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Table des matières

Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
Chapitre XXVI
Chapitre XXVII
Chapitre XXVIII
Chapitre XXIX
Chapitre XXX
Chapitre XXXI
Chapitre XXXII
Remerciements

Vindicte

Punition, châtiment mérité par quelqu’un ayant commis un acte jugé ­-


délictueux.

Guilde

Association confraternelle regroupant dans certains pays d’Europe au


Moyen Âge, et parfois jusqu’à nos jours, des personnes ayant des intérêts
communs.
Chapitre I

Nantes, 15 mars

La boîte de nuit était bondée d’adeptes de la vie nocturne. Il y en avait


pour tous les goûts, tous les styles. Chacun se déhanchait sur la piste de
danse qui lui correspondait le mieux : celle du sous-sol diffusait des
rythmes électroniques en continu, version techno. Les décibels devaient
largement dépasser les limites autorisées, faisant vibrer dangereusement les
diaphragmes tendus des tympans sursollicités. La tête lourde, baissée vers
le parquet lustré, dans lequel se reflétaient les lumières psychédéliques, des
corps hagards bougeaient machinalement comme des balanciers pendulaires
dans un mouvement perpétuel. La plupart de ces individus avaient le
cerveau embrumé par les doses d’alcool, mélangées aux effets soporifiques
des joints de cannabis qui tournaient sur les sofas. Ces êtres étaient noyés
dans leur monde imaginaire, totalement hermétiques aux regards extérieurs,
voguant à la dérive, bercés par les flots incessants des basses qui
martelaient le rythme de leurs convulsions sporadiques. La raison de ­l’esprit
s’était évaporée le temps d’une soirée, laissant les addictions prendre le
dessus pour oublier la routine et les tracas du quotidien. Les piercings et
tatouages étaient légion dans ce microcosme d’une jeunesse débauchée aux
looks excentriques : tee-shirts moulants, jeans déchirés, coiffures rebelles,
trombones fixés dans les lobes, anneaux dans le nez…

Au niveau du rez-de-chaussée, l’univers musical basculait vers des


consonances proches des années 80. Les quadras, encore nostalgiques de
cette effervescence qui émanait de leur période d’adolescence,
recherchaient les sensations de bien-être et d’insouciance dans les sonorités.
Les tenues vestimentaires, plus sobres, tranchaient avec celles des
générations Y et Z de la piste du dessous. Le son new wave du titre phare
Blue Monday, du groupe britannique de Manchester New Order, donnait le
tempo pour une danse robotique entre rock et musique punk.
Les longues chevelures, ondulées et flamboyantes, qui recouvraient les
épaules des vestes de jean cloutées, privilégiaient la salle du premier étage.
Le hard rock, le heavy métal, le black métal ou le trash métal y régnaient en
maîtres. Les riffs des guitares électriques avaient du mal à couvrir les voix
criardes et éraillées des leaders charismatiques de leur groupe. Un flot de
têtes, balançant leur crinière de haut en bas, ondulait sous les spots saccadés
par le stroboscope. Certains s’essayaient au Air guitar en simulant les gestes
et les accords de leurs références en matière de hard. Des posters géants des
groupes mythiques décoraient les murs entre les miroirs, devant lesquels
quelques danseurs égocentriques aimaient à se contempler. Une vidéo du
festival Hellfest de Clisson était projetée en boucle sur un écran géant. Les
accords rythmiques du groupe Black Sabbath ébranlaient les caissons de
basses dans un univers macabre et dépressif.

Dans cette faune éclectique, un homme grand, plutôt carré d’épaules, la


mine sombre, tournoyait sa cuillère dans son double mojito dont il ne restait
que les feuilles de menthe sauvage mélangées à la peau des quartiers de
citron vert. Il ne cessait de scruter la foule pour essayer d’apercevoir une
princesse éphémère, qui enchaînait les morceaux de musique dans un ­-
déhanché sensuel et provocant. Les gouttes de sueur perlaient sur le front de
la danseuse. Celle-ci devait avoir franchi la barre de la quarantaine, mais
essayait désespérément d’en paraître vingt de moins. Sans aucun complexe,
elle exhibait ses atouts et irradiait les admirateurs de sa beauté nitescente.
Certains n’hésitaient pas à entrer dans son périmètre de jeu, flairant la
conquête d’une soirée. Sa jupe fendue laissait entrevoir le haut de ses
cuisses recouvertes d’un collant noir aux motifs imprimés sur le thème
fleuri. Elle n’avait pas encore repéré le regard insistant de ce spectateur
privilégié qui vida son cinquième verre d’un trait. L’alcool aidant, ­-
l’euphorie commença à éclaircir les traits de l’inconnu qui esquissa un
sourire ­moqueur devant le ridicule de cette créature du diable qui s’affichait
avec ostentation sous ses yeux. Il commanda un whisky au barman qui lui
servit, sans ­broncher, un pur malt écossais de quinze ans d’âge. Les reflets
blonds de l’orge, laissant imaginer la saveur tourbée des terres des
Highlands, se ­mélangeaient aux nuances safranées de la rampe de néons
fixés au-dessus du bar. La déesse avait fini par remarquer cet intérêt que lui
portait ce ­bellâtre élancé, vissé sur son tabouret. Sûre de son pouvoir de
séduction, et sans aucune retenue, elle vint s’asseoir aux côtés de son
admirateur alliciant pour entamer la discussion.

— Bonsoir, vous m’offrez un verre ?

Le type la regarda d’une façon désinvolte et désintéressée, rompant avec


son insistance précédente.

— Je n’ai pas pour habitude de parler à une étrangère. Encore moins de lui
offrir un verre.

— Monsieur est plutôt d’humeur méfiante ! Afin de faire plus ample


connaissance, je vous propose de dérouler mon curriculum vitae : je ­-
m’appelle Barbara, j’ai 42 ans. J’habite à proximité de Nantes. Je travaille
dans la recherche scientifique et médicale. Côté cœur, je suis célibataire et
j’aime autant les hommes que les femmes. Ma bisexualité estompe ainsi la
jalousie possessive de mes partenaires. Voilà, vous connaissez tout, ou
presque, de ma vie. Rien d’exceptionnel, je vous l’accorde. Est-ce que mon
CV est suffisamment complet ? Ai-je passé la première étape de cet
entretien privé que vous m’accordez de façon inopinée ?

— Que voulez-vous boire ?

— Je vois que j’ai réussi à rompre la glace, je vous ai convaincu. Un


Martini dry fera l’affaire.

— Barman ! Un Martini dry pour satisfaire la dame, s’il vous plaît.

— Vous venez souvent dans ce club privé ? Je crois que c’est la première
fois que je vous y vois. Un beau type comme vous… je m’en serais ­-
souvenu.

— Je ne suis pas un adepte de ces endroits bruyants et de cette faune ­-


décadente qui mélange les genres.

— Qu’est-ce que vous faites ici alors, à part me reluquer dans les moindres
détails depuis tout à l’heure ? D’ailleurs, j’espère que le spectacle vous a
plu ?

— Je suis ici pour les affaires.

— Quel genre d’affaires ?

— C’est personnel.

— Je vois que vous cultivez le mystère et les secrets, ça m’excite ! ­-


Pouvez-vous me laisser entrer dans votre jardin secret ? Le tutoiement est
l’une des premières portes si tu me permets de la franchir ? Zut ! Je crois
que j’ai anticipé ton accord. Promis, je ne dévoilerai tes confidences à ­-
personne. Tu travailles dans le milieu des services secrets, du style agent de
la CIA ? FBI ? FSB ? DGSI ? Ou peut-être es-tu un dangereux trafiquant de
drogue venu vendre quelques doses à ses clients ?

Le type aux mensurations de mannequin passa à la phase deux de son plan


et retira sa veste. La chemise, cintrée, ras du corps, laissait deviner une
musculature impressionnante. Ses biceps se contractaient dès qu’il pliait les
coudes. Son torse était bombé par des pectoraux dignes de ceux d’un nageur
de haut niveau. Il n’en fallut pas plus pour finir de convaincre sa nouvelle
relation, littéralement tombée sous le charme. Un sentiment profond lui
donnait pourtant l’impression de connaître ce type, mais elle n’arrivait pas à
se souvenir.

— Eh bien dis donc ! Il y en a des muscles sous cette chemise ! J’ai hâte
de pouvoir les toucher. Monsieur est un adepte du bodybuilding, sans aucun
doute. Tu es représentant en appareils de musculation ? J’adore ce jeu des
devinettes.

— Tu poses trop de questions.

Son ton changea radicalement et devint plus sec et inquiétant.

— Je vois que mon mystérieux compagnon s’autorise également à ­-


basculer vers le tutoiement. Cela facilitera notre rapprochement.
Visiblement, tu n’es pas le genre de personne à perdre du temps avec les
préliminaires. Dans ce cas, ça te dirait qu’on aille faire un tour dans ma
voiture ou dans la tienne, pour vivre ensemble une découverte de nos sens ?

— Pourquoi pas, il faut voir…

— Tu veux voir quoi ?

La belle déboutonna son chemisier, laissant apparaître un soutien-gorge, de


couleur rouge, qui contenait difficilement une poitrine compressée ne ­-
demandant qu’à se libérer de ce carcan trop serré. Le barman n’en perdait
pas une miette. La scène pimentée agrémentait cette soirée qui s’annonçait
ennuyeuse et routinière. Pleine d’audace, la femme frivole prit la main de sa
future conquête tant convoitée et la posa sur le haut de sa cuisse.

— Ça te plaît, n’est-ce pas ? Mais il va falloir être bien sage pour en ­-


découvrir plus et te plonger dans mon intimité.

Cette garce représentait tout ce dont notre quidam avait une sainte ­horreur.
Le type retira sa main pour saisir sa consommation et se retourna vers la
piste de danse. Elle l’imita, vexée, laissant son verre posé sur le comptoir.
Sans qu’elle ne s’en aperçoive, le contenu d’une petite fiole de GHB fut
vidé discrètement dans son Martini. Le GHB, détourné de son usage initial
pour le traitement de la narcolepsie, était tristement appelé la drogue du
violeur. L’homme qui venait d’en faire usage en connaissait parfaitement
tous les effets pernicieux sur le corps humain.

L’aventurière inconsciente et dénuée de toute retenue revint à la charge


avec ses questions dérangeantes.

— Nous nous connaissons depuis peu et il y a un truc étrange chez toi que
je n’arrive pas à déceler. Tu ne serais pas un peu maniaco-dépressif par
hasard ? Tu sais, il existe des psychologues pour soigner ce genre de ­-
maladies.

Ces propos acerbes déclenchèrent une réaction épidermique chez l’homme


blessé qui se mura dans un silence inquiétant…

— Visiblement, mes questionnements t’embarrassent. Alors, si on


changeait de sujet. Parlons musique par exemple ? Mais puisque tu n’as pas
l’air très réceptif, je vais poursuivre la conversation en mode monologue.
Mes artistes préférées se nomment Amy Winehouse, ou encore Jorja Smith,
le style de chanteuse déterminée, à la voix éraillée, suave et unique, traînant
derrière elles un parcours chaotique. Je ne leur ressemble pas à tout point de
vue, mais j’ai quand même ce côté exhibitionniste, lorsque je me lâche
jusqu’à perdre pied. Cette facette de ma personnalité est totalement ­-
assumée. J’aime qu’on me regarde amoureusement, un peu comme tu le
faisais tout à l’heure. Et toi, quel est ton style de musique ?

Contre toute attente, la réponse ne se fit pas attendre.

— J’aime bien les musiques sombres et noires, comme les premiers ­-


albums de The Cure : Faith ou Pornography. Je suis attiré par les textes qui
parlent de vengeance, de souffrance et de mort lente…

— Tu sais que tu peux être flippant comme mec quand tu veux ! Je crois
que nous avons assez tourné autour du pot ! Je finis mon verre, cul sec, et
on va discuter dans un endroit plus intimiste, pour laisser libre cours à notre
imagination…

Ses actes suivirent ses propos à la lettre. Le verre fut vidé d’une traite, puis
elle s’essuya les lèvres avec une serviette en papier. Les bouteilles de
spiritueux, alignées sur les étagères à l’arrière du bar, commençaient à ­-
tanguer et à se multiplier. La vision de Barbara devenait trouble, mais elle
mit cela sur le compte de la dose exagérée d’alcool ingurgitée sur une
courte période.

Ils se levèrent tous les deux et gagnèrent le vestiaire afin de récupérer le


manteau et le sac à main de madame. Cette dernière commençait à avoir des
bouffées de chaleur, accompagnées de pertes d’équilibre. Le poison agissait
sournoisement sur son organisme.

— C’est marrant, je me sens toute bizarre et j’ai la tête qui tourne. J’ai dû
abuser des cocktails.

— Je vais t’aider, appuie-toi sur mon bras.

Barbara s’exécuta pour tenter de marcher droit et sortir de la discothèque


sans perdre sa dignité.

— Vu ton état, on va prendre ma voiture. Je t’emmène dans mon ­-


appartement. On y sera plus à l’aise. Comme j’ai pas mal picolé moi aussi,
je vais emprunter les routes secondaires. Je ne voudrais pas tomber sur un
barrage de police avec contrôle d’alcoolémie, j’y laisserais mon permis.

Sa conquête d’un soir acquiesça, à moitié groggy. Quelques lueurs ­d’esprit


subsistaient malgré les troubles provoqués par les hallucinations sorties de
son imagination.

— Tu habites loin d’ici ?

— Environ une vingtaine de minutes, ne t’inquiète pas.


Le chauffeur aida sa passagère à monter et fixa sa ceinture de sécurité.
Puis, il s’installa au volant de son fourgon et démarra. Le brouillard s’était
levé subitement, rendant la visibilité réduite. Les pleins phares éclairaient
péniblement la route. Ils quittèrent rapidement la périphérie citadine pour
traverser une zone boisée. Les arbres et la ligne blanche de l’enrobé
défilaient sous les yeux mi-clos de Barbara qui basculait dans un état ­-
d’euphorie. Totalement désinhibée, elle commençait à se trémousser sur son
siège. Après avoir bifurqué sur la droite, le véhicule suivit un chemin
forestier et s’arrêta brusquement à proximité d’une clairière, loin de toute
présence humaine, plusieurs kilomètres aux alentours.

— Qu’est-ce qu’on fait chéri ? Tu vas abuser de moi dans ta fourgonnette ?


Tu sais que si je ne suis pas consentante, cela pourrait s’apparenter à un
viol ! Mais ce soir, tu as de la chance, je t’autorise à me séduire. A
­ ttention !
J’ai un peu picolé alors je ne te promets pas d’être au top de mes
performances.

Barbara bafouillait sous l’emprise de la drogue qui continuait son action


dévastatrice et paralysante. Le conducteur lui arracha ses vêtements sans
ménagement. Il descendit de son véhicule et récupéra un rouleau de fil
barbelé dans son coffre. Il fixa une lampe frontale autour de sa tête et ouvrit
la portière de sa victime qu’il entraîna dans la forêt. Elle était complètement
nue, ne ressentant même pas les effets du froid alors que la température
frôlait les 5°C et que le brouillard se voulait toujours aussi épais et
étouffant.

— Mais on va où chéri ? Pourquoi tu ne parles pas ?

Dans un accès de violence, Barbara fut plaquée contre un arbre, les mains
liées dans le dos par le fil barbelé. Les croisillons lui entaillaient les veines.
À chaque mouvement esquissé pour essayer de se libérer, elle déchirait un
peu plus sa peau si fine. Un filet de sang coula le long du tronc pour venir
colorer l’humus qui recouvrait le sol. Le choc psychologique émanant de
cette torture atténua les effets du GHB et Barbara commença à prendre la
mesure de l’horreur de la situation dans laquelle elle était empêtrée. Elle
essaya de crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge crispée. Sa peau ­-
ressentait maintenant les morsures du vent glacial qui la giflait sur tout le
corps. Les branches et les buissons frémissaient dans cette atmosphère ­-
anxiogène. La victime ne voyait pas le visage de son agresseur, aveuglée
par le faisceau lumineux de la frontale. Ce dernier la laissa en plan et
disparut lentement dans la nuit opaque. Le point lumineux diminua jusqu’à
se volatiliser. ­Barbara essaya de se détacher, mais la douleur était atroce.
Elle faillit virer de l’œil. Ses mouvements désespérés ne faisaient que
déchirer un peu plus ses tissus, accélérant la perte de son sang.

Ne pas paniquer et faire un point sur ses conditions de détention. Son


esprit était encore lent à la réaction, les effets du GHB n’étant pas
totalement dissipés, mais déjà elle ne voyait aucune issue : soit elle allait
mourir de froid, soit elle allait se vider de son sang. Elle regrettait son
comportement et s’en voulait d’avoir abordé cet homme qu’elle ne
connaissait pas. Elle regrettait… mais il était trop tard… son destin était
scellé à celui de cet arbre devenu sa croix… De religion catholique,
baptisée par ses parents à son plus jeune âge, Barbara n’était jamais
retournée prier à l’église pour se laver de tous ses péchés. À l’aube de sa
mort, elle implorait son Dieu, elle réclamait sa bénédiction. Pourquoi la
sauverait-il, elle plus qu’un ou qu’une autre ? Avait-elle mérité d’être
graciée aujourd’hui ? Les images affluaient dans son cerveau comme un
film muet en noir et blanc, et au bout de la pellicule, toujours la même fin :
la mort !

Après des minutes interminables, le point lumineux réapparut et se ­-


rapprocha du lieu du supplice. Était-ce lui ? Pourquoi revenait-il ? Était-ce
quelqu’un d’autre qui venait la délivrer ? L’espoir venait de renaître ! Mais
il fut de courte durée. Elle reconnut cet homme dont elle ne connaissait pas
le prénom et qui lui avait tendu un guet-apens. Pourquoi ? Pourquoi elle ?
Elle se demandait si elle aurait des réponses à ses questions avant de quitter
ce monde. Des questions, toujours des questions… elle posait trop de ­-
questions… mais jamais les bonnes…

— Tu ne te souviens pas de moi ?

Une ombre se dressa devant Barbara. Son ravisseur la fixa en tenant un


objet dans sa main droite. Elle crut apercevoir un manche comme celui
d’une pioche ou d’une pelle, mais elle avait du mal à l’identifier.

— Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Pourquoi me torturez-vous


ainsi ? Je n’ai pas d’argent, je ne vous ai rien fait !

— Tais-toi, prostituée des enfers ! Tu n’es qu’une créature maléfique !

Le ton de la voix de son ravisseur était terrifiant. Il força sa victime à


s’asseoir en faisant glisser ses poignets douloureux le long du tronc. Le
barbelé continuait son travail d’incision, s’enfonçant encore un peu plus
dans l’épiderme ensanglanté. La lumière de la lampe frontale fut détournée,
de telle sorte qu’elle n’aveugle plus Barbara. À cet instant, le type lui colla
une photo sous les yeux.

— Et là ! Tu ne me reconnais pas ?

Barbara regarda le cliché avec attention. Il représentait un groupe de


jeunes étudiants, riant aux éclats. Au sol, un garçon à quatre pattes,
maintenu par une laisse, avait la tête plongée dans une gamelle de chien. Il ­-
subissait les brimades de ses camarades. Du plus profond de ses souvenirs,
elle se rappela enfin cette scène et releva le visage, les lèvres pincées par les
remords. Les larmes avaient envahi ses yeux… Elle savait qu’il était trop
tard.

— Étienne. Je m’excuse. Nous étions jeunes, tous embrigadés par la


Guilde. C’est elle qui dictait nos pensées, elle influait sur la façon de nous
comporter.

— Je n’ai que faire de tes remords. Tu vas payer le prix de ta méchanceté


et de ton offense. Avec tes camarades, vous avez détruit ma vie. Je traîne
ces humiliations depuis tant d’années, comme le Christ a porté sa croix. Il
est temps que ton âme pécheresse soit donnée en offrande à notre Dieu
éternel, créateur de la terre et de l’univers.

Le dénommé Étienne se mit à genoux pour prier. Puis, il sortit un briquet


de sa poche et brûla la photographie dont les cendres s’éparpillèrent au gré
de la volonté du vent. Lors des séances de sophrologie, son psychologue lui
avait expliqué comment se débarrasser de ces images pénibles qui avaient
entaché sa vie. Chaque petit grain de poussière s’éloignait vers l’infini pour
disparaître à jamais de son subconscient. Mais les cauchemars revenaient
sans cesse, les poussières se reformaient, les images réapparaissaient… Sa
guérison était un échec. À force de ressasser les événements douloureux de
son existence, son esprit lui insuffla une autre psychanalyse pour éradiquer
ses maux. Le patient incurable avait réussi à se persuader que l’unique ­-
option envisageable pour se sortir de cet étau insupportable était de ­-
supprimer définitivement les parasites perturbateurs. Il avait imploré l’aide
du Dieu divin qui lui avait donné la permission de rendre la justice et pour
cela, il l’avait choisi comme disciple.

Lorsqu’Étienne souleva la hache qu’il tenait en mains, Barbara, horrifiée,


comprit ses intentions. Il ne reculerait plus. Elle le supplia en vain de ne pas
lui faire de mal, mais l’homme était plus déterminé que jamais. Animé par
la rancœur et la haine, il souleva l’outil tranchant qui vint s’abattre sur la
jambe de la victime. Une fois, deux fois, trois fois… jusqu’à ce que l’os
casse et que le membre se désolidarise du reste du corps. Barbara ne ­-
supporta pas la douleur et perdit connaissance. Étienne la gifla pour qu’elle
revienne à elle. Lorsqu’elle vit sa jambe cinquante centimètres plus loin,
elle hurla. Le bourreau continua alors son travail sordide et méticuleux de
démembrement… Le paroxysme de l’horreur et de la souffrance eut raison
du cœur de Barbara qui cessa de lutter pour se laisser emporter par la
délivrance que lui apportait la mort. Son âme libérée s’éleva pour rejoindre
les hauteurs de la voûte céleste de l’empyrée.

Chapitre II

Strasbourg, lundi 16 mars

Le téléphone, posé sur le bureau plaqué chêne, se mit à chanter sa ­sonnerie


douce sur un ton langoureux. Une main fine et soignée se saisit du combiné.
La montre Tissot fixée sur le poignet gauche et la chevalière en or massif
témoignaient de la réussite de leur propriétaire.

— Monsieur Zink ?

— Dites-moi Emma.

— Les membres du conseil d’administration vous attendent. Vous avez


cinq minutes de retard.

— J’arrive, faites-les patienter.

L’homme raccrocha, se leva et se dirigea vers un grand miroir, fixé sur la


porte pleine d’une bibliothèque de style Louis-Philippe. Les ouvrages
contenus dans le meuble évoquaient tous sa réussite sociale. Plusieurs ­-
volumes de l’encyclopédie Universalis y étaient consacrés : Les facteurs
sociaux de la réussite, La compétition, Le manque de confiance en soi ou
Les cinq axes du bonheur. D’autres thèmes évoqués dans certains livres se
montraient plus obscurs comme Le côté sombre de la surestime de soi.

Daniel Zink, un mètre quatre-vingt-dix, approchait de la cinquantaine. Sa


calvitie naissante lui rappelait tous les jours que le sablier des années
n’épargnait personne. Tout comme lui, il n’avait préservé aucun individu
dans sa quête de pouvoir au sein de son entreprise. Il ajusta sa cravate et
desserra le double nœud qui lui compressait un peu trop la gorge. Il réajusta
sa veste et referma un bouton capricieux de sa chemise qui laissait entrevoir
une petite surface de peau bronzée, sans un poil qui dépassait. Daniel Zink
soignait son image de cadre supérieur charismatique et séduisant. Ses
voyages professionnels dans les Caraïbes lui conféraient un bronzage ­-
uniforme tout au long de l’année, complété par des séances d’UV chez son
esthéticienne préférée, qui n’en était pas moins sa maîtresse, ou plutôt l’une
de ses favorites. Le roitelet usait de tous ses privilèges pour assouvir sa soif
avide de réussite et de reconnaissance, dans cette société sans morale. Le
reflet de ses souliers de cuir noir était entaché de gouttelettes de boue, ­-
témoignant du temps maussade qui régnait sur la capitale alsacienne depuis
plusieurs semaines. Il saisit un petit chiffon microfibre dans un tiroir et
lustra sa paire de Savatore Ferragamo jusqu’à pouvoir s’y contempler et
admirer son visage, sans ride apparente, nourri de crèmes de jour, de crèmes
de nuit, de lotions antivieillissement… Il collectionnait toute la panoplie de
produits de bien-être, prodiguée par son ensorceleuse, spécialiste des soins
de beauté.

Avant de rejoindre l’arène, l’homme d’affaires but une lampée d’eau-de-


vie. Un « tord-boyaux » confectionné par son grand-père, lorsqu’il était
encore de ce monde. Le vieil homme avait laissé derrière lui un héritage de
plusieurs centaines de bouteilles de ce breuvage clair et puissant, fruits de la
distillerie savante de vieilles prunes. Lorsqu’il était enfant, le jeune ­Daniel
aimait ramasser toutes les mirabelles qui jonchaient le sol au pied des arbres
centenaires. La récolte avait lieu pendant les mois d’août et de septembre.
Elle marquait la fin des vacances scolaires estivales. C’était une mauvaise
période pour certains, mais pour la famille Zink, le ramassage des
mirabelles était sujet à des fêtes mémorables, réunissant tous les saisonniers
venus donner un coup de main aux propriétaires du domaine.

Le directeur général regarda sa montre plaquée or dix-huit carats. Il était


temps de rejoindre les autres membres qui constituaient le conseil
d’administration du groupe qu’il dirigeait d’une main de fer, sans leur
accorder la moindre concession. Son bureau était séparé de la salle de
réunion par une succession de couloirs vitrés, donnant une atmosphère
lumineuse dans toutes les pièces du siège social de l’entreprise Zinkerde,
spécialisée dans les produits et engrais chimiques.

Daniel Zink poussa la porte épaisse et capitonnée qui assurait une totale
isolation phonique, et ainsi, éviter toute fuite d’informations que pourraient
capter des oreilles indiscrètes.

— Bonjour à tous. Désolé pour le retard.

Le président-directeur général prit place au bout de la longue table


rectangulaire autour de laquelle siégeaient une quinzaine de confrères
masculins et féminins. À l’autre extrémité, Eva Müler, directrice marketing,
lui adressa un petit clin d’œil complice et furtif. Tous les employés de
l’entreprise connaissaient la relation, à peine cachée, que cette arriviste aux
dents longues entretenait avec son responsable hiérarchique.

— Démarrons la séance et soyons efficaces. J’ai un rendez-vous urgent à


suivre avec des investisseurs chinois. Éva, à toi l’honneur.

— Merci monsieur le Président. Je vous avais parlé d’une campagne de


publicité concernant notre nouvel insecticide phare contre les tiques. Eh
bien, nous avons obtenu deux pleines pages dans la revue Mode et jardin.
Nous allons également diffuser un message publicitaire d’une durée de deux
minutes sur la télévision locale France 3 Alsace. Je suis en négociation avec
les autres chaînes publiques nationales pour pouvoir passer la publicité à
une heure de grande écoute. Bien évidemment, cela à un coût. Il faudra
vraisemblablement revoir à la hausse le budget alloué pour notre campagne.
Je vais vous faire découvrir en avant-première ce petit bijou qui a été créé
par notre agence de communication, partenaire de l’évènement.
Un écran de projection fixé au plafond descendit le long de ses rails. Le
vidéo projecteur s’alluma, éclairant la salle de son halo de lumière dans ­-
lequel s’activaient des milliers de petites poussières insignifiantes. Le film
publicitaire démarra sur une musique de Nikolaï Rimski-Korsakov, intitulée
Le vol du Bourdon. Le nom du fameux produit phare apparut en gros
caractères sur toute la surface de l’écran : ERADITIQUE. Le film illustrait
une bombe aérosol démesurée, traquant les insectes indésirables dans les
moindres recoins de verdure d’une forêt fictive. Une fois aspergées par le
produit chimique dont la composition était secrètement gardée, les tiques
mouraient lentement, se détachant de leur support animal ou humain. Le
spot se terminait par ce slogan qui vous reste en tête toute la journée : ­-
ERADITIQUE, le produit qui éradique les tiques, toutes les tiques !

Une salve d’applaudissements salua positivement la réalisation de cette


publicité qui allait envahir les médias et les écrans de télévision des foyers
français.

— J’espère que le film vous a plu. À entendre vos applaudissements, je ne


me trompe pas beaucoup en pensant que oui. J’en ai terminé me c­ oncernant.

— Très bon travail, Éva. Comme toujours.

Un sourire enjoué s’empara du visage de la directrice marketing qui -­


jubilait, satisfaite de sa prestation et fière de recevoir les compliments de
son patron qui ne cessait de tarir d’éloges à son égard. Elle était impatiente
de le retrouver secrètement dans une chambre d’hôtel pour partager leur
passion amoureuse et les ébats sexuels qui en découlaient.

— Thomas Schmidt, je vous laisse la parole. Où en est-on de la plainte


déposée par cette association de viticulteurs au sujet de la composition de
nos engrais chimiques et sur les effets secondaires qui, à prendre au
conditionnel, entraîneraient des rougeurs sur la peau de certains d’entre eux
?
— Je n’ai pas de bonnes nouvelles.

— Développez, je vous prie.

— Je crains que nous soyons poursuivis, au même titre que Monsanto pour
le glyphosate. Une étude a été commanditée par le collectif pour ­démontrer
les risques phytosanitaires des molécules contenues dans nos engrais.

— Qui est l’élément moteur de cette association ?

— Les viticulteurs sont aidés par un mystérieux individu sorti de nulle part
dont nous n’avons pas l’identité. Il a levé des fonds personnels pour payer
des laboratoires privés afin de démontrer les dangers de nos produits.

— On a peut-être affaire à un concurrent déloyal qui souhaite nous


déstabiliser ?

— Je ne saurais le dire. Nous n’avons aucun élément factuel.

— Eh bien, qu’attendez-vous pour mener une enquête ? Trouvez qui est


derrière ce stratagème fallacieux, et à quelles fins ? Je ne veux pas qu’un
scandale éclabousse notre entreprise. Si cela devait arriver, vous savez ce
qu’il adviendrait de vous. Il faudra que l’on jette des coupables en pâture
aux journalistes pour assouvir leur soif de sensationnel.

— Je sais, mais…

— Il n’y a pas de mais ! Imbécile. Faites votre travail, et faites-le bien !


C’est pour cela que je vous paie !

Thomas Schmidt se renfrogna. Il supportait de moins en moins les accès


de colère de ce tyran irascible dépourvu de sentiments. Le silence régnait
dans la salle de réunion.
— À qui le tour ?

Chacun des membres du conseil baissa la tête, tels des écoliers que l’on
interroge pour aller au tableau, ne voulant pas subir le même sort que leur
collègue.

— Monsieur Desmaeker, en votre qualité de directeur du contrôle de


gestion, pouvez-vous nous faire un point sur les comptes analytiques du
mois dernier ?

— Bien sûr, monsieur le Président-directeur général.

L’homme partagea son écran d’ordinateur pour afficher un PowerPoint


avec des tableaux et des chiffres, que seuls les spécialistes du genre ­-
arrivaient à déchiffrer.

— Sur le premier schéma, nous pouvons voir une progression nette de


notre chiffre d’affaires. La reprise de la croissance se confirme. Par contre,
le bénéfice net avant imposition est en légère baisse. Cela s’explique par les
récents investissements réalisés pour remettre nos usines aux normes de
sécurité. Comme vous le savez, plusieurs de nos sites sont classés Seveso II
et les audits sont devenus drastiques depuis l’affaire AZF, encore plus en
cette période de paranoïa liée aux attentats terroristes. Nous avons dû ­-
réécrire une partie de nos procédures d’exploitation, car nous n’avons pas
passé tous les tests de sécurité avec succès lors de l’inspection de la
DREAL (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du
logement), n’est-ce pas Dickerman ?

Le directeur de la qualité, de la sécurité et de l’environnement faisait profil


bas depuis le début de la réunion, pensant éviter les sujets embarrassants. Il
avait fallu que ce traître de Desmaeker évoque ce dossier brûlant qui le
plaçait dans une situation inconfortable vis-à-vis de sa hiérarchie. Il ne se
démonta pas pour autant et exposa son argumentation.
— Nous avons passé la majorité des tests, mais il reste effectivement
quelques points de détail à régler. Nous allons subir un nouvel audit le mois
prochain et tous les effectifs sont à pied d’œuvre afin d’être prêts pour cette
échéance.

— De quels points de détail parle-t-on ?

— Nous n’avions pas déclaré tous nos systèmes de surveillance vidéo


auprès de la CNIL et certaines caméras dysfonctionnaient. Les services de
la DREAL ont été particulièrement pointilleux lors de l’audit des systèmes
instrumentés de sécurité. Le gouvernement a été refroidi par les actes ­-
criminels perpétrés en juin et juillet 2015 sur le site de production de gaz de
Saint-Quentin-Fallavier et sur le site pétrochimique de Berre-l’Étang. Mais
maintenant, tout est rentré dans l’ordre, je vous l’assure.

— J’espère que vous êtes sûr de vous, Dickerman ! Un nouvel échec de


votre part et c’est la porte. Nos concurrents n’hésiteront pas à tirer parti de
nos erreurs. Ils s’en donneront à cœur joie pour nous faire de la mauvaise
publicité. Dans cette jungle économique, c’est coup pour coup. Mettez-vous
bien cela dans le crâne !

Le téléphone portable du puissant Daniel Zink vibra.

— Excusez-moi cinq minutes.

L’homme se leva et s’éloigna près d’une fenêtre pour plus de discrétion.


Dehors, le temps était gris. Les cheminées industrielles crachaient leurs
émanations polluantes dans le ciel meurtri de ce paysage hiémal. Après cinq
minutes d’une conversation agitée, le PDG raccrocha.

— La séance est levée. Les Chinois m’attendent dans le hall.

Il quitta les membres du conseil d’administration dont la plupart avaient le


front perlé de gouttes de sueur. Ils craignaient leur patron comme la peste
ou le choléra. Seule Eva Müler se sentait à l’aise. Elle en profita même pour
se refaire une beauté en se saupoudrant de fard à paupières, au cas où
l’agenda de Daniel Zink lui laisserait une petite place pour une partie de
jambes en l’air…

Dans le couloir menant au hall d’entrée, le PDG fut interpellé par son
assistante de direction.

— Monsieur Zink ! Monsieur Zink !

— Quoi encore ? Faites vite, les Chinois sont déjà arrivés. Ils ont une
ponctualité sans égal.

— J’ai eu une personne au téléphone qui souhaiterait absolument vous


parler. Je lui ai dit que vous étiez très occupé et difficile à joindre. Il a ­-
insisté. Il s’est présenté comme un riche industriel qui souhaiterait investir
dans le capital de notre groupe.

— Vous avez son nom ?

— Malheureusement non. Il a voulu rester anonyme et a demandé un


rendez-vous en personne. Il m’a laissé son numéro de portable.

— Regardez mon agenda et proposez-lui un dîner la semaine prochaine.


S’il me reste des disponibilités, bien entendu.

— Dans quel restaurant ?

— Réservez à l’établissement La Locomotive, quai des Bateliers.

— Très bien, c’est noté.

L’homme pressé se hâta de rejoindre le groupe d’Asiatiques. Décidément,


son entreprise avait le vent en poupe : des Chinois, et désormais un
mystérieux industriel, tous prêt à apporter des fonds pour faire prospérer ses
­affaires. Que demander de plus !

La traductrice mandatée pour cet exercice de style linguistique était très


élégante dans son tailleur deux pièces dessiné sur mesure. Originaire d’un
village de la province du Jiangxi, elle avait quitté les rizières pour suivre
des études en France avant de devenir interprète. Comme beaucoup de ses
concitoyennes, elle voulait ressembler aux Européennes. La transformation
passait fatalement par le débridement des yeux, véritable phénomène au
Japon, en Corée du Sud ou en Chine. Ses talons hauts compensaient sa ­-
petite taille et lui conféraient plus d’assurance face à la dizaine de Pékinois
venus faire des affaires avec Daniel Zink. Les présentations d’usage furent
suivies d’une visite d’un des nombreux sites industriels de Zinkerde.
L’usine était dernier cri et ultra sophistiquée avec son système entièrement
automatisé de mélange des produits chimiques. L’ammoniac et le dioxyde
d’azote s’unissaient sans vergogne afin de créer les ammonitrates,
fertilisants minéraux azotés qui finiraient dans les champs de culture pour
donner vie aux légumes de nos assiettes. Les Chinois semblaient conquis et
leurs questions fusaient si vite que la ravissante traductrice avait du mal à
suivre. La visite fut soudain interrompue par une sirène stridente dont les
décibels explosaient les tympans. Les Asiatiques se bouchaient les oreilles
avec la paume de leurs mains.

— Alerte incendie ! Évacuez ! Évacuez ! hurla l’un des techniciens de


maintenance.

Un serre-file entraîna le groupe de visiteurs vers l’extérieur, au pas de


charge. Ils traversèrent le parking jusqu’au point de ralliement indiqué par
un panneau vert. Des fumées noires chargées de particules lourdes
s’échappaient de la toiture du bâtiment qui s’était vidé de ses employés. Les
sirènes des véhicules des hommes du feu ne se firent pas attendre. Ils
suivaient à la lettre le POI (Plan d’opération interne). Les Chinois ne
parlaient plus et restaient circonspects devant la gravité des événements.
Leur sentiment de confiance envers Zinkerde venait de s’évaporer en
quelques minutes. Les pompiers s’affairaient pour circonscrire l’incendie le
plus rapidement ­possible et éviter la propagation d’émanations toxiques
produites par les solutions chimiques.

Romain Dickerman arriva, essoufflé et dégoulinant de sueur, avec son


casque de chantier vissé sur la tête.

— Que s’est-il passé ?

— Un feu s’est déclenché près des cuves d’ammoniac. On a frôlé la ­-


catastrophe. Le sinistre a été circonscrit à temps par les pompiers.

— On connaît l’origine de cet incendie ?

— Encore trop tôt pour le savoir, mais on pense à un court-circuit dans


l’un des coffrets électriques. Le plastique de la porte était complètement
cramé et il a littéralement fondu par endroits.

— Je croyais que l’on avait vérifié toutes les installations électriques avant
le dernier audit ?

— Pourtant oui. Le rapport n’avait révélé aucun défaut, aucune surchauffe


thermique. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer. Le rapport des
experts en dira plus. On saura si l’incident est d’origine accidentelle ou…

— Ou quoi ? Allez au bout de vos pensées, Dickerman.

— Ou d’origine criminelle.

La fin de la phrase du responsable de la sécurité jeta un froid. Daniel Zink


avait retrouvé son visage des mauvais jours. Son arrogance et son mépris
envers les autres pour gravir les échelons avaient fait naître en eux un ­-
sentiment de vengeance et de haine. Le PDG n’avait pas assez de ses dix
doigts pour compter le nombre de ses ennemis potentiels. Ces derniers ­-
attendaient ses moindres faux pas et se délectaient des incidents qui ­-
pouvaient émailler la superbe du roi, attendant avec jouissance qu’il tombe
de son piédestal. Durant cette journée maussade, le ciel s’était assombri
pour le souverain, au sens propre comme au sens figuré. L’image de son
entreprise avait pris du plomb dans l’aile et ses plans s’en trouvaient ­-
perturbés. Mais il en fallait plus pour déstabiliser le winner qui était en lui.
Le spectacle étant terminé, les investisseurs asiatiques regagnèrent le bus
qui les ramena à leur hôtel.

Zink se laissa tomber dans son fauteuil en cuir. À l’extérieur, les nuages
avaient repris leur conquête du ciel qui se laissait peu à peu dévorer par la
tombée de la nuit. L’assistante de direction fit irruption dans le bureau.

— Monsieur Zink, un coursier a apporté une enveloppe pour vous. Il a dit


que c’était urgent.

Elle déposa le courrier sur le bureau.

— Je vais débaucher, il est l’heure et j’ai un rendez-vous chez mon ­-


ophtalmologiste.

— C’est bon, allez-y Martine, et arrêtez de vous justifier sans arrêt. Je me


débrouillerai sans vous pour ce soir.

La porte se referma et le patron se retrouva seul, face à cette enveloppe en


papier kraft sur laquelle était imprimé son nom, sans adresse ni timbre. Elle
excita sa curiosité. Il la saisit, la retourna et l’ouvrit à l’aide d’un coupe-­-
papier au manche marbré. Sa main tremblante plongea à l’intérieur et en
ressortit une feuille format A4 pliée en deux. Des lettres avaient été ­-
découpées dans des magazines et collées les unes aux autres pour former un
message menaçant et inquiétant :
TON HYBRIS SERA PUNI
TU VAS LE PAYER DE TA VIE
VINDICTA
Chapitre III

Marseille, mardi 17 mars

— Une, deux, trois ! Une, deux, trois ! On pousse sur les bras, bande de
fainéants !

Le camp militaire de Carpagène se réveillait sous les ordres musclés de


l’adjudant-chef Duclon. Les petits nouveaux du 1er régiment étranger de
cavalerie allaient apprendre la souffrance et la douleur sous le joug de leur
gradé. Le site avait pourtant des allures de carte postale, bordant la
Méditerranée, à proximité du parc national des Calanques. Mais la réalité
du terrain était celle de militaires à l’entraînement dans le but d’en faire de
vrais petits soldats, parés à être envoyés sur les zones de conflits.

— C’est parti pour une série de cinquante pompes ! Et on baisse bien le


corps pour venir embrasser le sol. Imaginez que vous êtes allongés sur votre
poule, allez lui chatouiller les lèvres.

L’adjudant-chef se caractérisait par ses blagues vaseuses et sexistes, s­-


ouvent en dessous de la ceinture, ne faisant rire que lui. Les bleu-bites le
craignaient et le haïssaient, à tel point que le jeu de mots qui se répétait le
plus, à son insu, au sein des rangs, était « Ducon il a perdu son aile », ­-
déformation du nom du sous-officier Duclon.

— Soldat Santos, l’exercice n’est pas fini ! Vous me ferez vingt pompes de
plus. Les autres, dès que vous aurez terminé, vous rentrerez dans le rang.

Alors que tous ses camarades étaient debout, mains dans le dos, en trois
lignes parfaitement uniformes, Santos achevait sa punition qui tournait à
l’humiliation. Le sous-officier appuyait fort avec sa rangers, parfaitement
cirée, sur le dos de la nouvelle recrue dont les bras tremblaient, prête à ­-
flancher à tout moment. À la dernière pompe, Duclon lui écrasa la tête dans
la terre p­ oussiéreuse.

— Je vous rappelle le règlement, bande de bleu-bites. Règle numéro 1 : on


obéit à son chef, même s’il a tort. Règle numéro 2 : celui qui jouera au con
avec moi perdra quoi qu’il arrive et je lui ferai passer l’envie de réessayer.
Règle numéro 3 : pas la peine d’appeler votre mère à la rescousse. Ici, votre
famille, c’est moi. Règle numéro 4 : si vous êtes ici, c’est pour en chier.
Règle numéro 5 : vous allez m’apprendre par cœur toutes les autres règles
et tous les jours vous allez les réciter. Maintenant on se bouge le cul,
direction le parcours du combattant, et que ça saute !

Les soldats s’exécutèrent. Alors que Santos s’élançait, l’adjudant-chef


laissa traîner sa jambe pour lui faire un croche-pied qui le déséquilibra. Il
s’affala de tout son long sous le rire gras de son bourreau. Duclon venait de
trouver son souffre-douleur, l’un de ses jeux favoris. Chacune des classes
amenait son lot de nouvelles recrues, et l’une d’entre elles allait vivre
chaque fois un véritable calvaire entre harcèlement moral et persécution
physique. Les officiers supérieurs, hiérarchiques de Duclon, connaissaient
ses méthodes. Elles étaient bien évidemment discutables, mais les bons ­-
résultats et le comportement exemplaire des soldats qu’il avait formés
jouaient en sa faveur. Ceux qui ne tenaient pas le coup n’étaient pas dignes
de rester dans le régiment et pouvaient mettre en péril le bon déroulé
d’opérations militaires nécessitant que chacun des éléments se surpasse.
Bertrand Duclon était le prix à payer pour avoir des troupes d’élite, fleuron
de l­’armée française. Telles étaient les règles, ses règles.

La journée avait été intense physiquement et les apprentis soldats


appréciaient la pause du déjeuner, quand ils en avaient une. Ils partageaient
les tables du self avec les sous-officiers pendant la période des classes. Les
officiers ne se mélangeaient pas. Ils prenaient leur repas au mess où la ­-
qualité des plats proposés était nettement supérieure à la purée de pois
chiches et aux saucisses industrielles, déversées dans les assiettes de la ­-
cantine principale.

José Santos avançait dans une travée de la cantine, plateau bien fourni
entre les mains, à la recherche d’une place libre. Il en trouva une en bout de
table et s’installa. Il se saisit de la carafe d’eau et se servit un verre. Au
même moment, l’adjudant-chef Duclon s’intercala entre Santos et son ­-
voisin en jouant des coudes.

— Alors les mectons ! Je vous rappelle qu’ici c’est ma place et je trouve


qu’on est un peu serré autour de cette table ! Je crois qu’il y a quelqu’un en
trop, qu’en penses-tu première classe Sanchot ?

L’engagé, qui se situait face au sous-officier, baissa la tête.

— Sanchot ! Je t’ai posé une question, nom de Dieu !

— Oui chef.

— Quoi oui chef, tu confirmes qu’il y a un intrus à cette table ?

— Oui chef !

— Et tu peux me donner le nom de cet intrus, soldat Sanchot !

— Je ne sais pas chef.

— Tu te fous de ma gueule Sanchot ! Tu me donnes un putain de nom ou


tu vas morfler grave. Je vais t’aider à réfléchir. Le type en trop se trouve à
ma droite. Tu connais ta droite de ta gauche ? Mais attention tu es face à
moi donc il faut inverser. Tu as pigé ?

