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Vindicta Dei (Jean-Christophe Paillé)
Vindicta Dei (Jean-Christophe Paillé)
Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Remerciements
Vindicte
Guilde
Nantes, 15 mars
— Je n’ai pas pour habitude de parler à une étrangère. Encore moins de lui
offrir un verre.
— Vous venez souvent dans ce club privé ? Je crois que c’est la première
fois que je vous y vois. Un beau type comme vous… je m’en serais -
souvenu.
— Qu’est-ce que vous faites ici alors, à part me reluquer dans les moindres
détails depuis tout à l’heure ? D’ailleurs, j’espère que le spectacle vous a
plu ?
— C’est personnel.
— Eh bien dis donc ! Il y en a des muscles sous cette chemise ! J’ai hâte
de pouvoir les toucher. Monsieur est un adepte du bodybuilding, sans aucun
doute. Tu es représentant en appareils de musculation ? J’adore ce jeu des
devinettes.
Cette garce représentait tout ce dont notre quidam avait une sainte horreur.
Le type retira sa main pour saisir sa consommation et se retourna vers la
piste de danse. Elle l’imita, vexée, laissant son verre posé sur le comptoir.
Sans qu’elle ne s’en aperçoive, le contenu d’une petite fiole de GHB fut
vidé discrètement dans son Martini. Le GHB, détourné de son usage initial
pour le traitement de la narcolepsie, était tristement appelé la drogue du
violeur. L’homme qui venait d’en faire usage en connaissait parfaitement
tous les effets pernicieux sur le corps humain.
— Nous nous connaissons depuis peu et il y a un truc étrange chez toi que
je n’arrive pas à déceler. Tu ne serais pas un peu maniaco-dépressif par
hasard ? Tu sais, il existe des psychologues pour soigner ce genre de -
maladies.
— Tu sais que tu peux être flippant comme mec quand tu veux ! Je crois
que nous avons assez tourné autour du pot ! Je finis mon verre, cul sec, et
on va discuter dans un endroit plus intimiste, pour laisser libre cours à notre
imagination…
Ses actes suivirent ses propos à la lettre. Le verre fut vidé d’une traite, puis
elle s’essuya les lèvres avec une serviette en papier. Les bouteilles de
spiritueux, alignées sur les étagères à l’arrière du bar, commençaient à -
tanguer et à se multiplier. La vision de Barbara devenait trouble, mais elle
mit cela sur le compte de la dose exagérée d’alcool ingurgitée sur une
courte période.
— C’est marrant, je me sens toute bizarre et j’ai la tête qui tourne. J’ai dû
abuser des cocktails.
Dans un accès de violence, Barbara fut plaquée contre un arbre, les mains
liées dans le dos par le fil barbelé. Les croisillons lui entaillaient les veines.
À chaque mouvement esquissé pour essayer de se libérer, elle déchirait un
peu plus sa peau si fine. Un filet de sang coula le long du tronc pour venir
colorer l’humus qui recouvrait le sol. Le choc psychologique émanant de
cette torture atténua les effets du GHB et Barbara commença à prendre la
mesure de l’horreur de la situation dans laquelle elle était empêtrée. Elle
essaya de crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge crispée. Sa peau -
ressentait maintenant les morsures du vent glacial qui la giflait sur tout le
corps. Les branches et les buissons frémissaient dans cette atmosphère -
anxiogène. La victime ne voyait pas le visage de son agresseur, aveuglée
par le faisceau lumineux de la frontale. Ce dernier la laissa en plan et
disparut lentement dans la nuit opaque. Le point lumineux diminua jusqu’à
se volatiliser. Barbara essaya de se détacher, mais la douleur était atroce.
Elle faillit virer de l’œil. Ses mouvements désespérés ne faisaient que
déchirer un peu plus ses tissus, accélérant la perte de son sang.
— Et là ! Tu ne me reconnais pas ?
Chapitre II
— Monsieur Zink ?
— Dites-moi Emma.
Daniel Zink poussa la porte épaisse et capitonnée qui assurait une totale
isolation phonique, et ainsi, éviter toute fuite d’informations que pourraient
capter des oreilles indiscrètes.
— Je crains que nous soyons poursuivis, au même titre que Monsanto pour
le glyphosate. Une étude a été commanditée par le collectif pour démontrer
les risques phytosanitaires des molécules contenues dans nos engrais.
— Les viticulteurs sont aidés par un mystérieux individu sorti de nulle part
dont nous n’avons pas l’identité. Il a levé des fonds personnels pour payer
des laboratoires privés afin de démontrer les dangers de nos produits.
— Je sais, mais…
Chacun des membres du conseil baissa la tête, tels des écoliers que l’on
interroge pour aller au tableau, ne voulant pas subir le même sort que leur
collègue.
Dans le couloir menant au hall d’entrée, le PDG fut interpellé par son
assistante de direction.
— Quoi encore ? Faites vite, les Chinois sont déjà arrivés. Ils ont une
ponctualité sans égal.
— Je croyais que l’on avait vérifié toutes les installations électriques avant
le dernier audit ?
— Ou d’origine criminelle.
Zink se laissa tomber dans son fauteuil en cuir. À l’extérieur, les nuages
avaient repris leur conquête du ciel qui se laissait peu à peu dévorer par la
tombée de la nuit. L’assistante de direction fit irruption dans le bureau.
— Une, deux, trois ! Une, deux, trois ! On pousse sur les bras, bande de
fainéants !
— Soldat Santos, l’exercice n’est pas fini ! Vous me ferez vingt pompes de
plus. Les autres, dès que vous aurez terminé, vous rentrerez dans le rang.
Alors que tous ses camarades étaient debout, mains dans le dos, en trois
lignes parfaitement uniformes, Santos achevait sa punition qui tournait à
l’humiliation. Le sous-officier appuyait fort avec sa rangers, parfaitement
cirée, sur le dos de la nouvelle recrue dont les bras tremblaient, prête à -
flancher à tout moment. À la dernière pompe, Duclon lui écrasa la tête dans
la terre p oussiéreuse.
José Santos avançait dans une travée de la cantine, plateau bien fourni
entre les mains, à la recherche d’une place libre. Il en trouva une en bout de
table et s’installa. Il se saisit de la carafe d’eau et se servit un verre. Au
même moment, l’adjudant-chef Duclon s’intercala entre Santos et son -
voisin en jouant des coudes.
— Oui chef.
— Oui chef !
— Oui chef !
— Tu vas lécher ton repas, car on ne gaspille pas la nourriture dans cette
caserne ! Tu dois montrer l’exemple à tes petits camarades ! Quand tu seras
perdu dans le désert du Sahel, je peux t’assurer que tu compteras tes vivres
pour rester en vie dans cet environnement hostile. Alors tu vas prendre le pli
rapidement. Vous êtes des soldats ! Je forme des combattants et je ne veux
pas de couilles molles dans mon équipe, c’est bien compris ?
Le subalterne suivit le haut gradé jusque dans ses quartiers. Le bureau était
sobre : des décorations militaires étaient accrochées sur quasiment tous les
murs, quelques photos jaunies dans des cadres en bois illustraient les états
de service du colonel Delacroix. Il avait été envoyé sur tous les conflits,
avait vadrouillé de la Syrie à l’Afrique et risqué sa vie plusieurs fois. Las de
ces déplacements agités, il avait aspiré à du repos pour terminer sa carrière
en roue libre juste avant une retraite bien méritée, à l’aube de ses soixante
ans.
— Levez le pied avec Santos. Je ne voudrais pas qu’il explose en plein vol
et qu’on le ramasse à la petite cuillère. Il doit être endurci physiquement et
mentalement, certes, mais ne dépassez pas la limite. Nous avons déjà vécu
une fois un incident du même acabit. Il n’est pas souhaitable que cette
situation se reproduise. Seuls vous et moi connaissons la vérité : si l’un de
nous deux tombe, il entraînera l’autre dans sa chute. Si ces mises en garde
sont bien enregistrées, alors rompez !
Le sous-officier fit un salut militaire, la main tendue sous son béret, avant
d’opérer un mouvement à 180 degrés pour sortir du bureau. Lorsqu’il fut
seul, le colonel souleva un serre-livres en forme de char d’assaut et -
s’empara d’une clé. Quittant son fauteuil, il alla décrocher un tableau
représentant une scène de guerre dans le nord du Mali. Un coffre enfoncé
dans le mur était dissimulé derrière le cliché. Le gradé l’ouvrit et en sortit
un dossier portant la mention « secret défense ». Il le parcourut rapidement
des yeux pour s’assurer qu’aucune feuille ne manquait. Les preuves à
conviction étaient soigneusement conservées en lieu sûr au cas où cette
affaire referait surface, mais il priait pour que ce jour n’arrive jamais…
— Il y a quelqu’un ?
— Mais putain qui êtes-vous ? Vous ne savez pas à qui vous avez affaire !
Soudain, l’écho d’une voix retentit entre les murs abrupts des falaises.
— Oh ce n’est rien, j’ai glissé en faisant mon footing. C’est juste une
égratignure.
Nguyen passa son chemin. Duclon ressassait la scène pour effacer ses
doutes tout en profitant d’une bonne douche fumante. Qui pouvait lui avoir
tendu un piège de la sorte ? Il avait tellement d’ennemis que la liste était
longue. Soudain, son sang ne fit qu’un tour. Son cerveau s’activa et lui -
ressortit un nom : Santos !
Chapitre IV
— Go Paddy ! Ramène !
Mais l’animal ne revenait toujours pas. Charles Lepic s’inquiéta pour lui et
accéléra le pas pour le retrouver. Ses pas s’enfonçaient dans l’humus encore
gorgé d’eau. La peur commença à gagner ce charpentier retraité qui faisait
sa sortie quotidienne pour dégourdir les jambes de son labrador à poil long.
Charles connaissait bien la forêt, car il avait pour habitude de venir y
cueillir des champignons au début du mois de septembre.
— Paddy ! Paddy !
***
Après cette découverte macabre, Charles Lepic avait aussitôt prévenu les
forces de police. Les fourgons étaient déjà sur site et les enquêteurs
ratissaient la forêt pour essayer de retrouver le reste du corps. La brigade
cynophile était également de la partie. À l’instar de Paddy, les bergers
allemands avaient activé leur détecteur nasal et ils quadrillaient la zone. Le
commandant Yann Jornet supervisait les opérations avec son équipe. Trois
ans auparavant, il avait quitté les services de la DGSI pour intégrer la
brigade de police de Nantes. Il s’approcha du promeneur, encore estomaqué
par sa découverte. Charles Lepic avait pour ordre de ne pas quitter la zone
de recherche. Yann travaillait encore à l’ancienne, il sortit son calepin et son
stylo. Après quelques ratures pour vérifier le bon fonctionnement de son
crayon, il entama un interrogatoire de circonstance.
— Oui. Dès que le temps est clément, pour que Paddy puisse se dégourdir
les pattes. Nous avons pris nos petites habitudes depuis le décès de ma
femme, l’année dernière.
— Oui. C’est Paddy. Mon chien s’appelle Paddy. Je lui ai lancé une
pomme de pin pour qu’il me la ramène, mais ne le voyant pas revenir, je me
suis inquiété. Il était derrière un fourré et n’arrêtait pas de renifler à tout va.
C’est alors qu’il a ramené ce morceau de corps humain.
— Nous avons un bras et une jambe. Continuons les recherches tant que
nous n’avons pas mis la main sur la totalité du cadavre. Il semblerait que le
meurtrier a un goût prononcé pour les chasses au trésor.
Le portable de Yann Jornet, glissé dans la poche arrière de son jean usé, se
mit à vibrer. Il décrocha.
— OK. Merci.
Le légiste acquiesça aux propos de Yann Jornet d’un signe de tête. Tous
deux étaient sidérés, se demandant quel pouvait être le mobile du crime
poussant un homme ou une femme à commettre un tel acte.
Il raccrocha. Alors que Yann Jornet prenait des notes sur son carnet, le
légiste l’interpella.
— J’en ai une vague idée, bien que l’étymologie des mots ne soit pas ma
tasse de thé.
— Eh bien moi, je vais vous le dire précisément. J’ai fait dix années de
latin à l’université, pendant mes études de médecine. En latin, Vindicta -
signifie Vengeance. Ce mot a eu plusieurs significations suivant les
époques, de Cicéron, à Tite Live. Mais au Ier siècle après J.-C., Tacite lui
donna la définition de punition ou de châtiment. Le criminel a voulu se
venger en trucidant cette femme, mais se venger de quoi ?
***
Barbara Larvin, 42 ans, vue pour la dernière fois chez l’une de ses amies,
le samedi 15 mars au soir avant qu’elle ne parte en boîte de nuit.
Chloé Craipeau, 70 ans, n’a plus donné signe de vie depuis sa fugue du
foyer logement de Couëron le mardi 18 mars.
Yann termina son café et jeta le gobelet dans la corbeille. Perthuis fit -
irruption dans la pièce, un dossier à la main. Il le jeta sur le bureau.
— Elle va bien ?
— Pas vraiment, non. Elle a fait une sortie de route avec son véhicule, un
tout droit dans la Loire. Les plongeurs viennent de sortir le corps et la -
voiture a été remontée à l’aide une grue. Le sac à main était côté passager
avec tous ses papiers d’identité.
— Merci Bertin. Dès que les tests ADN seront finalisés, tiens-moi au
courant. Je ne voudrais pas que l’on fasse fausse route et que l’on perde de
l’énergie inutilement.
Yann Jornet se plaça devant son écran d’ordinateur et entama son travail
de recherche en saisissant le prénom et le nom de la victime dans son
navigateur web préféré : Barbara Larvin. Il y avait trois profils Facebook,
deux sur le réseau Linkedin, des liens sur « Copains d’avant », d’autres
émanant de sites de rencontres. Les informations sur des femmes portant le
nom de Barbara Larvin ne manquaient pas et certains contenus étaient
diffusés en mode « public », donc visible par n’importe quel internaute. La
diffusion de contenus et d’informations sur les réseaux sociaux était
devenue légion à notre époque, mais les risques et les dangers associés à ces
publications ne faisaient malheureusement partie d’aucune éducation ou
formation spécifique. Certaines entreprises avaient fait de la « e-
réputation » leur fonds de commerce, ou comment se débarrasser de liens
nocifs pour soigner son image dans cette société virtuelle. Le commandant
n’avait pas le temps de trier cette foultitude de données et referma son
ordinateur portable. Perthuis et son équipe seraient beaucoup plus
compétents que lui dans ce domaine.
Chapitre V
Malvina avait gardé son nom de jeune fille, accolé à celui de son époux.
Elle s’appelait Boizelle-Zink, un pied dans le champagne, l’autre dans les
engrais chimiques. Ces deux secteurs d’activité auraient pu collaborer à
merveille, mais les Boizelle mettaient un point d’honneur à cultiver du bio,
du 100% naturel, au grand dam du gendre. Des tensions étaient nées entre
Daniel et son beau-père, car leur vision de l’entrepreneuriat était aux
antipodes. Les repas de famille se terminaient presque toujours en procès
d’intention durant lesquels les deux hommes rivaux échangeaient des joutes
verbales en haussant le ton. Lorsqu’ils rentraient chez eux, après ces visites
de courtoisie, Daniel Zink pestait toujours contre le père de son épouse en
le traitant de tous les noms d’oiseaux. Malvina n’avait jamais réagi, ne -
prenant ni la défense de son mari ni celle de son père.
Les pages de leur album de mariage étaient ternies par le temps, comme
leurs sentiments dont la flamme s’était définitivement éteinte. Malvina,
dont la résilience était une qualité première, croyait malgré tout qu’une -
petite étincelle pouvait relancer une passion amoureuse, comme celle
consommée lors des premières années de leur union, célébrée devant Dieu.
Depuis quelque temps, leur relation amoureuse s’était réellement dégradée,
devenue platonique et stoïque. Daniel ne la regardait et ne la touchait plus,
totalement indifférent à son égard, fidèle à son comportement impavide et
blessant. Malvina avait sombré peu à peu dans un état de dépression -
chronique et se raccrochait à chaque branche pour ne pas tomber encore
plus bas. Cet anniversaire de mariage était un tournant, du moins le croyait-
elle, avant de recevoir ce courrier anonyme.
***
L’enveloppe avait été glissée le matin même dans la boîte aux lettres, sans
timbre ni provenance. Le facteur passait habituellement vers midi, mais
aujourd’hui, madame Boizelle-Zink avait eu fort à faire avec la préparation
du salon des vignerons indépendants. Aussi était-elle rentrée vers 19 h,
après être passée faire des emplettes pour préparer leurs noces de
porcelaine. Vingt années d’union, elle ne pouvait manquer cet anniversaire.
Après avoir déposé ses achats sur le plan de travail et rangé les produits
frais, Malvina était descendue pour récupérer le courrier dans la boîte aux
lettres, située au bout de l’allée principale. Il y avait des factures, comme
toujours, des invitations à des salons viticoles. Au milieu de la pile se
trouvait cette fameuse enveloppe. Elle posa le tout sur le meuble du hall
d’entrée et retourna à ses occupations en cuisine. Au fur et à mesure qu’elle
préparait le plat favori de son mari, un goulasch à la cocotte-minute, des
idées commençaient à trotter dans son esprit sur l’origine et le contenu de
cette lettre. Elle se hâta de découper le morceau de paleron de bœuf en
cubes, fit revenir les oignons et y ajouta les poivrons et les tomates. Les dés
de viande furent mélangés dans la cocotte avec les champignons et des
épices. Le paprika, l’origan et le cumin étaient indispensables dans la
réussite de cette recette qu’elle maîtrisait à merveille pour l’avoir réalisée
plus d’une fois pour le plus grand plaisir de son époux. Elle, au moins,
essayait de le combler. Malvina se passa les mains sous l’eau tiède, les
essuya et se dirigea vers le hall. Elle saisit le courrier qui l’intriguait tant et
s’installa dans son canapé, près du poêle à granulés qui venait de se
déclencher. Les pellets tombaient un à un, entraînés par la vis sans fin,
comme un sablier qui égraine le temps. L’enveloppe était au nom de
Malvina Boizelle. Pourquoi son nom de jeune fille ? Elle extirpa le contenu
et le posa sur la table basse. Son cœur se mit à battre la chamade, ses mains
à trembler. La panique s’empara de la quadragénaire anéantie et torpide.
Cinq photos représentaient son mari en charmante compagnie, dans une
chambre d’hôtel. Il portait l’un des caleçons qu’elle lui avait offerts lors du
dernier Noël. Sa compagne se pavanait en sous-vêtements affriolants. Un
porte-jarretelles noir finissait d’habiller l’aguicheuse. Une bouteille et deux
flûtes de champagne reposaient sur la table de chevet. Malvina chaussa ses
lunettes et regarda le cliché de plus près. Quelle offense ! Il s’agissait d’un
cru classé du domaine de sa propre famille, une cuvée Boizelle ! Les larmes
se mirent à couler pour venir mourir sur le cuir du canapé. Une lettre
accompagnait les clichés, Malvina se prépara au pire. Elle se leva et prit une
bouteille de rhum dans la réserve. Elle avala d’une traite un premier verre et
se rassit. Qui était cette femme qui couchait avec son mari ? Elle vérifia une
nouvelle fois, mais il ne lui semblait pas la connaître. Sur les photos, on
l’apercevait de dos ou de profil, mais on ne voyait jamais clairement son
visage.
Mademoiselle Boizelle,
Je sais que ces photos ont été un choc pour vous, mais vous devez
connaître la vérité.
La femme qui est sur ces photos est l’une de ses maîtresses. Eh oui, il faut
plusieurs maîtresses pour satisfaire l’appétit incommensurable de ce -
roitelet, mais disons que celle-ci est l’officielle.
Je vais faire tomber Daniel Zink ! C’est devenu ma priorité et mon projet
de vie. Une vie qu’il a gâchée à jamais. Il doit payer pour tout le mal qu’il
a commis autour de lui. Ma haine est devenue incoercible à son égard. Il ne
mérite plus de vivre. Sa place est en enfer !
VINDICTA
Quel plan allait-elle mettre en place pour soutirer toute la vérité à Daniel ?
Et devait-elle le faire ce soir, le jour de leurs vingt ans de mariage ?
