerais-je à ma mère que je me prostitue afin de la sauver ?
Andrew tressaillit.
— Est-ce ainsi que vous voyez les choses ? De la prostitution ?
— Je ne sais pas. Quand je suis avec vous, je n'ai pas cette impression. Mais quand vous me donnez
de l'argent, une maison pour moi et une autre pour ma mère, des vêtements... toutes ces choses que je n'ai
aucun moyen de vous rembourser... alors oui, sans doute ne suis-je qu'une prostituée un peu trop gâtée.
Il lui souleva le menton pour l'obliger à le regarder. Elle semblait complètement abattue, et il s'en
voulut. Après tout, c'était sa faute à lui si elle se sentait dans un tel état. Malgré les bonnes intentions dont
il pouvait faire preuve.
— Je vous ai observée aujourd'hui avec votre mère, Lysandra. Vous étiez d'une patience à toute
épreuve, vous la faisiez rire. Dans ces moments-là, vous n'étiez la maîtresse de personne, vous étiez juste
une jeune femme honnête qui voulait faire plaisir à sa mère.
Elle cligna des yeux pour en chasser les larmes tandis que la lumière de cette fin d'après-midi
transperçait les rideaux de la berline.
— Je n'ai rien fait, corrigea-t-elle. C'est vous qui vous en êtes occupé. Vous qui l'avez délivrée de
mes cousins pour la loger chez elle. Mais qu'en sera-t-il lorsque tout sera fini entre nous ? Comment
pourrai-je continuer à l'y faire vivre ?
Il se pencha, l'embrassa sur les lèvres.
— Nous verrons cela. Je vous le promets.
Elle se dégagea, sans le quitter des yeux.
— Dites-moi, Andrew, pourquoi avez-vous fait cela pour elle ?
— Ce n'était pas pour elle, reconnut-il.
Il savait très bien qu'il n'aurait pas dû dire cela, mais ne put s'empêcher de poursuivre :
— C'était pour vous.
Dans le silence qui suivit, Lysandra s'aperçut qu'il retenait son souffle. Comme s'il guettait sa
réponse à cette révélation. Finalement, elle alla se réfugier près de la fenêtre.
— Arrêtez, je vous en prie ! gémit-elle.
— Arrêtez ?
— Ne faites pas comme si vous teniez à moi, dit-elle d'une voix tremblante, alors que vous comptez
vous en aller dès que vous aurez assouvi vos désirs.
— Je tiens à vous plus que vous ne l'imaginez, et plus que je ne le voudrais.
Là-dessus, il respira un bon coup.
Qu'allait-il raconter là ?
Elle le considérait, la bouche ouverte, et il eut plus envie d'elle que jamais, ne songeant qu'à clore
cette conversation de la seule façon qui lui venait à l'esprit. L'attirant vers lui, il l'embrassa brutalement.
À son grand étonnement, elle répondit avec autant d'ardeur et de passion. La respiration sifflante, elle
ouvrit sa chemise pour plaquer les mains sur son torse.
Elle grimpa à califourchon sur lui en remontant ses jupes sur ses cuisses, comme la dernière fois
qu'ils avaient fait l'amour dans cette berline. Tout en l'embrassant, elle se mit à remuer, se frottant contre
son membre encore prisonnier du pantalon jusqu'à le sentir se tendre avec une violence exquise contre le
tissu.
Il prit sa tête entre ses mains pour l'embrasser encore, mais elle se redressa. Il n'insista pas, quoi
qu'il puisse lui en coûter, s'attendant à la voir le chevaucher ou se dévêtir.
Mais, tombant à genoux devant lui, elle ouvrit son pantalon et en sortit son sexe tendu à lui faire mal.
Après un bref coup d'œil comme pour demander sa permission, elle le glissa dans sa bouche.
Il se cambra contre le dossier, s'enfonçant en elle sans plus chercher à se contrôler. Si cet élan la
gêna, elle ne le manifesta pas, émettant simplement un sourd geignement qui se réverbéra sur sa verge et à
travers tout son corps.
— Seigneur, Lysandra ! souffla-t-il.
Elle faisait tournoyer sa langue autour de lui, en un cercle qui décochait des étincelles de plaisir.
Elle ne ralentit pas le mouvement, activant sa bouche avec vigueur, jusqu'à ce qu'il ferme les yeux,
laissant monter en lui une irrésistible vague de plaisir qui finit par le submerger. Il essaya de se retirer
mais elle le retint fermement, buvant jusqu'à la dernière goutte.
La berline s'immobilisa alors que Lysandra s'essuyait la bouche et regagnait sa place. Andrew se
rajusta en hâte. Il était à peine prêt que le cocher ouvrit la portière afin d'aider Lysandra à descendre. Elle
leva une main pour empêcher Andrew de bouger.
— Je crains d'avoir la migraine, monsieur, dit-elle doucement. Aussi permettez-moi de vous
souhaiter une bonne nuit.
Sans attendre de réponse, elle tourna les talons et rentra dans sa maison. Elle ne jeta pas un regard en
arrière.
Andrew n'en croyait pas ses yeux. Ainsi, elle était capable de s'arracher à un acte aussi passionné
pour juste... s'en aller ? Si cela n'était pas un rejet... Comme si elle s'était servie de lui. Comme si...
Exactement ce qu'il lui infligeait chaque fois qu'il la quittait.
Il fit signe au cocher de reprendre le chemin de sa demeure. Cette idylle prévue pour durer peu de
temps se transformait en liaison beaucoup plus profonde. Et il ne voyait vraiment plus comment se tirer
d'affaire.

— Mademoiselle, puis-je vous aider ? demanda la servante en passant une tête dans la chambre de
Lysandra.
Celle-ci cessa d'aller et venir pour lui décocher un rapide sourire.
— Non, merci, Faith. Je me déshabillerai seule, ce soir.
Malgré son étonnement, la femme de chambre n'insista pas et s'éclipsa, laissant Lysandra reprendre
ses allées et venues.
Quelle présomption de croire qu'elle pourrait se débrouiller seule pour se coucher ! Mais, à la seule
vue de cette domestique payée par Andrew, elle s'était rappelée qu'il pouvait tout exiger d'elle puisque
c'était lui qui finançait sa vie. Il pouvait demander son corps autant que ses secrets, investir un passé
qu'elle aurait préféré tenir à l'écart de son existence actuelle.
Certes, elle appréciait de savoir sa mère en sécurité, bien installée. Mais ne comprenait-il pas dans
quelle position précaire il mettait ainsi les deux femmes ? Et si son prochain protecteur ne voulait pas
entendre parler de sa mère ? Et si elle ne trouvait plus personne pour l'aider, une fois qu'Andrew serait
parti ? La situation deviendrait alors pire que jamais, et Mme Keates risquait de finir à la rue, maintenant
qu'Andrew l'avait fâchée avec August.
Sur le moment, le désarroi de son cousin avait paru des plus réjouissants à Lysandra ; mais la peur et
l'humiliation de ce malotru annonçaient sans doute de grandes difficultés à venir. Andrew n'avait
évidemment pas réfléchi à cela. Dans son esprit, dans son monde, rien ne l'empêchait de prendre ce qu'il
voulait, quand il le voulait.
Alors, ce soir, Lysandra avait quelque peu renversé l'ordre des choses.
Au souvenir de ce qu'elle avait ressenti en le prenant dans sa bouche, elle s'immobilisa. Pendant un
moment, elle lui avait volé l'autorité. Elle y avait vu une sorte de revanche... et en avait retiré beaucoup
de plaisir. Il avait été visiblement choqué par l'audace dont elle avait fait preuve ; et pour couronner le
tout, elle l'avait ensuite abandonné sur place.
Allait-il le lui faire payer ? Sans doute. Mais, au moins, pour la première fois depuis longtemps, elle
avait repris les rênes de sa propre existence. Elle avait refusé de s'incliner devant les demandes d'un
autre, devant les lois qu'il lui imposait. Et cela lui procurait une immense satisfaction.
17

Andrew venait de passer une nuit sans sommeil à se tourner et se retourner dans son lit en revivant le
geste passionné de Lysandra, suivi de sa désertion. Incapable de faire quoi que ce soit, il restait dans son
bureau à ruminer quand son valet frappa à la porte.
— Entrez, grommela-t-il.
Il avait mal au crâne et l'esprit ailleurs. L'homme entrouvrit, passa seulement la tête.
— Pardon de vous interrompre dans votre travail, monsieur le vicomte, mais votre père est là qui
désire vous voir. Je lui ai dit que vous travailliez, pourtant il insiste.
Andrew se rembrunit encore.
— Le comte est là ?
Le valet hocha la tête et, à sa seule mine, Andrew devina à quel point le comte avait dû « insister ».
Il poussa un soupir d'exaspération. Ce n'était vraiment pas le jour pour affronter son père, mais que
faire ? Le renvoyer ? Voilà qui provoquerait sans doute d'intéressantes réactions. Cependant, il tenait
encore moins à y faire face pour le moment.
— Faites-le entrer.
Ce disant, il commença par se verser un bon verre de gin.
Déjà, le valet s'effaçait. Andrew se leva en avalant une gorgée, puis tira sur sa redingote en priant
pour que son père ne remarque pas son état.
La porte s'ouvrit en grand sur le comte qui entra d'un pas assuré, comme s'il était chez lui, ainsi qu'il
le faisait partout sans doute depuis sa naissance. Andrew avait toujours admiré cette aptitude à imposer
sa présence en tout lieu.
— Père ! lança-t-il en venant vers lui. Je ne m'attendais pas à vous voir aujourd'hui.
Le comte serra la main qu'il lui tendait, non sans l'observer des pieds à la tête. Il n'y mettait aucune
subtilité, aucune indulgence non plus. Il ne lui épargnerait aucune question.
— Voilà plusieurs jours que je ne t'ai pas vu, Callis. Je commençais à m'inquiéter, surtout après tous
ces bavardages qui sont parvenus à mes oreilles...
Andrew regagna sa place derrière le bureau et lui fit signe de s'asseoir en face de lui.
— Voulez-vous boire quelque chose ?
Le comte fronça les sourcils en apercevant la bouteille près de lui.
— C'est un peu tôt pour moi. Et pour toi aussi, d'ailleurs.
Andrew repoussa lentement son verre.
— Vous désiriez me parler ? Vous dites avoir eu vent de bavardages ?
— Toute la ville raconte que tu as une nouvelle maîtresse.
Andrew se félicita de n'avoir pas été en train de boire à ce moment-là, car il aurait recraché son
alcool à travers la pièce. Il s'éclaircit la gorge.
— Vous êtes toujours aussi direct, père.
Celui-ci daigna sourire.
— J'aime aller à l'essentiel. À quoi bon perdre son temps à tourner autour du pot ?
— Si vous le dites... Mais pourquoi s'inquiéter de ces rumeurs ? Après tout, la plupart des hommes
de notre condition ont des maîtresses. En fait, j'en ai moi-même eu plusieurs autrefois, sans que cela
éveille votre attention.
— C'est vrai. Et pour tout te dire, lorsque j'ai entendu cette histoire, ça m'a d'abord plu. Voilà
plusieurs années que je te dis de trouver une femme qui sache te tirer de ta morosité. Jusqu'au moment où
j'en ai entendu davantage sur cette... cette personne avec qui tu t'es lié.
Si Andrew commençait à trouver la situation amusante, cela ne dura pas, tant les insinuations et le
ton de son père devenaient déplaisants.
— Cette personne... répéta-t-il posément.
— Oui. Elle s'appelle Lysandra Keates, je crois ?
— Que savez-vous d'elle, au juste ? demanda-t-il d'une voix qui se voulait détendue.
Son père le scruta avant de reprendre :
— Sais-tu qu'il s'agit d'une ancienne femme de chambre ?
— Et alors ?
Andrew l'avait presque coupé, avec plus de vivacité qu'il ne l'aurait voulu.
Le comte s'adossa à son siège, pourtant il n'y avait rien de nonchalant dans son attitude.
— Femme de chambre chez mon ami, le comte de Culpepper ?
Andrew se pencha en avant.
— Culpepper ? répéta-t-il, incrédule.
Il n'avait pas demandé à Lysandra le nom de son précédent patron. Elle n'avait pas paru très encline
à donner de précisions, si ce n'était que l'homme avait outrepassé ses droits avec elle. Il n'avait pas
insisté, préférant se concentrer sur d'autres sujets.
Mais, maintenant qu'il savait... L'âge de Culpepper le situait très exactement entre Andrew et son
père. C'était un personnage déplaisant, pontifiant, au caractère difficile ; néanmoins Andrew le
respectait... du moins, jusque-là.
Cependant, il ne tenait aucunement à entrer dans ce genre de détail avec son père. D'autant qu'il ne
voyait toujours pas où celui-ci voulait en venir.
— Et alors ? insista-t-il. Bien des femmes ont commencé comme servantes avant de passer à une vie
plus lucrative de courtisane. Surtout quand il s'agit d'une personne aussi jeune et belle que Lysandra.
— Sais-tu pourquoi elle a quitté son employeur ?
Andrew s'avisa que ce n'était pas le moment de révéler des secrets qui ne lui appartenaient pas.
— Non.
— Elle a tenté de séduire Culpepper d'une façon éhontée, marmonna le comte avec un mépris
grandissant. Après quoi, elle a exigé une somme exorbitante pour ne pas dévoiler leur aventure au monde
entier.
Serrant les poings sur son bureau, Andrew laissa échapper un soupir. C'était donc ce que prétendait
Culpepper ? Intéressant mensonge, lorsqu'on savait que Lysandra était alors vierge. Comment s'étonner
dès lors qu'elle n'ait plus jamais trouvé de place comme servante ?
Ce salaud l'avait détruite.
Et Andrew avait une envie folle de lui retourner la faveur.
— On comprend mieux cette façon d'agir quand on connaît son histoire, enchaîna le comte. Son père
avait d'énormes dettes et sa mère vit chez son cousin, un petit commerçant des plus louches. Toute cette
famille est aussi fruste qu'avide, et il semble qu'elle ait soudain touché le gros lot.
Andrew fit de son mieux pour conserver une voix aussi calme que son attitude.
— Je vois que vous avez effectué quelques recherches, monsieur.
— Je n'ai plus eu le choix dès que j'ai commencé à entendre ces ragots, d'autant que Culpepper m'a
mis au courant de ses soucis.
Andrew allait répliquer, mais une fois encore il se tut. Il connaissait trop bien son père pour savoir
que celui-ci ne s'excuserait jamais de l'avoir ainsi espionné.
— J'apprécie votre sollicitude... commença-t-il.
— Sollicitude ? coupa le comte, irrité. Je dirais qu'il s'agit de plus que cela. Cette seule semaine, j'ai
eu droit quatre fois à ces bavardages. Des mères qui se demandaient si cette information signifiait que tu
comptais revenir sur le marché des célibataires à marier, des hommes qui m'annonçaient que Culpepper
leur avait parlé de la situation. Tiens, jusqu'à certains de tes anciens amis qui s'en sont inquiétés auprès
de ton frère.
— Et comment savez-vous cela ?
— C'est lui qui me l'a dit.
— Sam l'a rencontrée, précisa Andrew. Il l'a trouvée très bien.
Son père éclata de rire.
— Ton frère aime tout le monde. Il peut se le permettre. Il n'a aucune responsabilité dans la vie, tant
que tu pourras remplir ton devoir en engendrant un héritier.
Andrew tressaillit.
— Mais là n'est pas la question, poursuivit le comte. Si je tenais à t'en parler, c'était pour te dire que
cette fille n'en veut qu'à ton argent. Tu es sans doute trop amoureux pour le voir, mais une mauvaise
maîtresse peut ruiner un homme. Regarde Baird.
Comme tout un chacun, Andrew savait que le vicomte Joseph Baird avait perdu une grande partie de
sa fortune et toute respectabilité à cause d'une femme de mauvaise réputation, Winifred Birch.
— Lysandra n'a rien à voir avec Winifred Birch, assura Andrew. Et moi, rien avec Baird.
Sans doute se trompait-il sur ce dernier point. Baird s'était présenté chez cette femme à toutes les
heures du jour et de la nuit, exigeant bruyamment de la voir, longtemps après qu'elle eut fait main basse
sur son argent. Andrew se voyait presque faire la même chose. Une seule journée loin de Lysandra lui
paraissait une torture.
— Je suis certain que Baird pensait cela aussi, renifla son père. Que cette Birch n'était que bonté et
lumière à son endroit, à cause de ce qu'elle savait lui faire au lit. Mais lorsqu'un homme se laisse
envoûter par le corps d'une femme, il commet parfois des folies.
— Et c'est ce que vous pensez de moi, conclut Andrew.
Il avait de plus en plus de mal à garder son calme.
— Je sais, maugréa son père en haussant les épaules. Il y avait longtemps que tu n'avais plus
fréquenté de femme, et je suis sûr que celles de son espèce offrent certains... avantages en matière de
plaisir.
Cette fois, Andrew se leva d'un bond, renversant son fauteuil derrière lui.
— Assez ! aboya-t-il. Ne parlez plus jamais d'elle de cette façon !
Le comte tressaillit et demeura un long moment silencieux, le dévisageant avec cette même
expression qu'il arborait à son entrée dans le bureau.
— Il faudrait que tu mettes fin à cette liaison, mon fils.
Andrew se sentit défaillir. Son père ne l'appelait jamais que « Callis ». Fallait-il qu'il soit inquiet !
— Pourquoi ? demanda-t-il en récupérant son siège.
— Parce que tu es complètement obnubilé. Trouve-toi une autre femme. Ou fais ce que la société
attend de toi : reprends ta place dans la liste des hommes à marier. Cette histoire aura au moins prouvé
que tu restes un parti recherché.
D'une seule rasade, Andrew vida son verre de gin.
— Non, dit-il en le reposant. Je ne mettrai fin à rien du tout. Et je n'ai aucune intention de me
replacer sur le marché matrimonial.
À son tour, le comte se leva, furieux.
— Je me suis montré trop patient avec tes sottises. Apparemment, tu es incapable de pensée
rationnelle. Je te demande de mettre un terme à tout ceci.
— Non, répéta Andrew aussi calmement que possible. À présent, je vais devoir vous demander de
sortir d'ici, père, car cette conversation ne nous mènera à rien.
Le comte en resta bouche bée. En d'autres circonstances, cela aurait fait rire Andrew, car il ne l'avait
jamais vu ainsi choqué, sans voix. Dire qu'il avait réussi cet exploit...
Lentement, son père s'inclina.
— Cette conversation n'est pas finie, Callis, énonça-t-il d'un ton glacial et dépourvu de toute
émotion. Je ne veux pas te voir de nouveau anéanti.
Là-dessus, il tourna les talons et sortit du bureau, claquant la porte derrière lui.
Andrew resta à sa place, l'œil fixé sur son verre vide.
Depuis trente ans qu'il était sur terre, il n'avait jamais osé défier son père aussi directement, pas
même durant ses années de folie et de dépravation. Chaque fois que le comte l'appelait, il se rendait chez
lui, car il le respectait trop pour remettre en question son autorité.
Et voilà qu'il venait de passer outre. Tout cela à cause d'une femme qu'il n'avait eu l'intention de
fréquenter que quelques semaines. Le plus étonnant étant qu'il aurait fort bien pu préciser ce détail à son
père. C'était un homme raisonnable et, si Andrew lui avait dit que cette liaison n'était pas destinée à
durer, il aurait certainement décidé de ne pas insister.
Pourtant, Andrew n'en avait rien dit. Cela ne lui était même pas venu à l'esprit. Tout cela parce que...
Il refusait de s'étendre sur les raisons de son attitude. Il se posait déjà beaucoup trop de questions.
Il était engagé dans une liaison qu'il n'avait entamée que pour s'offrir un peu de bon temps, et qui
devenait tout autre chose.

Allongée dans son lit, Lysandra laissa échapper son livre, et ses yeux qui papillotaient se rouvrirent
soudain. Voilà près d'une heure qu'elle s'était couchée, incapable de trouver le sommeil, chassé par ses
pensées mêlées de souvenirs troublants.
Pour la quatrième fois, elle allait éteindre sa chandelle quand on frappa à la porte. Elle s'assit très
droite, jeta un coup d'œil à la pendule. Une heure du matin. Beaucoup trop tard pour qu'il ne s'agisse pas
d'une mauvaise nouvelle.
Repoussant sa couverture, elle se précipita vers la porte pour découvrir qui allait lui annoncer une
mort ou un accident. A sa grande surprise, ce fut Andrew qui lui apparut. Un Andrew hagard, qui sentait
légèrement le bourbon.
— Andrew ? interrogea-t-elle. Ma mère n'a rien... ?
— Elle va bien.
Soulagée, elle dut s'agripper au montant d'une main tremblante.
— Dieu merci ! J'ai cru... Pardonnez-moi. Quand mon père est mort, c'est elle qui est venue me
l'annoncer au milieu de la nuit...
— Désolé. Je n'aurais pas dû passer si tard.
Il lui adressa un petit signe de la main, et elle recula.
— Entrez.
Après une courte hésitation, il obtempéra, regarda autour de lui comme s'il n'avait encore jamais vu
cette chambre. Ses yeux brillants montraient plus d'émotion qu'il n'en avait jamais témoignée. Il semblait
flotter au cœur d'un nuage de confusion. Ou de rage.
Lysandra se mit à trembler. Si elle ne dormait plus depuis deux nuits, c'était à cause de son attitude
dans la berline au retour de la nouvelle maison de sa mère. Elle s'était montrée trop agressive et s'était
servie de son corps comme d'une arme. A croire que tous deux se faisaient la guerre...
Était-ce cela qui amenait Andrew ici ?
Il posa sur elle un regard navré.
— Je suis désolé.
— Vous l'avez déjà dit, murmura-t-elle en lui montrant un fauteuil. Tenez, asseyez-vous avant de
tomber. Qu'avez-vous bu, Andrew ?
Il ignora aussi bien la proposition que la question.
— Non, Lysandra, je ne suis pas désolé de passer si tard. Je... je suis désolé de vous avoir traitée
ainsi.
Clignant des paupières, elle s'assit dans le fauteuil qu'elle lui avait offert. Elle s'était attendue à tout
sauf à cela.
— Pourquoi... pourquoi vous excuser ?
Il affichait une expression marquée d'un chagrin qu'il savait habituellement trop bien cacher. Un
chagrin beaucoup plus profond que ce que pouvaient laisser entendre ces excuses.
Prenant appui sur le dossier, il avoua :
— Je n'avais plus fait cela... me sentir si proche d'une femme... depuis très longtemps. J'avais oublié
l'essentiel. Et ma gêne me rend parfois discourtois. Je sais que je m'explique mal. Excusez-moi.
Quand il eut prononcé ces mots, il se laissa tomber dans un autre fauteuil face au sien. Elle vint
s'agenouiller devant lui, afin de prendre son visage entre ses mains.
— Vous êtes ivre, aussi je pense que vous ne vous rappellerez rien de tout ceci demain. Pourtant,
laissez-moi vous dire que, depuis notre rencontre, j'ai vu en vous le plus patient des professeurs, mais
aussi un ami. Vous m'avez permis de mettre ma mère en sécurité, vous m'avez forcée à accepter des
cadeaux que je ne pourrai jamais vous rendre. Si mon devoir revient à vous donner ce dont vous avez
besoin, alors il ne faut pas vous excuser. C'est moi qui n'ai pas rempli ma part du marché.
Il soupira, et ses paroles flottèrent entre eux un long moment, avant qu'il ne murmure :
— Je ne sais pas de quoi j'ai besoin.
Elle lui caressa la joue. Il y avait de grandes chances qu'il la rejette lorsqu'elle lui aurait dit ce
qu'elle s'apprêtait à dire. Qu'il brise ses espérances. Mais elle le dit quand même.
— Ce soir, je crois que vous avez besoin qu’on s'occupe de vous. Qu'on vous console. L'acceptez-
vous ?
18