— Oui chef !

Santos ne bronchait pas, mais il sentait que la situation allait rapidement


dégénérer. Il était une nouvelle fois dans le viseur de ce connard de Duclon.
— Alors Sanchot, on ne peut pas dire que tu aies le sang chaud ! Ah ah !
Allez mon gaillard, je t’aide encore : le type qui doit dégager de cette table
à un nom qui commence comme le tien, un nom qui se termine comme un
nom portugais, un nom avec deux syllabes et s’il finissait en morceaux, on
pourrait dire qu’il avait « cent os » ! Bon, tu vois de qui je parle ?

— Du soldat Santos, chef.

— Eh bien voilà ! Trois heures plus tard, on y arrive enfin. Tu comprends


vite, mais il faut t’expliquer longtemps. Bon maintenant Santos, tu ­-
dégages !

Le soldat ne broncha pas et continua à manger sa purée de pois chiches.

— Tu es sourd ou il faut que je te le dise en portugais ? Tu dégages !

Toujours aucune réaction de l’intéressé, ce qui eut le don de faire sortir


Duclon de ses gonds. D’un mouvement de bras, il fit voler le plateau de son
souffre-douleur. Le verre rebondit sur le carrelage, l’assiette se brisa en
mille morceaux et son contenu se répartit sur le sol.

— Eh bien, voilà le résultat Santos ! Tu t’es installé à ma place, tu n’as pas


obtempéré à mes ordres et comme tu es gauche, tu as renversé ton ­plateau
sur le sol. Alors maintenant, tu vas nettoyer et tu vas lécher le reste de ta
purée. À quatre pattes Santos, c’est un ordre !

Comme Santos ne bougeait toujours pas, l’adjudant-chef le saisit par le


colback et le força à prendre une position humiliante devant tous ses
camarades, dont aucun n’aurait voulu se retrouver à sa place. Il lui écrasa la
face dans la traînée de pois chiches drainée sur les losanges ébréchés du
carrelage.

— Tu vas lécher ton repas, car on ne gaspille pas la nourriture dans cette
caserne ! Tu dois montrer l’exemple à tes petits camarades ! Quand tu seras
perdu dans le désert du Sahel, je peux t’assurer que tu compteras tes vivres
pour rester en vie dans cet environnement hostile. Alors tu vas prendre le pli
rapidement. Vous êtes des soldats ! Je forme des combattants et je ne veux
pas de couilles molles dans mon équipe, c’est bien compris ?

L’intonation de la voix du sous-officier était si forte que l’on n’entendait


plus que lui dans le self.

— Ça suffit adjudant-chef ! Je crois que Santos a compris le message.

Le colonel Delacroix se tenait à cinq mètres de la scène, les mains ­croisées


derrière le dos, du haut de son mètre quatre-vingt-quinze. Duclon s’exécuta
et lâcha prise. Les conversations reprirent à chaque tablée comme si rien ne
s’était passé. Le gradé tendit une pelle et une balayette à la jeune recrue qui
ramassa les morceaux de verre et les restes de nourriture.

— Duclon, merci de me suivre dans mon bureau !

— Compris mon colonel.

Le subalterne suivit le haut gradé jusque dans ses quartiers. Le bureau était
sobre : des décorations militaires étaient accrochées sur quasiment tous les
murs, quelques photos jaunies dans des cadres en bois illustraient les états
de service du colonel Delacroix. Il avait été envoyé sur tous les conflits,
avait vadrouillé de la Syrie à l’Afrique et risqué sa vie plusieurs fois. Las de
ces déplacements agités, il avait aspiré à du repos pour terminer sa carrière
en roue libre juste avant une retraite bien méritée, à l’aube de ses soixante
ans.

— Adjudant-chef Duclon, il me reste trois années à faire. Alors, calmez-­-


vous. Je ne voudrais pas être éclaboussé par des affaires liées à votre ­-
comportement et à vos agissements douteux. Je vous ai déjà couvert ­-
plusieurs fois, au risque de me mouiller et de jouer ma carrière. Si je l’ai
fait, c’est pour l’honneur de la patrie, pour la France, mais certainement pas
pour votre sale gueule. Si les affaires du passé refont surface, nous risquons
d’être impliqués tous les deux et croyez-moi, dans ces cas-là, c’est chacun
pour soi. Je ne vous ferai pas de cadeaux et reporterai la faute sur vos
épaules en me dégageant de toute responsabilité. Est-ce que mon message
est bien imprimé dans votre petite cervelle de moineau ?

— Oui mon colonel, message reçu cinq sur cinq.

— Levez le pied avec Santos. Je ne voudrais pas qu’il explose en plein vol
et qu’on le ramasse à la petite cuillère. Il doit être endurci physiquement et
mentalement, certes, mais ne dépassez pas la limite. Nous avons déjà vécu
une fois un incident du même acabit. Il n’est pas souhaitable que cette
situation se reproduise. Seuls vous et moi connaissons la vérité : si l’un de
nous deux tombe, il entraînera l’autre dans sa chute. Si ces mises en garde
sont bien enregistrées, alors rompez !

Le sous-officier fit un salut militaire, la main tendue sous son béret, avant
d’opérer un mouvement à 180 degrés pour sortir du bureau. Lorsqu’il fut
seul, le colonel souleva un serre-livres en forme de char d’assaut et ­-
s’empara d’une clé. Quittant son fauteuil, il alla décrocher un tableau
représentant une scène de guerre dans le nord du Mali. Un coffre enfoncé
dans le mur était dissimulé derrière le cliché. Le gradé l’ouvrit et en sortit
un dossier portant la mention « secret défense ». Il le parcourut rapidement
des yeux pour s’assurer qu’aucune feuille ne manquait. Les preuves à
conviction étaient soigneusement conservées en lieu sûr au cas où cette
affaire referait surface, mais il priait pour que ce jour n’arrive jamais…

L’adjudant-chef Duclon profitait de la douceur de cette soirée de mars


pour s’évader hors de la zone militaire, sur les sentiers des calanques. Il
faisait un footing quotidiennement pour garder la forme et être à la hauteur
malgré le poids des années. Certains de ces jeunes branleurs avaient une
forme olympique et pouvaient facilement lui mettre plusieurs minutes dans
la vue sur une course de 10 kilomètres. Le chemin qui longeait la falaise
plongeait dans la mer Méditerranée avant de remonter de l’autre côté d’une
crique bordée par une plage de galets. Alors qu’il restait sur le qui-vive pour
ne pas se tordre la cheville sur ce sol instable, il entendit un galet rebondir à
côté de lui. Il stoppa net. Son instinct de soldat était en alerte, sans doute
une déformation professionnelle. Un second caillou ricocha de l’autre côté.

— Il y a quelqu’un ?

Pas de réponse. Il essayait de scruter le maquis pour démasquer l’auteur de


cette blague de mauvais goût. Pas âme qui vive dans ce terrain hostile et
pierreux. Il se décida à repartir quand il reçut un caillou saillant, de taille
conséquente, en plein crâne. La douleur était intense, Duclon serra les
dents. Il se toucha le haut du front qui saignait abondamment.

— Mais putain qui êtes-vous ? Vous ne savez pas à qui vous avez affaire !

Soudain, l’écho d’une voix retentit entre les murs abrupts des falaises.

— Vindicta… Vindicta… Vindicta…

— Qu’est-ce que cette mise en scène signifie ? Qui êtes-vous ? Et que


signifie Vindicta ?

La voix se tut. Après plusieurs minutes de silence, l’adjudant-chef fit ­-


demi-tour et retourna à la caserne. Il serrait fort un mouchoir en tissu sur
son front pour arrêter l’hémorragie provoquée par l’impact violent du jet de
pierre.

En arrivant à son baraquement, il croisa le sergent Nguyen.

— Que vous est-il arrivé mon adjudant-chef ?

— Oh ce n’est rien, j’ai glissé en faisant mon footing. C’est juste une
égratignure.

— Ça pisse quand même beaucoup le sang pour une égratignure.

— J’en ai vu d’autres au combat. Bonne nuit sergent.

Nguyen passa son chemin. Duclon ressassait la scène pour effacer ses
doutes tout en profitant d’une bonne douche fumante. Qui pouvait lui avoir
tendu un piège de la sorte ? Il avait tellement d’ennemis que la liste était
longue. Soudain, son sang ne fit qu’un tour. Son cerveau s’activa et lui ­-
ressortit un nom : Santos !

Chapitre IV

Nantes, vendredi 20 mars

— Va chercher la branche, gentil chien !

Le labrador gambadait dans la forêt du Gâvre, ne sachant plus où donner


de la tête pour récupérer le jouet envoyé par son maître. Les tapis de feuilles
jonchaient encore le sol à cette époque de l’année. La caresse de la brise
vernale et les premières primevères faisaient renaître l’espoir en annonçant
l’arrivée du printemps. Le canidé ramena une branche de chêne ; le bois
était sec et cassant. Paddy n’en fit qu’une bouchée et les morceaux ­-
craquèrent entre ses dents acérées. Son propriétaire ramassa une pomme de
pin qu’il expédia plusieurs dizaines de mètres plus loin, à la manière d’un
lanceur de javelot.

— Go Paddy ! Ramène !

Le labrador impatient démarra au quart de tour et s’élança à la recherche


de la pomme de pin afin de démontrer ses talents de fin limier. Il s’éloigna
et disparut du champ de vision de son maître, qui le héla de nouveau.
— Paddy ! Paddy ! Il est où le toutou ? Paddy ! Au pied !

Mais l’animal ne revenait toujours pas. Charles Lepic s’inquiéta pour lui et
accéléra le pas pour le retrouver. Ses pas s’enfonçaient dans l’humus encore
gorgé d’eau. La peur commença à gagner ce charpentier retraité qui faisait
sa sortie quotidienne pour dégourdir les jambes de son labrador à poil long.
Charles connaissait bien la forêt, car il avait pour habitude de venir y
cueillir des champignons au début du mois de septembre.

— Paddy ! Paddy !

Soudain, un jappement se fit entendre. Le garnement n’était pas loin, juste


derrière un buisson de houx relativement épais. Le chien avait la tête ­-
plongée dans un fourré et reniflait tout autour de lui.

— Qu’est-ce que tu as senti, mon bon toutou ? Cherche ! Cherche !

Le pistard se remit en route et s’arrêta près d’un creux naturel. Il renifla de


plus belle, sa truffe en alerte. Puis, il piqua son museau sous les feuilles
mortes et attrapa ce qui ressemblait à une branche, à pleine mâchoire. Il se
retourna vers son maître inquisiteur et rapporta sa prise. Ce n’était pas une
branche que Paddy tenait dans sa gueule : il s’agissait d’un bras humain…

***

Après cette découverte macabre, Charles Lepic avait aussitôt prévenu les
forces de police. Les fourgons étaient déjà sur site et les enquêteurs
ratissaient la forêt pour essayer de retrouver le reste du corps. La brigade
cynophile était également de la partie. À l’instar de Paddy, les bergers
allemands avaient activé leur détecteur nasal et ils quadrillaient la zone. Le
commandant Yann Jornet supervisait les opérations avec son équipe. Trois
ans auparavant, il avait quitté les services de la DGSI pour intégrer la
brigade de police de Nantes. Il s’approcha du promeneur, encore estomaqué
par sa découverte. Charles Lepic avait pour ordre de ne pas quitter la zone
de ­recherche. Yann travaillait encore à l’ancienne, il sortit son calepin et son
stylo. Après quelques ratures pour vérifier le bon fonctionnement de son
crayon, il entama un interrogatoire de circonstance.

— Vos nom, prénom, s’il vous plaît ?

— Lepic. Charles Lepic.

— Que faites-vous dans la vie, monsieur Lepic ?

— Je suis à la retraite, j’étais charpentier de métier, à mon compte. J’ai


arrêté de travailler il y a maintenant une bonne dizaine d’années.

— Venez-vous souvent promener votre chien dans la forêt du Gâvre ?

— Oui. Dès que le temps est clément, pour que Paddy puisse se dégourdir
les pattes. Nous avons pris nos petites habitudes depuis le décès de ma
femme, l’année dernière.

— Habitez-vous par ici ?

— À Blain. C’est à un quart d’heure en voiture.

— C’est votre chien qui a découvert le membre ?

— Oui. C’est Paddy. Mon chien s’appelle Paddy. Je lui ai lancé une
pomme de pin pour qu’il me la ramène, mais ne le voyant pas revenir, je me
suis inquiété. Il était derrière un fourré et n’arrêtait pas de renifler à tout va.
C’est alors qu’il a ramené ce morceau de corps humain.

— Vous pouvez nous montrer précisément où Paddy a trouvé ce bras ?


Cela nous permettra d’orienter les recherches.

— Pas de soucis, suivez-moi.


Le retraité emmena Yann Jornet et une escorte jusqu’à l’endroit où son
chien avait découvert le bras humain. Pendant ce temps, le légiste examinait
avec minutie le membre en enregistrant ses remarques sur son téléphone
portable.

— Vendredi 20 mars, forêt du Gâvre dans le département de la Loire-­-


Atlantique. Le bras humain découvert est en décomposition avancée.
D’après mes premières observations, il s’agit du bras droit d’une personne
de sexe féminin. Il y a de la terre sous les ongles, ce qui indique que la ­-
victime a dû gratter le sol, par peur, ou pour tenter de s’échapper. Un ­-
examen plus approfondi est nécessaire pour confirmer mes propos. Pas
d’alliance ni de bague. Les tissus ont été déchirés et les os sectionnés avec
un objet tranchant, vraisemblablement une hache ou une serpe. On
distingue des petits trous dans les restes d’épiderme, comme si des pointes
avaient été enfoncées au niveau des poignets. À ce stade, c’est tout ce que
je peux dire. Les restes du corps nous en diront un peu plus sur les causes
de la mort. Au premier abord, ça semble être un homicide.

Les recherches continuèrent toute la matinée. Des renforts étaient venus


gonfler les effectifs pour rendre la battue plus efficace. Soudain, l’un des
maîtres-chiens fit usage de son sifflet pour prévenir le reste de l’équipe.
Yann Jornet accourut vers l’endroit d’où provenait le son. Il aperçut un
groupe de trois policiers avec leur chien.

— Qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— Une jambe, mon commandant. Ce n’est pas beau à voir !

— Nous avons un bras et une jambe. Continuons les recherches tant que
nous n’avons pas mis la main sur la totalité du cadavre. Il semblerait que le
meurtrier a un goût prononcé pour les chasses au trésor.

Le portable de Yann Jornet, glissé dans la poche arrière de son jean usé, se
mit à vibrer. Il décrocha.

— Yann Jornet, j’écoute !

— Ici le lieutenant Perthuis. Ce matin, vous m’avez demandé de lancer un


appel à témoins, pour identifier toutes les disparitions inquiétantes ­signalées
dans la région nantaise ces derniers jours.

— C’est exact. Et alors ?

— On nous a signalé une dizaine de disparitions depuis vendredi dernier.


On va interroger les familles pour avoir plus d’éléments. Je vous tiens au
courant dès que j’ai du nouveau.

— OK. Merci.

Il glissa son téléphone dans la poche intérieure de sa veste doudoune en


plumes d’oie. Les recherches se poursuivirent sans relâche. À force de ­-
persévérance, les deux autres membres furent retrouvés, et, au bout de trois
heures, après avoir examiné chaque buisson, remué des tonnes de feuilles
mortes, le reste du corps apparut, attaché autour d’un tronc d’arbre, avec du
fil barbelé. La tête était penchée sur le côté, les yeux grands ouverts, tenus
en position par des allumettes. La terreur et la souffrance se lisaient dans les
pupilles dilatées devant tant d’effroi. Il s’agissait d’une femme, dont le ­-
visage était méconnaissable ; sa chevelure, aux reflets flavescents, était
rêche. Les appareils se déclenchèrent pour photographier la scène de crime
sous tous les angles. La victime ne portait aucun vêtement, elle avait dû
avoir froid pendant toute la durée de son calvaire. Le commandant Jornet ­-
s’accroupit devant cette nature morte, au sens littéral comme au sens figuré.
Cette pauvre femme lui faisait penser à une poupée de chiffon sur laquelle
des gamins se seraient acharnés pour lui arracher les jambes et les bras. Un
jeune policier, novice en la matière, vomissait toute sa bile, estomaqué ­-
devant cet acte immonde.
— Qui a pu commettre un crime aussi ignoble ? J’espère que la pauvre
fille n’aura pas souffert le martyre trop longtemps, mais vu son regard et la
dispersion de ses membres, j’en doute fort.

Le légiste acquiesça aux propos de Yann Jornet d’un signe de tête. Tous
deux étaient sidérés, se demandant quel pouvait être le mobile du crime
poussant un homme ou une femme à commettre un tel acte.

Le commandant rappela aussitôt son lieutenant :

— Perthuis, c’est Jornet. Le cadavre est de sexe féminin. Orientez donc


vos recherches sur les femmes qui ont disparu ces derniers jours. Pour les
autres disparitions, envoyez la brigade de Saint-Nazaire en renfort. C’est un
vrai bordel en ce moment et on manque cruellement d’effectifs. Qu’est-ce
qu’ils ont tous à se faire la malle bordel !

— Bien reçu chef, je poursuis les investigations. À plus tard.

Il raccrocha. Alors que Yann Jornet prenait des notes sur son carnet, le
légiste l’interpella.

— Commandant, venez voir !

L’officier de police s’approcha.

— Regardez au-dessus de la tête de la victime, une inscription a été ­gravée


dans l’écorce. On dirait qu’il est écrit « Vindicta ». Savez-vous ce que cela
signifie ?

— J’en ai une vague idée, bien que l’étymologie des mots ne soit pas ma
tasse de thé.

— Eh bien moi, je vais vous le dire précisément. J’ai fait dix années de
latin à l’université, pendant mes études de médecine. En latin, Vindicta ­-
signifie Vengeance. Ce mot a eu plusieurs significations suivant les
époques, de Cicéron, à Tite Live. Mais au Ier siècle après J.-C., Tacite lui
donna la ­définition de punition ou de châtiment. Le criminel a voulu se
venger en trucidant cette femme, mais se venger de quoi ?

— Les intentions liées à ce symbole de Vindicta sont en quelque sorte


similaires à celles portées par la « vendetta » corse ?

— Effectivement, les actes qui en découlent conduisent généralement au


meurtre, comme pour cette pauvre femme, qui, quoi qu’elle ait pu ­-
commettre, ne méritait pas un tel châtiment.

***

Yann Jornet remuait sa touillette dans sa tasse de café fumant. Il examinait


la liste établie par le lieutenant Perthuis :

Camille Desbordes, 17 ans, disparue dans la nuit du samedi 15 au ­-


dimanche 16 mars, vers 3 h 30, en sortant du Hangar à Bananes, endroit
réputé de la vie nocturne nantaise.

Anna Bastardi, 16 ans, disparue le dimanche 16 mars dans l’après-midi,


alors qu’elle venait de se disputer avec sa mère.

Barbara Larvin, 42 ans, vue pour la dernière fois chez l’une de ses amies,
le samedi 15 mars au soir avant qu’elle ne parte en boîte de nuit.

Fatima El Moraby, 33 ans, disparue le lundi 17 mars dans la matinée après


une dispute avec son compagnon.

Chloé Craipeau, 70 ans, n’a plus donné signe de vie depuis sa fugue du
foyer logement de Couëron le mardi 18 mars.

Désirée Macferson, 42 ans, partie faire ses courses le samedi après-midi de


la journée du 15 mars. Elle n’est jamais rentrée.

En analysant l’âge de ces femmes portées disparues, et suivant le premier


compte-rendu du médecin légiste, le commandant arriva à la conclusion que
seules deux d’entre elles pouvaient correspondre à la victime : Barbara
Larvin et Désirée Macferson. Les autres semblaient trop jeunes ou trop
âgées, mais l’état de décomposition avancé du cadavre pouvait fausser son
jugement.

Yann termina son café et jeta le gobelet dans la corbeille. Perthuis fit ­-
irruption dans la pièce, un dossier à la main. Il le jeta sur le bureau.

— On a retrouvé Désirée Macferson !

— Elle va bien ?

— Pas vraiment, non. Elle a fait une sortie de route avec son véhicule, un
tout droit dans la Loire. Les plongeurs viennent de sortir le corps et la ­-
voiture a été remontée à l’aide une grue. Le sac à main était côté passager
avec tous ses papiers d’identité.

— Du coup, l’étau se resserre. On va bientôt pouvoir connaître la véritable


identité de notre femme démembrée.

— D’autant plus que nous avons retrouvé la trace de Fatima El Moraby.


Suite à la dispute avec son compagnon, elle a pris un train pour Paris. Elle
est partie rejoindre sa cousine qui l’héberge le temps de recoller les ­-
morceaux avec son concubin. La septuagénaire, Chloé Craipeau, a
également été identifiée. Elle est atteinte de sénilité et elle se baladait en
robe de chambre dans les rues de Nantes. Des témoins ont rapidement
donné l’alerte devant son comportement étrange. Pour les autres, pas encore
de news.

Le commandant Jornet saisit la photo de Barbara Larvin.


— Je veux tout savoir de ta vie, Barbara Larvin. Qui tu es, si tu as des
enfants, si tu es mariée, avec qui tu couches ? Perthuis, tu vas mettre le
paquet pour enquêter sur la vie de cette femme. Si nous voulons retrouver la
piste de son meurtrier, il faut éplucher le moindre indice la concernant.
Creusez dans son passé, interrogez ses voisins, ses amis, sa famille, ses
collègues de travail. Le mobile du crime se cache quelque part au sein de
ses relations professionnelles, dans son entourage familial.

— On va se mettre au boulot commandant, comptez sur nous, comme


d’habitude, j’ai envie de dire.

Perthuis disparut aussi furtivement qu’il était entré. Le téléphone fixe de


Yann se mit à chanter sa douce mélodie électronique. Le numéro du ­-
médecin légiste s’afficha sur l’écran.

— Salut Bertin, que donne l’autopsie ?

— A priori, la victime n’a pas subi de violences sexuelles. Nous n’avons


retrouvé aucune trace de sperme, que ce soit dans son vagin ou sur sa peau.
Le meurtrier n’est vraisemblablement pas un maniaque sexuel, incapable de
contrôler ses pulsions. Par contre, elle a été droguée avec du GHB, une
drogue de synthèse aux propriétés amnésiantes et sédatives, notamment
utilisée en médecine pour soigner les troubles du sommeil, la narcolepsie.
Cette substance est communément appelée « la drogue du violeur ». Le
meurtrier s’en est servi pour que la victime soit plongée dans un état
euphorisant, afin de pouvoir la contrôler à sa guise. Un autre point
important : l’outil utilisé pour démembrer la défunte est une hache. Notre
meurtrier est très violent et il a le sens de la mise en scène, dans le but
d’assouvir sa soif de vengeance si l’on en croit cette inscription gravée sur
le tronc d’arbre. Ce crime était prémédité et préparé de longue date avec
minutie et détermination.

— Barbara Larvin est-elle morte de ses blessures ?


— Barbara Larvin ?

— Oui. Excuse-moi, je ne t’ai pas prévenu, mais je pense que l’on a


identifié la victime. Il s’agirait de Barbara Larvin, 42 ans, une scientifique.
Tu as demandé une analyse ADN ?

— C’est en cours. Nous verrons si les tests corroborent l’identité de la


femme. Le visage est trop abîmé pour pouvoir l’identifier sur simple photo.
Par contre, ses dents sont nickel : pas une carie, aucune couronne ni
plombage. On voit que la victime travaillait dans le domaine de la santé,
elle prenait soin de sa personne.

— Merci Bertin. Dès que les tests ADN seront finalisés, tiens-moi au
courant. Je ne voudrais pas que l’on fasse fausse route et que l’on perde de
l’énergie inutilement.

Le combiné retrouva sa place sur la base et se mit à recharger ses b­ atteries.

Yann Jornet se plaça devant son écran d’ordinateur et entama son travail
de recherche en saisissant le prénom et le nom de la victime dans son
navigateur web préféré : Barbara Larvin. Il y avait trois profils Facebook,
deux sur le réseau Linkedin, des liens sur « Copains d’avant », d’autres
émanant de sites de rencontres. Les informations sur des femmes portant le
nom de Barbara Larvin ne manquaient pas et certains contenus étaient
diffusés en mode « public », donc visible par n’importe quel internaute. La
diffusion de contenus et d’informations sur les réseaux sociaux était
devenue légion à notre époque, mais les risques et les dangers associés à ces
publications ne faisaient malheureusement partie d’aucune éducation ou
formation spécifique. Certaines entreprises avaient fait de la « e-
réputation » leur fonds de commerce, ou comment se débarrasser de liens
nocifs pour soigner son image dans cette société virtuelle. Le commandant
n’avait pas le temps de trier cette foultitude de données et referma son
ordinateur portable. Perthuis et son équipe seraient beaucoup plus
compétents que lui dans ce domaine.

Chapitre V

Strasbourg, samedi 21 mars

La cocotte-minute crachait sa vapeur, aspirée par la hotte dont le moteur


ronronnait, essayant de suivre le rythme effréné imposé par la cuisson. Dans
la salle à manger voisine, la table était dressée comme pour un jour de
Noël : un chemin de table de couleur bordeaux, brodé de motifs festifs, des
bougies parfumées aux essences de plantes, deux assiettes en porcelaine de
chez Guy Degrenne, des couverts en argent massif, deux flûtes à
champagne et quelques toasts agrémentés de foie gras ou d’œufs de lompe
rouges. La sonnerie de la plaque à induction indiqua la fin de la minuterie.
Malvina Zink éteignit le feu vitrocéramique. Elle se retourna, les yeux
noyés de larmes. Sur le plan de travail, une bouteille de rhum, déjà bien
entamée, ne demandait qu’à resservir ce verre insistant qui l’accompagnait.
La main tremblante de la maîtresse de maison saisit le breuvage importé de
Martinique, et ne lésina pas sur la dose. Elle avala cul sec son troisième
verre consécutif. L’alcool commençait à lui monter au cerveau et atténuer sa
morosité ambiante. Cela faisait pourtant vingt ans, jour pour jour, qu’elle
avait dévoué sa vie à Daniel. Le mariage avait été célébré en grande pompe
dans la cathédrale éloquente de la cité strasbourgeoise. Cette journée avait
été à la démesure de l’ego de l’homme qu’elle avait épousé ce jour-là, pour
le meilleur… mais surtout pour le pire. Elle l’apprendrait malheureusement
à ses dépens quelques années plus tard ; bien malin celui ou celle capables
de faire des prédictions sur son avenir.

Malvina Boizelle était la fille d’une famille fortunée, propriétaire de ­-


domaines d’une grande maison de champagne. En épousant la fille ­-
Boizelle, Daniel Zink savait très bien ce qu’il faisait. Il accédait ainsi au
cercle fermé des plus nobles et plus riches familles exploitant l’appellation
Champagne et dont la renommée mondiale permettait d’entrer sur un
marché fructueux. Mais les parents de sa femme n’étaient pas faciles en
affaires et lui avaient mené la vie rude. Leur fortune devait rester dans la
famille, à leurs héritiers directs de pure lignée sanguine, non aux pièces
rapportées. Ce protectionnisme à outrance avait quelque peu contrecarré les
plans du despote en herbe qui avait dû faire ses armes au sein de la société
Zinkerde pour ­susciter l’admiration de ses beaux-parents, de la poudre aux
yeux. Mais le vieux Boizelle n’était pas dupe et ne pouvait pas supporter
son beau-fils. Le patriarche s’était toujours demandé comment sa fille avait
pu tomber amoureuse de ce félon arriviste.

Malvina avait gardé son nom de jeune fille, accolé à celui de son époux.
Elle s’appelait Boizelle-Zink, un pied dans le champagne, l’autre dans les
engrais chimiques. Ces deux secteurs d’activité auraient pu collaborer à
merveille, mais les Boizelle mettaient un point d’honneur à cultiver du bio,
du 100% naturel, au grand dam du gendre. Des tensions étaient nées entre
Daniel et son beau-père, car leur vision de l’entrepreneuriat était aux
antipodes. Les repas de famille se terminaient presque toujours en procès
d’intention durant lesquels les deux hommes rivaux échangeaient des joutes
verbales en haussant le ton. Lorsqu’ils rentraient chez eux, après ces visites
de courtoisie, Daniel Zink pestait toujours contre le père de son épouse en
le traitant de tous les noms d’oiseaux. Malvina n’avait jamais réagi, ne ­-
prenant ni la défense de son mari ni celle de son père.

Les pages de leur album de mariage étaient ternies par le temps, comme
leurs sentiments dont la flamme s’était définitivement éteinte. Malvina,
dont la résilience était une qualité première, croyait malgré tout qu’une ­-
petite étincelle pouvait relancer une passion amoureuse, comme celle
consommée lors des premières années de leur union, célébrée devant Dieu.
Depuis quelque temps, leur relation amoureuse s’était réellement dégradée,
devenue platonique et stoïque. Daniel ne la regardait et ne la touchait plus,
totalement indifférent à son égard, fidèle à son comportement impavide et
blessant. Malvina avait sombré peu à peu dans un état de dépression ­-
chronique et se raccrochait à chaque branche pour ne pas tomber encore
plus bas. Cet anniversaire de mariage était un tournant, du moins le croyait-
elle, avant de recevoir ce courrier anonyme.

***

Une heure plus tôt

L’enveloppe avait été glissée le matin même dans la boîte aux lettres, sans
timbre ni provenance. Le facteur passait habituellement vers midi, mais
aujourd’hui, madame Boizelle-Zink avait eu fort à faire avec la préparation
du salon des vignerons indépendants. Aussi était-elle rentrée vers 19 h,
après être passée faire des emplettes pour préparer leurs noces de
porcelaine. Vingt années d’union, elle ne pouvait manquer cet anniversaire.
Après avoir déposé ses achats sur le plan de travail et rangé les produits
frais, Malvina était descendue pour récupérer le courrier dans la boîte aux
lettres, située au bout de l’allée principale. Il y avait des factures, comme
toujours, des invitations à des salons viticoles. Au milieu de la pile se
trouvait cette fameuse enveloppe. Elle posa le tout sur le meuble du hall
d’entrée et ­retourna à ses occupations en cuisine. Au fur et à mesure qu’elle
préparait le plat favori de son mari, un goulasch à la cocotte-minute, des
idées ­commençaient à trotter dans son esprit sur l’origine et le contenu de
cette lettre. Elle se hâta de découper le morceau de paleron de bœuf en
cubes, fit revenir les oignons et y ajouta les poivrons et les tomates. Les dés
de viande furent mélangés dans la cocotte avec les champignons et des
épices. Le paprika, l’origan et le cumin étaient indispensables dans la
réussite de cette recette qu’elle maîtrisait à merveille pour l’avoir réalisée
plus d’une fois pour le plus grand plaisir de son époux. Elle, au moins,
essayait de le ­combler. Malvina se passa les mains sous l’eau tiède, les
essuya et se dirigea vers le hall. Elle saisit le courrier qui l’intriguait tant et
s’installa dans son canapé, près du poêle à granulés qui venait de se
déclencher. Les pellets tombaient un à un, entraînés par la vis sans fin,
comme un sablier qui égraine le temps. L’enveloppe était au nom de
Malvina Boizelle. Pourquoi son nom de jeune fille ? Elle extirpa le contenu
et le posa sur la table basse. Son cœur se mit à battre la chamade, ses mains
à trembler. La panique ­s’empara de la quadragénaire anéantie et torpide.
Cinq photos représentaient son mari en charmante compagnie, dans une
chambre d’hôtel. Il portait l’un des caleçons qu’elle lui avait offerts lors du
dernier Noël. Sa compagne se pavanait en sous-vêtements affriolants. Un
porte-jarretelles noir finissait d’habiller l’aguicheuse. Une bouteille et deux
flûtes de champagne reposaient sur la table de chevet. Malvina chaussa ses
lunettes et ­regarda le cliché de plus près. Quelle offense ! Il s’agissait d’un
cru classé du domaine de sa propre famille, une cuvée Boizelle ! Les larmes
se mirent à couler pour venir mourir sur le cuir du canapé. Une lettre
accompagnait les clichés, Malvina se prépara au pire. Elle se leva et prit une
bouteille de rhum dans la réserve. Elle avala d’une traite un premier verre et
se rassit. Qui était cette femme qui couchait avec son mari ? Elle vérifia une
nouvelle fois, mais il ne lui semblait pas la connaître. Sur les photos, on
l’apercevait de dos ou de profil, mais on ne voyait jamais clairement son
visage.

Malvina déplia la lettre et commença à lire :

Mademoiselle Boizelle,

Permettez-moi que je vous appelle Mademoiselle.

Je sais que ces photos ont été un choc pour vous, mais vous devez
connaître la vérité.

Votre mari ne vous mérite pas. C’est un salaud ! Un être malhonnête,


dénué de sentiments.

La femme qui est sur ces photos est l’une de ses maîtresses. Eh oui, il faut
plusieurs maîtresses pour satisfaire l’appétit incommensurable de ce ­-
roitelet, mais disons que celle-ci est l’officielle.

Elle s’appelle Eva Müler et travaille dans l’entreprise de votre mari en


tant que directrice marketing.

Autant dire que les petits rendez-vous d’affaires en toute intimité ne


manquent pas.

Je vais faire tomber Daniel Zink ! C’est devenu ma priorité et mon projet
de vie. Une vie qu’il a gâchée à jamais. Il doit payer pour tout le mal qu’il
a commis autour de lui. Ma haine est devenue incoercible à son égard. Il ne
mérite plus de vivre. Sa place est en enfer !

Bonne soirée Mademoiselle Boizelle.

VINDICTA

Malvina ne savait pas si elle devait pleurer, rire, s’effondrer ou se réjouir


de ce courrier. Ses sentiments étaient mitigés, en proie à de fortes
dissensions. Elle était perdue. À quoi rimait tout cela ? Qui pouvait en
vouloir à ce point à son mari ? Devait-elle prévenir la police, ses parents ?

Tout se bousculait et se mélangeait dans son esprit. Elle avala un second


verre de rhum et emporta la bouteille sur le plan de travail de la cuisine
pour surveiller la cuisson du goulasch. La minuterie indiquait encore 10
minutes.

Quel plan allait-elle mettre en place pour soutirer toute la vérité à Daniel ?
Et devait-elle le faire ce soir, le jour de leurs vingt ans de mariage ?

Elle retourna dans le salon et ramassa les photos et la lettre. Elle les glissa
dans son sac à main, accroché dans le vestiaire, dans une poche où elle
rangeait également son arme de poing. Pour ses 18 ans, son père lui avait
offert un revolver Smith & Wesson de calibre 38. René Boizelle avait ­-
toujours veillé sur sa fille et ne souhaitait que son bonheur. Il craignait que
sa progéniture ne fasse de mauvaises rencontres lors d’une soirée en
rentrant à une heure tardive. Avec cette arme, il avait l’esprit plus tranquille
et ­pensait se donner bonne conscience. Le patriarche avait initié sa fille au
tir pour qu’elle sache faire usage de son revolver. Tirer sur des boîtes de
conserve l’avait profondément amusée, lui rappelant les westerns spaghettis
de Sergio Leone. Mais dans la vie, les cibles ne sont pas toujours de ­-
vulgaires objets que l’on essaie de faire valdinguer dans les airs et à cet
instant précis, Malvina aurait voulu voir Daniel Zink mort, une balle en
pleine tête.

La pendule, dont le second plan représentait une rue de Manhattan avec


ses taxis jaunes, indiquait 20 h 30. Malvina Boizelle n’avait plus qu’à ­-
attendre le retour de son coureur de jupons. À moins que ce dernier n’ait
préféré organiser au dernier moment une partie fine avec sa directrice ­-
marketing. C’était sûrement plus grisant que de dîner aux chandelles avec
sa femme pour fêter leurs noces de porcelaine.

Chapitre VI

Marseille, quartier nord, lundi 23 mars

La mobylette pétaradait dans les ruelles de la cité phocéenne. Son jeune


conducteur ne portait pas de casque, brûlant les feux rouges en toute
impunité. Après quelques minutes, il arriva à destination, stoppa son engin
et disparut dans un immeuble en empruntant une porte de service qui
donnait sur les parkings souterrains. L’endroit était sombre et glauque, mais
le ­gamin avait l’habitude de ces livraisons clandestines, à l’abri des regards.
Il s’engagea dans un trou béant au milieu d’un mur de parpaings, longea un
couloir et arriva dans une pièce aménagée dans laquelle plusieurs matelas
étaient plaqués sur le sol. Des bougies éclairaient sommairement cette salle
de shoot improvisée. Un gars coiffé avec des rastas gardait l’entrée.
— Salut Blade Runner, tu as ramené les doses ?

— Ouais comme d’hab ! Tiens prends-les, vingt sachets comme convenu.


Tu as la tune ?

— Je te la donnerai la prochaine fois.

— Merde ! Tu ne peux pas faire ça ! Je vais me faire décalquer si je ne


ramène pas le pognon tout de suite !

— J’te fais marcher Blade Runner !

Les autres surnommaient ce jeune délinquant Blade Runner, en référence


au film de Ridley Scott, dont il était fan. En plus, ce nom était un pied de
nez aux forces de police. Dans l’œuvre du cinéaste, les « Blade Runners »
représentaient des unités spéciales chargées de traquer les androïdes et de
faire respecter la loi. Marius, de son vrai prénom, jouait plutôt de l’autre
côté de la cour. Les lois, il ne les connaissait pas et, de ce fait, ne les ­-
appliquait pas.

Le type aux dreadlocks sortit une liasse de billets qu’il recompta un par un,
de peur de verser un peu trop de biffetons au dealer en herbe. Sans ­-
demander son reste, Blade Runner glissa l’argent dans son caleçon, comme
à son habitude. Il aimait à répéter que l’argent sale n’avait pas d’odeur.

Les doses de cocaïne furent déposées sur une table autour de laquelle des
types jouaient au poker en sifflant des canettes de bière. Le cendrier ­-
débordait de mégots fumés jusqu’au filtre jauni ; au fond d’une assiette
creuse, des barrettes de résine de cannabis attendaient d’être mélangées au
tabac pour satisfaire leur propriétaire. Dans la pénombre, les corps inactifs,
assis ou allongés sur les matelas, formaient des ombres chinoises qui se
projetaient sur les murs. On y distinguait des fumeurs de narguilés, des ­-
accros à l’héroïne se plantant une aiguille dans les veines sous un garrot de
fortune ou des âmes vagabondes inhalant du crack. Bienvenue dans le ­-
supermarché de la défonce ! aurait-on pu lire sur une enseigne. Bud s’était
taillé une réputation dans le milieu. On pouvait lui acheter n’importe quoi.
Il avait ses réseaux et des prix défiant toute concurrence.

Une jeune fille alerte déboula dans le paradis du shoot.

— Salut Tamara !

— Salut Bobby ! Je viens chercher mon « képa ».

— T’as de la chance, « big man » est passé il y a 5 minutes.

— C’est toujours le même prix ?

— Bien non. Pas de chance ma belle. Les temps sont difficiles et il y a de


plus en plus de monde sur le marché. Tu rajoutes deux biffetons de 10
balles pour ta dosette petite sœur.

— Vous êtes chiants, va falloir que je taxe encore mon vieux ! Il va finir
par trouver ça louche.

— Quoi ? Tu veux nous balancer sœurette ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Je préfère. Tu sais ce qui arrive aux balances ? Hein, tu sais ? Alors, ne


joue pas la maligne avec nous.

La blondinette au jean déchiré récupéra sa commande et mit les voiles


pour quitter cet endroit de zonards. Elle prenait de la « coke » depuis trois
ans et était devenue accro. Au début, c’était une fois de temps en temps, en
soirée, pour faire comme tout le monde, puis les prises s’étaient ­-
rapprochées. Désormais, elles étaient quotidiennes. Tamara sniffait un rail
le matin, avant d’aller à la faculté, et plusieurs en fin de journée, suivant les
occasions qui se présentaient à elle. Cette consommation excessive avait
des répercussions financières sur son faible budget d’étudiante. Ses bourses
y passaient et l’argent de poche que lui filait son père ne suffisait plus. Pour
arrondir ses fins de mois, elle était tombée dans l’engrenage de la
prostitution. Tamara et sa colocataire avaient pris la décision d’organiser
des soirées dites « spéciales » pour des personnalités friquées. Les
partouzes du grand monde se déroulaient sur des yachts privés au large du
Vieux-Port de Marseille. ­L’étudiante se promettait d’arrêter, mais l’appel de
la luxure et ses besoins pécuniaires l’emportaient toujours. Elle savait
qu’elle jouait avec sa vie et que, si son père l’apprenait, il ne lui
pardonnerait jamais. Il avait été tellement dur avec elle que c’était sa façon
de se venger.

D’origine cambodgienne, Tamara avait été adoptée à l’âge de 2 ans. Sa


vraie mère l’avait abandonnée dans un temple près de Kompong Cham, sur
les bords du ­Mékong. Un orphelinat avait recueilli l’enfant qui était promise
à une mort certaine. Une sœur de confession catholique avait pris soin
d’elle, jusqu’à ce qu’un jour, un couple de Français se présente pour adopter
la fillette.

Alors que Tamara rentrait à pied à son appartement, un homme, plutôt


propre sur lui, la suivait du regard, appuyé contre un réverbère. Il lui ­-
emboîta le pas. Son allure était plus rapide que la jeune fille et il réduisit
rapidement l’écart qui les séparait. Il arriva à sa hauteur et lui saisit le bras.

— Vous vous appelez bien Tamara ?

— Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? Lâchez-moi ou j’appelle à


l’aide.

— Avec une dose de cocaïne dans la poche, je ne pense pas que vous soyez
en mesure d’attirer l’attention sur vous.
— Vous êtes de la police ?

— Non.

— Alors qui êtes-vous ?

— Je préfèrerais que l’on discute dans un endroit plus intime. Je sais que
nous sommes à deux pas de votre appartement et que votre colocataire est
absente aujourd’hui. Alors allons-y, invitez-moi.

— Qui me dit que je peux vous faire confiance ?

— Ce n’est pas une histoire de confiance. Disons que j’en sais beaucoup
sur vous et je ne suis pas persuadé que votre père verrait d’un très bon œil
votre vie dissolue entre drogue et prostitution.

— C’est bon, on va à mon appart. Tu t’appelles comment ?

— Appelle-moi Étienne.

— Moi c’est Tamara, mais visiblement, ça tu le savais déjà, en plus de tout


le reste.

L’homme et la jeune fille arrivèrent au numéro 31 de la rue des Hortensias.


Le concierge, qui balayait dans le hall de l’immeuble, ne fit même pas ­-
attention à leur arrivée. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au sixième étage. La
grille ajourée laissait entrevoir des tags fluorescents sur les parois de la cage
d’escalier. La double porte épaisse de l’ascenseur coulissa. Deux individus,
capuche relevée sur la tête, descendirent les marches quatre à quatre. ­-
Tamara fouilla dans son sac kaki, aux couleurs militaires pour se rappeler
au bon souvenir de son père adoptif, et sortit sa clé attachée à un médaillon
représentant la « Bonne Mère ». Étienne savait que la bienveillance de
Notre-Dame-de-la-Garde avait ses limites, et que c’est lui qui allait les
fixer.
L’appartement des deux colocataires était bordélique : des vêtements sales
jonchaient le parquet flottant, les bols et les assiettes débordaient de l’évier,
des boîtes de céréales ouvertes étaient renversées sur la table de la cuisine.
Ces filles étaient négligées à tout point de vue, tout le contraire de la rigueur
militaire inculquée par Bertrand Duclon.

— Tu veux une bière ? demanda Tamara en ouvrant la porte du frigidaire.

— Non merci, je ne suis pas là pour une visite de courtoisie.

— Qu’est-ce qui t’amène alors ? Pourquoi tant de chichi du style : « je


veux être dans un endroit tranquille ». En fait, c’est ta technique de drague
et tu veux coucher avec moi ? C’est 200 € la passe. Comme tu es plutôt
beau gosse, je te la fais à 150.

— Ce n’est pas ce qui m’intéresse. Comme je te l’ai déjà dit, tu n’es pas en
mesure de négocier, ma poupée. Alors écoute-moi bien petite, tu vas faire
exactement ce que je te dis, sinon je balance tout à ton père et aux flics.

— De toute façon, je n’ai pas de famille. Au cas où cela ne serait pas dans
ton dossier, je tiens juste à t’informer que j’ai été adoptée. Je ne connais pas
mes vrais parents restés au Cambodge.

— Arrête ! Tu vas me faire pleurer.

— OK. Alors c’est quoi le deal ?

— Le deal, c’est que tu vas demander à ton père, chaque mois, la somme
de 1 000 €. Je viendrai chercher l’argent quand je le déciderai, sur un simple
coup de fil, et jamais le même jour ni la même heure.

— Tu es malade ! Il n’acceptera jamais. Mon père est un gros radin. Déjà


que j’ai du mal à payer mes doses, comment tu veux que je m’en sorte ?
— Je te fournirai tes doses, c’est compris dans le prix. Tu verras, ma came
est bien meilleure que celle de ce bandit de Bud.

— Où veux-tu que mon paternel trouve une telle somme d’argent ?

— Avec sa solde d’adjudant-chef, Bertrand Duclon gagne très bien sa vie.


Il est hébergé aux frais de la princesse : pas de loyer à payer ni de bouffe,
pas de femme de ménage. Pour lui, c’est tout bénéfice. Je suis sûr qu’il ­-
arrivera à sortir la modique somme de 1 000 € tous les mois. À toi de te
montrer convaincante avec ton paternel.

— Et s’il refuse ?

— Alors je serai vraiment très en colère et je devrai changer mes plans…


Mais par contre, j’ai peut-être une autre option à te proposer.

— En quoi cela consiste-t-il ?

— Il existe un dossier secret au sujet d’une affaire qui s’est déroulée il y a


plusieurs années, justement lors d’une mission au Cambodge. Il contient
des preuves qui pourraient impliquer certains officiers et sous-officiers ­-
toujours en activité. Je veux ce dossier.

