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Ils ne le savent pas encore mais le jeu a déjà commencé... et il n’y aura pas
de gagnants.
De la même auteure au Rouergue
Les Autodafeurs 2, ma sœur est une artiste de guerre, roman doado, 2014
www.lerouergue.com
Marine Carteron
DIX
prologue
Vendredi 29 mars
Institution Sainte-Scholastique
11 h 37
– J’affinerai plus tard mais, à vue de nez, je dirais que la mort est récente.
Une douzaine d’heures… peut-être moins. On sait quand il a été vu pour la
dernière fois ?
– Hier soir, à dix-neuf heures, madame. Sa secrétaire m’a dit qu’il était allé
faire un speech aux élèves qui partaient en voyage ce matin… mais il avait
un rendez-vous…
– Eddie Lacem, chef, police municipale, j’étais le premier sur les lieux,
c’est moi qui vous ai appelé.
Le type rougit.
– Bah, c’est écrit sur son agenda, juste là… sous sa tête… regardez : 21
heures, André Pitard.
– J’en conclus que ces empreintes de chaussures sont les vôtres ? grinça la
légiste en pointant du doigt le tapis imbibé de sang, au pied du bureau.
Le policier municipal baissa les yeux, et son visage vira brutalement au
rouge brique.
Le gars de la municipale avait sans doute trop regardé la télé, mais il avait
raison sur un point : c’était bien le nom d’André qui était inscrit sur
l’agenda du mort. « Reste plus qu’à retrouver ce connard… » pensa le
commissaire.
– Quand tu feras l’autopsie, vérifie si la balle qui a tué notre client a des
concordances avec celles répertoriées dans les affaires traitées par Pitard.
On ne sait jamais…
chapitre I
Vendredi 29 mars
TGV 7564
14 h 05
Deborah
», pensa-t-elle en glissant un œil vers son frère. Tyron s’était endormi peu
de temps après le départ et ronflait comme un ours. Comme toujours, rien
ne semblait le troubler. Ni cette invitation, ni ce voyage et encore moins le
fait de ne pas savoir où ils allaient. Deborah tordit le cou pour tenter
d’apercevoir sa montre. Dans le cadran d’acier, les aiguilles indiquaient
qu’ils étaient partis depuis moins d’une heure.
La jeune fille soupira. Elle aurait bien aimé se dégourdir les jambes.
Marcher jusqu’au bar. Boire un Coca. Mais pour ça il aurait fallu réveiller
Tyron, et, là, c’était impossible. Si elle ne voulait pas subir sa mauvaise
humeur tout le reste du trajet, mieux valait éviter.
Résignée à patienter, elle posa le front sur la vitre et ferma les yeux. La
faculté qu’avait son jumeau à s’endormir n’importe où la rendait un peu
jalouse.
« Qu’avait dit le directeur déjà ? Ah, oui, il avait parlé d ’un endroit dans
l’ouest de la France ». L’Ouest. Ça voulait dire tout et son contraire.
« Ce n’est pas Lisa. C’est moi, juste moi. Mon reflet dans la vitre. Ce n’est
pas Lisa. Pas Lisa. Lisa est morte. »
– Deb ? Ça va ?
Son frère détestait quand elle perdait les pédales. Il avait peur de ce qu’elle
racontait dans ces moments-là. Et, quand Tyron avait peur, il devenait
méchant.
Deborah posa la main sur le bras épais de son frère et se força à sourire.
– Ça va… C’est juste que, ne pas savoir où on va, je n’aime pas ça. C’est
tout.
Carie
Juste derrière les jumeaux, une jeune fille pâle, aux cheveux si blonds qu’ils
paraissaient presque blancs, passait ses nerfs en appliquant une énième
couche de vernis rouge sur ses ongles déjà parfaits.
Devant elle, Tyron avait enfin cessé de ronfler et parlait à voix basse avec
sa sœur. Carie s’avança discrètement. Le profil de Deb se découpait entre
les deux sièges. Avec sa peau sombre, ses immenses yeux bruns et sa
crinière bouclée, Deborah était la seule qui pouvait lui faire de l’ombre. «
Elle est moins bien que toi… » lui avait assuré Simon en lui annonçant que
la jumelle de Tyron ferait partie du voyage. « ... mais dans le genre
exotique, statistiquement, elle peut plaire au public », avait-il ajouté comme
pour lui faire comprendre qu’elle aurait besoin d’un allié.
Au début, Carie avait été surprise d’apprendre que les jumeaux avaient été
sélectionnés par la prod. Puis, elle s’était souvenue que le directeur avait
parlé d’« Escape Game littéraire » et tout était devenu plus clair. La
littérature, c’était le point fort de Tyron. Par contre, malgré ce qu’en disait
Simon, elle ne voyait toujours pas pourquoi Deb était du voyage.
Un rire strident attira son attention vers l’extrémité du wagon. Penché dans
l’allée, Charles draguait Margaux. De l’autre côté du couloir, la plongeuse
de l’équipe de France gloussait comme une dinde aux plaisanteries de
l’ancien enfant star. Carie plissa les narines. « La sélection de ces deux-là
aussi est emmerdante… être déjà connus du public leur donne un sacré
avantage. »
– Putain, Tyron ! Fais gaffe ! Les sièges ne sont pas prévus pour les
éléphants de mer ! Tu vas finir par faire dérailler le train !
Deborah se leva pour suivre son frère. En voyant un sourire poindre sur son
visage, Carie, agacée, contre-attaqua.
S’il y avait une chose que Carie savait parfaitement faire, c’était taper là où
ça faisait mal. En même temps, avec Deborah, c’était si facile que le jeu
manquait de saveur. Deborah était faible. Comme cette pétasse de seconde,
Esther, celle qui avait cru pouvoir lui piquer son mec impunément.
N’empêche, elle ne l’avait pas ratée celle-là. Heureusement que Simon
l’avait aidée à effacer toutes les traces, autrement…
– CARIE !
De l’autre côté du couloir, le regard de Mme Astings était posé sur elle.
Comme elle s’y attendait, Deb se laissa faire sans résister. « Non, mais, quel
flan… »
– Excuse-moi Deb, je ne pensais pas ce que je disais. C’est juste que ton
frère… bref, tu sais bien, il est agaçant.
Passant du coq à l’âne, elle attrapa délicatement un petit flacon dans son
vanity-case.
Puis, sans tenir compte des protestations des autres occupants du wagon,
Carie sortit une bouteille de dissolvant de sa trousse de maquillage, et
entreprit de réparer les dégâts sur l’ongle de son pouce gauche.
Charles
Au bout du wagon, installé sur le premier siège avant la porte de séparation,
Charles Astings déployait tout son charme pour séduire la brune assise de
l’autre côté du couloir. Habituellement, il préférait les blondes. Mais là, le
but qu’il poursuivait était différent.
Physiquement, il aurait préféré une autre fille : les sportives, trop musclées,
ne l’excitaient pas des masses. Il préférait les filles fragiles. Mais le casting
ne lui avait pas vraiment laissé le choix : à cause de Tyron, il savait qu’il ne
pourrait pas s’approcher de Deborah. Pas sans risque, en tout cas. Et pour
ce qui était de Carie… de ce côté-là, il était grillé.
Charles sourit. Elle n’avait pas besoin de préciser. Comme les autres,
Margaux redoutait le frère de Deborah.
– Raison de plus pour faire équipe avec moi. Je ne suis pas aussi bon que
Tyron en littérature, mais je me défends. Et puis, n’oublie pas que j’ai un
atout de taille… répondit Charles en battant des cils.
– Ta mère ?
Dans quelques secondes, la nana allait lui balancer un truc du genre « Mais
tu es venu me voir plonger ? Je pensais que tu ne connaissais même pas
mon nom
», ce qui aurait été la pure vérité. Sa mère avait déjà du mal à le tirer de son
lit à 7 h 30 pour aller en cours, alors, se lever à 6 heures pour aller regarder
une cruche plonger dans un bassin chloré, très peu pour lui. Mais Charles
savait s’y prendre avec les filles, et son baratin était rodé : d’abord la faire
rire, puis lui dire qu’il l’admirait en secret, avant de la faire parler d’elle et
de hocher la tête en s’étonnant de leurs points communs. Facile.
Coup de chance pour l’ancien enfant star, Tyron arriva juste à ce moment-
là.
Margaux
Quand le fils de la prof de lettres avait quitté sa place à côté de Simon pour
bavarder avec elle, Margaux avait compris tout de suite ce qu’il cherchait.
Malgré ses yeux bleus et ses cils de fille, malgré sa blondeur, sa barbe de
trois jours et son look à la cool, Charles était un prédateur. Et un prédateur
blessé, ce qui le rendait d’autant plus dangereux.
Tout le monde au lycée connaissait son histoire. Charles Astings, l’enfant
star adulé des médias. « Combien de films avait-il tournés avant de tomber
dans l’oubli ? Trois, peut-être quatre… » Se retenant de sourire, elle se
souvint tout à coup de cette série ridicule où Charles avait tenu son dernier
rôle important. « En tout cas, difficile de reconnaître le maigrichon couvert
d’acné à la voix de fausset, derrière le beau gosse en face de moi… » pensa
Margaux en battant des cils.
La réponse était crédible. Mais Margaux Bornelle savait à quoi s’en tenir.
En début de seconde, elle était amie avec cette fille, Esther, qui s’était
suicidée.
Elle allait opter pour la première quand son regard croisa celui de Carie. La
blonde avait beau être à l’autre bout du wagon, sa colère était presque
palpable.
Son visage, habituellement aussi lisse qu’une page de magazine, frémissait
comme la surface d’un cratère au bord de l’explosion.
Simon
Privé de son smartphone, Simon Harel s’ennuyait ferme. S’il avait su que
pour participer à ce jeu il se retrouverait unplugged pendant des heures,
jamais il ne serait venu. « Si encore Carie avait accepté que je sois à côté
d’elle… » pensa Simon en s’étirant.
À force de passer sa vie derrière des écrans, le dos et les épaules de Simon
étaient si voûtés que sa grande taille passait souvent inaperçue. Mais là, ses
genoux, coincés par le siège de devant, lui rappelaient douloureusement son
mètre quatre-vingt-quinze.
S’il faisait confiance aux infos qu’il avait obtenues, il leur restait minimum
deux heures avant d’arriver sur l’île. L’île. Un détail qu’il s’était bien gardé
de refiler à Carie. « Si elle avait été plus sympa, j’aurais profité du trajet
pour lui expliquer… Tant pis pour elle », pensa Simon en faisant craquer
ses phalanges l’une après l’autre.
Une nouvelle fois, l’humiliation qu’il avait ressentie, quand Carie avait
refusé qu’il s’assoie à côté d’elle, lui donna envie d’écraser ses poings sur
quelque chose. « Comme si elle avait besoin que j’espionne Charles et
Margaux pour savoir qu’ils allaient pactiser. Tu parles d’un prétexte de
merde. »
Comme sa psy le lui avait appris, il respira à fond pour chasser sa colère. La
vérité, c’était qu’il ne supportait plus que Carie l’ignore en public. Avant, il
comprenait. Avec ce qu’ils avaient fait à cette nana, il valait mieux que
personne ne fasse le lien entre eux. Mais c’était il y a plus de deux ans
auparavant.
Comme une bestiole agaçante, les paroles d’Eliot se remirent à trotter dans
son esprit : « Elle se sert de toi », lui avait dit le môme.
Simon ne savait pas comment il s’y était pris, mais le petit génie de Sainte-
Scholastique avait compris tout de suite que Carie se foutait de sa gueule.
Au début, il ne voulait pas l’entendre. Après tout, Eliot était peut-être
surdoué, mais il n’avait que treize ans, alors qu’est-ce qu’il pouvait bien
savoir sur les filles ?
Et puis, il avait fini par accepter la vérité. Eliot avait raison : Carie se
servait de lui et n’accepterait jamais de s’afficher à ses côtés.
Mais ce n’était pas le moment de penser à ça. L’important, c’était les jours
qui arrivaient.
Même s’il ne pouvait pas sortir son smartphone de secours, le savoir bien
au chaud dans le double fond de son sac le rassurait.
– Des champs, encore des champs, toujours des champs… t’en as pas marre
toi ? demanda-t-il à son voisin pour tenter d’engager la conversation.
Pendant quelques secondes, Simon joua avec l’idée de lui balancer qu’il
avait piraté son cloud et « qu’il savait ». Imaginer la tête que ferait cet
abruti en découvrant qu’il connaissait ses perversions lui arracha un sourire.
Évidemment, il ne le ferait pas. Il savait qu’il valait mieux garder ça pour
plus tard.
« Tout de même, c’est dingue ce que les gens sont négligents quand il s’agit
de leurs informations numériques… si ça se trouve, j’arriverais même à
pirater le réseau de caméras de l’île », pensa Simon.
À l’idée de ce qu’il pourrait faire des infos récoltées par ce biais, le crack de
l’informatique se remit à sourire.
Finalement, Carie pouvait dire ce qu’elle voulait, le petit génie avait raison :
cette pétasse avait plus besoin de lui que le contraire, et il était sans doute
temps qu’il le lui fasse comprendre.
Hélène Astings
Grande, le corps encore svelte grâce à son addiction au footing, ses cheveux
cendrés taillés en un court carré strict, la mère de Charles avait encore de
l’allure. De dos, elle ne faisait pas ses cinquante-quatre ans. Mais, de face,
c’était une autre histoire. Creusées par la frustration, de profondes rides
avaient marqué les traits de son visage. Des sillons aussi implacables que
son caractère. Même les fines montures d’acier posées en équilibre sur
l’arête de son nez n’adoucissaient pas son expression. Sur Hélène Astings,
les lunettes rondes évoquaient plus Heinrich Himmler qu’Harry Potter.
« L’image de ton fils ? lui avait retourné le principal. Mais quelle image ?
Charles n’a rien tourné depuis cinq ans. Il n’a plus d’agent, plus de
propositions, et tu m’as même supplié de te réembaucher parce que tu
n’avais plus un radis.
Malgré ce qu’elle avait découvert sur son fils, Hélène Astings refusait de
voir la vérité en face. Charles restait son garçon, son petit homme à elle.
Après sa discussion avec Proud’hon, Charles lui avait balancé tout ce qu’il
avait sur le cœur. Il lui avait reproché d’avoir viré son agent, d’avoir voulu
s’occuper elle-même de sa carrière, et d’avoir « tout fait foirer ».
Si Hélène Astings avait été un peu honnête, elle aurait reconnu que son fils
n’avait pas tort. Mais ce n’était pas son genre. Hélène trouvait plus simple
de rejeter la faute sur les autres. Sur les salauds de producteurs qui l’avaient
black-listée à cause de ses exigences, sur la puberté qui avait transformé son
ange blond en monstre boutonneux, sur les médias qui avaient descendu en
flammes son dernier rôle en décrétant que Charles était « fini » alors qu’il
n’avait que douze ans.
Pour éviter le conflit, elle avait cédé. Et puis, comme la production lui avait
aussi demandé d’être le prof accompagnateur, elle espérait pouvoir
contrôler ce qui allait se passer.
Hélène Astings espérait juste que la production aurait prévu un bar dans la
maison où se déroulerait le tournage. Passer dix jours avec des ados, c’était
jouable. En tant que prof, elle l’avait déjà fait. Mais dix jours sans alcool,
même si elle aurait aimé se persuader du contraire, impossible. «
Heureusement que j’ai prévu une réserve », se rassura-t-elle en avançant
d’un pas ferme entre les sièges.
En pensant aux deux bouteilles de vodka bien calées entre ses vêtements,
Hélène regretta une seconde de ne pas avoir ses bagages à portée de main.
La production se chargeait de les acheminer, ils les retrouveraient à leur
arrivée.
Mais s’il fallait qu’elle compte sur la minuscule flasque de son sac à main,
elle n’irait pas loin.
derrière lui. Depuis la noyade de leur jumelle, les deux ne se quittaient plus.
– Désolé, madame, je vous laisserais bien la priorité, mais j’ai peur que ce
soit compliqué, lui lança l’adolescent avec un sourire narquois. Vous
pourriez peut-
Plongé dans la lecture d’un épais dossier, le passager ne vit pas Hélène
Astings s’approcher. Quand elle se glissa à côté de lui, il sursauta avant de
lui lancer sèchement :
Hélène eut un temps d’arrêt. Cette voix. Ce visage. Elle était certaine de les
avoir déjà croisés. Mais où ?
Ou pas.
André Pitard
Comme l’ex-flic l’avait prévu, sa remarque sur les jumeaux Lansneck avait
plongé sa voisine dans un abîme de perplexité. Elle le fixait maintenant
avec attention.
S’il y avait bien une chose qu’André Pitard adorait, c’était exciter l’intérêt
des femmes. Il lui avait suffi d’un coup d’œil pour se faire sa petite idée sur
celle-ci.
– Comment est-ce que vous savez qu’ils sont jumeaux ? finit par lui
demander sa voisine en fronçant les sourcils.
– C’est encore un secret, mais ces jeunes vont participer à une émission de
téléréalité. Un nouveau concept prévu pour un prime time sur une chaîne
nationale. C’est moi qui coordonne le tournage, conclut-il en souriant d’un
air satisfait.
« Vous n’aurez pas à vous occuper de la logistique, lui avait expliqué par
téléphone Norbert Body la seule fois où il lui avait parlé. La maison est
truffée de caméras et de haut-parleurs. La gouvernante sur place lancera le
jeu, puis une voix guidera les candidats au fur et à mesure de l’émission.
Votre seul rôle sera de les surveiller, de gérer les tensions et de faire en sorte
que tout reste sous contrôle. C’est pour ça que vous avez été choisi. En tant
qu’ancien commissaire, vous serez l’autorité référente pour les participants,
leur seul et unique Dieu sur l’île. J’espère que ça ne vous mettra pas la tête
à l’envers », avait conclu le producteur en riant.
André Pitard avait été un peu déçu. Comme tout le monde, il aurait préféré
passer à la télé. Mais, vu le chèque qu’il avait reçu, il n’allait pas se
plaindre.
Oubliant deux secondes les raisons qui l’avaient conduit dans ce train, l’ex-
commissaire divisionnaire André Pitard se concentra de nouveau sur sa
voisine.
– Et, ce jeu, en quoi consiste-t-il ? Vous pouvez m’en dire plus sur les
épreuves ?
– Vous savez, j’ai signé un contrat, j’ai des clauses de confidentialité, lui
répondit-il en tapotant le dossier posé sur ses genoux.
André Pitard pouvait bien faire son important, en vérité il ne savait pas
grand-chose. Dans la grande chemise noire barrée d’un X géant qu’il avait
reçue avant de monter dans le train, il y avait juste les photos et les fiches
des sept jeunes sélectionnés pour le jeu. C’est grâce à ça qu’il avait reconnu
les jumeaux Lansneck.
« Après tout, le terminus est dans plus d’une heure, autant s’amuser un peu
», se dit l’ex-commissaire en posant la main sur sa cuisse.
Eliot
Assis à la terrasse d’un café, un jeune garçon au teint cireux, aux cheveux
noirs coupés au bol sirotait une menthe à l’eau du bout des lèvres tout en
parcourant un épais livre de mathématiques.
Comme il n’avait que treize ans, et que son tuteur vivait à proximité, Eliot
Le Goff avait obtenu l’autorisation de retrouver les autres directement à
l’embarcadère. Posée à ses pieds, son énorme valise noire aurait pu laisser
penser qu’il partait pour deux mois. Pourtant, celle-ci ne contenait presque
pas de vêtements. Juste des livres.
« Avec le bac dans moins de deux mois et mes cours pour intégrer la
première année de médecine, j’ai autre chose à faire », avait-il répondu
avant de quitter sa chaise. Mais le directeur ne l’avait pas laissé faire. «
Restez là jeune homme. »
« Après tout, quelques jours sur une île contre une chambre personnelle au
retour et un droit d’emprunt illimité à la bibliothèque, ça peut être considéré
comme une bonne affaire », se dit-il en claquant la couverture de son livre.
« Ils sont en retard, se dit-il en vérifiant l’heure sur sa montre. Je déteste les
gens en retard. »
D’un seul coup, Eliot se demanda s’il avait fait le bon choix. Puis, il se
rappela tous les sacrifices qu’il avait dû faire pour intégrer Sainte-
Scholastique et cessa de se tourmenter. « Quelques jours pour avoir enfin la
paix, c’est le prix
à payer. Ça passera vite… et puis, voir de près ces idiots s’agiter devant des
caméras me servira pour mes futurs cours de psycho. »
Le garçon plissa les yeux derrière les verres épais de ses lunettes. Si Charles
Astings et Margaux Bornelle avaient l’air de très bonne humeur, ce n’était
pas le cas des autres. Simon, écrasé sur la portière par Tyron Lansneck,
faisait la gueule. Quant à Mme Astings, reléguée au fond du van, elle
n’avait jamais semblé aussi furieuse.
Balançant sur le bitume ses longues jambes moulées dans un jean blanc, la
blonde assise à l’avant fut la première à descendre. Simon la suivait comme
un petit toutou en tirant une tête de six pieds de long.
– Carie Martin… murmura Eliot en reconnaissant la fille.
« Si elle s’est mis en tête de draguer sous son nez, ça ne va pas plaire à
Simon
Eliot Le Goff termina sa menthe à l’eau d’un trait et rangea son livre
pendant que le van finissait de se vider.
– Putain, tu ne sais pas la chance que t’as d’être venu en voiture, lui dit
Simon en s’approchant. Une demi-heure de trajet à côté du sumo, côté
compression, c’est pire que le métro de Tokyo aux heures de pointe.