Elle retourna dans le salon et ramassa les photos et la lettre. Elle les glissa
dans son sac à main, accroché dans le vestiaire, dans une poche où elle
rangeait également son arme de poing. Pour ses 18 ans, son père lui avait
offert un revolver Smith & Wesson de calibre 38. René Boizelle avait -
toujours veillé sur sa fille et ne souhaitait que son bonheur. Il craignait que
sa progéniture ne fasse de mauvaises rencontres lors d’une soirée en
rentrant à une heure tardive. Avec cette arme, il avait l’esprit plus tranquille
et pensait se donner bonne conscience. Le patriarche avait initié sa fille au
tir pour qu’elle sache faire usage de son revolver. Tirer sur des boîtes de
conserve l’avait profondément amusée, lui rappelant les westerns spaghettis
de Sergio Leone. Mais dans la vie, les cibles ne sont pas toujours de -
vulgaires objets que l’on essaie de faire valdinguer dans les airs et à cet
instant précis, Malvina aurait voulu voir Daniel Zink mort, une balle en
pleine tête.
Chapitre VI
Le type aux dreadlocks sortit une liasse de billets qu’il recompta un par un,
de peur de verser un peu trop de biffetons au dealer en herbe. Sans -
demander son reste, Blade Runner glissa l’argent dans son caleçon, comme
à son habitude. Il aimait à répéter que l’argent sale n’avait pas d’odeur.
Les doses de cocaïne furent déposées sur une table autour de laquelle des
types jouaient au poker en sifflant des canettes de bière. Le cendrier -
débordait de mégots fumés jusqu’au filtre jauni ; au fond d’une assiette
creuse, des barrettes de résine de cannabis attendaient d’être mélangées au
tabac pour satisfaire leur propriétaire. Dans la pénombre, les corps inactifs,
assis ou allongés sur les matelas, formaient des ombres chinoises qui se
projetaient sur les murs. On y distinguait des fumeurs de narguilés, des -
accros à l’héroïne se plantant une aiguille dans les veines sous un garrot de
fortune ou des âmes vagabondes inhalant du crack. Bienvenue dans le -
supermarché de la défonce ! aurait-on pu lire sur une enseigne. Bud s’était
taillé une réputation dans le milieu. On pouvait lui acheter n’importe quoi.
Il avait ses réseaux et des prix défiant toute concurrence.
— Salut Tamara !
— Vous êtes chiants, va falloir que je taxe encore mon vieux ! Il va finir
par trouver ça louche.
— Avec une dose de cocaïne dans la poche, je ne pense pas que vous soyez
en mesure d’attirer l’attention sur vous.
— Vous êtes de la police ?
— Non.
— Je préfèrerais que l’on discute dans un endroit plus intime. Je sais que
nous sommes à deux pas de votre appartement et que votre colocataire est
absente aujourd’hui. Alors allons-y, invitez-moi.
— Ce n’est pas une histoire de confiance. Disons que j’en sais beaucoup
sur vous et je ne suis pas persuadé que votre père verrait d’un très bon œil
votre vie dissolue entre drogue et prostitution.
— Appelle-moi Étienne.
— Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Comme je te l’ai déjà dit, tu n’es pas en
mesure de négocier, ma poupée. Alors écoute-moi bien petite, tu vas faire
exactement ce que je te dis, sinon je balance tout à ton père et aux flics.
— De toute façon, je n’ai pas de famille. Au cas où cela ne serait pas dans
ton dossier, je tiens juste à t’informer que j’ai été adoptée. Je ne connais pas
mes vrais parents restés au Cambodge.
— Le deal, c’est que tu vas demander à ton père, chaque mois, la somme
de 1 000 €. Je viendrai chercher l’argent quand je le déciderai, sur un simple
coup de fil, et jamais le même jour ni la même heure.
— Et s’il refuse ?
— Les relations avec Bertrand sont… comment dire… proches du zéro sur
l’axe de la communication et des sentiments. Il n’est pas mon vrai père et
ne s’est jamais soucié de moi, trop occupé à jouer au petit soldat. Si je le
sollicite subitement, il va trouver ça louche. Je ne l’ai pas revu depuis cinq
ans, lorsqu’il a quitté sa femme, ou plutôt que sa femme l’a quitté. Ne -
supportant plus son caractère autoritaire et sa sale manie de se montrer -
dominateur, elle s’est pendue un soir de Noël. Je sais, ce n’est pas gai et je
viens de plomber l’ambiance, mais ce sont les faits. De toute façon, ma
mère adoptive ne m’aimait pas non plus, du moins je ne crois pas. Je me
demande encore pourquoi ils m’ont adoptée, et comment ils ont réussi à
avoir l’agrément devant les psychologues, à moins d’utiliser des procédures
différentes, hors du contrôle de la législation française. On ne déracine pas
une enfant de son pays d’origine pour la donner en pâture à un couple
dénué d’amour, et dont la fibre familiale est proche du néant. Quoi qu’il en
soit, je trouverai une excuse pour voir l’adjudant-chef sur le camp afin de
récupérer ton fameux dossier.
— Par contre, que les choses soient claires. Si jamais tu te fais pincer, tu
ne m’as jamais rencontré. Je n’existe pas.
— Sympa cet élan de solidarité. Non seulement je prends tous les risques,
mais en plus, je m’expose avec la possibilité d’être arrêtée pour vol de -
documents confidentiels, ou pourquoi pas pour espionnage dans une -
enceinte militaire. Sans compter la raclée mémorable que Bertrand se -
réjouirait de me consentir. Qu’est-ce que je gagne, moi, dans cette histoire ?
— C’est mon cadeau de bienvenue. Tu m’en diras des nouvelles. Mais fais
attention, car cette « coke » est presque pure. Tu vas monter direct dans les
étoiles et parfois, la chute est difficile. On peut rater les dernières marches
et se faire très mal en atterrissant. Bon shoot, Tamara ! Si tu travailles bien,
tu en auras d’autres, quand j’aurai récupéré le dossier.
Chapitre VII
Yann déboula dans le bureau et se laissa choir sur une chaise à roulettes. Il
se propulsa en arrière, les mains derrière la nuque.
— Avec le médecin légiste, nous avons fait un point détaillé sur les
conditions dans lesquelles Barbara Larvin a été assassinée. Ensuite, je me
suis penché sur ce mot latin Vindicta gravé sur le tronc au-dessus du corps
de notre sujet, recherches sur le net et dans les archives. Il existe plusieurs
définitions, mais la plus appropriée à notre enquête date d’un siècle après
J.-C. On la doit à Tacite qui, pour la première fois, parle de vengeance,
punition ou châtiment. Je développerai ce sujet plus tard. À votre tour les
gars, déballez-moi tout ce que vous savez sur Barbara Larvin !
Perthuis, en bon chef d’équipe, démarra la séance. Il passa les mains dans
ses cheveux pour aplatir les mèches rebelles qui lui barraient la vue,
réajusta l’élastique qui maintenait son chignon et se cala dans sa chaise.
— Ils se voyaient environ trois fois par an. J’ai interrogé la mère et le
frère, leurs dépositions concordent. Le frérot s’appelle Lucas, est marié et a
trois enfants de 10, 13 et 17 ans, deux garçons et une fille. Sa femme,
Isabelle Vaudard de son nom de jeune fille, semblait apprécier sa belle-
sœur. Aucune querelle de famille à mentionner ces dernières années.
— Barbara est décrite comme plutôt discrète, dans le laboratoire où elle est
employée. Elle excellait dans son domaine et n’hésitait pas à terminer ses
travaux à des heures tardives, alors que tous ses collègues avaient quitté le
bureau. Il faut dire qu’elle n’avait pas de gamins à élever, aucune contrainte
familiale. Ces derniers mois, elle travaillait sur un vaccin pour combattre la
maladie de Lyme. Cette maladie infectieuse est transmise par
l’intermédiaire d’une piqûre de tique, infectée par une bactérie appelée
Borrelia. Mal diagnostiquée, la maladie de Lyme peut entraîner des
conséquences graves sur les êtres humains comme sur les animaux. Les
États-Unis ont sorti un vaccin en 1999 qui s’est soldé par un échec
retentissant vu les effets indésirables qui se manifestaient sur les patients.
La société GSK prétendait pourtant que, grâce à son vaccin miracle, le
LYMerix, le taux de prévention de Lyme pouvait se situer entre 75 et 100%.
Depuis, le laboratoire Baxter a lancé un produit contre la méningo-
encéphalite à tiques. Mais il faut rester prudent sur les résultats. Devant la
multiplication des cas de Lyme, une véritable course au vaccin s’est lancée
sur le marché pharmaceutique. Barbara Larvin avait fait des avancées
phénoménales dans ses recherches, grâce à ses expériences sur des rats de
laboratoires auxquels elle infligeait des piqûres de tiques. Les résultats se
révélaient concluants sur des animaux, mais il restait à analyser les effets
secondaires sur l’être humain. Son laboratoire Other Life avait mis le
paquet. Tous leurs espoirs reposaient sur les épaules de la scientifique. Si on
veut trouver des mobiles qui tiennent la route, je pense qu’il y en a pléthore
dans le contexte professionnel de Barbara : course au vaccin, lobby
médical, espionnage industriel…
— Tu m’épates Perthuis, mais ils nous seront plus utiles pour analyser le
cadavre de Barbara Larvin que pour nous éclairer sur la composition d’un
vaccin pour soigner la maladie de Lyme ! fit remarquer Jornet.
— Encore faut-il pour cela que notre homme soit enregistré dans notre
base de données, commandant.
— Il était environ 3 heures du matin. Je dis bien environ, car nous n’avons
aucune preuve de l’heure exacte à laquelle Barbara et son compagnon d’un
soir se sont volatilisés. Il faudrait instaurer des pointeuses dans les boîtes de
nuit, ça nous aiderait à connaître avec précision les allées et venues des
clients.
— J’ai demandé une expertise pour analyser les traces de pneus relevées à
proximité de l’endroit où le corps a été retrouvé. Le problème est qu’il se
trouvait dans une zone de chasse au chevreuil. Cette activité est très
réglementée et seulement tolérée deux jours en mars : le 14 et le 21.
Comme par hasard, Barbara Larvin a disparu dans la nuit du 14 au 15. Nous
nous sommes procuré le calendrier décrivant les jours de chasse autorisés
en forêt du Gâvre. Les zones dépendent du type de gibier et des espèces
d’oiseaux, comme la bécasse par exemple. À cette période de l’année, il
faut également composer avec le début de la saison de la cueillette des
champignons. Elle concerne essentiellement les morilles, plutôt rares dans
cette région de France. Mais cela n’a pas découragé le retraité Charles
Lepic, qui, faute de mettre la main sur des champignons pour remplir sa
gibecière, a retrouvé le corps de la victime, grâce au flair de son chien
Paddy. Tout cela pour vous expliquer qu’identifier des traces de pneus
laissées par des véhicules en milieu forestier, c’est un peu comme chercher
une aiguille dans une botte de foin.
— Certains d’entre vous ont-ils fait latin pendant leurs études ? Si vous
avez fait des études, bien sûr, lança Boilart en se tordant de rire.
— Non.
Boilart prit sa mine des mauvais jours et baissa la tête, résigné. De rage, il
jeta son gobelet vide dans la poubelle. Markovic lui fit une tape amicale
dans le dos pour lui remonter le moral et lui témoigner son soutien moral.
Chapitre VIII
— Hum ! Je sens d’ici l’odeur suave d’un de mes plats préférés. Ne serait-
ce pas un bon goulasch, cuisiné avec amour ?
— Mais bien sûr mon amour, je te faisais marcher. J’ai voulu m’arrêter
pour t’acheter un cadeau, mais vu l’heure, tous les magasins étaient fermés.
Je me rattraperai demain.
Daniel ne se fit pas prier et s’installa comme un roi à l’aube d’un festin. Il
récupéra sa serviette, pliée en forme d’accordéon dans son verre à pied, et la
posa sur ses genoux. Son épouse réapparut avec un seau à champagne
transparent. Les glaçons se baladaient au rythme du déplacement de -
Malvina, coincés entre la paroi du récipient et la bouteille. Elle posa le tout
sur la table et fit un aller-retour dans la cuisine pour ramener des toasts de
foie gras accompagnés d’oignons confits et de pain d’épice aromatisé au
miel.
Les paroles sonnaient faux dans la bouche de Daniel Zink. Son épouse
savait pertinemment qu’il jouait son rôle, tel un acteur de la Comédie
française, ayant endossé le costume de Don Juan, l’épouseur du genre
humain. Comme le héros de Molière, son mari passait son temps à tromper
son monde en jouant les tartuffes. Ce dernier libéra le bouchon de sa cage,
qui, sous la pression des bulles, fut expulsé au plafond avant de retomber de
l’autre côté du canapé.
— Tu as regardé le millésime ?
— Porcelaine.
— Faute de pouvoir arroser les anniversaires des enfants que nous n’avons
jamais eus et que nous n’aurons jamais, je suis obligée de fêter la liaison qui
m’unit à mon stérile de mari.
— Comment oses-tu ? Je t’interdis de parler de cela, tu m’entends ! Et
encore moins de divulguer cette information ignoble et totalement
imaginaire créée de toute pièce par ton esprit de malade.
— C’est toi qui n’as jamais voulu faire de tests pour comprendre pourquoi
nous ne pouvions pas avoir d’enfants ! Je te rappelle que j’ai fait les -
démarches afin de réaliser tous les diagnostics pour savoir lequel de nous
deux était dans l’incapacité de procréer et de nous assurer une descendance.
Toi, tu as toujours refusé de t’y plier, au grand dam de mon père. Veux-tu
que je te ressorte mon bilan hormonal, mes taux de progestérone, mon
échographie intra vaginale ou le bilan de mon examen endoscopique ? Ce
n’est pas toi qui te serais fait charcuter comme j’ai pu le faire en subissant
la biopsie de mon endomètre. Tu veux savoir ce qu’ils m’ont fait ? Non,
bien sûr, tu t’en fous. Eh bien, je vais te le dire : ils m’ont enfoncé une
canule dans l’utérus et m’ont prélevé de la muqueuse. Aurais-tu enduré tout
cela, pour moi, pour nous ? Tu avais trop peur de la vérité, la hantise que -
monsieur Zink soit déclaré stérile, lui le mâle, l’étalon qui se sent si
puissant et supérieur aux autres !
— J’ai fait faire les examens, mais je ne t’ai rien dit. Je ne suis pas stérile
si tu veux savoir… J’ai même une preuve irréfutable…
Daniel Zink en avait trop dit. Il avait suscité la curiosité de sa femme, qui,
après avoir découvert les photos de la relation de son mari avec sa -
maîtresse, n’était plus à une révélation près.
— C’était un accident ?
— À qui écris-tu ?
— De qui parles-tu ?
Daniel Zink resta pantois devant la vulgarité des mots employés par son
épouse. Ce n’était pas dans son tempérament. Cette poussée de suspicion à
son encontre commençait à l’interpeller. Comment pouvait-elle savoir ? Les
aurait-elle suivis ? Avec sa maîtresse, ils avaient pourtant pris soin de varier
les horaires et les lieux de leurs rencontres.
Malvina, qui ne s’était toujours pas posée sur sa chaise, s’éclipsa dans le
couloir, hésitant à dévoiler les clichés qui apportaient la preuve de l’adultère
de son mari, pris en flagrant délit dans cette chambre d’hôtel. Si elle abattait
son joker maintenant, elle n’aurait plus de cartes en mains. Se ravisant, elle
opta pour une autre stratégie : trouver l’auteur de la lettre anonyme et des
photos pour découvrir qui se cachait derrière ce cri de vengeance : vindicta.
Chapitre IX
Une fleur dans les cheveux, jupette dans le vent et cartable en bandoulière,
Angela Catani respirait le bonheur et la joie de vivre. La vie d’étudiante
dans le sud de la France se voulait décontractée, ensoleillée et joviale. Mais
derrière cette façade attractive se cachaient les vices de l’argent, de la
drogue et de la prostitution. Angela avait rencontré Tamara à la faculté
d’Aix-Marseille, en deuxième année d’arts plastiques et sciences de l’art.
Les deux filles s’étaient rapprochées rapidement en raison d’un passé
familial chaotique assez similaire : plus d’attaches, peu d’amour. Il n’en
fallait pas plus pour les souder. Afin de partager cette amitié au quotidien,
elles avaient loué un appartement en colocation. Cela leur permettait en
plus de partager les loyers ainsi que les charges inhérentes. C’est sous
l’impulsion de Tamara que l’idée des soirées, dites « commerciales », fit
son chemin. La jeune femme avait tourné le problème dans tous les sens. Le
seul atout dont les colocataires pouvaient se targuer était leur physique
avantageux. À défaut d’avoir une famille soudée, la nature les avait gâtées :
faciès aux traits fins, typée cambodgienne pour Tamara, plastique aux
mensurations presque parfaites pour Angela, fière de ses origines italiennes.
Toutes les deux avaient bien essayé de percer dans le mannequinat, mais les
quelques centimètres qui leur manquaient furent rédhibitoires dans ce
monde sans concession.
— Tamara ! Tamara !
Sa copine ne répondait pas. Elle se pencha sur elle et posa la main sur son
cœur. Il battait encore, très lentement.
La bonne copine s’exécuta et toutes deux allèrent s’asseoir sur le lit dans la
chambre de la fille de l’adjudant-chef. Entre-temps, Angela alla chercher un
verre d’eau qu’elle tendit à sa colocataire pour qu’elle se désaltère et évacue
les toxines qui transitaient dans son organisme.
— Bois. Ça va te faire du bien. J’ai trouvé cette capsule bleue sur la table.
Tu prends des pilules homéopathiques maintenant ? C’est nouveau ça ?
— Ce n’est pas ce que tu crois. C’est de la drogue que m’a refilée un gars
pas net qui m’a abordée et suivie jusque dans notre appartement.
— Tu le connais ?
— Non, jamais vu. Je ne pense pas l’avoir croisé dans une soirée
quelconque. En plus, il n’a pas tout à fait le style du mec friqué, si tu vois
ce que je veux dire.
— Au début, il insistait pour que je soutire de l’argent tous les mois à mon
père adoptif, l’adjudant-chef Duclon. Il réclamait la bagatelle de 1 000 € par
mois. Tu te rends compte ? C’est une sacrée somme. Si je refusais, il -
menaçait de nous balancer aux flics et de tout raconter : drogue,
prostitution, je te passe les détails et les conséquences qui en découleraient.
— Il m’a juste donné son prénom : Étienne. Par contre, il connaissait tout
de ma vie, c’est hallucinant !
— Je sais.
— C’est son petit bonus. Il a dit qu’il me filerait gratuitement des doses et
que je ne serais pas déçue par la puissance hallucinogène liée à la pureté du
produit. Il m’avait pourtant prévenue concernant les effets liés à la
redescente sur terre, un véritable enfer !
— Je choisis des habits de circonstance. Qui dit camp militaire, dit tenue
adaptée. Tu ne crois pas que je vais me pointer pour voir mon paternel en
mini-jupe rose affriolante avec des talons de dix centimètres ! Je suis un
caméléon et je vais me fondre dans l’environnement de ces petits guerriers.
Les deux filles éclatèrent de rire sur ce jeu de mots pourri lancé par A
ngela
qui était pleine de bonne volonté.
— Bon, je n’ai pas vraiment le choix pour la tenue de gala, je me vois dans
l’obligation de t’imiter. Je m’en voudrais de faire tache pour cette sauterie
au sein de la caserne. Il va y avoir des beaux soldats au corps musclé sous
leur tee-shirt moulant à reluquer. Je ne peux pas rater cela !
— Angela, tu ne viens pas avec moi. C’est trop risqué. Si on se fait coincer
à fouiller dans des documents classés « secret défense », on risque la taule à
perpétuité. Tu comprends les enjeux ?
— Donne-leur un bon coup de cirage pour les faire reluire et l’illusion sera
parfaite.
— De la part de qui ?
— De sa fille.
— Pas exactement.
— Qu’est-ce que tu veux dans ce cas ?
— Je serai au rendez-vous.
— N’essaie pas de me prendre par les sentiments. Nous savons tous les
deux qu’évoquer le nom de maman nous rend tristes et moroses. Si tu veux
savoir la vérité : je m’en veux autant que toi depuis son suicide. La vision
de son corps, pendant au bout de cette corde, a longtemps hanté mes nuits,
mais j’ai enfin réussi à faire mon deuil. Alors, laissons le passé dans sa
tombe. Ce qui m’intéresse désormais, c’est d’investiguer sur mon passé. Je
veux retrouver les parfums d’Asie, les souvenirs des Khmers et des
Bouddhas, j’ai envie de renouer avec mes racines cambodgiennes.
Chapitre X
Lunettes glissées sur le bout du nez, calvitie aggravée, dans une tenue
dépareillée, le professeur Savenberg vint à la rencontre de Yann Jornet. Le
bâtiment du CNRS dégageait une certaine austérité et témoignait du
manque de moyens accordés à la recherche scientifique dans l’hexagone.
