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Présentation

1 manoir sur une île

7 adolescents

10 coupables

1 vengeance

Coupés du monde, sans moyen de communication, les candidats vont


devoir s’affronter en prime time sur une chaîne nationale.

Ils ne le savent pas encore mais le jeu a déjà commencé... et il n’y aura pas
de gagnants.
De la même auteure au Rouergue

Les Autodafeurs 1, mon frère est un gardien, roman doado, 2014

Les Autodafeurs 2, ma sœur est une artiste de guerre, roman doado, 2014

Les Autodafeurs 3, nous sommes tous des propagateurs, roman doado,


2015

Génération K, tome 1, roman épik, 2016

Génération K, tome 2, roman épik, 2017

Génération K, tome 3, roman épik, 2017

L’attaque des cubes, roman dacodac (il . Gaspard Sumeire), 2018

Il ustration de couverture : © Germain Barthélémy Graphisme de


couverture : Olivier Douzou

© Éditions du Rouergue, 2019

www.lerouergue.com

Marine Carteron

DIX

Pour Jean-Michel, mon (courageux) homme depuis vingt ans.


Je t’aime.

prologue

Vendredi 29 mars

Institution Sainte-Scholastique

11 h 37

Le commissaire divisionnaire Vincent Brière se pencha sur l’homme affalé


sur le bureau et observa avec attention la blessure ayant provoqué sa mort.
Juste au-dessus du col de chemise, creusée dans la nuque épaisse, une
cavité ourlée de noir s’ouvrait sur des tissus broyés ne laissant aucun doute
sur la méthode employée :

– Arme de poing, tir à bout touchant. Ça ressemble à une exécution…

murmura-t-il pour lui-même.

Celui qui avait été le directeur de Sainte-Scholastique, yeux fermés, joue


droite posée sur un grand agenda, reposait au milieu d’une épaisse flaque de
sang. Un sang déjà figé.

– Tu en penses quoi ? demanda le commissaire à la légiste.

Occupée à prendre des clichés, l’énergique quinquagénaire répondit sans lui


adresser un regard.

– J’affinerai plus tard mais, à vue de nez, je dirais que la mort est récente.
Une douzaine d’heures… peut-être moins. On sait quand il a été vu pour la
dernière fois ?

– Hier soir, à dix-neuf heures, madame. Sa secrétaire m’a dit qu’il était allé
faire un speech aux élèves qui partaient en voyage ce matin… mais il avait
un rendez-vous…

Surpris, Vincent Brière se retourna vers celui qui venait de répondre.


Concentré sur le cadavre, il n’avait pas repéré le petit brun en uniforme
planté comme un piquet dans un coin de la pièce.

– Mais vous êtes qui, vous ?

Comme à l’entraînement, l’homme redressa le buste et le salua


impeccablement avant de déclarer :

– Eddie Lacem, chef, police municipale, j’étais le premier sur les lieux,
c’est moi qui vous ai appelé.

– Police municipale ? Mais qu’est-ce que vous fichiez là, bordel ?

Le type rougit.

– L’homme d’entretien qui a trouvé le corps de M. Proud’hon, c’est mon


cousin… il n’a pas vraiment de papiers, du coup, il a eu peur et il m’a
appelé…

mais je vous promets que j’ai touché à rien.

Le commissaire soupira. « Encore un qui a regardé trop de séries


américaines… »

– Et comment vous savez que la victime avait un rendez-vous, si vous


n’avez touché à rien ?

– Bah, c’est écrit sur son agenda, juste là… sous sa tête… regardez : 21
heures, André Pitard.

Vincent Brière croisa les yeux écarquillés de la légiste et retint de justesse


un juron. Ils connaissaient tous les deux Pitard. Un flic qui avait été

« démissionné » quelques mois auparavant. Un pourri avec tellement de


casseroles au cul qu’il aurait pu fournir toutes les sélections de « Top Chef
».

– J’en conclus que ces empreintes de chaussures sont les vôtres ? grinça la
légiste en pointant du doigt le tapis imbibé de sang, au pied du bureau.
Le policier municipal baissa les yeux, et son visage vira brutalement au
rouge brique.

– Dégagez d’ici avant que je m’énerve… et envoyez-moi votre cousin et la


secrétaire au passage, le congédia Vincent Brière avant de se retourner vers
le bureau.

Le gars de la municipale avait sans doute trop regardé la télé, mais il avait
raison sur un point : c’était bien le nom d’André qui était inscrit sur
l’agenda du mort. « Reste plus qu’à retrouver ce connard… » pensa le
commissaire.

– Quand tu feras l’autopsie, vérifie si la balle qui a tué notre client a des
concordances avec celles répertoriées dans les affaires traitées par Pitard.
On ne sait jamais…

chapitre I

Vendredi 29 mars

TGV 7564

14 h 05

Deborah

Coincée contre la vitre épaisse du TGV, Deborah Lansneck se concentrait


sur le paysage. Être dans le sens contraire de la marche lui donnait la
nausée. Depuis combien de temps étaient-ils partis ? Une heure ? Deux
peut-être ?

Machinalement, elle chercha son portable pour vérifier, avant de se


souvenir qu’ils n’avaient pas eu le droit de les emmener. « J’aurais dû
prendre une montre

», pensa-t-elle en glissant un œil vers son frère. Tyron s’était endormi peu
de temps après le départ et ronflait comme un ours. Comme toujours, rien
ne semblait le troubler. Ni cette invitation, ni ce voyage et encore moins le
fait de ne pas savoir où ils allaient. Deborah tordit le cou pour tenter
d’apercevoir sa montre. Dans le cadran d’acier, les aiguilles indiquaient
qu’ils étaient partis depuis moins d’une heure.

La jeune fille soupira. Elle aurait bien aimé se dégourdir les jambes.
Marcher jusqu’au bar. Boire un Coca. Mais pour ça il aurait fallu réveiller
Tyron, et, là, c’était impossible. Si elle ne voulait pas subir sa mauvaise
humeur tout le reste du trajet, mieux valait éviter.

Résignée à patienter, elle posa le front sur la vitre et ferma les yeux. La
faculté qu’avait son jumeau à s’endormir n’importe où la rendait un peu
jalouse.

Deborah n’avait jamais eu le sommeil serein, et, depuis la mort de leur


sœur, c’était encore pire.

Mais ce n’était pas le moment de penser à Lisa.

« Pourvu que l’endroit où nous allons soit loin de la mer… » espéra-t-elle


en croisant les doigts.

Lorsqu’elle avait découvert que le train allait vers la Bretagne, Deborah


avait été tentée de renoncer. Mais son frère était resté inflexible et, comme
toujours, elle avait cédé.

« Qu’avait dit le directeur déjà ? Ah, oui, il avait parlé d ’un endroit dans
l’ouest de la France ». L’Ouest. Ça voulait dire tout et son contraire.

Bercée par le roulis, Deborah se remémora la scène. Leur convocation dans


le grand bureau plein de livres, la voix mielleuse de M. Proud’hon leur
expliquant

« la chance qu’ils avaient d’avoir été choisis » ; et sa surprise à l’idée que


ce raciste les ait désignés, eux, pour représenter le lycée. Puis, quand le
principal s’était mis à parler de « présélections », de « version pilote pour
un Escape Game littéraire », et de « chance pour l’institution Sainte-
Scholastique », tout était devenu plus clair. Avec ses 20 de moyenne au bac
de français, son frère était le candidat idéal.
Mais Tyron avait une autre explication. Pour lui, c’était la production de
l’émission qui les avait choisis. « Pour leurs quotas, c’est le top : un obèse
et une nana bien gaulée issus de la diversité, ça leur fait trois cases cochées
d’un coup

», avait-il ricané. Deborah avait grimacé devant tant de cynisme, pourtant,


en découvrant le reste de l’équipe, elle avait dû reconnaître que son frère
avait raison. « La bimbo blonde, la sportive, le beau gosse, le geek, l’obèse
et la métisse… ce n’est plus un casting, c’est une caricature », avait constaté
son frère en voyant débarquer les autres sur le quai de la gare.

N’empêche, elle aurait vraiment aimé en savoir plus sur ce jeu.

Un vrombissement brutal et une vague de nausée la forcèrent à soulever les


paupières. De l’autre côté de la vitre, deux yeux chocolat la fixaient. Des
yeux agrandis par la peur. Les yeux de Lisa.

Le TGV était entré dans un tunnel. Deborah se retint de hurler.

« Ce n’est pas Lisa. C’est moi, juste moi. Mon reflet dans la vitre. Ce n’est
pas Lisa. Pas Lisa. Lisa est morte. »

– Deb ? Ça va ?

Son sursaut avait réveillé Tyron.

Inquiet, il la regardait en fronçant les sourcils.

Son frère détestait quand elle perdait les pédales. Il avait peur de ce qu’elle
racontait dans ces moments-là. Et, quand Tyron avait peur, il devenait
méchant.

Parler de Lisa n’était pas une bonne idée.

Deborah posa la main sur le bras épais de son frère et se força à sourire.

– Ça va… C’est juste que, ne pas savoir où on va, je n’aime pas ça. C’est
tout.
Carie

Juste derrière les jumeaux, une jeune fille pâle, aux cheveux si blonds qu’ils
paraissaient presque blancs, passait ses nerfs en appliquant une énième
couche de vernis rouge sur ses ongles déjà parfaits.

Malgré ses réclamations, Carie Martin avait été obligée de s’installer en


seconde classe et elle ne décolérait pas. C’était la première fois qu’elle
voyageait avec les ploucs et trouvait cette expérience parfaitement
désagréable.

« Mesdames et messieurs les voyageurs. Votre TGV entre en gare de


Lamballe. Lamballe, deux minutes d’arrêt. Merci de vérifier que vous
n’oubliez rien dans le train. ».

– Lamballe… comme si je pouvais avoir envie de descendre dans un bled


pareil, murmura Carie en soufflant lentement sur ses griffes de deux
centimètres.

Devant elle, Tyron avait enfin cessé de ronfler et parlait à voix basse avec
sa sœur. Carie s’avança discrètement. Le profil de Deb se découpait entre
les deux sièges. Avec sa peau sombre, ses immenses yeux bruns et sa
crinière bouclée, Deborah était la seule qui pouvait lui faire de l’ombre. «
Elle est moins bien que toi… » lui avait assuré Simon en lui annonçant que
la jumelle de Tyron ferait partie du voyage. « ... mais dans le genre
exotique, statistiquement, elle peut plaire au public », avait-il ajouté comme
pour lui faire comprendre qu’elle aurait besoin d’un allié.

– Tu parles, statistiques mon cul, maugréa Carie en se laissant retomber


contre son siège.

La jeune fille abandonna l’idée d’espionner les jumeaux. Elle n’entendait


rien et puis, de toute manière, observer de trop près les grosses lèvres de
Tyron s’agiter contre l’oreille de sa sœur lui donnait la gerbe.

Au début, Carie avait été surprise d’apprendre que les jumeaux avaient été
sélectionnés par la prod. Puis, elle s’était souvenue que le directeur avait
parlé d’« Escape Game littéraire » et tout était devenu plus clair. La
littérature, c’était le point fort de Tyron. Par contre, malgré ce qu’en disait
Simon, elle ne voyait toujours pas pourquoi Deb était du voyage.

Un rire strident attira son attention vers l’extrémité du wagon. Penché dans
l’allée, Charles draguait Margaux. De l’autre côté du couloir, la plongeuse
de l’équipe de France gloussait comme une dinde aux plaisanteries de
l’ancien enfant star. Carie plissa les narines. « La sélection de ces deux-là
aussi est emmerdante… être déjà connus du public leur donne un sacré
avantage. »

Mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur le sujet.

En tentant de s’extraire de son siège, Tyron venait de faire bouger son


dossier.

Déséquilibrée, la petite bouteille de vernis sur la tablette oscilla quelques


secondes, puis se renversa en envoyant une giclure rouge sang sur l’ongle
de son pouce. Voilà exactement la raison pour laquelle elle ne voulait pas
voyager en seconde.

– Putain, Tyron ! Fais gaffe ! Les sièges ne sont pas prévus pour les
éléphants de mer ! Tu vas finir par faire dérailler le train !

– De quoi tu te plains ? Ça te donnerait une bonne raison de te faire refaire


le nez, lui répondit Tyron du tac au tac avant de s’éloigner d’un pas pesant.

Carie tira instinctivement son miroir de sa trousse à maquillage pour


observer son reflet. Pourquoi parlait-il de son nez ? Il était parfait.

Deborah se leva pour suivre son frère. En voyant un sourire poindre sur son
visage, Carie, agacée, contre-attaqua.

– Tu souris, toi, maintenant ? Je croyais que tu ne voulais pas venir, que tu


avais un mauvais pressentiment… T’as plus peur d’aller à la mer ? De
croiser le fantôme de ta sœur entre deux algues ?

S’il y avait une chose que Carie savait parfaitement faire, c’était taper là où
ça faisait mal. En même temps, avec Deborah, c’était si facile que le jeu
manquait de saveur. Deborah était faible. Comme cette pétasse de seconde,
Esther, celle qui avait cru pouvoir lui piquer son mec impunément.
N’empêche, elle ne l’avait pas ratée celle-là. Heureusement que Simon
l’avait aidée à effacer toutes les traces, autrement…

– CARIE !

De l’autre côté du couloir, le regard de Mme Astings était posé sur elle.

À cause de cette ridicule histoire en fin de seconde, Carie devait faire


attention. Simon avait peut-être effacé toutes les preuves, mais ça
n’empêchait pas les rumeurs de circuler.

Deborah restait figée au milieu du couloir. « Si cette conne se met à pleurer,


cette peau de vache d’Astings va pas me rater. Ce n’est vraiment pas le
moment de prendre un blâme. »

Une seconde suffit à Carie pour se lever et accrocher un sourire chaleureux


sur son visage. Attrapant la métisse par l’épaule, elle la serra brièvement
contre elle.

Comme elle s’y attendait, Deb se laissa faire sans résister. « Non, mais, quel
flan… »

– Excuse-moi Deb, je ne pensais pas ce que je disais. C’est juste que ton
frère… bref, tu sais bien, il est agaçant.

Passant du coq à l’âne, elle attrapa délicatement un petit flacon dans son
vanity-case.

– Tiens, cadeau, pour me faire pardonner… Corail, c’est joli comme


couleur, je suis certaine que ça t’ira hyper bien.

Puis, sans tenir compte des protestations des autres occupants du wagon,
Carie sortit une bouteille de dissolvant de sa trousse de maquillage, et
entreprit de réparer les dégâts sur l’ongle de son pouce gauche.

Charles
Au bout du wagon, installé sur le premier siège avant la porte de séparation,
Charles Astings déployait tout son charme pour séduire la brune assise de
l’autre côté du couloir. Habituellement, il préférait les blondes. Mais là, le
but qu’il poursuivait était différent.

Quand il avait appris sa sélection pour le pilote de cette nouvelle émission


de téléréalité, Charles avait tout fait pour découvrir en quoi elle consistait.
Mais il avait eu beau harceler sa mère, fouiller son bureau, il n’avait rien pu
apprendre d’autre que les noms des membres de leur équipe. Pas terrible,
mais, dans une compétition, aucun avantage ne devait être négligé. Charles
avait eu deux jours pour potasser le profil de chaque candidat : il lui fallait
un binôme sûr, et Margaux était la candidate idéale. La plongeuse était
connue du public, et il était certain de pouvoir la manipuler facilement.

Physiquement, il aurait préféré une autre fille : les sportives, trop musclées,
ne l’excitaient pas des masses. Il préférait les filles fragiles. Mais le casting
ne lui avait pas vraiment laissé le choix : à cause de Tyron, il savait qu’il ne
pourrait pas s’approcher de Deborah. Pas sans risque, en tout cas. Et pour
ce qui était de Carie… de ce côté-là, il était grillé.

– S’il y a des épreuves sportives, j’aurai mes chances… autrement, ça


risque d’être compliqué pour moi, dit Margaux en jetant un regard
significatif vers le fond du wagon.

Charles sourit. Elle n’avait pas besoin de préciser. Comme les autres,
Margaux redoutait le frère de Deborah.

– Raison de plus pour faire équipe avec moi. Je ne suis pas aussi bon que
Tyron en littérature, mais je me défends. Et puis, n’oublie pas que j’ai un
atout de taille… répondit Charles en battant des cils.

– Ta mère ?

Comme si elle venait de le frapper en plein cœur, Charles prit un air


offusqué.

– Comment ça, « ma mère » ? Tu plaisantes ? Je parlais de mon physique de


rêve, bien sûr…
Margaux hésita une seconde, puis éclata de rire.

Bien décidé à ferrer le poisson, Charles avança le plus possible, pencha la


tête comme s’il allait lui faire une confidence et murmura :

– Tu sais, je suis allé te regarder t’entraîner avant les cours. Tu m’as


scotché.

Ce que tu es capable de faire de ton plongeoir, c’est… c’est un truc de


dingue…

Comme il s’y attendait, la bouche et les yeux de Margaux s’arrondirent de


surprise.

Dans quelques secondes, la nana allait lui balancer un truc du genre « Mais
tu es venu me voir plonger ? Je pensais que tu ne connaissais même pas
mon nom

», ce qui aurait été la pure vérité. Sa mère avait déjà du mal à le tirer de son
lit à 7 h 30 pour aller en cours, alors, se lever à 6 heures pour aller regarder
une cruche plonger dans un bassin chloré, très peu pour lui. Mais Charles
savait s’y prendre avec les filles, et son baratin était rodé : d’abord la faire
rire, puis lui dire qu’il l’admirait en secret, avant de la faire parler d’elle et
de hocher la tête en s’étonnant de leurs points communs. Facile.

Sauf que Margaux était tout sauf une gourde.

– Et comment tu faisais ? À 6 heures la piscine est fermée… moi, j’ai une


clé, mais toi ?

Coup de chance pour l’ancien enfant star, Tyron arriva juste à ce moment-
là.

– Tu m’excuses, le play-boy ? J’aimerais passer…

Charles, qui s’était accroupi dans le couloir pour se rapprocher de Margaux,


recula.
Le temps que les jumeaux disparaissent par la porte de séparation, il avait
retrouvé une contenance.

Secouant sa chevelure dorée, le garçon éclata de rire, comme si la remarque


de Margaux était une plaisanterie, et reprit sa place dans le couloir à côté
d’elle.

Margaux

Margaux Bornelle était une compétitrice. Championne de France et vice-


championne d’Europe junior de plongeon en piscine, elle avait l’habitude
des faux-semblants. En compétition, ta meilleure amie devenait vite ta pire
ennemie et, pour plonger, le mental était aussi important que la technique.
La moindre perturbation pouvait te faire perdre ta concentration. Et, quand
tu t’élances de vingt mètres, ne pas être concentré peut coûter cher.
Margaux le savait. Elle en avait fait personnellement l’expérience, et c’est
ce qui lui avait coûté sa place en équipe de France. Si elle participait à ce
jeu, c’était pour ça. Les prochaines sélections pour les JO étaient prévues
dans trois mois, et Margaux espérait devenir incontournable. « Si je gagne
ce jeu à la con, le sélectionneur n’aura pas le choix. Tout le monde oubliera
ce stupide accident, et la pression du public l’obligera à me reprendre »,
avait-elle immédiatement pensé quand M. Proud’hon lui avait proposé de
participer.

Qu’elle soit nulle en littérature n’avait aucune importance. Vu la bande de


tocards qui représentaient Sainte-Scholastique, Margaux savait qu’elle les
écraserait dans toutes les épreuves physiques… mais avoir un allié n’était
sans doute pas idiot.

La jeune fille jaugea Charles pendant de longues secondes.

Quand le fils de la prof de lettres avait quitté sa place à côté de Simon pour
bavarder avec elle, Margaux avait compris tout de suite ce qu’il cherchait.

Malgré ses yeux bleus et ses cils de fille, malgré sa blondeur, sa barbe de
trois jours et son look à la cool, Charles était un prédateur. Et un prédateur
blessé, ce qui le rendait d’autant plus dangereux.
Tout le monde au lycée connaissait son histoire. Charles Astings, l’enfant
star adulé des médias. « Combien de films avait-il tournés avant de tomber
dans l’oubli ? Trois, peut-être quatre… » Se retenant de sourire, elle se
souvint tout à coup de cette série ridicule où Charles avait tenu son dernier
rôle important. « En tout cas, difficile de reconnaître le maigrichon couvert
d’acné à la voix de fausset, derrière le beau gosse en face de moi… » pensa
Margaux en battant des cils.

Prenant son sourire pour un encouragement, le regard de Charles se fit plus


caressant.

– Ne le répète à personne, mais j’ai un double du passe de ma mère… Ce


truc est magique, il ouvre toutes les portes. Et pas seulement celles de
Sainte-Scholastique, lui glissa-t-il à oreille en ponctuant sa phrase d’un clin
d’œil parfaitement ridicule. Tu sais, Margaux, plus j’y pense, plus je me dis
qu’on ferait une bonne équipe, tous les deux…

La réponse était crédible. Mais Margaux Bornelle savait à quoi s’en tenir.
En début de seconde, elle était amie avec cette fille, Esther, qui s’était
suicidée.

Même si Margaux lui avait tourné le dos dès le début de la campagne de


harcèlement, la fille avait eu le temps de lui raconter des trucs à propos de
Charles. Elle n’avait rien mentionné de précis, mais la grimace de dégoût et
de peur qui avait accompagné ses confidences lui avait laissé une drôle
d’impression. Et puis, Esther était morte, et il y avait eu des rumeurs. Des
rumeurs en rapport avec Charles.

Margaux hésita. Accroupi dans le couloir, penché sur l’accoudoir de son


siège, le blondinet attendait qu’elle lui réponde. Elle n’avait que deux
options : soit elle lui montrait qu’elle n’était pas dupe et l’envoyait paître,
soit elle continuait à jouer les débiles en attendant de savoir s’il pouvait lui
être utile.

Elle allait opter pour la première quand son regard croisa celui de Carie. La
blonde avait beau être à l’autre bout du wagon, sa colère était presque
palpable.
Son visage, habituellement aussi lisse qu’une page de magazine, frémissait
comme la surface d’un cratère au bord de l’explosion.

« Finalement, avoir un allié ne sera peut-être pas du luxe », se dit Margaux


en souriant à Charles.

Simon

Privé de son smartphone, Simon Harel s’ennuyait ferme. S’il avait su que
pour participer à ce jeu il se retrouverait unplugged pendant des heures,
jamais il ne serait venu. « Si encore Carie avait accepté que je sois à côté
d’elle… » pensa Simon en s’étirant.

À force de passer sa vie derrière des écrans, le dos et les épaules de Simon
étaient si voûtés que sa grande taille passait souvent inaperçue. Mais là, ses
genoux, coincés par le siège de devant, lui rappelaient douloureusement son
mètre quatre-vingt-quinze.

Survolant la marée de têtes sagement alignées devant lui, Simon jeta un


coup d’œil à l’autre bout du wagon. L’adolescent aurait bien aimé croiser le
regard de Carie. Qu’elle lui fasse un signe. N’importe lequel. Juste pour être
certain qu’ils étaient toujours dans le même camp. Malheureusement, seule
la queue-de-cheval blonde de la jeune fille dépassait derrière le siège vide
de Tyron. Déçu, il tenta de trouver une position confortable pour finir le
voyage.

S’il faisait confiance aux infos qu’il avait obtenues, il leur restait minimum
deux heures avant d’arriver sur l’île. L’île. Un détail qu’il s’était bien gardé
de refiler à Carie. « Si elle avait été plus sympa, j’aurais profité du trajet
pour lui expliquer… Tant pis pour elle », pensa Simon en faisant craquer
ses phalanges l’une après l’autre.

Une nouvelle fois, l’humiliation qu’il avait ressentie, quand Carie avait
refusé qu’il s’assoie à côté d’elle, lui donna envie d’écraser ses poings sur
quelque chose. « Comme si elle avait besoin que j’espionne Charles et
Margaux pour savoir qu’ils allaient pactiser. Tu parles d’un prétexte de
merde. »
Comme sa psy le lui avait appris, il respira à fond pour chasser sa colère. La
vérité, c’était qu’il ne supportait plus que Carie l’ignore en public. Avant, il
comprenait. Avec ce qu’ils avaient fait à cette nana, il valait mieux que
personne ne fasse le lien entre eux. Mais c’était il y a plus de deux ans
auparavant.

Comme une bestiole agaçante, les paroles d’Eliot se remirent à trotter dans
son esprit : « Elle se sert de toi », lui avait dit le môme.

Simon ne savait pas comment il s’y était pris, mais le petit génie de Sainte-
Scholastique avait compris tout de suite que Carie se foutait de sa gueule.
Au début, il ne voulait pas l’entendre. Après tout, Eliot était peut-être
surdoué, mais il n’avait que treize ans, alors qu’est-ce qu’il pouvait bien
savoir sur les filles ?

Et puis, il avait fini par accepter la vérité. Eliot avait raison : Carie se
servait de lui et n’accepterait jamais de s’afficher à ses côtés.

Mais ce n’était pas le moment de penser à ça. L’important, c’était les jours
qui arrivaient.

Se retenant à grand-peine de gratter les plaques d’eczéma que la colère


avait fait poindre sur son cou, Simon tenta de se concentrer deux secondes
sur le paysage. Depuis ses huit ans, c’était la première fois qu’il passait plus
de six heures d’affilée sans un écran. Il était en manque, et sa colère contre
Carie n’arrangeait pas les choses.

« Heureusement que j’ai toujours mon deuxième portable », pensa-t-il pour


se rassurer.

Même s’il ne pouvait pas sortir son smartphone de secours, le savoir bien
au chaud dans le double fond de son sac le rassurait.

– Des champs, encore des champs, toujours des champs… t’en as pas marre
toi ? demanda-t-il à son voisin pour tenter d’engager la conversation.

Charles ne répondit pas. Le fils de la prof de lettres, accroupi dans le


couloir, était trop occupé à draguer Margaux pour bavarder avec un type
dans son genre.

Pendant quelques secondes, Simon joua avec l’idée de lui balancer qu’il
avait piraté son cloud et « qu’il savait ». Imaginer la tête que ferait cet
abruti en découvrant qu’il connaissait ses perversions lui arracha un sourire.
Évidemment, il ne le ferait pas. Il savait qu’il valait mieux garder ça pour
plus tard.

« Tout de même, c’est dingue ce que les gens sont négligents quand il s’agit
de leurs informations numériques… si ça se trouve, j’arriverais même à
pirater le réseau de caméras de l’île », pensa Simon.

À l’idée de ce qu’il pourrait faire des infos récoltées par ce biais, le crack de
l’informatique se remit à sourire.

Finalement, Carie pouvait dire ce qu’elle voulait, le petit génie avait raison :
cette pétasse avait plus besoin de lui que le contraire, et il était sans doute
temps qu’il le lui fasse comprendre.

Hélène Astings

Indisposée par l’odeur de dissolvant flottant dans le wagon, Hélène Astings


se leva et s’engagea dans le couloir.

Grande, le corps encore svelte grâce à son addiction au footing, ses cheveux
cendrés taillés en un court carré strict, la mère de Charles avait encore de
l’allure. De dos, elle ne faisait pas ses cinquante-quatre ans. Mais, de face,
c’était une autre histoire. Creusées par la frustration, de profondes rides
avaient marqué les traits de son visage. Des sillons aussi implacables que
son caractère. Même les fines montures d’acier posées en équilibre sur
l’arête de son nez n’adoucissaient pas son expression. Sur Hélène Astings,
les lunettes rondes évoquaient plus Heinrich Himmler qu’Harry Potter.

À l’autre bout du wagon, accroupi au milieu du couloir, son fils bavardait


avec Margaux Bornelle. En la voyant s’approcher, Charles se pencha vers la
plongeuse et murmura brièvement quelque chose à son oreille. Au regard de
la jeune fille, Hélène Astings devina que son fils venait de parler d’elle.
Sans se cacher, Margaux se mit à glousser.
Hélène Astings serra les dents, et prit sur elle pour faire comme si de rien
n’était.

– Tu me ramènes un Coca ? lui demanda Charles en se levant pour la laisser


passer.

Hélène acquiesça d’un signe de tête, puis ouvrit la porte et disparut de


l’autre côté dans un chuintement pneumatique.

Quand le proviseur lui avait parlé de ce projet idiot, la prof de littérature


avait commencé par refuser tout net.

« Il est hors de question de dégrader l’image de mon fils en participant à


une émission de téléréalité », avait-elle répondu d’un ton ferme.

Mais le directeur avait éclaté de rire. Même si Hélène Astings n’était


revenue enseigner dans son établissement que depuis trois ans, M.
Proud’hon la connaissait bien. Il était déjà sous-directeur quand Hélène
avait été recrutée par Sainte-Scholastique. À l’époque, Charles n’avait que
trois ans. C’était avant son premier casting, bien avant le succès et ses rêves
de gloire.

« L’image de ton fils ? lui avait retourné le principal. Mais quelle image ?

Charles n’a rien tourné depuis cinq ans. Il n’a plus d’agent, plus de
propositions, et tu m’as même supplié de te réembaucher parce que tu
n’avais plus un radis.

Franchement, Hélène, cette émission, c’est une chance de revenir au


premier plan, d’attirer l’attention des médias et des annonceurs. Je ne crois
pas que tu puisses te permettre de refuser… et puis, tu me dois bien ça. Je te
rappelle que, sans moi, tu ne serais plus là… »

Malgré la menace sous-jacente, Hélène Astings était restée inflexible. Il


était hors de question que son fils serve de faire-valoir à une de ces
émissions stupides.
Mais le proviseur avait été plus malin qu’elle. Il en avait parlé directement à
Charles, et elle avait été obligée de céder.

Au souvenir de la colère de son fils en apprenant qu’elle avait refusé la


proposition sans même lui en parler, Hélène Astings déglutit. La haine
qu’elle avait lue dans ses yeux à ce moment-là lui avait fait peur.

« Comment en est-on arrivés là ? » se demanda-t-elle pour la centième fois


depuis leur départ.

Malgré ce qu’elle avait découvert sur son fils, Hélène Astings refusait de
voir la vérité en face. Charles restait son garçon, son petit homme à elle.

Malheureusement, l’ange blond qui lui murmurait qu’ il l’aimerait toute sa


vie

avait grandi, et les liens entre eux s’étaient distendus.

Après sa discussion avec Proud’hon, Charles lui avait balancé tout ce qu’il
avait sur le cœur. Il lui avait reproché d’avoir viré son agent, d’avoir voulu
s’occuper elle-même de sa carrière, et d’avoir « tout fait foirer ».

Si Hélène Astings avait été un peu honnête, elle aurait reconnu que son fils
n’avait pas tort. Mais ce n’était pas son genre. Hélène trouvait plus simple
de rejeter la faute sur les autres. Sur les salauds de producteurs qui l’avaient
black-listée à cause de ses exigences, sur la puberté qui avait transformé son
ange blond en monstre boutonneux, sur les médias qui avaient descendu en
flammes son dernier rôle en décrétant que Charles était « fini » alors qu’il
n’avait que douze ans.

Pour éviter le conflit, elle avait cédé. Et puis, comme la production lui avait
aussi demandé d’être le prof accompagnateur, elle espérait pouvoir
contrôler ce qui allait se passer.

Il restait une heure de trajet avant le terminus. « Largement de quoi boire un


verre », se dit Hélène en passant machinalement la langue sur ses lèvres
fines.
Comme ses élèves, la professeure n’avait aucune précision sur l’endroit où
se déroulait le tournage. Mais, pour l’heure, elle s’en fichait.

Hélène Astings espérait juste que la production aurait prévu un bar dans la
maison où se déroulerait le tournage. Passer dix jours avec des ados, c’était
jouable. En tant que prof, elle l’avait déjà fait. Mais dix jours sans alcool,
même si elle aurait aimé se persuader du contraire, impossible. «
Heureusement que j’ai prévu une réserve », se rassura-t-elle en avançant
d’un pas ferme entre les sièges.

En pensant aux deux bouteilles de vodka bien calées entre ses vêtements,
Hélène regretta une seconde de ne pas avoir ses bagages à portée de main.
La production se chargeait de les acheminer, ils les retrouveraient à leur
arrivée.

Mais s’il fallait qu’elle compte sur la minuscule flasque de son sac à main,
elle n’irait pas loin.

Elle était presque arrivée à la voiture-bar quand la porte du wagon coulissa


sur Tyron et Deborah Lansneck. L’adolescent était si imposant que Deborah
était invisible, mais Hélène savait que, s’il était là, sa sœur se trouvait
forcément

derrière lui. Depuis la noyade de leur jumelle, les deux ne se quittaient plus.

– Désolé, madame, je vous laisserais bien la priorité, mais j’ai peur que ce
soit compliqué, lui lança l’adolescent avec un sourire narquois. Vous
pourriez peut-

être vous asseoir là-bas le temps que je passe ?

Hélène Astings regarda dans la direction que lui indiquait Tyron.

Un homme à la chevelure grisonnante, légèrement dégarni et aux traits


acérés était assis contre la fenêtre. Mais la place côté couloir était libre.

Plongé dans la lecture d’un épais dossier, le passager ne vit pas Hélène
Astings s’approcher. Quand elle se glissa à côté de lui, il sursauta avant de
lui lancer sèchement :

– Cette place n’est pas libre !

Hélène eut un temps d’arrêt. Cette voix. Ce visage. Elle était certaine de les
avoir déjà croisés. Mais où ?

Un peu trop bronzé pour la saison, les cheveux soigneusement coiffés en


arrière, la chemise et le pantalon ajustés pour mettre en valeur son absence
d’embonpoint, l’homme était visiblement soucieux de son apparence.
Malgré sa cinquantaine évidente, il était bien conservé. Hélène chercha
dans ses souvenirs.

Elle l’avait déjà vu. « Fichue mémoire. »

L’homme ne semblant pas la reconnaître, la mère de Charles laissa tomber


et désigna Tyron.

– Excusez-moi, je ne reste pas, c’est juste pour laisser passer…

En découvrant le colosse qui s’avançait entre les sièges, le passager


grimaça.

– Ha, oui, tout de même…

Hélène Astings n’était pas surprise. Tyron déclenchait souvent ce genre de


réaction chez ceux qui le voyaient pour la première fois. Ensuite, on
s’habituait.

Ou pas.

La mère de Charles faisait partie de la deuxième catégorie. Elle avait eu


Tyron deux ans dans sa classe, c’était le meilleur élève qu’elle ait jamais
connu.

Pourtant, sa présence la mettait toujours mal à l’aise. Surtout quand


Deborah était avec lui. Quelque chose, entre eux, d’indéfinissable, lui
donnait envie de regarder ailleurs.
– Difficile de croire que ces deux-là sont jumeaux, vous ne trouvez pas ? lui
murmura son voisin d’un peu trop près.

André Pitard

Comme l’ex-flic l’avait prévu, sa remarque sur les jumeaux Lansneck avait
plongé sa voisine dans un abîme de perplexité. Elle le fixait maintenant
avec attention.

S’il y avait bien une chose qu’André Pitard adorait, c’était exciter l’intérêt
des femmes. Il lui avait suffi d’un coup d’œil pour se faire sa petite idée sur
celle-ci.

« Pas d’alliance, cheveux courts, pantalon ajusté, mais pas moulant,


chemise d’homme avec trois boutons ouverts pour créer un léger décolleté.
Un peu grande, mais bien gaulée. Je dirais… la petite cinquantaine,
divorcée. »

Relativement petit, André Pitard préférait généralement les modèles d’un


gabarit en dessous. Surtout beaucoup plus jeunes, mais il ne crachait pas de
temps en temps sur une femme mûre, juste pour le challenge.

– Comment est-ce que vous savez qu’ils sont jumeaux ? finit par lui
demander sa voisine en fronçant les sourcils.

André Pitard se rengorgea. « Deux secondes pour ferrer le poisson… j’ai


pas perdu la main. »

Baissant la voix pour l’obliger à se rapprocher, il lui répondit :

– C’est encore un secret, mais ces jeunes vont participer à une émission de
téléréalité. Un nouveau concept prévu pour un prime time sur une chaîne
nationale. C’est moi qui coordonne le tournage, conclut-il en souriant d’un
air satisfait.

Comme il s’y attendait, l’attitude de la femme changea immédiatement.


Celle qui le regardait avec méfiance la seconde d’avant n’était plus que
sourire.
Depuis qu’il avait été engagé par cette société de production, André Pitard
ne se lassait pas de l’effet de son nouveau job sur les femmes. Bien sûr,
pour attirer encore plus leur attention, il fallait qu’il arrange un peu la
vérité.

Comme il ne pouvait pas s’autoproclamer réalisateur ou présentateur, André


Pitard avait trouvé cette formule de « Coordinateur de tournage ». C’était
plus classe que « nounou »… et surtout plus efficace avec les filles.

« Vous n’aurez pas à vous occuper de la logistique, lui avait expliqué par
téléphone Norbert Body la seule fois où il lui avait parlé. La maison est
truffée de caméras et de haut-parleurs. La gouvernante sur place lancera le
jeu, puis une voix guidera les candidats au fur et à mesure de l’émission.
Votre seul rôle sera de les surveiller, de gérer les tensions et de faire en sorte
que tout reste sous contrôle. C’est pour ça que vous avez été choisi. En tant
qu’ancien commissaire, vous serez l’autorité référente pour les participants,
leur seul et unique Dieu sur l’île. J’espère que ça ne vous mettra pas la tête
à l’envers », avait conclu le producteur en riant.

André Pitard avait été un peu déçu. Comme tout le monde, il aurait préféré
passer à la télé. Mais, vu le chèque qu’il avait reçu, il n’allait pas se
plaindre.

À cause de cette fichue dénonciation, sa hiérarchie l’avait forcé à partir en


préretraite plus tôt que prévu, et ses revenus avaient considérablement
baissé. Ce job était vraiment tombé au bon moment.

Oubliant deux secondes les raisons qui l’avaient conduit dans ce train, l’ex-
commissaire divisionnaire André Pitard se concentra de nouveau sur sa
voisine.

Penchée vers lui, la femme le harcelait de questions.

– Et, ce jeu, en quoi consiste-t-il ? Vous pouvez m’en dire plus sur les
épreuves ?

– Vous savez, j’ai signé un contrat, j’ai des clauses de confidentialité, lui
répondit-il en tapotant le dossier posé sur ses genoux.
André Pitard pouvait bien faire son important, en vérité il ne savait pas
grand-chose. Dans la grande chemise noire barrée d’un X géant qu’il avait
reçue avant de monter dans le train, il y avait juste les photos et les fiches
des sept jeunes sélectionnés pour le jeu. C’est grâce à ça qu’il avait reconnu
les jumeaux Lansneck.

Évidemment, l’ex-commissaire savait aussi que Carie (la bimbo), Margaux


(la sportive), Charles (l’ex-enfant star) et Simon (le geek) étaient eux aussi
dans le train. Quant au dernier gamin, Eliot, un surdoué de treize ans, il
devait les rejoindre directement à l’embarcadère. Mais c’était tout. La
pochette ne contenait aucune information sur le jeu et ses épreuves, ni sur
l’accompagnateur des gamins, ou sur la gouvernante avec laquelle il
travaillerait sur l’île. Pour les adultes, comme pour le déroulement des dix
jours à venir, Norbert Body n’avait pas jugé utile de lui faire des fiches.
André Pitard n’avait donc aucun moyen de répondre aux questions de sa
voisine. Mais était-ce bien important ?

Les yeux papillonnants, comme une collégienne à son premier rencard, la


femme semblait mûre pour la cueillette.

« Après tout, le terminus est dans plus d’une heure, autant s’amuser un peu
», se dit l’ex-commissaire en posant la main sur sa cuisse.

Eliot

Assis à la terrasse d’un café, un jeune garçon au teint cireux, aux cheveux
noirs coupés au bol sirotait une menthe à l’eau du bout des lèvres tout en
parcourant un épais livre de mathématiques.

Comme il n’avait que treize ans, et que son tuteur vivait à proximité, Eliot
Le Goff avait obtenu l’autorisation de retrouver les autres directement à
l’embarcadère. Posée à ses pieds, son énorme valise noire aurait pu laisser
penser qu’il partait pour deux mois. Pourtant, celle-ci ne contenait presque
pas de vêtements. Juste des livres.

« J’espère que je ne vais pas m’ennuyer… » s’inquiéta le garçon en


assimilant son cours sur le théorème des valeurs intermédiaires.
Pensionnaire en terminale S depuis la disparition de ses parents dans
l’incendie de leur demeure, le surdoué avait commencé par refuser de
participer à l’émission.

« Avec le bac dans moins de deux mois et mes cours pour intégrer la
première année de médecine, j’ai autre chose à faire », avait-il répondu
avant de quitter sa chaise. Mais le directeur ne l’avait pas laissé faire. «
Restez là jeune homme. »

Le producteur de l’émission avait été très clair : soit les participants


sélectionnés venaient tous, soit le pilote se ferait avec un autre
établissement. Et ça, vu les finances de Sainte-Scholastique, c’était
inenvisageable.

M. Proud’hon se doutait qu’Eliot serait le plus difficile à convaincre, le


garçon était très solitaire, et tous les enseignants se plaignaient de son refus
systématique de travailler en équipe. Mais le directeur avait quelques atouts
dans sa manche. « Sans le financement que nous apporte cette émission, je
crains d’être obligé de réduire le budget de Sainte-Scholastique dans
certains domaines… comme la participation de certains joueurs de
l’établissement aux championnats d’Europe d’échecs prévus fin juin. »

Eliot avait tout de suite compris où le directeur voulait en venir. Il avait


croisé les jumeaux Lansneck en venant. Or, même s’il ne jouait pas dans la
même catégorie, Tyron était le seul avec lui à avoir passé la barre des
sélections nationales. « Je présume que Tyron a déjà accepté de participer à
votre émission

? » Devant le sourire du directeur, Eliot n’avait pas eu d’autre choix que


d’accepter, mais il en avait tout de même profité pour négocier quelques
avantages.

« Après tout, quelques jours sur une île contre une chambre personnelle au
retour et un droit d’emprunt illimité à la bibliothèque, ça peut être considéré
comme une bonne affaire », se dit-il en claquant la couverture de son livre.

Le garçon allait extraire un nouveau manuel de son énorme valise-


bibliothèque quand le clocher de la petite église de granit rose se mit à
sonner.

Au quatrième coup, Eliot fronça les sourcils.

« Ils sont en retard, se dit-il en vérifiant l’heure sur sa montre. Je déteste les
gens en retard. »

D’un seul coup, Eliot se demanda s’il avait fait le bon choix. Puis, il se
rappela tous les sacrifices qu’il avait dû faire pour intégrer Sainte-
Scholastique et cessa de se tourmenter. « Quelques jours pour avoir enfin la
paix, c’est le prix

à payer. Ça passera vite… et puis, voir de près ces idiots s’agiter devant des
caméras me servira pour mes futurs cours de psycho. »

Eliot allait attaquer un ouvrage d’anatomie quand un gros van noir


déboucha par la rue principale et roula lentement vers l’embarcadère. À
l’intérieur, derrière les larges vitres, neuf personnes étaient entassées sur
quatre rangées de sièges.

À l’exception du chauffeur et de l’homme aux cheveux poivre et sel assis à


côté de lui, Eliot les avait toutes déjà croisées dans les couloirs de
l’institution.

Le garçon plissa les yeux derrière les verres épais de ses lunettes. Si Charles
Astings et Margaux Bornelle avaient l’air de très bonne humeur, ce n’était
pas le cas des autres. Simon, écrasé sur la portière par Tyron Lansneck,
faisait la gueule. Quant à Mme Astings, reléguée au fond du van, elle
n’avait jamais semblé aussi furieuse.

Pendant une seconde, Eliot se demanda ce que le type aux cheveux


grisonnants avait bien pu faire pour mettre la prof dans cet état. Car, vu le
regard noir qu’elle lui jetait, c’était après lui qu’elle en avait.

Balançant sur le bitume ses longues jambes moulées dans un jean blanc, la
blonde assise à l’avant fut la première à descendre. Simon la suivait comme
un petit toutou en tirant une tête de six pieds de long.
– Carie Martin… murmura Eliot en reconnaissant la fille.

Il savait que son ami Simon en était raide dingue.

« Si elle s’est mis en tête de draguer sous son nez, ça ne va pas plaire à
Simon

», pensa-t-il en secouant la tête.

Eliot Le Goff termina sa menthe à l’eau d’un trait et rangea son livre
pendant que le van finissait de se vider.

De tous les candidats, Simon était le seul qu’Eliot connaissait


personnellement. Et pour cause, ils étaient dans la même classe.

– Putain, tu ne sais pas la chance que t’as d’être venu en voiture, lui dit
Simon en s’approchant. Une demi-heure de trajet à côté du sumo, côté
compression, c’est pire que le métro de Tokyo aux heures de pointe.

– En plus, grâce à toi, c’était la même odeur, contre-attaqua Tyron qui le


suivait de près. Tu dois être Eliot ? Salut, moi, c’est Tyron et, elle, c’est ma
sœur, Deborah.

La main d’Eliot disparu dans celle du métis. Que Tyron fasse semblant de
ne pas le connaître était vexant, mais ça ne le surprenait pas. Même s’ils ne
s’étaient jamais adressé la parole, Eliot connaissait Tyron. Il l’avait souvent
observé jouer aux échecs, et savait que la réciproque était vraie. Par contre,
c’était la première fois qu’il voyait sa sœur d’aussi près.

Curieux, Eliot, s’avança vers Deborah pour lui faire la bise, mais celle-ci
recula en lui adressant un vague signe de la main.

Accrochée à Tyron comme une noyée à une bouée de sauvetage, la svelte


métisse avait l’air complètement perdue, et réagit à peine quand Carie la
bouscula pour se rapprocher du surdoué.

– Laisse tomber. Deb, elle bise pas, ricana la blonde en collant d’office son
rouge à lèvres sur la joue droite d’Eliot.
– Toi, par contre, nul n’ignore que, la bise, c’est ton truc, persifla Tyron en
déclenchant les rires des deux nouveaux arrivants.

Pendant que Carie repartait en pestant vers l’embarcadère, Charles et


Margaux se présentèrent à leur tour. Comme les autres, ils avaient entendu
parler du petit génie de Sainte-Scholastique. Mais c’était la première fois
qu’ils avaient l’occasion de lui parler.

À cause de son âge, même s’il était en terminale, Eliot était logé dans le
bâtiment réservé aux collégiens. Et avec le nombre d’options qu’il suivait,
c’était rare de le voir au self. La plupart du temps, le jeune garçon déjeunait
d’un sandwich ou emportait son plateau dans sa chambre. Une faveur
accordée par la direction quand il avait intégré Sainte-Scholastique.

Eliot détestait être au centre de l’attention. Figé, le regard fuyant, il répondit


par monosyllabes aux quelques questions que les autres lui posaient. Toutes
tournaient autour du jeu. Autant de bavardages inutiles, vu qu’il ne comptait
pas partager ses informations.

Au bout de quelques minutes, un silence pesant tomba entre les sept jeunes.

– Bon, ce n’est pas tout, mais ma mère nous attend, grimaça Charles en
attrapant la valise d’Eliot. Et, croyez-moi, vu son humeur, il vaut mieux y
aller.

chapitre I

Vendredi 29 mars

Côte du Finistère nord

16 heures

Agrippée au bras de son frère, Deborah Lansneck suivait le mouvement


comme un automate. Depuis que le type de la production leur avait annoncé
que le tournage se déroulerait sur une île, la jeune fille n’avait pas prononcé
un mot.

Son pire cauchemar était en train de se réaliser.


Deborah mettait un pied devant l’autre, balançant ses jambes comme les
tiges raides d’un double métronome, en tentant d’enfouir très profondément
tout ce qui pouvait lui rappeler Lisa.

Mais rien à faire. Le parfum écœurant de l’iode. Les reflets du soleil sur
l’océan. Les hurlements des mouettes. Le tintement métallique du vent dans
les haubans. Lisa. Lisa. Lisa.

« Une île… pourquoi faut-il que ce soit précisément sur une île », se
répétait Deborah en boucle tandis que son frère la tirait vers l’embarcadère.

Autour d’elle, à l’exception du gamin, les autres s’étaient remis à jacasser.

Mais les mots arrivaient en vrac dans son cerveau. Une bouillie de lettres et
de sons sans le moindre sens.

La mer captait toute son attention. Comme un ventre ondulant, Deborah la


voyait danser pour elle, cherchant à l’attirer dans ses bras froids.