— Où se trouve ce dossier ? Et pourquoi moi ?

— Une question à la fois, s’il te plaît. Pour répondre à la seconde, parce


que tu as un pied dans ce camp grâce à la présence de ton père, l’adjudant-
chef Bertrand Duclon. Concernant ta première interrogation, je suis bien
embêté pour y répondre puisque moi-même je ne sais pas où il est planqué,
mais j’ai la certitude qu’il existe. Un certain colonel Delacroix y a fait
allusion lors d’une discussion avec ton héros de père. J’ai surpris leur
conversation un soir dans un bar. Ils commençaient à être sévèrement
éméchés tous les deux et ont haussé la voix sans s’en rendre compte. J’étais
assis à la table d’à côté pour les épier, juste le temps de capter l’essentiel.
— En supposant que j’accepte ce marché, plutôt que de soutirer 1 000 €
par mois à l’homme qui m’a élevée, comment vais-je pouvoir pénétrer dans
la base militaire ? C’est hyper surveillé. Il y a des caméras partout et les
gardes font des rondes pendant la nuit.

— Ne t’inquiète pas, le camp de Carpagène est tellement vaste qu’il existe


des failles et des moyens de s’infiltrer. Je ne t’ai pas choisie par hasard. Ton
père fait partie de ces faiblesses et tu es ma solution pour pouvoir ­-
l’exploiter. Tu n’auras qu’à prétexter une entrevue avec lui pour lui
demander une petite rallonge budgétaire, afin de satisfaire ta consommation
quotidienne.

— Les relations avec Bertrand sont… comment dire… proches du zéro sur
l’axe de la communication et des sentiments. Il n’est pas mon vrai père et
ne s’est jamais soucié de moi, trop occupé à jouer au petit soldat. Si je le
sollicite subitement, il va trouver ça louche. Je ne l’ai pas revu depuis cinq
ans, lorsqu’il a quitté sa femme, ou plutôt que sa femme l’a quitté. Ne ­-
supportant plus son caractère autoritaire et sa sale manie de se montrer ­-
dominateur, elle s’est pendue un soir de Noël. Je sais, ce n’est pas gai et je
viens de plomber l’ambiance, mais ce sont les faits. De toute façon, ma
mère adoptive ne m’aimait pas non plus, du moins je ne crois pas. Je me
demande encore pourquoi ils m’ont adoptée, et comment ils ont réussi à
avoir l’agrément devant les psychologues, à moins d’utiliser des procédures
différentes, hors du contrôle de la législation française. On ne déracine pas
une enfant de son pays d’origine pour la donner en pâture à un couple
dénué d’amour, et dont la fibre familiale est proche du néant. Quoi qu’il en
soit, je trouverai une excuse pour voir l’adjudant-chef sur le camp afin de
récupérer ton fameux dossier.

— Par contre, que les choses soient claires. Si jamais tu te fais pincer, tu
ne m’as jamais rencontré. Je n’existe pas.

— Sympa cet élan de solidarité. Non seulement je prends tous les risques,
mais en plus, je m’expose avec la possibilité d’être arrêtée pour vol de ­-
documents confidentiels, ou pourquoi pas pour espionnage dans une ­-
enceinte militaire. Sans compter la raclée mémorable que Bertrand se ­-
réjouirait de me consentir. Qu’est-ce que je gagne, moi, dans cette histoire ?

— Mon silence ainsi qu’une chance de ne pas finir en taule. Ça te suffit


comme raison ?

— Question subsidiaire : qu’est-ce qu’il y a de tellement important pour


toi dans ce dossier ?

— C’est strictement personnel et cela ne te regarde en aucun point.

— OK. Et pour la came, c’est toujours dans le package ?

L’homme se leva et fouilla dans le fond de sa poche. Il posa un petit tube


bleu sur le rebord de l’évier. Le récipient ressemblait à s’y méprendre à
ceux des doses de comprimés homéopathiques.

— C’est mon cadeau de bienvenue. Tu m’en diras des nouvelles. Mais fais
attention, car cette « coke » est presque pure. Tu vas monter direct dans les
étoiles et parfois, la chute est difficile. On peut rater les dernières marches
et se faire très mal en atterrissant. Bon shoot, Tamara ! Si tu ­travailles bien,
tu en auras d’autres, quand j’aurai récupéré le dossier.

Étienne quitta l’appartement de la junkie. Elle avait l’impression de se


trouver dans un mauvais roman complètement surréaliste, se pinçant pour
être sûre qu’elle ne rêvait pas. Impatiente de tester cette nouvelle dope, elle
enleva le capuchon du récipient cylindrique et versa lentement la fine
poudre blanche sur l’écran de son téléphone portable. La lame de rasoir
posée sous le cendrier lui permit de réaliser une ligne quasi parfaite. Une
paille plantée dans la narine gauche, le pouce faisant pression pour obstruer
l’autre narine, elle inhala la substance pour un voyage immédiat vers le
monde féérique des insouciants et des planeurs. Les lattes de son parquet
commencèrent à s’allonger, passant par la fenêtre comme des toboggans.
Les points noirs de la tapisserie se transformèrent en coccinelles qui
virevoltaient tout autour d’elle. Ce spectacle magique fut de courte durée.
Les assiettes et les bols de l’évier se mirent à chanter la marche funèbre de
Chopin. Les jambes de la jeune fille pesaient une tonne. Son cœur
s’accéléra comme un tambour de machine à laver en position essorage.
Grâce aux ­artères déployées, son organisme propulsa les psychotropes vers
le système nerveux de Tamara dont les membres convulsaient. Ses yeux
rougis, ­injectés de sang, regardaient dans le vide, perdus, sans repère. Son
corps glissa le long de la chaise pour venir s’étaler sur le sol rigide. Les
instants enchanteurs s’étaient volatilisés ; l’univers fantasmagorique était ­-
maintenant pauvreté et tristesse. Le ciel grouillait de nuages noirs, la terre
était recouverte de cendres, les montagnes se transformaient en volcans
éteints et sombres. Tamara se recroquevilla en position fœtale et elle se mit
à ­trembler. Elle avait froid, son sang était glacé. Un spectre effrayant volait
au-dessus de son être, s’exprimant dans un langage abscons. Il ressemblait à
s’y ­méprendre à son père, à l’aube de ses 100 ans, pourvu d’un visage ­-
inexpressif, rongé par les rides. Sa bouche béante n’avait plus de dents. La
gorge représentait un puits sans fond dans lequel Tamara se voyait
tomber… tomber… tomber… Elle cria ! L’instant d’après, elle perdit
connaissance.

Chapitre VII

Nantes, même jour, lundi 23 mars

Perthuis, Gondart, Markovic et Boilart étaient installés dans la salle de


débriefing. Markovic en était à son énième café et commençait à être sur les
nerfs. Il n’avait presque pas dormi ces deux derniers jours, depuis que le
corps de Barbara Larvin avait été découvert, bras et jambes éparpillés dans
la forêt du Gâvre. Perthuis avait obtenu une commission rogatoire du juge
d’instruction pour pouvoir mener les perquisitions selon les règles de l’art.
Toute l’équipe avait été mise à contribution pour interroger l’entourage de
la victime : Gondart s’était chargé de son passé scolaire et universitaire,
Markovic de ses relations professionnelles, Boilart avait creusé la piste de
ses amis et Perthuis avait sondé la famille. Cette répartition des rôles, ­-
imposée par le commandant Jornet, avait déjà fait ses preuves sur des ­-
enquêtes précédentes. Comme on ne change pas une équipe qui gagne, la
mobilisation était générale sur le dossier Larvin.

Yann déboula dans le bureau et se laissa choir sur une chaise à roulettes. Il
se propulsa en arrière, les mains derrière la nuque.

— Avec le médecin légiste, nous avons fait un point détaillé sur les
conditions dans lesquelles Barbara Larvin a été assassinée. Ensuite, je me
suis penché sur ce mot latin Vindicta gravé sur le tronc au-dessus du corps
de notre sujet, recherches sur le net et dans les archives. Il existe plusieurs
définitions, mais la plus appropriée à notre enquête date d’un siècle après
J.-C. On la doit à Tacite qui, pour la première fois, parle de vengeance,
punition ou châtiment. Je développerai ce sujet plus tard. À votre tour les
gars, déballez-moi tout ce que vous savez sur Barbara Larvin !

Perthuis, en bon chef d’équipe, démarra la séance. Il passa les mains dans
ses cheveux pour aplatir les mèches rebelles qui lui barraient la vue,
réajusta l’élastique qui maintenait son chignon et se cala dans sa chaise.

— Barbara Larvin est née le 20 avril 1976 à Saint-Brévin-les-Pins, en


Loire-Atlantique. Ses parents tenaient une supérette sur la côte jusqu’au
décès de son père. L’affaire a été revendue et depuis, sa mère passe une
retraite paisible à Pornichet, près de La Baule. Barbara a un frère qui vit à
Bordeaux. Il est son aîné de trois ans. Son enfance peut être qualifiée de
« classique » : élève plutôt brillante et assidue, elle obtient son bac
scientifique en 1994, option D sciences de la nature et de la vie, au lycée du
pays de Retz de Pornic. Elle se lance ensuite dans des études de médecine à
la faculté de Nantes. Elle va suivre un parcours sans faute jusqu’à
l’obtention de son doctorat en biologie cellulaire et moléculaire. Nous
sommes en 2005. L’ été, elle a cumulé les petits boulots saisonniers dans la
supérette familiale qui vivotait face à la multiplication des grandes surfaces.
C’est en 2010 que son père a succombé à une crise cardiaque. Au
démarrage de sa carrière professionnelle, Barbara a intégré un institut de
recherches à Saint-Herblain : Herbon Analyses. Elle y a fait ses armes avant
d’être embauchée dans un laboratoire privé, spécialisé en biologie médicale,
implanté au nord de Nantes, sur les bords de l’Erdre : Other Life. Cette
entreprise était encore son employeur avant que la chercheuse ne soit
assassinée. Elle menait une vie somme toute classique et sans histoire, du
moins en surface. Dans ­l’immédiat, je ne vois aucun mobile de crime au
sein des membres de sa famille proche.

— Quelles relations avait-elle avec son frère ?

— Ils se voyaient environ trois fois par an. J’ai interrogé la mère et le
frère, leurs dépositions concordent. Le frérot s’appelle Lucas, est marié et a
trois enfants de 10, 13 et 17 ans, deux garçons et une fille. Sa femme,
Isabelle Vaudard de son nom de jeune fille, semblait apprécier sa belle-
sœur. Aucune querelle de famille à mentionner ces dernières années.

— Quid de la vie amoureuse de Barbara Larvin ? Mariée ?

— Non, la scientifique était une célibataire endurcie, ce qui ne l’empêchait


pas de multiplier les conquêtes lors de ses sorties nocturnes dans les
discothèques de la région nantaise. Cette dernière avait une passion cachée
pour la danse moderne, autant que pour les histoires d’amour sans
lendemain, saupoudrées de quelques sentiments et agrémentées de plaisirs
sexuels. Si nous devons trouver un coupable, c’est peut-être dans son ­-
tableau de chasse qu’il va falloir s’immiscer.

— La victime n’a jamais eu de relation sérieuse ? Personne n’a réussi à


gagner ses faveurs et à dompter sa confiance ?

— Je ne peux pas le confirmer, mais d’après les dépositions des membres


de sa famille, elle n’avait pas l’ombre d’une relation durable.

— Boilart, que sait-on sur sa meilleure amie d’enfance ?

— Margaux Sauvage travaille à Carquefou en tant qu’institutrice dans une


école primaire. C’est chez elle que Barbara s’est rendue avant d’aller en
discothèque la nuit de sa disparition. La pauvre était complètement
effondrée en apprenant la nouvelle. Visiblement, Barbara avait également
conservé de très bonnes relations avec certains anciens étudiants de sa ­-
promotion universitaire. Ils organisaient des repas, de façon sporadique,
chez les uns ou chez les autres. Je n’ai pas eu le temps de détailler la liste
des contacts en question. Par contre, Markovic devait interroger les ­-
collègues de travail de la défunte. Je lui laisse le soin de nous apporter des
précisions sur ce dossier.

Le policier, d’origine serbe, avait récemment intégré l’équipe de Yann


Jornet. Auparavant affecté aux homicides dans la région parisienne, il avait
gonflé les rangs du commissariat pour apporter son expérience du terrain en
s’appuyant sur son instinct hors normes. Au tout début de sa carrière, avant
d’émigrer vers la France, Markovic avait participé à des conflits militaires
dans les anciens pays des Balkans : Bosnie-­Herzégovine en 1993, puis ­-
enrôlé dans la guerre du Kosovo en 1998. C’était un dur, un vrai. Le ­-
combattant était insensible à la douleur suite à une mauvaise balle qui avait
atteint une partie de son système nerveux. Miroslav avait une gueule carrée,
une gueule à faire du cinéma. Yann le surnommait amicalement le Gabin
serbe, un honneur pour lui d’être comparé à ce monstre sacré du cinéma
français. Il maîtrisait la langue de Molière, mais ne pouvait se défaire de
cette déformation caractéristique des accents des pays de l’Est.

— Barbara est décrite comme plutôt discrète, dans le laboratoire où elle est
employée. Elle excellait dans son domaine et n’hésitait pas à terminer ses
travaux à des heures tardives, alors que tous ses collègues avaient quitté le
bureau. Il faut dire qu’elle n’avait pas de gamins à élever, aucune contrainte
familiale. Ces derniers mois, elle travaillait sur un vaccin pour combattre la
maladie de Lyme. Cette maladie infectieuse est transmise par
l’intermédiaire d’une piqûre de tique, infectée par une bactérie appelée
Borrelia. Mal diagnostiquée, la maladie de Lyme peut entraîner des
conséquences graves sur les êtres humains comme sur les animaux. Les
États-Unis ont sorti un vaccin en 1999 qui s’est soldé par un échec
retentissant vu les effets indésirables qui se manifestaient sur les patients.
La société GSK prétendait pourtant que, grâce à son vaccin miracle, le
LYMerix, le taux de prévention de Lyme pouvait se situer entre 75 et 100%.
Depuis, le laboratoire Baxter a lancé un produit contre la méningo-
encéphalite à tiques. Mais il faut rester prudent sur les résultats. Devant la
multiplication des cas de Lyme, une véritable course au vaccin s’est lancée
sur le marché pharmaceutique. Barbara Larvin avait fait des avancées
phénoménales dans ses ­recherches, grâce à ses expériences sur des rats de
laboratoires auxquels elle infligeait des piqûres de tiques. Les résultats se
révélaient concluants sur des animaux, mais il restait à analyser les effets
secondaires sur l’être humain. Son laboratoire Other Life avait mis le
paquet. Tous leurs espoirs reposaient sur les épaules de la scientifique. Si on
veut trouver des mobiles qui tiennent la route, je pense qu’il y en a pléthore
dans le contexte professionnel de Barbara : course au vaccin, lobby
médical, espionnage industriel…

— Il va nous falloir l’aide d’un expert dans le domaine de la recherche


biologique. Je vais contacter la police scientifique de Nantes pour voir s’ils
peuvent déléguer quelqu’un.

— Sinon, tu peux essayer d’appeler l’IGNA. C’est l’Institut Génétique


Nantes Atlantique. Leurs pôles d’expertise sont variés, entre les empreintes
génétiques, les portraits-robots par ADN, tout ce qui touche à
l’informatique, les GPS ou la téléphonie, les comparaisons d’écriture, les
traces ­papillaires. Surtout, ils ont des compétences pointues dans la
morpho-­analyse des traces de sang et les origines biologiques des
prélèvements.

— Tu m’épates Perthuis, mais ils nous seront plus utiles pour analyser le
cadavre de Barbara Larvin que pour nous éclairer sur la composition d’un
vaccin pour soigner la maladie de Lyme ! fit remarquer Jornet.

— Tout cela reste de la biologie cellulaire, commandant. Si nous voulons


mettre toutes les chances de notre côté, autant ratisser large, ajouta Perthuis.

— Tu as raison, je te laisse le soin de contacter l’IGNA. De mon côté, je


vais aller faire un tour au CNRS (Centre national de la recherche
scientifique) dès demain matin. Je vais bien trouver un chercheur qui va
vulgariser la maladie de Lyme. Gondart, Boilart et Markovic, vous
continuez vos ­recherches. Même si la piste du vaccin semble la plus
plausible, nous ne devons écarter aucune hypothèse.

— J’oubliais un point super-important les gars. Je suis allé faire un tour au


Diamonds, s’exclama Perthuis.

— Le Diamonds ? s’interrogea Gondart.

— La boîte de nuit dans laquelle Barbara Larvin s’est rendue ce samedi


soir.

— Monsieur Perthuis se paie du bon temps en discothèque pendant que le


reste de la troupe bosse à fond, c’est du joli !

— Merci de tes commentaires Boilart. C’est gratuit et ça ne fait pas ­-


avancer le dossier.

— Si on ne peut plus déconner ! Et après on dit que j’ai mauvais caractère.


— Abrège, Perthuis. Vous règlerez vos problèmes de couple après la ­-
réunion.

— Désolé commandant ! Donc je me suis entretenu avec le gérant du


Diamonds qui m’a confirmé que Barbara Larvin était une cliente fidèle de
l’établissement. J’ai montré sa photo à tout le personnel qui travaillait ce
soir-là : l’employée dédiée au vestiaire, le videur posté à l’entrée et l’un des
barmans. Tous se souvenaient d’elle. D’après le barman, notre victime avait
pas mal bu et il a été témoin d’une scène assez torride. Il semblerait que
Barbara ait déboutonné son chemisier, mettant en évidence ses sous-­-
vêtements, pour aguicher un type sur qui elle avait jeté son dévolu.

— Ce bandit de barman a dû bien se rincer l’œil, commenta Markovic.

— On a du mal à imaginer qu’une chercheuse en laboratoire,


quadragénaire, se lâche en boîte de nuit pour des flirts sans lendemain. Ça
ne colle pas avec l’image type de la scientifique, vieille fille, les cheveux
grisonnants, regroupés en chignon, et une paire de lunettes sur le bout du
nez. Que sait-on de l’homme qu’elle s’évertuait à séduire ? questionna
Jornet.

— Plutôt beau mec. La quarantaine également. Un physique avantageux,


corps bien bâti et muscles développés. C’est la première fois que les salariés
du Diamonds le voyaient dans leur établissement. La fille du vestiaire et le
videur se souviennent qu’ils sont repartis ensemble. Barbara était bien ­-
éméchée et avait du mal à tenir debout. Notre inconnu l’aidait à se déplacer.

— Tu as vérifié les enregistrements vidéo ?

— Tous les câbles du système de sécurité ont été sectionnés la veille du


meurtre suite à des travaux sur la voie publique et, comble de malchance, le
contrat avec la société de maintenance n’a pas été reconduit, pour des ­-
raisons financières explique le gérant de la boîte de nuit. Il n’y a pas de
petites économies, mais les conséquences sont parfois dommageables. La
fille du vestiaire et le videur ont été convoqués au poste de police pour ­-
tenter de faire un portrait-robot de l’homme en question. Le problème est
que les deux descriptions ne se ressemblent pas du tout. Il faisait sombre et
avec les jeux de lumière des stroboscopes, difficile de bien identifier un
visage.

— Pourquoi le barman n’a-t-il pas été sollicité ?

— Impossible pour lui de se rappeler du type. Il était trop occupé à mater


les sous-vêtements de la dame. Par contre, je suis sûr qu’il pourrait te faire
un portrait-robot très ressemblant de sa poitrine opulente, selon ses propos.

Des rires moqueurs fusèrent dans la pièce.

— J’espère que la police scientifique va retrouver des traces d’ADN sur le


cadavre de la victime. On ne peut se satisfaire de portraits approximatifs. Il
nous faut des preuves.

— Encore faut-il pour cela que notre homme soit enregistré dans notre
base de données, commandant.

— Effectivement, si son casier judiciaire est vierge, la tâche va devenir


compliquée. Le soir de la disparition de Barbara, dans quel type de véhicule
sont-ils repartis ?

— Là encore, nous jouons de malchance : le videur est rentré dans le hall


pour taper la causette avec sa collègue du vestiaire, car la température
s’était fortement rafraîchie à l’extérieur. Nous n’avons donc aucun témoin
en m
­ esure d’identifier la voiture de notre suspect.

— À quelle heure ont-ils quitté la discothèque ?

— Il était environ 3 heures du matin. Je dis bien environ, car nous n’avons
aucune preuve de l’heure exacte à laquelle Barbara et son compagnon d’un
soir se sont volatilisés. Il faudrait instaurer des pointeuses dans les boîtes de
nuit, ça nous aiderait à connaître avec précision les allées et venues des
clients.

— J’ai demandé une expertise pour analyser les traces de pneus relevées à
proximité de l’endroit où le corps a été retrouvé. Le problème est qu’il se
trouvait dans une zone de chasse au chevreuil. Cette activité est très
réglementée et seulement tolérée deux jours en mars : le 14 et le 21.
Comme par hasard, Barbara Larvin a disparu dans la nuit du 14 au 15. Nous
nous sommes procuré le calendrier décrivant les jours de chasse autorisés
en forêt du Gâvre. Les zones dépendent du type de gibier et des espèces
d’oiseaux, comme la bécasse par exemple. À cette période de l’année, il
faut également composer avec le début de la saison de la cueillette des
champignons. Elle concerne essentiellement les morilles, plutôt rares dans
cette région de France. Mais cela n’a pas découragé le retraité Charles
Lepic, qui, faute de mettre la main sur des champignons pour remplir sa
gibecière, a retrouvé le corps de la victime, grâce au flair de son chien
Paddy. Tout cela pour vous expliquer qu’identifier des traces de pneus
laissées par des véhicules en milieu forestier, c’est un peu comme chercher
une aiguille dans une botte de foin.

— Revenons à présent sur ce mot Vindicta, gravé par le meurtrier sur le


tronc auquel était attachée la victime. Il suscite mystères et interrogations !

— Certains d’entre vous ont-ils fait latin pendant leurs études ? Si vous
avez fait des études, bien sûr, lança Boilart en se tordant de rire.

La blague ne fit pas l’unanimité et se termina en flop, certains s’étant


renfrognés, ne digérant pas l’humour au second degré. Le commandant
Yann Jornet développa ses explications :

— Pour la faire courte et comme je l’ai déjà mentionné en début de -­


réunion, vindicta est un mot d’origine latine qui signifie littéralement ­-
vengeance. On retrouve cette terminologie dans plusieurs langues latines,
comme l’espagnol, l’italien, le catalan ou l’occitan. En France, son dérivé a
donné le mot « vindicte » dont la définition littérale est une punition, ou un
châtiment, mérité par quelqu’un ayant commis un acte jugé délictueux. Il ne
fait donc aucun doute que notre agresseur connaissait la victime de près ou
de loin, et, visiblement, lui en voulait au point de la priver de ses membres.
Ce qui m’étonne, c’est que Barbara Larvin ait suivi son bourreau jusque
dans son véhicule. Soit le meurtrier connaissait déjà Barbara et elle était en
totale confiance à ses côtés, soit elle s’est jetée dans la gueule d’un loup
dont elle ne pouvait imaginer les motivations scabreuses qui le hantaient.
Nous pouvons envisager toutes les hypothèses possibles, mais
actuellement, la situation est la suivante si nous nous en tenons aux faits :
peu d’indices. Nous savons que la dernière fois que Barbara Larvin a été
vue vivante, c’est en quittant la discothèque le Diamonds, accompagnée
d’un parfait inconnu dont nous n’avons strictement aucune information, si
ce ne sont deux portraits-robots complètement subjectifs, autant dire non
exploitables, car non fiables. Nous allons donc continuer nos investigations.
On retourne sur le terrain, il nous faut des résultats !

— On ne peut pas s’accorder un peu de repos, commandant ? On trime


depuis deux jours comme des dingues, à peine le temps de s’alimenter, peu
de sommeil, même pas l’opportunité d’embrasser ma copine. On ne tiendra
pas longtemps sur ce rythme.

— Tu connais les micro-siestes, Boilart ?

— Non.

— Tu n’as qu’à apprendre ! Tu t’accordes de courtes pauses régulières, de


dix à quinze minutes maximum. Ton corps aura le loisir de recharger ses
batteries pour être de nouveau opérationnel. Concernant ta ­copine, tu lui
offriras un cadeau ou une invitation au restaurant. Je suis sûr qu’elle te ­-
pardonnera aussitôt ton manque de présence à ses côtés pour ­accomplir tes
missions de flic. Plus nous perdrons du temps à trouver des preuves, plus
notre meurtrier aura des chances de nous filer entre les doigts, sans compter
que nous avons la hiérarchie sur le dos et les médias aux aguets pour la
moindre information.

Boilart prit sa mine des mauvais jours et baissa la tête, résigné. De rage, il
jeta son gobelet vide dans la poubelle. Markovic lui fit une tape amicale
dans le dos pour lui remonter le moral et lui témoigner son soutien moral.

Chapitre VIII

Strasbourg, domicile de Malvina Boizelle et Daniel Zink, deux jours plus


tôt, samedi 21 mars

Les idées noires chevauchaient le cortex cérébral du spectre de Malvina.


La bouteille de rhum, complètement vide, avait été renversée sur la table et
s’était immobilisée à son point d’équilibre. Malvina se leva pour ouvrir
l’armoire à pharmacie. Par des gestes non ajustés, elle éparpilla les boîtes
de médicaments dont la date de péremption était passée pour la plupart
d’entre elles. Ce maudit tube d’oxyboldine se laissa enfin attraper ; le ­-
dernier comprimé effervescent se disloqua dans un verre d’eau froide. Elle
but la solution d’une traite. Le sulfate de sodium se diffusa dans son corps
fatigué par le poids de ces années ternes et par les dernières révélations
meurtrières. Elle s’imagina tomber sur le sol et se briser en mille fragments
infimes, des morceaux de porcelaine représentant vingt années d’un ­-
mariage à la dérive qui l’avaient transformée en une matière fragile, peu
imperméable aux ­affronts et aux humiliations de son époux. Contrairement
à la céramique, renforcée et étanchéifiée par la cuisson du kaolin, Malvina
s’était affaiblie, rongée par un mal invisible, se sentant perpétuellement
isolée et renfermée sur elle-même. L’envie de prendre son arme à feu pour
mettre fin à ses jours sommeillait dans les recoins de son esprit depuis
quelques minutes. Elle se leva, ouvrit son sac à main et saisit son Smith &
Wesson, modèle 38. Elle appuya sur le bouton, situé à gauche de la crête du
chien, vérifia la présence de balles dans le barillet. Malvina Boizelle, arme
dans la main droite, se dirigea vers la chambre à coucher. La moquette ­-
murale rappelait les années 70, et donnait un côté vintage à la suite
parentale, selon les propos de Daniel Zink. La femme meurtrie prit place
sur le tabouret, face à la coiffeuse en teck, dans un style similaire à celui du
lit avec ses baffles intégrées dans les tables de chevet. Le miroir terni lui ­-
renvoya une image difforme et décomposée d’elle-même. Ses doigts ­-
parcoururent la peau de son visage, caressant chaque ride, chaque creux.
Ses lèvres étaient asséchées, en manque cruel de baisers. Ses premières
amours, les flirts interdits, les rendez-vous secrets inondèrent ses souvenirs.
La ­nostalgie l’envahit, tel un vieux drap de soie qui s’envole vers le néant.
Les images de son mari nu, dans les bras de cette catin, refirent surface.
Malvina leva le bras et appuya le canon sur sa tempe. L’index se posa sur la
gâchette et, sous les ordres des pulsions synaptiques de son cerveau,
commença une pression lente et contrôlée. Les yeux clos, elle était prête et
décidée à réaliser ce voyage sans retour. Sans savoir pourquoi, le mot
vindicta apparut comme une bannière sous l’obscurité de ses paupières. Le
mot passait, ­passait encore. Les lettres dansaient en suivant les ondulations
de vagues invisibles et non régulières, martelant son esprit comme les
salves d’un tir de mitrailleuse. Dans un sursaut ultime de fierté et d’orgueil,
héritage de son père, madame Boizelle se ressaisit. Ce n’était pas à elle de
payer le prix fort des tromperies conjugales de son mari. Un vent de
vengeance souffla dans ses poumons, ses veines, son cœur… Le mot
vindicta, inscrit en bas de la lettre anonyme, prenait tout son sens. Les yeux
de Malvina se rouvrirent pour à nouveau se refléter dans la glace et
contempler ce vert émeraude qui embellissait ses iris. La pupille dilatée se
rétracta en retrouvant le goût de la lumière et de la vie.

Le revolver avait retrouvé sa place, dans le sac à main. La bouteille de


rhum vide avait fini sa course dans le bac de tri sélectif. Le goulasch avait
un peu pris au fond de la cocotte, mais la plaque de cuisson avait eu le
temps de refroidir depuis l’arrêt du minuteur. Malvina avait élaboré un plan
à la hauteur du mot vindicta. Pendant ses études de commerce international,
la jeune fille avait appris l’espagnol, atout indispensable et incontournable
pour réussir dans l’exportation du champagne pour conquérir les marchés
d’Amérique du Sud. Son cursus de formation lui avait permis de faire des
stages en immersion et de découvrir plusieurs pays dont l’Argentine, le
Pérou ou le Chili. Outre l’aspect formateur et touristique de ces voyages, la
jeune femme y avait découvert la pauvreté, la corruption et la violence ­-
quotidienne qui régnaient dans certains quartiers. Les habitants des favelas
utilisaient régulièrement les mots vindicta ou venganza lors des querelles
entre cartels, faisant plusieurs morts, dont des enfants pleurés par leur mère.
Aujourd’hui, Malvina se sentait proche de ces populations et comprenait
leur sentiment de vengeance exacerbé…

La porte d’entrée claqua. Des semelles en cuir martelèrent le sol et un


trousseau de clés fut jeté dans un saladier en verre posé sur le buffet du hall.

— Malvina, mon amour, tu es là ?

Elle ne broncha pas.

— Hum ! Je sens d’ici l’odeur suave d’un de mes plats préférés. Ne ­serait-
ce pas un bon goulasch, cuisiné avec amour ?

« Quel faux-cul ! » pensa Malvina.

— Chérie ? Où es-tu ? Tu te caches ?

Daniel Zink accrocha sa veste trois quarts au portemanteau mural. Il ­-


traversa le couloir, inspecta la cuisine et se lécha les lèvres en découvrant la
cocotte qui renfermait sans aucun doute un mets exquis, puis il pénétra
enfin dans la salle à manger.

— En plus, tu as dressé la table. C’est jour de fête aujourd’hui ou je me


trompe ?

— Bonsoir Daniel. Tu as vu l’heure ! Il est 21 h 45. Tu aurais pu avoir la


délicatesse de me téléphoner pour m’annoncer ton retard.

— Je ne le fais pas d’habitude. Alors pourquoi serais-je plus attentionné


aujourd’hui ?

— Quel jour sommes-nous ?

— Laisse-moi réfléchir… un samedi c’est sûr… je dirais le 21 mars. Ce


n’est pourtant pas mon anniversaire. Ma fête peut-être ? Je donne ma langue
au chat qui va sans doute me la dévorer !

— C’est notre anniversaire de mariage, si cela peut te rafraîchir la ­-


mémoire. Nos vingt années de vie commune. Nous nous sommes donnés
l’un à l’autre devant Dieu, tu t’en rappelles au moins ?

— Mais bien sûr mon amour, je te faisais marcher. J’ai voulu m’arrêter
pour t’acheter un cadeau, mais vu l’heure, tous les magasins étaient fermés.
Je me rattraperai demain.

— Demain, c’est dimanche et il n’y a pas beaucoup de commerces ­-


ouverts. Le choix va être très limité.

— Bon. On passe à table, je meurs de faim. Quelle entrée exquise as-tu


imaginée ?

— Assieds-toi. C’est une surprise.

Daniel ne se fit pas prier et s’installa comme un roi à l’aube d’un festin. Il
récupéra sa serviette, pliée en forme d’accordéon dans son verre à pied, et la
posa sur ses genoux. Son épouse réapparut avec un seau à champagne
transparent. Les glaçons se baladaient au rythme du déplacement de ­-
Malvina, coincés entre la paroi du récipient et la bouteille. Elle posa le tout
sur la table et fit un aller-retour dans la cuisine pour ramener des toasts de
foie gras accompagnés d’oignons confits et de pain d’épice aromatisé au
miel.

— Je te laisse le soin de déboucher la bouteille ?

— Bien sûr, mon amour.

Les paroles sonnaient faux dans la bouche de Daniel Zink. Son épouse
savait pertinemment qu’il jouait son rôle, tel un acteur de la Comédie
française, ayant endossé le costume de Don Juan, l’épouseur du genre
humain. Comme le héros de Molière, son mari passait son temps à tromper
son monde en jouant les tartuffes. Ce dernier libéra le bouchon de sa cage,
qui, sous la pression des bulles, fut expulsé au plafond avant de retomber de
l’autre côté du canapé.

— Tu porteras un peu d’attention à l’étiquette, s’il te plaît.

— Qu’est-ce que tu me réserves encore, petite cachotière ? Voyons cela.

Daniel souleva la bouteille et examina l’étiquette : un grand cru du ­-


domaine de Boizelle. « Jusque-là rien d’étonnant », pensa-t-il. Il avait
épousé la fille Boizelle pour sa richesse, même si, à cause de ses crétins de
parents, il n’avait pas réussi à prendre les rênes de leur fortune
patrimoniale. Mais il savait que son heure viendrait. L’entreprise Zinkerde
ne lui suffisait pas, car il en voulait toujours plus. Son souhait ultime était
de régler le ­différend qui l’opposait à son beau-père depuis sa rencontre
avec Malvina. Il rêvait de piétiner le vieux en rachetant toutes les parts de
son domaine de champagne.

— Tu as regardé le millésime ?

— Bien sûr, ma chérie.


Encore un mensonge. Daniel s’empressa de jeter un œil sur l’étiquette. «
Quel goujat ! » pensa Malvina, dont la rancœur ne faisait que s’accroître au
fil de ce repas superficiel, reflet de leurs relations.

— 21 mars 1998. Le jour de notre mariage ! Je croyais qu’il ne restait plus


de bouteilles.

— Tu ne connais pas toutes les réserves de papa. Il possède des trésors


cachés que tu ne peux même pas imaginer. Tu ne crois tout de même pas
qu’il va tout te dévoiler, toi l’opportuniste en affaires, pour que tu te
délectes de le spolier sans sentiment à son égard.

— Qu’est-ce que tu racontes encore ? Ce ne sont que des balivernes et des


mensonges, tout droit sortis de la bouche même de ton oligarque de père.

— C’est bien la poêle qui se moque du chaudron ! On va essayer de mettre


vos différends de côté si cela ne te dérange pas et se focaliser sur cette
journée anniversaire. Vingt années. Tu imagines ! Si on nous avait dit que
nous serions là, tous les deux autour de cette table, vingt années plus tôt, à
essayer de recoller les morceaux. Je crois que je n’aurais pas signé.

— Mais enfin de quoi parles-tu ? Il faut toujours que tu négatives tout.


Dis-moi plutôt, ça correspond à quel type de noces, vingt années de ­-
mariage : coton, soie, champagne…

— Porcelaine.

— Tu parlais donc de recoller les morceaux de porcelaine ! s’esclaffa


Daniel, satisfait de cette boutade mal venue qui ne fit qu’agacer son épouse.

— Faute de pouvoir arroser les anniversaires des enfants que nous n’avons
jamais eus et que nous n’aurons jamais, je suis obligée de fêter la liaison qui
m’unit à mon stérile de mari.
— Comment oses-tu ? Je t’interdis de parler de cela, tu m’entends ! Et
encore moins de divulguer cette information ignoble et totalement
imaginaire créée de toute pièce par ton esprit de malade.

— C’est toi qui n’as jamais voulu faire de tests pour comprendre pourquoi
nous ne pouvions pas avoir d’enfants ! Je te rappelle que j’ai fait les ­-
démarches afin de réaliser tous les diagnostics pour savoir lequel de nous
deux était dans l’incapacité de procréer et de nous assurer une descendance.
Toi, tu as toujours refusé de t’y plier, au grand dam de mon père. Veux-tu
que je te ressorte mon bilan hormonal, mes taux de progestérone, mon
échographie intra vaginale ou le bilan de mon examen endoscopique ? Ce
n’est pas toi qui te serais fait charcuter comme j’ai pu le faire en subissant
la biopsie de mon endomètre. Tu veux savoir ce qu’ils m’ont fait ? Non,
bien sûr, tu t’en fous. Eh bien, je vais te le dire : ils m’ont enfoncé une
canule dans l’utérus et m’ont prélevé de la muqueuse. Aurais-tu enduré tout
cela, pour moi, pour nous ? Tu avais trop peur de la vérité, la hantise que ­-
monsieur Zink soit déclaré stérile, lui le mâle, l’étalon qui se sent si
puissant et supérieur aux autres !

— Tu vas la fermer ou je te colle mon poing dans la figure !

— C’est une nouvelle preuve de ta culpabilité. Comme tu n’as aucun ­-


argument pour contrer la défense, tu es prêt à utiliser la force sur une
femme, sur ta femme, pour la faire taire. Quelle preuve de bassesse !

— J’ai fait faire les examens, mais je ne t’ai rien dit. Je ne suis pas stérile
si tu veux savoir… J’ai même une preuve irréfutable…

Daniel Zink en avait trop dit. Il avait suscité la curiosité de sa femme, qui,
après avoir découvert les photos de la relation de son mari avec sa ­-
maîtresse, n’était plus à une révélation près.

— Alors ? Crache le morceau. Tu en as trop dit, ou pas assez. Quelle est


cette preuve irréfutable ? Un mensonge de plus dans ta bouche infâme ?

— J’ai fait les examens et j’ai les rapports. C’est tout.

Zink avala la dernière bouchée du toast de foie gras sans l’apprécier à sa


juste valeur, trop occupé à rattraper son dérapage incontrôlé. Il finit sa flûte
de champagne et s’en reversa un verre. Il observa les bulles remonter à la
surface, libérant le gaz carbonique. Le travail extraordinaire de la
fermentation alcoolique l’avait toujours subjugué. Déjà petit, son grand-
père l’avait initié à ce phénomène de réaction naturelle, lorsque le liquide
s’écoulait de l’alambic pour donner son alcool de prune. De l’eau-de-vie de
prunes au champagne, Daniel avait été bercé toute sa vie par ces odeurs de
fermentation.

— Ta journée s’est bien passée aujourd’hui ? Comment se fait-il que tu


rentres si tard, encore une fois ?

— J’avais une réunion avec les compagnies d’assurance si tu veux tout


savoir. On a eu un début d’incendie dans l’usine numéro 13. Le sinistre a
été rapidement circonscrit par les pompiers. Les dégâts sont faibles, mais ça
s’est déroulé pendant la visite avec les investisseurs chinois. Alors, ils ont
retardé la signature du contrat. Ils veulent plus de garanties et je dois leur
fournir tous les détails de notre police d’assurance.

— C’était un accident ?

— Un bornier électrique serait à l’origine du départ de feu. Dans notre


malheur, on a eu de la chance, car les cuves d’ammoniac étaient à proximité
de l’incendie. On a frôlé la catastrophe écologique et surtout médiatique.

— Tu n’as pas répondu à ma question. Est-ce que c’était un accident ?

— Nous ne savons pas encore. Dickerman, notre responsable de la


sécurité, m’a fait un rapport et des experts doivent passer en début de
semaine prochaine pour étudier les causes du sinistre et rendre leur verdict.

— Il n’y a pas une femme également au sein de ton comité de direction ?

— Tu veux parler d’Eva Müler, notre directrice marketing ?

— Je ne sais pas, je ne l’ai jamais rencontrée et nous n’avons pas eu le


privilège d’être présentées. Étant donné que je ne semble pas être la
bienvenue lors des soirées privées de l’entreprise Zinkerde, je n’ai pas
insisté.

— Tu sais comment se déroulent les soirées de travail du comité. Nous


dérivons toujours sur des sujets concernant le boulot. Tu t’ennuierais à ­-
mourir parmi nous, aucun intérêt. Ensuite, il y a les événements avec les
clients, mais c’est politique, et je ne mélange pas ma vie privée avec mes
activités professionnelles.

— Tu préfères surtout t’exhiber au bras de cette Eva Müler, plutôt qu’avec


ta femme !

— Tu me joues une crise de jalousie ou quoi ? Qu’est-ce qui ne tourne pas


rond avec toi, Malvina ? C’est encore ton irascible de père qui t’a monté
contre moi ?

— Laisse tomber. Je vais chercher le goulasch.

Malvina se leva et ramena le plat de toasts dans la cuisine. Elle ne put


retenir ses larmes et éclata en sanglots. Elle n’avait pas mérité cette vie ni
cet homme qu’elle ne reconnaissait plus. Les noces de porcelaine étaient
fades. Cette soirée pour tenter un ultime sauvetage de leur amour était
insipide, un véritable échec. Après avoir essuyé ses yeux rougis par la
souffrance, la mariée désabusée ouvrit le couvercle de la cocotte-minute et
versa le contenu dans un plat à l’aide d’une louche. Elle se recoiffa
sommairement et retourna dans l’arène pour affronter cet homme
méconnaissable.

— Tu en as mis du temps ! s’impatienta Daniel en pianotant sur son


téléphone portable.

— Tu ne vas pas me faire l’affront de consulter ton téléphone le soir de


notre anniversaire de mariage !

— Je termine un message et je suis à toi.

— À qui écris-tu ?

— Cela ne te regarde pas.

Malvina déversa le goulasch sans aucune délicatesse dans l’assiette de


Daniel.

— Tu peux me dire ce qu’elle a de plus que moi ?

— De qui parles-tu ?

— Tu sais très bien de qui je veux parler. Ne fais pas l’innocent !

— Précise tes pensées, car honnêtement, je ne suis pas d’humeur à jouer


aux devinettes.

— Je parle d’Eva Müler.

— Nos rapports sont purement professionnels, je te l’ai déjà dit maintes et


maintes fois. Arrête ta paranoïa excessive !

— Et mon cul, c’est du boudin ?

Daniel Zink resta pantois devant la vulgarité des mots employés par son
épouse. Ce n’était pas dans son tempérament. Cette poussée de suspicion à
son encontre commençait à l’interpeller. Comment pouvait-elle savoir ? Les
aurait-elle suivis ? Avec sa maîtresse, ils avaient pourtant pris soin de varier
les horaires et les lieux de leurs rencontres.

Malvina, qui ne s’était toujours pas posée sur sa chaise, s’éclipsa dans le
couloir, hésitant à dévoiler les clichés qui apportaient la preuve de l’adultère
de son mari, pris en flagrant délit dans cette chambre d’hôtel. Si elle abattait
son joker maintenant, elle n’aurait plus de cartes en mains. Se ravisant, elle
opta pour une autre stratégie : trouver l’auteur de la lettre anonyme et des
photos pour découvrir qui se cachait derrière ce cri de vengeance : vindicta.

Chapitre IX

Marseille, rue des Hortensias, lundi 23 mars

Une fleur dans les cheveux, jupette dans le vent et cartable en bandoulière,
Angela Catani respirait le bonheur et la joie de vivre. La vie d’étudiante
dans le sud de la France se voulait décontractée, ensoleillée et joviale. Mais
derrière cette façade attractive se cachaient les vices de l’argent, de la
drogue et de la prostitution. Angela avait rencontré Tamara à la faculté
d’Aix-Marseille, en deuxième année d’arts plastiques et sciences de l’art.
Les deux filles s’étaient rapprochées rapidement en raison d’un passé
familial chaotique assez similaire : plus d’attaches, peu d’amour. Il n’en
fallait pas plus pour les souder. Afin de partager cette amitié au quotidien,
elles avaient loué un appartement en colocation. Cela leur permettait en
plus de partager les loyers ainsi que les charges inhérentes. C’est sous
l’impulsion de Tamara que l’idée des soirées, dites « commerciales », fit
son chemin. La jeune femme avait tourné le problème dans tous les sens. Le
seul atout dont les colocataires pouvaient se targuer était leur physique
avantageux. À ­défaut d’avoir une famille soudée, la nature les avait gâtées :
faciès aux traits fins, typée cambodgienne pour Tamara, plastique aux
mensurations presque parfaites pour Angela, fière de ses origines italiennes.
Toutes les deux avaient bien essayé de percer dans le mannequinat, mais les
quelques centimètres qui leur manquaient furent rédhibitoires dans ce
monde sans concession.

Angela récupéra le courrier dans sa boîte aux lettres défoncée, comme


toutes les autres d’ailleurs, au milieu de ce hall décoré par des tags
édulcorés des jeunes du quartier. De la publicité, une facture… rien de
transcendant. Tamara n’avait pas cours de la journée et devait sûrement
faire la larve, planquée sous sa couette, devant la télévision, en piochant
dans un bol de céréales aux pépites de chocolat. L’autre hypothèse
s’orientait vers la révision de ses cours afin de préparer les partiels, mais
souvent, elle finissait défoncée à la « coke » lorsque son moral était en
berne. L’ascenseur se faisait attendre malgré l’insistance de l’étudiante qui
malmenait le bouton esquinté. Sa patience ayant des limites, rapidement
atteintes, elle s’engagea dans la cage d’escalier et escalada les six étages sur
un rythme soutenu. Arrivée sur le palier, elle reprit son souffle. Son cœur
s’était emballé, « à la limite de la rupture », pensait-elle en souriant
intérieurement. En tournant la tête, elle remarqua que la porte d’entrée de
leur appartement était restée entrouverte. Ce n’était pas dans les habitudes
de son amie. Un signal d’alerte se mit à clignoter dans son cerveau. Angela
s’infiltra subrepticement dans leur habitation, progressant à pas de velours.
En arrivant à ­hauteur de la cuisine, elle vit Tamara, étendue sur le sol,
inerte.

— Tamara ! Tamara !

Sa copine ne répondait pas. Elle se pencha sur elle et posa la main sur son
cœur. Il battait encore, très lentement.