La main d’Eliot disparu dans celle du métis. Que Tyron fasse semblant de
ne pas le connaître était vexant, mais ça ne le surprenait pas. Même s’ils ne
s’étaient jamais adressé la parole, Eliot connaissait Tyron. Il l’avait souvent
observé jouer aux échecs, et savait que la réciproque était vraie. Par contre,
c’était la première fois qu’il voyait sa sœur d’aussi près.
Curieux, Eliot, s’avança vers Deborah pour lui faire la bise, mais celle-ci
recula en lui adressant un vague signe de la main.
– Laisse tomber. Deb, elle bise pas, ricana la blonde en collant d’office son
rouge à lèvres sur la joue droite d’Eliot.
– Toi, par contre, nul n’ignore que, la bise, c’est ton truc, persifla Tyron en
déclenchant les rires des deux nouveaux arrivants.
À cause de son âge, même s’il était en terminale, Eliot était logé dans le
bâtiment réservé aux collégiens. Et avec le nombre d’options qu’il suivait,
c’était rare de le voir au self. La plupart du temps, le jeune garçon déjeunait
d’un sandwich ou emportait son plateau dans sa chambre. Une faveur
accordée par la direction quand il avait intégré Sainte-Scholastique.
Au bout de quelques minutes, un silence pesant tomba entre les sept jeunes.
– Bon, ce n’est pas tout, mais ma mère nous attend, grimaça Charles en
attrapant la valise d’Eliot. Et, croyez-moi, vu son humeur, il vaut mieux y
aller.
chapitre I
Vendredi 29 mars
16 heures
Mais rien à faire. Le parfum écœurant de l’iode. Les reflets du soleil sur
l’océan. Les hurlements des mouettes. Le tintement métallique du vent dans
les haubans. Lisa. Lisa. Lisa.
« Une île… pourquoi faut-il que ce soit précisément sur une île », se
répétait Deborah en boucle tandis que son frère la tirait vers l’embarcadère.
Mais les mots arrivaient en vrac dans son cerveau. Une bouillie de lettres et
de sons sans le moindre sens.
Le quai de pierre grise descendait en pente douce, s’enfonçant dans les flots
jusqu’à un sol impossible à discerner, mais que Deborah imaginait
recouvert d’une vase grise, dissimulant une multitude de vers et de crabes.
– Tiens, avale ça, ordonna Tyron en lui fourrant un comprimé blanc et une
petite bouteille dans la main.
Pendant que Charles jouait le blasé en expliquant qu’il avait souvent vu des
otaries dans les eaux des Glénan, Deborah recula.
Comme à chaque fois que Tyron la prenait contre lui, Deborah sentit son
rythme cardiaque ralentir pour suivre celui de son frère. Un phénomène
datant de leur gestation commune. Un langage secret dont seuls leurs cœurs
avaient la clé.
Tyron et Deborah. Deborah et Tyron. Ils n’étaient qu’un seul et même être.
Charles Astings, les maxillaires crispés, fixait son frère d’un air mauvais.
– T’inquiète pas pour moi, gros lard, grâce à cette émission, je vais crever
l’écran… et sans doute pas que lui, cracha-t-il en avançant d’un pas.
16 h 15
Margaux Bornelle attendait son tour pour grimper à bord. Le type de la prod
était passé le premier, se présentant au pilote d’un ridicule « André Pitard,
coordinateur de tournage », qui n’avait rien déclenché de plus qu’un vague
signe de tête de la part du marin. Vexé, Pitard avait tendu la main à Carie
pour l’aider à franchir le bastingage, puis était parti s’asseoir à l’avant sans
s’occuper des autres.
Pour la première fois depuis qu’il l’avait abordée, Charles était enfin
naturel.
Margaux laissa les garçons parler technique sans les écouter. En vérité, elle
était un peu déçue. Sans se l’avouer, elle avait imaginé qu’une équipe de
production travaillant pour une chaîne nationale aurait eu les moyens de
s’offrir autre chose que cette barcasse ; un genre de hors-bord de luxe, ou
alors un bateau de pêche typique. Mais l’embarcation était une simple
coque blanche avec deux bancs sur les côtés. « J’espère que leur île n’est
pas trop loin, sinon on est encore là cette nuit… »
Avec son visage buriné encadré d’un collier de barbe dru, et sa vareuse d’un
bleu douteux, le type avait tout du marin de sitcom.
Abaissant la manette des gaz, il fit brusquement reculer le canot sur
quelques mètres, décrivit un large cercle, et s’éloigna lentement dans le
chenal.
Margaux leva les yeux. Au-dessus de leurs têtes, le ciel était uniformément
bleu. Alors, certes, il y avait bien un petit vent, mais de là à envisager une
tempête…
Comme les autres, Margaux écarquilla les yeux. Dans la direction indiquée,
il y avait la mer, et une sorte de brume blanche, comme si un nuage avait
décidé de se poser sur l’eau. Mais aucune île.
– Quand on ne voit pas l’île des Pendus, c’est signe de tempête. Donc, si
vous ne voyez rien, c’est qu’il va y avoir une tempête.
– L’île des Pendus ! C’est effrayant comme nom… j’espère que ça n’a rien
à voir avec l’émission.
Comme à chaque fois que Carie essayait de lui soutirer des informations,
l’ex-commissaire se contenta de sourire d’un air entendu en lui tapotant la
main.
« Pas certain que l’idée de dormir sur une île de pendus la rassure des
masses
– De ce côté-là, c’est certain, mais les bâtiments sont sur la face nord de
l’île.
– Oh, vous savez, des trucs de bonne femme, des légendes locales… rien de
bien sérieux.
– Comment ça « disparu » ? Vous voulez dire qu’ils ont été tués ? demanda
Margaux.
– Ça, je peux pas vous le dire… les gens du coin racontent qu’aucun
ossement, aucun corps n’a jamais été retrouvé. Certains parlèrent d’une
attaque viking. Mais, comme rien n’avait été volé dans le monastère, cette
hypothèse fut vite abandonnée. La vérité c’est qu’une trentaine d’hommes
s’étaient volatilisés.
Pfft… juste comme ça. Ensuite, l’île fut déclarée maudite, et personne n’y
remit les pieds avant que les naufrageurs l’utilisent… et y finissent pendus.
– Alors ça, c’est aussi un mystère. Au XIXe siècle, l’île a été vendue à un
riche industriel. Le type y a fait bâtir un manoir et dépensé des fortunes
pour installer l’eau courante et l’électricité. Il paraît même que c’est ce qui
l’a ruiné. À sa
mort, l’île a été rachetée, mais personne ne sait par qui. Par contre, je peux
vous dire que les derniers propriétaires ont fait de sacrés travaux. Je ne sais
pas si c’est en prévision de votre émission de télé, mais depuis un an on a
vu défiler un paquet d’artisans. Je le sais parce que c’est moi qui fais la
navette, et que certains m’ont un peu raconté. En tout cas, vous serez bien
logés, conclut l’homme en virant de bord.
Depuis qu’ils étaient sortis du chenal, le pilote avait poussé les moteurs à
fond, et Margaux dû réviser son jugement : l’embarcation ne payait peut-
être pas de mine, mais elle était rapide.
L’île était maintenant sur leur gauche. De près, elle semblait encore plus
inhospitalière. Les falaises, sombres, tombaient à pic dans l’océan. Çà et là,
on distinguait des sortes de grottes, creusées dans la roche mais totalement
inaccessibles.
– Regardez là-haut, vous voyez cette chapelle ? C’est tout ce qui reste du
monastère. Juste en dessous, il y a les dents de l’Ogre ; des écueils
invisibles à marée haute. C’est sur eux que les naufrageurs attiraient les
bateaux. Mieux vaut rester à distance, mais, vous verrez, dès que nous
aurons contourné l’île, on pourra se rapprocher, cria le pilote.
Même si l’idée semblait stupide, Margaux eut tout à coup l’intuition qu’il y
avait un truc entre Carie et Simon. Une information qu’elle se promit de
vérifier dès que possible.
16 h 25
Accrochée au bras d’André Pitard, Carie Martin ouvrait des yeux ronds sur
le paysage. Les îles, elle connaissait bien. Depuis sa naissance, elle en avait
visité un paquet, mais aucune ne l’avait préparée au spectacle de celle qui
apparaissait lentement devant eux. Pour elle, une île était un tas de sable
blanc avec des palmiers, de la mer translucide, des transats, des parasols et
des serveurs à proximité. En tout cas, rien qui ressemble de près ou de loin
à ce tas de cailloux inhospitalier.
Pour la première fois depuis leur départ du lycée, Carie se demanda si elle
n’avait pas fait une erreur en acceptant de participer à ce jeu. Quand le
pilote avait parlé des naufrageurs, la jeune fille avait dû se mordre
l’intérieur de la joue pour ne pas réagir. « Pourquoi faut-il que ce type parle
de pendus… » s’était-elle demandé en serrant les dents.
Une heure avant que le surveillant ne la découvre, Esther lui avait envoyé
un SMS pour lui demander de venir la rejoindre. Pensant qu’elle voulait la
supplier de ne pas diffuser la vidéo, Carie y était allée. Juste pour le plaisir
d’achever cette petite conne qui se croyait plus forte qu’elle.
Pendant quelques secondes, Carie avait été agacée qu’Esther porte le même
vernis qu’elle. D’ailleurs, c’était ça qui l’agaçait chez cette fille. Elle faisait
tout comme elle. Même lui piquer son mec.
Et puis, Carie avait réalisé que les pieds d’Esther flottaient au-dessus du sol.
Que ce n’était pas normal. Pas plus que son visage violet. Ni ses yeux
exorbités, striés de veinules rouges.
Carie avait réagi vite. N’avait pas paniqué. Comprenant tout de suite ce qui
risquait de lui arriver si les gens apprenaient ce qu’elle avait fait, la jeune
fille avait récupéré l’ordi et le téléphone d’Esther, la lettre posée à ses pieds,
et elle
Esther avait voulu lui faire porter le chapeau, de son suicide, mais elle avait
raté son coup. Carie avait brûlé sa lettre, et Simon avait tout effacé.
Cette fille l’intriguait. Comme tout le monde, il savait qu’elle était une
championne. Mais son attitude dans le train l’avait déçu. Pendant tout le
trajet, elle n’avait fait que glousser avec Charles. Pourtant, deux ou trois
fois, il avait surpris ce regard acéré qu’elle posait sur les gens. Le même
que celui qu’elle venait de jeter à Carie. Un regard très différent de ceux
qu’elle offrait à l’ex-enfant star.
Carie, accrochée à son bras, murmurait à son oreille. Elle avait la même
voix que le jour où elle avait débarqué dans sa chambre avec la peur au
ventre en le suppliant de l’aider.
Une seconde, le garçon caressa l’idée de la faire mariner. Juste pour qu’elle
paye l’indifférence dont elle avait fait preuve à son égard depuis le départ
du train. Et puis, il renonça.
16 h 35
Après avoir suivi le plus longtemps possible le canot blanc du regard,
Hélène Astings baissa la main qui lui servait de visière.
La mère de Charles était tendue. Elle détestait laisser son fils seul trop
longtemps et aurait préféré faire partie du premier voyage. Mais quand
André Pitard s’était installé d’office dans le canot avec Carie, elle n’avait
pas eu d’autre choix que de céder sa place à Simon. André Pitard et elle
étaient les deux seuls adultes, alors partir sur le même bateau aurait été
irresponsable. « Il aurait au moins pu me demander mon avis, je suis
certaine qu’il l’a fait exprès », se dit une nouvelle fois Hélène en
s’éloignant de l’embarcadère.
– Avec plaisir…
16 h 42
– Tu penses qu’elle est allée chercher des infos sur Sareck ? demanda
l’imposant métis à Eliot.
Pendant que la prof observait le canot, Tyron avait soutiré le nom de leur
destination à la serveuse. Il n’y avait qu’une île privée habitable à
proximité, ça n’avait pas été très compliqué. Malheureusement, la serveuse
n’était pas du coin et n’avait pas pu leur en dire plus.
Sous la pulpe de ses doigts, la peau ambrée de Deborah, chauffée par le pâle
soleil de mars, était tiède. Comme un chaton recherchant les caresses de son
maître, elle laissa glisser sa tête sur l’épaule de son frère et soupira
profondément. L’anxiolytique commençait à faire effet.
Tyron s’en voulait un peu d’avoir entraîné sa sœur avec lui dans cette
histoire.
« Trente minutes, il faut qu’elle tienne trente minutes. Ensuite, elle sera sur
l’île et elle ne pourra plus changer d’avis. »
Erwan Kervadec
Erwan Kervadec, surnommé « La Mouche » en référence aux incessants
allers-retours de sa navette, observait discrètement ses passagers. Depuis
qu’il avait contourné la pointe de Sareck, pas un n’avait ouvert la bouche.
Le cou tendu vers les côtes découpées de l’île, ils semblaient tous
impatients de découvrir les lieux.
Erwan n’avait fait qu’apercevoir ceux qui étaient restés à quai : un noir
obèse, une grande métisse bien roulée qui avait l’air à l’ouest, un gamin
maigrichon, et une prof. Personne ne lui avait dit que la femme était prof
mais, avec son air pincé, ses cheveux courts et ses lunettes sévères, il était
difficile de la confondre avec une pom-pom girl.
Comme s’il avait senti son regard sur sa nuque, l’homme se retourna pour
lui demander sèchement s’il avait prévenu « son assistante » de leur arrivée.
Le canot n’était plus qu’à quelques encablures de l’île. Le pilote réduisit les
gaz et, comme par magie, la falaise disparut pour laisser place à une anse
ronde au fond de sable blanc et aux eaux turquoise.
– C’est pas un plongeoir ça, c’est une planche de la mort… qui serait assez
dingue pour l’utiliser avec les rochers qu’il y a en dessous ?
– À marée basse, c’est certain, c’est pas une bonne idée. Mais à marée haute
aucun risque, les falaises tombent à pic et c’est suffisamment profond,
enfin, à condition de savoir plonger.
– C’est tout de même une drôle d’idée d’installer un plongeoir ici, remarqua
Carie.
– Là, la mer est encore haute. Tant que le rouge est sous l’eau, vous pouvez
plonger sans danger. Mais quand la peinture est à découvert… Bam, vous
vous écrasez comme une crêpe sur les rochers.
chapitre I I
Vendredi 29 mars
Île de Sareck
16 h 58
Quant aux mômes, même s’ils avaient grandi, elle avait immédiatement
reconnu le petit con de la télé. Il faut dire qu’à l’époque, le gamin était un
client régulier, une petite ordure perverse à la gueule d’ange.
Viviane aurait dû les accompagner, bien sûr, mais le manoir n’était qu’à une
dizaine de minutes de marche, et leurs bagages étant déjà dans leurs
chambres, elle avait préféré les laisser y aller seuls. Elle avait besoin de se
remettre. De réfléchir. Et puis, elle voulait accueillir les autres invités.
Si Viviane avait été parfaitement honnête, elle se serait avoué que son projet
ne tenait pas la route. Mais Viviane était malhonnête. Surtout avec elle-
même.
Juste avant qu’ils ne quittent le ponton, Viviane avait prévenu les ados que
le manoir et l’île tout entière n’étaient qu’un vaste jeu de piste. Aussi,
instinctivement, la petite troupe prenait son temps pour rejoindre la maison,
regardant en silence chaque arbre, chaque rocher, pour être sûr de ne rien
rater d’important.
« Plus vite vous trouverez les clés, plus vite vous pourrez vous échapper…
Pour l’instant, Viviane les avait envoyés au manoir en leur donnant comme
mission de trouver leurs chambres. Mais ensuite ?
Charles avait laissé le type de la prod partir devant. Il n’avait pas envie de
courir. Ni de parler. Il avait besoin de calme pour réfléchir.
Profitant d’un passage plus difficile que les autres, il se frotta contre elle.
Aussi vite que l’image lui était apparue, celle-ci avait disparu.
Charles, tout sourire, tendait les paumes vers elle comme s’il voulait calmer
un cheval rétif.
André Pitard
17 h 10
André Pitard tourna la tête. Les gamins étaient loin derrière lui. Mais pas
encore assez. Il allongea le pas.
années dans la police avaient appris à André Pitard que les coïncidences
n’existaient que dans les romans.
17 h 15
– Quel abruti, je suis certaine qu’il a raconté n’importe quoi pour nous
effrayer, murmura la jeune fille pour elle-même en observant avec attention
le paysage.
Simon emboîta le pas à Carie sans discuter. De toute manière, il savait que,
quand elle avait une idée dans la tête, lui résister ne servait à rien.
– Je ne sais pas… une clé de contact ? Pour s’échapper d’une île, il faut un
bateau, non ?
Surprise que son binôme partage ses idées avec leurs adversaires, Margaux
écarquilla les yeux. « Il est dingue, il n’a pas compris que chacun jouait
pour sa pomme ? »
– En même temps, rien ne nous dit que ces « clés » sont des objets,
poursuivit Charles. Si ça se trouve, ce sont des énigmes à résoudre… ça
collerait bien avec cette idée d’Escape Game littéraire. Mais, si c’est le cas,
il faudra se méfier de Tyron…
– Ouais, je pense qu’on a tous intérêt à surveiller le gros lard. Si les indices
ont un rapport avec des bouquins, il sera le premier à les trouver… ensuite,
il suffira d’être plus rapide que lui pour récupérer les clés… Margaux ? Tu
en penses quoi ?
La plongeuse grimaça.
Comme toute sportive de haut niveau, elle savait à quel point une bonne
préparation était indispensable pour gagner une compétition. Avant de
quitter Sainte-Scholastique, la jeune fille avait donc visionné des heures et
des heures de téléréalité. Le premier enseignement qu’elle en avait tiré,
hormis le fait que ces jeux étaient d’une bêtise crasse, était que, pour durer,
il fallait avoir des alliés. La deuxième était qu’il valait mieux rester discret.
Avoir à donner son avis ne l’arrangeait donc pas. Mais Simon attendait.
– Trouver des clés sur une île de cette taille, ça ne va pas être un cadeau,
répondit-elle un peu hors de propos. Alors j’espère que les indices ne seront
pas trop obscurs, parce que, moi, la littérature…
Manoir de Sareck
17 h 26
En poussant la haute porte de verre et de métal, Charles révisa rapidement
son jugement. À l’intérieur, le manoir était loin de la vieille demeure
obscure qu’ils avaient imaginée sur le chemin. L’immense vestibule,
illuminé par une haute verrière, était baigné de lumière. Un large escalier
leur faisait face tandis que deux doubles portes, fermées, donnaient accès
aux parties droite et gauche de la demeure.
Simon baissa les yeux. La plongeuse avait raison. Formant un carré parfait,
le vestibule était recouvert par soixante-quatre dalles d’environ un mètre
par un mètre, alternant le noir et le blanc.
Charles se retourna dans les directions pointées par son camarade. Dans
leur dos, deux fous, l’un noir et l’autre blanc, encadraient l’entrée.
En constatant que des tours, elles aussi de deux couleurs, étaient postées
autour de la double porte de gauche, et que des cavaliers bicolores
montaient la garde de part et d’autre de celle de droite, il hocha la tête.
– Brrrr, on dirait qu’ils ont été décapités, c’est glauque, gémit Carie.
Habitué des plateaux, l’ancien enfant star n’eut aucun mal à repérer les
caméras. Perchées aux angles du vestibule, celles-ci pouvaient enregistrer le
moindre de leurs mouvements. Charles ne doutait pas qu’il en serait ainsi
partout où ils iraient. « À partir de maintenant, il faut surveiller chacun de
tes gestes, chacune de tes paroles… c’est pas le moment de faire le con », se
sermonna le garçon en collant un sourire plein de dents sur son visage.
– C’est beau, mais je n’aimerais pas avoir leur note de chauffage, parce que,
niveau isolation, c’est pas hyper écolo, remarqua Charles en rejoignant les
autres.
17 h 36
– Je suis certain que ce type disait juste ça pour nous effrayer. Il doit faire
ça avec tous les touristes, lui répondit Simon sans s’arrêter.
17 h 40
Habituée à la nage en pleine mer, la plongeuse lui avait expliqué que les
deux courants contraires, qui agitaient les eaux entre les rives, étaient trop
dangereux pour s’y risquer.
Sauf que là, perché dans les hauteurs, tandis que la mer se retirait, Charles
venait de découvrir quelque chose de très intéressant : une ligne claire se
détachant sur le bleu sombre de l’océan.
Deuxième étage
18 h 05
Un tapis carmin, retenu à la naissance de chaque marche par une barre de
laiton, recouvrait l’escalier. Un tapis si épais qu’il étouffait le son des pas de
Carie et Margaux.
Depuis qu’elle avait découvert quel type d’indice décorait les chambres des
garçons, elle se demandait quel conte lui serait associé. « Enfin, si les
chambres du second sont sur le même principe », tempéra-t-elle sagement.
Suivant les indications de Viviane, les quatre ados avaient tenté de trouver
leurs chambres grâce aux indices suspendus aux cinq portes du premier
étage.
S’ils n’avaient eu aucun mal à comprendre que chaque chambre était liée à
un conte de fées, aucun d’entre eux n’avait accepté d’y voir un rapport avec
sa vie.
Malgré les consignes et les caméras, il était entré au hasard dans les pièces
jusqu’à ce qu’il trouve ses vêtements dans une armoire. Une méthode
efficace que Charles avait aussitôt imitée avec succès.
Les filles n’ayant pas trouvé leurs affaires au premier, elles avaient décidé
de tenter leur chance au second pendant que les garçons s’installaient.