– Non, je ne peux pas…

Arrivée au seuil de l’embarcadère, Deborah pila. Net. Obligeant son frère à


s’arrêter lui aussi.

Le quai de pierre grise descendait en pente douce, s’enfonçant dans les flots
jusqu’à un sol impossible à discerner, mais que Deborah imaginait
recouvert d’une vase grise, dissimulant une multitude de vers et de crabes.

– Tiens, avale ça, ordonna Tyron en lui fourrant un comprimé blanc et une
petite bouteille dans la main.

Obéissante, la jeune fille goba l’anxiolytique. Sa gorge était si serrée qu’elle


dut pencher la tête en arrière et avaler presque un tiers de la bouteille pour
le faire passer. Au loin, son regard accrocha quelque chose de noir flottant
entre deux eaux.

L’image de l’épaisse chevelure de sa sœur s’imposa dans son esprit.


Quand les sauveteurs avaient retourné le petit catamaran, le corps de Lisa,
coincé dans son harnais, s’était retrouvé hissé en hauteur. Au souvenir des
cheveux gorgés d’eau de Lisa gouttant sur la mer, ses lèvres se mirent à
trembler.

La chose noire, vivante, ondulait sous la surface.

– Regardez ! Une otarie ! s’exclama Margaux.

Pendant que Charles jouait le blasé en expliquant qu’il avait souvent vu des
otaries dans les eaux des Glénan, Deborah recula.

– Je ne peux pas… ne m’oblige pas, murmura-t-elle.

Tyron l’attrapa avant qu’elle s’enfuie et la serra entre ses bras.

– Ne t’inquiète pas, ça va aller, petite sœur, je suis là.

Comme à chaque fois que Tyron la prenait contre lui, Deborah sentit son
rythme cardiaque ralentir pour suivre celui de son frère. Un phénomène
datant de leur gestation commune. Un langage secret dont seuls leurs cœurs
avaient la clé.

La tête enfouie dans le cou de son frère, Deborah inspira profondément.


Son odeur ambrée était plus forte que celle de la mer, plus forte que celle de
la peur.

Lentement, l’image de Lisa disparut de son esprit.

Tyron et Deborah. Deborah et Tyron. Ils n’étaient qu’un seul et même être.

Une fusion beaucoup plus puissante qu’avec Lisa.

– Ça va ? On ne vous dérange pas, les amoureux ? Vous ne voulez pas un lit


?

persifla Charles en s’approchant.


– Si ça pouvait te faire dégager pour toujours, je te dirais oui, mais
visiblement tu es plus doué pour disparaître des écrans, soupira Tyron.

Sentant les battements puissants du cœur de son frère s’accélérer, Deborah


leva la tête.

Charles Astings, les maxillaires crispés, fixait son frère d’un air mauvais.

L’ex-enfant star ne supportait pas qu’on fasse allusion à la fin de sa carrière.

– T’inquiète pas pour moi, gros lard, grâce à cette émission, je vais crever
l’écran… et sans doute pas que lui, cracha-t-il en avançant d’un pas.

L’arrivée de sa mère l’empêcha d’en dire plus.

– Le bateau nous attend. Il ne peut embarquer que cinq passagers à la fois,


nous ferons donc deux voyages. Qui pour la première tournée ?

Deborah regarda Tyron en secouant la tête. Il fallait une demi-heure pour


que les effets de l’anxiolytique se fassent sentir. Elle préférait attendre.

Toutes les secondes passées loin de la mer étaient bonnes à prendre.

Navette pour Sareck

16 h 15

Margaux Bornelle attendait son tour pour grimper à bord. Le type de la prod
était passé le premier, se présentant au pilote d’un ridicule « André Pitard,
coordinateur de tournage », qui n’avait rien déclenché de plus qu’un vague
signe de tête de la part du marin. Vexé, Pitard avait tendu la main à Carie
pour l’aider à franchir le bastingage, puis était parti s’asseoir à l’avant sans
s’occuper des autres.

– Connard, murmura Simon en sautant dans le bateau.

Margaux regarda Charles sans comprendre pourquoi Simon l’insultait, mais


celui-ci désigna discrètement Pitard en secouant la tête.
– Pour une fois, je plaide non coupable… ce « connard » là n’était pas pour
moi mais pour le vieux, murmura le garçon en descendant dans
l’embarcation. Si mademoiselle veut bien se donner la peine.

Amusée, Margaux saisit la main qu’il lui tendait avec cérémonie, et


s’installa à son tour.

À la différence de Simon, qui faisait la gueule depuis le départ, Charles


semblait intarissable. Pour le plus grand plaisir du jeune homme, sa mère
avait finalement décidé d’attendre le second voyage en compagnie d’Eliot
et des jumeaux. Ne pas l’avoir sur le dos semblait le rendre particulièrement
heureux.

Un poids en moins sur ses épaules.

Pour la première fois depuis qu’il l’avait abordée, Charles était enfin
naturel.

– Chouette bateau, c’est quoi exactement comme modèle ? demanda le


jeune homme au pilote pendant que celui-ci larguait les amarres.

Margaux laissa les garçons parler technique sans les écouter. En vérité, elle
était un peu déçue. Sans se l’avouer, elle avait imaginé qu’une équipe de
production travaillant pour une chaîne nationale aurait eu les moyens de
s’offrir autre chose que cette barcasse ; un genre de hors-bord de luxe, ou
alors un bateau de pêche typique. Mais l’embarcation était une simple
coque blanche avec deux bancs sur les côtés. « J’espère que leur île n’est
pas trop loin, sinon on est encore là cette nuit… »

À la poupe, debout derrière le tableau de bord, le barbu à casquette qui les


avait accueillis était enfin prêt à partir.

– Installez-vous et profitez du paysage, leur lança-t-il en démarrant les


moteurs.

Avec son visage buriné encadré d’un collier de barbe dru, et sa vareuse d’un
bleu douteux, le type avait tout du marin de sitcom.
Abaissant la manette des gaz, il fit brusquement reculer le canot sur
quelques mètres, décrivit un large cercle, et s’éloigna lentement dans le
chenal.

– Vous avez de la chance, cria-t-il pour couvrir le ronronnement des


moteurs, vous seriez arrivés plus tard, avec la tempête qui s’annonce, je
n’aurais pas pu vous emmener…

Margaux leva les yeux. Au-dessus de leurs têtes, le ciel était uniformément
bleu. Alors, certes, il y avait bien un petit vent, mais de là à envisager une
tempête…

– Une tempête ? Vous êtes certain ? s’inquiéta la jeune fille.

L’homme tendit une main vers la proue.

– Vous voyez l’île, là-bas ?

Comme les autres, Margaux écarquilla les yeux. Dans la direction indiquée,
il y avait la mer, et une sorte de brume blanche, comme si un nuage avait
décidé de se poser sur l’eau. Mais aucune île.

– Quand on ne voit pas l’île des Pendus, c’est signe de tempête. Donc, si
vous ne voyez rien, c’est qu’il va y avoir une tempête.

Carie s’accrocha au bras de Pitard en poussant un petit cri.

– L’île des Pendus ! C’est effrayant comme nom… j’espère que ça n’a rien
à voir avec l’émission.

Comme à chaque fois que Carie essayait de lui soutirer des informations,
l’ex-commissaire se contenta de sourire d’un air entendu en lui tapotant la
main.

– Mais, non. Qu’allez-vous imaginer… d’ailleurs, je doute que cette île


porte vraiment ce nom. N’est-ce pas ?

Un petit sourire en coin, le pilote acquiesça.


– C’est le surnom qu’on lui donne dans la région, à cause d’une bande de
naufrageurs qui l’utilisaient pour attirer et couler des navires au XIXe
siècle. Son vrai nom c’est l’île de Sareck. Et rassurez-vous, mam’selle, les
naufrageurs y ont tous été pendus… d’où le surnom.

« Pas certain que l’idée de dormir sur une île de pendus la rassure des
masses

», s’amusa Simon en voyant Carie blêmir sous son maquillage.

– On devrait arriver d’ici quinze minutes. Regardez, l’île commence à


apparaître, ajouta le pilote.

Margaux plissa les yeux.

Au loin, une masse sombre émergeait de la brume. Un amas de falaises


abruptes sur lesquelles les vagues s’écrasaient dans des gerbes mousseuses.

– Mais… on ne va jamais pouvoir accoster, s’inquiéta à nouveau Carie de


plus en plus pâle.

Le pilote éclata de rire.

– De ce côté-là, c’est certain, mais les bâtiments sont sur la face nord de
l’île.

C’est ce qui plaît aux propriétaires : de la terre ferme, impossible de voir ce


qui se passe là-bas. C’est probablement de là qu’elle tient sa mauvaise
réputation.

– Une mauvaise réputation ? Comment ça ? demanda Charles.

Le marin haussa les épaules.

– Oh, vous savez, des trucs de bonne femme, des légendes locales… rien de
bien sérieux.

Poussé par ses passagers, le pilote commença à leur raconter l’histoire de


l’île.
– Au Moyen-Âge, les pécheurs continuaient d’aller sur Sareck pour honorer
les dieux anciens. C’était pas très catholique, alors, un jour, les moines
installés sur l’île ont décidé de détruire le tumulus et les dolmens. Sauf que,
avant d’avoir pu le faire, ils ont tous disparu…

– Comment ça « disparu » ? Vous voulez dire qu’ils ont été tués ? demanda
Margaux.

Le pilote secoua la tête.

– Ça, je peux pas vous le dire… les gens du coin racontent qu’aucun
ossement, aucun corps n’a jamais été retrouvé. Certains parlèrent d’une
attaque viking. Mais, comme rien n’avait été volé dans le monastère, cette
hypothèse fut vite abandonnée. La vérité c’est qu’une trentaine d’hommes
s’étaient volatilisés.

Pfft… juste comme ça. Ensuite, l’île fut déclarée maudite, et personne n’y
remit les pieds avant que les naufrageurs l’utilisent… et y finissent pendus.

Au sourire en coin du pilote, ce n’était pas la première fois qu’il s’amusait à


dérouler son discours aux touristes. Préférant couper court à son blabla,
André Pitard demanda au marin ce qu’il savait des actuels propriétaires.

Le pilote secoua la tête.

– Alors ça, c’est aussi un mystère. Au XIXe siècle, l’île a été vendue à un
riche industriel. Le type y a fait bâtir un manoir et dépensé des fortunes
pour installer l’eau courante et l’électricité. Il paraît même que c’est ce qui
l’a ruiné. À sa

mort, l’île a été rachetée, mais personne ne sait par qui. Par contre, je peux
vous dire que les derniers propriétaires ont fait de sacrés travaux. Je ne sais
pas si c’est en prévision de votre émission de télé, mais depuis un an on a
vu défiler un paquet d’artisans. Je le sais parce que c’est moi qui fais la
navette, et que certains m’ont un peu raconté. En tout cas, vous serez bien
logés, conclut l’homme en virant de bord.
Depuis qu’ils étaient sortis du chenal, le pilote avait poussé les moteurs à
fond, et Margaux dû réviser son jugement : l’embarcation ne payait peut-
être pas de mine, mais elle était rapide.

L’île était maintenant sur leur gauche. De près, elle semblait encore plus
inhospitalière. Les falaises, sombres, tombaient à pic dans l’océan. Çà et là,
on distinguait des sortes de grottes, creusées dans la roche mais totalement
inaccessibles.

– Regardez là-haut, vous voyez cette chapelle ? C’est tout ce qui reste du
monastère. Juste en dessous, il y a les dents de l’Ogre ; des écueils
invisibles à marée haute. C’est sur eux que les naufrageurs attiraient les
bateaux. Mieux vaut rester à distance, mais, vous verrez, dès que nous
aurons contourné l’île, on pourra se rapprocher, cria le pilote.

Simon, assis de biais juste en face de Margaux, semblait tendu. L’immense


garçon, tassé sur son siège, n’avait pas ouvert la bouche depuis leur départ
de l’embarcadère. Pendant quelques secondes, Margaux se dit qu’il avait
peur en bateau. Puis elle remarqua son regard. Au lieu d’être dirigé vers
l’île, il était posé sur Carie. Visiblement, le petit manège de la bimbo avec
le type de la production ne plaisait pas du tout au garçon.

Même si l’idée semblait stupide, Margaux eut tout à coup l’intuition qu’il y
avait un truc entre Carie et Simon. Une information qu’elle se promit de
vérifier dès que possible.

16 h 25

Accrochée au bras d’André Pitard, Carie Martin ouvrait des yeux ronds sur
le paysage. Les îles, elle connaissait bien. Depuis sa naissance, elle en avait
visité un paquet, mais aucune ne l’avait préparée au spectacle de celle qui
apparaissait lentement devant eux. Pour elle, une île était un tas de sable
blanc avec des palmiers, de la mer translucide, des transats, des parasols et
des serveurs à proximité. En tout cas, rien qui ressemble de près ou de loin
à ce tas de cailloux inhospitalier.

Pour la première fois depuis leur départ du lycée, Carie se demanda si elle
n’avait pas fait une erreur en acceptant de participer à ce jeu. Quand le
pilote avait parlé des naufrageurs, la jeune fille avait dû se mordre
l’intérieur de la joue pour ne pas réagir. « Pourquoi faut-il que ce type parle
de pendus… » s’était-elle demandé en serrant les dents.

Bercée par le vrombissement hypnotique des moteurs, Carie ne put


empêcher l’image d’Esther de remonter dans son esprit.

Une heure avant que le surveillant ne la découvre, Esther lui avait envoyé
un SMS pour lui demander de venir la rejoindre. Pensant qu’elle voulait la
supplier de ne pas diffuser la vidéo, Carie y était allée. Juste pour le plaisir
d’achever cette petite conne qui se croyait plus forte qu’elle.

Mais Esther n’avait pas eu l’intention de la supplier.

Quand Carie avait poussé la porte de sa chambre, elle n’avait d’abord vu


que ses pieds. Nus. Aux ongles peints d’un bleu d’orage. La dernière
création de Chanel. Le must des vernis à ongles.

Pendant quelques secondes, Carie avait été agacée qu’Esther porte le même
vernis qu’elle. D’ailleurs, c’était ça qui l’agaçait chez cette fille. Elle faisait
tout comme elle. Même lui piquer son mec.

Et puis, Carie avait réalisé que les pieds d’Esther flottaient au-dessus du sol.

Que ce n’était pas normal. Pas plus que son visage violet. Ni ses yeux
exorbités, striés de veinules rouges.

Carie avait réagi vite. N’avait pas paniqué. Comprenant tout de suite ce qui
risquait de lui arriver si les gens apprenaient ce qu’elle avait fait, la jeune
fille avait récupéré l’ordi et le téléphone d’Esther, la lettre posée à ses pieds,
et elle

avait filé voir Simon.

Esther avait voulu lui faire porter le chapeau, de son suicide, mais elle avait
raté son coup. Carie avait brûlé sa lettre, et Simon avait tout effacé.

Tout, sauf l’image d’Esther se balançant au bout d’une corde.


16 h 30

Simon Harel se sentait mieux. Carie, qui l’ignorait ostensiblement depuis le


début du voyage, venait enfin de se souvenir de sa présence. Pâle comme un
linge, prétextant qu’elle avait le mal de mer, la jeune fille avait changé de
place pour se rapprocher de lui. Mais Simon n’était pas dupe. Il savait très
bien que le malaise soudain de Carie n’avait rien à voir avec la mer.
D’ailleurs, le sourire en coin de Margaux prouvait qu’il n’était pas le seul à
en douter. « Si elle savait, elle sourirait moins », pensa le garçon en
observant discrètement la plongeuse.

Cette fille l’intriguait. Comme tout le monde, il savait qu’elle était une
championne. Mais son attitude dans le train l’avait déçu. Pendant tout le
trajet, elle n’avait fait que glousser avec Charles. Pourtant, deux ou trois
fois, il avait surpris ce regard acéré qu’elle posait sur les gens. Le même
que celui qu’elle venait de jeter à Carie. Un regard très différent de ceux
qu’elle offrait à l’ex-enfant star.

– Simon, on reste ensemble, hein, tu n’as pas oublié ?

Carie, accrochée à son bras, murmurait à son oreille. Elle avait la même
voix que le jour où elle avait débarqué dans sa chambre avec la peur au
ventre en le suppliant de l’aider.

« L’effet pendu… » se dit Simon en souriant.

Une seconde, le garçon caressa l’idée de la faire mariner. Juste pour qu’elle
paye l’indifférence dont elle avait fait preuve à son égard depuis le départ
du train. Et puis, il renonça.

Entourant Carie de ses longs bras, il lui murmura à l’oreille ce qu’elle


souhaitait entendre. Et, pour la première fois, malgré la présence de Charles
et de Margaux, Carie se laissa faire.

Côte du Finistère nord

16 h 35
Après avoir suivi le plus longtemps possible le canot blanc du regard,
Hélène Astings baissa la main qui lui servait de visière.

La mère de Charles était tendue. Elle détestait laisser son fils seul trop
longtemps et aurait préféré faire partie du premier voyage. Mais quand
André Pitard s’était installé d’office dans le canot avec Carie, elle n’avait
pas eu d’autre choix que de céder sa place à Simon. André Pitard et elle
étaient les deux seuls adultes, alors partir sur le même bateau aurait été
irresponsable. « Il aurait au moins pu me demander mon avis, je suis
certaine qu’il l’a fait exprès », se dit une nouvelle fois Hélène en
s’éloignant de l’embarcadère.

À la descente du train, quand le coordinateur du tournage avait découvert


qu’Hélène Astings faisait partie du groupe qu’il devait accompagner, et
qu’elle le baratinait depuis une heure pour lui soutirer des informations, il
n’avait pas du tout apprécié. Il n’avait rien dit, mais le silence glacial qu’il
lui imposait depuis était suffisamment éloquent pour qu’Hélène comprenne
qu’elle s’était fait un ennemi. « Aucune importance, ce type est un
fantoche… il peut jouer les importants mais il ne sait rien de plus que nous
sur ce jeu. C’est à se demander s’il est vraiment celui qu’il prétend être… »
se rassura Hélène en remontant vers les quais. « Si seulement j’arrivais à
me souvenir où je l’ai vu… »

La prof de lettres n’arrivait pas à se défaire de l’impression qu’elle


connaissait ce type, qu’elle l’avait déjà vu quelque part, et que ce n’était pas
un bon souvenir. Hélène regretta soudain d’être privée de son smartphone.
Une petite

recherche sur Google lui aurait certainement permis de confirmer son


impression.

« André Pitard, ce n’est pas si commun comme nom… il reste au moins


trente minutes avant le retour de la navette… ça devrait me laisser le temps
de trouver quelque chose… » se dit-elle tout à coup en cherchant le reste du
groupe du regard.

Eliot et les jumeaux étaient retournés à la terrasse du café. Installés autour


d’une table, ils n’échangeaient pas un mot. Eliot s’était replongé dans un
énorme livre. Tyron murmurait à l’oreille de sa sœur. Hélène les rejoignit au
moment où la serveuse venait prendre leur commande. L’envie d’un verre
refit surface mais elle la repoussa. S’enfiler une vodka devant ses élèves à
17 heures, même en dehors du lycée, était inenvisageable. S’alignant sur le
choix des gamins, elle demanda un Coca avant d’ajouter que le pilote ne
serait pas de retour avant une trentaine de minutes.

– Vous voulez en profiter pour grignoter quelque chose ? leur proposa la


serveuse.

Après quelques tractations, deux kouign-amann et une crêpe miel-citron


s’ajoutèrent aux boissons.

– Excusez-moi, mais, vous auriez un accès internet ? lui demanda Hélène.

– Bien sûr, à l’intérieur. Vous voulez que je vous montre ?

– Avec plaisir…

16 h 42

En voyant la mère de Charles suivre la serveuse dans le café, Tyron ne put


retenir un sourire. « Comme si elle avait des mails urgents à consulter… »

– Tu penses qu’elle est allée chercher des infos sur Sareck ? demanda
l’imposant métis à Eliot.

Pendant que la prof observait le canot, Tyron avait soutiré le nom de leur
destination à la serveuse. Il n’y avait qu’une île privée habitable à
proximité, ça n’avait pas été très compliqué. Malheureusement, la serveuse
n’était pas du coin et n’avait pas pu leur en dire plus.

Sans lever le nez de son livre, Eliot livra son diagnostic.

– Mains qui tremblent, paupières secouées de tics, lèvres sèches, yeux


fuyants.

Cette femme est alcoolique… elle est allée boire un verre.


Tyron fronça les sourcils. Qu’un gamin de treize ans, même surdoué, soit
capable d’analyser aussi finement les travers d’une adulte le mettait mal à
l’aise.

Une seconde, il se demanda si Eliot avait décelé l’état de sa sœur. Si c’était


le cas, il allait falloir qu’il se méfie pour la suite. Mais pour l’heure, plongé
dans un de ses gros bouquins, le garçon semblait s’en désintéresser
totalement.

L’abandonnant à sa lecture, Tyron se retourna vers Deborah. La tête


renversée sur le dossier de son siège, les yeux fermés, elle semblait presque
endormie.

– Tu bronzes, petite sœur ? lui demanda gentiment Tyron en caressant sa


joue.

Sous la pulpe de ses doigts, la peau ambrée de Deborah, chauffée par le pâle
soleil de mars, était tiède. Comme un chaton recherchant les caresses de son
maître, elle laissa glisser sa tête sur l’épaule de son frère et soupira
profondément. L’anxiolytique commençait à faire effet.

Tyron s’en voulait un peu d’avoir entraîné sa sœur avec lui dans cette
histoire.

Mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? Laisser Deborah seule ? Impossible.

Il enfouit une seconde son visage dans la masse sombre de la chevelure de


sa sœur avant de reporter son regard sur la ligne d’horizon.

L’odeur douceâtre de l’iode avait disparu sous le parfum du karité, mais la


mer, elle, était toujours là. Un obstacle difficile à faire franchir à Deborah.

Discrètement, Tyron glissa un deuxième cachet dans le verre de sa sœur.

« Trente minutes, il faut qu’elle tienne trente minutes. Ensuite, elle sera sur
l’île et elle ne pourra plus changer d’avis. »

Erwan Kervadec
Erwan Kervadec, surnommé « La Mouche » en référence aux incessants
allers-retours de sa navette, observait discrètement ses passagers. Depuis
qu’il avait contourné la pointe de Sareck, pas un n’avait ouvert la bouche.
Le cou tendu vers les côtes découpées de l’île, ils semblaient tous
impatients de découvrir les lieux.

Après avoir trimballé des plombiers, des électriciens, des décorateurs, et


tout un tas d’autres corps de métiers pendant des mois, cette nouvelle
fournée de visiteurs était très différente. Même si les consignes que lui avait
transmises Viviane étaient très claires, Erwan avait d’abord été surpris en
voyant arriver des ados. Puis, il s’était souvenu que Viviane lui avait parlé
de téléréalité et il avait repensé aux trucs débiles que regardait sa fille ; des
émissions avec des anges, ou des Marseillais, il ne savait plus trop.

Erwan n’avait fait qu’apercevoir ceux qui étaient restés à quai : un noir
obèse, une grande métisse bien roulée qui avait l’air à l’ouest, un gamin
maigrichon, et une prof. Personne ne lui avait dit que la femme était prof
mais, avec son air pincé, ses cheveux courts et ses lunettes sévères, il était
difficile de la confondre avec une pom-pom girl.

« Au moins, ceux-là ont vraiment la tête de l’emploi », pensa Erwan en


détaillant ses passagers. À part le grand échalas boutonneux aux cheveux
gras qui serrait la fille trop maquillée dans ses bras avec l’air du type qui
vient de gagner au loto, tous les autres étaient conformes à l’idée que le
marin se faisait d’un casting pour la téléréalité : un garçon aux yeux clairs
avec une tête de jeune premier ; une brune musclée qui aurait pu faire de la
pub pour un dentifrice ; quant à la blonde, elle ressemblait aux poupées des
séries américaines.

Pourtant, quelque chose dérangeait Erwan. Et quand quelque chose


dérangeait La Mouche, ce n’était pas bon signe.

Au bistrot, tout le monde le savait : « Si La Mouche dit qu’il faut pas y


aller, faut pas y aller. » Erwan Kervadec avait un sixième sens pour les
tempêtes, comme pour les emmerdes. Sauf que, là, il ne savait pas trop si
c’était la tempête ou les emmerdes qui le chatouillaient.
« Ça doit être ce type… j’aime pas sa gueule », se dit le pilote en posant les
yeux sur André Pitard.

Comme s’il avait senti son regard sur sa nuque, l’homme se retourna pour
lui demander sèchement s’il avait prévenu « son assistante » de leur arrivée.

Erwan Kervadec retint un sourire. « Si ce type pense qu’il va pouvoir traiter


Viviane comme sa boniche, il va être déçu. »

La gouvernante de l’île étant arrivée la semaine précédente, il avait eu le


temps de discuter avec elle. La nana n’était pas franchement une marrante,
mais elle était efficace et savait se faire respecter. Deux qualités qu’Erwan
appréciait.

Le canot n’était plus qu’à quelques encablures de l’île. Le pilote réduisit les
gaz et, comme par magie, la falaise disparut pour laisser place à une anse
ronde au fond de sable blanc et aux eaux turquoise.

– Regarde, Margaux ! Un plongeoir ! s’exclama Charles tendant le bras vers


les hauteurs.

En découvrant la planche perchée à plus de vingt mètres au-dessus de leurs


têtes, Simon ne put s’empêcher de siffler :

– C’est pas un plongeoir ça, c’est une planche de la mort… qui serait assez
dingue pour l’utiliser avec les rochers qu’il y a en dessous ?

Erwan éclata de rire.

– À marée basse, c’est certain, c’est pas une bonne idée. Mais à marée haute
aucun risque, les falaises tombent à pic et c’est suffisamment profond,
enfin, à condition de savoir plonger.

– C’est tout de même une drôle d’idée d’installer un plongeoir ici, remarqua
Carie.

– Un des anciens propriétaires de l’île était passionné de plongeon extrême,


lui expliqua Erwan. Je me souviens qu’en 1988, il avait organisé une
rencontre sur Sareck. On était tous venus voir, y avait des athlètes du monde
entier, c’était impressionnant. Tenez, vous voyez ce gros rocher ?

Dix mètres devant eux, un monolithe de granit, émergeant des profondeurs


de la baie, semblait monter la garde. Sous la surface, celui-ci était peint en
rouge vif.

– Là, la mer est encore haute. Tant que le rouge est sous l’eau, vous pouvez
plonger sans danger. Mais quand la peinture est à découvert… Bam, vous
vous écrasez comme une crêpe sur les rochers.

chapitre I I

Vendredi 29 mars

Île de Sareck

16 h 58

Debout à l’extrémité du ponton de bois de Sareck, comme la statue de sel


de l’épouse de Loth, une femme entre deux âges était figée face à la mer.
Au-dessus des poches de chair accrochées sous ses paupières inférieures,
ses yeux noirs lançaient des éclairs. Petite, sèche comme une galette sans
beurre, le visage exempt de la moindre touche de maquillage, à l’exception
d’un rouge à lèvres sanguin, Viviane Picq attendait la seconde rotation du
canot en tentant vainement de mettre un peu d’ordre dans ses idées. Depuis
que les premiers participants avaient débarqué, l’ancienne infirmière avait
l’impression d’être l’œil de son propre cyclone. Ses pensées formaient une
masse aussi sombre que sa tignasse…

et aussi impossible à démêler.

Dire que l’arrivée d’André Pitard et des gamins de Sainte-Scholastique


avait secoué l’infirmière Picq aurait été très en dessous de la vérité. Elle ne
s’y attendait pas, mais les revoir avait déclenché en elle un séisme. Un
cataclysme de sentiments.
Pitard, c’était le flic auquel elle devait à la fois d’avoir évité la taule… mais
aussi d’avoir été « démissionnée » de Sainte-Scholastique. Un très mauvais
souvenir.

Quant aux mômes, même s’ils avaient grandi, elle avait immédiatement
reconnu le petit con de la télé. Il faut dire qu’à l’époque, le gamin était un
client régulier, une petite ordure perverse à la gueule d’ange.

« Lui aussi m’a reconnue, j’en suis certaine… »

Il n’avait pas échappé à Viviane que ni le flic ni la petite ordure ne


s’attendaient à la trouver là. Pourtant, après quelques secondes de malaise,
tous les trois avaient choisi de ne rien montrer devant les autres, se serrant
la main et se présentant comme s’ils ne se connaissaient pas.

« Il va falloir qu’on ait une petite discussion… » se dit l’ancienne infirmière


en se retournant.

La petite troupe, le flic en tête, était presque arrivée en haut de la falaise.

Viviane aurait dû les accompagner, bien sûr, mais le manoir n’était qu’à une
dizaine de minutes de marche, et leurs bagages étant déjà dans leurs
chambres, elle avait préféré les laisser y aller seuls. Elle avait besoin de se
remettre. De réfléchir. Et puis, elle voulait accueillir les autres invités.

Tout en observant la mer descendre lentement le long du monolithe de


granit, Viviane se remémora la dernière fois où elle avait vu le commissaire.
C’était plus de deux ans auparavant, mais l’ancienne infirmière s’en
souvenait comme si c’était la veille. Et pour cause. C’était juste après le
suicide de cette gamine de seconde, juste après qu’une enquête avait été
ouverte à la demande des parents, et qu’elle soit obligée de démissionner.
André Pitard l’avait couverte en classant la plainte sans suite, mais ça
n’avait pas suffi à lui éviter l’exclusion. « Ça m’a coûté un bras mais, au
moins, j’ai évité la tôle », grimaça Viviane en se souvenant de la somme
astronomique que le commissaire avait exigée pour fermer les yeux sur son
petit trafic.
Sur le coup, Viviane l’avait eue mauvaise, mais, avec du recul, elle ne le
regrettait pas. Entrer dans une maison de retraite avait été une aubaine. Les
vieux étaient tout de même moins difficiles à manipuler que les gamins, et
le business était encore plus lucratif. « Après tout, dans un cas comme dans
l’autre, je n’ai fait que rendre service… »

Si beaucoup auraient été horrifiés en découvrant le business de l’infirmière-


chef Viviane Picq, elle avait toujours préféré se voir en bienfaitrice de
l’humanité. Que ses activités soient considérées comme illégales dans la
majorité des pays de la planète ne la concernait pas. Elle ne faisait que
répondre à la demande.

Mais, encore une fois, elle avait été obligée de démissionner.

Tout en contemplant la peinture rouge sang qui commençait à apparaître au


ras des vagues léchant le monolithe de pierre, Viviane serra les poings. « Si
je tenais celui ou celle qui m’a balancée, il regretterait d’être né… »

L’émission arrivait au bon moment. Même si elle n’avait aucune preuve,


Viviane avait senti le vent tourner. Certains regards ne trompaient pas.

Quand elle avait vu que sa direction commençait à rouvrir d’anciens


dossiers, elle n’avait pas hésité une seconde : Viviane avait démissionné de
son poste d’infirmière-chef dans la très chic maison de retraite où elle
exerçait depuis deux ans, et s’était lancée dans ce projet télé.

Si Viviane avait été parfaitement honnête, elle se serait avoué que son projet
ne tenait pas la route. Mais Viviane était malhonnête. Surtout avec elle-
même.

Pourtant, tandis que le canot à moteur disparaissait enfin de son champ de


vision, Viviane eut la désagréable certitude qu’elle n’était pas au bout de ses
surprises…

Chemin vers le manoir


17 h 10

Juste avant qu’ils ne quittent le ponton, Viviane avait prévenu les ados que
le manoir et l’île tout entière n’étaient qu’un vaste jeu de piste. Aussi,
instinctivement, la petite troupe prenait son temps pour rejoindre la maison,
regardant en silence chaque arbre, chaque rocher, pour être sûr de ne rien
rater d’important.

Le roulement des cailloux sous leurs semelles semblait répondre à celui de


la mer sur les falaises. Un ronronnement grave, juste déchiré par les oiseaux
nichant entre les rochers. Des cris stridents. Comme des raclements
d’ongles sur un tableau noir.

Un étrange mutisme s’était abattu sur eux, chacun se perdant en


conjectures, se demandant ce que pouvaient être ces fameuses « clés » qui
leur permettraient de devancer leurs concurrents. Car c’était bien ce qu’ils
étaient devenus : des concurrents.

« Plus vite vous trouverez les clés, plus vite vous pourrez vous échapper…

Chaque détail compte », avait expliqué Viviane.

Ils ne comprenaient pas vraiment le principe de cet étrange jeu, où les


règles leur étaient données au compte-gouttes. Malgré leurs questions, la
femme avait refusé d’en dire plus. Ni sur la méthode à suivre pour quitter
l’île, ni sur ce qu’étaient précisément ces « clés », ni sur le type d’indices à
rechercher.

Pour l’instant, Viviane les avait envoyés au manoir en leur donnant comme
mission de trouver leurs chambres. Mais ensuite ?

Charles avait laissé le type de la prod partir devant. Il n’avait pas envie de
courir. Ni de parler. Il avait besoin de calme pour réfléchir.

Découvrir l’ancienne infirmière de Sainte-Scholastique sur le ponton l’avait


sonné. Dans ses souvenirs, Viviane avait les cheveux plus longs, plus
sombres, mais c’était bien elle. Aucun doute là-dessus. Charles se demanda
si elle trafiquait toujours. Depuis ce qui s’était passé avec Esther, il avait été
obligé d’arrêter ses petits jeux. Mais retrouver Viviane sur le ponton avait
fait remonter les sensations. L’envie.

Moulée dans un slim clair, la croupe musclée de Margaux se balançait à


quelques centimètres de son bassin. Une seconde, Charles imagina ce que
ça ferait de…

Profitant d’un passage plus difficile que les autres, il se frotta contre elle.

Margaux se retourna brusquement.

– Putain, fais gaffe, tu vas me faire tomber !

La jeune fille eut un mouvement de recul. Pupilles dilatées, lèvres


retroussées sur ses dents trop blanches, Charles ressemblait à un loup. Un
loup prêt à la dévorer.

Elle cligna des paupières.

Aussi vite que l’image lui était apparue, celle-ci avait disparu.

Charles, tout sourire, tendait les paumes vers elle comme s’il voulait calmer
un cheval rétif.

– C’est le contraire, tu allais tomber, je t’ai juste retenue. Pardon si je t’ai


fait peur.

« J’ai dû rêver. C’est cette île », se morigéna la jeune fille en se remettant


en marche.

André Pitard

17 h 10

André Pitard arrivait en vue de la maison, alors que les adolescents


n’étaient encore qu’à mi-parcours. Voir Viviane Piche, où Picq comme elle
se faisait appeler maintenant, sur le ponton l’avait secoué. Que l’infirmière
ait changé d’identité était logique, mais il ne comprenait pas ce qu’elle
fichait ici.
Quand il avait découvert dans le dossier de la production que les gamins
venaient de Sainte-Scholastique, André Pitard avait tiqué, mais que ce soit
justement l’ancienne infirmière de cet établissement qui ait été choisie pour
l’assister le plongeait dans un abîme de perplexité.

« En faisant vite, je pourrais fouiller sa chambre avant qu’elle revienne. »

André Pitard tourna la tête. Les gamins étaient loin derrière lui. Mais pas
encore assez. Il allongea le pas.

L’ex-commissaire avait un mauvais pressentiment. Quelque chose en


rapport avec ce qui s’était passé à cette époque, en rapport avec ce que
Viviane faisait à Sainte-Scholastique, et qu’il avait couvert contre un bon
paquet de fric. Des

années dans la police avaient appris à André Pitard que les coïncidences
n’existaient que dans les romans.

Indifférent au spectacle extraordinaire de la demeure se dressant au bout du


chemin, André Pitard se mit à courir. Il devait comprendre ce que tout ceci
signifiait. Et vite.

Chemin vers le manoir

17 h 15

Carie, accrochée à Simon, suivait Charles et Margaux en reprenant


lentement des couleurs. De près, l’île de Sareck faisait beaucoup moins peur
que le portrait affreux qu’en avait dressé le marin.

– Quel abruti, je suis certaine qu’il a raconté n’importe quoi pour nous
effrayer, murmura la jeune fille pour elle-même en observant avec attention
le paysage.

Caché par la pente qu’ils étaient en train de gravir, le manoir n’était


toujours pas en vue.

– Je rêve ! Le vieux nous a semés, s’exclama tout à coup Simon. Tu parles


d’un coordinateur…
Carie grogna :

– Tant mieux, ce type ne sert à rien. On a l’impression qu’il découvre tout


en même temps que nous… Viens, rattrapons les autres. Faut qu’on parle.

Simon emboîta le pas à Carie sans discuter. De toute manière, il savait que,
quand elle avait une idée dans la tête, lui résister ne servait à rien.

– Hé ! Vous en pensez quoi, vous, de cette histoire de clés ? lança la blonde


en arrivant à la hauteur des deux autres concurrents.

Charles fut le premier à lui répondre.

– Je ne sais pas… une clé de contact ? Pour s’échapper d’une île, il faut un
bateau, non ?

Surprise que son binôme partage ses idées avec leurs adversaires, Margaux
écarquilla les yeux. « Il est dingue, il n’a pas compris que chacun jouait
pour sa pomme ? »

Mais Simon saisit la balle au bond.

– Ouais, t’as raison, une clé de bateau, c’est logique… et il en faut


certainement une autre pour ouvrir le garage où il doit être caché.

– Si ça se trouve, il y a des tas de cadenas différents à ouvrir, renchérit


Carie

– En même temps, rien ne nous dit que ces « clés » sont des objets,
poursuivit Charles. Si ça se trouve, ce sont des énigmes à résoudre… ça
collerait bien avec cette idée d’Escape Game littéraire. Mais, si c’est le cas,
il faudra se méfier de Tyron…

« Le petit malin… voilà où il voulait en venir », comprit enfin Margaux en


retenant un sourire.

Même si Charles ne proposait pas explicitement une alliance contre les


jumeaux, Carie et Simon reçurent le message cinq sur cinq. L’ennemi
commun, c’était Tyron. Et, pour lutter contre lui, ils ne seraient pas trop de
quatre.

– Ouais, je pense qu’on a tous intérêt à surveiller le gros lard. Si les indices
ont un rapport avec des bouquins, il sera le premier à les trouver… ensuite,
il suffira d’être plus rapide que lui pour récupérer les clés… Margaux ? Tu
en penses quoi ?

La plongeuse grimaça.

Comme toute sportive de haut niveau, elle savait à quel point une bonne
préparation était indispensable pour gagner une compétition. Avant de
quitter Sainte-Scholastique, la jeune fille avait donc visionné des heures et
des heures de téléréalité. Le premier enseignement qu’elle en avait tiré,
hormis le fait que ces jeux étaient d’une bêtise crasse, était que, pour durer,
il fallait avoir des alliés. La deuxième était qu’il valait mieux rester discret.
Avoir à donner son avis ne l’arrangeait donc pas. Mais Simon attendait.

– Trouver des clés sur une île de cette taille, ça ne va pas être un cadeau,
répondit-elle un peu hors de propos. Alors j’espère que les indices ne seront
pas trop obscurs, parce que, moi, la littérature…

Ils étaient arrivés en haut de la falaise. Après un léger virage, le chemin


s’ouvrait sur une plaine de bruyère dominée par le manoir de Sareck.

Dressée sur un piton rocheux totalement dénudé, sorte de monstre néo-


gothique aux hauts murs crénelés de pierre grise, la bâtisse semblait tout
droit sortie d’un conte fantastique du XIXe siècle.

– C’est tout à fait comme ça que j’imaginais le château du docteur


Frankenstein, plaisanta Charles. T’es mal, Simon… je doute qu’il y ait le
wifi…

Manoir de Sareck

17 h 26
En poussant la haute porte de verre et de métal, Charles révisa rapidement
son jugement. À l’intérieur, le manoir était loin de la vieille demeure
obscure qu’ils avaient imaginée sur le chemin. L’immense vestibule,
illuminé par une haute verrière, était baigné de lumière. Un large escalier
leur faisait face tandis que deux doubles portes, fermées, donnaient accès
aux parties droite et gauche de la demeure.

– C’est marrant, on dirait un jeu de dames géant, lança Margaux en


remarquant le carrelage noir et blanc.

Simon baissa les yeux. La plongeuse avait raison. Formant un carré parfait,
le vestibule était recouvert par soixante-quatre dalles d’environ un mètre
par un mètre, alternant le noir et le blanc.

– Pas un jeu de dames, un échiquier, la corrigea-t-il.

– Et alors ? c’est pareil non ? soupira Carie.

Simon fit un tour sur lui-même et secoua la tête.

– Un plateau de dames possède cent cases. Ici, il n’y en a que soixante-


quatre.

En plus, vu la tronche des sculptures, la référence est plus que claire…

Charles se retourna dans les directions pointées par son camarade. Dans
leur dos, deux fous, l’un noir et l’autre blanc, encadraient l’entrée.

En constatant que des tours, elles aussi de deux couleurs, étaient postées
autour de la double porte de gauche, et que des cavaliers bicolores
montaient la garde de part et d’autre de celle de droite, il hocha la tête.

– Simon a raison… si on ajoute le roi et la reine sur l’escalier, les pièces


majeures d’un jeu d’échecs sont toutes représentées.

– Brrrr, on dirait qu’ils ont été décapités, c’est glauque, gémit Carie.

Posées au départ de la large rambarde montant aux étages, deux têtes


couronnées, grandeur nature, semblaient les fixer de leurs pupilles vides.
Devant son dégoût légèrement surjoué, Charles leva les yeux au ciel. Il
connaissait suffisamment Carie pour savoir qu’elle n’était pas du genre à
paniquer pour si peu. Elle avait vu bien pire. Le léger coup d’œil de la
bimbo vers le plafond lui confirma son intuition. Carie ne parlait pas pour
eux. Elle s’adressait au public.

« Au moins, elle a compris les règles du jeu… » se dit Charles en


s’avançant vers l’escalier.

Habitué des plateaux, l’ancien enfant star n’eut aucun mal à repérer les
caméras. Perchées aux angles du vestibule, celles-ci pouvaient enregistrer le
moindre de leurs mouvements. Charles ne doutait pas qu’il en serait ainsi
partout où ils iraient. « À partir de maintenant, il faut surveiller chacun de
tes gestes, chacune de tes paroles… c’est pas le moment de faire le con », se
sermonna le garçon en collant un sourire plein de dents sur son visage.

Pressés de trouver leurs chambres, Carie, Simon et Margaux étaient déjà


arrivés au premier palier. Comme le reste de la bâtisse, celui-ci était
monumental. Détail étrange pour une île aussi ventée, un vitrail
contemporain couvrait la totalité du fond de la cage d’escalier. Plus de dix
mètres sur cinq d’une dentelle de plomb et de morceaux de verre de
couleurs vives.

– C’est beau, mais je n’aimerais pas avoir leur note de chauffage, parce que,
niveau isolation, c’est pas hyper écolo, remarqua Charles en rejoignant les
autres.

17 h 36

Carie manqua de s’étrangler, mais préféra se taire. Faire remarquer


l’hypocrisie de sa remarque à Charles la ferait passer pour une teigne… et
ce n’était pas l’image qu’elle voulait renvoyer. « N’empêche, il est gonflé,
comme s’il en avait quelque chose à foutre de l’écologie. »

À hauteur du palier, le vitrail était percé d’un genre de hublot d’environ


deux mètres de diamètre. Un œil ouvrant sur l’océan et les falaises grises.
– En tout cas, je ne vois pas pourquoi le pilote a parlé de tempête, dit-elle
en pointant son ongle peint vers le ciel uniformément bleu.

– Je suis certain que ce type disait juste ça pour nous effrayer. Il doit faire
ça avec tous les touristes, lui répondit Simon sans s’arrêter.

Après quelques secondes face à la mer, Carie le suivit.

17 h 40

Il leur restait une volée de marches pour atteindre le premier étage.

Charles allait emboîter le pas à Margaux, quand un détail attira son


attention.

Sur la gauche du piton où se dressait le manoir, à deux cents mètres à peine


de l’île de Sareck, une autre petite île offrait ses flancs à l’océan. Un petit
bout de rocher planté de quelques arbres, au cœur duquel on apercevait un
tumulus de pierre. Charles avait déjà repéré l’îlot alors qu’ils s’approchaient
de la maison.

Mais après en avoir discuté avec Margaux, celle-ci l’avait jugé


inatteignable.

Habituée à la nage en pleine mer, la plongeuse lui avait expliqué que les
deux courants contraires, qui agitaient les eaux entre les rives, étaient trop
dangereux pour s’y risquer.

Sauf que là, perché dans les hauteurs, tandis que la mer se retirait, Charles
venait de découvrir quelque chose de très intéressant : une ligne claire se
détachant sur le bleu sombre de l’océan.

« Un chenal… on peut aller à pied sur l’îlot à marée basse ! »

Deuxième étage

18 h 05
Un tapis carmin, retenu à la naissance de chaque marche par une barre de
laiton, recouvrait l’escalier. Un tapis si épais qu’il étouffait le son des pas de
Carie et Margaux.

« Idéal pour se déplacer discrètement », calcula la plongeuse en remettant


machinalement une de ses courtes mèches brunes derrière son oreille
gauche.

Carie marchait juste devant elle. Fascinée par le mouvement de la queue-


de-cheval blonde qui oscillait sur le rythme inverse du roulement de ses
hanches, Margaux laissa vagabonder son esprit.

Depuis qu’elle avait découvert quel type d’indice décorait les chambres des
garçons, elle se demandait quel conte lui serait associé. « Enfin, si les
chambres du second sont sur le même principe », tempéra-t-elle sagement.

Suivant les indications de Viviane, les quatre ados avaient tenté de trouver
leurs chambres grâce aux indices suspendus aux cinq portes du premier
étage.

Mais l’expérience s’était révélée peu convaincante.

S’ils n’avaient eu aucun mal à comprendre que chaque chambre était liée à
un conte de fées, aucun d’entre eux n’avait accepté d’y voir un rapport avec
sa vie.

Simon avait été le premier à craquer.

Malgré les consignes et les caméras, il était entré au hasard dans les pièces
jusqu’à ce qu’il trouve ses vêtements dans une armoire. Une méthode
efficace que Charles avait aussitôt imitée avec succès.

Les filles n’ayant pas trouvé leurs affaires au premier, elles avaient décidé
de tenter leur chance au second pendant que les garçons s’installaient.

– Franchement, tu vois le rapport entre Simon et « Le garçon qui criait au


loup

» ? C’est un geek, pas un berger ! lança tout à coup Carie.


Margaux haussa les épaules sans répondre. Contrairement à Carie, elle
doutait qu’il faille prendre les indices au premier degré. Le conte du garçon
qui criait au loup, c’était surtout l’histoire d’un type qui balançait une
fausse rumeur parce qu’il s’ennuyait.

« Quand il s’agit de rumeurs, Simon n’est jamais très loin. Mais si Barbie
Girl s’imagine une seule seconde que je vais partager mes idées avec elle,
elle se fourre son ongle manucuré dans l’œil. »

– Parce que tu trouves que Charles a une gueule de petit Chaperon rouge ?

répondit-elle en biaisant.

Carie éclata de rire.

– Avec ses yeux bleus et ses boucles blondes, il y a un peu de ça… et puis,
sa mère serait bien du genre à le laisser se faire bouffer pour passer à la télé.

Margaux n’était pas d’accord. Pour elle, si Charles était un personnage du


conte, il ne pouvait être que le loup… Mais si Carie préférait partir sur autre
chose, elle ne voyait pas pourquoi elle la détromperait.

– Bon, à nous de jouer maintenant, lança Carie.

Elles étaient enfin arrivées au second.

Comme à l’étage inférieur, quatre portes se faisaient face deux à deux,


tandis qu’une cinquième fermait le couloir. Sur chacune d’elles, un tableau
était accroché.

– Si ce type sort d’un conte de fées, il ne doit pas être super marrant,
grimaça Carie en désignant la première porte à sa droite.

Margaux jeta un œil sur la gravure.

Totalement nu, couvert de terre, un homme à la musculature de body-


builder déployait tous ses efforts pour pousser une lourde pierre en haut
d’une colline.
– C’est Sisyphe… le thème de cet étage doit être la mythologie, lui répondit
la plongeuse sans réfléchir.

Surprise, Carie la fixa avec attention.

– Pour quelqu’un qui n’y connaît rien, je te trouve drôlement bien


renseignée…

Margaux haussa les épaules.