L’atmosphère était glaciale entre ces colonnes de béton rectilignes, dignes
d’un hangar pour sous-marins atomiques à l’époque de la Seconde Guerre -
mondiale.
— Non merci, ça ira. J’ai déjà pris un café avant de venir. Il ne faut pas
que j’abuse des excitants, sinon, je deviens rapidement irritable.
— Oui, elle a été une de mes étudiantes, alors que je n’étais qu’un jeune
professeur. Je donnais des cours magistraux en amphithéâtre, à la faculté de
médecine de Nantes. Barbara était une élève très brillante. Je l’ai
encouragée à se spécialiser dans les maladies bactériennes. C’est un
domaine complexe dans lequel nous manquons de spécialistes, surtout pour
traiter certaines maladies encore non reconnues par mes confrères
scientifiques. Mais pourquoi parlez-vous d’elle au passé ?
— Elle m’a contacté plusieurs fois par mail pour me demander des
conseils, mais nos relations s’arrêtaient là. Je savais effectivement que ses
recherches allaient aboutir d’un jour à l’autre. Elle était à deux doigts de
trouver un vaccin efficace pour soigner cette maladie infectieuse amenée
par les tiques. Dans le cadre de ce programme scientifique, son équipe est
partie plusieurs semaines au Cambodge pour étudier la résistance du vaccin
suite à une contamination provoquée par des piqûres de tiques d’eau. Ces
sales bestioles pullulent dans ce pays de l’ex-Cochinchine. Vous savez -
commandant, la course au vaccin est un sport dangereux qui attise les
convoitises de plusieurs laboratoires pharmaceutiques.
— Connaissez-vous des personnes qui avaient des raisons d’en vouloir à
Barbara ?
— Quels sont les symptômes d’un patient atteint par la maladie de Lyme ?
— La maladie peut se traduire par une plaque circulaire rougeâtre que l’on
appelle érythème migrant. Cette éruption cutanée apparaît entre 7 et 14
jours après la morsure de tique. Mais les premiers symptômes, que l’on
appelle la phase une, ou phase initiale, correspondent à une poussée de
fièvre, une raideur de la nuque, des fourmillements dans les membres ou un
gonflement des ganglions.
— Vous avez raison, car la phase tertiaire peut se déclarer plusieurs mois
après la piqûre ou morsure. La maladie de Lyme devient chronique et -
s’attaque aux intestins, aux muscles, au cerveau. Les troubles gastriques ou
neuromusculaires s’accompagnent de sinusites à répétition, de sifflements
dans les oreilles, de vertiges et les manifestations articulaires deviennent
sévères. L’arthrite de Lyme peut toucher les genoux, les coudes, les
hanches, les épaules ou les poignets. Des troubles oculaires ainsi que des
mauvaises régulations du rythme cardiaque peuvent également se produire
chez c ertains patients.
— Tout un programme !
— De nom seulement. Ils sont assez discrets sur la scène médicale. C’est
une entreprise assez jeune, financée par plusieurs actionnaires d’horizons
différents. Comme son nom l’indique, leur objectif est de rendre une vie
meilleure à leurs clients et combattre la maladie de Lyme est l’un de leurs
fers de lance.
— J’ai une dernière question qui n’a rien à voir avec le monde
scientifique.
— Par contre, je ne pense pas que Louis Pasteur fréquentait les tavernes
parisiennes à la fin du XIXᵉ siècle.
— Salut commandant.
— Oui, mais ça n’a rien donné. Ils sont effectivement plus spécialisés dans
la découverte de preuves liées à des scènes de crime que dans des analyses
scientifiques en biologie moléculaire. La société a deux agences : une à
Nantes et l’autre à Marseille. La mise au point de vaccins et les maladies
orphelines, comme Lyme, ce n’est pas trop leur truc ! Et toi, ta visite au
CNRS a-t-elle été productive ?
— Cette question reste en suspens. C’est pourquoi je vais rendre une visite
de courtoisie au laboratoire Other Life. Là-bas, je glanerai certainement des
informations sur les travaux menés par Barbara Larvin, afin d’éclaircir cette
zone d’ombre. Tu m’accompagnes ?
Daniel Zink repoussa les draps du lit, se leva et enfila un caleçon aux
couleurs vichy. Éva remonta son oreiller et s’installa confortablement, tout
en passant la main dans ses cheveux ébouriffés et malmenés par son
partenaire. Elle contemplait son amant avec admiration. Ce dernier alluma
une cigarette puis saisit la télécommande pour regarder les informations
télévisées.
— Très chère Éva, tu veux sûrement parler d’un petit jeune fortuné, qui
puisse assouvir tes besoins viscéraux liés à ton rythme de dépenses effréné.
Mais n’oublie pas que je suis ton boss. Je fixe le montant de tes primes et je
valide également tes augmentations salariales. Si vraiment tu devenais trop
gênante ou embarrassante, je me verrais dans l’obligation de te virer. Je
détiens les rênes de cette entreprise dans laquelle tu n’es qu’une simple -
salariée. Certes, tu as le rôle de directrice marketing, avec un statut cadre,
mais un licenciement n’épargne malheureusement personne.
— Lundi dernier, nous avons fêté nos vingt ans de mariage, noce de -
porcelaine si cela t’intéresse. Pour l’occasion, elle avait mis les petits plats
dans les grands en préparant des toasts au foie gras, elle avait concocté mon
repas préféré, un goulasch de bœuf, le tout arrosé avec un champagne de la
meilleure cuvée Boizelle.
— Ceci dit, elle a raison de se poser des questions. Je suis quand même
mieux conservée qu’elle !
— Je ne plaisante pas, Éva. Je ne sais pas comment elle peut savoir. Nous
sommes pourtant discrets. Nous changeons d’hôtel à chaque fois. Je la
soupçonne de nous avoir suivis ou pourquoi pas d’avoir embauché un -
détective privé. Cela devient monnaie courante afin de prendre les -
coupables d’adultère en flagrant délit et monnayer les clauses d’un divorce
annoncé.
— Tu sais que les bruits de couloir vont vite dans une entreprise. Il est
probable que des membres du comité de direction, désireux de nous -
savonner la planche, lui aient communiqué des informations à notre égard.
Que ce soit Dickerman ou Desmaeker, je n’ai aucune confiance en eux. Ils
sont capables de tout pour te voir agoniser et assister à ta décrépitude. Ces
vautours attendent que tu te ramasses. Moi aussi, par la même occasion.
— Je te sens stressé. Cette histoire te travaille donc tant que ça, toi, le roc
indestructible dénué de sentiments ?
— Il y a autre chose.
Éva se leva à son tour et enfila une robe de chambre. Elle prit Daniel par la
main et l’invita à s’asseoir sur le lit avant de l’embrasser sur la joue en lui
caressant le front. Elle sentait le désir monter dans ses veines, les
battements de son cœur commençaient à s’affoler. Les doigts de son
partenaire glissèrent sous son peignoir pour venir caresser sa poitrine
tendue par l’excitation.
Suspendue aux paroles de son PDG, Éva était hypnotisée par cette histoire
digne d’un film d’une série noire.
— J’ai bien essayé de faire une liste de mes ennemis potentiels, mais je me
suis vite arrêté, étant donné la foultitude de noms qui sont venus -
s’agglutiner dans mon tableau. Il est clair que la plupart d’entre eux
souhaiteraient ma mort.
— Non. Notre liaison risque alors d’être révélée au grand jour. C’est -
l’allumette qui va faire exploser la bombe à retardement sur laquelle nos
fesses sont posées. Pour le moment, j’attends de voir comment va se -
dérouler la suite.
— Figure-toi que cette éventualité m’a traversé l’esprit, c’est une piste que
je vais creuser. La meilleure défense, c’est l’attaque. Si elle veut jouer à ce
petit jeu avec moi, elle est perdante d’avance. Je la connais par cœur. Elle
est hyper prévisible et trop faible de caractère, elle craquera avant de
s’effondrer en larmes comme une enfant qu’il faut consoler.
Éva se positionna debout, face à Daniel, son peignoir glissa sur le sol. Elle
plaqua son soupirant sur le lit et s’allongea langoureusement sur lui en se
trémoussant. Leurs corps se mélangèrent dans une danse improvisée aux
rythmes langoureux. Alors que le couple arrivait à l’apogée de son ballet
érotique, le téléphone de Daniel Zink se mit à vrombir sur la table de
chevet. L’appel se voulait insistant et incessant.
— Martine, j’espère que vous avez une bonne raison pour me déranger
pendant mes exercices de renforcement musculaire ?
— Monsieur Zink, vous vous rappelez qu’un investisseur avait insisté pour
vous rencontrer personnellement. Vous m’aviez demandé de réserver une
bonne table pour le recevoir lors d’un dîner d’affaires.
— Il est 19 h 30. Il ne vous reste donc qu’une heure pour vous préparer et
vous y rendre.
Qui était Barbara Larvin, la femme retrouvée morte près de Nantes, dans
la forêt du Gâvre ? L’assassin l’a attachée à un tronc d’arbre avec du fil
barbelé avant de lui découper les bras et les jambes. Les membres ont -
ensuite été disséminés à plusieurs endroits de la forêt. C’est un retraité qui
ramassait des champignons avec son chien, qui a découvert le cadavre.
Notre envoyé spécial à Nantes a pu interviewer cet homme, Charles Lepic.
Retrouvez nos experts sur le plateau dans l’édition de 20 h. Arsène -
Desgranges, ancien criminologue de la DGSI, décryptera avec nous la
personnalité du tueur. Avons-nous affaire à un serial killer, quelles étaient
ses motivations ? Restez avec nous pour le savoir…
— Je ne sais pas, ils n’ont pas mentionné ce point. Tiens, regarde, ils en
reparlent ! Attends, je monte le son.
— Nous n’avons encore aucune piste pour le moment. Nous vous tiendrons
informés dès que nous aurons de nouveaux indices. Mais s’il vous plaît,
laissez la police faire son travail !
— Effectivement.
Daniel Zink se pétrifia et son visage devint blême. Eva Müler se releva,
bouche ouverte.
— Eh bien, je crois que ce sera tout pour ce soir. Ici Christian Poissonnet
en direct de Nantes, à vous les studios.
Chapitre XII
Bertrand Duclon saisit une tige de bambou rigide, posée sur un bidon
d’huile. Il la fit claquer sur son pantalon de treillis.
— Ici j’ai tous les droits, tu entends ! Tous les droits ! Je fais la pluie et le
beau temps. Mon rôle est de vous éduquer, quels que soient les moyens
utilisés. En temps de guerre, nous devons user de tous les moyens pour faire
parler nos ennemis. C’était le cas en Afrique durant les derniers conflits
auxquels j’ai participé. Dans la situation inverse, si un soldat de notre -
régiment se fait capturer, il ne doit en aucun cas divulguer d’informations
pouvant mettre en péril la mission et la vie de ses camarades, même sous la
torture. Je vais donc tester ta capacité à garder un secret et ta résistance à la
douleur. Tends tes mains, je t’ai dit !
José Santos allongea les doigts, tout hésitant. Il appréhendait l’acte à venir
de ce cinglé d’adjudant-chef. Un sifflement vif trancha les airs et
l’extrémité du bambou vint fouetter les ongles du soldat, qui hurla sous
l’effet de la douleur. La couleur rose de la peau vira au violacé.
— Plus fort !
— Je te le répète une dernière fois, est-ce toi qui m’as envoyé une pierre
dans le front sur la plage des calanques ?
— Pitié mon adjudant-chef ! Pitié ! Je vous jure que je n’ai rien fait !
Rien que le fait de savoir que Tamara était dans l’enceinte de la caserne fit
redescendre la pression et calma les ardeurs belliqueuses du tortionnaire.
— C’est bon pour cette fois Santos. Tu peux te relever. Sache que je n’en
ai pas terminé avec toi tant que cette affaire n’aura pas été élucidée. -
Rompez, nom de Dieu ! Au pas de course !
Sans demander son reste, le soldat se sauva des griffes de son supérieur
hiérarchique. Ce dernier s’épongea le visage et se désaltéra. Il reposa son
fleuret naturel et alla chercher sa fille qu’il n’avait pas revue depuis -
plusieurs années. Qu’allaient-ils pouvoir se dire ? Est-ce que Tamara lui en
voulait toujours depuis le suicide de Martine ? Sans aucun doute. Chassant
ses pensées négatives, Bertrand s’aspergea de déodorant à bas prix et se
rendit à l’accueil, situé dans un bâtiment opposé. En traversant la cour, il
jeta un œil sur les soldats qui s’affairaient à astiquer leurs armes. Il aimait
par-dessus tout le moment de la vérification de la bonne propreté du canon.
Pas une poussière ne devait traîner dans le tube fileté, sous peine de
recommencer un nettoyage de haute précision à l’aide d’un chiffon calibré
enroulé autour de la baguette prévue à cet effet. Les traits sadiques de
l’adjudant-chef se révélaient à chacun de ces exercices répétitifs. Au début,
les soldats trouvaient cela amusant, mais après une journée exténuante
physiquement, ce jeu n’avait plus la même saveur, surtout lorsqu’un
supérieur maboul vous hurlait dessus à chaque contrôle de la propreté de
votre Famas, inventant même des poussières dans les stries du canon
directement sorties de son imaginaire.
— Très drôle ta blague, Bertrand ! Je vois que ton sens de l’humour n’a
pas évolué depuis le temps.
— C’est bon, ça va. Suis-moi dans mon bureau, on pourra discuter plus
tranquillement.
Le sous-officier lui envoya une tapette sur l’oreille qui eut pour effet de
raviver la douleur de la blessure provoquée par la tige de bambou.
— Tamara, ne te mêle pas de cela, s’il te plaît ! Ici, nous sommes dans un
camp militaire avec ses lois et ses règles. Ceux qui ne les respectent pas en
payent le tribut. Il a signé, c’est pour en chier, comme on dit vulgairement
dans la boutique. C’est comme cela que l’on forme des combattants
infaillibles et disciplinés pour venir gonfler les rangs des troupes d’élite.
— Suis-moi au lieu de jouer sur les mots. On va discuter de tout cela dans
mon bureau comme une famille soudée, en souvenir du bon vieux temps.
— Je te sers un café ?
Tamara inspectait le bureau dans lequel elle avait été conviée. Une carte du
monde, accrochée au mur, était mitraillée de petites épingles. Elle identifiait
tous les endroits où Bertrand Duclon avait servi l’armée française. Çà et là,
des photos de gradés en tenue de gala, des parachutistes portant le béret
rouge, des légionnaires au képi vert, et des avions ou hélicoptères de
combat en vol stationnaire. On ne pouvait s’y méprendre, nous étions bien
dans le bureau d’un adjudant-chef du premier régiment de la Légion
étrangère. Mais Tamara ne devait pas oublier l’objectif de sa mission :
trouver le dossier que lui réclamait le mystérieux inconnu portant le prénom
d’Étienne.
— Comment s’appelle le jeune homme que nous avons croisé dans les
couloirs ?
— Tu as raison.
Pour une fois, les paroles de Bertrand avaient un soupçon de bon sens.
Tamara but une gorgée de café. Il était fort et amer, comme le caractère de
son père.
Le briscard récupéra une clé au fond d’un bocal dans lequel bullaient des
crayons et des trombones. Il se leva et alla ouvrir un secrétaire. Plusieurs
dossiers étaient suspendus sur des rails, chacun d’entre eux étant identifié
par une annotation sur un intercalaire. « La rigueur militaire », pensa -
Tamara. Après avoir écarté les premiers documents, Bertrand sortit
victorieusement une chemise de couleur pourpre. Il laissa la porte
coulissante du secrétaire ouverte et revint à sa place. Il étala des feuilles et
des plans sur son bureau puis leva la tête. Ses yeux d’un bleu translucide
fixèrent Tamara.
— Saloth Sâr est issu du peuple sino-khmer. Il est né en 1925, alors que le
Cambodge appartenait encore à l’ancienne Indochine française. La colonie
comprenait les trois pays que sont le Vietnam, le Laos et le Cambodge. En
1863, le roi Norodom avait signé un contrat avec notre État pour y établir
un protectorat et l’intégrer à notre empire colonial. En 1904, le souverain -
décède et laisse la place à l’un de ses oncles, le prince Sisowath. Il
travaillera de concert avec Paul Doumer, le gouverneur général de
l’Indochine, afin de moderniser la colonie. En 1927, Sisowath meurt et est
remplacé par son fils aîné qui s’appelle Monivong. Alors que le Cambodge
continue son développement économique avec la création de routes et
d’hôpitaux, des cadres locaux sont formés malgré le modeste système
d’éducation. Mais les Vietnamiens sont omniprésents dans les
administrations comme la justice, les douanes ou les services du
gouvernement. La Seconde Guerre mondiale fera voler en éclat le
protectorat français, du fait notamment d’offensives japonaises. Après une
période tumultueuse, entre négociations et accords, le nouveau leader du
pays, Sihanouk, proclame l’indépendance du pays en octobre 1953. Les
accords de Genève prévoient également des élections libres qui verront la
victoire d’un nouveau parti politique appelé le Sangkum.
— Colonel Delacroix ?
L’adjudant-chef se mit aussitôt au garde-à-vous devant son officier.
— Mais je suis avec ma fille, mon colonel. Nous ne nous sommes pas vus
depuis le décès de mon épouse. Je lui explique l’histoire de son pays
d’origine, le Cambodge. C’est l’âge auquel les questions commencent à
titiller l’esprit.
Alors que les deux hommes disparurent dans le couloir, Tamara se leva
pour aller fouiller dans le secrétaire. Elle devait mettre la main sur ce -
fameux dossier, mais comment le reconnaître ? Elle éplucha rapidement les
inscriptions sur les marque-pages : factures, soldes, budgets, maintenance…
Son regard se figea sur un dossier estampillé « secret défense ». Elle était
sur ses gardes. Son père ou le colonel pouvaient réapparaître à tout moment
dans la pièce. Le porte-vues était désespérément vide et son contenu
déplacé ailleurs.
— C’est sans doute à cause des Khmers rouges, ils ont déteint sur moi.
— Pourquoi ?
— Oui.
Tamara resta subjuguée. Les bras lui en tombèrent. Elle ne savait plus si
elle vivait dans le présent ou dans un film d’horreur sordide.
— Si mes calculs sont exacts, j’ai aujourd’hui 22 ans, car née en 1996. Je
suis donc venue au monde deux ans avant la mort de mon père. Je suis le
fruit du diable !
— Tu es le fruit d’une union entre Pol Pot, alors âgé de 71 ans, et une
jeune femme qui avait juste 20 ans en 1996.
— Il y avait une lettre, cachée dans tes langes lorsque tu as été trouvée.
Elle expliquait comment tu étais venue au monde et dans quelles
conditions. Je n’ai pas vu l’original, mais je sais qu’à la fin, ta maman avait
écrit : « merci de veiller sur Chanthou ». Lorsque Sœur Bénédicte t’a
recueillie dans un panier posé à l’entrée d’un temple bouddhiste, elle a pris
connaissance de la lettre et est aussitôt entrée en liaison avec l’ambassade
de France à Phnom Penh, qui elle-même a contacté le ministre de la
Défense. En redescendant les différents niveaux hiérarchiques, la mission
est arrivée sur mon bureau. Je devais te récupérer et te ramener en France
pour te protéger. Lorsque j’ai évoqué le sujet avec Martine, cette dernière
était enjouée à l’idée d’adopter une petite Cambodgienne.
— Tu m’as donc adoptée par devoir, et non par amour ?
— Ma demi-sœur ?
— Ton père a eu une fille de son mariage avec Mea Son. Elle avait 12 ans
en avril 1998, lorsque Pol Pot a été incinéré. Elle s’appelait Mea Sith, mais
a changé de nom pour devenir Sar Patchata. À l’époque, la pauvre fillette a
été exhibée devant les journalistes comme une bête de foire. La dernière
fois que nous avons eu de ses nouvelles, elle avait été placée dans un lycée
à Sisophon. Depuis, j’ai lu dans la presse qu’elle y a rencontré son alter ego.
Sar Patchata s’est mariée à Sy Vicheka le 16 mars 2014 dans ce que les
journaux ont titré : « les noces de la honte ». Elle porte le lourd et triste
héritage de son père. Alors, si tu ne veux pas que ton passé resurgisse
comme un boomerang en pleine figure, je te conseille de rester en France et
de t’en tenir à mes explications.
Chapitre XIII
— Sa tête ?
***
— Je voulais savoir si votre état psychique actuel avait évolué depuis que
nous avons démarré les séances d’analyse comportementale. Vous semblez
de plus en plus isolé, détaché de la société qui vous entoure. J’ai l’intime
conviction que vous avez vécu le rejet de votre maman comme une injustice
accompagnée d’un sentiment de trahison. Avez-vous l’impression d’avoir
été abandonné par vos parents ?