— Tamara, réponds-moi ! C’est moi, Angela !

Faute de résultats, la jeune Italienne décocha deux claques maîtrisées pour


que Tamara retrouve ses esprits. Toujours pas de réaction. Angela se jeta sur
l’évier, saisit un torchon, l’imbiba d’eau froide, puis épongea le front de
Tamara avec délicatesse. Après quelques minutes, la jeune droguée revint
lentement à elle, se mit à tousser et se retourna pour vomir.

— Vas-y, allège-toi, ça va te faire du bien. Je crois que tu as trop forcé sur


la « coke », Tamara. Cela te jouera des tours. Je ne veux pas que tu meures
d’une overdose pour m’abandonner lâchement. Tu m’entends ? Nous
sommes unies pour la vie et aucune d’entre nous deux ne doit trahir l’autre.

— Je t’entends Angela, le message est bien reçu. Aide-moi à me relever. Il


faut que je t’explique un truc qui m’est arrivé tout à l’heure.

La bonne copine s’exécuta et toutes deux allèrent s’asseoir sur le lit dans la
chambre de la fille de l’adjudant-chef. Entre-temps, Angela alla chercher un
verre d’eau qu’elle tendit à sa colocataire pour qu’elle se désaltère et évacue
les toxines qui transitaient dans son organisme.

— Bois. Ça va te faire du bien. J’ai trouvé cette capsule bleue sur la table.
Tu prends des pilules homéopathiques maintenant ? C’est nouveau ça ?

— Ce n’est pas ce que tu crois. C’est de la drogue que m’a refilée un gars
pas net qui m’a abordée et suivie jusque dans notre appartement.

— Tu le connais ?

— Non, jamais vu. Je ne pense pas l’avoir croisé dans une soirée
quelconque. En plus, il n’a pas tout à fait le style du mec friqué, si tu vois
ce que je veux dire.

— Pas vraiment, mais continue. Il te voulait quoi ce type ?

— Au début, il insistait pour que je soutire de l’argent tous les mois à mon
père adoptif, l’adjudant-chef Duclon. Il réclamait la bagatelle de 1 000 € par
mois. Tu te rends compte ? C’est une sacrée somme. Si je refusais, il ­-
menaçait de nous balancer aux flics et de tout raconter : drogue,
prostitution, je te passe les détails et les conséquences qui en découleraient.

— En gros, nous sommes tombées sur un maître chanteur ?

— Je ne suis pas certaine parce qu’ensuite, le type m’a proposé un autre


marché. Il veut que je récupère un dossier confidentiel, contenant des pièces
à conviction sur des faits auxquels mon père serait mêlé, ainsi qu’un certain
colonel Delacroix. Pour ce faire, il va falloir que je m’introduise dans la
base militaire de Carpagène. C’est une opération périlleuse et risquée. Dès
que le dossier sera entre mes mains, je le remets à notre type mystérieux et
fin de l’histoire.

— C’est ouf comme délire ! Tu sais comment il s’appelle ce mec ?

— Il m’a juste donné son prénom : Étienne. Par contre, il connaissait tout
de ma vie, c’est hallucinant !

— Putain, ça fait carrément flipper ton histoire !

— Je sais.

— Et quel rapport avec la came dans le tube homéopathique ?

— C’est son petit bonus. Il a dit qu’il me filerait gratuitement des doses et
que je ne serais pas déçue par la puissance hallucinogène liée à la pureté du
produit. Il m’avait pourtant prévenue concernant les effets liés à la
redescente sur terre, un véritable enfer !

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je ne sais pas, mais les options sont limitées. On ne peut décemment


pas prévenir la police et Étienne le sait pertinemment. Il nous tient en laisse
comme des gentils toutous. J’ai horreur de cette situation sans issue. Je
crois que je vais devoir renouer le contact avec Bertrand Duclon. Si on
regarde le bon côté des choses, hormis le risque que je vais prendre, nous
ferons des économies sur notre consommation hebdomadaire de stupéfiants.

— Tu es folle ! Tu as vu les effets dévastateurs de cette dope ? Tu aurais


pu y laisser ta peau, Tamara ! La vie n’est pas un jeu, même si nous avons
une fâcheuse tendance à fixer nos règles sans cesse « borderline ». Il faut
nous imposer des limites. Je ne suis pas suicidaire et toi non plus. Une
petite voix dans ma tête me dit que cette histoire pue à plein nez.

— Tu m’abandonnes, c’est ça ? Bravo la bonne copine ! Tu me déçois,


moi qui croyais pouvoir compter sur toi, je me suis trompée. Laisse-moi
dans ma merde.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Je t’aiderai à trouver ce dossier. Si ce ­-


fameux Étienne est trop entreprenant ou trop insistant, j’ai des contacts qui
pourront nous aider à nous en débarrasser. Nous sommes unies, Tamara, et
ne formons qu’une, jusqu’à la mort s’il le faut, mais en dernier recours.
Nous avons juste passé la vingtaine et nous avons encore tellement de
choses à découvrir. Le monde est vaste et riche de sa diversité. Il n’attend
que nous ! La vie idéale n’est pas celle que nous connaissons aujourd’hui.
Si nous faisons toutes ces choses, c’est pour nous en sortir, pour aspirer à un
futur meilleur, pourquoi pas fonder une famille, avoir des enfants, leur
assurer une éducation et un avenir. Projette-toi ! Fixe-toi des objectifs pour
avancer ! Et je t’en prie, lâche cette saloperie de cocaïne, c’est un leurre qui
te fait croire que le monde est magnifique, mais cela ne dure que le temps
d’un shoot. Si tu cherches bien, tu découvriras toutes les richesses et la
beauté de cette Terre qui nous héberge. Nul besoin d’artifices pour s’en
rendre compte !

— Merci Angela de me rappeler sans cesse à l’ordre. Je ne sais pas ce que


je ferais sans toi.

Leur complicité s’exprima par une accolade chaleureuse. Mais ce répit


était de courte durée. Désormais, l’objectif de Tamara était de trouver le
dossier sans tarder. D’un air décidé, la jeune Marseillaise se leva et alla
fouiller dans son armoire. Devant les yeux éberlués de son amie Angela,
elle en sortit des vêtements aux motifs commandos, entre vert pâle et vert
kaki, une parfaite tenue de camouflage.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je choisis des habits de circonstance. Qui dit camp militaire, dit tenue
adaptée. Tu ne crois pas que je vais me pointer pour voir mon paternel en
mini-jupe rose affriolante avec des talons de dix centimètres ! Je suis un
caméléon et je vais me fondre dans l’environnement de ces petits guerriers.

— Tu es plutôt une camée Léonne !

Les deux filles éclatèrent de rire sur ce jeu de mots pourri lancé par A
­ ngela
qui était pleine de bonne volonté.

— Bon, je n’ai pas vraiment le choix pour la tenue de gala, je me vois dans
l’obligation de t’imiter. Je m’en voudrais de faire tache pour cette sauterie
au sein de la caserne. Il va y avoir des beaux soldats au corps ­musclé sous
leur tee-shirt moulant à reluquer. Je ne peux pas rater cela !

— Angela, tu ne viens pas avec moi. C’est trop risqué. Si on se fait ­coincer
à fouiller dans des documents classés « secret défense », on risque la taule à
perpétuité. Tu comprends les enjeux ?

— Bien sûr, je les comprends. Appelle-moi conne aussi ! Comment tu vas


faire pour rentrer sur le site ?

— Je vais être inventive auprès de mon père adoptif, en prétextant que je


veux absolument retrouver mes parents biologiques, par exemple. Crois-
moi, il ne va pas hésiter longtemps avant de me recevoir. Il sait que je lui en
veux concernant le suicide de Martine, il y a déjà cinq ans. Bertrand se sent
fautif et doit être rongé par la culpabilité, du moins je l’espère. Ce brave
adjudant-chef a déjà perdu sa femme, on peut supposer qu’il ne voudra pas
perdre définitivement sa fille et essaiera de me retenir ou de me dissuader
de retourner au Cambodge. Je dois finir de me préparer, tu peux me prêter
la paire de « rangers » que tu avais achetée dans un surplus de stock
militaire sur le marché du Vieux-Port ?

— Donne-leur un bon coup de cirage pour les faire reluire et l’illusion sera
parfaite.

— Angela. Pendant mon absence, je veux que tu fasses attention à toi.


Étienne sait où nous habitons et peut décider de nous rendre visite à tout
moment, sans prévenir. Nous sommes à sa merci, et ne pas maîtriser la ­-
situation m’effraie.

— Ne t’inquiète pas, je garde l’œil ouvert et le bon. Tu m’enverras des


messages pour me tenir au courant du déroulé de ton intervention sur le
camp de Carpagène. Si vraiment ça tourne mal, je contacterai Stéphane.
C’est un bon copain de l’université en qui on peut avoir confiance. Il a un
réseau de potes qu’il peut rapidement mobiliser pour une action coup de
poing afin de te venir en aide.

— C’est noté pour la cavalerie. Passons à l’étape suivante, je n’ai plus


qu’à appeler mon père, je voulais dire l’adjudant-chef Bertrand Duclon.
Toutes les communications entrantes doivent transiter par le standard, car
les portables sont interdits dans l’enceinte de la base pour les militaires.
Angela, peux-tu me laisser seule ?

— Ta volonté va être exaucée ma belle. À tout à l’heure, et… bonne


chance avec ton paternel !

Angela déposa un baiser de tendresse sur le front de Tamara, puis s’éclipsa


avec souplesse et légèreté. L’orpheline composa le numéro de ­téléphone
pour joindre le standard de la base militaire de Carpagène. Une voix fluette
et chantante répondit aussitôt :

— Secrétariat du camp militaire de Carpagène, à votre service, j’écoute ?

— Bonjour madame, je souhaiterais parler à l’adjudant-chef Bertrand


Duclon, si c’est possible.

— De la part de qui ?

— De sa fille.

— Ne quittez pas, je vais voir s’il est disponible.

Tamara stressait, car elle appréhendait cette conversation avec Bertrand.


Ses mains étaient moites et sa gorge sèche. Depuis la mort de Martine, ils
n’échangeaient plus que par des messages laconiques, qui se faisaient de
plus en plus rares. Elle lui en avait tant voulu d’avoir abandonné sa femme,
au point de l’ignorer. C’est Tamara qui avait découvert le corps de sa ­-
maman, le soir du 25 décembre. Elle se souvenait que les flocons s’étaient
invités dans le paysage de l’arrière-pays niçois. Alors que toutes les familles
étaient réunies pour fêter le réveillon, Martine avait réservé une location
dans la cité médiévale d’Entrevaux. Bertrand n’avait pu se libérer, encore
une fois, prétextant un exercice militaire de dernière minute. Puis ce fut au
tour de Tamara de décliner l’invitation, car, égoïstement, elle préférait ­-
passer ce moment chaleureux auprès d’Angela et de sa famille, à Cannes.
Mais au dernier moment, prise de remords, la jeune fille s’était finalement
décidée à rejoindre Martine, pour lui faire la surprise. Derrière cette femme
de marbre se cachaient des sentiments jamais exprimés, pourtant empreints
d’amour et d’attention. Tamara se souvenait vaguement de la douce voix de
Martine, qui lui racontait des histoires lorsqu’elle était encore une enfant,
pour l’aider à tomber dans les bras de Morphée et oublier le traumatisme de
l’orphelinat. Lorsque le marchand de sable était passé, du moins quand
Tamara faisait semblant de s’être endormie, elle était couverte de baisers.
La tendresse inondait sa chambre et ce sentiment indescriptible que l’on
veillait sur elle la réconfortait. La voix de la standardiste mit fin aux ­-
souvenirs de la jeune Cambodgienne.

— L’adjudant-chef Duclon arrive. Ne quittez pas.

Des pas résonnèrent de l’autre côté du téléphone, puis des grésillements


transmis par le combiné maltraité, avant qu’une voix grave ne se fasse ­-
entendre.

— Tamara ? C’est toi ?

— Bonjour Bertrand. Ça faisait un bail.

— Tu ne m’appelles plus papa ? Tu sais que tu peux, même si je ne suis


que ton père adoptif. Je ne t’aurais jamais ramenée du Cambodge si je
n’avais pas eu un coup de foudre en voyant cette petite fille dormant dans
son landau. Avec Martine, nous t’avons offert une autre vie.

— Tu parles d’une autre vie ! Je me débrouille seule depuis la mort de


Martine ! Je n’ai pas d’argent et suis obligée de trouver des petits boulots
pour survivre.

— Je t’envoie pourtant des sommes d’argent quand tu me le demandes.

— Oui, mais les études, ça coûte cher, Bertrand, très cher.

— C’est pour cela que tu me téléphones, alors, après cette période de ­-


silence insoutenable, juste pour me demander de renflouer ton compte, une
nouvelle fois.

— Pas exactement.
— Qu’est-ce que tu veux dans ce cas ?

— Je souhaite retrouver la trace de mes parents biologiques. Je dois partir


au Cambodge pour savoir d’où je viens, connaître mes racines. Mais pour
cela, j’ai besoin de toi et je préfèrerais que l’on en parle de vive voix.

— Nous pouvons nous donner rendez-vous dans un bar ?

— Non. Je vais venir te voir à la caserne, ce sera plus simple.

Bertrand Duclon trouva la démarche étrange, mais ne releva pas.

— Quand est-ce que tu comptes venir ?

— À toi de me le dire. Organisons-nous en fonction de ton emploi du


temps, qui doit être plus chargé que le mien. Je m’adapterai, comme ­-
toujours.

— Disons demain à 14 h. J’ai un temps mort, car les nouvelles recrues


seront parties en mer pour effectuer des exercices de plongée. Présente-toi à
l’accueil et demande-moi en ­arrivant. Je viendrai te chercher. Nous irons
discuter dans mon bureau. Puisque l’heure est venue pour toi d’obtenir des
réponses, je t’expliquerai certaines choses au sujet de ton passé et de tes
origines. La vérité ne sera pas forcément facile à entendre, mais tu es en âge
de faire la part des choses et de prendre du recul.

— Je serai au rendez-vous.

— Tu m’en veux toujours pour la mort de Martine, n’est-ce pas ?

— N’essaie pas de me prendre par les sentiments. Nous savons tous les
deux qu’évoquer le nom de maman nous rend tristes et moroses. Si tu veux
savoir la vérité : je m’en veux autant que toi depuis son suicide. La vision
de son corps, pendant au bout de cette corde, a longtemps hanté mes nuits,
mais j’ai enfin réussi à faire mon deuil. Alors, laissons le passé dans sa
tombe. Ce qui m’intéresse désormais, c’est d’investiguer sur mon passé. Je
veux retrouver les parfums d’Asie, les souvenirs des Khmers et des
Bouddhas, j’ai envie de renouer avec mes racines cambodgiennes.

Chapitre X

Nantes, CNRS, mardi 24 mars

Lunettes glissées sur le bout du nez, calvitie aggravée, dans une tenue
dépareillée, le professeur Savenberg vint à la rencontre de Yann Jornet. Le
bâtiment du CNRS dégageait une certaine austérité et témoignait du
manque de moyens accordés à la recherche scientifique dans l’hexagone.
L’atmosphère était glaciale entre ces colonnes de béton rectilignes, dignes
d’un hangar pour sous-marins atomiques à l’époque de la Seconde Guerre -­
mondiale.

Poignée de main franche, salutations d’usage, le commandant emboîta le


pas du chercheur jusqu’à son bureau. Il se demandait pourquoi un homme
de son âge n’était pas encore à la retraite. Peut-être la passion de son travail,
l’espoir de mettre au point la formule qui révolutionnerait la science. Lui
seul en connaissait les raisons.

— Asseyez-vous, commandant Jornet.

Il fit de même et se servit un café en ouvrant délicatement le thermos posé


sur son bureau.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Non merci, ça ira. J’ai déjà pris un café avant de venir. Il ne faut pas
que j’abuse des excitants, sinon, je deviens rapidement irritable.

— Qu’est-ce qui vous amène ici, commandant ?


— Vous connaissiez Barbara Larvin ?

— Oui, elle a été une de mes étudiantes, alors que je n’étais qu’un jeune
professeur. Je donnais des cours magistraux en amphithéâtre, à la faculté de
médecine de Nantes. Barbara était une élève très brillante. Je l’ai
encouragée à se spécialiser dans les maladies bactériennes. C’est un
domaine ­complexe dans lequel nous manquons de spécialistes, surtout pour
traiter certaines maladies encore non reconnues par mes confrères
scientifiques. Mais pourquoi parlez-vous d’elle au passé ?

— Elle a été assassinée dans la nuit de samedi à dimanche dans des


conditions insoutenables. Son corps a été découpé et ses membres éparpillés
dans la forêt du Gâvre.

— Pauvre Barbara, c’est ignoble ! Comment est-ce possible ? Qui a fait


ça ?

— Malheureusement, nous ne savons pas encore qui est l’assassin et


quelles étaient ses motivations. Je suis chargé de coordonner l’enquête et
c’est ce qui explique notre entretien de ce jour. Juste avant sa mort, Barbara
travaillait sur la mise au point d’un vaccin pour combattre la maladie de
Lyme. Étiez-vous au courant de ses travaux scientifiques ?

— Elle m’a contacté plusieurs fois par mail pour me demander des
conseils, mais nos relations s’arrêtaient là. Je savais effectivement que ses
recherches allaient aboutir d’un jour à l’autre. Elle était à deux doigts de
trouver un vaccin efficace pour soigner cette maladie infectieuse amenée
par les tiques. Dans le cadre de ce programme scientifique, son équipe est
partie plusieurs semaines au Cambodge pour étudier la résistance du vaccin
suite à une contamination provoquée par des piqûres de tiques d’eau. Ces
sales bestioles pullulent dans ce pays de l’ex-Cochinchine. Vous savez ­-
commandant, la course au vaccin est un sport dangereux qui attise les
convoitises de plusieurs laboratoires pharmaceutiques.
— Connaissez-vous des personnes qui avaient des raisons d’en vouloir à
Barbara ?

— Très certainement. Dans le monde de la science, les jalousies vont bon


train. Certains chercheurs sont prêts à tout pour s’octroyer les lauriers de la
gloire, mais heureusement, ce n’est pas la majorité, si cela peut vous ­-
rassurer.

— Évoquons plus en détail le fruit des recherches de Barbara Larvin, si


cela ne vous dérange pas. Je suis de nature curieuse et j’aimerais savoir
comment se transmet la maladie de Lyme.

— La maladie de Lyme est une affection transmise par les piqûres, ou


morsures, de tiques infectées par la borrelia burgdorferi. Des études ont
montré que ce n’était malheureusement pas la seule source d’infection. Il
semblerait que d’autres insectes comme les araignées, les moustiques et
certaines variétés de mouches sont porteurs de la borréliose, ce qui
expliquerait la montée en flèche des contaminations, surtout sur le continent
américain. De nouvelles recherches ont également démontré que les
femmes enceintes, atteintes de Lyme, pouvaient transmettre le virus in
utéro. Récemment, une équipe de microbiologistes vétérinaires et
moléculaires, des dermatologues et autres scientifiques pointus dans leur ­-
domaine, ont démontré que la maladie pouvait également se propager par
voie sexuelle. Suite à des tests sur des couples hétérosexuels, dont l’un des
deux membres était atteint par la borrelia, les échantillons de sperme et les
sécrétions vaginales ont révélé la présence du spirochète de Lyme.

— Connaît-on l’origine de ce virus ?

— Lyme est une ville de l’État du Connecticut, aux États-Unis. Les ­-


premières descriptions de la maladie sont apparues lors d’une pandémie en
1975. De nombreux patients ont été sujets à des démangeaisons et des cas
d’arthrite, entraînant des inflammations des articulations. En 1982, un
entomologiste américain d’origine suisse, William Burgdorfer, a fait le lien
entre les bactéries de type spirochètes, présentes dans le tube digestif,
l’estomac, ou la salive des tiques ixodes ricinus, et leur présence dans le
liquide articulaire des patients.

— Au début de la genèse, d’où viennent ces premières bactéries ?

— Des analyses ont été réalisées sur un homme préhistorique, découvert


dans les Alpes en 1991. Il a été baptisé Ötzi. On a retrouvé la présence de la
borrelia burgdorferi dans ses cellules qui datent de plusieurs millénaires.
Mais depuis 1975, la bactérie a muté biologiquement pour devenir
ravageuse. Selon certaines sources, cette transformation serait liée à des
expériences secrètes réalisées dans un laboratoire situé à Plum Island, aux
États-Unis. Ces études auraient été commanditées par l’armée afin de
développer une arme bactériologique. Mais ce ne sont que des rumeurs qui
n’ont jamais été confirmées.

— Quels sont les symptômes d’un patient atteint par la maladie de Lyme ?

— La maladie peut se traduire par une plaque circulaire rougeâtre que l’on
appelle érythème migrant. Cette éruption cutanée apparaît entre 7 et 14
jours après la morsure de tique. Mais les premiers symptômes, que l’on
appelle la phase une, ou phase initiale, correspondent à une poussée de
fièvre, une raideur de la nuque, des fourmillements dans les membres ou un
gonflement des ganglions.

— Combien y a-t-il de phases dans le processus de développement de la


borrelia ?

— Trois. La phase secondaire va toucher tout le corps. Les symptômes


sont similaires à ceux d’une grippe carabinée : courbatures, fatigue intense,
douleurs maxillaires ou dans les membres. Des lésions multiples peuvent
apparaître sur la peau. On retrouve notre érythème qui s’est transformé en
érythème chronique migrant de Lipschutz. Chez certains malades, des ­-
nodules brunâtres se forment sur le visage, le thorax, les bras ou le lobe de
l’oreille. C’est ce qu’on appelle communément un lymphocytome cutané
bénin.

— Vos descriptions ne donnent pas envie de se faire mordre par ces ­-


bestioles ! Je m’attends au pire dans la phase 3.

— Vous avez raison, car la phase tertiaire peut se déclarer plusieurs mois
après la piqûre ou morsure. La maladie de Lyme devient chronique et ­-
s’attaque aux intestins, aux muscles, au cerveau. Les troubles gastriques ou
neuromusculaires s’accompagnent de sinusites à répétition, de sifflements
dans les oreilles, de vertiges et les manifestations articulaires deviennent
sévères. L’arthrite de Lyme peut toucher les genoux, les coudes, les
hanches, les épaules ou les poignets. Des troubles oculaires ainsi que des
mauvaises régulations du rythme cardiaque peuvent également se produire
chez c­ ertains patients.

— Tout un programme !

— La maladie de Lyme est très complexe à diagnostiquer, car les


symptômes sont variés et s’apparentent à ceux d’autres maladie connues,
comme la grippe ou la syphilis.

— Pourquoi Barbara Larvin est-elle allée précisément au Cambodge pour


réaliser des tests sur l’efficacité de son vaccin ? Pourquoi pas aux États-
Unis ou au Canada ?

— Les tiques d’eau pullulent au Cambodge et des foyers d’infection ont


été identifiés récemment. Je pense que le pays est propice aux études sur la
maladie de Lyme. Historiquement, nous avions une forte présence française
en Indochine. Nos chercheurs ont conservé des contacts avec nos collègues
cambodgiens. Je ne connais malheureusement pas toutes les motivations qui
ont poussé Barbara à faire du Cambodge son laboratoire à ciel ouvert.

— Avait-elle réussi à trouver la bonne formule chimique et finaliser son


traitement ?

— Je ne sais pas. Les chercheurs se doivent de garder un certain secret


professionnel vis-à-vis des laboratoires qui les emploient. Ici au CNRS,
c’est différent. Nous travaillons avant tout pour la santé publique des
individus de cette planète. La rentabilité ne fait pas partie de nos priorités.
L’Organisation mondiale de la Santé a un rôle de chef de file pour la santé
et la surveillance des situations sanitaires dans les pays du globe. Si vous
voulez en savoir plus sur les travaux de cette pauvre Barbara, il faudra
contacter directement son employeur. Lui seul sera en mesure de vous dire
précisément à quel stade de ses recherches elle était arrivée, à condition
qu’il accepte de vous dire la vérité, toute la vérité.

— J’ai obtenu une commission rogatoire de la part du juge d’instruction.


Ils n’auront d’autres choix que de coopérer. Vous connaissez le laboratoire
Other Life dans lequel était employée Barbara ?

— De nom seulement. Ils sont assez discrets sur la scène médicale. C’est
une entreprise assez jeune, financée par plusieurs actionnaires d’horizons
différents. Comme son nom l’indique, leur objectif est de rendre une vie
meilleure à leurs clients et combattre la maladie de Lyme est l’un de leurs
fers de lance.

— J’ai une dernière question qui n’a rien à voir avec le monde
scientifique.

— Je vous écoute commandant.

— Saviez-vous que votre ancienne élève fréquentait les boîtes de nuit et


avait une vie nocturne plutôt dissolue ?
— Sa vie privée la regarde. Comme je vous l’ai déjà dit, nos rapports se
limitaient à des échanges professionnels, le plus souvent par mails, parfois
par téléphone. Barbara travaillait énormément. Alors, je trouve légitime
qu’elle ait pu s’accorder quelques moments de détente pour décompresser.
Vous savez, lorsqu’un chercheur est sur un projet et qu’il sait que le but est
proche, il ne compte plus ses heures et est absorbé par ce Graal que tout
scientifique recherche dans sa vie. Trouver la formule chimique, mettre au
point l’antidote, découvrir ce qu’aucun de vos collègues n’a réussi à
prouver pendant toutes ces années, c’est l’apothéose ! Nous autres
scientifiques, avons tous comme modèle Louis Pasteur, à qui l’on doit, entre
autres, la découverte de la dissymétrie moléculaire, des études sur les
fermentations et la mise au point du vaccin contre le choléra. Ce savant est
notre maître à penser et toute la communauté scientifique lui doit beaucoup.

— Par contre, je ne pense pas que Louis Pasteur fréquentait les tavernes
parisiennes à la fin du XIXᵉ siècle.

— En tout cas, ce n’est pas ce que l’histoire a retenu de lui, commandant.

— Merci pour le temps que vous m’avez accordé. Je vais me coucher


moins bête ce soir. Vous m’avez fourni des éléments importants pour ­-
comprendre les travaux menés par Barbara Larvin.

— Avez-vous une piste concernant le meurtrier ?

— Aucune pour le moment. L’assassin a agi froidement, sans aucune


compassion. Nous avons affaire à un adepte de la souffrance, un individu
extrêmement dangereux. C’est pourquoi nous devons agir vite.

— Mon Dieu ! Qui pouvait en vouloir à ce point à Barbara Larvin ? Cette


dernière n’aurait jamais fait de mal à personne.

— C’est bien ce que je m’efforce de découvrir.


— Si je peux vous être utile, n’hésitez pas à me contacter. Je ferai de mon
mieux pour vous aider à faire avancer l’enquête.

— Merci de votre collaboration, je ne manquerai pas de vous solliciter et


au cas où vous auriez oublié certains détails, des éléments importants ­-
pouvant faire avancer la résolution de cette investigation, contactez-moi
sans hésitation. Voici mes coordonnées.

Le policier laissa le bâtiment du CNRS derrière lui et s’installa dans sa


voiture, bien calé dans son siège pour appeler Perthuis afin qu’il lui fasse un
topo de sa visite à l’IGNA.

— Perthuis, c’est Yann.

— Salut commandant.

— Es-tu allé faire un tour à l’IGNA ?

— Oui, mais ça n’a rien donné. Ils sont effectivement plus spécialisés dans
la découverte de preuves liées à des scènes de crime que dans des analyses
scientifiques en biologie moléculaire. La société a deux agences : une à
Nantes et l’autre à Marseille. La mise au point de vaccins et les ­maladies
orphelines, comme Lyme, ce n’est pas trop leur truc ! Et toi, ta visite au
CNRS a-t-elle été productive ?

— Je me suis entretenu avec le professeur Savenberg, chercheur et maître


de conférences, qui a enseigné à la faculté lorsque Barbara Larvin suivait
ses études de médecine. Il en connaît un rayon sur les tiques et les dégâts
occasionnés par leur morsure. Crois-moi, il ne fait pas bon de se faire
attaquer par ces insectes. La maladie est sournoise et très mal
diagnostiquée. A­ ujourd’hui, il n’existe aucun antidote pour soigner cette
saloperie de virus.

— Notre macchabée avait-il trouvé la formule miracle pour mettre au


point le vaccin ?

— Cette question reste en suspens. C’est pourquoi je vais rendre une ­visite
de courtoisie au laboratoire Other Life. Là-bas, je glanerai certainement des
informations sur les travaux menés par Barbara Larvin, afin d’éclaircir cette
zone d’ombre. Tu m’accompagnes ?

— Avec plaisir. Par contre, il est déjà 18 h. On planifie cette intervention


pour demain ?

— Tu as raison, vu l’heure tardive, c’est mort pour aujourd’hui. Dans ce


cas, on se donne rencart au bar des Esterelles d’ici une heure pour refaire un
point précis et décompresser. Je te payerai une bonne bière bien méritée.
Auparavant, j’ai une conférence de presse à assurer, car il y a eu des fuites
et les journalistes des chaînes d’informations principales sont déjà sur le
pont. Il faut leur donner du grain à moudre pour le JT de ce soir.

— Bon courage commandant. À tout à l’heure.

Yann détestait ces exercices pendant lesquels il fallait lâcher des


informations aux journalistes et aux téléspectateurs, mais sans trop en dire.
Comme un funambule, il fallait marcher en permanence sur la corde raide,
sans faire de faux pas pour ne pas tomber dans le vide, un vide sidéral dans
lequel tous les envoyés spéciaux s’engouffreraient sans vergogne. Le
second effet « kiss cool » consistait ensuite à aller s’expliquer auprès de ses
supérieurs hiérarchiques pour justifier ses propos face aux reporters, un vrai
boulot d’ingratitude et de solitude. Seuls les membres de l’équipe de terrain
du commandant avaient un peu de compassion pour leur chef, en attendant
que ce dernier ne leur paye une bonne mousse, accoudés à un bar pour
refaire le monde.
Chapitre XI

Strasbourg, hôtel Diva, mardi 24 mars

Daniel Zink repoussa les draps du lit, se leva et enfila un caleçon aux
couleurs vichy. Éva remonta son oreiller et s’installa confortablement, tout
en passant la main dans ses cheveux ébouriffés et malmenés par son
partenaire. Elle contemplait son amant avec admiration. Ce dernier alluma
une cigarette puis saisit la télécommande pour regarder les informations
télévisées.

— Tu es plutôt bien conservé pour un quinquagénaire !

— Ne me vieillis pas trop vite ! Je te rappelle que nous sommes encore


dans la même dizaine. Il me reste deux années avant de basculer dans le
club des jeunes seniors.

— Si tu es toujours aussi performant sexuellement, je te garderai peut-être


une place dans mon lit. Sinon, je serai dans l’obligation de me rabattre sur
un petit jeune ayant de la vigueur à revendre.

— Très chère Éva, tu veux sûrement parler d’un petit jeune fortuné, qui
puisse assouvir tes besoins viscéraux liés à ton rythme de dépenses effréné.
Mais n’oublie pas que je suis ton boss. Je fixe le montant de tes primes et je
valide également tes augmentations salariales. Si vraiment tu devenais trop
gênante ou embarrassante, je me verrais dans l’obligation de te virer. Je
détiens les rênes de cette entreprise dans laquelle tu n’es qu’une simple ­-
salariée. Certes, tu as le rôle de directrice marketing, avec un statut cadre,
mais un licenciement n’épargne malheureusement personne.

Un sourire sadique se dessina sur le visage du chef d’entreprise. Il jouissait


d’avoir les pleins pouvoirs et de faire la pluie et le beau temps dans
l’entreprise Zinkerde. Il ne pouvait se targuer d’en faire autant concernant le
domaine viticole de ses beaux-parents qui lui rendaient la vie compliquée.
Avec le soutien de son ami avocat, maître Swillus, ils avaient initié les
contours d’une OPA pour racheter les parts de la famille Boizelle, sans que
son épouse n’en soit informée.

— Ne prends pas la mouche mon amour et sers-moi une coupe de cet


excellent Dom Perignon 2009. Tu sais bien que personne ne t’arrive à la
cheville, quel que soit le challenge.

Daniel s’empara de la bouteille. Alors qu’il remplissait le calice de sa


maîtresse, il se remémora sa discussion avec son épouse, deux jours
auparavant.

— Éva, je crois que Malvina a des soupçons au sujet de notre relation.

— Qu’est-ce qui te fait dire ou penser ces idioties ?

— Lundi dernier, nous avons fêté nos vingt ans de mariage, noce de ­-
porcelaine si cela t’intéresse. Pour l’occasion, elle avait mis les petits plats
dans les grands en préparant des toasts au foie gras, elle avait concocté mon
repas préféré, un goulasch de bœuf, le tout arrosé avec un champagne de la
meilleure cuvée Boizelle.

— Jusque-là, je ne vois aucun lien avec notre aventure, juste l’histoire


singulière d’un vieux couple qui se rattache au souvenir d’une date pour ne
pas sombrer.

— Pendant le repas, elle a commencé à m’interroger à ton sujet. Elle m’a


demandé ce que tu avais de plus qu’elle physiquement et m’a fait une vraie
crise de jalousie. Je crois bien que c’est la première depuis que nous
sommes mariés.

— Ceci dit, elle a raison de se poser des questions. Je suis quand même
mieux conservée qu’elle !
— Je ne plaisante pas, Éva. Je ne sais pas comment elle peut savoir. Nous
sommes pourtant discrets. Nous changeons d’hôtel à chaque fois. Je la
soupçonne de nous avoir suivis ou pourquoi pas d’avoir embauché un ­-
détective privé. Cela devient monnaie courante afin de prendre les ­-
coupables d’adultère en flagrant délit et monnayer les clauses d’un divorce
annoncé.

— Tu sais que les bruits de couloir vont vite dans une entreprise. Il est
probable que des membres du comité de direction, désireux de nous ­-
savonner la planche, lui aient communiqué des informations à notre égard.
Que ce soit Dickerman ou Desmaeker, je n’ai aucune confiance en eux. Ils
sont capables de tout pour te voir agoniser et assister à ta décrépitude. Ces
vautours attendent que tu te ramasses. Moi aussi, par la même occasion.

— Peut-être, mais Malvina ne les côtoie pas.

— Ce n’est pas sorcier d’envoyer un mail ou un courrier à ta femme en lui


montant le bourrichon sur notre relation.

Daniel écrasa le mégot dans le cendrier et vida sa flûte de champagne.

— Je te sens stressé. Cette histoire te travaille donc tant que ça, toi, le roc
indestructible dénué de sentiments ?

— Il y a autre chose.

L’homme marqua un temps d’arrêt, bloqué dans ses pensées. Il hésitait à se


confier à Éva, mais il avait besoin de parler à quelqu’un. Il ne pouvait pas
garder ce secret pour lui, trop lourd à porter.

— Je peux te faire confiance ?

— Nous avons une liaison depuis plusieurs années et je suis un peu ta


confidente, à défaut d’être ta femme. Le rôle d’une maîtresse est de savoir
écouter son amant sans interférer dans sa vie privée. Je suis une alternative
à ton épouse. Je réalise toutes les petites gâteries qu’elle a écartées de son
catalogue, n’est-ce pas exact ?

— Si. Tu as sans doute raison.

Éva se leva à son tour et enfila une robe de chambre. Elle prit Daniel par la
main et l’invita à s’asseoir sur le lit avant de l’embrasser sur la joue en lui
caressant le front. Elle sentait le désir monter dans ses veines, les
battements de son cœur commençaient à s’affoler. Les doigts de son
partenaire glissèrent sous son peignoir pour venir caresser sa poitrine
tendue par l’excitation.

— Alors mon chéri, qu’as-tu de si important à me révéler ?

Daniel stoppa net ses gestes entreprenants.

— Après l’incendie qui s’est déclaré dans l’usine d’engrais, il y a une -­


semaine, j’ai reçu un courrier anonyme dans une enveloppe déposée à ­-
l’accueil par un coursier. Des lettres découpées dans des journaux ou
magazines ont été accolées entre elles pour former un message.

Suspendue aux paroles de son PDG, Éva était hypnotisée par cette histoire
digne d’un film d’une série noire.

— Quelle était la signification de ces mots ?

— C’était une sorte de menace qui disait :

TON HYBRIS SERA PUNI


TU VAS LE PAYER DE TA VIE
VINDICTA

— C’est abracadabrant comme histoire ! Il est indéniable que quelqu’un


cherche à te faire peur. Mais de là à passer aux actes, il y a un fossé. Tu n’as
aucune idée de la personne qui pourrait être l’auteur de cette mascarade ­-
organisée ?

— J’ai bien essayé de faire une liste de mes ennemis potentiels, mais je me
suis vite arrêté, étant donné la foultitude de noms qui sont venus ­-
s’agglutiner dans mon tableau. Il est clair que la plupart d’entre eux
souhaiteraient ma mort.

— Que signifie le mot vindicta ?

— J’ai recherché sur Internet et ce mot d’origine latine a plusieurs


significations synonymes de vengeance.

— As-tu prévenu la police ?

— Non. Notre liaison risque alors d’être révélée au grand jour. C’est ­-
l’allumette qui va faire exploser la bombe à retardement sur laquelle nos
fesses sont posées. Pour le moment, j’attends de voir comment va se ­-
dérouler la suite.

— Tu peux aussi engager un garde du corps pour te protéger. Cette lettre


aurait très bien pu être écrite par ton épouse, surtout si, comme tu le dis, elle
commence à avoir des doutes sur notre relation.

— Figure-toi que cette éventualité m’a traversé l’esprit, c’est une piste que
je vais creuser. La meilleure défense, c’est l’attaque. Si elle veut jouer à ce
petit jeu avec moi, elle est perdante d’avance. Je la connais par cœur. Elle
est hyper prévisible et trop faible de caractère, elle craquera avant de
s’effondrer en larmes comme une enfant qu’il faut consoler.

Éva se positionna debout, face à Daniel, son peignoir glissa sur le sol. Elle
plaqua son soupirant sur le lit et s’allongea langoureusement sur lui en se
trémoussant. Leurs corps se mélangèrent dans une danse improvisée aux
rythmes langoureux. Alors que le couple arrivait à l’apogée de son ballet
érotique, le téléphone de Daniel Zink se mit à vrombir sur la table de
chevet. L’appel se voulait insistant et incessant.

— Qui a le malheur de me déranger pendant mes instants d’intimité ?

Le propriétaire du mobile se leva et vérifia le nom du correspondant.


C’était sa secrétaire. Il décrocha.

— Martine, j’espère que vous avez une bonne raison pour me déranger
pendant mes exercices de renforcement musculaire ?

— Monsieur Zink, vous vous rappelez qu’un investisseur avait insisté pour
vous rencontrer personnellement. Vous m’aviez demandé de réserver une
bonne table pour le recevoir lors d’un dîner d’affaires.

— Ah oui, c’est vrai ! J’avais complètement oublié ce rendez-vous. Pour


quelle heure avez-vous réservé et dans quel établissement ?

— J’ai contacté le restaurant La Locomotive, comme vous me l’aviez


demandé. La seule date disponible dans votre agenda était ce soir, vous
avez rendez-vous à 20 h 30.

— Et quelle heure est-il ?

— Il est 19 h 30. Il ne vous reste donc qu’une heure pour vous préparer et
vous y rendre.

— Merci Martine, j’ai juste le temps de prendre une douche, d’enfiler un


costume et je file à La Locomotive. Vu la situation économique ambiante,
nous ne pouvons pas nous permettre de négliger la rentrée de capitaux ­-
extérieurs pour doper Zinkerde. Ce mécène sorti de nulle part est peut-être
un don providentiel.
Le PDG jeta son téléphone sur le matelas et se dirigea vers la salle de
bains. Cette dernière était décorée de centaines de carreaux de faïence aux
reflets bleu-azuré représentant des scènes de la Grèce antique.

— Daniel, si j’en juge ta conversation, tu vas me laisser en plan ce


soir comme une vieille chaussette trouée que personne ne veut rapiécer !

— J’ai un rendez-vous important et j’avais complètement oublié. On se


voit tout à l’heure, si tu n’es pas couchée et plongée dans ton sommeil, pour
préparer la réunion de demain matin avec les forces de vente. Il faut leur
faire une piqûre de rappel sur les hausses tarifaires et les nouveaux produits
avant notre campagne commerciale.

La voix de Daniel se tut et l’eau se mit à couler abondamment du


pommeau de douche. Eva Müler se glissa sous les draps, attrapa la
télécommande et navigua entre les chaînes de télévision. Elle porta son
attention sur l’une des chaînes du satellite qui débitait son lot
d’informations en continu.

Qui était Barbara Larvin, la femme retrouvée morte près de Nantes, dans
la forêt du Gâvre ? L’assassin l’a attachée à un tronc d’arbre avec du fil
barbelé avant de lui découper les bras et les jambes. Les membres ont ­-
ensuite été disséminés à plusieurs endroits de la forêt. C’est un retraité qui
ramassait des champignons avec son chien, qui a découvert le cadavre.
Notre envoyé spécial à Nantes a pu interviewer cet homme, Charles Lepic.
Retrouvez nos experts sur le plateau dans l’édition de 20 h. Arsène ­-
Desgranges, ancien criminologue de la DGSI, décryptera avec nous la
personnalité du tueur. Avons-nous affaire à un serial killer, quelles étaient
ses motivations ? Restez avec nous pour le savoir…

Au même moment, l’homme infidèle réapparut, serviette de bain autour de


la taille, bombant le torse avec fierté. Il sentait bon le déodorant. Une odeur
de musc, suave et animale, se répandit dans la chambre d’hôtel.
— As-tu entendu cette sordide histoire de meurtre à Nantes ?

— Non. Que s’est-il passé ?

— Le cadavre d’une femme mutilée a été retrouvé dans une forêt. ­-


L’assassin lui a ôté tous les membres. C’est horrible ! J’espère qu’elle n’a
pas souffert et qu’elle était morte avant de se faire découper en morceaux !

— C’était encore une joggeuse ?

— Je ne sais pas, ils n’ont pas mentionné ce point. Tiens, regarde, ils en
reparlent ! Attends, je monte le son.

— Commandant Jornet, pouvez-vous nous donner plus d’informations sur


l’avancée de l’enquête ?

— Nous n’avons encore aucune piste pour le moment. Nous vous ­tiendrons
informés dès que nous aurons de nouveaux indices. Mais s’il vous plaît,
laissez la police faire son travail !

— Nos envoyés spéciaux ont pu filmer le lieu où la victime, Barbara ­-


Larvin, a été retrouvée attachée à un chêne. Il y avait une inscription
gravée dans l’écorce. Pouvez-vous nous en dire plus ?

— Il y avait en effet un mot en lettres capitales gravé sur le tronc.

— Il semblerait que cette inscription soit vindicta. Pouvez-vous ­-


confirmer ?

— Effectivement.

Daniel Zink se pétrifia et son visage devint blême. Eva Müler se releva,
bouche ouverte.

— Sait-on ce que signifie le mot vindicta ?


— C’est un mot latin qui signifie vengeance ou châtiment. C’est tout ce
que je peux vous dire.

Le commandant Jornet laissa le micro et se retourna, dos aux journalistes


restés sur leur faim.

— Commandant Jornet ! Commandant Jornet !

— Eh bien, je crois que ce sera tout pour ce soir. Ici Christian Poissonnet
en direct de Nantes, à vous les studios.

Daniel Zink boutonnait sa chemise en tremblant. Il venait de recevoir un


coup de massue sur le crâne. Quel lien y avait-il entre le meurtre de Barbara
Larvin, à 900 kilomètres d’ici, et la lettre anonyme qui lui avait été envoyée
quelques jours auparavant, également signée Vindicta ? Il commençait à
douter que cette manigance soit l’œuvre de sa femme. Malvina serait
incapable de faire du mal à une mouche. Éva n’avait pas parlé depuis le
flash d’information.

— Daniel, je commence à avoir peur. Ce qui ressemblait à une mauvaise


blague se transforme en véritable cauchemar. Tu ne crois pas que tu devrais
quand même en parler aux forces de l’ordre ?

— Tu as noté le nom du gars de la police qui était interviewé ?

— Il s’appelait le commandant Jornet, je crois.

— Si jamais ça tourne mal ou si tu n’as plus de nouvelles de ma part,


contacte-le. Tu lui indiques bien que le mot vindicta apparaît aussi sur la
lettre anonyme qui m’a été envoyée. Je vais rester sur mes gardes. Mon
beau-père a offert une arme à feu à Malvina pour qu’elle puisse se défendre,
je vais la lui emprunter. On ne sait jamais dans quelle situation délicate je
peux me retrouver. De toute façon, ma femme ne s’en sert pas, elle ne verra
même pas qu’il a disparu de son sac à main.
— Es-tu sûr de vouloir aller à ce rendez-vous ce soir ?

— Le restaurant est en plein centre-ville de Strasbourg et il y a des ­-


patrouilles de police dans tous les quartiers avec le plan Vigipirate, renforcé
depuis le dernier attentat du marché de Noël. Il faut éviter de sombrer dans
la paranoïa, sinon ma vie va rapidement se transformer en enfer. Le diable
ne se cache pas à tous les coins de rue avec une faux pour me couper les
bras ou les jambes. Je t’envoie un SMS à la fin du rendez-vous. Si jamais tu
n’as rien reçu avant minuit, tu commences à t’inquiéter. C’est compris, Éva
?

— Oui Daniel, j’ai bien enregistré tes directives, comme toujours.


Embrasse-moi une dernière fois avant de partir, on ne sait jamais…

— Au moins, tu n’as pas perdu ton sens de l’humour ou alors tu lorgnes


sur ma fortune, mais je te rappelle que tu n’es pas légitime et je n’ai fait
aucun testament dans lequel tu en serais la bénéficiaire.

— De quoi parles-tu ? Imbécile !

Après une embrassade interminable avec sa favorite, qui ressemblait à s’y


méprendre à un dernier adieu, Daniel Zink quitta l’hôtel Diva et fonça vers
son destin.

