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CORPUS TRAVAIL

Textes 1 : Dujarier

a/

Qu’appelons-nous travail ?

Vingt-quatre heures dans la vie de Sonia

Sonia se lève précipitamment pour calmer les pleurs de son plus jeune fils. Ses dents le travaillent, en ce
moment ! Elle le cajole, le nourrit, le change, lui parle. C’est doux, malgré le manque de sommeil et l’effort
qu’il faut faire pour le surmonter. Tout en repensant à son rêve, qui la travaille encore, elle prépare le petit-
déjeuner. Puis elle réveille son mari, qui doit aller travailler et déposer le plus jeune à la crèche. Elle aide son
autre fils à s’habiller et à faire son cartable. Elle le conduit à l’école et lui dit de « bien travailler », en lui
déposant un baiser sur le front. De retour au domicile, elle passe l’aspirateur, change les draps, lance une
lessive, range la cuisine, ramasse les jouets. Vivement qu’elle puisse retravailler pour avoir les moyens
d’employer quelqu’un pour faire tout cela, pense-t-elle.
Elle se rend ensuite à Pôle emploi, pour montrer qu’elle cherche bien du travail. Son interlocutrice lui
rappelle qu’elle doit écrire, relancer, téléphoner, tenir ses pages Internet à jour, faire du réseau, se former.
Elle lui suggère de rester motivée et en forme. Elle s’y applique. Elle travaille sur ses émotions ; elle a pris un
abonnement dans un club de sport pour travailler ses abdos.
Sur le chemin du retour, elle fait les courses dans un supermarché. Elle peste en constatant qu’il lui faut
utiliser une caisse prétendument automatique ; c’est à elle de faire le boulot, pense-t-elle.
En rentrant, elle se met à son cours d’informatique, en vue de valider un diplôme. Elle y travaille avec
assiduité. Elle s’interrompt pour répondre à une voisine qui lui demande de l’aide pour monter son Caddie. Puis
elle décide de poster sur Wikipédia un article qu’elle a mis trois mois à rédiger, sur le roman noir, sa passion.
Elle a fait du bon travail, pense-t-elle avec fierté. Elle va faire un petit tour sur Facebook, « like » des vidéos et
articles de ses « amis » et dépose sur sa page des photos de ses enfants, si mignons. Elle profite d’être devant
l’ordinateur pour acheter un billet de train pour les vacances, sur un site commercial qui bombarde sa rétine
d’offres alléchantes et bien ciblées. Les algorithmes travaillent bien, ce matin, pense-t-elle. Après avoir saisi moult
informations et codes, prouvé qu’elle n’était pas un robot, elle imprime son billet et la publicité qui y est
attachée. Elle avale rapidement une aile de poulet – non sans penser au documentaire qu’elle a vu la veille,
montrant ce qui est exigé de l’animal pour finir dans son assiette à un prix dérisoire.
Il est temps de rejoindre le local de l’association dans lequel elle donne bénévolement des cours de
français à des adolescents en difficulté scolaire. Retour à la maison via la crèche et l’école, avec les deux enfants.
Il n’y a plus qu’à leur faire faire leurs devoirs à la maison ; puis trier et descendre les ordures, étendre le linge,
appeler ses parents, préparer le dîner et, enfin, écouter son mari qui, de retour du travail, va lui raconter sa
journée. Car son mari travaille, lui. Il n’est pas obligé de rougir lorsque des amis lui demandent « Et toi, tu fais
quoi dans la vie ? » Et pourtant, ce soir il lui dit, tout en consultant ses courriers professionnels : « J’ai passé ma
journée dans des réunions absurdes. Je n’ai pas eu le temps de travailler. »

Qui travaille ? Quand ?

Cette fiction réaliste illustre le caractère ubiquitaire du mot « travail » dans nos vies. Elle pourrait
également servir de support à un petit jeu dans lequel il s’agirait de repérer à quel moment Sonia, ses fils et son
mari « travaillent ». Nous pourrions ensuite comparer nos réponses. Elles révéleraient les accords et disputes à
propos de ce que nous mettons derrière ce mot.
D’ailleurs, sauriez-vous dire avec certitude, vous-même, à quel moment vous travaillez ? Et votre
point de vue est-il partagé par vos proches, votre employeur (s’il existe) et les administrations publiques ? Est-
ce que vous travaillez lorsque vous lisez ce livre, par exemple ? A quelle définition partagée du travail pourrait-on
s’adosser pour s’entendre sur ce point ? Qu’appelons-nous travail, dans notre société, en somme ? (…)
Savoir à quel moment nous travaillons et qui travaille fait quotidiennement débat à différents niveaux :
subjectif (est-ce que Sonia a le sentiment de travailler lorsqu’elle rédige un article pour Wikipédia ?), relationnel
(qui travaille le plus, dans cette famille ?), économique (qu’est-ce que l’employeur du mari de Sonia rémunère
comme temps de travail ?), institutionnel (qui est protégé par le droit du travail et la Sécurité sociale ?), politique
(faut-il considérer les tâches domestiques comme du travail ?), moral (Sonia doit-elle culpabiliser de ne pas
avoir d’emploi ?).
Si l’on considère la place prise par ce mot dans notre manière de parler, c’est-à-dire aussi de penser, de
sentir et de juger, la question de savoir ce que nous appelons « travail » n’a rien d’anecdotique ou de rhétorique.
S’il est sur toutes les lèvres, c’est du fait de l’importance institutionnelle et subjective, mais aussi matérielle et
morale, qui lui a été conférée dans notre société.

b/
« Construire une maison, faire la cuisine, trier des ordures, danser, configurer un ordinateur, lire, traduire,
militer, cultiver, juger, monter à cheval, prendre soin d’un malade, conduire, prier ou faire l’amour, par exemple,
sont des pratiques socialement considérées comme du « travail » ou pas, selon les normes et institutions sociales,
mais aussi en fonction des circonstances et du point de vue adapté.
Ce que nous appelons « travail », en somme, désigne ce que nous catégorisons et nommons ainsi de
manière conventionnelle, dans un groupe humain précis et à un moment donné. »

Marie-Anne Dujarier, Troubles dans le travail. Sociologie d’une catégorie de pensée.


éd. PUF, (2021), p. 9-11, 23.

Texte 2 : Jappe

"Construire une table et jouer du piano, garder le bébé des voisins et tirer au fusil sur des êtres humains,
couper le blé et célébrer un rite religieux : ces activités sont totalement différentes les unes des autres, et
personne dans une société prémoderne n'aurait eu l'idée de les subsumer sous un seul concept."

Anselm Jappe, La société autophage, éd. La Découverte, (2017), p. 17

Texte 3 : Vernant

"[O]n ne peut projeter sur l’homme de la cité ancienne la fonction psychologique du travail telle qu’elle
est aujourd’hui dessinée.
Pour nous, toutes les tâches professionnelles, si diverses soient-elles dans le concret, rentrent dans un
type de conduite unique : nous y voyons une même activité forcée, réglée, dont l’effet concerne directement
autrui et qui vise à produire des valeurs utiles au groupe. (...) Cela n’est possible que dans le cadre d’une
économie pleinement marchande où toutes les formes de travail visent également à créer des produits en vue du
marché. (...) cette confrontation universelle des produits du travail sur le marché, en même temps qu’elle
transforme les divers produits, tous différents du point de vue de leur usage, en marchandises toutes comparables
du point de vue de leur valeur, transmue aussi les travaux humains, toujours divers et particuliers, en une même
activité de travail, générale et abstraite."

Jean-Pierre Vernant, "Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne", (1956).