« Quand il s’agit de rumeurs, Simon n’est jamais très loin. Mais si Barbie
Girl s’imagine une seule seconde que je vais partager mes idées avec elle,
elle se fourre son ongle manucuré dans l’œil. »
– Parce que tu trouves que Charles a une gueule de petit Chaperon rouge ?
répondit-elle en biaisant.
– Avec ses yeux bleus et ses boucles blondes, il y a un peu de ça… et puis,
sa mère serait bien du genre à le laisser se faire bouffer pour passer à la télé.
– Si ce type sort d’un conte de fées, il ne doit pas être super marrant,
grimaça Carie en désignant la première porte à sa droite.
– Si ça t’amuse…
Sur celui-ci, un homme d’âge mûr était plongé jusqu’au cou dans les eaux
d’un fleuve sombre. Les yeux exorbités, il fixait une table débordant de
victuailles installée sur la rive.
« C’est impossible. Personne ne sait que c’est moi qui l’ai poussée. »
Chambre de Margaux
18 h 15
Sauf qu’elle était certaine de ne pas l’avoir mise dans ses bagages.
Quelqu’un savait.
André Pitard
18 h 15
– Si ce type sort d’un conte de fées, il ne doit pas être super marrant.
La main serrée sur la poignée, il jeta un coup d’œil derrière lui : caméra du
plafond débranchée, tiroirs ouverts, sac de voyage sur le lit, portes de la
penderie béantes. Il avait été dérangé en plein travail. « Et cette saleté de
porte qui ne
ferme pas à clé… c’est bien ma veine. Tout ça pour ne rien trouver… »
Sur le palier, les voix n’étaient plus qu’un vague murmure. L’ex-
commissaire entrouvrit la porte.
Les deux filles avaient disparu dans une chambre. Une chance qu’il ne
devait pas laisser passer.
Après un dernier regard sur le bazar qu’il laissait derrière lui, l’homme se
faufila à l’extérieur et referma doucement la porte. Quand Viviane
reviendrait, elle devinerait immédiatement que quelqu’un avait fouillé ses
affaires. « Mais en même temps, elle ne saura pas qui… » pensa André
Pitard en esquissant un sourire mauvais.
Premier étage
Chambre de Simon
18 h 15
Indifférent à la large fenêtre ouvrant sur l’océan, Simon Harel fouillait les
recoins de sa chambre à la recherche de son sac de voyage.
Simon s’était félicité d’avoir planqué un smartphone dans ses affaires. Mais
si celui, ou celle, qui avait vidé son sac l’avait découvert, il perdrait cet
avantage.
Obnubilé par cette idée, Simon avait laissé Carie partir sans lui à la
recherche de sa chambre, puis viré Charles en prétextant une forte envie de
pisser. Depuis, il cherchait son sac dans tous les coins.
Craignant l’œil et les oreilles indiscrètes des caméras, Simon palpa le tissu
en maugréant.
Histoire de se donner une contenance, il se jeta sur le lit, croisa les jambes,
et passa les mains derrière la nuque. Tant qu’ils n’auraient pas éliminé la
menace que représentait Tyron, il faudrait qu’il supporte le blondinet…
après, il serait toujours temps d’aviser.
Charles, très élégant, avait troqué son jean, ses baskets et son sweat contre
un pantalon de toile, une chemise et des chaussures de ville.
« Après la panoplie voyage, la tenue chic sur une île… Décidément, il est
pire qu’une Barbie ce mec. »
– Tu plaisantes ?
– Va pour le résumé…
– T’es sympa, mais je n’ai pas encore la fonction Bluetooth, s’agaça Simon.
– Eh bien, en gros, ça dit qu’il faut que tu prennes une douche et que tu te
changes.
– Bon, j’avoue. Il y a juste écrit qu’on est tous attendus dans le salon à 20
heures… mais pour la douche et les fringues, si tu veux choper Carie, je te
préviens, tu ne t’en tireras pas sans.
chapitre IV
Vendredi 29 mars
Manoir de Sareck
18 h 33
Mais quoi ?
Quand elle avait repéré la femme qui les attendait sur le ponton, elle avait
tout de suite pensé à Viviane. Pas en se disant qu’elle était là – non, ça,
c’était impossible –, mais en s’étonnant de sa ressemblance avec l’ancienne
infirmière de Sainte-Scholastique.
Puis le bateau avait accosté, et la femme lui avait tendu la main sans lui
laisser le temps d’ouvrir la bouche : « Viviane Picq, je suis l’intendante du
manoir. »
Même si c’était impossible, Viviane était bien là. Plus âgée, encore plus
maigre que dans son souvenir, mais c’était bien elle. Seul son nom de
famille avait changé. Une fausse identité qu’elle tenait visiblement à
préserver : l’ancienne infirmière avait fait mine de ne pas la connaître.
Ils étaient arrivés au premier palier. Tyron disait quelque chose à propos des
tableaux sur les portes, mais elle ne l’écoutait pas vraiment.
Hélène n’aurait pas pu le jurer, mais elle était certaine que le garçon avait
lui aussi reconnu Viviane. Elle avait vu l’expression de surprise sur son
visage quand l’ex-infirmière s’était présentée.
Depuis, Hélène avait surpris plusieurs fois le regard du colosse glisser vers
l’ex-infirmière. Mais, comme elle, Tyron n’avait rien dit qui puisse laisser
penser qu’il l’avait reconnue.
Comme une clochette s’agitant au cou d’une chèvre menée vers l’abattoir,
ces cinq mots tintaient inlassablement dans son esprit, l’empêchant de
penser, de voir, d’écouter.
« Laisse faire, ils s’amusent… » lui avait dit Viviane quand elle avait voulu
intervenir.
– Madame Astings ?
Tyron soupira.
– Je disais que, par déduction, Eliot devait être dans la chambre du petit
Poucet, Deborah dans celle de la Belle au bois dormant. Du coup, il me
reste celle de Peau d’âne… Vous êtes d’accord ?
Hélène hocha la tête pour signifier à Tyron qu’il avait certainement raison,
et les gamins poussèrent les portes pour vérifier.
– Mais…
18 h 37
– Oui, vous avez raison, mieux vaut se tutoyer, après tout, on va passer dix
jours ensemble avec sept ados, alors on a intérêt d’être solidaires. Surtout
sous le regard des caméras…
Pendant une infime seconde, elle se vit basculer. Mais Viviane ne voulait
pas la tuer. Juste lui parler discrètement, lui ordonner de se taire, la prévenir
à propos de la présence du flic et des caméras.
– N’oublie pas ce que je sais sur ton fils. Si je tombe, il tombe aussi. J’ai
besoin de ce job. Inutile de remuer le passé… ferme ta gueule, fais comme
si on ne se connaissait pas, et tout ira bien, lui murmura une dernière fois
Viviane avant de s’éloigner.
L’enquête sur la mort d’Esther n’avait pas duré longtemps. Les flics avaient
immédiatement conclu au suicide, et Hélène n’avait même pas été
interrogée.
La vodka n’était pas assez froide, mais la brûlure de l’alcool lui fit du bien.
Reposant la bouteille sur la table, elle retourna sur le balcon pour échapper
au regard des caméras et inspira à pleins poumons l’air du grand large. Ses
mains, lentement, cessèrent de trembler.
Margaux
19 h 15
La logique aurait voulu qu’elle aille demander de l’aide à Charles, mais elle
avait préféré se tourner vers Tyron. Clairement, l’obèse n’était pas en
mesure de réussir la moindre épreuve physique. En lui proposant une
alliance pour la partie sportive, Margaux était certaine de réussir à s’en faire
un allié. Et puis, elle n’aimait pas Charles. Tout à l’heure, sur le trajet vers
le manoir, elle était certaine qu’il s’était collé exprès contre elle. Un contact
qui la répugnait encore.
19 h 30
part ses yeux, remplacés par des billes de verre noir, et l’extrémité de ses
pattes coupées au niveau des genoux, la bête était presque complète. Bien
sûr, il n’en restait qu’une peau tannée. La chair, les os et les viscères avaient
été soigneusement retirés. Pourtant, Tyron avait l’impression que l’odeur
doucereuse d’un cadavre flottait encore dans la pièce.
Allongée au centre d’un immense lit à baldaquin, les yeux fermés, Deb
semblait enfin calme. Dans cette pièce, pas d’animal mort, mais des murs
entièrement couverts de miroirs qui renvoyaient partout l’image de sa sœur
endormie.
« Avec la dose que je lui ai refilée, la Belle au bois dormant n’aura jamais si
bien porté son nom… » s’amusa Tyron en refermant doucement la porte de
communication entre leurs chambres.
Sa montre indiquait 19 h 33. Margaux devait être arrivée sur l’îlot. Avec un
peu de chance, elle trouverait rapidement ce qu’elle était censée y trouver.
Ce qu’elle déciderait d’en faire ensuite restait un mystère. Tyron avait
conscience qu’il faisait un pari risqué. Malheureusement, Margaux avait
raison : son physique ne lui permettait pas d’atteindre l’îlot, encore moins
s’il fallait nager pour le rejoindre. Il n’avait plus qu’à croiser les doigts pour
qu’elle tienne sa promesse.
Avec ses épais cheveux noirs coupés au bol, sa chemise blanche boutonnée
jusqu’au cou, ses grosses lunettes et son jean trop large, Eliot lui évoquait
irrésistiblement un personnage de roman ; une figure à mi-chemin entre
Forest Gump et Adso de Melk, le novice du Nom de la rose.
Comme pour confirmer sa crainte, Eliot leva tout à coup la tête vers lui.
– Pour ton information, Tyron, ta cachette est pourrie. Avec la verrière plein
ouest située juste derrière toi, ton ombre est projetée en B7. Si tu veux
savoir ce que j’ai découvert, inutile de m’espionner, il suffit de demander.
Tyron s’approcha des têtes couronnées ornant le départ des rampes. S’il
avait bien remarqué en arrivant que les sculptures évoquaient des pièces
d’échecs, il n’y avait pas fait attention plus que ça. Mais maintenant que le
gamin en parlait…
« Nez busqué et front bas pour le roi noir ; lèvres fines et orbites creuses
pour la reine blanche… ce n’est pas flagrant, mais ce con a raison… il y a
quelque chose. »
– Picq et Pitard ? Tu crois vraiment que c’est eux ? demanda-t-il pour être
sûr.
– Je ne crois pas, j’en suis certain. En plus, comme ils sont censés diriger le
jeu, ça fait sens, non ?
– Et ils ne sont pas les seuls à avoir une pièce d’échecs à leur effigie,
poursuivit le gamin tout excité de partager ses informations. Nous avons
tous la nôtre.
Tyron fronça les sourcils et tourna sur lui-même pour refaire le décompte.
Les paires bicolores avaient été disposées autour de l’échiquier qui occupait
le vaste hall d’entrée du manoir : les cavaliers encadraient la double porte
donnant sur les pièces de réception, les tours celle distribuant la cuisine et le
cellier, et deux fous gardaient l’entrée. « En plus du roi blanc et de la reine
noire de l’escalier, ça fait huit pièces… »
« Bordel, mais quel con, j’ai zappé le lustre », se maudit Tyron en levant la
tête.
Quand Deb avait bloqué sur le lustre tout à l’heure, et commencé à radoter
sur Murano, Tyron avait senti remonter la colère de ce jour-là. Agacé que
Lisa vienne à nouveau s’immiscer entre eux, il avait à peine regardé le
lustre.
Sauf qu’Eliot avait raison. Les énormes abat-jour de verre avaient bel et
bien été soufflés en forme de pions d’échec.
– Ils sont trop hauts pour le confirmer mais, par déduction, l’un doit être
celui de Margaux et l’autre de Simon, ajouta Eliot.
– Et les autres ?
– Charles et sa mère sont des cavaliers, Carie est le fou blanc… ce qui
laisse le fou noir pour ta sœur… un très bon choix, il me semble. Non ?
conclut Eliot avec une ombre de sourire.
Salon
19 h 50
Quand Eliot et Tyron franchirent la double porte du salon, Viviane devina
tout de suite que quelque chose venait de se passer. Si Eliot avait l’air très
content de lui, ce n’était pas le cas du frère de Deborah. Poings serrés,
visage tendu, le colosse semblait se retenir d’étrangler le jeune surdoué.
« La production va être contente. Le jeu n’a pas débuté qu’il y a déjà des
tensions… »
Viviane vérifia l’avancée des aiguilles sur l’imposante pendule trônant sur
la cheminée : « Encore dix minutes… »
Se méprenant sur son regard, Eliot s’excusa pour son retard, avant d’aller
tranquillement rejoindre Simon et Carie sur un des canapés.
– Et Deb ? elle est où ? lui glissa Carie pendant qu’il s’échouait à côté
d’elle.
Eliot haussa les épaules. Non seulement il n’en savait rien, mais il s’en
fichait.
Viviane grimaça. Les consignes de Norbert Body étaient très claires : André
Pitard et elle devaient lancer le jeu à 20 heures précises devant l’ensemble
des participants. Sauf que Tyron n’avait pas l’air décidé à aller chercher sa
sœur.
d’affronter le garçon.
« Après tout, s’il en prend la responsabilité… » se dit Viviane en faisant
signe à Tyron d’aller s’asseoir.
Îlot du tumulus
19 h 50
Enfin, elle sentit les rochers sous la plante de ses pieds. Elle avait réussi à
passer.
Salon
19 h 52
Tous deux avaient été contactés au nom d’une agence d’intérim par un
certain M. Charon. Un recruteur leur faisant miroiter un salaire très
important pour une courte mission, pouvant être assortie d’une embauche à
temps plein si le pilote de l’émission rencontrait le succès escompté.
Seule différence notable, Viviane était arrivée la semaine d’avant sur l’île
pour disposer les affaires des gamins dans les chambres, s’occuper de
ranger le ravitaillement, et se familiariser avec les lieux. Un script précis
l’attendait dans sa chambre et elle l’avait suivi à la lettre. Mais elle n’en
savait pas plus.
« De toute manière, avec ce que je sais sur elle, elle n’a pas le choix… » se
rassura André.
« Et puis quoi encore… » sembla dire Carie en levant les yeux au ciel.
– Si elle ne veut pas venir, c’est son problème, bougonna la blonde en
croisant les bras.
Mais, avant qu’il puisse faire un pas, sa mère le retint par le bras.
Certainement pas la meilleure heure pour faire des brasses dans l’océan.
Mais à cette heure-ci, avec la marée, les courants sont dangereux… et puis,
les chiens vont bientôt sortir.
– Des chiens ? Quels chiens ? s’étrangla Carie qui détestait ces animaux.
– Ceux qui empêchent les indésirables de débarquer sur l’île la nuit, lui
expliqua l’ex-infirmière. Ils sont cinq. Vous ne les avez pas vus, car ils sont
enfermés de l’autre côté de l’île, mais je peux vous assurer qu’ils
connaissent leur travail.
– Eh bien, il suffit de ne pas les lâcher tant que Margaux n’est pas revenue,
la coupa Simon en soupirant.
– Ce n’est pas si simple, lui retourna aussitôt Viviane. Tout sur cette île est
automatisé. Dès que la nuit tombe, les grilles du chenil s’ouvrent pour que
les chiens patrouillent sur Sareck. Ils sont dressés à attaquer tous ceux qui
n’ont pas un sifflet comme celui-ci, acheva Viviane en leur montrant huit
tubes argentés posés sur un guéridon.
– Nous devions les distribuer à 20 heures, reprit André Pitard, mais nous ne
pouvions pas prévoir que l’un d’entre vous irait se promener avant.
Vestibule
20 heures
Eliot, qui était juste derrière lui, leva la tête pour vérifier. L’obèse n’avait
qu’à moitié raison : le lustre était toujours accroché au plafond, mais un de
ses deux abat-jour manquait à l’appel.
– C’est le pion blanc qui est tombé, constata le surdoué en se penchant pour
ramasser un morceau laiteux.
– Le pion blanc ? de quoi tu parles ? s’étonna Simon.
– Tu n’as pas remarqué que les sculptures représentaient toutes une pièce
d’échecs ?
– Si mais…
Simon allait demander des explications quand Charles lui coupa la parole.
La production avait bien fait les choses. Rangés dans le placard que venait
d’ouvrir l’infirmière, une dizaine de cirés, de paires de bottes et de lampes
attendaient sagement.
Debout sur le seuil du salon, Viviane et Hélène furent les seules à ne pas
faire un geste : Viviane parce que ça ne faisait pas partie de ses attributions,
Hélène parce qu’elle avait besoin d’un verre.
– Sans façon…
– Vous êtes pourtant censée être leur prof responsable.
Que ce flic véreux se permette de lui faire la morale avait quelque chose de
comique.
– Vous savez, André, sur cette île, vous êtes le seul responsable… vous me
l’avez assez répété dans le train. Alors, si ça vous amuse de traîner dehors
en pleine nuit, ça vous regarde. Mais, moi, je reste ici, conclut Hélène en
tournant les talons.
Salon
20 h 05
Elle avait fait la fière devant Pitard, mais la vérité c’est qu’elle avait peur.
« Je suis certaine que ces crétins n’ont pas la moindre idée de ce qui se
passe ici », se dit-elle en rentrant dans le salon.
– Vodka Crystal Head, dit-elle à voix haute, sans savoir à qui elle
s’adressait… au moins, la production a bon goût.
Tandis qu’elle ouvrait une bouteille de Macallan 25 ans d’âge pour Viviane,
Hélène se fit brutalement la réflexion qu’elle n’entendait plus les gamins.
Un coup d’œil vers la porte lui suffit pour confirmer que le vestibule était
vide.
– Je crois surtout que la gamine ne craint rien… c’est une mise en scène, un
petit flash d’adrénaline pour des spectateurs en mal de sensations fortes.
Viviane attrapa le verre qu’Hélène lui tendait, avala une longue lampée du
breuvage ambré comme s’il s’agissait d’un whisky de supermarché avant de
se pencher contre son oreille.
– J’ai déposé une enveloppe sur le lit de Margaux avant qu’elle arrive. Je ne
l’ai pas décachetée, mais je sais qu’elle contenait des instructions pour le
jeu.
Au loin, Pitard et les élèves, avalés par l’ombre, ne se distinguaient plus que
grâce au halo de leurs torches. Pendant une seconde, Hélène eut un frisson à
l’idée que son fils, son fils unique, se trouvait parmi eux. Une angoisse
qu’elle décida de chasser à l’aide d’un autre verre.
Margaux Bornelle
personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il
pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un
secours.
La pluie, qui s’était mise à tomber pendant qu’elle gravissait la falaise, avait
rendu la surface de plastique glissante. Pliant légèrement sous son poids, la
planche se mit à osciller.
Margaux leva les bras, s’en servant comme balancier pour conserver son
équilibre.
Souriant aux caméras qui devaient être braquées sur elle, Margaux avança
jusqu’au bout du plongeoir, déclenchant sans le savoir le mécanisme qui y
était relié.
« Margaux m’a laissée tomber. Je croyais que c’était mon amie, mais elle
est comme les autres… »
« Margaux m’a laissée tomber. Je croyais que c’était mon amie, mais elle
est comme les autres… »
Cette voix, elle ne l’avait pas entendue depuis plus de deux ans. Pourtant,
elle la reconnut aussitôt. Et elle n’avait rien à voir avec celle de Léonor.
– Esther…
Quand la planche se plia brutalement sous ses orteils, Margaux n’eut pas le
temps de réagir.
Elle tomba.
Sans élégance.
chapitre V
Vendredi 29 mars
Île de Sareck
21 h 18
Quand sa mère avait dit l’avoir vue partir en combinaison, il avait compris
tout de suite que la plongeuse était sur une piste, et qu’elle la suivait sans
lui. «
Quand je pense qu’elle m’avait promis de faire équipe avec moi. Quelle
garce, elle s’est bien foutue de ma gueule ! »
Trempé jusqu’aux os malgré son ciré, le garçon franchit d’un bond les
marches de granit et s’engouffra dans le hall. Ne trouvant Margaux nulle
part, il avait décidé d’aller vérifier si la plongeuse n’était pas tout
simplement déjà rentrée. « Si elle n’est pas là, je me sèche et je repars dès
que l’orage s’arrête… »
se promit-il en claquant la porte derrière lui.
Carie, Eliot et Simon étaient déjà rentrés. Installés autour d’une petite table
ronde, les garçons grignotaient des sandwiches en silence. Carie, enfoncée
dans le grand canapé, semblait perdue dans ses pensées.
Pesant.
– Tiens, mange, c’est Viviane qui les a faits, ils sont hyper bons, lui dit
Simon en lui tendant un sandwich.
Il s’avança, attrapa la demi-baguette, et jeta un regard par la fenêtre. Les
éclairs étaient si rapprochés qu’on y voyait comme en plein jour. « Je vais
attendre que ça se calme un peu et je repartirai… Si Margaux croit que je
vais la laisser s’en tirer comme ça, elle va apprendre à me connaître »,
décida-t-il en s’affalant dans un fauteuil.
Charles allait attaquer son sandwich quand Pitard fit irruption dans le salon.
– Il n’avait pas l’air très motivé… Il est rentré dès que l’orage a commencé.
Et vous ? Vous avez trouvé quoi, les jeunes ?
– On a traversé le bois jusqu’au chenil, mais on n’a rien trouvé. Alors on est
rentrés, conclut le garçon sans préciser que leurs recherches avaient duré
moins d’une demi-heure.
André Pitard observa les trois jeunes avec attention. Il avait l’habitude des
interrogatoires et, là, il en était certain, les gamins n’avaient pas tout dit. Le
grand lui avait répondu avec un temps de retard, et le plus jeune fuyait son
regard. Quant à Carie, c’est à peine s’il la reconnaissait. Décoiffée, prostrée
sur le canapé, elle semblait totalement ailleurs. Quelque chose s’était passé.