Lysandra retenait son souffle en attendant la réponse d'Andrew à sa question, à sa proposition de


l'aider.
Il déglutit, puis acquiesça de la tête, la faisant frémir de soulagement autant que de tendresse.
Toujours à genoux, elle se redressa un peu pour attirer son visage vers le sien et l'embrasser. Il se laissa
faire en poussant un soupir qui éveilla en elle une émotion profonde et puissante.
Leurs langues se rejoignirent, d'abord doucement, se goûtant comme s'ils se donnaient leur premier
baiser. Puis, quand le corps de Lysandra se mit à réagir, elle perdit tout contrôle et sa bouche s'enfiévra ;
sans cesser de l'embrasser, elle s'agrippait à Andrew pour se hisser sur ses jambes tout en restant collée à
lui.
Les doigts accrochés aux accoudoirs du fauteuil, il gronda doucement contre ses lèvres.
Elle se releva, tendit la main. Après une brève hésitation, il la saisit pour se mettre debout à son tour.
Tout en reculant, elle l'entraîna ainsi vers le lit. Lorsque ses cuisses en heurtèrent le bord, elle s'arrêta,
amenant Andrew plus près d'elle, puis le fit pivoter sur lui-même de façon à l'allonger sur le dos.
Il se laissa faire sans un mot, se contentant de la contempler. Alors elle comprit ce qu'il devait voir.
Derrière elle, le feu brûlait dans la cheminée, projetant une lumière qui rendait transparente sa chemise
légère.
— Aimez-vous me regarder ? souffla-t-elle en levant les bras et en se cambrant légèrement.
Il hocha silencieusement la tête, mais ses yeux parlaient pour lui, la dévorant avec ferveur ; ses
mains tremblaient en s'accrochant au lit. Quand il la contemplait ainsi, elle se sentait belle, désirée.
Divine.
Glissant les doigts sous les fines bretelles de sa chemise, elle fit lentement descendre l'étoffe le long
de son corps souple. Elle prit son temps afin de mieux lui montrer chaque pouce de sa peau. Il s'était
redressé, les yeux écarquillés, tandis que la mousseline en retombant dénudait ses seins pour venir se
poser sur sa taille. Dans un mouvement de danse, elle la repoussa vers le sol.
— Seigneur ! souffla-t-il.
Il tendit les bras vers elle comme pour une prière, la saisit par les hanches et l'attira vers lui. Elle
s'attendait à ce qu'il la renverse sur le lit et reprenne le commandement, malgré les caresses qu'elle lui
donnait pour l'apaiser, mais il n'en fit rien. Il se contentait de la scruter, jusqu'au moment où il posa une
joue sur son ventre nu.
Elle lui caressa doucement les cheveux. Décidément, quelque chose s'était produit depuis leur
dernière rencontre. Il semblait troublé. Et elle ne connaissait qu'un moyen de l'apaiser. De lui faire
oublier.
Plaçant les mains sur ses épaules, elle le repoussa vers le lit ; il s'allongea sans opposer la moindre
résistance, cherchant seulement à l'entraîner sur lui. Elle avait détaché ses cheveux pour la nuit et ils
tombèrent en cascade entre leurs deux corps. Elle repoussa quelques mèches avant de se pencher pour lui
donner un baiser.
Alors que leurs bouches s'unissaient, elle entreprit de le déshabiller. Il avait déjà dénoué sa cravate,
si bien qu'elle n'eut aucun mal à défaire sa chemise. Elle en roula la luxueuse étoffe sur ses épaules puis
la jeta au loin, s'autorisant un regard appuyé sur son torse nu.
Ce n'était pas la première fois qu'elle l'admirait, mais jamais elle n'avait osé examiner ouvertement
la beauté de cet athlète, infiniment plus musclé que la plupart des jeunes gens qu'elle croisait. Il ne
respirait ni leur indolence ni leur délicatesse. Elle tendit les doigts vers ses muscles qu'elle traça
suavement avant de passer un ongle sur un de ses tétons.
Il laissa échapper un soupir et s'assit brusquement pour la saisir par la nuque afin de mieux
l'embrasser. Elle s'arc-bouta vers lui, promenant le bout durci de ses seins sur la rude toison de son
torse ; à ce contact, elle interrompit leur baiser pour attaquer la fermeture de son pantalon, défaisant
chaque bouton un à un, guettant l'apparition de son sexe qui finit par surgir dans l'ouverture, prêt pour
elle.
Elle sourit. Quelle différence, quand elle songeait à ce qu'elle était encore quelques semaines
auparavant ! À l'époque, elle n'aurait pas su quoi faire face à ce membre puissant. À présent, elle n'avait
qu'une hâte : s'en emparer, le caresser et le faire entrer en elle, d'une façon ou d'une autre. Comme elle se
penchait dessus, ses cheveux retombèrent devant son visage, effleurant le gland. Andrew sursauta et
inspira profondément.
Comprenant ce qui se passait, elle se mit à balancer la tête au-dessus de lui. Bientôt il ferma les
yeux, la respiration haletante, alors que le plaisir adoucissait ses traits anguleux.
Lysandra se sentait investie d'une puissance nouvelle. Oh oui ! Elle allait lui faire oublier ses soucis.
D'une main, elle saisit son sexe, le caressa une fois, deux fois, le regardant gonfler encore sous son
toucher. Elle avait envie de le sentir partout. De se mouler autour de lui.
Le sourire aux lèvres, elle rampa vers lui, caressant son érection du bout de ses seins. Elle
s'interrompit aussitôt qu'elle entendit Andrew gronder de délectation, ravie de sa découverte.
Une deuxième fois, elle promena les tétons sur son membre, s'amusant de constater à quel point le
contact de sa peau sur cette chair veloutée pouvait la stimuler et le rendre fou de désir. Elle répéta ce
mouvement, ondulant souplement au-dessus de lui. Il ferma les yeux avec un juron étouffé, avant de se
soulever pour presser les deux seins autour de son sexe.
Lysandra contempla son décolleté avec un petit sourire, avant de se mettre à lécher
consciencieusement ce gland qui surgissait au milieu.
Andrew émit un soupir de satisfaction et lâcha prise, pour aussitôt s'emparer de ses poignets.
— Je vais exploser si je continue ainsi, expliqua-t-il. Je voudrais que vous soyez sur moi, autour de
moi si cela m'arrive.
Frissonnante, elle écarta les jambes et manœuvra pour se placer sur lui, le sexe déjà mouillé alors
qu'elle le guidait par petits à-coups. Il souleva les hanches et la moitié de sa hampe disparut en elle,
l'incitant à se cambrer avec délice pour maîtriser la vague de plaisir qui l'envahissait. Elle bougea pour
achever de l'introduire en elle et demeura un moment immobile, goûtant la sensation de leurs corps réunis.
Puis elle s'appuya sur les bras et le regarda en face avant de commencer à le chevaucher. Elle se
frottait contre lui, faisant tourner son bassin par petits cercles, geignant lorsque son clitoris puisait sous le
plaisir.
Andrew rouvrit les yeux et elle en profita pour lui offrir le meilleur spectacle possible, se cambrant
pour mettre ses seins en valeur, se mordant la lèvre pour réprimer l'extase qui montait en elle telle une
flamme prête à la consumer tout entière. La volupté grandissant à chaque assaut, elle finit par ralentir afin
de retenir son orgasme aussi longtemps que possible. Afin que tous deux basculent au même instant,
pantelants, trempés de sueur, anéantis.
Pourtant, le plaisir l'assiégeait, brisant sa volonté et ses desseins, la faisant galoper de plus en plus
vite. Elle retint son souffle lorsque le premier spasme la saisit, et se pencha en avant pour écraser la
bouche sur celle d'Andrew, lui attrapa la langue tout en continuant à jeter ses hanches d'avant en arrière
sans plus aucune retenue, seulement guidée par l'extase.
Soudain, Andrew poussa un juron et la projeta sur le dos, avant de replonger en elle avec une telle
force que l'orgasme redoubla d'intensité, à la faire crier, pleurer de bonheur.

Andrew se tendit alors qu'il crispait les doigts sur les hanches de Lysandra. Sans doute lui faisait-il
mal, blessant sa chair délicate mais, à cette seconde, il n'exerçait plus aucun contrôle sur ses actes.
Le plaisir explosa et il déversa sa semence au plus profond d'elle, avant de s'effondrer sur son corps,
haletant.
Elle remua doucement sous lui, pour l'envelopper de ses bras. Quand il voulut bouger, elle le retint
en lui caressant le dos.
— Je vais vous écraser, chuchota-t-il.
Comme s'il refusait d'élever la voix dans la semi-obscurité, de peur de briser le charme.
Elle leva sur lui ses grands yeux bleus éclairés par la flamme de la bougie.
— J'aime votre poids.
Il l'observa un instant, avec ses cheveux emmêlés autour de son visage, ses joues roses. Jamais de sa
vie il n'avait vu une femme aussi magnifique. Un diamant de la plus belle eau.
Il l'embrassa puis roula sur le côté, l'attira vers lui pour qu'elle pose la tête sur son épaule. Du bout
de l'index, elle traça un dessin sur les muscles de son torse.
Un moment s'écoula avant qu'elle n'articule :
— Pourquoi ?
Il cligna des paupières.
— Pourquoi quoi ?
— Tout à l'heure, vous avez dit que vous ne vous étiez pas senti si proche d'une femme depuis très
longtemps. Pourquoi ?
Il ferma brièvement les yeux. Il était entré ivre dans cette pièce et les brumes de l'alcool avaient mis
un certain temps à se dissiper. Une fois encore, il en avait trop dit. Mais à présent, il ne pouvait pas
reprendre ses paroles, d'autant qu'il ne tenait aucunement à repousser Lysandra ni à s'en aller. Pas ce soir.
— Parce que j'étais...
Il hésita sur les termes à employer.
— J'étais... un autre homme. Sans scrupule. Un débauché.
Elle sourit, mais sans la moindre trace de raillerie.
— Vivien m'a raconté cela, confirma-t-elle. Mais vous êtes devenu si sévère que j'ai du mal à vous
imaginer en vaurien. Bien que l'image que vous m'offrez actuellement soit des plus intéressantes.
Elle marqua une pause avant d'ajouter :
— Que s'est-il passé pour que vous changiez à ce point ?
— Je me suis marié, dit-il d'un ton dénué d'émotion.
En fait, dans sa tête s'emmêlaient des masses de pensées qu'il cherchait habituellement à évacuer.
Elle continuait de le dévisager, l'expression impénétrable, même s'il imaginait assez bien à quoi elle
pouvait songer. Il ne parlait jamais de son épouse. Forcément, cela devait exciter la curiosité de
Lysandra.
— Le fait qu'ils soient mariés, observa-t-elle posément, ne semble pas souvent freiner les hommes
dans leur quête du plaisir.
Andrew lui jeta un regard curieux en se demandant si elle ne faisait pas allusion aux avances de lord
Culpepper, cet homme marié qui se voulait parfaitement respectable. Il espérait qu'elle ne cherchait tout
de même pas à faire la comparaison avec lui.
— Je l'aimais, reconnut-il presque à contrecœur.
C'était sans doute la première fois qu'il le disait à quelqu'un d'autre que Rebecca elle-même.
— C'est pour elle que j'ai changé, poursuivit-il. Quand elle est morte... je ne savais plus qui j'étais.
Un long silence s'ensuivit, au cours duquel il retint son souffle. Dans ces moments-là, son entourage
cherchait habituellement à lui rappeler que le temps du deuil s'était écoulé, qu'il ferait mieux de s'offrir
quelques prostituées avant d'épouser une jeunette qui lui donnerait des enfants ; enfin, qu'il adopte la vie
que tout le monde s'attendait à le voir mener.
Pourtant, Lysandra se contenta de lui caresser la joue.
— Elle n'est disparue que depuis quelques années, c'est cela ?
Il hocha la tête sans répondre. Il n'avait pas assez confiance en lui.
Elle sourit.
— Je comprends qu'il faille du temps pour se remettre d'une telle perte. Pour se considérer à
nouveau comme un homme parmi les autres, comme un être humain.
Cette réaction le fit d'abord tiquer. Jamais personne n'avait résumé la situation aussi simplement, en
quelques mots. Même son frère n'avait pas été capable de vraiment comprendre sa réaction ; comme les
autres, il finissait par le pousser, gentiment, à reprendre une vie « normale ».
— Vous êtes bien la seule à le penser, finit-il par observer.
Cela lui rappela la confrontation avec son père. S'il était demeuré auprès de lui, le comte aurait bien
pu le convaincre de rentrer dans le rang. Il finirait certainement par trouver un moyen d'arracher Andrew
à cette liaison, « pour son bien », puisque celui-ci refusait de renoncer à Lysandra de son plein gré.
Soudain, il s'appuya sur un coude en la regardant.
— Nous devrions aller à la campagne.
Elle parut saisie par ce brusque changement de ton et de sujet.
— A la campagne ?
Il acquiesça de la tête. Plus il y songeait, plus il y voyait une solution.
— Oui. Mon domaine ne se trouve qu'à une journée et demie de trajet depuis Londres. Il existe une
auberge des plus accueillantes en route, qui pourrait nous accueillir le soir. Ainsi, nous achèverions votre
apprentissage dans ma gentilhommière.
Elle se rembrunit, l'air de ne pas comprendre.
— Pourquoi ?
— Il n'y aura aucune autre distraction, là-bas.
De nouveau, il songeait à son père, à la société qui semblait lui accorder un intérêt nouveau, malgré
le bonheur naissant de son frère avec l'élue de son cœur. Mais Andrew ne voulait plus entendre parler de
ces choses-là. Du moins, pour le moment.
— Nous y serons tranquilles. Et je pourrai vous enseigner bien d'autres choses.
Seigneur, que ne lui ferait-il pas, là-bas ? Une fois qu'il l'aurait à lui dans sa maison, dans son lit... il
pourrait la posséder de toutes les manières possibles et imaginables. Ceci devrait finir par le guérir du
désir constant qu'elle lui inspirait. Et puis, chez lui, dans sa seule vraie maison, il se sentirait davantage
lui-même.
Lysandra hocha lentement la tête.
— Maintenant que ma mère est en sécurité et heureuse loin de mon cousin et de ses sautes d'humeur,
je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas quitter cette ville quelque temps. J'irai voir maman demain
pour lui présenter une explication plausible à mon absence.
— Ainsi, vous venez ?
Elle avait beau acquiescer, il sentait chez elle une certaine hésitation. Il préféra ne pas en tenir
compte et se pencha pour l'embrasser d'un lourd baiser.
Devant cette preuve de sa passion, elle se détendit et se laissa repousser doucement contre les
oreillers.
— Quand vous lui aurez parlé, murmura-t-il, nous partirons. Nous y serons dans deux jours. Et tout
prendra un aspect différent.
Mais, alors qu'il promenait les doigts sur son entrejambe et recommençait à la caresser délicatement,
il s'efforça de ne pas écouter la voix qui résonnait dans sa tête et lui disait que ce n'était qu'une fuite en
avant ; qu'il ne pourrait jamais tout bouleverser de cette façon.
Pas même avec cette femme.
19

Lysandra s'était assise au bord d'un joli petit canapé pour préparer le thé en attendant sa mère. Elle
parcourut la pièce d'un regard satisfait. La maison était petite mais parfaite, plutôt jolie, et les
domestiques gentilles.
Voyant la porte s'ouvrir, elle se leva pour accueillir Mme Keates.
— Ma chérie ! lança celle-ci en embrassant sa fille sur les deux joues.
Elle la regarda, la fit tournoyer sur elle-même.
Ce matin, Lysandra avait reçu ses nouvelles robes. Non pas une seule, comme elle l'avait demandé,
mais cinq. Andrew s'était adressé directement à Mme Bertrande pour lui en commander d'autres, et il
avait choisi les tissus.
C'étaient de magnifiques vêtements, qui allaient de la tenue de tous les jours au costume d'équitation,
en passant par la superbe robe du soir que ses femmes de chambre devaient être en train d'empaqueter.
Toilettes qui n'avaient certes rien à voir avec les uniformes d'une employée, même haut placée ; car
c'était ainsi qu'Andrew avait présenté les choses à sa mère.
— Assieds-toi, Lysandra, proposa posément celle-ci. Nous allons prendre le thé.
— Tu aimes ta nouvelle demeure ?
— Oui, c'est ravissant ! J'ai reçu la visite de quelques amis la semaine passée. Peux-tu imaginer
cela ? Recevoir des amis sans demander la permission !
Lysandra ferma les yeux.
— Je suis désolée, maman. Je ne me rendais pas bien compte dans quelle terrible situation tu te
trouvais chez August et Marta. Si j'avais pu t'en sortir plus tôt...
Sa mère secoua la tête et lui couvrit brièvement la main.
— Ma chérie, ce n'était pas ta faute. Cesse de t'en vouloir, tu as fait tout ce que tu as pu. C'est ton
père qui avait commis des erreurs, et j'aurais peut-être dû y faire plus attention. Mais tu n'étais
absolument pas tenue de me tirer de là.
— Je m'y suis mal prise. Je t'ai abandonnée dans une maison où tu n'as pas été bien traitée. Enfin, tu
en es sortie, maintenant.
— Mais à quel prix ? soupira Mme Keates en regardant de nouveau la robe de sa fille.
Lysandra se crispa et préféra changer de conversation.
— Je ne vais pas pouvoir rester longtemps, expliqua-t-elle. Je suis venue te dire que je m'absentais
pour un petit moment.
Sa mère hésita, puis versa le thé dans les tasses.
— Ah bon ? Où vas-tu ?
Lysandra s'éclaircit la gorge, but un peu pour humecter sa bouche sèche.
— Lord Callis a décidé de passer quelque temps dans sa maison de campagne. Et il emmène toute sa
maisonnée.
— Ses domestiques ? J'aurais pourtant cru qu'il laissait des gens en permanence dans chacune de ses
propriétés.
Lysandra hésita. Zut ! Dans sa joie de quitter Londres pour une escapade à la campagne avec
Andrew, elle n'avait pas mis au point une explication très convaincante.
— Vois-tu... je suis nouvelle... balbutia-t-elle. Il doit estimer que j'ai besoin de poursuivre mon
apprentissage...
— Il n'a pas de domestiques à Londres qui pourraient t'entraîner ?
Sa mère la fixait d'un regard sévère, l'air de la gronder, comme quand elle était petite.
— C'est que... tu sais...
— Arrête, Lysandra ! Tu mens, et cela se voit. Tes joues sont rouges, comme chaque fois que tu
racontes des histoires.
Lysandra baissa les yeux vers ses mains jointes sur ses genoux.
— Je... ne mens pas.
— Depuis combien de temps es-tu la maîtresse de lord Callis ?
Elle releva vivement la tête. Ces derniers temps, Regina Keates vivait en retrait de tout, égarée,
fragile... et voilà qu'elle reprenait soudain l'allure de la femme qu'elle avait été avant la mort de son mari.
Les bras croisés, la mâchoire serrée, déterminée.
— Quinze jours, articula Lysandra.
— Je vois. Et sur quoi repose cette relation ? J'imagine qu'il n'a pas l'intention de t'épouser, sinon tu
ne te serais pas donné la peine de me mentir en inventant cette histoire d'embauche comme domestique.
— Ce n'est pas facile pour moi d'en parler, maman.
Lysandra se leva pour aller se réfugier près de la fenêtre, qui offrait une vue magnifique sur le parc
de l'autre côté de la rue. Des couples s'y promenaient bras dessus, bras dessous, et elle les envia de
pouvoir afficher leur attachement au grand jour.
— Tu avais une bonne place chez les Culpepper, reprit sa mère. Comment as-tu pu en arriver là ?
Elle avait l'air... déçue. Et cela mit Lysandra dans tous ses états. À la rigueur, elle aurait compris une
réaction de colère ou de tristesse. Mais la déception... il n'y avait rien de pire.
— Culpepper voulait me prendre... quelque chose. Comme j'ai refusé de le lui donner, il m'a
renvoyée et s'est arrangé pour que je ne puisse plus être engagée nulle part. J'ai pourtant essayé, maman.
Mais j'étais trop « distinguée » pour les maisons bourgeoises, et Culpepper m'avait fermé les portes des
grandes familles.
Visiblement bouleversée, sa mère agrippa le bras de son fauteuil.
— Oui... évidemment, souffla-t-elle.
— Je n'aurais jamais envisagé d'en arriver là si j'avais pu faire autrement. Mais August me réclamait
de plus en plus d'argent pour te garder, et je n'avais plus la moindre économie.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? Cela t'aurait au moins permis de te confier à quelqu'un. Et nous
aurions peut-être trouvé ensemble une autre solution.
Lysandra se rassit brutalement.
— Je ne voulais pas t'ennuyer avec mes difficultés alors que tu étais si triste, anéantie par tout ce qui
nous arrivait...
Elle s'interrompit. Elle avait traité sa mère exactement comme Andrew accusait sa famille de l'avoir
fait avec lui. Comme s'ils connaissaient la solution à toutes ses difficultés.
— Pardon, ajouta-t-elle. Je me rends compte à présent que je me suis occupée seule de régler la
situation, alors que nous aurions dû le faire ensemble.
— Et moi, je regrette que tu aies dû assumer seule ce fardeau, sans personne à qui en parler,
murmura sa mère, les yeux emplis de larmes. Il n'existe donc pas d'autre possibilité ?
— Maman, même s'il y en avait une, ce serait trop tard. Je me suis engagée sur cette voie, désormais.
Je... je ne pourrai pas revenir en arrière pour certaines choses. Et, pour tout te dire, ça n'a pas été aussi
terrible que je l'avais imaginé. Lord Callis... Andrew... est très gentil.
— En effet. Il s'est montré des plus aimables avec moi. Un vrai gentleman. Au moins, je sais que tu
as un bon protecteur.
Lysandra se mordit les lèvres. Sa mère lui avait demandé d'être franche. Elle allait savoir maintenant
ce qu'il en était.
— En fait, maman, ce ne sera pas mon protecteur toute la vie. J'ai pris contact avec une femme, qui
s'appelle Vivien. C'est elle qui lui a demandé de... c'est un peu délicat, pardon... de m'initier aux fonctions
d'une vraie courtisane...
Sa mère s'empourpra.
— Oh ! Ah, je vois...
— Mais, s'empressa d'ajouter Lysandra, je t'assure qu'il a toujours été très gentil, très généreux. Je
suis certaine qu'il s'efforcera de m'aider à trouver un protecteur permanent, une fois que cette période
sera... finie.
Elle avait hésité à prononcer ce dernier mot, car il la blessait. Elle se faisait de moins en moins à
l'idée que tout ce qu'ils partageaient allait un jour s'achever. Comment pourrait-elle se comporter avec un
autre homme de la même façon qu'avec Andrew ?
Sa mère se pencha vers elle.
— Tu l'aimes bien.
— Non... Enfin, si. Comme on aime quelqu'un qui vous aide. C'est un ami. Un très bon ami. Il m'a fait
découvrir des choses que je ne pourrais jamais partager avec personne d'autre.
— À chacune de tes phrases, tu parles davantage d'amour.
Regina Keates affichait un sourire plus triste qu'amusé.
Lysandra se releva.
— Non. Je ne l'aime pas. Une courtisane n'a pas beaucoup d'obligations, mais au moins celle-ci.
Tomber amoureuse d'un protecteur serait... de la folie, pour le moins. Et ce que nous partageons avec
Andrew s'achèvera dans quelques semaines. Je retournerai à Londres, où Vivien me présentera un autre
homme. Andrew a promis qu'il s'assurerait que tu puisses continuer à vivre ici. Jamais tu n'auras à
retourner dans l'affreuse maison de nos cousins.
Un rien soulagée, sa mère ne se priva cependant pas de commenter :
— Ce serait se donner bien du mal pour une femme qu'il n'a pas l'intention de garder.
— C'est peut-être dans sa nature.
Après un long silence, sa mère reprit :
— Ainsi, il t'emmène à la campagne ?
— Oui. Pas pour longtemps. Je t'écrirai, afin que tu saches que je vais bien. Tes domestiques
connaissent l'adresse, ainsi tu pourras m'écrire, toi aussi. Et je serai informée en cas d'urgence. Oh, et
Andrew m'a promis que si August se présentait, il serait mis dehors, à moins que tu n'acceptes de le faire
entrer.
— Ah ! s'écria Regina en riant. Je suis sûre que notre cousin n'a pas été très content de la tournure
qu'ont prise les choses.
— Tu aurais dû voir son visage ! Andrew l'a frappé et il avait l'air d'un écolier qui ne demandait
qu'à répondre aux ordres de « monseigneur ».
Toutes deux pouffèrent de rire à cette évocation. Puis Lysandra se dirigea vers la porte.
— Andrew m'attend. Je dois y aller.
Sa mère se leva et la suivit dans l'entrée. Elles s'embrassèrent.
— Ma chérie, dit Regina, sois prudente. Je n'ai aucune expérience du monde dans lequel tu évolues,
mais je sais que toute... relation physique peut mener à l'amour. Et si c'est la seule règle que tu ne dois pas
briser, je te plains.
Lysandra lui caressa la joue.
— Maman, je t'adore. Profite bien de ta nouvelle maison. Je t'écrirai dès que nous serons installés à
la campagne.
Quand Wilkes eut claqué derrière elle la portière de la berline, la jeune femme perdit son sourire.
Sa mère avait tout de suite cerné la vérité, de beaucoup plus près qu'elle-même ne voulait l'admettre.
On pouvait briser bien des règles dans l'existence, mais elle craignait que celle-ci ne cause sa perte.
20