– Coup de chance. C’est ce qu’on étudie en ce moment en philo. Tu


m’aurais montré la même image il y a deux mois, je n’aurais pas su qui
c’était. On essaye de trouver nos chambres sans ouvrir les portes ? proposa
Margaux pour changer de sujet.

– Si ça t’amuse…

Margaux s’avança vers la première porte à gauche. Au cœur du cadre de


bois, une femme à la longue chevelure, vêtue de voiles diaphanes laissant
apparaître sa poitrine, posait devant une ville en flammes. Margaux chercha
deux secondes qui elle pouvait représenter, ne trouva pas, et passa au
tableau de la porte d’à côté.

Sur celui-ci, un homme d’âge mûr était plongé jusqu’au cou dans les eaux
d’un fleuve sombre. Les yeux exorbités, il fixait une table débordant de
victuailles installée sur la rive.

« Un homme… il reste Eliot et Tyron… à moins que… le type de la prod ?


»

Margaux allait demander à Carie ce qu’elle en pensait, quand celle-ci se mit


à piailler :

– Margaux ! Viens voir, je crois que j’ai trouvé ta chambre !

Curieuse, Margaux se rapprocha.

– Regarde, c’est forcément pour toi, y a un plongeur ! se rengorgea Carie.


Assez simple, la gravure était composée d’un personnage ailé en train de
tomber vers la mer, tandis qu’un second, assis sur un rocher, observait sa
chute à travers une longue-vue. Avec l’ongle rouge de Carie posé sur son
torse, le malheureux Icare ressemblait à un papillon épinglé sur un cadre par
une enfant cruelle.

Margaux sentit la tête lui tourner.

À la place du trait noir de la gravure s’était superposée une autre image.


Celle de Léonor, tombant comme une pierre de la planche des vingt-huit
mètres, et se désarticulant au contact de la surface.

« C’est impossible. Personne ne sait que c’est moi qui l’ai poussée. »

– Margaux ? Ça va ? s’inquiéta Carie en la voyant tout à coup vaciller.

Incapable de lui répondre, Margaux ouvrit la porte en tremblant.

Chambre de Margaux

18 h 15

Comme celles qu’elles avaient visitées au premier, la chambre était


immense.

Entièrement rénovée dans un camaïeu blanc et bleu glacier, elle disposait


d’une double fenêtre donnant sur l’océan et d’une porte coulissante ouvrant
sur une salle d’eau.

Mais ce n’était pas ce qui intéressait Margaux. Indifférente aux multiples


tableaux, représentant l’histoire d’Icare et de Dédale, elle n’avait d’yeux
que pour le dressing couvrant le pan de mur en face du lit.

Concentrée comme pour un plongeon de haut vol, Margaux avança jusqu’à


la penderie, prit une grande inspiration, et fit glisser les panneaux sur leur
support.

Derrière le double battant de bois, des vêtements de femme et une


combinaison de plongée en néoprène noir étaient soigneusement suspendus.
Ses vêtements. Sa combinaison.

Sauf qu’elle était certaine de ne pas l’avoir mise dans ses bagages.

Quelqu’un savait.

Fuir. Il fallait fuir.

André Pitard

18 h 15

– Si ce type sort d’un conte de fées, il ne doit pas être super marrant.

– C’est Sisyphe… le thème de cet étage doit être la mythologie.

– Pour quelqu’un qui n’y connaît rien, je te trouve drôlement bien


renseignée.

L’oreille collée à la porte de la chambre de Viviane Picq, l’ex-commissaire


André Pitard écoutait Margaux et Carie en croisant les doigts pour qu’elles
s’éloignent.

« Allez, bougez de là, vos chambres sont de l’autre côté… » les


encouragea-t-il mentalement.

La main serrée sur la poignée, il jeta un coup d’œil derrière lui : caméra du
plafond débranchée, tiroirs ouverts, sac de voyage sur le lit, portes de la
penderie béantes. Il avait été dérangé en plein travail. « Et cette saleté de
porte qui ne

ferme pas à clé… c’est bien ma veine. Tout ça pour ne rien trouver… »

Sur le palier, les voix n’étaient plus qu’un vague murmure. L’ex-
commissaire entrouvrit la porte.

Les deux filles avaient disparu dans une chambre. Une chance qu’il ne
devait pas laisser passer.
Après un dernier regard sur le bazar qu’il laissait derrière lui, l’homme se
faufila à l’extérieur et referma doucement la porte. Quand Viviane
reviendrait, elle devinerait immédiatement que quelqu’un avait fouillé ses
affaires. « Mais en même temps, elle ne saura pas qui… » pensa André
Pitard en esquissant un sourire mauvais.

Premier étage

Chambre de Simon

18 h 15

Indifférent à la large fenêtre ouvrant sur l’océan, Simon Harel fouillait les
recoins de sa chambre à la recherche de son sac de voyage.

En découvrant ses tee-shirts, ses trois jeans et le reste de ses vêtements


rangés bien proprement dans le dressing, le jeune homme filiforme avait eu
un moment de flottement.

Simon s’était félicité d’avoir planqué un smartphone dans ses affaires. Mais
si celui, ou celle, qui avait vidé son sac l’avait découvert, il perdrait cet
avantage.

Obnubilé par cette idée, Simon avait laissé Carie partir sans lui à la
recherche de sa chambre, puis viré Charles en prétextant une forte envie de
pisser. Depuis, il cherchait son sac dans tous les coins.

– Mais c’est pas possible ! Ils l’ont mis où ?

Simon commençait à désespérer quand il repéra l’anneau de laiton. Au fond


du dressing, une trappe à peine visible ouvrait sur un espace de rangement
qui lui avait échappé jusqu’à présent.

– Enfin ! s’exclama le garçon, en retrouvant son sac à l’intérieur.

Craignant l’œil et les oreilles indiscrètes des caméras, Simon palpa le tissu
en maugréant.

– Zut, j’étais pourtant certain d’avoir emporté ce livre…


Bien protégé dans le double fond de son bagage, le smartphone était
toujours là. Habilement, le garçon le glissa dans sa manche avant de
remettre le sac dans la penderie.

– Toc, toc, je peux entrer ?

Reconnaissant la voix de Charles, Simon grimaça. « Oh non, pas cet abruti !


»

Histoire de se donner une contenance, il se jeta sur le lit, croisa les jambes,
et passa les mains derrière la nuque. Tant qu’ils n’auraient pas éliminé la
menace que représentait Tyron, il faudrait qu’il supporte le blondinet…
après, il serait toujours temps d’aviser.

– C’est ouvert, entre.

Charles, très élégant, avait troqué son jean, ses baskets et son sweat contre
un pantalon de toile, une chemise et des chaussures de ville.

« Après la panoplie voyage, la tenue chic sur une île… Décidément, il est
pire qu’une Barbie ce mec. »

– Pourquoi tu t’es changé ? Y a un cocktail de bienvenue ?

– Tu ne crois pas si bien dire.

– Tu plaisantes ?

Charles souleva le sourcil droit et s’avança jusqu’au bureau jouxtant la


fenêtre.

Sur un plateau, une grande enveloppe crème, portant l’inscription «

Programme », avait été déposée. Concentré sur son histoire de portable,


Simon n’y avait pas fait attention.

– Vois-tu, Simon, ironisa Charles en attrapant la lettre, ce truc, c’est la


version paléolithique du mail. À l’intérieur, il y a un message qui t’est
adressé directement. Tu veux que je te montre comment ça fonctionne ou tu
préfères que je te fasse un résumé rapide ?

Simon refoula son envie d’effacer à coups de poing le sourire ironique de


Charles, soupira :

– Va pour le résumé…

Prenant le temps de présenter son meilleur profil à la caméra qu’il avait


repérée dans l’angle gauche de la chambre, Charles ouvrit l’enveloppe, en
extirpa un carton de la même couleur et commença à le parcourir en silence.

– T’es sympa, mais je n’ai pas encore la fonction Bluetooth, s’agaça Simon.

Alors ? ça dit quoi ?

– Eh bien, en gros, ça dit qu’il faut que tu prennes une douche et que tu te
changes.

– Tu déconnes ? Donne-moi ce papier.

Devant l’air ahuri de Simon, Charles éclata rire.

– Bon, j’avoue. Il y a juste écrit qu’on est tous attendus dans le salon à 20
heures… mais pour la douche et les fringues, si tu veux choper Carie, je te
préviens, tu ne t’en tireras pas sans.

chapitre IV

Vendredi 29 mars

Manoir de Sareck

18 h 33

Dans l’escalier, en retrait du groupe, Hélène Astings tentait vainement de


calmer sa tempête intérieure. Le spectacle de l’océan, le parfum entêtant de
l’iode, et même les hurlements omniprésents des mouettes sur le trajet,
n’avaient pas suffi à faire taire la petite voix qui lui répétait que quelque
chose n’allait pas.

Mais quoi ?

Quand elle avait repéré la femme qui les attendait sur le ponton, elle avait
tout de suite pensé à Viviane. Pas en se disant qu’elle était là – non, ça,
c’était impossible –, mais en s’étonnant de sa ressemblance avec l’ancienne
infirmière de Sainte-Scholastique.

Puis le bateau avait accosté, et la femme lui avait tendu la main sans lui
laisser le temps d’ouvrir la bouche : « Viviane Picq, je suis l’intendante du
manoir. »

Hélène avait été brutalement renvoyée trois ans en arrière.

Même si c’était impossible, Viviane était bien là. Plus âgée, encore plus
maigre que dans son souvenir, mais c’était bien elle. Seul son nom de
famille avait changé. Une fausse identité qu’elle tenait visiblement à
préserver : l’ancienne infirmière avait fait mine de ne pas la connaître.

« Hélène Astings », avait répondu machinalement la prof de lettres en


entrant malgré elle dans son jeu.

Ils étaient arrivés au premier palier. Tyron disait quelque chose à propos des
tableaux sur les portes, mais elle ne l’écoutait pas vraiment.

Hélène n’aurait pas pu le jurer, mais elle était certaine que le garçon avait
lui aussi reconnu Viviane. Elle avait vu l’expression de surprise sur son
visage quand l’ex-infirmière s’était présentée.

Depuis, Hélène avait surpris plusieurs fois le regard du colosse glisser vers
l’ex-infirmière. Mais, comme elle, Tyron n’avait rien dit qui puisse laisser
penser qu’il l’avait reconnue.

« Déjà, à l’époque, Viviane avait ce pouvoir-là. Manipuler ceux qui


l’entouraient, nous obliger à agir comme elle l’avait décidé. Il lui suffisait
d’un regard, d’une inflexion dans la voix pour nous plier à sa volonté… » se
souvint Hélène en retenant une grimace. « Ce n’est pas une coïncidence. »

Comme une clochette s’agitant au cou d’une chèvre menée vers l’abattoir,
ces cinq mots tintaient inlassablement dans son esprit, l’empêchant de
penser, de voir, d’écouter.

Être aussi proche de Viviane lui rappelait trop de mauvais souvenirs. Un


autre endroit, de la musique, des cris. Et le regard de bête traquée de cette
pauvre gamine qu’elle n’avait pas eu le courage de protéger.

« Laisse faire, ils s’amusent… » lui avait dit Viviane quand elle avait voulu
intervenir.

Mais ce n’était pas un jeu.

Quand Hélène avait compris ce qui se passait, il était trop tard.

La fille était morte.

– Madame Astings ?

La voix d’Eliot la tira de ses souvenirs.

Viviane et les gamins la fixaient, semblant attendre qu’elle dise quelque


chose.

– Excusez-moi, j’étais un peu ailleurs… vous pouvez répéter ?

Tyron soupira.

– Je disais que, par déduction, Eliot devait être dans la chambre du petit
Poucet, Deborah dans celle de la Belle au bois dormant. Du coup, il me
reste celle de Peau d’âne… Vous êtes d’accord ?

Hélène hocha la tête pour signifier à Tyron qu’il avait certainement raison,
et les gamins poussèrent les portes pour vérifier.

Sans surprise, le frère de Deborah ne s’était pas trompé.


– Parfait, installez-vous et on se retrouve en bas à 20 heures, leur lança
Viviane en attrapant Hélène avant qu’elle rejoigne son fils.

– Mais…

– Monte, lui murmura Viviane en la poussant dans l’escalier. Faut qu’on


parle.

Chambre d’Hélène Astings

18 h 37

Arrivée au second étage, Viviane la poussa dans la première chambre à


droite, l’entraînant jusqu’à la fenêtre sans lui laisser le temps de réagir,
parlant fort. Un flot d’informations ininterrompu qui n’avait visiblement
qu’un seul but : qu’elle se taise.

– Cette chambre est celle d’Hélène de Troie. Normalement, vous êtes


censée deviner toute seule, mais, comme vous êtes prof de lettres, j’imagine
que vous aviez deviné au premier coup d’œil.

Agacée, Hélène se dégagea brusquement. Il fallait qu’elle sache ce que


l’autre fichait ici.

– Mais qu’est-ce que tu…

Viviane ne la laissa pas aller plus loin.

– Oui, vous avez raison, mieux vaut se tutoyer, après tout, on va passer dix
jours ensemble avec sept ados, alors on a intérêt d’être solidaires. Surtout
sous le regard des caméras…

Comprenant enfin pourquoi Viviane faisait tout pour qu’elle se taise,


Hélène ravala ses questions et se laissa entraîner vers la porte-fenêtre.

Sa chambre disposait d’un minuscule balcon. Deux mètres de long,


cinquante centimètres de large, fermés par un garde-fou en fer forgé.
Viviane faisait une bonne tête de moins qu’elle, mais elle avait une poigne
d’acier. Quand elle la saisit par le coude pour l’attirer au-dessus du vide,
Hélène n’eut pas le temps de réagir.

Pendant une infime seconde, elle se vit basculer. Mais Viviane ne voulait
pas la tuer. Juste lui parler discrètement, lui ordonner de se taire, la prévenir
à propos de la présence du flic et des caméras.

L’ex-infirmière ne la menaça pas explicitement, ce n’était pas son genre,


mais elle sut lui faire comprendre ce qui lui en coûterait si elle refusait de
coopérer.

– N’oublie pas ce que je sais sur ton fils. Si je tombe, il tombe aussi. J’ai
besoin de ce job. Inutile de remuer le passé… ferme ta gueule, fais comme
si on ne se connaissait pas, et tout ira bien, lui murmura une dernière fois
Viviane avant de s’éloigner.

Hélène attendit d’entendre la porte se refermer avant de relâcher la


rambarde et de rentrer dans la chambre.

« Au moins, maintenant, je sais pourquoi j’avais l’impression d’avoir déjà


vu Pitard quelque part… » se dit-elle en sortant une bouteille de vodka de
son bagage.

L’enquête sur la mort d’Esther n’avait pas duré longtemps. Les flics avaient
immédiatement conclu au suicide, et Hélène n’avait même pas été
interrogée.

Mais elle avait dû le croiser dans un couloir, à l’époque.

Chassant cette horrible nuit de son esprit, la mère de Charles se retourna


vers le paysage. Sa chambre donnait sur une large étendue d’herbe et de
bruyère, traversée par le chemin menant à l’embarcadère. Cela faisait
comme une respiration dans le paysage de granit. Une touche de couleur,
entre le gris sombre des rochers et le bleu de la mer.

Les mains tremblantes, Hélène dévissa le bouchon de la bouteille, s’enfila


une longue rasade sans prendre la peine de chercher un verre. Retrouver les
bouteilles qu’elle avait emportées était la seule bonne nouvelle de la
journée.

« Tant pis pour les caméras… » pensa-t-elle en avalant une deuxième


gorgée.

La vodka n’était pas assez froide, mais la brûlure de l’alcool lui fit du bien.

Après ce qu’elle venait d’apprendre, elle avait besoin de réconfort.

Reposant la bouteille sur la table, elle retourna sur le balcon pour échapper
au regard des caméras et inspira à pleins poumons l’air du grand large. Ses
mains, lentement, cessèrent de trembler.

Elle allait se décider à bouger quand un mouvement attira son attention.

Une silhouette élancée, en combinaison de plongée, venait de sortir du


manoir.

Reconnaissant Margaux à sa courte chevelure brune, Hélène regarda sa


montre et fronça les sourcils. Viviane l’avait prévenue qu’ils devaient tous
se retrouver à 20 heures. Il était presque 19 heures.

– Comme si c’était le moment d’aller se baigner, maugréa-t-elle en


refermant sa porte-fenêtre.

Margaux

19 h 15

Margaux quitta la lande de bruyère et s’engagea sur le sentier menant à


l’îlot.

Le petit chemin, escarpé, descendait le long de la falaise mais restait


praticable.

Enfin… à condition de regarder où elle mettait les pieds.


Quand elle avait trouvé le message de la production dans l’enveloppe crème
posée sur son bureau, Margaux avait commencé par désespérer. L’indice,
quel qu’il soit, était écrit en latin. Or, elle n’en avait jamais fait.

La logique aurait voulu qu’elle aille demander de l’aide à Charles, mais elle
avait préféré se tourner vers Tyron. Clairement, l’obèse n’était pas en
mesure de réussir la moindre épreuve physique. En lui proposant une
alliance pour la partie sportive, Margaux était certaine de réussir à s’en faire
un allié. Et puis, elle n’aimait pas Charles. Tout à l’heure, sur le trajet vers
le manoir, elle était certaine qu’il s’était collé exprès contre elle. Un contact
qui la répugnait encore.

Margaux ne s’était pas trompée : convaincre Tyron de lui expliquer l’indice


n’avait pas été difficile. Ils avaient scellé leur accord d’une poignée de main
et ça avait suffi. Maintenant, il ne fallait plus perdre de temps. La mer serait
bientôt basse, et elle voulait en profiter pour atteindre l’îlot. Selon le frère
de Deborah, l’indice conduisait au tumulus. Si une clé était cachée là-bas,
elle voulait être la première à la trouver.

Chambres de Deborah et Tyron

19 h 30

Les chambres de Tyron et Deborah Lansneck étaient légèrement différentes


de celles des autres participants. La production, probablement bien
renseignée sur le caractère fusionnel des jumeaux, les avait installés dans
deux pièces contiguës reliées par une porte communicante. Ouverte, celle-ci
transformait les deux chambres en un unique appartement. Une sage
précaution, vu l’état d’angoisse de Deborah depuis leur départ de Sainte-
Scholastique.

Tout en évitant soigneusement de marcher sur la peau d’âne étalée au pied


de son lit, Tyron se leva pour aller voir si sa sœur dormait toujours. Il n’était
pas particulièrement sensible à la cause animale, mais la dépouille le
dégoûtait. À

part ses yeux, remplacés par des billes de verre noir, et l’extrémité de ses
pattes coupées au niveau des genoux, la bête était presque complète. Bien
sûr, il n’en restait qu’une peau tannée. La chair, les os et les viscères avaient
été soigneusement retirés. Pourtant, Tyron avait l’impression que l’odeur
doucereuse d’un cadavre flottait encore dans la pièce.

« Transformer un âne en descente de lit… même si c’est raccord avec le


thème de ma chambre, il fallait être dingue pour imaginer un truc pareil »,
pensa Tyron en jetant un œil dans la chambre de sa sœur.

Allongée au centre d’un immense lit à baldaquin, les yeux fermés, Deb
semblait enfin calme. Dans cette pièce, pas d’animal mort, mais des murs
entièrement couverts de miroirs qui renvoyaient partout l’image de sa sœur

endormie.

« Avec la dose que je lui ai refilée, la Belle au bois dormant n’aura jamais si
bien porté son nom… » s’amusa Tyron en refermant doucement la porte de
communication entre leurs chambres.

Tyron n’avait pas parlé de l’infirmière à sa sœur. A priori, Deb ne l’avait


pas reconnue, et c’était aussi bien comme ça. Elle était suffisamment
perturbée pour ne pas lui coller un motif d’angoisse supplémentaire.

« Je me demande pourquoi Mmes Astings et Picq ont fait semblant de ne


pas se connaître… »

Sa montre indiquait 19 h 33. Margaux devait être arrivée sur l’îlot. Avec un
peu de chance, elle trouverait rapidement ce qu’elle était censée y trouver.
Ce qu’elle déciderait d’en faire ensuite restait un mystère. Tyron avait
conscience qu’il faisait un pari risqué. Malheureusement, Margaux avait
raison : son physique ne lui permettait pas d’atteindre l’îlot, encore moins
s’il fallait nager pour le rejoindre. Il n’avait plus qu’à croiser les doigts pour
qu’elle tienne sa promesse.

Tyron referma doucement la porte de sa chambre derrière lui, longea le


couloir et s’engagea dans l’escalier. Le tapis épais s’enfonça sous ses
semelles, avalant le bruit de ses pas, lui donnant l’impression de marcher
sur de la mousse.
L’escalier désert était barbouillé de taches de lumière. Un spectacle étrange
qui lui rappela le kaléidoscope qu’ils se disputaient, avec ses sœurs, quand
ils étaient enfants.

Perdu dans son souvenir Tyron ne remarqua qu’une fois en haut de la


dernière volée de marches qu’Eliot était dans le vestibule.

Un demi-étage plus bas, debout au milieu de l’entrée du manoir, le surdoué


tournait lentement sur lui-même. Intrigué, Tyron recula d’un pas sur le
palier pour l’observer plus discrètement.

« Mais qu’est-ce qu’il fabrique ? »

Avec ses épais cheveux noirs coupés au bol, sa chemise blanche boutonnée
jusqu’au cou, ses grosses lunettes et son jean trop large, Eliot lui évoquait
irrésistiblement un personnage de roman ; une figure à mi-chemin entre
Forest Gump et Adso de Melk, le novice du Nom de la rose.

Le frère de Deborah ne l’aurait avoué pour rien au monde mais, de tous


ceux qui participaient au jeu, le surdoué était celui qui lui faisait le plus
peur. Il ne l’avait jamais affronté, car ils n’étaient pas dans la même
catégorie, mais il l’avait vu jouer aux échecs. Le gamin était doué. Trop
doué.

Comme pour confirmer sa crainte, Eliot leva tout à coup la tête vers lui.

– Pour ton information, Tyron, ta cachette est pourrie. Avec la verrière plein
ouest située juste derrière toi, ton ombre est projetée en B7. Si tu veux
savoir ce que j’ai découvert, inutile de m’espionner, il suffit de demander.

« Intelligent et observateur. Voilà, exactement, pourquoi ce gamin est


dangereux », se dit Tyron en quittant sa cachette.

Sourire aux lèvres, Eliot l’attendait en bas de l’escalier.

– Regarde les visages du roi et de la reine, ils ne te font penser à personne ?

Tyron s’approcha des têtes couronnées ornant le départ des rampes. S’il
avait bien remarqué en arrivant que les sculptures évoquaient des pièces
d’échecs, il n’y avait pas fait attention plus que ça. Mais maintenant que le
gamin en parlait…

« Nez busqué et front bas pour le roi noir ; lèvres fines et orbites creuses
pour la reine blanche… ce n’est pas flagrant, mais ce con a raison… il y a
quelque chose. »

– Picq et Pitard ? Tu crois vraiment que c’est eux ? demanda-t-il pour être
sûr.

– Je ne crois pas, j’en suis certain. En plus, comme ils sont censés diriger le
jeu, ça fait sens, non ?

Tyron, obligé de reconnaître la logique du raisonnement d’Eliot, hocha la


tête de mauvaise grâce.

– Et ils ne sont pas les seuls à avoir une pièce d’échecs à leur effigie,
poursuivit le gamin tout excité de partager ses informations. Nous avons
tous la nôtre.

Tyron fronça les sourcils et tourna sur lui-même pour refaire le décompte.

Les paires bicolores avaient été disposées autour de l’échiquier qui occupait
le vaste hall d’entrée du manoir : les cavaliers encadraient la double porte
donnant sur les pièces de réception, les tours celle distribuant la cuisine et le
cellier, et deux fous gardaient l’entrée. « En plus du roi blanc et de la reine
noire de l’escalier, ça fait huit pièces… »

– Tu te goures, on est dix, il en manque deux…

Mais Eliot secoua la tête en désignant le plafond.

« Bordel, mais quel con, j’ai zappé le lustre », se maudit Tyron en levant la
tête.

En arrivant, Deborah avait pourtant attiré son attention sur le luminaire.


Celui-ci lui avait rappelé leur visite à Murano. Une visite avec le collège. Et
avec Lisa.
Un très mauvais souvenir pour Tyron. Le garçon avait détesté cette journée
– il faisait chaud et il y avait trop de monde –, mais Lisa, fascinée par les
souffleurs de verre, avait insisté pour rester les observer. Comme toujours,
elle avait eu ce qu’elle voulait. Deborah était restée collée à sa sœur, et
Tyron s’était retrouvé tout seul à transpirer dans un coin de l’atelier.

Quand Deb avait bloqué sur le lustre tout à l’heure, et commencé à radoter
sur Murano, Tyron avait senti remonter la colère de ce jour-là. Agacé que
Lisa vienne à nouveau s’immiscer entre eux, il avait à peine regardé le
lustre.

Sauf qu’Eliot avait raison. Les énormes abat-jour de verre avaient bel et
bien été soufflés en forme de pions d’échec.

– Ils sont trop hauts pour le confirmer mais, par déduction, l’un doit être
celui de Margaux et l’autre de Simon, ajouta Eliot.

– Comment tu peux dire ça ? s’étonna Tyron. Pour le roi et la reine, je veux


bien, mais les autres pièces sont stylisées, elles ne représentent personne…

– Tu veux savoir comment je le sais ?

Sans attendre sa réponse, Eliot s’avança en sautillant vers la tour noire.

– Regarde les initiales gravées ici, dit-il en posant l’index à la base de la


pièce d’échecs : T. L., comme Tyron Lansneck. Tu es la tour noire. Et
moi… E. L., je suis la blanche, dit le garçon en se retournant vers la
seconde statue.

– Et les autres ?

– Charles et sa mère sont des cavaliers, Carie est le fou blanc… ce qui
laisse le fou noir pour ta sœur… un très bon choix, il me semble. Non ?
conclut Eliot avec une ombre de sourire.

Salon

19 h 50
Quand Eliot et Tyron franchirent la double porte du salon, Viviane devina
tout de suite que quelque chose venait de se passer. Si Eliot avait l’air très
content de lui, ce n’était pas le cas du frère de Deborah. Poings serrés,
visage tendu, le colosse semblait se retenir d’étrangler le jeune surdoué.

« La production va être contente. Le jeu n’a pas débuté qu’il y a déjà des
tensions… »

Viviane vérifia l’avancée des aiguilles sur l’imposante pendule trônant sur
la cheminée : « Encore dix minutes… »

Se méprenant sur son regard, Eliot s’excusa pour son retard, avant d’aller
tranquillement rejoindre Simon et Carie sur un des canapés.

– Et Deb ? elle est où ? lui glissa Carie pendant qu’il s’échouait à côté
d’elle.

Eliot haussa les épaules. Non seulement il n’en savait rien, mais il s’en
fichait.

Si Tyron l’intéressait, sa sœur n’était pas sa préoccupation première. Il avait


compris que celle-ci ne serait pas un problème. Mieux, elle était le point
faible de son frère. Un talon d’Achille qu’Eliot avait bien l’intention
d’utiliser.

– Deborah dort. Inutile de l’attendre, je lui ferai un résumé, lança Tyron.

Viviane grimaça. Les consignes de Norbert Body étaient très claires : André
Pitard et elle devaient lancer le jeu à 20 heures précises devant l’ensemble
des participants. Sauf que Tyron n’avait pas l’air décidé à aller chercher sa
sœur.

Adossé à côté de la porte, André Pitard hocha discrètement la tête en signe


d’assentiment. La répartition des tâches prévoyait que c’était à lui de gérer
ce type de problèmes, mais l’ex-commissaire n’avait visiblement pas envie

d’affronter le garçon.
« Après tout, s’il en prend la responsabilité… » se dit Viviane en faisant
signe à Tyron d’aller s’asseoir.

Le frère de Deborah observa lentement la pièce avant de jeter son dévolu


sur un large club en cuir près de la bibliothèque. Puis, il s’installa
confortablement et croisa les bras en attendant la suite.

Îlot du tumulus

19 h 50

Battant des bras et des jambes, Margaux se propulsa vers l’avant. Le


courant puissant cherchait à l’entraîner dans ses remous. Mais elle avait de
la ressource et l’entraînement nécessaire pour lutter.

Le temps qu’elle fouille l’îlot à la recherche de la clé, la mer avait


commencé à remonter. Quand elle avait fini par trouver le second message,
le chenal avait disparu, et elle avait dû se résoudre à nager. La distance était
courte, mais la violence des remous transformait chaque geste en bataille.

Enfin, elle sentit les rochers sous la plante de ses pieds. Elle avait réussi à
passer.

Épuisée, Margaux se laissa tomber sur la berge, respira profondément pour


retrouver son souffle puis se redressa lentement. Le jour commençait à
décliner, mais elle n’avait pas fini sa quête.

– Allez, c’est reparti ma grande… s’encouragea-t-elle à haute voix en


s’engageant sur le sentier de la falaise menant au plongeoir.

Salon

19 h 52

André Pitard observait les personnes réunies dans le grand salon en se


demandant pourquoi il avait été choisi pour les surveiller. Car s’il n’avait
plus aucun doute sur une chose, c’était bien celle-ci : leur présence ici
n’avait rien de fortuit.
Lorsque Viviane avait découvert que quelqu’un avait fouillé ses affaires,
elle était venue directement dans sa chambre. Bien sûr, il avait nié, accusant
à son tour les gamins d’avoir cherché à prendre de l’avance pour le jeu et en
profitant pour lui demander comment elle avait atterri sur Sareck… une
question à laquelle Viviane avait répondu d’autant plus volontiers qu’elle
désirait justement la lui poser.

Malheureusement, l’un comme l’autre avait vite déchanté en s’apercevant


qu’ils possédaient les mêmes informations. C’est-à-dire, presque rien.

Tous deux avaient été contactés au nom d’une agence d’intérim par un
certain M. Charon. Un recruteur leur faisant miroiter un salaire très
important pour une courte mission, pouvant être assortie d’une embauche à
temps plein si le pilote de l’émission rencontrait le succès escompté.

Seule différence notable, Viviane était arrivée la semaine d’avant sur l’île
pour disposer les affaires des gamins dans les chambres, s’occuper de
ranger le ravitaillement, et se familiariser avec les lieux. Un script précis
l’attendait dans sa chambre et elle l’avait suivi à la lettre. Mais elle n’en
savait pas plus.

Conscients qu’ils étaient dans le même bateau, l’ex-infirmière et l’ex-


commissaire avaient décidé de collaborer.

« De toute manière, avec ce que je sais sur elle, elle n’a pas le choix… » se
rassura André.

Les aiguilles de la lourde horloge de marbre posée sur la cheminée


indiquaient 19 h 55. Dans cinq minutes, il faudrait lancer le jeu et, en plus
de Deborah qui dormait, il manquait encore la plongeuse.

Voyant que Viviane hésitait à intervenir, André se détacha du mur et


s’approcha de Carie.

– Tu pourrais monter chercher Margaux s’il te plaît ?

« Et puis quoi encore… » sembla dire Carie en levant les yeux au ciel.
– Si elle ne veut pas venir, c’est son problème, bougonna la blonde en
croisant les bras.

– Laisse, j’y vais, proposa Charles en sautant sur ses pieds.

Mais, avant qu’il puisse faire un pas, sa mère le retint par le bras.

– Inutile. Margaux n’est pas dans sa chambre.

– Comment ça, « pas dans sa chambre » ? Elle est où ?

Hélène haussa les épaules.

– Je l’ai vue passer sous ma fenêtre. Elle était en combinaison de plongée,


je présume qu’elle est allée se baigner…

Comme tirées par un fil, huit paires d’yeux se tournèrent instantanément


vers la baie vitrée qui occupait le fond du salon.

Au loin, le ciel avait pris la teinte sang et or d’un crépuscule naissant.

Certainement pas la meilleure heure pour faire des brasses dans l’océan.

– Se baigner ? Mais où ça ? s’inquiéta Viviane. Le seul endroit où on peut


se baigner sans risque sur cette île, c’est dans la baie par laquelle vous êtes
arrivés.

Mais à cette heure-ci, avec la marée, les courants sont dangereux… et puis,
les chiens vont bientôt sortir.

– Des chiens ? Quels chiens ? s’étrangla Carie qui détestait ces animaux.

– Ceux qui empêchent les indésirables de débarquer sur l’île la nuit, lui
expliqua l’ex-infirmière. Ils sont cinq. Vous ne les avez pas vus, car ils sont
enfermés de l’autre côté de l’île, mais je peux vous assurer qu’ils
connaissent leur travail.

– Eh bien, il suffit de ne pas les lâcher tant que Margaux n’est pas revenue,
la coupa Simon en soupirant.
– Ce n’est pas si simple, lui retourna aussitôt Viviane. Tout sur cette île est
automatisé. Dès que la nuit tombe, les grilles du chenil s’ouvrent pour que
les chiens patrouillent sur Sareck. Ils sont dressés à attaquer tous ceux qui
n’ont pas un sifflet comme celui-ci, acheva Viviane en leur montrant huit
tubes argentés posés sur un guéridon.

– Nous devions les distribuer à 20 heures, reprit André Pitard, mais nous ne
pouvions pas prévoir que l’un d’entre vous irait se promener avant.

D’un geste sec, Charles se débarrassa de la main de sa mère, attrapa deux


sifflets sur le guéridon et s’avança vers la porte.

– Raison de plus pour ne pas traîner… quelqu’un m’accompagne ?

Pitard s’avança. C’était à lui d’assurer la sécurité, pas à ce morveux. Mais


avant qu’il puisse le remettre à sa place, la pendule commença à égrener
l’heure qui s’achevait. Des coups sourds rappelant ceux d’un gong. Des
coups de plus en plus sonores, laissant dans leur sillage une vibration
funeste, un écho métallique désagréable.

Huit coups s’achevant par un bruit de verre brisé. Un claquement sec.


Comme une balle qu’on tire.

Une détonation en provenance de l’entrée.

Vestibule

20 heures

– Il faudra que la production pense à régler le niveau sonore de cette


pendule, le lustre n’a pas résisté, constata Tyron en s’avançant avec
précaution dans le vestibule jonché d’éclats de verre.

Eliot, qui était juste derrière lui, leva la tête pour vérifier. L’obèse n’avait
qu’à moitié raison : le lustre était toujours accroché au plafond, mais un de
ses deux abat-jour manquait à l’appel.

– C’est le pion blanc qui est tombé, constata le surdoué en se penchant pour
ramasser un morceau laiteux.
– Le pion blanc ? de quoi tu parles ? s’étonna Simon.

– Tu n’as pas remarqué que les sculptures représentaient toutes une pièce
d’échecs ?

– Si mais…

Simon allait demander des explications quand Charles lui coupa la parole.

– On s’en fiche du lustre, faut aider Margaux, il va bientôt faire nuit…

Faisant attention où il posait les pieds, le garçon rejoignit la porte d’entrée.

– Et tu comptes aller où sans lumière ? l’arrêta Pitard. La seule chose que tu


vas réussir à faire c’est tomber de la falaise.

– Il y a de quoi vous équiper dans ce placard, lança Viviane depuis le seuil


du salon. Et prenez aussi les cirés, Erwan m’a prévenue qu’il allait pleuvoir.

La production avait bien fait les choses. Rangés dans le placard que venait
d’ouvrir l’infirmière, une dizaine de cirés, de paires de bottes et de lampes
attendaient sagement.

Charles se précipita pour s’équiper.

Carie, consciente de la présence des caméras, l’imita sans hésiter.

Eliot, Tyron et Simon suivirent le mouvement avec un peu moins


d’empressement.

Debout sur le seuil du salon, Viviane et Hélène furent les seules à ne pas
faire un geste : Viviane parce que ça ne faisait pas partie de ses attributions,
Hélène parce qu’elle avait besoin d’un verre.

– Vous ne venez pas avec nous ? s’étonna André en tendant un ciré à la


mère de Charles.

– Sans façon…
– Vous êtes pourtant censée être leur prof responsable.

Le soupçon d’accusation dans le ton de sa voix arracha un sourire à Hélène.

Que ce flic véreux se permette de lui faire la morale avait quelque chose de
comique.

– Vous savez, André, sur cette île, vous êtes le seul responsable… vous me
l’avez assez répété dans le train. Alors, si ça vous amuse de traîner dehors
en pleine nuit, ça vous regarde. Mais, moi, je reste ici, conclut Hélène en
tournant les talons.

Salon

20 h 05

Pendant que Tyron ramassait discrètement un morceau de verre blanchâtre


sur le sol du vestibule avant de suivre les autres dehors, Hélène Astings
inspirait profondément pour tenter de stopper le tremblement de ses mains.

Elle avait fait la fière devant Pitard, mais la vérité c’est qu’elle avait peur.

Quand la pendule avait commencé à égrener les coups, la mère de Charles


s’était mise en apnée. Quelque chose n’allait pas. Elle l’avait vu dans le
regard surpris qu’avait échangé le flic avec Viviane. Quelque chose qui
n’était pas prévu et avait forcément un rapport avec ce qui s’était passé il y
a longtemps. Cette même chose qui la poussait à boire plus que de raison
depuis qu’elle était arrivée sur cette île.

« Je suis certaine que ces crétins n’ont pas la moindre idée de ce qui se
passe ici », se dit-elle en rentrant dans le salon.

Sans s’occuper de ce que les autres fabriquaient, Hélène commença à


fouiller les placards.

– Tu cherches quoi ? lui demanda Viviane qui revenait du vestibule.

– Le bar. On est dans un salon, il y en a forcément un quelque part…


Viviane lui désigna l’énorme mappemonde de bois trônant au pied de la
bibliothèque.

– Dans ce machin. Il suffit de soulever l’hémisphère nord… et je veux bien


un whisky pendant que tu y es.

En découvrant les bouteilles et les verres, cachés sous le globe de bois


précieux, Hélène sourit. « Enfin une bonne nouvelle », se dit-elle en
attrapant un flacon translucide en forme de crâne.

– Vodka Crystal Head, dit-elle à voix haute, sans savoir à qui elle
s’adressait… au moins, la production a bon goût.

Tandis qu’elle ouvrait une bouteille de Macallan 25 ans d’âge pour Viviane,
Hélène se fit brutalement la réflexion qu’elle n’entendait plus les gamins.
Un coup d’œil vers la porte lui suffit pour confirmer que le vestibule était
vide.

– Ils sont tous partis chercher Margaux ?

– Exactement, lui répondit Viviane en lui montrant des silhouettes qui


s’éloignaient dans plusieurs directions.

Ses deux verres à la main, Hélène la rejoignit devant la baie vitrée.

Dehors, l’or et le rouge du ciel étaient en train de s’assombrir. Il ferait


bientôt totalement nuit.

– Tu crois qu’ils la retrouveront avant les chiens ? demanda-t-elle à


l’infirmière.

– Je crois surtout que la gamine ne craint rien… c’est une mise en scène, un
petit flash d’adrénaline pour des spectateurs en mal de sensations fortes.

– Comment tu peux en être aussi sûre ?

Viviane attrapa le verre qu’Hélène lui tendait, avala une longue lampée du
breuvage ambré comme s’il s’agissait d’un whisky de supermarché avant de
se pencher contre son oreille.
– J’ai déposé une enveloppe sur le lit de Margaux avant qu’elle arrive. Je ne
l’ai pas décachetée, mais je sais qu’elle contenait des instructions pour le
jeu.

Tout ça, murmura-t-elle en regardant discrètement les caméras accrochées


au plafond, c’est juste un putain de spectacle. Alors, calme-toi un peu.

Au loin, Pitard et les élèves, avalés par l’ombre, ne se distinguaient plus que
grâce au halo de leurs torches. Pendant une seconde, Hélène eut un frisson à
l’idée que son fils, son fils unique, se trouvait parmi eux. Une angoisse
qu’elle décida de chasser à l’aide d’un autre verre.

« Viviane a raison. C’est un jeu. Juste un jeu… » se répéta-t-elle en


dégustant sa vodka hors de prix à petites gorgées.

Margaux Bornelle

Article 223-6 du Code pénal : « Quiconque pouvant empêcher par son


action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit
un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient
volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75
000 euros d’amende. Sera puni des mêmes peines quiconque s’abstient
volontairement de porter à une

personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il
pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un
secours.

À la différence de l’indice trouvé dans sa chambre, celui qu’elle avait


découvert accroché sur le tumulus était on ne peut plus clair : la clé était au
fond de l’eau. Plus exactement au fond de la fosse de la baie des Pendus.

Pourtant, plantée à l’entrée du plongeoir, Margaux hésitait. Même si elle


avait déjà effectué des sauts de plus de vingt-cinq mètres, elle ne l’avait
jamais fait dans la pénombre… et encore moins du haut d’une falaise
hostile. Avant de grimper, elle avait vérifié le niveau de l’océan à l’aide du
gros rocher en forme de dent. L’eau avait recouvert la peinture rouge. Si elle
croyait ce que leur avait raconté le marin, elle pouvait donc s’élancer sans
danger. Alors pourquoi cette appréhension ?

– Allez, courage, juste un petit saut et tu seras la première à quitter le jeu,


marmonna-t-elle en s’avançant sur la planche.

La pluie, qui s’était mise à tomber pendant qu’elle gravissait la falaise, avait
rendu la surface de plastique glissante. Pliant légèrement sous son poids, la
planche se mit à osciller.

Margaux leva les bras, s’en servant comme balancier pour conserver son
équilibre.

Vingt-cinq mètres plus bas, la surface de l’océan, sombre, bouillonnait


légèrement. La plongeuse ne put réprimer un frisson. « Il faut vraiment que
je sois dingue pour faire un truc pareil… » Mais elle n’avait pas le choix. Si
elle voulait avoir une chance d’être réintégrée dans la sélection nationale, il
lui fallait un coup d’éclat. Un truc susceptible de faire oublier l’accident de
Léonor.

Souriant aux caméras qui devaient être braquées sur elle, Margaux avança
jusqu’au bout du plongeoir, déclenchant sans le savoir le mécanisme qui y
était relié.

« Margaux m’a laissée tomber. Je croyais que c’était mon amie, mais elle
est comme les autres… »

– Putain ! Mais c’est quoi ça !

La Voix, surgissant de nulle part, avait failli la faire tomber.

Le cœur battant à tout rompre, Margaux tendit l’oreille. Il n’y avait


personne sur la falaise. La voix, enregistrée, répétait une seule et même
phrase. Toujours la même.

« Margaux m’a laissée tomber. Je croyais que c’était mon amie, mais elle
est comme les autres… »
Cette voix, elle ne l’avait pas entendue depuis plus de deux ans. Pourtant,
elle la reconnut aussitôt. Et elle n’avait rien à voir avec celle de Léonor.

– Esther…

Quand la planche se plia brutalement sous ses orteils, Margaux n’eut pas le
temps de réagir.

Elle tomba.

Sans élégance.

Comme la merde qu’elle était.

chapitre V

Vendredi 29 mars

Île de Sareck

21 h 18

Erwan Kervadec avait raison. La pluie et l’orage s’étaient abattus sur


Sareck sans prévenir, des trombes d’eau écrasant tout sur leur route. Mais
crapahuter sous l’orage n’avait pas calmé la colère de Charles contre
Margaux. Bien au contraire.

Quand sa mère avait dit l’avoir vue partir en combinaison, il avait compris
tout de suite que la plongeuse était sur une piste, et qu’elle la suivait sans
lui. «

Quand je pense qu’elle m’avait promis de faire équipe avec moi. Quelle
garce, elle s’est bien foutue de ma gueule ! »

Trempé jusqu’aux os malgré son ciré, le garçon franchit d’un bond les
marches de granit et s’engouffra dans le hall. Ne trouvant Margaux nulle
part, il avait décidé d’aller vérifier si la plongeuse n’était pas tout
simplement déjà rentrée. « Si elle n’est pas là, je me sèche et je repars dès
que l’orage s’arrête… »
se promit-il en claquant la porte derrière lui.

Éclairées de biais par le lustre désormais bancal, les statues en forme de


pièces d’échecs éclaboussaient le sol de leurs ombres étranges. Le vestibule
avait été balayé, mais personne n’avait ramassé les débris. Celui qui avait
fait le boulot

s’était contenté de libérer un passage en poussant les restes du pion blanc


sur un côté.

En les voyant, Charles repensa au morceau de verre blanchâtre que Tyron


lui avait montré tout à l’heure. Un tesson gravé d’un « M » majuscule en
lettre anglaise. Selon le frère de Deborah, c’était la preuve qu’il était inutile
de continuer à chercher Margaux. « La destruction du pion blanc signifie
certainement qu’elle a quitté la partie », avait-il assené sans plus
d’explications.

Agacé, Charles repoussa ce souvenir. « Tyron délire, ça ne veut absolument


rien dire… elle ne peut pas avoir terminé le jeu aussi vite », se répéta-t-il en
poussant la porte du salon.

Carie, Eliot et Simon étaient déjà rentrés. Installés autour d’une petite table
ronde, les garçons grignotaient des sandwiches en silence. Carie, enfoncée
dans le grand canapé, semblait perdue dans ses pensées.

– Vous avez trouvé Margaux ? leur demanda Charles sans préambule.

Simon répondit par la négative.

Une réponse lapidaire, sans commentaire. Puis le silence reprit sa place.

Pesant.

Une bouteille de vodka avait été abandonnée sur un guéridon. En devinant


qui l’avait vidée, Charles grimaça. « Au moins, comme ça, je ne l’aurai pas
sur le dos… »

– Tiens, mange, c’est Viviane qui les a faits, ils sont hyper bons, lui dit
Simon en lui tendant un sandwich.
Il s’avança, attrapa la demi-baguette, et jeta un regard par la fenêtre. Les
éclairs étaient si rapprochés qu’on y voyait comme en plein jour. « Je vais
attendre que ça se calme un peu et je repartirai… Si Margaux croit que je
vais la laisser s’en tirer comme ça, elle va apprendre à me connaître »,
décida-t-il en s’affalant dans un fauteuil.

Charles allait attaquer son sandwich quand Pitard fit irruption dans le salon.

– Tyron n’est pas avec vous ? s’étonna Eliot.

Se débarrassant de la grande pèlerine qu’il avait sur le dos, l’ex-


commissaire secoua la tête.

– Il n’avait pas l’air très motivé… Il est rentré dès que l’orage a commencé.
Et vous ? Vous avez trouvé quoi, les jeunes ?

– Rien, répondit Charles en se servant un Coca.

– Vous êtes certains d’avoir cherché partout ?

Le pétillement du soda glissant contre les parois de verre fut la seule


réponse qu’il obtint. Charles était occupé à boire. Quant aux autres, le
regard fuyant, ils ne semblaient pas pressés de répondre.

– Vous avez vérifié l’intérieur de l’île, comme je vous avais demandé ?


insista l’ex-commissaire.

Après un regard vers Carie et Eliot, Simon soupira.

– On a traversé le bois jusqu’au chenil, mais on n’a rien trouvé. Alors on est
rentrés, conclut le garçon sans préciser que leurs recherches avaient duré
moins d’une demi-heure.

André Pitard observa les trois jeunes avec attention. Il avait l’habitude des
interrogatoires et, là, il en était certain, les gamins n’avaient pas tout dit. Le
grand lui avait répondu avec un temps de retard, et le plus jeune fuyait son
regard. Quant à Carie, c’est à peine s’il la reconnaissait. Décoiffée, prostrée
sur le canapé, elle semblait totalement ailleurs. Quelque chose s’était passé.
Quelque chose de grave.
– Carie ? Tout va bien ? lui demanda Pitard en s’accroupissant en face
d’elle.

L’ex-commissaire leva un sourcil. La gamine ressemblait à un poisson sorti


de l’eau. Les yeux exorbités, elle fixait la table, et semblait avoir besoin
d’air.

– Carie ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Carie

21 h 26

Carie battit des paupières. Quelqu’un venait de prononcer son prénom, un


vieux avec les cheveux tirés en arrière. Elle chercha son nom. Il s’appelait
André, André Pitard, et c’était le coordinateur du jeu. « Il faut que je lui
dise de

faire quelque chose pour les monstres… » pensa-t-elle en ouvrant la


bouche.

Mais aucun son n’en sortit.

Coincé entre les tranches de pain d’un sandwich, un morceau de viande


rouge dépassait comme une langue. Une longue langue de chien.