Quelque chose de grave.
– Carie ? Tout va bien ? lui demanda Pitard en s’accroupissant en face
d’elle.
Carie
21 h 26
Le chenil était au milieu du petit bois. Au début, Carie le pensait vide, car
les chiens n’aboyaient pas. Puis elle s’était approchée, et elle les avait vus.
Ils étaient cinq. Cinq énormes bêtes qu’elle avait prises pour des loups.
Carie se souvenait de s’être retournée pour les appeler. Mais le reste des
événements était flou.
« Un déclic, je suis certaine d’avoir entendu un déclic… »
Quand elle s’était retournée, la porte était ouverte et les chiens avançaient
vers elle. Un énorme molosse au pelage noir ouvrait la marche. Les quatre
autres, deux à deux, couvraient ses flancs. Carie avait paniqué. Oubliant le
sifflet pendu autour de son cou, elle avait reculé, buté sur quelque chose et
était tombée en arrière.
Serrant les bras autour de sa poitrine, Carie tenta d’oublier la sensation des
pattes du monstre sur elle, de son poids lui coupant la respiration. « Si Eliot
n’était pas arrivé à ce moment-là, je serais morte. »
Carie secoua la tête. Elle n’avait pas envie de lui répondre. Pas envie de
parler.
Comme s’il s’agissait d’un précieux talisman, elle attrapa le tube d’argent
pendu à son cou et le serra convulsivement.
Mais, pendant quelques secondes, elle s’était vue morte. Une sensation
impossible à oublier.
– Carie ?
Le vieux avait posé la main sur son genou. Dégoûtée, Carie bondit du
canapé et se précipita vers la porte.
Salon
21 h 34
Tyron sur les talons, Viviane arriva quelques minutes à peine après le départ
de Carie.
Tyron grogna.
– Avec Margaux, je ne sais pas… mais avec le jeu, j’ai une idée, dit Eliot en
posant l’index sur le papier. À mon avis, elle est partie récupérer ceci.
– Tyron ? Tu peux nous en dire plus sur cet oiseau ? Il n’y a rien dans cette
histoire qui expliquerait où est la clé ? l’interrogea Simon.
– Tyron, si tu sais quelque chose, dis-le, tu vois bien que tes camarades
s’inquiètent, le poussa Viviane.
Charles
21 h 38
prometteuse devenue tétraplégique après avoir tenté une figure interdite par
la fédération. « Je suis certain d’avoir lu quelque part que cette fille avait
sauté suite à un pari avec un autre membre de l’équipe… Si c’est Margaux
qui l’a poussée à plonger, ça expliquerait pourquoi elle a été mise à l’écart
de l’équipe de France… et aussi le thème de sa chambre. »
Salon
21 h 40
– Quand son fils Icare meurt en chutant dans la mer, son père lui dresse un
tombeau sur une île… un tombeau sur lequel se pose une perdrix. En la
voyant, Dédale comprend immédiatement que la chute de son fils est une
punition des dieux pour le meurtre de son neveu…
21 h 45
– C’est bien beau, mais je ne vois toujours pas le rapport avec la clé,
enchaîna Simon.
– Ça, mon grand, c’est ton problème… je te rappelle que c’est un jeu, et
qu’on est tous adversaires. Alors, je veux bien aider un peu, mais je ne vais
pas non plus te donner les réponses.
Voyant Simon serrer les poings, Eliot avança d’un pas pour se glisser entre
les deux garçons.
– Le pilote nous a dit qu’il y avait un tumulus sur le petit îlot… Un tumulus,
c’est un tombeau. Margaux a dû aller vérifier si la clé n’était pas posée
dessus.
– Bon, eh bien, je pense que le mieux serait d’aller dormir. M. Pitard et moi
devions vous transmettre un message de la production, mais ça attendra
demain matin quand nous serons tous là.
– J’ai pris les horaires des marées au café du port. Vu que la mer ne sera pas
basse avant demain matin, ça ne sert à rien de ressortir… alors autant en
profiter pour dormir.
Chambre de Deborah
23 h 59
Abrutie par les cachets, la jeune fille n’avait rien entendu de ce qui s’était
déroulé depuis leur arrivée sur l’île. Ni les huit coups de l’horloge ni le pion
de verre explosant sur le sol de l’entrée. Même l’orage grondant depuis des
heures et les bavardages des autres remontant se coucher n’avaient pu la
réveiller.
Agités par le vent, les voilages légers de son lit à baldaquin ondulaient au
rythme de l’océan. Deborah gémit. L’odeur puissante de la mer, la caresse
du tissu sur son visage, le sac et le ressac des flots noirs remuaient la vase
de son esprit.
Les mains de Lisa agrippant son gilet, ses doigts tentant de débloquer le
mousqueton d’acier. Ses lèvres s’ouvrant sur un cri muet. L’eau
s’engouffrant dans sa trachée. Et ses yeux. Exorbités. Accusateurs.
chapitre VI
Samedi 30 mars
Manoir de Sareck
00 h 10
La mort de Lisa avait déclenché une amnésie partielle chez sa jumelle. Son
esprit avait évacué la semaine complète de l’accident. Sa phobie de l’océan
était la seule preuve que son cerveau gardait une trace de ce qui s’était
passé. Pour le reste. Rien. Une page blanche de six jours. Mais, depuis
quelque temps, Deborah rêvait toutes les nuits de Lisa. Des cauchemars que
Tyron craignait plus que tout, et qu’il tentait d’effacer à coups
d’anxiolytiques. Contrairement aux médecins et au reste de leur famille, il
n’avait pas du tout envie que sa sœur se souvienne.
Avec une agilité surprenante pour un garçon de son gabarit, il sauta sur ses
pieds et se précipita dans l’autre pièce.
Deborah leva un doigt tremblant vers les rideaux du baldaquin. Agités par
le vent, ceux-ci avaient l’apparence d’un spectre immense, mais personne
ne se cachait derrière. Comprenant ce qui se passait dans la tête de sa sœur,
Tyron alla refermer la fenêtre. Immédiatement, les rideaux perdirent leur
aspect menaçant.
Quand sa sœur était dans cet état, un rien pouvait la faire basculer dans la
folie.
Une situation qu’il préférait éviter ici. Plaquant un sourire rassurant sur son
visage, il tendit la main vers la joue de Deborah.
– Tu as dû voir ton reflet dans un de ces fichus miroirs. Tu es fatiguée à
cause du voyage. Mais tout va bien se passer, je te le promets.
Laissant lentement glisser ses doigts jusqu’au cou de sa sœur, Tyron tira
doucement sur le tissu qui l’étranglait. « Comment elle a fait son compte ? »
se demanda-t-il en découvrant la marque rouge marbrant la peau de sa
jumelle.
– Ne dis pas n’importe quoi… Personne n’a essayé de te tuer… tu t’es juste
entortillée dans tes draps, dit-il en l’attirant contre lui.
Protégée par les bras puissants de son frère, Deborah sentit son cœur
s’apaiser.
Avec lui, elle était en sécurité. Jamais Lisa n’osait s’en prendre à elle quand
il était là. Elle en avait bien trop peur.
Satisfait, Tyron se glissa entre les draps, et cala sa chair épaisse contre le
corps trop mince de Deborah. Comme dans le ventre de leur mère, la tête de
sa jumelle s’imbriqua dans le creux de son épaule, et ses longues jambes
s’emmêlèrent aux siennes. Immédiatement, sa chaleur l’enveloppa comme
une couverture.
– Ne t’inquiète pas. Je suis là… je serai toujours là, lui murmura-t-il tandis
qu’elle se rendormait.
Chambre de Simon
3 h 45
Allongé tout habillé sur son lit, dans le noir, Simon attendait patiemment le
bon moment pour filer de son côté. Après la découverte du message laissé
par la production à Margaux, et les explications fournies par Tyron et Eliot,
ils avaient tous rejoint leurs chambres en se promettant de se retrouver à
l’aube pour aller sur l’îlot. Un super plan pour ceux qui souhaitaient
travailler en équipe… mais pas pour Simon.
C’était la fable du garçon qui criait au loup. La même que celle qui servait
de décor à sa chambre.
Même s’il avait feint le contraire, Simon avait tout de suite compris le lien
avec son passe-temps préféré : répandre des rumeurs sur ceux qui le
snobaient au lycée. Pour ça, le Net était un outil magique, et, derrière son
clavier, Simon était tout-puissant. Mais, quelques années plus tôt, il était
allé trop loin.
« Carie est trop impliquée pour avoir cafté… alors qui ? Charles ? à moins
que ce soit Margaux… à l’époque c’était la meilleure amie d’Esther… »
Laissant tomber ces questions sans réponse, Simon se concentra sur la seule
chose intéressante : le dessin accompagnant le texte.
Celui-ci représentait une meute de loups. Cinq bêtes, dont le plus gros, un
animal noir aux yeux jaunes, avait une minuscule clé dorée pendue autour
du cou. Or, Simon en était certain, ce loup ressemblait à s’y méprendre au
chien qui avait attaqué Carie.
Il n’y avait pas de réseau, aucune connexion, mais Simon rangea l’appareil
dans la poche arrière de son jean. Même s’il ne lui servait à rien, sa
présence le rassurait.
Vérifiant qu’il avait bien pris son sifflet d’argent, Simon ferma la porte de
sa chambre et s’engagea à pas de loup dans l’escalier. Si une clé se trouvait
vraiment pendue autour du collier d’un chien, il était hors de question de la
laisser aux autres.
Chambre de Charles
5 h 50
Slalomant entre ses vêtements jetés en vrac à travers la pièce, il alla jusqu’à
la salle d’eau. Posées au milieu de la douche, ses chaussures boueuses lui
rappelèrent la soirée et la trahison de Margaux.
– 5 h 50… si Eliot a raison, on pourra atteindre l’îlot d’ici une heure. Tant
qu’à être réveillé, autant aller vérifier si Margaux va bien, lança-t-il à voix
haute en s’aspergeant le visage.
Chambre de Carie
6 h 10
Agacée, elle reposa la tête sur l’oreiller en soupirant. Sans ses dix heures de
sommeil, son teint serait brouillé.
Depuis que Margaux avait disparu, elle était la seule ado à dormir au second
étage. Carie aurait vraiment préféré être au premier avec les autres, mais
Viviane avait catégoriquement refusé. Elle devait rester dans sa chambre.
Ordre de la production.
« Tout ça à cause de ces putains de thèmes personnels », pesta la jeune fille
en observant l’immense fresque s’étalant sur le mur en face de son lit.
Quand elle s’était plainte du personnage mythologique qui lui avait été
attribué, Margaux s’était moquée d’elle. « Tu mets un smartphone à la place
de l’étang et, avoue, c’est tout toi… » avait-elle persiflé en pointant l’index
sur Narcisse.
Avec ses traits fins, ses lèvres pleines, ses pommettes hautes et ses longs
cheveux clairs, Carie devait reconnaître que le Narcisse peint sur la fresque
lui ressemblait étonnamment. « Sauf que c’est un garçon, et que je ne passe
pas mon temps à me regarder dans une flaque d’eau… » se dit-elle en se
levant lentement.
Quelque part, se savoir épiée rassurait Carie. Les caméras lui rappelaient
qu’elle était dans un jeu, que tout était factice et qu’il ne pouvait rien lui
arriver…
Comme elle le redoutait, elle avait une sale tronche. Heureusement, contre
les cernes, elle connaissait deux remèdes de grand-mère imparables, et elle
était certaine d’avoir repéré ce qu’il lui fallait dans la cuisine.
– Deux sachets de thé vert, un peu d’eau tiède et du miel d’acacia, et il n’y
paraîtra plus… murmura-t-elle en souriant pour la caméra.
« Vintage et écolo… si après ça je ne pulvérise pas les scores sur mon blog
beauté… »
Après avoir passé le peignoir blanc et les pantoufles fournis par la prod,
Carie s’attacha les cheveux en allant vers le couloir. Vérifiant par réflexe
dans le miroir accroché à droite de la porte qu’aucune mèche ne s’échappait
de sa queue-de-cheval, elle entrebâilla lentement le battant et tendit l’oreille
à la recherche du bruit qui l’avait réveillée.
Mais rien.
Carie laissa passer une seconde, pensa à son blog et entama sa descente
sans allumer. L’escalier baignait dans un halo vert. Une luminescence due
aux diodes des caméras.
Une faible lueur filtrait sous une des portes du premier étage. Celle décorée
d’un tableau où une petite fille blonde se promenait dans un bois sous l’œil
attentif d’un loup. « Le petit Chaperon rouge… la chambre de Charles. »
Un vent coulis, iodé, s’enroula autour des jambes de Carie, comme une
algue froide, et remonta sous sa chemise de nuit.
La rampe était glacée. Un mouvement lui fit lever la tête. Quelque chose
flottait à mi-hauteur. Comme un cadavre au bout d’une corde.
La peur remonta de son estomac, une bile acide s’arrêtant à la limite de ses
lèvres. « Le lustre… c’est juste ce putain de lustre », se raisonna Carie en
déglutissant. Les caméras étaient là. Des yeux pointés sur chacun de ses
gestes.
« Reprends-toi. »
Concentrée sur le sol afin d’éviter les tessons de verre, elle ne vit pas
l’ombre se glisser derrière elle. Le choc la prit par surprise. Quelque chose
venait de la frapper derrière la tête. Violemment.
Déséquilibrée, Carie glissa et tomba en arrière. Son crâne rebondi sur le sol
de marbre.
Deuxième étage
6 h 20
Elle était absolument certaine de ne pas avoir fermé les rideaux. Alors
pourquoi sa chambre était-elle plongée dans les ténèbres ?
Désorientée, la prof de lettres voulut descendre de son lit, mais ne réussit
qu’à s’effondrer sur le parquet.
Elle avait vaguement conscience d’avoir mal. Une douleur provenant des
parties de son corps en contact avec le sol. Comme si des milliers d’abeilles
venaient de planter leurs dards dans sa peau. Il fallait qu’elle se redresse.
Qu’elle dégage ses pieds de ce qui l’entravait et la maintenait dans cette
position ridicule.
La douleur fut si forte qu’elle bascula sur le côté. Quelque chose d’acéré
venait de se planter profondément dans sa chair. Celle de ses paumes, de
son dos, de son épaule droite.
« Rien fait… »
Hélène plaqua les mains sur ses oreilles pour ne plus entendre la voix.
6 h 21
Viviane se dressa d’un bond dans son lit. Elle était certaine d’avoir entendu
un bruit. Un choc sourd, semblable à celui d’un corps tombant sur un
parquet. Tout à l’heure, elle avait cru entendre quelqu’un crier. Mais elle
n’avait pas bougé.
Sauf que, là, elle en était certaine, il y avait quelqu’un sur le palier.
– Rien… j’ai entendu crier, je voulais être sûr que tout le monde allait bien.
– Tu entends ?
6 h 24
Elle les entendait. Elle aurait pu, elle aurait dû les appeler au secours, mais
les images en train de remonter du passé la paralysaient, la rendaient
incapable d’émettre un son.
Hélène ôta les mains de ses oreilles pour les poser sur ses paupières closes.
C’était du sang.
Son sang.
6 h 25
– Attention…
Vestibule
6 h 27
– Mais qu’est-ce que…
En reprenant ses esprits, Carie pensa d’abord qu’elle avait glissé dans une
flaque d’eau et s’était assommée en tombant. Sa tête lui faisait mal.
Puis elle regarda ses mains. Ses paumes étaient rouges, poisseuses.
Alors, elle repensa aux chiens. Aux chiens et à son sifflet d’argent resté sur
la table de chevet.
Là.
Écorchée.
Dégoulinante de sang.
Premier étage
6 h 30
– Simon ? Tu dors ?
Mais le garçon dut se rendre à l’évidence : Charles n’était pas non plus dans
sa chambre.
chapitre VI
Samedi 30 mars
Île de Sareck
6 h 36
Debout au pied du ponton, Charles observait le paysage. Le soleil
commençait à poindre, et la tempête s’était apaisée. Sans les bourrasques et
la pluie diluvienne, Sareck semblait presque paisible. Une apparence que
Charles devinait trompeuse.
« Après tout, c’est bien fait pour elle. Elle n’avait qu’à pas m’espionner… »
se dit le garçon en effaçant la blonde de son esprit.
Pressé de savoir si Margaux avait trouvé une clé, Charles tourna le dos à la
baie, enfouit les mains dans les poches de son blouson et s’engagea sur le
chemin menant à l’îlot.
« L’eau est encore un peu haute pour traverser à pied mais, le temps que
j’arrive, ce sera bon… »
Chenil
6 h 36
Il fallait qu’il fasse vite, le conte était presque terminé. Simon ramassa la
planche qu’il avait réussi à arracher à un des râteliers à foin bordant le
chenil, et retourna se terrer dans un angle. Le morceau de bois ne faisait pas
une arme très efficace, mais c’était mieux que rien.
« Cette fable montre que les menteurs ne gagnent qu’une chose, c’est de
mourir sous les dents des loups. »
Comme les autres fois, l’étrange voix métallique qui déclamait le conte
s’arrêta brusquement. Simon gémit. Il avait appris que les deux minutes de
silence complet entre les diffusions étaient les plus dangereuses. Celles où il
pouvait se passer quelque chose. Mais les chiens ne bougeaient pas.
Prenant garde à ne pas faire glisser le garrot de fortune qu’il avait noué
autour de sa cuisse, Simon compta silencieusement les secondes en prenant
bien garde de rester le plus immobile possible.
Soulagé, Simon se laissa glisser dans la paille et ferma les yeux sans lâcher
son arme improvisée. Tant que la litanie se poursuivrait, il ne se passerait
rien.
La Voix s’était manifestée juste avant la première attaque. Simon était dans
le chenil depuis un bon quart d’heure quand la porte s’était refermée
derrière lui.
Un petit déclic qui ne l’avait pas inquiété outre mesure. Il avait son sifflet à
portée de main, et les chiens étaient tranquilles. Il s’était dit que c’était un
genre d’épreuve, un défi lancé par la prod ; il avait pensé que la porte
s’ouvrirait dès qu’il aurait trouvé la clé, et il avait continué à chercher.
Il avait remarqué que la fin du conte avait été modifiée, mais ça ne l’avait
pas plus inquiété.
C’est quand deux des chiens avaient bondi que Simon avait compris que ce
n’était pas un jeu.
Le sifflet ne lui avait servi à rien. Avant qu’il puisse réagir, le premier chien
avait planté profondément ses crocs dans sa cuisse gauche, tandis que
l’autre attaquait son bras droit.
Plus d’une heure à espérer que la porte s’ouvre, que quelqu’un entende ses
cris, que quelqu’un arrive.
Affalé dans son coin, les doigts serrés sur son morceau de bois, Simon
observait le monstre à cinq têtes qui l’observait lui aussi en retour. Cinq
paires d’yeux fixées sur lui comme pour chercher où, exactement, planter
leurs crocs la prochaine fois.
Cuisine
7 heures
– Hier soir, Charles est venu me demander les horaires des marées… j’en
conclus qu’il est allé chercher Margaux sur l’îlot. Peut-être que Simon l’a
accompagné ?
Le truc rouge, dégoulinant, qu’elle avait pris pour du sang n’était que de la
purée de tomate. Un crétin, elle ne savait pas qui, s’était amusé à en
badigeonner la statue du fou blanc.
Dans la pénombre, Carie avait cru que la pièce d’échecs était un cadavre
écorché vif, et sa crise d’hystérie avait été à la hauteur de sa frayeur.
Le reste était flou. Elle se souvenait d’avoir hurlé. Puis, elle avait dû tomber
dans les pommes.
Quand elle avait rouvert les yeux, Pitard était penché sur elle et sa joue la
cuisait.
Carie redoutait plus que tout les images ridicules qui pourraient bientôt
circuler sur le Net.
Tyron a beau jurer que sa sœur a dormi comme une souche, on dirait plutôt
le contraire… »
– Tu veux un croissant ?
– Laisse, Eliot… Carie s’est déjà gavée de tomates, elle n’a plus faim,
plaisanta Tyron.
Tous les visages se tournèrent vers Tyron. Mais l’imposant métis secoua la
tête sans se démonter.
– Tu délires, Carie, je n’y suis pour rien, et Deb non plus. Par contre, tu
devrais vraiment aller prendre une douche… personne n’ose te le dire…
mais tu as de la tomate dans les cheveux.
7 h 15
« C’est cette vodka, celle que j’ai trouvée dans ma chambre en remontant…
Hélène s’en voulait de s’être laissée aller, mais, par-dessus tout, elle ne
comprenait pas ce qui lui était arrivé. Quand elle s’était réveillée, elle avait
vraiment cru que quelque chose rampait sur le sol. Que le monstre de son
enfance était revenu pour la tuer. Que les Érinyes, ces femmes de la
mythologie grecque, poursuivant les assassins impunis, étaient venues la
chercher.
Lorsqu’elle avait réalisé qu’elle était juste tombée de son lit, sur les tessons
de sa bouteille vide, Hélène avait eu honte. Une honte impossible à faire
disparaître avec une aspirine et quelques pansements.
– Hélène ? Tu m’écoutes ?
– Eliot a raison. Il est certainement quelque part avec cette fille… il est
comme les autres…
La prof de lettres essuya ses lunettes d’un geste machinal et tourna la tête
vers la grande fenêtre de la cuisine pour couper court à la conversation. La
tempête avait disparu, et le soleil se levait dans un ciel couleur layette.