Lysandra avait toujours été impressionnée par l'élégante demeure d'Andrew à Londres. Au contraire
du cousin August qui croyait impressionner le monde avec ses bibelots ridicules, il savait rester discret.
Mais sa gentilhommière... Elle en eut le souffle coupé alors qu'ils débouchaient d'un virage et passaient
les grilles d'entrée.
Le manoir était situé sur un promontoire dominant un lac immense et tout un paysage de collines
verdoyantes et de vallées. Des colonnes de marbre supportaient la structure. On se serait cru dans un
conte de fées.
— Que pensez-vous de Rutholm Park ? demanda Andrew en se penchant sur son épaule pour vérifier
la vue qu'elle avait de sa fenêtre.
— C'est merveilleux, souffla-t-elle. Andrew, c'est beau !
Le sourire aux lèvres, il reprit sa place.
— Voilà des centaines d'années que ce domaine est dans la famille. C'était ma maison préférée quand
j'étais petit. En m'accordant le titre de vicomte, à ma majorité, mon père m'a fait l'immense bonheur de me
l'offrir.
Lysandra lui jeta un coup d'œil en coin. Elle en apprenait déjà sur lui plus qu'il ne lui en avait jamais
dit à Londres. Depuis quelques heures, il semblait parfaitement... détendu. Comme libéré d'un grand
poids.
— Ah, il semble que le personnel soit sorti pour nous accueillir, dit-il en se penchant à nouveau vers
la fenêtre.
Lysandra suivit son regard et se crispa. Dix serviteurs au moins étaient alignés devant le perron
lorsque l'attelage s'arrêta.
— Oh, Andrew ! souffla-t-elle en se faisant toute petite. Je ne m'attendais pas à voir tous ces gens à
mon arrivée. Que vont-ils penser de moi ?
— Comment cela ? s'étonna-t-il. Ils vont penser que j'amène une invitée et que c'est une très jolie
femme.
Là-dessus, il descendit puis lui tendit la main pour l'aider à sortir mais, en la prenant, elle ne put
s'empêcher de songer qu'il se trompait. Après tout, elle-même avait connu la vie des serviteurs. Elle
savait ce qui se racontait dans les cuisines.
Ce qui ne faisait que souligner à quel point son monde était différent de celui du vicomte.
Avec un sourire crispé, elle s'approcha des domestiques et il la présenta comme « Mlle Keates », ni
plus ni moins. Ils devaient d'ailleurs s'attendre à la voir, car elle ne perçut aucune surprise ni aucune
réaction quand ils l'accueillirent.
Comme elle se détendait un peu, elle se mit à observer leurs expressions face à Andrew. Tous lui
souriaient largement, disant combien ils étaient contents de le voir revenir. Et ils semblaient sincères.
Indubitablement, ces gens révéraient leur maître. Mais pourquoi pas ? Il avait maintes fois prouvé
combien il pouvait se montrer aimable et généreux.
Cependant, il y avait autre chose. A peine en avait-il fini avec l'un des serviteurs que celui-ci le
suivait des yeux un peu trop longtemps. Comme s'il s'inquiétait... comme s'il avait peur pour lui. Cela lui
rappela l'attitude de Sam à l'opéra. De nouveau, elle se demanda ce qui pouvait susciter une si profonde
émotion.
Ils finirent par atteindre le haut des marches où les attendait un majordome. C'était un homme d'âge
moyen, à l'élégante livrée et aux cheveux noirs qui commençaient à grisonner aux tempes. Son attitude
calme n'en était pas moins amicale. Il n'était certainement pas du genre à supporter les fantaisies.
En somme, le valet idéal pour un homme comme Andrew.
— Ah, Berges ! lança celui-ci, l'air réjoui. Je suppose que tout s'est bien passé en mon absence ?
— Bienvenue chez vous, monsieur. Tout s'est passé à la perfection.
— Voici Mlle Keates.
Le majordome la salua avec juste ce qu'il fallait de déférence. Au contraire des autres domestiques,
il la suivit d'un regard presque insistant, mais elle n'aurait su dire pour autant s'il la jugeait ou non.
— On monte vos bagages dans vos appartements, monsieur, annonça-t-il. Désirez-vous boire
quelque chose ?
— Non, merci. Nous avons pris le thé à Crosswater, chez Mme Tate.
— Ah, très bien, approuva le majordome. Il est vrai que l'on sert d'excellents thés dans cette
auberge.
Tous deux paraissaient entretenir des relations véritablement amicales, mêlées de respect, mais aussi
d'un sentiment plus profond. Peut-être était-ce ainsi que les choses se passaient dans une maison qui avait
connu une tragédie comme la mort de Rebecca Callis.
— Je pense qu'avec Mlle Keates, nous allons nous promener un peu, dit Andrew, afin de prendre
l'air après ce long trajet. Le temps ne promet d'être beau qu'encore un jour ou deux ; j'aimerais en profiter
pour lui montrer le domaine.
— Certainement. Le dîner sera servi à sept heures.
Là-dessus, le majordome se tourna vers elle :
— Bienvenue à Rutholm Park, mademoiselle. Si vous avez besoin de quoi que ce soit durant votre
séjour, n'hésitez pas à nous le demander, à moi ou à un membre du personnel. Nous sommes à votre
disposition.
Andrew la prit par le bras tandis que l'homme saluait brièvement et disparaissait dans la maison.
— Vous voyez, fit le vicomte en souriant. Aucun jugement.
Elle haussa les épaules.
— Les réactions du personnel sont souvent très différentes de celles des maîtres, monsieur. C'est un
monde parallèle à celui de la haute société. Mais tout aussi impitoyable.
— Je suis fasciné qu'il se passe de telles choses sous mon toit, rétorqua-t-il en riant.
Il lui fit traverser la pelouse et l'entraîna vers le lac qu'elle avait aperçu en arrivant.
— Parfois, ajouta-t-il, j'aimerais être une petite souris pour entendre ce qu'ils racontent.
— Je ne suis pas sûre que vous apprécieriez. Ils pourraient bien parler de vous. D'ailleurs, je suis
certaine qu'ils le font.
Il perdit son sourire, s'arrêta.
— J'imagine ce qu'ils pourraient dire, enchaîna-t-elle.
Du coin de l'œil, elle constata que cette idée le troublait.
— Par exemple, le taquina-t-elle, certaines femmes de chambre doivent vous trouver un bel arrière-
train. En fait, elles doivent toutes être de cet avis.
Il parut choqué à cette idée, au point que Lysandra commença à se reprocher d'être allée trop loin.
Mais il finit par éclater de rire.
— Je ne vous aurais pas crue aussi impertinente, ma chère, dit-il. Il semblerait que la campagne vous
détende. Mais permettez que je vous demande quelque chose.
— Tout ce que vous voudrez.
Il haussa un sourcil.
— Oh ! Nous y viendrons plus tard. Pour le moment, ma question est la suivante : sur quelle partie
de mon arrière-train laissez-vous traîner vos regards ?
Dégageant son bras, elle recula et se mit ostensiblement à l'examiner comme pour l'évaluer.
— Il semblerait que je le connaisse un peu mieux que n'importe laquelle de ces servantes, décréta-t-
elle en le regardant d'un air assuré. Non ? Y aurait-il ici quelques femmes de chambre prêtes à m'arracher
les yeux ?
Il secoua la tête.
— Absolument pas.
Elle lâcha un soupir faussement soulagé.
— Parfait ! Parce que si je dois un jour participer à ces conversations de cuisines, je dirai que
l'arrière-train en question est effectivement très beau.
— Vous m'en voyez réconforté, s'esclaffa-t-il.
Elle était ravie de sa bonne humeur.
Il lui prit la main, la posa sur son torse.
— Quoique, à ce moment précis, ajouta-t-il, seule votre opinion compte pour moi. N'aimeriez-vous
pas explorer un peu plus profondément la question ?
— Ici ? demanda-t-elle, surprise.
— Ici.
Ils venaient d'escalader une petite colline et longeaient un ruisseau qui murmurait entre les rochers.
Lysandra ne voyait plus la route ni la maison. Ils se retrouvaient totalement isolés.
Cela lui rappela les étranges sensations qu'elle avait éprouvées en regardant Annalisa et son
commandant chez Vivien. A présent, il y avait une chance pour que ce soit elle qu'on regarde. Un frisson
inattendu l'électrisa.
Se haussant sur la pointe des pieds, elle embrassa Andrew. Il passa les bras autour de sa taille,
descendit les mains sur ses fesses et la souleva contre lui. Aussitôt, elle sentit le membre qui se raidissait
à son contact et elle frémit à l'idée qu'il serait bientôt en elle.
Sans un mot, ils entreprirent de se déshabiller l'un l'autre, ne s'arrêtant que pour échanger des
baisers. Bientôt, Andrew se retrouva complètement nu, tandis qu'elle ne gardait que sa fine chemise. D'un
regard circulaire, elle vérifia qu'ils étaient bien seuls. Être surprise l'excitait, mais tout de même...
— Personne ne nous verra, la rassura Andrew.
Il reprit sa redingote jetée au sol pour l'étaler sur l'herbe, afin que sa doublure de soie leur serve de
lit. Ensuite, il attira Lysandra vers lui, l'allongea dessus.
— Ce soleil sur votre peau... commença-t-il en lui écartant les cuisses.
Il posa une main sur son entrejambe, sans la caresser, juste pour la tenter un peu.
— Nous devrions recommencer tous les après-midi.
Elle se mit à rire.
— Et s'il pleut ? demanda-t-elle.
— Dans ce cas, je lécherai chaque goutte sur votre peau, murmura-t-il d'une voix râpeuse contre sa
gorge. Je ferais bien d'ailleurs de m'entraîner...
Joignant le geste à la parole, il se mit à la lécher, goûtant sa chair tout en descendant de plus en plus
bas. Il atteignit ses seins et elle s'arc-bouta, mais il sembla hésiter un instant à promener la langue sur sa
chemise de soie. Quand il commença, elle n'en fut que plus émoustillée et, bientôt, la pointe de ses seins
durcis se dressa sous l'étoffe. Il descendit encore, relevant sa chemise pour découvrir son sexe.
— Parfois, je me réveille avec votre goût sur ma langue, dit-il en caressant la délicate échancrure. Je
rêve de vous faire venir encore et encore, jusqu'à ce que vous en demandiez plus, ou moins...
Elle tressaillit lorsqu'il se pencha pour souffler de l'air chaud sur son sexe. Son clitoris se mit à
vibrer, comme pour en réclamer davantage. Elle savait que cela viendrait, pourtant cela ne lui suffisait
plus. Elle avait envie de recevoir le cadeau de sa bouche, de sa langue, de ses doigts, mais aussi de lui
offrir la pareille.
— A... avez-vous vu la tapisserie du salon de Vivien ? s'enquit-elle.
Il releva la tête.
— Ah oui ! Ces infâmes petites silhouettes qu'elle a dessinées pour décorer son mur. Et alors ?
— Il y a un dessin qui représente deux personnes... en train de se donner mutuellement du plaisir
oral, dit-elle en rougissant. C'est ce que je veux. Maintenant.
Il laissa échapper un profond soupir de satisfaction avant de la faire asseoir.
— La meilleure façon pour nous d'y parvenir, dit-il avec un sourire égrillard, consiste à vous faire
chevaucher ma bouche pendant que vous me prenez dans la vôtre.
Il s'allongea sur leur couverture improvisée et l'attira à lui pour lui embrasser de nouveau le sexe.
Elle sentit une onde de plaisir la parcourir.
La saisissant par les hanches, il l'aida à se tourner afin de l'installer juste au-dessus de sa bouche ; en
même temps, elle vit se dresser sous ses yeux sa verge durcie. Elle commença par s'humecter les lèvres,
avant de la saisir d'une main et de la caresser.
Il avait raison. Avec ce rayon de soleil sur leur peau, on voyait les choses différemment. Les ombres
bougeaient, la lumière scintillait sur le ruisseau dont le chant accompagnait leurs ébats.
Soudain, elle perdit toute capacité de penser alors qu'il l'explorait du bout de la langue. Elle se
cambra, remuant les hanches pour mieux s'offrir tandis que le plaisir montait sourdement en elle. Sa
vision devint floue et elle se mit à geindre.
Mais elle aussi devait participer. Commençant par approcher la bouche du membre en érection, elle
se contenta d'abord de le frotter contre ses lèvres closes, goûtant la texture de cet acier velouté. Andrew
laissa échapper un soupir qui la caressa au plus profond d'elle-même, la faisant frissonner. Cependant, il
n'hésita pas longtemps et reprit ses cajoleries.
Elle le saisit entre ses lèvres, titillant le gland avec de petits coups de langue. Quand elle entendit
Andrew gémir pour la seconde fois, elle accéléra le mouvement, l'attrapant aussi loin qu'elle le pouvait,
promenant la langue sur toute sa longueur. Elle le sentit qui regimbait avant de répondre par des
explorations encore plus précises.
Relevant ce défi silencieux, elle suivit son rythme en l'absorbant puis le caressant par de
langoureuses secousses, s'aidant de sa langue chaque fois qu'elle le faisait pénétrer plus profondément
dans sa gorge. Cependant, il suçait son clitoris en s'accompagnant de deux doigts pour achever de la
rendre folle. Cela devenait une véritable course entre eux. Qui viendrait le premier ? Qui gagnerait en
faisant exploser l'autre sous la jouissance ?
Lysandra comprit assez vite qu'elle allait perdre cette bataille. Dès l'instant où il avait posé les
lèvres sur son sexe, elle s'était sentie au bord de l'orgasme. Chaque fois qu'il remuait la langue, c'était
tout son fourreau qui vibrait. Déjà, son clitoris palpitait, l'emportant dans une vague vertigineuse.
Lorsque la vague s'abattit en un millier de gouttes étincelantes, elle s'arc-bouta en étouffant ses cris
contre la hampe qu'elle continuait de caresser. A son tour, il gronda, et sa semence salée envahit la
bouche de Lysandra alors qu'elle renvoyait ses hanches contre lui. Il continua de la lécher longtemps
après que son propre plaisir eut cessé, attisant savamment de la langue et des lèvres l'orgasme qui la
secouait encore. Jusqu'à ce qu'elle retombe, exténuée, contre lui.
Il la souleva par la taille pour la déposer à côté de lui, contre son torse. Et tous deux reprirent peu à
peu leur respiration. Impossible de décrire ce qu'ils venaient d'accomplir dans cette prairie balayée par
le soleil. Lysandra ne savait qu'une chose : ils avaient atteint la perfection.
D'ailleurs, il semblait que tout soit parfait dans leur relation. À un détail près : celle-ci allait bientôt
s'achever.
21

Lysandra remonta un peu son châle sur ses épaules avant de s'engager dans un autre couloir. Après le
dîner, Andrew était parti voir son intendant afin de faire le point avec lui sur l'état du domaine. Il avait
recommandé à la jeune femme d'effectuer un tour de la maison pour apprendre à la connaître.
Son admiration grandissait à mesure qu'elle en découvrait les différentes pièces. Depuis les jolis et
confortables salons jusqu'à l'immense bibliothèque, en passant par le salon de musique avec son piano
digne des plus grands interprètes - ce que n'était certes pas Lysandra.
Au fond du corridor, après quelques salles de réception, elle découvrit une porte sculptée qui piqua
sa curiosité. Le panneau assez lourd n'ouvrait pas sur une nouvelle pièce comme elle le croyait, mais sur
un autre couloir, éclairé par des dizaines de lampes et orné de portraits.
— Oh ! murmura-t-elle. La galerie familiale.
Elle avait entendu parler de ce genre de chose quand elle travaillait chez lord et lady Culpepper. Des
domestiques avaient mentionné les tableaux conservés dans des résidences de campagne. Apparemment,
certains membres de la famille étaient affreux, car cela faisait rire le personnel chaque fois qu'on en
parlait.
Chez Andrew, cela ne semblait pas être le cas. Lysandra parcourut lentement la galerie, examinant
chaque portrait, lui trouvant des points de ressemblance parmi ses ancêtres, son nez droit sur un homme,
sa bouche bien dessinée sur une dame. L'ensemble revêtait un aspect plutôt sévère. Parfois, elle percevait
une lueur de gentillesse dans un regard masculin ou un début de sourire sur un visage féminin.
Dans les plus anciens portraits apparaissaient des enfants ou des chiens, et même un grand chat à
l'épaisse fourrure noir et blanc, perché sur le dossier d'un canapé, derrière une dame qui posait dans une
sévère robe verte au large col. L'artiste avait capté un pétillement dans les yeux de la femme, malgré son
allure altière.
Lysandra sourit et poursuivit son chemin. Elle se rapprochait des peintures plus récentes. Elle vit
ainsi toute une famille et s'arrêta devant. Elle ne reconnaissait pas le père ni la mère, mais les deux
garçons, debout l'un à côté de l'autre, ne pouvaient être qu'Andrew et Sam.
Elle examina longuement ce portrait d'Andrew plus jeune, son expression malicieuse, comme s'il
gardait un secret. Sans doute rien de déplaisant, plutôt une facétie que ses parents si sérieux risquaient de
ne pas approuver. Mais cela n'annonçait en rien la tristesse qu'il affichait désormais.
Bien sûr, Lysandra en connaissait la raison. Entre-temps, il avait dû affronter une tragédie. Et cela
l'avait complètement changé.
Impressionnée, elle reprit son chemin. La toile suivante ne fit rien pour la dérider. Elle représentait
une femme. Or celle-ci ne ressemblait en rien à celles des autres portraits, avec son haut chignon noir et
ses yeux d'un bleu surprenant, presque irréel tant il paraissait lumineux, vibrant.
Et puis, il y avait sa robe. Lysandra retint son souffle. Une robe de mariée. Si c'était... ?
Elle jeta un coup d'œil sur le tableau suivant, pour constater qu'elle ne s'était pas trompée. Cette
même femme était assise dans un fauteuil ; Andrew se tenait debout derrière elle, une main posée sur son
épaule, qu'elle recouvrait de sa paume.
C'était cette femme qui avait bouleversé la vie d'Andrew. Dont la mort l'avait anéanti. Cette femme
sur qui elle s'était si souvent interrogée, à s'en rendre secrètement jalouse.
Rebecca Callis.
Lysandra se pencha vers le portrait de la mariée - une très belle femme, impossible de le nier, avec
ses pommettes hautes, ses traits fins et son teint de porcelaine.
— Rebecca... articula-t-elle.
— Oui.
Elle fit volte-face afin de voir d'où provenait cette voix féminine un peu sèche qui l'interrompait au
beau milieu de sa méditation. Une jeune femme mince et de haute taille se tenait dans l'encadrement de la
porte. Elle portait une lourde robe bleu marine et un chignon noir très serré qui ne faisait que souligner
son air triste ; elle aussi contemplait le tableau.
— Je ne vous ai pas entendue entrer, avoua Lysandra, une main sur le cœur.
— Je ne voulais pas vous faire peur. Je descends parfois regarder le portrait de madame.
— Je comprends...
Après un autre coup d'œil vers le portrait de Rebecca, la femme lui sourit.
— Je m'appelle Hester Eversley. J'étais la femme de chambre de lady Callis.
— Oh ! souffla Lysandra, gênée.
Comment la compagne éphémère du propriétaire des lieux devait-elle se comporter face à l'ancienne
camériste de son épouse ? Une femme qui, selon toute vraisemblance, aurait dû changer de maison après
la mort de sa maîtresse...
Hester sourit devant son silence.
— Vous devez vous demander ce que je fais encore ici. Lord Callis a voulu me garder. Il m'a confié
d'autres fonctions.
Lysandra s'approcha d'elle.
— Oh, non ! Ce n'est pas cela. Je suis certaine que vous êtes un membre important de cette maison.
Jamais je ne me permettrais de demander pourquoi quelqu'un travaille ici.
La dernière chose qu'elle voulait était de passer pour une bêcheuse auprès du personnel.
— Merci, dit Hester.
Toutes deux se remirent à admirer le portrait de Rebecca.
— Elle était jolie, commenta doucement Lysandra.
— Oui. Très belle. Autant à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Lysandra jeta un regard à la camériste. Elle tenait là une chance inespérée d'en apprendre davantage
sur Rebecca, car elle avait des questions auxquelles Andrew ne répondrait sans doute jamais. Ce qui lui
permettrait de mieux le comprendre.
— Pourriez-vous... commença Lysandra, consciente de l'étrangeté de sa question. Pourriez-vous m'en
dire davantage sur elle ?
Hester considéra encore un peu le portrait avant de tourner ses yeux noirs vers elle. Lysandra
soupira.
— Je comprends que vous trouviez cette question bizarre, mais il y a tant de sous-entendus qui
courent au sujet de lady Callis, et j'en sais si peu ! Je ne peux pas m'empêcher de m'interroger sur elle,
car il me semble évident qu'elle exerçait une grande influence sur lord Callis.
— En effet. Et c'est peut-être encore le cas, après toutes ces années.
Lysandra fronça les sourcils, attendant la suite. Mais Hester ne s'expliqua pas et enchaîna :
— C'était la fille d'un duc, pourtant je ne l'ai jamais vue prendre de grands airs. Elle aimait sa
famille ; elle était folle de joie à l'idée de devenir mère. Malheureusement, l'enfant n'a pas vécu.
Lysandra retint son souffle et contempla encore une fois l'image de Rebecca. Un enfant ?
— Hester.
Les deux femmes se retournèrent pour découvrir Andrew sur le seuil de la galerie, à moitié dans
l'ombre ; Lysandra n'en vit pas moins qu'il serrait les dents et les poings. Cependant il garda une voix
calme, presque douce.
— Vous pouvez y aller, ordonna-t-il.
La camériste baissa la tête et s'éloigna. A la porte, elle s'arrêta pour regarder Andrew, qui lui tapota
l'épaule comme pour la réconforter, puis elle les laissa seuls.
Lysandra demeura silencieuse tandis qu'Andrew approchait. Il prit son temps, examinant chaque
portrait au passage. Il ne semblait pas pressé de la rejoindre.
Ce fut finalement elle qui vint vers lui.
— Andrew, murmura-t-elle. Un enfant ?
Il s'immobilisa, tout en continuant d'examiner le portrait d'un homme, sans doute son père. Lentement,
il se retourna, posa sur elle un regard lourd.
— Soyons bien clairs, Lysandra. Je vous ai amenée ici pour échapper à ce genre d'indiscrétion. Mon
épouse et...
Il s'interrompit, le visage marqué par une peine si profonde qu'elle en eut le cœur brisé. Durant ce
court instant, elle perçut son chagrin, son angoisse, ses remords, puis tout cela disparut. Remplacé par son
expression habituelle, si calme et posée.
— Le sujet est clos, laissa-t-il tomber.
Il lui prit la main.
— Venez, s'il vous plaît.
Elle ne bougea pas, hésitant entre les options qui s'offraient à elle. Elle pouvait le repousser, mais en
avait-elle seulement le droit ? Elle était une courtisane, pas une épouse bien-aimée. En faisant cela, elle
se verrait certainement renvoyer chez elle. Elle pouvait également passer à autre chose, ainsi qu'il le
suggérait. N'avait-il pas le droit de garder ses secrets face à sa maîtresse ?
— Très bien, finit-elle par répondre.
— A présent, dit-il en lui baisant la main, j'en ai fini avec mes occupations pour la soirée et je me
sens assez fatigué, après cette longue journée. Vous avez le choix : vous retirer dans votre chambre ou...
Il laissa échapper un soupir, comme s'il avait du mal à conclure sa phrase.
— Ou me rejoindre dans la mienne. Pour le reste de votre séjour.
Elle leva sur lui un regard inquisiteur. Bien qu'il ait souvent partagé son lit, il n'avait jamais passé
une nuit entière avec elle. L'idée de s'éveiller dans ses bras électrisait la jeune femme.
Elle se rapprocha d'un bond, lui entoura la nuque de ses mains.
— Votre lit me semble plus tiède et confortable, dit-elle en l'embrassant. Si j'y suis la bienvenue,
c'est ce que je choisis.
— Dans ce cas, suivez-moi, répliqua-t-il contre ses lèvres. Nous avons encore beaucoup de choses à
vous apprendre.