Chapitre XII

Marseille, camp de Carpagène, mercredi 25 mars

Les premières lueurs de l’aube enrubannaient le camp militaire de


Carpagène de leurs traînées lumineuses. Quelques régiments de la Légion
étrangère étaient déjà à pied d’œuvre sur le terrain, les soldats embrassaient
le sol à chaque fois que leurs bras contractés, qui soutenaient leur corps,
entamaient une remontée pour achever une énième pompe. D’autres treillis
couraient en groupe en suivant le tempo d’un chant ponctué d’accords de
voix graves. Le son du « kyrie des gueux » résonnait entre les bâtiments de
la caserne :

Holà ! Marchons, les gueux,


Errant sans feu ni lieu,
Bissac et ventre creux,
Marchons, les gueux !
Kyrie, eleison,
Miserere nostri.
Bissac et ventre creux,
Aux jours calamiteux,
Bannis et malchanceux,
Marchons, les gueux !

La synchronisation des pas se voulait irréprochable. La colonne s’arrêta et


les lignes se reformèrent comme un ballet rejoué quotidiennement pour
atteindre la perfection. Tous les soldats se tenaient au garde-à-vous pour la
levée des couleurs. Le sergent de semaine portait le drapeau sur ses avant-
bras aux côtés du colonel Pierre Delacroix, képi vissé sur la tête, veste grise
ajustée et ornée de médailles illustrant ses états de service. La trompette
sonna le début du protocole. Le sergent fixa le drapeau sur le filin et ­-
remonta ce dernier jusqu’au sommet du mât blanc. Les couleurs bleu, blanc
et rouge flottaient au vent. La patrie française pouvait compter sur ces
hommes qui lui étaient dévoués, corps et âme. Le clairon accompagna de
nouveau la cérémonie officielle avec un son mélancolique. Seuls deux ­-
militaires manquaient à cette levée des couleurs : l’adjudant-chef Bertrand
Duclon et le soldat José Santos.

À l’écart des troupes, dans un bâtiment hébergeant des ponts flottants


destinés au Génie militaire, le sous-officier se dressa face à la recrue Santos,
le visage à cinq centimètres du sien. Le jeune homme se tenait mains ­-
derrière le dos, tête relevée, regard droit devant, sans broncher. Son
supérieur lui tourna autour comme un chien cherchant un angle d’attaque. Il
se demandait encore comment il allait manœuvrer pour faire avouer à son
souffre-­douleur, l’incident de la semaine dernière qui lui avait coûté une
cicatrice sur le front. Duclon dégaina dans une libre improvisation :

— Vous voyez cette marque sur mon front, soldat Santos !

— Oui, mon adjudant-chef.

— Vous savez comment elle a été provoquée ?

— Non, mon adjudant-chef.

— Vous vous foutez de ma gueule, soldat Santos ! Où étiez-vous mardi


dernier 17 mars vers 19 heures ?

— Je ne sais plus mon adjudant-chef, ça remonte à une semaine. En ­-


général, à cette heure-ci, s’il n’y a pas d’exercices de terrain, je suis sous la
douche.

— Tu me prends pour un lapin de six semaines ? Cette pierre est venue


seule me percuter le front peut-être ! Tu m’en veux depuis le début, tu as
décidé de m’emmerder jusqu’au bout, n’est-ce pas ? C’est mal me connaître
jeune homme. J’en ai fait plier des plus récalcitrants que toi. Ici, j’ai une
réputation de sale gueule de con, je m’efforce de travailler mon image si tu
vois ce que je veux dire.

— Je vous jure que je n’ai rien fait, adjudant-chef !

Bertrand Duclon saisit une tige de bambou rigide, posée sur un bidon
d’huile. Il la fit claquer sur son pantalon de treillis.

— Tu veux savoir comment je mate les jeunes blancs-becs de ta trempe ?


Tends tes mains, la paume vers le bas.
— Qu’est-ce que vous allez me faire ? Vous n’avez pas le droit !

— Ici j’ai tous les droits, tu entends ! Tous les droits ! Je fais la pluie et le
beau temps. Mon rôle est de vous éduquer, quels que soient les moyens
utilisés. En temps de guerre, nous devons user de tous les moyens pour faire
parler nos ennemis. C’était le cas en Afrique durant les derniers conflits
auxquels j’ai participé. Dans la situation inverse, si un soldat de notre ­-
régiment se fait capturer, il ne doit en aucun cas divulguer d’informations
pouvant mettre en péril la mission et la vie de ses camarades, même sous la
torture. Je vais donc tester ta capacité à garder un secret et ta résistance à la
douleur. Tends tes mains, je t’ai dit !

José Santos allongea les doigts, tout hésitant. Il appréhendait l’acte à venir
de ce cinglé d’adjudant-chef. Un sifflement vif trancha les airs et
l’extrémité du bambou vint fouetter les ongles du soldat, qui hurla sous
l’effet de la douleur. La couleur rose de la peau vira au violacé.

— Remercie ton adjudant-chef pour t’enseigner rigueur et discipline. Je


n’ai rien entendu ?

— Mer…ci, mon adjudant-chef.

— Plus fort !

— Merci, mon adjudant-chef !

— Je te le répète une dernière fois, est-ce toi qui m’as envoyé une pierre
dans le front sur la plage des calanques ?

— Non, mon adjudant-chef.

— Je vois que monsieur a des prédispositions pour contenir sa souffrance.


En place pour cent pompes, soldat Santos, et que ça saute !
José se mit en position, les doigts encore souffrants, mais il ne bronchait
pas. Il commença sa punition en suivant le rythme imposé par l’adjudant-
chef. Dans un geste vif, la baguette de bambou vint lacérer l’oreille droite
du jeune militaire. Ce dernier s’écroula sur le sol. Le sous-officier en furie
lui fouetta violemment le dos à de multiples reprises. La tige fine ­laissait
des traces sur la peau malmenée du bidasse dont les gouttes de sang ­-
collaient au tissu de son maillot de corps.

— Pitié mon adjudant-chef ! Pitié ! Je vous jure que je n’ai rien fait !

La sonnerie du téléphone vint sauver le calvaire de Santos.

— Adjudant-chef Duclon, j’écoute ?

— Votre fille est arrivée à l’accueil.

— J’arrive. Faites-la patienter cinq minutes.

Rien que le fait de savoir que Tamara était dans l’enceinte de la caserne fit
redescendre la pression et calma les ardeurs belliqueuses du tortionnaire.

— C’est bon pour cette fois Santos. Tu peux te relever. Sache que je n’en
ai pas terminé avec toi tant que cette affaire n’aura pas été élucidée. ­-
Rompez, nom de Dieu ! Au pas de course !

Sans demander son reste, le soldat se sauva des griffes de son supérieur
hiérarchique. Ce dernier s’épongea le visage et se désaltéra. Il reposa son
fleuret naturel et alla chercher sa fille qu’il n’avait pas revue depuis ­-
plusieurs années. Qu’allaient-ils pouvoir se dire ? Est-ce que Tamara lui en
voulait toujours depuis le suicide de Martine ? Sans aucun doute. Chassant
ses pensées négatives, Bertrand s’aspergea de déodorant à bas prix et se
rendit à l’accueil, situé dans un bâtiment opposé. En traversant la cour, il
jeta un œil sur les soldats qui s’affairaient à astiquer leurs armes. Il aimait
par-dessus tout le moment de la vérification de la bonne propreté du canon.
Pas une poussière ne devait traîner dans le tube fileté, sous peine de
recommencer un nettoyage de haute précision à l’aide d’un chiffon calibré
enroulé autour de la baguette prévue à cet effet. Les traits sadiques de
l’adjudant-chef se révélaient à chacun de ces exercices répétitifs. Au début,
les soldats trouvaient cela amusant, mais après une journée exténuante
physiquement, ce jeu n’avait plus la même saveur, surtout lorsqu’un
supérieur maboul vous hurlait dessus à chaque contrôle de la propreté de
votre Famas, inventant même des poussières dans les stries du canon
directement sorties de son imaginaire.

Tamara attendait patiemment sur une chaise qu’on vienne la chercher. Au


premier abord, Bertrand Duclon ne la reconnut pas. Sa fille était amaigrie,
les cheveux courts à la garçonne, des vêtements kaki sur le dos. Des ­-
piercings au niveau des sourcils venaient dénaturer ce visage fin aux traits
asiatiques.

— Bonjour jeune fille, vous venez vous engager dans la Légion


étrangère ?

— Très drôle ta blague, Bertrand ! Je vois que ton sens de l’humour n’a
pas évolué depuis le temps.

— C’est bon, ça va. Suis-moi dans mon bureau, on pourra discuter plus
tranquillement.

En traversant les couloirs, Tamara et son parâtre croisèrent le soldat ­-


Santos. Il baissait la tête et longeait les murs, mais cela ne suffit pas pour
éviter l’interpellation tant redoutée de son chef.

— Alors moins que rien, vous avez pansé vos blessures ?

— Oui, mon adjudant-chef.

Le sous-officier lui envoya une tapette sur l’oreille qui eut pour effet de
raviver la douleur de la blessure provoquée par la tige de bambou.

— Vous me faites mal, mon adjudant-chef.

— Papa ! Arrête ! Il ne t’a rien fait, ce pauvre garçon !

— Tamara, ne te mêle pas de cela, s’il te plaît ! Ici, nous sommes dans un
camp militaire avec ses lois et ses règles. Ceux qui ne les respectent pas en
payent le tribut. Il a signé, c’est pour en chier, comme on dit vulgairement
dans la boutique. C’est comme cela que l’on forme des combattants
infaillibles et disciplinés pour venir gonfler les rangs des troupes d’élite.

— Il y a des limites à la connerie tout de même. Un peu de mansuétude à


son égard ne fera pas de mal.

— Barre-toi Santos ! Tu as de la chance, c’est la deuxième fois que ma


fille te sauve malgré elle, mais ce n’est que partie remise.

— Ta fille adoptive s’il te plaît. Moi, je ne t’ai pas choisi, contrairement à


toi.

— Suis-moi au lieu de jouer sur les mots. On va discuter de tout cela dans
mon bureau comme une famille soudée, en souvenir du bon vieux temps.

Les regards de José et de Tamara se croisèrent. Elle décela de la tristesse,


presque de l’agonie, dans ce faciès d’adolescent qui découvrait le monde
rude et cruel de l’armée. Tamara eut de la compassion pour lui. Elle aurait
souhaité le secourir, l’extirper de ce carcan, mais elle se sentait impuissante.
Tous les deux partageaient les mêmes sensations de solitude et d’isolement.
Leurs mains ne demandaient qu’à se toucher, s’interconnecter pour que le
courant de la liberté passe entre leurs âmes égarées. Une larme furtive coula
le long de la joue du jeune soldat puis vint s’écraser sur le carrelage comme
une bombe qu’on largue sur des civils innocents. L’injustice et la cruauté
faisaient malheureusement étalage de leurs palettes de couleur rouge sang,
comme un artiste qui se sculpterait le corps avec un scalpel. La douleur du
monde se croisait à tous les carrefours et se lisait sur les visages des ­-
malheureux qui en payaient le prix fort, quand ils n’y laissaient pas leur vie.
Tamara avait trouvé refuge dans la drogue pour faire illusion et oublier ses
maux qui resurgissaient durant les nuits maculées de cauchemars
anxiogènes, sans doute des résurgences de son passé, des images perdues
dans les méandres de ses souvenirs enfouis.

— Je te sers un café ?

— Oui. Noir. Sans sucre.

Tamara inspectait le bureau dans lequel elle avait été conviée. Une carte du
monde, accrochée au mur, était mitraillée de petites épingles. Elle identifiait
tous les endroits où Bertrand Duclon avait servi l’armée française. Çà et là,
des photos de gradés en tenue de gala, des parachutistes portant le béret
rouge, des légionnaires au képi vert, et des avions ou hélicoptères de
combat en vol stationnaire. On ne pouvait s’y méprendre, nous étions bien
dans le bureau d’un adjudant-chef du premier régiment de la Légion
étrangère. Mais Tamara ne devait pas oublier l’objectif de sa mission :
trouver le dossier que lui réclamait le mystérieux inconnu portant le prénom
d’Étienne.

— Comment s’appelle le jeune homme que nous avons croisé dans les
couloirs ?

— Qu’est-ce que ça peut faire ? Tu ne le reverras jamais.

— Parfois, le destin nous réserve des surprises. Ne jamais dire jamais !

— Parle-moi plutôt de toi. Qu’est-ce que tu deviens ? Et pourquoi ­refais-tu


irruption subitement alors que tu ne m’adressais plus la parole depuis le
malheureux incident qui a eu raison de Martine ? Paix à son âme.
— Tu appelles cela un incident ! Elle s’est pendue, Bertrand ! Tu l’as
laissée mourir à petit feu, trop absorbé par tes occupations professionnelles.
Tu ne lui as jamais donné de preuves d’amour ni même un soupçon
d’affection, comme pour moi d’ailleurs.

— On a déjà débattu de tout cela juste après le drame. Tu préfères le mot


drame sans doute, plus approprié qu’incident, je présume. Je ne veux pas
que l’on déterre ces vieux souvenirs, sinon nous allons nous déchirer de
nouveau.

— Tu as raison.

Pour une fois, les paroles de Bertrand avaient un soupçon de bon sens.

Tamara but une gorgée de café. Il était fort et amer, comme le caractère de
son père.

— Je suis en licence d’arts plastiques et sciences de l’art à l’université


d’Aix-Marseille, au cas où tu aurais oublié ce détail. J’ai trouvé un
appartement avec une copine, mais les fins de mois sont difficiles pour
joindre les deux bouts.

— Je m’en suis rendu compte, étant donné le nombre de fois où tu me


sollicites pour que je vienne à ton secours financièrement. C’est pour cela
que tu es ici, n’est-ce pas ? Tu as encore besoin d’argent ? Je ne suis pas une
vache à lait, ma belle ! Tu ne peux pas me solliciter à outrance, car la source
pécuniaire va très vite se tarir.

— Tu te méprends totalement papa, ou plutôt devrais-je dire Bertrand. Je


suis ici car je veux retrouver mes parents biologiques, retracer mes origines
cambodgiennes, découvrir ce pays duquel j’ai été extirpée à l’âge de 2 ans.

— D’où te vient cette lubie soudaine ?


— J’ai 22 ans. C’est l’âge où l’on cherche des vérités, où l’on remet en
question son éducation. Je veux rencontrer mes vrais parents avant qu’ils ne
décèdent. Il est peut-être déjà trop tard ! Toi seul peux m’aider.

— OK. Je vais t’expliquer pourquoi et comment, avec Martine nous


sommes allés te chercher dans cet orphelinat alors que tu avais été ­-
abandonnée dans un temple bouddhiste.

Le briscard récupéra une clé au fond d’un bocal dans lequel bullaient des
crayons et des trombones. Il se leva et alla ouvrir un secrétaire. Plusieurs
dossiers étaient suspendus sur des rails, chacun d’entre eux étant identifié
par une annotation sur un intercalaire. « La rigueur militaire », pensa ­-
Tamara. Après avoir écarté les premiers documents, Bertrand sortit
victorieusement une chemise de couleur pourpre. Il laissa la porte
coulissante du secrétaire ouverte et revint à sa place. Il étala des feuilles et
des plans sur son bureau puis leva la tête. Ses yeux d’un bleu translucide
fixèrent Tamara.

— Maintenant petite, l’instant est grave et solennel ! D’où viens-tu et qui


es-tu réellement ? Accroche-toi à ta chaise, tu vas pénétrer dans le
labyrinthe des mystères de ton passé.

Des frissons parcoururent le corps de la jeune femme. C’était la première


fois que Bertrand allait lui parler de son passé. Ce prétexte, en vue de
récupérer un dossier pour Étienne, illumina soudain son existence.
L’excitation était à son comble. Qui était-elle vraiment ? Quel rang avaient
ses ­parents dans la société cambodgienne ? Autant de questions que Tamara
s’était posées maintes et maintes fois en s’endormant après avoir inhalé un
rail de cocaïne. Aujourd’hui, à cause de, ou grâce à cet Étienne, elle pouvait
enfin accéder à la vérité, sa vérité.

— Tu t’appelles Chanthou Sâr, fille de Saloth Sâr. Ce nom te dit quelque


chose ?
— Non.

— Saloth Sâr est issu du peuple sino-khmer. Il est né en 1925, alors que le
Cambodge appartenait encore à l’ancienne Indochine française. La ­colonie
comprenait les trois pays que sont le Vietnam, le Laos et le Cambodge. En
1863, le roi Norodom avait signé un contrat avec notre État pour y établir
un protectorat et l’intégrer à notre empire colonial. En 1904, le souverain ­-
décède et laisse la place à l’un de ses oncles, le prince Sisowath. Il
travaillera de concert avec Paul Doumer, le gouverneur général de
l’Indochine, afin de moderniser la colonie. En 1927, Sisowath meurt et est
remplacé par son fils aîné qui s’appelle Monivong. Alors que le Cambodge
continue son développement économique avec la création de routes et
d’hôpitaux, des cadres locaux sont formés malgré le modeste système
d’éducation. Mais les Vietnamiens sont omniprésents dans les
administrations comme la justice, les douanes ou les services du
gouvernement. La Seconde Guerre mondiale fera voler en éclat le
protectorat français, du fait notamment d’offensives japonaises. Après une
période tumultueuse, entre négociations et accords, le nouveau leader du
pays, Sihanouk, proclame l’indépendance du pays en octobre 1953. Les
accords de Genève prévoient également des élections libres qui verront la
victoire d’un nouveau parti politique appelé le Sangkum.

L’adjudant-chef reprit sa respiration. Il s’improvisait professeur d’histoire-


géographie, et cela ne lui déplaisait pas.

— Reprenons. En 1955, le Sangkum obtient une large majorité aux ­-


élections. Sihanouk devient chef d’État cinq ans plus tard et prend la place
de son père Suramarit qui occupait cette fonction depuis les accords de
Genève. Ce dernier va mettre en place une politique de développement
communautaire dans les campagnes avec un axe fort sur l’enseignement. La
politique étrangère du Cambodge était alors basée sur la neutralité. Mais ce
principe avait ses limites. La présence, de plus en plus prononcée, des États-
Unis chez ses voisins ennemis vietnamiens et thaïlandais ne favorisait pas
les relations internes. La junte communiste nord-vietnamienne avait profité
de la guerre civile qui sévissait dans son pays pour occuper les provinces
orientales du Cambodge. Pendant ce temps, le parti Sangkum basculait ­-
lentement vers une idéologie de droite en totale contradiction avec
l’orientation annoncée initialement. Trois leaders de la gauche légale en
profitèrent pour créer un groupuscule communiste clandestin.

Bertrand Duclon saisit sa bouteille d’eau minérale et but gloutonnement


plusieurs gorgées.

— Un peu d’eau Tamara ?

— Non merci. Continue. C’est passionnant.

— Sihanouk commence à se retrouver isolé. Il rompt les relations


diplomatiques avec le Sud-Vietnam, la Thaïlande et leur allié, les États-
Unis. Les Viêt-Cong du Sud-Vietnam, partisans du FNL, sont reconnus
officiellement par Sihanouk comme représentants authentiques de leur pays.
Il déclare la guerre aux communistes, dont le parti khmer, le PCK, qui
commence à prendre de l’ampleur. En 1969, les Américains entrent dans les
zones du Cambodge qui sont contrôlées par les communistes vietnamiens.
Sihanouk ferme les yeux sur ces manœuvres militaires et la droite radicale
en profite pour chercher une alliance de poids auprès de l’oncle Sam. Alors
que le représentant légal du Cambodge s’exile en France pour une cure
médicale, il est renversé du pouvoir en 1970. Le général Lon Nol et le
prince Sirik Matak prennent les commandes du Cambodge en affirmant
leurs convictions antivietnamiennes. C’est la fin du régime monarchique.
Le pays est rebaptisé République khmère. En avril 1970, les États-Unis ont
la voie libre grâce au nouveau pouvoir cambodgien. Avec le Sud-Vietnam,
ils lancent une offensive de grande ampleur pour traquer les communistes
repliés ­massivement sur Hanoï. La guerre du Vietnam s’étend au Cambodge
et le président américain Richard Nixon envoie secrètement des B-52 qui
largueront près de trois millions de bombes sur le pays, un véritable
carnage.

— C’est horrible comme histoire !

— Ce n’est pas une histoire, c’est l’Histoire avec un grand « H ».

— Je ne comprends toujours pas d’où je viens et pourquoi je m’appelle


Chanthou Sâr. Qui était mon père, ce Saloth Sâr ?

— Un peu de patience Tamara. J’y viens. Tu veux un autre café ?

— Non merci. Accouche, s’il te plaît, tu joues avec mes nerfs !

— Avec l’aide des Nord-Vietnamiens, la guérilla communiste s’intensifie


au Cambodge. On appelle ses membres les Khmers rouges. À leur tête, se
distinguent deux hommes : Ieng Sary et Pol Pot. Sentant le vent tourner,
Sihanouk décide de s’allier aux communistes en 1970. Avec le soutien de la
Chine, il s’installe à Pékin pour créer le FUNK. Rien à voir avec le style de
musique, il s’agit du Front uni national de Kampuchea, Kampuchea étant la
traduction du Cambodge. Les paysans fuient alors les zones de combat ­-
situées dans les campagnes pour migrer vers la capitale Phnom Penh,
dirigée par l’armée de Lon Nol. Le 1er janvier 1975, les Khmers rouges
prennent la ville d’assaut et renversent le gouvernement de l’époque.
Durant les quatre années suivantes, jusqu’en 1979, les Khmers rouges, sous
le ­commandement de Pol Pot, vont se livrer à un véritable nettoyage
ethnique, religieux et politique. Le génocide cambodgien a fait environ 1,7
million de victimes, soit 21% de la population actuelle.

La porte du bureau de Bertrand Duclon s’ouvrit subitement, ce qui suscita


son étonnement.

— Colonel Delacroix ?
L’adjudant-chef se mit aussitôt au garde-à-vous devant son officier.

— Adjudant-chef Duclon, venez cinq minutes dans mon bureau. J’ai ­-


besoin de m’entretenir avec vous concernant un sujet brûlant que vous ne
cessez d’attiser.

— Mais je suis avec ma fille, mon colonel. Nous ne nous sommes pas vus
depuis le décès de mon épouse. Je lui explique l’histoire de son pays
d’origine, le Cambodge. C’est l’âge auquel les questions commencent à
titiller l’esprit.

— José Santos est allé se faire soigner à l’infirmerie. Il a visiblement été


victime de coups de baguette sur les doigts, à l’oreille et dans le dos. Je
vous fais un dessin ?

— Non. J’ai compris. Je vous suis.

Alors que les deux hommes disparurent dans le couloir, Tamara se leva
pour aller fouiller dans le secrétaire. Elle devait mettre la main sur ce ­-
fameux dossier, mais comment le reconnaître ? Elle éplucha rapidement les
inscriptions sur les marque-pages : factures, soldes, budgets, maintenance…
Son regard se figea sur un dossier estampillé « secret défense ». Elle était
sur ses gardes. Son père ou le colonel pouvaient réapparaître à tout moment
dans la pièce. Le porte-vues était désespérément vide et son contenu
déplacé ailleurs.

— Merde ! Fais chier ! jura la jeune femme.

Elle scruta de nouveau la pièce avec attention. Un trousseau de clés ­-


reposait sur le coin du secrétaire. S’en saisissant, Tamara essaya chacune
des clés dans la serrure de la porte du bureau de l’adjudant-chef. Deux
d’entre elles correspondaient parfaitement, la clé principale et son double. «
Pas très judicieux de laisser deux clés identiques ensemble », pensa la jeune
femme. Elle détacha l’une d’entre elles et la glissa dans sa poche. Étant
donné le nombre important de clés fixées sur l’anneau, Bertrand ne
remarquerait sûrement pas la disparition de l’une d’entre elles, encore
moins d’un double. Soudain, des bruits de pas se firent entendre dans le
couloir. Subrep­ticement, Tamara remit le trousseau à sa place et eut le
temps de regagner sa chaise, un peu essoufflée. L’adjudant-chef revint à son
bureau, le regard sombre et interrogateur.

— Que se passe-t-il Tamara, tu as les joues toutes rouges ?

— C’est sans doute à cause des Khmers rouges, ils ont déteint sur moi.

— Tu ne crois pas si bien dire.

— Pourquoi ?

— Tu te souviens de leur chef, le dénommé Pol Pot.

— Oui.

— Eh bien, son vrai nom est Saloth Sâr.

Tamara resta subjuguée. Les bras lui en tombèrent. Elle ne savait plus si
elle vivait dans le présent ou dans un film d’horreur sordide.

— Tu viens de m’avouer que je suis la fille de Pol Pot ?

— C’est bien cela.

— Mais comment est-ce possible ?

— Ton père est né le 19 mai 1925 dans la province cambodgienne de


Kampong Thom. Il a fait une partie de ses études en France et est même allé
sur les bancs de la Sorbonne. C’est à cette époque qu’il a fréquenté les
groupes d’idéologie communiste, disons marxiste. Il y a rencontré les futurs
cadres des Khmers rouges et même l’avocat, maître Jacques Vergès, qui fut
le seul à défendre leur cause. Je te passe les détails de son ascension
politique et de ses années noires pendant le génocide cambodgien. Il est
condamné le 25 juillet 1997 pour trahison et assigné à résidence surveillée à
perpétuité. On peut dire qu’il s’en est bien sorti, étant donné les actes
d’horreurs qu’il a laissés derrière lui. Ton père biologique est mort le 15
avril 1998 d’une crise cardiaque, selon la version officielle, mais une zone
d’ombre entoure la mort de Pol Pot et les supputations des journalistes y
sont allées bon train.

— Si mes calculs sont exacts, j’ai aujourd’hui 22 ans, car née en 1996. Je
suis donc venue au monde deux ans avant la mort de mon père. Je suis le
fruit du diable !

— Tu es le fruit d’une union entre Pol Pot, alors âgé de 71 ans, et une
jeune femme qui avait juste 20 ans en 1996.

— Je comprends pourquoi ma mère légitime a voulu m’abandonner.


Comment pouvait-elle garder et élever la fille d’un monstre qui a tué des
milliers de victimes dans son propre pays ? Est-on sûr que je suis bien la
descendance de Pol Pot ?

— Il y avait une lettre, cachée dans tes langes lorsque tu as été trouvée.
Elle expliquait comment tu étais venue au monde et dans quelles
conditions. Je n’ai pas vu l’original, mais je sais qu’à la fin, ta maman avait
écrit : « merci de veiller sur Chanthou ». Lorsque Sœur Bénédicte t’a
recueillie dans un panier posé à l’entrée d’un temple bouddhiste, elle a pris
connaissance de la lettre et est aussitôt entrée en liaison avec l’ambassade
de France à Phnom Penh, qui elle-même a contacté le ministre de la
Défense. En redescendant les différents niveaux hiérarchiques, la mission
est arrivée sur mon bureau. Je devais te récupérer et te ramener en France
pour te protéger. Lorsque j’ai évoqué le sujet avec ­Martine, cette dernière
était enjouée à l’idée d’adopter une petite Cambodgienne.
— Tu m’as donc adoptée par devoir, et non par amour ?

— Au début, oui, je l’avoue. Mais quand j’ai vu ta petite frimousse, je suis


tombé sous le charme de l’enfant de 2 ans que tu étais. Ne me fais pas de
procès d’intention, s’il te plaît ! Quand nous étions dans l’orphelinat, je me
rappelle qu’il y avait une autre jeune femme très discrète, originaire de l’est
de la France, qui s’appelait Malvina. J’ai retenu son prénom, car il n’était
pas courant. Elle était d’une douceur extrême et s’était littéralement prise
d’affection pour toi. Malheureusement pour elle, étant donné la situation
géopolitique du Cambodge et la mission qui m’incombait dans le cadre de
mes fonctions, nous avons eu la primeur de devenir tes parents adoptifs.
Malvina est retournée en France sans avoir pris de décision définitive sur
l’acte de l’adoption. Elle devait valider certains points avec son époux, qui,
selon ses propos, n’était pas vraiment favorable.

— N’importe qui aurait pu écrire une lettre en prétextant être la maîtresse


d’un tyran, ayant donné naissance à une fille.

— On a demandé au gouvernement cambodgien de pouvoir réaliser des


tests ADN. Le problème est que le corps de Pol Pot a été incinéré
rapidement. Il reste donc un doute quant à l’identité du cadavre qui a été
brûlé. La communauté internationale avait demandé qu’une autopsie
indépendante soit réalisée, mais ils n’en ont pas eu le temps. En tout cas,
ton père n’aura jamais payé le prix de ses crimes.

Tamara cherchait une balise à laquelle se raccrocher, car elle dérivait en


plein océan, balancée entre des creux de dix mètres dont chaque vague ­-
venait la fouetter en plein visage. Le dossier secret réclamé par Étienne
n’avait plus aucune importance à ses yeux. Ses priorités venaient de ­-
changer. Le prétexte de vouloir retourner au Cambodge pour retrouver sa
mère prenait désormais tout son sens. Elle avait besoin de savoir, de
connaître la vérité. Était-elle réellement Chanthou Sâr, fille de Saloth Sâr,
dit Pol Pot, l’un des plus grands meurtriers du XXᵉ siècle, auteur de l’un des
plus importants génocides ?

— As-tu toujours envie de retourner dans ton pays natal ?

— Plus que jamais !

— Alors un conseil d’ami : au Cambodge, présente-toi toujours en tant que


Tamara Duclon. Si jamais tu évoques le nom de Sâr, je ne donne pas cher de
ta peau. Tu risques d’être lynchée sur la place publique.

— Comment vais-je faire pour retrouver ma vraie maman ?

— Je peux te donner les coordonnées de l’orphelinat. Il se situe dans le


village de Koh Pen, à quelques kilomètres de Kampong Cham. Je crains
que Sœur Bénédicte ne soit décédée depuis ces vingt-deux années écoulées.
Tu trouveras sûrement quelqu’un qui a été mis dans la confidence. Au pire,
tu peux te rapprocher de ta demi-sœur.

— Ma demi-sœur ?

— Ton père a eu une fille de son mariage avec Mea Son. Elle avait 12 ans
en avril 1998, lorsque Pol Pot a été incinéré. Elle s’appelait Mea Sith, mais
a changé de nom pour devenir Sar Patchata. À l’époque, la pauvre fillette a
été exhibée devant les journalistes comme une bête de foire. La dernière
fois que nous avons eu de ses nouvelles, elle avait été placée dans un lycée
à Sisophon. Depuis, j’ai lu dans la presse qu’elle y a rencontré son alter ego.
Sar Patchata s’est mariée à Sy Vicheka le 16 mars 2014 dans ce que les
journaux ont titré : « les noces de la honte ». Elle porte le lourd et triste
héritage de son père. Alors, si tu ne veux pas que ton passé resurgisse
comme un boomerang en pleine figure, je te conseille de rester en France et
de t’en tenir à mes explications.

Tamara se leva sans dire un mot. Elle restait intimement convaincue


qu’elle devait se rendre au Cambodge pour connaître la vérité et vérifier les
dires de Bertrand en qui elle n’avait aucune confiance. En une heure, ses
convictions et ses croyances s’étaient effondrées comme un château de
cartes. Elle n’était pas celle qu’elle pensait être et n’aurait imaginé pire
scénario quant à ses véritables origines.

Bertrand la regarda s’éloigner, avec la satisfaction du devoir accompli. Il


savait qu’il venait de mettre à mal sa fille adoptive, mais il n’avait pas le
choix. Il répétait souvent cette citation allemande qui lui trottait dans la tête
à cet instant précis : « Qui cherche l’article Vérité ne doit pas emprunter le
dictionnaire du Diable ! »

En prenant la direction de la sortie, Tamara recroisa la route de José. Tous


deux erraient comme des âmes en peine. La jeune femme lui saisit le bras et
lui susurra dans l’oreille :

— Écoute-moi José. Si tu as besoin d’aide ou si tu veux quelqu’un avec


qui parler, appelle-moi.

Elle sortit un stylo-bille de son sac à bandoulière, prit la main de cette


victime innocente et nota son numéro de portable dans sa paume. Tamara,
toujours guidée par ses pulsions, lui déposa un baiser sur la joue. Elle venait
de trouver la balise à laquelle se raccrocher. Le soldat resta stupéfait et ne
sut comment réagir devant cet élan d’affection improbable. L’espoir et le
bonheur venaient de resurgir pour éclairer sa vie.

Chapitre XIII

Nantes, parc de Procé, mercredi 25 mars, 10 h 30

Les oiseaux virevoltaient d’arbre en arbre et fêtaient le printemps de leur


sifflement guilleret. Dans l’une des rues bordant le parc de Procé, les
gyrophares bleutés tournoyaient inlassablement. L’accès à cet espace de
verdure avait été consigné et les policiers ordonnaient aux joggeurs et aux
familles de s’abstenir d’y entrer. L’eau stagnait dans les petits étangs
alimentés par la Chézine. La rivière se frayait un chemin dans ce poumon
vert urbain, avant de traverser la ville de Nantes pour se jeter dans la Loire,
près du pont Anne-de-Bretagne. Perthuis était déjà sur site, mal coiffé, mal
rasé. Il avait sa tête des mauvais jours, les traits tirés par le manque de
sommeil récurrent. Il se tenait près d’un bassin rectangulaire qui ressemblait
à un lavoir ou une fontaine. Cette partie avait été délimitée par une bande
signalétique jaune indiquant la mention « police - zone interdite ». Trois
statues dominaient le réceptacle en calcaire dans lequel flottait un corps.

— Salut Perthuis. À quoi correspondent ces sculptures qui te laissent si


pensif ?

— Bonjour commandant. Ce sont des allégories censées représenter la


mer, la Loire et le lac de Grand-Lieu.

— Intéressant. Et le cadavre qui s’offre une petite baignade, nu dans la


fontaine, qui est-ce ?

— On ne sait pas encore. On recherche toujours sa tête.

— Sa tête ?

— Oui. Il a été décapité.

— Nom de Dieu ! Ça ressemble étrangement au mode opératoire utilisé


pour Barbara Larvin.

— C’est exactement ce que je me suis dit en découvrant cette scène. Si le


responsable de ces deux meurtres est la même et unique personne, nous
voilà dans de beaux draps ! Je vois déjà les titres dans les journaux de ­-
demain : « un tueur en série sévit dans la ville de Nantes ! »
— Ne nous alarmons pas. Rien ne permet de lier les deux enquêtes pour
l’instant. On va déjà retrouver la caboche du macchabée et ensuite, on ­-
essaiera de l’identifier. Après, et seulement après, nous pourrons en tirer les
premières conclusions.

— Et concernant Barbara Larvin, avons-nous de nouveaux indices ?

— Non. Aucune trace ADN identifiée sur le cadavre et le portrait-robot n’a


rien donné de concret. Le tueur devait porter des gants en latex et les
légistes ont décelé la présence d’un antiseptique puissant sur la peau de
Barbara. Normalement, ce produit se dilue avec une forte quantité d’eau,
mais dans notre cas, il était quasiment pur, comme pour effacer toute trace
d’empreintes ou pour faire souffrir la victime plus longtemps. Le produit
utilisé est fabriqué en France, par une entreprise du nom de Zinkerde, dont
le siège est basé à Strasbourg. Le cœur de métier de cette société concerne
les engrais chimiques, mais pour faire face à la concurrence, ils se sont ­-
diversifiés dans les antiseptiques et autres dérivés du même acabit.

— Commandant, commandant ! On a retrouvé la tête du cadavre.

Le commandant Jornet et le lieutenant Perthuis suivirent Boilart qui ­-


avançait au pas de course. Il stoppa devant un kiosque circulaire aux parois
vitrées dont la toiture en ardoise rappelait un chapeau melon. Le policier
leva les yeux vers le haut du mât qui surplombait la structure. Une tête ­-
humaine était vissée sur l’antenne, comme un trophée exhibé devant la ­-
population en signe de représailles.

Un technicien de la police scientifique arriva avec une échelle qu’il ­-


déploya et appuya sur le rebord de la coupole. Il escalada les barreaux, un
appareil photo dans la main droite. Une fois sur son perchoir, il zooma et
mitrailla la pièce à conviction. Son travail accompli, il redescendit et leur
montra les clichés. Ils firent un gros plan sur le regard inexpressif de la
victime, un visage de cire, comme ceux exposés au musée de madame ­-
Tussauds à Londres ou au musée Grévin à Paris. Une inscription au feutre
noir ornait le front du défunt d’une tempe à l’autre. Le mot tant redouté par
les policiers vint les percuter de plein fouet : vindicta.

— On a notre réponse, Perthuis. L’auteur de ce crime est celui qui a ­-


démembré Barbara. Il a un goût prononcé pour les puzzles humains. Nous
devons identifier cette victime au plus vite avant qu’un troisième cadavre ne
vienne entacher cette enquête déjà suffisamment compliquée à mener. ­-
Envoyez les photos au fichier central, recoupez avec les techniciens en
identification criminelle pour analyser les empreintes du reste du corps qui
barbote dans la fontaine. Au fait, qui a découvert le corps ?

— Un agent d’entretien de la ville de Nantes qui ramassait les feuilles dans


le parc. Il a été auditionné, mais rien de sensationnel. Le gars est un peu
choqué, mais une cellule psychologique l’a pris en charge.

— Il y a forcément un lien entre cette nouvelle victime et Barbara Larvin.


En tout cas, la signature reste la même. Ce mot vindicta a forcément une
explication rationnelle au-delà de sa définition de la vengeance.
Malheureusement, son origine nous échappe pour le moment. Les
journalistes ne vont pas tarder à rappliquer. Perthuis, tu les fais patienter et
interdiction de ­s’approcher de la scène du crime.

Miroslav Markovic arriva en courant, tout essoufflé.

— Qu’est-ce qui t’arrive mon gaillard ? Le Serbe manque cruellement


d’entraînement semble-t-il. Il va falloir y remédier.

— Chef… chef… je reprends ma respiration… on a l’identité du type qui a


perdu la tête. Ses vêtements ont été retrouvés dans une poubelle du parc. Sa
carte d’identité était glissée dans la poche intérieure de sa veste.

— Grouille-toi Markovic, tu reprendras ton souffle plus tard. Qui est-ce ?


— Il s’appelle Nicolas Delatre. On a lancé une recherche concernant tous
les Nicolas Delatre habitant Nantes ou la région, et pas d’erreur possible, il
n’y en a qu’un. Il est propriétaire d’une pharmacie sur Saint-Sébastien-sur-
Loire : 43 ans, célibataire, pas d’enfant.

— Pharmacie. Recherche en laboratoire. Médecine. On tient un truc. Je ne


sais pas quoi, mais j’ai une intuition. Quel cursus estudiantin a-t-il suivi ?

— Boilart vient juste de vérifier. Il était dans la même promotion


universitaire que Barbara Larvin, en faculté de médecine à Nantes.

— Trouvez-moi la liste complète de tous les étudiants de cette promotion


et vérifiez s’il y avait un lien quelconque entre Other Life, le laboratoire
privé dans lequel travaillait Barbara Larvin, et la pharmacie de Nicolas
Delatre.

***

Nantes, centre-ville, le même jour

Le balancier de la pendule égrenait son tic-tac incessant. Dehors, le bruit


de la circulation et des klaxons venait perturber le rythme du métronome.
Par intermittence, la voix grave et monocorde du docteur Pinson se faisait
entendre. Il lançait de manière hasardeuse une question prévisible, se ­-
donnant bonne conscience pour justifier son salaire de spécialiste en ­-
psychologie. Le praticien essuya les verres embués de ses lunettes. Il faisait
froid dans son cabinet, car les radiateurs étaient tombés en panne depuis le
début de l’année. La source du problème venait de la chaudière centrale de
l’immeuble, mais des embrouilles entre le syndic et certains propriétaires
avaient gelé les tractations pour la faire réparer. Pinson avait contourné
cette problématique purement logistique en proposant des couvertures
épaisses à ses patients allongés sur le divan. Pour sa part, il avait ressorti ses
vieux pull-overs rayés, noir et blanc, qu’il portait lors de sorties en mer sur
son vieux gréement.

— Vous pouvez me reformuler la question, je n’ai pas compris le sens


premier.

— Je vous demandais comment vous aviez vécu votre période œdipienne.


Quels sentiments éprouviez-vous pour votre maman ? De l’affection, de
l’amour ou tout autre état émotionnel que vous pouviez ressentir lors de
votre enfance ?

— Ma mère ne s’est jamais occupée de moi. Je ne vois pas comment


j’aurais pu ressentir une quelconque once d’amour à son égard. Mais je
crois que je vous l’avais déjà dit lors d’une séance précédente.

— Je voulais savoir si votre état psychique actuel avait évolué depuis que
nous avons démarré les séances d’analyse comportementale. Vous semblez
de plus en plus isolé, détaché de la société qui vous entoure. J’ai l’intime
conviction que vous avez vécu le rejet de votre maman comme une injustice
accompagnée d’un sentiment de trahison. Avez-vous l’impression d’avoir
été abandonné par vos parents ?

— Je crois. Je fais souvent un rêve dans lequel je suis allongé sur un lit et
mon esprit commence à prendre de la hauteur, il s’élève, s’élève… Je vois
mon corps inerte et momifié. Les meubles de la pièce s’éloignent et je ­-
continue à flotter dans les airs. Le plafond n’existe plus, je suis comme dans
une boîte dont les parois grandissent au fur et à mesure que je me rapproche
de la béatitude céleste. C’est alors que les créatures des enfers me crachent
leur prophétie.

— Et que racontent ces prophéties ?

— Ce sont des paroles en latin que je ne comprends pas. Elles sont ­-


accompagnées de visages déformés qui apparaissent juste avant la
rédemption, dans l’au-delà, aux marges de l’enfer. Les âmes des enfants
morts sans baptême sont reçues par les limbes, en attendant que ne
s’ouvrent à nouveau les portes du Paradis. Elles sont vagabondes et errent
dans les couloirs des péchés originels, attendant la miséricorde de Dieu.
Limbus puerorum ! ­Limbus puerorum !

Le spectacle qui se déroulait sous les yeux du docteur Pinson était hors du
commun. Il n’avait jamais vu cet état de transe chez son patient. C’était la
première fois que quelqu’un se mettait à débiter des logorrhées en latin,
comme si un esprit malin avait pris possession de son esprit, mais le docteur
se refusait à croire à ces phénomènes de sorcellerie ou de magie vaudou. La
pathologie de son client s’apparentait plus à un trouble bipolaire, effet lié à
une dépression sévère. Son état psychique se dégradait au fur et à mesure
des séances et le docteur parvenait difficilement à canaliser leurs échanges.
Les idées péjoratives et la mésestime de soi qui décrépissaient son patient
prenaient de l’ampleur et se traduisaient par une culpabilité malsaine vis-à-
vis de la société et de son entourage.

— Nous allons nous arrêter là pour aujourd’hui. Vous pouvez vous ­relever.

— Je vous dois combien, docteur ?

— On verra cela la prochaine fois. J’avoue que votre état ne s’améliore


pas et vous m’inquiétez. Il vous faut du sommeil, beaucoup de sommeil
réparateur.

— Vous ne pouvez pas me donner des médicaments ?

— En tant que psychologue, je n’ai pas le droit de vous prescrire des ­-


antidépresseurs. Pour cela, soit vous allez voir votre médecin généraliste,
soit mes confrères psychiatres. Je peux vous communiquer les coordonnées
de l’un d’eux avec qui je travaille régulièrement si vous le souhaitez.
— Je ferai sans. Merci.

— Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à vous dire au revoir, Étienne. On se


voit la semaine prochaine, comme d’habitude. D’ici là, relaxez-vous, vous
m’entendez : il vous faut du repos !

Chapitre XIV

Strasbourg, restaurant La Locomotive, mardi 24 mars, 20 h 30

Daniel Zink gara sa berline sur le parking du restaurant. Il était 20 h 35, il


avait juste cinq minutes de retard, pour une fois. Durant le trajet, il n’avait
cessé de penser à la femme assassinée dans des conditions atroces près de
Nantes. Le mot vindicta ne cessait de résonner dans sa tête. Il croyait qu’il
allait devenir fou. L’entreprise Zinkerde avait mis en place pour ses ­-
employés des cours de relaxation basée sur des techniques de yoga et de
sophrologie. À ce rythme, le groupe compterait un membre de plus dès la
prochaine séance, en la présence inédite de son PDG. Comme convenu,
Zink envoya un SMS à Eva Müler pour la rassurer : Suis bien arrivé au ­-
restaurant sain et sauf. Pour le moment…

Le message fut accompagné d’une émoticône au large sourire. Ce n’était


pas vraiment son état d’esprit actuel, mais il valait mieux tourner cette ­-
histoire à la dérision, pour chasser ses idées négatives.

— Monsieur Zink ! Quel plaisir ! Laissez-moi vous débarrasser de votre


manteau.

— Merci Philippe, plaisir réciproque.

— Nous vous avons réservé la table numéro 13, comme d’habitude.

Est-ce que le chiffre 13 était de bon augure ? Tant qu’ils n’étaient pas 13 à
table dont lui et 12 de ses ennemis !
— Mon invité est-il arrivé ?

— Non, pas encore, monsieur. La maison vous offre un apéritif pour vous
faire patienter.

— Bien volontiers, j’en ai besoin en ces temps difficiles.

Daniel Zink s’installa et consulta la carte pour faire passer le temps en


attendant l’investisseur qui avait demandé à le rencontrer. Il avait une sainte
horreur qu’on lui fasse perdre son temps, surtout qu’il venait d’écourter les
échanges intimes qu’il entretenait avec sa maîtresse en titre. Le type ne
marquait pas de points. Il avait intérêt à avoir un portefeuille bien garni
pour espérer rentrer dans le capital de Zinkerde. Le garçon de salle servit un
cocktail coloré, agrémenté d’amuse-bouches : feuilletés fourrés à la mousse
de saumon. L’homme d’affaires regarda nerveusement sa montre, il était
déjà 21 h. Une demi-heure de retard, c’en était trop. Mais maintenant qu’il
était là, autant profiter du menu, d’autant plus qu’il mourait de faim. Il jeta
son dévolu sur le menu gastronomique, loin d’être le plus abordable. En sa
qualité de chef d’entreprise, il avait une image à défendre vis-à-vis des
autres convives du restaurant. Tant qu’à être à La Locomotive, autant ­-
exhiber sa fortune en tant que passager pouvant se targuer de voyager en
première classe.