Eliot, visiblement lassé des piques que se lançaient Tyron et Carie, se leva
brusquement avant de quitter la cuisine.
Elle fit quelques pas dehors. L’odeur de bruyère humide lui rappelait
d’autres lieux. Quand Charles était petit, ils partaient toujours en vacances
en Bretagne, de préférence dans des endroits sauvages, sur des îles
minuscules. Là où ils étaient seuls, tous les deux. « Il était tellement
mignon… »
Repoussant les souvenirs de cette époque bénie où elle était la seule femme
dans la vie de son fils, Hélène aspira à pleins poumons. Le froid et
l’humidité la pénétrèrent immédiatement. Seuls ses doigts, recroquevillés
autour de sa tasse, conservaient la chaleur de la cuisine.
Elle ferma les yeux. Le parfum de l’île était différent de celui de la veille.
Par-dessus l’iode et le sel flottait une odeur d’algues et de vase. « La mer
doit être basse… »
– Ne vous inquiétez pas pour les chiens. Ils ne sortent que la nuit. À cette
heure-ci, ils sont enfermés dans le chenil.
– À mon avis, ils ne vous ont pas attendu pour déjeuner… mais je vais venir
avec vous. J’ai besoin de marcher.
Simon Harel
Mais Simon n’avait rien dit, et le monstre s’était jeté sur lui.
L’attaquant au visage, le secouant dans tous les sens, lui arrachant des
lambeaux de chair et de vêtements, avant de l’abandonner comme un jouet
cassé.
Simon ne savait plus depuis quand il était là. Il avait cessé de lutter. Il
n’avait plus la force. Recroquevillé dans l’angle du chenil, il observait les
molosses à l’aide du seul œil qui lui restait. Pour l’instant, les chiens étaient
calmes. Mais Simon n’était pas idiot. Ça ne durerait pas. Quelqu’un, là-
haut, avait décidé de le punir. Et il savait parfaitement pourquoi.
Le monstre posa ses dix yeux sur lui et un grondement sourd envahit la
cage.
Aucune réponse.
Un filet chaud coula sur sa cuisse. Le garrot s’était déplacé. Simon comprit
qu’il ne s’en sortirait pas. Les chiens avaient dû atteindre une artère. Il avait
de plus en plus froid. Il avait perdu beaucoup trop de sang.
Même si c’était sans importance, il aurait bien aimé savoir qui l’avait attiré
ici. Qui avait lancé le monstre sur lui. Parce qu’il avait enfin compris.
Raconte ce que vous avez fait à Esther… donne tous les détails… Tu vas
mourir, Simon, mais tu peux encore choisir comment. Je peux retenir les
chiens… »
Alors, parce qu’il ne voulait pas mourir sous les dents du monstre, Simon
planta son œil unique dans celui de la caméra et avoua.
Tout.
« J’ai menti… »
chapitre VI I
Samedi 30 mars
Île de Sareck
7 h 47
Ils ne prononcèrent pas un mot. Un regard suffit. Hélène lut la pitié dans les
yeux de son voisin et se mit à courir.
Charles était tout ce qu’elle avait, et la peur, monstrueuse, avait coulé sur
elle comme une chape de plomb dans un creuset de fonte.
Pendant les quelques secondes qu’il lui fallut pour arriver au chenil, des
images défilèrent dans son esprit. Les yeux de Charles le jour de sa
naissance, le poids de son corps poisseux sur son ventre nu, l’odeur de ses
cheveux, le chant de son souffle, la douceur de ses doigts minuscules. La
peur s’infiltra partout, colonisant la moindre de ses cellules, occupant tout
l’espace, effaçant ce qui n’avait pas d’importance, ce qui n’en avait jamais
eu.
Puis ses yeux s’habituèrent, séparèrent les détails de l’ensemble, et elle eut
la confirmation que les chiens s’acharnaient sur un corps. Son esprit
reconstitua le puzzle, rassemblant les informations nécessaires, vitales, qui
lui apporteraient la preuve que cette chose molle, que se disputaient les
bêtes, n’était pas son fils.
Et elle le vit. Apparaissant tout à coup entre deux pattes musculeuses. Là.
Une tête. Humaine. Défigurée… mais avec une chevelure sombre qui ne
pouvait pas être celle de son enfant.
8 h 12
Charles était presque arrivé au manoir quand il entendit la première
détonation.
L’écho ondula jusqu’à lui comme une vague glacée et le stoppa net.
– Charles ?
Là, tout en haut des marches, un visage blafard, désincarné, flottait à mi-
hauteur.
Un visage aux yeux morts, accusateurs. Le même regard vide que celui de
toutes ces filles qu’il avait abusées.
Perdue dans un long gilet noir, pas coiffée, pas maquillée, Viviane, avait
tout d’un spectre.
– Bien sûr que non… ça venait de là, répondit Charles en désignant le bois.
Comme pour confirmer ses propos, quatre autres coups de feu retentirent.
Des tirs séparés d’à peine une seconde. Presque une rafale.
– Ça doit être André… c’est un ancien flic, il a une arme, précisa Viviane
en voyant le regard surpris des ados.
– Pour quoi faire ? s’inquiéta Charles.
– Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu que c’était Norbert Body
qui la lui avait fournie. Au cas où… il y aurait des problèmes…
– Des problèmes ? Mais avec qui ? demanda Eliot qui venait d’arriver.
– Avec Elle…
– Non, Elle… je l’ai vue cette nuit. Elle vient pour nous chercher. Tous.
Pour nous punir.
– Moi, lui, Elle. Nous sommes tous des monstres, même toi, Tyron… des
monstres. Et nous allons mourir, pour expier. Tous mourir. Moi, lui, Elle.
Même toi, Tyron. Mourir. Des monstres.
Comprenant qu’il n’arriverait pas à la faire taire, son frère l’attrapa par un
bras et la tira sans ménagement vers le manoir.
– Ne vous inquiétez pas, c’est juste une crise. J’ai ce qu’il faut dans la
chambre pour la calmer.
8 h 20
– Aucune idée… et je doute qu’elle sache elle-même de qui elle parle. Elle
a l’air sérieusement siphonnée…
Viviane avait suivi les jumeaux dans le manoir. Les deux garçons étaient
seuls sur le perron.
Passant du coq à l’âne, Eliot lui demanda tout à coup ce qu’il avait trouvé
sur l’îlot.
– Hier soir, tu m’as demandé les horaires des marées. Ce matin, tu n’étais
pas dans ta chambre, et le bas de ton jean est encore humide… tu veux me
faire croire que tu es allé à la pêche aux moules ? ironisa le surdoué.
– Et ?
– Et Margaux n’y était plus. Mais je suis certain qu’elle y est passée… j’ai
trouvé ça devant la porte du tumulus.
– Avec la pluie, l’encre a coulé, mais on dirait le même papier que celui des
messages laissés dans nos chambres par la prod.
Eliot acquiesça.
– Si c’est le cas, il faut vite chercher les autres clés… Je viens d’aller jeter
un œil dans la chambre de Simon et j’ai trouvé ça sur son lit, dit Eliot en
tendant à son tour une feuille crème à Charles. Regarde, il y a une clé
autour du cou du loup.
– Et alors ?
Se rappelant que Charles n’avait pas vu les chiens, Eliot lui raconta leur
rencontre de la veille, insistant sur la ressemblance du dessin avec le plus
gros d’entre eux.
– Tu penses que Simon est parti fouiller le chenil ? Qu’une des clés est là-
bas
– Du coup, on ferait peut-être bien d’aller vérifier pendant que les autres
sont occupés ?
Carie Martin
Les dents de son peigne venaient d’être stoppées par un morceau de pulpe
séché.
Soucieuse de préserver son image, Carie retint de justesse le juron qui lui
était monté aux lèvres. « Ce n’est pas le moment de craquer… »
s’encouragea-t-elle en souriant à son reflet.
La fille en face d’elle avait l’air crevée. Les spots encadrant le miroir,
impitoyables, soulignaient ses cernes bleuâtres et sa peau ternie par le
manque de sommeil.
Carie détourna les yeux. Elle détestait se voir sans maquillage. Elle se
sentait nue. Fragile.
« Tyron a raison, il faut que je prenne une douche… après, ça ira mieux. »
Bousculée par les événements, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans
la douche. La veille, elle avait eu si peur des chiens qu’elle s’était couchée
directement après s’être démaquillée.
La porte se referma derrière elle sans un bruit. Aussitôt, comme dans les
toilettes, l’éclairage se déclencha.
Persuadée qu’il y avait quelqu’un dans sa douche, Carie sentit son cœur
manquer un battement.
Ce qu’elle avait pris pour une personne n’était que son reflet.
Gênée par la béance de son sexe sur le sol, Carie serra les cuisses.
« Si c’est une glace sans tain, et qu’une caméra est cachée derrière, je leur
colle le procès de l’année dès mon retour », fulmina-t-elle en tournant un
des boutons.
En même temps que l’eau tombait du plafond, une voix retentit dans la
cabine.
« Une victime des mépris de Narcisse, élevant ses bras vers le ciel, s’écria :
« Narcisse veut éteindre sa soif ; mais il sent naître dans son cœur une soif
plus dévorante encore. Tandis qu’il boit, épris de son image qu’il aperçoit
dans l’onde, il prête un corps à l’ombre vaine qui le captive : en extase
devant lui-même, il demeure, le visage immobile comme une statue de
marbre de Paros. »
« Narcisse admire les charmes qui le font admirer. Trop crédule Narcisse.
L’image que tu vois, c’est ton ombre réfléchie dans les eaux. »
– Quel charabia. Ils ne savent vraiment plus quoi inventer pour faire de
l’audimat…
Croisant les doigts pour que la buée finisse par lui rendre un peu d’intimité,
la jeune fille ferma les yeux, et attendit deux minutes avant de les rouvrir.
Sous sa paume, le miroir était chaud. Autant que l’eau. « Voilà pourquoi il
n’y a pas de buée. C’est super malin… je veux le même dans ma salle de
bains. Par contre, il faudrait qu’ils fassent quelque chose pour
l’écoulement… c’est tout bouché », pensa Carie en découvrant qu’elle
pataugeait déjà dans cinq centimètres d’eau.
« Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus que peu d’instants
à vivre ; je m’éteins à la fleur de mon âge ; mais la mort n’a rien d’affreux
pour moi, puisqu’elle doit me délivrer du poids de mes souffrances. »
Agacée par les paroles tombant du plafond, Carie s’acharna sur le mitigeur.
L’eau redoubla de violence. Comme une pluie d’orage, elle saturait l’espace
d’énormes gouttes brûlantes. Une eau qui montait le long de ses chevilles.
Carie se retourna, chercha en vain une poignée, poussa sur le panneau. Mais
rien. Hermétiquement close, la cabine de douche semblait scellée.
– Arrêtez ça ! C’est trop chaud ! hurla Carie en frappant de toutes ses forces
sur les parois.
« Aussitôt que son image meurtrie a reparu dans l’onde redevenue limpide,
il n’en peut soutenir la vue ; semblable à la cire dorée qui fond en présence
de la flamme légère, ou bien au givre du matin qui s’écoule aux premiers
rayons du soleil, il languit, desséché par l’amour, et s’éteint lentement,
consumé par le feu secret qu’il nourrit dans son âme. »
Carie se recroquevilla dans un coin, protégeant son ventre, ses seins, le haut
de ses cuisses et son visage de la morsure de l’eau bouillante. Son dos, ses
épaules, sa nuque et ses fesses, nus, sans défense, étaient devenus un champ
de bataille. Chaque goutte y explosait comme une grenade, s’enfonçant de
plus en plus profondément dans sa chair, la cuisant comme un homard dans
une marmite.
– Esther ? Mais…
Quand l’eau bouillante se déversa sur elle, la douleur la traversa comme une
vague.
L’eau atteint le haut de ses cuisses en moins d’une minute. Les parois,
brûlantes, ne lui fournissaient aucun abri. Elle ne pouvait rien faire, alors
elle cessa de hurler, de supplier, priant pour que la mort arrive, vite.
Un espoir vain.
chapitre IX
Samedi 30 mars
Manoir de Sareck
8 h 45
Crachant les cachets ronds que lui avait donnés l’ex-infirmière après qu’elle
avait refusé de la laisser lui faire une injection, Deborah les glissa sous son
oreiller et referma aussitôt les yeux par sécurité.
Elle n’avait pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contenait. Quelques
photos et une page dactylographiée : le rapport d’expertise sur la mort de
Lisa.
La première fois qu’elle l’avait lu, Deborah n’avait pas compris tout de
suite à quoi elle avait affaire.
Au début, elle aimait être dans son ombre. Elle trouvait ça rassurant. Mais
maintenant, elle avait peur.
Concentrée sur son souffle, elle faillit sursauter quand la main de son frère
se posa sur sa joue. Elle ne voulait plus qu’il la touche. Plus jamais.
Elle voulait qu’il parte. Qu’elle puisse réfléchir à ce qui se passait ici. Mais
si Tyron découvrait qu’elle avait craché ses cachets…
Pour la première fois depuis des mois, ses idées étaient claires. Deborah
savait enfin ce qu’elle voulait. Il ne fallait plus qu’elle dorme. Tyron
pouvait dire ce qu’il voulait, elle ne le croirait plus. Plus jamais.
Lire ce dossier lui avait ouvert les yeux. Elle avait enfin compris le sens des
contes que leur avait attribués la production. « Peau d’âne » et « La Belle au
bois dormant ». L’inceste du roi et la malédiction lancée par la fée
Maléfique. Mais ces gens se trompaient. Elle n’aurait jamais fait de mal à
Lisa. Elle l’aimait.
Chenil
9 h 17
Les narines d’André Pitard, comme douées d’une vie propre, tressaillaient à
intervalles réguliers. Un tic démentant l’image de totale maîtrise que l’ex-
commissaire tentait de donner depuis que Charles et Eliot les avaient
rejoints devant le chenil.
Déjà, quand Charles et lui étaient arrivés, la différence dans leur attitude
l’avait surpris. Si Charles avait vomi ses tripes, le gamin avait juste
semblé…
– Il fallait bien qu’on entre. Alors j’ai abattu celui-là, en espérant que ça
calmerait les autres… mais ça n’a pas suffi.
– La mère de Charles est une sacrée tireuse pour une prof de littérature,
constata le gamin d’un air appréciateur. Vous n’êtes pas trop vexé qu’elle
vous ait piqué votre flingue ?
André sursauta.
– Les quatre derniers tirs ont retenti deux bonnes minutes après le premier.
La tête penchée sur le côté, Eliot semblait le défier de lui dire le contraire.
– Vu le papier que tu m’as montré, ce qui s’est passé est très clair. Simon
est venu dans le chenil pour chercher une clé, et la porte s’est refermée sur
lui.
André Pitard tira le mince tube d’argent de sa poche. Lui aussi avait pensé
au sifflet. Après qu’Hélène avait abattu les chiens, il était entré dans le
chenil, et l’avait trouvé abandonné dans un coin.
– Bien sûr, répondit Pitard en plantant ses yeux dans les siens. Et c’est
exactement ce que je compte dire aux autres en rentrant… à moins que tu
aies une autre explication ?
Eliot hésita une seconde à lui demander ce qu’il pensait des pions brisés, et
de Margaux qui n’avait toujours pas réapparu. Margaux et Simon. Le pion
blanc et le pion noir. Puis, il renonça. Le flic avait raison. Semer la panique
n’était pas une bonne idée.
Chambre d’Hélène
9 h 49
Ils n’étaient pas seuls dans la pièce. En face d’elle, une vieille femme aux
yeux cernés, aux épaules aussi basses que les branches d’un saule sous une
pluie battante, la fixait avec un regard vide. Il lui fallut une seconde pour
comprendre que ce n’était que son reflet. Hélène ne s’était pas reconnue. La
peur qu’elle avait ressentie en croyant avoir perdu son fils lui avait fait
prendre dix ans. Et la peur ne l’avait pas quittée.
Hélène releva les yeux sur son fils. Charles lui parlait en faisant de grands
gestes, montrant alternativement le sol et les caméras. Elle tenta de se
concentrer sur ce qu’il lui racontait, mais ne réussit qu’à lui sourire. Il disait
quelque chose, un truc à propos du jeu. Elle n’arrivait pas à organiser
suffisamment ses idées pour lui répondre. La vérité, c’est qu’elle se fichait
des caméras, du jeu.
– Charles…
Hélène chercha, sans les trouver, les mots pour dire à son fils qu’elle
l’aimait.
9 h 58
Quand il avait poussé sa porte, il avait tout de suite compris. Ce n’était pas
la première fois qu’il la voyait dans cet état ; et l’odeur de vodka confirmait
ce qu’il avait pressenti quand elle s’était effondrée dans ses bras à son
arrivée au chenil.
Affalée sur son lit, sa mère le regardait avec l’air débile d’une gamine
venant de faire une connerie.
Sur le palier, les quatre autres portes étaient fermées. Charles poussa celle
de Margaux, glissa un œil à l’intérieur et la referma aussitôt. Rien n’avait
bougé depuis la dernière fois qu’il y était entré.
« Eliot doit avoir raison, cette salope est partie sans moi… mais elle ne perd
rien pour attendre. »
Penser à ce qu’il lui ferait subir quand il la retrouverait au lycée lui rendit le
sourire. Depuis la mort d’Esther, il avait arrêté ses vidéos. Savoir que
Simon était au courant de son petit passe-temps l’avait condamné à refréner
ses fantasmes.
« La seule bonne nouvelle dans ce merdier, c’est que maintenant que Simon
est mort, je vais pouvoir recommencer… » se dit Charles en retrouvant le
sourire.
Les filles ne comprenaient pas qu’il avait besoin de la caméra pour bander.
Les rares fois où il avait essayé de leur expliquer, elles l’avaient traité de
pervers.
S’étaient moquées de lui. Alors il avait trouvé une autre méthode. Avec le
GHB
que lui fournissait l’infirmière du lycée, tout était plus simple. Plus besoin
d’argumenter. Les plus farouches devenaient dociles, et il pouvait à
nouveau être la star des caméras qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.
Bien sûr, il prenait soin de cacher les visages avant de poster ses vidéos.
Mais le plaisir de voir ses films en ligne, de compter le nombre de vues, de
savoir qu’il existait encore derrière un écran suffisait à le rendre heureux.
Quant aux filles, quelle importance. De toute manière, il prenait ses
précautions pour ne laisser aucune trace, et elles ne se souvenaient de rien.
« D’ailleurs, en pensant à ça… Maintenant que Carie n’a plus Simon pour
la protéger, je devrais pouvoir la convaincre de faire équipe avec moi… » se
dit Charles en se dirigeant vers la chambre de la blondasse.
« Si Barbie Girl est sous sa douche, autant aller prendre la mienne. Parce
que, la connaissant, ça peut durer longtemps. »
chapitre X
Samedi 30 mars
Île de Sareck
19 h 30
Tous voulaient savoir pourquoi personne n’était encore venu les chercher.
Une question à laquelle Viviane et Pitard répondaient toujours de la même
manière : il fallait attendre que la tempête se calme.
Dans cette lumière blafarde, la baie ronde ressemblait à une bouche pleine
d’écume ; une mâchoire géante creusée par la langue des marées.
La mer avait bien entamé sa descente vers le large. C’était l’instant que les
oiseaux attendaient avec impatience. Pour le moment, la baie des Pendus
bouillonnait furieusement sous l’assaut conjugué de la pluie et des dernières
vagues. Bientôt, les rochers découverts deviendraient l’arène d’une lutte
féroce.
« Il faut vraiment être taré pour sauter de cette hauteur… » se dit l’ex-
commissaire en se retournant vers le large.
André allait faire demi-tour quand une nuée d’oiseaux s’abattit sur les
rochers tout juste découverts, piochant les crabes trop téméraires et les
poissons pris au piège dans les dernières poches d’eau salée.
Attiré par le tapage ; André avait cru voir quelque chose, là-bas, assez loin,
à une trentaine de mètres, sur un des rochers à demi émergés à l’aplomb du
plongeoir.
Posé au bord d’un trou d’eau, l’oiseau fouillait dans la chose noire ballottée
par le ressac. Plantant son bec acéré dans le corps amolli par la mer,
l’oiseau arracha un lambeau de chair flasque et l’avala goulûment.
André dirigea ses jumelles vers lui, fit le point sur ce qu’il pensait être une
otarie morte et fronça les sourcils.
Des mèches de cheveux bruns, collées par la mer sur la peau délavée,
masquaient ce qui ressemblait à un visage.
Se concentra.
Il y avait maintenant trop d’oiseaux sur le rocher pour distinguer quoi que
ce soit.
Le corps, abîmé par sa chute et son séjour dans l’eau de mer, n’avait plus
grand-chose d’humain, mais l’ex-commissaire n’eut aucun mal à deviner
son identité.
Cuisine
19 h 47
Viviane venait d’égoutter le riz quand un éclair plus proche que les autres
illumina les murs de la cuisine. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et
compta machinalement les secondes dans sa tête. Elle n’en était qu’à cinq
quand le tonnerre éclata.
– Finalement, j’ai bien fait de rester ici, lança Eliot de l’autre bout de la
pièce.
– Les consignes de la production à ce sujet sont très claires. L’île est coupée
de tout : pas de téléphone, pas d’ordinateur, pas de liaison radio… rien.
« Au moins, cette tempête nous fournit une bonne excuse pour rassurer les
gamins… »
Préférant passer à autre chose, Viviane sortit le rôti du four et le déposa sur
le plan de travail. Il était un peu trop saignant, mais elle n’avait pas envie
d’attendre plus longtemps. Elle savait que les ados finiraient par avoir faim.