Des sentiments contradictoires se heurtaient dans le cœur d'Andrew alors qu'il conduisait Lysandra
vers sa chambre. Il y avait bien sûr une certaine excitation, dans la mesure où il n'avait plus partagé ce lit
avec une femme depuis des années ; mais aussi du remords, puisque la dernière avait été son épouse. Par-
dessus tout, il se sentait incapable de résister à ses pulsions.
La question que Lysandra avait posée à Hester avait exhumé des souvenirs et des impressions
longtemps refoulés. Une masse de pensées concernant son épouse décédée et son enfant mort-né, qu'il
gardait enfouies au fond de son esprit. Il n'aurait pas voulu mettre Lysandra au courant. Mais, dans ce cas,
pourquoi l'avoir amenée ici, à l'endroit même où elle avait toutes les chances de découvrir ces éléments
de son passé ?
Secouant la tête, il jeta un regard circulaire sur la chambre. Il voulait reprendre le contrôle de ses
sensations.
Elle se tourna vers lui, tout sourire.
— C'est joli. Toute cette maison est ravissante. Je comprends pourquoi vous n'aimez pas la quitter.
Il lui rendit un sourire un peu forcé. Le fait qu'il aime sa maison ne constituait qu'une minuscule
explication parmi toutes celles qui l'incitaient à s'enterrer ici. Mais il n'allait pas lui raconter cela.
Même s'il brûlait comme jamais de se confier.
— Savez-vous que certains hommes aiment exercer un total contrôle sur leur partenaire ? demanda-t-
il.
Encore distraite par ce qu'elle voyait autour d'elle, Lysandra lui jeta un regard absent.
— Tous les hommes contrôlent leur partenaire, répondit-elle en pouffant de rire.
Il se rembrunit.
— Sans doute. Mais ce n'était pas ce que je voulais dire.
— Vraiment ?
— Déshabillez-vous.
Elle hésita, une certaine nervosité marquant son expression, inhabituelle chez elle.
Il sourit.
— S'il vous plaît.
Formule additionnelle qui parut la convaincre. Elle se mit à déboutonner d'une main tremblante le
corsage de son bustier. Andrew s'efforça de regarder ailleurs et finit par se rendre dans son antichambre.
Il avisa un tiroir bas de son bureau, qu'il n'avait plus ouvert depuis longtemps, pour en sortir des liens de
velours.
Il ne s'en était pas servi depuis des années, à l'époque où il fréquentait une femme qui aimait les
relations musclées. Il avait alors trouvé une certaine stimulation à la dominer ainsi, à la voir jouer les
suppliciées. Mais, à l'instant même où il cessait de la toucher, il l'oubliait totalement, jusqu'à la rencontre
suivante.
Avec Lysandra, ce serait autre chose.
Comme toujours.
Il retourna vers la chambre, s'arrêta sur le seuil. Elle l'attendait, totalement nue, tournant le dos à la
cheminée dont les lueurs dessinaient à la perfection les lignes de son corps. Ses seins vibraient, les
mamelons dressés, et ses mains croisées sur son ventre semblaient indiquer le chemin vers la douce
toison en triangle qui recouvrait son sexe.
Résistant à l'envie d'envoyer promener les liens de velours pour la plaquer aussitôt contre un mur, il
s'approcha.
— Vous devriez rester nue tout le temps que vous passez ici, dit-il dans un petit rire. Pour mon seul
plaisir.
Elle se mit à rire elle aussi.
— Que diraient vos domestiques, monsieur ?
— Peu m'importe. Ils pourraient même regarder, si cela leur chantait.
Il sourit en la voyant frissonner. Certes, il avait perçu son petit fantasme de voyeurisme... Le
spectacle auquel elle avait assisté chez Vivien semblait avoir suscité en elle le goût de voir et d'être vue.
Andrew appréciait cette tendance des plus sensuelles pour une jeune femme en principe si réservée.
Il allait lui en faire découvrir d'autres.
— Allongez-vous.
L'air toujours réjoui, elle prit place sur le lit, soulevant les coussins afin de s'y appuyer. Il se pencha,
déposa un intense baiser sur ses lèvres.
Elle tressaillit devant tant d'empressement mais y répondit avec ardeur, tout en promenant une main
sur la nuque d'Andrew. Cependant, il ne la laissa pas faire, lui entourant le poignet de la boucle de
velours qu'il noua ensuite à l'un des crochets cachés dans les méandres de la tête de lit.
Lysandra leva la tête, d'abord pour le regarder, lui, puis son poignet attaché.
— Que faites-vous ? demanda-t-elle, sincèrement stupéfaite.
Elle voulut se dégager à l'aide de sa main libre, mais il l'attrapa au passage.
— Voilà ce que j'appelle la domination, dit-il en lui massant la paume. Il faut que vous appreniez à
vous laisser dominer, au cas où votre amant vous le demanderait.
Visiblement apeurée, elle écarquilla les yeux.
— Je ne vous ferai aucun mal, assura-t-il. Je vous promets que vous allez beaucoup apprécier. En
tirer de durables satisfactions.
Frémissante, elle secoua la tête.
— Et comment saurai-je si mon futur protecteur ne cherchera pas à profiter de la situation ?
Il se crispa. Il ne pouvait imaginer un futur protecteur dans la vie de Lysandra...
— Je... je suis sûr que Vivien vous présentera quelqu'un qui ne songera qu'à votre plaisir. Quels que
soient les moyens d'y parvenir.
Des images, plus incandescentes les unes que les autres, traversèrent l'esprit d'Andrew. Lysandra
allongée devant un autre homme, un libertin qui pourrait l'embrasser partout, la prendre, l'attacher,
combler ses désirs, lui en faire découvrir d'autres. Et ces perspectives le contrariaient autant qu'elles
l'excitaient.
Cependant, Lysandra le dévisageait intensément.
— Quel est ce regard sombre que vous posez sur moi ? s'enquit-elle.
Il sourit en lui attachant l'autre poignet.
— C'est que j'ai de sombres intentions.
22

Lysandra ouvrit la bouche sans trop savoir quoi répondre. Cette idée de se retrouver à la merci d'un
homme l'excitait. Autant qu'elle la terrifiait. Pour tout dire, elle était à sa merci depuis le premier instant
où elle l'avait vu. Mais ceci...
Ceci allait porter la domination à ses dernières extrémités. Et si elle s'y perdait corps et âme ? Et si
elle brisait toutes les lois qu'elle était censée observer ?
— Vous ferez ce que je vous dirai, déclara-t-il, interrompant ses pensées. Vous ne protesterez pas.
Vous ne vous fierez qu'à moi seul. En échange, je vous donnerai du bonheur.
Elle sentit sa gorge se serrer. Elle était attachée. Impossible de revenir en arrière. Et il avait raison :
un autre homme pourrait exiger cela. Du moins pouvait-elle faire confiance à Andrew pour l'amener où il
voudrait, sans tirer avantage de sa faiblesse.
— Oui, murmura-t-elle.
Le sourire canaille qu'il lui décocha rappela soudain à Lysandra qu'il avait été un débauché. Elle
supposait que n'importe quelle femme aurait rêvé de prendre sa place en ce moment.
C'était pourtant bien elle qui s'y trouvait, et cette idée lui donna un peu plus confiance en elle.
— Je vais vous combler, reprit-il en s'approchant encore. Et vous ne direz rien. A la première
parole, j'arrête. Au premier gémissement, j'arrête. Au premier cri, j'arrête. Vous comprenez ? Votre plaisir
sera le mien et c'est moi qui vous dirai quand vous y abandonner.
Elle se mordit la lèvre, ouvrit la bouche pour parler, mais il leva la main.
— Cela commence maintenant.
Avec un regard noir, elle fit claquer sa mâchoire, mais ne dit rien.
Il l'enfourcha, lui bloqua la tête de ses mains. Il était encore habillé et cela ne faisait que souligner à
quel point elle était à sa merci.
Le sourire aux lèvres, il se pencha et elle se cambra, autant que le lui permettaient ses liens, essayant
de se dresser pour accepter son baiser, mais il la repoussa.
— Tss, tss, grinça-t-il à son oreille. Ne prenez aucune initiative. Soumettez-vous seulement.
Elle le dévisagea. Il ne comprenait pas. Pour elle, il ne s'agissait pas que de son corps. Désormais,
son cœur était aussi impliqué dans cette relation. Sa mère avait raison : elle aimait cet homme. Si elle se
soumettait, elle devrait en accepter toutes les conséquences.
Pourtant, elle ne dit rien alors qu'il lui effleurait le cou, lui mordillant la peau en s'approchant de son
oreille. Là, le coup de dents fut un peu sec, et elle fut saisie d'un mélange de douleur et de délice qui alla
aussitôt se loger entre ses jambes. Elle poussa une plainte, et il recula immédiatement.
— Pas un bruit, Lysandra.
Devinant où il voulait en venir, elle se mordit encore la lèvre. Ce serait la torture par l'extase.
Il se mit à explorer son corps, goûtant chaque recoin, lui suçant le cou si fort qu'elle en éprouva une
délicieuse brûlure. A cet instant, elle ne put s'empêcher de cambrer le dos, mais parvint à étouffer un cri.
Il sourit contre sa peau.
— Vous apprenez vite.
Comme elle ne répondait pas, il partit d'un petit rire, tout en dessinant sa clavicule du bout de la
langue. Elle se tendit. Était-elle donc si sensible à cet endroit ?
Andrew promenait déjà sa bouche plus bas et vint poser la tête entre ses seins. Alors qu'il parcourait
sa gorge à coups de langue, elle sentit son sexe se resserrer, comme s'il le caressait déjà.
Il prenait son temps, approchant un mamelon sans toutefois le toucher, reculant avant d'attaquer
l'autre. Elle ferma les yeux pour s'empêcher de le supplier d'aller plus loin. Ce qui lui vaudrait une
punition. Par exemple, il pourrait retirer complètement sa bouche, entraînant une souffrance infiniment
plus intense.
Il se redressa pour la contempler.
— Je parie que vous avez trop envie de geindre, murmura-t-il. Afin que je vous suce les tétons.
Pour toute réponse, elle inclina deux fois la tête.
— N'en faites rien, lui rappela-t-il. Mais pour vous récompenser d'être une aussi bonne maîtresse...
Il saisit un mamelon entre ses lèvres, et elle tressaillit de soulagement autant que de délectation. Il
mit tellement de ferveur à le sucer encore et encore qu'elle sentit ses hanches sursauter tandis que les
premières pulsions de l'orgasme lui étreignaient le ventre.
Elle rouvrit grand les yeux, incapable de réprimer un soupir. Comment pouvait-elle à ce point
approcher de l'extase quand il ne faisait que savourer sa poitrine ?
Il releva la tête.
— Vous êtes tellement sensible, Lysandra ! D'habitude, j'aime cela chez vous. J'adore vous entendre
geindre et ronronner. Supplier, crier. Quand je me glisse en vous, je ne connais rien de meilleur que cette
façon de vous abandonner.
Ces paroles sensuelles, suggestives, la firent de nouveau tressaillir. Elle ne pensait jamais vraiment
à ses réactions lorsqu'ils faisaient l'amour ; mais maintenant qu'elle devait les retenir, elle percevait les
moments où elle avait envie de crier, de reprendre son souffle, de gémir. Elle se rendait compte qu'il
faisait cela pour qu'elle en prenne conscience.
Maintenant qu'il lui avait ôté tout pouvoir, cela lui manquait.
Comme il redescendait la bouche vers sa poitrine, elle perdit toute faculté de penser, fermant les
yeux pour goûter les mouvements de cette langue qui allait et venait sur sa peau, dansait autour de ses
mamelons, la suçait avec une fougue destinée à la provoquer autant qu'à la séduire.
Tout d'un coup, il changea de tactique, descendant plus bas vers son ventre, plongeant la pointe de la
langue dans son nombril. Il alla ensuite lui mordiller la cuisse et elle se raidit, s'attendant à ce qu'il se
dirige vers son entrejambe.
Mais il n'en fit rien. Elle rouvrit les paupières tandis qu'il continuait plus bas, l'embrassant derrière
les genoux, puis sur le mollet, jusqu'à son pied. Chaque caresse l'enchantait, lui envoyant une décharge à
travers le corps. Elle guettait ses prochains assauts, éperdue.
Puis il s'assit sur les genoux, toujours habillé, et ne fit plus rien que la regarder. Elle se hissa vers lui
mais ses poignets liés l'arrêtèrent, et elle sentit le velours lui couper la chair. Elle dut faire appel à toute
sa volonté pour garder le silence, car elle ne voulait pas qu'il la prive de l'extase, même si elle ignorait
quelle forme il allait lui donner.
Lentement, il leva les mains vers son col pour détacher sa chemise. Il l’ôta, la jeta au sol, puis
attaqua la fermeture de son pantalon. Lysandra ne le quittait pas des yeux, soudain consciente de ce
qu'elle ne l'avait encore jamais vraiment regardé se déshabiller, car ils étaient alors toujours en train de
s'embrasser ou de se caresser. Au moins, à présent, pouvait-elle profiter du spectacle.
Un spectacle étonnant. Voir son corps révélé peu à peu, savoir qu'il était à elle, du moins pour un
temps... Elle en avait le vertige. Il envoya promener le reste de ses vêtements et elle put enfin contempler
son membre, déjà dur et tendu vers elle. Elle s'arc-bouta dans un appel muet.
Éclatant de rire, Andrew rampa jusqu'à se positionner entre ses jambes. L'attirant vers lui, il la
souleva un peu et, enfin, la transperça d'une longue poussée.
Elle se mordit les lèvres jusqu'au sang, luttant de toutes ses forces pour ne pas hurler son
ravissement. Il se retira avec une lenteur aussi exquise qu'exaspérante, la laissant le déguster sur toute sa
longueur. Elle en voulait davantage. Qu'il revienne plus vite et plus fort, jusqu'à ce qu'ils basculent tous
deux dans l'orgasme.
Bien entendu, ce ne fut pas le chemin qu'il choisit, reprenant au contraire ses lentes poussées
régulières, l'explorant posément plutôt que par à-coups, l'amenant à une allure d'escargot vers l'explosion
finale. Quand elle voulut se soulever davantage, accélérer le rythme, il la retint fermement, secouant la
tête dans un petit tss, tss guttural.
— Soumettez-vous, chuchota-t-il. Complètement.
Elle serra les poings sous ses liens. Elle devait se révolter. C'était sa dernière chance de se protéger,
de protéger son cœur.
Elle ne la saisit pas. Dans un tressaillement, elle relâcha toute la tension de son corps et
s'abandonna. Lui offrant son corps. Son âme. Et son amour. Son amour pour lui qui l'emporta exactement
comme un orgasme, la balayant dans un bien-être si puissant qu'il faillit la détruire.
Elle s'en moquait. Elle préférait brûler dans l'incendie de son amour plutôt que de se noyer seule.
Même si tout cela devait bientôt prendre fin. Même s'il ne devait jamais lui rendre son amour. Ce moment
en valait la peine.
Sans doute Andrew avait-il perçu sa soumission et l'orgasme qui montait en elle, car il intensifia ses
assauts pour mieux la guider à travers le plaisir.
— Maintenant, Lysandra ! lança-t-il entre ses dents. Laissez-vous aller. Faites-moi entendre tout ce
que vous avez retenu jusque-là.
Elle hurla, plus fort que jamais, comme pour mieux se délivrer du mutisme qu'elle avait dû observer
depuis le début. Lorsque l'extase s'estompa, elle retomba inerte sur les oreillers, les bras encore liés au-
dessus de sa tête, tandis qu'Andrew répandait sa semence dans un cri si puissant qu'il en fit trembler les
murs de la chambre.

Andrew frotta les petites traces rougeâtres laissées par les liens qui avaient marqué la peau de
Lysandra. Elle sourit quand il lui embrassa les poignets.
— Je suis désolé, murmura-t-il. Je ne voulais pas vous blesser.
Ouvrant les yeux, elle posa sur lui un regard voilé.
— C'est moi qui me suis blessée, souffla-t-elle. Pas vous.
On aurait dit qu'elle ne parlait pas que de ses poignets.
Il lui prit une main, en appuya la paume contre son torse nu, et posa la tête sur l'oreiller dans un
soupir de satisfaction.
— Pourquoi un homme de votre rang tiendrait-il tant à dominer une femme ? demanda-t-elle en lui
caressant la poitrine.
— Que voulez-vous dire ?
Elle plaça le menton sur sa main avant de répondre :
— Je veux dire que vous passez vos journées à gérer vos propriétés, à siéger à la Chambre des
lords, à distribuer vos ordres à votre personnel...
Il partit d'un petit rire mais la laissa poursuivre.
— Alors pourquoi vouloir continuer à exercer cette domination dans la chambre à coucher ?
— Intéressante question, admit-il d'un ton pensif. Peut-être parce que les gens considèrent que les
hommes de pouvoir doivent l'exercer à tout prix. Il est vrai que je dépense beaucoup de temps et
d'énergie à stipuler comment les choses devraient se passer. Dans bien des cas, cela ne sert à rien du tout.
Alors qu'au moins, quand nous cherchons à exercer notre domination dans une chambre à coucher, cela se
termine par du plaisir et non par des cris de fureur et de frustration.
Lysandra réfléchit un moment.
— Mais ne vous sentiriez-vous pas soulagé de transmettre cette domination à une femme ? De la
laisser vous plaire sans avoir à lui dicter comment s'y prendre ?
Andrew fronça les sourcils. Laissait-elle entendre que... ?
Elle se souleva légèrement, lui prit le poignet, y déposa un baiser avant de le diriger vers le lien de
velours encore accroché au lit. Elle faisait tout cela sans cesser de le regarder dans les yeux, jusqu'au
moment où elle dut vérifier comment lui glisser la main à travers la boucle, qu'elle serra d'un coup.
Andrew se tendit. Cette idée de soumission était étonnante... Pas vraiment désagréable, quand il
songeait combien Lysandra saurait exercer sa domination. Et puis, cela ne faisait-il pas partie de son
apprentissage ? Et si un futur amant désirait la voir prendre le contrôle ? Andrew ferait preuve de
négligence s'il ne la laissait pas essayer.
Sans un mot, il la regarda s'emparer de son autre main pour la lier à son tour. Il se laissa faire en se
demandant ce qu'il ressentait : il avait perdu le pouvoir. Il était à sa merci.
Et totalement excité.
Elle sourit en constatant la chose d'un regard vers son ventre, puis s'agenouilla devant lui, plaçant les
mains sur ses cuisses.
— Alors voilà... murmura-t-elle. Lâchez-vous avant que je ne vous en donne la permission, et je
vous laisse là toute la nuit à me regarder m'amuser seule.
— Lysandra, petite coquine ! s'esclaffa-t-il.
Comme elle demeurait imperturbable, il comprit qu'elle ne jouait pas la comédie. Une telle audace
ne fit que l'exciter davantage.
Elle se détendit soudain, l'air espiègle, mais ce fut pour lui enfoncer un peu les ongles dans les
cuisses, pas assez pour provoquer une douleur ni pour laisser une marque sur sa peau, juste ce qu'il fallait
pour qu'il sursaute face à l'érotisme de ce geste.
Elle ne put réprimer une expression stupéfaite.
— C'est moi qui ai fait ça ?
Il serra les dents. Tant d'innocence mêlée à tant de malice ne pouvaient que faire exploser un homme.
— Ça et bien d'autres choses, dit-il d'une voix tendue. Comme vous pouvez le voir, je suis prêt pour
recommencer. Je me sens comme un gamin devant sa première conquête.
Cette fois, elle lui présenta un sourire innocent, presque intimidé.
— À cause de moi ? Vraiment ?
Il éclata encore de rire.
— Que dois-je faire pour vous prouver que c'est la vérité, si ce n'est vous demander d'achever ce
que vous avez débuté ? Si vous tenez absolument à prendre le contrôle, mademoiselle Keates, je vous en
prie, allez-y !
Elle le contempla un long moment avant de lui saisir les joues pour l'embrasser avec toute la passion
dont elle était capable. Il avait l'impression qu'elle le ramenait à la vie avec chacune de ses caresses,
chacun de ses baisers.
Elle se redressa puis l'enfourcha, délicatement, pour le laisser entrer en elle ; dans un soupir, elle
l'aida d'un petit geste puis se coula doucement au-dessus de lui en frissonnant des pieds à la tête.
Il aurait tellement désiré guider ses caresses, la lécher, l'embrasser pendant qu'elle le chevauchait
sauvagement. Mais ses poignets liés l'en empêchaient et il dut lui laisser toute l'initiative. À son
étonnement, cela ne lui déplaisait pas. Il profitait du moment.
En équilibre sur ses mains, Lysandra continuait à donner des coups de hanche, inclinant la tête en
tous sens en gémissant. Sa gorge se crispa à l'approche de l'orgasme, ses veines se gonflèrent, palpitant
sur son cou.
Soudain, il la sentit vibrer autour de lui alors qu'elle prolongeait son extase par de longues poussées
du bassin. Elle insista, encore et encore, jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus de cette délicieuse torture. Il
explosa une deuxième fois dans un grognement de plaisir et sourit lorsqu'elle bascula sur son torse.
Tendant les mains à tâtons, elle le détacha, afin qu'il puisse la prendre dans ses bras. Leurs corps
restaient imbriqués, et ils reprenaient ensemble leur respiration, leur souffle ne faisant plus qu'un. Dans la
semi-obscurité de la chambre, Andrew l'étreignit.
Il s'était produit quelque chose depuis leur arrivée à la campagne. Quelque chose qui changeait tout.
Mais il n'avait pas l'intention de penser à cela pour le moment.
23

Lysandra soupira en repoussant son assiette après un petit déjeuner tardif. Elle avait passé trois jours
de bonheur avec Andrew, donnant et recevant tant de plaisir que son corps semblait ne plus cesser de
ronronner de satisfaction.
Par-dessus tout, si, à Londres, Andrew avait dressé autour de lui de hauts remparts pour se protéger,
ici, il se montrait totalement ouvert. Or elle se rendait compte que cela pouvait être assez dangereux. Ils
passaient des nuits entières à parler de musique, de livres et d'autres formes de divertissements. Aucun
sujet n'était tabou, sauf un.
Elle n'avait plus essayé de l'interroger sur son passé. Toutefois, ce que Hester lui avait révélé à
propos de Rebecca et de leur enfant mort-né flottait entre eux même dans les meilleurs moments,
harcelant Lysandra d'incertitudes et de craintes.
Cependant, elle les réprima. Pour lui. Parce qu'il le lui avait demandé. Et puisqu'elle s'était avoué
dès le soir de leur arrivée qu'elle l'aimait, elle devait l'accepter.
Si seulement elle pouvait oublier à quel point cela faisait mal !
Une jeune servante entra dans la salle à manger pour débarrasser les couverts, et Lysandra lui sourit.
— Merci... Polly, c'est cela ?
La petite domestique rougit de plaisir.
— Oui, mademoiselle. Vous avez une bonne mémoire vis-à-vis du personnel. Nous en sommes
flattés.
A son tour, Lysandra sentit ses joues s'empourprer sous le compliment.
— Moi aussi, j'ai travaillé pour une grande maison, avoua-t-elle. Mais pas aussi grande que celle-ci.
Elle s'était promis de ne jamais cacher son passé, ni de nier ses origines ou d'en avoir honte. De
toute façon, seule comptait à ses yeux l'opinion d'Andrew.
La fille haussa les sourcils.
— Alors, vous savez combien c'est important pour nous.
Malgré sa gêne, Lysandra se mit à rire.
— Oh oui ! Je sais.
Encouragée par son attitude amicale, ou parce qu'elles étaient toutes deux du même rang, Polly posa
son plateau pour se rapprocher d'elle.
— Mademoiselle, souffla-t-elle après avoir jeté un coup d'œil inquiet par-dessus son épaule, je... je
voulais vous dire quelque chose. Tout le monde en parle dans les couloirs, mais vous n'avez pas été
avertie.
Lysandra se raidit. Elle n'était pas certaine d'avoir envie de savoir ce que disaient les domestiques
sur sa liaison passionnée, et souvent bruyante, avec le maître de maison.
— Oui ? s'enquit-elle dans un souffle.
— Voyez-vous, j'ai grandi ici, dans ce domaine. Ma mère fait partie des dirigeants du personnel.
Quand j'en ai eu l'âge, lord Callis m'a embauchée, afin que je n'aie pas besoin de trop m'éloigner d'elle.
Lysandra acquiesça d'un mouvement de la tête. Cette gentillesse ressemblait tout à fait à l'idée qu'elle
se faisait d'Andrew.
La domestique enchaîna :
— Tout cela pour vous dire que je le connais depuis... bien avant le... le drame.
Polly cligna des paupières, comme si cette évocation lui faisait monter les larmes aux yeux.
— Et avec vous ici, continua-t-elle, il semble plus heureux que depuis très longtemps.
Lysandra se mordit les lèvres. Elle s'était inquiétée des éventuels bavardages du personnel à propos
de sa liaison avec Andrew. Ou de son passé. Ou de ses vêtements. Ou d'une dizaine d'autres sujets sur
lesquels pouvaient se jeter les serviteurs dès que les portes se refermaient.
Mais elle ne s'était pas attendue à cela.
— Oh, je comprends... murmura-t-elle.
La servante essuya les larmes qui lui coulaient maintenant sur les joues, et poursuivit :
— Nous étions si inquiets pour lui, après la mort de lady Callis. Surtout quand il a tenté de...
La porte s'ouvrit brusquement sur un Berges rouge de colère.
— Polly, arrête ces bavardages ! lança-t-il d'un ton sec.
Si sec que Lysandra elle-même tressaillit, comme si elle avait fait quelque chose de mal.
La fille inspira l'air entre ses dents, ramassa son plateau et se rua dehors dans un cliquetis de
couverts.
Poussant un soupir exaspéré, Lysandra s'adossa à son siège. Une fois encore, elle se voyait écartée
de la vérité sur le passé d'Andrew et sur sa femme.
Elle n'obtenait que quelques petits indices par-ci par-là.
— Mes excuses, mademoiselle, dit Berges, resté sur le seuil. Polly est une jeune personne dissipée
qui parle souvent sans réfléchir. Elle n'aurait pas dû se laisser aller ainsi devant vous ; avec sa mère,
nous saurons le lui rappeler en temps utile.
Elle se leva.
— Oh, Berges, ne soyez pas trop dur avec elle ! C'est une gentille fille, voilà tout ce qui compte.
C'est sans doute parce que j'ai occupé une fonction semblable à la sienne qu'elle s'est senti un élan envers
moi. Sa langue se sera déliée plus facilement que si elle s'était adressée à une dame de haute qualité.
— Néanmoins il faudra, à l'avenir, qu'elle apprenne à tenir cette langue devant des personnes moins
compréhensives, car elle pourrait poser des difficultés non seulement à la maisonnée mais aussi à lord
Callis. La plupart des femmes qui viennent ici sont des dames.
Devant une Lysandra atterrée, il s'inclina en un petit salut.
— Pardon, mademoiselle, je ne voulais pas vous offenser...
Elle leva une main pour l'arrêter.
— Je le sais. Et vous avez raison, les dames doivent être plus nombreuses à venir ici que les femmes
comme moi. La future épouse de Samuel Callis ou... ou quelqu'un que lord Callis lui-même courtisera à
l'avenir, en vue d'un mariage. Quelqu'un qui ressemblera davantage à son ancienne épouse.
Le majordome soutint son regard.
— Oui, mademoiselle, souffla-t-il.
— Que s'est-il passé ?
Le voyant se retourner, elle ajouta vivement :
— Dites-le-moi. Si je le savais, cela pourrait peut-être m'aider à réconforter lord Callis, le temps
que je reste ici.
Berges demeura plus d'une minute sans répondre, comme s'il se demandait s'il devait se lancer, puis
il secoua la tête.
— Une partie de moi aimerait vous le dire, mademoiselle, soupira-t-il tristement. Parce que je crois
que vous pourriez effectivement l'aider. Mais un serviteur de mon rang doit avant tout respecter la
confiance de son maître. Si je la trahissais, je trahirais tout ce que je suis. Tout ce que j'ai promis d'être.
Ce n'est pas possible.
Lysandra lui sourit. Elle aimait bien cet homme et, si son refus la contrariait, elle le comprenait.
— Excusez-moi, dit-il.
— De rien, Berges, je n'aurais pas dû vous mettre dans cette situation délicate. Si je veux apprendre
la vérité sur lord Callis, je suppose qu'il me faudra lui poser directement la question.
Il lui jeta un regard sans doute plus direct qu'il n'en avait jamais adressé aux invités de cette maison.
— Vous êtes une bonne personne, mademoiselle. Une vraie dame.
Elle apprécia plus que tout cette marque de respect.
— Merci.
— Mademoiselle, j'espère vraiment que vous trouverez des réponses à vos questions.
Sur un dernier salut de la tête, il s'en alla.
Lysandra s'approcha de la fenêtre. Après deux journées de pluie, elle allait bientôt se promener avec
Andrew et, une fois qu'ils se retrouveraient seuls, elle pourrait enfin l'entraîner vers ces sujets qu'il
évitait soigneusement. Car il était temps de faire éclater la vérité.
Et il était plus que temps que Lysandra devienne une véritable maîtresse et compagne.