***

Pendant que son mari passait du bon temps en dîner d’affaires, Malvina
Boizelle s’octroya une sortie au cinéma, pour accompagner une amie
proche. Ce moment d’évasion lui changerait les idées suite à cet
anniversaire de mariage complètement raté. Les deux femmes avaient
choisi un film d’art et essai, une histoire d’amour impossible, à l’eau de
rose. La séance débutait dans dix minutes, à 21 h 15 et la salle était
quasiment ­déserte. Un jeune homme brun, d’une trentaine d’années,
descendit les marches pour choisir un fauteuil. Il y avait pourtant l’embarras
du choix, mais il vint s’asseoir juste à côté de Malvina. Cette dernière le
regarda à peine, un peu gênée, alors que sa copine lui donna un coup de
coude c­ omplice.

— Bonsoir Mesdames, ça ne vous dérange pas si je m’installe ici ? J’ai


horreur de la solitude, surtout lorsqu’il s’agit de visionner un long-métrage
dont le thème principal est une histoire d’amour. Si je peux m’entourer
d’une agréable compagnie, en tout bien tout honneur, cela va de soi.

— Vous nous en voyez flattées, jeune homme. Si cela peut vous faire
plaisir, rétorqua la bonne copine.

Il se débarrassa de sa veste qu’il posa sur le fauteuil libre à sa gauche. Son


bras droit, replié sur l’accoudoir, toucha furtivement la main de Malvina qui
éprouva comme une excitation. Elle ne bougea pas, laissant la magie des
sens opérer. Les lumières s’éteignirent, laissant la salle de cinéma dans
l’obscurité totale. Le contact entre Malvina et son voisin se fit plus franc,
comme une attraction incontrôlable.

« Mais que suis-je en train de faire ? se demanda soudain Malvina. Je suis


mariée et j’ai 44 ans. Ce jeune homme doit juste avoir franchi la trentaine,
ce n’est pas raisonnable. Ma copine Camille va me traiter de cougar. En
plus, je ne le connais pas. Et puis zut ! Au diable les barrières qui me
brident ! Mon mari ne se pose certainement pas autant de questions
lorsqu’il va batifoler avec sa maîtresse. » La musique du générique, lente et
langoureuse, donna prétexte à de nouveaux échanges physiques. Cette fois-
ci, la main du jeune homme caressa la sienne avec volupté et délicatesse.
Malvina ferma les yeux pour profiter pleinement de cet instant ­pendant
lequel sa libido de femme retrouva un second souffle. Les phéromones
enflammèrent son corps demandeur de désir et de plaisir…

***
Discrètement, Daniel Zink s’amusait à prendre chacun de ses plats en
photo et les envoyait par SMS à Éva, histoire de la faire saliver. Il ajoutait
un petit commentaire : Tu ne sais pas ce que tu manques ou Je t’en garde
un peu dans un doggy bag, bref, des remarques dignes de celles d’un ado
sur Snapchat. Au moment du dessert, le serveur se présenta avec une lettre
sur un plateau.

— Monsieur Zink, on m’a demandé de vous remettre ce document en main


propre.

Le cœur de Daniel s’emballa. Il repensa à la lettre reçue après l’incendie


déclaré dans l’usine Zinkerde.

— Qui vous l’a remise ?

— Je ne sais pas. C’est un coursier qui l’a déposée dans l’après-midi. Les
ordres étaient clairs. Nous devions vous donner cette lettre lorsque vous
arriveriez au dessert.

— Comment l’expéditeur de ce courrier pouvait-il savoir que j’allais dîner


ici ce soir ? Donnez-moi ça tout de suite !

Il attrapa l’enveloppe qui était vierge de toute écriture manuelle,


dactylographiée ou imprimée. Saisissant son couteau, qu’il essuya au
passage sur sa serviette, il la décacheta nerveusement. Afin de faire le plein
d’énergie avant de prendre connaissance du message, il vida son verre de
Saint ­Estèphe sans en laisser une goutte. Puis, essayant de faire bonne
figure en restant fort mentalement, il déplia la lettre :

Bonsoir Daniel,

Permets-moi de t’appeler Daniel et de te tutoyer. Nous sommes intimement


liés tous les deux.
Si tu lis cette lettre, c’est que tu es tombé dans le piège que je t’ai tendu.

Tu es sans doute seul à ta table, après avoir profité d’un bon dîner, n’ayant
pu résister à l’appel de la bonne chère.

Mais dis-moi, que préfères-tu ?

T’envoyer en l’air avec ta directrice marketing ou déguster un bon repas


gastronomique à La Locomotive ?

J’aurais pu tourner ma question autrement :

T’envoyer en l’air avec ta directrice marketing ou fêter tes noces de ­-


porcelaine avec ton épouse légitime ?

Tu vois, le choix est compliqué. Mais dans la vie, on a toujours le choix :


celui de ne pas faire souffrir les autres, celui de ne pas être altruiste. Est-ce
que le mot « Valeurs » te dit quelque chose ? Malheureusement, je ne crois
pas.

Dans sa grande bonté, notre Dieu ne pourra même pas te garder une place
au Paradis. Non Daniel. Tu iras directement brûler dans les enfers, auprès
des meurtriers, des criminels, des tortionnaires qui inondent et pourrissent
notre monde.

Je ne te l’ai pas encore dit, mais Dieu m’a investi d’une mission : nettoyer
la planète de ces parasites qui profitent du malheur des autres. Pourtant, en
termes de parasites, tu devrais t’y connaître. Ton entreprise fabrique aussi
bien des engrais que des insecticides. C’est fou que nos existences soient
faites de contradictions. Certains donnent la vie sans se préoccuper des
conséquences ; d’autres voudraient améliorer des vies faute de pouvoir la
donner. Enfin, des élus, comme je le suis, ont été missionnés par la
prophétie pour ôter la vie. Faute de chance, tu fais partie de ma liste.
VINDICTA

Daniel Zink posa la lettre sur la table, s’essuya le front, remplit son verre
de vin, l’avala cul sec et envoya un SMS à Éva Müler : Éva, j’ai reçu une
nouvelle lettre dans laquelle l’auteur menace de me tuer. Elle est encore
signée VINDICTA. Je ne sais plus quoi faire. J’ai peur !

***

Le générique de fin défilait sur l’écran géant. Malvina et son voisin étaient
bouche à bouche, échangeant un baiser sulfureux sous les yeux subjugués
de la bonne copine, qui, du coup, tenait la chandelle. Elle n’en revenait
pas ! Comment, sans échanger un mot le temps de la durée du film, ces
deux tourtereaux avaient-ils pu créer une relation et la conclure par un
baiser ? À moins qu’il ne s’agisse d’un coup de foudre, mais cela n’existait
que dans les romans. La main du jeune homme caressait la poitrine de
Malvina qui se laissait faire sans mot dire.

— Tu n’as pas trouvé que la fin était tirée par les cheveux ? demanda
Camille.

Malvina revint à la réalité. Elle s’était laissé entraîner par ses fantasmes,
édulcorés par l’histoire d’amour entre les deux vedettes principales du film.

— Heu, oui, tu as sans doute raison.

Elle tourna la tête. Le jeune homme qu’elle avait embrassé dans son rêve
était en train de revêtir son blouson. Il s’invita dans la discussion.

— Je trouve effectivement que le dénouement final manque de crédibilité.


Une femme d’âge mûr ne peut pas tomber amoureuse d’un parfait inconnu,
de quinze ans son cadet, sur de simples pulsions attractives. Qu’en ­pensez-
vous, Malvina ?
— Comment connaissez-vous mon prénom ?

— C’est comme cela que votre copine Camille vous a appelée tout à
l’heure, me semble-t-il.

Malvina était persuadée que les deux amies n’avaient jamais prononcé
leurs prénoms durant la séance de cinéma, mais elle occulta sciemment ce
détail.

— Et vous, quel est votre nom ? rétorqua-t-elle, sur la défensive.

— Je m’appelle Étienne. Je peux vous inviter à boire un verre ?

— Il est déjà 23 h 30, je dois rentrer à la maison, répondit sèchement


Malvina.

— Un être proche vous y attend ?

— Peut-être. Peut-être pas.

— Dans le bénéfice du doute, acceptez ma proposition. Nous prendrons


juste un verre, afin de faire plus ample connaissance et passer un moment
convivial en échangeant nos points de vue sur le film, c’est tout.

— Je suis partante !

Camille retrouvait ce sentiment de liberté et d’insouciance de sa jeunesse.


Elle se sentait revivre après avoir endossé le rôle de femme au foyer, de
mère de ses enfants, et d’épouse sur un contrat longue durée.

— Allez Malvina, viens avec nous ! Tu crois que Daniel va t’attendre dans
le canapé en se faisant du mouron ? Ce n’est pas franchement le style. Toi
aussi tu as le droit de décompresser. En plus, tu t’es beaucoup investie pour
le salon des vignerons indépendants. Regarde-toi, tu fais effacée et
moribonde !

— Votre amie a raison, vous devriez vous changer les idées.

Après une courte minute de réflexion, Malvina abdiqua rapidement.

— Vous êtes sûrement dans le vrai, après tout. Juste un verre et après je
rentre me reposer.

Le trio quitta la salle de cinéma, traversa la route et investit un bar branché


de Strasbourg. Quelques individus enivrés zigzaguaient sur le trottoir, ­-
renversant quelques poubelles. Le crachin de la nuit enveloppait la ville de
son aube invisible. Étienne et les deux femmes s’isolèrent dans un box afin
de pouvoir dialoguer sans être parasités par les sonorités éraillées de la ­-
musique. Camille prit le contrôle de la discussion. Elle aimait maîtriser le
sujet.

— Alors, dites-nous Étienne, qui êtes-vous ?

— C’est un interrogatoire, mesdames ?

— Vous craignez de vous mettre à nu devant deux femmes plus âgées que
vous ? Il fallait réfléchir avant de nous inviter, mon grand. Nous ne sommes
pas ces midinettes faciles à séduire que vous embarquez dans votre lit pour
coucher dès le premier soir. Nous avons quelques années d’expérience ­-
derrière nous.

— Doucement Camille, laisse-le s’exprimer.

— Merci Malvina, pour votre bienveillance. Je peux au moins compter sur


votre compassion. Bon. Puisque vous me le réclamez, voici mon curriculum
vitae express. J’ai l’impression d’être au sein d’un speed dating pour
célibataires endurcis ! C’est une blague, évidemment. Mais avec du recul,
est-ce que ce petit jeu vous tente ? Chacun et chacune d’entre nous doit se
décrire en une minute maximum ?

— Misogyne et sexiste par-dessus le marché, mais je valide, renchérit


Camille.

— Puisque vous me l’avez demandé en premier, je vais ouvrir les débats.


Mon prénom est donc Étienne. J’habite à Strasbourg et je suis célibataire.
J’aime le sport, la lecture et le cinéma.

— Quel est votre métier ?

— Je vous rappelle les règles du jeu. Vous n’avez pas le droit de


m’interrompre ou de poser des questions pour influencer ma présentation.
Donc je poursuis, je n’ai pas de boulot fixe et je prends les offres
lorsqu’elles se présentent à moi. Je jongle en permanence avec les agences
d’intérim, Pôle emploi, les CDD… Je privilégie les missions courtes, car
j’aime le changement et je ne veux pas être dépendant d’un patron qui me
traite comme un larbin. Top chrono ! J’ai tenu environ une minute. Est-ce
que je vous ai convaincues ?

— Un peu léger pour tomber amoureuse, mais soit, ce sont les règles !

Le serveur prit note des consommations et le jeu reprit son droit sous
l’impulsion d’Étienne.

— Camille, à votre tour.

— Je suis Camille Arravy, j’ai 44 ans. Je suis divorcée, mère de deux


enfants, des garçons de 15 et 17 ans. J’habite dans un village à quelques
kilomètres de Strasbourg, qui s’appelle Eckbolsheim. Je travaille dans un
magasin de décorations intérieures depuis presque dix ans. J’aime faire la
fête et je pratique l’équitation depuis que je suis enfant. Ma meilleure amie
d’enfance s’appelle Malvina et nous partageons tous nos secrets.
Camille regarda sa montre, satisfaite de sa prestation.

— Malvina, je crois qu’il ne reste que vous.

— Bien. Je ne suis pas très fan de ce type d’exercice, mais je vais faire
l’effort. Donc je m’appelle Malvina, j’ai aussi 44 ans. Je suis mariée à un
homme d’affaires qui dirige une entreprise d’engrais chimique, entre autres.
Pour ma part, je travaille pour le domaine viticole de mes parents qui sont
producteurs de champagne dans la Marne. Je suis en charge de l’exportation
de nos produits vers les marchés asiatiques ou vers le continent américain.
Avec mon mari, nous n’avons pas d’enfant, ce qui restera le plus grand
regret de ma vie. J’ai failli adopter une petite Cambodgienne, mais Daniel a
refusé.

Malvina marqua un temps d’arrêt, envahie par les remords. Elle se ­-


ressaisit.

— Je ne sais pas pourquoi je me confie ce soir. Tout cela est idiot.

— Non. Non. Continuez Malvina.

— Je n’ai rien d’autre à ajouter, si ce n’est que Camille est également ma


meilleure amie. Je dois y aller, il est presque minuit. Merci pour ce moment
agréable, Étienne. Camille, on se voit vendredi ?

— Attends-moi Malvina, je t’accompagne.

Les deux femmes se levèrent et prirent leurs effets personnels, laissant leur
rencontre d’un soir face à lui-même. Le serveur apportait juste les
consommations, un plateau à la main.

— Vous n’avez même pas touché à vos verres ?

— Désolée, Étienne. Une prochaine fois, nous prendrons notre temps pour
faire plus ample connaissance, sans avoir besoin de faire appel au ­sablier du
speed dating pour cadencer nos interventions.

Le jeune homme resta stoïquement à sa table. Un large sourire écarlate


éclaira son visage en regardant les ombres féminines disparaître sous les
néons des candélabres. Il déverrouilla son téléphone, rédigea un message,
puis appuya sur la touche « envoi ». Étienne avait rempli sa mission au-delà
de ses espérances. Il prit le temps de vider les trois bières qui s’offraient à
lui…
Chapitre XV

Marseille, rue des Hortensias, mercredi 25 mars

Pour revenir du camp militaire de Carpagène, Tamara avait usé des bonnes
vieilles méthodes à bas prix en faisant du stop. Son aimable ­chauffeur
providentiel l’avait déposée à quelques encablures de la Canebière pour
rejoindre la bouche de métro la plus proche. Plusieurs arrêts plus tard, elle
récupéra la ligne de bus numéro 37, à Malpassé, direction le 13e
arrondissement, au terminus de la Batarelle. Elle cogitait depuis qu’elle
avait quitté Bertrand Duclon et son histoire à dormir debout. Son
imagination lui renvoyait des paysages cambodgiens qu’elle ne connaissait
pas, mais qu’elle aspirait à découvrir. Afin de se faire une idée plus précise
de son pays natal, la jeune femme saisit son portable et se mit à naviguer
sur le net pour une visite express du temple d’Angkor, du lac Tonlé Sap, de
la station balnéaire de Sihanoukville, des éléphants de Mondulkiri, de l’île
de Bamboo Island… Puis au détour d’une page web, Tamara tomba nez à
nez avec celui dont le sort de l’Histoire l’avait désigné comme père. Son
nom revenait sans cesse associé au « génocide cambodgien ». Qui pourrait
imaginer que derrière ce visage paisible se cachait en réalité un monstre en
la personne de Saloth Sâr. Le dictateur, dans un dernier baroud d’honneur,
avait inséminé sa semence maligne dans le corps d’une jeune femme pour
donner naissance à qui ? À Chanthou Sâr, devenue Tamara Duclon du fait
de son adoption. En faisant l’analogie entre les deux hommes qui avaient
dirigé et orienté sa vie, Tamara se disait que finalement Pol Pot et Bertrand
Duclon n’étaient pas si différents : des fibres tyranniques, une absence de
sentiment, une vie macabre traînant derrière elle des cadavres innocents.
Certes, Martine s’était donné la mort, mais ses motivations suicidaires
étaient indirectement dictées par son mari. Combien d’hommes, de femmes
ou d’enfants, Bertrand Duclon avait-il bien pu exécuter lors des conflits sur
lesquels il avait été missionné ? Jamais Tamara n’avait abordé ce sujet avec
lui. Cette absence de communication était devenue banale pendant toutes
ces années où chacun avait fait semblant d’appartenir à une même famille.

Les barres d’immeubles défilaient derrière les vitres opaques, salies par la
crasse et les excréments des pigeons qui s’en étaient donné à cœur joie. Le
feu passa au vert et le bus reprit sa route à travers les rues jonchées de sacs
de détritus. Une autre interrogation sema le doute dans l’esprit de Tamara :
que signifiait son vrai prénom, Chanthou ? Elle replongea sur son appareil
mobile et entama les recherches en sélectionnant la page qui lui parut la
plus pertinente. Le résultat concordait assez avec sa personnalité. Chanthou
se traduisait par « La femme du silence ». Visiblement, une grande part de
masculinité se dégageait de son caractère, ce qui n’était pas totalement faux.
Les Chanthou se dévouaient pour des causes justes, en toute discrétion.
Elles appréciaient le contact humain et reflétaient la joie de vivre. Peu ­-
influençables et dominatrices, leur type caractérologique s’appuyait sur des
croyances changeantes suivant les moments de leur vie. Tamara se ­-
retrouvait complètement dans ce dernier trait de personnalité, car ses
convictions ­juvéniles venaient de voler en éclat pendant cette journée
charnière qui marquerait à jamais la suite de son existence.

Le bus fit halte au terminus. La jeune fille en tenue camouflage descendit


les marches et traversa la rue. Sur le trottoir opposé, un homme lisait son
journal adossé au mur d’une échoppe. Tamara était très physionomiste. Elle
reconnut de suite la silhouette d’Étienne. Il ne perdait pas de temps, ­-
l’effronté ! Elle ne chercha même pas à l’éviter et alla tout droit se jeter
dans la gueule du loup.

— Salut.

— Tu as ce que je veux ?

— Non.

— Tu n’auras pas tes doses, ma grande.


— Garde ta merde, je n’en veux pas. Je me suis fait un mauvais trip avec
ta dope frelatée.

— Allons, allons, calme tes nerfs ! Comment s’est déroulée ta réunion de


famille avec l’adjudant-chef ?

— Ça ne te regarde pas ! répliqua Tamara.

— Elle se rebelle, la gamine ! Tu défends celui qui t’a laissé tomber après
t’avoir extirpée de ton pays asiatique. Il t’a raconté tes quatre vérités ­dirait-
on ?

— Que sais-tu de ma vie ? Que connais-tu de mon existence ? J’en ai plus


rien à foutre de ton dossier. Tu peux te torcher avec ! Tu peux même me
balancer aux flics si ça peut te faire plaisir. Tu n’as aucune preuve. Je suis
sûre que tu bluffes depuis le début.

— Je ne sais pas ce que Bertrand Duclon t’a bourré dans le crâne, mais tu
deviens coriace. Je vais devoir employer la manière forte pour arriver à mes
fins.

— Je serais curieuse de voir comment tu vas t’y prendre !

— Ce n’est pas très compliqué de prendre quelqu’un par les sentiments. Il


n’y a plus grand monde à qui tu peux te raccrocher dans ta vie de merde.
Réfléchis bien. Quel est l’être le plus cher pour toi dans ce bas monde ?

Tamara ne voyait pas à quel jeu s’adonnait son interlocuteur. Elle essayait
de se concentrer pour comprendre sa manœuvre et décoder le sens de ses
propos.

— Qui est ta confidente ? Avec qui partages-tu ton appartement ? Selon le


Livre de l’Apocalypse, il est dit que Lucifer entraîna le tiers des anges dans
sa révolte et que Satan disposa à sa guise de ces anges déchus…
— Angela !

Tamara se mit à courir comme une dératée, bousculant les passants, ­-


renversant les étalages. Elle entra à toute allure dans son immeuble, rata les
premières marches et se cogna contre la cage d’escalier. Elle se releva et
gagna son appartement en une vitesse record. La porte était ouverte. Elle
inspecta chaque pièce, époumonée, en appelant son amie.

— Angela ! Angela !

Elle composa son numéro de portable, mais les sonneries se perdaient dans
le néant, jusqu’à ce que la voix de son répondeur retentisse comme un
couteau en pleine poitrine : Vous êtes bien sur le portable d’Angela... bip,
bip…, puis une voix grave, difficilement audible, prit le relais sur la
messagerie vocale en répétant plusieurs fois ce mot : Vindicta… Vindicta…

Tamara sentit une présence dans son dos. Elle se retourna d’un geste vif.
Étienne se tenait sur le pas de la porte et la fixait du regard de ses yeux ­-
effrayants, hypnotiques.

— Qu’avez-vous fait à Angela ? Et d’abord, où est-elle ?

— Le dossier.

— Mais qui êtes-vous à la fin ? Un tueur à gages ? Un tueur en série ? Un


pervers ?

— Tu me donnes le dossier et tu reverras Angela vivante. Sinon, tu ­pourras


aller déposer des géraniums sur sa tombe ou jeter ses cendres dans l’océan
de tes regrets.

— Vous êtes un malade mental ! Qui me dit que vous ne l’avez pas déjà
tuée ?
— Donne-moi ton téléphone portable.

— Pour quoi faire ?

— Fais ce que je te dis. Et déverrouille-le que je puisse accéder à Internet.

Tamara obéit aux ordres. Elle transpirait de peur, de rage, mais essayait de
garder la face.

Étienne entra une URL dans le navigateur Internet. Une image apparut
alors sur l’écran. Il s’agissait d’Angela, pieds et mains liées, assise sur une
chaise dans une salle vide plongée dans la pénombre. Seule une lampe de
chevet, posée sur le sol, éclairait avec peine sa meilleure amie. Tamara était
sous le choc et se mit à pleurer comme une enfant.

— Angela, ma pauvre Angela.

— J’ai installé une caméra branchée sur le réseau pour que tu puisses
surveiller ton petit ange. Elle ne pourra pas aller bien loin vu les
circonstances. Par contre, je peux couper la caméra à distance lorsque je le ­-
souhaite, mais pour le moment, je te laisse le privilège de pouvoir la
contempler sur son échafaud. Angela ne sera pas alimentée en eau ou vivres
tant que je n’aurai pas ce putain de dossier. Plus tu mettras de temps à me le
donner, plus elle dépérira rapidement. Tu tiens sa vie entre tes mains. Je te
conseille d’enregistrer le lien web de la caméra dans tes favoris si tu veux
suivre son état de décrépitude, car je ne te le redonnerai pas.

Tamara était effondrée, assise sur un pouf. Elle ajouta le lien dans les ­-
favoris et caressa l’écran de son téléphone comme pour réconforter la jeune
femme qui servait de monnaie d’échange malgré elle.

— Ma pauvre Angela, tu souffres à cause de moi, mais je ne voulais pas


que tout cela arrive !
— Cette situation est pathétique, mais j’ai autre chose à faire. Alors, ­-
n’oublie pas ta mission Tamara : je veux ce dossier.

Étienne abandonna l’étudiante marseillaise et referma la porte d’entrée en


quittant l’appartement. Cette dernière resta murée dans son silence. Les
larmes du désespoir coulaient sur le verre trempé du portable, déformant
l’image de l’ange persécuté, prisonnier des enfers. Comment faire pour
voler à son secours ? La question taraudait Tamara qui se rongeait les
ongles. En parler à son père adoptif était trop risqué, et puis elle n’avait pas
confiance en lui. C’est alors qu’une idée de génie lui vint à l’esprit pour
récupérer le fameux dossier. Il lui fallait l’appui d’une taupe déjà introduite
dans la caserne : José Santos. Tamara croyait au destin et sa rencontre avec
le jeune homme n’était pas fortuite. Les astres avaient placé le jeune soldat
sur sa route, car il avait un rôle à jouer dans son existence. Comment le
contacter ? Il avait le numéro de portable de Tamara inscrit dans la paume
de sa main, mais elle n’avait pas ses coordonnées. À moins de passer par le
standard et de lui laisser un message, cela paraissait être la meilleure option.
Une course contre la montre était lancée, une course contre la mort. Le
temps qui défilait affaiblissait sournoisement le corps d’Angela. Tamara
devait agir et vite…

La sonnerie du standard du camp de Carpagène résonnait inexorablement


dans le haut-parleur du smartphone. Tamara insistait, pas de répondeur. Elle
raccrocha, puis rappela, et recommença jusqu’à ce que quelqu’un daigne
décrocher.

— Sergent de semaine Carmat à l’appareil.

— Bonsoir, excusez-moi de vous déranger, mais c’est très urgent.

— Le standard ferme à 18 h, madame, il est 18 h 30.

— C’est très important, je vous en supplie. Pouvez-vous juste laisser un


message au soldat José Santos ? Dites-lui de rappeler le numéro inscrit sur
sa paume. Il comprendra, c’est urgent !

— De la part de qui ?

Prise au dépourvu, la jeune femme improvisa.

— De la part de sa sœur.

— Bien, je lui passe le message. Bonne soirée.

— Merci beaucoup, vous êtes très serviable. Bonne soirée.

N’en faisait-elle pas un peu trop pour rester crédible ? Un coup d’œil sur le
site web, la caméra ne diffusait plus. Étienne venait de couper la connexion
réseau malgré sa promesse.

Tamara en profita pour prendre une douche. Elle se frotta le corps avec
ardeur et détermination, pour laver ses péchés, effacer le sang impur de Pol
Pot qui coulait dans ses veines. Des crampes d’estomac lui tétanisaient le
bas-ventre. Son téléphone était posé à portée de main, pour ne pas rater
l’appel de José. Et s’il n’avait pas eu le message ? S’il l’avait eu, mais
n’était pas décidé à rappeler ? Si… Si… Si… Les questions fusaient comme
des coups de burin qui lui martelaient les sinus. Un mal de tête carabiné vint
s’ajouter au mal de ventre. Peut-être était-ce le manque de cocaïne ? Elle
n’y avait pas pensé de la journée, mais son addiction restait à l’affût, prête à
envoyer un signal jusqu’à ses neurones, profitant de sa faiblesse et de son
absence de volonté. L’addiction à la drogue gangrénait le corps de Tamara,
mais certainement pas celui de Chanthou ! L’heure de la révolte intérieure
et de la renaissance venait de sonner.

Le sèche-cheveux soufflait son air chaud sur la nuque de l’étudiante qui


tentait d’aplatir ses mèches rebelles à l’aide d’une brosse. Son téléphone
portable était posé sur le panier de linge sale, relié au secteur pour être ­-
rechargé. Il s’éclaira subitement, un numéro inconnu s’afficha sur l’écran.
Malheureusement, le bruit de l’appareil électrique manipulé par Tamara
couvrit la sonnerie de l’iPhone. Cette dernière chantonnait pour se changer
les idées en réalisant quelques mimiques clownesques dans le miroir. Alors
qu’elle détendait ses zygomatiques, le smartphone expira son dernier
souffle avant de reprendre son mode veille. Le sèche-cheveux cessa son
bourdonnement quasiment en même temps. La jeune femme dénudée venait
de l’éteindre. La pensée d’Angela, prisonnière sur sa chaise, reprit le
dessus. Nerveusement, Tamara saisit son téléphone.

— Putain de merde ! J’ai sûrement raté l’appel de José !

Ses doigts tremblaient et elle s’y reprit à deux fois pour rappeler le ­numéro
inconnu.

— Allô, José ?

— Non, je ne suis pas José. Je suis Étienne !

Tamara fut prise d’un blocage, impossible de sortir un son, un mot. Elle
entendit une autre voix à proximité qui criait.

— Donne-moi mon portable, imbécile !… Allô, c’est José.

— Qui est cet Étienne à côté de toi ?

— C’est Étienne Baillif, un camarade de chambrée, une recrue originaire


de l’île de la Réunion.

— Il m’a foutu la frousse !

— C’est un idiot qui fait sans cesse des blagues à deux balles. J’ai eu ton
message par le sergent de semaine. Alors voilà, je te rappelle comme
convenu.
— Est-ce qu’on peut se voir physiquement à l’extérieur de la caserne ?

— C’est compliqué, car j’ai ton vieux sur le dos qui me harcèle sans arrêt.
En plus, pendant la période de formation, nous ne sommes pas autorisés à
sortir. Pourquoi est-ce si urgent ?

— Je ne peux pas t’en parler au téléphone. Il faut absolument que l’on se


voie ce soir, c’est une question de vie ou de mort !

— Tu déconnes ou tu es sérieuse ?

— On ne peut plus sérieuse.

— Attends, je m’isole de mes collègues… Il y a peut-être une solution.


Une partie du camp militaire longe la départementale 559 entre Marseille et
Cassis. Il y a un trou dans le grillage à ce niveau. Je devrais pouvoir m’y
glisser pour rejoindre un hôtel qui se situe le long de la route, l’hôtel du Joli
Bois. On se donne rencard sur le parking demain à 23 h, en priant pour que
ton paternel ne nous sorte pas un exercice de dernière minute pour satisfaire
ses pulsions liées à son excès de pouvoir. Je ne connais même pas ton ­-
prénom. Nous nous sommes juste croisés au détour d’un couloir, et je risque
ma carrière en t’aidant. Mais mon instinct me dicte de te porter secours et
ça, je ne peux pas l’expliquer.

— Je m’appelle Tamara, et, comme tu l’as compris, je suis la fille de


l’adjudant-chef Duclon. Il faut absolument que l’on se voie dès ce soir, car
demain sera peut-être déjà trop tard pour Angela, ma meilleure amie. Elle
sera peut-être morte !

— Impossible, je suis de garde cette nuit et je ne peux pas me faire ­-


remplacer. Je fais de mon mieux pour te venir en aide Tamara, ce n’est pas
de la mauvaise volonté de ma part.

— Merci pour ta gentillesse, José. Je sais que je te demande beaucoup. Je


vais prier je ne sais quel Dieu pour qu’Angela soit toujours en vie. À
demain soir sans faute à 23 h sur le parking de l’hôtel du Joli Bois. Je te
souhaite une bonne soirée.

— J’y serai. Bonne nuit également. Je me joins à tes prières pour sauver
ton amie.

La mélopée de la tristesse et du désarroi accompagnait la fin de cette


journée intense qui avait mis Tamara sur les rotules. Elle se lova sur le ­-
canapé et se laissa envahir par des images aux horizons lointains. Le temple
d’Angkor Vat se dressait au bout d’une large allée de laquelle émanait une
voix céleste d’une incoercible attraction. Une fillette de deux ans, baignée
d’innocence, avançait seule vers cette présence absconse. Soudain, le visage
du despote sanguinaire Pol Pot illumina le ciel, en tendant la main vers
l’enfant. Il prononça ces quelques mots qui firent frissonner Tamara :

— Approche-toi, Chanthou ! Viens rejoindre ton père au Cambodge…

Chapitre XVI

Nantes, mercredi 25 mars

La promotion de médecine de Barbara Larvin et Nicolas Delatre comptait


un peu plus de deux cents étudiants sur la fin du cursus. Le commandant
Jornet aurait voulu tous les réunir, mais la tâche s’avérait compliquée, voire
impossible techniquement. Ils étaient désormais disséminés aux quatre
coins du globe, dans le cadre de leur activité professionnelle. De plus, de
l’eau s’était écoulée sous les ponts depuis leur époque estudiantine.
Malheureusement, en l’état actuel des choses, c’était le seul point commun
qui ­reliait les deux victimes. Le corps de Nicolas Delatre était toujours en
cours d’analyse par le médecin légiste. Pendant ce temps, Perthuis et son
équipe étaient sur le front pour collecter un maximum d’informations au
sujet du pharmacien dont les clients allaient être interrogés un par un pour
essayer de cerner sa personnalité. Au premier abord, monsieur Delatre était
un homme droit, sans histoire particulière, casier judiciaire néant.
Célibataire et sans enfants, il avait fait le même choix de vie que Barbara
Larvin. Était-ce une coïncidence ? Ce détail pouvait-il être le début d’une
autre piste ? Pourquoi pas ? Ne rien négliger, tout envisager ; telle était la
devise de Jornet, qui contacta son fidèle lieutenant.

— Perthuis, où es-tu en ce moment ?

— Toujours dans le parc de Procé pour comprendre comment le tueur a pu


monter son trophée jusqu’au sommet du mât du kiosque. A priori, il a
emprunté une échelle de cantonnier qui était appuyée le long d’un arbre, un
peu plus loin. D’après les premiers éléments du légiste, l’outil utilisé pour
décapiter Delatre serait le même que celui qui a servi à démembrer la ­-
chercheuse scientifique.

— Les deux victimes ont un point commun, outre le fait d’avoir été dans la
même promotion en médecine. Elles sont également toutes les deux ­-
célibataires et sans enfants. Je voudrais que dans la liste des deux cents
étudiants, tu fasses un tableau comparatif pour analyser leur situation
familiale.

— Je ne suis pas un spécialiste en tableaux croisés dynamiques Excel.


Vous croyez réellement que les célibataires sont les proies de choix de notre
prédateur ?

— Je n’en sais rien, mais cette hypothèse est à prendre au sérieux. Au fait,
as-tu eu des informations sur la mission menée au Cambodge par Barbara
Larvin afin de tester son vaccin ?

— D’après notre contact sur site, la société Other Life réalisait des
expérimentations pour tester le vaccin sur des chiens errants, du moins c’est
la version officielle. On sait de sources sûres que certains orphelinats ont
été approchés pour pouvoir administrer le sérum à des enfants après les
avoir contaminés volontairement par le virus de Lyme, moyennant finances
bien entendu, et ce, dans le plus grand secret et la plus grande illégalité.
Plusieurs de ces gamins seraient décédés subitement dans la région de
Kampong Cham. L’institut Pasteur a travaillé sur l’identification de la
pathologie. Les scientifiques ont trouvé un agent infectieux similaire à celui
de la bactérie borrelia. Other Life a toujours nié son implication dans cette
épidémie, mais la présence de certains de leurs employés durant cette
période, dont Barbara Larvin, laisse croire qu’ils auraient volontairement
contaminé les enfants avec le virus de la méningo-encéphalite pour tester
l’efficacité de leur antidote. Nous n’avons pas de preuves factuelles pour
l’instant, juste des témoignages concordants.

— Les enfoirés ! Ils n’ont pas hésité à sacrifier des enfants pour leur ­servir
de cobayes. C’est vraiment ignoble de leur part. Cela a le don de me faire
sortir de mes gonds. Je fonce chez Other Life pour leur tirer les vers du nez.

— Yann ! Pendant que nous discutions, les techniciens ont mis la main sur
un bout de tissu coincé dans l’échelle qui a servi à accrocher la tête de ­-
Nicolas Delatre. On envoie le tout au labo pour analyses. Quand je dis le
tout, je parle de la tête et du bout de tissu, bien entendu. Sans perdre de
temps, je vais faire comme tu me l’as conseillé : je vais organiser une fête
pour célibataires endurcis. On aura peut-être le nom de la prochaine victime
parmi les prétendants.

— Tu n’aurais pas avalé un lion, Perthuis, aujourd’hui ? Ton sens de ­-


l’humour est digne de celui des Monty Python, avec le flegme britannique
en moins ! Outre ton bal des célibataires, tiens-moi au courant concernant
les résultats des analyses. Je veux avoir l’information en temps réel pour
pouvoir agir en conséquence et orienter les recherches. J’ai la hiérarchie et
la presse sur le dos. Ça commence à être lourd pour un seul homme. Alors,
je voudrais bien que cette fichue enquête avance rapidement. Si je pouvais
éviter de courber l’échine et prendre des coups !

***

Le siège social du laboratoire de recherches était situé sur les bords de


l’Erdre. L’entrée était surveillée par un poste de gardiennage. Yann Jornet
arrêta son véhicule devant la barrière de sécurité et baissa sa vitre. Une ­-
armoire à glace, originaire d’Afrique centrale, s’approcha pour procéder à
un contrôle d’identité.

— Vous aviez rendez-vous, monsieur ?

— Pas vraiment. Je viens dans le cadre de l’enquête sur l’homicide de


Barbara Larvin, une scientifique qui travaillait pour le laboratoire Other
Life. Je souhaiterais m’entretenir avec votre patron. Voici ma carte de ­-
police.

Le vigile retourna dans sa cahute pour contacter sa direction, afin de ­savoir


quelle position adopter face à cette requête. Après quelques instants, la ­-
barrière se leva, la voiture du commandant s’engagea dans l’allée bordée de
buis puis se gara sur une place visiteur. Le laboratoire était installé dans un
château de style baroque aux symétries singulières, avec des colonnes ­-
ioniques en guise d’apparat. Le siège social n’avait rien à envier aux
bâtiments du CNRS avec son architecture vieillissante et austère. Un
homme de petite taille, en costume noir taillé sur mesure, chemise blanche
et nœud papillon, vint à sa rencontre sur le perron, les bras grands ouverts.
C’était une entrée plutôt théâtrale et étrange, pour un homme que Yann
Jornet ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam.

— Commandant Jornet ! Soyez le bienvenu chez Other Life : une vie


meilleure dans un monde meilleur ! Je me présente, Louis de La
Bernardière du Plessis, homme le plus influent de cet institut, en tant que
Directeur ­général bien entendu. Pour vous servir !
L’acteur récitait son texte comme s’il était devant une caméra pour ­-
l’élaboration d’un message publicitaire formaté tel qu’ils étaient réalisés
dans les anciens pays du régime communiste.

— Vous êtes ici au cœur névralgique de ce qui se fait de mieux en matière


de recherche scientifique. Nous avons acquis ce petit bijou du milieu du
XVIIIᵉ siècle, posé sur un écrin de verdure de quelques centaines
d’hectares. Ce château a appartenu à un célèbre armateur nantais et a été
entretenu avec passion par son ancien propriétaire. Je vous précède pour
une visite des lieux. Vous allez être conquis !

Ce type énervait déjà le commandant qui n’avait pas encore eu


l’opportunité d’en placer une. Il ne bronchait pas pour le moment et suivait
son hôte en bouillonnant intérieurement.

— Le rez-de-chaussée est réservé à la recherche orientée sur tous les types


de cancer : l’aile droite du château est spécialisée dans la lutte contre le
cancer du sein métastatique ; les modules du côté opposé se concentrent sur
le cancer du côlon et de la prostate. Nous ne travaillons pas dans notre coin,
en égoïste, contrairement à ce que vous pourriez croire. Nous réalisons des
études en collaboration avec les organismes publics comme l’Institut
national du cancer qui implique les hôpitaux, les centres de recherches et
toutes les structures d’État que sont le CNRS (Centre national de recherche
scientifique), le CIRC (Centre national de recherche sur le cancer), le CEA
(Commissariat à l’énergie atomique), l’IRD (Institut de recherche pour le
développement), l’INRA (Institut national de la recherche agronomique),
l’INRIA (Institut national en recherche informatique et automatique),
l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) et enfin
l’institut Pasteur. Donc, autant vous dire que nous sommes fortement
impliqués et reconnus dans la lutte contre ce fléau qui stigmatise notre
société moderne. À nous de trouver les solutions pour le combattre et
prolonger la vie de milliers d’individus. Vous avez peut-être des questions ?
— Pas pour le moment.

— Alors, continuons si vous le voulez bien. Nous empruntons maintenant


un escalier hélicoïdal, de style Renaissance, avec ses marches nacrées de
marbre, son garde-corps et sa rampe en fer forgé réalisés par un ferronnier
d’art du Périgord au début du XIXᵉ siècle. Nous entrons désormais dans
l’antre des maladies orphelines. Other Life est l’un des rares laboratoires
privés à se pencher sur ces maladies rares qui touchent peu de patients et
sont difficiles à diagnostiquer. Nous analysons les différentes pathologies
afin d’essayer de trouver un tronc commun et, pourquoi pas, de pouvoir
mettre au point un vaccin du type universel qui pourrait s’adapter aux ­-
différents cas rencontrés.

— Est-ce que la maladie de Lyme fait partie de ces pathologies dites


« orphelines » ?

— Exactement, commandant. La mission de Barbara Larvin était de ­-


trouver un antidote à cette infection portée par les tiques.

— Je peux voir le laboratoire où elle exerçait ?

— Si vous le souhaitez, mais les techniciens de la police judiciaire ont


apposé un scellé sur la porte, le lendemain où son corps a été retrouvé.

— Cela ne posera pas de problème. En tant que commandant de police en


charge de l’enquête, j’ai également mes passe-droits. Avez-vous été
auditionné par mes collègues ?

— Plusieurs fois et je me suis toujours prêté au jeu. Barbara était une


femme remarquablement admirable, toujours disponible. Elle ne comptait
pas ses heures de travail, une bête de boulot très intelligente.

— Dans le cadre de ses recherches scientifiques, elle est visiblement allée


au Cambodge.
— Nous avons choisi une région ciblée de ce vaste monde, donc un pays
dans lequel la présence des tiques était représentative. Le Cambodge est
infesté de tiques d’eau et les chiens errants, potentiels porteurs du virus,
sont très nombreux. Les canidés sont de véritables vecteurs de
contamination de la borréliose, sans parler de la rage quasi omniprésente.
On estime à 55% le nombre de chiens atteints par cette maladie dans le nord
du pays.

— Barbara avait-elle réussi à mettre au point son vaccin ?

— Presque, elle touchait au but. Il y avait encore quelques effets


secondaires non maîtrisés, peu présents sur les rats de laboratoire, mais le
comportement était différent sur les chiens.

— D’après certaines sources, vous êtes allés au Cambodge pour tester le


produit sur des êtres humains en toute connaissance de cause, malgré les
effets secondaires avérés ?

— C’est faux ! Nous avons validé le vaccin sur un échantillon de chiens


errants qui ont servi de cobayes. Ces animaux n’appartenaient à personne et
risquaient de contaminer les habitants à tout moment. Nous avons donc
contribué au nettoyage de ces parasites tout en menant nos propres
expériences, répliqua le scientifique offusqué par ces reproches.

— Vous n’avez pas profité de votre incursion cambodgienne pour injecter


votre vaccin dans le corps d’enfants orphelins sciemment contaminés, sans
vous limiter aux animaux ?

— Ce ne sont que des accusations non fondées, sans doute lancées par
certains de nos concurrents, inquiets que nous mettions au point notre ­-
vaccin avant eux.

Tout en discutant, les deux hommes arrivèrent devant un panneau


« interdiction d’entrer », placardé sur la porte du local dans lequel le
docteur en biologie cellulaire effectuait ses recherches. Des rubalises de
signalisation condamnaient l’entrée sécurisée par un contrôle d’accès.

— Vous avez certainement un badge pour pouvoir entrer dans cette zone ?

— Ne vous inquiétez pas, j’ai accès à l’ensemble des salles de la société,


c’est le privilège du chef.

Le voyant du lecteur de badges vira du rouge au vert. Le directeur de


l’établissement entra le premier, se courbant pour passer sous les rubans de
délimitation. Le commandant l’imita. Les rideaux étaient fermés, mais les
néons s’allumèrent automatiquement sous l’impulsion du détecteur de ­-
présence. Au premier abord, ce qui frappa Yann Jornet, c’était la propreté et
la sensation de vide dégagée par cette pièce. Aucun matériel ne traînait sur
les paillasses, ou dans les bacs, pas de tubes à essai ni bains réfrigérés.
Même le distributeur inox pour gants n’avait plus rien à proposer. Seuls un
microscope, un bain à hydrolyse et un thermomètre électronique reposaient
sur un chariot. Dans la pièce adjacente, quelques rats de laboratoire ­-
tournaient en rond dans une cage en attendant de devenir les jouets de la
science. Jornet porta son attention sur le rare élément composant le
mobilier.

— Pouvez-vous ouvrir ce meuble de rangement, s’il vous plaît ?

— Bien entendu. Je ne pense pas que vous allez y trouver grand-chose,


excepté quelques affaires personnelles de Barbara.

L’homme détacha un trousseau de sa ceinture. Il étudia chaque clé avec


minutie et finit par trouver celle qu’il cherchait. Il ouvrit la porte du meuble
qui contenait principalement des ouvrages scientifiques sur les maladies
orphelines. Quelques dossiers étaient éparpillés sur une étagère. Le policier
jeta un œil rapide sur leur contenu, mais rien sur la maladie de Lyme.
— Où sont consignés les résultats des recherches de madame Larvin sur la
mise au point du vaccin pour combattre Lyme ?

— Vous comprendrez que ces analyses et les résultats associés sont du


domaine du secret professionnel. Nous ne pouvons pas les laisser à la portée
de n’importe qui, forces de l’ordre y compris. Ce sont des années de travail,
des sacrifices, des investissements colossaux pour réussir à mettre au point
un sérum afin de pouvoir soigner une maladie rare. Tout est consigné et
soigneusement conservé dans un bunker, creusé sous terre, dans un lieu tenu
secret. Je ne peux malheureusement pas vous en dire plus.

Yann Jornet se contenta de cette réponse qui ne le convainquait pas


forcément. En fouillant sur les étagères, il trouva des vieilles photos jaunies.
L’une d’entre elles montrait Barbara Larvin sur une pirogue à moteur avec
un chapeau traditionnel qui rappelait le Cambodge. Sur la photographie
suivante, on la voyait avec un groupe d’enfants dans une école, ou pourquoi
pas, un orphelinat. Il y avait environ une dizaine de clichés relatifs à son
voyage en Asie, sur lesquels apparaissaient plusieurs scientifiques. Un ­-
dossier glissa du meuble de rangement et tomba sur le carrelage blanc. Le
commandant le ramassa. Il était intitulé Promotion Faculté de Médecine.
Outre des informations relatives à l’association des anciens élèves de ­-
l’université, il découvrit des photos de groupe de la promotion Barbara
Larvin. Le commandant conserva sous le coude toutes ces pièces à
conviction qui lui permettraient de plonger un peu plus dans le passé
opaque de la scientifique.