— Je crois. Je fais souvent un rêve dans lequel je suis allongé sur un lit et
mon esprit commence à prendre de la hauteur, il s’élève, s’élève… Je vois
mon corps inerte et momifié. Les meubles de la pièce s’éloignent et je -
continue à flotter dans les airs. Le plafond n’existe plus, je suis comme dans
une boîte dont les parois grandissent au fur et à mesure que je me rapproche
de la béatitude céleste. C’est alors que les créatures des enfers me crachent
leur prophétie.
Le spectacle qui se déroulait sous les yeux du docteur Pinson était hors du
commun. Il n’avait jamais vu cet état de transe chez son patient. C’était la
première fois que quelqu’un se mettait à débiter des logorrhées en latin,
comme si un esprit malin avait pris possession de son esprit, mais le docteur
se refusait à croire à ces phénomènes de sorcellerie ou de magie vaudou. La
pathologie de son client s’apparentait plus à un trouble bipolaire, effet lié à
une dépression sévère. Son état psychique se dégradait au fur et à mesure
des séances et le docteur parvenait difficilement à canaliser leurs échanges.
Les idées péjoratives et la mésestime de soi qui décrépissaient son patient
prenaient de l’ampleur et se traduisaient par une culpabilité malsaine vis-à-
vis de la société et de son entourage.
— Nous allons nous arrêter là pour aujourd’hui. Vous pouvez vous relever.
Chapitre XIV
Est-ce que le chiffre 13 était de bon augure ? Tant qu’ils n’étaient pas 13 à
table dont lui et 12 de ses ennemis !
— Mon invité est-il arrivé ?
— Non, pas encore, monsieur. La maison vous offre un apéritif pour vous
faire patienter.
***
Pendant que son mari passait du bon temps en dîner d’affaires, Malvina
Boizelle s’octroya une sortie au cinéma, pour accompagner une amie
proche. Ce moment d’évasion lui changerait les idées suite à cet
anniversaire de mariage complètement raté. Les deux femmes avaient
choisi un film d’art et essai, une histoire d’amour impossible, à l’eau de
rose. La séance débutait dans dix minutes, à 21 h 15 et la salle était
quasiment déserte. Un jeune homme brun, d’une trentaine d’années,
descendit les marches pour choisir un fauteuil. Il y avait pourtant l’embarras
du choix, mais il vint s’asseoir juste à côté de Malvina. Cette dernière le
regarda à peine, un peu gênée, alors que sa copine lui donna un coup de
coude c omplice.
— Vous nous en voyez flattées, jeune homme. Si cela peut vous faire
plaisir, rétorqua la bonne copine.
***
Discrètement, Daniel Zink s’amusait à prendre chacun de ses plats en
photo et les envoyait par SMS à Éva, histoire de la faire saliver. Il ajoutait
un petit commentaire : Tu ne sais pas ce que tu manques ou Je t’en garde
un peu dans un doggy bag, bref, des remarques dignes de celles d’un ado
sur Snapchat. Au moment du dessert, le serveur se présenta avec une lettre
sur un plateau.
— Je ne sais pas. C’est un coursier qui l’a déposée dans l’après-midi. Les
ordres étaient clairs. Nous devions vous donner cette lettre lorsque vous
arriveriez au dessert.
Bonsoir Daniel,
Tu es sans doute seul à ta table, après avoir profité d’un bon dîner, n’ayant
pu résister à l’appel de la bonne chère.
Dans sa grande bonté, notre Dieu ne pourra même pas te garder une place
au Paradis. Non Daniel. Tu iras directement brûler dans les enfers, auprès
des meurtriers, des criminels, des tortionnaires qui inondent et pourrissent
notre monde.
Je ne te l’ai pas encore dit, mais Dieu m’a investi d’une mission : nettoyer
la planète de ces parasites qui profitent du malheur des autres. Pourtant, en
termes de parasites, tu devrais t’y connaître. Ton entreprise fabrique aussi
bien des engrais que des insecticides. C’est fou que nos existences soient
faites de contradictions. Certains donnent la vie sans se préoccuper des
conséquences ; d’autres voudraient améliorer des vies faute de pouvoir la
donner. Enfin, des élus, comme je le suis, ont été missionnés par la
prophétie pour ôter la vie. Faute de chance, tu fais partie de ma liste.
VINDICTA
Daniel Zink posa la lettre sur la table, s’essuya le front, remplit son verre
de vin, l’avala cul sec et envoya un SMS à Éva Müler : Éva, j’ai reçu une
nouvelle lettre dans laquelle l’auteur menace de me tuer. Elle est encore
signée VINDICTA. Je ne sais plus quoi faire. J’ai peur !
***
Le générique de fin défilait sur l’écran géant. Malvina et son voisin étaient
bouche à bouche, échangeant un baiser sulfureux sous les yeux subjugués
de la bonne copine, qui, du coup, tenait la chandelle. Elle n’en revenait
pas ! Comment, sans échanger un mot le temps de la durée du film, ces
deux tourtereaux avaient-ils pu créer une relation et la conclure par un
baiser ? À moins qu’il ne s’agisse d’un coup de foudre, mais cela n’existait
que dans les romans. La main du jeune homme caressait la poitrine de
Malvina qui se laissait faire sans mot dire.
— Tu n’as pas trouvé que la fin était tirée par les cheveux ? demanda
Camille.
Malvina revint à la réalité. Elle s’était laissé entraîner par ses fantasmes,
édulcorés par l’histoire d’amour entre les deux vedettes principales du film.
Elle tourna la tête. Le jeune homme qu’elle avait embrassé dans son rêve
était en train de revêtir son blouson. Il s’invita dans la discussion.
— C’est comme cela que votre copine Camille vous a appelée tout à
l’heure, me semble-t-il.
Malvina était persuadée que les deux amies n’avaient jamais prononcé
leurs prénoms durant la séance de cinéma, mais elle occulta sciemment ce
détail.
— Je suis partante !
— Allez Malvina, viens avec nous ! Tu crois que Daniel va t’attendre dans
le canapé en se faisant du mouron ? Ce n’est pas franchement le style. Toi
aussi tu as le droit de décompresser. En plus, tu t’es beaucoup investie pour
le salon des vignerons indépendants. Regarde-toi, tu fais effacée et
moribonde !
— Vous êtes sûrement dans le vrai, après tout. Juste un verre et après je
rentre me reposer.
— Vous craignez de vous mettre à nu devant deux femmes plus âgées que
vous ? Il fallait réfléchir avant de nous inviter, mon grand. Nous ne sommes
pas ces midinettes faciles à séduire que vous embarquez dans votre lit pour
coucher dès le premier soir. Nous avons quelques années d’expérience -
derrière nous.
— Un peu léger pour tomber amoureuse, mais soit, ce sont les règles !
Le serveur prit note des consommations et le jeu reprit son droit sous
l’impulsion d’Étienne.
— Bien. Je ne suis pas très fan de ce type d’exercice, mais je vais faire
l’effort. Donc je m’appelle Malvina, j’ai aussi 44 ans. Je suis mariée à un
homme d’affaires qui dirige une entreprise d’engrais chimique, entre autres.
Pour ma part, je travaille pour le domaine viticole de mes parents qui sont
producteurs de champagne dans la Marne. Je suis en charge de l’exportation
de nos produits vers les marchés asiatiques ou vers le continent américain.
Avec mon mari, nous n’avons pas d’enfant, ce qui restera le plus grand
regret de ma vie. J’ai failli adopter une petite Cambodgienne, mais Daniel a
refusé.
Les deux femmes se levèrent et prirent leurs effets personnels, laissant leur
rencontre d’un soir face à lui-même. Le serveur apportait juste les
consommations, un plateau à la main.
— Désolée, Étienne. Une prochaine fois, nous prendrons notre temps pour
faire plus ample connaissance, sans avoir besoin de faire appel au sablier du
speed dating pour cadencer nos interventions.
Pour revenir du camp militaire de Carpagène, Tamara avait usé des bonnes
vieilles méthodes à bas prix en faisant du stop. Son aimable chauffeur
providentiel l’avait déposée à quelques encablures de la Canebière pour
rejoindre la bouche de métro la plus proche. Plusieurs arrêts plus tard, elle
récupéra la ligne de bus numéro 37, à Malpassé, direction le 13e
arrondissement, au terminus de la Batarelle. Elle cogitait depuis qu’elle
avait quitté Bertrand Duclon et son histoire à dormir debout. Son
imagination lui renvoyait des paysages cambodgiens qu’elle ne connaissait
pas, mais qu’elle aspirait à découvrir. Afin de se faire une idée plus précise
de son pays natal, la jeune femme saisit son portable et se mit à naviguer
sur le net pour une visite express du temple d’Angkor, du lac Tonlé Sap, de
la station balnéaire de Sihanoukville, des éléphants de Mondulkiri, de l’île
de Bamboo Island… Puis au détour d’une page web, Tamara tomba nez à
nez avec celui dont le sort de l’Histoire l’avait désigné comme père. Son
nom revenait sans cesse associé au « génocide cambodgien ». Qui pourrait
imaginer que derrière ce visage paisible se cachait en réalité un monstre en
la personne de Saloth Sâr. Le dictateur, dans un dernier baroud d’honneur,
avait inséminé sa semence maligne dans le corps d’une jeune femme pour
donner naissance à qui ? À Chanthou Sâr, devenue Tamara Duclon du fait
de son adoption. En faisant l’analogie entre les deux hommes qui avaient
dirigé et orienté sa vie, Tamara se disait que finalement Pol Pot et Bertrand
Duclon n’étaient pas si différents : des fibres tyranniques, une absence de
sentiment, une vie macabre traînant derrière elle des cadavres innocents.
Certes, Martine s’était donné la mort, mais ses motivations suicidaires
étaient indirectement dictées par son mari. Combien d’hommes, de femmes
ou d’enfants, Bertrand Duclon avait-il bien pu exécuter lors des conflits sur
lesquels il avait été missionné ? Jamais Tamara n’avait abordé ce sujet avec
lui. Cette absence de communication était devenue banale pendant toutes
ces années où chacun avait fait semblant d’appartenir à une même famille.
Les barres d’immeubles défilaient derrière les vitres opaques, salies par la
crasse et les excréments des pigeons qui s’en étaient donné à cœur joie. Le
feu passa au vert et le bus reprit sa route à travers les rues jonchées de sacs
de détritus. Une autre interrogation sema le doute dans l’esprit de Tamara :
que signifiait son vrai prénom, Chanthou ? Elle replongea sur son appareil
mobile et entama les recherches en sélectionnant la page qui lui parut la
plus pertinente. Le résultat concordait assez avec sa personnalité. Chanthou
se traduisait par « La femme du silence ». Visiblement, une grande part de
masculinité se dégageait de son caractère, ce qui n’était pas totalement faux.
Les Chanthou se dévouaient pour des causes justes, en toute discrétion.
Elles appréciaient le contact humain et reflétaient la joie de vivre. Peu -
influençables et dominatrices, leur type caractérologique s’appuyait sur des
croyances changeantes suivant les moments de leur vie. Tamara se -
retrouvait complètement dans ce dernier trait de personnalité, car ses
convictions juvéniles venaient de voler en éclat pendant cette journée
charnière qui marquerait à jamais la suite de son existence.
— Salut.
— Tu as ce que je veux ?
— Non.
— Elle se rebelle, la gamine ! Tu défends celui qui t’a laissé tomber après
t’avoir extirpée de ton pays asiatique. Il t’a raconté tes quatre vérités dirait-
on ?
— Je ne sais pas ce que Bertrand Duclon t’a bourré dans le crâne, mais tu
deviens coriace. Je vais devoir employer la manière forte pour arriver à mes
fins.
Tamara ne voyait pas à quel jeu s’adonnait son interlocuteur. Elle essayait
de se concentrer pour comprendre sa manœuvre et décoder le sens de ses
propos.
— Angela ! Angela !
Elle composa son numéro de portable, mais les sonneries se perdaient dans
le néant, jusqu’à ce que la voix de son répondeur retentisse comme un
couteau en pleine poitrine : Vous êtes bien sur le portable d’Angela... bip,
bip…, puis une voix grave, difficilement audible, prit le relais sur la
messagerie vocale en répétant plusieurs fois ce mot : Vindicta… Vindicta…
Tamara sentit une présence dans son dos. Elle se retourna d’un geste vif.
Étienne se tenait sur le pas de la porte et la fixait du regard de ses yeux -
effrayants, hypnotiques.
— Le dossier.
— Vous êtes un malade mental ! Qui me dit que vous ne l’avez pas déjà
tuée ?
— Donne-moi ton téléphone portable.
Tamara obéit aux ordres. Elle transpirait de peur, de rage, mais essayait de
garder la face.
Étienne entra une URL dans le navigateur Internet. Une image apparut
alors sur l’écran. Il s’agissait d’Angela, pieds et mains liées, assise sur une
chaise dans une salle vide plongée dans la pénombre. Seule une lampe de
chevet, posée sur le sol, éclairait avec peine sa meilleure amie. Tamara était
sous le choc et se mit à pleurer comme une enfant.
— J’ai installé une caméra branchée sur le réseau pour que tu puisses
surveiller ton petit ange. Elle ne pourra pas aller bien loin vu les
circonstances. Par contre, je peux couper la caméra à distance lorsque je le -
souhaite, mais pour le moment, je te laisse le privilège de pouvoir la
contempler sur son échafaud. Angela ne sera pas alimentée en eau ou vivres
tant que je n’aurai pas ce putain de dossier. Plus tu mettras de temps à me le
donner, plus elle dépérira rapidement. Tu tiens sa vie entre tes mains. Je te
conseille d’enregistrer le lien web de la caméra dans tes favoris si tu veux
suivre son état de décrépitude, car je ne te le redonnerai pas.
Tamara était effondrée, assise sur un pouf. Elle ajouta le lien dans les -
favoris et caressa l’écran de son téléphone comme pour réconforter la jeune
femme qui servait de monnaie d’échange malgré elle.
— De la part de qui ?
— De la part de sa sœur.
N’en faisait-elle pas un peu trop pour rester crédible ? Un coup d’œil sur le
site web, la caméra ne diffusait plus. Étienne venait de couper la connexion
réseau malgré sa promesse.
Tamara en profita pour prendre une douche. Elle se frotta le corps avec
ardeur et détermination, pour laver ses péchés, effacer le sang impur de Pol
Pot qui coulait dans ses veines. Des crampes d’estomac lui tétanisaient le
bas-ventre. Son téléphone était posé à portée de main, pour ne pas rater
l’appel de José. Et s’il n’avait pas eu le message ? S’il l’avait eu, mais
n’était pas décidé à rappeler ? Si… Si… Si… Les questions fusaient comme
des coups de burin qui lui martelaient les sinus. Un mal de tête carabiné vint
s’ajouter au mal de ventre. Peut-être était-ce le manque de cocaïne ? Elle
n’y avait pas pensé de la journée, mais son addiction restait à l’affût, prête à
envoyer un signal jusqu’à ses neurones, profitant de sa faiblesse et de son
absence de volonté. L’addiction à la drogue gangrénait le corps de Tamara,
mais certainement pas celui de Chanthou ! L’heure de la révolte intérieure
et de la renaissance venait de sonner.
Ses doigts tremblaient et elle s’y reprit à deux fois pour rappeler le numéro
inconnu.
— Allô, José ?
Tamara fut prise d’un blocage, impossible de sortir un son, un mot. Elle
entendit une autre voix à proximité qui criait.
— C’est un idiot qui fait sans cesse des blagues à deux balles. J’ai eu ton
message par le sergent de semaine. Alors voilà, je te rappelle comme
convenu.
— Est-ce qu’on peut se voir physiquement à l’extérieur de la caserne ?
— C’est compliqué, car j’ai ton vieux sur le dos qui me harcèle sans arrêt.
En plus, pendant la période de formation, nous ne sommes pas autorisés à
sortir. Pourquoi est-ce si urgent ?
— Tu déconnes ou tu es sérieuse ?
— J’y serai. Bonne nuit également. Je me joins à tes prières pour sauver
ton amie.
Chapitre XVI
— Les deux victimes ont un point commun, outre le fait d’avoir été dans la
même promotion en médecine. Elles sont également toutes les deux -
célibataires et sans enfants. Je voudrais que dans la liste des deux cents
étudiants, tu fasses un tableau comparatif pour analyser leur situation
familiale.
— Je n’en sais rien, mais cette hypothèse est à prendre au sérieux. Au fait,
as-tu eu des informations sur la mission menée au Cambodge par Barbara
Larvin afin de tester son vaccin ?
— D’après notre contact sur site, la société Other Life réalisait des
expérimentations pour tester le vaccin sur des chiens errants, du moins c’est
la version officielle. On sait de sources sûres que certains orphelinats ont
été approchés pour pouvoir administrer le sérum à des enfants après les
avoir contaminés volontairement par le virus de Lyme, moyennant finances
bien entendu, et ce, dans le plus grand secret et la plus grande illégalité.
Plusieurs de ces gamins seraient décédés subitement dans la région de
Kampong Cham. L’institut Pasteur a travaillé sur l’identification de la
pathologie. Les scientifiques ont trouvé un agent infectieux similaire à celui
de la bactérie borrelia. Other Life a toujours nié son implication dans cette
épidémie, mais la présence de certains de leurs employés durant cette
période, dont Barbara Larvin, laisse croire qu’ils auraient volontairement
contaminé les enfants avec le virus de la méningo-encéphalite pour tester
l’efficacité de leur antidote. Nous n’avons pas de preuves factuelles pour
l’instant, juste des témoignages concordants.
— Les enfoirés ! Ils n’ont pas hésité à sacrifier des enfants pour leur servir
de cobayes. C’est vraiment ignoble de leur part. Cela a le don de me faire
sortir de mes gonds. Je fonce chez Other Life pour leur tirer les vers du nez.
— Yann ! Pendant que nous discutions, les techniciens ont mis la main sur
un bout de tissu coincé dans l’échelle qui a servi à accrocher la tête de -
Nicolas Delatre. On envoie le tout au labo pour analyses. Quand je dis le
tout, je parle de la tête et du bout de tissu, bien entendu. Sans perdre de
temps, je vais faire comme tu me l’as conseillé : je vais organiser une fête
pour célibataires endurcis. On aura peut-être le nom de la prochaine victime
parmi les prétendants.
***
— Ce ne sont que des accusations non fondées, sans doute lancées par
certains de nos concurrents, inquiets que nous mettions au point notre -
vaccin avant eux.
— Vous avez certainement un badge pour pouvoir entrer dans cette zone ?
Chapitre XVII
Strasbourg, jeudi 26 mars
Daniel relâcha Malvina qui retrouva son souffle et ses esprits, encore tout
abasourdie par la violence perpétrée à son encontre.
Daniel Zink ouvrit le journal sur la deuxième page et le jeta sur l’espace de
travail de la cuisine. Les gros titres indiquaient Nouveau meurtre à Nantes
et plus bas dans le paragraphe, était mentionnée la signature caractéristique
du tueur : Vindicta.
Il regarda sa femme.
— Non… Non… Ce n’est pas possible ! Dis-moi que tu n’as pas fait ça ?
— Fait quoi ? lui demanda-t-elle, interrogative.
La patience des forces de l’ordre ayant ses limites, ces derniers avaient
forcé la serrure de la porte d’entrée. Un homme mal rasé, habillé d’un jean
délavé et un tee-shirt noir sous une veste en cuir, fit son apparition dans la
pièce, le revolver au poing.
— Inutile de remuer ciel et terre. Vous allez être placé en garde à vue et
nous allons vous rappeler les textes de loi, ainsi que vos droits. Vous
pourrez parler à votre avocat une fois que nous vous aurons transféré au -
commissariat.
Malgré la situation difficile vécue avec son mari depuis quelques années,
Malvina n’en restait pas moins sensible. Elle pleurait en silence en
constatant avec impuissance la déchéance de celui qu’elle avait épousé par
amour de jeunesse. Même si les sentiments s’étaient effrités au fil du temps,
la petite lueur n’était pas complètement éteinte au fond de son cœur. Elle -
oscillait sans arrêt entre ses propres contradictions.
— Et vous pensez que moi, Daniel Zink, chef d’entreprise, à la tête d’un
empire, marié à une femme de bonne famille, je pourrais être le meurtrier
présumé de ces deux victimes assassinées à environ mille kilomètres de
mon domicile ? Ça ne tient pas debout !