Si Andrew appréciait une chose dans sa relation avec Lysandra depuis leur arrivée à Rutholm Park,
c'étaient les silences confortables qu'ils partageaient parfois, aussi bien que leurs baisers passionnés.
Sauf en ce moment, alors qu'ils se promenaient bras dessus bras dessous dans la roseraie ; il n'aimait pas
son pesant mutisme.
Il avait perçu son anxiété dès qu'il l'avait vue, à sa façon de se tenir, de lui jeter sans cesse des
regards obliques. Quelque chose la tourmentait, et elle n'osait lui en parler.
Cela l'irritait.
Il lui montra un banc isolé au fond du jardin. Autour d'eux, arbres et buissons les mettaient à l'abri
des yeux indiscrets d'un jardinier ou de tout autre domestique.
— Si nous nous asseyions un moment ? proposa-t-il.
Elle acquiesça.
— Oui, ce serait peut-être préférable.
Une fois qu'elle eut pris place à côté de lui, il lui saisit la main.
— Visiblement, quelque chose vous trouble, Lysandra.
Ce disant, il caressait son bras du pouce, au point de la faire vibrer. Il sourit. Elle était tellement
sensuelle...
Mais il ne s'agissait pas de la mettre dans tous ses états, plutôt de déterminer ce qui la rendait si
nerveuse. Quelqu'un lui aurait-il dit quelque chose ?
À moins qu'elle n'ait reçu de mauvaises nouvelles de sa mère ? Il devait le savoir pour l'aider.
— Andrew, commença-t-elle doucement. Depuis mon arrivée ici... non, bien avant...
Elle se mordit les lèvres, et il se pencha vers elle.
— Vous pouvez tout me dire. On vous a annoncé une mauvaise nouvelle ? Votre cousin, ou votre
mère...
— Non, cela ne me concerne pas directement. Si c'était le cas, les choses seraient plus faciles. Vous
m'aideriez, même si je ne vous le demandais pas. Mais quand il s'agit de vous...
Comme elle n'achevait pas sa phrase, il prit un air contrarié et lui lâcha lentement la main.
— De moi ? Comment cela ?
À son tour, elle lui saisit les mains, les ramena sur ses genoux.
— Andrew, dès l'instant où je vous ai rencontré, j'ai été frappée non seulement par votre allure ou
votre capacité à me faire perdre la tête... mais par votre air de tristesse que personne ne semble pouvoir
soulager.
Il voulut se dégager, mais elle le retint fermement.
— Je vous en prie, ajouta-t-elle. Laissez-moi au moins vous le dire. Cela, et aussi que tous les gens
qui vous aiment voient ce chagrin. Ils souffrent, autant que moi, de vous voir le conserver au fond de
votre cœur. Mais il y a plus. Cela leur fait également peur.
— C'est absurde ! s'exclama-t-il en se levant brusquement.
Il s'éloigna de quelques pas. Impossible de rester immobile quand elle enfreignait sa demande de ne
jamais aborder des sujets aussi personnels.
— Non, ce n'est pas absurde ! lança-t-elle de son banc. Votre frère n'éprouve pas que de la pitié ou
de la tristesse pour vous. L'autre soir à l'opéra, je lisais aussi de la peur dans son regard, et j'en ai vu
autant chez vos domestiques. Andrew, j'ai entendu dire certaines choses sur vous, particulièrement ici.
— Cela ne vous regarde pas !
— Peut-être, mais je les ai entendues ! s'emporta-t-elle. Bon sang, c'est vous qui m'avez amenée ici !
Dans la maison même que vous partagiez avec Rebecca. Là où je ne pouvais que voir ses portraits et
entendre ses femmes de chambre. Vous saviez très bien que j'allais en apprendre davantage sur vous, et
aussi me poser des questions. Alors je crois que vous l'avez fait exprès, afin que ces secrets qui vous
pèsent tellement sur le cœur finissent par éclater au grand jour.
Il la fusilla du regard.
— Et qu'y pourriez-vous ? Je ne veux pas parler de ça, pourquoi vous inciterais-je à le faire à ma
place ?
Prudemment, comme si elle avait affaire à un cheval rétif, elle s'approcha de lui, posa une paume sur
sa joue.
— Sans doute ne voulez-vous pas en parler...
La douceur de sa caresse le tranquillisa plus qu'il ne l'aurait souhaité.
— ... mais vous en avez besoin, ajouta-t-elle. Et plutôt avec quelqu'un qui n'était pas là à la pire
époque de votre vie. Avec quelqu'un qui est venu autant pour vous donner du plaisir que pour apaiser vos
peines. Une maîtresse. Moi.
Horrifié à l'idée qu'elle ait peut-être raison, il plissa les paupières. L'avait-il vraiment amenée ici
dans le dessein inavoué de lui ouvrir son âme ? De l'aider à guérir, malgré lui ? Était-ce possible ?
— Alors, dites-moi pourquoi cette peur dans les yeux de ceux qui vous aiment ? murmura-t-elle.
Pourquoi les domestiques font-ils allusion à un enfant ? Pourquoi parlent-ils d'une chose horrible que
vous auriez tenté de faire ?
Bombardé d'images, Andrew ne pouvait plus bouger. Ni parler. Il avait tant prié pour ne jamais
revivre ces souvenirs depuis longtemps scellés dans sa mémoire...
— Vous pouvez me faire confiance, souffla Lysandra.
Tout en lui caressant la joue, elle le fixait d'un regard si bleu, si intense qu'il aurait pu s'y noyer. Et
s'il lui faisait confiance ? Il s'y était refusé jusque-là. Pourtant, elle était ici. Pour lui. Soudain, il avait
envie de lui raconter ce qu'il avait sur le cœur.
— Elle était enceinte, dit-il d'une voix cassée. Rebecca en était presque au sixième mois quand...
Il s'arrêta, incapable d'articuler ces mots. Se força.
— ... quand nous nous sommes disputés. Pour une peccadille.
— Quoi ? demanda doucement Lysandra.
Il ferma les yeux.
— Lorsqu'elle m'a dit qu'elle attendait un enfant, je me suis affolé. J'avais renoncé à mes aventures
libertines pour vivre avec elle et je savais qu'un enfant bouleverserait encore plus nos existences. Surtout
la mienne. Je venais de passer quelques nuits à l'extérieur, avec des amis qui visitaient le comté. Elle
voulait que je reste avec elle. Moi aussi, d'ailleurs, et c'est bien le pire. Mais nous nous sommes disputés
au sujet de ma « liberté ». Je suis parti et, une heure plus tard, un domestique est venu me trouver pour
m'annoncer qu'elle était très malade. Je suis rentré aussitôt. Elle avait commencé à saigner. Le bébé
arrivait. Beaucoup trop tôt, et le médecin n'y pouvait rien.
— Oh, Andrew ! Mais ce n'était pas votre faute !
— Vraiment ? Elle m'avait demandé de rester. Si j'avais été sur place, j'aurais peut-être pu faire
quelque chose. Ou bien elle se serait calmée et ne serait pas tombée malade.
Lysandra affichait une mine navrée. Il détestait quand on lui montrait de la pitié. Il ne la méritait pas.
Il ne méritait que haine et rejet.
— Le bébé n'a donc pas survécu ?
— Non. Mon fils n'a même pas pleuré. Il est mort avant d'avoir pu seulement respirer. Et les
saignements de ma femme continuaient de plus belle. Elle a succombé une demi-heure après lui.
Cette fois, Lysandra lui prit la main, mais il la lui retira. Il ne voulait pas de ses consolations.
— Andrew. Ce sont des choses qui arrivent. Sans raison. Et ce n'est la faute de personne, même si on
voudrait pouvoir en accuser quelqu'un.
— Elle avait besoin de moi, articula-t-il, la voix chargée de trois années de chagrin. Je l'ai
abandonnée. Je le savais. Je le sentais au fond de moi. Je n'ai cessé de rêver d'elle ensuite, de ressentir sa
haine dans mon sommeil. Alors, j'ai...
Il s'interrompit. Jamais il n'avait évoqué cette chose à haute voix. Auprès de quiconque.
— Qu'avez-vous fait ? souffla-t-elle.
— La raison pour laquelle ceux qui m'aiment me considèrent avec tant de frayeur, c'est que, deux ans
et demi plus tard, j'ai tenté de mettre fin à mes jours.
Il laissa échapper un long soupir. Presque de soulagement. Il en fut le premier étonné. Certes, bien
des gens avaient voulu lui parler de ce qu'il avait fait. Le médecin. Son frère. Son père. Ses amis. Mais il
les avait toujours repoussés, sans vraiment nier sa tentative, mais sans non plus la reconnaître.
— Andrew ! s'écria-t-elle, horrifiée. Que s'est-il passé exactement ?
— Je me suis saoulé à mort, ou presque. Et puis j'ai voulu me tirer une balle dans la tête. Seulement
j'étais ivre, je me suis à peine blessé.
Soulevant une mèche de cheveux, il lui montra la cicatrice blanche qui marquait son crâne, non loin
de la tempe. Le cœur serré, Lysandra sentit les larmes lui monter aux yeux.
— J'aurais bien essayé à nouveau, mais Berges, qui avait sa soirée libre, était rentré plus tôt que je
ne l'aurais cru. Il a entendu le coup de feu et m'a arraché l'arme des mains avant d'envoyer chercher un
médecin, tout en m'immobilisant pour que je ne tente pas de recommencer.
Lysandra écarquillait les yeux comme des soucoupes. Ce qu'il venait de lui raconter n'avait
effectivement rien d'anodin. Une scène de chaos, de sang, de cris...
— Qu'est-ce que cela vous a fait ? interrogea-t-elle. Qu'il vous sauve la vie ?
Personne ne lui avait jamais posé cette question. On lui parlait de ce qu'il aurait dû faire ou pas. On
lui disait qu'il avait eu de la chance de s'en tirer, ce qui était vrai. Mais personne ne lui avait demandé ce
qu'il avait ressenti après avoir manqué son coup, cette terrible nuit.
— J'étais en colère. Cela a duré six mois. J'ai plusieurs fois voulu renvoyer Berges à cause de son
intervention. Mais il refusait de partir.
Malgré son visage baigné de larmes, Lysandra parvint à sourire.
— Et ensuite ?
Dans un nouveau soupir, il alla se rasseoir sur le banc.
— Je me suis rendu compte que si j'avais réussi, je n'aurais fait que blesser ma famille qui souffrait
déjà de la mort de Rebecca et du bébé. Ce n'était qu'une tentative égoïste qui venait couronner une vie
déjà bien égoïste.
Lysandra répondit d'abord d'une petite grimace indiquant qu'elle n'était pas d'accord.
— Mais n'oubliez pas, déclara-t-elle, que votre vie a une valeur intrinsèque qu'il ne faut pas gâcher.
— Peut-être, oui.
Il haussa les épaules. Il n'était pas certain du bien-fondé de cette assertion.
Essuyant ses larmes, elle le dévisagea un long moment sans un mot.
— Je suis contente que vous n'ayez pas réussi, finit-elle par dire. Et jurez-moi que vous ne songez
pas à recommencer.
— Non, plus maintenant.
Ce qui était vrai, et il en était le premier surpris. Il l'avait déjà promis, à d'autres autant qu'à lui-
même. Mais jamais avec autant de sincérité que devant cette femme.
Elle lui souriait, à lui en faire palpiter le cœur. Il détourna la tête, posa les yeux sur un massif de
fleurs. Il reconnaissait ce sentiment qui montait en lui. Il l'avait déjà éprouvé. Et sa vie en avait été
bouleversée. Cela l'avait rendu meilleur. Ne serait-ce qu'un court moment.
Cela s'appelait l'amour.
Il s'était juré de ne plus aimer personne. Jamais. De toute façon, on ne tombait pas amoureux d'une
courtisane. Cela devait arriver à quelques hommes, mais il ne connaissait pas de meilleur moyen d'attirer
le scandale et les tracas.
Pour couronner le tout, il n'allait pas s'enticher d'une maîtresse temporaire. Elle allait bientôt le
quitter, partir avec un autre homme à qui elle se lierait sans doute pour des années. Il devait la laisser
tranquille ; ce serait préférable autant pour elle que pour lui.
En se retournant, il lui offrit son bras, et un sourire crispé.
— Venez, rentrons à la maison. Je me sens un peu fatigué.
À l'instant où elle glissa la main au creux de son coude, elle s'étira pour l'embrasser sur la joue.
— Andrew, je suis heureuse que vous m'ayez tout raconté. Je sais que c'était difficile, mais vous
m'avez fait confiance et je vous en remercie.
Il répondit d'un hochement de tête, car il ne se sentait plus le courage de parler. Lentement, il la
ramena vers la maison et, une fois à l'intérieur, l'embrassa à son tour sur la joue.
— Il faut que je discute de certaines choses avec Berges. Pourriez-vous m'excuser un moment ?
Elle lui jeta un regard inquiet.
— Est-ce que vous m'en voulez ?
Il lui caressa le visage.
— Non. Loin de là.
Elle ne parut pas vraiment le croire.
— Alors, dit-elle, je vais lire un peu dans notre chambre.
Il la regarda monter l'escalier, puis tourna les talons pour descendre vers le quartier des
domestiques.
Il trouva le majordome dans la petite pièce que celui-ci avait transformée en bureau. Surface exiguë,
mais qu'Andrew avait toujours admirée pour sa remarquable organisation. De là, le domestique gérait la
maison comme un vice-roi.
— Bonjour, monsieur ! s'écria l'homme en ôtant ses lunettes et en se levant. J'ignorais que vous étiez
rentré de votre promenade avec Mlle Keates. Pardon de vous avoir obligé à venir me chercher.
D'un signe, Andrew écarta cette excuse.
— J'ai cru comprendre que Miles... euh, le marquis de Weatherfield, venait rendre visite à son frère,
dans le comté ?
Le majordome fronça les sourcils, mais Andrew ne lui en voulut pas. Weatherfield faisait partie de
ses anciens camarades de débauche avant son mariage. Et le jeune frère du marquis possédait un domaine
non loin d'ici. C'était ainsi qu'ils s'étaient connus. Néanmoins, son ami n'avait plus remis les pieds dans la
région depuis longtemps. Il était avec Andrew la nuit de la mort de Rebecca.
— Oui, articula Berges. J'en ai vaguement entendu parler...
Andrew acquiesça.
— Pourriez-vous lui envoyer un mot ? J'aimerais le voir demain si possible.
Le majordome hocha lentement la tête. Il n'avait pas l'air de comprendre.
— Oui, monsieur le vicomte. Certainement. Je vais tout de suite expédier un message au manoir. Est-
ce que... quelque chose ne va pas, monsieur ?
Andrew hésita. Rien n'allait. Ce qu'il s'apprêtait à faire le rongeait. Mais il ne voyait pas d'autre
solution.
— Ça va, dit-il en regagnant la porte. Avertissez-moi dès que vous recevrez une réponse. Bonne
journée, Berges.
Là-dessus, il quitta le domestique pour aller retrouver Lysandra. Fatigué ou pas, il voulait passer le
plus de temps possible avec elle.
Tant qu'il le pouvait encore.
24

Lysandra s'était assise devant la coiffeuse de l'antichambre. Elle se regardait dans la glace mais ne
voyait rien, car elle songeait à tout ce que venait de lui raconter Andrew. À chacune des émotions qu'il lui
avait rapportées, le regard sombre.
Jusqu'au moment où il avait avoué cette tentative de suicide.
Elle frissonna. Cette seule idée la rendait malade de tristesse. Elle espérait toujours le sauver, bien
qu'il n'ait pas semblé en avoir envie. Il s'abîmait dans son chagrin. Il se torturait, ainsi que son frère en
avait parlé à l'opéra lors de cette soirée qui semblait remonter à cent ans.
Maintenant, elle savait pourquoi.
Soudain, Andrew entra, claqua la porte derrière lui et traversa la pièce d'un pas résolu pour la
rejoindre. Elle se leva aussitôt, prête à l'accueillir, bien qu'elle ne sache trop que penser de l'expression
de son visage.
— And...
Elle n'alla pas plus loin, interrompue par cette bouche qui écrasait la sienne, par ces bras qui
l'étreignaient. Il l'entraîna ainsi, collée contre lui avec une telle force qu'elle pouvait à peine respirer. Il
attaquait ses lèvres d'une langue insistante, à lui faire mal ; pourtant, elle s'ouvrit à lui, comme chaque
fois, s'abandonnant à ce baiser déchaîné, si passionné, si... désespéré.
Elle recula d'un bond. C'était bien cela. Il y avait du désespoir dans ce baiser, dans ses yeux, alors
qu'ils se regardaient devant le feu de la cheminée.
— Andrew ? murmura-t-elle.
Secouant la tête, il commença à lui déboutonner sa robe.
— Assez bavardé, Lysandra.
Il semblait ne plus se préoccuper que de ce qu'il était en train de faire. Quelque chose avait dû se
produire depuis leur retour à la maison. Mais quoi ? A moins qu'il ne soit juste en train de digérer leur
petite discussion et ne s'en affole.
Sans lui laisser le temps de répondre, il lui prit le visage pour un autre baiser brûlant. Cette fois, il y
mit plus de gentillesse, mais cela paraissait lui coûter. Son désespoir restait présent, en même temps que
son désir, ses tentatives de lui donner autant de plaisir que possible.
En lui disant la vérité, il avait fait ce qu'elle demandait. S'il avait maintenant besoin d'une brûlante
étreinte en réponse, elle n'allait pas la lui refuser. D'ailleurs, elle était incapable de lui refuser quoi que
ce soit, aussi le laissa-t-elle faire.
Il glissa les mains dans l'ouverture de sa robe pour la dégager jusqu'à la taille. La chemise suivit et,
bientôt, tous ses vêtements atterrirent au sol ; elle ne gardait que ses bas et ses escarpins.
Comme elle se baissait pour les enlever, il secoua la tête.
— Non, j'aime vous voir ainsi, murmura-t-il en ôtant sa propre chemise.
Bientôt, il fut aussi nu qu'elle. Aussi prêt qu'elle.
Il l'embrassa encore et, tout en promenant la langue dans sa bouche, il la souleva de terre pour
l'emporter vers le mur, près du feu. Elle sentit la dure surface lui heurter le dos, et entoura Andrew de ses
bras afin de garder son équilibre.
Sans la quitter des yeux, il s'introduisit souplement en elle.
Elle en resta sans voix. Jamais elle n'aurait imaginé qu'on puisse faire l'amour ainsi. Pourtant, c'était
le paradis. Un sombre paradis pour anges déchus, mais un paradis tout de même.
Il la plaquait contre le mur par courtes et violentes poussées, l'entraînant vers l'orgasme avec une
énergie, un désespoir et une violence qu'elle n'avait encore jamais connus. Impossible d'y résister. Pas
quand il s'enchâssait si parfaitement dans son fourreau.
Elle explosa en quelques instants mais il ne ralentit pas le mouvement alors qu'elle criait son extase.
En fait, cet orgasme semblait le stimuler, et lui-même ahanait à chaque coup de bassin, les muscles tendus
à l'extrême, le visage rouge. Jusqu'à ce qu'il pousse un hurlement furieux.
Sa semence jaillit en elle, inondant ses chairs tendres, la faisant vibrer de ses derniers échos de
plaisir. Il jeta la tête en avant, la cognant contre le mur, tandis que sa respiration reprenait peu à peu un
rythme normal.
— Andrew ? murmura-t-elle.
Il lui jeta un bref coup d'œil, puis l'emporta vers le lit. Il l'étendit sur les draps, la couvrit de son
corps brûlant et se remit à l'embrasser avec tendresse, comme s'il ne venait pas de céder sauvagement au
désir.
Elle savait qu'elle aurait dû l'empêcher de continuer, lui demander pourquoi quelques instants de
séparation avaient suscité en lui une manifestation de passion si violente. Mais elle ne le pouvait pas. Pas
quand il commençait à remuer une deuxième fois en elle, pas quand il la serrait avec une telle vigueur que
cela pourrait bien durer toute la vie.
Alors, elle l'embrassa, le comblant de son amour en espérant que cela suffirait à réparer ce qui avait
pu se briser entre eux.

Andrew se frotta les yeux en reprenant ses allées et venues dans son bureau. Après une nuit de pure
passion avec Lysandra durant laquelle ils n'avaient cessé de faire l'amour, il se sentait épuisé. Pourtant, il
se devait d'être fin prêt, car Weatherfield allait arriver d'une minute à l'autre.
Que faisait-il, bon sang ? Pourquoi avoir convié cet ancien ami chez lui ? Cette idée, qui lui avait
paru si juste la veille, semblait maintenant des plus grotesques.
Mais il était trop tard pour reculer. On frappait à la porte.
C'était Berges.
— Lord Weatherfield, monsieur le vicomte.
Là-dessus, il s'effaça pour laisser entrer le marquis.
Miles était un bel homme, grand, les cheveux sombres, les yeux noirs, devant lequel Andrew avait vu
bien des femmes se pâmer. Les deux hommes étaient amis depuis l'adolescence ; ils avaient écumé les
campagnes, courant les filles et commettant toutes sortes de sottises. Allant jusqu'à se partager une femme
de temps à autre.
— Callis ! lança son ami en ouvrant les bras. Content de te voir !
Andrew lui serra la main.
— Oui, moi aussi. Assieds-toi. Puis-je t'offrir quelque chose à boire ?
Miles leva les yeux au ciel.
— Surtout pas de whisky !
— Bon, alors du thé ? Ou du café ?
— Non.
Tous deux s'assirent et se regardèrent.
— Tu m'as l'air en forme, Andrew. Mieux que la dernière fois que je t'ai aperçu.
— C'est-à-dire ?
— On s'est croisés à Londres, il y a deux ans. Tu ne m'as pas vu, c'était clair. D'ailleurs, je crois que
tu ne voyais rien de ce qui se passait autour de toi. Dure période.
Andrew se sentit mal à l'aise. Ses anciens amis avaient été écartés de sa vie après la mort de sa
femme. Il ne pensait pas qu'aucun d'eux se souciait encore de lui.
— C'était il y a longtemps.
— J'ai entendu dire qu'une femme serait à l'origine de ta métamorphose, reprit son ami avec un
sourire taquin. J'adorerais la rencontrer. Elle doit opérer des miracles.
Andrew n'avait aucune envie d'aborder le sujet de Lysandra, pas tout de suite... La seule idée qu'un
autre puisse parler d'elle... d'eux, le faisait encore hésiter.
— Merci d'être venu si vite, lâcha-t-il pour changer de sujet.
Miles eut un léger sourire.
— Écoute, j'aime beaucoup mon frère, mais quels raseurs, lui et sa femme ! Et, franchement, ton
message a piqué ma curiosité.
— Ta curiosité ?
— Oh oui ! Tu dois deviner pourquoi, Callis. Après tout, on ne s'est pas revus depuis... enfin, depuis
la mort de Rebecca. À cette époque-là, tu m'avais carrément averti que tu ne voulais plus entendre parler
de moi ni d'aucun de tes vieux amis.
Andrew décroisa les genoux. Il avait effectivement envoyé promener tout le monde après le drame, à
commencer par ceux avec qui il buvait ce soir-là. Comme Miles.
— Je te présente mes excuses, souffla-t-il.
— Bon, tu n'étais pas vraiment toi-même à ce moment-là. Mais hier, quand j'ai reçu ce message me
demandant de venir tout de suite, je n'ai pas pu résister.
— Tu sais donc que j'ai une nouvelle maîtresse.
— Oh que oui ! On ne parle que de ça. Tout le monde se pose des questions. Aurais-tu repris ton
ancienne vie ? Quelle est la fille qui a pu te ramener au libertinage ? Comment se fait-il que ton père ne
décolère pas ?
Andrew ferma les yeux. C'étaient exactement les questions qu'il fuyait comme la peste.
— Elle n'est ma maîtresse qu'à titre provisoire.
Il avait beau dire cela, il ne pouvait s'empêcher de penser à Lysandra nue sur son lit, à Lysandra lui
tenant la main pendant qu'ils se promenaient dans le jardin. A Lysandra lui parlant toute la nuit de livres
ou de la vie qu'elle avait connue à Londres.
— Je ne comprends pas, dit son ami, interloqué.
— C'est une longue histoire. Je vais te la raconter.