Texte 4 : Preciado [/!\NB : ce texte fait référence de façon explicite au travail du sexe]

"Droit des femmes au travail... sexuel

Fabrication et vente d’armes : travail. Donner la mort à quelqu’un en appliquant la peine capitale :
travail. Torturer un animal dans un laboratoire : travail. Branler un pénis avec la main jusqu’à provoquer
une éjaculation : crime ! Comment comprendre que nos sociétés démocratiques et néolibérales refusent de
considérer les services sexuels comme un travail ? La réponse n'est pas à chercher du côté de la morale ou de la
philosophie politique, mais plutôt de l'histoire du travail des femmes dans la modernité. Exclus du domaine de
l'économie productive au nom d'une définition qui en faisait des biens naturels inaliénables et non
commercialisables, les fluides, les organes et les pratiques corporelles des femmes ont été l'objet d'un
processus de privatisation, de capture et d'expropriation qui se confirme aujourd'hui avec la criminalisation de
la prostitution.
Prenons un exemple pour comprendre ce processus : jusqu'au XVIIIè siècle, de nombreuses femmes des
classes ouvrières gagnent leur vie en vendant leurs services en tant que nourrices professionnelles. Dans les
grandes villes européennes, plus de deux tiers des enfants des familles aristocrates et des bourgeois urbains étaient
allaités par des nourrices.
En 1752, le scientifique Carl von Linné publie le pamphlet La Nourrice marâtre dans lequel il exhorte
chaque femme à allaiter ses propres enfants pour "éviter la contamination des races et des classes" par le lait
et demande aux gouvernements d'interdire, au bénéfice de l'hygiène et de l'ordre social, la pratique de
l'allaitement pour autrui. Le traité de Linné aboutira à la dévaluation du travail féminin au XVIIIè siècle et à la
criminalisation des nourrices. La dévaluation du lait sur le marché du travail s'accompagne d'une nouvelle
rhétorique de la valeur symbolique du lait maternel. Le lait, représenté comme fluide matériel à travers lequel
se transmet le lien social national de mère à fils, doit être consommé dans la sphère domestique et ne doit plus
faire l'objet d'échange économique.
Force de travail que les femmes prolétaires pouvaient mettre en vente, le lait devient un précieux liquide
biopolitique à travers lequel coule l'identité raciale et nationale. Le lait cesse d'appartenir aux femmes pour
appartenir à l'Etat. Un triple processus est accompli : dévaluation du travail des femmes, privatisation des
fluides, enfermement des mères dans l'espace domestique.
Une opération similaire est à l'oeuvre avec l'extraction des pratiques sexuelles féminines de la sphère
économique. La force de production de plaisir des femmes ne leur appartient pas : elle appartient à l'Etat - c'est
pour cela que l'Etat se réserve le droit de mettre une amende aux clients qui font usage de cette force dont le
produit doit revenir uniquement à la production ou la reproduction nationale. Comme pour le lait, les questions
d'immigration et d'identité nationale sont au centre des nouvelles lois contre la prostitution.
La prostituée (migrante, précaire, dont les ressources affectives, linguistiques et somatiques sont les seuls
moyens de production) est la figure paradigmatique du travailleur biopolitique au XXIè siècle. La question
marxiste de la propriété des moyens de production trouve dans la figure de la travailleuse sexuelle une modalité
exemplaire d'exploitation. La cause première d'aliénation chez la prostituée n'est pas l'extraction de plus-value
du travail individuel, mais dépend avant tout de la non-reconnaissance de sa subjectivité et de son corps comme
sources de vérité et de valeur : il s'agit de pouvoir affirmer que les putes ne savent pas, qu'elles ne peuvent pas,
qu'elles ne sont pas des sujets politiques ni économiques à part entière.
Le travail sexuel consiste à créer un dispositif masturbatoire (à travers le toucher, le langage et la
mise en scène) susceptible de déclencher les mécanismes musculaires, neurologiques et biochimiques
régissant la production de plaisir du client. Le travailleur sexuel ne met pas son corps en vente, mais
transforme, comme le font l'ostéopathe, l'acteur ou le publiciste, ses ressources somatiques et cognitives en
force de production vive. Comme l'ostéopathe, il/elle use de ses muscles, elle/elle taille une pipe avec sa bouche
avec la même précision que l'ostéopathe manipule le système musculosquelettique de son client. Comme l'acteur,
sa pratique relève de sa capacité à théâtraliser une scène de désir. Comme le publiciste, son travail consiste à créer
des formes spécifiques de plaisir à travers la communication et la relation sociale. Comme tout travail, le travail
sexuel est le résultat d'une coopération entre sujets vivants basée sur la production de symboles, de langage
et d'affects.
Les prostituées sont la chair productive subalterne du capitalisme global. Qu'un gouvernement socialiste
fasse de l'interdiction des femmes à transformer leur force productive en travail une priorité nationale en dit long
sur la crise de la gauche en Europe.
Paris, 21 décembre 2013
(Chronique parue dans le journal Libération)

Paul Beatriz Preciado, Un appartement sur Uranus, éd. Grasset, (2019), p. 69-72.
Texte 5 : Marx

"Le travail est d'abord un processus qui se déroule entre l'homme et la #nature, un processus dans lequel
l'homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente lui-
même face à la matière naturelle comme une puissance naturelle. Il met en mouvement les forces naturelles de sa
personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s'approprier la matière naturelle sous une
forme utile à sa propre vie. Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement il
modifie aussi sa propre nature. Il développe les potentialités qui y sont en sommeil, et soumet à sa propre
gouverne le jeu des forces qu'elle recèle. Nous ne nous occupons pas ici des formes primitives du travail, qui
relèvent encore de l'instinct animal. Lorsque le travailleur se présente sur le marché comme vendeur de sa propre
force de travail, il a laissé derrière lui dans un passé archaïque l'époque où le travail humain n'avait pas encore
dépouillé sa première forme instinctuelle. Nous supposons donc ici le travail sous une forme qui appartient
exclusivement à l'homme. Une araignée accomplit des opérations qui s'apparentent à celles du tisserand, et
une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue
d'emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la cire. Le résultat auquel aboutit le processus de travail était déjà au commencement dans
l'imagination du travailleur, existait donc déjà en idée. Non pas qu'il effectue simplement une modification dans la
forme de la réalité naturelle : il y réalise en même temps la fin propre qu'il vise, qu'il connaît, qui détermine
comme une loi la modalité de son action, et à laquelle il doit subordonner sa volonté. Et cette soumission n'est pas
un acte isolé et singulier. Outre l'effort des organes au travail, il faut une volonté conforme à cette fin, s'exprimant
dans une attention soutenue pendant toute la durée du travail, d'autant plus indispensable que celui-ci
enthousiasme moins le travailleur par son contenu propre et son mode d'exécution, et qu'il peut donc moins en
jouir comme du jeu de ses propres forces physiques et intellectuelles."

Le Capital, Livre I, Section III, Chapitre V,


(p. 175-176, Editions sociales, 2016, tr. fr. J. P. Lefebvre).

Texte 6 : Serres

"Qu'est-ce que le travail ? Sans aucun doute, il est lutte contre le bruit. Si nous laissons faire sans
intervenir, les écuries s'encombrent de fumier, le renard vient manger les poules, et le phylloxéra traverse
les mers pour assécher les feuilles des sarments. Le canal se charge de vase. Vous voyez bien, à basse mer, ce
port comblé de sable. Bientôt, les vaisseaux ne passeront plus. Les choses se mélangent, n'agitez donc pas, ne
tournez pas la cuiller, le sucre fond dans l'eau, inévitablement. Il y a, parfois, des mélanges qui nous arrangent,
mais la plupart sont obstructions ou embarras. Travailler, c'est trier. (...) Il existe un fondement objectif du
travail. Sans lui, la dérive temporelle vers le désordre ou la complexité serait plus rapide. Contrairement à tout
ce qu'on dit, en philosophie classique et contemporaine, les hommes ne sont pas les seuls à travailler. Nous ne
sommes jamais si exceptionnels. Les animaux travaillent, les organismes vivants aussi bien. Je veux dire que
la vie travaille. Qu'elle est vie par la lutte contre la tendance à la mort, par le tri. (...) L'organisme reçoit de
l'ordre et de l'énergie, les triture, les trie, les classe et reforme son ordre propre et sa propre énergie en
éliminant les déchets. Un meunier fait-il autrement ? Le traitement des granulats de fleuve est-il une autre
activité ? Qu'est-ce donc qu'une production quelconque, en usine ? (...) Bref. Je ne vois plus la différence entre
l'abeille et l'architecte."

Michel Serres, Le parasite, éd. Grasset, (1980), pp. 117-118.

Texte 7 : Hésiode

"Les dieux ont caché aux hommes les ressources de la vie. Autrement tu aurais pu amasser en un seul jour
de quoi te nourrir une année entière, même sans travail ; tu aurais suspendu le gouvernail à la fumée du foyer,
et l’on eût vu cesser les travaux des bœufs et des mulets laborieux. Mais Jupiter nous cacha ces ressources, irrité
d’avoir été surpris par les ruses de Prométhée. C’est pour cela qu’il prépara aux hommes de si funestes fléaux."