— Ce n’est pas maintenant que vous devez raconter votre histoire. Gardez
votre salive pour le moment opportun.
Zink eut le droit de contacter son avocat, un ami d’enfance qu’il voyait
régulièrement. Les deux hommes avaient la même opinion très sexiste et
machiste de la gent féminine : elle était sur terre pour les servir et assouvir
leurs fantasmes sexuels. Bertrand Swillus, avocat à la cour, s’envoyait en
l’air régulièrement avec des putes de luxe. Il avait la sombre réputation
d’être un pervers sadique. Le prédateur sexuel débordait d’imagination lors
de ses petits jeux coquins avec une ou plusieurs partenaires. Malvina -
Boizelle ne l’avait jamais apprécié et elle craignait cet individu malsain que
côtoyait son imbécile de mari. Elle était désormais persuadée que Bertrand
Swillus avait poussé Daniel à franchir le pas pour se jeter dans les bras de
ses maîtresses, sans aucun scrupule.
— Qu’est-ce qui t’amène mon ami ? Tu veux qu’on s’organise une petite
soirée dont j’ai le secret, par exemple en invitant quelques amies dociles ?
— Ton prix sera le mien, je n’ai pas le temps de négocier. Je ne veux pas
finir en taule ! Tu m’entends ? Sors-moi de ce traquenard. Quelqu’un veut
ma peau, nom de Dieu !
— Tu sais la fille qui bosse chez Zinkerde, plutôt bien roulée, et même
super canon…
— Tu refuses de leur parler tant que je ne suis pas arrivé, en faisant ton
petit cinéma du style : Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat… bla…
bla… bla… La défense va s’organiser mon pote. Je viens te sauver.
Chapitre XVIII
Marseille, camp de Carpagène, jeudi 26 mars
— Ne t’inquiète pas Tamara, je vais le faire pour toi, pour elle, pour vous
deux. Au moins, tu redonnes un sens à ma vie. Se battre pour une juste
cause a toujours été ma priorité, c’est pour cette raison que je me suis
engagé dans l’armée. Malheureusement, je suis tombé de mon piédestal
lorsque ton père m’a pris en grippe. Il m’a dégoûté de faire ce métier. Grâce
à toi, je tiens peut-être ma vengeance personnelle. Je ne sais pas ce que
contient ce dossier, mais si je peux contribuer à faire tomber Bertrand
Duclon, je n’hésiterai pas.
— Affirmatif.
Tamara caressait la nuque du jeune garçon dont la vie venait d’être ôtée
par des individus sans scrupule. Est-ce que le meurtre de José était lié à ce
dossier que réclamait Étienne ? Que contenait-il ? Était-elle réellement la
fille légitime de ce monstre du Vietnam en la personne du tyran Pol Pot ?
Les questions s’amoncelaient dans l’esprit de Tamara, mais toutes restaient
bloquées sans réponse. Elle s’allongea sur les graviers et regarda vers le
ciel. Elle y pointa le faisceau de sa lampe qui se perdit vers le firmament
dans l’immensité céleste. La balançoire grinçait, le vent fouettait les -
drapeaux déchirés qui se mouraient au bout de leur mât… Les yeux fermés,
Tamara repensa soudain à Angela. Elle se releva, prit son téléphone et
cliqua sur le lien web de la caméra installée par Étienne. L’image apparut,
trouble, sombre, dévoilant le corps de son amie prostrée sur cette chaise,
pieds et mains liés, la tête penchée sur le côté.
Tamara remarqua une inscription sur le front d’Angela, comme une sorte
de tatouage. En zoomant, elle constata qu’il s’agissait d’un mot en lettres
capitales : VINDICTA. Que signifiait cette mise en scène ?
La jeune Cambodgienne pleura toutes les larmes de son corps entre
résignation et colère. Elle devait agir avant qu’il ne soit trop tard. José lui
avait montré la voie pour sortir du camp militaire. Elle n’avait d’autres
choix que d’y entrer en faisant le chemin inverse pour tenter de récupérer ce
mystérieux dossier. Tamara éteignit sa lampe et tira José par les épaules
pour le cacher dans les herbes folles qui bordaient le parking de l’hôtel.
Plus déterminée que jamais, elle gratta le sol avec sa chaussure, cracha dans
ses mains et les enfonça dans la terre avant de s’en badigeonner le visage à
la manière des commandos. Le petit soldat de la nuit était en marche vers la
vérité, vers sa vérité. Pour se donner des forces et du courage, elle sortit un
tube de la poche de sa veste kaki, ôta le bouchon et vida le contenu dans la
paume de sa main droite. La poudre ainsi versée forma une traînée blanche.
Tamara se boucha une narine et inspira profondément pour absorber le rail
de poison qui lui brûla les muqueuses avant d’agir sur ses cellules
nerveuses. La substance inhiba automatiquement sa peur. La guerrière était
devenue invincible, décidée à éliminer tous ceux qui lui barreraient le
chemin salvateur. Le couteau à cran d’arrêt fut glissé dans une poche
intérieure, la sécurité débloquée pour libérer la lame, prête à tuer s’il le
fallait.
Tamara longea l’un des bâtiments et arriva dans une cour. Elle la traversa
en veillant à faire le moins de bruit possible. Une statue représentant un
combattant, fusil à la main, se dressait sur un socle en granit, sûrement un
hommage aux soldats de la Grande Guerre, morts en héros pour leur patrie.
Chanthou Sâr avait du mal à imaginer les jeunes générations actuelles
sacrifier leur vie pour un pays qui ne leur offrait pas de travail et qui les
laissait sombrer dans l’alcool ou la drogue. Le patriotisme n’était
décidément plus d’actualité dans ce paysage sombre de l’hexagone. Un
bruit de pas alerta la jeune commando qui trouva refuge dans un buisson.
Deux plantons faisaient leur ronde, lampe dans une main et Famas en
bandoulière. Ils parlaient de tout et de rien, pour passer le temps :
— À balles réelles ?
— Non, il ne faut pas déconner non plus ! Il canardait avec des balles à
blanc, mais il prenait un malin plaisir à faire peur aux bleus bites. Il y en a
qui chiaient dans leur froc !
Chapitre XIX
— Pas de refus.
— Je n’ai pas terminé. Les particules de métal retrouvées sur les deux
victimes attestent qu’elles ont été trucidées avec la même arme. L’outil
utilisé serait vraisemblablement une hache, mais difficile de savoir où notre
tueur a pu l’acheter, tous les magasins de bricolage vendent ce genre de
matériel. Nous allons devoir pousser nos tests sur le morceau de tissu -
retrouvé dans le parc de Procé afin d’en évaluer la provenance et l’origine.
Cela nous donnera peut-être une indication supplémentaire.
— Pour votre information, nous avons reçu une lettre anonyme déposée au
commissariat de police de Nantes. Elle indique où se situe l’arme qui a
peut-être servi à commettre ces actes de barbarie, ainsi que son auteur. Le
commandant Jornet s’est rendu sur les lieux, à Strasbourg.
— Vous voulez dire que la hache qui a servi à assassiner les deux victimes
dans la région nantaise a voyagé plusieurs centaines de kilomètres pour -
atterrir en Alsace ?
— Si des traces ADN sont retrouvées sur la hache, car c’est bien de cet
outil dont il s’agit, et qu’elles s’avèrent être identiques à celle de Barbara
Larvin ou Nicolas Delatre, alors c’est plausible. Si ce n’est pas le cas, cela
veut dire que le meurtrier essaie de brouiller les pistes en tentant de faire
accuser un innocent. Reste à en définir les raisons et ses motivations.
— Oui, c’est moi qui vous ai contactée pour prendre rendez-vous. Je vous
remercie de me recevoir sur votre lieu de travail. J’espère que je ne vous
dérange pas ?
— Absolument pas. Les enfants sont en récréation et ensuite, ils ont une
activité sur la motricité avec ma collègue. Asseyez-vous, je vous en prie.
— Nous sommes donc nées le même jour et le hasard de la vie a voulu que
nous ayons la même nounou pour nous garder après l’école. Mes parents
travaillaient en horaires décalés dans une usine de fabrication de biscuits.
Quant à ceux de Barbara, ils étaient très occupés à gérer leur petit
supermarché de proximité. Fort logiquement, nous sommes allées dans la
même école primaire et nous nous sommes suivies jusqu’au collège. Il n’y
avait pas pléthore d’établissements scolaires autour de Saint-Brévin et nos
parents respectifs avaient noué des relations amicales. Deux filles nées le
même jour, forcément, cela crée des liens.
— Pourquoi n’avez-vous pas insisté pour être dans le même lycée que
votre meilleure copine puisque vous vous suiviez depuis vos premiers jours
?
— Je n’ai aucun secret à cacher. Ils se sont fâchés pour une sombre -
histoire d’emprunt d’argent. La vie n’était pas toujours facile à la supérette
des Larvin. Les hypermarchés sortaient de terre un peu partout et les
bénéfices de leur petite affaire chutaient dramatiquement. Un jour, Henri
Larvin, le père de Barbara, est venu sonner à la maison. Il s’est entretenu
longuement avec mes parents, et, vous savez, à l’âge de l’adolescence, on
laisse facilement traîner une oreille pour écouter aux portes les
conversations des adultes. Donc, le père Larvin a sollicité mes parents pour
qu’ils lui prêtent de l’argent, mais il a reçu une fin de non-recevoir et je
crois que venant d’amis proches, cela l’a profondément vexé. Bref, depuis
ce jour, les relations entre nos deux familles ont été brisées à jamais. Les
problèmes d’argent récurrents et les tracas du quotidien pour faire vivre sa
famille n’ont pas arrangé la santé d’Henri Larvin. Son cœur a cessé
définitivement de battre en 2010.
— Qu’insinuez-vous ?
— Non, c’est votre vie privée et je la respecte. J’ai tout de même une
question subsidiaire qui risque de vous mettre encore plus mal à l’aise :
quels étaient vos véritables sentiments à l’égard de Barbara : de l’amitié
profonde ? Ou de l’amour ?
— Comptez sur moi, je suis une tombe dans le métier et je respecte la vie
privée des gens.
— Non. Nous avons décidé de nous en tenir à cette nuit magique pour ne
pas casser notre amitié et conserver ce souvenir comme étant un cadeau
unique, un instant de grâce qui ne se reproduirait plus jamais.
— Vous regrettez ?
— La Guilde Salvatrice ?
— Il me semble que oui. Barbara a évoqué le sujet quelques fois, mais elle
restait plutôt discrète sur leurs agissements, car cela restait tabou au sein de
la communauté estudiantine, et surtout en dehors.
— Ils ont effectivement utilisé des chiens errants comme cobayes… mais
pas que. Barbara a-t-elle évoqué des essais sur des enfants recueillis dans
des orphelinats ?
— Êtes-vous sérieux ?
— On ne peut plus.
— Comment Barbara aurait-elle pu se soumettre à ce type d’activité ?
C’est inhumain ! Moi qui suis entourée d’enfants, je ne permettrais et ne
cautionnerais jamais de telles atrocités. On parle d’êtres humains et pas de
souris de laboratoires, c’est une question d’éthique !
— Je connaissais trop bien Barbara. Elle n’aurait jamais agi de son plein
gré pour réaliser des expériences sur de pauvres orphelins.
— Quoi qu’il en soit, elle a emmené ses secrets avec elle dans sa tombe. Je
crois que j’en ai assez entendu pour aujourd’hui et je vous remercie
beaucoup pour votre collaboration. Essayez de vous changer les idées dans
les jours à venir, même si vous n’avez pas encore fait le deuil du décès de
votre meilleure amie. Je vous tiendrai informée dès que nous aurons une
piste sérieuse et si jamais j’ai encore besoin de vous, pourrais-je vous
solliciter de nouveau ?
— Yes, je t’écoute.
— Ce n’est pas parce que tu es mon chef direct, Perthuis, que tu dois te
sentir obligé de me traiter comme un vulgaire chien !
Chapitre XX
— Outre le fait que les victimes soient toutes les deux célibataires, elles
ont suivi le même cursus universitaire en faculté de médecine à Nantes.
Alors que notre enquête suivait son cours, nous avons reçu cette lettre -
anonyme, provenant d’un corbeau, et apposée de cette même signature -
retrouvée sur les lieux du crime ou sur le corps des victimes : Vindicta. Je
vous lis la lettre en question, les mots ont été assemblés et collés avec des
lettres découpées dans des magazines, un grand classique du genre, donc
pas d’analyse graphologique possible :
— Vous ne trouvez pas que c’est un peu léger comme preuves ! exhorta
Daniel Zink qui venait déjà de sortir de ses gonds en se levant.
— Non, pas vraiment. Nous avions loué une salle de réunion dans un
hôtel, le Diva. Vous savez, c’est monnaie courante lorsque l’on veut
discuter sereinement et discrètement de sujets confidentiels.
— Une salle de réunion dans un hôtel pour deux personnes ? Vous croyez
vraiment que l’on va vous croire, monsieur Zink ? Nous ne sommes pas nés
de la dernière pluie vous savez, dites-nous la vérité !
— Tout dépendra de ce que vous allez nous révéler. Et votre couple dans
l’histoire, car il me semble que vous êtes marié ? Vous vous en
foutez éperdument sans doute ?
— Non, évidemment que non, mais dans la vie, je me suis fixé des -
priorités. Mon entreprise est la « number one », elle représente beaucoup à
mes yeux. Je me suis totalement investi pour qu’elle soit compétitive et
rentable. J’emploie des centaines de personnes qui touchent leur paie de fin
de mois grâce à moi. Alors, vous comprendrez aisément que mon couple
puisse passer au second plan.
— En plus, comme on dit communément : une de perdue, dix dans son lit !
ricana maître Swillus.
— Vous vous trouvez drôle ? lança Yann Jornet qui détestait cet humour
sexiste en dessous de la ceinture et qui avait tout de suite cerné la
personnalité de ce gros lourd d’avocat, un prédateur sexuel en puissance.
— Bien !
— Je pense que oui. Le même soir, elle a fait des allusions sur le sujet et a
même évoqué le nom d’Eva Müler alors qu’elles ne se connaissent pas. Je
ne sais pas d’où venaient ses sources ou si elle y allait au bluff, en prêchant
le faux pour obtenir le vrai.
— Est-ce que vous avez avoué ouvertement votre liaison extra-conjugale à
votre épouse ? Oui ou merde ?
— À demi-mot.
— Lorsque je suis arrivé au dessert, un serveur m’a remis une lettre. Elle
avait été déposée au restaurant par un coursier dans l’après-midi. Ce -
courrier anonyme m’était destiné. Tenez, voici le document.
— Noté commandant.
— Vous qui avez en main toutes les pièces du dossier, quelle est la suite
des opérations ?
— Pas de bol, mon pote ! Tu ne m’en voudras pas si je passe la nuit dans
le plumard d’Éva, c’était dans le contrat !
Les deux hommes se levèrent. Le suspect principal fut conduit dans une
cellule équipée d’un lit spartiate, tandis que l’avocat s’envola, impatient de
rejoindre celle qui lui était promise, à son insu.
***
Bonjour Malvina,
J’ai appris ce qui était arrivé à votre mari. C’est moche. Si vous cherchez
un peu de réconfort pour en parler et vous confier, venez me rejoindre d’ici
une heure dans le parc du Tivoli. Je serai assis sur un banc face au -
monument aux morts érigé en hommage aux Forces F rançaises de
l’Intérieur.
Amicalement, Étienne
Bonjour Étienne,
J’accepte votre invitation.
À tout à l’heure.
Malvina
***
« Cette femme est une déesse ! Une vraie tuerie ! » C’est en ces termes que
l’avocat finissait de se persuader qu’il allait passer une soirée de rêve avec
une créature qu’il n’aurait jamais pu approcher en temps normal, sans l’aide
de son vieux pote qui croupissait pour la nuit au fond d’une cellule.
— C’est une hypothèse qui a été avancée par le commandant Jornet, mais
rien n’a été confirmé actuellement.
Allongé sur son lit, Daniel Zink sombrait dans ses remords. Des visions
sporadiques hantaient son esprit : il imaginait les grosses mains sales de
Bertrand Swillus profaner la peau si douce de celle avec qui il aimait à -
partager des moments tendres et voluptueux. Comment avait-il pu signer un
pacte avec le diable en livrant Éva à la pire espèce de pervers, dans l’unique
but de sauver sa peau ? En y réfléchissant bien, l’avocat n’avait pas
beaucoup plaidé pour sa défense. Daniel avait argumenté par lui-même,
donnant les détails de son emploi du temps afin de prouver sa bonne foi et
son innocence. Mais il était trop tard, pas de téléphone, impossible de
prévenir Éva… Il appréhendait l’instant où il devrait justifier ses actes face
à sa partenaire.
***
— Bonsoir, Étienne.
— Pose ta tête contre mon épaule et ferme les yeux… Laisse s’évader tes
pensées négatives et attrape celles qui te réconfortent, te rappelant de bons
souvenirs…
— Essaie toujours.
— Quel âge as-tu ?
— J’ai l’âge que tu voudras me donner. Peu importent les années, laissons
s’exprimer nos sentiments et profitons de l’instant présent.
— Chut ! Chut ! Écoute la brise du vent s’exhaler dans les buissons, essaie
de deviner les courbes et les reliefs de la nature qui se dessinent dans la
nuit…
Étienne passa sa main dans les cheveux de Malvina. Elle se sentait bien
près de lui et voulait que cet instant dure éternellement. Soudain, un baiser
vint se poser sur son cou, puis un autre sur la joue. Elle tourna la tête et,
fatalement, les lèvres de ces deux êtres, vibrant à l’unisson, se touchèrent,
délicatement, puis plus intensément. Le baiser s’éternisa, ni Malvina ni
Étienne ne voulaient rompre ce contact intense. La langue d’Étienne -
s’invita dans la bouche de sa compagne qui se laissa guider dans ce ballet
langoureux qui exaltait leurs sens. La main aventureuse du jeune homme
remonta sur la cuisse de Malvina, puis elle glissa sous son pull-over pour
venir caresser sa poitrine. Étienne se montrait de plus en plus entreprenant,
mais, dans une réaction d’autodéfense, Malvina le repoussa.
— Tu crois qu’il se gêne, lui, pour coucher avec ses conquêtes ou avec des
filles de joie ? Tu es une femme dominée, Malvina ! Rebelle-toi ! Prends
ton destin en main ! Ton mari est un salaud qui ne respecte personne et qui
assouvit sa soif de pouvoir et de domination !
Malvina,
Désolé que notre histoire d’amour se termine aussi vite.
Si tu parles de moi aux flics, je saurai où te retrouver et tu n’as jamais vu
Étienne lorsqu’il est vraiment énervé,
il est capable des pires atrocités…
Bonne nuit.
— Au secours ! Aidez-moi !
Son cri de désespoir se perdit dans le néant. Personne n’était là pour
prendre connaissance de son SOS. Elle pensa appeler sa meilleure amie, ou
bien ses parents… mais peut-être était-elle sur écoute ? Si Étienne
connaissait aussi bien sa vie privée, c’est forcément qu’il avait truffé sa
maison de micros. Peut-être l’observait-elle à distance avec des
caméras vidéo ? La paranoïa s’empara de Malvina. Elle alla chercher son
revolver Smith & Wesson, vérifia que toutes les portes étaient fermées à clé
et que les volets électriques étaient baissés. Elle se glissa dans son lit, tout
habillée, son arme à la main. Étienne pouvait venir, elle lui trouerait la peau
avant qu’il n’ait pu la toucher.
***
Toujours affaiblie par les effets de l’alcool, Éva, allongée sur le lit, ne
comprenait pas les intentions de l’avocat qui lui liait les mains aux barreaux
de la tête de lit, à l’aide de longs rubans en tissu. Il s’appliqua à répéter
cette tâche, mais cette fois-ci en lui attachant les chevilles, veillant à ce que
ses jambes soient suffisamment écartées. Bertrand Swillus déboutonna sa -
chemise, enleva son pantalon et baissa son caleçon bleu orné de motifs en
forme de canards jaunes. Éva retrouvait peu à peu ses esprits et réalisa enfin
l’état de la situation. Relevant la tête, elle aperçut avec stupeur un ventre
gras et bombé qui recouvrait un micro pénis en érection. Elle venait de
comprendre le subterfuge mis en place par cet immonde Swillus.
— Tu es mon cadeau pour la nuit, belle Éva. Tu sais que Daniel m’a -
autorisé à coucher avec toi ?
— Ne fais pas cela, tu risques de le regretter. Tu vas briser ton amitié avec
Daniel.