Lysandra prit le temps d'inspecter son reflet dans la glace du couloir avant d'entrer dans le bureau
d'Andrew. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il la fasse appeler, après avoir annoncé qu'il devait travailler ce
matin. À moins qu'il n'ait envie d'un petit interlude ?
Elle se passa la main sur les cheveux en souriant, puis alla frapper à sa porte.
— Entrez, lança une voix étrangement sérieuse.
Affichant un sourire destiné à lui seul, elle fut surprise de découvrir deux hommes à l'intérieur. Il y
avait bien Andrew, mais aussi un inconnu devant la cheminée, qui se leva ; et cet être d'une beauté
renversante la fixait des pieds à la tête, l'air gourmand.
Ce qui la mit affreusement mal à l'aise.
— Pardon, je ne savais pas que vous aviez de la visite, dit-elle.
Avant d'ajouter hâtivement :
— Monsieur...
Andrew lui fit signe d'avancer. Il semblait aussi gêné qu'elle.
— Je voulais vous présenter mon ami, Lysandra. Entrez.
Elle ne comprenait pas. Bien qu'il l'ait emmenée un soir à l'opéra et présentée à son frère, il avait
laissé entendre qu'il voulait la tenir à l'écart du reste de sa vie. Pour tout dire, elle était convaincue qu'il
avait peu d'amis, repoussant ceux d'avant la mort de Rebecca sans chercher à s'en faire de nouveaux.
— S'il vous plaît, ajouta-t-il pour l'encourager.
Fermant la porte derrière elle, elle s'avança vers les deux hommes.
— Voici Lysandra Keates, dit-il à l'inconnu. Lysandra, je vous présente le marquis de Weatherfield.
Le cœur serré, elle vit celui-ci lui tendre une large main.
— Mademoiselle, fit-il doucement. Callis m'a dit le plus grand bien de vous. Je suis très heureux de
faire votre connaissance.
— M... merci, monsieur, souffla-t-elle en lui serrant la main.
Puis elle se tourna vers Andrew qui les regardait d'un air tendu mais déterminé.
— Joignez-vous à nous, lui proposa le marquis en désignant le fauteuil qu'il occupait devant la
cheminée.
— Bien sûr.
Elle alla s'asseoir et Weatherfield prit place à côté d'elle, tandis que, bizarrement, Andrew
s'installait à l'écart, les bras croisés.
— Andrew m'a raconté que vous aviez pris goût à l'opéra, lança le marquis pour récupérer son
attention.
Il avait le regard noir, perçant. Elle imaginait sans peine combien les dames devaient y être
sensibles.
— Ou... oui, confirma-t-elle. J'ai aimé le spectacle auquel nous avons assisté à Londres. Je
comprends pourquoi les gens en raffolent.
— L'opéra joue beaucoup sur la passion. Du moins, j'ai toujours eu cette impression.
Lysandra jeta un autre coup d'œil à Andrew. Fallait-il qu'un autre homme aborde devant elle un sujet
aussi délicat que la passion ? Cela lui semblait pour le moins déplacé en présence de son amant. Pourtant,
celui-ci ne disait rien, ne faisait rien, se contentant de les regarder, l'air buté.
— Je... je trouve ce point de vue tout à fait valable, monsieur.
L'homme sourit. Il l'examinait sans vergogne, avec beaucoup plus d'intérêt que de la simple politesse
envers la compagne d'un ami. Mais pourquoi ?
— Vous êtes une très jolie femme, lança-t-il.
À cet instant, tout devint clair. Elle fixa Andrew ; celui-ci ne les regardait plus, examinant ses mains
pressées sur ses genoux. Avec son air de chien battu, il lui fournissait une réponse des plus éloquentes. Il
avait fait venir son ami pour... pour... la lancer sur le marché des protecteurs. Weatherfield pourrait fort
bien être son premier client, et elle avait été convoquée dans ce bureau afin d'être examinée comme une
bête de somme.
La gorge sèche, elle redressa les épaules, le menton. Elle n'allait pas se laisser briser par cette
humiliation.
— Merci, monsieur, j'apprécie le compliment.
Elle se tourna vers Andrew.
— Pourrais-je m'entretenir un instant avec vous sur la terrasse, lord Callis ?
Celui-ci sursauta.
— Je...
— Si vous voulez bien nous excuser, monsieur, lança-t-elle à l'adresse de Weatherfield. Je dois
parler à lord Callis d'un sujet de la plus haute importance.
Le marquis haussa les sourcils, puis se mit à rire.
— Mais certainement, Lysandra. J'attendrai patiemment votre retour.
Elle se leva, rajusta ses jupons et passa devant Andrew vers les portes-fenêtres. Sans l'attendre, elle
se rua dehors, puis se tourna pour vérifier qu'il la suivait. Il ferma derrière lui.
— Qu'y a-t-il ?
— Vous me vendez à votre ami ? explosa-t-elle.
Il se renfrogna.
— Attention à votre ton, Lysandra, vous faites trembler la maison.
— Ne dites pas n'importe quoi ! rétorqua-t-elle d'un ton plus mesuré.
Inutile que l'autre homme les entende.
— Avez-vous fait venir votre ami dans le but de m'offrir à lui ? Pour jouer les... les entremetteurs ?
Comme Vivien ? Je ne m'étais pas rendu compte que vous aviez décidé de vous lancer dans ce métier.
Il accusa le coup, mais ne détourna pas les yeux.
— Lysandra, vous savez aussi bien que moi que notre liaison touche à sa fin. Je voudrais seulement
m'assurer que vous serez entre de bonnes mains quand nous nous séparerons.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, les lèvres tremblantes.
— Je... ne comprends pas...
— Pourquoi ressentez-vous ce besoin soudain de me refiler à un autre ? insista-t-elle d'un ton de
plus en plus aigu.
— Je ne vous refile à personne. Mais vous savez très bien que je ne peux pas vous offrir ce que vous
cherchez.
Il se détourna, avant d'ajouter :
— Ce que vous méritez.
Elle fit la grimace mais ne répondit pas, de peur d'en dire trop, trop fort.
— Et je m'inquiète pour votre avenir, continua-t-il. Voilà un moment que j'y pense. Je voudrais
m'assurer que vous serez avec un homme qui vous traitera bien, qui prendra soin de vous et de votre
mère. Si je puis vous au moins donner cela...
Serrant les poings, elle essayait d'ignorer les battements affolés de son cœur. Impossible. Elle avait
mal partout. Elle avait été assez folle pour se laisser aller à aimer un protecteur temporaire. A présent,
elle en souffrait aussi cruellement que s'il venait de la frapper d'un coup de poignard.
— Je vois, laissa-t-elle tomber d'un ton étrangement calme. Et vous croyez que cet homme,
Weatherfield, me conviendrait.
— Il a beau avoir une réputation de débauché, c'est un homme honnête. Il saura garantir votre confort
et votre... votre plaisir.
Lysandra ferma les yeux. Se pouvait-il qu'ils soient vraiment en train de parler d'un autre homme ?
En arrivaient-ils donc là ? Ou tout cela n'était-il qu'un cauchemar ?
Pourtant, quand elle rouvrit les paupières, elle se trouvait toujours sur cette terrasse, face à Andrew
qui semblait malade de lui annoncer une chose pareille. Néanmoins, il ne tenta pas un instant de revenir
en arrière.
Elle hocha la tête. Il l'aurait voulu. Tant pis.
— J'imagine que je dois vous remercier de vous être donné la peine de garantir mon confort et mon
plaisir. Mais, si je comprends bien, il est temps que je quitte votre chambre pour m'installer dans la
mienne.
Il se crispa.
— Et si je vous veux dans mon lit ?
Incrédule, humiliée, elle plissa les yeux.
— Vous continueriez à vouloir de moi alors que cet homme envisagerait de... de s'assurer mes
faveurs ?
— Cela n'aurait rien d'extraordinaire.
— Bien sûr ! lâcha-t-elle d'un ton glacial. Fort bien, dans ce cas, vous pourrez exiger de moi que je
remplisse les devoirs que je vous dois encore. Cela vous convient-il ?
Il croisa les bras.
— Lysandra...
— Je dois rentrer, marmonna-t-elle en lui tournant le dos.
— Pourquoi ? demanda-t-il d'une voix rauque.
Elle lui jeta un regard par-dessus son épaule.
— Puisqu'il me faut décider si je veux entrer dans le lit de cet homme des mois durant, voire
plusieurs années, je dois parler davantage avec lui pour mieux le connaître. J'imagine qu'il ne va pas
rester longtemps ici.
Là-dessus, elle retourna dans le bureau, auprès de l'homme qui l'attendait. Laissant derrière elle
celui qu'elle aimait, et qui refusait de la garder.
25

Andrew avait trouvé tout naturel de garder Weatherfield à dîner. Mais c'était oublier la détermination
de son ami en face d'une éventuelle maîtresse. Quant à Lysandra, elle se montrait résolue à remplir la
tâche qu'elle s'était fixée. Et voilà que ces deux-là, assis l'un à côté de l'autre à table, bavardaient comme
si Andrew n'existait pas.
— Quatre chevaux ? s'esclaffa-t-elle alors qu'il lui racontait une histoire drôle.
Andrew n'avait pas écouté, mais il doutait que cela mérite une telle hilarité.
— Oui, assura Weatherfield en riant, et je jure que le jeune marié a dû courir une dizaine de
kilomètres, ce jour-là, pour les rattraper.
— Miles, fit Lysandra en s'essuyant les yeux avec sa serviette. Le pauvre homme !
Andrew se tendit davantage. Elle avait appelé Weatherfield par son prénom, preuve d'intimité
particulièrement marquante pour des hommes de sa condition, à qui l'on s'adressait en général en utilisant
leur titre, ou tout au moins « monsieur ». La moindre familiarité devenait un privilège.
Empoignant sa serviette, il la jeta sur la table, repoussa sa chaise dans un crissement.
— Il est temps d'aller boire un verre au salon, annonça-t-il avec un semblant de sourire.
Ses deux hôtes le regardèrent comme s'ils avaient oublié sa présence. Weatherfield se remit à rire.
— A vrai dire, nous avons fini de dîner depuis un moment déjà. Ma charmante voisine m'a un peu
fait perdre la tête.
Lysandra s'empourpra comme une gamine, et Andrew en eut le cœur retourné. Heureusement qu'il
avait à peine mangé...
— Voyons...
Il contourna la table pour s'approcher de Lysandra.
— Puis-je vous accompagner, ma chère ? intervint Miles en se levant vivement.
Cette fois, Andrew en eut assez.
— Je m'en charge, laissa-t-il tomber.
Lysandra le considéra d'un air furieux, et il n'aurait su dire si c'était parce qu'elle voulait sortir au
bras de Weatherfield ou si elle était encore en colère contre lui. Il se surprit à souhaiter que la deuxième
raison soit la bonne.
Elle s'excusa d'un regard auprès du marquis avant de loger la main au creux du coude d'Andrew et de
se laisser entraîner hors de la salle à manger. Weatherfield suivait à une distance respectable.
— Il semblerait que l'idée d'un nouveau protecteur vous fasse de moins en moins hésiter, chuchota
Andrew.
Ils entraient dans le salon, et elle ne regarda même pas son compagnon.
— N'oubliez pas que tout cela vient de vous, Andrew. Qui suis-je pour m'opposer à vos ordres ?
Après tout, quand une courtisane perd son protecteur, ne doit-elle pas s'en chercher un autre ? C'est bien
ce que je suis censée faire, puisque vous ne voulez plus de moi. Alors, je vous en prie, gardez ce ton
moralisateur pour vous.
Andrew capta la douleur dans sa voix, mais elle tournait déjà les talons et s'approchait de la
cheminée. Il l'avait blessée, une fois de plus. Cependant, c'était une femme pleine de ressource. Elle
savait tirer le meilleur des pires situations. Chose qu'il admirait en elle - sauf à ce moment précis, quand
elle s'efforçait de séduire Weatherfield. Car il semblait évident que celui-ci était tombé sous le charme.
Autrement dit, elle serait dans le lit de Miles, et sortie de la vie d'Andrew, en un temps record.
Il se servit un verre qu'il engloutit à moitié, avant de se détourner de la desserte pour apercevoir
Weatherfield et Lysandra qui le regardaient. Son ami s'éclaircit la gorge.
— Mademoiselle, par cette belle nuit, que diriez-vous de sortir un peu sur la terrasse avec moi pour
admirer la lune ?
Elle hésita une fraction de seconde, ce qui combla d'aise Andrew. Au moins était-elle un peu
déchirée par la situation. Pourtant, ce soulagement s'évanouit lorsqu'elle sourit.
— Quelle charmante idée ! s'écria-t-elle, non sans un regard oblique vers lui. Lord Callis ne nous en
voudra pas si on l'abandonne un petit moment.
Certes, il pouvait refuser, mais à quoi cela rimerait-il ? C'était ce qu'il voulait, non ? Malgré son
désarroi, il acquiesça de la tête.
— Ou... oui, balbutia-t-il. Charmante idée, en effet.
Elle laissa peser sur lui son regard, mais finit par se détourner pour prendre le bras de Weatherfield
et disparaître sur la terrasse. Disparaître vers une autre vie, où Andrew ne pourrait plus la considérer
comme sienne.

Lysandra retint son souffle quand la porte-fenêtre se ferma derrière elle, la laissant seule avec lord
Weatherfield. Non seulement elle se trouvait en compagnie d'un homme qui pourrait devenir son prochain
protecteur, mais c'était Andrew qui l'y avait envoyée, l'offrant pratiquement comme un cadeau enrubanné
à Miles.
Cela lui donnait envie de pleurer.
— Ah oui ! s'écria Miles en la conduisant vers le bord de la terrasse. La pleine lune.
Elle leva les yeux et se détendit quelque peu en contemplant l'astre qui illuminait la nuit de son
éblouissante blancheur.
— Voulez-vous que nous parlions de la raison de ma présence ici ? s'enquit-il doucement.
Elle sentit son cœur se serrer.
— Le faut-il vraiment ?
— Je pense, oui. Vous savez bien sûr que Callis m'a fait venir parce que vous devrez bientôt vous
chercher un autre protecteur. Et je pourrais être candidat à cette fonction des plus plaisantes.
Elle recula un peu. Cet homme ne ressemblait en rien à Andrew, si réservé, presque anéanti par un
désir dont il ne voulait pas. Tandis que Miles... c'était tout autre chose. Il dégageait une forte confiance en
lui et ne semblait pas du genre à s'excuser de ses désirs ou de ses sensations.
— Il faut que je vous dise, commença-t-elle d'une voix trop aiguë. Bien que j'aie été... euh... formée
pour être courtisane, j'ai très peu d'expérience. Je ne voudrais pas que vous soyez déçu une fois l'affaire
conclue, que vous ayez l'impression d'avoir été floué...
Écarquillant les yeux, il se rapprocha d'elle.
— Vous êtes une femme vraiment extraordinaire, Lysandra.
Elle scruta sa silhouette, enveloppée par les rayons de lune. Il était si différent d'Andrew !
Physiquement presque son opposé : Andrew était blond avec des yeux brillants, alors que lui paraissait
sombre comme une nuit noire.
Pourtant, elle ne pouvait nier sa saisissante beauté. Ni le fait qu'il l'attirait... et qu'elle en était la
première choquée.
— Est-ce un défaut ? murmura-t-elle.
Il sourit.
— Oh non ! Pas du tout.
Il se rapprocha encore, baissa la tête pour poser les lèvres sur les siennes. Lysandra tressaillit
lorsqu'il essaya doucement de lui ouvrir la bouche. Il sentait la menthe et un peu le whisky, plaisante
combinaison masculine. Mais elle ne s'attendait pas à embrasser un autre homme, surtout sur la terrasse
d'Andrew.
Elle devait cependant reconnaître que l'expérience n'avait rien de désagréable et, bientôt, son corps
domina son esprit. Elle glissa lentement ses mains sur les bras de Miles, dans l'étreinte la plus intime
qu'elle puisse lui donner pour le moment, levant la tête vers lui, entrouvrant les lèvres, sortant la langue
pour la mêler à la sienne dans une danse érotique.
Il laissa échapper un soupir de désir, aussi profond que guttural, et elle eut la surprise de sentir son
corps réagir davantage encore. Ses seins se dressèrent sous la soie de sa robe, son sexe s'humidifia et une
impatience familière étreignit son entrejambe.
Il remonta la main de sa hanche à l'un de ses seins.
Elle se cambra tandis que son esprit s'emballait à l'évocation d'Andrew. Andrew agissant de même.
Andrew lui faisant l'amour doucement, violemment, lui donnant un plaisir incroyable.
Alors que Miles promenait un pouce sur son mamelon, elle geignit sans cesser de l'embrasser.
Puis, quand ils se séparèrent, elle leva les yeux sur lui.
Évidemment, un tel homme ne pourrait que lui apporter bien-être et sécurité. Elle sentait comment
son corps réagissait à ses caresses. Pourtant, elle n'éprouvait aucun des sentiments complexes que lui
inspirait Andrew. Aucun de ces élans qui lui agitaient l'âme. Elle l'aimait bien, pour autant qu'elle puisse
le connaître, mais c'était tout.
Cependant, peut-être était-ce justement ce qu'il lui fallait. Oublier Andrew. Consoler son cœur brisé
avec une relation qui ne la conduirait pas à mettre en danger ses sentiments.
— À quoi pensez-vous ? demanda Miles.
Battant des paupières, elle chassa ces idées de son esprit.
— Moi ?
— Vous me dévisagez avec une lueur si brillante dans les yeux... Seriez-vous en train d'apprécier la
valeur de mes baisers, de mes caresses ? J'aimerais connaître vos conclusions. Suis-je le genre d'homme
que vous pourriez prendre pour amant ?
Elle resta un instant sans voix. Elle n'avait pas l'habitude de devoir répondre à des questions aussi
directes. Cependant, elle avait choisi ce genre de vie, et il lui fallait s'y adapter.
— Je crois qu'à l'évidence, nous devrions parfaitement nous entendre... à bien des points de vue.
Elle rougit, et cela le fit rire.
— Oh oui, cela me paraît plus qu'évident ! rétorqua-t-il en reprenant son sérieux. Je sais que vous
devez vous occuper de votre mère. Andrew m'a raconté qu'il l'avait installée dans une nouvelle demeure
et, bien sûr, je m'occuperai de sa pension, tout en assurant votre train de vie. Du moins, si vous acceptez
de renoncer à votre position actuelle.
Elle hésita, puis secoua tristement la tête.
— Je crois que cette décision m'échappe complètement. Mais j'aurai effectivement besoin d'un
protecteur, alors si vous acceptez de le devenir, je pense que nous nous entendrons bien.
Il se pencha pour lui effleurer à nouveau les lèvres.
— J'ai hâte de vérifier cela, Lysandra. Mais je crois que, pour le moment, nous devrions regagner le
salon. Andrew et moi avons quelques questions à discuter. Je retourne à Londres demain. Accepteriez-
vous de m'accompagner, ou préférez-vous attendre quelques jours pour... pour régler vos affaires ici ?
Elle se figea. Demain ? Si vite ? D'un côté, elle avait envie de s'accrocher à cet endroit. A ce qu'elle
avait partagé avec Andrew. Mais, à la vérité, cela ne serait-il pas encore plus douloureux ?
Elle soupira.
— Je crois que je ferais mieux de partir avec vous, Miles. À quoi bon retarder l'inévitable ?
Il la contempla un long moment, avant d'acquiescer de la tête.
— Fort bien, Lysandra. Je vais m'occuper des détails. Rentrons, maintenant.
Elle lui reprit le bras mais, alors qu'ils regagnaient le salon, elle ne put retenir quelques larmes. Des
larmes qu'elle refusait de répandre. Car elle ne pourrait supporter la douleur qui les accompagnerait.

Andrew regardait par la fenêtre d'une pièce obscure la terrasse en contrebas. Au clair de lune, il
distinguait tout ce que faisaient Lysandra et Miles.
Et c'était insupportable.
Ils se parlaient, très près l'un de l'autre. Puis arriva le moment tant redouté. Il sursauta en se rendant
compte que cet instant de voyeurisme ne lui inspirait pas que de la colère, comme il s'y attendait, mais
autre chose aussi. Il regarda cette femme qui avait partagé son lit se laisser tenter par un autre homme.
Mille questions lui traversèrent l'esprit. Était-elle humide de désir ? Quand Miles posait une main
sur son sein, poussait-elle un violent soupir comme avec lui ?
Pire que tout : pensait-elle encore à lui alors qu'elle s'apprêtait à entrer dans le lit d'un autre ? Il
avait envie de se précipiter sur la terrasse pour caresser cette femme que Miles embrassait. De la
marquer physiquement, afin de faire partie de toutes ses prochaines liaisons.
Pourtant, s'il avait déjà partagé des conquêtes avec Miles, surtout durant leurs nuits de beuverie, six
ou sept ans auparavant, il ne se sentait pas capable de le supporter maintenant. Pas avec Lysandra. Pas
avec quelqu'un qui comptait autant pour lui.
Et ces deux-là qui continuaient à parler, leurs corps toujours serrés l'un contre l'autre, leurs têtes si
proches... et le désir d'Andrew qui s'évanouissait. Il pouvait encore supporter de voir l'ardeur que mettait
Lysandra à embrasser un autre homme. Elle portait cela dans son corps. Mais cette sorte d'intimité qui
s'installait au cœur d'une conversation... la preuve qu'il était en train de la perdre...
Bientôt.
Tous deux pivotèrent vers la porte-fenêtre, et il se dépêcha de regagner le salon, l'esprit en
ébullition.
Qu'allait-il faire quand Lysandra serait partie ?
26

Andrew savait mieux que personne contrôler ses émotions. Il avait eu le temps de s'entraîner depuis
la mort de sa femme. Mais alors que Lysandra et Weatherfield rentraient dans le salon, il sentit que son
expression n'avait rien d'amical. Sans doute avait-il l'air aussi furieux qu'il l'était en réalité.
Encore que Lysandra ne parut pas s'en apercevoir. Ce fut à peine si elle lui accorda un regard, tout en
s'éloignant de Weatherfield pour aller boire une longue gorgée de cognac dans le verre qu'elle avait
abandonné.
Sous les yeux inquiets d'Andrew autant que de Weatherfield.
— Ma chère, lança le marquis, vous semblez fatiguée, et cela se comprend. Vous venez de vivre une
soirée éprouvante. Je vous suggère d'aller vous coucher. Nous n'en serons aucunement offensés.
Andrew serrait les poings. À quoi jouait Miles en se permettant de donner ainsi des ordres à sa
maîtresse ?
Lysandra n'eut pas la même réaction. Elle décocha un bref regard à Andrew, puis hocha la tête.
— Oui, je suis fatiguée. Bonne nuit à tous deux.
Là-dessus, elle quitta la pièce sans se retourner.
Andrew la fixa en se retenant de courir à sa suite.
— Je dois reconnaître que je suis content de te voir aussi remué, lança Miles quand ils se
retrouvèrent seuls. Même si c'est de colère contre moi.
Andrew lui jeta un regard mauvais, tout en récupérant le verre abandonné par Lysandra afin de le
vider. Il vit la marque laissée par ses lèvres et plaça les siennes dessus, pour lui souhaiter une bonne nuit,
puisqu'elle ne l'avait pas embrassé...
— Il semble évident que tu adorerais me mettre ton poing dans la figure, reprit Weatherfield en
haussant les épaules. Quoique je me demande pourquoi.
— Vraiment ? rétorqua Andrew.
Il fit claquer le verre sur la table avec une telle force que celui-ci se fendit. Avant de continuer :
— Tu emmènes ma maîtresse sur la terrasse, tu l'accostes comme si je n'étais pas à côté, puis tu
l'envoies au lit comme si elle était déjà à toi. D'après toi, comment devrais-je réagir ?
— Attends, n'est-ce pas pour cela que tu m'as fait venir ici ? Tu t'es montré clair, cet après-midi. Tu
m'as dit carrément que tu en avais fini avec elle et que, selon toi, nous étions faits l'un pour l'autre. Si tu
permets, je voudrais vérifier avant de l'accepter pour maîtresse. Nous devons être attirés l'un par l'autre
et partager une certaine complicité.
Certes, il disait vrai. Mais pas avec Lysandra. Andrew ne voulait pas le savoir.
— Tu aurais pu être plus discret, marmonna-t-il.
Weatherfield se mit à rire.
— Il s'agit bien de ça ! Aurais-tu préféré que je me glisse en douce dans sa chambre cette nuit ? C'est
une idée, d'ailleurs.
Andrew essaya de se calmer, de ne pas montrer sa fureur noire. Il aimait bien Miles. Du moins,
autrefois. Impossible de nier la raison pour laquelle il l'avait fait venir. Mais, en ce moment, il songeait à
tous les endroits où il pourrait enterrer son cadavre.
Il se frotta les yeux pour se reprendre.
— Tu me connais, enchaîna tranquillement Weatherfield. Je ne poursuivrais jamais de mes assiduités
une femme à qui tu t'intéresserais vraiment. Je ne toucherais pas une femme à laquelle tu tiendrais. Il me
reste donc à savoir si tu veux ou non la garder.
— Oui. Non !
Miles s'assit et sortit un cigare de sa poche.
— Il faut savoir ce que tu veux, mon cher. Écoute, tu m'as demandé de lui proposer d'être son
protecteur, et je l'ai fait. Je vais la prendre en charge, elle et sa famille... si tu me confirmes que c'est bien
ce que tu souhaites. Mais décide-toi. Je repars pour Londres demain et je l'emmènerai avec moi.
Andrew flancha. Demain ? Seigneur, il n'aurait pas cru que tout s'achèverait si vite ! Qu'il allait
devoir renoncer à elle dans les heures à venir.
— A présent, continua Miles, je vais retourner chez mon frère. J'ai été content de te revoir. Fais-moi
connaître demain ta décision, après le petit déjeuner.
Il se leva et se dirigea vers la porte, après avoir envoyé une petite tape sur l'épaule de son ami.
— Tu dois trouver un moyen de lâcher cette femme, conclut-il. Du moins, si c'est ce que tu veux
réellement.
Andrew grommela une réponse inaudible et Miles s'éclipsa, le laissant devant le feu.
Lâcher cette femme. Oui, c'était ce qu'il devait faire. Mais elle était encore à lui pour une nuit.
Et il comptait bien en profiter.

