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Une voix dit que le train démarre mais c’est Montpellier qui
recule. Nous, on ne bouge pas. On pense. Les mots ne servent
à rien, donc on ne s’en sert pas.
Papa recouvre mon épaule gauche de sa très grande main.
Les voisins endormis ont l’air exactement morts. Tout semble
déjà si loin. Nous voyageons avec une boîte, deux valises
remplies de fantômes et l’impossibilité de soigner l’angine de
questions. Si le pourlinstant dure très longtemps, est-ce que
Papa reviendra quand même de temps en temps ? Qu’est-ce
qu’il y a dans cette boîte ? Pourquoi j’ai pas le droit de
l’ouvrir ? Et la mort, c’est vraiment pour toujours ?
Note
1. Petite ferme en langue locale.
Première nuit à la Frohmühle
Note
1. « Les poules ! Les poules ! Venez, venez ! » en patois lorrain.
Le 4 juin au soir, dans ta chambre
Note
1. La belle-sœur d’Élise.
La Frohmühle, le 7 août 1944
Les jours et les nuits se fondent les uns aux autres. Je suis le
capitaine d’un bateau sans gouvernail. Je glisse dans la brume
en plissant les yeux. Le soleil s’est barré mais il a foutu de l’or
partout dans les arbres aussi parce que c’est l’automne. Le
vent se prend pour un peintre en secouant les feuilles.
C’est bizarre de penser à l’automne dernier. Tu étais encore
complètement là. Tu faisais des trucs de maman comme si tu
allais vivre une bonne centaine d’années de plus. C’est bizarre
de penser que si un jour j’ai des enfants, ils ne te connaîtront
pas.
Je regarde Marlene Dietrich, je m’imagine qu’elle me
comprend. Surtout quand elle incline légèrement la tête vers la
gauche.
– On dirait Alexandre le Grand ! dit l’Émile.
À chaque fois que je m’amuse un peu trop longtemps de
cette idée, elle chie sur mon cahier ou dégueule ses pois
chiches dans mon lit.
Parfois je lui parle en passant mon index entre ses yeux trop
grands. Quand elle s’endort j’ai l’impression d’être un bon
papa. Ça calme la tempête de mes idées, ça rend l’angine de
questions plus supportable.
Note
1. Bataille décisive dans la libération du pays de Bitche.
La Frohmühle, le 12 décembre 1944
L’Émile m’a posé dans mon lit. J’ai dégueulé mon champ
de fleurs. Le mélange d’odeurs avec les pois chiches de
Marlene Dietrich m’a fait redégueuler.
J’ai une barre de fer glacée sous le crâne. Des bourdons
bourdonnent dans mes oreilles comme s’ils cherchaient un truc
impossible à trouver. Du coup, ils s’énervent.
Je descends pour le petit déjeuner. L’odeur du lait chaud me
donne envie de remonter me coucher. Tante Louise me sourit
et passe ses doigts-saucisses contre ma joue. Elle ne se force
pas ni rien. Grand-mère coupe une pomme avec tant de
fermeté qu’on dirait qu’elle lui en veut.
L’Émile m’explique que Sylvia a dû quitter la maison parce
que quelqu’un l’avait dénoncée. Grand-mère continue en me
racontant l’histoire de l’Allemand aux bonbons, qui lui a sauvé
la vie en la prévenant. Hans, le nazi aux petites mains. Elle
ajoute qu’elle sera plus en sécurité désormais, que c’est mieux
pour tout le monde.
L’Émile dit que Sylvia a laissé une lettre pour moi en plus
de sa bouteille de parfum et que ce serait une bonne idée de la
lire plutôt que de la manger…
J’ai envie de chialer, ça change un peu du vomi. Je ne peux
pas empêcher mon menton de trembler.
La tante Louise dit que je devrais remercier Dieu.
Apparemment c’est grâce à lui que je ne me suis pas fait
prendre.
Je dis rien parce que je suis poli et moins saoul qu’hier,
mais rester ici sans Sylvia ou se faire prendre, je ne vois plus
trop la différence.
– Parce que tu ne t’es pas fait prendre justement, dit Grand-
mère en dégommant une nouvelle pomme.
Faut que j’arrête de penser trop haut. Faut que j’arrête de
penser.
– Ça me rassure que Sylvia ait réussi à quitter la Frohmühle,
dit la tante Louise.
– Louise a raison, on devrait tous se réjouir, dit Grand-mère.
L’Émile ne cligne plus des yeux, il fait ça quand il est en
surchauffe.
Je connais par cœur ces silences tendus. Je sens que la tante
Louise va pleurer et se mettre à parler de Jésus.
– Où est-elle maintenant ?
– Dans une autre cachette, plus sûre. Un bateau toujours en
mouvement, avec une cale secrète, dit l’Émile.
J’essaie d’imaginer ce bateau avec elle à l’intérieur.
Je pense au chalutier que Papa m’a offert après mon
appendicite. J’ai toujours rêvé qu’il existe en très grand et d’en
être le capitaine.
– Tu reviendras nous voir pour les vacances ? dit Grand-
mère, pour changer de sujet. Tu auras droit à la forêt, aux
animaux et même à faire du vélo la nuit si l’Émile
t’accompagne, ajoute-t-elle.
– Tu crois qu’elle reviendra, Sylvia… pour les vacances ? je
demande.
Un nouveau silence s’installe. Il me paraît moins tendu.
Mon esprit se réchauffe doucement à l’idée de ces vacances
hors de la guerre. Papa sera revenu. L’herbe aura tellement
repoussé qu’on ne verra presque plus le trou d’obus dans le
pré. Je me blottis au creux de cette pensée.
– Ta Sylvia, si elle est partie, c’est à cause de toi. On a tous
failli se faire tuer à cause de toi. Quelqu’un t’a vu quand tu es
sorti avec la bicyclette ! dit la tante Louise.
Je demande à Grand-mère si quelqu’un m’a vu. Elle me
répond que non.
Je redemande à Grand-mère si quelqu’un m’a vu. Tante
Louise répond que oui, et que Grand-mère est arrivée à
s’arranger avec le petit Allemand.
– Je dis ça pour que tu te rendes un peu compte de la réalité,
tu comprends ? ajoute la tante Louise avec ce ton de miel
qu’elle prend parfois.
Le pire, c’est que je crois qu’elle est sincère.
– Ne l’écoute pas, Mainou, tu n’y es pour rien du tout, dit
l’Émile.
Je sens qu’il ment pour me protéger. Ses mains tremblent.
J’ai l’impression d’être caché dans l’escalier avec le
téléphone à ficelle alors que je suis bien à table avec eux. Ils se
comportent exactement comme quand je ne suis pas là.
Tante Louise se signe et se met à sangloter.
C’est le retour du silence. Celui profond qui laisse toute la
place au son de la pendule. Le repas reprend, on entend tout du
tintement des couverts et de l’eau qui descend dans les gosiers.
Je fais semblant de manger mes œufs brouillés. J’ai une
gueule de bois à faire passer Pinocchio pour un jouet en fer-
blanc. Pas besoin de mentir en disant que je ne me sens pas
très bien et que je voudrais aller m’allonger dans ta chambre.
Grand-mère accepte d’un petit signe de tête. Je ne me fais pas
prier.
Note
1. Journal d’un vampire en pyjama, Albin Michel, 2016 ; Le Livre de
Poche, 2019.
Montéléger (Drôme), le 15 juin 2021