Chapitre XXI
Le dossier était posé sur la table. Tamara le fixait depuis 10 minutes, assise
sur une chaise, les mains posées sur les genoux. Elle était partagée entre un
sentiment d’excitation et une sensation de peur, la crainte de découvrir une
vérité cruelle. La jeune Cambodgienne décida de se faire un café avant
d’entrer dans le vif du sujet. Cela lui remettrait les idées en place, car la nuit
avait été courte et intense. La disparition du corps de José restait un mystère
et Angela était toujours retenue prisonnière des griffes d’Étienne. Elle
n’avait plus de temps à perdre. Aussi avala-t-elle sa boisson d’une traite et
commença la lecture des éléments consignés « secret défense » dans ce
classeur qui était une vraie bombe à retardement.
Le garçon de 5 ans sur la photo était donc bel et bien Étienne. Il avait mille
raisons de vouloir se venger de Bertrand Duclon. En ôtant la vie de son
frère, l’adjudant-chef avait détruit toute sa famille. Quel calvaire il avait dû
endurer en devant intégrer une famille d’accueil à l’âge de 10 ans, lorsque
le cycle de l’enfance s’efface peu à peu pour celui de l’adolescence !
Tamara connaissait la souffrance et elle éprouvait presque de la compassion
pour le tortionnaire de son amie Angela. Angela !
Les services secrets français ont lancé, avec l’aide du FBI américain, la
mission éradication.
Tamara sauvegarda toutes les photos des pièces à conviction sur son -
espace de stockage. Enfin, elle composa le numéro de portable d’Étienne
qui décrocha avant même que la seconde sonnerie ne se fasse entendre.
— Doucement ! C’est moi qui fixe les conditions. Nous allons faire un
échange dans les règles de l’art : ta copine contre les informations. Je te
donne rendez-vous à midi sur la plage du Bain des Dames. Tu viens seule et
tu évites de prévenir ton père ou la police, sinon Angela y passe.
— J’ai bien compris. Midi sur la plage du Bain des Dames et je serai seule.
***
— Duclon, vous avez vérifié que rien n’avait disparu dans votre bureau ?
— Oui mon colonel, tout est à sa place. S’il s’agit réellement d’une
infiltration externe, je ne vois pas ce que le voleur recherchait.
— Moi, je le sais.
— À qui pensez-vous ?
***
Le mistral balayait les grains de sable qui virevoltaient dans les airs sur la
plage déserte du Bain des Dames. Des sacs plastiques, témoins du mal qui
rongeait la planète, se frayaient une place parmi les éléments naturels. L’eau
de la mer affichait une transparence digne des lagons des îles de l’océan
Pacifique. Tamara était assise sur le muret qui dominait les cabanons, -
anciens abris pour les embarcations des pêcheurs, communément appelées
les Pointus. Un véhicule, complètement défoncé, stationna sur une place de
parking le long de la route côtière. La jeune femme reconnut Étienne, -
capuche sur la tête, en jean et baskets. Il ouvrit la porte arrière et fit -
descendre Angela qu’il aida à traverser la route. Cette dernière paraissait
affaiblie par les deux jours de captivité qu’elle venait de subir. Arrivée à la
hauteur de Tamara, Angela s’écroula sur un banc. La Cambodgienne vint
s’asseoir à ses côtés et la prit dans ses bras pour la réconforter. Les deux
amies éclatèrent en sanglots, heureuses de se revoir saines et sauves. Leurs
retrouvailles furent de courte durée, car Étienne n’avait pas encore récupéré
sa monnaie d’échange.
— Désolé de m’immiscer dans votre vie privée, mais j’ai rempli mon
contrat. Alors, je voudrais bien que tu me confies mon dû, s’adressa-t-il à
Tamara.
— Tu te paies ma tête ?
— Un peu de respect pour les morts, s’il te plaît. Il était mon ami et il a
donné sa vie pour ton putain de dossier. Tu mériterais de le rejoindre. En
fait, non. Lui était bon, il n’aurait pas fait de mal à une mouche ; toi, tu es la
pure incarnation du mal… Va brûler en enfer !
— Tu as lu le contenu de ce dossier ?
— Je le sais.
— Tamara Duclon.
— Non, c’est le nom que m’ont donné les Duclon lorsqu’ils m’ont adoptée
et ramenée du Cambodge. En réalité, je suis Chanthou Sâr, fille de Saloth
Sâr, dit Pol Pot, ce nom t’évoque quelque chose ?
— Puisque je te le dis.
— Lorsque mon grand frère Nicolas est mort, alors que je n’avais que 5
ans, puis quand ma mère est devenue folle et que mon père a atténué ses
souffrances, juste avant de la rejoindre dans l’au-delà, je me suis juré de
retourner au Cambodge, là où tout a commencé, pour faire le deuil de la
disparition de ma famille. J’ai cherché à comprendre en étudiant les
conditions de vie dans ton pays natal. Je suis tombé sur les horreurs qui y
ont été commises et j’ai découvert le véritable génocide mené par Pol Pot
pendant son règne. La misère des autres vous ramène les pieds sur terre et
atténue votre chagrin en relativisant la notion de souffrance, mais la
vengeance reste enfouie à jamais au fond de vos entrailles…
— Des pièces à conviction pour que la réalité éclate au grand jour et que
les auteurs du crime de mon frère tombent enfin de leur trône. Si la justice
ne fait pas son travail, alors je me substituerai à la justice. Si la peine -
prononcée à l’encontre des coupables n’est pas juste, alors j’appliquerai ma
propre peine, du moins celle qui me semble la plus adaptée au crime réalisé.
Laissant les filles assises sur un banc face à la mer, Étienne regagna son
véhicule. Il était presque heureux et ressentait pour la première fois ce -
sentiment de bien-être. Le fait d’avoir vidé son sac à Tamara et Angela
l’avait apaisé. Il y avait au moins quelqu’un qui connaissait son histoire sur
cette triste planète. Le dernier mot d’Étienne avait interpellé les filles, un cri
de vengeance venant tout droit du cœur, le même qui était inscrit sur le front
d’Angela.
Tamara tendit une main vers l’horizon, un papillon magnifique aux ailes
bleutées vint se poser sur sa paume. Angela esquissa un sourire, heureuse
d’être en vie, satisfaite de partager cet instant de sérénité avec sa meilleure
amie qui ne l’avait jamais laissée tomber. L’insecte majestueux prit son
envol et disparut dans le lointain sous le regard pétillant des deux jeunes
femmes.
Chapitre XXII
— Dans certains d’entre eux, c’est fort possible, mais je voulais parler des
ixodidas, communément appelés les tiques. Il en existe près de neuf cents
espèces dans le monde. Elles font partie de l’ordre des arachnides acariens.
Vous avez déjà observé des tiques avec un microscope, messieurs ?
— Les tiques sont un peu plus rusées, monsieur. Lorsqu’elles vous ont
repéré comme une proie potentielle, puis qu’elles se sont laissé tomber -
délicatement sur vous pour s’y accrocher, alors ces acariens métastigmates
cheminent lentement sur votre peau, parfois pendant des heures… Lorsque
l’emplacement leur convient, elles mettent en action leurs fines griffes pour
fixer leur point d’ancrage. Ensuite, elles sortent leurs scalpels, appelés -
chélicères, cachés dans une gaine protectrice. Ces outils tranchants -
découpent votre peau et s’enfoncent peu à peu dans votre épiderme, aidés
par la sécrétion d’enzymes salivaires appelées protéases. Pour rappel, le
corps des tiques est de forme ovale et leur tête est prolongée d’un rostre sur
lequel on retrouve justement les chélicères, vous savez, les scalpels !
Lorsque ces insectes sont bien ancrés et qu’ils ne vous lâchent plus, une
poche se forme au bout du rostre, sous votre peau. Vous ne sentez rien, car
les tiques sont malignes et elles utilisent leur salive au pouvoir anesthésiant.
En quelques heures, elles ont enfoncé tout leur rostre dans votre chair. Pour
être certaines de ne pas se faire éjecter, les ixodidas sécrètent une colle -
biologique efficace qui les fixe définitivement au derme.
— De vrais petits maçons ! s’en amusa Gondart alors que Perthuis écoutait
religieusement le professeur développer son cours magistral.
— Des maçons, mais pas seulement, et vous allez vite vous rendre compte
du mécanisme très pernicieux qui va se mettre en place. Une fois fixées sur
leur support, les tiques aspirent votre sang et réinjectent de la salive pour
agrandir la poche creusée sous votre peau et atteindre vos petits vaisseaux
sanguins. Ces derniers finiront par être percés pour alimenter directement
les tiques grâce au plasma. Mais l’œuvre destructrice de l’animal sur
l’homme ne s’arrête pas là. Nos très chers parasites injectent des molécules
qui affaiblissent localement votre immunité et insensibilisent votre système
nerveux. Je ne vous ai pas encore parlé de la pathologie liée à la
transmission de la borrelia burgdorferi.
— Non, c’est la première fois, mais j’avoue que ce paysage est un peu
surréaliste avec ce terril dressé au milieu de nulle part.
— Eh bien, c’est pour cela que je vous ai donné rendez-vous ici. Le terril
d’Abbaretz était très prisé des soirées étudiantes pour la configuration de
son site. Les séances d’intronisation des nouveaux qui intégraient la Guilde
Salvatrice avaient lieu ici, au sommet du terril. Chacun devait réciter à
haute voix la déclaration sur l’honneur de ne jamais trahir l’organisation et -
s’engageait à lui faire allégeance en respectant les articles stipulés dans le
règlement.
— Ne trouvez-vous pas que cela ressemblait étrangement à la définition
d’une secte ?
— Non. Bien sûr que non. Des bizutages ont eu lieu dans la forêt du Gâvre
et également dans le parc de Procé.
***
Chapitre XXIII
— Fermez-la ! Je sais très bien qui vous êtes et que vous partagez le lit de
mon mari quand bon vous semble ! Vous n’êtes qu’une de ces catins qui
abusent du plaisir et de la luxure. Ou serait-ce pour avoir une promotion
canapé au sein de Zinkerde ?
— C’est vrai que ce Swillus est un gros porc, je hais ce type ! Il a toujours
essayé de me passer une main aux fesses dès qu’il le pouvait. Je me suis
plainte auprès de Daniel et lui ai clairement expliqué que je ne voulais plus
jamais qu’il invite ce fumier dans notre maison. Je compatis sur ce point
uniquement.
Alors que les deux femmes échangeaient leur point de vue, une auxiliaire
de police fit irruption dans la salle d’attente.
— Madame Boizelle-Zink ?
***
— Oui.
— Cinq.
— Oui. Encore heureux qu’il n’y ait pas eu une femme différente sur
chaque cliché !
— C’est donc suite à la réception de cette lettre que j’ai entendu parler de
Vindicta.
— Je l’ignorais.
— J’ai l’impression que vous êtes au cœur d’une véritable machination. Je
ne connais pas encore les motivations du ou des orchestrateurs ni le lien
entre les meurtres de Nantes et ces menaces, mais nous n’allons pas tarder à
le découvrir. C’est pourquoi il est primordial, madame Boizelle, de nous
dire toute la vérité. Avez-vous des choses à ajouter qui peuvent faire évoluer
notre enquête ? Vous savez que si vous nous cachez des éléments, vous -
pouvez être inculpée pour entrave à l’exercice de la justice.
— C’est un jeune homme que j’ai rencontré un soir, lors d’une séance de
cinéma. Il me paraissait bien sous tous rapports, jusqu’à notre dernière -
entrevue dans le parc du Tivoli, dans le centre-ville de Strasbourg. J’étais
complètement perdue et je cherchais quelqu’un à qui me confier. Étienne a
été le premier à me proposer son aide, que j’ai acceptée sans beaucoup de
difficulté. À force de nous rapprocher, nous nous sommes embrassés. Je me
suis laissée guider par mes pulsions sentimentales. Puis, il a été un peu plus
entreprenant, mais j’ai refusé ses avances, en prétextant que je ne voulais
pas tromper Daniel. À partir de ce moment, il est entré dans une colère folle
et a littéralement pété les plombs en me hurlant dessus ! Il m’a fait
tellement peur que je me suis enfuie pour me réfugier dans notre maison. Le
soir même, il m’a envoyé des menaces par texto.
— Commandant ?
— Soyez clément avec madame Müler. Elle n’a pas tous les torts et je suis
persuadée qu’elle a été manipulée par mon mari.
— Si vous faites référence à votre époux, il a passé une nuit dans notre
hôtel trois étoiles aux frais de la princesse, avec des compagnons de cellule
fort sympathiques…
— Je vous le confirme.
— Vous n’avez peut-être pas réussi votre mariage, mais cet anniversaire et
vos aveux auront conforté les alibis de votre époux. De plus, il est
techniquement impossible que votre mari ait fait la route entre Strasbourg et
Nantes dans un temps record pour aller assassiner la victime. Cette hache
déposée devant votre maison, ainsi que le courrier anonyme associé -
pourraient tout à fait être l’œuvre de cet Étienne… ou du mystérieux -
Vindicta… mais peut-être qu’Étienne et Vindicta ne font qu’un…
***
— Ce qui m’intéresse au plus haut lieu concerne les alibis de votre amant
durant la période où ont été réalisés les meurtres de Barbara Larvin et -
Nicolas Delatre. Savez-vous où se trouvait Daniel Zink le soir du samedi 21
mars et du mardi 24 mars ?
— De mémoire, il devait dîner avec son épouse le samedi soir pour arroser
leur vingtième anniversaire de mariage, leurs noces de porcelaine. Je sais
que ce repas ne l’enchantait guère, mais il a fait l’effort de s’y rendre.
— Au sein de l’entreprise ?
Eva Müler décroisa les jambes et semblait peu gênée par la situation. Elle
avait le rôle de la salope qui avait sciemment brisé un couple pour satisfaire
son plaisir personnel, mais elle assumait pleinement ses actes.
— Daniel m’a fait part de menaces de mort qu’il a reçues par courrier
anonyme, les lettres étaient signées de Vindicta. C’est également la -
signature du tueur qui sévit actuellement à Nantes, si je ne m’abuse. J’en ai
entendu parler aux informations télévisées. Mais ce mot ne m’évoque
absolument rien, désolée !
— Ce n’est pas grave, ce sera tout pour l’instant, merci pour votre
coopération et votre disponibilité. Vous pouvez vaquer à vos occupations
habituelles. Si jamais vous avez un créneau dans votre emploi du temps,
pensez à rendre une visite de courtoisie à maître Swillus, il appréciera
sûrement. Vous pourrez toujours lui apporter un magazine avec des mots
croisés, il a déjà le crayon pour remplir les cases !
Cette note d’humour du commandant Jornet fit sourire Eva Müler qui se
leva et quitta le commissariat de police.
Chapitre XXIV
— Négatif Foxtrot.
— De quoi tu parles ?
— Je vois deux hommes cagoulés, habillés en noir, qui font le guet devant
l’entrée de notre immeuble. On les distingue à peine. Heureusement que
notre voisin de palier qui vient juste d’arriver a garé sa mobylette de l’autre
côté du trottoir. Son phare les a éclairés.
— Non. Je ne crois pas. Je pense plutôt que ces types sont sous le -
commandement de mon père, à la recherche du bien que je viens de leur
subtiliser.
— Exactement, le dossier « secret défense » dont j’ai une copie dans mon
sac à dos. Il va falloir jouer serré, car ces soldats ne sont pas des rigolos. Ils
n’hésiteront pas à nous éliminer comme ils l’ont fait pour José. Nous allons
devoir déménager pendant quelque temps.
— Dans nos contacts téléphoniques, nous allons bien trouver l’un de ces
richissimes hommes d’affaires à qui nous avons donné du plaisir lors de nos
soirées mondaines.
Tamara saisit son portable et fit défiler la liste de ses contacts. Elle s’arrêta
sur un nom.
— Foxtrot ! Foxtrot ! Ici Delta Tango 3. J’ai deux filles en visuel qui se
dirigeaient vers nous et qui ont fait demi-tour en nous voyant. Attendons les
ordres.
Alors que la porte du bus allait se refermer, les jeunes femmes sautèrent à
l’intérieur in extremis. Elles étaient essoufflées et avaient du mal à retrouver
une respiration normale. Par chance, la ligne de bus numéro 97, hôpital
Nord - Canebière bourse, allait jusqu’au Vieux-Port de Marseille.
Tamara cria un peu trop fort et les regards des passagers se tournèrent vers
les deux copines qui baissèrent la tête pour éviter de se faire trop remarquer.
— Ce n’est pas de refus, mais j’avais prévu de lever l’ancre demain matin.
Je pars pour Majorque afin de régler quelques affaires… des villas que je
revends à des Allemands et des Russes. Venez avec moi si vous voulez, une
croisière sur la Méditerranée, ça ne se refuse pas.
— Tout le plaisir est pour moi. Installez-vous dans vos quartiers, Matthew
va vous fournir des affaires de toilette. Vous pouvez prendre une douche si
vous le souhaitez. En attendant, je vais vous préparer un cocktail dont j’ai le
secret.
Les filles gagnèrent leur cabine, soulagées d’avoir trouvé une hospitalité et
de pouvoir se poser pour se remettre de leurs émotions de la journée.
— Bertrand ?
Tamara et Angela lui firent la bise simultanément sur les deux joues alors
que le Monégasque esquissait un sourire en coin, qui en disait long sur sa
sincérité et sur le complot qu’il venait de fomenter. Le Prince des Mers
quitta son port d’attache, longeant le quai Marcel Pagnol, saluant au
passage le Fort Saint Jean sur tribord, puis le palais du Pharo sur bâbord.
Les reflets des lumières du Vieux-Port, se miroitant dans les ondulations des
vaguelettes, s’éloignaient au fur et à mesure que le navire gagnait le large.
Le commandant et ses deux convives étaient installés confortablement dans
la cabine qui faisait office de salon. Ils sirotaient les cocktails préparés par
Gregorio en picorant des amuse-bouches préparés par Maria, la cuisinière
de l’équipage. L’homme lança la conversation en toute innocence.
— Franchement, je n’ai pas envie d’en parler. Je peux juste te dire que
mon passé m’a rattrapée, ainsi que les agissements de mon père adoptif
lorsqu’il était au Cambodge. Tu connais mon père ?
— Je ne crois pas.
***
Les nuages bas masquaient la clarté de la pleine lune dont les effets -
perturbaient les phases de sommeil de Tamara qui tournait sans cesse dans
sa couchette, envahie par des pensées négatives sur fond de génocide
cambodgien. Un semi-rigide à moteur accosta le yacht qui avait jeté l’ancre
dans la calanque de Sormiou. Quatre hommes cagoulés, vêtus de
combinaisons néoprène, montèrent à bord du Prince des Mers. Ils
échangèrent quelques mots à voix basse avec Gregorio Francotti puis
passèrent à l’action. Le milliardaire fut attaché, mains dans le dos et genoux
à terre. Arme semi-automatique à la main, les autres membres du
commando descendirent jusqu’aux cabines de nuit pour aller chercher les
invitées de leur hôte. Des cris résonnèrent dans l’embarcation, des
mouvements de défense renversèrent les objets qui se trouvaient dans les
quartiers attribués à Tamara et Angela. Sans comprendre ce qui leur arrivait,
les filles se retrouvèrent sur le pont arrière, pistolet collé sur la tempe. Face
à elles, Gregorio était également ligoté, pris en otage par ces pirates des
mers. Sans se démonter, Tamara les défia du regard et lâcha sa rancœur.
— Qu’est-ce que vous voulez ? C’est mon père qui vous envoie, n’est-ce
pas ? Le très honorable adjudant-chef Bertrand Duclon souhaite récupérer
son dossier ? Dites-lui qu’il peut aller se faire foutre !
L’un des types cagoulés lui répondit avec autorité. Sa voix était déformée
par un appareil :
L’un des membres du commando réapparut, un sac à dos dans une main, et
la copie du dossier dans l’autre.
— La garce avait fait une copie, planquée dans son sac à dos, mais nous
n’avons pas trouvé l’original.
Le gars sortit un revolver de son holster planqué sous son bras et tira sur la
jambe de la malheureuse Angela qui ne put retenir la douleur. Une flaque de
sang vint tacher les lattes de bois marin qui composaient le pont arrière.
— Je vais tout vous dire. Angela a été enlevée par un homme du nom
d’Étienne Martin, frère de Nicolas Martin, mort au Cambodge alors qu’il
était sous les ordres de mon père adoptif, l’adjudant-chef Bertrand Duclon,
lui-même sous le commandement du colonel Delacroix. Il a menacé de la
tuer si je ne lui ramenais pas un certain dossier classé « secret défense »
avec des informations qui lui permettraient de faire tomber mon père. Il lui
en veut, car il l’accuse d’avoir contribué à la mort de son frère, ce qui a -
provoqué une réaction en chaîne en entraînant le déclin de sa mère, atteinte
de démence. Ses souffrances ont été abrégées par son mari, qui lui-même
s’est suicidé. Étienne Martin a perdu toute sa famille à cause de mon père et
il veut sa vengeance !