Carie hoqueta. Dans son esprit, l’image de la langue boursouflée d’Esther


s’était superposée à celle des chiens. Il fallait qu’elle oublie leurs museaux
s’approchant de son visage, les babines noires retroussées sur des rangées
de dents jaunes. « Et cette odeur… cette odeur de mort. »

Le chenil était au milieu du petit bois. Au début, Carie le pensait vide, car
les chiens n’aboyaient pas. Puis elle s’était approchée, et elle les avait vus.
Ils étaient cinq. Cinq énormes bêtes qu’elle avait prises pour des loups.

Les garçons s’étaient attardés en arrière.

Carie se souvenait de s’être retournée pour les appeler. Mais le reste des
événements était flou.
« Un déclic, je suis certaine d’avoir entendu un déclic… »

Quand elle s’était retournée, la porte était ouverte et les chiens avançaient
vers elle. Un énorme molosse au pelage noir ouvrait la marche. Les quatre
autres, deux à deux, couvraient ses flancs. Carie avait paniqué. Oubliant le
sifflet pendu autour de son cou, elle avait reculé, buté sur quelque chose et
était tombée en arrière.

Serrant les bras autour de sa poitrine, Carie tenta d’oublier la sensation des
pattes du monstre sur elle, de son poids lui coupant la respiration. « Si Eliot
n’était pas arrivé à ce moment-là, je serais morte. »

– Carie ? Tu es certaine que tout va bien ? insista André.

Carie secoua la tête. Elle n’avait pas envie de lui répondre. Pas envie de
parler.

Comme s’il s’agissait d’un précieux talisman, elle attrapa le tube d’argent
pendu à son cou et le serra convulsivement.

Les chiens étaient dangereux, mais parfaitement dressés. Il avait suffi à


Eliot d’utiliser son sifflet pour qu’ils baissent les oreilles et repartent dans
l’autre sens.

Mais, pendant quelques secondes, elle s’était vue morte. Une sensation
impossible à oublier.

– Carie ?

Le vieux avait posé la main sur son genou. Dégoûtée, Carie bondit du
canapé et se précipita vers la porte.

« Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, moi, je ne resterai pas une seconde de


plus sur cette île… » se promit-elle en gravissant l’escalier.

Salon

21 h 34
Tyron sur les talons, Viviane arriva quelques minutes à peine après le départ
de Carie.

– J’ai trouvé ça sur le lit de Margaux, leur annonça l’ex-infirmière avec un


sourire rassurant. C’est un des indices du jeu. Comme je le pensais, votre
amie est partie sur la piste d’une des clés… il n’y a pas à s’inquiéter. S’il lui
était arrivé quelque chose, la production nous aurait déjà prévenus.

La petite femme brune agitait une enveloppe crème qu’ils reconnurent


aussitôt : elle était du même type que celles qu’ils avaient tous trouvées
dans leurs chambres en arrivant.

– À l’intérieur, en plus du planning, il y a un dessin avec une phrase codée,


ajouta Viviane en dépliant la feuille de papier.

La gravure représentait un oiseau au plumage brun, au bec rouge et à la


gorge blanche.

Tyron grogna.

– Ce n’est pas un code… c’est du latin.

« Pour une fois que j’aurais eu besoin de ma mère… » ragea Charles en se


tournant vers le frère de Deborah.

– Tu peux nous le traduire s’il te plaît ?

– Facile, c’est un extrait des Métamorphoses d’Ovide. Il est écrit :


Daedalus inuidit sacraque ex arce Mineruae praecipitem misit, lapsum
mentitus… Ce qui signifie : Dédale, jaloux, l’avait poussé, tête en avant, du
haut du sommet sacré de la citadelle de Minerve, prétendant faussement
qu’il avait glissé. Le « il », c’est Perdrix, le neveu de Dédale. Perdrix était
un inventeur tellement doué que son oncle l’a tué pour ne pas qu’il lui fasse
de l’ombre.

– Et je présume que le gamin a été transformé en perdrix par un dieu


charitable ? avança Simon.

Tyron hocha la tête.


– Presque… c’est une déesse qui a eu pitié… mais autrement, t’as bon.

– Et alors ? C’est quoi le rapport avec Margaux ? s’agaça Charles.

– Avec Margaux, je ne sais pas… mais avec le jeu, j’ai une idée, dit Eliot en
posant l’index sur le papier. À mon avis, elle est partie récupérer ceci.

« Mais… c’est qu’il a raison ce con… » pensa Charles en découvrant une


minuscule clé entre les pattes de la perdrix.

– Tyron ? Tu peux nous en dire plus sur cet oiseau ? Il n’y a rien dans cette
histoire qui expliquerait où est la clé ? l’interrogea Simon.

Le colosse soupira. Il avait la réponse, mais aurait de loin préféré la garder


pour lui.

– Tyron, si tu sais quelque chose, dis-le, tu vois bien que tes camarades
s’inquiètent, le poussa Viviane.

De mauvaise grâce, le garçon leur raconta la totalité du mythe.

Charles

21 h 38

Charles avait cessé d’écouter Tyron. L’histoire de Dédale, et du meurtre de


son neveu, venait de lui rappeler un détail à propos de Margaux. Un truc en
rapport avec l’accident d’une fille de l’équipe de France ; une plongeuse
très

prometteuse devenue tétraplégique après avoir tenté une figure interdite par
la fédération. « Je suis certain d’avoir lu quelque part que cette fille avait
sauté suite à un pari avec un autre membre de l’équipe… Si c’est Margaux
qui l’a poussée à plonger, ça expliquerait pourquoi elle a été mise à l’écart
de l’équipe de France… et aussi le thème de sa chambre. »

Charles retrouva le sourire. S’il ne se trompait pas, il venait de trouver de


quoi obliger Margaux à respecter sa promesse, et à partager ses
informations avec lui.
Enfin, à condition de la retrouver avant les autres.

Salon

21 h 40

Simon avait du mal à masquer son irritation. Voir Tyron plastronner en


étalant sa science lui donnait des envies de meurtre. Il ne supportait pas le
ton condescendant avec lequel il leur parlait. Comme s’ils étaient tous
complètement cons. Mais ce n’était pas le moment de s’énerver. Serrant les
poings au fond des poches de son sweat, le grand brun respira
profondément et se concentra sur le mythe que leur résumait le frère de
Deborah.

– Quand son fils Icare meurt en chutant dans la mer, son père lui dresse un
tombeau sur une île… un tombeau sur lequel se pose une perdrix. En la
voyant, Dédale comprend immédiatement que la chute de son fils est une
punition des dieux pour le meurtre de son neveu…

21 h 45

Eliot avait beau garder un visage impassible, il commençait à se poser des


questions, lui aussi. « Je savais que le frère de Deborah était passionné de
littérature, mais je n’aurais jamais cru qu’il s’y connaissait aussi bien en
mythologie… Si ça continue, je vais finir par croire qu’il a révisé avant de
venir… » s’étonna le jeune surdoué alors que Tyron finissait son histoire.

– C’est bien beau, mais je ne vois toujours pas le rapport avec la clé,
enchaîna Simon.

Tyron haussa les épaules en souriant.

– Ça, mon grand, c’est ton problème… je te rappelle que c’est un jeu, et
qu’on est tous adversaires. Alors, je veux bien aider un peu, mais je ne vais
pas non plus te donner les réponses.

Voyant Simon serrer les poings, Eliot avança d’un pas pour se glisser entre
les deux garçons.
– Le pilote nous a dit qu’il y avait un tumulus sur le petit îlot… Un tumulus,
c’est un tombeau. Margaux a dû aller vérifier si la clé n’était pas posée
dessus.

Ça expliquerait pourquoi nous ne l’avons pas retrouvée sur l’île.

Viviane, soulagée d’avoir une explication logique à la disparition d’une de


ses pensionnaires, frappa alors dans ses mains.

– Bon, eh bien, je pense que le mieux serait d’aller dormir. M. Pitard et moi
devions vous transmettre un message de la production, mais ça attendra
demain matin quand nous serons tous là.

– Mais ? Et Margaux ? On ne va pas la chercher ? s’exclama Charles.

Eliot tira un papier froissé de sa poche, l’examina une seconde avant de


secouer lentement la tête.

– J’ai pris les horaires des marées au café du port. Vu que la mer ne sera pas
basse avant demain matin, ça ne sert à rien de ressortir… alors autant en
profiter pour dormir.

Chambre de Deborah

23 h 59

Poussée par une bourrasque, la fenêtre d’une des chambres du premier


étage s’ouvrit brutalement. Ses battants vitrés rebondirent plusieurs fois sur
les doubles rideaux sans réveiller Deborah Lansneck.

Entortillée dans ses draps, la sœur de Tyron rêvait qu’elle se noyait. Un


cauchemar rendu encore plus réaliste par le fracas de l’océan et l’odeur
saline s’engouffrant dans la pièce.

Abrutie par les cachets, la jeune fille n’avait rien entendu de ce qui s’était
déroulé depuis leur arrivée sur l’île. Ni les huit coups de l’horloge ni le pion
de verre explosant sur le sol de l’entrée. Même l’orage grondant depuis des
heures et les bavardages des autres remontant se coucher n’avaient pu la
réveiller.
Agités par le vent, les voilages légers de son lit à baldaquin ondulaient au
rythme de l’océan. Deborah gémit. L’odeur puissante de la mer, la caresse
du tissu sur son visage, le sac et le ressac des flots noirs remuaient la vase
de son esprit.

Les mains de Lisa agrippant son gilet, ses doigts tentant de débloquer le
mousqueton d’acier. Ses lèvres s’ouvrant sur un cri muet. L’eau
s’engouffrant dans sa trachée. Et ses yeux. Exorbités. Accusateurs.

Réveillée en sursaut, désorientée, Deborah ouvrit les yeux en cherchant un


peu d’air. Mais rien à faire.

Penché sur elle, le visage de sa sœur la regardait par-delà sa tombe. Une


silhouette grimaçante qui pesait de tout son poids sur sa trachée.

chapitre VI

Samedi 30 mars

Manoir de Sareck

00 h 10

Un bruit, comme un gémissement, tira Tyron de son sommeil. Encore


groggy, le garçon se retourna pour jeter un œil à la porte de communication
donnant sur la chambre de sa sœur.

En rentrant de leur expédition pour retrouver Margaux, il l’avait laissée


grande ouverte. Une précaution indispensable pour lui permettre de gérer le
sommeil de Deb.

La mort de Lisa avait déclenché une amnésie partielle chez sa jumelle. Son
esprit avait évacué la semaine complète de l’accident. Sa phobie de l’océan
était la seule preuve que son cerveau gardait une trace de ce qui s’était
passé. Pour le reste. Rien. Une page blanche de six jours. Mais, depuis
quelque temps, Deborah rêvait toutes les nuits de Lisa. Des cauchemars que
Tyron craignait plus que tout, et qu’il tentait d’effacer à coups
d’anxiolytiques. Contrairement aux médecins et au reste de leur famille, il
n’avait pas du tout envie que sa sœur se souvienne.

Un nouveau gémissement le réveilla définitivement. La chambre de


Deborah était plongée dans la pénombre. D’où il se tenait, Tyron ne pouvait
voir que le bas de son lit.

Avec une agilité surprenante pour un garçon de son gabarit, il sauta sur ses
pieds et se précipita dans l’autre pièce.

– Deb ? Tout va bien ?

Recroquevillée dans un angle de son lit, sa sœur haletait.

– Lisa… elle est là… regarde.

Deborah leva un doigt tremblant vers les rideaux du baldaquin. Agités par
le vent, ceux-ci avaient l’apparence d’un spectre immense, mais personne
ne se cachait derrière. Comprenant ce qui se passait dans la tête de sa sœur,
Tyron alla refermer la fenêtre. Immédiatement, les rideaux perdirent leur
aspect menaçant.

– Tout va bien, il n’y a personne. Tu as juste fait un cauchemar.

– Tu ne comprends pas ! Lisa était là ! Elle me cherche, elle a essayé de


m’étrangler !

Comme pour amadouer un animal effrayé, Tyron avança lentement vers le


lit.

Quand sa sœur était dans cet état, un rien pouvait la faire basculer dans la
folie.

La dernière fois, il avait été obligé de l’attacher pour l’empêcher de se


blesser.

Une situation qu’il préférait éviter ici. Plaquant un sourire rassurant sur son
visage, il tendit la main vers la joue de Deborah.
– Tu as dû voir ton reflet dans un de ces fichus miroirs. Tu es fatiguée à
cause du voyage. Mais tout va bien se passer, je te le promets.

Laissant lentement glisser ses doigts jusqu’au cou de sa sœur, Tyron tira
doucement sur le tissu qui l’étranglait. « Comment elle a fait son compte ? »
se demanda-t-il en découvrant la marque rouge marbrant la peau de sa
jumelle.

– Tu vois… elle sait… elle veut se venger…

– Ne dis pas n’importe quoi… Personne n’a essayé de te tuer… tu t’es juste
entortillée dans tes draps, dit-il en l’attirant contre lui.

Protégée par les bras puissants de son frère, Deborah sentit son cœur
s’apaiser.

Avec lui, elle était en sécurité. Jamais Lisa n’osait s’en prendre à elle quand
il était là. Elle en avait bien trop peur.

– Reste avec moi, murmura-t-elle avec une voix d’enfant.

Satisfait, Tyron se glissa entre les draps, et cala sa chair épaisse contre le
corps trop mince de Deborah. Comme dans le ventre de leur mère, la tête de
sa jumelle s’imbriqua dans le creux de son épaule, et ses longues jambes
s’emmêlèrent aux siennes. Immédiatement, sa chaleur l’enveloppa comme
une couverture.

– Ne t’inquiète pas. Je suis là… je serai toujours là, lui murmura-t-il tandis
qu’elle se rendormait.

Chambre de Simon

3 h 45

Allongé tout habillé sur son lit, dans le noir, Simon attendait patiemment le
bon moment pour filer de son côté. Après la découverte du message laissé
par la production à Margaux, et les explications fournies par Tyron et Eliot,
ils avaient tous rejoint leurs chambres en se promettant de se retrouver à
l’aube pour aller sur l’îlot. Un super plan pour ceux qui souhaitaient
travailler en équipe… mais pas pour Simon.

Soulevant son portable pour avoir un peu de lumière, il déplia le papier


crème qu’il avait trouvé en remontant. Il ne savait pas qui l’avait posé sur
son lit, mais il était certain qu’il n’y était pas avant 20 heures. « Je parierais
que c’est Viviane qui l’a déposé… elle a beau faire genre qu’elle n’en sait
pas plus que nous sur le jeu, je ne crois pas un mot de son baratin. »

Simon relut avec attention les quelques lignes dactylographiées, à la


recherche d’un nouvel indice.

« Un berger, qui menait son troupeau assez loin du village, se livrait


constamment à la plaisanterie que voici. Il appelait les habitants du village
à son secours, en criant que les loups attaquaient ses moutons. Deux ou
trois fois, les gens du village s’effrayèrent et sortirent précipitamment, puis
ils s’en retournèrent mystifiés. Mais à la fin il arriva que des loups se
présentèrent réellement. Tandis qu’ils saccageaient le troupeau, le berger
appelait au secours les villageois ; mais ceux-ci, s’imaginant qu’il
plaisantait comme d’habitude, se soucièrent peu de lui. Il arriva ainsi qu’il
perdit ses moutons. Cette fable montre que les menteurs ne gagnent qu’une
chose, c’est de n’être pas crus, même lorsqu’ils disent la vérité. »

C’était la fable du garçon qui criait au loup. La même que celle qui servait
de décor à sa chambre.

Même s’il avait feint le contraire, Simon avait tout de suite compris le lien
avec son passe-temps préféré : répandre des rumeurs sur ceux qui le
snobaient au lycée. Pour ça, le Net était un outil magique, et, derrière son
clavier, Simon était tout-puissant. Mais, quelques années plus tôt, il était
allé trop loin.

Repoussant ce mauvais souvenir, le garçon se demanda comment ceux qui


avaient choisi cette fable étaient au courant. Il avait si bien effacé ses traces
qu’il ne comprenait pas. Sauf si quelqu’un avait parlé.

« Carie est trop impliquée pour avoir cafté… alors qui ? Charles ? à moins
que ce soit Margaux… à l’époque c’était la meilleure amie d’Esther… »
Laissant tomber ces questions sans réponse, Simon se concentra sur la seule
chose intéressante : le dessin accompagnant le texte.

Celui-ci représentait une meute de loups. Cinq bêtes, dont le plus gros, un
animal noir aux yeux jaunes, avait une minuscule clé dorée pendue autour
du cou. Or, Simon en était certain, ce loup ressemblait à s’y méprendre au
chien qui avait attaqué Carie.

« Quatre heures… cette fois-ci, ça devrait être bon », se dit-il en vérifiant


l’heure sur l’écran de son portable.

Il n’y avait pas de réseau, aucune connexion, mais Simon rangea l’appareil
dans la poche arrière de son jean. Même s’il ne lui servait à rien, sa
présence le rassurait.

Le garçon rejoignit la porte de sa chambre et l’entrebâilla doucement. Le


couloir était plongé dans l’obscurité. La dernière fois qu’il avait vérifié, la
lumière filtrait encore sous la porte d’Eliot. Cette fois-ci, elle était éteinte.

« Pas trop tôt… »

Vérifiant qu’il avait bien pris son sifflet d’argent, Simon ferma la porte de
sa chambre et s’engagea à pas de loup dans l’escalier. Si une clé se trouvait
vraiment pendue autour du collier d’un chien, il était hors de question de la
laisser aux autres.

Chambre de Charles

5 h 50

Charles souleva ses paupières. Il ne se souvenait pas de s’être couché, mais


était pourtant dans son lit. Il jeta un coup d’œil à sa montre.

– Putain, c’est beaucoup trop tôt…

De l’autre côté de sa fenêtre, la tempête faisait toujours rage. Entre les


hurlements du vent, le tonnerre et le grondement de l’océan, difficile de
choisir lequel était le plus bruyant.
« Pourtant, je suis certain que c’est autre chose qui m’a réveillé… » se dit
Charles en allumant sa lampe de chevet.

Slalomant entre ses vêtements jetés en vrac à travers la pièce, il alla jusqu’à
la salle d’eau. Posées au milieu de la douche, ses chaussures boueuses lui
rappelèrent la soirée et la trahison de Margaux.

– Sale pute, murmura-t-il en serrant les poings.

Face à lui, son reflet grimaçait de rage.

Se souvenant tout à coup de la caméra fixée dans un angle de la salle de


bains.

Charles déglutit et retrouva en un clin d’œil son visage d’ange.

– 5 h 50… si Eliot a raison, on pourra atteindre l’îlot d’ici une heure. Tant
qu’à être réveillé, autant aller vérifier si Margaux va bien, lança-t-il à voix
haute en s’aspergeant le visage.

Chambre de Carie

6 h 10

Le cœur battant, Carie alluma sa lampe de chevet et tendit l’oreille. Elle


aurait juré que le bruit qui venait de la tirer de son sommeil était réel. Mais,
rien.

Agacée, elle reposa la tête sur l’oreiller en soupirant. Sans ses dix heures de
sommeil, son teint serait brouillé.

« Quand je pense que j’ai oublié mon anticerne… »

Depuis que Margaux avait disparu, elle était la seule ado à dormir au second
étage. Carie aurait vraiment préféré être au premier avec les autres, mais
Viviane avait catégoriquement refusé. Elle devait rester dans sa chambre.
Ordre de la production.
« Tout ça à cause de ces putains de thèmes personnels », pesta la jeune fille
en observant l’immense fresque s’étalant sur le mur en face de son lit.

Quand elle s’était plainte du personnage mythologique qui lui avait été
attribué, Margaux s’était moquée d’elle. « Tu mets un smartphone à la place
de l’étang et, avoue, c’est tout toi… » avait-elle persiflé en pointant l’index
sur Narcisse.

Avec ses traits fins, ses lèvres pleines, ses pommettes hautes et ses longs
cheveux clairs, Carie devait reconnaître que le Narcisse peint sur la fresque
lui ressemblait étonnamment. « Sauf que c’est un garçon, et que je ne passe
pas mon temps à me regarder dans une flaque d’eau… » se dit-elle en se
levant lentement.

Avant d’aller se coucher, Simon était venu la prévenir : le système vidéo du


manoir fonctionnait aussi la nuit. Simon lui avait montré où étaient placées
les caméras des chambres : une, mobile, dans l’angle droit du plafond, la
seconde, fixe, dans la salle de bains. Si la douche et les toilettes étaient en
angle mort, tout le reste de son espace de vie était donc sous surveillance.

Quelque part, se savoir épiée rassurait Carie. Les caméras lui rappelaient
qu’elle était dans un jeu, que tout était factice et qu’il ne pouvait rien lui
arriver…

Frissonnant dans sa nuisette transparente, elle se glissa dans la salle de


bains.

Comme elle le redoutait, elle avait une sale tronche. Heureusement, contre
les cernes, elle connaissait deux remèdes de grand-mère imparables, et elle
était certaine d’avoir repéré ce qu’il lui fallait dans la cuisine.

– Deux sachets de thé vert, un peu d’eau tiède et du miel d’acacia, et il n’y
paraîtra plus… murmura-t-elle en souriant pour la caméra.

« Vintage et écolo… si après ça je ne pulvérise pas les scores sur mon blog
beauté… »
Après avoir passé le peignoir blanc et les pantoufles fournis par la prod,
Carie s’attacha les cheveux en allant vers le couloir. Vérifiant par réflexe
dans le miroir accroché à droite de la porte qu’aucune mèche ne s’échappait
de sa queue-de-cheval, elle entrebâilla lentement le battant et tendit l’oreille
à la recherche du bruit qui l’avait réveillée.

Mais rien.

Rien à part le claquement des gouttes de pluie sur le vitrail de l’escalier. Un


staccato de plus en plus léger.

Aucune lumière ne filtrait sous les portes des adultes.

Carie s’avança jusqu’à la balustrade et jeta un œil dans la cage d’escalier.


Elle était certaine que ce qui l’avait réveillée venait d’en bas. « Ça
ressemblait à un bruit de verre brisé… comme si quelqu’un avait lancé une
pierre dans une vitre.

Carie laissa passer une seconde, pensa à son blog et entama sa descente
sans allumer. L’escalier baignait dans un halo vert. Une luminescence due
aux diodes des caméras.

Une faible lueur filtrait sous une des portes du premier étage. Celle décorée
d’un tableau où une petite fille blonde se promenait dans un bois sous l’œil
attentif d’un loup. « Le petit Chaperon rouge… la chambre de Charles. »

Carie hésita une seconde à lui proposer de l’accompagner. Depuis leur


histoire en début de seconde, Charles et elle s’évitaient soigneusement ; et,
malgré leur entente tacite contre Tyron, ce n’était pas le style de Carie de
faire le premier pas. Elle continua sa descente sans s’arrêter.

« Je vais juste à la cuisine et je remonte… c’est pas la mer à boire… »

Un sifflement léger montait du bas de l’escalier.

Un vent coulis, iodé, s’enroula autour des jambes de Carie, comme une
algue froide, et remonta sous sa chemise de nuit.
La rampe était glacée. Un mouvement lui fit lever la tête. Quelque chose
flottait à mi-hauteur. Comme un cadavre au bout d’une corde.

La peur remonta de son estomac, une bile acide s’arrêtant à la limite de ses
lèvres. « Le lustre… c’est juste ce putain de lustre », se raisonna Carie en
déglutissant. Les caméras étaient là. Des yeux pointés sur chacun de ses
gestes.

« Reprends-toi. »

En contrebas, la fluorescence verdâtre accentuait les contrastes de l’étrange


décor blanc et noir du vestibule. La porte d’entrée était grande ouverte et le
sol jonché de débris de verre. Le second pion, le noir, s’était décroché du
lustre.

« Il a dû tomber à cause du vent… c’est ce qui m’a réveillée », en conclut


Carie avec soulagement.

Rassurée, la jeune fille franchit les dernières marches et s’approcha de la


porte d’entrée pour la refermer.

Concentrée sur le sol afin d’éviter les tessons de verre, elle ne vit pas
l’ombre se glisser derrière elle. Le choc la prit par surprise. Quelque chose
venait de la frapper derrière la tête. Violemment.

Déséquilibrée, Carie glissa et tomba en arrière. Son crâne rebondi sur le sol
de marbre.

Deuxième étage

6 h 20

Abrutie par l’alcool, la mère de Charles dormait profondément quand un


hurlement l’arracha au sommeil. Le cœur battant, Hélène Astings souleva
ses paupières. Une fraction de seconde, elle pensa être devenue aveugle.
Noir. Tout était noir.

Elle était absolument certaine de ne pas avoir fermé les rideaux. Alors
pourquoi sa chambre était-elle plongée dans les ténèbres ?
Désorientée, la prof de lettres voulut descendre de son lit, mais ne réussit
qu’à s’effondrer sur le parquet.

Elle avait vaguement conscience d’avoir mal. Une douleur provenant des
parties de son corps en contact avec le sol. Comme si des milliers d’abeilles
venaient de planter leurs dards dans sa peau. Il fallait qu’elle se redresse.
Qu’elle dégage ses pieds de ce qui l’entravait et la maintenait dans cette
position ridicule.

« Elle est morte à cause de toi… »

Le murmure venait de derrière elle.

Hélène tenta de se retourner.

La douleur fut si forte qu’elle bascula sur le côté. Quelque chose d’acéré
venait de se planter profondément dans sa chair. Celle de ses paumes, de
son dos, de son épaule droite.

« Tu les as laissés faire… tu es responsable… » murmura la voix de l’autre


côté.

« Tu savais et tu n’as rien fait… »

« Rien fait… »

La mère de Charles n’osait plus bouger. La voix, métallique, venait de


partout à la fois. Il faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit. Trop
sombre pour savoir où s’appuyer sur le plancher sans se blesser.

La voix n’arrêtait pas de murmurer, bourdonnant dans son esprit comme


une armée de guêpes, lui rappelant l’écho des Erynies criant vengeance aux
oreilles d’Oreste.

Hélène plaqua les mains sur ses oreilles pour ne plus entendre la voix.

Une lame étincelante traversa l’obscurité.


Quelqu’un avait allumé le palier, et la lumière rampait sous la porte. En
découvrant ce sur quoi elle était allongée, Hélène gémit doucement.

« Le monstre… il est revenu… »

6 h 21

Viviane se dressa d’un bond dans son lit. Elle était certaine d’avoir entendu
un bruit. Un choc sourd, semblable à celui d’un corps tombant sur un
parquet. Tout à l’heure, elle avait cru entendre quelqu’un crier. Mais elle
n’avait pas bougé.

Sauf que, là, elle en était certaine, il y avait quelqu’un sur le palier.

L’ex-infirmière s’extirpa de ses draps, enfila une robe de chambre et


entrouvrit doucement la porte donnant sur le palier. Quelqu’un était en train
de se faufiler hors de la chambre face à la sienne.

Sans hésiter, Viviane appuya sur l’interrupteur.

– Qu’est-ce que tu fabriques dans la chambre de Carie ?

André Pitard sursauta.

– Rien… j’ai entendu crier, je voulais être sûr que tout le monde allait bien.

Mais elle n’est pas là.

« Et puis quoi encore… »

Viviane repoussa brutalement André et s’engouffra dans la pièce. Mais


deux secondes lui suffirent pour constater qu’il disait la vérité. La chambre
de Carie était vide.

Un sourire ironique accroché sur le visage, l’ex-commissaire l’attendait


devant la porte.

– C’est bon ? Tu es contente ?


Viviane haussa les épaules sans se donner la peine de répondre. « Comme si
je pouvais accorder la moindre confiance à ce flic ripou… D’ailleurs,
j’aimerais bien savoir ce qu’il fiche tout habillé à six heures moins le
quart… » se demanda-t-elle en remarquant qu’il avait son blouson sur le
dos.

Elle allait lui poser la question quand il leva la main.

– Tu entends ?

Viviane tendit l’oreille. Il y avait bien un bruit. Comme un gémissement


d’enfant.

– Ça vient de là, murmura André en désignant le tableau où la belle


Grecque posait devant Troie en flammes.

6 h 24

Viviane et André discutaient à voix basse sur le palier.

Elle les entendait. Elle aurait pu, elle aurait dû les appeler au secours, mais
les images en train de remonter du passé la paralysaient, la rendaient
incapable d’émettre un son.

Elle, allongée sur le sol de sa chambre au milieu des tessons de bouteille,


recroquevillée sous son lit pour que le monstre ne la trouve pas. Et les pieds
du monstre, chaussés de souliers de cuir fauve, passant et repassant en
titubant devant ses yeux.

Hélène ôta les mains de ses oreilles pour les poser sur ses paupières closes.

Lorsqu’elle était enfant, ce geste avait le pouvoir de faire disparaître le


monstre.

Pas son haleine ni ses grognements. Mais son visage.

La voix avait disparu.


Ses paumes avaient un parfum de vodka et de fer. Une goutte tiède glissa
sur l’arête de son nez pour finir sa course sur le rebord de ses lèvres. Sans
réfléchir, Hélène la cueillit du bout de la langue et se mit à gémir.

C’était du sang.

Son sang.

Le même que celui du monstre.

6 h 25

– Hélène ? Tout va bien ? demanda Viviane.

Elle toqua puis poussa la porte.

La chambre, silencieuse, était plongée dans les ténèbres. Au-delà du halo


créé par la lumière du palier, on ne distinguait rien. Viviane glissa la main le
long du mur et actionna l’interrupteur du plafonnier. Mais rien.

– J’ai l’impression que l’électricité de la chambre a sauté… regarde…


même la caméra est éteinte, remarqua André Pitard en pointant l’endroit où
aurait dû clignoter une diode verte.

Le gémissement résonna à nouveau. Plus distinct. En provenance du sol.

– Hélène ? Tu es malade ? demanda Viviane en s’avançant de quelques pas.

– Attention…

La douleur traversa le pied gauche de Viviane avant de venir se loger dans


son cerveau.

– … il y a des morceaux de verre par terre, termina Hélène en pleurnichant.

Vestibule

6 h 27
– Mais qu’est-ce que…

En reprenant ses esprits, Carie pensa d’abord qu’elle avait glissé dans une
flaque d’eau et s’était assommée en tombant. Sa tête lui faisait mal.

Puis elle regarda ses mains. Ses paumes étaient rouges, poisseuses.

Alors, elle repensa aux chiens. Aux chiens et à son sifflet d’argent resté sur
la table de chevet.

Puis elle leva les yeux et la vit.

Là.

Juste au-dessus d’elle.

À sa gauche. À côté de la porte.

Une tête. Ronde. Blanche.

Écorchée.

Dégoulinante de sang.

Premier étage

6 h 30

Tyron et Eliot ne dormaient pas. En entendant le long hurlement résonner


dans la cage d’escalier, ils bondirent hors de leurs chambres et se
précipitèrent sur le palier.

– Ça venait d’en bas, lança le surdoué en se penchant par-dessus la


rambarde.

Je crois que c’était Carie… On descend ?

« Comme si j’allais bouger pour cette pétasse… » pensa Tyron en secouant


la tête.
– Demande plutôt au geek, je suis certain qu’il sera ravi de serrer Miss
Trouillarde dans ses bras, soupira-t-il avant de tourner les talons.

– Sympa… murmura Eliot en allant frapper à la porte de Simon.

N’obtenant pas de réponse, le garçon poussa la porte.

– Simon ? Tu dors ?

La chambre était vide.

Eliot referma derrière lui et tenta sa chance du côté de Charles. De la


lumière filtrait sous sa porte.

– Charles ? Je peux entrer ?

Mais le garçon dut se rendre à l’évidence : Charles n’était pas non plus dans
sa chambre.

En voyant Pitard descendre l’escalier quatre à quatre, Eliot hésita une


seconde. D’un côté, il aurait bien aimé savoir pourquoi Carie avait hurlé de
cette manière. De l’autre, l’absence de Charles et Simon lui offrait une
occasion de fouiller leurs chambres. Et, dans un jeu comme celui-ci, il était
important de ne rien laisser au hasard.

Eliot allait se décider pour la seconde option quand l’arrivée de Viviane le


dissuada de mettre son projet à exécution. Il y avait décidément beaucoup
trop de monde dans l’escalier pour tenter quoi que ce soit de discret ce soir.

« Je trouverai une autre occasion », se promit-il en emboîtant le pas à l’ex-


infirmière.

chapitre VI

Samedi 30 mars

Île de Sareck

6 h 36
Debout au pied du ponton, Charles observait le paysage. Le soleil
commençait à poindre, et la tempête s’était apaisée. Sans les bourrasques et
la pluie diluvienne, Sareck semblait presque paisible. Une apparence que
Charles devinait trompeuse.

Comme Eliot l’avait promis, la mer avait baissé. Au centre de la crique, le


monolithe de granit se dressait comme une canine esseulée dans la bouche
d’un vieillard. La large bande de peinture rouge à sa base ressemblait à une
gencive sanglante.

En pensant à la tête que ferait Carie en se réveillant, Charles ne put retenir


un sourire. La pulpe de tomate qu’il avait vidée sur sa pièce d’échecs allait
lui foutre une trouille d’enfer. Quand il avait découvert qu’elle descendait
l’escalier derrière lui, son sang n’avait fait qu’un tour. Il s’était caché dans
le vestibule et avait attendu le bon moment pour l’assommer discrètement.
Vu l’angle des caméras, il était certain d’être hors champ…

« Après tout, c’est bien fait pour elle. Elle n’avait qu’à pas m’espionner… »
se dit le garçon en effaçant la blonde de son esprit.

À la verticale du plongeoir, l’eau était agitée de légers remous. Un instant,


Charles crut distinguer une forme noire, mais celle-ci disparut derrière une
vague. « Probablement une otarie… » se dit-il en se souvenant qu’ils
avaient déjà croisé une de ces bestioles la veille.

Pressé de savoir si Margaux avait trouvé une clé, Charles tourna le dos à la
baie, enfouit les mains dans les poches de son blouson et s’engagea sur le
chemin menant à l’îlot.

« L’eau est encore un peu haute pour traverser à pied mais, le temps que
j’arrive, ce sera bon… »

Chenil

6 h 36

– Mais tu vas venir, bon sang !


Sans prévenir, la planche céda d’un coup sec, et Simon tomba sur le
plancher.

« Mais à la fin il arriva que des loups se présentèrent réellement. Tandis


qu’ils dévoraient le berger, celui-ci appelait au secours les villageois ; mais
ceux-ci se soucièrent peu de lui. Il arriva ainsi qu’il perdit la vie. »

Il fallait qu’il fasse vite, le conte était presque terminé. Simon ramassa la
planche qu’il avait réussi à arracher à un des râteliers à foin bordant le
chenil, et retourna se terrer dans un angle. Le morceau de bois ne faisait pas
une arme très efficace, mais c’était mieux que rien.

« Cette fable montre que les menteurs ne gagnent qu’une chose, c’est de
mourir sous les dents des loups. »

Comme les autres fois, l’étrange voix métallique qui déclamait le conte
s’arrêta brusquement. Simon gémit. Il avait appris que les deux minutes de
silence complet entre les diffusions étaient les plus dangereuses. Celles où il
pouvait se passer quelque chose. Mais les chiens ne bougeaient pas.

Prenant garde à ne pas faire glisser le garrot de fortune qu’il avait noué
autour de sa cuisse, Simon compta silencieusement les secondes en prenant
bien garde de rester le plus immobile possible.

Les chiens semblaient dormir.

Une minute. Puis deux.

« Un berger, qui menait son troupeau assez loin du village, se livrait


constamment à la plaisanterie que voici. Il appelait les habitants du village
à son secours, en criant que les loups attaquaient ses moutons. Deux ou
trois fois, les gens du village s’effrayèrent et sortirent précipitamment, puis
ils s’en retournèrent mystifiés… »

Soulagé, Simon se laissa glisser dans la paille et ferma les yeux sans lâcher
son arme improvisée. Tant que la litanie se poursuivrait, il ne se passerait
rien.
La Voix s’était manifestée juste avant la première attaque. Simon était dans
le chenil depuis un bon quart d’heure quand la porte s’était refermée
derrière lui.

Un petit déclic qui ne l’avait pas inquiété outre mesure. Il avait son sifflet à
portée de main, et les chiens étaient tranquilles. Il s’était dit que c’était un
genre d’épreuve, un défi lancé par la prod ; il avait pensé que la porte
s’ouvrirait dès qu’il aurait trouvé la clé, et il avait continué à chercher.

Il avait remarqué que la fin du conte avait été modifiée, mais ça ne l’avait
pas plus inquiété.

C’est quand deux des chiens avaient bondi que Simon avait compris que ce
n’était pas un jeu.

Le sifflet ne lui avait servi à rien. Avant qu’il puisse réagir, le premier chien
avait planté profondément ses crocs dans sa cuisse gauche, tandis que
l’autre attaquait son bras droit.

La première charge n’était qu’un avertissement. Aussi vite qu’ils avaient


sauté sur lui, les chiens l’avaient lâché.

« La prochaine fois, je ne les retiendrai pas. Réfléchis à tes crimes et tiens-


toi prêt à avouer. Je reviendrai… » avait dit la Voix.

Bien sûr, Simon avait immédiatement cherché un moyen de s’échapper.


Mais il s’était rapidement rendu à l’évidence : le chenil était une cage
solide, et il était à l’intérieur.

Alors, la longue attente avait commencé.

Plus d’une heure à espérer que la porte s’ouvre, que quelqu’un entende ses
cris, que quelqu’un arrive.

Et toujours, ce conte, répété inlassablement, avec juste deux minutes de


silence après chaque diffusion. C’était un enregistrement, mais la Voix qui
contait était la même que celle qui lui avait parlé après l’attaque. Il en était
certain.
Mais, comme dans l’histoire, personne ne venait à son secours.

Affalé dans son coin, les doigts serrés sur son morceau de bois, Simon
observait le monstre à cinq têtes qui l’observait lui aussi en retour. Cinq
paires d’yeux fixées sur lui comme pour chercher où, exactement, planter
leurs crocs la prochaine fois.

Cuisine

7 heures

Installés avec la prof de lettres autour de la table de bois de la cuisine, Eliot,


Carie et les jumeaux prenaient leur petit-déjeuner sans échanger un mot.

Le hurlement de Carie ayant réveillé tout le monde, ils avaient décidé de


manger un morceau en attendant le retour des autres.

– Personne ne sait où sont allés Charles et Simon ? leur demanda Viviane


en posant un panier de viennoiseries tièdes au centre du plateau.

Deborah et Tyron secouèrent la tête, mais Eliot avait une idée.

– Hier soir, Charles est venu me demander les horaires des marées… j’en
conclus qu’il est allé chercher Margaux sur l’îlot. Peut-être que Simon l’a
accompagné ?

Carie fit la grimace.

– Carie ? Tu sais quelque chose ? devina l’infirmière. J’ai vu Simon sortir


de ta chambre hier soir… il ne t’a rien dit ?

« Si… qu’il voulait me baiser… » se retint de répondre la jeune fille.

– Non… il voulait juste me prévenir pour ces fichues caméras, grogna-t-elle


avant de replonger la tête dans son bol de café.

Depuis qu’elle s’était ridiculisée devant les objectifs, Carie ne décolérait


pas… et la personne à laquelle elle en voulait le plus, c’était elle-même. «
Comment j’ai pu être aussi stupide… »

Le truc rouge, dégoulinant, qu’elle avait pris pour du sang n’était que de la
purée de tomate. Un crétin, elle ne savait pas qui, s’était amusé à en
badigeonner la statue du fou blanc.

Dans la pénombre, Carie avait cru que la pièce d’échecs était un cadavre
écorché vif, et sa crise d’hystérie avait été à la hauteur de sa frayeur.

Le reste était flou. Elle se souvenait d’avoir hurlé. Puis, elle avait dû tomber
dans les pommes.

Quand elle avait rouvert les yeux, Pitard était penché sur elle et sa joue la
cuisait.

« Je suis sûre que ce connard m’a giflée… » rumina-t-elle en glissant un œil


vers le flic.

Carie redoutait plus que tout les images ridicules qui pourraient bientôt
circuler sur le Net.

« Si je trouve celui qui a organisé cette blague de merde, je le défonce… »


se promit-elle en passant une nouvelle fois les suspects en revue.

« Eliot et Simon, je n’y crois pas… peut-être Charles… ou les jumeaux…

Tyron a beau jurer que sa sœur a dormi comme une souche, on dirait plutôt
le contraire… »

Collée à son frère, Deborah semblait complètement défoncée. Les yeux


cernés, pas coiffée, elle était la seule encore en pyjama, et n’avait pas
prononcé un mot depuis son arrivée.

La voix d’Eliot tira Carie de ses pensées.

– Tu veux un croissant ?

Carie repoussa en grimaçant le panier que lui tendait le gamin.


– Comme si je pouvais avaler quoi que ce soit après ce que j’ai vécu…

– Laisse, Eliot… Carie s’est déjà gavée de tomates, elle n’a plus faim,
plaisanta Tyron.

Personne ne rit à sa blague.

– Tu trouves ça drôle ? aboya Carie. J’aurais bien aimé voir ta tronche si la


même chose était arrivée à ta sœur adorée… D’ailleurs, comment tu
expliques que ce soit justement MA pièce d’échecs qui ait été couverte de
coulis de tomate, alors que celle d’à côté n’avait même pas une
éclaboussure ? Le fou noir, c’est bien la pièce de Deb ?

Tous les visages se tournèrent vers Tyron. Mais l’imposant métis secoua la
tête sans se démonter.

– Tu délires, Carie, je n’y suis pour rien, et Deb non plus. Par contre, tu
devrais vraiment aller prendre une douche… personne n’ose te le dire…
mais tu as de la tomate dans les cheveux.

7 h 15

Adossé au mur de pierre de la cuisine, l’ex-commissaire comptait les points


sans rien dire. Lui aussi aurait bien aimé savoir lequel d’entre eux s’était
amusé à vider deux boîtes de coulis de tomate sur Carie et sur le fou blanc.
Mais la vérité c’est que ça aurait pu être n’importe lequel… voire un coup
monté de la production. « Enfin, non… vu l’état de la prof de français
quand on l’a retrouvée dans sa chambre, je doute qu’elle ait pu le faire »,
tempéra André en jetant un œil vers la mère de Charles.

Indifférente aux chamailleries des ados, Hélène Astings se remettait


lentement de sa cuite de la veille. Boire, elle avait l’habitude, mais là…

« C’est cette vodka, celle que j’ai trouvée dans ma chambre en remontant…

elle était différente de celle du salon. Plus forte. »

Hélène s’en voulait de s’être laissée aller, mais, par-dessus tout, elle ne
comprenait pas ce qui lui était arrivé. Quand elle s’était réveillée, elle avait
vraiment cru que quelque chose rampait sur le sol. Que le monstre de son
enfance était revenu pour la tuer. Que les Érinyes, ces femmes de la
mythologie grecque, poursuivant les assassins impunis, étaient venues la
chercher.

Lorsqu’elle avait réalisé qu’elle était juste tombée de son lit, sur les tessons
de sa bouteille vide, Hélène avait eu honte. Une honte impossible à faire
disparaître avec une aspirine et quelques pansements.

– Hélène ? Tu m’écoutes ?

Viviane lui parlait de son fils. L’ex-infirmière de Sainte-Scholastique


voulait savoir s’il ne serait pas temps d’aller le chercher.

Hélène haussa les épaules. La disparition de Charles ne l’inquiétait pas plus


que ça :

– Eliot a raison. Il est certainement quelque part avec cette fille… il est
comme les autres…

« Comme mon père… » pensa-t-elle sans le dire à voix haute.

La prof de lettres essuya ses lunettes d’un geste machinal et tourna la tête
vers la grande fenêtre de la cuisine pour couper court à la conversation. La
tempête avait disparu, et le soleil se levait dans un ciel couleur layette.

Eliot, visiblement lassé des piques que se lançaient Tyron et Carie, se leva
brusquement avant de quitter la cuisine.

« Une excellente idée… » se dit Hélène en se levant à son tour.

– Je vais prendre un peu l’air, annonça-t-elle en sortant sur la terrasse.

Elle fit quelques pas dehors. L’odeur de bruyère humide lui rappelait
d’autres lieux. Quand Charles était petit, ils partaient toujours en vacances
en Bretagne, de préférence dans des endroits sauvages, sur des îles
minuscules. Là où ils étaient seuls, tous les deux. « Il était tellement
mignon… »
Repoussant les souvenirs de cette époque bénie où elle était la seule femme
dans la vie de son fils, Hélène aspira à pleins poumons. Le froid et
l’humidité la pénétrèrent immédiatement. Seuls ses doigts, recroquevillés
autour de sa tasse, conservaient la chaleur de la cuisine.

Elle ferma les yeux. Le parfum de l’île était différent de celui de la veille.
Par-dessus l’iode et le sel flottait une odeur d’algues et de vase. « La mer
doit être basse… »

Au loin, des chiens se mirent à aboyer furieusement. « Ils sont à la curée »,


pensa-t-elle en se souvenant de son enfance.

– Ne vous inquiétez pas pour les chiens. Ils ne sortent que la nuit. À cette
heure-ci, ils sont enfermés dans le chenil.

Sentant la présence de l’ex-flic dans son dos, Hélène se retourna


brusquement.

La manière qu’il avait de se déplacer sans un bruit la mettait mal à l’aise…


mais moins que ce que lui évoquaient les aboiements. Son père chassait à
courre, et Hélène avait passé toute sa jeunesse au milieu des chiens. Elle
avait l’habitude des meutes et connaissait bien leur langage.

Aussi brutalement qu’ils avaient commencé, les aboiements cessèrent.

Pourquoi les chiens s’étaient-ils tus ?

– Je dois aller les nourrir… vous voulez m’accompagner ? lui proposa


Pitard.

– À mon avis, ils ne vous ont pas attendu pour déjeuner… mais je vais venir
avec vous. J’ai besoin de marcher.

Simon Harel

Articles 29 et suivants de la loi du 29 juillet 1881 : Est considérée comme


diffamation toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à
l’honneur ou à la considération de la personne.
Comme Simon l’avait pressenti, il y avait eu une seconde fois.

Entre deux enregistrements, la Voix était revenue. Avec la même question.

Mais Simon n’avait rien dit, et le monstre s’était jeté sur lui.

Plus longtemps. Plus méchamment aussi.

L’attaquant au visage, le secouant dans tous les sens, lui arrachant des
lambeaux de chair et de vêtements, avant de l’abandonner comme un jouet
cassé.

La planche n’avait servi à rien.

À l’angle du plafond, l’œil vert de la caméra le fixait froidement.

Simon ne savait plus depuis quand il était là. Il avait cessé de lutter. Il
n’avait plus la force. Recroquevillé dans l’angle du chenil, il observait les
molosses à l’aide du seul œil qui lui restait. Pour l’instant, les chiens étaient
calmes. Mais Simon n’était pas idiot. Ça ne durerait pas. Quelqu’un, là-
haut, avait décidé de le punir. Et il savait parfaitement pourquoi.

À nouveau, le silence. Et un sifflement.

Le monstre posa ses dix yeux sur lui et un grondement sourd envahit la
cage.

– Pitié… je dirai tout ce que vous voudrez, gémit Simon en tentant de se


relever.

Aucune réponse.

La Voix ne se convoquait pas.

Elle parlait quand elle l’avait décidé.

« Alors, Simon… tu as retrouvé la mémoire ? Tu es prêt à avouer ? »

La Voix était revenue.


Une voix sans timbre, ni masculine ni féminine. Une voix aussi froide
qu’une vie sans caresses.

Simon se tourna vers la caméra. Joignit les mains.

Les oreilles pointues du monstre s’étaient dressées. Simon ne connaissait


pas les noms des chiens, mais il les voyait comme une entité. Un monstre à
plusieurs têtes. Comme le chien des enfers.

Le monstre l’observait. Il savait qu’il aurait bientôt le droit d’attaquer. Ses


cinq gueules se tendirent vers lui. Impatientes.

« Simon. Tu dois avouer. Personne ne viendra t’aider. Tu es seul. Abrège


ton calvaire. Soulage ta conscience. »

Un filet chaud coula sur sa cuisse. Le garrot s’était déplacé. Simon comprit
qu’il ne s’en sortirait pas. Les chiens avaient dû atteindre une artère. Il avait
de plus en plus froid. Il avait perdu beaucoup trop de sang.