— Avant de vous laisser reprendre une activité normale, j’aurais une ­-


dernière question, monsieur de La Bernardière du Plessis.

— À votre guise, commandant.

— Est-ce que dans les relations professionnelles de Barbara, au sein du


laboratoire Other Life, au CNRS ou dans d’autres établissements de ­-
recherche, quelqu’un aurait eu une raison de commettre un geste aussi
odieux à son encontre ?

— Vous savez, monsieur Jornet, la vie est pleine de contradictions et l’être


humain en est une. Un jour, on peut vous idolâtrer ; le lendemain, on peut
vous haïr au point de souhaiter votre disparition. Parfois, les meurtriers se
cachent là où on ne les attend pas. De ce fait, il est extrêmement difficile de
pointer du doigt un suspect potentiel. Je pense que plusieurs personnes ­-
pouvaient avoir une bonne raison de chercher à éliminer cette scientifique
remarquable, qui était sur le point de finaliser le premier remède efficace
contre une maladie orpheline. Les cas liés à la maladie de Lyme se
multiplient dans le monde entier. Les tiques pullulent, transportant avec
elles leurs bactéries spiralées qu’elles inoculent à l’homme. Pour Other
Life, Lyme est loin d’être une maladie si orpheline que cela, étant donné le
nombre de ­patients déclarés avec des pathologies similaires et non avoués
par le corps médical actuel. Ce vaccin peut représenter une manne
financière que vous n’imaginez même pas, commandant. On parle de
plusieurs millions de ­dollars, ou de millions d’euros si vous préférez. Alors
oui, étant donné les enjeux économiques et sanitaires, le poste de Barbara
Larvin était exposé sur le plan de sa sécurité. Est-ce que mon argumentaire
vous a convaincu ?

— Il n’a fait que renforcer ce que je redoutais. Ces sommes pharaoniques


dont vous parlez peuvent très bien motiver des scientifiques à bafouer la
déontologie, en remplaçant des rats de laboratoire par des enfants, par
exemple. Qui irait pleurer la mort d’orphelins dans un pays où plusieurs
années de guerre et de génocide ont laissé derrière elles un chaos sans
nom ? Cependant, vous avez raison sur un point pour lequel vous vous
rapprochez de la citation de Robert Mauzi : L’homme en soi est bien
souvent une chose absurde, un tissu de contradictions.

Chapitre XVII
Strasbourg, jeudi 26 mars

Daniel Zink ne dormait plus. Cette histoire de double meurtre à Nantes


semait le trouble avec les lettres qu’il avait reçues de ce mystérieux corbeau
qui utilisait toujours la même signature : Vindicta. Il avait mis sa ­maîtresse
Eva Müler dans la confidence, car elle était bien la seule qui puisse avoir
encore un peu de compassion pour sa pauvre âme déchue. Cette dernière lui
avait recommandé de prévenir les services de police, mais ­Daniel hésitait. Il
savait que les journaux s’empareraient de l’affaire. Le nom de Zink serait
traîné sur le devant de la scène. Et si ces mange-merdes mettaient un peu
trop le nez dans ses activités, il pouvait être cité dans des opérations de
malversations financières ou autres ententes illicites avec certains des
concurrents de Zinkerde. C’était sans compter sur les paradis fiscaux
offshore dans lesquels il avait créé quelques sociétés écrans pour échapper
au fisc français.

Ce matin-là, l’homme d’affaires se leva aux aurores. Il faisait encore nuit


et les néons blafards peinaient à exister dans la brume matinale. Zink enfila
une robe de chambre en soie de couleur bleu nuit. Son épouse Malvina
dormait encore d’un sommeil léger, perturbée par les événements de ces
derniers jours. Les sentiments égarés rendaient la relation entre ces deux
êtres d’un ennui philosophique purement platonique. Le mâle dominant
activa la cafetière et récupéra les clés de la boîte aux lettres pour récupérer
le journal, livré quotidiennement à domicile. Il traversa l’allée en prenant
soin de poser ses pas sur les dalles japonaises afin de ne pas salir ses ­-
pantoufles molletonnées. La rue était déserte et calme, quelques cris égarés
de félins domestiques narquois provoquaient les aboiements des canins de
compagnie qui prenaient à cœur leur rôle de gardien des lieux. Zink
récupéra son journal et jeta un œil rapide sur les gros titres. Un nouveau
meurtre à Nantes faisait la Une de la gazette sur laquelle il aperçut
furtivement le mot vindicta au milieu d’un paragraphe. Son sang ne fit
qu’un tour. Ses jambes se mirent à flageoler, son cœur battit la chamade. Il
s’appuya contre le tronc du bouleau le plus proche, fatigué, comme s’il
venait de courir un marathon dans le peloton de tête, omettant d’épargner
ses chaussons recouverts de terre. Son corps venait de vieillir de dix ans en
un instant. Le battant se ressaisit, redressa le buste et regagna sa demeure.
En approchant de la porte d’entrée, il aperçut une hache apposée contre le
mur du pignon, et trouva cela fort étonnant, car il ne l’avait pas remarquée
au préalable. « Sans doute le jardinier l’aura-t-il oubliée en fendant
quelques buches à l’arrière de la maison », pensa-t-il. Daniel Zink posa le
journal sur le rebord de la ­fenêtre et saisit le manche de l’outil de ses deux
mains. Il alla ensuite ranger l’objet tranchant dans le cabanon de jardin
attenant au garage. Dans la ­cuisine, Malvina Boizelle était accoudée à la
table et buvait son café encore fumant par petite gorgée, pour éviter de se
brûler. Mais les douleurs qui la taraudaient étaient bien plus profondes et
incurables.

— Alors, quelles sont les nouvelles ?

— Tu t’intéresses à l’actualité maintenant, c’est nouveau !

— Tu es pâle Daniel, c’est ta maîtresse qui t’use et te vide les batteries ?


Ou plutôt devrais-je dire tes maîtresses, étant donné ton appétit d’ogre pour
la bonne chère. Me tromper est déjà humiliant, mais non, tu ne peux pas te
satisfaire d’une aventure ! Il faut que tu les séduises toutes !

— Tu vas la fermer, ta grande gueule ! Ne me cherche pas Malvina, ce


n’est franchement pas le moment.

Le mari infidèle jeta un œil inquiet dans le miroir du hall d’entrée. Il se


toucha le visage. Sa barbe de trois jours lui donnait un air de bad boy, ou
plutôt d’un taulard ayant négligé les règles élémentaires d’hygiène.

— Qu’est-ce qui t’arrive Daniel Zink ? Tu as perdu ton aplomb et ton


assurance légendaire. Cultiverais-tu quelques soucis au boulot ? Aurais-tu
été délaissé par l’une de tes favorites ?

Dans un élan de colère, l’homme blessé et traqué se jeta sur sa femme et la


souleva par le cou. Les pieds de Malvina étaient décollés du sol. Elle se
débattait en recherche d’oxygène. Le bol de café valsa sur la table et le ­-
liquide s’éparpilla sur le sol.

— La…che…la…che-moi ou j’ap…p… elle la po…lice…

Daniel relâcha Malvina qui retrouva son souffle et ses esprits, encore tout
abasourdie par la violence perpétrée à son encontre.

— Tu es malade ! C’est la première fois que tu poses la main sur moi ! Tu


as franchi un cap irréversible. Qu’est-ce qui t’arrive enfin ? Dis-le-moi ?
Qu’est-ce qui te rend dingue à ce point ?

Daniel Zink ouvrit le journal sur la deuxième page et le jeta sur l’espace de
travail de la cuisine. Les gros titres indiquaient Nouveau meurtre à Nantes
et plus bas dans le paragraphe, était mentionnée la signature caractéristique
du tueur : Vindicta.

Malvina recula et tressaillit. La signature était la même que sur le mot


qu’elle avait reçu, celui qui accompagnait les photos mettant en scène
l’adultère de son époux. Elle s’assit et son regard se perdit dans les brumes
de l’incompréhension. Au même moment, le son des sirènes hurlantes ­-
retentit à l’extérieur. Des véhicules de police aux gyrophares tournoyants
envahirent la rue principale et l’allée de la maison des Zink. Daniel jeta un
œil par la fenêtre.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque, bordel ?

Il regarda sa femme.

— Non… Non… Ce n’est pas possible ! Dis-moi que tu n’as pas fait ça ?
— Fait quoi ? lui demanda-t-elle, interrogative.

— Tu n’as quand même pas prévenu la police suite à notre petite


altercation !

— Tu disjonctes totalement, Daniel ! J’ai toujours été présente dans la


cuisine avec toi. Quand aurais-je eu le temps de le faire ? Je n’ai même pas
mon téléphone portable. Il est resté sur la table de chevet. C’est une pure
coïncidence, ou alors tu me caches autre chose ?

— Mais alors qui ?

Le son strident du carillon de la porte d’entrée se répandit dans la maison.


Le couple ne bougea pas. La sonnerie retentit de nouveau, plus insistante.

— Je crois que tu vas devoir aller leur ouvrir, Daniel…

Ce dernier la regarda avec une profonde détresse, comme un appel au


secours. Il se raccrochait à son passé, cherchait une alliée en sa femme…
Mais Malvina Boizelle n’était pas Eva Müler, et les sévices moraux et ­-
corporels que lui avait fait subir son mari étaient désormais ancrés dans ses
souvenirs. Elle en profita pour enfoncer le clou.

— N’attends pas la moindre aide de ma part ! Tu m’as humiliée auprès de


tes collègues de travail, auprès de ma famille ! Tu as refusé que nous
adoptions ! Tu m’as trompée plusieurs fois avec des partenaires différentes !
Tu as toujours haï ma famille ! Daniel, tu as choisi ton camp, ta direction, et
elle est diamétralement opposée à la mienne. Il m’a fallu plusieurs années
pour m’en rendre compte. Alors, inutile de me tendre la main. Je ne
comprends pas pourquoi tu m’as balancé le journal sur cette histoire de
meurtre à Nantes. Je ne vois pas le rapport avec nous, avec toi. Mais si tu as
fait des choses horribles, la loi doit s’appliquer. Si tu es désigné coupable,
tu paieras pour tes fautes devant la justice et tu feras pénitence devant Dieu
pour laver tes péchés.

La patience des forces de l’ordre ayant ses limites, ces derniers avaient
forcé la serrure de la porte d’entrée. Un homme mal rasé, habillé d’un jean
délavé et un tee-shirt noir sous une veste en cuir, fit son apparition dans la
pièce, le revolver au poing.

— Police nationale ! Je suis le commandant Jornet. Personne ne bouge, s’il


vous plaît. Levez les mains lentement… très lentement… Ne m’obligez pas
à faire usage de mon arme.

Malvina et Daniel Zink obtempérèrent sans broncher.

— Vous n’avez pas entendu que l’on sonnait à votre porte ?

Le couple s’était figé et totalement renfermé dans un silence de mort.


Derrière le commandant Jornet, deux autres hommes les tenaient en joue.
Daniel Zink sortit de son mutisme.

— Si, bien entendu. Excusez-nous, mais nous étions en pleine discussion


avec mon épouse au sujet d’un désaccord conjugal, comme cela arrive ­-
fréquemment en ce moment. Je n’ai pas été assez prompt pour venir vous
ouvrir.

— Vous êtes bien Daniel Zink ?

— C’est bien moi.

— Vous êtes en état d’arrestation !

Le chef d’entreprise n’en croyait pas ses oreilles. Le calvaire commencé


depuis plusieurs jours continuait, la planche était savonnée et il glissait
irrémédiablement vers les abîmes. C’était sûrement un mauvais rêve, il
devait se réveiller et tout allait rentrer dans l’ordre. L’un des assistants du ­-
commandant lui mit les mains dans le dos et le menotta.

— Est-ce que je peux savoir de quoi on m’accuse ? Je dois parler à mon


avocat, vous ne pouvez pas m’embarquer comme cela !

— Inutile de remuer ciel et terre. Vous allez être placé en garde à vue et
nous allons vous rappeler les textes de loi, ainsi que vos droits. Vous
pourrez parler à votre avocat une fois que nous vous aurons transféré au ­-
commissariat.

— Vous n’avez pas répondu à ma question initiale. De quoi m’accuse-t-on


à la fin ?

— De meurtre avec préméditation…

Malgré la situation difficile vécue avec son mari depuis quelques années,
Malvina n’en restait pas moins sensible. Elle pleurait en silence en
constatant avec impuissance la déchéance de celui qu’elle avait épousé par
amour de jeunesse. Même si les sentiments s’étaient effrités au fil du temps,
la petite lueur n’était pas complètement éteinte au fond de son cœur. Elle ­-
oscillait sans arrêt entre ses propres contradictions.

Les policiers emmenèrent Daniel Zink à l’extérieur. En traversant la ­-


pelouse, menotté, il vit la police scientifique qui venait de saisir la hache,
rangée quelques instants plus tôt dans le cabanon à outils. Il comprit
immédiatement qu’il était tombé dans un piège tendu par ce mystérieux
inconnu qui lui voulait du mal, celui identifié comme Vindicta. L’homme
d’affaires rassembla ses idées, ne sachant pas encore de quel meurtre il était
accusé. Il devait gagner du temps et était certain de trouver des alibis auprès
de ses collègues ou de sa maîtresse. Eva Müler serait sa meilleure alliée
dans ce combat en quête de son innocence. L’image de l’empire Zink allait
être éclaboussée, mais il préférait cela plutôt que de moisir en taule.
Alors que les forces de l’ordre avaient investi la maison pour la fouiller de
fond en comble et que Malvina subissait un premier interrogatoire, ­Daniel
monta dans la fourgonnette en prenant conscience de la situation
dramatique qui se jouait et dont il était l’acteur principal, malgré lui. Le jour
se levait sur la banlieue alsacienne, la brume s’étirait lentement, laissant
apparaître le paysage urbain avec ses maisons typiques à ­colombages. Le
clocher de la cathédrale Notre-Dame, d’architecture germanique, ­pointait sa
flèche moyen-âgeuse vers son Dieu catholique. C’était sans doute le ­-
moment de lancer un appel à l’aide envers ce seigneur tout-puissant qui
était censé accepter tous les fidèles, croyants ou non, bons ou mauvais, ­-
exhortant leurs péchés originels…

Le commandant Jornet, assis à l’avant du véhicule, côté passager, avait le


nez rivé sur son téléphone portable. À l’arrière, Daniel Zink était encadré
par deux armoires à glace qui ne décrochaient pas un mot depuis le début
du trajet. Afin de rompre ce silence pesant, il lança la conversation :

— Commandant Jornet, pouvez-vous me dire quelles sont les preuves qui


vous permettent de me soupçonner de meurtre ? Et de quel meurtre suis-je
accusé ?

— Une question à la fois si vous le permettez. Pour le moment, les preuves


principales sont en cours d’analyse par nos experts. Donc, selon la
Déclaration universelle des droits de l’homme, vous bénéficiez de la
présomption d’innocence tant que nous n’avons pas prouvé votre
culpabilité. Pour répondre à votre seconde interrogation, je pense que vous
êtes au fait des meurtres commis dans la région nantaise ces derniers jours,
à en croire le journal posé sur le plan de travail de votre cuisine et ouvert,
comme par hasard, sur la page de l’article mentionnant ces horreurs. Le 15
mars dernier, Barbara Larvin a été assassinée dans la forêt du Gâvre avant
d’être ­découpée en morceaux éparpillés çà et là, au milieu des bois. Huit
jours plus tard, nous étions donc le 25 mars, c’est-à-dire hier, un dénommé
Nicolas Delatre ­subissait le même sort suivant un procédé similaire. Cette
fois-ci, c’est la tête qui a été tranchée, son corps a été retrouvé décapité
dans une fontaine du parc de Procé, en plein cœur de la ville de Nantes.

— Et vous pensez que moi, Daniel Zink, chef d’entreprise, à la tête d’un
empire, marié à une femme de bonne famille, je pourrais être le meurtrier
présumé de ces deux victimes assassinées à environ mille kilomètres de
mon domicile ? Ça ne tient pas debout !

— Vous savez, monsieur Zink, personne n’aurait parié sur la culpabilité de


certains des plus grands tueurs en série. Parfois, des monstres se cachent
derrière les anges…

— Comment êtes-vous remontés jusqu’à moi ?

— Nous avons reçu une lettre anonyme, de la part d’un corbeau. Ce ­-


dernier indiquait l’adresse à laquelle se trouvait l’arme qui a servi à ­-
découper les victimes, c’est-à-dire chez vous, et plus précisément dans
votre cabanon de jardin. Nous devons analyser les traces ADN et les
morceaux de métal retrouvés sur les cadavres pour vérifier si cette hache est
bien l’arme du crime. La science nous livrera son verdict et le couperet
tombera s’il le doit.

— J’ai un alibi en béton, je ne vois pas comment vous allez pouvoir ­-


m’inculper. Je n’y suis pour rien dans cette affaire, c’est un coup monté.
Quelqu’un veut ma peau ! J’ai reçu des lettres anonymes, moi aussi, signées
d’un mystérieux individu qui se fait appeler Vindicta. Croyez-moi, je suis
innocent !

— Ce n’est pas maintenant que vous devez raconter votre histoire. Gardez
votre salive pour le moment opportun.

Le véhicule de police se gara dans la cour intérieure d’un bâtiment aux


allures de forteresse. Tous en descendirent pour gagner l’aile nord. Ils ­-
suivirent un long couloir avant de bifurquer dans une pièce rectangulaire
dans laquelle quelques chaises en plastique saumon entouraient une table
basse sur laquelle étaient éparpillées des revues automobiles. On se serait
cru chez le médecin, à la différence près qu’un distributeur de boissons
chaudes attendait les clients dans le coin opposé. « Enfin un café », se ­-
réjouit Daniel Zink, qui n’avait même pas eu le temps de profiter de son
petit ­déjeuner. L’un des fonctionnaires lui enleva les menottes. Le suspect
se frotta les poignets, « un premier pas vers la liberté », pensa-t-il, mais la
route vers la rédemption était encore longue et parsemée d’embûches.

Zink eut le droit de contacter son avocat, un ami d’enfance qu’il voyait
régulièrement. Les deux hommes avaient la même opinion très sexiste et
machiste de la gent féminine : elle était sur terre pour les servir et assouvir
leurs fantasmes sexuels. Bertrand Swillus, avocat à la cour, s’envoyait en
l’air régulièrement avec des putes de luxe. Il avait la sombre réputation
d’être un pervers sadique. Le prédateur sexuel débordait d’imagination lors
de ses petits jeux coquins avec une ou plusieurs partenaires. Malvina ­-
Boizelle ne l’avait jamais apprécié et elle craignait cet individu malsain que
côtoyait son imbécile de mari. Elle était désormais persuadée que Bertrand
Swillus avait poussé Daniel à franchir le pas pour se jeter dans les bras de
ses maîtresses, sans aucun scrupule.

— Allô Bertrand, c’est Daniel.

— Qu’est-ce qui t’amène mon ami ? Tu veux qu’on s’organise une petite
soirée dont j’ai le secret, par exemple en invitant quelques amies dociles ?

— Ce n’est pas le moment de plaisanter, Bertrand. Je suis dans la merde et


j’ai vraiment besoin de toi. Les poulets viennent de me coffrer pour
meurtre !

L’avocat éclata de rire à l’autre bout de la ligne et faillit s’étouffer.


— Toi, un meurtrier ? On voit qu’ils ne te connaissent pas.

— C’est exactement pour cela qu’il me faut un avocat très rapidement. Tu


veux bien m’aider ?

— OK, mais il va falloir me payer grassement si tu veux que je sois ­-


efficace.

— Ton prix sera le mien, je n’ai pas le temps de négocier. Je ne veux pas
finir en taule ! Tu m’entends ? Sors-moi de ce traquenard. Quelqu’un veut
ma peau, nom de Dieu !

— Et ça t’étonne ? Vu comment tu as écrasé tes adversaires durant ton


ascension professionnelle vertigineuse, les prétendants à ta chute doivent
faire la queue devant l’armurerie du coin. Je ne suis pas intéressé que par le
fric, vois-tu ! Il y a autre chose qui me ferait énormément plaisir…

— Tu es un salaud de profiteur, mais vas-y, pose tes conditions.

— Tu sais la fille qui bosse chez Zinkerde, plutôt bien roulée, et même
super canon…

— Il y a plusieurs milliers d’employées dans mon entreprise, comment


veux-tu que je sache à qui tu fais allusion ?

— Tu la connais pourtant bien, je crois qu’elle est directrice marketing et


que la dame a gagné tes faveurs… Ne serait-ce pas Eva Müler, cette
charmante créature dont tu me vantes régulièrement la beauté et les
prouesses sexuelles dans ton plumard ?

— Tu ne touches pas à Éva !

— Je ne crois pas que tu sois réellement en position de négocier, Daniel.


Tu peux trouver un autre avocat sur le marché ou on t’en collera un commis
d’office. Mais crois-tu qu’ils seront à la hauteur pour te défendre ? Si tu es
en garde à vue, c’est que la police à de forts soupçons à ton égard, le doute
s’est installé dans leur esprit. Écoute ce bruit, c’est le son de tes pas qui
résonne dans le couloir pour gagner ta cellule… Je suis ton vieil ami de
toujours. Tu connais mes talents, tu sais que j’ai gagné tous mes dossiers
ces cinq dernières années. De plus, j’ai le bras long, à un point que tu ne
peux pas imaginer et mon réseau est tentaculaire dans le métier. Alors, si tu
veux une bonne chance d’être innocenté, je te conseille d’accéder à ma
requête. Je ne te demande pas la lune non plus, juste que tu me laisses
passer une nuit dans les bras de la délicieuse Eva Müler. Cette fille me fait
bander dès que je la croise en soirée ou dans ton entreprise, elle m’excite. Je
la veux !

— Tu n’es qu’un pourri, mais je n’ai pas franchement le choix ! Laisse-


moi discuter avec Éva pour arranger le coup. En attendant, tu as mon accord
de principe.

— J’aime négocier avec toi mon ami, tu trouves toujours un arrangement


qui contente les différentes parties. Bon, je termine un dossier en cours et je
rapplique. Dans quel commissariat es-tu retenu ?

— Au poste de police de Strasbourg, rue Molsheim.

— Tu refuses de leur parler tant que je ne suis pas arrivé, en faisant ton
petit cinéma du style : Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat… bla…
bla… bla… La défense va s’organiser mon pote. Je viens te sauver.

Cet immonde Bertrand Swillus venait de raccrocher. Daniel avait honte de


lui. Il avait vendu son âme au diable en lui accordant une nuit avec sa
maîtresse favorite. Éva serait-elle prête à tout faire pour l’amour de Daniel,
du moins le pensait-il, mais irait-elle jusqu’à accepter de se prostituer ?

Chapitre XVIII
Marseille, camp de Carpagène, jeudi 26 mars

Au milieu de la nuit, une torche balayait le sol de son faisceau lumineux.


Tamara s’impatientait. Il était 22 h 50, plus que dix minutes à attendre, mais
l’image d’Angela ne cessait de hanter ses pensées. Elle l’imaginait affamée,
agonisante, prisonnière sur sa chaise, sans aide, seule… Une larme perla le
long de la joue de la jeune femme. Tamara avait garé discrètement le
véhicule que lui avait prêté l’un de ses amis sur le parking, derrière l’hôtel
du Joli Bois, un établissement miteux. Il manquait des lettres sur le panneau
d’affichage rongé par le sel marin. Certaines vitres cassées avaient été
remplacées provisoirement par des cartons pour une durée illimitée.
Soudain, elle capta le bruit d’un essoufflement aux abords du grillage qui
délimitait le camp militaire. Quelqu’un venait de franchir la limite
autorisée, celle qui le mettrait en situation délicate vis-à-vis de sa hiérarchie
si cette dernière venait à l’apprendre. Tamara dirigea le faisceau de sa lampe
vers l’homme afin de l’identifier. Il s’agissait bien de l’engagé José Santos.
Ce dernier avait respecté son engagement avec bravoure pour le plus grand
bonheur de Tamara qui se jeta dans ses bras.

— José, je suis si heureuse de te voir ! Je sais que tu prends de gros risques


pour moi alors que l’on se connaît à peine. Il faut absolument que je te
raconte mon histoire, question de vie ou de mort pour ma meilleure amie
Angela. Viens, allons nous asseoir sur ces vieilles balançoires que je ­-
t’expose la situation.

Le grincement des anneaux, qui maintenaient les cordes rongées des ­-


balançoires, sifflait de façon continue, animée par les mouvements de ces
deux êtres, réunis l’instant d’une soirée pour partager leurs douleurs et leurs
souffrances. Tamara raconta son histoire, bénéficiant de toute l’attention du
militaire qui se sentait investi d’une mission au fur et à mesure des faits. Ce
dernier était en admiration devant ce minois de bout de femme décidée dont
le faciès asiatique était une invitation au voyage…
— José, tu es mon unique chance pour récupérer le dossier réclamé par
Étienne. C’est le seul moyen de sauver Angela. L’exercice est périlleux,
mais lorsqu’une vie est en jeu, il faut savoir prendre tous les risques.

— Ne t’inquiète pas Tamara, je vais le faire pour toi, pour elle, pour vous
deux. Au moins, tu redonnes un sens à ma vie. Se battre pour une juste
cause a toujours été ma priorité, c’est pour cette raison que je me suis
engagé dans l’armée. Malheureusement, je suis tombé de mon piédestal
lorsque ton père m’a pris en grippe. Il m’a dégoûté de faire ce métier. Grâce
à toi, je tiens peut-être ma vengeance personnelle. Je ne sais pas ce que
contient ce ­dossier, mais si je peux contribuer à faire tomber Bertrand
Duclon, je ­n’hésiterai pas.

La jeune recrue sauta de sa balançoire et se redressa, décidée à accomplir


sa mission. À ce moment, Tamara remarqua une lueur inquiétante sur son
compagnon.

— José, c’est quoi cette lumière rouge sur ton torse ?

Un laser de couleur rouge pointait sur la poitrine du jeune engagé. Avant


qu’il n’ait eu le temps de réaliser sa provenance, une balle traçante lui ­-
perfora le thorax. Son corps inerte s’écroula, rattrapé in extremis par
Tamara afin de le soutenir. En un éclair, elle comprit la gravité de la
situation ­lorsqu’une tache de sang se répandit sur le sol. La Cambodgienne
sanglota puis se mit à crier de toutes ses forces :

— Pourquoi ? Pourquoi avez-vous tué José ? Vous êtes des salauds !

Plusieurs centaines de mètres plus loin, des jumelles à infrarouge ­suivaient


le déroulé de la scène. Une arme de précision avec vision ­nocturne fut
posée sur le sol. Son propriétaire saisit un talkie-walkie et entra en contact
avec son supérieur hiérarchique.
— Mon colonel, la cible a été anéantie. Opération nettoyage confirmée.

— Reçu cinq sur cinq. Rentrez au camp.

— Affirmatif.

Tamara caressait la nuque du jeune garçon dont la vie venait d’être ôtée
par des individus sans scrupule. Est-ce que le meurtre de José était lié à ce
dossier que réclamait Étienne ? Que contenait-il ? Était-elle réellement la
fille légitime de ce monstre du Vietnam en la personne du tyran Pol Pot ?
Les questions s’amoncelaient dans l’esprit de Tamara, mais toutes restaient
bloquées sans réponse. Elle s’allongea sur les graviers et regarda vers le
ciel. Elle y pointa le faisceau de sa lampe qui se perdit vers le firmament
dans l’immensité céleste. La balançoire grinçait, le vent fouettait les ­-
drapeaux déchirés qui se mouraient au bout de leur mât… Les yeux fermés,
Tamara repensa soudain à Angela. Elle se releva, prit son téléphone et
cliqua sur le lien web de la caméra installée par Étienne. L’image apparut,
trouble, sombre, dévoilant le corps de son amie prostrée sur cette chaise,
pieds et mains liés, la tête penchée sur le côté.

— Angela ! Dis-moi que tu n’es pas morte ? Fais-moi un signe, s’il te


plaît ! Le destin ne va pas m’enlever les deux personnes qui me sont les
plus chères dans la même journée ! N’y a-t-il donc aucune pitié qui tienne ?

Sur l’écran du téléphone, la prisonnière bascula la tête pour la relever


difficilement et fixer l’objectif de l’appareil vidéo, comme si elle avait ­-
entendu le cri de désespoir de son amie.

— Mon Dieu ! Tu es vivante !

Tamara remarqua une inscription sur le front d’Angela, comme une sorte
de tatouage. En zoomant, elle constata qu’il s’agissait d’un mot en lettres
capitales : VINDICTA. Que signifiait cette mise en scène ?
La jeune Cambodgienne pleura toutes les larmes de son corps entre
résignation et colère. Elle devait agir avant qu’il ne soit trop tard. José lui
avait montré la voie pour sortir du camp militaire. Elle n’avait d’autres
choix que d’y entrer en faisant le chemin inverse pour tenter de récupérer ce
mystérieux dossier. Tamara éteignit sa lampe et tira José par les épaules
pour le cacher dans les herbes folles qui bordaient le parking de l’hôtel.
Plus déterminée que jamais, elle gratta le sol avec sa chaussure, cracha dans
ses mains et les enfonça dans la terre avant de s’en badigeonner le visage à
la manière des commandos. Le petit soldat de la nuit était en marche vers la
vérité, vers sa vérité. Pour se donner des forces et du courage, elle sortit un
tube de la poche de sa veste kaki, ôta le bouchon et vida le contenu dans la
paume de sa main droite. La poudre ainsi versée forma une traînée blanche.
Tamara se boucha une narine et inspira profondément pour absorber le rail
de poison qui lui brûla les muqueuses avant d’agir sur ses cellules
nerveuses. La substance inhiba automatiquement sa peur. La guerrière était
devenue invincible, décidée à éliminer tous ceux qui lui barreraient le
chemin salvateur. Le couteau à cran d’arrêt fut glissé dans une poche
intérieure, la sécurité débloquée pour libérer la lame, prête à tuer s’il le
fallait.

Tamara traversa le grillage en empruntant le passage que son défunt ­-


compagnon avait suivi quelques minutes plus tôt dans le sens opposé. Sa
progression était légère et souple, se faufilant en évitant les ornières. Sa
vision s’était adaptée à l’obscurité et elle devinait le terrain, anticipait les
reliefs, s’arrêtant par instants pour s’assurer de sa parfaite discrétion. Après
plusieurs centaines de mètres, elle aperçut enfin les ombres rectilignes des
bâtiments du camp militaire. Soudain, un puissant halo de lumière balaya
l’espace, juste au-dessus de sa chevelure en bataille. Elle se tapit au sol et
resta immobile. Le danger s’éloigna, lui laissant un instant de répit. La
jeune femme essaya de se rappeler la configuration des lieux, lorsqu’elle
était venue rendre visite à son père adoptif, mais la nuit, tout paraissait si
différent, et les repères si compliqués à évaluer.
« Comment font les aveugles pour apprivoiser l’espace et se diriger sans
encombre ? » se demanda Tamara.

Elle leur tira sa révérence et poursuivit sa quête vers le dossier. Il était un


peu plus de minuit. Les minutes s’étaient écoulées rapidement depuis la
mort de José, ce pauvre José. Le temps n’était plus aux lamentations, mais à
l’action. Il fallait sauver, non pas le soldat Ryan, mais Angela, sa copine la
plus fidèle !

Tamara longea l’un des bâtiments et arriva dans une cour. Elle la traversa
en veillant à faire le moins de bruit possible. Une statue représentant un
combattant, fusil à la main, se dressait sur un socle en granit, sûrement un
hommage aux soldats de la Grande Guerre, morts en héros pour leur patrie.
Chanthou Sâr avait du mal à imaginer les jeunes générations actuelles
sacrifier leur vie pour un pays qui ne leur offrait pas de travail et qui les
laissait sombrer dans l’alcool ou la drogue. Le patriotisme n’était
décidément plus d’actualité dans ce paysage sombre de l’hexagone. Un
bruit de pas alerta la jeune commando qui trouva refuge dans un buisson.
Deux plantons ­faisaient leur ronde, lampe dans une main et Famas en
bandoulière. Ils parlaient de tout et de rien, pour passer le temps :

— Putain, c’était galère aujourd’hui ! J’en ai chié sur le parcours du ­-


combattant ! Ils avaient rajouté des barbelés au ras du sol et l’adjudant-chef
nous tirait dessus !

— À balles réelles ?

— Non, il ne faut pas déconner non plus ! Il canardait avec des balles à
blanc, mais il prenait un malin plaisir à faire peur aux bleus bites. Il y en a
qui chiaient dans leur froc !

— Je crois que ce connard d’adjudant-chef en a un dans le pif…


Les deux soldats firent une pause pour allumer une cigarette.

— Tu parles de José Santos ?

— Oui, le type timide qui ne parle à personne. Il a vraiment du mal à ­-


s’intégrer et je ne sais pas pourquoi, mais il est devenu le souffre-douleur de
Duclon.

— Dans les rangs, il se raconte qu’il y a plusieurs années, lors d’une ­-


mission au Cambodge, l’adjudant-chef aurait commis des atrocités qui ­-
auraient coûté la vie à des jeunes recrues… Mais apparemment, les faits
n’ont jamais été prouvés, ce ne seraient que des bruits de couloir non ­-
fondés. En plus, tu sais comment fonctionne le téléphone arabe. Les propos
sont déformés et transformés allègrement au fil des conversations donc, si
ça se trouve, ce con de Duclon est blanc comme neige...

Les deux gardes écrasèrent leur mégot incandescent sur le sol et le ­-


glissèrent dans la poche de leur pantalon de treillis pour ne laisser aucune
trace de leur délit. Puis, ils s’éloignèrent en continuant de converser sur ce
pervers de Duclon. Tamara en avait assez entendu comme cela. Ce dialogue
capté à la volée ne faisait que renforcer la piètre image qu’elle avait de son
père adoptif. Entre Pol Pot et Bertrand Duclon, le choix n’était guère ­-
reluisant. S’il y avait eu la place pour un joker, elle aurait validé cette
option sans aucun remords ni regret. Elle eut une pensée furtive pour José
qui avait souffert depuis son intégration dans l’armée, mais il était
désormais libéré de tout harcèlement, si tant est qu’il n’y ait pas de
tortionnaires là-haut.

Au détour d’un hangar en tôle, les constructions devinrent plus familières.


Tamara reconnut le long bâtiment qui hébergeait le bureau de l’adjudant-­-
chef. Elle longea la bâtisse jusqu’au pignon latéral. Une porte de service,
vitrée de petits carreaux de verre, donnait sur un espace de végétation.
L’endroit paraissait idéal pour tenter une intrusion, en espérant qu’il n’y ait
pas de systèmes d’alarme. Si Tamara se faisait repérer et arrêter par la
police militaire, c’en était fini de la vie d’Angela…

La lame du couteau glissa entre les battants de la porte, mais il était ­-


compliqué de jouer les apprentis cambrioleurs sans s’être entraîné au ­-
préalable. Après cinq minutes d’acharnement sur la serrure et la poignée,
Tamara décida de changer de stratégie. Elle dénoua son bandana, l’enroula
autour de son poing droit et frappa violemment l’un des carreaux. Par
chance, le verre brisé tomba sur un tapis à l’intérieur du couloir, étouffant le
bruit de l’impact des morceaux sur le sol. La jeune femme glissa son bras
dans l’ouverture ainsi créée et réussit à atteindre la clé restée sur la serrure.
Elle la tourna avec délicatesse, actionna la poignée de la porte, entra dans
l’édifice en évitant de poser les pieds sur les bris de carreaux éparpillés sur
le tapis, puis referma la porte derrière elle.

Une odeur de renfermé se dégageait des murs, dont la tapisserie évoquait


des scènes de chasse à courre, style déco des années soixante-dix. La
diminution drastique des budgets de l’armée se répercutait sur l’état de
fraîcheur de la caserne. Avançant sur la pointe des pieds, Tamara stoppa
devant une porte de bureau et éclaira la plaque d’identification : bureau de
l’adjudant-chef Bertrand Duclon. Elle fouilla au fond de sa poche et en
sortit la clé qu’elle avait dérobée lors de leur entretien. La porte s’ouvrit
sans résistance. Lampe torche en main, la jeune Cambodgienne scruta
chaque recoin de la pièce, fouilla chacun des meubles, éplucha tous les
dossiers… Après dix minutes de recherches stériles, elle se résigna. Où
pouvaient donc se cacher ces documents si importants que voulait récupérer
Étienne, au point de sacrifier la vie d’Angela ? Assise sur le sol, le dos
contre le mur et la tête entre les mains, Tamara fit le vide et essaya de
rassembler ses esprits. Qui pouvait connaître l’existence de ce dossier mis à
part l’adjudant-chef D­ uclon ?

Se relevant comme une féline, la soi-disant descendante de Pol Pot ­analysa


les photos fixées sur le mur. Duclon habillé en treillis, béret vissé sur le
crâne, posait avec ses camarades dans différents lieux du globe : ici devant
un hélicoptère de combat, là à l’arrière d’un camion militaire. Un cliché
attira l’attention de Tamara, car on y voyait l’adjudant-chef au garde-à-vous
en compagnie d’un haut gradé à en croire le nombre de décorations qui
ornaient sa veste de treillis. Les deux hommes prenaient la pose devant une
habitation soutenue par des pilotis, au style caractéristique du Vietnam, ou
du Cambodge. Tamara enleva la punaise qui fixait la photo au mur et la
retourna. Une inscription annotée au crayon de bois indiquait : Colonel
Delacroix et Adjudant-chef Duclon, Cambodge - juin 1995. Soudain, elle se
souvint qu’Étienne lui avait parlé d’un certain colonel qui devait être au fait
des informations référencées dans ce dossier classé secret défense. Tamara
sortit de la pièce, referma la porte à clé et alla jusqu’au bureau suivant. Une
plaque en zinc, vissée dans l’âme de la porte par quatre rivets dorés,
indiquait le nom du colonel Delacroix. L’accès était également condamné.
Prise au dépourvu, mais jamais en panne d’imagination, la guerrière essaya
la clé qu’elle avait en sa possession, et, par miracle, cette dernière s’ajusta
parfaitement dans les crans du cylindre de la serrure. La chance était de son
côté. Elle avait visiblement subtilisé un passe qui lui permettait d’ouvrir
toutes les pièces du bâtiment.

Dans le bureau du colonel, tout était parfaitement bien ordonné, pas un


poil de travers, sûrement à l’image du caractère et de la rigueur de
l’homme. Tamara réitéra ses recherches, mais la plupart des caissons étaient
­condamnés. Malheureusement, le passe ne fonctionnait pas à tous les coups.
Elle réussit malgré tout à déverrouiller les serrures en faisant basculer le
petit loquet avec la lame de son couteau. Elle prit soin de sortir les chemises
une par une et d’en étudier le contenu. Mis à part des compte-rendus
référençant des états de service, des demandes de promotion et les
trombinoscopes des engagés présents dans les différentes sections de la
caserne, rien d’exceptionnel qui puisse satisfaire l’appétit d’Étienne. Lampe
en main, la jeune femme analysa les photos et les tableaux éparpillés sur les
murs en guise de décoration. Elle remarqua que l’un d’entre eux était
légèrement de travers, étonnant de la part d’un colonel adepte de l’ordre et
de la rigueur. Le cliché mettait en scène des rebelles touaregs, les armes
levées vers le ciel, sur leurs dromadaires en plein désert saharien. Une
légende indiquait : Guerre de l’Azawad - Nord Mali - février 2012. Tamara
décrocha le tableau et découvrit avec surprise et satisfaction un coffre-fort
encastré dans le mur, mais encore fallait-il réussir à ouvrir cette boîte de
Pandore ! Une nouvelle fois, elle tenta le passe. Nouvel échec.

Par dépit, elle alla s’asseoir sur le fauteuil du colonel et commença à ­-


soulever tous les objets, à ouvrir tous les récipients qui se présentaient à
elle. Ce fut au tour d’un serre-livres, représentant un char d’assaut, de se
faire chahuter par les mains décidées de l’invitée surprise. Une clé y était
dissimulée. Tamara se précipita sur le coffre-fort qui ne livra aucune
résistance pour dévoiler son contenu : une arme à feu avec une boîte de
munitions, une fiole de whisky, une liasse de billets, et, dans le fond, un
dossier. Elle s’en empara. La mention secret défense était estampillée sur la
couverture. Sur la première page, on pouvait lire : Drame dans le régiment
de cavalerie, un jeune homme meurt au Cambodge dans des conditions
étranges… Sur un autre feuillet, un article indiquait : Atrocités au ­-
Cambodge, des militaires du 1er régiment étranger de cavalerie seraient
impliqués… Tamara referma le dossier et le glissa à l’intérieur de sa veste.
Elle jeta un œil à sa montre. Il était déjà 2 heures du matin, elle ne devait
pas traîner, car elle savait que la caserne se levait aux aurores tous les
matins pour la levée des couleurs. La jeune femme prendrait le temps de
regarder le contenu de son butin en ­arrivant à son appartement, sans oublier
d’en faire une copie avant de le remettre à Étienne, car cette monnaie
d’échange valait de l’or. Elle espérait juste que ce dernier tiendrait sa
promesse en ­libérant Angela après avoir acquis ce qu’il voulait.

Tamara referma le coffre, remit la clé sous le serre-livres et repositionna


chaque chose à sa place, verrouilla la porte du bureau, ramassa les
morceaux de verre tombés sur le tapis et les éparpilla à l’extérieur pour
tenter de ­dissiper les soupçons d’effraction. Elle ferma la porte de service à
clé en passant son bras par le carreau brisé et refit le chemin en sens inverse
jusqu’à sa voiture. Arrivée sur le parking, quel ne fut pas son effroi en
constatant que le corps de son ami José avait disparu ! Elle n’avait pas le
temps de faire des recherches et sentait qu’il y avait danger si elle ne
quittait pas les lieux rapidement. Son objectif prioritaire était de sauver
Angela.

Le véhicule démarra en trombe en longeant le camp militaire de


Carpagène dans la nuit épaisse. Les pleins phares suivirent les courbes
sinueuses de la route des calanques avant de récupérer l’autoroute en
direction des quartiers nord de Marseille. Tamara venait d’écrire un
nouveau chapitre de son existence, un aller simple vers une destination
inconnue. La vérité ­risquait de lui exploser à la figure comme une grenade
dont la goupille s’extirpait lentement, inexorablement.

Chapitre XIX

Nantes, vendredi 27 mars

Perthuis avait passé la journée du jeudi à concocter un tableau dans lequel


il avait classé tous les étudiants de la promotion de Barbara Larvin et ­-
Nicolas Delatre. Sur deux cents individus, neuf étaient morts : les deux
victimes assassinées ces derniers jours et sept autres qui avaient succombé à
des maladies ou à des accidents de la route. Sur les cent quatre-vingt-onze
restants, cinquante étaient célibataires et les autres vivaient en couple,
hétérosexuel ou homosexuel, soit mariés, soit pacsés. Perthuis s’était
également amusé à classer les couples hétéros suivant le nombre d’enfants
qu’ils avaient mis au monde. Mais dans notre société moderne, avec des
familles recomposées, le jeu s’était vite transformé en un casse-tête chinois
pour faire rentrer chacun ou chacune dans une case. Pendant ce temps, Yann
Jornet avait roulé toute la nuit du mercredi au jeudi pour traverser la France
et rejoindre Strasbourg. Une lettre, envoyée par un mystérieux corbeau,
accusait un chef d’entreprise, du nom de Daniel Zink, d’être l’auteur des
meurtres de Barbara Larvin et Nicolas Delatre. Keny Perthuis trouvait cette
accusation plutôt extravagante étant donné la distance qui séparait le
domicile du présumé suspect aux lieux dans lesquels avaient été commis les
crimes. Mais toute piste était bonne à suivre en ces périodes de vache
maigre.

Perthuis arriva au laboratoire d’analyses criminalistiques dans lequel


étaient menés les tests ADN prélevés sur les victimes ainsi que sur les
pièces à conviction. Le lieutenant de police connaissait bien la maison et y
avait ses petites habitudes.

— Bonjour Claire, tu vas bien ?

— Keny ! Je suis contente de te revoir, il y a longtemps que tu n’avais pas


mis les pieds chez nous !

— Nous étions assez débordés ces temps-ci. Je profite d’un moment ­-


d’accalmie pour venir te dire bonjour et illuminer ma journée.

— Quel grand flatteur ! Je vois que tu n’as pas changé.

— Accessoirement, je viens aussi pour le boulot. Mes collègues vous ont


amené des échantillons à analyser pour comparer des traces ADN. Je viens
voir s’ils ont obtenu des résultats. Par contre, si tu es disponible pour ­-
déjeuner un midi de ton choix, pense à moi.

— C’est noté, mais c’est vrai que tu es toujours en vadrouille, métier


oblige. Tiens, voici ton badge. Un technicien t’attend dans le couloir.

Perthuis suivit le grand gaillard en blouse blanche qui le précédait. Le type


avait une allure nonchalante et semblait planer à chacun de ses pas, comme
s’il évoluait en apesanteur. Les deux hommes entrèrent dans une salle de
laboratoire et s’installèrent face à un écran tactile.

— Asseyez-vous sur cette chaise à roulettes si vous le voulez bien.

— Pas de refus.

Le technicien manipula une souris ergonomique de type trackball ­-


semblable à celles des « gamers ». Il afficha des graphiques sur le moniteur.
Après avoir fourni des explications d’une haute teneur scientifique, ­-
auxquelles le lieutenant ne captait rien, il arriva enfin dans le vif du sujet
avec des résultats concrets.