— C’est vous qui avez tué José, je m’en doutais, bande de salauds !
Les deux amies furent attachées, un foulard roulé en boule dans la bouche,
puis deux des militaires les attrapèrent, un tenant les pieds, l’autre les
mains. À tour de rôle, elles furent jetées à la mer. Tamara et Angela avaient
beau se débattre comme des diables, le goût salé de l’eau de mer pénétrait
insidieusement dans leur bouche… Elles toussaient, agonisaient, avant de
sombrer lentement vers le fond.
Chapitre XXV
— Comme je vous l’ai déjà indiqué, hier, nous avions rendez-vous avec le
professeur Lioren Savenberg dans une ancienne mine qui se situe dans la
commune d’Arrabetz, ou Abbaretz, bref, je ne sais plus très bien. Toujours
est-il qu’un type nous a tiré dessus et a tué le scientifique. Perthuis s’est
lancé à la poursuite de notre agresseur puis a disparu, ne donnant aucun
signe de vie. J’ai cru qu’il était mort lui aussi. Nous avons organisé les -
recherches et fort heureusement, nous l’avons retrouvé dans la matinée, un
peu groggy par son altercation et le coup qu’il a reçu sur le crâne. Ça va
peut-être lui remettre les idées en place. Il était ligoté en plein milieu des
bois dans la forêt du Gâvre, à l’endroit où a été découvert le corps de -
Barbara Larvin. Le tueur s’est fait la belle et a juste laissé un message de
menaces nous demandant de ne pas nous mêler de leurs affaires et -
évidemment signé de Vindicta.
— Il nous manque les mobiles de la vengeance pour faire le lien entre ces
deux affaires. Nous allons bien finir par les recouper entre elles. Je dois te
laisser Gondart, le prochain interrogatoire de Daniel Zink va bientôt débuter
avant d’envisager sa relaxe.
***
Une grande salle de séminaire d’un établissement privé avait été
réquisitionnée pour auditionner la trentaine de témoins, tous anciens
étudiants de la promotion de médecine de Barbara Larvin et Nicolas
Delatre. Au départ, quarante individus avaient été contactés, mais tous
n’avaient pu se libérer pour répondre présents à l’invitation de la police. Il
était 14 h et Perthuis avait rejoint Gondart pour mener l’interrogatoire. Il
était juste remis sur pied après avoir subi des examens pour évaluer son état
de santé : prise de sang, électroencéphalogramme, bilan cardiaque, etc.
Aussitôt après sa sortie de l’hôpital, un bon déjeuner dans l’un de ses
restaurants préférés, place Buffet, avait achevé sa convalescence.
— Est-ce que vous insinuez que c’est grâce à la Guilde Salvatrice que
vous avez rencontré votre compagnon ?
— Son nom ?
— Capucin Plessis.
— Cela fait partie du passé et je n’ai pas la mémoire des noms. Vous -
devriez plutôt demander à Capucin, il est très fort pour ces choses-là.
— Bien chef !
— Capucin Plessis, 44 ans, pacsé avec Julien Chavant, ici présent. Je suis
masseur kinésithérapeute sur Nantes et propriétaire de mon cabinet. Voilà,
que puis-je vous dire de plus ?
L’homme ferma les yeux, baissa la tête et mit ses mains sur ses tempes. Il
plongea dans une profonde réflexion et les enquêteurs se retinrent de -
l’interrompre.
— C’est ce que je lui dis tous les jours, ajouta Julien Chavant.
Le nouveau témoin s’assit sur la chaise face aux enquêteurs. Sans que ces
derniers n’aient eu le temps de prendre la parole, il les devança :
— Je ne vois pas ce que cela vient faire dans cette audition et je ne vous
répondrai pas. Mes idées politiques n’appartiennent qu’à moi et à moi seul.
— Étienne Martin n’a pas d’adresse connue. Concernant Eva Müler, elle
vit à Strasbourg et travaille dans une entreprise du nom de Zinkerde. -
Attends, Perthuis ! Eva Müler… Ce nom me dit quelque chose… Lorsque
j’ai appelé le commandant Jornet ce matin, il m’a indiqué qu’il avait fait
passer un interrogatoire à l’épouse, mais aussi à la maîtresse du suspect.
L’une des deux s’appelle Eva Müler, c’est sûr. En plus, il a mentionné une
histoire de menaces de la part d’un certain Étienne. Est-ce que ce pourrait
être notre Étienne Martin ?
— Pour Eva Müler, ça peut coller. Mais comment Étienne Martin peut-il
être à Strasbourg et commettre des crimes à Nantes en même temps ?
— Moi non plus. C’est bon monsieur Gosse, vous pouvez retourner à vos
occupations. Mais restez joignable, car nous pourrions encore avoir besoin
de vos services.
— Pas de souci. Pour moi, cette histoire appartient au passé et il n’est pas
bon de remuer les mauvais souvenirs. On ne sait jamais ce que l’on va -
trouver au bout du tunnel.
— Bonjour monsieur Zink, j’espère que vous avez passé une bonne nuit
dans votre cellule et que cela vous aura aidé à réfléchir. Hier, nous avons
interrogé votre épouse Malvina Boizelle et Eva Müler. Elles ont confirmé
vos alibis, mais ont évoqué d’autres faits pour lesquels nous avons besoin
d’éclaircissements de votre part. Ah j’oubliais, un autre point important :
vous ne pourrez plus compter sur votre avocat, maître Swillus. Il a eu
comme un léger accident lors de son entrevue avec madame Müler, mais
cette dernière vous racontera les détails. Revenons à ce qui nous intéresse
aujourd’hui. Nous allons devoir nous plonger dans votre passé, et plus -
particulièrement au sein de vos relations amoureuses afin de nous aider à
comprendre les motivations de celui qui semble avoir nourri de la rancœur à
votre égard. Avant toute chose, connaissez-vous un jeune homme qui
s’appelle Étienne ?
— Je parle d’un individu qui a menacé votre épouse, qui vous en veut
terriblement, mais nous ne savons pas encore pourquoi. Concentrez-vous,
car la clé de tous vos maux se trouve là, quelque part dans votre passé.
— Nous ne sommes pas ici pour nous payer une tranche de rigolade !
Réfléchissez un peu, bordel ! De toute façon, votre femme a établi son -
portrait-robot, peut-être que cela vous rafraîchira la mémoire. En attendant,
nouvel exercice de style, vous allez nous énumérer la liste de vos conquêtes
amoureuses. Bien entendu, cela restera entre nous. À moins qu’un
scénariste du septième art ne se décide à réaliser un biopic sur Daniel Zink.
Nouveau rire du suspect qui sentait que le vent de la liberté soufflait vers
la sortie.
— J’ajoute au passage qu’elle est furieuse contre vous depuis que vous
l’avez « prêtée » à maître Swillus, qui, pour votre gouverne, a fini aux -
urgences un crayon planté dans le cou. Désolé, je n’ai pas pu m’empêcher
de « spoiler » la fin de cette histoire croustillante. Ne vous inquiétez pas, un
avocat commis d’office a été nommé par le bâtonnier.
— Je crois que je n’en aurai pas besoin puisque vous allez devoir me -
libérer dès aujourd’hui, sans preuve de ma culpabilité. Mes alibis sont en
béton et mon emploi du temps a été confirmé par les témoins dans les -
détails. Je ne pouvais donc pas être à Nantes pour assassiner les deux -
victimes avec cette hache découverte dans mon abri de jardin. Il s’agit d’un
coup monté.
— Oui, étant plus jeune, je me souviens d’une sortie dans les bois avec
mes parents. Au retour, nous avons découvert qu’une tique s’était infiltrée
sous ma peau. Mon père n’avait pas de tire-tiques à cette époque. Il a essayé
de retirer cette satanée bestiole avec une aiguille, mais une partie du corps
est resté dans mon derme. On ne diagnostiquait pas encore de pathologies
liées à cette infection. Ai-je contracté la maladie de Lyme plusieurs années
après cette piqûre ? Est-elle réellement la cause de ma stérilité ? Mon -
docteur m’a également fait part de cette hypothèse, mais pour le moment, je
n’ai réalisé aucun test qui puisse le confirmer.
— Je m’en souviens très bien, car elle m’a assez harcelé pour que je ne
l’oublie pas. Elle s’appelait Clotilde Martin.
— Markovic, vous allez me chercher tous les Étienne Martin qui existent
en Alsace et dans la France entière. On tient peut-être quelque chose ! -
Monsieur Zink, en avez-vous terminé avec votre tableau de chasse ?
— Je n’ai pas encore pioché dans mes amours de jeunesse, et là, carton
plein également !
La blague du commandant Jornet fit rire les policiers, mais pas l’ancien
suspect qui quitta les lieux pour retrouver sa liberté après avoir passé 48
heures en garde à vue. Il était soulagé d’avoir été innocenté, mais restait
sous pression tant que l’enquête de police n’avait pas bouclé le mystérieux
signataire du nom de Vindicta. Daniel Zink partait désormais en mission
séduction pour regagner les faveurs d’Eva Müler, mais la tâche s’avérait
rude, pour ne pas dire irrécupérable.
— Nous avons vérifié, mais cela n’a rien donné. Il s’agit d’un numéro
temporaire impossible à tracer. Plusieurs sites Internet proposent ce genre
de service pour éviter de divulguer son véritable numéro.
— Ce n’est pas grave. Désormais, nous avons un nom, celui d’un suspect
potentiel qui se contente, pour le moment, de menaces contre la famille
Zink et qui réside à proximité de la ville de Strasbourg. Il signe ses
messages avec Vindicta. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence avec
l’enquête que nous menons sur Nantes. Ainsi, il nous mènera tout droit à
son complice qui s’illustre en laissant des cadavres sur son passage.
***
— Parfait, bon job ! Je crois que c’est tout pour ce soir, on clôture la -
réunion. Dès que vous avez un soupçon d’indices supplémentaires, vous
m’envoyez un message illico presto. Je veux avoir les informations en
temps réel, c’est compris ?
Chapitre XXVII
— J’ai failli me noyer, mais c’est bon, j’ai refait le plein d’air. Ma jambe
me fait terriblement souffrir et j’ai du mal à me maintenir à la surface de
l’eau.
— Non. Et toi ?
— Aucune idée.
— Non. Désolée.
— Quand le bateau a largué les amarres, j’ai volé ce canot pour vous
suivre, ne sachant où cela allait m’emmener. J’ai joué quitte ou double.
Heureusement pour moi, le navire a jeté l’ancre pour mouiller dans la -
calanque de Sormiou, l’une des plus proches de Marseille. Vers 3 h du
matin, j’ai failli me retrouver nez à nez avec le zodiac du commando
militaire qui est monté à bord du Prince des Mers. Je suis persuadé que
c’est un coup monté et que son commandant est de mèche avec le groupe
d’intervention cagoulé. J’ai été témoin de toute la scène, mais d’un peu trop
loin pour entendre leurs conversations. Lorsque je vous ai vues sur le pont
du navire, pieds et mains liés, et que ces types vous ont jetées dans la
Méditerranée, je suis venu immédiatement à votre secours. Ce n’est pas
évident de nager rapidement avec une blessure qui vous fait souffrir, sans
compter le sel d’eau de mer qui vous brûle la peau au niveau de la plaie. Je
pense qu’Angela ne me contredira pas sur ce point. Heureusement, vous
avez réussi à vous débattre pour retarder votre descente vers les abîmes.
Cela m’a laissé le temps de plonger pour venir couper vos liens. Mais ne
restons pas ici, il y a danger si jamais ils nous repèrent. Je vais ramer
jusqu’à la côte. De toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix, car il
n’y a plus d’essence dans le réservoir.
Alors que le soleil se levait avec paresse, le bateau s’échoua sur la plage.
Les couleurs du jour étaient magnifiques. Les eaux transparentes laissaient
admirer leurs fonds rocheux et sablonneux parsemés de posidonies. Tout
était calme, aucune âme qui vive. Le silence donnait une dimension
spirituelle à ce lieu magique dont les roches ciselées conféraient une
grandeur d’âme aux éléments naturels. Les pittoresques cabanons de
pêcheurs faisaient face au petit port qui faisait de la calanque de Sormiou
l’une des plus belles de ce parc protégé. Épuisés, les trois comparses
s’allongèrent sur la plage. Tamara s’émerveilla de la beauté des calanques :
— Tu sais qu’il existe une grotte préhistorique tout près d’ici, la grotte de
Cosquer ? Elle est ornée de peintures datant environ de 20 000 ans avant J-
C. Cette cavité calcaire a été découverte en 1985 par Henri Cosquer, un
scaphandrier professionnel qui travaille à Cassis.
— Non. Elle n’est pas ouverte au public, mais j’ai eu la chance d’y -
pénétrer avec Jean Courtier, un préhistorien et plongeur confirmé, ajouta le
jeune homme.
— Message reçu, lui répondit José. Je vous propose de remonter à pied par
la route. Nous allons bien trouver un café qui pourra nous accueillir.
— Flûte ! Les frigidaires ont été décongelés. Il n’y a plus rien à se mettre
sous la dent, rumina Angela.
— Oh putain !
— C’est vrai que ce n’est pas le genre de mot que tu places dans une
conversation, encore moins au Scrabble. Tu crois qu’il y a un lien entre ton
père, Étienne, ces crimes et Vindicta ?
— On ne bouge pas. Vous savez que vous êtes dans un établissement privé
et que vous êtes entrés par effraction !
José se leva.
***
Les trois jeunes délinquants avaient été emmenés au commissariat par les
forces de police, suite à l’appel du propriétaire du restaurant. Ils se
trouvaient face à un officier de sexe féminin qui les braquait du regard. La
commissaire était habituée à traiter ces faits de petite délinquance et savait
que, dans la majorité des cas, les auteurs étaient relâchés malgré la plainte
déposée contre eux. Plus de places dans les prisons, système judiciaire -
engorgé. La fonctionnaire de police se posait régulièrement des questions
existentielles sur son rôle dans cette société.
— Que faisiez-vous dans ce restaurant dans lequel vous êtes entrés par
effraction ?
— Parce que vous avez un petit creux, vous vous permettez de fracturer un
établissement privé ? Vous savez qu’il existe des supermarchés dans
lesquels, moyennant un peu d’argent, vous pouvez acheter de la nourriture
en toute légalité ?
— Notre récit est compliqué à raconter et je suis certaine que vous n’allez
pas nous croire, lança Tamara.
— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder, mais je suis tout ouïe.
Exposez vos arguments, jeune demoiselle. D’ailleurs, vous vous appelez ?
— Tamara. Ma copine se nomme Angela et mon ami José.
— Enchantée de faire votre connaissance ! Vos amis ont l’air mal en point,
chère Tamara. Brigadier Dumont ! Faites intervenir rapidement une
infirmière pour évaluer les blessures de nos jeunes invités ! Pour terminer
ce tour de table, je suis Claire Floresti, commissaire de police, chargée de
traiter la plainte déposée par le propriétaire du restaurant Le Sormiou dans
lequel vous êtes entrés illégalement. Alors, quelle est cette histoire à dormir
debout que vous souhaitez me raconter Tamara ?
— Eh bien, Saloth Sâr est l’un des plus grands meurtriers du siècle dernier.
Il s’agit du dictateur Pol Pot qui a perpétré un véritable génocide contre le
peuple cambodgien, son propre peuple. Quand je vous parlais du tableau de
ma fade existence. Celui-ci est venu s’assombrir encore un peu plus avec
ces révélations et, inexorablement, je chute vers les enfers. Je peux
m’allumer une clope ?
— Étienne Martin est celui qui a récupéré le dossier et qui avait enlevé
Angela ?
— Votre scénario est digne d’un thriller ! Je vois en effet que vous avez
joué plusieurs fois avec la mort en la déjouant ou grâce à votre bonne étoile.
Ce qui compte, c’est que vous soyez tous les trois en vie.
***
— Lieutenant Perthuis ?
— Lui-même.
— 23 h 30.
— Nous avons donc nos trois mobiles. J’en informe mon équipe sur
Nantes, dirigée par le lieutenant Perthuis. Chacun d’entre nous doit
s’employer à retrouver ces Étienne Martin pour les incarcérer et éviter que -
chacun ne passe à l’acte, au bout de leur folie meurtrière.
— Commandant ?
— Oui.
— Une de vos amies ? Je ne vous connaissais pas avant votre appel, donc
il me paraît étrange que je puisse connaître l’une de vos amies. Comment
s’appelle-t-elle ?
— Je vous la passe.
— Elle-même.
— Claire et moi, nous nous sommes rencontrées sur la côte vendéenne lors
d’un concours de nouvelles, auquel nous participions toutes les deux. Nous
avons sympathisé et gardé contact. C’était plus facile pour moi de venir voir
Claire sur Marseille que l’inverse. Tu connais les emplois du temps des
fonctionnaires de police qui sont sur le terrain, surtout depuis que tu as
intégré le commissariat de Nantes ! Il existe peu de place pour les loisirs et
les vacances dans votre métier. J’espère au moins que tu trouveras un
créneau dans ton agenda pour que nous nous fassions un restaurant sur
Saint-Gilles-Croix-de-Vie, comme au bon vieux temps.
— Disons que depuis notre dernier rendez-vous, je crois que j’ai éliminé
un autre adversaire, la tête pensante et malveillante de l’organisation.
— Pas vraiment Étienne, mais développez et étayez vos propos, s’il vous
plaît.
— Tu veux que je fouille dans mon passé, le doc ? Soit. Mes parents -
voulaient que je réussisse dans cette société, histoire de se la raconter
auprès de leurs amis, ou pour faire illusion dans la famille et se donner de
l’importance. Ils m’ont donc forcé à suivre des études de médecine, à la
faculté de Nantes. J’y étais réticent dès le départ, mais j’ai fait l’effort, pour
leur faire plaisir. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que le mal rôdait dans cette
université maléfique. Des démons ont décidé de créer la Guilde Salvatrice,
le début de notre calvaire.
— Les impurs. Ceux que je fais disparaître pour ne pas polluer le monde
de leurs idéologies contre nature. Arrêtez de me couper sans cesse doc, -
sinon on arrête la séance !
— Ils ont tous fauté et se sont laissé happer par la déchéance corporelle et
des déviances sexuelles « contre nature ». Heureusement, j’ai commencé le
grand nettoyage, car l’absolution passe par l’élimination et la purification.
J’ai disloqué leurs membres pour les punir et éviter que leurs corps ne -
reprennent vie.
— Oui.
— Allô, la police ?
— Non ! Pitié Étienne ! J’ai fait cela pour te sauver ! Tu es aveuglé par ta
soif de vengeance, déconnecté de la réalité. Je suis là pour t’aider… pitié…
pitié…
Sur les genoux et les fesses à l’air, le docteur se débattait, tête plongée
dans une eau bleutée qui lui rentrait par le nez et la bouche. Sa respiration
était saccadée, son cœur martelait un rythme au-delà de la fréquence vitale
autorisée. Étienne appuyait sur le crâne de sa victime avec la force exercée
par son pied. Il sortit un couteau de son étui et le lui planta dans le dos,
entre deux vertèbres, en prenant soin de tourner la lame pour intensifier la -
douleur. Les gémissements et les spasmes durèrent quelques minutes avant
que le docteur Pinson ne cesse de lutter. Le meurtrier avait pris soin -
d’enfiler des gants en latex qu’il trempa dans le sang du corps inerte. Puis il
écrivit sa signature sur les murs en lettres capitales, en lettres de sang :
VINDICTA.
***
— On fonce à leur domicile et on va y aller tous les trois, car je ne vois pas
d’un bon œil la tournure que prennent les événements.
***
— Boilart, tu fais le tour de la maison pour voir s’il y a une autre sortie qui
donne sur l’extérieur. Nous, on prend la porte principale !
Alors que le lieutenant entamait sa course folle, le policier ouvrit les portes
du dressing adjacent à la chambre. Capucin Plessis était assis sur le sol,
recroquevillé sur lui-même, tremblant de tous ses membres.
— C’est bon, c’est terminé monsieur Plessis ! Vous pouvez vous relever.
Le meurtrier ne vous fera plus de mal. Nous allons nous occuper de votre
compagnon qui est toujours en vie, les secours ne vont pas tarder.