Même si c’était sans importance, il aurait bien aimé savoir qui l’avait attiré
ici. Qui avait lancé le monstre sur lui. Parce qu’il avait enfin compris.

– C’est une punition… je suis là à cause de ce qu’on a fait à cette fille…


mais ce n’est pas moi…

« Raconte, Simon… ne te cache pas derrière les autres. Tu dois avouer.

Raconte ce que vous avez fait à Esther… donne tous les détails… Tu vas
mourir, Simon, mais tu peux encore choisir comment. Je peux retenir les
chiens… »

Alors, parce qu’il ne voulait pas mourir sous les dents du monstre, Simon
planta son œil unique dans celui de la caméra et avoua.

Tout.

La vidéo truquée, le chantage, le lynchage sur le Net.


Devant l’objectif, devant la Voix, devant le monstre à cinq têtes, Simon vida
son sac dégueulasse comme on retourne un estomac, et dénonça ses
complices.

Puis, il attendit. De l’aide. Un espoir. N’importe quoi. Et la sentence tomba.

« Simon Harel. Tu es reconnu coupable de la mort d’Esther Dimonin. Et tu


es condamné à la peine capitale. »

Le sifflement arracha un hurlement de terreur à Simon.

– Nooooooon ! Vous aviez promis !!!

« J’ai menti… »

Les chiens furent sur lui en moins d’une seconde.

La mort fut un peu plus longue à venir.

La dernière pensée de Simon, réconfortante, fut que Carie le rejoindrait


bientôt.

chapitre VI I

Samedi 30 mars

Île de Sareck

7 h 47

Hélène et André reconnurent l’odeur avant d’arriver ; elle l’avait côtoyée à


la chasse, lui l’avait croisée sur des scènes de crime. Un parfum d’entrailles
et de fer. L’odeur de la mort.

Ils ne prononcèrent pas un mot. Un regard suffit. Hélène lut la pitié dans les
yeux de son voisin et se mit à courir.

Charles était tout ce qu’elle avait, et la peur, monstrueuse, avait coulé sur
elle comme une chape de plomb dans un creuset de fonte.
Pendant les quelques secondes qu’il lui fallut pour arriver au chenil, des
images défilèrent dans son esprit. Les yeux de Charles le jour de sa
naissance, le poids de son corps poisseux sur son ventre nu, l’odeur de ses
cheveux, le chant de son souffle, la douceur de ses doigts minuscules. La
peur s’infiltra partout, colonisant la moindre de ses cellules, occupant tout
l’espace, effaçant ce qui n’avait pas d’importance, ce qui n’en avait jamais
eu.

Agrippée aux barreaux, Hélène ne trouva pas tout de suite ce qu’elle


cherchait. L’intérieur du chenil était plongé dans la pénombre et la porte
refusait de s’ouvrir. Au début, elle ne vit qu’une masse indistincte de
fourrure et de chair.

Un monstre ondulant, bruissant de claquements de dents, de grognements.


Et d’autres bruits. Mous, indéfinissables, terrifiants.

Puis ses yeux s’habituèrent, séparèrent les détails de l’ensemble, et elle eut
la confirmation que les chiens s’acharnaient sur un corps. Son esprit
reconstitua le puzzle, rassemblant les informations nécessaires, vitales, qui
lui apporteraient la preuve que cette chose molle, que se disputaient les
bêtes, n’était pas son fils.

Les secondes s’étirèrent. Elle ne sentait plus rien. Ni l’odeur de charnier et


de merde, ni ses ongles plantés dans la chair de ses mains. En équilibre sur
son espoir, Hélène n’était plus qu’un regard agité, deux pupilles dilatées sur
les morceaux déchirés par les chiens.

Et elle le vit. Apparaissant tout à coup entre deux pattes musculeuses. Là.
Une tête. Humaine. Défigurée… mais avec une chevelure sombre qui ne
pouvait pas être celle de son enfant.

« Simon… Merci, mon Dieu… » murmura celle qui ne croyait en rien.

Façade sud du manoir

8 h 12
Charles était presque arrivé au manoir quand il entendit la première
détonation.

L’écho ondula jusqu’à lui comme une vague glacée et le stoppa net.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

À l’autre bout de l’île, une nuée d’oiseaux s’était envolée en piaillant.

– Charles ?

Le garçon se retourna vers le manoir et manqua de tomber en arrière.

Là, tout en haut des marches, un visage blafard, désincarné, flottait à mi-
hauteur.

Un visage aux yeux morts, accusateurs. Le même regard vide que celui de
toutes ces filles qu’il avait abusées.

Le garçon secoua la tête ; le fantôme avança dans la lumière… et Charles


recommença à respirer.

– Putain ! Vous m’avez fichu une de ces trouilles !

Perdue dans un long gilet noir, pas coiffée, pas maquillée, Viviane, avait
tout d’un spectre.

Les jumeaux étaient juste derrière elle.

– C’est toi qui as tiré ? aboya Tyron.

– Bien sûr que non… ça venait de là, répondit Charles en désignant le bois.

Comme pour confirmer ses propos, quatre autres coups de feu retentirent.
Des tirs séparés d’à peine une seconde. Presque une rafale.

– Ça doit être André… c’est un ancien flic, il a une arme, précisa Viviane
en voyant le regard surpris des ados.
– Pour quoi faire ? s’inquiéta Charles.

L’ex-infirmière haussa les épaules.

– Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu que c’était Norbert Body
qui la lui avait fournie. Au cas où… il y aurait des problèmes…

– Des problèmes ? Mais avec qui ? demanda Eliot qui venait d’arriver.

– Avec Elle…

La voix ténue de Deborah leur parvint comme un murmure. Pieds nus,


toujours en pyjama, la jeune fille s’était approchée sans un bruit jusqu’au
bout du perron. Le regard droit, le bras tendu vers l’horizon, elle
ressemblait à une pythie antique s’apprêtant à délivrer le message des
dieux.

– C’était Elle, répéta Deborah. Elle vient nous chercher… se venger…

– Qui ça ? Margaux ? demanda Charles.

Comme si elle ne comprenait pas de qui il lui parlait, la sœur de Tyron


ouvrit grand les paupières et secoua sa tignasse bouclée.

– Non, Elle… je l’ai vue cette nuit. Elle vient pour nous chercher. Tous.
Pour nous punir.

– Deb, arrête ça ! Tout de suite ! aboya son frère en s’avançant.


Mais sa sœur éclata d’un rire hystérique.

– Mais tu ne comprends pas… il est trop tard… c’est notre faute… on va


tous mourir. Des monstres, nous sommes tous des monstres.

Deborah se mit à sautiller, brutalement, sur le perron. Passant de l’un à


l’autre, elle souriait comme une enfant en répétant :

– Moi, lui, Elle. Nous sommes tous des monstres, même toi, Tyron… des
monstres. Et nous allons mourir, pour expier. Tous mourir. Moi, lui, Elle.
Même toi, Tyron. Mourir. Des monstres.

Comprenant qu’il n’arriverait pas à la faire taire, son frère l’attrapa par un
bras et la tira sans ménagement vers le manoir.

– Ne vous inquiétez pas, c’est juste une crise. J’ai ce qu’il faut dans la
chambre pour la calmer.

8 h 20

– À ton avis, c’est qui, « Elle » ? demanda Charles à Eliot.

Le gamin haussa les épaules.

– Aucune idée… et je doute qu’elle sache elle-même de qui elle parle. Elle
a l’air sérieusement siphonnée…

Charles soupira. Il espérait que le gamin avait raison… parce


qu’autrement…

Viviane avait suivi les jumeaux dans le manoir. Les deux garçons étaient
seuls sur le perron.

Passant du coq à l’âne, Eliot lui demanda tout à coup ce qu’il avait trouvé
sur l’îlot.

– Comment ça ? Quel îlot ?


Son air faussement surpris aurait beaucoup plu à ses anciens producteurs,
mais il ne trompa pas Eliot.

– Hier soir, tu m’as demandé les horaires des marées. Ce matin, tu n’étais
pas dans ta chambre, et le bas de ton jean est encore humide… tu veux me
faire croire que tu es allé à la pêche aux moules ? ironisa le surdoué.

Charles abandonna l’idée de mentir. De toute manière, il n’avait rien à


cacher.

– Okay, je suis bien allé sur l’îlot.

– Et ?

– Et Margaux n’y était plus. Mais je suis certain qu’elle y est passée… j’ai
trouvé ça devant la porte du tumulus.

Charles tira un papier froissé de la poche de son blouson.

La feuille crème, complètement détrempée, était illisible. À peine y


distinguait-on les restes d’un dessin.

– Avec la pluie, l’encre a coulé, mais on dirait le même papier que celui des
messages laissés dans nos chambres par la prod.

Eliot acquiesça.

– Margaux a dû suivre une piste… Regarde ce truc, dit-il en posant l’index


sur une trace d’encre en forme de dent. On dirait le monolithe de granit de
la baie par laquelle nous sommes arrivés. Et là, juste au-dessus, c’est le
plongeoir. Si ça se trouve, Margaux a trouvé sa clé, et le canot est venu la
récupérer.

À l’idée de s’être fait doubler, les mâchoires de Charles se crispèrent.

– Tu crois qu’elle aurait réussi ? Qu’elle serait déjà partie ?

– Si c’est le cas, il faut vite chercher les autres clés… Je viens d’aller jeter
un œil dans la chambre de Simon et j’ai trouvé ça sur son lit, dit Eliot en
tendant à son tour une feuille crème à Charles. Regarde, il y a une clé
autour du cou du loup.

– Et alors ?

Se rappelant que Charles n’avait pas vu les chiens, Eliot lui raconta leur
rencontre de la veille, insistant sur la ressemblance du dessin avec le plus
gros d’entre eux.

Puis, son étrange sourire figé sur le visage, il attendit.

Le surdoué voulait que Charles trouve la solution tout seul. Il ne voulait


rien lui demander, rien lui devoir. Mais il ne voulait pas aller seul dans le
bois. Il fallait donc que ce soit Charles qui lui propose d’aller au chenil.

Le regard de Charles passa du papier au gamin. Flottant dans un ciré trop


grand pour lui, sa chemise blanche boutonnée jusqu’au cou, Eliot, la tête
penchée sur la gauche, ne disait plus rien.

– Tu penses que Simon est parti fouiller le chenil ? Qu’une des clés est là-
bas

Eliot hocha la tête.

Indécis, Charles se tourna vers le bois, puis vers le manoir.

– Du coup, on ferait peut-être bien d’aller vérifier pendant que les autres
sont occupés ?

« Eh bien voilà, ce n’était pas si difficile… » pensa Eliot en acquiesçant.

Carie Martin

Article 222-33-2-2 du Code pénal : Est défini comme harcèlement, le fait


de harceler une personne par des propos ou comportements répétés ayant
pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se
traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale.
– Aïe ! Saleté de tomate ! couina Carie.

Les dents de son peigne venaient d’être stoppées par un morceau de pulpe
séché.

Excédée, la jeune fille tira brutalement, et le nœud céda en arrachant une


mèche de cheveux dorés.

Soucieuse de préserver son image, Carie retint de justesse le juron qui lui
était monté aux lèvres. « Ce n’est pas le moment de craquer… »
s’encouragea-t-elle en souriant à son reflet.

La fille en face d’elle avait l’air crevée. Les spots encadrant le miroir,
impitoyables, soulignaient ses cernes bleuâtres et sa peau ternie par le
manque de sommeil.

Carie détourna les yeux. Elle détestait se voir sans maquillage. Elle se
sentait nue. Fragile.

« Tyron a raison, il faut que je prenne une douche… après, ça ira mieux. »

– Voilà ! Maintenant, un lavage doux, un masque capillaire, et ma chevelure


sera comme neuve, lança-t-elle d’un ton enjoué en s’arrangeant pour placer
ses flacons sous l’œil de la caméra.

Tout en pensant aux contrats publicitaires qu’elle ne manquerait pas de


négocier dès qu’elle serait de retour sur le continent, Carie se glissa dans la
partie hors-champ de la salle de bains.

Débarrassée de l’objectif indiscret des caméras, elle abandonna son sourire


factice et se déshabilla rapidement.

La porte vitrée qui lui faisait face pivota automatiquement.

Bousculée par les événements, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans
la douche. La veille, elle avait eu si peur des chiens qu’elle s’était couchée
directement après s’être démaquillée.

La cabine était plongée dans le noir.


« Encore un machin automatique… »

La porte se referma derrière elle sans un bruit. Aussitôt, comme dans les
toilettes, l’éclairage se déclencha.

– Merde, alors ! Putain !

Persuadée qu’il y avait quelqu’un dans sa douche, Carie sentit son cœur
manquer un battement.

Ce qu’elle avait pris pour une personne n’était que son reflet.

Un de ses innombrables reflets.

À l’exception de la robinetterie chromée encastrée en face d’elle, et de la


pomme de douche recouvrant la totalité du plafond, les murs et le sol de la
cabine étaient entièrement composés de miroirs.

Le corps nu de Carie, démultiplié, indécent, était partout. Comme un écho


se répétant à l’infini. Un long hurlement de chair, de membres, de seins,
d’épaules, de hanches et de fesses.

Gênée par la béance de son sexe sur le sol, Carie serra les cuisses.

« Si c’est une glace sans tain, et qu’une caméra est cachée derrière, je leur
colle le procès de l’année dès mon retour », fulmina-t-elle en tournant un
des boutons.

Contrairement à ce qu’elle avait cru, ce n’était pas qu’un mitigeur.

En même temps que l’eau tombait du plafond, une voix retentit dans la
cabine.

« Une victime des mépris de Narcisse, élevant ses bras vers le ciel, s’écria :

“Puisse-t-il aimer à son tour, et puisse-t-il ne jamais posséder l’objet de sa


tendresse !” »
– C’est quoi encore ce bordel ? murmura Carie en cherchant l’origine de la
voix.

« Narcisse veut éteindre sa soif ; mais il sent naître dans son cœur une soif
plus dévorante encore. Tandis qu’il boit, épris de son image qu’il aperçoit
dans l’onde, il prête un corps à l’ombre vaine qui le captive : en extase
devant lui-même, il demeure, le visage immobile comme une statue de
marbre de Paros. »

Le son ne venait pas d’une source particulière, et Carie se souvint tout à


coup qu’elle connaissait ce texte. C’était celui qui était encadré au-dessus
de son lit.

Un extrait des Métamorphoses d’Ovide qui racontait l’histoire de Narcisse.

Espérant un indice utile pour le jeu, elle se concentra sur la suite.

« Narcisse admire les charmes qui le font admirer. Trop crédule Narcisse.

L’image que tu vois, c’est ton ombre réfléchie dans les eaux. »

– Quel charabia. Ils ne savent vraiment plus quoi inventer pour faire de
l’audimat…

Sans plus se préoccuper de la Voix, Carie leva le visage et tenta de se


détendre. Elle n’était pas prude, mais son corps nu, mille fois multiplié,
avait une présence obsédante. Dérangeante.

Croisant les doigts pour que la buée finisse par lui rendre un peu d’intimité,
la jeune fille ferma les yeux, et attendit deux minutes avant de les rouvrir.

Étrangement, les miroirs étaient toujours aussi clairs. Malgré la température


assez élevée de l’eau, aucune buée ne s’était déposée sur leur surface.

« Comment ils font ce truc ? » se demanda Carie en passant la main sur la


paroi.

Sous sa paume, le miroir était chaud. Autant que l’eau. « Voilà pourquoi il
n’y a pas de buée. C’est super malin… je veux le même dans ma salle de
bains. Par contre, il faudrait qu’ils fassent quelque chose pour
l’écoulement… c’est tout bouché », pensa Carie en découvrant qu’elle
pataugeait déjà dans cinq centimètres d’eau.

« Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus que peu d’instants
à vivre ; je m’éteins à la fleur de mon âge ; mais la mort n’a rien d’affreux
pour moi, puisqu’elle doit me délivrer du poids de mes souffrances. »

L’eau était de plus en plus chaude. Trop chaude.

Agacée par les paroles tombant du plafond, Carie s’acharna sur le mitigeur.

– Comment ça se règle ce machin…

L’eau redoubla de violence. Comme une pluie d’orage, elle saturait l’espace
d’énormes gouttes brûlantes. Une eau qui montait le long de ses chevilles.

Quelque chose n’allait pas.

Carie se retourna, chercha en vain une poignée, poussa sur le panneau. Mais
rien. Hermétiquement close, la cabine de douche semblait scellée.

– Arrêtez ça ! C’est trop chaud ! hurla Carie en frappant de toutes ses forces
sur les parois.

« Au milieu de ses plaintes, il déchire ses vêtements ; de ses bras d’albâtre,


il meurtrit sa poitrine nue qui se colore, sous les coups, d’une rougeur
légère ; elle parut alors comme les fruits qui, rouges d’un côté, présentent
de l’autre une blancheur éblouissante, ou comme la grappe qui,
commençant à mûrir, se nuance de l’éclat de la pourpre. »

Comme en écho à l’histoire de Narcisse, le corps de Carie avait pris une


teinte pourpre, elle suffoquait.

La Voix, de plus en plus forte, rebondissait sur les miroirs.

« Aussitôt que son image meurtrie a reparu dans l’onde redevenue limpide,
il n’en peut soutenir la vue ; semblable à la cire dorée qui fond en présence
de la flamme légère, ou bien au givre du matin qui s’écoule aux premiers
rayons du soleil, il languit, desséché par l’amour, et s’éteint lentement,
consumé par le feu secret qu’il nourrit dans son âme. »

Carie se recroquevilla dans un coin, protégeant son ventre, ses seins, le haut
de ses cuisses et son visage de la morsure de l’eau bouillante. Son dos, ses
épaules, sa nuque et ses fesses, nus, sans défense, étaient devenus un champ
de bataille. Chaque goutte y explosait comme une grenade, s’enfonçant de
plus en plus profondément dans sa chair, la cuisant comme un homard dans
une marmite.

– Pourquoi ? Pourquoi vous me faites ça ? Arrêtez… s’il vous plaît…

Comme si elle venait de prononcer une formule magique, l’eau cessa de


tomber.

Elle en avait maintenant jusqu’aux genoux.

« Patience Carie, tu dois accepter ta punition, ta métamorphose… »

– Ma punition ? Quelle punition ?

Comme si elle ne l’avait pas entendue, la Voix reprit son récit :

« Les dernières paroles de Narcisse, en jetant selon sa coutume un regard


dans l’onde, furent : “Hélas ! vain objet de ma tendresse !” »

– Qu’est-ce que vous me voulez ! Laissez-moi sortir ! Je vous préviens,


vous ne connaissez pas mon père, ses avocats vont vous laminer !

Dégoulinante, Carie se redressa et hurla sa colère aux miroirs, leur offrant


ses traits déformés par la rage, crachant sa haine. Le monstre dormant à
l’intérieur s’était réveillé. La métamorphose était presque terminée.

Enfin l’histoire s’arrêta et la Voix revint, comme amusée.

« Il n’est plus question d’avocats Carie. Simon a avoué. La sentence va être


prononcée. »

– Simon ? La sentence ? Quelle senten…


« Carie Martin. Tu es reconnue coupable de la mort d’Esther Dimonin. Et
tu es condamnée à la peine capitale. »

– Esther ? Mais…

Quand l’eau bouillante se déversa sur elle, la douleur la traversa comme une
vague.

Carie hurla si fort qu’un des miroirs se fendit.

L’eau atteint le haut de ses cuisses en moins d’une minute. Les parois,
brûlantes, ne lui fournissaient aucun abri. Elle ne pouvait rien faire, alors
elle cessa de hurler, de supplier, priant pour que la mort arrive, vite.

Un espoir vain.

Le cœur de Carie, solide comme une pierre, battit jusqu’à la dernière


seconde

; jusqu’à ce que l’eau remplisse ses poumons.

Immédiatement après, la bonde de fond se débloqua, et la cabine se vida.


Ne laissant sur le sol que le corps bouilli de ce qui, un jour, avait été Carie.

chapitre IX

Samedi 30 mars

Manoir de Sareck

8 h 45

– C’est bon, elle va dormir maintenant, on peut la laisser, murmura Viviane


en entraînant Tyron derrière elle.

Deborah entendit la porte se refermer, et compta jusqu’à vingt avant


d’ouvrir un œil. Sa chambre était vide, mais elle entendait toujours la voix
de son frère.
« Ils sont encore sur le palier… »

Crachant les cachets ronds que lui avait donnés l’ex-infirmière après qu’elle
avait refusé de la laisser lui faire une injection, Deborah les glissa sous son
oreiller et referma aussitôt les yeux par sécurité.

De l’autre côté de la porte, son frère et Viviane parlaient d’elle. Comme


toujours, Tyron prétendait qu’elle était folle. Un mensonge qu’elle-même
avait cru pendant plus de deux ans. Mais c’était terminé.

Pendant qu’il donnait sa version de l’accident à Viviane, Deborah glissa la


main en dehors de son lit ; juste pour vérifier que le dossier était bien là où
elle l’avait caché la veille. Ses doigts s’enfoncèrent de quelques centimètres
entre le matelas et le sommier, avant de rencontrer la surface rugueuse de la
chemise en carton.

Elle n’avait pas besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contenait. Quelques
photos et une page dactylographiée : le rapport d’expertise sur la mort de
Lisa.

Celui concluant à un défaut du mousqueton de son harnais.

La première fois qu’elle l’avait lu, Deborah n’avait pas compris tout de
suite à quoi elle avait affaire.

Depuis la mort de Lisa, elle avait refoulé le souvenir de l’accident, et celui


des jours qui avaient précédé.

Sauf que ce n’était pas un accident.

Les murmures du palier avaient cessé. Deborah remonta sa main sur le


matelas, et respira profondément. Il fallait qu’elle ait l’air de dormir.
Connaissant Tyron, il allait revenir la voir. Il le faisait toujours. Être là
quand elle s’endormait, là quand elle se réveillait.

Au début, elle aimait être dans son ombre. Elle trouvait ça rassurant. Mais
maintenant, elle avait peur.
Concentrée sur son souffle, elle faillit sursauter quand la main de son frère
se posa sur sa joue. Elle ne voulait plus qu’il la touche. Plus jamais.

Sa légère crispation n’échappa pas à Tyron.

– Deb ? Tu ne dors pas ?

Faisant comme si elle rêvait, Deborah se retourna en grognant.

Elle voulait qu’il parte. Qu’elle puisse réfléchir à ce qui se passait ici. Mais
si Tyron découvrait qu’elle avait craché ses cachets…

Pour la première fois depuis des mois, ses idées étaient claires. Deborah
savait enfin ce qu’elle voulait. Il ne fallait plus qu’elle dorme. Tyron
pouvait dire ce qu’il voulait, elle ne le croirait plus. Plus jamais.

Lire ce dossier lui avait ouvert les yeux. Elle avait enfin compris le sens des
contes que leur avait attribués la production. « Peau d’âne » et « La Belle au
bois dormant ». L’inceste du roi et la malédiction lancée par la fée
Maléfique. Mais ces gens se trompaient. Elle n’aurait jamais fait de mal à
Lisa. Elle l’aimait.

« Tyron, c’est lui qui l’a tuée. Lui. Pas moi… »

Il était temps qu’elle se réveille.

Chenil

9 h 17

Les narines d’André Pitard, comme douées d’une vie propre, tressaillaient à
intervalles réguliers. Un tic démentant l’image de totale maîtrise que l’ex-
commissaire tentait de donner depuis que Charles et Eliot les avaient
rejoints devant le chenil.

« Il a peur… » pensa le surdoué en se retournant vers la porte béante.

Fouillant la pénombre, le garçon contempla froidement le carnage. Comme


un puzzle macabre, le corps de Simon, éparpillé, semblait attendre la main
géante de l’enfant qui le reconstituerait.

– Pourquoi avez-vous abattu les chiens ?

Sa question prit André au dépourvu.

– Visiblement, il était déjà trop tard… insista Eliot en se retournant.

Chez un garçon aussi jeune, André s’attendait à de la peur, du dégoût, voire


à une certaine incrédulité. Mais pas à une analyse aussi froide de la
situation.

Déjà, quand Charles et lui étaient arrivés, la différence dans leur attitude
l’avait surpris. Si Charles avait vomi ses tripes, le gamin avait juste
semblé…

étonné. Une réaction infime, à peine un haussement de sourcil, et un léger


recul.

Charles s’était immédiatement proposé de raccompagner sa mère au manoir


et de prévenir Viviane. Mais Eliot, lui, avait préféré rester. « Pour
comprendre », avait-il dit.

Debout devant le chenil, le môme attendait toujours sa réponse.

À contrecœur, André s’avança et pointa du doigt la bête au pelage noir.

– Il fallait bien qu’on entre. Alors j’ai abattu celui-là, en espérant que ça
calmerait les autres… mais ça n’a pas suffi.

Eliot observa le molosse. Il ne pouvait pas distinguer la blessure dans le


pelage épais, mais les traces de sang sur le sol prouvaient que la bête s’était
traînée dans un coin avant de mourir. Eliot se tourna vers les autres chiens.

Une balle en pleine tête les avait abattus sur place.

– La mère de Charles est une sacrée tireuse pour une prof de littérature,
constata le gamin d’un air appréciateur. Vous n’êtes pas trop vexé qu’elle
vous ait piqué votre flingue ?
André sursauta.

– Mais ? Comment peux-tu savoir que…

Eliot pointa le doigt sur les cadavres.

– Les quatre derniers tirs ont retenti deux bonnes minutes après le premier.

Des tirs en rafale, comme à l’entraînement. Le premier chien a été atteint au


corps, les quatre autres à la tête. Il y avait forcément deux tireurs… et
comme vous n’êtes pas du genre à confier, de plein gré, votre arme à une
femme, la conclusion est évidente.

La tête penchée sur le côté, Eliot semblait le défier de lui dire le contraire.

André déglutit, ouvrit la bouche pour protester, puis la referma. Mentir ne


servait à rien.

– Elle m’a pris par surprise, grommela le commissaire. Mais ça n’arrivera


plus, dit-il en soulevant un pan de sa chemise pour dévoiler la crosse noire
de son automatique.

Non content d’agiter convulsivement les narines, le visage d’André était


maintenant traversé par un tic au niveau du front. Un mouvement vers le
bas rapprochant ses sourcils et lissant ses rides supérieures. L’homme
rabattit sa chemise, passa machinalement la main sur ses cheveux pour les
plaquer en arrière et s’éloigna d’Eliot.

Ce gamin le rendait nerveux.

Endossant la posture confortable du commissaire, André décida de


reprendre la main. Après tout, c’était lui le responsable, pas ce morveux.

– Vu le papier que tu m’as montré, ce qui s’est passé est très clair. Simon
est venu dans le chenil pour chercher une clé, et la porte s’est refermée sur
lui.

Comme on ne peut l’ouvrir que de l’extérieur, il s’est retrouvé coincé avec


les chiens. Ensuite… et bien, va savoir ce qui a pu se passer dans la tête de
ces clébards.

– Et son sifflet ? Pourquoi il ne l’a pas utilisé ?

André Pitard tira le mince tube d’argent de sa poche. Lui aussi avait pensé
au sifflet. Après qu’Hélène avait abattu les chiens, il était entré dans le
chenil, et l’avait trouvé abandonné dans un coin.

– Le tube était bouché… probablement une saleté coincée dedans… Simon


n’a pas eu de chance, c’est tout, dit-il en tendant l’objet à Eliot.

Le surdoué le porta à ses lèvres. Effectivement, le tube était bouché.

– Donc, selon vous, c’est un accident ?

– Bien sûr, répondit Pitard en plantant ses yeux dans les siens. Et c’est
exactement ce que je compte dire aux autres en rentrant… à moins que tu
aies une autre explication ?

Le jeune surdoué aurait eu beaucoup de choses à produire au commissaire


pour lui démontrer la faiblesse de son raisonnement. Que des chiens aussi
bien dressés n’attaquaient pas sans raison ; qu’ils n’avaient trouvé aucune
clé dans le chenil ; ou qu’avec la caméra dans l’angle du plafond, quelqu’un
aurait dû réagir depuis longtemps.

Eliot hésita une seconde à lui demander ce qu’il pensait des pions brisés, et
de Margaux qui n’avait toujours pas réapparu. Margaux et Simon. Le pion
blanc et le pion noir. Puis, il renonça. Le flic avait raison. Semer la panique
n’était pas une bonne idée.

– Un accident… oui, disons ça. Ce sera mieux pour tout le monde.

Chambre d’Hélène

9 h 49

– Mais c’est quoi cette odeur ? Tu as picolé, c’est ça ? Tu crois vraiment


que c’est le moment ?
Tandis que Charles ouvrait en râlant la fenêtre de sa chambre, Hélène se
laissa tomber lourdement sur son lit. Elle avait ramassé les tessons de
bouteille, mais le parfum de la vodka flottait toujours dans l’air.

Ils n’étaient pas seuls dans la pièce. En face d’elle, une vieille femme aux
yeux cernés, aux épaules aussi basses que les branches d’un saule sous une
pluie battante, la fixait avec un regard vide. Il lui fallut une seconde pour
comprendre que ce n’était que son reflet. Hélène ne s’était pas reconnue. La
peur qu’elle avait ressentie en croyant avoir perdu son fils lui avait fait
prendre dix ans. Et la peur ne l’avait pas quittée.

Préférant fuir l’image que lui renvoyait le miroir du dressing, Hélène


courba la nuque. Ses mains, échouées sur ses cuisses comme deux animaux
blessés, tremblaient convulsivement. Serrant et desserrant les poings, elle se
souvint du poids rassurant du pistolet au creux de sa paume. Appuyer sur la
détente, sentir le recul brutal de l’arme jusqu’à son épaule tandis qu’elle
abattait les chiens, lui avait fait du bien. Pendant un court instant, elle avait
eu l’impression d’être maîtresse de la situation. D’avoir le pouvoir.

« J’aurais dû refuser de lui rendre son arme… » regretta-t-elle.

– Tu te rends compte de l’image que tu donnes ?

Hélène releva les yeux sur son fils. Charles lui parlait en faisant de grands
gestes, montrant alternativement le sol et les caméras. Elle tenta de se
concentrer sur ce qu’il lui racontait, mais ne réussit qu’à lui sourire. Il disait
quelque chose, un truc à propos du jeu. Elle n’arrivait pas à organiser
suffisamment ses idées pour lui répondre. La vérité, c’est qu’elle se fichait
des caméras, du jeu.

« Il est vivant. Vivant… » se répéta-t-elle en le couvant des yeux.

– Oh ! Maman ! Tu m’écoutes ? J’ai vraiment besoin de savoir ce qui se


passe ici. Alors, si le principal, Pitard ou Picq t’ont dit quelque chose, c’est
le moment de me le répéter.

Accroupi devant elle, Charles attendait sa réponse.


Hélène tendit une main vers le visage de son fils, attrapa une de ses mèches,
l’entoura autour de son propre index. « C’est fou ce qu’ils ont foncé… »
pensa-telle en se souvenant des boucles presque blanches qu’il avait quand
il était petit.

– Charles…

Hélène chercha, sans les trouver, les mots pour dire à son fils qu’elle
l’aimait.

Comme un poisson sorti brutalement de son bocal, elle ouvrit la bouche,


puis la referma avant d’avoir prononcé une syllabe.

Dire « je t’aime »… elle ne savait pas comment faire.

9 h 58

Agacé par le silence de sa mère, Charles se releva en grimaçant.

Quand il avait poussé sa porte, il avait tout de suite compris. Ce n’était pas
la première fois qu’il la voyait dans cet état ; et l’odeur de vodka confirmait
ce qu’il avait pressenti quand elle s’était effondrée dans ses bras à son
arrivée au chenil.

Encore une fois, sa mère le laissait tomber au plus mauvais moment, se


réfugiant dans l’alcool pour oublier ses fantômes, ceux dont elle avait
toujours refusé de lui parler, mais qui créaient entre eux une blessure à vif
que rien ne cicatrisait.

Affalée sur son lit, sa mère le regardait avec l’air débile d’une gamine
venant de faire une connerie.

« Pathétique… » soupira-t-il intérieurement en se dirigeant vers la porte.

– Si tu n’as rien de plus à me dire, je vais prendre une douche. En attendant,


arrange-toi un peu, et change de vêtements… tu pues.

Sur le palier, les quatre autres portes étaient fermées. Charles poussa celle
de Margaux, glissa un œil à l’intérieur et la referma aussitôt. Rien n’avait
bougé depuis la dernière fois qu’il y était entré.

« Eliot doit avoir raison, cette salope est partie sans moi… mais elle ne perd
rien pour attendre. »

Penser à ce qu’il lui ferait subir quand il la retrouverait au lycée lui rendit le
sourire. Depuis la mort d’Esther, il avait arrêté ses vidéos. Savoir que
Simon était au courant de son petit passe-temps l’avait condamné à refréner
ses fantasmes.

« La seule bonne nouvelle dans ce merdier, c’est que maintenant que Simon
est mort, je vais pouvoir recommencer… » se dit Charles en retrouvant le
sourire.

Les filles ne comprenaient pas qu’il avait besoin de la caméra pour bander.

Les rares fois où il avait essayé de leur expliquer, elles l’avaient traité de
pervers.

S’étaient moquées de lui. Alors il avait trouvé une autre méthode. Avec le
GHB

que lui fournissait l’infirmière du lycée, tout était plus simple. Plus besoin
d’argumenter. Les plus farouches devenaient dociles, et il pouvait à
nouveau être la star des caméras qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.

Bien sûr, il prenait soin de cacher les visages avant de poster ses vidéos.
Mais le plaisir de voir ses films en ligne, de compter le nombre de vues, de
savoir qu’il existait encore derrière un écran suffisait à le rendre heureux.
Quant aux filles, quelle importance. De toute manière, il prenait ses
précautions pour ne laisser aucune trace, et elles ne se souvenaient de rien.

« D’ailleurs, en pensant à ça… Maintenant que Carie n’a plus Simon pour
la protéger, je devrais pouvoir la convaincre de faire équipe avec moi… » se
dit Charles en se dirigeant vers la chambre de la blondasse.

– Carie ? C’est Charles, je peux entrer ?


Sans attendre de réponse, le garçon passa la tête par l’ouverture. Hormis
une paire de chaussures abandonnée sur le sol, et des vêtements en vrac sur
le lit, la pièce était vide. Avisant la lumière sous la porte de la salle de bains,
Charles grimaça.

« Si Barbie Girl est sous sa douche, autant aller prendre la mienne. Parce
que, la connaissant, ça peut durer longtemps. »

chapitre X

Samedi 30 mars

Île de Sareck

19 h 30

La pluie n’avait pas cessé de toute la journée, et l’après-midi s’était étirée


en longueur.

Comme abrutis par la nouvelle de la mort de Simon, les gamins étaient


retournés dans leurs chambres en attendant les secours. Certains en sortaient
pour de rapides allers-retours au rez-de-chaussée, poussés par la faim ou
l’ennui.

Pitard en avait vu passer la plupart : Charles était venu réclamer des


aspirines pour soigner la gueule de bois de sa mère, puis Tyron était
descendu faire un plateau pour sa sœur. Quant à Eliot, il avait élu domicile
au rez-de-chaussée, et traînait dans leurs pattes comme un chiot agaçant.

Tous voulaient savoir pourquoi personne n’était encore venu les chercher.
Une question à laquelle Viviane et Pitard répondaient toujours de la même
manière : il fallait attendre que la tempête se calme.

En fin de journée, ils n’avaient toujours aucune nouvelle de la production,


et l’excuse du mauvais temps ne tenait plus. Pitard ne l’avait pas dit aux
autres, mais il avait vu les vedettes des gardes-côtes intervenir dans des
conditions bien pires… surtout que, depuis une heure, c’était plus un simple
orage qu’une tempête.
Pour échapper aux questions, l’ex-commissaire avait proposé d’aller
attendre les secours dans la baie. Debout à l’extrémité du ponton, les yeux
plantés sur l’horizon liquide, il cherchait la trace d’un canot dans l’océan
désespérément vide. Le soleil allait bientôt se coucher. André se doutait
bien en venant jusqu’ici que son espoir était vain, mais il n’en pouvait plus
de tourner en rond au manoir.

Un éclair zébra le ciel lourd.

Dans cette lumière blafarde, la baie ronde ressemblait à une bouche pleine
d’écume ; une mâchoire géante creusée par la langue des marées.

La mer avait bien entamé sa descente vers le large. C’était l’instant que les
oiseaux attendaient avec impatience. Pour le moment, la baie des Pendus
bouillonnait furieusement sous l’assaut conjugué de la pluie et des dernières
vagues. Bientôt, les rochers découverts deviendraient l’arène d’une lutte
féroce.

André leva la tête vers les falaises. Le plongeoir de plastique blanc,


incongru dans cet environnement sauvage, oscillait au rythme des rafales de
vent ; vibrant d’un chant étrange auquel répondaient les modulations
stridentes des oiseaux de mer.

Suspendu au-dessus du vide, il évoquait la planche d’un bateau pirate ; celle


sur laquelle les condamnés, mains liées derrière le dos, étaient poussés du
bout du sabre vers une mort certaine.

« Il faut vraiment être taré pour sauter de cette hauteur… » se dit l’ex-
commissaire en se retournant vers le large.

Il ne pouvait pas savoir que, jusqu’à la semaine précédente, le plongeoir


était quelques mètres plus à droite ; juste au-dessus d’une fosse marine
permettant aux plus fous de s’élancer sans risque.

Quelqu’un avait donné l’ordre de le déplacer. Une décision étrange qui


n’avait pas dérangé l’artisan auquel le travail avait été confié ; c’était un
gars de la ville, il ne connaissait rien à la mer, et encore moins à l’île sur
laquelle on l’avait emmené. Son boulot, c’était de déplacer une planche, et
c’est ce qu’il avait fait.

Sans se poser de question.

Un nouvel éclair zébra le ciel de plus en plus sombre.

« Bon, plus personne ne viendra maintenant… »

André allait faire demi-tour quand une nuée d’oiseaux s’abattit sur les
rochers tout juste découverts, piochant les crabes trop téméraires et les
poissons pris au piège dans les dernières poches d’eau salée.

– Mais, qu’est-ce que…

Attiré par le tapage ; André avait cru voir quelque chose, là-bas, assez loin,
à une trentaine de mètres, sur un des rochers à demi émergés à l’aplomb du
plongeoir.

Posé au bord d’un trou d’eau, l’oiseau fouillait dans la chose noire ballottée
par le ressac. Plantant son bec acéré dans le corps amolli par la mer,
l’oiseau arracha un lambeau de chair flasque et l’avala goulûment.

André dirigea ses jumelles vers lui, fit le point sur ce qu’il pensait être une
otarie morte et fronça les sourcils.

Des mèches de cheveux bruns, collées par la mer sur la peau délavée,
masquaient ce qui ressemblait à un visage.

André refusa d’y croire.

Cligna des yeux pour chasser l’image imprégnant ses rétines.

Se concentra.

– Des algues, ce sont des algues, pas des cheveux…

Mais quelque chose gigotait dessous.


D’un coup sec, une mouette planta son bec dans une cavité orbitale, et en
extirpa le crabe qui s’y croyait bien à l’abri.

D’autres convives arrivèrent. Chacun voulait sa part, et le faisait savoir à


grand renfort de coups d’ailes, de bec et de piaillements stridents.

Il y avait maintenant trop d’oiseaux sur le rocher pour distinguer quoi que
ce soit.

André hésita une seconde, puis empoigna la crosse de son automatique. Il


fallait qu’il en ait le cœur net.

Le coup de feu claqua sèchement. La couverture d’oiseaux recouvrant le


cadavre s’éleva dans les hauteurs.

Le corps, abîmé par sa chute et son séjour dans l’eau de mer, n’avait plus
grand-chose d’humain, mais l’ex-commissaire n’eut aucun mal à deviner
son identité.

– Bordel de merde, jura-t-il en se précipitant.

Cuisine

19 h 47

Viviane venait d’égoutter le riz quand un éclair plus proche que les autres
illumina les murs de la cuisine. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et
compta machinalement les secondes dans sa tête. Elle n’en était qu’à cinq
quand le tonnerre éclata.

– Finalement, j’ai bien fait de rester ici, lança Eliot de l’autre bout de la
pièce.

André Pitard ayant refusé qu’il l’accompagne à l’embarcadère, et tous les


autres s’étant enfermés dans leurs chambres, le gamin avait proposé son
aide à l’ex-infirmière, et officielle « gouvernante », pour préparer le dîner.
Viviane s’en serait bien passée, mais le garçon, têtu, s’était imposé. Depuis,
il la bassinait avec ses incessantes questions.
– Dites, vous trouvez ça normal que personne ne soit encore venu ? Vous
n’avez vraiment aucun moyen de prévenir quelqu’un ?

Comprenant que le gamin ne la lâcherait pas, Viviane préféra lui répondre.

– Les consignes de la production à ce sujet sont très claires. L’île est coupée
de tout : pas de téléphone, pas d’ordinateur, pas de liaison radio… rien.

– Okay… mais les caméras restent branchées H24. Du coup, quelqu’un


aurait dû voir que quelque chose n’allait pas, lui retourna Eliot. C’est
bizarre tout de même… Simon est mort depuis plus de douze heures, et
personne n’est venu.

En repensant à ce qu’André avait découvert à la cave, Viviane grimaça. «


S’il savait… »

Le sabotage du circuit vidéo n’avait pas pu se faire tout seul. Si encore la


panne avait été générale, ils auraient pu penser à un effet de l’orage… mais
comme seul le disjoncteur commandant les caméras avait grillé, c’était
difficile à croire.

Un nouvel éclair, aussitôt suivi du déchirement du tonnerre, illumina les


ombres creuses du visage de l’ex-infirmière.

« Au moins, cette tempête nous fournit une bonne excuse pour rassurer les
gamins… »

Préférant passer à autre chose, Viviane sortit le rôti du four et le déposa sur
le plan de travail. Il était un peu trop saignant, mais elle n’avait pas envie
d’attendre plus longtemps. Elle savait que les ados finiraient par avoir faim.

L’avantage du rôti, c’est qu’ils pourraient toujours le manger froid. Ou en


sandwiches.

Et puis, cuisiner lui occupait l’esprit.

Marchant lentement autour de la grande table, Eliot disposait les couverts


autour des assiettes de porcelaine blanche avec la précision maniaque d’un
chirurgien.
– Et pour Margaux ? lui demanda-t-il soudain en suspendant ses gestes.

Viviane fronça les sourcils. Elle avait complètement oublié la plongeuse.


Pour elle, Margaux avait fini le jeu. C’était la version officielle, la plus
logique ; comme pour « l’accident » de Simon. Mais la vérité, c’est qu’ils
n’en savaient rien. La production n’avait pas prévu une quelconque
confirmation sur la victoire des candidats. Alors elle n’avait aucun moyen
de savoir si Margaux avait bien quitté l’île.

Viviane avait refusé d’aller voir le corps de Simon. Elle était infirmière, pas
légiste. Pourtant, la description que lui en avait faite Hélène avait suffi à
imprimer des images cauchemardesques dans son esprit. La mort, elle
connaissait. Mais pas celle-là. Elle, au moins, faisait le boulot proprement.

« Il faudra que j’aille vérifier si le canot est toujours là… » se promit


Viviane en plantant les deux dents de la fourchette de service dans le rôti.

Elle le souleva et le posa sur la planche à découper. Un sang rouge, gras,


suinta sur le bois. L’ex-infirmière réprima une grimace. Elle détestait le
sang.

Dans sa maison de retraite, les vieux avaient au moins la décence de mourir


dignement… et pour ceux qui n’étaient pas assez rapides, il y avait d’autres
moyens.

– Alors ? Pour Margaux ? Je fais quoi ? Je mets un couvert ou pas ? insista


Eliot.

– Pas la peine, finit-elle par répondre en attrapant le couteau électrique.

Elle pressa le bouton et appuya l’appareil sur le rondin de viande. La lame


s’enfonça dans la chair avec un ronronnement doux. Une première tranche
tomba avec délicatesse. Puis une seconde.

L’un après l’autre, comme les pages d’un livre, les pétales de chair
s’alignèrent sur la planche de bois, saturant la rigole de sang.

– Bordel de merde !
Viviane avait fait riper le couteau électrique sur la fourchette plantée dans le
rôti, et sa lame avait terminé sa course sur son bras gauche.

– Ça va ? s’inquiéta Eliot.

Viviane souleva sa manche déchirée. Protégée par le tissu, la peau était à


peine entamée.

– Rien de grave, répondit-elle en se retournant. Tout est prêt. Tant pis pour
André, va chercher les autres. On mange.

20 heures

Eliot refusa poliment le plat de viande que lui passait Tyron, pour se servir
une généreuse portion de salade de riz. À l’exception de Carie, qui n’avait
pas répondu à ses appels, et de Deborah, qui dormait à poings fermés, le
garçon avait convaincu les autres pensionnaires du manoir de se réunir dans
la cuisine.

Assis autour de la longue table de bois, ils picoraient en silence les plats que
Viviane avait préparés pour eux.

André Pitard n’était toujours pas revenu. Viviane avait bien suggéré que
quelqu’un aille le prévenir que le dîner était prêt, mais il pleuvait dru et
personne ne s’était dévoué.

Un nouvel éclair, immédiatement suivi du claquement sourd du tonnerre, fit


baisser la tension électrique. Il faisait si sombre qu’ils avaient dû allumer
les grands plafonniers.

Comme une vieille voiture à la batterie capricieuse, les ampoules


clignotèrent.

Les convives retinrent leur souffle.

Aucun ne l’aurait avoué à haute voix, mais l’idée de se retrouver dans


l’obscurité ne plaisait à personne. Quand la lumière se stabilisa, une vague
de soulagement traversa la pièce. Les couverts reprirent leurs lents
mouvements verticaux.
Derrière le silence, une cacophonie de pensées saturait l’espace. Chacun des
convives observait discrètement les autres ; cherchant sur les visages un
signe, un indice, n’importe quoi indiquant que l’un, ou l’autre, avait trouvé
la clé permettant de partir de cette île.

« Qu’est-ce qu’elle fiche ? Elle ne peut tout de même pas passer son temps
à se laver… Si ça se trouve, la salle de bains est vide et cette conne s’est
barrée. »

« Elle ne nous dit pas tout, il y a forcément un moyen de joindre le


continent… »

« Tiens, c’est bizarre, la diode de la caméra est éteinte… »

« Ce n’est pas ma faute, c’est le Monstre qui m’empêche de parler… »

« Peur. Ils ont tous peur… »

« Cette salope m’a doublée… »

« Ça ne sert à rien d’attendre des secours, personne ne viendra… »

« Lequel d’entre eux est descendu à la cave ? »

Perdus dans leurs pensées, ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir. Ils
l’entendirent juste se refermer. D’un coup. Un claquement beaucoup trop
violent pour une simple porte.

Vestibule

20 h 12

André Pitard, complètement trempé, venait tout juste de pénétrer dans le


manoir quand la sculpture du fou blanc explosa.

Projeté sur le sol, l’ex-commissaire ne comprit pas tout de suite ce qui


venait de se passer. Son dos, l’arrière de son crâne lui faisaient un mal de
chien.
Légèrement étourdi, André secoua la tête pour chasser les sifflements au
creux de ses tympans et se redressa lentement. Aussitôt, une poussière
scintillante tomba à ses pieds.

– Mais qu’est-ce que…

L’ex-commissaire porta la main à son crâne. Ce n’était pas de la poussière.


Sa paume, rouge, poisseuse, était couverte de sang et de minuscules éclats
de verre.

Derrière lui, la porte d’entrée du manoir n’avait plus qu’un gardien. Si le


fou noir était toujours là, il ne restait du blanc que le socle de pierre sur
lequel il avait été installé. La pièce d’échecs, elle, avait totalement disparu.
C’étaient ses fragments qui l’avaient blessé.

– André ? Mais ? Qu’est-ce qui s’est passé ? lui lança Viviane depuis le
seuil du vestibule.

André vit les lèvres de Viviane s’agiter, mais ne comprit pas un mot de ce
qu’elle venait de dire. Ses tympans sifflaient trop fort pour lui permettre
d’entendre quoi que ce soit.

En plus de Viviane, Eliot, Tyron, Charles et sa mère s’avancèrent avec


précaution sur le sol couvert de débris.

– Et là, vous allez encore nous dire que c’est un « malheureux accident » ?

ironisa Tyron.

L’ex-commissaire secoua la tête en montrant ses oreilles, et Viviane


répondit à sa place.