Hésiode, Les travaux et les jours, tr. fr. H. Patin

« D'or fut la première race d'hommes périssable que créèrent les Immortels, habitants de l'Olympe (…). Ils
vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l'écart et à l'abri des peines et des misères : la vieillesse
misérable sur eux ne pesait pas ; mais, bras et jarret toujours jeunes, ils s'égayaient dans les festins, loin de tous les
maux. Mourant, ils semblaient succomber au sommeil. Tous les biens étaient à eux : le sol fécond produisait de
lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu
de biens sans nombre. »
« Et plût au ciel que je n'eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la cinquième race, et que je fusse
ou mort, ou né plus tard. Car c'est maintenant la race de fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et
misères, ni la nuit d'être consumés par les dures angoisses que leur enverront les dieux. »

Hésiode, Les travaux et les jours, (Vè s. av JC), v. 109 sq. tr. fr. P. Mazon.

Texte 8 : La Bible

« Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'avais donné cet ordre
: Tu n'en mangeras point ! Le sol sera maudit à cause de toi. C'est à force de peine que tu en tireras ta
nourriture tous les jours de ta vie, il te produira des épines et des ronces, et tu mangeras de l'herbe des champs.
C'est à la sueur de ton front que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre d'où tu as été
pris ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière »

La Bible, Ancien Testament, Genèse, III, 17-19

« J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras dans la douleur »

La Bible, Ancien Testament, Genèse, III, 16

(version Louis Segond 1910, modifiée pour coïncider avec les formulations les plus célèbres de certains passages).

Texte 9 : Arendt

"Tous les noms européens du « travail », labor en latin et en anglais, ponos en grec, travail en français, arbeit en
allemand, signifient fatigue, effort et servent aussi à désigner les douleurs de l’enfantement. Etymologiquement
labor est de même racine que labare (« trébucher sous un fardeau ») ; ponos et arbeit évoquent la « pauvreté »
(penia en grec, armut en allemand)." (note, p.88)

"Ainsi le grec distingue ponein et ergazesthai, le latin laborare et facere ou fabricari (même racine), l’anglais
labor et work, l’allemand arbeiten et werken. Dans tous les cas, seuls les équivalents de « travail » signifient sans
équivoque peine et malheur. L’allemand Arbeit ne s’appliquait d’abord qu’aux travaux des champs exécutés par
les serfs et non à l’œuvre de l’artisan, appelée Werk. En français, travailler qui a remplacé labourer vient de
tripallium, sorte d’instrument de torture." (Note, p.124)

"[Dans] l’activité de travail, le corps humain, malgré son activité, est (...) rejeté sur soi, se concentre sur le fait
de son existence et reste prisonnier de son métabolisme avec la nature sans jamais le transcender, sans jamais se
délivrer de la récurrence cyclique de son propre fonctionnement. Nous avons cité plus haut la double peine liée au
processus vital, ces peines accouplées que le langage désigne d’un seul nom et qui, selon la Bible, furent imposées
en même temps à la vie humaine : l’effort douloureux qu’exige la reproduction de la vie individuelle et de la
vie de l’espèce." (p. 162-163)

« L’institution de l’esclavage dans l’antiquité, au début du moins, ne fut ni un moyen de se procurer de la main-
d’œuvre à bon marché ni un instrument d’exploitation en vue de faire des bénéfices ; ce fut plutôt une tentative
pour éliminer des conditions de la vie le travail. Ce que les hommes partagent avec les autres animaux, on ne le
considérait pas comme humain. (C’était d’ailleurs aussi la raison de la théorie grecque, si mal comprise, de la
nature non humaine de l’esclave. Aristote, qui exposa si explicitement cette théorie et qui, sur son lit de mort,
libéra ses esclaves, était sans doute moins inconséquent que les modernes n’ont tendance à le croire. Il ne niait pas
que l’esclave fût capable d’être humain ; il refusait de donner le nom d’ « hommes » aux membres de l’espèce
humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité.)" (p. 128)

« Quand Marx définissait le travail comme «le métabolisme de l’homme avec la nature » [voir texte 1 du corpus],
processus dans lequel « le matériau de la nature est adapté par un changement de forme aux besoins de l’homme »,
de sorte que « le travail s’est incorporé à son sujet », il indiquait clairement qu’il « parlait physiologiquement » et
que « travail » et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la vie biologique. Ce cycle a
besoin d’être entretenu par consommation, et l’activité qui fournit les moyens de consommation, c’est l’activité
de travail. Tout ce que produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le processus
vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit – ou plutôt reproduit – une nouvelle « force de
travail » nécessaire à l’entretien du corps. Du point de vue des exigences du processus vital, de la « nécessité de
subsister », comme disait Locke, le travail et la consommation se suivent de si près qu’ils constituent presque un
seul et même mouvement qui, à peine terminé, doit se recommencer." (p. 145)

"Egalement liée aux cycles perpétuels des mouvements naturels, mais moins sévèrement imposée à l’homme
par la « condition de la vie humaine », il y a une seconde tâche du travail : la lutte incessante contre les processus
de croissance et de déclin par lesquels la nature envahit constamment l’artifice humain, menaçant la durabilité du
monde et son aptitude à servir aux hommes. La protection et la sauvegarde du monde contre les processus naturels
sont de ces tâches qui exigent l’exécution monotone de corvées quotidiennement répétées. (...) lutte
quotidienne dans laquelle le corps humain est engagé pour nettoyer le monde et pour l’empêcher de s’écrouler
(...) ce qui rend l’effort pénible, ce n’est pas le danger, mais l’interminable répétition.". (p. 146-147)

Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, éd. Pocket, (1958).

Texte 10 : Smith

De la richesse des nations

LIVRE I.
DES CAUSES QUI ONT PERFECTIONNÉ LES FACULTÉS
PRODUCTIVES DU TRAVAIL,
ET DE L’ORDRE SUIVANT LEQUEL SES PRODUITS SE DISTRIBUENT
NATURELLEMENT
DANS LES DIFFÉRENTES CLASSES DU PEUPLE.
CHAPITRE I.
DE LA DIVISION DU TRAVAIL.

Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l’habileté, de
l’adresse, de l’intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la division du
travail.

(...)

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait
souvent remarquer : une manufacture d'épingles.
Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni
accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la
division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute
sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est
maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est
divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier lire le
fil à la bobille, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est
employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations
séparées : la frapper est une besogne particulière; blanchir les épingles en est une autre; c'est même un métier
distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles; enfin l'important travail de faire une épingle
est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par
autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite
manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où par conséquent quelques-uns d'eux étaient chargés
de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant,
quand ils se mettaient en train, ils venaient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour : or,
chaque livre contient au delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi ces dix ouvriers pouvaient faire
entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée; donc chaque ouvrier, faisant une
dixième partie de ce produit, peut être considéré comme faisant dans sa journée quatre mille huit cents épingles.
Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à
cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa,
journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux cent quarantième partie, et pas peut-être la quatre mille huit centième
partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison
convenables de leurs différentes opérations.
Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons
d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoiqu'en un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni
réduit à des opérations d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du travail, aussi loin
qu'elle peut y être portée, donne lieu à un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail.
C'est cet avantage qui parait avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers.

(...)