Lysandra s'était assise devant la coiffeuse de sa chambre. La sienne, pas celle d'Andrew où elle
avait passé tout son séjour ici.
C'était une très jolie pièce. Et elle s'y sentait très seule. Comme il se devait. N'était-ce pas ce
qu'avait voulu Andrew ?
Elle se releva, incapable de tenir en place. Elle était épuisée, pourtant son esprit fourmillait
d'images d'Andrew. Et de Miles. Et aussi de brumeuses représentations de son avenir, où elle avait
espéré inclure le premier de ces deux hommes mais où elle voyait maintenant le second.
Le plus étrange était que, si elle avait commencé avec quelqu'un comme Miles, elle ne redouterait
pas aujourd'hui d'avoir une liaison avec lui. Seulement, elle avait débuté avec Andrew, aimé Andrew, et
il lui paraissait... interdit d'envisager des années de passion avec un autre homme. Pourtant, c'était
exactement ce à quoi la poussait son amant.
— Impossible, murmura-t-elle en se frottant les tempes.
La porte s'ouvrit mais, au lieu de la bonne attendue, ce fut Andrew qu'elle vit apparaître, la chemise
entrouverte, le souffle court, le regard fou ; il s'agrippait au panneau et la dévisageait de ses yeux furieux.
Elle recula, le cœur battant, non parce qu'elle avait peur de lui mais parce qu'elle l'aimait et le
désirait plus que jamais. Malgré tout.
— Andrew ? cria-t-elle d'une voix rauque.
Il entra, claqua la porte derrière lui.
— Je suis content que vous n'ayez pas oublié mon nom.
Lysandra refusa de se laisser impressionner.
— C'était ce que vous vouliez ; c'est vous qui l'avez demandé. Je suis bien obligée de faire ça, pour
vivre. Ne croyez surtout pas que ce soit par plaisir.
Il haussa un sourcil.
— Vous sembliez pourtant prendre un immense plaisir à l'embrasser, sur la terrasse. À le laisser
vous caresser.
Elle plissa les yeux.
— Vous nous regardiez ?
— Pourquoi pas ? Je suis chez moi, et vous êtes ma maîtresse.
Elle hésita. Au moins, par sa colère, prouvait-il que cette situation ne lui plaisait pas plus qu'à elle ;
cependant, il semblait toujours prêt à la laisser partir, alors qu'il avait tous les moyens de la garder.
— Non, gronda-t-elle en croisant les bras. Je ne crois pas l'avoir jamais été. La première fois que
vous m'avez touchée, vous aviez déjà l'intention de me renvoyer un jour. Vous n'avez jamais envisagé que
notre liaison puisse durer davantage que le temps de mon « apprentissage », comme vous disiez. Je n'ai
jamais été à vous, Andrew. Vous n'avez aucun droit de vous fâcher si je dois maintenant partir avec
quelqu'un d'autre.
Il la contemplait sans un mot. Comme si elle venait de lui parler dans une langue étrangère.
— Vous n'avez jamais été à moi, répéta-t-il tout bas.
— Non.
Il traversa la pièce en quelques enjambées, la saisit par les deux bras presque méchamment.
— J'ai pourtant bien eu cette impression lorsque j'ai fait ça.
Il plaqua sur sa bouche un baiser vengeur.
Elle aurait dû se dégager. Ne venait-elle pas de passer un accord avec Miles, moins d'une heure
auparavant ? Pourtant, elle n'en fit rien. Le contact d'Andrew, ses baisers l'enivraient, et la pensée qu'elle
pourrait l'aimer encore une dernière fois avant de le perdre était trop tentante. Elle se souleva sur la
pointe des pieds pour l'envelopper de ses bras, mêla sa langue à la sienne dans une danse effrénée.
Il la fit reculer jusqu'au grand lit, lui déchira sa chemise, et elle se retrouva nue en un instant, le tissu
flottant autour de ses pieds tandis qu'il défaisait son pantalon. Son membre jaillit et il la souleva,
s'enveloppa de ses jambes tout en s'enfonçant en elle.
Tous deux crièrent, mais il ne lui laissa pas le temps de goûter son plaisir, replongeant en elle, la
plaquant contre le lit, enfonçant les doigts dans ses hanches pour la maintenir en place. Elle frémissait,
sursautait de plaisir, frottant son clitoris contre lui jusqu'à en recevoir mille décharges exquises.
Enfin, elle renversa la tête en arrière et hurla le nom d'Andrew dans le silence de la chambre.
A son tour, il gronda de plaisir en répandant sa semence.
Ils retombèrent ensemble sur le lit et il posa le visage sur sa poitrine nue, le membre toujours enfoui
dans son sexe palpitant. Un long moment, ils restèrent ainsi immobiles, sans rien dire. Assez longtemps
pour que Lysandra commence à se demander s'il ne s'était pas endormi dans cette étrange position, à
moitié sur le lit, à moitié en dehors.
— Demain, Weatherfield va venir vous chercher, annonça-t-il à voix basse.
Elle cligna des yeux pour en chasser les larmes.
— Oui, murmura-t-elle. Je sais, nous en avons parlé.
Il releva la tête.
— Vraiment ? Vous avez accepté ?
Comme elle acquiesçait, elle s'attendit à une nouvelle crise de rage. Cependant, il ne fit que lui
prendre le visage entre les mains.
— Revenez dans ma chambre. Je vous en prie ! Passons cette dernière nuit ensemble.
Elle hésita. Ce serait merveilleux. Mais si elle passait la nuit dans ses bras... comment pourrait-elle
partir ensuite ?
Elle secoua la tête.
— Non. Nous n'aurions déjà pas dû faire ça. Si je retourne dans votre chambre...
Elle s'interrompit. Que dire ? Qu'elle l'aimait ? Cela ne rimerait à rien.
— Eh bien, reprit-elle, si je retourne dans votre chambre, demain sera beaucoup plus dur. Il vaut
mieux nous souhaiter bonne nuit.
Elle devinait qu'il avait envie de contester ces arguments. D'insister. Au lieu de quoi, il soupira
lourdement.
— Si c'est ce que vous voulez...
Il se sépara enfin de son corps, reboutonna sa braguette. Elle vint s'asseoir près de lui, posa la main
sur ses cheveux.
— Andrew, vous devez le savoir. Vous m'avez toujours apporté ce dont j'avais besoin. Je ne
l'oublierai jamais.
À la lumière du feu de cheminée, il la contempla longuement, ouvrit la bouche, mais il ne dit rien et
finit par se pencher pour l'embrasser.
Puis il quitta la chambre. La laissa seule.
Tout était fini. Elle se pelotonna dans son lit et, cette fois, laissa ses larmes couler.

Londres n'avait pas changé. Pourtant, Lysandra ne s'y reconnaissait pas. Et elle savait très bien
pourquoi. C'était elle qui avait changé. Elle ne serait jamais plus la personne qui s'était adressée à Vivien
avant de rencontrer Andrew et de tomber amoureuse de lui.
Elle le ressentit profondément quand elle alla voir sa mère, qui ne cachait pas son inquiétude. Mais
aussi quand elle déménagea toutes ses affaires de la demeure louée par Andrew ; elle faillit éclater en
sanglots lorsqu'il fallut dire au revoir à ces domestiques auxquels elle s'était attachée.
Elle le ressentait encore à présent, installée dans le salon d'une nouvelle demeure, aussi jolie que la
première, en attendant Miles. Miles, son nouveau protecteur et futur amant.
La gorge sèche, elle alla regarder par la fenêtre le jardin en contrebas.
— Tu y arriveras, Lysandra, murmura-t-elle afin de mieux s'en persuader. Il le faut, donc tu y
arriveras.
Derrière elle, la porte s'ouvrit et elle pivota pour voir entrer Miles. Il lui sourit, si beau dans sa
tenue parfaitement coupée. Pourtant, elle n'éprouva pas le moindre sentiment de bonheur. Au contraire,
son cœur se serrait d'anxiété tandis qu'une petite voix lui répétait « Ça y est ! Ça y est ! » à la rendre
folle.
— Vous voilà donc installée ! lança-t-il avec un regard appréciateur.
— Oui, lâcha-t-elle d'une voix cassée.
Elle s'éclaircit la gorge avant de continuer :
— Oui. Merci pour votre aide. Tout s'est passé aussi bien que possible.
— Parfait.
Il n'avait pas vraiment l'air de s'intéresser à la question. C'était davantage une façon polie d'entamer
la conversation.
— Quelle jolie maison ! reprit-elle en cherchant comment combler le silence.
Et peut-être retarder un peu l'inévitable.
— Oui, on dirait. C'est mon notaire qui m'a conseillé ce quartier.
Il la contempla un long moment, qui parut durer une éternité. Enfin, il lui tendit la main.
Elle hésita avant de venir la prendre, leva les yeux vers lui. Elle savait très bien ce qui allait arriver,
se rendait compte que son traître de corps allait sans doute en apprécier chaque instant...
Mais son cœur se briserait en mille morceaux.
Miles commença par l'embrasser sur les lèvres, puis tenta doucement de les ouvrir et goûta sa
bouche, longuement. Lysandra se détendit, posant une main sur son torse.
Il recula, sans la quitter des yeux. Et soudain, il la stupéfia en lui rendant sa main.
— Lysandra, il ne se passera rien entre nous, énonça-t-il gentiment.
Elle en resta sans voix, écarquillant tellement les yeux qu'elle eut l'impression de ressembler à
quelque insecte.
— Quoi ? parvint-elle à balbutier.
Penchant la tête de côté, il sourit avec indulgence, comme s'il s'efforçait d'expliquer à une enfant un
problème compliqué.
— Vous et moi n'entretiendrons jamais de liaison. Je crois m'en être rendu compte dès le soir où nous
nous sommes embrassés sur la terrasse, mais maintenant... voilà qui confirme mes doutes.
Elle se rua vers lui, saisissant la main qu'il lui avait offerte quelques minutes auparavant.
— Non, je vous en prie, Miles ! Qu'ai-je fait pour vous déplaire ? Comment vous faire changer
d'avis ?
Il lui baisa les doigts, les porta sur son cœur.
— Chère petite, vous n'avez rien fait de mal. Il se trouve simplement que vous en aimez un autre, un
homme que j'ai naguère considéré comme mon meilleur ami.
Elle se détacha de lui, recula d'un pas.
— N... non ! mentit-elle d'un ton qui ne la convainquit pas elle-même. C'est ridicule. Comment
pourrais-je aimer Andrew ? Il a été mon protecteur, voilà tout, durant une si courte période que... que cela
ne rimerait à rien.
— Vous êtes ravissante quand vous mentez. Mais pas très douée. La vérité se lit sur votre visage.
— Bon sang ! marmonna-t-elle.
— Depuis combien de temps l'aimez-vous ?
Elle n'avait aucune envie de discuter d'Andrew avec lui, mais vers qui d'autre se tourner ? Qui
d'autre savait ce qui s'était passé entre eux ?
— Un moment, admit-elle. Pourtant c'est de la folie, vous vous en doutez bien. Il ne m'aime pas.
Curieusement, il haussa une épaule, comme s'il n'était pas d'accord avec cette déclaration. Toutefois,
il ne la contredit pas.
— Même s'il me désirait à un certain point, il a clairement laissé entendre qu'il ne voulait pas aller
plus loin avec moi, enchaîna-t-elle. Vous en avez eu la preuve quand il vous a fait venir chez lui et m'a
pratiquement poussée dans vos bras.
Miles se rembrunit.
— Sans doute est-ce l'impression que cela donnait, mais je peux vous dire que Callis n'a pas du tout
apprécié cet épisode. J'ai cru qu'il allait me tuer, après que nous nous sommes embrassés sur la terrasse.
Ce souvenir fit rougir Lysandra, surtout quand elle pensait à ce qui s'était passé ensuite. La fureur
qu'Andrew avait montrée après avoir compris que ce serait leur dernière fois.
— Il tient à vous, assura Miles.
— Mais pas assez. Et je me retrouve sans protecteur.
Il lui souleva le menton pour la forcer à le regarder.
— En tout cas, ce ne saurait être moi. J'ai beaucoup de défauts, mais pas au point de trahir une
amitié.
— Même s'il vous l'a demandé ? insista-t-elle, essayant encore de le faire changer d'avis.
Il sourit.
— Je parlais de vous. Vous, mon amie.
Elle ne put s'empêcher de lui rendre son sourire, puis lui caressa la joue avant de se détourner.
— J'imagine qu'il va me falloir prendre une autre maison, soupira-t-elle.
Au moins avait-elle quelques bibelots à vendre. Et Andrew avait payé le loyer de sa mère avec six
mois d'avance. Cela lui laisserait le temps de chercher un autre protecteur. Et puis, Vivien l'aiderait peut-
être.
— Non, dit Miles en interrompant ses pensées. Vous resterez ici, comme prévu. Jusqu'à ce que vous
trouviez un protecteur pour vous installer chez lui. Et si cela s'avère difficile, je vous promets de raconter
à qui de droit comment vous savez faire perdre la tête aux hommes. Venant de ma part, la chose ne pourra
qu'attirer des dizaines de candidats qui viendront frapper à votre porte. Ils se battront pour vous. Ce sera
au plus offrant.
Bien que mortifiée par la perspective de cette véritable vente aux enchères, elle se mit à rire.
— Ce ne serait pas très juste pour vous, finit-elle par objecter.
— Eh bien, disons que vous avez supporté beaucoup d'injustices. Alors je propose d'en prendre un
peu sur moi, voulez-vous ?
Elle hésita, puis hocha la tête.
— Très bien, si vous êtes certain que cela ne va pas vous poser de difficultés...
— J'en suis certain.
Là-dessus, il se pencha pour l'embrasser encore, toujours sur les lèvres, mais sans plus chercher à
les ouvrir.
— Je compatis à votre souffrance, assura-t-il.
Elle recula en soupirant.
— Je ne peux pas m'offrir le luxe de souffrir.
— Voyez-vous, ma chère, je n'ai qu'un regret : nous aurions pu être très heureux ensemble.
Ce disant, il lui offrit son bras pour la conduire dans la salle à manger où les attendait le dîner.
Elle sourit.
— Oui. Vous avez sans doute raison. Nous aurions pu être très heureux ensemble.
27

Andrew se terrait depuis des années à la campagne. Il s'était toujours senti bien dans cette
gentilhommière où il avait tant reçu... et tout perdu. Où il pouvait se haïr à loisir.
Mais à présent, tout avait changé.
Rutholm Park lui semblait gigantesque et vide, et il n'y trouvait plus aucun réconfort. Tant et si bien
que moins d'une semaine après le départ de Lysandra dans la voiture de Weatherfield, il regagna Londres
pour y entamer une autre vie.
Une vie sans elle.
Il préférait ne pas imaginer qu'elle était maintenant installée dans la maison de Weatherfield, dans
son lit.
N'était-ce pas pour cela qu'il était parti ? Pour oublier.
Invité ce soir-là chez son frère qui lui avait enfin présenté sa fiancée, il ne se sentait pas d'humeur à
goûter la réception donnée en petit comité. Resté sur le seuil du salon, il regardait Sam bavarder avec
quelques amis, et Adela qui passait d'un groupe à l'autre avec un sourire et un mot gentil pour chacun.
Il avait l'impression de voir toute la scène au ralenti ou derrière une vitre. Car il ne pouvait penser
qu'à Lysandra.
Agacé, il vida son verre.
— Tout va bien ?
C'était Adela qui s'approchait de lui, son joli visage altéré par une expression inquiète.
— Oui, lady Adela, affirma-t-il. Bien sûr.
Elle s'arrêta devant lui, glissa une boucle blonde derrière son oreille.
— Vous affichez un air si... sévère ! Nous n'avons pas eu beaucoup l'occasion de bavarder ce soir,
j'espère que vous ne désapprouvez pas le choix de votre frère.
Il recula, étonné qu'elle ose ainsi aller droit au but, mais également effaré que sa propre attitude
puisse autant prêter à confusion.
— Oh non, madame ! s'écria-t-il. Je vous assure que mon humeur n'a strictement rien à voir avec une
quelconque critique envers vous.
Le sourire qu'elle lui adressa ne cachait pas son soulagement, mais il la sentit hésiter encore. Ce
qu'il ne voulait surtout pas. Qu'elle épouse donc son frère, l'un des rares êtres en qui il ait une totale
confiance. Si Adela ne l'appréciait pas, ou craignait qu'il ne l'apprécie pas, cela pourrait affecter à jamais
ses relations avec Sam...
Repoussant ses pensées au sujet de Lysandra aussi loin qu'il le pouvait, il se concentra sur la jeune
femme qui lui faisait face.
— Je vous ai observée, ce soir, dit-il, bien que j'aie été trop absorbé par mes préoccupations pour
vraiment vous parler. En fait, j'approuve totalement le choix de mon frère. Vous êtes assurément une
grande dame. Tous deux, vous semblez faits l'un pour l'autre.
Elle souriait toujours, quoiqu'elle ne paraisse pas totalement satisfaite.
— N'oubliez pas que je l'aime, ajouta-t-elle gentiment.
Andrew devait convenir qu'il avait affaire à une personne franche et directe. Et cela lui plaisait. En
bien des points, elle lui rappelait Lysandra.
— Certes, approuva-t-il. Et je dirais que c'est votre qualité la plus importante.
Elle le considéra un instant.
— Vous avez perdu l'épouse que vous aimiez, je crois ?
Andrew se crispa. Quelques semaines auparavant, cette question aurait mis un terme à la
conversation. Mais bien des choses avaient changé depuis. Il hocha lentement la tête.
— Oui, murmura-t-il.
— Dans ce cas, vous savez combien l'amour est un bienfait rare et important, dit Adela en jetant un
long regard à Sam.
Son expression n'exprimait que la plus intense dévotion. Le pur, le véritable amour. Il les envia.
Adela pouvait aimer Sam et l'épouser sans arrière-pensée.
— Je sais, acquiesça-t-il. Goûtez-en chaque instant.
— J'y compte bien.
Elle rougit, mais se reprit vite, ajoutant :
— J'ai toujours pensé que si l'on avait le bonheur de rencontrer quelque chose d'aussi rare que
l'amour, surtout dans nos classes sociales où le mariage sert avant tout à assurer un rang ou une fortune, il
fallait s'y accrocher à tout prix.
Andrew en eut le souffle coupé. Il avait rencontré l'amour non pas une fois, mais deux. La première
fois, il l'avait perdu. La seconde, il l'avait jeté au rebut. Les paroles de la jeune femme le touchaient en
plein cœur. Il ne s'en détesta que davantage.
— Oui, admit-il. Mais que dire d'un amour malvenu ?
Cette fois, elle lui décocha un franc sourire qui illumina son visage. Andrew comprit pourquoi son
frère était tellement épris.
— Comment un amour pourrait-il être malvenu ? demanda-t-elle.
Il ne put réprimer un sourire. Cette femme était aussi brillante que jolie, mais sans doute un peu
naïve.
— Allons, ma chère, vous devez bien le comprendre. Supposons que je décide de... d'épouser
demain une personne qui ne me convient pas. Une femme de basse extraction, de triste réputation, malgré
de grandes qualités... Ne reconsidéreriez-vous pas alors votre mariage avec mon frère, dans la mesure où
ce scandale risquerait de retomber sur vous aussi ?
Il venait tout simplement de décrire les effets d'un mariage avec Lysandra, du moins en surface, bien
qu'il n'ait pas ajouté que la femme en question était belle et drôle, gentille et douce, qu'elle lui convenait
parfaitement. Il n'avait pas précisé non plus qu'il l'aimait de toute son âme.
Adela le dévisageait comme si une seconde tête venait de lui pousser, et il se sentit flancher. Malgré
ses belles théories sur l'amour, elle ne supporterait pas la perspective d'un scandale, c'était évident.
— Je ne comprends pas la question, finit-elle par répliquer. Pourquoi, grand Dieu, devrais-je quitter
l'amour de ma vie en fonction de la femme que vous épouseriez ?
— Le scandale, répéta-t-il. Ne vous atteindrait-il pas dans les circonstances que j'ai décrites ?
Adela se mordit les lèvres, comme pour mieux réfléchir.
— Avant de répondre, je dois vous poser quelques questions.
— Certainement.
— Tout d'abord, la femme que vous évoquez, de basse extraction comme vous dites... souffrirait
d'une triste réputation. Mais est-ce une personne honnête ?
— Très, assura-t-il d'une voix de plus en plus grave. Totalement honnête.
Adela marqua un silence, puis remua la tête.
— D'accord. Est-elle intelligente ? A-t-elle de l'esprit ?
— Oui.
— Venons-en à la question essentielle : l'aimez-vous ?
— Oui, je l'aime.
Il se rendit alors compte qu'ils ne parlaient plus au conditionnel, mais au présent.
Le regard brun d'Adela s'adoucit encore.
— Dans ce cas, laissez-moi vous dire : provoquez-le, votre scandale. Il me semble que cette femme
ferait une excellente amie. Une personne qui a su garder son charme et son esprit après avoir traversé de
dures épreuves me semble beaucoup plus intéressante que celles qui sont toujours restées sur le même
piédestal.
Adela lui caressa brièvement le bras.
— Andrew, si vous l'aimez, ne songez ni à sa réputation ni à sa classe sociale, mais à son cœur. Et
au vôtre. Suivez mon conseil, vous ne le regretterez jamais.
Cette fille de duc qui avait mené une vie des plus protégées, au milieu d'une famille respectée,
parvenait à dépasser les limites de son cocon. Elle lui enseignait une bonne leçon, tout en lui donnant sa
bénédiction pour aimer Lysandra.
Il fit mine de plaisanter :
— Si elle existait, je pense que je suivrais votre avis.
Elle ne répondit pas, mais il comprit alors qu'elle savait tout. Sam avait dû la mettre au courant,
après leur soirée à l'opéra ; à l'époque, Andrew n'avait pas emmené Lysandra à la campagne, ni tout
gâché. Si bien qu'Adela savait exactement de qui il venait de parler. Et pourtant, elle lui conseillait de
suivre son cœur.
Elle sourit.
— Si nous ne faisons qu'échanger quelques vues globales sur cette situation, alors vous connaissez
ma position. Et je ne demande qu'à reprendre ce genre de conversation au cours des années à venir. Je
pense que nous pourrions discuter régulièrement de bien des choses, mais je vais devoir approfondir mes
connaissances en politique et autres sujets sociaux avant de les aborder avec vous.
Il sourit quand elle lui serra la main, et ce fut à cet instant que son frère les rejoignit. À son grand
soulagement, ils changèrent de sujet. Mais, alors qu'il essayait de se mêler à la soirée, il ne put
s'empêcher de repenser à Lysandra. Il ne s'était pas rendu compte, avant d'en parler à Adela, qu'il ne
voulait pas de cette femme pour maîtresse.
Il la voulait pour épouse.
Or il l'avait perdue... abandonnée, en fait. Il ne voyait pas comment la reconquérir, surtout depuis
qu'elle avait passé un pacte avec un autre homme.
Pourtant, il devrait essayer. Dans ce cas, il lui faudrait se présenter sous son meilleur jour. Offrir une
solution à toutes les objections qu'elle pourrait lui opposer. Sans plus cacher ses sentiments, comme il le
faisait depuis trois années.

