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On se dit que tôt ou tard tout cela

devait prendre fin.


Les choses tombent en morceaux et
s’évanouissent alors que rien de
neuf n’est créé. Les gens meurent et
les bébés refusent de naître. A
moins que ce ne soient les mères
qui sont trop faible pour donner
naissance. Durant toutes les années
que j’ai passées ici, il me serait
facile de compter les quelques
nouveau-nés que j'ai pu croiser sur
les doigts de mes deux mains.
Et pourtant il y a de nouveaux
arrivants pour remplacer les morts
et les disparus.
Ils affluent des campagnes et des villes de la périphérie, tirant des chariots sur lesquels s’empilent en hauteur toutes
leurs possessions, ou encore dans des voitures délabrées qui passent en
pétaradant, et ils sont tous affamés, tous sans abris.
Et leur destin est presque toujours le même.

Et avec un avion ? ai-je dit. C’est quoi, un avion ? m’a-t-il demandé en


me souriant d’un air intrigué, comme si je venais de faire une plaisanterie
qu’il ne comprenait pas. Un avion, ai-je dit. Un Artefact qui vole dans les
airs et transporte les gens d’un endroit à un autre. C’est ridicule, a-t-il
rétorqué, me jetant un regard soupçonneux. Une telle chose n’existe pas.

En général, les gens croient fermement que dans le monde d’antan les
choses, si mauvaises qu'elles aient pu être, étaient meilleures
qu'aujourd'hui. Certains vont même plus loin… Comment elles étaient il y
a deux jours vaut même mieux que comment elles étaient hier. Plus on
recule dans le passé, plus le monde devient beau et désirable. On
s'extrait du sommeil chaque matin pour se retrouver en face de quelque
chose qui est toujours pire que ce qu'on a affronté la veille.

Le Saut ultime est un acte que chacun peut comprendre, qui correspond
aux désirs profonds de tous: mourir en un éclair, s’annihiler en un bref et
glorieux instant. Il m'arrive de penser que la mort est véritablement la
seule chose dont nous ayons le sens. C'est notre forme d'art, notre seule façon de nous exprimer.
Il y a quand même ceux d’entre nous qui réussissent à vivre. Car la mort aussi est devenue source de vie.

Romuald était un compagnon "délicat". Et il m'a été utile, c'est pourquoi je ne l'ai pas liquidé lui aussi. Comme je le
disais, les lames de rasoir représentaient quand même un luxe, et il a fallu arriver à faire un choix entre un visage lisse
pour lui, des jambes lisses pour moi, ou s'en servir pour me protéger. Les jambes ont gagné haut la main. D'autres
n'auraient pas fait ce choix, mais Romuald n'était pas idiot, il savait très bien que je pouvais me défendre toute seule.

De jour comme de nuit, il fallait des bougies quand on se rendait dans les rayons. Les livres étaient situés au cœur du
bâtiment, et il n’y avait donc de fenêtres dans aucun des murs. Comme l’électricité était coupée depuis longtemps,
nous n’avions d’autre solution que de transporter notre éclairage. A une époque, disait-on, il y avait eu plus d’un
million de volumes dans la Bibliothèque nationale. Ce nombre avait été fortement réduit avant mon arrivée, mais il en
restait encore des centaines de mille, et c’était une avalanche imprimée ahurissante. Il y avait des livres posés droit
sur leur étagère tandis que d’autres jonchaient
chaotiquement le plancher et que d’autres étaient encore
amoncelés en tas désordonnés.
Il y avait bien un règlement de la bibliothèque, imposé par
ces maudits qui se pensaient dépositaires du savoir – et il
était rigoureusement appliqué – qui interdisait de sortir
les livres hors du bâtiment, mais un grand nombre d’entre
eux avaient néanmoins été dérobés et vendus au marché
noir - le désespoir et la ruse restaient tapis au plus
profond des hommes. De toute façon, on pouvait se poser
la question si la bibliothèque en était encore une.
Le système de classement avait été complètement
chamboulé, et, avec tant de volumes déplacés, il était
virtuellement impossible de trouver un ouvrage qu’on
aurait précisément recherché. Si on considère qu’il y avait
sept étages de rayonnages, dire qu’un livre n’était pas à
sa place revenait à déclarer qu’il avait cessé d’exister.
Même s’il était physiquement présent dans ces locaux, le
fait était que personne ne le retrouverait jamais. J’ai fait
la chasse à un certain nombre de vieux articles de
journaux qui parlaient de mon Seigneur, mais la plupart
de mes incursions dans ces locaux n’avaient d’autre but
que de ramasser des livres au hasard, tant il état vain
d'effectuer des recherches précises.
Je n’aimais pas beaucoup me trouver là, car je ne savais
jamais sur qui je pouvais tomber et je devais respirer cette
humidité froide avec son odeur de pourriture moisie.