– Évidemment que c’est un accident. La statue a dû se briser quand la porte


a claqué… avec ce vent, rien d’étrange, c’est juste une coïncidence.

– Une coïncidence ? Vous êtes certaine ? Parce que la porte a dû claquer


sacrément fort pour arriver à ce résultat, insista Tyron.
Eliot, qui s’était penché pour ramasser quelque chose, abonda dans son
sens.

– C’est surtout que ça n’a rien à voir avec la porte…

– Comment ça ? s’étonna Charles.

– Regardez la taille des morceaux, et l’angle de leur projection dans la


pièce.

Ils sont minuscules et ont été envoyés dans tous les coins. La statue du fou
blanc ne s’est pas « brisée », elle a été soufflée de l’intérieur…
probablement grâce à un mécanisme déclenché à distance.

Pendant que Viviane examinait le crâne d’André Pitard, le gamin tendit la


main. Sur sa paume reposait un minuscule brin bleu que Tyron reconnut
aussitôt.

– Un fil électrique… Tu penses à quoi, Eliot ? Un détonateur ?

– Exactement. D’ailleurs, si ça se trouve, c’est la même chose pour le lustre.

On a tous pensé que les pions étaient tombés à cause du vent ou des
vibrations de la pendule, mais avouez que ce n’est pas hyper crédible…

– Mais ? Pourquoi faire un truc pareil ? s’inquiéta Hélène qui s’était


rapprochée des garçons.

Eliot jeta un coup d’œil en coin à l’ex-commissaire.

– Ça, je n’en ai aucune idée. Je sais assembler les faits, pas lire dans les
pensées… Peut-être que monsieur Pitard pourrait nous en dire plus ?

– Tu insinues quoi, exactement ? Que c’est lui qui aurait fait ça ? protesta la
mère de Charles.

Le surdoué secoua la tête en souriant.


– Pour le mécanisme, non, il était forcément là avant notre arrivée… mais il
ne s’est pas déclenché tout seul. Et, comme les caméras sont HS, il y a
forcément quelqu’un qui l’a activé d’ici… et, pardon, mais monsieur Pitard
et Viviane étaient les mieux placés pour le faire.

Hélène leva la tête vers les caméras. Comme elle l’avait déjà noté dans la
cuisine, les diodes vertes étaient éteintes…

– Ça explique pourquoi personne n’est venu, soupira-t-elle. Si les caméras


sont en panne, les types de la production n’ont pas vu ce qui s’est passé
dans le chenil.

Voulant en avoir le cœur net, Tyron se rapprocha d’André et Viviane.

– Pour les caméras, vous saviez qu’elles étaient en panne ? demanda-t-il en


haussant la voix.

La femme acquiesça.

– On s’en est rendu compte ce matin. On ne comprenait pas pourquoi


personne n’était encore arrivé du continent. Alors André est allé vérifier le
tableau électrique… et c’est là qu’il a découvert que le disjoncteur du
circuit vidéo était cassé.

– Cassé ? Comment ça « cassé » ? Tu veux dire que quelqu’un l’aurait


volontairement mis hors service ? précisa Hélène.

– Vu qu’un seul disjoncteur sur une centaine était abîmé, je doute fort que
ce soit un accident, admit Viviane en haussant les épaules. Mais n’importe
qui aurait pu le saboter. Pour ce qu’on en sait, Simon lui-même aurait pu le
faire avant d’aller au chenil…

– Simon, oui… mais pas Margaux, murmura tout à coup l’ex-commissaire.

Surpris d’entendre enfin le son de sa voix, tout le monde se tourna vers lui.

– Margaux n’est pas partie… elle est morte, ajouta-t-il abruptement. J’ai
retrouvé son corps encastré dans les rochers, juste sous le plongeoir… Et,
vu l’état de son cadavre, elle y était déjà quand le tableau électrique a été
trafiqué.

20 h 21

Pendant que Viviane et Hélène pressaient André de leur donner des détails
sur ce qu’il avait découvert, Tyron attira Eliot à l’écart.

– Le pion noir et le pion blanc, tu m’as bien dit que c’étaient les pièces de
Simon et Margaux ?

Eliot hocha la tête, mais Charles, à qui leur manège n’avait pas échappé, les
rabroua aussitôt.

– Dites donc, c’est tout ce que ça vous fait ? Vous avez entendu ce qu’a dit
Pitard ? Margaux est morte !

– Et j’ai bien peur qu’elle ne soit pas la seule, lâcha Eliot en désignant les
restes du fou blanc éparpillés sur le sol.

– Comment ça ?

– Hier, Eliot a repéré que nos initiales étaient gravées sur les pièces
d’échecs, expliqua Tyron. Or, celles de Margaux et Simon ont été
détruites… du coup, tu en déduis quoi ?

Faisant enfin le rapprochement entre la mort de leurs camarades et la


destruction des pièces d’échecs, Charles blêmit.

Chambre de Deborah

20 h 25

Deborah avait entendu l’explosion, mais n’avait pas bougé un cil. Ce qui se
passait en bas ne la concernait pas. Assise sur son lit, elle fixait l’océan en
jouant avec la seringue hypodermique reçue avec le dossier. Depuis qu’elle
avait lu le rapport d’expertise, elle n’en voulait plus à la mer. L’océan n’y
était pour rien.
Ce n’était pas lui qui avait décidé de lui voler Lisa.

Deborah frissonna. Comme des bulles éclatant à la surface d’une marmite,


des images, des sensations, tout ce qu’elle avait refoulé depuis l’accident
était en train de ressurgir. Les souvenirs, lentement, remontaient par vagues
des coins les plus obscurs de sa mémoire.

Les caresses de son frère. Ses mains, sur sa peau, là où elles n’auraient pas
dû être. Le pire, c’est qu’elle ne se souvenait pas d’avoir dit non. Peut-être
avait-elle dit oui. C’était sans importance.

L’important, c’est que cette fille les avait vus et qu’elle en avait parlé à
Lisa.

Deborah se souvenait de la colère de sa sœur. De ses menaces.

Et puis, la fille et Lisa étaient mortes ; à quelques semaines d’intervalle. Un


suicide et un accident. Comme c’était pratique.

Tout était dans le dossier. Les photos. Celles de la fille d’abord. Sur les
premières, elle était vivante, souriante. Puis il y en avait une autre, où la
fille était sur un lit, les yeux vides, nue, avilie. Et la dernière, celle de son
cadavre, langue gonflée, violette, pendant de sa bouche grimaçante. Le
visage de celle qui était entrée dans leur chambre par erreur. Qui les avait
vus. Tyron et elle.

Ensemble. Pas comme ils auraient dû.

Tout était dans le dossier. Les liens. Les connexions. Comment Tyron avait
poussé Charles à séduire Esther, tout en sachant ce qu’il lui ferait subir.

Comment il avait manœuvré pour monter Carie contre elle, pour la pousser
à se venger, et la conduire au suicide. Pour la faire taire.

Mais Tyron n’avait pas été assez rapide. La fille avait parlé.

Non, ce n’était pas la faute de l’océan si Lisa était morte. C’était celle de
Tyron. Et d’elle. Qui n’avait pas dit non.
– CARIE !

Le cri tira Deborah de ses souvenirs. Quelqu’un, Charles sans doute,


appelait Carie dans l’escalier. Mais il n’était pas seul.

« Ils sont en train de monter… »

Comprenant que Tyron n’allait pas tarder, sa sœur glissa le dossier et la


seringue sous le matelas, se rallongea et tira les couvertures sur elle en
souriant.

« Bientôt, ce sera son tour d’avoir peur… »

chapitre XI

Samedi 30 mars

Manoir de Sareck

20 h 42

L’orage, qui s’était transformé en tempête, avait fait sauter l’électricité,


plongeant le manoir dans l’obscurité et obligeant ses occupants à se
déplacer à la lueur des bougies ou des lampes torches.

Tyron, un bras glissé autour de la taille de sa sœur pour l’aider à marcher,


venait d’arriver devant la porte du grand salon quand Charles manqua de lui
rentrer dedans.

– Bordel, Tyron, fais gaffe où tu vas !

Le visage si pâle qu’il en paraissait presque vert, les yeux fuyants, le


blondinet avait perdu de sa superbe. De tous ceux présents lorsqu’ils
avaient découvert le corps de Carie au fond de sa douche, il avait été le plus
secoué.

– Tu vas où ? réclama Tyron.


– Je vais chercher du bois. Eliot a allumé un feu, mais il n’y a pas de quoi
tenir très longtemps. D’ailleurs, une fois que tu auras déposé ton paquet, un
coup de main ne serait pas de refus…

Rassuré par son explication, Tyron hocha la tête et franchit la porte du


salon.

Depuis qu’ils avaient compris qu’un tueur se baladait sur l’île, tout le
monde soupçonnait tout le monde. C’est pour ça qu’il était allé chercher
Deborah. Hors

de question de la laisser seule dans sa chambre.

Il n’était pas encore 21 heures, mais le ciel, noir, avait posé son couvercle
sur Sareck.

Malgré la pénombre, un seul coup d’œil lui permit de constater que tout le
monde était là. Personne ne leur avait donné l’ordre de se réunir ; personne
ne l’avait même suggéré. Pourtant, comme un troupeau effrayé par les
loups, les habitants du manoir avaient ressenti le besoin de se regrouper.
Quelque chose de l’ordre du grégaire, de l’instinct de survie. Et puis, s’ils
restaient ensemble, ils pourraient se surveiller mutuellement.

Eliot, armé d’une longue pince en fonte, surveillait le feu qu’il avait allumé.

À quelques mètres, Viviane retirait lentement les derniers éclats de verre


incrustés dans le cuir chevelu d’André, pendant qu’Hélène l’éclairait à
l’aide d’une lampe torche.

Au-delà de ces deux sources de lumière, le salon était plongé dans la


pénombre. Un clair-obscur digne d’un tableau du Caravage.

Soutenant sa sœur, Tyron la dirigea en silence vers le grand canapé blanc


face à la cheminée. Comme ivre, la démarche mal assurée, Deborah tituba
légèrement. Il avait eu du mal à la convaincre de quitter son lit.

« En même temps, avec la dose de cachets que lui a refilée Viviane, ce n’est
pas étonnant… » se rassura Tyron.
– Ici, tu seras bien, rendors-toi, lui murmura-t-il en l’aidant à s’allonger.

Malgré son mètre quatre-vingts, la jeune fille sembla disparaître tout entière
dans les épais coussins. Elle n’avait pas quitté son pyjama ; un vêtement
d’homme, trop large pour elle, et beaucoup trop léger pour être porté
ailleurs que dans un lit. Voyant qu’elle frissonnait, Tyron attrapa le plaid
immaculé posé sur un des accoudoirs et le borda délicatement autour du
corps de sa sœur, ne laissant dépasser que sa tête sombre et bouclée.

20 h 45

Le bois, humide, siffla comme un nid de vipères avant de s’écrouler


brusquement dans l’âtre.

Hélène leva les yeux, eut un hoquet, et faillit laisser tomber sa torche sur le
crâne d’André : pendant une seconde, dans la lumière dansante des
flammes, elle avait cru voir la tête de Deborah, décapitée, posée à
l’extrémité du canapé blanc.

Concentrée sur sa tâche, elle ne l’avait pas vue arriver ni s’installer.

Comprenant que le reste du corps de la jeune fille reposait simplement sous


un plaid de la même teinte que le canapé, Hélène respira profondément. «
Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un verre… » se dit-elle en louchant
vers la mappemonde renfermant les alcools.

Jusqu’à présent, elle s’était retenue, à cause de Charles. Mais peut-être


qu’elle aurait le temps de s’en jeter un petit avant qu’il revienne…

– Tu as encore besoin de moi ? demanda-t-elle à Viviane en lui tendant une


compresse.

L’ex-infirmière secoua la tête. La vérité, c’est qu’elle n’avait jamais eu


besoin d’Hélène. Si elle lui avait demandé de l’aider, c’était juste pour
l’occuper.

– J’ai presque terminé…


Comme une poule attrapant des grains de maïs, Viviane, imperturbable,
acheva d’ôter les minuscules tessons du crâne d’André.

– Voilà, ce n’était pas grand-chose, conclut-elle en nettoyant les plaies. Le


cuir chevelu saigne toujours beaucoup, mais il en faudrait plus pour
entamer une tête aussi dure…

Sa tentative pour détendre l’atmosphère tomba complètement à plat. Aucun


d’eux n’avait envie de plaisanter.

20 h 50

La découverte du corps de Carie aurait dû faire voler en éclats les dernières


illusions des habitants de l’île. Pourtant, comme pour les morts de Simon et
Margaux, et malgré l’étrange couleur de la peau de Carie, l’ex-commissaire
avait

rapidement conclu à un accident.

Eliot ne l’avait pas contredit, mais il n’en revenait toujours pas.

« Comment peut-on être aveugle à ce point ? » se demanda le surdoué en


repoussant délicatement une bûche vers le centre du foyer.

Le garçon observa discrètement les autres occupants de la pièce. Ils avaient


beau être à quelques mètres les uns des autres, chacun semblait enfermé
dans sa bulle ; évitant soigneusement de croiser un regard ; se concentrant
ostensiblement sur n’importe quoi d’autre que ses voisins. Hélène sur sa
vodka, Viviane sur le rangement de sa trousse de premiers secours, André
sur les aiguilles de l’horloge. Quant à Deborah, elle semblait dormir
profondément.

Seul Tyron, bras croisés, fulminait.

Si personne n’avait encore osé le formuler à voix haute, tout le monde se


doutait que cette histoire d’accident était une farce. Quelqu’un les avait
attirés sur Sareck. Dans un but bien précis… et celui-ci n’avait
vraisemblablement rien à voir avec un programme télé.
Tyron fut le premier à craquer. Et il s’adressa à André.

– Bon, y en marre, maintenant. C’est vous le responsable, alors dites-nous


ce qui se passe.

– Parce que tu crois que je le sais ? ricana l’ex-commissaire.

– Évidemment que vous le savez, et elle aussi, ajouta Tyron en désignant


Viviane. Arrêtez de nous prendre pour des cons.

Les traits de Pitard se figèrent.

D’un brusque coup d’épaule, il se dégagea du mur contre lequel il était


adossé et s’avança vers le frère de Deborah.

– En parlant de prendre les autres pour des cons, si on parlait un peu de


Margaux. Tu n’aurais pas oublié de nous dire quelque chose, Tyron ?

Comme à Roland-Garros, les regards quittèrent André pour se poser sur


Tyron. Le garçon pensait avoir bien servi, mais le flic venait de lui balancer
un retour en pleine face. Surpris, le métis leva un sourcil.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– La traduction, Tyron… le texte que Viviane a retrouvé sur le lit de


Margaux était en latin. Or, j’ai vérifié dans mon dossier, Margaux n’en a
jamais fait. D’où ma question : qui le lui a traduit ?

« Malin… » pensa Eliot.

Tyron hésita une seconde. Il aurait pu dire la vérité. Mais ça l’aurait obligé à
justifier son silence. Mieux valait éviter. Habilement, il botta en touche.

– Et, évidemment, vous pensez à moi. De vieux réflexes racistes datant du


commissariat ? La mère de Charles est trop blanche pour faire une bonne
coupable ? Non parce que, au cas où vous l’auriez oublié, Mme Astings est
prof de lettres classiques… et c’est elle qui nous a dit que Margaux était
partie se baigner. Après tout, pour ce qu’on en sait, elle pourrait très bien
avoir menti.
– D’autant que Charles n’était pas dans le manoir quand Carie a réveillé
tout le monde, et qu’il est le seul à être allé sur l’îlot, ajouta Eliot en jouant
nonchalamment avec son tisonnier.

Hélène, qui n’avait pas réagi quand Tyron l’avait suspectée, vola au secours
de son fils.

– Vous insinuez quoi exactement tous les deux ? Que Charles aurait tué
Margaux ? Qu’il aurait obligé les chiens à se jeter sur Simon ?

– Techniquement, vu qu’il était dehors, il aurait parfaitement pu, rétorqua


Tyron.

Hélène, écumant de rage, pointa Tyron du doigt.

– Si on va par là, il me semble que c’est toi qui as conseillé à Carie d’aller
prendre une douche, non ? Et puis, on peut aussi accuser ta sœur. C’est vrai
ça, on ne l’a pas beaucoup vue depuis qu’on est arrivés. C’est tout de même
bien pratique de dormir sans arrêt… comme ça, personne ne se demande ce
que vous êtes en train de faire… n’est-ce pas ?

– C’est ridicule… Carie serait allée prendre une douche quoi qu’il arrive, ça
ne veut absolument rien dire. Et en ce qui concerne Deborah, je peux vous
assurer qu’elle n’a pas bougé de la nuit, rétorqua Tyron sans se démonter.

La mère de Charles éclata de rire.

– Vous avez passé la nuit ensemble… le frère couvre la sœur. Très crédible
comme alibi…

Pendant que Tyron et Hélène s’affrontaient du regard, André Pitard s’était


rapproché du canapé blanc. Accroupi, il observait Deborah.

Il était certain de l’avoir vu sursauter quand son frère avait parlé de la nuit
qu’ils avaient passée ensemble.

La jeune fille semblait dormir, mais quelque chose n’allait pas. Son souffle
était trop rapide, ses traits pas assez détendus.
– Tu peux ouvrir les yeux, Deborah, je sais que tu ne dors pas, dit-il en
posant la main sur son épaule.

Surprenant de légèreté, Tyron bondit sur André Pitard et l’attrapa par le col
de sa chemise pour l’obliger à s’éloigner du canapé.

– Tu ne touches pas à ma sœur ! Sinon…

– Sinon quoi ? Tu m’élimines ? Comme tu l’as fait avec les autres ?

Tyron ne répliqua pas.

Quelque chose de dur venait de s’enfoncer dans son ventre.

21 h 11

– Arrêtez ça ! Immédiatement !

L’ordre de Viviane claqua comme un fouet. Elle n’avait rien dit depuis le
début de l’altercation. Juste pour voir où ça les mènerait. Mais, là, ces deux
crétins allaient trop loin.

– Tyron, tu lâches André ! Et toi, André, tu ranges ton arme ! Au lieu de


nous accuser mutuellement, vous ne croyez pas qu’il serait plus intelligent
de mettre nos informations en commun ? D’autant que, pour l’instant, je
vous rappelle que rien ne nous prouve que ces trois morts soient autre chose
que des accidents !

Pas convaincus, les deux hommes ne bougèrent pas d’un millimètre.

– Les coïncidences, ça n’existe pas, grogna l’ex-commissaire.

Comprenant qu’elle n’arriverait à rien de cette manière, Viviane se


rapprocha.

– André, même si Tyron, Charles ou Deborah étaient sortis la nuit dernière,


tu m’expliques comment ils auraient tué Carie ? Je ne suis pas légiste, mais
son corps ne présente aucune marque de coup ni d’étranglement… elle a
peut-être juste glissé, argumenta Viviane.
– Et la couleur bizarre de sa peau ? Et ses yeux blancs ? Tu les expliques
comment ? rétorqua le flic.

Incapable de trouver une réponse, l’ex-infirmière resta muette.

– Ce qui est certain, dit Eliot, c’est que les mécanismes d’explosion des
statues ont été mis en place avant notre arrivée. Alors, soit c’est Viviane le
tueur, soit le danger vient de l’extérieur. Vous êtes le tueur ? lui demanda-t-
il en se retournant vers elle.

– Impossible, grogna André. Elle était avec moi quand Margaux a


disparu…

– Donc, le tueur vient de l’extérieur, et vous jouez son jeu en vous


soupçonnant mutuellement, conclut Eliot en haussant les épaules.

La colère qui avait saisi Tyron quand le flic avait posé la main sur sa sœur
retomba d’un seul coup. Il desserra les poings, lâcha le col d’André et
recula d’un pas.

Le petit génie avait raison…

Pitard hésita une seconde. Même si les arguments du gamin se tenaient, ce


Tyron n’était pas net.

– André ? Ton arme… range-la s’il te plaît, insista Viviane.

« Toi, mon coco, tu ne perds rien pour attendre… » se promit-il en glissant


son pistolet dans sa ceinture.

Charles Astings

Article 222-23 du Code pénal : Est qualifié de viol, tout acte de


pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne
d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise.

– Bon sang, mais il est où ce putain de bois ?


Loin de se douter de ce qui se passait dans le salon, Charles cherchait
toujours le bûcher. Les sous-sols étaient beaucoup plus grands que ce qu’il
avait imaginé.

Beaucoup plus sombres aussi. Et froids. Humides. Le contraste avec les


étages supérieurs était saisissant. En descendant l’escalier de granit, Charles
avait cru passer dans un autre monde, une autre époque.

– C’est bien la télé, ça… tout dans l’apparence…

Comme pour se venger de sa remarque, les lumières grésillèrent un instant,


puis se rallumèrent dans un claquement sec.

« C’est toujours ça de pris… » soupira Charles en coupant sa lampe torche.

Le couloir de pierre nue semblait ne pas avoir de fin. De chaque côté, des
portes de bois et de métal, toutes identiques, évoquaient celles d’une prison.
Il en avait déjà ouvert trois. Derrière celles-ci, il avait trouvé la chaudière,
une buanderie et une pièce débordant de mobilier de jardin. Mais pas de
bois.

– Si j’avais su, j’aurais demandé des précisions, maugréa le garçon en


poussant une nouvelle porte.

Plus lourde que les précédentes, celle-ci tourna sur ses gonds sans émettre
un grincement. Charles tâtonna un instant, trouva l’interrupteur et pressa le
bouton.

Une maigre lumière jaillit d’une unique ampoule et se déversa sur ce qui
ressemblait à un bûcher.

– Tout de même…

Ses paroles rebondirent étrangement entre les murs, comme aspirées par
l’obscurité. Réprimant un frisson, Charles déglutit, redressa les épaules et
avança rapidement vers le tas de bois.

– Quelle idée aussi de faire un feu, grogna-t-il en maudissant Eliot.


Charles parlait tout seul, comme un enfant qui a peur du noir et des
monstres se cachant dans les placards.

C’était sans doute ridicule, mais entendre le son de sa voix le rassurait.

Pressé de retourner au salon, Charles empila rapidement quelques bûches,


avant de se souvenir qu’il n’avait rien pris pour les remonter.

– Zut, je ne vais tout de même pas faire dix allers-retours…

Scrutant l’obscurité, il chercha un sac, un panier, une bâche ; n’importe quoi


qui lui permette de transporter son butin à l’étage.

Juste derrière un monumental établi, des étagères métalliques couraient le


long du mur de droite. La pièce devait aussi servir d’atelier, car les
rayonnages étaient surchargés d’outils dont Charles aurait été bien
incapable de deviner l’usage. Mais ce n’était pas le plus important. Le plus
important était le grand panier d’osier reposant sur la plus haute des
étagères.

– J’espère qu’il y a un escabeau, dit-il en posant ses bûches sur l’établi.

Il n’y en avait pas, mais il y avait bien mieux.

Comme dans une bibliothèque, une grande échelle, suspendue à un rail,


courait le long du mur.

– Drôlement pratique, dit Charles en la faisant coulisser.

Quelque chose devait être coincé dans le rail, car l’échelle s’arrêta un mètre
avant le panier. Juste en face de l’établi. Puis se coinça complètement.

« C’est bien ma veine… »

Charles se glissa dans le petit espace entre le meuble et l’échelle, posa un


pied sur le premier échelon, puis un deuxième, et tendit le bras vers le haut.

S’il n’entendit pas le léger déclic provoqué par son poids sur les barreaux,
le claquement de la porte ne lui échappa pas.
– Mais qu’est-ce que…

Il n’eut pas le temps de réagir. La lame jaillit de l’établi dans un éclair


d’argent, frappant le haut de ses talons avec la violence d’une guillotine. Un
coup calculé pour lui briser les tendons, sans lui trancher les membres. Il
fallait juste l’immobiliser. Pas le tuer. Pas encore.

Charles bascula au pied de l’échelle.

La douleur le traversa avant qu’il atteigne le sol. Il hurla. Un cri qui résonna
entre les murs de pierre sans les traverser.

Comme deux yeux énormes, des projecteurs de cinéma s’allumèrent, se


braquèrent sur lui. Lumière.

Entre les deux spots, Charles vit une caméra. Moteur.

Le panier d’osier avait accompagné sa chute, dévoilant la galette et le pot


de confiture qui étaient à l’intérieur.

« Il était une fois une petite fille de village, la plus éveillée qu’on eût su voir
: sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne
femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien que partout
on l’appelait : le petit Chaperon rouge. »

La voix, mécanique, emplit toute la pièce de son grondement.

Charles reconnut immédiatement le conte. C’était sa version la plus


ancienne, celle de Charles Perrault. Il l’avait trouvée la veille en entrant
dans sa chambre.

Posée sur son lit dans une grande enveloppe crème.

Malgré la douleur, Charles se concentra. Cherchant derrière les mots une


explication, une échappatoire.

« ... On voit ici que de jeunes enfants,


Surtout de jeunes filles belles, bien faites, et gentilles, Font très mal
d’écouter toute sorte de gens,

Et que ce n’est pas chose étrange,

S’il en est tant que le Loup mange.

Je dis le Loup, car tous les Loups ne sont pas de la même sorte ; il en est
d’une humeur accorte,

Sans bruit, sans fiel et sans courroux,

Qui privés, complaisants et doux,

Entraînent les jeunes demoiselles jusque dans les maisons, jusque dans les
ruelles

Mais hélas ! qui ne sait que ces loups doucereux, De tous les loups sont les
plus dangereux. »

Aussi brutalement qu’ils s’étaient allumés, les projecteurs s’éteignirent à la


fin du conte, et un ronronnement remplaça la voix.

Le plafonnier avait été éteint, lui aussi.

Dans le noir absolu de la cave, le moindre grattement avait quelque chose


d’effrayant. Charles reconnut un léger bruit de moteur. Quelque chose
bougeait.

Juste devant lui.

Le garçon enfonça ses ongles dans la terre battue, banda ses muscles et
tenta de se traîner vers la porte à la force des bras. Il ne fit pas dix
centimètres. La douleur était trop forte.

– Qu’est-ce que vous me voulez !

Charles cessa de respirer. Attendant une réponse.


Quand le faisceau du projecteur se déclencha de nouveau, il découvrit une
toile blanche déroulée parallèlement au plafond. Sur celle-ci dansaient les
images muettes d’une petite fille jouant avec ses poupées.

Charles ne leur jeta qu’un vague coup d’œil.

« Il faut que je me tire d’ici… »

S’agrippant aux étagères, il tenta de se soulever. La douleur fut si forte


qu’elle lui tordit l’estomac et le plia en deux. La bile jaillit entre ses lèvres
sans qu’il puisse la retenir. Il retomba sur le sol.

Au-dessus de sa tête, la petite fille avait grandi, elle faisait du vélo, soufflait
des bougies, plongeait dans l’océan, souriait à la caméra.

Il la reconnut enfin.

« Belle, bien faite et gentille… Esther… le défi de Tyron… »

– Mais qu’est-ce que vous me voulez, putain… ce n’est pas moi… c’était
une idée de Tyron ! Je ne lui ai rien fait ! Rien !

Comme un déferlement de haine, d’autres images arrivèrent. Brutes. Se


succédant à la vitesse d’un clignement de paupière, montées sans liaison,
silencieuses, hurlantes.

Il fallut quelques secondes au cerveau de Charles pour comprendre ce qu’il


voyait.

Faire le lien entre les regards fous de Margaux, Carie et Simon : le corps
basculant dans le vide, les crocs des chiens, le sang, l’eau grimpant autour
d’un corps nu, et les chiens, revenant sans cesse, plongeant leurs museaux
dans la

chair de Simon, le dévorant vivant, tandis que Margaux n’en finissait pas de
tomber, de s’écraser sur les rochers, et que Carie se noyait.

Puis, sans transition, le film fut remplacé par des images en direct.
C’était maintenant son visage qui s’affichait en gros plan. Sa surprise, ses
yeux ronds, puis un masque de haine pure, une rage le consumant tout
entier.

Comme si la caméra pouvait enfin saisir le type dégueulasse qu’il était à


l’intérieur.

– Espèces d’enculés ! Qu’est-ce que vous me voulez ! hurla son visage en


gros plan.

De nouvelles images.

Une vidéo que Charles connaissait bien, parce qu’il en était l’auteur. Une
vidéo que Simon avait récupérée, et dont tout le lycée avait vu certains
extraits.

Ceux diffusés par Carie. Des extraits où seule Esther apparaissait.

Mais là, la vidéo était complète.

Charles y tenait le premier rôle. Esther, les yeux vides, poupée molle et
docile, lui laissait faire tout ce qu’il voulait. Des trucs sales. Dégueulasses.

Charles éclata de rire.

– Alors, tout ça, c’est pour cette dinde ? Mais vous croyez quoi ? Que c’est
de ma faute ? Comme si elle ne savait pas ce qui allait lui arriver… elles le
savent toutes. Des putes, ce sont toutes des putes ! ALLEZ VOUS FAIRE
FOUTRE !

Charles hurla. À s’en casser les cordes vocales. Insultant le plafond,


appelant sa mère, les autres, n’importe qui, en fait. Mais c’était inutile.

La nuit était retombée sur la cave.

Charles entendit un nouveau ronronnement. Au plafond. Juste au-dessus de


lui.

La peur s’infiltra partout. L’empêchant de réfléchir.


« Charles Astings. Tu es reconnu coupable de la mort d’Esther Dimonin. Et
tu es condamné à la peine capitale. »

Charles cessa de crier, supplia.

Mais il était trop tard.

Les projecteurs se rallumèrent une dernière fois. Pour que Charles puisse
voir ce qui allait lui arriver. La hache au plafond. Énorme. Une arme de
bûcheron, comme celui qui arrive à la fin du « Petit Chaperon rouge ».

Et lui, dessous.

Piégé.

chapitre XI

Samedi 30 mars

Manoir de Sareck

21 h 15

– Ce que vous êtes en train de me dire, c’est que PERSONNE dans cette
pièce n’a rencontré quelqu’un de la production ?

Habitué aux interrogatoires, l’ex-commissaire avait pris les choses en main.

Malheureusement, les réponses de la prof et des gamins ne menaient nulle


part.

« Ce n’est pas possible, il y en a forcément un qui sait quelque chose… »

Viviane le suivait des yeux de l’autre extrémité de la pièce. Debout à côté


d’Hélène, elle n’avait pas dit un mot depuis qu’elle avait demandé à André
de ranger son arme, se contentant d’observer les réactions des uns et des
autres sans laisser transparaître la moindre émotion.
À quelques mètres d’elle, comme enchaînée au bar, Hélène Astings
descendait verre sur verre avec l’aisance d’un poivrot en manque.

« Il n’y a rien à attendre de ce côté-là… » comprit André en se retournant


vers les gamins.

Eliot, penché vers le feu, triturait le foyer de la pointe de son tisonnier.

Les jumeaux étaient assis sur le grand canapé.

Si Tyron semblait toujours furieux, Deborah arborait un masque aussi


expressif que celui d’une poupée. Les yeux dans le vague, les genoux
ramenés sur la poitrine, la jeune fille jouait avec ses boucles brunes ; les
enroulant

lentement autour de son index droit avant de les laisser s’échapper, puis de
recommencer.

Quand André avait tenté de lui poser des questions, son frère avait répondu
pour elle. Deborah n’avait pas dit un mot, se contentant de hocher la tête
mécaniquement pour approuver ce qu’il disait.

Même si Viviane lui soutenait le contraire, André avait la certitude que la


gamine bluffait.

« Il est temps d’en avoir le cœur net… »

Sans se préoccuper de Tyron, l’ex-commissaire s’accroupit en face de sa


sœur.

– Et toi ? Tu as mangé ta langue ? Tu es certaine de n’avoir rien à dire ? lui


demanda-t-il abruptement.

La jeune fille ne lui accorda même pas un regard.

« Elle se fiche de moi… »

– Oh ! Je te parle, Deborah ! s’énerva André en lui attrapant le menton.


Tyron le repoussa d’une pichenette.

– Et vous, alors ? Qu’est-ce qui nous prouve que vous n’êtes pas derrière
tout ça ? Après tout, personne ne connaît ce Norbert Body, ça pourrait tout à
fait être vous… c’est tout de même drôlement pratique cette histoire de
recrutement par une agence…

– Et voilà, c’est reparti, soupira Viviane.

Sans tenir compte de sa remarque, Pitard rembarra Tyron d’un ton sec :

– Désolé, mais je n’ai rien de mieux à proposer. À part les consignes reçues
la veille de notre départ par courrier, ni Viviane ni moi n’avons eu de
contact avec la production.

– Et, ces « consignes », vous les avez gardées ? On pourrait les voir ?

Après un bref regard vers Viviane, André acquiesça.

– S’il n’y a que ça pour te convaincre, je vais les chercher… mais j’ai peur
que la conclusion reste la même : personne ne sait qui est ce Norbert
Body… et encore moins ce qu’il nous veut.

21 h 25

Sonnée par les derniers mots d’André, Hélène Astings le regarda franchir la
porte sans réagir.

« Personne… Norbert Body… No Body… »

Il avait fallu ce jeu de mots stupide pour qu’elle comprenne enfin ce qui lui
échappait depuis leur arrivée.

– A. N. O’Nyme… anonyme… comme dans les Dix petits nègres,


chuchota-telle si doucement que personne ne l’entendit.

Hélène avala d’un trait le reste de sa vodka, cherchant à se souvenir des


détails du roman d’Agatha Christie, qu’elle avait lu il y a longtemps. Un
classique de la littérature policière, connu dans le monde entier. Dix
coupables réunis sur une île, tués l’un après l’autre pour expier un crime
pour lequel la justice ne les avait pas condamnés. Des meurtres reprenant
consciencieusement le déroulement d’une comptine accrochée dans les
chambres des invités tandis que dix petites statues de jade étaient brisées
après chaque mort.

« Exactement comme les pièces d’échecs du vestibule. Ce n’est pas une


coïncidence. Ça ne peut pas en être une. »

– Ce n’est pas ça… je dois me tromper… murmura Hélène en remplissant


son verre à ras bord.

Elle aurait aimé se convaincre du contraire, mais le puzzle était en train de


se reconstituer dans son esprit. Rien n’était dû au hasard.

– L’île, le manoir, les statues, le pseudonyme… tout se déroule presque


comme dans le roman… Ce n’est pas un jeu… c’est une punition… pour
nos crimes, marmonna-t-elle en reposant la bouteille vide.

– Hélène ? Ça va ?

La main de Viviane, sur son épaule, la fit sursauter. S’échappant de ses


doigts, son verre s’écrasa sur le parquet avant qu’elle ait eu le temps de le
porter à ses lèvres, et vola en éclats.

21 h 32

Viviane recula d’un bond pour éviter les projections d’alcool, avant de
froncer les narines. L’odeur de la vodka, puissante, imprégnait déjà tout.

Comme une enfant terrorisée, la mère de Charles, les yeux ronds, tremblait
de tous ses membres.

– Hélène ? Tu es certaine que ça va ?

– Norbert Body… A. N. O’Nyme… les Dix petits nègres… on va tous


mourir… tous…
Le regard de Viviane glissa d’Hélène vers la bouteille de vodka vide. « Elle
est complètement bourrée… » pensa-t-elle en la prenant doucement par les
épaules.

– Viens avec moi, ton pantalon est trempé, il faut…

Hélène la repoussa violemment.

– Tu ne comprends pas ! Le producteur, Norbert Body, NOBODY !

PERSONNE ! Il n’existe pas ! C’est comme dans le roman, c’est une


punition, on est tous coupables, on va tous mourir, tous…

Le regard fou, comme possédée, Hélène baissa d’un ton pour que les autres
n’entendent pas, obligeant Viviane à tendre l’oreille.

– C’est à cause de ce qui s’est passé… je t’avais bien dit qu’il ne fallait pas
laisser faire… moi, je ne voulais pas… c’est ta faute…

Le visage déjà pâle de l’ex-infirmière prit une couleur de cendre.

– Tais-toi !

Mais Hélène était au-delà de la raison.

– À quoi ça sert de se taire ? Tu ne comprends pas ? Quelqu’un sait…

21 h 40

« On dirait que Mme Picq a vu un fantôme… » pensa Eliot en voyant le


visage de l’ex-infirmière perdre toutes ses couleurs.

Le garçon avait cessé de jouer avec son tisonnier quand le verre de la prof
de lettres s’était brisé. Même s’il n’arrivait plus à entendre ce qu’Hélène
Astings racontait, ce qui se passait à l’autre bout du salon était beaucoup
plus fascinant que les flammes du foyer.

La référence de la prof aux Dix petits nègres lui rappelait qu’il était
coupable.
Qu’ils étaient tous coupables. Mais qui dans cette pièce serait prêt à
l’avouer ?

Eliot s’avança. Puis s’arrêta. Viviane venait de gifler Hélène. Un coup si


violent qu’il avait envoyé les lunettes de la prof à ses pieds. Eliot se pencha
pour les ramasser.

Pliée en deux, la mère de Charles vomissait à longs traits.

– Arrête de boire, tu fais peur à tout le monde avec tes conneries. Je te


ramène dans ta chambre, lui assena Viviane en lui tendant une serviette
pour s’essuyer.

Mais Eliot ne l’entendait pas de cette oreille.

– Attendez… pourquoi Mme Astings parle-t-elle des Dix petits nègres ? Il


ne peut pas y avoir de rapport avec nous. Dans le roman d’Agatha Christie,
les personnages ont tous commis un crime… vous avez tué quelqu’un, vous
?

La question n’était posée à personne en particulier. Pourtant, pendant une


fraction de seconde, Viviane eut la désagréable impression qu’Eliot s’était
adressé directement à elle.

Qu’il savait.

21 h 42

Deborah avait cessé de faire semblant. Assise sur le canapé, silencieuse,


elle observait la pièce qui se jouait dans le salon. Depuis qu’Eliot avait
parlé de meurtre, plus personne ne disait un mot.

Tyron était blême.

La référence aux Dix petits nègres ne lui avait pas échappé, et son frère ne
pouvait ignorer de quoi il était coupable.

Pourtant, quand Eliot lui reposa directement la question, Tyron nia.


– Tu ne vas pas croire ce que raconte cette cinglée… regarde-la, elle tient à
peine debout.

Son frère mentait avec une assurance incroyable.

Une seconde, Deborah hésita à le contredire, à parler d’Esther, de Lisa, du


dossier qu’elle avait trouvé dans sa chambre. Des preuves.

Mais elle préféra se taire. Ce qui s’était passé ne les regardait pas. C’était à
Lisa de faire payer Tyron. Elle en avait gagné le droit.

Même si son frère semblait maître de lui, certains signes ne trompaient pas :
ce léger tic agitant sa paupière gauche, la veine palpitant sur son cou, la
crispation infime de sa main droite. Tyron avait peur. Pas peur de mourir,
son frère était trop sûr de lui pour croire un instant qu’il pourrait tomber
dans un piège.

Non, s’il avait peur, c’était de ce qu’elle risquait de découvrir.

Tyron avait peur qu’elle se souvienne.

« S’il savait… » pensa Deborah en gardant un visage parfaitement lisse.

21 h 55

Les dossiers contenant les instructions de la production sous le bras, André


Pitard franchit les dernières marches d’un bond et se précipita vers la
double porte du salon. Il avait fait vite, car il ne voulait pas laisser les
gamins discuter derrière son dos. Il se méfiait de Tyron. Le garçon était
intelligent, il parlait bien.

Les choses étaient assez compliquées comme ça, alors l’ex-commissaire


préférait éviter qu’il monte les autres contre lui. Il comptait sur ces dossiers
pour lui prouver qu’il n’était qu’un pion dans cette histoire. « Coordinateur
de tournage » était peut-être un peu exagéré ; c’était une fonction qu’il avait
inventée pour se faire mousser ; mais son contrat attestait qu’il avait bien
été embauché par une boîte de production pour gérer les participants d’une
émission de téléréalité. Enfin, disons que c’est ce qu’il avait cru. Parce que
maintenant…

La porte s’ouvrit sur Viviane et Hélène au moment où il s’apprêtait à entrer.

Si l’ex-infirmière avait l’air furieuse, la prof semblait sur le point de


pleurer.

Les lunettes de travers, la joue rouge, elle sentait l’alcool et le vomi à plein
nez.

– Hélène a trop bu, je la ramène dans sa chambre, lui expliqua Viviane sans
s’arrêter.

Trop surpris pour réagir, André les regarda s’éloigner dans l’escalier et
pénétra dans le salon.

Si Deborah n’avait pas bougé depuis son départ, Tyron, debout face à Eliot,
semblait hors de lui.

« Mais qu’est-ce que le gamin a bien pu lui dire pour le mettre dans cet état-

21 h 58

– Tenez, faites-vous plaisir, leur lança Pitard en déposant les deux dossiers
sur la table basse.

Eliot desserra lentement ses doigts du tisonnier et inspira profondément.

Pendant une seconde, il avait bien cru que Tyron allait se jeter sur lui. Vu
leur différence de gabarit, l’affrontement n’aurait pas été à son avantage.

« C’est ce qui s’appelle arriver au bon moment… » se dit le garçon en


regardant l’ex-commissaire ouvrir en grand une des fenêtres.
Quelques grondements résonnaient encore dans le lointain, le vent était
tombé, et l’orage s’était transformé en bruine. Un parfum puissant de terre
mouillée et d’océan balaya le salon, couvrant un peu les relents acides
d’alcool et de vomi.

– Parce que, toi, tu as tué quelqu’un peut-être ? lança Tyron à Eliot sans
s’occuper de Pitard.

À sa plus grande surprise, Eliot acquiesça.

– Techniquement, vu que mes parents sont morts dans l’incendie de notre


maison, et que celui-ci s’est déclenché à cause d’une de mes expériences de
chimie, on peut dire que oui… Quant à Carie et Simon, je crois que tout le
monde ici sait très bien de quoi ils étaient coupables.

Interloqué, André Pitard se retourna brusquement.

– Attendez ! De quoi vous parlez exactement ? C’est quoi cette histoire de


crimes ?

– Selon Mme Astings, le jeu reprend la trame des Dix petits nègres,
expliqua Eliot. Je cherche donc si…

– Les dix petits nègres ? C’est quoi ça encore ?

– Un roman d’Agatha Christie.

– Et ? c’est quoi le rapport entre ce qui se passe ici et un bouquin ? Tyron ?


Tu m’expliques ?

Sans lâcher Eliot des yeux, le métis résuma le roman, de mauvaise grâce.

– Dans ce livre, dix personnes se retrouvent coincées sur une île, et meurent
les unes après les autres, en punition d’un crime qu’elles ont commis tout
en échappant à la justice.

– Et ? c’est quoi ce crime dont parle Eliot ? Celui commis par Simon et
Carie, dont tout le monde serait au courant ? Eliot ?
– Moi, je n’étais pas à Sainte-Scholastique à l’époque. Mais vous n’aurez
qu’à demander à Charles… je pense qu’il en sait beaucoup plus que moi…
à moins que Tyron préfère vous expliquer lui-même ? Après tout, il était
déjà là, lui, quand cette fille s’est pendue.

Tyron, poings serrés, fit un pas en avant. Eliot resserra ses doigts sur
l’épaisse barre de métal, mais le frère de Deborah se reprit avant d’arriver
sur lui.

D’un geste vif, il attrapa les deux dossiers abandonnés par Pitard sur la
table basse, avant d’aider sa sœur à se relever.

– La lumière est revenue. J’en ai ma claque de vos conneries. Viens,


Deborah, on remonte…

Chambre d’Hélène

22 h 07

– Oui, oui, c’est ça, on va tous mourir… mais pas maintenant. Avant, il
faudrait te reposer un peu… et surtout faire un brin de toilette, dit Viviane à
Hélène en ouvrant la porte de sa chambre.

La mère de Charles, qui s’était laissé faire jusqu’à présent, refusa d’entrer.

– Charles… où est Charles ?

– Charles est parti chercher du bois, pour la cheminée, ne t’inquiète pas, la


rassura Viviane.

– Mon bébé, il faut aller le chercher… je ne peux pas le laisser… il faut que
je lui dise… que je lui explique que ce n’est pas sa faute…

« Ça ne va pas recommencer… si elle pique sa crise dans l’escalier elle va


rameuter tout le monde… »

Prenant sur elle pour ne pas la brusquer, Viviane acquiesça.


– Si tu veux… mais, avant, tu vas prendre un bain et te changer. Ensuite, je
te le promets, on descendra trouver Charles. Tu ne voudrais pas qu’il te voie
comme ça ? Non ?

Semblant enfin réaliser dans quel état elle s’était mise, Hélène secoua la tête
et se laissa entraîner dans sa chambre.

Comme dans celles des autres participants, ses murs étaient décorés
d’œuvres retraçant les aventures de son personnage : le mariage d’Hélène
avec le roi de Sparte, sa fuite avec le Troyen Pâris, la guerre aux pieds des
remparts de Troie et, partout, les visages des héros morts par sa faute.

Viviane fronça les sourcils. À part le prénom, elle ne voyait pas ce que la
belle Hélène avait de commun avec le déchet qu’elle était en train d’aider à
se déshabiller.

La mère de Charles, en sous-vêtements, repoussa tout à coup la main de


l’ex-infirmière.

– Laisse, je… je vais me débrouiller, dit-elle en s’avançant d’un pas mal


assuré vers la salle de bains.

Mais Viviane la suivit.

– Ne sois pas bête, je vais t’aider… et puis ce n’est pas comme si je ne


t’avais jamais vue à poil.

Elles entrèrent dans la salle d’eau. Hélène aurait voulu qu’elle s’en aille,
mais elle n’avait pas la force de la chasser. Dire non lui semblait au-delà de
ses forces.

– En tout cas, tu ne peux pas te plaindre… tu as vraiment la plus belle salle


de bains du manoir.

Hélène hocha docilement la tête. Hier, quand elle l’avait découverte, elle
aussi avait été fascinée par la magnificence de la pièce d’eau. Presque aussi
grande que la chambre, ses murs entièrement recouverts de mosaïques.
– Bon, par contre, la déco n’est pas du meilleur goût, ajouta Viviane en
grimaçant.

Elle l’avait déjà vue plusieurs fois, mais elle ne s’habituait pas à la scène
morbide décorant le pan de mur en face de la porte : une immense mosaïque
représentant un cadavre de femme, nu, suspendu à un arbre. À la couleur
grisâtre de sa peau, et aux corbeaux posés sur les branches, il était en train
de pourrir.

Sans s’attarder, elle poussa Hélène vers le grand jacuzzi à demi encastré au
centre de la pièce. Dans le bassin prévu pour huit personnes, l’eau à 38
degrés bouillonnait légèrement en dégageant des vapeurs humides.

– Les Érinyes, murmura Hélène en levant la tête.

L’ex-infirmière n’y avait pas fait attention auparavant, mais le plafond était
lui aussi mosaïqué. Sa surface était presque entièrement recouverte par une
scène étrange. Deux femmes ailées, aux mains comme des serres, vêtues de
longs voiles noirs, et le visage recouvert d’un masque grimaçant, noyaient
une troisième femme en la maintenant sous la surface claire d’une rivière.

« Ce serait tellement facile… » pensa Viviane en regardant la mère de


Charles s’y reprendre à trois fois avant de réussir à ôter son soutien-gorge.

« Un simple accident et je n’aurais plus à m’inquiéter de ce que cette


ivrogne pourrait raconter… »

Hélène, enfin nue, se glissa dans le jacuzzi en frissonnant. L’eau était


chaude, mais elle avait trop bu et ne se sentait pas bien.

– Détends-toi, lui conseilla Viviane en posant doucement les mains sur ses
épaules.

La tête en arrière, Hélène se laissa masser en détaillant les images


reproduites au plafond.

– Les Érinyes, murmura-t-elle une nouvelle fois. Elles sont là pour punir les
criminels oubliés par la justice des hommes. Nul ne peut leur échapper…
pas même la fille d’un dieu.

Détournant le regard du plafond, Hélène croisa le regard de Viviane dans le


miroir. Un regard vicieux qui la ramena des années en arrière, quand elle
était encore sa chose. Malgré des années d’analyse, Hélène n’arrivait
toujours pas à comprendre comment elle avait pu se faire manipuler à ce
point-là. « Perverse narcissique », lui avait dit sa psy.

Prenant tout à coup conscience du poids des mains de Viviane sur ses
épaules, Hélène se redressa d’un bond.