Viviane avait refusé d’aller voir le corps de Simon. Elle était infirmière, pas
légiste. Pourtant, la description que lui en avait faite Hélène avait suffi à
imprimer des images cauchemardesques dans son esprit. La mort, elle
connaissait. Mais pas celle-là. Elle, au moins, faisait le boulot proprement.
L’un après l’autre, comme les pages d’un livre, les pétales de chair
s’alignèrent sur la planche de bois, saturant la rigole de sang.
– Bordel de merde !
Viviane avait fait riper le couteau électrique sur la fourchette plantée dans le
rôti, et sa lame avait terminé sa course sur son bras gauche.
– Ça va ? s’inquiéta Eliot.
– Rien de grave, répondit-elle en se retournant. Tout est prêt. Tant pis pour
André, va chercher les autres. On mange.
20 heures
Eliot refusa poliment le plat de viande que lui passait Tyron, pour se servir
une généreuse portion de salade de riz. À l’exception de Carie, qui n’avait
pas répondu à ses appels, et de Deborah, qui dormait à poings fermés, le
garçon avait convaincu les autres pensionnaires du manoir de se réunir dans
la cuisine.
Assis autour de la longue table de bois, ils picoraient en silence les plats que
Viviane avait préparés pour eux.
André Pitard n’était toujours pas revenu. Viviane avait bien suggéré que
quelqu’un aille le prévenir que le dîner était prêt, mais il pleuvait dru et
personne ne s’était dévoué.
« Qu’est-ce qu’elle fiche ? Elle ne peut tout de même pas passer son temps
à se laver… Si ça se trouve, la salle de bains est vide et cette conne s’est
barrée. »
Perdus dans leurs pensées, ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir. Ils
l’entendirent juste se refermer. D’un coup. Un claquement beaucoup trop
violent pour une simple porte.
Vestibule
20 h 12
– André ? Mais ? Qu’est-ce qui s’est passé ? lui lança Viviane depuis le
seuil du vestibule.
André vit les lèvres de Viviane s’agiter, mais ne comprit pas un mot de ce
qu’elle venait de dire. Ses tympans sifflaient trop fort pour lui permettre
d’entendre quoi que ce soit.
– Et là, vous allez encore nous dire que c’est un « malheureux accident » ?
ironisa Tyron.
Ils sont minuscules et ont été envoyés dans tous les coins. La statue du fou
blanc ne s’est pas « brisée », elle a été soufflée de l’intérieur…
probablement grâce à un mécanisme déclenché à distance.
On a tous pensé que les pions étaient tombés à cause du vent ou des
vibrations de la pendule, mais avouez que ce n’est pas hyper crédible…
– Ça, je n’en ai aucune idée. Je sais assembler les faits, pas lire dans les
pensées… Peut-être que monsieur Pitard pourrait nous en dire plus ?
– Tu insinues quoi, exactement ? Que c’est lui qui aurait fait ça ? protesta la
mère de Charles.
Hélène leva la tête vers les caméras. Comme elle l’avait déjà noté dans la
cuisine, les diodes vertes étaient éteintes…
La femme acquiesça.
– Vu qu’un seul disjoncteur sur une centaine était abîmé, je doute fort que
ce soit un accident, admit Viviane en haussant les épaules. Mais n’importe
qui aurait pu le saboter. Pour ce qu’on en sait, Simon lui-même aurait pu le
faire avant d’aller au chenil…
Surpris d’entendre enfin le son de sa voix, tout le monde se tourna vers lui.
– Margaux n’est pas partie… elle est morte, ajouta-t-il abruptement. J’ai
retrouvé son corps encastré dans les rochers, juste sous le plongeoir… Et,
vu l’état de son cadavre, elle y était déjà quand le tableau électrique a été
trafiqué.
20 h 21
Pendant que Viviane et Hélène pressaient André de leur donner des détails
sur ce qu’il avait découvert, Tyron attira Eliot à l’écart.
– Le pion noir et le pion blanc, tu m’as bien dit que c’étaient les pièces de
Simon et Margaux ?
Eliot hocha la tête, mais Charles, à qui leur manège n’avait pas échappé, les
rabroua aussitôt.
– Dites donc, c’est tout ce que ça vous fait ? Vous avez entendu ce qu’a dit
Pitard ? Margaux est morte !
– Et j’ai bien peur qu’elle ne soit pas la seule, lâcha Eliot en désignant les
restes du fou blanc éparpillés sur le sol.
– Comment ça ?
– Hier, Eliot a repéré que nos initiales étaient gravées sur les pièces
d’échecs, expliqua Tyron. Or, celles de Margaux et Simon ont été
détruites… du coup, tu en déduis quoi ?
Chambre de Deborah
20 h 25
Deborah avait entendu l’explosion, mais n’avait pas bougé un cil. Ce qui se
passait en bas ne la concernait pas. Assise sur son lit, elle fixait l’océan en
jouant avec la seringue hypodermique reçue avec le dossier. Depuis qu’elle
avait lu le rapport d’expertise, elle n’en voulait plus à la mer. L’océan n’y
était pour rien.
Ce n’était pas lui qui avait décidé de lui voler Lisa.
Les caresses de son frère. Ses mains, sur sa peau, là où elles n’auraient pas
dû être. Le pire, c’est qu’elle ne se souvenait pas d’avoir dit non. Peut-être
avait-elle dit oui. C’était sans importance.
L’important, c’est que cette fille les avait vus et qu’elle en avait parlé à
Lisa.
Tout était dans le dossier. Les photos. Celles de la fille d’abord. Sur les
premières, elle était vivante, souriante. Puis il y en avait une autre, où la
fille était sur un lit, les yeux vides, nue, avilie. Et la dernière, celle de son
cadavre, langue gonflée, violette, pendant de sa bouche grimaçante. Le
visage de celle qui était entrée dans leur chambre par erreur. Qui les avait
vus. Tyron et elle.
Tout était dans le dossier. Les liens. Les connexions. Comment Tyron avait
poussé Charles à séduire Esther, tout en sachant ce qu’il lui ferait subir.
Comment il avait manœuvré pour monter Carie contre elle, pour la pousser
à se venger, et la conduire au suicide. Pour la faire taire.
Mais Tyron n’avait pas été assez rapide. La fille avait parlé.
Non, ce n’était pas la faute de l’océan si Lisa était morte. C’était celle de
Tyron. Et d’elle. Qui n’avait pas dit non.
– CARIE !
chapitre XI
Samedi 30 mars
Manoir de Sareck
20 h 42
Depuis qu’ils avaient compris qu’un tueur se baladait sur l’île, tout le
monde soupçonnait tout le monde. C’est pour ça qu’il était allé chercher
Deborah. Hors
Il n’était pas encore 21 heures, mais le ciel, noir, avait posé son couvercle
sur Sareck.
Malgré la pénombre, un seul coup d’œil lui permit de constater que tout le
monde était là. Personne ne leur avait donné l’ordre de se réunir ; personne
ne l’avait même suggéré. Pourtant, comme un troupeau effrayé par les
loups, les habitants du manoir avaient ressenti le besoin de se regrouper.
Quelque chose de l’ordre du grégaire, de l’instinct de survie. Et puis, s’ils
restaient ensemble, ils pourraient se surveiller mutuellement.
Eliot, armé d’une longue pince en fonte, surveillait le feu qu’il avait allumé.
« En même temps, avec la dose de cachets que lui a refilée Viviane, ce n’est
pas étonnant… » se rassura Tyron.
– Ici, tu seras bien, rendors-toi, lui murmura-t-il en l’aidant à s’allonger.
Malgré son mètre quatre-vingts, la jeune fille sembla disparaître tout entière
dans les épais coussins. Elle n’avait pas quitté son pyjama ; un vêtement
d’homme, trop large pour elle, et beaucoup trop léger pour être porté
ailleurs que dans un lit. Voyant qu’elle frissonnait, Tyron attrapa le plaid
immaculé posé sur un des accoudoirs et le borda délicatement autour du
corps de sa sœur, ne laissant dépasser que sa tête sombre et bouclée.
20 h 45
Hélène leva les yeux, eut un hoquet, et faillit laisser tomber sa torche sur le
crâne d’André : pendant une seconde, dans la lumière dansante des
flammes, elle avait cru voir la tête de Deborah, décapitée, posée à
l’extrémité du canapé blanc.
20 h 50
Tyron hésita une seconde. Il aurait pu dire la vérité. Mais ça l’aurait obligé à
justifier son silence. Mieux valait éviter. Habilement, il botta en touche.
Hélène, qui n’avait pas réagi quand Tyron l’avait suspectée, vola au secours
de son fils.
– Vous insinuez quoi exactement tous les deux ? Que Charles aurait tué
Margaux ? Qu’il aurait obligé les chiens à se jeter sur Simon ?
– Si on va par là, il me semble que c’est toi qui as conseillé à Carie d’aller
prendre une douche, non ? Et puis, on peut aussi accuser ta sœur. C’est vrai
ça, on ne l’a pas beaucoup vue depuis qu’on est arrivés. C’est tout de même
bien pratique de dormir sans arrêt… comme ça, personne ne se demande ce
que vous êtes en train de faire… n’est-ce pas ?
– C’est ridicule… Carie serait allée prendre une douche quoi qu’il arrive, ça
ne veut absolument rien dire. Et en ce qui concerne Deborah, je peux vous
assurer qu’elle n’a pas bougé de la nuit, rétorqua Tyron sans se démonter.
– Vous avez passé la nuit ensemble… le frère couvre la sœur. Très crédible
comme alibi…
Il était certain de l’avoir vu sursauter quand son frère avait parlé de la nuit
qu’ils avaient passée ensemble.
La jeune fille semblait dormir, mais quelque chose n’allait pas. Son souffle
était trop rapide, ses traits pas assez détendus.
– Tu peux ouvrir les yeux, Deborah, je sais que tu ne dors pas, dit-il en
posant la main sur son épaule.
Surprenant de légèreté, Tyron bondit sur André Pitard et l’attrapa par le col
de sa chemise pour l’obliger à s’éloigner du canapé.
21 h 11
– Arrêtez ça ! Immédiatement !
L’ordre de Viviane claqua comme un fouet. Elle n’avait rien dit depuis le
début de l’altercation. Juste pour voir où ça les mènerait. Mais, là, ces deux
crétins allaient trop loin.
– Ce qui est certain, dit Eliot, c’est que les mécanismes d’explosion des
statues ont été mis en place avant notre arrivée. Alors, soit c’est Viviane le
tueur, soit le danger vient de l’extérieur. Vous êtes le tueur ? lui demanda-t-
il en se retournant vers elle.
La colère qui avait saisi Tyron quand le flic avait posé la main sur sa sœur
retomba d’un seul coup. Il desserra les poings, lâcha le col d’André et
recula d’un pas.
Charles Astings
Le couloir de pierre nue semblait ne pas avoir de fin. De chaque côté, des
portes de bois et de métal, toutes identiques, évoquaient celles d’une prison.
Il en avait déjà ouvert trois. Derrière celles-ci, il avait trouvé la chaudière,
une buanderie et une pièce débordant de mobilier de jardin. Mais pas de
bois.
Plus lourde que les précédentes, celle-ci tourna sur ses gonds sans émettre
un grincement. Charles tâtonna un instant, trouva l’interrupteur et pressa le
bouton.
Une maigre lumière jaillit d’une unique ampoule et se déversa sur ce qui
ressemblait à un bûcher.
– Tout de même…
Ses paroles rebondirent étrangement entre les murs, comme aspirées par
l’obscurité. Réprimant un frisson, Charles déglutit, redressa les épaules et
avança rapidement vers le tas de bois.
Quelque chose devait être coincé dans le rail, car l’échelle s’arrêta un mètre
avant le panier. Juste en face de l’établi. Puis se coinça complètement.
S’il n’entendit pas le léger déclic provoqué par son poids sur les barreaux,
le claquement de la porte ne lui échappa pas.
– Mais qu’est-ce que…
La douleur le traversa avant qu’il atteigne le sol. Il hurla. Un cri qui résonna
entre les murs de pierre sans les traverser.
« Il était une fois une petite fille de village, la plus éveillée qu’on eût su voir
: sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne
femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien que partout
on l’appelait : le petit Chaperon rouge. »
Je dis le Loup, car tous les Loups ne sont pas de la même sorte ; il en est
d’une humeur accorte,
Entraînent les jeunes demoiselles jusque dans les maisons, jusque dans les
ruelles
Mais hélas ! qui ne sait que ces loups doucereux, De tous les loups sont les
plus dangereux. »
Le garçon enfonça ses ongles dans la terre battue, banda ses muscles et
tenta de se traîner vers la porte à la force des bras. Il ne fit pas dix
centimètres. La douleur était trop forte.
Au-dessus de sa tête, la petite fille avait grandi, elle faisait du vélo, soufflait
des bougies, plongeait dans l’océan, souriait à la caméra.
Il la reconnut enfin.
– Mais qu’est-ce que vous me voulez, putain… ce n’est pas moi… c’était
une idée de Tyron ! Je ne lui ai rien fait ! Rien !
Faire le lien entre les regards fous de Margaux, Carie et Simon : le corps
basculant dans le vide, les crocs des chiens, le sang, l’eau grimpant autour
d’un corps nu, et les chiens, revenant sans cesse, plongeant leurs museaux
dans la
chair de Simon, le dévorant vivant, tandis que Margaux n’en finissait pas de
tomber, de s’écraser sur les rochers, et que Carie se noyait.
Puis, sans transition, le film fut remplacé par des images en direct.
C’était maintenant son visage qui s’affichait en gros plan. Sa surprise, ses
yeux ronds, puis un masque de haine pure, une rage le consumant tout
entier.
De nouvelles images.
Une vidéo que Charles connaissait bien, parce qu’il en était l’auteur. Une
vidéo que Simon avait récupérée, et dont tout le lycée avait vu certains
extraits.
Charles y tenait le premier rôle. Esther, les yeux vides, poupée molle et
docile, lui laissait faire tout ce qu’il voulait. Des trucs sales. Dégueulasses.
– Alors, tout ça, c’est pour cette dinde ? Mais vous croyez quoi ? Que c’est
de ma faute ? Comme si elle ne savait pas ce qui allait lui arriver… elles le
savent toutes. Des putes, ce sont toutes des putes ! ALLEZ VOUS FAIRE
FOUTRE !
Les projecteurs se rallumèrent une dernière fois. Pour que Charles puisse
voir ce qui allait lui arriver. La hache au plafond. Énorme. Une arme de
bûcheron, comme celui qui arrive à la fin du « Petit Chaperon rouge ».
Et lui, dessous.
Piégé.
chapitre XI
Samedi 30 mars
Manoir de Sareck
21 h 15
– Ce que vous êtes en train de me dire, c’est que PERSONNE dans cette
pièce n’a rencontré quelqu’un de la production ?
lentement autour de son index droit avant de les laisser s’échapper, puis de
recommencer.
Quand André avait tenté de lui poser des questions, son frère avait répondu
pour elle. Deborah n’avait pas dit un mot, se contentant de hocher la tête
mécaniquement pour approuver ce qu’il disait.
– Et vous, alors ? Qu’est-ce qui nous prouve que vous n’êtes pas derrière
tout ça ? Après tout, personne ne connaît ce Norbert Body, ça pourrait tout à
fait être vous… c’est tout de même drôlement pratique cette histoire de
recrutement par une agence…
Sans tenir compte de sa remarque, Pitard rembarra Tyron d’un ton sec :
– Désolé, mais je n’ai rien de mieux à proposer. À part les consignes reçues
la veille de notre départ par courrier, ni Viviane ni moi n’avons eu de
contact avec la production.
– Et, ces « consignes », vous les avez gardées ? On pourrait les voir ?
– S’il n’y a que ça pour te convaincre, je vais les chercher… mais j’ai peur
que la conclusion reste la même : personne ne sait qui est ce Norbert
Body… et encore moins ce qu’il nous veut.
21 h 25
Sonnée par les derniers mots d’André, Hélène Astings le regarda franchir la
porte sans réagir.
Il avait fallu ce jeu de mots stupide pour qu’elle comprenne enfin ce qui lui
échappait depuis leur arrivée.
– Hélène ? Ça va ?
21 h 32
Viviane recula d’un bond pour éviter les projections d’alcool, avant de
froncer les narines. L’odeur de la vodka, puissante, imprégnait déjà tout.
Comme une enfant terrorisée, la mère de Charles, les yeux ronds, tremblait
de tous ses membres.
Le regard fou, comme possédée, Hélène baissa d’un ton pour que les autres
n’entendent pas, obligeant Viviane à tendre l’oreille.
– C’est à cause de ce qui s’est passé… je t’avais bien dit qu’il ne fallait pas
laisser faire… moi, je ne voulais pas… c’est ta faute…
– Tais-toi !
21 h 40
Le garçon avait cessé de jouer avec son tisonnier quand le verre de la prof
de lettres s’était brisé. Même s’il n’arrivait plus à entendre ce qu’Hélène
Astings racontait, ce qui se passait à l’autre bout du salon était beaucoup
plus fascinant que les flammes du foyer.
La référence de la prof aux Dix petits nègres lui rappelait qu’il était
coupable.
Qu’ils étaient tous coupables. Mais qui dans cette pièce serait prêt à
l’avouer ?
Qu’il savait.
21 h 42
La référence aux Dix petits nègres ne lui avait pas échappé, et son frère ne
pouvait ignorer de quoi il était coupable.
Mais elle préféra se taire. Ce qui s’était passé ne les regardait pas. C’était à
Lisa de faire payer Tyron. Elle en avait gagné le droit.
Même si son frère semblait maître de lui, certains signes ne trompaient pas :
ce léger tic agitant sa paupière gauche, la veine palpitant sur son cou, la
crispation infime de sa main droite. Tyron avait peur. Pas peur de mourir,
son frère était trop sûr de lui pour croire un instant qu’il pourrait tomber
dans un piège.
21 h 55
Les lunettes de travers, la joue rouge, elle sentait l’alcool et le vomi à plein
nez.
– Hélène a trop bu, je la ramène dans sa chambre, lui expliqua Viviane sans
s’arrêter.
Trop surpris pour réagir, André les regarda s’éloigner dans l’escalier et
pénétra dans le salon.
Si Deborah n’avait pas bougé depuis son départ, Tyron, debout face à Eliot,
semblait hors de lui.
« Mais qu’est-ce que le gamin a bien pu lui dire pour le mettre dans cet état-
là
?»
21 h 58
– Tenez, faites-vous plaisir, leur lança Pitard en déposant les deux dossiers
sur la table basse.
Pendant une seconde, il avait bien cru que Tyron allait se jeter sur lui. Vu
leur différence de gabarit, l’affrontement n’aurait pas été à son avantage.
– Parce que, toi, tu as tué quelqu’un peut-être ? lança Tyron à Eliot sans
s’occuper de Pitard.
– Selon Mme Astings, le jeu reprend la trame des Dix petits nègres,
expliqua Eliot. Je cherche donc si…
Sans lâcher Eliot des yeux, le métis résuma le roman, de mauvaise grâce.
– Dans ce livre, dix personnes se retrouvent coincées sur une île, et meurent
les unes après les autres, en punition d’un crime qu’elles ont commis tout
en échappant à la justice.
– Et ? c’est quoi ce crime dont parle Eliot ? Celui commis par Simon et
Carie, dont tout le monde serait au courant ? Eliot ?
– Moi, je n’étais pas à Sainte-Scholastique à l’époque. Mais vous n’aurez
qu’à demander à Charles… je pense qu’il en sait beaucoup plus que moi…
à moins que Tyron préfère vous expliquer lui-même ? Après tout, il était
déjà là, lui, quand cette fille s’est pendue.
Tyron, poings serrés, fit un pas en avant. Eliot resserra ses doigts sur
l’épaisse barre de métal, mais le frère de Deborah se reprit avant d’arriver
sur lui.
D’un geste vif, il attrapa les deux dossiers abandonnés par Pitard sur la
table basse, avant d’aider sa sœur à se relever.
Chambre d’Hélène
22 h 07
– Oui, oui, c’est ça, on va tous mourir… mais pas maintenant. Avant, il
faudrait te reposer un peu… et surtout faire un brin de toilette, dit Viviane à
Hélène en ouvrant la porte de sa chambre.
La mère de Charles, qui s’était laissé faire jusqu’à présent, refusa d’entrer.
– Mon bébé, il faut aller le chercher… je ne peux pas le laisser… il faut que
je lui dise… que je lui explique que ce n’est pas sa faute…
Semblant enfin réaliser dans quel état elle s’était mise, Hélène secoua la tête
et se laissa entraîner dans sa chambre.
Comme dans celles des autres participants, ses murs étaient décorés
d’œuvres retraçant les aventures de son personnage : le mariage d’Hélène
avec le roi de Sparte, sa fuite avec le Troyen Pâris, la guerre aux pieds des
remparts de Troie et, partout, les visages des héros morts par sa faute.
Viviane fronça les sourcils. À part le prénom, elle ne voyait pas ce que la
belle Hélène avait de commun avec le déchet qu’elle était en train d’aider à
se déshabiller.
Elles entrèrent dans la salle d’eau. Hélène aurait voulu qu’elle s’en aille,
mais elle n’avait pas la force de la chasser. Dire non lui semblait au-delà de
ses forces.
Hélène hocha docilement la tête. Hier, quand elle l’avait découverte, elle
aussi avait été fascinée par la magnificence de la pièce d’eau. Presque aussi
grande que la chambre, ses murs entièrement recouverts de mosaïques.