Lysandra tournait les pages du Debrett's, ce guide que Vivien lui avait apporté la veille. Après de
longues explications sur ce qui s'était passé avec Andrew et Miles, durant lesquelles Lysandra avait
compris que la courtisane avait deviné son amour pour Andrew, celle-ci avait accepté de l'aider à trouver
un autre protecteur. Et ce guide servirait à Lysandra pour identifier les messieurs qu'elle allait rencontrer
le soir même à une réception. Vivien avait encerclé quelques noms, candidats qu'elle lui recommandait
particulièrement, et ajouté des commentaires dans la marge.
La jeune femme fut prise de vertige et d'une légère nausée en lisant les détails associés à chacun de
ces gentlemen, en essayant de s'imaginer tombant dans les bras de l'un ou de l'autre. Un de ces
aristocrates au titre ronflant qui la prendrait en charge comme un fardeau, en échange de... Elle ne savait
que trop bien ce qu'il attendrait d'elle.
Tremblante, elle referma le livre et s'approcha du feu, mais les flammes ne réussirent pas à la
réchauffer. Elle s'apprêtait à reprendre cette détestable lecture quand la porte du salon s'ouvrit.
Elle se retourna pour découvrir un homme que ni elle, ni son nouveau majordome, Adams, ne
connaissaient.
— Désolé, mademoiselle, lança faiblement celui-ci. Ce monsieur a insisté...
L'inconnu jeta un regard noir au domestique.
— Dehors !
Saisie par la peur, Lysandra se figea. Non parce qu'un inconnu venait d'entrer chez elle et congédiait
son majordome... mais parce que, dès qu'il eut ouvert la bouche, elle comprit qu'il ne s'agissait pas
vraiment d'un inconnu.
Adams s'éclipsa et l'homme ferma la porte avant de se retourner lentement, l'air furieux.
Elle lui fit face, la tête haute.
— Vous devez être le comte de Sutherland.
Il ne cacha pas sa surprise.
— Et comment le savez-vous, petite ?
— Vous ressemblez à votre fils. Vous parlez avec les mêmes intonations qu'Andrew.
Et puis, elle avait vu son portrait dans la galerie de Rutholm Park.
— Bien vu, mademoiselle. Je suis le père de lord Callis. Je me suis d'abord rendu dans la demeure
qu'il vous avait louée à Bikenbottom Court où, à mon grand étonnement, on m'a appris que vous aviez
déménagé. Mais j'imagine que les femmes de votre espèce n'ont aucune réticence à s'installer chez l'ami
de leur ancien protecteur.
Elle essuya l'affront avec une moue.
— Et de quelle espèce parlez-vous au juste, monsieur ?
Question qui ne parut qu'irriter davantage le comte, d'autant qu'elle avait été posée d'un ton très
calme.
— De l'espèce des catins, mademoiselle.
Elle ferma brièvement les paupières, les rouvrit.
— Si c'est tout ce que vous voyez en moi, et dans la mesure où je ne suis plus liée à votre fils,
pourquoi vous donner la peine de cette visite ?
— Parce que, depuis qu'Andrew est revenu à Londres, il ne fait que se lamenter à votre sujet. Je
m'étais donc rendu chez vous pour vous payer afin que vous le quittiez. Lorsque j'ai appris que vous aviez
lâché ce... cet emploi, je suis venu ici vous dire de rester à l'écart.
Lysandra tressaillit. Ainsi, Andrew était à Londres ? Alors qu'il détestait cette ville et qu'il avait fini
de traiter ses affaires avec son père ? Il était si proche, et pourtant si loin...
Mais à quoi bon s'interroger ? Comment se réconforter à l'idée qu'il puisse se répandre en
lamentations à son sujet ? Le comte devait faire erreur.
— Monsieur, souffla-t-elle, j'ignore ce que vous avez entendu à mon sujet, mais permettez-moi de
vous dire, pour redorer mon image, que je ne suis pas une catin. Je suis une femme que les circonstances
ont placée dans une situation où elle n'aurait jamais cru tomber. J'ai une mère, j'ai des amis, comme sans
doute la plupart des femmes de votre entourage. Seulement, je n'ai pas eu la chance de naître dans les
beaux quartiers que vous fréquentez.
Lord Sutherland parut accuser le coup, car il n'essaya pas de protester. Si bien qu'elle poursuivit sur
le même ton, aussi vite qu'elle le put :
— Quant à votre fils, je ne l'ai pas quitté. C'est lui qui ne voulait plus de moi. Il n'est donc pas
concevable qu'il puisse soupirer après moi. Je n'ai aucunement l'intention de le harceler. Il m'a brisé le
cœur, et je ne suis pas assez folle pour m'exposer à ses coups une deuxième fois.
Le vieil homme fronçait les sourcils.
— Je vois.
— Bien. À présent, pardonnez mon impolitesse, mais je vous demande de bien vouloir partir. Vous
n'avez rien à craindre de moi en ce qui concerne Andrew... lord Callis, je vous assure.
Elle lui montra la porte et se raidit, prête à subir les foudres de lord Sutherland pour avoir osé se
hisser à son niveau en se permettant de le mettre dehors. Pourtant il garda le silence, se contentant de la
fixer un moment, avant d'incliner légèrement la tête en guise de salut.
— Veuillez m'excuser, mademoiselle. Je croyais avoir compris la situation, mais je vois les choses
plus clairement à présent. Ne vous inquiétez pas, je ne viendrai plus vous ennuyer. Au revoir.
Il pivota et sortit de la pièce sans un mot de plus.
Dès qu'il fut parti, Lysandra se laissa tomber dans un fauteuil. Seigneur ! Que venait-il de se passer ?
Il était venu dans l'espoir de protéger son fils contre elle, pour finalement se rendre compte que
celui-ci n'avait rien à craindre. Et cette idée ne fit qu'achever de lui briser le cœur.
Ravalant ses larmes, elle secoua la tête.
— Non, dit-elle à haute voix. J'ai assez pleuré comme ça. Ce soir, je vais à la réception de Vivien et
je me trouverai un nouveau protecteur. Je n'ai sans doute pas beaucoup de contrôle sur la situation, mais
je peux au moins tenter de rebâtir un avenir pour ma mère et pour moi.
Elle jouait avec l'ourlet de sa robe quand elle conclut en soupirant :
— Sans Andrew.
28

Attendant l'arrivée de son hôte, Andrew s'aperçut qu'il piétinait sur place, comme il avait souvent vu
faire les boxeurs qui se préparaient au combat.
Et c'était bien son cas. Il allait livrer sa première escarmouche dans une guerre pour regagner
Lysandra. Il avait bien l'intention de vaincre ; sinon, il perdrait tout.
La porte s'ouvrit et il jeta un regard noir au maître des lieux, un homme qu'il connaissait depuis sa
plus tendre enfance. Avec sa haute taille, le comte de Culpepper savait se montrer intimidant, d'autant
qu'il portait toujours des costumes à la coupe raffinée et affichait un air fort satisfait de lui-même.
Cependant, Andrew ne se laissait pas berner par cette apparence. Il n'avait plus aucun respect pour
celui qui avait fait du mal à Lysandra. Qui l'avait humiliée. Qui s'était acharné à la détruire. Pour la punir
d'avoir osé dire non à une offre que la plupart des femmes ne pouvaient refuser.
En un mot comme en cent, Andrew le méprisait.
— Callis ! lança Culpepper avec un mince sourire. Quel plaisir de vous voir ! Je vous croyais
reparti à la campagne.
— C'était le cas, dit Andrew d'un ton aussi mesuré que possible. Mais avouez plutôt que vous le
saviez, non que vous le « croyiez », étant donné la personne qui m'accompagnait.
Le sourire de Culpepper s'altéra une fraction de seconde, une lueur de colère traversa son regard.
— Ah ! Vous n'êtes donc pas venu me rendre une visite amicale.
— Effectivement.
Culpepper s'assit dans un fauteuil et fit signe à Andrew d'en prendre un autre. Mais celui-ci resta
debout.
— Soit, commença le comte. J'ai appris que vous aviez entamé une sorte de liaison avec mon
ancienne employée. Cela m'a horrifié, car j'imagine que cette personne a pu vouloir profiter de vous.
Mais je viens d'entendre dire qu'elle ne vivait plus dans la maison que vous lui aviez louée. Ainsi, vous
aurez échappé au pire.
Andrew grinçait des dents.
— Fermez-la !
Culpepper tressaillit, arrachant un sourire mauvais à Andrew. Bien. Au moins, il avait capté son
attention.
— Je vous demande pardon ? lança le comte en se relevant d'un bond.
— Asseyez-vous. Je vous le conseille vivement.
L'autre hésita, comme s'il mesurait les risques encourus à négliger les « conseils » d'Andrew. Mais
ce dernier était plus jeune et plus fort que lui, aussi s'exécuta-t-il d'un mouvement rageur.
— Expliquez-vous ! maugréa-t-il.
Andrew se pencha vers lui.
— Je sais ce que vous avez raconté au sujet de Lysandra. Les mensonges que vous avez répandus.
Culpepper haussa les épaules.
— Ce ne sont pas des mensonges. Cette catin m'a séduit et a ensuite exigé des sommes exorbitantes
pour ne pas aller le crier sur les toits, entre autres auprès de ma femme.
Andrew avait du mal à contenir sa rage.
— Voyez-vous, je sais que vous mentez. Quand nous nous sommes connus, Lysandra était vierge.
Voyant Culpepper marquer une hésitation, il faillit éclater de rire. Ce salaud avait du mal à imaginer
qu'une femme inférieure à lui puisse être vertueuse. Ou innocente. Ou autre chose qu'un simple jouet pour
son plaisir.
— Je n'ai jamais dit que nous avions eu des rapports, finit-il par répondre.
— Vous ne l'avez jamais touchée parce que, malgré votre insistance, elle vous a envoyé promener. Et
cela vous a mis dans une telle rage que vous l'avez renvoyée sans références, afin de la briser.
Andrew se pencha encore, prit appui sur les accoudoirs du fauteuil de Culpepper.
— N'est-ce pas ?
S'ensuivit un lourd silence au cours duquel le comte parut chercher une réponse adéquate. Andrew ne
le quittait pas des yeux, comme pour le mettre au défi d'oser nier.
— Oui, admit enfin Culpepper. Mais quel droit avait-elle de dire non ? Nous sommes des hommes
de pouvoir, elle n'est qu'une servante.
— Elle a parfaitement le droit de choisir avec qui elle veut coucher ou non, gronda Andrew.
Il se détacha du fauteuil de Culpepper. Cela valait mieux. Il était tellement irrité qu'il risquerait bien
de tuer cet homme.
— Je vais vous dire maintenant ce que nous allons faire, expliqua-t-il. Et vous avez intérêt à
m'écouter jusqu'au bout. Vous allez cesser de parler de Lysandra. Si vous prononcez encore une fois son
nom, c'est moi qui vous briserai, avec mes moyens à moi ! C'est compris ?
— Cette putain vous tient sous sa coupe, grinça Culpepper en se relevant comme s'il avait repris
courage. Ce doit être un sacré bon coup, sinon, pourquoi la défendriez-vous ainsi ?
Fonçant sur lui, Andrew le souleva par le col de sa chemise et le plaqua de toutes ses forces contre
le mur. Culpepper se mit à haleter, les jambes pendantes.
— Ce n'est pas une putain ! hurla Andrew. Si j'arrive à la convaincre, elle deviendra ma femme et je
la protégerai de toutes les fibres de mon être. Croyez-moi, vous courrez un grand risque en lui faisant du
mal.
Il le relâcha, le laissant s'agripper au mur pour ne pas tomber.
— Votre femme ? répéta le comte d'une voix rauque. Vous plaisantez ? Vous allez amener cette... cette
personne dans nos salons ? Non. Je ne vous laisserai pas faire. Je m'arrangerai pour qu'elle ne soit jamais
acceptée dans la haute société.
Andrew revint vers lui, prêt à mener une deuxième charge, mais à cet instant une porte attenante
s'ouvrit, et l'épouse du comte entra. C'était une femme svelte, qui se glissa dans la pièce avec la dignité
d'une reine malgré ses joues rouges et son regard brûlant d'indignation.
— Ma chère... lança Culpepper, stupéfait. J'ignorais que vous vous trouviez à côté.
— En effet, rétorqua-t-elle d'une voix glaciale. Et j'ai entendu chacune de vos paroles. Cela ne fait
que confirmer ce dont je me doutais depuis longtemps, à propos de toutes ces excellentes domestiques
que nous avons perdues en quelques années. À commencer par Lysandra, que j'aimais beaucoup.
Elle jeta un regard à Andrew, mais il ne parvint pas à deviner où elle voulait en venir.
— Sans doute portez-vous le titre, mon cher, poursuivit-elle à l'adresse de son mari. Mais l'argent
vient de ma famille, et une grande partie demeure sous mon contrôle. Aussi ajouterai-je mes propres
menaces à celles de lord Callis : si vous attaquez cette jeune femme, en privé ou en public, croyez bien
que je ne resterai pas les bras croisés. J'ai la capacité d'intervenir. Quant à son accès à la haute société...
Elle se tourna vers Andrew, l'air attristé :
— J'imagine que vous savez combien ce sera difficile pour elle. Mais je ferai mon possible pour
qu'elle soit accueillie correctement si vous comptez vraiment l'épouser.
Andrew dut vite surmonter sa stupéfaction. Il connaissait à peine lady Culpepper, et voilà qu'elle lui
proposait d'aider Lysandra. Il se prit instantanément d'une grande affection pour elle.
— Certainement, madame, si elle accepte de pardonner mes erreurs et me donne son consentement.
Elle sourit.
— Alors ne tardez plus.
D'un regard noir, elle désigna son mari, toujours abasourdi, qui ouvrait et refermait la bouche tel un
poisson hors de l'eau.
— Je contrôle la situation, conclut-elle. Vous pouvez me croire.
Andrew la salua, passa devant Culpepper et ouvrit la porte. Mais il mettait à peine un pied dans
l'entrée qu'il s'arrêta net. Son père était là, qui paraissait l'attendre.
— Je t'ai entendu, lança le comte sans préambule.
— Il semblerait que Culpepper doive faire épaissir ses murs. Qu'est-ce qui vous amène ?
— J'ai vu cette fille, aujourd'hui. Mlle Keates.
Andrew écarquilla les yeux.
— Où donc ?
— Je l'ai d'abord cherchée dans la maison que tu lui avais destinée, et j'ai alors appris qu'elle était
avec Weatherfield. Je suis allé la voir là où il l'a installée.
Andrew se frotta la mâchoire. Tout se terminait donc ici. S'il avait conservé la moindre chance avec
Lysandra, l'intervention de son père achevait de tout gâcher.
— Qu'avez-vous fait ? murmura-t-il.
— Je lui ai rendu visite dans l'intention de la payer pour qu'elle te quitte. Pour m'assurer qu'elle
n'allait pas profiter de toi. Mais ce que j'ai découvert était totalement différent du portrait qu'en avaient
fait les... mensonges de Culpepper.
Andrew releva la tête.
— Ainsi, vous avez entendu toute notre conversation ?
— Eh oui ! Mais c'est en racontant à cette jeune femme combien tu te morfondais depuis ton retour à
Londres que j'ai compris ce qui se passait.
Andrew tressaillit. Il aurait préféré que Lysandra apprenne d'une autre façon qu'il avait besoin d'elle.
— Qu'avez-vous compris ?
— Alors même que je lui parlais, j'ai pris conscience que tu devais tenir profondément à elle, pour
souffrir autant de l'avoir perdue. Or, je croyais que tu ne t'attacherais plus jamais à quiconque, après le
décès de Rebecca. Mais cette jeune femme t'a fait cadeau de l'émotion. Elle t'a rendu à la vie, elle t'a ôté
le désir de chercher un autre moyen de disparaître. Et soudain, j'ai beaucoup apprécié cela.
Andrew considérait son père avec une stupéfaction grandissante.
— Vraiment ?
— Peut-être me trouves-tu trop sur mon quant-à-moi, mais j'ai failli te perdre il y a deux ans et demi,
et cela m'a bouleversé. Je ne suis pas certain d'approuver le projet que tu viens de dévoiler dans ce salon,
à savoir épouser cette femme ; cependant, pour tout te dire, je préférerais te voir opter pour la vie et le
bonheur que rester convenable mais seul et malheureux. Je ne me mêlerai donc pas de cela. J'accepterai
cette personne. Parce que...
Son père se détourna, comme pour cacher son embarras.
— Parce que je t'aime, voilà !
Andrew en resta bouche bée. Son père ne lui avait plus parlé ainsi depuis son enfance. Certes, il
n'avait jamais douté de son amour, malgré la propension du comte à placer les biens matériels avant les
sentiments, mais l'entendre le dire à haute voix, c'était autre chose. Savoir que son père était de son côté
dans cette affaire signifiait énormément pour lui.
Il lui donna l'accolade.
— Merci, merci...
Le comte secoua la tête.
— Je crois que tu es attendu quelque part.
— Oui, souffla Andrew en se reprenant. Chez Weatherfield, pour tâcher de convaincre Lysandra de
le quitter.
Son père recula.
— Tu n'es pas au courant ? Après avoir vu cette jeune femme, j'ai fait faire quelques recherches.
Mes hommes ont vite découvert que Lysandra n'a entamé aucune liaison avec Weatherfield. Mais je crois
que cette courtisane... Vivien Manning, organise ce soir une réception pour la présenter à quelques
messieurs.
Andrew sentit son cœur s'emballer, puis cesser de battre. S'emballer en apprenant que Lysandra
n'avait pas consommé cette relation avec son ami. Cesser de battre parce que, si elle se rendait chez
Vivien, cela signifiait qu'elle cherchait un autre protecteur.
— Dans ce cas, je dois y aller maintenant. Avant qu'il ne soit trop tard.
Son père sourit.
— N'oublie pas, mon fils, qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire. Bonne chance.
Andrew lui rendit son sourire et sortit de la maison pour se précipiter vers sa berline.
Il allait effectivement avoir besoin d'un peu de chance.

Si le corps de Lysandra se tenait dans cette salle de bal, chez Vivien Manning, son esprit était
ailleurs. Non pas que cette réception soit ratée. Elle s'était imaginé tant de choses en pensant à cette
soirée pour se trouver un protecteur... Pourtant, on jouait de la belle musique, on y buvait un punch bien
meilleur que dans les quelques soirées bourgeoises auxquelles elle avait assisté, en tant qu'invitée ou en
tant que serveuse, et les convives étaient charmants.
Certes, elle surprit quelques scènes de libertinage un peu choquantes, dans le vestibule ou dans
l'escalier, elle entendit des cris de plaisir provenant des divers petits salons, mais au moins les gens
semblaient-ils s'amuser. Alors elle détournait pudiquement les yeux, tout en se disant que son tour
viendrait bientôt.
Les messieurs étaient plutôt agréables. Plusieurs d'entre eux avaient déjà tenté d'entamer la
conversation avec elle, montrant l'intérêt qu'ils lui portaient et tâchant de savoir si c'était réciproque.
Aucun ne lui parut repoussant. Certains étaient même plutôt beaux et doués du sens de l'humour.
Néanmoins, chacun présentait un défaut rédhibitoire : il n'était pas Andrew. Elle ne pouvait imaginer
se lancer dans une relation avec quelqu'un d'autre.
— Quelle sotte ! maugréa-t-elle.
— Oh, je n'irais pas jusqu'à vous traiter de sotte !
Vivien s'approchait d'elle en souriant. Elle lui passa un bras autour de la taille.
— Que puis-je faire pour vous faciliter les choses, quand vous avez l'air si déchirée ?
— Mon Dieu, soupira Lysandra. Cela se voit donc autant ?
— Seulement pour qui s'intéresse davantage à votre bien-être qu'à votre jolie poitrine, ma chère !
s'esclaffa son amie. Autrement dit, aucun des hommes ici présents n'aura remarqué vos états d'âme.
À son tour, Lysandra se mit à rire, malgré la portée quelque peu dérangeante de ces paroles. Songer
que ces hommes ne la jugeaient qu'à son décolleté, en se moquant de ce qu'il pouvait y avoir au-delà,
n'avait rien de très réconfortant.
— Vous voilà bien distraite, reprit Vivien. Si vous alliez faire un petit tour sur la terrasse pour
respirer un peu d'air frais ? Quoique, à votre place, j'éviterais l'extrémité gauche, à moins que vous n'ayez
envie de regarder Sabrina en train de faire des galipettes avec lord Nigthengale et lord Jazby.
Lysandra déglutit. En d'autres circonstances, elle serait peut-être allée espionner cette femme avec
ses deux amants. Cela semblait assez... tonifiant. Mais, pour le moment, son esprit galopait ailleurs.
— Oui, je crois que je vais aller respirer un peu l'air frais. Je vous promets de me reprendre et de
me montrer plus avenante à mon retour.
Vivien lui tapota le bras, avant d'aller se mêler à la foule de messieurs qui la considéraient d'un œil
gourmand. Dans un soupir, Lysandra se rendit sur la terrasse. Elle jeta un regard vers l'extrémité gauche,
mais préféra s'éclipser vers la droite, loin de ces friponneries.
Elle regarda les étoiles, poussa un autre soupir. Dans le domaine d'Andrew, ils s'étaient promenés au
clair de lune et avaient fait l'amour sous un ciel aussi beau que celui-ci. Y songerait-il, la prochaine fois
qu'il le regarderait ?
Elle entendit se fermer doucement une porte-fenêtre derrière elle, mais n'y prit pas garde. Elle ne
voulait pas être dérangée, alors autant ne pas réagir, et faire mine d'ignorer que quelqu'un d'autre se
trouvait dans les parages immédiats.
Des pas se rapprochèrent puis, avant qu'elle ne décide de se retourner, un torse tiède se pressa
contre son dos et des bras l'enveloppèrent. Elle se raidit, sachant qu'elle devrait s'indigner de ce qu'un
convive aviné ose ainsi l'étreindre.
Pourtant, ce ne fut pas le cas. Il y avait quelque chose de réconfortant dans le contact de cet homme.
— J'ai entendu dire, chuchota-t-il dans la semi-obscurité, que vous cherchiez un protecteur.
Elle frissonna.
— Oui, parvint-elle à bredouiller.
— Dommage, marmonna-t-il en la serrant plus fort. Car moi, je ne cherche pas de maîtresse.
Elle ne comprenait plus rien. Que lui voulait cet inconnu ?
— Dans ce cas, pourquoi m'aborder sur la terrasse de Vivien Manning ? Tous les hommes présents
ne viennent-ils pas pour cela ?
Il se mit à rire, et elle se figea. Elle connaissait ce rire.
— Moi, je cherche une épouse.
Elle se retourna pour faire face à Andrew qui la retenait toujours contre lui.
— Andrew, que faites-vous ici ?
Il lui caressa la joue.
— J'ai aimé deux femmes dans ma vie. J'en ai perdu une parce que la destinée l'a voulu ainsi et, trois
années durant, j'ai regretté de ne pas avoir su la protéger. La deuxième, je l'ai perdue par ma propre
bêtise. Ma peur. Mon affolement. Maintenant, je me demande si je ne pourrais pas la retrouver... vous
retrouver.
Lysandra retenait son souffle.
— Dois-je comprendre... que vous m'aimez ?
Il hocha lentement la tête, sans la quitter des yeux. Une folle allégresse s'empara d'elle, l'emplit d'un
tel plaisir que c'en était presque douloureux. Elle étouffa un sanglot.
— Andrew, vous savez certainement que je vous aime...
Elle se sentit fondre en voyant son visage s'illuminer d'une joie qu'elle ne lui avait encore jamais
vue. C'était un don du Ciel. Pourtant, elle devait l'étouffer. Y renoncer.
— ... mais nous ne pourrons pas nous marier.
— Pourquoi donc ?
— Je ne suis pas de votre rang, de votre monde. Votre père me méprise. Cela provoquerait un
scandale que ne manquerait pas d'alimenter mon ancien patron. Votre frère va se marier et sa future
épouse est trop importante pour que j'aille tout gâcher, moi, une courtisane...
Il leva la main pour arrêter ce flot de paroles.
— Laissez-moi déjà répondre à ces objections avant de passer aux suivantes, dit-il en riant. Je me
moque de votre rang ou de votre classe sociale. Je suis bien placé pour savoir combien ces notions
peuvent être creuses. Mon père ne vous déteste pas. En réalité, il nous a donné sa bénédiction cet après-
midi même.
— Après être venu me faire une scène ? demanda-t-elle, incrédule.
Il se remit à rire.
— C'est un colérique, mais je vous assure qu'il est également très bon. Et puis, il a été impressionné
par votre droiture, autant que par l'amour que je vous porte. Il ne désire que mon bonheur et je crois qu'il
a compris que vous constituez ma seule issue dans ce domaine.
Ses yeux la picotaient, mais elle retint ses larmes de joie.
— Et le reste ? insista-t-elle.
— Où en étions-nous ? Ah oui ! Ce vieux dégoûtant de Culpepper.
La voyant s'étrangler, il expliqua :
— Eh oui, je sais qui c'est ! Il vient de se faire gravement réprimander, d'abord par moi, puis par son
épouse, qui a également promis de vous recevoir si vous devenez ma femme.
— Lady Culpepper ? Elle a toujours été gentille avec moi, mais je croyais...
— Oh, elle est beaucoup plus forte et avisée que la plupart d'entre nous, y compris son mari, ne
l'auraient cru. Tout comme Adela, notre future belle-sœur. Sans entrer dans les détails, celle-ci m'a donné
une belle leçon sur l'amour. Je crois qu'elle supporterait très bien un scandale provoqué pour des raisons
romantiques.
Il se pencha et lui déposa un rapide baiser sur le bout du nez. Lysandra eut le souffle coupé par ce
geste tendre. Fallait-il qu'Andrew l'aime vraiment ! Ce n'était pas là une tentative rageuse de reconquérir
un trophée qu'il croyait avoir perdu. Il l'aimait.
Elle !
— Et puis, reste le dernier point que vous avez soulevé, reprit-il, l'air sombre. Que vous êtes une
courtisane.
Elle acquiesça de la tête.
Il eut un petit sourire.
— J'ai récemment appris, et cela m'a causé un grand bonheur, que j'ai été votre seul amant. Vous êtes
ma maîtresse. Mon amour.
— Mais les autres ne pourront en être sûrs...
Il posa un doigt sur ses lèvres.
— La société peut aller se faire voir. Je serai trop heureux de vous ramener jusqu'à ma
gentilhommière et de vous faire l'amour jour et nuit, s'ils ne veulent pas de nous ici.
Lysandra frissonna à cette délicieuse perspective.
— À présent, laissez-moi encore vous poser la question : voulez-vous m'épouser ?
Elle ferma les yeux. Tout ce qu'elle demandait, c'était l'amour de cet homme, le savoir à ses côtés
pour le restant de ses jours. Il faudrait être folle pour tout rejeter par simple inquiétude.
Elle leva les yeux sur lui avec un large sourire.
— Oui, murmura-t-elle.
Il la serra contre sa poitrine, posa la bouche sur ses lèvres en un baiser passionné. Elle se sentit
fondre, l'attirant plus près, essayant de se coller contre lui, affamée.
Il recula.
— Faire cela sur la terrasse, ma chère ? s'esclaffa-t-il.
Elle sourit, débarrassée pour la première fois depuis des années du poids qui pesait sur ses épaules,
pour ne lui laisser qu'un amour d'une totale authenticité, une joie éclatante, un espoir lumineux.
— Oh oui ! répliqua-t-elle en l'entraînant dans l'obscurité. Si c'est permis sur la partie gauche de la
terrasse, ce le sera aussi bien sur la droite.
Il riait encore en la suivant, bien qu'à l'évidence il n'ait pas saisi à quoi elle faisait référence. Mais il
l'attira de nouveau contre lui, pressé de la proclamer sienne.
Pour toujours.

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