– N’y pense même pas ! rugit-elle en sautant hors du bassin.

Aussitôt, Viviane recula vers la porte en levant les mains. Elle avait eu sa
chance, mais ce moment était passé. Sans même chercher à se justifier, elle
siffla.

– Je te préviens, Hélène, ferme ta gueule, sinon…

Chambres de Tyron et Deborah

22 h 42

Allongé sur son lit, Tyron finissait de lire un des dossiers qu’il avait
remontés du salon. Sans surprise, cette petite merde d’Eliot l’avait laissé
partir sans rien dire.

Un bruit d’eau s’écrasant sur de la faïence montait de la chambre voisine.


Sa sœur avait décidé de prendre un bain.

– Pitard a raison, il n’y a rien là-dedans, maugréa-t-il en balançant les


feuillets sur le sol.

– Qu’est-ce que tu dis ?

Croyant qu’il lui parlait, Deborah était revenue dans sa chambre. En la


découvrant, enroulée dans un peignoir blanc refermé jusqu’au cou, Tyron
haussa un sourcil. Depuis toujours, Deb adorait se balader à poil. Une
impudeur qui faisait hurler Lisa, mais que Tyron aimait plus que tout.
– Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as froid ?

Sa sœur eut un vague geste de la main en direction de sa chambre.

– Tous ces miroirs, ça me donne l’impression d’être entourée de voyeurs…

Heureusement qu’il n’y en a pas autant dans la salle de bains.

– Tu veux que je vienne te frotter le dos ? que je t’amène un truc à manger ?

J’ai vu qu’il y avait des gâteaux dans le minibar…

– Non merci, pas tout de suite… après, peut-être, dit-elle en refermant la


porte mitoyenne.

En entendant le bruit du verrou, le front de Tyron se plissa.

« D’abord le peignoir, maintenant la porte… qu’est-ce qui lui prend ? »

Depuis qu’ils étaient arrivés sur l’île, il sentait que sa sœur s’éloignait de
lui.

Il ne savait pas quoi, il ne savait pas pourquoi, mais quelque chose avait
changé.

« En même temps, avec l’ambiance qui règne ici, je ne peux pas lui en
vouloir de flipper… » se rassura-t-il en attrapant l’autre dossier.

Si le premier ne contenait que le contrat de travail du flic, et des CV


succincts sur les participants, le second était plus intéressant.

« C’est celui de Viviane… » comprit le garçon en découvrant un contrat à


son nom. À la différence de celui d’André, les signatures en bas du
document étaient bien visibles.

– Même pour un Escape Game littéraire, ça commence à faire beaucoup de


références, grogna Tyron en découvrant le nom du représentant de la boîte
de prod.
Le CDD que l’ex-infirmière avait contracté avait débuté une semaine plus
tôt que celui d’André. Si Norbert Body y était bien indiqué comme gérant,
le papier avait été paraphé par son représentant : un certain M. Charon…
comme le passeur des enfers dans la mythologie grecque.

Laissant de côté cette énième bizarrerie, il se concentra sur le reste du


dossier.

Celui-ci, beaucoup plus complet que le premier, contenait le plan de l’île,


celui du manoir, et tout un tas d’infos pratiques.

À côté, le bruit de l’eau s’était enfin arrêté. Une seconde, Tyron imagina le
peignoir blanc tombant aux pieds de sa sœur, et son corps nu se glissant
dans la grande baignoire.

« C’est pas le moment… » se morigéna-t-il en revenant au dossier.

Tyron revint quelques pages en arrière. Les feuillets n’étaient pas attachés,
mais ils étaient numérotés. Or, ils passaient directement de la page 25 à la
page 29.

– Il manque une feuille, remarqua le garçon. Je me demande si c’est


Viviane ou Pitard qui l’a enlevée…

Refusant de perdre du temps à tenter de deviner quelle info avait été


subtilisée du dossier, Tyron passa très vite sur le début pour se concentrer
sur la fin.

Intitulé « Déroulement du jeu », le dernier feuillet était une liste très précise
sur les informations que la gouvernante du manoir devait leur
communiquer.

Sans surprise, il y retrouva la distribution des chambres et des consignes sur


les enveloppes.

– C’est donc bien elle qui a tout préparé, murmura le garçon, j’en étais
sûr…
Mais en lisant la dernière consigne de la liste, Tyron se redressa
brusquement.

« 20 heures : réunion de tous les participants dans le grand salon et


diffusion d’un message audio. Le bouton déclenchant la diffusion est situé à
gauche de la cheminée. »

La veille, à 20 heures, Viviane était censée leur diffuser un message du


producteur de l’émission.

Sauf qu’à cause de la disparation de Margaux, elle ne l’avait pas fait… une
erreur que Tyron se promit de réparer dès que Deborah dormirait.

Hélène Astings

Article 434-1 du Code pénal : Est considéré comme entrave à la justice le


fait, pour quiconque ayant connaissance d’un crime dont il est encore
possible de prévenir ou de limiter les effets, ou dont les auteurs sont
susceptibles de commettre de nouveaux crimes qui pourraient être
empêchés, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou
administratives.

Viviane avait quitté la salle de bains sans finir sa phrase, mais Hélène
n’était pas dupe. Elle était certaine de ce qu’elle avait lu dans ses yeux
quelques secondes avant qu’elle la jette dehors : Viviane n’hésiterait pas à
la tuer pour qu’elle se taise.

La décharge d’adrénaline qui avait giclé dans ses veines quand elle s’en
était rendu compte l’avait brutalement dégrisée.

Encore tremblante, Hélène tira le verrou de la salle de bains et retourna


dans le bassin. Ses pensées étaient confuses. L’eau chaude lui ferait du bien.

Le jacuzzi se mit en route automatiquement. En même temps que le


bouillonnement, un parfum sucré se répandit dans l’eau. Hélène se laissa
bercer par le ronronnement des jets sous pression, puis plia les jambes pour
immerger totalement son visage. Les yeux grands ouverts, elle vit les motifs
du plafond, flous, se mettre à onduler au rythme des bulles éclatant à la
surface.

Quelque chose était en train d’embrouiller son esprit, elle se sentait bien.
Trop bien.

Hélène agrippa les rebords et sortit la tête de l’eau pour prendre une grande
inspiration. Le parfum doucereux envahit ses poumons et lui tourna la tête,
l’obligeant à fermer les yeux et à reposer sa nuque sur l’appuie-tête.

Comme Ulysse sur son bateau, elle avait l’impression d’entendre des
voix…

« Mais retenons les pleurs qui viennent de nous échapper. Souvenons-nous


de notre repas et versons de l’eau sur nos mains… »

Elle ne rêvait pas. Une voix psalmodiait dans la pièce. Un genre de livre
audio débitant un texte qu’elle reconnut pour l’avoir souvent étudié.

– L’ Odyssée… murmura-t-elle en fermant les yeux.

« Et alors Hélène, fille de Zeus, eut une autre pensée, et, aussitôt, elle versa
dans le vin qu’ils buvaient un baume, le népenthès, qui donne l’oubli des
maux.

Celui qui aurait bu ce mélange ne pourrait plus répandre des larmes de


tout un jour, même si sa mère et son père étaient morts, même si on tuait
devant lui par l’airain son frère ou son fils bien-aimé, et s’il le voyait de ses
yeux. »

– Le népenthès… Charles… il ne faut pas que j’oublie…

Prise d’une terreur subite, Hélène essaya de se lever. Mais ses jambes
refusèrent de lui répondre et elle glissa dans le bassin.

Elle était si bien dans l’eau.

« Hélène. Tu es coupable de n’avoir rien fait. Tu aurais dû agir, tu aurais


dû sauver Esther… elle était sous ta responsabilité… tu devais la
protéger… comme une mère doit protéger ses enfants… »

– Charles…

Elle tenta à nouveau de se lever.

Rien ne se passa.

La drogue diffusée dans le bassin annihilait sa volonté.

« Charles est mort, Hélène… tué par l’airain d’une lame… lui aussi tu n’as
pas su le protéger. »

« Mon enfant, mon si petit… »

Une larme, ronde et salée comme l’océan, perla de sa paupière gauche et


glissa jusqu’à son menton.

« Hélène Astings. Tu es reconnue coupable de la mort d’Esther Dimonin. Tu


es condamnée à la peine capitale. »

Hélène accueillit la sentence avec soulagement. Elle ne s’était jamais


vraiment pardonné la mort de la gamine. Mais elle avait vu les images.
Cette vidéo ignoble où elle avait reconnu son fils. C’est pour le protéger
qu’elle n’avait rien dit. Qu’elle avait laissé faire. L’inimaginable.
L’impardonnable. Et maintenant, son enfant était mort. Par sa faute.

Privées de force, ses jambes se replièrent en entraînant son corps au fond du


bassin.

Et, très étrangement, alors qu’elle s’enfonçait sous l’eau comme Ophélia
dans sa rivière, la dernière chose que put faire Hélène avant que ses
poumons se remplissent de liquide fut un sourire.

chapitre XI I

Dimanche 31 mars

Manoir de Sareck
4 h 58

Après le départ des jumeaux, Eliot avait lui aussi quitté le salon pour
remonter dans sa chambre, mais il n’avait pas réussi à fermer l’œil. Il avait
besoin de faire le point ; de réfléchir aux événements, et à la manière dont
ils s’enchaînaient.

Comme tout bon joueur d’échecs, le surdoué préférait mener le jeu plutôt
que le subir. Or, là, c’était ce qui était en train de se passer, et il détestait ça.

Eliot tourna la lettre entre ses doigts et poussa un profond soupir. Depuis
qu’il était remonté dans sa chambre, c’était la troisième fois qu’il lisait le
texte écrit en vieux français sur le papier crème.

« Lors que ces enfans se virent seuls, il se mirent à crier et à pleurer de


toute leur force. Le petit Poucet les laissoit crier, sçachant bien par où il
reviendroit à la maison ; car en marchant il avoit laissé tomber le long du
chemin les petits cailloux blancs qu’il avoit dans ses poches.

Il leur dit donc, ne craignés point, mes frères, mon Pere et ma Mere nous
ont laissés icy, mais je vous rameneray bien au logis, suivez-moy seulement.
»

Comme ceux reçus par les autres participants, son message était un extrait
du conte décorant sa chambre ; seule différence, il était accompagné d’une
lampe à ultraviolet. L’indice, à peine dissimulé, était si simple à comprendre
que c’était presque vexant.

Eliot hésita.

Partir sur une piste maintenant n’avait pas vraiment de sens. Même si les
autres s’obstinaient à parler « d’accidents », et de « coïncidences », la seule
porte de sortie vers laquelle conduisaient les indices était la mort. Obéir aux
consignes, faire comme le petit Poucet, et suivre les « cailloux blancs »
semblait donc parfaitement stupide.

Eliot grimaça.
« Qui pourrait me croire assez idiot pour faire une erreur pareille ? »

Le surdoué allait ranger la feuille dans un tiroir quand il se souvint de la


partie immortelle de 1851.

– Anderssen contre Kieseritzky… Il faut jouer l’attaque, pas la défense. Ce


message n’est pas une insulte, c’est un défi. Voilà ce qu’il faut comprendre.

Content de son idée, Eliot griffonna le nom des deux joueurs d’échecs sur le
papier crème, et le posa bien en évidence sur son lit. Si quelqu’un le
trouvait, il devinerait pourquoi il avait décidé d’obéir aux consignes.

Le surdoué passa un vêtement chaud, attrapa la lampe à ultraviolet, et se


glissa silencieusement sur le palier.

En bas, le carillon du salon finissait d’égrener son cinquième coup.

Aucune lumière ne filtrait sous la porte de la chambre de Simon. Celles de


Tyron et Deborah étaient allumées, mais aucun bruit ne s’en échappait.

Impossible de savoir s’ils étaient bien là.

Eliot atteignait la cage d’escalier quand il entendit un léger crissement ;


puis un second, plus franc cette fois ; un craquement suivi d’un juron
étouffé.

En bas.

« Un bruit de pas sur du verre… il y a quelqu’un dans le vestibule… », en


déduisit Eliot en se penchant prudemment au-dessus de la rambarde.

L’électricité était revenue, mais les caméras étaient toujours hors service.

Privé de la lumière verdâtre de ses diodes, l’escalier était plongé dans la


pénombre. Une obscurité qui arrangeait bien le surdoué pour suivre la piste
du petit Poucet, mais qui l’empêcha de distinguer autre chose qu’une ombre
se glissant par la porte d’entrée.
Eliot grimaça. Il ne s’attendait pas à ce que quelqu’un sorte aussi tôt, et ça
n’arrangeait pas ses affaires. Mais il était trop tard pour reculer.

« Tant pis… je me débrouillerai… »

Le garçon appuya sur l’interrupteur de sa lampe et sourit en découvrant les


taches scintillant sur le tapis. De gros points fluorescents lui indiquaient la
piste à suivre.

« Un réactif aux ultraviolets, les cailloux modernes du petit Poucet… Reste


à voir s’ils me conduiront à l’Ogre ou me ramèneront à la maison… » se dit
Eliot en se mettant en route.

Île de Sareck

5 h 21

La pluie avait enfin cessé de tomber. Blafarde, une énorme lune ronde sortit
de derrière un nuage pour éclairer un instant les rebords découpés de
Sareck. Sur un des chemins de terre, une fragile silhouette s’éloignait à
grands pas du manoir. Viviane n’avait pas la moindre intention de rester une
seconde de plus sur l’île. Mais, à la différence des autres, elle savait
comment en partir : elle avait la clé.

« Autant garder un atout dans ma manche », avait-elle pensé en retirant


l’info du dossier avant de le donner à André.

Pitard n’y avait vu que du feu et, avec ce qui s’était passé, Viviane ne
regrettait pas un instant de lui avoir caché qu’il y avait un bateau sur l’île.

« Quand ce crétin de flic s’apercevra que je ne suis plus là, il sera trop
tard…

» se dit l’ex-infirmière en jetant un œil à la clé dorée cachée au creux de sa


paume.

Si elle avait pu, Viviane serait partie dès la découverte du premier corps,
mais le hangar à bateaux n’étant utilisable qu’entre deux marées, elle avait
dû attendre. Ensuite, Hélène avait commencé à perdre les pédales. Alors
elle avait attendu encore un peu. Mais, maintenant, elle n’avait plus aucune
raison de rester.

Chambre de Deborah

5 h 35

Contrairement à ce que Tyron espérait, Deborah avait mis des heures à


s’endormir. Comme si elle jouait avec ses nerfs, à chaque fois qu’il avait
pensé pouvoir la laisser, celle-ci s’était redressée de son lit pour lui
demander de rester avec elle. Mais, cette fois-ci, elle semblait enfin plongée
dans un profond sommeil.

Tyron caressa des yeux le visage de sa sœur. Il connaissait ce profil par


cœur, mais ne se lassait pas de l’admirer. Elle était si belle.

« La Belle au bois dormant… Quand je suis avec elle, on dirait plutôt la


Belle et la Bête », soupira Tyron en avisant son reflet dans la glace
accrochée au-dessus du lit.

L’obsédante présence des miroirs dans la chambre de sa sœur l’avait


dérangé dès le premier jour. À la différence des autres chambres, pas un
tableau représentant le conte ne décorait les murs. Comme si la beauté de sa
Deborah suffisait à illustrer l’histoire. Tyron grimaça. Penché au-dessus de
sa sœur endormie, il ressemblait à un crapaud. Ça avait toujours été comme
ça…

Déjà, quand ils étaient enfants, Lisa et Deb attiraient tous les regards. Lui
était le monstre incompréhensible. Le sumo, la bête de foire. Chez les
triplés, il y avait « les jumelles » d’un côté, et « Tyron » de l’autre. Tout le
monde faisait

comme s’ils n’avaient pas grandi dans la même matrice, comme s’ils
n’étaient pas nés le même jour. Comme si personne, pas même leur mère,
ne pouvait croire une seconde qu’ils partageaient les mêmes gènes.

Le rideau des cheveux de Deborah ne pouvait cacher entièrement son


visage ; son front haut, ses sourcils arqués, son nez droit, légèrement
retroussé, comme un coquillage suspendu au-dessus de ses lèvres pleines.
Des lèvres qu’on avait envie de mordre, d’embrasser à pleine bouche.

Vu le temps qu’il avait mis à l’endormir, ce n’était pas une bonne idée.

Son souffle était enfin régulier. La veine de son cou battait lentement, une
pulsation appelant les caresses, comme un tambour tribal lui déclarant la
guerre.

Tyron connaissait la douceur de ce petit espace de peau. Ces quelques


centimètres d’épiderme sous le lobe de l’oreille droite de Deb étaient le seul
espace qui permettait de distinguer les jumelles quand elles étaient enfants.
Un morceau de peau totalement nu pour Deborah, mais marqué chez Lisa
d’un grain de beauté épais en forme de larme.

Quand elles avaient grandi, Lisa avait coupé ses cheveux, transformant sa
cascade de boucles noires en un carré strict, épais comme un casque de
guerrière. Ensuite, plus personne n’avait confondu les jumelles. Tyron
détestait cette coiffure, mais Lisa n’en faisait qu’à sa tête. Leur sœur n’avait
jamais voulu faire comme eux, participer à leurs jeux secrets. Lisa n’avait
jamais accepté l’évidence : il n’y avait rien de mal dans ce qu’ils faisaient ;
ils n’étaient qu’un seul et unique corps. Et maintenant, elle était morte.

Tyron attrapa les mèches brunes barrant le visage de Deborah, et les


repoussa délicatement sur l’oreiller avant d’avancer la main pour caresser
sa peau tiède.

Un frisson parcourut le corps de sa sœur. Un soupir. Un froncement de


sourcils.

Sous les paupières fermées, il distingua le mouvement de ses globes


oculaires.

Redoutant de la réveiller, il se força à retirer sa main, remonta le drap pour


ne plus être tenté, et se leva du lit.

– Dors, je reviens, ma belle…


Pas de réaction.

Il avait attendu suffisamment longtemps. Même si laisser sa sœur ne lui


plaisait pas, il fallait qu’il sache ce qu’il y avait sur ce fameux
enregistrement.

Tyron avait décidé de ne rien dire à Deb sur ce qu’il avait découvert : les
pages manquantes, le message audio laissé par la production. Tant qu’il ne
saurait pas ce que celui-ci cachait, il préférait rester discret.

Depuis que la mère de Charles avait comparé le jeu au roman d’Agatha


Christie, Tyron redoutait le type de crime qui pourrait lui être reproché, car
il y en avait deux. Esther, ce n’était pas grave. De toute manière, personne
ne pourrait faire le lien entre lui et ce qui était arrivé à cette fille. Il avait
tellement bien manœuvré que tout le monde avait cru à son suicide.

Une seconde, Tyron se souvint du regard de frayeur qu’elle lui avait lancé
quand il avait passé le nœud coulant autour de son cou. Un regard de bête
terrorisée. Avec la dose de GHB qu’il lui avait refilée, il ne pensait pas
qu’elle aurait ce dernier instant de lucidité. Mais, après tout, cette sale
fouineuse n’avait eu que ce qu’elle méritait… elle n’avait qu’à se mêler de
ses affaires.

Non, Esther n’était pas un problème. Le problème, c’était Lisa. Car si


Deborah apprenait ce qu’il avait fait à leur sœur, il la perdrait pour toujours.
Et ça, c’était inenvisageable.

Après un dernier coup d’œil sur le visage paisible de Deb, Tyron referma
doucement la porte et s’engagea sur le palier. Il était temps de savoir de
quel crime il était accusé.

Ruines du monastère

5 h 45

Tout en marchant, Viviane se remémora les consignes de la feuille qu’elle


avait détruite. Elle n’aurait qu’une seule chance, alors il ne fallait pas
qu’elle se rate.
« Il faut attendre que l’océan soit à la bonne hauteur : trop bas, les écueils
sont infranchissables, trop haut, l’ouverture de la grotte est submergée.
Ensuite il faut tirer plein sud pour arriver directement au port. Une fois là-
bas, Erwan est chargé de ramener le bateau à sa place pour les autres
participants… »

La lune jouant à cache-cache avec les nuages, le visage de Viviane disparut


dans l’ombre, mais pas assez vite pour dissimuler le sourire vicieux qui s’y
était affiché.

« S’ils pouvaient tous crever avant que quelqu’un les retrouve, ça


arrangerait bien mes affaires… Après tout, je ne suis pas une pro de la
navigation, je pourrais me tromper de chemin, avoir un léger accident,
perdre la mémoire un moment… oui, une amnésie partielle, c’est bien ça.
Le temps qu’ils retrouvent mon identité et devinent d’où je viens, ce
Norbert Body aura fini son sale boulot, et je serai tranquille… »

La clé que Viviane tenait serrée dans sa main droite permettait à la fois
d’ouvrir la porte secrète du hangar et de démarrer le canot. Le tout, c’était
d’y aller sans se faire voir ; le reste serait un jeu d’enfant.

Viviane jeta un coup d’œil au loin. Elle était arrivée sur la côte sud de
Sareck, celle donnant sur le continent. Au loin, le phare du petit port de
pêche par lequel ils étaient arrivés brillait par intermittence. Cette partie de
l’île était la plus sauvage. C’est là que se dressaient les restes du monastère
abandonné au XIIe siècle. Les moines avaient disparu, et la nature y avait
repris ses droits depuis longtemps. Des anciens bâtiments, on ne distinguait
plus que quelques vestiges : une arche brisée, deux ou trois soubassements
de pierraille, et la présence étrange de pommiers noueux, rappelant que des
hommes, un jour, avaient tenté de cultiver cette terre désolée.

Seule rescapée de cette époque où Sareck entendait résonner des prières,


une petite chapelle de granit se dressait au bord de la falaise.

Rénovée par les propriétaires, elle était fermée par une épaisse porte de bois
censée décourager les visiteurs. Mais Viviane savait ce qui se cachait
derrière.
Un dernier coup d’œil au bas des falaises lui prouva qu’elle était venue au
bon moment : la mer était haute mais commençait déjà à redescendre. Si
elle voulait partir ce soir, elle ne devait pas traîner.

Sans remarquer la silhouette qui l’avait suivie, l’ex-infirmière en chef glissa


sa clé dans la serrure et entra dans la chapelle.

Caves du manoir

5 h 35

– Merde !

Sans prévenir, l’électricité venait à nouveau de sauter. André Pitard alluma


sa torche électrique, frotta une toile d’araignée restée accrochée à la manche
de son blouson et poussa la porte de l’escalier menant à la cave. N’arrivant
pas à dormir, il avait décidé d’explorer le manoir de fond en comble. « Si un
tueur se cache sur l’île, il a forcément accès au manoir… Les chambres sont
toutes occupées, le rez-de-chaussée est entièrement dévolu à la cuisine, à la
réserve et au grand salon. Sa planque est forcément en bas… » en avait
déduit André après avoir fait chou blanc dans les greniers.

Le plus silencieusement possible, l’ex-commissaire commença sa descente.

Comme à l’entraînement, il pointa fermement son arme dans la direction


éclairée par sa torche, balayant tout l’espace d’un lent mouvement circulaire
pour ne négliger aucun recoin d’ombre.

Il connaissait déjà les lieux pour y être descendu la veille avec Viviane.
Mais à ce moment-là, l’électricité fonctionnait encore, et ils s’étaient arrêtés
à la première pièce : ce local technique ultramoderne où étaient installés le
réseau vidéo et la domotique du manoir.

En voyant le large couloir s’ouvrant devant lui, André regretta un instant de


ne pas avoir eu la curiosité d’aller plus loin la veille. Il savait, pour avoir
consulté les plans, que chacune des portes ouvrait sur un espace précis :
réserve de
mobilier de jardin, buanderie, chaudière et, tout au fond, le bûcher et
l’atelier.

Mais il n’y était jamais entré.

L’ex-commissaire passa le local électrique et poussa la porte de la réserve.

L’entrelacs de chaises, de tables, de bancs et de parasols ne permettait à


personne de se glisser dans la pièce. Il la referma rapidement.

La chaufferie était plus intéressante. Une trappe percée en haut du mur


donnait sur l’extérieur. Assez large pour laisser passer un corps, elle
permettait à l’origine la livraison du charbon nécessaire au fonctionnement
de l’énorme machinerie approvisionnant le manoir. Modernisé, le chauffe-
eau fonctionnait maintenant grâce aux panneaux solaires recouvrant le
toit… mais la trappe était toujours là, et personne n’avait pensé à la
condamner.

André balaya le sol au pied de la trappe.

– J’en étais sûr…

Il y avait des traces de pas dans la poussière. Des traces à moitié effacées
par de multiples passages, mais qui indiquaient clairement que quelqu’un
utilisait la trappe comme chatière, pour entrer et sortir discrètement du
manoir.

– Toi, mon coco, on va déjà te rendre la tâche plus difficile, murmura André
en ressortant.

Si le plan fourni par la prod était bon, l’atelier était juste derrière la
chaufferie.

« Deux planches, des clous et un marteau, ça me suffira pour condamner


définitivement cet accès… »

Toujours prudent, André tourna la poignée de la porte suivante, et la poussa


du pied tout en braquant sa torche et son arme devant lui.
Sans ouverture sur l’extérieur, cette pièce était noire comme un four. Mais
ce n’est pas ce qui fit hésiter André : l’endroit puait la mort.

Planté sur le seuil de l’atelier, il balaya lentement les murs avec le faisceau
de sa lampe, sans rien dénicher de particulier : un tas de bois contre le mur
de droite

; une paroi de pierre nue à sa gauche et, face à lui, un immense établi
trônant devant des étagères surchargées d’outils.

Le commissaire avança d’un pas. Sur l’établi, quelques bûches avaient été
déposées en vrac. Un panier gisait sur le sol ; à côté de lui, une galette et un
petit pot de confiture, incongrus, avaient roulé sur la terre battue. Une terre
plus sombre à mesure qu’on approchait de l’établi. Comme si quelque
chose avait coulé dessus. Une flaque visqueuse absorbant la lumière. Pas
vraiment noire.

Plutôt de ce rouge obscur que prennent parfois les cerises trop mûres à la
fin du mois d’août.

André avança d’un autre pas. Il avait maintenant une vue de biais sur ce qui
se trouvait derrière l’établi.

– Qu’est-ce que…

L’ex-commissaire aurait dû comprendre immédiatement, mais son cerveau


refusa d’assembler les informations que lui envoyaient ses rétines.

Un manche de bois, immense. Celui d’une hache plantée profondément


dans le sol de terre et dans un corps. Des jambes, un buste, une tête. Blonde.
Aux boucles souillées de sang. Et deux yeux bleus. Sur lui. Écarquillés.
Lèvres tordues sur un dernier cri. D’horreur. Absolue.

Charles. C’était Charles. Ça… avait… été Charles.

– Oh, mon Dieu…

Ruines du monastère
5 h 35

Indifférent à ce qui se passait au manoir, Eliot avait suivi la silhouette de


Viviane sur les chemins de Sareck. La piste lumineuse des petits cailloux
blancs devrait attendre. Éclairée par la lune, l’ex-infirmière n’avait pas eu
besoin d’utiliser sa lampe, et Eliot avait dû faire de même. Tout en restant à
bonne distance pour ne pas se faire repérer, le surdoué échafaudait les
hypothèses.

Comme une partie d’échecs, les coups des adversaires rendaient le


déroulement

du jeu inattendu, l’obligeant à réviser sa stratégie, à réagencer ses coups en


fonction des actions des autres. Parce qu’il y avait une logique dans ce qui
arrivait.

Simon et Margaux, les pions, avaient disparu en premier – logique pour des
pièces de moindre importance. Puis avait suivi Carie – c’était normal, le fou
valait à peine plus qu’un pion.

Si la partie continuait avec la même tactique, Deborah (fou noir), Charles et


sa mère (les cavaliers) devaient être les suivants.

Eliot était une tour. Or les tours étaient les pièces les plus importantes après
la reine et le roi. Il avait donc encore du temps devant lui. C’était logique, et
Eliot croyait dans la logique des choses.

Mais là, il était embêté. Ce déplacement de la reine ne collait pas. Il était


trop tôt. Dans une partie classique, la reine restait en retrait dans les
premiers coups.

Viviane n’aurait donc pas dû quitter le manoir. Ce n’était pas logique, et


c’est pour ça qu’il avait décidé de la suivre.

Après avoir longé les ruines du monastère, Viviane s’arrêta devant la


chapelle.
Eliot s’accroupit sur le chemin pour ne pas se faire repérer. Alors qu’elle
avait filé droit devant elle depuis son départ du manoir, l’ex-infirmière se
retourna pour scruter les alentours ; et quelque chose brilla fugitivement
dans sa main droite. L’image fut trop rapide pour qu’Eliot voie ce que
c’était ; mais quand Viviane se retourna pour ouvrir la porte de bois, il
comprit tout de suite et repartit en courant vers le manoir.

Salon

5 h 47

– Juste à côté de la cheminée… exactement comme c’était écrit dans le


dossier, murmura Tyron en avançant la main.

Le frère de Deborah venait de trouver le bouton ; celui déclenchant le


message de la prod ; celui que Viviane avait « oublié » d’utiliser le soir de
leur arrivée.

Mais l’avait-elle seulement oublié ? N’avait-elle pas fait exprès de le laisser


de côté ? Après tout, qui était la reine de ce jeu, si ce n’est l’ex-infirmière
de Sainte-Scholastique.

« En plus, elle était là avant nous, elle aurait eu le temps nécessaire pour
trafiquer les statues et organiser ses pièges… » se dit Tyron en avançant la
main vers l’interrupteur.

Rouge, cerclé de jaune vif, l’énorme furoncle l’attirait comme un aimant.

– Lève les bras et avance par ici !

L’ordre claqua comme un fouet, l’agrippant par la nuque et l’obligeant à se


retourner.

Les vêtements couverts de poussière, le visage pâle, secoué de tics, l’ex-


commissaire, le regard halluciné, pointait son arme sur lui.

Le colosse leva les mains, mais resta où il était.

– Et ta sœur ? Elle est où, ta sœur ?


Encore une fois, Pitard s’en prenait à Deborah, mais Tyron jugea plus
prudent de ne pas broncher.

– Deb est dans sa chambre, elle dort. Vous pourriez baisser votre arme ?

La main serrée autour de la crosse de son automatique, Pitard semblait


comme fou. Sans tenir compte de la réponse de Tyron, il fit le tour du salon
en inspectant chaque recoin.

Le tisonnier était à portée de main, mais Tyron calcula qu’il n’aurait pas le
temps de s’en servir. Si Pitard décidait de l’éliminer, il ne pourrait pas s’en
tirer.

Sa seule chance, c’était de le convaincre qu’ils étaient du même côté.

Tyron fit un pas en avant.

– Ça va ? Vous voulez que j’aille chercher Viviane ? Je vous assure, vous


n’avez pas l’air bien…

L’ex-commissaire cligna des yeux. Comme si une évidence venait de le


frapper, il baissa son arme et se laissa tomber dans un fauteuil en soupirant.

– Mais que je suis con… ça ne peut pas être toi. Toi, tu es trop gros pour
passer par la trappe…

Tyron fronça les sourcils. C’était bien la première fois que se faire traiter de
gros semblait être une bonne chose. Soit l’autre était devenu fou, soit c’était
lui qui était devenu idiot, mais il ne comprenait pas un traître mot de ce que
l’ex-flic racontait.

– La trappe ? Quelle trappe ? Expliquez-vous Pitard.

Mais l’homme préféra changer de sujet.

– Charles. J’ai trouvé son corps, dans le bûcher. Il est mort.

– Comment ça, mort ?


André haussa les épaules.

– Mort, comme mort… Et cette fois-ci, à moins qu’on m’explique comment


un homme peut se planter lui-même une hache dans la cage thoracique, ça
va être difficile de faire passer ça pour un accident.

– Et c’est vous qui découvrez le corps ? Comme pour Margaux… comme


pour Simon… Avouez, c’est étrange comme coïncidence, ne put
s’empêcher de remarquer Tyron.

André hésita une seconde à le rembarrer, avant de laisser tomber. Les


insinuations du gamin sonnaient faux. Même lui ne croyait pas ce qu’il
disait.

– Au lieu de m’accuser, aide-moi plutôt à comprendre ce qui se passe ici,


soupira André en lui faisant signe de s’asseoir.

Surpris, Tyron observa le flic avec plus d’attention. Enfoncé dans son
fauteuil, les épaules basses, l’homme semblait réellement abattu. « Soit
c’est un très bon comédien, soit il ne sait vraiment rien… »

Le garçon se posa dans le fauteuil que lui désignait André et lâcha un rire
bref.

Un raclement de gorge nerveux, comme un caillou coincé sous une porte


battante.

– Ce qui se passe, c’est qu’on est coincés sur cette putain d’île, avec un
dingue qui s’amuse à nous massacrer les uns après les autres. Alors, la vraie
question, ce n’est pas « Qu’est-ce qui se passe ? », mais « Comment fait-on
pour s’en sortir ?

André hocha la tête. Le gamin avait parfaitement raison.

– On est d’accord. Sauf que l’île est trop grande pour qu’on puisse la
fouiller efficacement… En plus, maintenant que les chiens ne sont plus là,
n’importe qui peut aborder Sareck et repartir sans qu’on s’en aperçoive.
– Vous croyez que le tueur vient de l’extérieur ?

André opina.

– J’ai trouvé une trappe dans la chaufferie, vu les traces de pas, c’est par là
qu’il passe pour entrer et sortir discrètement. Pour moi, le mieux, c’est de
réunir tout le monde, de se calfeutrer dans le manoir et d’attendre les
secours.

Quelqu’un va bien finir par se rendre compte que nous ne donnons plus de
nouvelles.

L’ex-commissaire avait l’air sûr de lui. Pourtant, Tyron grimaça.

– Mauvais plan…

– Comment ça « mauvais plan » ? On a de l’eau et de la nourriture pour


plusieurs semaines. Et puis, j’ai toujours ça, acheva l’ex-commissaire en
soulevant son arme.

« C’est fou comme un type avec un flingue perd la moitié de ses capacités
d’analyse… » pensa Tyron en se retenant de soupirer. « Enfin, au moins,
maintenant, je sais que ce n’est pas lui le tueur… il est vraiment trop con. »

Comme un maître patient expliquant la technique des additions à un môme


de primaire, Tyron exposa ses doutes à l’ex-commissaire.

– S’enfermer dans le manoir ne résout rien du tout. Si on suit la théorie de


Mme Astings, et que le, ou la, taré qui nous dégomme, suit l’intrigue du
roman d’Agatha Christie, le tueur est forcément l’un d’entre nous… Du
coup, avec votre plan, on lui permettrait juste de nous avoir tous sous la
main. Non, ce qu’il faut, c’est deviner QUI se cache derrière ces meurtres.
Et je suis certain que vous avez votre petite idée.

André ne disait plus rien. En lâchant à haute voix que le tueur était l’un
d’eux, le frère de Deborah avait ouvert la boîte de Pandore.

L’ex-flic soupesa les possibilités, cherchant à se souvenir du détail qui lui


permettrait de savoir qui, précisément, était l’assassin. Or, il savait avec
certitude qu’une des personnes sur cette île avait déjà tué. Une personne qui
aurait eu tout le temps pour préparer les pièges et les messages, une
personne assez mince pour se glisser par la trappe de la chaufferie.

– Viviane… je m’en souviens maintenant… c’est elle qui a demandé à ce


qu’on allume un feu… c’est pour ça que Charles est descendu… le bois, il y
en avait sur l’établi… c’était un piège.

Chapelle du monastère

5 h 47

Échevelée, rouge et transpirante, Viviane s’acharnait sur la trappe donnant


accès au hangar. L’ex-infirmière n’avait pas imaginé que, sans électricité, le
panneau resterait obstinément coincé. Depuis son arrivée dans la chapelle,
elle avait tout essayé, descellant même une sculpture de granit de son
support pour lui servir de boutoir. Mais, rien à faire.

– Bordel ! Mais tu vas t’ouvrir ! rugit-elle en balançant l’ex-voto de pierre


sur le panneau de bois.

Comme pour répondre à sa prière, un ronronnement léger s’éleva dans la


chapelle. Une à une, les ampoules accrochées sous le berceau de bois du
plafond s’allumèrent, chassant les ombres de la nef, et transperçant les
vitraux bleus et rouges.

Comme un animal réveillé d’un long sommeil, la trappe se souleva dans un


grincement, laissant apparaître la naissance d’un escalier ancien.

Taillées à vif dans la roche grise, les marches s’enfonçaient dans les
profondeurs de la chapelle. Une dizaine de mètres de descente permettant
d’accéder aux entrailles de Sareck.

Le passage était assez large pour laisser passer un tonneau, mais trop bas
pour se tenir debout. Viviane ne le savait pas, mais cet escalier avait été
creusé par les naufrageurs. Un passage bien pratique pour charger
discrètement leur butin dans quelques longues barques noires, et disparaître
ensuite en abandonnant aux flots les marins échoués sur les écueils.
Une main sur le mur humide, l’autre serrée autour de sa lampe torche, elle
descendit lentement, attentive au moindre bruit.

À l’exception du grondement de plus en plus présent de l’océan, et du


claquement de ses baskets sur les marches de pierre, elle n’entendit rien
d’inquiétant.

Quand elle déboucha dans la grotte servant aujourd’hui de hangar, la mer


était encore assez haute pour s’enfuir.

Flottant au bout de son amarre, un canot noir l’attendait sagement.

– Enfin, soupira-t-elle en se redressant.

À la différence de l’escalier, le plafond de la grotte s’élevait si haut qu’il


restait caché dans l’ombre.

Il ne lui restait qu’une dizaine de mètres à parcourir. À peine une quinzaine


de pas et elle serait libre.

Chambre de Deborah

5 h 47

Après le départ de son frère, elle n’avait pas perdu de temps. Pour la
première fois depuis la mort de sa jumelle, Deborah savait, avec certitude,
ce qu’il convenait de faire. Elle devait permettre à Lisa de se venger. Mais
pour ça, il fallait que sa sœur revienne d’entre les morts, et qu’elle-même
disparaisse.

Attrapant un coussin pour étouffer le bruit et une sculpture de bronze pour


lui servir de masse, Deborah, méthodiquement, fit le tour de sa chambre en
martelant les miroirs. Comme une toile d’araignée gigantesque, les murs se
couvrirent de longues estafilades et de cicatrices brillantes.

Maintenant, quand elle observait son reflet, Deborah ne se voyait plus. Elle
avait disparu.

– Adieu, Deb…
Mais ce n’était que la première partie de son plan.

Lâchant la sculpture et le coussin, la jeune fille se dirigea vers la salle de


bains.

Debout face au dernier miroir, Deborah enserra une poignée de ses cheveux
et brandit les ciseaux qu’elle avait volés dans la cuisine. Puis, sans hésiter,
elle tailla sa chevelure juste en dessous du lobe de son oreille.

Au fur et à mesure que les longues mèches brunes tombaient sur le sol, le
sourire de la métisse s’élargit. Lisa était en train de revenir. Elle allait
pouvoir se venger.

Se penchant sur le côté, elle dessina une larme noire dans le creux de son
cou.

Puis, redressant la tête, elle salua son reflet.

– Salut, toi… tu m’as manqué…

Viviane Picq

Articles 222-37 et 222-39 du Code pénal : Sont déclarés comme illégaux


le transport, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi
illicites de stupéfiants. La vente aux mineurs, en milieu scolaire, par une
personne ayant autorité est considérée comme facteur aggravant.

La Voix tomba de la voûte en même temps que la pierre.

« Sisyphe, il est temps de porter ta charge… »

Suspendue à une chaîne épaisse, la boule de démolition envoya le corps de


Viviane s’écraser comme un crachat contre la paroi de pierre.

Le choc l’assomma quelques secondes.

S’il avait été plus violent, il aurait pu lui briser la nuque, voire la tuer sur le
coup. Mais seul son genou droit, bizarrement tordu, avait souffert de sa
chute.
Tout avait été calculé pour qu’elle survive à ce premier impact. Un calcul

complexe. À la hauteur de la colère de la Voix.

La douleur vrillant de son ménisque brisé réveilla rapidement Viviane. Mais


pas assez vite pour éviter la suite.

Glissant le long du rail fixé au plafond, la boule s’était positionnée au-


dessus de l’infirmière. Telle une main posée sur un oisillon pour l’empêcher
de s’enfuir, la pierre la compressait juste assez pour la garder captive.

La Voix ne voulait pas tuer Viviane trop vite. Et puis, il fallait respecter les
règles. Viviane était Sisyphe, elle devait porter son rocher un instant, pour
expier ses fautes.

« Je vais te laisser une chance, Viviane. Une chance, c’est toujours plus que
ce que tu as laissé à tes victimes… n’est-ce pas ? Alors, pousse ce rocher,
confesse tes fautes, et tu pourras partir. »

Coincée, Viviane ne perdit pas de temps à tenter de négocier, ni à chercher


quelles victimes, exactement, la Voix voulait venger. Viviane était
pragmatique : savoir ne changerait rien, d’autant que, des victimes, elle
n’en avait pas qu’une… De toute manière, elle ne se sentait coupable de
rien. Elle n’avait fait que répondre à la demande. Ce n’était pas sa faute si
ces gamins étaient pervers, si certains vieux mettaient trop de temps à
mourir. Elle était infirmière, pas médecin, et, vu ce qu’elle était payée, elle
était bien obligée d’arrondir ses fins de mois.

Oubliant la douleur de son ménisque brisé, Viviane appuya ses paumes sur
la surface rêche de la pierre et banda ses muscles pour tenter de la faire
rouler en arrière. Un mouvement impossible à obtenir avec de simples
muscles humains.

Comme pour se moquer d’elle, la voix, malicieuse, se mit à déclamer


Homère.

« Sisyphe, agité par de cruels tourments, s’offre à mes regards ; il roule un


énorme rocher et le pousse avec ses pieds et ses mains jusqu’au sommet
d’une montagne… »

– Mais vous allez fermer votre gueule ! éructa l’ex-infirmière.

La boule descendit d’un centimètre.

– NON ! Arrêtez !

« C’est plus lourd que tes remords n’est-ce pas ? Mais en as-tu, seulement,
des remords ? Tu as l’air d’avoir oublié le nom de tes victimes. Veux-tu que
je te rafraîchisse la mémoire ? »

– Comme si c’était moi la coupable !

« Parce qu’Esther était coupable peut-être ? »

Surprise, Viviane éclata de rire.

– Parce que c’est pour cette petite gourde que je me retrouve coincée là ?
Mais vous croyez quoi ? Que c’est moi qui lui ai passé la corde au cou ?
Que c’est moi qui l’ai obligée à boire et à se vautrer dans le lit de ce
dégénéré de Charles ?

« Et le GHB que Charles lui a fait prendre, ce n’est pas vous qui lui avez
donné peut-être ? »

– Donné ? Certainement pas. Vendu oui, mais pas donné. Ce que ce taré en
a fait ensuite, ce n’est pas mon problème… Je ne suis responsable de rien,
de RIEN ! Alors, laissez-moi partir !

Comprenant qu’elle n’arriverait pas à faire ressentir le moindre remords à


Viviane, la Voix préféra reprendre sa lecture de l’ Odyssée.

« Mais dès que la roche est près d’atteindre à la cime, une force supérieure
la repousse en arrière et l’impitoyable pierre retombe de tout son poids
dans la plaine. »

Répondant à ses propos, la boule descendit d’un nouveau cran, roulant sur
le ventre de Viviane, écrasant son bassin.
Les os incurvés s’écartèrent à la limite de leur flexibilité avant de céder
dans un craquement sec. Viviane hurla. Un hurlement de bête suivi d’un
vagissement d’enfant.

Tirée par le mécanisme implacable du plafond, la boule remonta lentement


sur son buste en faisant éclater, un à un, les os de sa cage thoracique.

Les côtes, comme des doigts acérés, se plantèrent dans ses poumons ; lui
coupant la respiration, l’obligeant à haleter comme un chien écrasé.

La boule s’arrêta à la pointe de son menton. Épargnant un moment son


visage pour la laisser entendre la fin de l’histoire.

« Sisyphe recommence sans cesse à pousser la roche avec effort, la sueur


coule de ses membres, et des tourbillons de poussière s’élèvent au-dessus de
sa tête. »

– Espèce de malade… tu ne vaux pas mieux que moi, cracha Viviane dans
un flot de sang mousseux.

« Viviane Picq. Tu es reconnue coupable de la mort d’Esther Dimonin. Tu


es condamnée à la peine capitale. »

La boule de pierre, comme le rocher de Sisyphe sur sa montagne,


redescendit lentement sur le corps de l’ex-infirmière de Sainte-
Scholastique, éclatant son deuxième ménisque, brisant son tibia droit.

Puis, elle remonta.

Encore plus lentement.

Broyant ce qui restait à broyer.

Enfonçant sa mâchoire inférieure à l’intérieur de son crâne, la repoussant


jusqu’à ce que son nez craque.

Viviane, les pupilles recouvertes du jus noirâtre de son sang, plongea dans
l’obscurité.
Au bout de trois passages, la boule cessa son lent manège, et s’éleva vers
les hauteurs de la grotte. Ne laissant sur le sol qu’un amas de méchanceté,
de chair et de fibres textiles agglomérées.

Une saloperie de bête immonde que les crabes ne tarderaient pas à nettoyer.

chapitre XIV

Dimanche 31 mars

Île de Sareck

6 h 28

Quand Eliot avait débarqué dans le salon pour leur raconter qu’il avait vu
Viviane se glisser dans la chapelle, Pitard n’avait pas été surpris : comme le
surdoué, Tyron et lui en étaient déjà arrivés à la conclusion que Viviane
avait quelque chose à voir avec ce qui se passait sur Sareck.

– Je suis certain que le bateau que nous cherchons… est caché quelque part
sous la chapelle, haleta Eliot en s’appuyant sur André. Viviane avait une clé
dorée à la main… comme sur les dessins, ajouta-t-il en se pliant en deux.

Accroché à son bras, le gamin semblait avoir du mal à se remettre de sa


course. « C’est peut-être le meilleur dans beaucoup de matières, mais ce
n’est pas un surdoué en sport… » se dit Pitard en l’aidant à s’asseoir.

– Je vais à la chapelle. Il faut empêcher Viviane de filer. Pendant ce temps,


vous allez chercher Hélène et Deborah, et vous me rejoignez là-bas… S’il y
a vraiment un bateau, on en profitera pour se tirer de cette île.

Sans attendre la réponse des garçons, l’ex-commissaire sortit son arme et se


rua vers la sortie.

6 h 28

Cachée dans les buissons sous les fenêtres du salon, Lisa avait vu revenir
Eliot. Une seconde, elle espéra que Tyron sortirait à son tour. Seul.
Mais c’est le flic qui surgit à sa place. Ce n’était pas ce qu’elle voulait,
mais, en voyant l’arme dans sa main, elle se dit que, finalement, c’était un
mal pour un bien.

Serrant fermement la seringue hypodermique dans sa main droite, elle


s’élança derrière lui.

6 h 32

Tyron tournait en rond comme un lion en cage. Pitard était déjà parti depuis
cinq minutes, mais eux étaient toujours dans le salon. Eliot, plié en deux sur
un fauteuil, n’arrivait pas à retrouver son souffle.

Incapable d’attendre plus longtemps, Tyron se dirigea vers le vestibule.

– Je vais chercher Mme Astings et ma sœur. Toi, tu ne bouges pas de là !

– Et Charles ? lui lança Eliot.

Tyron, qui s’apprêtait à sortir, s’arrêta net. Ni Pitard ni lui n’avait pensé à
mettre le gamin au courant pour la mort de Charles. Mais ce n’était pas le
moment de perdre du temps.

– Je m’en occupe… On se retrouve en bas dans cinq minutes, biaisa le


colosse en franchissant la double porte du salon.

Façade sud du manoir

6 h 45

André Pitard n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Il avait
déjà fait la moitié du chemin quand la pierre l’atteignit à l’arrière de la tête
et l’assomma sur le coup.

Il reprit connaissance en moins de cinq minutes. Mais il était déjà trop tard.
Allongé face contre terre, il allait se remettre sur pied quand, étrangement,
son bras droit refusa de lui obéir. Une seconde, l’ex-commissaire crut à un
tremblement de terre.

Pris d’hallucinations, il vit le sol se soulever, et la lune se décrocher du ciel


pour tomber droit sur lui.