Cette grande augmentation dans la quantité d’ouvrage qu’un même nombre de bras est en état de fournir, en
conséquence de la division du travail, est due à trois circonstances différentes : premièrement, à un
accroissement d’habileté chez chaque ouvrier individuellement ; deuxièmement, à l’épargne du temps, qui se
perd ordinairement quand on passe d’une espèce d’ouvrage à une autre, et troisièmement enfin, à l’invention d’un
grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail, et qui permettent à un homme de remplir la tâche
de plusieurs.
Premièrement, l’accroissement de l’habileté dans l’ouvrier augmente la quantité d’ouvrage qu’il peut accomplir, et
la division du travail, en réduisant la tâche de chaque homme à quelque opération très-simple et en faisant de
cette opération la seule occupation de sa vie, lui fait acquérir nécessairement une très-grande dextérité. Un
forgeron ordinaire qui, bien qu’habitué à manier le marteau, n’a cependant jamais été dans l’usage de faire des
clous, s’il est obligé par hasard de s’essayer à en faire, viendra très-difficilement à bout d’en faire deux ou trois
cents dans sa journée ; encore seront-ils fort mauvais. Un forgeron qui aura été accoutumé à en faire, mais qui
n’en aura pas fait son unique métier, aura peine, avec la plus grande diligence, à en fournir dans un jour plus de
huit cents ou d’un millier. Or, j’ai vu des jeunes gens au-dessous de vingt ans, n’ayant jamais exercé d’autre
métier que celui de faire des clous, qui, lorsqu’ils étaient en train, pouvaient fournir chacun plus de deux mille
trois cents clous par jour. Toutefois la façon d’un clou n’est pas une des opérations les plus simples. La même
personne fait aller les soufflets, attise ou dispose le feu quand il en est besoin, chauffe le fer et forge chaque partie
du clou. En forgeant la tête, il faut qu’elle change d’outils. Les différentes opérations dans lesquelles se subdivise
la façon d’une épingle ou d’un bouton de métal sont toutes beaucoup plus simples, et la dextérité d’une personne
qui n’a pas eu dans sa vie d’autres occupations que celles-là, est ordinairement beaucoup plus grande. La rapidité
avec laquelle quelques-unes de ces opérations s’exécutent dans les fabriques passe tout ce qu’on pourrait imaginer ;
et ceux qui n’en ont pas été témoins ne sauraient croire que la main de l’homme fût capable d’acquérir autant
d’agilité[1].
En second lieu, l’avantage qu’on gagne à épargner le temps qui se perd communément en passant d’une sorte
d’ouvrage à une autre, est beaucoup plus grand que nous ne pourrions le penser au premier coup d’œil. Il est
impossible de passer très-vite d’une espèce de travail à une autre qui exige un changement de place et des outils
différents. Un tisserand de la campagne, qui exploite une petite ferme, perd une grande partie de son temps à
aller de son métier à son champ, et de son champ à son métier. Quand les deux métiers peuvent être établis dans le
même atelier, la perte du temps est sans doute beaucoup moindre ; néanmoins elle ne laisse pas d’être considérable.
Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant d’une besogne à une autre. Quand il commence à se
mettre à ce nouveau travail, il est rare qu’il soit d’abord bien en train ; il n’a pas, comme on dit, le cœur à
l’ouvrage, et pendant quelques moments il niaise plutôt qu’il ne travaille de bon cœur. Cette habitude de flâner et
de travailler sans application et avec nonchalance, est naturelle à l’ouvrier de la campagne, ou plutôt il la
contracte nécessairement, étant obligé de changer d’ouvrage et d’outils à chaque demi-heure et de mettre la main
chaque jour de sa vie à vingt besognes différentes ; elle le rend presque toujours paresseux et incapable d’un
travail sérieux et appliqué, même dans les occasions où il est le plus pressé d’ouvrage. Ainsi, indépendamment de
ce qui lui manque en dextérité, cette seule raison diminuera considérablement la quantité d’ouvrage qu’il sera en
état d’accomplir.
En troisième et dernier lieu, tout le monde sent combien l’emploi de machines propres à un ouvrage abrège et
facilite le travail. Il est inutile d’en chercher des exemples. Je ferai remarquer seulement qu’il semble que c’est à la
division du travail qu’est originairement due l’invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter
le travail. Quand l’attention d’un homme est toute dirigée vers un objet, il est bien plus propre à découvrir les
méthodes les plus promptes et les plus aisées pour l’atteindre, que lorsque cette attention embrasse une grande
variété de choses. Or, en conséquence de la division du travail, l’attention de chaque homme est naturellement
fixée tout entière sur un objet très-simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu’un de ceux qui sont
employés à une branche séparée d’un ouvrage, trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de
remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l’espérer. Une grande partie des machines
employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples
ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus
aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. Il n’y a personne d’accoutumé à visiter
les manufactures, à qui on n’ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger
et faciliter sa besogne. Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à
ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston
montait ou descendait. L’un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu’en
mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre
partie de la machine, cette soupape s’ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu’il aurait la liberté de jouer tout à son
aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur
invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la peine.
(...)
Cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail,
est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les
dernières classes du peuple. Chaque ouvrier se trouve avoir une grande quantité de son travail dont il peut
disposer, outre ce qu’il en applique à ses propres besoins ; et comme les autres ouvriers sont aussi dans le même
cas, il est à même d’échanger une grande quantité des marchandises fabriquées par lui contre une grande quantité
des leurs, ou, ce qui est la même chose, contre le prix de ces marchandises. Il peut fournir abondamment ces autres
ouvriers de ce dont ils ont besoin, et il trouve également à s’accommoder auprès d’eux, en sorte qu’il se répand,
parmi les différentes classes de la société, une abondance universelle. (…)

CHAPITRE II
DU PRINCIPE QUI DONNE LIEU A LA DIVISION DU TRAVAIL

Cette division du travail, de laquelle découlent tant d’avantages, ne doit pas être regardée dans son origine
comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le
résultat ; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous
les hommes, qui ne se proposent pas des vues d’utilité aussi étendues : c’est le penchant qui les porte à
trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre.
Il n’est pas de notre sujet d’examiner si ce penchant est un de ces premiers principes de la nature humaine dont on
ne peut pas rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s’il est une conséquence nécessaire de
l’usage de la raison et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l’aperçoit dans aucune autre
espèce d’animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. Deux lévriers qui
courent le même lièvre ont quelquefois l’air d’agir de concert. Chacun d’eux renvoie le gibier vers son compagnon
ou bien tâche de le saisir au passage quand il le lui renvoie. Ce n’est toutefois l’effet d’aucune convention entre
ces animaux, mais seulement celui du concours accidentel de leurs passions vers un même objet. On n’a jamais
vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien. On n’a jamais vu d’animal chercher
à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à toi ; je te donnerai l’un pour l’autre.
Quand un animal veut obtenir quelque chose d’un autre animal ou d’un homme, il n’a pas d’autre moyen que de
chercher à gagner la faveur de celui dont il a besoin. Le petit caresse sa mère, et le chien qui assiste au dîner de
son maître s’efforce par mille manières d’attirer son attention pour en obtenir à manger. L’homme en agit
quelquefois de même avec ses semblables, et quand il n’a pas d’autre voie pour les engager à faire ce qu’il
souhaite, il tâche de gagner leurs bonnes grâces par des flatteries et des attentions serviles. Il n’a cependant pas
toujours le temps de mettre ce moyen en œuvre. Dans une société civilisée, il a besoin à tout moment de
l’assistance et du concours d’une multitude d’hommes, tandis que toute sa vie suffirait à peine pour lui gagner
l’amitié de quelques personnes. Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu, quand il est parvenu
à sa pleine croissance, est tout à fait indépendant, et tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide
de toute autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables,
et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur
intérêt personnel et s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux.
C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-
moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même ; et la plus grande partie de ces
bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher,
du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à
leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins
que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de
la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout : c’est bien la bonne volonté des
personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance ; mais quoique ce soit là en dernière analyse
le principe d’où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n’est pas celui-là qui peut y pourvoir à
mesure qu’ils se font sentir. La plus grande partie de ces besoins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des
autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l’argent que l’un lui donne, il achète du pain. Les vieux
habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accommodent mieux, ou bien contre un
logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou
des habits quand il en aura besoin.
Comme c’est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui
nous sont mutuellement nécessaires, c’est cette même disposition à trafiquer qui a dans l’origine donné lieu à la
division du travail. Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un individu fait des arcs et des
flèches avec plus de célérité et d’adresse qu’un autre. Il troquera fréquemment ces objets avec ses
compagnons contre du bétail ou du gibier, et il ne tarde pas à s’apercevoir que, par ce moyen, il pourra se
procurer plus de bétail et de gibier que s’il allait lui-même à la chasse. Par calcul d’intérêt donc, il fait sa
principale occupation des arcs et des flèches, et le voilà devenu une espèce d’armurier. Un autre excelle à bâtir et
à couvrir les petites huttes ou cabanes mobiles ; ses voisins prennent l’habitude de l’employer à cette besogne, et
de lui donner en récompense du bétail ou du gibier, de sorte qu’à la fin il trouve qu’il est de son intérêt de
s’adonner exclusivement à cette besogne et de se faire en quelque sorte charpentier et constructeur. Un troisième
devient de la même manière forgeron ou chaudronnier ; un quatrième est le tanneur ou le corroyeur des peaux
ou cuirs qui forment le principal revêtement des sauvages. Ainsi, la certitude de pouvoir troquer tout le produit
de son travail qui excède sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail des autres qui peut
lui être nécessaire, encourage chaque homme à s’adonner à une occupation particulière, et à cultiver et
perfectionner tout ce qu’il peut avoir de talent et d’intelligence pour cette espèce de travail.
Dans la réalité, la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons,
et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus
à la maturité de l’âge, n’est pas tant la cause que l’effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances.
La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et
un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature# que de l’habitude et de l’éducation. Quand ils
étaient l’un et l’autre au commencement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie, il y avait
peut-être entre eux une telle ressemblance que leurs parents ou camarades n’y auraient pas remarqué de différence
sensible. Vers cet âge ou bientôt après, ils ont commencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès
lors a commencé entre eux cette disparité qui s’est augmentée insensiblement, au point qu’aujourd’hui la vanité du
philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance. Mais, sans la disposition des hommes
à trafiquer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer lui-même toutes les nécessités et commodités de la
vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ouvrage à faire, et il n’y aurait pas eu lieu à cette grande
différence d’occupations, qui seule peut donner naissance à une grande différence de talents.
Comme c’est ce penchant à troquer qui donne lieu à cette diversité de talents, si remarquable entre hommes de
différentes professions, c’est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beaucoup de races d’animaux,
qu’on reconnaît pour être de la même espèce, ont reçu de la nature des caractères distinctifs et des aptitudes
différentes beaucoup plus sensibles que celles qu’on pourrait observer entre les hommes, antérieurement à l’effet
des habitudes et de l’éducation. Par nature, un philosophe n’est pas de moitié aussi différent d’un portefaix, en
aptitude et en intelligence, qu’un mâtin l’est d’un lévrier, un lévrier d’un épagneul, et celui-ci d’un chien de berger.
Toutefois, ces différentes races d’animaux, quoique de même espèce, ne sont presque d’aucune utilité les unes pour
les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages de sa force en s’aidant de la légèreté du lévrier, ou de la
sagacité de l’épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différentes aptitudes ou degrés
d’intelligence, faute d’une faculté ou d’un penchant au commerce et à l’échange, ne peuvent être mis en commun,
et ne contribuent pas le moins du monde à l’avantage ou à la commodité commune de l’espèce. Chaque animal est
toujours obligé de s’entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendamment des autres, et il ne peut retirer
la moindre utilité de cette variété d’aptitudes que la nature a reparties entre ses pareils. Parmi les hommes, au
contraire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie
respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une
masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de
l’industrie des autres. »