– Bon, par contre, la déco n’est pas du meilleur goût, ajouta Viviane en
grimaçant.
Elle l’avait déjà vue plusieurs fois, mais elle ne s’habituait pas à la scène
morbide décorant le pan de mur en face de la porte : une immense mosaïque
représentant un cadavre de femme, nu, suspendu à un arbre. À la couleur
grisâtre de sa peau, et aux corbeaux posés sur les branches, il était en train
de pourrir.
Sans s’attarder, elle poussa Hélène vers le grand jacuzzi à demi encastré au
centre de la pièce. Dans le bassin prévu pour huit personnes, l’eau à 38
degrés bouillonnait légèrement en dégageant des vapeurs humides.
L’ex-infirmière n’y avait pas fait attention auparavant, mais le plafond était
lui aussi mosaïqué. Sa surface était presque entièrement recouverte par une
scène étrange. Deux femmes ailées, aux mains comme des serres, vêtues de
longs voiles noirs, et le visage recouvert d’un masque grimaçant, noyaient
une troisième femme en la maintenant sous la surface claire d’une rivière.
– Détends-toi, lui conseilla Viviane en posant doucement les mains sur ses
épaules.
– Les Érinyes, murmura-t-elle une nouvelle fois. Elles sont là pour punir les
criminels oubliés par la justice des hommes. Nul ne peut leur échapper…
pas même la fille d’un dieu.
Prenant tout à coup conscience du poids des mains de Viviane sur ses
épaules, Hélène se redressa d’un bond.
Aussitôt, Viviane recula vers la porte en levant les mains. Elle avait eu sa
chance, mais ce moment était passé. Sans même chercher à se justifier, elle
siffla.
22 h 42
Allongé sur son lit, Tyron finissait de lire un des dossiers qu’il avait
remontés du salon. Sans surprise, cette petite merde d’Eliot l’avait laissé
partir sans rien dire.
Depuis qu’ils étaient arrivés sur l’île, il sentait que sa sœur s’éloignait de
lui.
Il ne savait pas quoi, il ne savait pas pourquoi, mais quelque chose avait
changé.
« En même temps, avec l’ambiance qui règne ici, je ne peux pas lui en
vouloir de flipper… » se rassura-t-il en attrapant l’autre dossier.
À côté, le bruit de l’eau s’était enfin arrêté. Une seconde, Tyron imagina le
peignoir blanc tombant aux pieds de sa sœur, et son corps nu se glissant
dans la grande baignoire.
Tyron revint quelques pages en arrière. Les feuillets n’étaient pas attachés,
mais ils étaient numérotés. Or, ils passaient directement de la page 25 à la
page 29.
Intitulé « Déroulement du jeu », le dernier feuillet était une liste très précise
sur les informations que la gouvernante du manoir devait leur
communiquer.
– C’est donc bien elle qui a tout préparé, murmura le garçon, j’en étais
sûr…
Mais en lisant la dernière consigne de la liste, Tyron se redressa
brusquement.
Sauf qu’à cause de la disparation de Margaux, elle ne l’avait pas fait… une
erreur que Tyron se promit de réparer dès que Deborah dormirait.
Hélène Astings
Viviane avait quitté la salle de bains sans finir sa phrase, mais Hélène
n’était pas dupe. Elle était certaine de ce qu’elle avait lu dans ses yeux
quelques secondes avant qu’elle la jette dehors : Viviane n’hésiterait pas à
la tuer pour qu’elle se taise.
La décharge d’adrénaline qui avait giclé dans ses veines quand elle s’en
était rendu compte l’avait brutalement dégrisée.
Quelque chose était en train d’embrouiller son esprit, elle se sentait bien.
Trop bien.
Hélène agrippa les rebords et sortit la tête de l’eau pour prendre une grande
inspiration. Le parfum doucereux envahit ses poumons et lui tourna la tête,
l’obligeant à fermer les yeux et à reposer sa nuque sur l’appuie-tête.
Comme Ulysse sur son bateau, elle avait l’impression d’entendre des
voix…
Elle ne rêvait pas. Une voix psalmodiait dans la pièce. Un genre de livre
audio débitant un texte qu’elle reconnut pour l’avoir souvent étudié.
« Et alors Hélène, fille de Zeus, eut une autre pensée, et, aussitôt, elle versa
dans le vin qu’ils buvaient un baume, le népenthès, qui donne l’oubli des
maux.
Prise d’une terreur subite, Hélène essaya de se lever. Mais ses jambes
refusèrent de lui répondre et elle glissa dans le bassin.
– Charles…
Rien ne se passa.
« Charles est mort, Hélène… tué par l’airain d’une lame… lui aussi tu n’as
pas su le protéger. »
Et, très étrangement, alors qu’elle s’enfonçait sous l’eau comme Ophélia
dans sa rivière, la dernière chose que put faire Hélène avant que ses
poumons se remplissent de liquide fut un sourire.
chapitre XI I
Dimanche 31 mars
Manoir de Sareck
4 h 58
Après le départ des jumeaux, Eliot avait lui aussi quitté le salon pour
remonter dans sa chambre, mais il n’avait pas réussi à fermer l’œil. Il avait
besoin de faire le point ; de réfléchir aux événements, et à la manière dont
ils s’enchaînaient.
Comme tout bon joueur d’échecs, le surdoué préférait mener le jeu plutôt
que le subir. Or, là, c’était ce qui était en train de se passer, et il détestait ça.
Eliot tourna la lettre entre ses doigts et poussa un profond soupir. Depuis
qu’il était remonté dans sa chambre, c’était la troisième fois qu’il lisait le
texte écrit en vieux français sur le papier crème.
Il leur dit donc, ne craignés point, mes frères, mon Pere et ma Mere nous
ont laissés icy, mais je vous rameneray bien au logis, suivez-moy seulement.
»
Comme ceux reçus par les autres participants, son message était un extrait
du conte décorant sa chambre ; seule différence, il était accompagné d’une
lampe à ultraviolet. L’indice, à peine dissimulé, était si simple à comprendre
que c’était presque vexant.
Eliot hésita.
Partir sur une piste maintenant n’avait pas vraiment de sens. Même si les
autres s’obstinaient à parler « d’accidents », et de « coïncidences », la seule
porte de sortie vers laquelle conduisaient les indices était la mort. Obéir aux
consignes, faire comme le petit Poucet, et suivre les « cailloux blancs »
semblait donc parfaitement stupide.
Eliot grimaça.
« Qui pourrait me croire assez idiot pour faire une erreur pareille ? »
Content de son idée, Eliot griffonna le nom des deux joueurs d’échecs sur le
papier crème, et le posa bien en évidence sur son lit. Si quelqu’un le
trouvait, il devinerait pourquoi il avait décidé d’obéir aux consignes.
En bas.
L’électricité était revenue, mais les caméras étaient toujours hors service.
Île de Sareck
5 h 21
La pluie avait enfin cessé de tomber. Blafarde, une énorme lune ronde sortit
de derrière un nuage pour éclairer un instant les rebords découpés de
Sareck. Sur un des chemins de terre, une fragile silhouette s’éloignait à
grands pas du manoir. Viviane n’avait pas la moindre intention de rester une
seconde de plus sur l’île. Mais, à la différence des autres, elle savait
comment en partir : elle avait la clé.
Pitard n’y avait vu que du feu et, avec ce qui s’était passé, Viviane ne
regrettait pas un instant de lui avoir caché qu’il y avait un bateau sur l’île.
« Quand ce crétin de flic s’apercevra que je ne suis plus là, il sera trop
tard…
Si elle avait pu, Viviane serait partie dès la découverte du premier corps,
mais le hangar à bateaux n’étant utilisable qu’entre deux marées, elle avait
dû attendre. Ensuite, Hélène avait commencé à perdre les pédales. Alors
elle avait attendu encore un peu. Mais, maintenant, elle n’avait plus aucune
raison de rester.
Chambre de Deborah
5 h 35
Déjà, quand ils étaient enfants, Lisa et Deb attiraient tous les regards. Lui
était le monstre incompréhensible. Le sumo, la bête de foire. Chez les
triplés, il y avait « les jumelles » d’un côté, et « Tyron » de l’autre. Tout le
monde faisait
comme s’ils n’avaient pas grandi dans la même matrice, comme s’ils
n’étaient pas nés le même jour. Comme si personne, pas même leur mère,
ne pouvait croire une seconde qu’ils partageaient les mêmes gènes.
Vu le temps qu’il avait mis à l’endormir, ce n’était pas une bonne idée.
Son souffle était enfin régulier. La veine de son cou battait lentement, une
pulsation appelant les caresses, comme un tambour tribal lui déclarant la
guerre.
Quand elles avaient grandi, Lisa avait coupé ses cheveux, transformant sa
cascade de boucles noires en un carré strict, épais comme un casque de
guerrière. Ensuite, plus personne n’avait confondu les jumelles. Tyron
détestait cette coiffure, mais Lisa n’en faisait qu’à sa tête. Leur sœur n’avait
jamais voulu faire comme eux, participer à leurs jeux secrets. Lisa n’avait
jamais accepté l’évidence : il n’y avait rien de mal dans ce qu’ils faisaient ;
ils n’étaient qu’un seul et unique corps. Et maintenant, elle était morte.
Tyron avait décidé de ne rien dire à Deb sur ce qu’il avait découvert : les
pages manquantes, le message audio laissé par la production. Tant qu’il ne
saurait pas ce que celui-ci cachait, il préférait rester discret.
Une seconde, Tyron se souvint du regard de frayeur qu’elle lui avait lancé
quand il avait passé le nœud coulant autour de son cou. Un regard de bête
terrorisée. Avec la dose de GHB qu’il lui avait refilée, il ne pensait pas
qu’elle aurait ce dernier instant de lucidité. Mais, après tout, cette sale
fouineuse n’avait eu que ce qu’elle méritait… elle n’avait qu’à se mêler de
ses affaires.
Après un dernier coup d’œil sur le visage paisible de Deb, Tyron referma
doucement la porte et s’engagea sur le palier. Il était temps de savoir de
quel crime il était accusé.
Ruines du monastère
5 h 45
La clé que Viviane tenait serrée dans sa main droite permettait à la fois
d’ouvrir la porte secrète du hangar et de démarrer le canot. Le tout, c’était
d’y aller sans se faire voir ; le reste serait un jeu d’enfant.
Viviane jeta un coup d’œil au loin. Elle était arrivée sur la côte sud de
Sareck, celle donnant sur le continent. Au loin, le phare du petit port de
pêche par lequel ils étaient arrivés brillait par intermittence. Cette partie de
l’île était la plus sauvage. C’est là que se dressaient les restes du monastère
abandonné au XIIe siècle. Les moines avaient disparu, et la nature y avait
repris ses droits depuis longtemps. Des anciens bâtiments, on ne distinguait
plus que quelques vestiges : une arche brisée, deux ou trois soubassements
de pierraille, et la présence étrange de pommiers noueux, rappelant que des
hommes, un jour, avaient tenté de cultiver cette terre désolée.
Rénovée par les propriétaires, elle était fermée par une épaisse porte de bois
censée décourager les visiteurs. Mais Viviane savait ce qui se cachait
derrière.
Un dernier coup d’œil au bas des falaises lui prouva qu’elle était venue au
bon moment : la mer était haute mais commençait déjà à redescendre. Si
elle voulait partir ce soir, elle ne devait pas traîner.
Caves du manoir
5 h 35
– Merde !
Il connaissait déjà les lieux pour y être descendu la veille avec Viviane.
Mais à ce moment-là, l’électricité fonctionnait encore, et ils s’étaient arrêtés
à la première pièce : ce local technique ultramoderne où étaient installés le
réseau vidéo et la domotique du manoir.
Il y avait des traces de pas dans la poussière. Des traces à moitié effacées
par de multiples passages, mais qui indiquaient clairement que quelqu’un
utilisait la trappe comme chatière, pour entrer et sortir discrètement du
manoir.
– Toi, mon coco, on va déjà te rendre la tâche plus difficile, murmura André
en ressortant.
Si le plan fourni par la prod était bon, l’atelier était juste derrière la
chaufferie.
Planté sur le seuil de l’atelier, il balaya lentement les murs avec le faisceau
de sa lampe, sans rien dénicher de particulier : un tas de bois contre le mur
de droite
; une paroi de pierre nue à sa gauche et, face à lui, un immense établi
trônant devant des étagères surchargées d’outils.
Le commissaire avança d’un pas. Sur l’établi, quelques bûches avaient été
déposées en vrac. Un panier gisait sur le sol ; à côté de lui, une galette et un
petit pot de confiture, incongrus, avaient roulé sur la terre battue. Une terre
plus sombre à mesure qu’on approchait de l’établi. Comme si quelque
chose avait coulé dessus. Une flaque visqueuse absorbant la lumière. Pas
vraiment noire.
Plutôt de ce rouge obscur que prennent parfois les cerises trop mûres à la
fin du mois d’août.
André avança d’un autre pas. Il avait maintenant une vue de biais sur ce qui
se trouvait derrière l’établi.
– Qu’est-ce que…
Ruines du monastère
5 h 35
Simon et Margaux, les pions, avaient disparu en premier – logique pour des
pièces de moindre importance. Puis avait suivi Carie – c’était normal, le fou
valait à peine plus qu’un pion.
Eliot était une tour. Or les tours étaient les pièces les plus importantes après
la reine et le roi. Il avait donc encore du temps devant lui. C’était logique, et
Eliot croyait dans la logique des choses.
Salon
5 h 47
« En plus, elle était là avant nous, elle aurait eu le temps nécessaire pour
trafiquer les statues et organiser ses pièges… » se dit Tyron en avançant la
main vers l’interrupteur.
– Deb est dans sa chambre, elle dort. Vous pourriez baisser votre arme ?
Le tisonnier était à portée de main, mais Tyron calcula qu’il n’aurait pas le
temps de s’en servir. Si Pitard décidait de l’éliminer, il ne pourrait pas s’en
tirer.
– Mais que je suis con… ça ne peut pas être toi. Toi, tu es trop gros pour
passer par la trappe…
Tyron fronça les sourcils. C’était bien la première fois que se faire traiter de
gros semblait être une bonne chose. Soit l’autre était devenu fou, soit c’était
lui qui était devenu idiot, mais il ne comprenait pas un traître mot de ce que
l’ex-flic racontait.
Surpris, Tyron observa le flic avec plus d’attention. Enfoncé dans son
fauteuil, les épaules basses, l’homme semblait réellement abattu. « Soit
c’est un très bon comédien, soit il ne sait vraiment rien… »
Le garçon se posa dans le fauteuil que lui désignait André et lâcha un rire
bref.
– Ce qui se passe, c’est qu’on est coincés sur cette putain d’île, avec un
dingue qui s’amuse à nous massacrer les uns après les autres. Alors, la vraie
question, ce n’est pas « Qu’est-ce qui se passe ? », mais « Comment fait-on
pour s’en sortir ?
– On est d’accord. Sauf que l’île est trop grande pour qu’on puisse la
fouiller efficacement… En plus, maintenant que les chiens ne sont plus là,
n’importe qui peut aborder Sareck et repartir sans qu’on s’en aperçoive.
– Vous croyez que le tueur vient de l’extérieur ?
André opina.
– J’ai trouvé une trappe dans la chaufferie, vu les traces de pas, c’est par là
qu’il passe pour entrer et sortir discrètement. Pour moi, le mieux, c’est de
réunir tout le monde, de se calfeutrer dans le manoir et d’attendre les
secours.
Quelqu’un va bien finir par se rendre compte que nous ne donnons plus de
nouvelles.
– Mauvais plan…
« C’est fou comme un type avec un flingue perd la moitié de ses capacités
d’analyse… » pensa Tyron en se retenant de soupirer. « Enfin, au moins,
maintenant, je sais que ce n’est pas lui le tueur… il est vraiment trop con. »
André ne disait plus rien. En lâchant à haute voix que le tueur était l’un
d’eux, le frère de Deborah avait ouvert la boîte de Pandore.
Chapelle du monastère
5 h 47
Taillées à vif dans la roche grise, les marches s’enfonçaient dans les
profondeurs de la chapelle. Une dizaine de mètres de descente permettant
d’accéder aux entrailles de Sareck.
Le passage était assez large pour laisser passer un tonneau, mais trop bas
pour se tenir debout. Viviane ne le savait pas, mais cet escalier avait été
creusé par les naufrageurs. Un passage bien pratique pour charger
discrètement leur butin dans quelques longues barques noires, et disparaître
ensuite en abandonnant aux flots les marins échoués sur les écueils.
Une main sur le mur humide, l’autre serrée autour de sa lampe torche, elle
descendit lentement, attentive au moindre bruit.
Chambre de Deborah
5 h 47
Après le départ de son frère, elle n’avait pas perdu de temps. Pour la
première fois depuis la mort de sa jumelle, Deborah savait, avec certitude,
ce qu’il convenait de faire. Elle devait permettre à Lisa de se venger. Mais
pour ça, il fallait que sa sœur revienne d’entre les morts, et qu’elle-même
disparaisse.
Maintenant, quand elle observait son reflet, Deborah ne se voyait plus. Elle
avait disparu.
– Adieu, Deb…
Mais ce n’était que la première partie de son plan.
Debout face au dernier miroir, Deborah enserra une poignée de ses cheveux
et brandit les ciseaux qu’elle avait volés dans la cuisine. Puis, sans hésiter,
elle tailla sa chevelure juste en dessous du lobe de son oreille.
Au fur et à mesure que les longues mèches brunes tombaient sur le sol, le
sourire de la métisse s’élargit. Lisa était en train de revenir. Elle allait
pouvoir se venger.
Se penchant sur le côté, elle dessina une larme noire dans le creux de son
cou.
Viviane Picq
S’il avait été plus violent, il aurait pu lui briser la nuque, voire la tuer sur le
coup. Mais seul son genou droit, bizarrement tordu, avait souffert de sa
chute.
Tout avait été calculé pour qu’elle survive à ce premier impact. Un calcul
La Voix ne voulait pas tuer Viviane trop vite. Et puis, il fallait respecter les
règles. Viviane était Sisyphe, elle devait porter son rocher un instant, pour
expier ses fautes.
« Je vais te laisser une chance, Viviane. Une chance, c’est toujours plus que
ce que tu as laissé à tes victimes… n’est-ce pas ? Alors, pousse ce rocher,
confesse tes fautes, et tu pourras partir. »
Oubliant la douleur de son ménisque brisé, Viviane appuya ses paumes sur
la surface rêche de la pierre et banda ses muscles pour tenter de la faire
rouler en arrière. Un mouvement impossible à obtenir avec de simples
muscles humains.
– NON ! Arrêtez !
« C’est plus lourd que tes remords n’est-ce pas ? Mais en as-tu, seulement,
des remords ? Tu as l’air d’avoir oublié le nom de tes victimes. Veux-tu que
je te rafraîchisse la mémoire ? »
– Parce que c’est pour cette petite gourde que je me retrouve coincée là ?
Mais vous croyez quoi ? Que c’est moi qui lui ai passé la corde au cou ?
Que c’est moi qui l’ai obligée à boire et à se vautrer dans le lit de ce
dégénéré de Charles ?
« Et le GHB que Charles lui a fait prendre, ce n’est pas vous qui lui avez
donné peut-être ? »
– Donné ? Certainement pas. Vendu oui, mais pas donné. Ce que ce taré en
a fait ensuite, ce n’est pas mon problème… Je ne suis responsable de rien,
de RIEN ! Alors, laissez-moi partir !
« Mais dès que la roche est près d’atteindre à la cime, une force supérieure
la repousse en arrière et l’impitoyable pierre retombe de tout son poids
dans la plaine. »
Répondant à ses propos, la boule descendit d’un nouveau cran, roulant sur
le ventre de Viviane, écrasant son bassin.
Les os incurvés s’écartèrent à la limite de leur flexibilité avant de céder
dans un craquement sec. Viviane hurla. Un hurlement de bête suivi d’un
vagissement d’enfant.
Les côtes, comme des doigts acérés, se plantèrent dans ses poumons ; lui
coupant la respiration, l’obligeant à haleter comme un chien écrasé.
– Espèce de malade… tu ne vaux pas mieux que moi, cracha Viviane dans
un flot de sang mousseux.
Viviane, les pupilles recouvertes du jus noirâtre de son sang, plongea dans
l’obscurité.
Au bout de trois passages, la boule cessa son lent manège, et s’éleva vers
les hauteurs de la grotte. Ne laissant sur le sol qu’un amas de méchanceté,
de chair et de fibres textiles agglomérées.
Une saloperie de bête immonde que les crabes ne tarderaient pas à nettoyer.
chapitre XIV
Dimanche 31 mars
Île de Sareck
6 h 28
Quand Eliot avait débarqué dans le salon pour leur raconter qu’il avait vu
Viviane se glisser dans la chapelle, Pitard n’avait pas été surpris : comme le
surdoué, Tyron et lui en étaient déjà arrivés à la conclusion que Viviane
avait quelque chose à voir avec ce qui se passait sur Sareck.
– Je suis certain que le bateau que nous cherchons… est caché quelque part
sous la chapelle, haleta Eliot en s’appuyant sur André. Viviane avait une clé
dorée à la main… comme sur les dessins, ajouta-t-il en se pliant en deux.
6 h 28
Cachée dans les buissons sous les fenêtres du salon, Lisa avait vu revenir
Eliot. Une seconde, elle espéra que Tyron sortirait à son tour. Seul.
Mais c’est le flic qui surgit à sa place. Ce n’était pas ce qu’elle voulait,
mais, en voyant l’arme dans sa main, elle se dit que, finalement, c’était un
mal pour un bien.
