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En général, les gens croient fermement que dans le monde d’antan les
choses, si mauvaises qu'elles aient pu être, étaient meilleures
qu'aujourd'hui. Certains vont même plus loin… Comment elles étaient il y
a deux jours vaut même mieux que comment elles étaient hier. Plus on
recule dans le passé, plus le monde devient beau et désirable. On
s'extrait du sommeil chaque matin pour se retrouver en face de quelque
chose qui est toujours pire que ce qu'on a affronté la veille.
Le Saut ultime est un acte que chacun peut comprendre, qui correspond
aux désirs profonds de tous: mourir en un éclair, s’annihiler en un bref et
glorieux instant. Il m'arrive de penser que la mort est véritablement la
seule chose dont nous ayons le sens. C'est notre forme d'art, notre seule façon de nous exprimer.
Il y a quand même ceux d’entre nous qui réussissent à vivre. Car la mort aussi est devenue source de vie.
Romuald était un compagnon "délicat". Et il m'a été utile, c'est pourquoi je ne l'ai pas liquidé lui aussi. Comme je le
disais, les lames de rasoir représentaient quand même un luxe, et il a fallu arriver à faire un choix entre un visage lisse
pour lui, des jambes lisses pour moi, ou s'en servir pour me protéger. Les jambes ont gagné haut la main. D'autres
n'auraient pas fait ce choix, mais Romuald n'était pas idiot, il savait très bien que je pouvais me défendre toute seule.
De jour comme de nuit, il fallait des bougies quand on se rendait dans les rayons. Les livres étaient situés au cœur du
bâtiment, et il n’y avait donc de fenêtres dans aucun des murs. Comme l’électricité était coupée depuis longtemps,
nous n’avions d’autre solution que de transporter notre éclairage. A une époque, disait-on, il y avait eu plus d’un
million de volumes dans la Bibliothèque nationale. Ce nombre avait été fortement réduit avant mon arrivée, mais il en
restait encore des centaines de mille, et c’était une avalanche imprimée ahurissante. Il y avait des livres posés droit
sur leur étagère tandis que d’autres jonchaient
chaotiquement le plancher et que d’autres étaient encore
amoncelés en tas désordonnés.
Il y avait bien un règlement de la bibliothèque, imposé par
ces maudits qui se pensaient dépositaires du savoir – et il
était rigoureusement appliqué – qui interdisait de sortir
les livres hors du bâtiment, mais un grand nombre d’entre
eux avaient néanmoins été dérobés et vendus au marché
noir - le désespoir et la ruse restaient tapis au plus
profond des hommes. De toute façon, on pouvait se poser
la question si la bibliothèque en était encore une.
Le système de classement avait été complètement
chamboulé, et, avec tant de volumes déplacés, il était
virtuellement impossible de trouver un ouvrage qu’on
aurait précisément recherché. Si on considère qu’il y avait
sept étages de rayonnages, dire qu’un livre n’était pas à
sa place revenait à déclarer qu’il avait cessé d’exister.
Même s’il était physiquement présent dans ces locaux, le
fait était que personne ne le retrouverait jamais. J’ai fait
la chasse à un certain nombre de vieux articles de
journaux qui parlaient de mon Seigneur, mais la plupart
de mes incursions dans ces locaux n’avaient d’autre but
que de ramasser des livres au hasard, tant il état vain
d'effectuer des recherches précises.
Je n’aimais pas beaucoup me trouver là, car je ne savais
jamais sur qui je pouvais tomber et je devais respirer cette
humidité froide avec son odeur de pourriture moisie.
Toi qui descends de moi, tu portes mon sang, le sang de mon sang. Gardes le secret sur la puissance de ton héritage.
Surtout prends garde aux Maraudeurs, préviens-toi d’eux, ta vie en dépend !
Tout ce que tu vois a la capacité de te blesser, de te diminuer, comme si par le seul acte de voir une chose tu étais
dépouillé d'une partie de toi-même. On a souvent l'impression qu'il est dangereux de regarder, et on a tendance à
détourner les yeux, voire à les fermer. C'est ce que je veux dire par être blessé : tu ne peux pas voir, sans plus, car
chaque chose vue t'appartient aussi en quelque manière et fait partie de l'histoire qui se déroule à l'intérieur de toi. Il
serait agréable, je suppose, de s'endurcir au point de ne plus être affecté par rien. J'aimerai être seule, coupée de tous
les autres, ne plus les voir, à tel point que ma vie pourrait enfin être vouée à l'unique servitude de mon Seigneur.