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, (1776),
Édition Folio Essais, 1976.

Texte 11 : Durkheim

"Il n'y a (...) que les différences d'un certain genre qui tendent (...) l'une vers l'autre ; ce sont celles qui,
au lieu de s'opposer et de s'exclure, se complètent mutuellement. « Il y a, dit M. Bain, un genre de dissemblance
qui repousse, un autre qui attire, l'un qui tend à amener la rivalité, l'autre à conduire à l'amitié... Si l'une (des deux
personnes) possède une chose que l'autre n'a pas, mais qu'elle désire, il y a dans ce fait le point de départ d'un
charme positif . » C'est ainsi que le théoricien à l'esprit raisonneur et subtil a souvent une sympathie toute
spéciale pour les hommes pratiques, au sens droit, aux intuitions rapides ; le timide pour les gens décidés et
résolus, le faible pour le fort, et réciproquement. Si richement doués que nous soyons, il nous manque toujours
quelque chose, et les meilleurs d'entre nous ont le sentiment de leur insuffisance. C'est pourquoi nous cherchons
chez nos amis les qualités qui nous font défaut, parce qu'en nous unissant à eux nous participons en quelque
manière à leur nature, et que nous nous sentons alors moins incomplets. Il se forme ainsi de petites associations
d'amis où chacun a son rôle conforme à son caractère, où il y a un véritable échange de services. L'un
protège, l'autre console ; celui-ci conseille, celui-là exécute, et c'est ce partage des fonctions, ou, pour employer
l'expression consacrée, cette division du travail qui détermine ces relations d'amitié.
Nous sommes ainsi conduits à considérer la division du travail sous un nouvel aspect. Dans ce cas, en
effet, les services économiques qu'elle peut rendre sont peu de chose à côté de l'effet moral qu'elle produit, et sa
véritable fonction est de créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité. De quelque
manière que ce résultat soit obtenu, c'est elle qui suscite ces sociétés d'amis, et elle les marque de son empreinte."

Durkheim, De la division du travail social, 1893.

Texte 12 : Pascal

"La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les
maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit-on. Et en parlant des soldats, ils sont bien fous, dit-on.
Et les autres au contraire : il n’y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force
d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on choisit. Car naturellement on aime la vertu
et on hait la folie. Ces mots nous émeuvent, on ne pèche qu’en l’application. Tant est grande la force de la coutume
qui, de ceux que la nature n’a fait qu’hommes, en fait toutes les conditions des hommes."

Blaise Pascal, Pensées, (Lafuma 634)

Texte 13 : Aristote
« [S]i les navettes tissaient d'elles-mêmes et si les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors ni les chefs
d'artisans n'auraient besoin d'ouvriers, ni les maîtres d'esclaves »

Aristote, Politiques, I, 4.

Texte 14 : Kant
" Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui #doit
travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa
conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous
offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit
assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui
impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au
Paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux et contempler la
beauté de la nature. L’ennui les eût torturés tout aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable.
L’homme doit être occupé de telle manière qu’il soit rempli par le but qu’il a devant les yeux, si bien qu’il ne se
sente plus lui-même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail. Ainsi l’enfant doit être habitué
à travailler. Et où donc le penchant au travail doit-il être cultivé, si ce n’est à l’école ? L’école est une culture par
contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps
pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l’enfant ne voit pas d’abord à
quoi sert cette contrainte, il s’avisera plus tard de sa grande utilité. "

Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, (1776-1786), tr. fr. A. Philonenko, Vrin, 1987, pp.110-111.

“[O]n envoie d’abord les enfants à l’école, non pour qu’ils y apprennent quelque chose, mais pour qu’ils s’y
accoutument à rester tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne.”

Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, (1776-1786), tr. fr. J. Barni

Texte 15 : Nietzsche

a/
« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours de la « bénédiction du travail », je vois la
même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et d'un intérêt général : la crainte de tout ce
qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail - c'est-à-dire de cette dure activité
du matin au soir -, que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend à entraver
vigoureusement le développement de la #raison, des convoitises, des envies d'indépendance. Car le travail use
la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux
rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but limité et accorde des
satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l'on travaille sans cesse durement jouira d'une plus
grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême."

Friedrich Nietzsche, Aurore, (1881) § 173

b/
"Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous
habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l'ennui vient nous
surprendre. Qu'est-ce à dire ? C'est l'habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin
nouveau, adventice ; il sera d'autant plus fort que l'on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l'on
a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l'ennui, l'homme travaille au-delà de la mesure de ses autres
besoins ou il invente le jeu, c'est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en
général. Celui qui est saoul du jeu et qui n'a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris
parfois du désir d'un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d'un
mouvement bienheureux et paisible : c'est la vision du bonheur des artistes et des philosophes."
Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), I, § 611, Bouquins I, p. 680.
c/
« Se trouver un travail pour avoir un salaire : - voilà ce qui rend aujourd'hui presque tous les hommes égaux dans
les pays civilisés ; pour eux tous le travail est un moyen et non la fin ; c'est pourquoi ils mettent peu de finesse au
choix du travail, pourvu qu'il procure un gain abondant.
Or, il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans plaisir : ils sont délicats et
difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d'un gros gain lorsque le travail n'est pas lui-même le gain de
tous les gains.
De cette espèce d'hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs, mais aussi ces oisifs qui passent leur
vie à la chasse ou bien aux intrigues d'amour et aux aventures. Tous cherchent le travail et la peine lorsqu'ils sont
mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, s'il le faut. Sinon, ils sont décidés à paresser, quand bien
même cette paresse signifierait misère, déshonneur, péril pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas tant
l'ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d'ennui pour que leur travaille réussisse. Pour le
penseur et pour l'esprit inventif, l'ennui est ce « calme plat » de l'âme qui précède la course heureuse et les
vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre les effets à part eux : voilà précisément ce que les natures
inférieures n'arrivent absolument pas à obtenir d'elles-mêmes ! Chasser l'ennui à tout prix est aussi vulgaire que
travailler sans plaisir.