— Appel à toutes les unités, appel à toutes les unités. Nous poursuivons le
tueur présumé dans l’affaire Barbara Larvin. Attention, l’homme est armé et
dangereux. Il s’appelle Étienne Martin. Il a pris le volant d’une
fourgonnette blanche taguée avec des têtes de mort et autres représentations
scabreuses. L’immatriculation du véhicule est non conventionnelle : VIN -
10 - CTA avec un logo représentant un poignard au bout duquel coule une
goutte de sang. Nous quittons La Chapelle-sur-Erdre et prenons le
périphérique en direction de l’autoroute de Paris. Merci de dresser des
barrages filtrants aux péages.
Chapitre XXIX
— Non, avec mon fils de 22 ans, mais il n’est jamais à la maison, toujours
parti draguer à droite et à gauche.
— Et son père ?
— Pas personnellement. Un jour, j’ai voulu tout lui révéler, mon aventure
avec Daniel, l’enfant que nous attendions… Je désirais savoir ce que cette
femme avait de plus que moi. Alors, je l’ai attendue devant chez elle, le
temps était humide et froid. J’étais restée dans ma voiture pour me -
réchauffer, moteur allumé et chauffage à fond. Lorsque j’ai vu cette femme
arriver, d’une grande élégance, la mine triste, je me suis ravisée. Elle ne
méritait pas toutes les tromperies de Daniel Zink, et légitimement, elle était
son épouse. Si je lui avouais ma grossesse, cela aurait été un coup de
massue supplémentaire pour cette femme qui me paraissait si douce et
fragile. Vous voyez commandant, j’ai tout de même un bon fond ! Je ne suis
rancunière qu’envers ce salaud de patron qui a rejeté toutes mes
sollicitations, ne m’apportant aucun soutien moral ou financier. Il a mis fin
à mon stage du jour au lendemain, sans aucune raison valable. Je peux vous
dire que j’ai galéré, seule pour accoucher, pour élever mon gamin, sans
boulot ! J’ai fréquenté les Restos du cœur pour pouvoir me nourrir, le centre
Emmaüs pour obtenir de quoi m’habiller. J’ai failli terminer à la rue,
comme une véritable SDF. Heureusement que j’ai de la force de caractère et
un minimum d’orgueil. Je me suis battue pour exister dans cette société et
faire en sorte que mon fils accède aux études.
— Je peux savoir qui est cette femme qui ose attaquer mon fils ?
— Nous ne pouvons pas révéler son identité, secret professionnel.
— Ces bleus sur vos bras, c’est lui qui vous les a faits, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est lui, mais je ne veux pas porter plainte. Je ne veux pas que
l’on m’arrache ma seule raison de vivre. Mon fils, c’est mon sang. Sans lui,
mon existence n’a plus aucun sens et je n’aurais plus qu’à me suicider.
— Ne vous inquiétez pas. Pour le moment, nous voulons juste lui poser
quelques questions, c’est tout.
***
— Faites ! Faites ! Au point où j’en suis, plus rien n’a d’importance pour
moi !
— Est-ce que vous pouvez me confirmer que votre agresseur est bien
Étienne Martin, celui qui vous a envoyé des menaces par texto ?
— Je vous le confirme.
— Je ne sais pas.
— Il est mort.
— Mon Dieu !
Chapitre XXX
— Ne me dites pas que vous avez cru les balivernes de sa fille, qui devait
sûrement faire partie de cette bande de drogués que vous avez interrogés ?
— Un peu de respect, s’il vous plaît mon colonel ! Pour répondre à votre
remarque, effectivement, Tamara Duclon fait partie des témoins
auditionnés.
— Gardez vos propos sexistes pour vous, mon colonel. Nous avons les
informations qu’il nous faut pour le moment, mais si j’étais vous, je me
tiendrais à carreau, non seulement parce que nous allons nous revoir pour
clôturer cette enquête, mais également parce qu’un homme, libre de tout
mouvement, a une soif de vengeance exacerbée. Vous pourriez bien être sur
sa liste, au même titre que l’adjudant-chef Bertrand Duclon que nous allons
rejoindre immédiatement sur l’île de Planier, s’il n’est pas trop tard.
— Il ne me paraît pas net du tout, sous ses airs de faux macho militaire. Il
couvre l’adjudant-chef, c’est sûr. Je ne sais pas ce qui s’est passé au -
Cambodge, mais les faits doivent être suffisamment graves pour que ces
deux gradés essaient d’étouffer leur passé.
***
Sous l’une des arches de la construction, un cadavre gisait sur le sol, une
flèche de harpon plantée dans le dos.
— Quand part-on ?
Chapitre XXXI
Boussac, centre de gravité du triangle Nantes-Strasbourg-Marseille, mardi
31 mars
— Aucunement. Je vous donne juste des éléments factuels pour que vous
essayiez de comprendre quelle était la situation sous le joug de la Guilde
Salvatrice.
— Vous allez me faire croire que votre liaison avec Daniel Zink, père de
EM n°2, était le fruit du hasard, tout comme son homonymie avec EM n°1 ?
— Bien entendu.
— Eh bien, il stipule que nul ne peut être soumis au port des menottes ou
des entraves que s’il est considéré, soit comme dangereux pour autrui ou
pour lui-même, soit comme susceptible de prendre la fuite.
— Férue de droit, madame Müler ? Vous pensez que si je vous enlève les
menottes, l’idée de vous échapper pour aller prévenir notre trio d’Étienne
ne va pas vous traverser l’esprit ? À mon tour, laissez-moi vous rappeler le
texte de la circulaire du 25 novembre qui indique que toute fuite suspicieuse
ou comportement de nature à faire soupçonner la commission d’un crime
ou d’un délit permet à l’officier de police judiciaire d’en interpeller
l’auteur, conformément aux dispositions des articles 53 et 73 du Code de
procédure pénale régissant l’enquête de flagrance. En particulier, le fait
d’opposer une résistance violente au déroulement de la perquisition peut
être constitutif de la rébellion prévue et réprimée par l’article 433-6 du
Code pénal. À chacun son interprétation des textes, madame Müler, mais
pour moi, votre comportement et votre passé tumultueux sont suspects et
potentiellement dangereux.
— Sachez que j’ai suivi une licence de droit en parallèle de mes études de
médecine. Il me semble que je n’ai montré aucun signe de résistance
lorsque vos collègues sont venus m’interpeller au siège de l’entreprise -
Zinkerde, n’est-ce pas monsieur Markovic ?
— Je confirme, commandant.
— Cela ne veut rien dire. Tant que nous n’aurons pas appréhendé les
criminels, je ne peux vous faire confiance. Il en va de la sécurité des -
citoyens, et on me paie pour cela.
Jornet était sur les nerfs. Il alla se servir une autre tasse de café. Ce dernier
n’était pas assez corsé à son goût, le maire y était allé à l’économie en -
préparant la cafetière, réduction de budgets oblige.
— Négatif. Seul le nom du lieu est mentionné. Il n’y a aucun détail sur
leur armement ni même sur ce qu’ils projettent de faire par la suite.
— Ce n’était pas son style de baisser les bras et de s’apitoyer sur son sort
au point de vouloir se donner la mort, à moins qu’il ait changé depuis. Je
pense que sa logique le poussera à réaliser un baroud d’honneur, il -
cherchera à dégommer un maximum de flics !
— Étienne et moi étions deux enfants très réservés avec une timidité
presque maladive, donc des proies faciles pour des caïds en manque de
boucs émissaires. Nous avons subi des maltraitances et des brimades -
quotidiennes de nos camarades de classe. Vous savez, c’est comme cela que
se forge une personnalité, en se servant de l’expérience passée et en se
construisant une carapace. Pendant nos années au lycée, nos souffrances
respectives s’étaient atténuées, mais lorsque nous sommes entrés en faculté
de médecine, le cauchemar a commencé. Lors du premier bizutage, Étienne
a été attaché à une laisse, comme un chien, et ils l’ont forcé à manger des
croquettes pour animaux dans une gamelle. Nouvelle humiliation ! J’ai
également été martyrisée par les secondes années de médecine, tous à la
solde de la Guilde. J’ai subi des attouchements sexuels, ce que l’on pourrait
considérer comme un viol d’un point de vue pénal puisque je n’étais pas
consentante. À cette époque, je ne connaissais pas encore suffisamment les
lois et je n’avais pas le tempérament pour me rebeller ou porter plainte.
Avec Étienne, nous nous sommes rencontrés lors d’une soirée et avons -
rapidement partagé nos expériences, cela nous a rapprochés. Nous avons
décidé de mettre fin à notre chemin de croix en créant un groupe de -
rébellion, avec l’aide d’un troisième étudiant du nom de Romain Menaz.
Romain était notre leader, notre maître à penser et guide spirituel. Ses idées
étaient plutôt de droite, d’extrême droite plus exactement, mais il se -
défendait d’avoir créé un mouvement politique. C’est la Guilde Salvatrice
qui nous a surnommés « les Amants maudits », sans doute une référence à
la littérature et ses héros meurtris : Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette. Si
vous remontez le temps jusqu’aux confins de la mythologie grecque, vous
trouverez également des couples maudits, tels Orphée et Eurydice. Mais
peu importe la référence, le nom d’amants maudits nous collait parfaitement
à la peau, en raison de nos souffrances vécues et de nos meurtrissures. J’ai
toujours pensé qu’Étienne en avait pâti plus que moi. Il consultait un -
psychologue pour essayer de se reconstruire. Mais étant donné les
circonstances actuelles, je crains que cela ne se soit soldé par un échec.
***
L’ancienne auberge au toit de chaume était désormais cernée par les forces
de police. À l’intérieur, les trois individus ne se doutaient de rien. La
commissaire Floresti portait une mini-caméra pour permettre à Romane
Scott de suivre l’intervention à distance. Elle aurait presque pu animer une
émission de téléréalité voyeuriste intitulée « la mort en direct », mais cela
sonnait un peu glauque et totalement amoral, contraire à ses convictions.
Les équipes approchèrent de façon coordonnée pour atteindre la bâtisse. Un
filet de fumée blanche s’échappait de la cheminée pour venir se perdre dans
l’immensité céleste azurée. Rien ne laissait présager l’affrontement qui se
dessinait dans cette campagne paisible de la Creuse.
Le commandant raccrocha.
— Nous ne sommes même pas sûrs que les trois meurtriers se trouvent
encore dans cette auberge. Il faut lever le doute d’une façon ou d’une autre.
Markovic, va voir si tu trouves une échelle. Je vais demander aux -
démineurs d’intervenir en soutien. Ils grimperont à l’étage par l’extérieur en
passant par les fenêtres des chiens assis. Je vous demande de rester
concentrés et vigilants. Il y a peut-être d’autres explosifs disséminés à
l’étage ou autour de l’auberge.
Yann Jornet, les yeux rivés vers le ciel, rangea son téléphone portable dans
la poche de son blouson. Le son des brûleurs permettant de convertir le
propane liquide en gaz se faisait de plus en plus proche, au fur et à mesure
que les montgolfières approchaient au-dessus de la tête des policiers.
— Commandant ?
— Oui Perthuis.
— Si vous étiez l’un des trois meurtriers en cavale, et que vous vouliez
vous faire la belle, sachant que votre planque est cernée par les flics, que
tous les axes routiers sont bloqués, quel moyen de transport utiliseriez-
vous ?
— Je crois que j’essaierais de m’enfuir par les airs… Nom de Dieu, les
montgolfières !
— Vous êtes bien tombé, que pouvons-nous faire pour vous ? Un baptême
en montgolfière ?
— Nous enquêtons sur une affaire de meurtre et nous pensons que les
suspects se sont fondus dans la masse pour se faire la belle à bord de l’un de
ces appareils. Pouvons-nous consulter la liste des inscrits ?
— Faites, faites, mais il y a environ cinq cents équipes de diverses -
nationalités, avec chacune deux à quatre passagers dans chaque nacelle. Je
vous souhaite bien du courage !
— Nous avons l’habitude d’éplucher des listes de suspects pour traquer les
tueurs en série ou les violeurs, c’est notre quotidien.
Perthuis avait un don pour la lecture rapide. En jetant un simple regard sur
une feuille, il arrivait à en extraire l’information qu’il recherchait. Il ne mit
pas longtemps à identifier certains noms qui leur étaient familiers.
— Zinkerde.
— Attendez que je prenne mon book. Pour pouvoir valider son inscription,
chaque équipe devait m’envoyer une photo de son aéronef. Voyons… j’ai
trouvé ! Le ballon de Zinkerde représente le monde, mais sous forme d’une
émoticône avec un air plutôt inquiétant, du style tête de mort.
— C’est un petit pied de nez au Brexit qui secoue les citoyens britanniques
en ce moment. Nos opinions divergent sur tous les sujets. Nous subissons
une réelle fracture sociale et politique dans notre pays. Mais qu’importe !
Profitez du paysage messieurs, nous décollons !
— Notre objectif, mon très cher Charles, est de repérer une montgolfière
ayant un logo de la société Zinkerde et dont le dessin principal représente
une tête de mort.
— Merci Charles, vos indications vont être d’un grand secours. Pouvons-
nous monter plus haut nous aussi ?
— Ce sont des vents du sud, assez exceptionnels pour la saison. Nous nous
dirigeons donc plein nord, en direction de Paris.
— Il y a une carte de la région dans mon sac à dos, elle nous aidera à nous
situer. D’après mon anémomètre, le vent souffle à 8 m/s, soit environ 30
km/h, sachant qu’il nous pousse vers le nord. J’en déduis donc que nous
sommes quelque part au-dessus du département du Cher.
Jornet étudia le plan avec attention et remonta depuis Boussac avec son
index, 50 km plus au nord en se basant sur l’échelle. Puis il chercha sa
position GPS sur son téléphone portable.
— Éva est la seule personne qui ait compris mes douleurs indélébiles.
Nous étions unis pour ne faire qu’un, mais elle n’a pas voulu nous suivre
dans notre quête de vengeance. Mon amour connaissait l’issue de notre
histoire. Nous, les Amants maudits, sommes venus au monde pour souffrir
jusqu’à la mort. Les résipiscents seront pardonnés. Momus dei ! Momus
dei !
Chapitre XXXII
Cambodge, 13 août
Après plusieurs heures de route, le bus déposa les deux Françaises devant
un ancien bâtiment sur lequel une vieille pancarte indiquait : « Orphelinat
de Koh Pen ». Le cœur de Tamara se mit à battre la chamade. La vérité se
trouvait peut-être derrière les murs de cet établissement. Elle frappa à la
porte d’entrée et attendit quelques instants, mais personne ne vint leur -
ouvrir. Impatiente, Tamara entra dans l’orphelinat de son propre chef, suivie
de près par Angela.
— Il y a quelqu’un ?
— Oui, j’arrive ! répondit une voix lointaine, noyée au milieu des pleurs
de jeunes enfants.
— Non, hélas ! Elle est décédée l’année dernière à la suite d’une maladie.
— Lisez d’abord cette lettre avant de me remercier, car je n’en connais pas
le contenu. Peut-être que vos illusions vont se briser. Évidemment, je ne
vous le souhaite pas.
Ma chère Chanthou,
Lorsque le couple Duclon t’a adoptée, j’ai été à la fois triste de te voir
partir du haut de tes deux ans, et heureuse qu’un couple de Français puisse
t’offrir une vie meilleure en t’apportant de l’amour, du bonheur et une
éducation afin de te donner une nouvelle chance. Dès le départ, je ne -
sentais pas cet adjudant-chef, du nom de Bertrand Duclon, mais son
épouse, Martine, a insisté pour t’adopter et m’a persuadée qu’elle ferait
une bonne mère pour toi. Par la suite, j’ai essayé d’avoir de tes nouvelles et
j’ai appris le triste suicide de Martine Duclon. Je m’en suis alors voulu de
t’avoir laissée partir dans ces conditions, je me suis fait du mauvais sang te
concernant. Malheureusement, le mal était déjà fait. Je suis venue en
France pour te rencontrer, il y a deux ans. La maladie commençait à me
ronger et je voulais absolument te révéler la vérité sur tes origines. Quand
j’ai débarqué dans ton quartier, à Marseille, quelle déception de t’avoir vue
traîner avec des dealers à qui tu achetais tes doses pour te défoncer. Je me
suis ravisée et je suis rentrée au Cambodge. Mon langage peut te paraître
cru pour une sœur de l’église de la Charité, mais qu’importe, promets-moi
de ne plus toucher à la drogue !
J’aurais tellement voulu être présente pour te remettre cette lettre en main
propre et te serrer dans mes bras. Mais le destin en a décidé autrement. Au
revoir !
Sœur Bénédicte
Tamara reposa la lettre sur ses genoux. Des larmes coulaient sur ses joues,
larmes de tristesse, larmes de bonheur ? Elle ne savait plus vraiment où elle
en était, mais cette lettre de Sœur Bénédicte l’avait réconfortée. Elle était
Chanthou Tan, fille de Phaneth Tan et d’un mystérieux père vietnamien
qu’elle n’avait pas envie de retrouver. Tamara prit Angela dans ses bras. Les
deux amies ne purent retenir leurs rires, leurs pleurs, unies comme jamais
face à cette nouvelle vie qu’elles allaient affronter ensemble, plus fortes,
laissant de côté tous les fléaux qui les avaient perverties ces dernières
années.
***
— Je t’invite au restaurant.
Malvina virevolta sur elle-même en dansant les bras levés vers le ciel. Elle
fit le tour du lit et vint s’effondrer dans les bras de son amoureux. Le rêve
de sa vie était en train de se réaliser. Elle allait enfin goûter au plaisir d’être
maman, de pouvoir alimenter ce petit être avec qui elle passerait neuf mois
de complicité intense !
— Tu l’es.
— Je comprends. Dis-moi, nous n’avons pas encore décidé dans quel pays
nous ferions notre lune de miel après notre mariage, en septembre prochain.
Le couple se serra l’un contre l’autre, des étoiles scintillant dans leurs
yeux, des projets plein la tête.
***
La Chapelle-sur-Erdre, 16 août
***
Strasbourg, 17 août
***
Saint-Gilles-Croix-de-Vie, 18 août
— Oui.
— David, je ne t’en ai jamais parlé, mais ce qui est arrivé est de ma faute.
Je n’aurais pas dû te demander de monter le premier. En tant que chef des
opérations, il était de mon devoir de passer en tête dans l’escalier.
— Non Yann, tu n’es pas responsable des actes meurtriers réalisés par des
illuminés, prêts à tout pour assouvir leur soif de vengeance. C’est le destin
et c’est tout. Je ne disais pas cela pour que tu te sentes coupable de quoi que
ce soit. Quand j’ai signé dans la police, je connaissais les risques du métier
et savais qu’à tout moment, je pouvais y laisser jusqu’à ma vie. Regarde, je
n’ai perdu qu’une jambe, cela aurait pu être pire.
Il était 20 h 15. Yann avait un bon quart d’heure de retard, ce qui ne lui
ressemblait pas, lui l’homme ponctuel et rigoureux, preuve de son état de
fatigue général. Romane avait revêtu une robe d’été légère qui lui seyait
comme un gant.
— Ce n’est pas simple, mais il garde une once de moral. Je crois qu’il s’est
fait une raison et envisage désormais sa vie autrement. Il lui reste encore
quelques mois de convalescence. Ensuite, il percevra une pension
d’invalidité versée par l’État et pourra accéder à une formation qualifiante
pour rebondir dans la vie active.
— Et ?
— Tu ne devineras jamais ?
— Dis-moi.
— Comme tu le dis, cette enquête m’a valu des nuits blanches à ressasser
quels pouvaient être les mobiles de tous ces crimes. Je suis heureux que ce
dossier soit classé. Changeons de sujet si tu le veux bien… La serveuse
arrive avec des boissons, j’ai l’impression que c’est pour nous. Tu avais
commandé quelque chose ?
— Deux bières pour démarrer. Ne perdons pas nos bonnes vieilles
habitudes, commandant Jornet. Je vous rappelle que vous n’êtes pas en
service aujourd’hui. Je vous autorise à faire un petit écart de conduite pour -
m’accompagner dans mon plaisir épicurien.
— C’est réciproque, Yann Jornet, longue vie à notre complicité. Que notre
amitié nous unisse dans l’adversité ! Au fait, je t’ai dit que j’avais rencontré
quelqu’un ?
— Après tout ce que nous venons de traverser, tu ne vas tout de même pas
t’amouracher d’un type qui porte le même nom que nos trois tueurs ! Tu
aimes te triturer l’esprit, c’est limite du masochisme !
— Écoute Yann, mon ami n’a pas choisi son nom et les sentiments -
amoureux ne se commandent pas. Je savais que tu aurais à redire sur notre
relation, mais cela ne regarde et n’engage que moi.
À ma famille…
À mes proches…