6 h 32
Tyron tournait en rond comme un lion en cage. Pitard était déjà parti depuis
cinq minutes, mais eux étaient toujours dans le salon. Eliot, plié en deux sur
un fauteuil, n’arrivait pas à retrouver son souffle.
Tyron, qui s’apprêtait à sortir, s’arrêta net. Ni Pitard ni lui n’avait pensé à
mettre le gamin au courant pour la mort de Charles. Mais ce n’était pas le
moment de perdre du temps.
6 h 45
André Pitard n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Il avait
déjà fait la moitié du chemin quand la pierre l’atteignit à l’arrière de la tête
et l’assomma sur le coup.
Il reprit connaissance en moins de cinq minutes. Mais il était déjà trop tard.
Allongé face contre terre, il allait se remettre sur pied quand, étrangement,
son bras droit refusa de lui obéir. Une seconde, l’ex-commissaire crut à un
tremblement de terre.
André ouvrit la bouche pour hurler. Aucun son n’en sortit. Ses lèvres
fourmillaient, sa bouche, sèche, était vide du moindre son. Il était sur le
pont d’un navire, livré aux éléments déchaînés, tanguant dans la tempête.
Son esprit divaguait, l’empêchant de se concentrer. « Quelque chose m’a
frappé, Viviane, la chapelle, il faut l’empêcher… » Mais se souvenir était
trop difficile. Il n’avait pas la volonté. D’ailleurs, il n’avait jamais vraiment
eu de volonté. Dormir, il avait envie de dormir.
les yeux. » Pitard concentra ce qui lui restait de volonté et souleva le voile
de peau couvrant ses globes oculaires. Par l’étroite fente, il aperçut deux
pieds. Des pieds chaussés de baskets blanches, immaculées. Pitard tenta
d’appeler à l’aide.
Une main, fine, passa devant ses yeux. Incapable de réagir, il la regarda
s’avancer vers son bras droit, et desserrer, un à un, ses doigts de la crosse de
son arme. La peau de cette main était douce, chaude, rassurante.
S’il avait pu mouvoir les muscles de ses lèvres, André aurait souri. Il était si
bien.
Une voix, douce elle aussi, lui murmura de ne s’inquiéter de rien. Qu’elle
n’en avait pas après lui. Qu’il fallait qu’il ferme les yeux. Qu’il dorme. La
main passa doucement sur son visage, abaissant le rideau de ses paupières,
le plongeant dans les ténèbres.
Vestibule
6 h 58
Mais Deborah continua son chemin vers l’escalier comme si elle ne l’avait
pas vu.
Tyron Lansneck
Pas de réaction.
Il faisait sombre, mais la lueur diffuse du jour qui se levait ne laissait pas de
place au doute : Deborah n’était plus dans son lit.
– Deb, c’est pas drôle, c’est moi, montre-toi, supplia-t-il en retournant dans
la chambre de sa sœur.
Son dos heurta la porte. Il était certain de l’avoir laissée ouverte, pourtant,
celle-ci était fermée. À clé.
« Moi ? Rien, Tyron… rien à part lui ouvrir les yeux sur toi… c’est
important de voir, de savoir… »
Tyron n’avait pas pu s’en rendre compte dans la pénombre, mais les miroirs
décorant la chambre de sa sœur avaient tous été brisés. Comme fendus de
l’intérieur, ils lui renvoyaient à présent son image démultipliée. Morcelée.
Une œuvre d’art moderne, cubiste, où rien n’était plus à sa place. Mais il y
avait autre chose. Des photos. Partout. Une femme, enroulée dans un linceul
blanc, allongée sur une table de métal. Une femme au visage comme un
masque de cire, les yeux fermés, la chevelure détrempée. Une femme
morte, aux cheveux bruns. Bouclés.
Avant que Tyron réalise que les photos étalées sur les murs n’étaient pas
celles de cette jumelle, quelque chose se mit à bouger à l’intérieur des
miroirs brisés.
– Lisa…
Eliot
7 h 08
L’explosion de la reine blanche, des deux cavaliers et de la tour noire
résonna comme un coup de tonnerre dans la cage d’escalier. Eliot sursauta à
peine.
Dans le vestibule, seules trois pièces étaient encore en jeu : le fou noir de
Deborah, le roi noir représentant Pitard, et sa tour blanche. Eliot comprit
qu’il n’avait plus rien à faire là. Il ne pouvait plus se laisser distraire. Il ne
fallait pas subir.
Les lumières étant revenues, sa lampe ne lui était d’aucune utilité dans le
manoir. Mais c’était sans importance. Les taches fluorescentes seraient
visibles à l’extérieur.
D’un bond, il franchit les débris de verre jonchant le grand damier au sol,
poussa la porte, et s’élança sur le perron. Dans son dos, une autre pièce
d’échecs explosa dans une gerbe de verre.
« Les cailloux blancs. Je suis le petit Poucet. Il faut que je suive les cailloux
blancs… logique, c’est parfaitement logique… »
Le plus sage aurait été de partir… mais après tout, était-il encore question
de sagesse ?
Pointe de l’Ogre
8 h 46
Eliot avait mal aux bras, mal aux mollets. Hisser le flic sur la brouette
l’avait épuisé. Ce porc pesait le poids d’un âne mort, et son corps de
préadolescent n’était pas taillé pour ce type d’exercice. Mais il ne pouvait
pas le laisser au milieu du chemin. Il n’avait aucun moyen de savoir ce qui
le maintenait endormi, ni combien de temps ce sommeil durerait.
Déplacer Pitard jusqu’à la chapelle lui avait fait perdre du temps ; presque
une heure, mais il ne le regrettait pas. Maintenant, il avait la conscience
tranquille.
Au ras des flots, une couronne d’écueils, alignés comme les dents d’une
mâchoire de géant, se dressait vers le ciel. Attaché à l’un d’eux, à l’exacte
retombée de la corde, il y avait un canot.
Après avoir pesé les différentes options, Eliot conclut que rester sur Sareck
était trop dangereux.
– C’est parti…
La corde, gluante, avait une odeur étrange. Légèrement sirupeuse. Mais elle
était solidement attachée et suffisamment longue pour atteindre la mer.
Pour la première fois, Eliot douta, se demanda s’il réussirait à s’en sortir.
Après tout, malgré son QI, il avait le corps d’un garçon de treize ans. S’il
tombait, tout ça n’aurait servi à rien. Il ne serait qu’une victime de plus.
André Pitard
9 h 15
Puis, il avait senti une piqûre, et la douleur avait disparu. D’un seul coup. Et
il s’était endormi.
Erwan Kervadec
6 h 34
– … eur… Sar… tout le mon… ort… enco… sur l’île… vite… le… anoir…
Cette fois-ci, les choses étaient plus claires. Quelqu’un, sur Sareck,
demandait de l’aide. Ça, Erwan en était certain. Celui ou celle qui était à
l’autre bout de la ligne ne faisait pas semblant. Il, ou elle, était terrorisé.
La Mouche était connu pour détecter les emmerdes, mais là, ce qu’il sentait,
c’était autre chose. Quelque chose de beaucoup plus grave.
Délaissant le talkie que lui avait confié Viviane, le marin alluma son
téléphone pour composer le numéro des sauveteurs en mer. Avec la tempête
des derniers jours et les grandes marées qui allaient commencer, il était
certain qu’ils étaient sur le pied de guerre.
Île de Sareck
12 heures
Il ouvrit un œil, puis l’autre, et les referma aussitôt. Au-dessus de lui, un œil
immense, brûlant, l’observait. Une fente ovale percée d’une pupille d’or. Il
leva la main pour protéger son visage du dragon. Sa peau était
anormalement chaude, tannée, comme brûlée. Et il avait soif. Affreusement
soif.
À quelques mètres, la mer léchait les berges d’un étroit passage auquel était
arrimée une barque noire. Tout autour, des parois de pierre. Pas des murs,
non, de la roche brute. Il était dans une grotte. Une grotte percée juste au-
dessus de lui par une fente oblongue dans laquelle s’encastrait un soleil au
zénith.
Sa main gauche était humide. Pendant qu’il dormait, la mer était montée
jusqu’à son épaule, et avait détrempé son blouson, avant de se retirer. Un
mètre de plus et il serait mort noyé. Il leva le bras, le passant sur son visage
pour le rafraîchir, collant ses lèvres sur le tissu, le tétant pour tenter
d’aspirer quelques gouttes de liquide.
L’eau salée lui brûla les lèvres. Le remède était pire que le mal. Mais il avait
tellement soif.
Pitard inspira profondément et hoqueta. Une odeur atroce avait envahi ses
narines.
La certitude de savoir qui était la morte à côté de lui le frappa comme une
gifle.
Enfoui à mi-corps sous les gravats, André se mit à gémir. Il ne voulait plus
se souvenir, il voulait oublier. Tout oublier.
Il ne sentait plus ses jambes, une information qui ne le tracassa qu’à moitié.
Son vrai problème, c’était qu’il avait soif. Une soif atroce.
Une image qu’il avait vue, il n’y a pas si longtemps, sur la porte de sa
chambre. Celle de Tantale, puni pour son avidité.
À cet instant précis, André Pitard comprit.
chapitre XV
Mardi 2 avril
Manoir de Sareck
17 h 39
Le commissaire Vincent Brière était arrivé sur Sareck dès qu’il avait su.
L’avis de recherche, lancé quand la légiste avait confirmé que l’arme
utilisée pour abattre le directeur de Sainte-Scholastique était bien celle de
Pitard, avait fini par matcher : la gendarmerie de Saint-Brieuc l’avait appelé
pour le prévenir qu’ils recherchaient la même personne dans le cadre d’une
enquête pour un septuple meurtre.
Le commissaire Brière avait débarqué sur l’île après la levée des corps,
mais les photos des légistes, précises, lui avaient permis de comprendre une
partie de ce qui s’était passé sur Sareck. Pas le pourquoi. Non, ça, ça restait
un grand mystère.
Selon la légiste, la fille dont le corps avait été tiré sur la plage, Margaux,
était morte la première d’une chute sur les rochers. La nuque brisée, celle-ci
n’avait pas souffert. Mais on ne pouvait pas en dire de même des autres.
Le garçon dans le chenil, Simon, avait été déchiqueté par les chiens
retrouvés abattus à côté de lui ; à voir ce qui restait de son corps, il avait
mis du temps à mourir.
Il y avait eu aussi la blonde, Carie, retrouvée allongée dans son lit, mais les
poumons remplis d’eau, et la chair atrocement brûlée au troisième degré,
comme cuite.
Puis, la prof de lettres, flottant nue dans son jacuzzi, un sourire aux lèvres,
et sans aucune marque de défense. Pour celle-ci, l’analyse toxicologique
révélait qu’elle avait été droguée.
Le fils de la prof, Charles, était mort dans la cave, éventré par une hache de
bûcheron actionnée par un mécanisme complexe caché dans un faux
plafond recouvert d’une toile de vidéo projection.
Dérangeante.
Toujours selon la légiste, le garçon, Tyron, avait été abattu à bout portant
par sa sœur, avant que celle-ci, Deborah, ne se suicide en retournant l’arme
contre elle. Tout concordait : les traces de poudre, l’angle du tir et même les
empreintes sur la crosse de l’automatique ; l’arme de Pitard, la même que
celle utilisée contre le directeur de Sainte-Scholastique. Alors pourquoi
cette version des faits le dérangeait-elle autant ? Était-ce à cause des
cheveux de la fille retrouvés dans la poubelle de la salle de bains ?
Mais qu’est-ce qu’ils fichaient là ? Et pourquoi avaient-ils été tués les uns
après les autres ?
S’il en croyait la déposition du marin qui les avait amenés sur Sareck, les
gamins et la prof croyaient participer au tournage d’un pilote d’émission de
téléréalité. Sauf qu’aucune chaîne n’avait confirmé l’info… et qu’il
manquait encore trois personnes à l’appel : l’ex-commissaire Pitard ; un
gamin de treize ans, Eliot Le Goff, lui aussi pensionnaire à Sainte-
Scholastique ; et une femme du nom de Viviane, qu’ils n’avaient pas encore
clairement identifiée.
Le commissaire relut une nouvelle fois la carte trouvée sur le lit du gamin.
Avant son arrivée, l’équipe technique avait trouvé une lampe à ultraviolet
devant le manoir et avait repéré une piste menant à l’autre bout de l’île. Ils
avaient fait le lien entre les deux et déduit qu’Eliot avait été attiré dans un
piège.
– Vivants ?
– Presque…
Manche
18 heures
Les quatre premières heures, le canot filant tout droit, il savait à peu près où
il allait. Puis, un grain de sable s’était glissé dans la machine bien huilée ;
un imprévu. Il était tombé en panne et avait commencé à dériver au milieu
de nulle part. Comme le petit Poucet, il était complètement perdu.
Mercredi 3 avril
CHU de Rennes
9 h 17
L’équipe de secours n’avait rien pu faire pour Viviane Picq, mais l’ex-
commissaire était encore vivant quand ils l’avaient trouvé. Les gendarmes
étaient arrivés in extremis. La grande marée était en train d’envahir la grotte
; ils
– Monsieur Pitard, je sais que vous m’entendez. Dites-moi ce que vous avez
fait d’Eliot Le Goff.
L’île avait été louée par une société à son nom, l’arme utilisée sur Sareck
était la même que celle qui avait tué le principal Proud’hon, les traces
d’explosifs retrouvées dans les débris des statues, et dans la grotte sous la
chapelle où avait été retrouvé Pitard, correspondaient à ceux volés dans le
dépôt de son ancien commissariat. Tout, jusqu’au détail de ses appels
téléphoniques, et au roman d’Agatha Christie trouvé annoté dans son
appartement, prouvait sans l’ombre d’un doute que l’ex-commissaire André
Pitard avait minutieusement planifié les meurtres.
1 an après
Australie
Villa Esther
Depuis qu’il avait quitté Sareck, le frère d’Esther avait retrouvé une
apparence correspondant à ses dix-neuf ans. Avec son déficit chronique en
testostérone, paraître treize ans pendant un an n’avait pas été très difficile,
pas plus que de passer pour un surdoué, vu que c’est ce qu’il était.
Étrangement, c’était se donner l’apparence d’un jeune adulte qui était le
plus compliqué. Mais malgré sa petite taille, son visage imberbe et sa voix
de fausset, personne n’aurait pu reconnaître Eliot dans celui qu’il était
redevenu aujourd’hui.
Vêtu d’un polo et d’un jean de grande marque, ses fins cheveux blonds
coiffés en arrière et une Rolex au poignet, Marc ne ressemblait plus au
jeune garçon déclaré « disparu » l’an dernier par la police française. Et pour
cause, même si sa fausse identité était parfaite, il n’avait jamais été Eliot.
Ça lui avait coûté cher,
mais l’ancien agent de la DST qui la lui avait fournie avait bien fait son
travail : registres d’état civil, sécurité sociale, bulletins scolaires depuis la
maternelle…
Ensuite, malgré ce léger contretemps, Marc avait suivi le reste de son plan :
rejoindre la chambre d’hôtel louée pour lui depuis trois jours par son
homme de main, récupérer un autre déguisement et un jeu de vrais-faux
papiers pour rentrer chez lui. Puis il était redevenu Marc, ce richissime
Français excentrique qui vivait seul dans son immense propriété
australienne et n’en avait pas bougé une fois depuis deux ans.
Rien à voir avec Eliot Le Goff. Et encore moins avec un crime de masse
sordide au large du Finistère. Non, absolument rien.
Bien sûr, avant de les poster, Marc avait soigneusement enlevé la bande-son
et toutes les images qui auraient permis de remonter jusqu’à lui.
La seule chose que voyaient les internautes était des images dignes d’un
film d’horreur… mais encore meilleures, car réelles. Enfin… réelles.
Presque. Marc avait réalisé quelques montages. Comme en réutilisant la
vidéo de Pitard tirant vers les oiseaux au-dessus du cadavre de Margaux ; à
la place on croyait maintenant le voir tirer en direction de la planche avant
la chute de la plongeuse.
Dégoûté par le visage de Tyron s’étalant en gros plan sur l’écran, Marc
zappa.
Toutes les chaînes ne parlaient que du procès en cours, mais la vérité c’est
que, malgré les efforts de la police et les dizaines d’interviews de témoins
plus ou moins proches de l’affaire, personne n’avait deviné que tous ces
morts étaient liés à la mort de sa sœur.
Toute cette mise en scène lui avait coûté cher, mais ce n’était pas grand-
chose au regard de la fortune dont il avait hérité le jour de ses dix-huit ans.
Ses parents, décédés dans un accident de voiture quand il n’était encore
qu’un enfant, avaient tout prévu. Recueilli par des tuteurs aussi riches que
ses parents, Marc avait grandi avec leur fille. Ils avaient presque le même
âge, elle était devenue sa sœur. Malgré son handicap, il avait connu une
enfance heureuse, protégée.
Esther lui avait proposé de venir avec elle, mais il n’avait pas voulu la
suivre.
Le regard des autres sur sa différence lui était insupportable, alors il avait
laissé sa sœur partir seule. Une grossière erreur qu’il n’arrivait pas à se
pardonner et qui lui pesait sur la conscience.
Comme avec Viviane qu’il avait dû éliminer avant son tour parce qu’elle
cherchait à s’échapper, ou avec Pitard qu’il avait dû traîner jusqu’à la grotte
de la chapelle alors que son plan initial prévoyait comme pour les autres
qu’un joli message le conduise jusqu’au lieu de l’explosion.
Dans son plan initial, Marc avait pensé tuer Deborah d’une surdose de
morphine. Comme la Belle au bois dormant, elle se serait endormie sur son
lit.
Pour Tyron par contre, il avait prévu bien pire. Une fois piqué par sa sœur,
il voulait l’écorcher comme l’âne du conte. Vivant, bien sûr.
L’iPod d’Esther dans la main, Marc appuya sur « play » pour écouter sa
sœur.
Une partie de son journal remontant à son arrivée à Sainte-Scholastique.
Avant la souillure.
– Oui, Jacob ?
– Merci, Jacob.
– Oui, dit Marc en se disant qu’il serait sans doute temps d’inviter son
interlocuteur à venir visiter le désert australien.
– Lui qui était déçu de ne pas passer à la télé, quand il a signé son contrat, il
doit être content maintenant, ricana Marc en coupant la télé.
Pour être certain que l’identité d’Eliot soit la plus crédible possible, Marc
lui avait trouvé une fausse grand-tante : une vraie Mme Le Goff. Au début,
la vieille lui avait servi d’interlocutrice pour le lycée, puis, quand Eliot avait
disparu tragiquement au large de Sareck, elle était devenue sa représentante
auprès de la police. Bien sûr, elle ne connaissait pas Marc. L’avocat qui la
payait l’avait convaincue qu’Eliot était le fils caché d’un gros trafiquant.
Quand Eliot avait disparu, elle avait menacé de tout dire. Mais l’homme de
main de Marc avait été convaincant, et la vieille avait continué à jouer le
jeu.
L’avocat fut bref. Moins de deux minutes plus tard quand Marc raccrocha, il
avait retrouvé sa bonne humeur.
Le canot qui avait failli lui servir de tombeau avait fini par être remonté des
profondeurs par un pécheur. Évidemment, ils n’avaient pas trouvé de corps,
et encore moins la tablette qui lui avait servi à piloter le circuit vidéo et les
pièges de l’île. Mais ça avait suffi pour conclure qu’Eliot s’était noyé.
Les mains sur les hanches, face à la mer, Marc se demanda un instant s’il
ferait graver une épitaphe sur la tombe vide de celui qu’il avait été pendant
un an, puis abandonna l’idée.
postface
1° De modifier l’état des lieux d’un crime ou d’un délit soit par l’altération,
la falsification ou l’effacement des traces ou indices, soit par l’apport, le
déplacement ou la suppression d’objets quelconques ; 2° De détruire,
soustraire, receler ou altérer un document public ou privé ou un objet de
nature à faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit, la recherche des
preuves ou la condamnation des coupables.
Lorsque les faits prévus au présent article sont commis par une personne
qui, par ses fonctions, est appelée à concourir à la manifestation de la
vérité, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros
d'amende
l’emprisonnement à vie. »
Enfermé depuis plus d’un an dans une prison de haute sécurité, André ne
comprenait toujours pas ce qui lui était arrivé.
Son procès, retentissant, avait fait la une des journaux pendant des
semaines.
Le commissaire Brière avait été le seul à l’écouter, mais il n’y avait rien à
trouver. Les parents de la gamine étaient morts deux ans plus tôt dans
l’incendie de leur propriété, et le garçon qui avait grandi avec Esther, Marc,
vivait en Australie depuis leur disparition.
– Pitard, téléphone…
Remerciements
À Maurice Leblanc et Agatha Christie, pour avoir enchanté les trop longues
heures de mon adolescence.
Aux copains normands et bretons qui ont cherché pour moi une île pour
situer cette histoire et qui vont s’apercevoir que, finalement, je n’ai tenu
AUCUN compte de leurs propositions.
Merci à la dream team du Pow Wow, Alice B., Mister V. et Cécile C., qui
ont eu la primeur de Dix façon feuilleton. Merci pour la lecture, les précieux
conseils z’avisés et les critiques. Dix serait nettement moins bien sans vous.
ISBN : 978-2-8126-1733-1
Présentation
DIX
prologue
chapitre I
chapitre II
chapitre III
chapitre IV
chapitre V
chapitre VI
chapitre VII
chapitre VIII
chapitre IX
chapitre X
chapitre XI
chapitre XII
chapitre XIII
chapitre XIV
chapitre XV
postface
Remerciements
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