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, (1882), § 42

Texte 16 : Russell

"Ainsi que la plupart des gens de ma génération, j'ai été élevé selon le principe que l'oisiveté est mère de
tous les vices. Comme j'étais un enfant pétri de vertu, je croyais tout ce qu'on me disait, et je me suis ainsi doté
d'une conscience qui m'a contraint à peiner au travail toute ma vie. Cependant, si mes actions ont toujours été
soumises à ma conscience, mes idées, en revanche, ont subi une révolution. En effet, j'en suis venu à penser que
l'on travaille beaucoup trop de par le monde, que de voir dans le travail une vertu cause un tort immense, et
qu'il importe à présent de faire valoir dans les pays industrialisés un point de vue qui diffère radicalement des
préceptes traditionnels. (...) J'espère qu'après avoir lu les pages qui suivent, les dirigeants du YMCA lanceront une
campagne afin d'inciter les jeunes gens honnêtes à ne rien faire, auquel cas je n'aurais pas vécu en vain. (...)
[L]e fait de croire que le TRAVAIL est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et
(...) la voie du #bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail.
Et d'abord, qu'est-ce que le travail ? Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une
certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre, ou dans le sol même ; le second, à dire à
quelqu'un d'autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et
très bien payé. Le second type de travail peut s'étendre de façon illimitée : il y a non seulement ceux qui donnent
des ordres, mais aussi ceux qui donnent des conseils sur le genre d'ordres à donner.
Depuis le début de la civilisation jusqu'à la Révolution industrielle, en règle générale, un homme ne
pouvait guère produire par son labeur plus qu'il ne lui fallait, à lui et à sa famille, pour subsister même si sa
femme peinait à la tâche au moins autant que lui, et si ses enfants se joignaient à eux dès qu’ils en étaient capables.
Le peu d'excédent qui restait lorsqu'on avait assuré les choses essentielles de la vie n'était pas conservé par ceux qui
l'avaient produit : c'étaient les guerriers et les prêtres qui se l'appropriaient. (...) Un système qui a duré aussi
longtemps et qui n'a pris fin que si récemment a naturellement laissé une marque profonde dans les pensées
et les opinions des gens.
La plupart de nos convictions quant aux avantages du travail sont issues de ce système : étant donné
leurs origines pré-industrielles, il est évident que ces idées ne sont pas adaptées au monde moderne. La technique
moderne a permis aux loisirs, jusqu'à un certain point, de cesser d'être la prérogative des classes privilégiées
minoritaires pour devenir un droit également réparti dans l'ensemble de la collectivité. La @morale du travail est
une morale d'esclave, et le Monde moderne n'a nul besoin de l'esclavage.
De toute évidence, s'ils avaient été laissés à eux-mêmes, les paysans des collectivités primitives ne se
seraient jamais dessaisis du maigre excédent qui devait être consacré à la subsistance des prêtres et des guerriers,
mais auraient soit réduit leur production, soit augmenté leur consommation. Au début, c'est par la force brute
qu'ils furent contraints de produire ce surplus et de s'en démunir. Peu à peu cependant, on s'aperçut qu'il était
possible de faire accepter à bon nombre d'entre eux une éthique selon laquelle il était de leur devoir de travailler
dur, même si une partie de leur travail servait à entretenir d'autres individus dans l'oisiveté. La notion de devoir,
du point de vue historique s'entend, fut un moyen qu'ont employé les puissants pour amener les autres à
consacrer leur vie aux intérêts de leurs maîtres plutôt qu'aux leurs.
Bien entendu, ceux qui détiennent le pouvoir se masquent cette réalité à eux-mêmes en se persuadant
que leurs intérêts coïncident avec ceux de l'humanité tout entière. C'est parfois vrai : les Athéniens qui
possédaient des esclaves, par exemple, employèrent une partie de leurs loisirs à apporter à la civilisation une
contribution permanente, ce qui aurait été impossible sous un régime économique équitable. Le loisir est
indispensable à la civilisation, et, jadis, le loisir d'un petit nombre n'était possible que grâce au labeur du grand
nombre. Mais ce labeur avait de la valeur, non parce que le travail est une bonne chose, mais parce que le loisir est
une bonne chose. Grâce à la technique moderne, il serait possible de répartir le loisir de façon équitable sans
porter préjudice à la civilisation. La technique moderne a permis de diminuer considérablement la somme de
travail requise pour procurer à chacun les choses indispensables à la vie. (...) La guerre a démontré de façon
concluante que l'organisation scientifique de la production permet de subvenir aux besoins des populations
modernes en n'exploitant qu'une part minime de la capacité de travail du monde actuel. Si, à la fin de la
guerre, cette organisation scientifique (laquelle avait été mise au point pour dégager un bon nombre d'hommes afin
qu'ils puissent être affectés au combat ou au service des munitions) avait été préservée, et si on avait pu réduire à
quatre le nombre d'heures de travail, tout aurait été pour le mieux. Au lieu de quoi, on en est revenu au vieux
système chaotique où ceux dont le travail était en demande devaient faire de longues journées tandis qu'on
abandonnait le reste au chômage et à la faim. (...)
On garantit ainsi que le loisir, par ailleurs inévitable, sera cause de misère pour tout le monde plutôt
que d'être une source de bonheur universel. Peut-on imaginer plus absurde ?
[J'intercale ici un passage qui apparaît plus loin dans le texte : En l'absence de toute tentative de justice
économique, une grande proportion du produit global va à une petite minorité de la population, laquelle
compte beaucoup d'oisifs. Comme il n'existe pas de contrôle central de la production, nous produisons
énormément de choses dont nous n'avons pas besoin.]
L'idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches. En Angleterre, au XIXe
siècle, la journée de travail normal était de quinze heures pour les hommes, de douze heures pour les enfants, bien
que ces derniers aient parfois travaillé quinze heures eux aussi. Quand des fâcheux, des empêcheurs de tourner en
rond suggéraient que c'était peut-être trop, on leur répondait que le travail évitait aux adultes de sombrer dans
l'ivrognerie et aux enfants de faire des bêtises. (...) Examinons un instant cette morale du travail de façon franche
et dénuée de superstition. Chaque être humain consomme nécessairement au cours de son existence une certaine
part de ce qui est produit par le travail humain. Si l'on suppose, comme il est légitime, que le travail est dans
l'ensemble désagréable, il est injuste qu'un individu consomme davantage qu'il ne produit. Bien entendu, il
peut fournir des services plutôt que des biens de consommation, comme un médecin, par exemple ; mais il faut
qu'il fournisse quelque chose en échange du gîte et du couvert. En ce sens, il faut admettre que le travail est un
devoir, mais en ce sens seulement. (...)
Le bon usage du loisir, il faut le reconnaître, est le produit de la civilisation et de l'éducation. Un
homme qui a fait de longues journées de travail toute sa vie s'ennuiera s'il est soudain livré à l'oisiveté. (...)
On dira que, bien qu'il soit agréable d'avoir un peu de loisirs, s'ils ne devaient travailler que quatre heures
par jour, les gens ne sauraient pas comment remplir leurs journées. Si cela est vrai dans le monde actuel, notre
civilisation est bien en faute ; à une époque antérieure, ce n'aurait pas été le cas. Autrefois, les gens étaient
capables d'une gaieté et d'un esprit ludique qui ont été plus ou moins inhibés par le culte de l'efficacité. (...)
Quand je suggère qu'il faudrait réduire à quatre le nombre d'heures de travail, je ne veux pas laisser
entendre qu'il faille dissiper en pure frivolité tout le temps qui reste. Je veux dire qu'en travaillant quatre heures
par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de
confort, et qu'il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. Dans un tel système social,
il est indispensable que l'éducation soit poussée beaucoup plus loin qu'elle ne l'est actuellement pour la plupart des
gens, et qu'elle vise, en partie, à développer des goûts qui puissent permettre à l'individu d'occuper ses loisirs
intelligemment. Je ne pense pas principalement aux choses dites « pour intellos ». Les danses paysannes, par
exemple, ont disparu, sauf au fin fond des campagnes, mais les impulsions qui ont commandé à leur
développement doivent toujours exister dans la nature humaine. Les plaisirs des populations urbaines sont
devenus essentiellement passifs : aller au cinéma, assister à des matchs de football, écouter la radio, etc. Cela tient
au fait que leurs énergies actives sont complètement accaparées par le travail ; si ces populations avaient
davantage de loisir, elles recommenceraient à goûter des plaisirs auxquels elles prenaient jadis une part active. (...)
Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans
l'aisance et la sécurité.
Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous
sommes montrés bien bêtes, mais il n'y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment."