André ouvrit la bouche pour hurler. Aucun son n’en sortit. Ses lèvres
fourmillaient, sa bouche, sèche, était vide du moindre son. Il était sur le
pont d’un navire, livré aux éléments déchaînés, tanguant dans la tempête.
Son esprit divaguait, l’empêchant de se concentrer. « Quelque chose m’a
frappé, Viviane, la chapelle, il faut l’empêcher… » Mais se souvenir était
trop difficile. Il n’avait pas la volonté. D’ailleurs, il n’avait jamais vraiment
eu de volonté. Dormir, il avait envie de dormir.

Comme un rideau cassé, ses paupières tombèrent. « Il ne faut pas…


fermer…

les yeux. » Pitard concentra ce qui lui restait de volonté et souleva le voile
de peau couvrant ses globes oculaires. Par l’étroite fente, il aperçut deux
pieds. Des pieds chaussés de baskets blanches, immaculées. Pitard tenta
d’appeler à l’aide.

Un gargouillis informe s’échappa de sa bouche pâteuse. À peine un


murmure. Il avait envie de rire. Ou de pleurer. Il ne savait plus.

Les baskets s’arrêtèrent à quelques centimètres de son visage. Il commença


par penser qu’elles étaient étrangement propres, comme neuves, avant de
remarquer les bordures plus sombres au-dessus des semelles. Un épais
liseré pourpre, inégal, comme la frange d’écume d’une mer de sang. « Le
sang de qui ?

» se demanda vaguement André. Aussi vite qu’elle était arrivée, la pensée


disparut de son esprit. Il n’arrivait plus à réfléchir. Tout flottait.

Une main, fine, passa devant ses yeux. Incapable de réagir, il la regarda
s’avancer vers son bras droit, et desserrer, un à un, ses doigts de la crosse de
son arme. La peau de cette main était douce, chaude, rassurante.
S’il avait pu mouvoir les muscles de ses lèvres, André aurait souri. Il était si
bien.

Une voix, douce elle aussi, lui murmura de ne s’inquiéter de rien. Qu’elle
n’en avait pas après lui. Qu’il fallait qu’il ferme les yeux. Qu’il dorme. La
main passa doucement sur son visage, abaissant le rideau de ses paupières,
le plongeant dans les ténèbres.

Au loin, la mer roulait des hanches, lascive. Un grondement régulier.

Obsédant. André ne sentait plus rien. Ni son corps ni les cailloux du


chemin. Il n’était plus qu’une oreille accrochée au bruit de l’océan.

Et au bout d’un moment, bercé comme l’enfant posé sur le ventre de sa


mère, il s’endormit.

Vestibule

6 h 58

Eliot sortit du salon juste au moment où Deborah franchissait la porte


d’entrée. Pendant une seconde, il eut du mal à la reconnaître. Entièrement
vêtue de blanc, la métisse avait taillé ses cheveux en un carré court,
grossier. Avec sa chemise de nuit blanche et son air halluciné, elle
ressemblait à une sorcière qu’on mène à l’échafaud. Sauf que, si c’était le
cas, elle s’y rendait seule… et armée.

Eliot ne s’attendait pas à ça.

Instinctivement, il fit un pas en arrière pour s’éloigner de Deborah et de


l’arme qu’elle tenait serrée dans sa main droite.

Si la sœur de Tyron décidait de l’abattre, il ne pourrait rien faire pour l’en


empêcher. Être surdoué ne protégeait pas de tout.

Mais Deborah continua son chemin vers l’escalier comme si elle ne l’avait
pas vu.

Le cerveau en ébullition, Eliot la regarda gravir lentement les marches.


S’il voulait s’en sortir, il allait devoir agir. Vite.

Et s’il y avait bien quelque chose qu’il détestait, c’était improviser.

Tyron Lansneck

Article 221-2 du Code pénal : « Le meurtre qui précède, accompagne ou


suit un autre crime est puni de la réclusion criminelle à perpétuité. »

Comme si le pêne de sa porte avait été brisé, la poignée de la chambre de


Deborah tourna dans le vide. Surpris, Tyron passa par sa chambre en
croisant les doigts pour que sa sœur n’ait pas tiré le verrou de leur porte de
communication.

Heureusement, ce n’était pas le cas.

– Deb ! Habille-toi ! Vite ! Faut se tirer d’ici !

Pas de réaction.

Il faisait sombre, mais la lueur diffuse du jour qui se levait ne laissait pas de
place au doute : Deborah n’était plus dans son lit.

Comme fou, Tyron ouvrit la porte de la salle de bains, vide, puis se


précipita dans celle de sa propre chambre. Toujours rien.

– Deb, c’est pas drôle, c’est moi, montre-toi, supplia-t-il en retournant dans
la chambre de sa sœur.

« Deborah est partie, Tyron, elle sait… »

Il sursauta. La Voix semblait venir de partout à la fois. Pourtant, il était seul


dans la pièce.

– Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous fait de ma sœur ? demanda Tyron en


reculant vers sa chambre.

Son dos heurta la porte. Il était certain de l’avoir laissée ouverte, pourtant,
celle-ci était fermée. À clé.
« Moi ? Rien, Tyron… rien à part lui ouvrir les yeux sur toi… c’est
important de voir, de savoir… »

Quand la lumière jaillit des plafonniers, les pupilles du métis, habituées à la


pénombre, s’étrécirent d’un coup. Dans un réflexe protecteur, ses paupières
se baissèrent, puis papillonnèrent un instant, laissant à ses yeux le temps de
s’habituer au retour brutal de l’électricité.

– Mais qu’est-ce que…

Tyron n’avait pas pu s’en rendre compte dans la pénombre, mais les miroirs
décorant la chambre de sa sœur avaient tous été brisés. Comme fendus de
l’intérieur, ils lui renvoyaient à présent son image démultipliée. Morcelée.
Une œuvre d’art moderne, cubiste, où rien n’était plus à sa place. Mais il y
avait autre chose. Des photos. Partout. Une femme, enroulée dans un linceul
blanc, allongée sur une table de métal. Une femme au visage comme un
masque de cire, les yeux fermés, la chevelure détrempée. Une femme
morte, aux cheveux bruns. Bouclés.

Tyron gémit comme une bête en tombant à genoux.

– Non… pas ça… pas Deborah…

Avant que Tyron réalise que les photos étalées sur les murs n’étaient pas
celles de cette jumelle, quelque chose se mit à bouger à l’intérieur des
miroirs brisés.

Un mouvement. Un reflet parcourant les tessons, comme une onde.

Une femme brune, les cheveux comme un casque de guerrière, venait


d’apparaître dans son dos.

– Lisa…

Eliot

7 h 08
L’explosion de la reine blanche, des deux cavaliers et de la tour noire
résonna comme un coup de tonnerre dans la cage d’escalier. Eliot sursauta à
peine.

Agrippé à la rampe, le garçon continua de dégringoler les marches, quatre à


quatre, sans cesser une seconde de réfléchir. Il avait entendu le hurlement
de Tyron, vu Deborah tirer sur son frère, et le corps d’Hélène flottant sans
vie dans le grand jacuzzi.

Dans le vestibule, seules trois pièces étaient encore en jeu : le fou noir de
Deborah, le roi noir représentant Pitard, et sa tour blanche. Eliot comprit
qu’il n’avait plus rien à faire là. Il ne pouvait plus se laisser distraire. Il ne
fallait pas subir.

« Anderssen contre Kieseritzky… la partie immortelle de 1851… ça peut


marcher… ça doit marcher… » se répéta-t-il en serrant convulsivement les
doigts autour de sa torche à ultraviolet.

Les lumières étant revenues, sa lampe ne lui était d’aucune utilité dans le
manoir. Mais c’était sans importance. Les taches fluorescentes seraient
visibles à l’extérieur.

Le deuxième coup de feu retentit au moment où Eliot arrivait dans le


vestibule. Un claquement sec.

« Deborah… » pensa-t-il aussitôt.

Le surdoué hésita une fraction de seconde, mais ne ralentit pas. Ce qui se


passait à l’étage ne le regardait plus. Il ne pouvait rien faire pour la sœur de
Tyron.

D’un bond, il franchit les débris de verre jonchant le grand damier au sol,
poussa la porte, et s’élança sur le perron. Dans son dos, une autre pièce
d’échecs explosa dans une gerbe de verre.

Le soleil, énorme, s’était posé sur l’horizon. Un globe laiteux, vomissant sa


lumière sur les contreforts écorchés de l’île des Pendus.
Eliot alluma sa torche, la braqua devant lui et sourit. Comme d’énormes
lucioles, les points fluorescents apparurent sur le chemin. Tous les mètres,
un caillou scintillait faiblement sous le faisceau invisible de la lumière
noire.

« Les cailloux blancs. Je suis le petit Poucet. Il faut que je suive les cailloux
blancs… logique, c’est parfaitement logique… »

À quelques mètres des marches de granit, allongé de biais sur la terre de


bruyère, le visage à moitié tourné vers le ciel, l’ex-commissaire semblait
dormir.

Devait-il le laisser ici ? Prendre le risque de l’emmener avec lui ?

Le plus sage aurait été de partir… mais après tout, était-il encore question
de sagesse ?

Pointe de l’Ogre

8 h 46

Eliot avait mal aux bras, mal aux mollets. Hisser le flic sur la brouette
l’avait épuisé. Ce porc pesait le poids d’un âne mort, et son corps de
préadolescent n’était pas taillé pour ce type d’exercice. Mais il ne pouvait
pas le laisser au milieu du chemin. Il n’avait aucun moyen de savoir ce qui
le maintenait endormi, ni combien de temps ce sommeil durerait.

Constatant qu’il était presque 9 heures, Eliot pesta et pressa le pas.

Déplacer Pitard jusqu’à la chapelle lui avait fait perdre du temps ; presque
une heure, mais il ne le regrettait pas. Maintenant, il avait la conscience
tranquille.

La piste luminescente avait disparu, mais le garçon savait où il devait se


rendre : à l’extrémité ouest de l’île, sur l’éperon rocheux tendu comme un
doigt d’honneur à la face du continent lointain. Sur la carte topographique
de l’île accrochée dans le grand salon, le nom des rochers bordant cet
éperon avait retenu son attention : l’Ogre.
Forcément, c’est là qu’était attendu le petit Poucet.

Abandonnant sur le sol sa lampe devenue inutile, Eliot commença à courir.

Trente minutes plus tard, il était au bord de la falaise. Comme si elle


l’attendait, une corde était solidement attachée à un pieu de métal. Une
corde suspendue au-dessus du vide. Une invitation à descendre.

Eliot s’allongea prudemment sur le rebord de l’éperon rocheux et glissa un


œil vers le bas.

Au ras des flots, une couronne d’écueils, alignés comme les dents d’une
mâchoire de géant, se dressait vers le ciel. Attaché à l’un d’eux, à l’exacte
retombée de la corde, il y avait un canot.

Ce n’étaient pas n’importe quels rochers.

« L’Ogre… je suis le petit Poucet et je me dirige vers l’Ogre… logique. »

C’était vraiment très haut. Mais avait-il le choix ?

Il n’avait que deux options : se cacher et attendre l’arrivée des secours, ou


quitter l’île à l’aide du canot.

Après avoir pesé les différentes options, Eliot conclut que rester sur Sareck
était trop dangereux.

– C’est parti…

La corde, gluante, avait une odeur étrange. Légèrement sirupeuse. Mais elle
était solidement attachée et suffisamment longue pour atteindre la mer.

Pour la première fois, Eliot douta, se demanda s’il réussirait à s’en sortir.

Après tout, malgré son QI, il avait le corps d’un garçon de treize ans. S’il
tombait, tout ça n’aurait servi à rien. Il ne serait qu’une victime de plus.

Mais ce n’était pas le moment de douter.


– Le petit Poucet est malin, c’est pour ça qu’il s’en sort à la fin, se rassura
Eliot en glissant dans le vide.

André Pitard

9 h 15

L’ex-commissaire avait l’impression de flotter, de voler dans les airs. Il


avait perdu toute notion du temps, ne voyant ce qui l’entourait que par
flashs, avant de retourner nager dans le trou d’un sommeil sans rêves.

D’ailleurs, il ne savait plus vraiment ce qui relevait du rêve et de la réalité.


Il avait vu des étoiles, le toit de bois d’une chapelle comme la coque
renversée d’un navire. Il avait entendu un rire, des bruits de pas, la mer. Et
l’explosion.

Il se souvenait surtout de l’explosion, car c’était à cet instant que la


mâchoire de pierre l’avait broyé.

Il se souvenait d’un hurlement. Le sien, peut-être. Et de sa douleur quand la


roche avait avalé le bas de son corps, brisant d’un seul coup son bassin.

Il n’en était pas certain, mais il croyait encore entendre le craquement de sa


colonne. Et un rire.

Puis, il avait senti une piqûre, et la douleur avait disparu. D’un seul coup. Et
il s’était endormi.

Erwan Kervadec

Lundi 1er avril

6 h 34

L’alarme, stridente, dérangea La Mouche au milieu d’un rêve délicieux où


Pauline, la serveuse du bar de l’embarcadère, tenait le premier rôle ; un
scénario nécessitant beaucoup de souplesse, mais pas de costumière.
Erwan, agacé, allongea le poing brusquement, envoyant son talkie
valdinguer sur le sol de sa chambre, avant de se rappeler qu’il avait été payé
pour répondre jour et nuit aux appels. Une paye déjà à moitié dépensée.

Son atterrissage ayant été amorti par un tas de vêtements à la propreté


douteuse, le talkie couinait toujours quand le marin se leva pour le
ramasser.

– C’est bon, ça va, y a pas mort d’homme, grommela Erwan en appuyant


sur le bouton.

Un flot de paroles se déversa aussitôt dans l’écouteur.

– … eur… Sar… tout le mon… ort… enco… sur l’île… vite… le… anoir…

La voix était impossible à définir. Ça aurait aussi bien pu être un homme


qu’une femme, un jeune qu’un vieillard.

– Parlez plus doucement, je ne comprends rien…

Comme si elle ne l’avait pas entendu, la voix reprit sa litanie.

– Il y a… tueu… reck… out le mon… mort…

La Mouche sursauta. Malgré les grésillements, il lui avait semblé entendre


le mot « mort » et « tueur ». Conscient d’avoir beaucoup bu la veille, il
secoua la tête. « J’ai dû rêver… »

– Au… ecours… vite…

Cette fois-ci, les choses étaient plus claires. Quelqu’un, sur Sareck,
demandait de l’aide. Ça, Erwan en était certain. Celui ou celle qui était à
l’autre bout de la ligne ne faisait pas semblant. Il, ou elle, était terrorisé.

Enfin réveillé, La Mouche aboya dans l’appareil.

– Qui êtes-vous ? Répétez !


Seuls quelques grésillements lui répondirent. Puis, plus rien. La
communication avait été coupée.

La Mouche était connu pour détecter les emmerdes, mais là, ce qu’il sentait,
c’était autre chose. Quelque chose de beaucoup plus grave.

Quelque chose qui lui fit instantanément oublier la souplesse de Pauline et


son envie de replonger dans ses rêves.

Délaissant le talkie que lui avait confié Viviane, le marin alluma son
téléphone pour composer le numéro des sauveteurs en mer. Avec la tempête
des derniers jours et les grandes marées qui allaient commencer, il était
certain qu’ils étaient sur le pied de guerre.

– Raymond, c’est Erwan, rejoins-moi sur Sareck… j’ai eu un appel… non,


rien de précis… enfin, c’est pas clair… mais, fais-moi confiance, il se passe
quelque chose de pas net.

Île de Sareck

12 heures

Il ouvrit un œil, puis l’autre, et les referma aussitôt. Au-dessus de lui, un œil
immense, brûlant, l’observait. Une fente ovale percée d’une pupille d’or. Il
leva la main pour protéger son visage du dragon. Sa peau était
anormalement chaude, tannée, comme brûlée. Et il avait soif. Affreusement
soif.

Cherchant un peu d’humidité, il tenta d’humecter ses lèvres. Sa langue,


gonflée, était rêche comme du papier de verre, aride comme le désert.

Il n’arrivait pas à se souvenir où il était, le moindre mouvement lui faisait


un mal de chien. Et puis, il ne sentait plus ses jambes.

Un bruit de clapot lui fit tourner la tête. Il avait tellement soif.

Dans un suprême effort, il posa sa main droite en visière pour se protéger de


l’intense lumière, et souleva à nouveau ses paupières. Ses globes oculaires
étaient si secs qu’il crut un instant être devenu aveugle. Puis, ses pupilles
s’habituèrent, et il put distinguer ce qui l’entourait.

À quelques mètres, la mer léchait les berges d’un étroit passage auquel était
arrimée une barque noire. Tout autour, des parois de pierre. Pas des murs,
non, de la roche brute. Il était dans une grotte. Une grotte percée juste au-
dessus de lui par une fente oblongue dans laquelle s’encastrait un soleil au
zénith.

« Voilà ce que j’ai pris pour un œil de dragon… »

Il ne savait toujours pas où il était.

« Depuis combien de temps je suis là ? »

Il tenta de rassembler ses souvenirs. Son esprit semblait étrangement vide,


comme si une main vicieuse s’était amusée à secouer ses neurones, à les
tremper dans l’éther pour en ôter la moindre bribe des derniers jours.

Il se souvenait avoir reçu un chèque. Un gros chèque. Il devait s’occuper de


gamins pour une émission de télé. Quelque chose avait dû mal tourner. «
Mais quoi ? »

Sa main gauche était humide. Pendant qu’il dormait, la mer était montée
jusqu’à son épaule, et avait détrempé son blouson, avant de se retirer. Un
mètre de plus et il serait mort noyé. Il leva le bras, le passant sur son visage
pour le rafraîchir, collant ses lèvres sur le tissu, le tétant pour tenter
d’aspirer quelques gouttes de liquide.

L’eau salée lui brûla les lèvres. Le remède était pire que le mal. Mais il avait
tellement soif.

Pitard inspira profondément et hoqueta. Une odeur atroce avait envahi ses
narines.

Il y avait quelque chose derrière lui, une charogne, un animal.

André tourna la tête au maximum, cligna des paupières.


Ce n’était pas un animal. C’était un être humain. Enfin, vaguement humain.

Une masse de cheveux noirs, une main blanche.

La certitude de savoir qui était la morte à côté de lui le frappa comme une
gifle.

– Putain de merde ! Viviane…

Pitard se rappela tout à coup être sorti du manoir à la recherche de


l’infirmière. Ses souvenirs étaient flous, fragmentés, mais il vit le visage de
Deborah penché sur lui, l’entendit lui parler de vengeance.

Il y avait des trous dans sa mémoire.

Quelqu’un l’avait amené dans cette grotte, il ne savait pas qui, il se


souvenait vaguement d’une voix parlant d’expier ses péchés. Une voix haut
perchée. Celle d’une fille ? d’un garçon ? Impossible de savoir.

Puis il y avait eu l’explosion et le plafond de la grotte s’était effondré sur


lui.

Enfoui à mi-corps sous les gravats, André se mit à gémir. Il ne voulait plus
se souvenir, il voulait oublier. Tout oublier.

Détachant son regard des restes atrocement mutilés de Viviane, il se


concentra sur ses sensations.

Il ne sentait plus ses jambes, une information qui ne le tracassa qu’à moitié.

Son vrai problème, c’était qu’il avait soif. Une soif atroce.

Brutalement, l’ex-commissaire André Pitard se souvint d’une autre image :


un homme avec son visage, enchaîné dans un fleuve noir, et contemplant
sans pouvoir bouger une montagne de victuailles entassées sur la berge.

Une image qu’il avait vue, il n’y a pas si longtemps, sur la porte de sa
chambre. Celle de Tantale, puni pour son avidité.
À cet instant précis, André Pitard comprit.

Et quelque chose se brisa dans son esprit.

chapitre XV

Mardi 2 avril

Manoir de Sareck

17 h 39

Le commissaire Vincent Brière était arrivé sur Sareck dès qu’il avait su.
L’avis de recherche, lancé quand la légiste avait confirmé que l’arme
utilisée pour abattre le directeur de Sainte-Scholastique était bien celle de
Pitard, avait fini par matcher : la gendarmerie de Saint-Brieuc l’avait appelé
pour le prévenir qu’ils recherchaient la même personne dans le cadre d’une
enquête pour un septuple meurtre.

Le commissaire Brière avait débarqué sur l’île après la levée des corps,
mais les photos des légistes, précises, lui avaient permis de comprendre une
partie de ce qui s’était passé sur Sareck. Pas le pourquoi. Non, ça, ça restait
un grand mystère.

Debout au milieu du vestibule noir et blanc, décoré d’étranges sculptures


cassées, Vincent Brière tentait de faire le point.

Selon la légiste, la fille dont le corps avait été tiré sur la plage, Margaux,
était morte la première d’une chute sur les rochers. La nuque brisée, celle-ci
n’avait pas souffert. Mais on ne pouvait pas en dire de même des autres.

Le garçon dans le chenil, Simon, avait été déchiqueté par les chiens
retrouvés abattus à côté de lui ; à voir ce qui restait de son corps, il avait
mis du temps à mourir.

Il y avait eu aussi la blonde, Carie, retrouvée allongée dans son lit, mais les
poumons remplis d’eau, et la chair atrocement brûlée au troisième degré,
comme cuite.
Puis, la prof de lettres, flottant nue dans son jacuzzi, un sourire aux lèvres,
et sans aucune marque de défense. Pour celle-ci, l’analyse toxicologique
révélait qu’elle avait été droguée.

« Au moins, elle n’aura pas souffert… » pensa le commissaire en passant au


cadavre suivant.

Le fils de la prof, Charles, était mort dans la cave, éventré par une hache de
bûcheron actionnée par un mécanisme complexe caché dans un faux
plafond recouvert d’une toile de vidéo projection.

Jusqu’à présent, aucun des spécialistes en domotique et multimédia


dépêchés sur place n’avait pu trouver d’où était activé le mécanisme. Vu
l’expression de terreur absolue restée inscrite sur le visage du gamin, le
commissaire aurait donné cher pour savoir quelles images exactement il
avait vues avant de mourir.

Enfin, il y avait les jumeaux Lansneck.

Comme pour se persuader qu’il n’avait pas rêvé, le commissaire Brière,


ressortit une nouvelle fois les photos du dossier les concernant. La mise en
scène de ces deux morts, macabre, avait un côté étrangement esthétique. Et
glauque.

Dérangeante.

Toujours selon la légiste, le garçon, Tyron, avait été abattu à bout portant
par sa sœur, avant que celle-ci, Deborah, ne se suicide en retournant l’arme
contre elle. Tout concordait : les traces de poudre, l’angle du tir et même les
empreintes sur la crosse de l’automatique ; l’arme de Pitard, la même que
celle utilisée contre le directeur de Sainte-Scholastique. Alors pourquoi
cette version des faits le dérangeait-elle autant ? Était-ce à cause des
cheveux de la fille retrouvés dans la poubelle de la salle de bains ?

Pourquoi changer de coiffure juste avant de se donner la mort ? Et surtout,


pourquoi les miroirs brisés et cette mise en scène ?
Vincent Brière feuilleta les photos prises par ses collègues. Les jumeaux
avaient été retrouvés enlacés sur le sol de la chambre aux miroirs,
enveloppés dans une peau d’âne. Le frère était allongé sur le dos, yeux
ouverts sur le plafond. La fille, lovée contre lui, la tête calée sur son épaule,
avait posé son bras gauche en travers de sa poitrine avant de se tirer une
balle dans la bouche de la main droite.

– Le diable m’emporte s’il y a un sens à tout ça…

Le commissaire, pas plus que ses collègues de Saint-Brieuc ne


comprenaient quoi que ce soit à cette histoire. Évidemment, le lien entre les
deux affaires était simple : comme le cadavre du principal retrouvé abattu
trois jours plus tôt dans son bureau, les gamins venaient tous, sans
exception, de Sainte-Scholastique…

Mais qu’est-ce qu’ils fichaient là ? Et pourquoi avaient-ils été tués les uns
après les autres ?

S’il en croyait la déposition du marin qui les avait amenés sur Sareck, les
gamins et la prof croyaient participer au tournage d’un pilote d’émission de
téléréalité. Sauf qu’aucune chaîne n’avait confirmé l’info… et qu’il
manquait encore trois personnes à l’appel : l’ex-commissaire Pitard ; un
gamin de treize ans, Eliot Le Goff, lui aussi pensionnaire à Sainte-
Scholastique ; et une femme du nom de Viviane, qu’ils n’avaient pas encore
clairement identifiée.

Le commissaire relut une nouvelle fois la carte trouvée sur le lit du gamin.

C’était une espèce de message en rapport avec le conte du « Petit Poucet ».

Avant son arrivée, l’équipe technique avait trouvé une lampe à ultraviolet
devant le manoir et avait repéré une piste menant à l’autre bout de l’île. Ils
avaient fait le lien entre les deux et déduit qu’Eliot avait été attiré dans un
piège.

Malheureusement, ils n’avaient rien trouvé au bout qu’une corde glissant à


pic le long de la falaise.
Agacé, le commissaire Vincent Brière allait remonter dans les chambres
pour chercher un nouvel indice quand un gendarme déboula en courant dans
le manoir.

– Venez ! Vite. On en a retrouvé deux autres !

– Vivants ?

Le gendarme, incertain, grimaça.

– Presque…

Manche

18 heures

Eliot était vivant. Il avait réussi à rejoindre le canot et à le démarrer.

S’il se fiait à sa montre, cela ferait bientôt cinquante-huit heures qu’il


dérivait dans cette coque de noix. Deux jours et demi sans voir la terre.

Les quatre premières heures, le canot filant tout droit, il savait à peu près où
il allait. Puis, un grain de sable s’était glissé dans la machine bien huilée ;
un imprévu. Il était tombé en panne et avait commencé à dériver au milieu
de nulle part. Comme le petit Poucet, il était complètement perdu.

La main en visière pour se protéger des assauts du soleil, Eliot se redressa


pour tenter de repérer un coin de terre dans l’étendue désespérante de bleu.

Il ne vit rien. Pas même l’ombre d’un bateau.

Il n’avait plus d’eau. Le soleil cognait.

S’il ne pleuvait pas, et que personne ne le trouvait, il allait mourir.


Bêtement.

Pourtant, même s’il ne croyait pas en la chance, il avait confiance.


Avec le message d’alerte qu’il avait envoyé à Kervadec, les recherches
devaient être en cours.

Restait à savoir qui le trouverait en premier…

Mercredi 3 avril

CHU de Rennes

9 h 17

L’équipe de secours n’avait rien pu faire pour Viviane Picq, mais l’ex-
commissaire était encore vivant quand ils l’avaient trouvé. Les gendarmes
étaient arrivés in extremis. La grande marée était en train d’envahir la grotte
; ils

avaient à peine eu le temps de dégager le corps. S’ils étaient arrivés dix


minutes plus tard, ils auraient retrouvé l’homme noyé.

– Monsieur Pitard, je sais que vous m’entendez. Dites-moi ce que vous avez
fait d’Eliot Le Goff.

Abruti par les analgésiques s’écoulant dans son goutte-à-goutte, André


souleva une paupière. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là,
mais depuis que les gendarmes l’avaient extrait des gravats pour le conduire
à l’hôpital, à chaque fois qu’il avait repris connaissance, c’était pour
découvrir ce type à son chevet.

Il était gravement déshydraté, paralysé des membres inférieurs, et les


médecins s’accordaient tous pour dire qu’il était un miraculé. Mais le
commissaire Brière s’en contrefichait. Lui, il voulait comprendre ce qui
s’était passé, et retrouver le gamin. Vivant, de préférence. Au bout de trois
jours, l’espoir était mince, et cet espoir tenait au témoignage du dingue
allongé en face de lui.

Depuis que les gendarmes avaient retrouvé Pitard et le corps affreusement


écrasé de l’ex-infirmière, sous la chapelle, les équipes du commissaire
n’avaient pas chômé… et tous les indices qu’ils avaient découverts
pointaient dans la même direction : l’ex-commissaire André Pitard.

L’île avait été louée par une société à son nom, l’arme utilisée sur Sareck
était la même que celle qui avait tué le principal Proud’hon, les traces
d’explosifs retrouvées dans les débris des statues, et dans la grotte sous la
chapelle où avait été retrouvé Pitard, correspondaient à ceux volés dans le
dépôt de son ancien commissariat. Tout, jusqu’au détail de ses appels
téléphoniques, et au roman d’Agatha Christie trouvé annoté dans son
appartement, prouvait sans l’ombre d’un doute que l’ex-commissaire André
Pitard avait minutieusement planifié les meurtres.

La seule chose qui échappait encore aux enquêteurs était le pourquoi… et


où était passé le dernier gamin.

– Vous êtes certaine qu’il m’entend ? demanda Vincent Brière à


l’infirmière.

– Absolument… et sa gorge a suffisamment dégonflé pour qu’il puisse vous


répondre.

Rassuré, Vincent se retourna vers l’ex-flic et répéta sa question.

– Eliot, il est où ? Qu’est-ce que vous en avez fait ?

André ne voulait pas lui répondre.

Il voulait que l’autre lui fiche la paix, qu’il le laisse se rendormir.

– Je ne sais pas… de qui vous parlez, coassa-t-il avec difficulté. De l’eau,


donnez-moi de l’eau.

Sa gorge lui faisait mal. Ses lèvres aussi.

L’infirmière s’approcha, attrapa le bidon de plastique posé sur sa table de


chevet et guida la pipette jusqu’à sa bouche.

Comme un bébé, André aspira goulûment avant de laisser retomber sa tête


sur l’oreiller.
Dormir. Il voulait dormir.

1 an après

Australie

Villa Esther

Depuis qu’il avait quitté Sareck, le frère d’Esther avait retrouvé une
apparence correspondant à ses dix-neuf ans. Avec son déficit chronique en
testostérone, paraître treize ans pendant un an n’avait pas été très difficile,
pas plus que de passer pour un surdoué, vu que c’est ce qu’il était.
Étrangement, c’était se donner l’apparence d’un jeune adulte qui était le
plus compliqué. Mais malgré sa petite taille, son visage imberbe et sa voix
de fausset, personne n’aurait pu reconnaître Eliot dans celui qu’il était
redevenu aujourd’hui.

Vêtu d’un polo et d’un jean de grande marque, ses fins cheveux blonds
coiffés en arrière et une Rolex au poignet, Marc ne ressemblait plus au
jeune garçon déclaré « disparu » l’an dernier par la police française. Et pour
cause, même si sa fausse identité était parfaite, il n’avait jamais été Eliot.
Ça lui avait coûté cher,

mais l’ancien agent de la DST qui la lui avait fournie avait bien fait son
travail : registres d’état civil, sécurité sociale, bulletins scolaires depuis la
maternelle…

tout était parfaitement en règle.

Tout aurait pu mal se terminer, mais Marc avait eu de la chance. Après


avoir dérivé presque trois jours dans son canot en panne, il avait été sauvé
par un bateau de pêche écossais. L’équipage était restreint et la pêche
mauvaise ; une liasse de billets lui avait permis d’acheter leur silence et de
se faire déposer discrètement en Angleterre.

Ensuite, malgré ce léger contretemps, Marc avait suivi le reste de son plan :
rejoindre la chambre d’hôtel louée pour lui depuis trois jours par son
homme de main, récupérer un autre déguisement et un jeu de vrais-faux
papiers pour rentrer chez lui. Puis il était redevenu Marc, ce richissime
Français excentrique qui vivait seul dans son immense propriété
australienne et n’en avait pas bougé une fois depuis deux ans.

Rien à voir avec Eliot Le Goff. Et encore moins avec un crime de masse
sordide au large du Finistère. Non, absolument rien.

Ensuite, il n’avait plus eu qu’à s’amuser à regarder les progrès de l’enquête,


tout en jouant les informateurs anonymes auprès des médias et de la police.

Plus d’un an après les événements, installé confortablement face à son


écran géant, le frère d’Esther regardait les dernières informations avec
délectation. Le procès de Pitard était en cours, et les journalistes du monde
entier s’étaient donné rendez-vous devant le palais de justice. Depuis la
diffusion de ses vidéos de meurtres sur le Net, les médias ne parlaient plus
que du massacre de Sareck.

Bien sûr, avant de les poster, Marc avait soigneusement enlevé la bande-son
et toutes les images qui auraient permis de remonter jusqu’à lui.

La seule chose que voyaient les internautes était des images dignes d’un
film d’horreur… mais encore meilleures, car réelles. Enfin… réelles.
Presque. Marc avait réalisé quelques montages. Comme en réutilisant la
vidéo de Pitard tirant vers les oiseaux au-dessus du cadavre de Margaux ; à
la place on croyait maintenant le voir tirer en direction de la planche avant
la chute de la plongeuse.

Une vraie réussite.

Dégoûté par le visage de Tyron s’étalant en gros plan sur l’écran, Marc
zappa.

« La malédiction de l’île des Pendus », « Téléréalité sanglante », «


Meurtres en direct », « Les Dix petits nègres made in Breizh », « Sareck la
maudite ».. .

Toutes les chaînes ne parlaient que du procès en cours, mais la vérité c’est
que, malgré les efforts de la police et les dizaines d’interviews de témoins
plus ou moins proches de l’affaire, personne n’avait deviné que tous ces
morts étaient liés à la mort de sa sœur.

Toute cette mise en scène lui avait coûté cher, mais ce n’était pas grand-
chose au regard de la fortune dont il avait hérité le jour de ses dix-huit ans.
Ses parents, décédés dans un accident de voiture quand il n’était encore
qu’un enfant, avaient tout prévu. Recueilli par des tuteurs aussi riches que
ses parents, Marc avait grandi avec leur fille. Ils avaient presque le même
âge, elle était devenue sa sœur. Malgré son handicap, il avait connu une
enfance heureuse, protégée.

Tout avait basculé le jour où Esther avait décidé d’aller à Sainte-


Scholastique.

Sa sœur en avait marre des cours par correspondance, de vivre en recluse à


cause de la maladie de son frère. « Je veux être comme les autres », avait-
elle insisté jusqu’à ce que ses parents cèdent et l’inscrivent dans cette
pension de malheur.

Esther lui avait proposé de venir avec elle, mais il n’avait pas voulu la
suivre.

Le regard des autres sur sa différence lui était insupportable, alors il avait
laissé sa sœur partir seule. Une grossière erreur qu’il n’arrivait pas à se
pardonner et qui lui pesait sur la conscience.

Marc délaissa la télé et sortit de sa poche l’iPod d’Esther. C’est grâce au


journal que sa sœur enregistrait chaque jour sur l’appareil qu’il avait su ce
qui lui était arrivé. La direction de Sainte-Scholastique l’avait retourné avec
le reste de ses affaires sans se douter de ce qu’il contenait. Quand il avait
découvert l’enregistrement, Marc avait cru devenir fou. Il aurait pu le
donner à la police, en parler à ses parents adoptifs, mais une autre idée avait
germé. Se venger. Il fallait qu’il venge sa sœur. Et, même si tout ne s’était
pas déroulé comme prévu, il avait réussi.

Ça lui avait coûté une petite fortune, mais il ne regrettait rien.


Marc avait eu le temps de réfléchir aux erreurs qu’il avait pu commettre.
Son plan était parfait à l’exception d’une chose : les gens n’étaient pas des
pièces d’échecs et réagissaient parfois de manière étrange.

Sa première erreur avait été de ne pas prévoir que Pitard et Hélène


abattraient les chiens. Marc comptait sur eux pour empêcher quiconque de
sortir du manoir à la nuit tombée. Un grain de sable qui l’avait beaucoup
gêné pour la suite, l’obligeant à surveiller tout le monde et à improviser.

Comme avec Viviane qu’il avait dû éliminer avant son tour parce qu’elle
cherchait à s’échapper, ou avec Pitard qu’il avait dû traîner jusqu’à la grotte
de la chapelle alors que son plan initial prévoyait comme pour les autres
qu’un joli message le conduise jusqu’au lieu de l’explosion.

Étant très perfectionniste, le côté brouillon des derniers meurtres avait un


peu gâché son plaisir. Marc soupira. Son plus gros écueil avait été Deborah.
Avec ce qu’il avait découvert sur le meurtre de Lisa, la pousser à collaborer
n’avait pas été très compliqué. Mais il n’avait pas pensé qu’elle utiliserait la
seringue de curare prévue pour immobiliser son frère afin de voler son arme
à Pitard… ni qu’elle se suiciderait après avoir abattu son jumeau.

Dans son plan initial, Marc avait pensé tuer Deborah d’une surdose de
morphine. Comme la Belle au bois dormant, elle se serait endormie sur son
lit.

Deborah n’était pas coupable, il ne voulait pas la faire souffrir.

Pour Tyron par contre, il avait prévu bien pire. Une fois piqué par sa sœur,
il voulait l’écorcher comme l’âne du conte. Vivant, bien sûr.

Le tableau et la cohérence des meurtres en avaient été un peu gâchés, mais


ce n’était pas de sa faute. C’était celle de Tyron. Tout était de la faute de
Tyron.

L’iPod d’Esther dans la main, Marc appuya sur « play » pour écouter sa
sœur.
Une partie de son journal remontant à son arrivée à Sainte-Scholastique.
Avant la souillure.

La voix enjouée résonna quelques secondes dans le salon avant d’être


interrompue par un léger toussotement.

– Oui, Jacob ?

Debout à l’entrée du salon, son majordome attendit qu’il coupe le son de


l’iPod avant de s’avancer.

– Un appel pour vous, monsieur. De France, précisa le majordome en


tendant un lourd appareil militaire à son employeur.

– Merci, Jacob.

Marc décrocha le combiné du téléphone crypté qu’il utilisait pour


communiquer avec son homme de main européen. L’ancien agent de la
DST lui coûtait cher, mais était d’une redoutable efficacité. C’est lui qui
avait volé l’arme et les explosifs dans la pièce des scellés de l’ancien
commissariat de Pitard. Lui aussi qui s’était arrangé pour que Pitard et
Viviane perdent leurs boulots grâce à quelques informations déversées dans
les bonnes oreilles. Lui encore qui s’était fait passer pour Norbert Body,
avait convaincu le directeur de Sainte-Scholastique de participer au jeu,
avait loué l’île au nom de Pitard et avait géré les travaux d’aménagement de
Sareck.

Bref, un homme irremplaçable et qui en savait beaucoup trop.

– Oui, dit Marc en se disant qu’il serait sans doute temps d’inviter son
interlocuteur à venir visiter le désert australien.

– Le verdict vient d’être prononcé. Coupable. Peine maximale.

Marc raccrocha avec un sourire, sans prendre la peine de commenter.

L’information était conforme à ce qu’il attendait : celui qui avait couvert le


viol, le harcèlement et l’assassinat d’Esther venait d’être condamné pour un
décuple meurtre qu’il n’avait pas commis. Un juste retour des choses.
Son informateur avait peu d’avance sur les médias. Déjà, le visage de Pitard
s’affichait sur le grand écran.

– Lui qui était déçu de ne pas passer à la télé, quand il a signé son contrat, il
doit être content maintenant, ricana Marc en coupant la télé.

Le toussotement poli du majordome retentit de nouveau.

– Oui. Autre chose, Jacob ?

– Votre avocat, sur la deuxième ligne, monsieur. C’est à propos de Mme Le


Goff.

Pour être certain que l’identité d’Eliot soit la plus crédible possible, Marc
lui avait trouvé une fausse grand-tante : une vraie Mme Le Goff. Au début,
la vieille lui avait servi d’interlocutrice pour le lycée, puis, quand Eliot avait
disparu tragiquement au large de Sareck, elle était devenue sa représentante
auprès de la police. Bien sûr, elle ne connaissait pas Marc. L’avocat qui la
payait l’avait convaincue qu’Eliot était le fils caché d’un gros trafiquant.
Quand Eliot avait disparu, elle avait menacé de tout dire. Mais l’homme de
main de Marc avait été convaincant, et la vieille avait continué à jouer le
jeu.

« Encore une qu’il va falloir rapidement inviter dans le désert », se promit


Marc en décrochant.

– Faites court, Maître.

L’avocat fut bref. Moins de deux minutes plus tard quand Marc raccrocha, il
avait retrouvé sa bonne humeur.

Le canot qui avait failli lui servir de tombeau avait fini par être remonté des
profondeurs par un pécheur. Évidemment, ils n’avaient pas trouvé de corps,
et encore moins la tablette qui lui avait servi à piloter le circuit vidéo et les
pièges de l’île. Mais ça avait suffi pour conclure qu’Eliot s’était noyé.

Si l’avocat l’appelait, c’était pour le prévenir que, ce matin, Mme Le Goff


avait été officiellement notifiée par la police de la mort de son petit-neveu
et avait reçu un certificat de décès en bonne et due forme. La vieille voulait
savoir s’il fallait organiser un enterrement.

Les mains sur les hanches, face à la mer, Marc se demanda un instant s’il
ferait graver une épitaphe sur la tombe vide de celui qu’il avait été pendant
un an, puis abandonna l’idée.

La partie était finie, il avait gagné.

postface

Article 434-4 du Code pénal : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et


de 45 000 euros d’amende le fait, en vue de faire obstacle à la
manifestation de la vérité :

1° De modifier l’état des lieux d’un crime ou d’un délit soit par l’altération,
la falsification ou l’effacement des traces ou indices, soit par l’apport, le
déplacement ou la suppression d’objets quelconques ; 2° De détruire,
soustraire, receler ou altérer un document public ou privé ou un objet de
nature à faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit, la recherche des
preuves ou la condamnation des coupables.

Lorsque les faits prévus au présent article sont commis par une personne
qui, par ses fonctions, est appelée à concourir à la manifestation de la
vérité, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros
d'amende

l’emprisonnement à vie. »

Enfermé depuis plus d’un an dans une prison de haute sécurité, André ne
comprenait toujours pas ce qui lui était arrivé.

Son procès, retentissant, avait fait la une des journaux pendant des
semaines.

Malgré certaines zones d’ombre, et son refus de reconnaître le moindre


crime, la sentence maximale avait été prononcée contre lui. On lui avait
collé tous les meurtres sur le dos, même celui du gamin dont le corps
n’avait jamais été retrouvé.

Devant le sadisme et la préméditation des meurtres, sa tétraplégie n’avait


pas réussi à adoucir le jury. Son avocat n’avait pas cessé de lui répéter qu’il
fallait qu’il parle, qu’il s’explique. Mais comment expliquer l’inexplicable ?

Pitard avait été piégé et il le savait. Au début, il avait refusé de s’impliquer.


Il avait juste parlé du message de Norbert Body en espérant que celui-ci
prouverait qu’il était une victime comme les autres.

Mais celui-ci ne l’avait pas aidé.

Le fameux message qu’ils auraient dû faire écouter aux mômes le soir de


leur arrivée n’était qu’un message de bienvenue leur répétant les règles de
l’Escape Game : déchiffrer les indices, trouver les clés, partir.

La voix était trafiquée, n’importe qui aurait pu l’enregistrer, même lui.

À partir de ce moment, rien de ce qu’il avait pu dire n’avait pu convaincre


le juge de son innocence. Pour la première fois de sa vie, l’ex-commissaire
avait pourtant été parfaitement honnête, avouant même le rôle qu’il avait
joué pour étouffer le scandale du suicide de la gamine à Sainte-
Scholastique. Pitard était certain que quelqu’un voulait lui mettre les crimes
sur le dos, et que ça avait un rapport avec cette vieille histoire.

Le commissaire Brière avait été le seul à l’écouter, mais il n’y avait rien à
trouver. Les parents de la gamine étaient morts deux ans plus tôt dans
l’incendie de leur propriété, et le garçon qui avait grandi avec Esther, Marc,
vivait en Australie depuis leur disparition.

Devant l’insistance de l’ex-commissaire, Vincent Brière avait contacté ses


collègues australiens pour vérifier : ce Marc n’avait pas mis les pieds en
France depuis plusieurs années et vivait reclus depuis sa majorité.
Évidemment, il aurait eu les moyens de payer quelqu’un pour faire le sale
boulot à sa place… mais tout, absolument tout, désignait Pitard comme
coupable. Alors, après avoir douté un moment, le commissaire Brière avait
laissé tomber cette piste.
Recroquevillé sur son fauteuil, André regardait le maigre bout de ciel à
travers la lucarne de sa cellule. Ne pas savoir qui l’avait piégé, et pourquoi,
était la pire des tortures.

– Pitard, téléphone…

L’ex-commissaire fit lentement rouler son fauteuil jusqu’au guichet de sa


porte et attrapa l’appareil que le maton avait glissé par la fente.

À cause de son fauteuil roulant, il avait droit à ce traitement de faveur.


Quand son avocat voulait lui parler, les gardiens lui apportaient la
communication dans sa cellule.

– Oui, dit-il en portant l’appareil à son oreille.

Mais ce n’était pas son avocat.

C’était une voix.

Une voix métallique débitant un texte étrange.

« Le cupide Tantale avait menti, n’hésitant pas à sacrifier l’enfant, à


donner sa chair en pâture. Mais jamais le crime n’échappe au châtiment
qu’il mérite.

Aujourd’hui, j’aperçois Tantale, qui, souffrant d’amères douleurs, se tient


assis, enchaîné à sa chaise. De l’autre côté des barreaux, derrière la haute
fenêtre, la liberté l’appelle. Mais c’est un rêve inaccessible. Tantale est
puni, comme doivent l’être les criminels et ceux qui ont menti. Coupable.
Comme les autres, il a été reconnu coupable. Coupable d’avoir aidé à
dissimuler le viol, le harcèlement et l’assassinat d’Esther Dimonin. »

Les doigts recroquevillés autour du combiné, Pitard écouta deux fois le


message avant de réaliser ce qu’il signifiait. L’ex-commissaire détenait
enfin la preuve qu’il avait été piégé.

Pris d’un fol espoir, Pitard se mit à frapper sur sa porte.

– GARDIEN ! Vite ! Écoutez !


Sauf que, bien entendu, le temps que le gardien revienne, il n’y avait plus
rien à entendre.

Rien à part le hurlement d’un infirme qui venait de comprendre que,


finalement, il y avait bien pire torture que ne pas savoir.

Le pire, c’était de savoir… et de ne pas pouvoir le prouver.

Remerciements

À Maurice Leblanc et Agatha Christie, pour avoir enchanté les trop longues
heures de mon adolescence.

À mes deux consultants très spéciaux : Mandarine S., ma chouette


chirurgienne experte en stigmates mortifères, et Thierry L., maître de la
patience, sans qui ma lecture du Code pénal eut été nettement plus
fastidieuse. Je précise que les erreurs médicales ou légales sont de moi, pas
d’eux ; ils m’ont tout bien expliqué,

mais je n’ai retenu que ce qui m’arrangeait, comme d’habitude.

Aux copains normands et bretons qui ont cherché pour moi une île pour
situer cette histoire et qui vont s’apercevoir que, finalement, je n’ai tenu
AUCUN compte de leurs propositions.

À mon grand-père breton, qui avait eu la bonne idée de ranger sa collection


de policiers juste au-dessus du rayonnage des enfants, m’invitant ainsi à
glisser sans trop me poser de questions de la bibliothèque rose, à la verte…

puis à la noire et jaune.

Merci à la dream team du Pow Wow, Alice B., Mister V. et Cécile C., qui
ont eu la primeur de Dix façon feuilleton. Merci pour la lecture, les précieux
conseils z’avisés et les critiques. Dix serait nettement moins bien sans vous.

Enfin, comme toujours, merci à Olivier P. et à tous ceux, de la correctrice


au maquettiste en passant par l’illustrateur, les représentants et les libraires,
qui permettent à cette histoire de cheminer de mon cerveau aux mains des
lecteurs et des lectrices. Vous faites un super job.
Ouvrage réalisé par Cédric Cailhol Infographiste pour les Éditions du
Rouergue

ISBN : 978-2-8126-1733-1

TABLE DES MATIÈRES

Présentation

De la même auteure au Rouergue

DIX

prologue

chapitre I

chapitre II

chapitre III

chapitre IV

chapitre V

chapitre VI

chapitre VII

chapitre VIII

chapitre IX

chapitre X

chapitre XI

chapitre XII

chapitre XIII
chapitre XIV

chapitre XV

postface

Remerciements
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Présentation
De la même auteure au Rouergue
DIX
prologue
chapitre I
chapitre II
chapitre III
chapitre IV
chapitre V
chapitre VI
chapitre VII
chapitre VIII
chapitre IX
chapitre X
chapitre XI
chapitre XII
chapitre XIII
chapitre XIV
chapitre XV
postface
Remerciements

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