J’entassais autant d’ouvrages que je pouvais sous mes deux


bras et je remontais dans notre chambre. Les livres nous ont
servi à nous chauffer pendant quelques hivers.
En l’absence de tout autre combustible, nous les brûlions
dans le poêle en font pour faire de la chaleur. Je sais que cela
a l’air épouvantable, mais nous n’avions vraiment pas le
choix. C’était soit cela, soit mourir de froid. L’ironie de la
chose ne m’échappe pas – je passais rarement un jour sans contribuer au livre des aïeuls en même temps que nous
brûlions des centaines d’autres ouvrages pour nous tenir chaud.
Ce que certains pourraient trouver curieux, c’est que je n’en ai jamais éprouvé de regret. Pour être franche, je crois
que j’avais en fait du plaisir à jeter ces livres dans les flammes. Peut-être cela libérait-il quelque colère secrète en moi
; ou peut-être était-ce simplement une façon de reconnaître que ce qui leur arrivait n’avait pas d’importance. Certains
auraient dit que le monde auquel ils avaient appartenu était révolu, et au moins ils étaient à présent utilisés à
quelque chose. Et seule une histoire devait perdurer… Car moi je me demande seulement à quoi donc pouvaient
servir tous ces livres. La plupart des hommes sont bêtes, ce sont des moutons, ce qu'il leur faut c'est un berger.

J’ai essayé de tout faire tenir, à défaut d'arriver au


bout de ma quête, d’arriver au bout de ce qu'il était de
mon devoir de transmettre, avant qu’il ne soit trop tard
; mais je me rends compte maintenant que je me suis
lourdement trompée. Les mots ne permettent pas ce
genre de choses. Plus on s’approche de la fin, plus il y a
de choses à dire.
La fin n'est qu'imaginaire, c'est une destination qu'on
s'invente pour continuer à avancer, mais il arrive un
moment où on se rend compte qu'on n'y parviendra
jamais. Il se peut qu'on soit obligé de s'arrêter, mais ce
sera uniquement parce qu'on sera à court de temps. On
s'arrête, mais ça ne veut pas dire qu'on soit arrivé au
bout.
Pour moi il est temps de s'arrêter, même si je ne suis pas arrivé au
bout. Les mots, le temps aussi n'ont pas suffit, je suis vieille et lasse,
je ne suis pas celle qui vivra la renaissance de mon Seigneur. Mais il
y a toi, ma fille ! Il y a aussi ta fille, et la fille de ta fille, et toutes nos
descendantes. Je te lègue ma connaissance et le devoir de la leur
transmettre.

On s’extrait du sommeil chaque matin pour se retrouver en face


de quelque chose qui est toujours pire que ce qu’on a affronté la
veille ; mais, en parlant du monde qui a existé avant qu’on
s’endorme, on peut se donner l’illusion que le jour présent n’est
qu’une apparition ni plus ni moins réelle que le souvenir de tous les
autres jours qu’on trimbale à l’intérieur de soi.
Si tu dois te fournir dans un marché privé, veille bien à éviter les négociants renégats, car la fraude fleurit et
nombreux sont ceux qui vendent n’importe quoi pour le moindre bénéfice : des œufs et des oranges remplis de sciure,
des bouteilles de pisse en guise de bière. Non il n’y a rien que les gens se retiennent de faire, et le plus vite tu l’auras
appris, le mieux tu te porteras… Mais les pires sont ceux qui vendent des chimères. Les Anabaptistes et les
Jehamettans et leurs faux dieux, les Chroniqueurs et leurs promesses perfides, les Néolibyens et leur monnaie de
singe… Ne fait jamais confiance aux Cultes, mais laisse leur croire que tu es leur ami, ou mieux que tu es l’un des leurs.

Ce qu’il te faut faire, c’est être


prêt à toute éventualité. Mais les
opinions divergent du tout au tout
pour ce qui est de la meilleure
façon de s’y prendre.
Pour moi, c’est une bonne dague
au tranchant bien affuté. Mais
bien d’autres points de vue sur le
sujet tendent à s’exprimer. C’est ainsi que certains Clans croient que le mauvais temps provient des mauvaises
pensées. Il s’agit là d’un abord assez mystique du problème, car il implique que des pensées puissent se traduire
directement en événements du monde physique. Selon cette minorité, le fait d’avoir une idée sombre ou pessimiste
produit un nuage dans le ciel. S’il y a suffisamment de gens qui nourrissent en même temps des pensées sinistres, la
pluie se mettra à tomber. Telle est la raison de tous ces changements météorologiques si surprenants, affirment-ils, et
c’est pourquoi personne n’a su donner d’explication scientifique à notre climat bizarre.

Toi qui descends de moi, tu portes mon sang, le sang de mon sang. Gardes le secret sur la puissance de ton héritage.
Surtout prends garde aux Maraudeurs, préviens-toi d’eux, ta vie en dépend !

Tout ce que tu vois a la capacité de te blesser, de te diminuer, comme si par le seul acte de voir une chose tu étais
dépouillé d'une partie de toi-même. On a souvent l'impression qu'il est dangereux de regarder, et on a tendance à
détourner les yeux, voire à les fermer. C'est ce que je veux dire par être blessé : tu ne peux pas voir, sans plus, car
chaque chose vue t'appartient aussi en quelque manière et fait partie de l'histoire qui se déroule à l'intérieur de toi. Il
serait agréable, je suppose, de s'endurcir au point de ne plus être affecté par rien. J'aimerai être seule, coupée de tous
les autres, ne plus les voir, à tel point que ma vie pourrait enfin être vouée à l'unique servitude de mon Seigneur.

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