Bertrand Russell, Eloge de l'oisiveté, (1932).

Texte 17 : Kropotkine

"il se dépense [beaucoup] de travail en pure perte : ici pour maintenir l'écurie, le chenil et la valetaille du riche ;
là pour répondre aux caprices des mondaines et au luxe dépravé de la haute pègre ; ailleurs pour forcer le
consommateur à acheter ce dont il n'a pas besoin, ou lui imposer par la réclame un article de mauvaise qualité ;
ailleurs encore, pour produire des denrées absolument nuisibles, mais profitables à l'entrepreneur. Ce qui est
gaspillé de cette façon suffirait pour doubler la production utile, ou pour outiller des manufactures et des usines qui
bientôt inonderaient les magasins de tous les approvisionnements dont manquent les deux tiers de la nation"

Pierre Kropotkine, La conquête du pain, (1892).

Texte 18 : Sahlins

"Il était de bon ton de proposer les Bochimans ou les aborigènes australiens comme "illustrations classiques de
peuples dont les ressources économiques sont des plus succinctes", dont l'environnement est si précaire que "la
survie n'est possible qu'au prix d'une activité très soutenue". Aujourd'hui, on en vient presque à inverser
l'image "classique", et ce à partir de données émanant essentiellement de ces deux groupes. On est actuellement
en mesure de prouver que les peuples de chasseurs-cueilleurs travaillent moins que nous ; et que loin d'être un
labeur continu, la quête de nourriture est, pour eux, une activité intermittente, qu'ils jouissent de loisirs
surabondants et dorment plus dans la journée, par personne et par an, que dans tout autre type de société. [...]
Quatre ou cinq heures représentent le temps moyen par personne et par jour consacré à l'acquisition et à la
préparation de la nourriture. Au surplus, ils ne travaillent pas de manière soutenue. La quête de la nourriture
est une activité hautement discontinue. On s'arrête momentanément dès que l'on s'est procuré de quoi vivre
momentanément, ce qui laisse beaucoup de temps #libre. Dans le secteur de la subsistance comme dans les autres
secteurs de production, nous avons affaire visiblement à une économie aux objectifs limités et bien définis."

Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance, (1972), tr. fr. T. Jolas, éd. Gallimard, p. 53.

Texte 19 : Marx

« Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là
le mouvement de l'instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers
forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui
existe indépendamment d'eux.

« La fastidieuse uniformité d'un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique, toujours le
même, ressemble au supplice de Sisyphe; comme le rocher le poids du travail retombe toujours et sans
pitié sur le travailleur épuisé1. »

En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu
varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit. La facilité même du travail devient
une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt.
(...) La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail
manuel et les puissances intellectuelles de la production (...) Nous ne nous arrêterons pas ici aux conditions
matérielles dans lesquelles le travail de fabrique s'accomplit. Tous les sens sont affectés à la fois par l'élévation
artificielle de la température, par une atmosphère imprégnée de particules de matières premières, par le bruit
assourdissant des machines, sans parler des dangers encourus au milieu d'un mécanisme terrible vous enveloppant
de tous côtés et fournissant, avec la régularité des saisons, son bulletin de mutilations et d'homicides industriels2.»

Marx, Le Capital.

Texte 20 : Simondon

"[L]e rapport du travailleur à la machine est inadéquat, car le travailleur opère sur la machine sans que son
geste prolonge l’activité d’invention. (...) le fonctionnement de la machine, la provenance de la machine, la
signification de ce que fait la machine et la manière dont elle est faite (...) est [une] zone obscure (…) [L]’homme
connaît ce qui entre dans la machine et ce qui en sort, mais non ce qui s’y fait : en présence même de l’ouvrier
s’accomplit une opération à laquelle l’ouvrier ne participe pas même s’il la commande ou la sert. Commander est
encore rester extérieur à ce que l’on commande, lorsque le fait de commander consiste à déclencher selon un
montage préétabli (…). L'aliénation du travailleur se traduit par la rupture entre le savoir technique et l'exercice
des conditions d'utilisation.
Cette rupture est si accusée que dans un grand nombre d'usines modernes la fonction de régleur est strictement
distincte de celle d'utilisateur de la machine, c'est-à-dire d'ouvrier, et qu'il est interdit aux ouvriers de régler eux-
mêmes leurs propre machine. Or l'activité de réglage est celle qui prolonge le plus naturellement la fonction
d'invention et de construction (...)
Les objets techniques qui produisent le plus d’aliénation sont aussi ceux qui sont destinés à des utilisateurs
ignorants. De tels objets techniques se dégradent progressivement : neufs pendant peu de temps, ils se dévaluent
en perdant ce caractère, parce qu’ils ne peuvent que s’éloigner de leurs conditions de perfection initiale. Le
plombage des organes délicats indique cette coupure entre le constructeur, qui s’identifie à l’inventeur, et
l’utilisateur, qui acquiert l’usage de l’objet technique uniquement par un procédé économique ; la garantie
concrétise le caractère économique pur de cette relation entre le constructeur et l’utilisateur ; l’utilisateur ne
1 F. Engels, l.c., p. 217. Même un libre-échangiste des plus ordinaires et optimiste par vocation, M. Molinari, fait cette remarque : « Un
homme s'use plus vite en surveillant quinze heures par jour l'évolution d'un mécanisme, qu'en exerçant dans le même espace de
temps sa force physique. Ce travail de surveillance, qui servirait peut-être d'utile gymnastique à l'intelligence, s'il n'était pas
trop prolongé, détruit à la longue, par son excès, et l'intelligence et le corps même. » (G. de Molinari : Etudes économiques. Paris,
1846.)
2 « Les lois pour protéger les ouvriers contre les machines dangereuses n'ont pas été sans résultats utiles.
« Mais il existe maintenant de nouvelles sources d'accidents inconnus il y a vingt ans, surtout la vélocité augmentée des machines. Roues,
cylindres, broches et métiers à tisser sont chassés par une force d'impulsion toujours croissante; les doigts doivent saisir les filés
cassés avec plus de rapidité et d'assurance; s'il y a hésitation ou imprévoyance, ils sont sacrifiés... Un grand nombre d'accidents est
occasionné par l'empressement des ouvriers à exécuter leur besogne aussi vite que possible. Il faut se rappeler qu'il est de la plus
haute importance pour les fabricants de faire fonctionner leurs machines sans interruption, c'est-à-dire de produire des filés et des
tissus. L'arrêt d’une minute n'est pas seulement une perte en force motrice, mais aussi en production. Les surveillants, ayant un intérêt
monétaire dans la quantité du produit, excitent les ouvriers à faire vite et ceux-ci, payés d'après le poids livré ou à la pièce n'y sont pas
moins intéressés. Quoique formellement interdite dans la plupart des fabriques, la pratique de nettoyer des machines en mouvement
est générale. Cette seule cause a produit pendant les derniers six mois, neuf cent six accidents funestes. (...). » (Reports of Insp. of
Fact. for 31 st. oct. London 1867, p.9, 15, 16, 17.)
prolonge en aucune manière l’acte du constructeur ; par la garantie, il achète le droit d’imposer au constructeur
une reprise de son activité si le besoin s’en fait sentir."
Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques (1958), pp.249–251

Textes 21 : Weil

a/
"[F]aute d'avoir fait des mathématiques, la machine est un mystère pour l'ouvrier. Il n'y voit pas un
équilibre de forces. Aussi manque-t-il de sécurité à son égard. Ex. : le tourneur qui, par tâtonnement, a trouvé un
outil permettant de cylindrer à la fois l'acier et le nickel, au lieu de changer d'outil pour passer d'un métal à l'autre.
Pour Guihéneuf, c'est une coupe, simplement ; il y va carrément. L'autre, avec un respect superstitieux. De même
une machine qui ne va pas. L'ouvrier verra qu'il faut y mettre telle ou telle chose... mais souvent y fait une
réparation qui, tout en lui permettant de marcher, la voue à une usure plus rapide, ou à un nouvel accroc .
L'ingénieur, jamais. Même s'il ne se sert jamais du calcul différentiel, les formules différentielles appliquées à
l'étude de la résistance des matériaux lui permettent de se faire une idée précise d'une machine en tant que jeu
déterminé de forces.

La presse qui ne marchait pas et Jacquot. Il est clair que, pour Jacquot, cette presse était un mystère, et de même la
cause qui l'empêchait de marcher. Non pas simplement en tant que facteur inconnu, mais en soi, en quelque sorte.
Ça ne marche pas... Comme un refus de la machine."

Simone Weil, Journal d'usine, in La condition ouvrière.

"Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes
les raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s'appuyaient pour moi le sentiment
de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup
d'une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu'il en soit résulté en moi des mouvements de révolte.
Non, mais au contraire la chose au monde que j'attendais le moins de moi-même – la docilité. Une docilité de bête
de somme résignée. Il me semblait que j'étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je
n'avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d'avouer ça. C'est le genre de
souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal même d'y penser. Quand la maladie m'a contrainte à
m'arrêter, j'ai pris pleinement conscience de l'abaissement où je tombais, je me suis juré de subir cette existence
jusqu'au jour où je parviendrais, en dépit d'elle, à me ressaisir. Je me suis tenu parole. Lentement, dans la
souffrance, j'ai reconquis à travers l'esclavage le sentiment de ma dignité d'être humain, un sentiment qui ne
s'appuyait sur rien d'extérieur cette fois, et toujours accompagné de la conscience que je n'avais aucun droit à rien,
que chaque instant libre de souffrances et d'humiliations devait être reçu comme une grâce, comme le simple effet
de hasards favorables.

Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter
mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non
seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8
heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au
fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence. Et la joie de même. Les ordres : depuis
qu'on pointe en entrant jusqu'à ce qu'on pointe en sortant, on peut à chaque moment recevoir n'importe quel
ordre. Et toujours il faut se taire et obéir. L'ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même
inexécutable ; ou bien deux chefs donner des ordres contradictoires ; ça ne fait rien : se taire et plier. Adresser la
parole à un chef – même pour une chose indispensable – c'est toujours, même si c'est un brave type (même les
braves types ont des moments d'humeur) s'exposer à se faire rabrouer ; et quand ça arrive, il faut encore se taire.
Quant à ses propres accès d'énervement et de mauvaise humeur, il faut les ravaler ; ils ne peuvent se traduire
ni en paroles ni en gestes, car les gestes sont à chaque instant déterminés par le travail. Cette situation fait que la
pensée se recroqueville, se rétracte, comme la chair se rétracte devant un bistouri. On ne peut pas être
« conscient »."

Weil, Lettre à Albertine, in La condition ouvrière.

b/
"Il est vrai que, quand on est pauvre et dépendant, on a toujours comme ressource, si l'on a l'âme forte, le courage
et l'indifférence aux souffrances et aux privations. C'était la ressource des esclaves stoïciens. Mais cette ressource
est interdite aux esclaves de l'industrie moderne. Car ils vivent d'un travail pour lequel, étant donné la
succession machinale des mouvements et la rapidité de la cadence, il ne peut y avoir d'autre stimulant que la
peur et l'appât des sous. Supprimer en soi ces deux sentiments à force de stoïcisme, c'est se mettre hors d'état
de travailler à la cadence exigée. Le plus simple alors, pour souffrir le moins possible, est de rabaisser toute son
âme au niveau de ces deux sentiments ; mais c'est se dégrader. Si l'on veut conserver sa dignité à ses propres
yeux, on doit se condamner à des luttes quotidiennes avec soi-même, à un déchirement perpétuel, à un perpétuel
sentiment d'humiliation, à des souffrances morales épuisantes ; car sans cesse on doit s'abaisser pour satisfaire
aux exigences de la production industrielle, se relever pour ne pas perdre sa propre estime, et ainsi de suite. Voilà
ce qu'il y a d'horrible dans la forme moderne de l'oppression sociale ; et la bonté ou la brutalité d'un chef ne peut
pas y changer grand-chose. Vous apercevez clairement, je pense, que ce que je viens de dire est applicable à tout
être humain, quel qu'il soit, placé dans cette situation."

Simone Weil, Lettre du 3 mars 1936, au sujet de la publication d'un article dans la revue Entre nous,
in La condition ouvrière.

Textes 22 : Crawford

« Ce que les gens fabriquaient hier, aujourd'hui, ils l'achètent ; et ce qu'ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent
intégralement, ou bien louent les services d'un expert pour le remettre en état, opération qui implique souvent le
remplacement intégral d'un appareil en raison du dysfonctionnement d'une toute petite pièce. »

« Nous faisons appel à un réparateur quand notre monde normal se dérègle, quand notre dépendance presque
inconsciente à l'égard d'objets habituellement dociles (une chasse d'eau, par exemple) se manifeste soudainement
avec une acuité douloureuse. C'est pour cette raison que la présence du réparateur provoque souvent un certain
malaise chez la personnalité narcissique. Et ce non pas tant parce qu'il est parfois sale ou peu raffiné, mais parce
qu'il incarne un défi fondamental à notre perception de nous-mêmes. Nous ne sommes pas aussi libres et
indépendants que nous le croyions. »

« De nos jours, il est fréquent que les individus considèrent que leur "véritable personnalité" s'exprime dans les
activités auxquelles ils consacrent leur temps libre. Conformément à cette perception, un bon travail est un travail
qui vous permet de maximiser les moyens de poursuivre ces autres activités à travers lesquelles la vie a enfin un
sens. Le vendeur d'hypothèque travaille dur toute l'année avant de s'offrir des vacances au Népal pour escalader
l'Everest. Au niveau psychique, la fixation hyperbolique sur cet objectif lui permet de tenir le coup pendant les
mois d'automne, d'hiver et de printemps. (...). Il y a déconnexion totale entre son existence au travail et ses loisirs :
dans la première, il accumule de l'argent ; dans le cadre des seconds, il engrange des nourritures psychiques. Les
deux dimensions de son existence sont codépendantes et aucune ne serait possible sans l'autre, mais la forme que
prend cette codépendance et celle d'une espèce de négociation entre deux subjectivités différentes plutôt que celle
d'un tout cohérent et intelligible. »

« Bien souvent, cette opération implique non pas tant de résoudre le problème (problem solving) que de trouver le
problème (problem finding). Quand vous résolvez une équation présentée à la fin d'un chapitre d'un manuel
d'algèbre, c'est effectivement du problem solving. Si ledit chapitre est intitulé « Système de deux équations à deux
inconnues », vous savez exactement quelle méthode utiliser. Dans une situation aussi nettement délimitée, le
contexte pertinent dans lequel s’inscrit le problème est déjà déterminé d’avance et, par conséquent, aucun effort
d’interprétation n’est requis. Mais dans le monde réel, les problèmes ne se présentent pas sous cette forme
prédigérée ; en général, vous disposez de trop d’éléments d’information, mais sans vraiment savoir lesquels sont
pertinents et lesquels ne le sont pas. Identifier à quel genre de problème vous êtes confronté vous permet de savoir
quelles caractéristiques de la situation vous pouvez vous permettre d’ignorer. Et même les frontières de ce qui peut
passe pour une « situation » sont parfois ambiguës ; ce n’est pas en appliquant des règles que vous pouvez
discriminer entre le pertinent et le négligeable, mais seulement en exerçant le type de jugement qui naît de
l’expérience. La valeur d’un mécanicien - et la sécurité de son emploi - tient au fait qu’il possède ce savoir direct et
personnel. »

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