— En synthèse, nous avons prélevé et analysé des échantillons provenant


des cadavres des dénommés Barbara Larvin et Nicolas Delatre. Nous avons
étudié le morceau de tissu retrouvé sur la scène du second crime et avons
croisé les résultats. Notre meurtrier est très précautionneux et veille à ne
laisser aucune empreinte sur les lieux où il commet ses atrocités. Par contre,
les fibres textiles ont révélé des traces génétiques, mais qui ne sont
malheureusement pas référencées dans le fichier national automatisé des ­-
empreintes génétiques, le FNAEG.

— Les résultats sont en deçà de nos espérances.

— Je n’ai pas terminé. Les particules de métal retrouvées sur les deux
victimes attestent qu’elles ont été trucidées avec la même arme. L’outil
utilisé serait vraisemblablement une hache, mais difficile de savoir où notre
tueur a pu l’acheter, tous les magasins de bricolage vendent ce genre de
matériel. Nous allons devoir pousser nos tests sur le morceau de tissu ­-
retrouvé dans le parc de Procé afin d’en évaluer la provenance et l’origine.
Cela nous donnera peut-être une indication supplémentaire.

— Pour votre information, nous avons reçu une lettre anonyme déposée au
commissariat de police de Nantes. Elle indique où se situe l’arme qui a
peut-être servi à commettre ces actes de barbarie, ainsi que son auteur. Le
commandant Jornet s’est rendu sur les lieux, à Strasbourg.

— Vous voulez dire que la hache qui a servi à assassiner les deux victimes
dans la région nantaise a voyagé plusieurs centaines de kilomètres pour ­-
atterrir en Alsace ?

— C’est l’hypothèse actuelle, qui, je vous l’accorde, paraît complètement


invraisemblable.

— C’est le moins qu’on puisse dire !

— Si des traces ADN sont retrouvées sur la hache, car c’est bien de cet
outil dont il s’agit, et qu’elles s’avèrent être identiques à celle de Barbara
Larvin ou Nicolas Delatre, alors c’est plausible. Si ce n’est pas le cas, cela
veut dire que le meurtrier essaie de brouiller les pistes en tentant de faire
accuser un innocent. Reste à en définir les raisons et ses motivations.

— Pathétique comme enquête !

— Je dirais plutôt « mystique » ! En tout cas, merci pour ce débriefing.

Keny Perthuis quitta le laboratoire, décidé à creuser un peu plus le passé


de la première victime. Il jeta son dévolu sur Margaux Sauvage, la
meilleure amie de Barbara Larvin. Boilart avait déjà fait le boulot, mais vu
l’état de fatigue général dans lequel il se trouvait au moment de l’audition,
le lieutenant se disait qu’un deuxième interrogatoire ne serait pas du luxe.

L’amie de la défunte travaillait comme institutrice dans une école


maternelle de Carquefou. Elle avait toujours voulu exercer ce métier par
conviction et dévotion auprès des enfants. Des crayons de couleur de
grande taille étaient peints sur les murs de la maternelle derrière lesquels
résonnaient les rires et les cris des gamins, jouant dans la cour de récréation.
Ces moments d’insouciance faisaient remonter les souvenirs enfouis du
lieutenant de ­police, les grandes vacances passées chez ses grands-parents,
à Biarritz. Il aimait la région du Pays basque et sa forte identité, ne ratant
jamais une occasion d’y retourner, lorsque son métier lui en laissait le
temps. Il se ­remémorait la plage, les vagues, des rouleaux impressionnants,
de véritables murs d’eau qui venaient s’éclater sur la plage dans un fracas
assourdissant. La construction de châteaux de sable aux remparts épais pour
lutter contre les assauts répétés des légions de l’Atlantique n’avait plus de
secrets pour lui. Mais un jour d’août, une vague, plus puissante que les
autres, l’avait emporté alors que le tout jeune Perthuis ne savait pas encore
nager. Il se souvient de son grand-père, totalement affolé, accourant dans la
mer en demandant de l’aide autour de lui, car son petit-fils était plaqué au
fond de l’eau, subissant les sévices de cette machine à laver sans pitié dans
laquelle il but plusieurs fois la tasse jusqu’à ce qu’une main ne l’attrape par
la ­cheville et le sorte hors de l’eau. Ensuite, Perthuis ne se rappelait plus
très bien de la suite des événements, car très choqué par sa mésaventure.
Plus tard, ce sont ses grands-parents qui lui racontèrent que l’homme qui
l’avait sauvé était un fonctionnaire de la police nationale, devenu un héros à
leurs yeux. Cet incident fut le déclenchement de deux faits importants :
Keny Perthuis apprit à nager dans les mois qui suivirent. Il décida que plus
tard, il s’engagerait dans la police, afin de pouvoir, à son tour, sauver des
vies et faire appliquer la loi, lui qui avait horreur de l’injustice… Plusieurs
années après, il était là, devant cette école maternelle, pour interroger un
témoin clé dans une histoire de meurtres en série, bien loin des plages de
Biarritz.

Margaux Sauvage attendait le lieutenant de police dans une salle de classe


vidée de ses élèves. Vêtue d’une robe noire, elle portait un gilet gris qui
recouvrait ses épaules, les cheveux regroupés en un chignon banane. Les
courbes délicates et la beauté de son visage étaient mises en valeur par la
lumière du jour qui se faufilait entre les persiennes. Cette femme avait du
charme et renvoyait de la douceur, qualité essentielle pour l’exercice de ses
fonctions. L’institutrice s’appliquait à coller des gommettes sur des fiches
Bristol afin de préparer les prochaines activités d’éveil et d’y apporter un
côté ludique.

— Hum, hum ! Madame Sauvage ?

L’institutrice se leva et vint à la rencontre de l’officier de police.

— Lieutenant Perthuis, je présume ?

— Oui, c’est moi qui vous ai contactée pour prendre rendez-vous. Je vous
remercie de me recevoir sur votre lieu de travail. J’espère que je ne vous
dérange pas ?

— Absolument pas. Les enfants sont en récréation et ensuite, ils ont une
activité sur la motricité avec ma collègue. Asseyez-vous, je vous en prie.

Keny Perthuis était peu habitué à tant de courtoisie. Dans le milieu de la


police nationale, les échanges étaient plutôt rustres et directs, que ce soit
avec des collègues masculins ou féminins. L’enquêteur obtempéra et prit
place sur une chaise minuscule face à l’enseignante. Il avait une forte ­-
impression de sombrer dans le ridicule, ce qui dut se voir étant donné le
petit rictus qui apparut sur le coin des lèvres de Margaux Sauvage.

— Je vous écoute lieutenant. Que voulez-vous savoir sur ma défunte amie


Barbara Larvin ?

— Bien. Commençons par le commencement.

Perthuis sortit un petit cahier à spirale de sa poche arrière. Il détacha le


crayon qui y était fixé et l’ouvrit sur une page encore vierge pour prendre
des notes.

— Depuis combien de temps connaissiez-vous Barbara Larvin ?


— Aussi loin que ma mémoire puisse me renvoyer des souvenirs. Barbara
est née en 1976 à Saint-Brévin-les-Pins. Sa mère a accouché dans la
supérette familiale. Je me rappelle de cette anecdote, car Barbara aimait la ­-
raconter lors de soirées un peu trop arrosées. Je suis également venue au
monde un 20 avril 1976, le même jour que Barbara. Nous nous considérions
comme des sœurs jumelles, que rien ni personne ne pouvait séparer… le
destin en aura décidé autrement. Vous me dites, lieutenant, si je vais trop
vite et si vous n’arrivez pas à suivre pour prendre vos notes.

— Je ne suis pas super doué en dactylo, mais je me débrouille. Vous ­-


pouvez continuer.

— Nous sommes donc nées le même jour et le hasard de la vie a voulu que
nous ayons la même nounou pour nous garder après l’école. Mes ­parents
travaillaient en horaires décalés dans une usine de fabrication de biscuits.
Quant à ceux de Barbara, ils étaient très occupés à gérer leur petit
supermarché de proximité. Fort logiquement, nous sommes allées dans la
même école primaire et nous nous sommes suivies jusqu’au collège. Il n’y
avait pas pléthore d’établissements scolaires autour de Saint-Brévin et nos
parents respectifs avaient noué des relations amicales. Deux filles nées le
même jour, forcément, cela crée des liens.

— Connaissiez-vous bien le frère de Barbara ?

— Oui. Lucas traînait souvent avec nous et il assurait notre protection


lorsque nous allions à la plage. Il était notre aîné de trois ans. C’est donc à
lui qu’incombait la responsabilité de nous surveiller. Il était plutôt beau
gosse. Je me souviens que nous avons même flirté ensemble le temps d’un
été.

— Quelle relation avait-il avec sa sœur ?

— Plutôt bonne, enfin d’apparence. Je ne vivais pas 24 h/24 avec eux.


— Donc après le collège, vous avez pris des orientations différentes ?

— Barbara est allée au lycée du pays de Retz de Pornic. C’était en 1994, si


ma mémoire ne me fait pas défaut. Elle a suivi une filière scientifique et a
obtenu son bac D trois ans plus tard. Me concernant, mes parents m’ont
envoyée dans un lycée sur Saint-Nazaire.

— Pourquoi n’avez-vous pas insisté pour être dans le même lycée que
votre meilleure copine puisque vous vous suiviez depuis vos premiers jours
?

— Il y a eu un différend entre les parents de Barbara et les miens. Ils se


sont un peu brouillés.

— Un différend à quel sujet ? Si je peux me permettre.

— Je n’ai aucun secret à cacher. Ils se sont fâchés pour une sombre ­-
histoire d’emprunt d’argent. La vie n’était pas toujours facile à la supérette
des Larvin. Les hypermarchés sortaient de terre un peu partout et les
bénéfices de leur petite affaire chutaient dramatiquement. Un jour, Henri
Larvin, le père de Barbara, est venu sonner à la maison. Il s’est entretenu
longuement avec mes parents, et, vous savez, à l’âge de l’adolescence, on
laisse facilement traîner une oreille pour écouter aux portes les
conversations des adultes. Donc, le père Larvin a sollicité mes parents pour
qu’ils lui prêtent de l’argent, mais il a reçu une fin de non-recevoir et je
crois que venant d’amis proches, cela l’a profondément vexé. Bref, depuis
ce jour, les relations entre nos deux familles ont été brisées à jamais. Les
problèmes d’argent récurrents et les tracas du quotidien pour faire vivre sa
famille n’ont pas arrangé la santé d’Henri Larvin. Son cœur a cessé
définitivement de battre en 2010.

— Et comment a évolué votre relation avec Barbara suite à cette ­-


embrouille ?
— Nous nous sommes un peu éloignées pendant la période du lycée, mais
on continuait à se voir le week-end, malgré le conflit qui opposait nos ­-
familles. C’est après le bac, lorsque nous avons poursuivi nos études à
Nantes, que nous avons réellement renoué des liens. Barbara évitait d’en
parler à ses parents qui l’auraient mal pris. Nous avons loué un appartement
en colocation. Ce furent nos meilleures années !

— J’imagine que c’était un peu l’auberge espagnole dans votre


appartement ?

— Effectivement. Barbara étudiait à la faculté de médecine et moi, je


préparais un DEUG de sociologie. On s’est vite créé un cercle d’amis et les
soirées s’enchaînaient à n’en plus finir, entre tonus festifs et cercles de ­-
rencontres.

— Connaissiez-vous les étudiants de première année de la promotion de


Barbara ?

— Bien sûr. Enfin pas tous, ils étaient tellement nombreux.

— Nicolas Delatre, ce nom vous dit quelque chose ?

— Nicolas Delatre… Ah, oui ! Nico ! Il participait parfois à nos fêtes


nocturnes. Il avait la parole facile et était plutôt sympathique, surtout avec
les hommes… si vous voyez ce que je veux dire.

— Cela vous dérangeait ?

— Qu’insinuez-vous ?

— Je parle des penchants homosexuels de Nicolas Delatre, si je ­-


comprends bien vos allusions.

— Pas le moins du monde. Vous savez, j’ai une ouverture d’esprit


suffisante pour ne pas me bloquer sur des faits de notre société moderne.
Nous avons tous un penchant homosexuel enfoui au plus profond de notre
personnalité. Il est plus ou moins développé suivant l’éducation ou les
événements de la vie qui ont fait pencher la balance de l’autre côté.

— Et vous concernant ? Si je ne m’abuse, vous n’êtes pas mariée, sans


enfant, un choix de vie… ou une attirance plus prononcée pour les
femmes ?

L’institutrice se trouva gênée et le teint de son visage passa au rouge vif.

— Suis-je obligée de répondre ?

— Non, c’est votre vie privée et je la respecte. J’ai tout de même une
question subsidiaire qui risque de vous mettre encore plus mal à l’aise :
quels étaient vos véritables sentiments à l’égard de Barbara : de l’amitié
profonde ? Ou de l’amour ?

— Lieutenant, vous m’êtes plutôt sympathique, alors je voudrais que cet


échange reste strictement confidentiel. Je ne souhaite pas que vous
divulguiez des informations d’ordre strictement personnel me concernant
qui pourraient nuire à mes relations au sein de mon travail ou à ma famille.

— Comptez sur moi, je suis une tombe dans le métier et je respecte la vie
privée des gens.

— C’était un samedi soir un peu trop arrosé, comme souvent. Barbara et


moi avions bu plus que de raison. Nous faisions les folles et les pulsions ont
commencé à nous gagner. Une envie de rapprochement non maîtrisée, hors
de tout contrôle, s’est emparée de nos esprits libérés. Nous n’avons même
pas cherché à lutter et ce qui devait arriver, arriva. Barbara s’est invitée
dans mon lit et nous avons passé la nuit ensemble. Au-delà des échanges
corporels liés au sexe, nos vraies natures se sont révélées et nous avons
découvert toutes les deux une partie de notre personnalité insoupçonnée.
Alors pour vous répondre en toute franchise : oui, j’éprouvais de réels
sentiments pour Barbara. Appelez cela de l’amour, de l’amitié excessive,
c’est comme vous voudrez.

— Avez-vous renouvelé cette expérience de façon répétitive ?

— Non. Nous avons décidé de nous en tenir à cette nuit magique pour ne
pas casser notre amitié et conserver ce souvenir comme étant un cadeau
unique, un instant de grâce qui ne se reproduirait plus jamais.

— Vous regrettez ?

— Cela peut m’arriver lorsque je broie du noir. J’essaie de me raccrocher à


cette nuit idyllique que je n’oublierai jamais. Mais désormais, ce souvenir
aura un goût amer teinté de tristesse. Barbara nous a quittés pour de bon,
elle ne méritait pas de partir si tôt, dans ces conditions.

— Revenons sur la promotion de médecine de Barbara et Nicolas Delatre.


A priori, les étudiants se côtoyaient souvent lors de fêtes arrosées et plus ou
moins dépravées, comme vous l’avez mentionné précédemment. Donc vous
connaissiez la plupart d’entre eux ?

— Je croisais souvent les mêmes visages. Certains étaient même membres


de la Guilde Salvatrice. Ils organisaient des rassemblements à thèmes : ­-
lecture en plein air, théâtre improvisé, parcours du combattant…

— La Guilde Salvatrice ?

— Une organisation plus ou moins secrète composée d’étudiants et de


professeurs. Elle avait également la lourde tâche de mettre au point les
séances de bizutage pour les nouveaux de la faculté de médecine, mais je
n’y ai jamais assisté.
— Barbara Larvin et Nicolas Delatre étaient-ils membres de cette Guilde
Salvatrice ?

— Il me semble que oui. Barbara a évoqué le sujet quelques fois, mais elle
restait plutôt discrète sur leurs agissements, car cela restait tabou au sein de
la communauté estudiantine, et surtout en dehors.

— Connaissiez-vous également certains des professeurs de la faculté qui


auraient pu en faire partie ?

— C’est plus compliqué, car je ne les avais pas en cours. Barbara a dû


m’en présenter quelques-uns, mais j’avoue que je ne suis pas physionomiste
pour un sou. Je serais incapable de les reconnaître si je les croisais dans la
rue, d’autant plus qu’avec le temps, leurs visages ont certainement changé.

— Le professeur Savenberg, ce nom vous dit quelque chose ?

— Savenberg… Savenberg… Il ne travaille pas au CNRS par hasard ?

— Absolument. Il est chercheur et s’est spécialisé dans la maladie de


Lyme. Vous saviez que Barbara était sur le point de trouver un ­vaccin pour
combattre ce fléau ?

— Elle m’en avait parlé lors de sa mission au Cambodge. Avec ses ­-


collègues, ils ont réalisé des tests sur des animaux je crois, mais je n’en sais
pas plus.

— Ils ont effectivement utilisé des chiens errants comme cobayes… mais
pas que. Barbara a-t-elle évoqué des essais sur des enfants recueillis dans
des orphelinats ?

— Êtes-vous sérieux ?

— On ne peut plus.
— Comment Barbara aurait-elle pu se soumettre à ce type d’activité ?
C’est inhumain ! Moi qui suis entourée d’enfants, je ne permettrais et ne
cautionnerais jamais de telles atrocités. On parle d’êtres humains et pas de
souris de laboratoires, c’est une question d’éthique !

— Il faut croire que certaines personnes sont nettement moins


scrupuleuses que vous, Margaux ! Vous savez… mettre au point un nouveau
­vaccin est un enjeu capital pour un laboratoire de recherches avec des ­-
capitaux privés. Non seulement il bénéficie d’une publicité de premier
ordre, mais en plus, les retours sur investissements, d’ordre financier, sont
incommensurables et dépassent l’entendement.

— Je connaissais trop bien Barbara. Elle n’aurait jamais agi de son plein
gré pour réaliser des expériences sur de pauvres orphelins.

— Quoi qu’il en soit, elle a emmené ses secrets avec elle dans sa tombe. Je
crois que j’en ai assez entendu pour aujourd’hui et je vous remercie
beaucoup pour votre collaboration. Essayez de vous changer les idées dans
les jours à venir, même si vous n’avez pas encore fait le deuil du décès de
votre meilleure amie. Je vous tiendrai informée dès que nous aurons une
piste sérieuse et si jamais j’ai encore besoin de vous, pourrais-je vous
solliciter de nouveau ?

— N’hésitez pas, lieutenant. Merci pour votre soutien moral et je compte


sur votre discrétion.

Perthuis abandonna Margaux Sauvage à ses pensées et regagna son


véhicule. En démarrant sa Golf, il eut une certitude : le professeur
Savenberg avait un rôle-clé dans cette histoire de meurtre, soit dans la
course au vaccin contre la maladie de Lyme, soit au sein de l’organisation
de la Guilde ­Salvatrice qui officiait en faculté de médecine.

Keny Perthuis appela son collègue David Boilart :


— Boilart, tu es réveillé ?

— Ça dépend, il est quelle heure ?

— La fin de ta sieste, 15 h 30. As-tu de quoi noter ?

— Yes, je t’écoute.

— Je viens de refaire ton boulot. Je suis allé interroger la meilleure amie


de Barbara Larvin. Tu te rappelles de Margaux Sauvage ?

— Bien sûr que oui, je l’avais déjà auditionnée.

— De façon très superficielle, je présume. En tout cas, elle s’est confiée un


peu plus sur sa vie privée pendant notre échange et nous avons de ­nouveaux
éléments à prendre en considération. Dans la liste des deux cents personnes
qui composent la promotion de faculté de médecine de Larvin et Delatre, je
veux que tu retrouves tous ceux qui habitent encore en Loire-­Atlantique et
qui ont un penchant pour des partenaires de même sexe.

— Doucement, doucement ! Tu veux que je participe à la Gay Pride pour


trouver tous les homosexuels refoulés qui ont suivi des cours de médecine
avec nos deux macchabées ?

— Tu as très bien compris, Boilart. Alors, mets-toi au travail et sois ­-


efficace, pour une fois. À l’avenir, si tu pouvais éviter que je repasse ­-
derrière toi pour terminer le job.

— Ce n’est pas parce que tu es mon chef direct, Perthuis, que tu dois te
sentir obligé de me traiter comme un vulgaire chien !

— Je suis ton lieutenant cow-boy, alors tu obéis à mes ordres et tout se


passera bien !
Le brigadier raccrocha, furieux, et se lança dans sa nouvelle mission.

De son côté, Perthuis réussit à décrocher un entretien avec le professeur


Savenberg dès le lendemain. Le scientifique avait des informations
importantes à communiquer dans le cadre de l’affaire Larvin et lui donna ­-
rendez-vous à l’ancienne carrière à ciel ouvert d’Abbaretz, située 45
kilomètres au nord de Nantes. Ce lieu aiguisa la curiosité du lieutenant qui
se renseigna plus en détail sur cette ancienne mine d’étain. La concession
servait à l’exploitation de ce minerai gris argenté, utilisé avec le cuivre pour
donner le bronze. L’activité de la mine cessa en 2004. Le site se ­-
décomposait aujourd’hui en deux parties : un étang profond de 40 mètres,
entouré de bois composés de bouleaux et de châtaigniers, ainsi qu’un terril,
propriété de la commune d’Abbaretz. Perthuis avait un mauvais
pressentiment, ce rendez-­vous sentait le guet-apens à plein nez et il
n’hésiterait pas à demander à Christophe Gondart de l’accompagner sur le
site. Certaines situations nécessitaient d’intervenir en binôme pour que
chacun puisse assurer la sécurité de l’autre.

Le lieutenant profita de la soirée pour taper son rapport et l’envoyer par


mail au commandant Jornet, exilé en Alsace pour interroger le nouveau ­-
suspect : Daniel Zink.

Chapitre XX

Strasbourg, vendredi 27 mars

Les néons blafards de la salle d’audition éblouissaient Daniel Zink et son


avocat, maître Swillus. Face à eux, le commandant Yann Jornet terminait
son café, tout en relisant la lettre anonyme envoyée par le corbeau qui avait
balancé le chef d’entreprise alsacien. Markovic se tenait debout, à l’arrière
de la pièce et pianotait sur son téléphone portable. Soudain, le commissaire
Paquier, de la police de Strasbourg, fit irruption et referma la porte
sèchement derrière lui. Il prit la parole :
— Bonjour messieurs, puisque nous sommes au complet, nous allons ­-
pouvoir commencer cet interrogatoire. Commandant Jornet, pouvez-vous
nous rappeler les faits, s’il vous plaît ?

— Oui commissaire. Le vendredi 20 mars dernier, le corps de Barbara


Larvin a été retrouvé démembré, dans la forêt du Gâvre, près de Nantes,
dans le département de la Loire-Atlantique. Les médecins légistes ont ­-
évalué la date du décès au dimanche 15 mars. La victime, âgée de 42 ans,
célibataire, exerçait une profession de chercheuse en biologie cellulaire et
moléculaire. Elle travaillait pour le compte du laboratoire privé Other Life
sur la mise au point d’un vaccin pour lutter contre la maladie de Lyme. On
les soupçonne d’avoir réalisé des essais sur des enfants abandonnés, ­-
recueillis dans des orphelinats cambodgiens, afin de tester l’efficacité du
vaccin. Je vais ­essayer d’être synthétique sans vous embarrasser de
considérations m­ ineures, portant notamment sur la vie privée de la défunte.

— Très bien, continuez commandant.

— Avant-hier, soit le mercredi 25 mars, un nouveau corps a été retrouvé


dans le parc de Procé, l’un des poumons verts de la ville de Nantes. Le
procédé utilisé pour tuer la victime était similaire au premier. Pour donner
un côté encore plus sordide à cette affaire, sachez que le corps a été
décapité et la tête placée sur la pointe d’un mât dominant un kiosque,
comme un signe de provocation. Le défunt se nomme Nicolas Delatre, 43
ans, célibataire, propriétaire d’une pharmacie à Saint-Sébastien-sur-Loire.

Le commandant Jornet jeta son gobelet de café dans la poubelle qui se


trouvait un bon mètre plus loin. Markovic, qui avait des fourmis dans les
jambes, fit quelques allers et retours dans le fond de la salle, comme un
chien tournant en rond dans son chenil. Il trouvait ces interrogatoires
rébarbatifs et préférait de loin le terrain. Yann Jornet reprit ses explications :

— Outre le fait que les victimes soient toutes les deux célibataires, elles
ont suivi le même cursus universitaire en faculté de médecine à Nantes.
Alors que notre enquête suivait son cours, nous avons reçu cette lettre ­-
anonyme, provenant d’un corbeau, et apposée de cette même signature ­-
retrouvée sur les lieux du crime ou sur le corps des victimes : Vindicta. Je
vous lis la lettre en question, les mots ont été assemblés et collés avec des
lettres découpées dans des magazines, un grand classique du genre, donc
pas d’analyse graphologique possible :

JE SUIS VOTRE ANGE GARDIEN QUI VIENT À VOTRE


SECOURS POUR VOUS AIDER À IDENTIFIER UN ­-
MEURTRIER COUPABLE DE DEUX ASSASSINATS.
VOUS TROUVEREZ L’ARME DU CRIME CHEZ UN ­-
DENOMMÉ DANIEL ZINK QUI RÉSIDE À STRASBOURG.
CET HOMME MÉRITE LE CHÂTIMENT !
POUR QUE JUSTICE SOIT FAITE !
VINDICTA

— Vous ne trouvez pas que c’est un peu léger comme preuves ! exhorta
Daniel Zink qui venait déjà de sortir de ses gonds en se levant.

Il était remonté comme une pendule.

— Calme-toi Daniel, laisse-moi parler si nécessaire, le moment n’est pas


encore venu, rétorqua l’avocat du suspect principal.

— Comme nous vous l’avons indiqué, monsieur Zink, et je pense que


maître Swillus ne me contredira pas, vous bénéficiez de la présomption
d’innocence. Pour cela, nous devons vous interroger afin de pouvoir vous
innocenter… ou vous inculper… suivant la qualité de vos réponses, alibis et
charges éventuelles qui pèseront sur vous. Entrons dans le vif du sujet si
vous le voulez bien, pas d’objection de la défense ?

— Aucune commandant, acquiesça l’avocat.


— Très bien. Monsieur Zink, où étiez-vous dans la nuit du samedi 14 au
dimanche 15 mars dernier ?

— Je peux répondre moi-même, maître ?

— Oui, allez-y, monsieur Zink.

— Le samedi 15 mars, nous avons organisé un événement commercial


pour les plus gros clients de l’entreprise Zinkerde, dont je suis le ­président-
directeur général. Pour l’occasion, le golf club de Strasbourg à Illkirch-
Graffenstaden a été privatisé. Vous pouvez vérifier. Il est géré par l’un de
mes amis. Tous les invités pourront témoigner de ma présence sur les
greens pour participer à cet open sur le parcours du « 18 trous ». Ensuite,
nous avions prévu un cocktail dînatoire, suivi d’une soirée dansante jusqu’à
pas d’heure. Vous m’expliquerez donc comment je pouvais être à la fois à
Nantes, pour dépecer cette pauvre femme, et en Alsace pour bichonner mes
clients autour d’une partie de golf. Tout cela n’a ni queue ni tête !

— Calmez-vous, monsieur Zink. Vous êtes mon client et la défense se doit


d’exposer ses arguments dans le respect des procédures. Je n’ai rien à ­-
ajouter.

Le commandant reprit la direction des opérations :

— Et dans la nuit du mardi 24 au mercredi 25 mars ? Avez-vous un alibi


qui tienne autant la route que votre partie de golf ?

— Le mardi 24 au soir, j’avais une réunion de travail avec ma directrice


marketing, qui s’appelle Eva Müler. Elle pourra confirmer ma présence.

— Et où avait lieu cette réunion de travail, au siège social de l’entreprise


Zinkerde ?

— Non, pas vraiment. Nous avions loué une salle de réunion dans un
hôtel, le Diva. Vous savez, c’est monnaie courante lorsque l’on veut
discuter sereinement et discrètement de sujets confidentiels.

— Une salle de réunion dans un hôtel pour deux personnes ? Vous croyez
vraiment que l’on va vous croire, monsieur Zink ? Nous ne sommes pas nés
de la dernière pluie vous savez, dites-nous la vérité !

L’homme d’affaires échangea un regard interrogateur avec son avocat. Ce


dernier avait été mis dans la confidence juste avant l’audition. Maître ­-
Swillus fit un hochement de tête en guise de validation. Les deux amis
avaient préparé leur argumentation et avaient décidé que la seule alternative
pour innocenter Daniel Zink était de jouer cartes sur table. Le secret des
courriers reçus par Vindicta pesait lourd sur les épaules du patron alsacien
qui trépignait d’impatience de pouvoir tout avouer aux forces de police afin
de soulager sa conscience, quitte à détruire son couple. Au stade où il se
trouvait ces derniers temps, ce ne serait pas une grosse perte. Pour sa part,
l’avocat véreux n’attendait qu’une seule chose, que son client honore leur
accord en insistant auprès d’Eva Müler pour qu’elle se donne à lui, en guise
de reconnaissance. Daniel Zink se redressa et embraya sur le grand
déballage :

— Je vais tout vous raconter, mais promettez-moi que cette audition ­-


restera entre personnes de bonne composition qui sauront garder pour elles
mes aveux, sans que des fuites ne viennent éclabousser mes activités ­-
professionnelles. Les concurrents de Zinkerde n’attendent qu’un faux pas
de ma part pour me planter un couteau dans le dos.

— Tout dépendra de ce que vous allez nous révéler. Et votre couple dans
l’histoire, car il me semble que vous êtes marié ? Vous vous en
foutez éperdument sans doute ?

— Non, évidemment que non, mais dans la vie, je me suis fixé des ­-
priorités. Mon entreprise est la « number one », elle représente beaucoup à
mes yeux. Je me suis totalement investi pour qu’elle soit compétitive et
rentable. J’emploie des centaines de personnes qui touchent leur paie de fin
de mois grâce à moi. Alors, vous comprendrez aisément que mon couple
puisse passer au second plan.

— En plus, comme on dit communément : une de perdue, dix dans son lit !
ricana maître Swillus.

— Vous vous trouvez drôle ? lança Yann Jornet qui détestait cet humour
sexiste en dessous de la ceinture et qui avait tout de suite cerné la
personnalité de ce gros lourd d’avocat, un prédateur sexuel en puissance.

— Excusez-moi, je me suis laissé aller.

— Continuez, monsieur Zink. Je crois que l’assemblée est impatiente que


vous nous racontiez tout ce que vous avez sur le cœur.

— Bien !

L’homme prit une profonde inspiration et se redressa sur sa chaise. Il ne


tenait plus en place.

— Lundi dernier, nous étions donc le 16 mars. Un incendie s’est déclaré


dans l’un des bâtiments de l’entreprise Zinkerde. Après avoir enquêté, nous
sommes arrivés à la conclusion qu’il s’agissait d’un acte de malveillance,
car un bornier électrique a été volontairement trafiqué. Nous avons eu
beaucoup de chance, car les produits manipulés dans cette zone de
traitements sont très inflammables. Il s’agit de plusieurs cuves remplies
d’ammoniac. Le service de sécurité n’a malheureusement pas pu identifier
l’auteur de ces méfaits. Le soir même, j’ai reçu une lettre anonyme,
identique à celle qui vous a été envoyée et qui m’inculpe comme suspect
majeur dans le meurtre de madame Larvin et de l’autre victime.

— On peut voir cette lettre ?


— La voici.

Daniel Zink tendit une enveloppe au commandant Jornet qui l’ouvrit et en


lut lentement le contenu.

— Ce n’est que le début. Le mardi 24 mars, je me trouvais avec ma


directrice marketing à l’hôtel Diva, comme je l’ai mentionné
précédemment. Nous avons réellement travaillé sur des projets
professionnels, mais il s’avère qu’Eva Müler est également ma maîtresse.
La fin de notre réunion a été un peu moins orientée boulot. Nous sommes
passés de la salle de ­réunion à une chambre que j’avais louée pour
l’occasion, comme souvent. C’est pourquoi je vous demande la plus grande
discrétion dans cette h­ istoire.

— Votre femme est-elle au courant ? interrogea Markovic.

— Samedi dernier, c’était notre anniversaire de mariage. Lorsque je suis


rentré, elle m’a fait une scène en me tenant pour responsable du fait que
nous n’ayons pu avoir d’enfant, un vieux débat régulièrement remis sur le
tapis par mon épouse. Au début de notre relation, persuadée que l’un de
nous deux était stérile, elle a fait un voyage au Cambodge sans m’en parler,
avec l’idée d’adopter une petite orpheline. Mais elle ­connaissait ma
réticence à avoir des enfants et n’a pas osé franchir le pas. C’est
vraisemblablement le plus grand regret de sa vie, après celui de m’avoir
épousé, étant donné les circonstances actuelles.

— Vous n’avez pas répondu à ma question initiale, s’énerva le Serbe. Est-


ce que votre femme sait que vous la trompez avec cette Eva Müler ?

— Je pense que oui. Le même soir, elle a fait des allusions sur le sujet et a
même évoqué le nom d’Eva Müler alors qu’elles ne se connaissent pas. Je
ne sais pas d’où venaient ses sources ou si elle y allait au bluff, en prêchant
le faux pour obtenir le vrai.
— Est-ce que vous avez avoué ouvertement votre liaison extra-conjugale à
votre épouse ? Oui ou merde ?

— À demi-mot.

— Nous ne sommes pas ici pour faire de l’ingérence matrimoniale au sein


de la famille Zink, fit remarquer l’avocat. Laissez mon client s’exprimer !
Continuez, monsieur Zink.

— Je reprends le fil chronologique des événements. Le 24 mars, lorsque


j’étais à l’hôtel Diva avec Eva Müler, il a fallu que je m’absente, car ma
secrétaire avait noté un rendez-vous au restaurant La Locomotive avec un
mystérieux investisseur privé, qui voulait soi-disant injecter des fonds dans
le capital de Zinkerde. Je me suis donc présenté au restaurant et j’ai ­-
poireauté un bon moment. Le type n’est jamais venu. Je suis un habitué de
cet établissement culinaire, que je vous recommande au passage, et quitte à
avoir fait le déplacement, j’y suis resté pour dîner. Ils ont un excellent menu
gastronomique, un peu cher, certes, mais qui vaut le détour.

— À quelle heure aviez-vous rendez-vous dans ce restaurant exactement ?

— Ma secrétaire avait noté 20 h 30. J’ai patienté une bonne demi-heure


avant de craquer pour un excellent bœuf à l’Orloff. Je peux vous montrer
les photos de mon repas. J’en ai envoyé une de chaque plat à Éva qui ­-
m’attendait à l’hôtel, histoire de la faire saliver.

— Un peu sadique comme témoignage d’amour ! balança Markovic qui


avait visiblement Zink dans le collimateur.

— Lorsque je suis arrivé au dessert, un serveur m’a remis une lettre. Elle
avait été déposée au restaurant par un coursier dans l’après-midi. Ce ­-
courrier anonyme m’était destiné. Tenez, voici le document.

— Je vais continuer la séance de lecture à voix haute si j’ai bien compris,


s’en amusa le commandant Jornet.

Ce dernier déroula le contenu de la lettre de menaces envoyée par ­-


Vindicta. Elle mettait en exergue la personnalité sombre de Zink, ­motivée
par son égocentrisme démesuré.

— Ne pensez-vous pas que ce mystérieux vengeur, qui signe ses courriers


du nom de Vindicta, aurait pu mettre votre femme dans la confidence, voire
de lui confier un rôle sur mesure, histoire de semer un peu plus la ­zizanie au
sein de votre couple ?

— Possible. Le meilleur moyen de le savoir est de lui poser la question.

— C’est bien ce que nous comptons faire. Nous allons également


interroger madame Müler, en sa qualité de témoin, de directrice marketing
et de maîtresse de son PDG. Markovic, merci de contacter les deux
femmes ­impliquées dans la vie de notre suspect. Fixez un rendez-vous dès
demain dans nos locaux. Évitez de les alarmer, précisez simplement que
leur ­présence est indispensable pour éviter une entrave à l’exercice de la
justice.

— Noté commandant.

Le commissaire Paquier se tourna vers Yann Jornet.

— Vous qui avez en main toutes les pièces du dossier, quelle est la suite
des opérations ?

— Dans un premier temps, nous devons vérifier l’authenticité de ces ­-


courriers anonymes présentés par monsieur Zink en tant que suspect
principal, afin de nous assurer que ces documents n’ont pas été créés de
toute pièce par ses soins. Si son innocence et sa sincérité sont avérées, alors
je pense que le type qui a voulu inculper le client de maître Swillus est
probablement responsable de l’incendie provoqué dans l’entreprise
Zinkerde. Il détient des preuves de la relation extra-conjugale entre
monsieur Zink et Éva Müler, lui en veut terriblement. Je ne sais pas ce que
vous lui avez fait, monsieur Zink, mais l’auteur de ces courriers a une
sérieuse dent contre vous. Je parle d’un, ou de plusieurs coupables, car il est
techniquement compliqué, voire impossible, de se trouver à Nantes un jour,
et à Strasbourg le lendemain, et vice-versa. La signature est la même dans
tous les cas : gravée sur un tronc d’arbre ou écrite au bas d’une lettre. De
mon point de vue, mais cela n’engage que mes convictions, Vindicta semble
être une ­organisation composée de plusieurs individus dont la vengeance est
la ­motivation principale. Il y a également un fait troublant, peut-être fruit du
hasard, qui lie Barbara Larvin et madame Boizelle. Monsieur Zink, vous
avez dit que votre femme était allée au Cambodge avec la volonté d’adopter
un orphelin, et étrangement, c’est précisément dans ce pays que Barbara
Larvin a testé son vaccin contre la maladie de Lyme. Nous allons vérifier
les dates pour voir si elles étaient au Cambodge à la même époque. La toile
se tisse lentement, reliant la vie et le passé de chacun des protagonistes ­-
impliqués dans cette instruction. Je suis certain que nous ne sommes pas
arrivés au bout de nos surprises.

— Merci pour votre analyse, commandant. Monsieur Zink, nous allons


prolonger votre garde à vue de 24 heures, comme la loi nous y autorise.
Cela nous laissera le temps d’interroger votre épouse et votre maîtresse,
demain, dans la journée. Vous passerez une nuit supplémentaire dans nos
locaux, aux frais de la princesse, cela devrait vous réjouir, ironisa le
commissaire.

L’avocat s’approcha de son client et lui susurra quelques mots à l’oreille :

— Pas de bol, mon pote ! Tu ne m’en voudras pas si je passe la nuit dans
le plumard d’Éva, c’était dans le contrat !

L’amant meurtri le fustigea du regard, mais l’ignoble Swillus en rajouta


une couche :
— J’espère qu’elle ne va pas m’appeler Daniel quand je vais la faire
jouir… Ne t’inquiète pas, je vais t’en laisser un peu pour te réconforter à la
sortie de ta garde à vue. Mais après avoir goûté au plaisir que je vais lui
donner, elle va te trouver un peu fade.

Les deux hommes se levèrent. Le suspect principal fut conduit dans une
cellule équipée d’un lit spartiate, tandis que l’avocat s’envola, impatient de
rejoindre celle qui lui était promise, à son insu.

Dans la salle d’interrogatoire, Yann Jornet prit connaissance du mail de


Perthuis. Il était fier du travail effectué par son lieutenant et savait qu’il
pouvait s’appuyer sur lui en toutes circonstances. Les informations issues
de sa discussion avec Margaux Sauvage valaient leur pesant d’or. C’était la
première fois que l’organisation, dénommée la Guilde Salvatrice, était ­-
mentionnée dans cette enquête. Si cela ouvrait une nouvelle perspective sur
l’identité et la motivation du ou des tueurs, cette nouvelle donnée avait
également pour effet de brouiller un peu plus les pistes. Le commandant
traça deux cercles sur le tableau blanc, sous les yeux interrogateurs de ­-
Markovic. Il inscrivit Nantes au-dessus du premier et en fit de même avec
la ville de Strasbourg au-dessus du second. Il renseigna les noms Barbara
Larvin et Nicolas Delatre dans le premier cercle, celui de Daniel Zink dans
le deuxième. Enfin, quatre traits relièrent les deux villes avec une légende
pour chacun d’entre eux : Vaccin Lyme, Cambodge, Homosexualité et
Guilde Salvatrice. Le dessinateur acheva son œuvre en entourant le tout
dans une grande bulle intitulée Vindicta.

— Très joli schéma, commandant, mais j’ai du mal à comprendre le sens


de tous ces éléments.

— Patience Markovic, patience… Aujourd’hui, nous avons fait une grande


avancée. Moi non plus, je ne capte encore pas clairement le lien entre ces
sous-ensembles, mais il faut leur laisser le temps de s’imbriquer, même si,
je te l’accorde, le temps nous est compté si nous voulons éviter un ­troisième
homicide. Je vais immortaliser mon dessin avec une photo, ce sera notre fil
conducteur.

***

Malvina Boizelle faisait les cent pas dans sa cuisine, totalement


décontenancée. Elle rangeait la vaisselle, nettoyait l’évier, passait le balai…
­essayant de calmer ses nerfs, car elle ne comprenait toujours pas pourquoi
son mari avait été embarqué comme un malpropre par les forces de l’ordre.
La femme blessée ressassait les événements de ces derniers jours, riches en
émotion et en trahison. L’image de son mari, nu dans les bras de sa ­-
maîtresse, lui revenait sans cesse dans la figure, comme un boomerang
qu’elle n’arriverait pas à rattraper à temps, et dont le choc aggravait ses ­-
cicatrices. Elle savait que les policiers allaient venir l’interroger, tôt ou tard.
Qu’allait-elle leur raconter ? Que leur couple battait de l’aile depuis ­-
plusieurs années, que son mari ne voulait pas avoir d’enfants, qu’il couchait
avec la directrice marketing de Zinkerde ? La décadence de l’image des
Zink risquait d’entraîner avec elle celle de la famille Boizelle. Comment ses
parents le vivraient-ils ? De rage, Malvina saisit un vase vide qu’elle jeta
contre le mur. L’objet explosa sous la violence du choc et les morceaux de
céramique, telles les vingt années de leur mariage, se répandirent au gré de
leur bon vouloir, insaisissables, fuyants, désolidarisés… Elle fut prise de
remords et ramassa ces fragments avec la balayette. Son téléphone émit un
bref sifflement, caractéristique de la réception d’un message. Elle se releva
et alla vérifier qui en était l’expéditeur. Le SMS émanait d’Étienne :

Bonjour Malvina,
J’ai appris ce qui était arrivé à votre mari. C’est moche. Si vous ­cherchez
un peu de réconfort pour en parler et vous confier, venez me rejoindre d’ici
une heure dans le parc du Tivoli. Je serai assis sur un banc face au ­-
monument aux morts érigé en hommage aux Forces F ­ rançaises de
l’Intérieur.
Amicalement, Étienne

L’épouse de Zink se trouva complètement désappointée par ce message.


Devait-elle accepter ? Elle se souvint de son attirance pour le jeune homme
lors de la séance de cinéma. Au plus profond de son âme et de son corps,
elle avait peur de succomber. Après tout, son mari ne se gênait pas pour la
tromper. Alors, pourquoi ne serait-ce pas son tour ? Un moment d’évasion,
de plaisir, loin de tous les tracas actuels qui assombrissaient son existence.
Se laissant guider par ses pulsions, Malvina répondit au SMS d’Étienne :

Bonjour Étienne,
J’accepte votre invitation.
À tout à l’heure.
Malvina
***

Accoudé au bar de l’hôtel Les Délices de l’Aube, Bertrand Swillus


patientait en buvant un whisky écossais de quinze ans d’âge. Il avait donné
­rendez-vous à Eva Müler en prétextant la nécessité de préparer son audition
qui aurait lieu dès le lendemain dans les locaux du commissariat de police.
Sans imaginer le contrat passé entre son amant et l’avocat peu scrupuleux,
la maîtresse de Zink avait accepté sans broncher. Elle fit son apparition dans
le hall de l’hôtel. Elle arborait une robe noire sublime dont le décolleté
plongeant attirait le regard de ceux qu’elle croisait sur sa route. Ses talons
aiguilles, haut perchés, la rendaient encore plus longiligne, d’une élégance
digne d’un mannequin lors d’un défilé de haute couture pendant la
« fashion week » parisienne. Lorsque Swillus l’eut en ligne de mire, il ne
put ­s’empêcher de saliver comme un porc dont on venait de remplir la
gamelle de pommes fraîches coupées en morceaux, mets alléchant. Mais le
fruit défendu se nommait Eva Müler et elle était devenue le jouet tant désiré
qu’allaient se partager les deux amis de longue date, afin d’honorer un ­-
prétendu contrat censé assurer la liberté de Daniel Zink ! Éva avait pris soin
d’attacher ses cheveux en arrière. Un gloss rouge vif faisait ressortir ses
lèvres pulpeuses, une touche de mascara donnait du volume à ses longs cils
qui vous faisaient plonger directement dans le bleu profond de ses yeux.

« Cette femme est une déesse ! Une vraie tuerie ! » C’est en ces termes que
l’avocat finissait de se persuader qu’il allait passer une soirée de rêve avec
une créature qu’il n’aurait jamais pu approcher en temps normal, sans l’aide
de son vieux pote qui croupissait pour la nuit au fond d’une cellule.

Le goujat se leva de son tabouret de bar et embrassa chaleureusement Éva.


Les deux se connaissaient bien pour avoir partagé de nombreuses ­soirées
organisées dans la villa de Swillus, 300 m² habitables dominant les vignes
avec vue imprenable sur le château du Haut Koenigsbourg.

— Tu vas bien ma chérie ?

— Ce n’est pas la panacée en ce moment, avec ce qui arrive à Daniel. J’ai


eu mal au ventre toute la journée. Rien que de penser à ce que je vais ­-
pouvoir raconter aux flics, ça me fout le moral dans les chaussettes.

— Veux-tu boire quelque chose, histoire de te changer les idées ?

— Bonne idée, qu’as-tu commandé ?

— Une petite merveille de l’île de Skye, un pur écossais tourbé à souhait.


Si tu es amatrice de whisky, comme je crois savoir, tu vas adorer.

— Allons-y, je ne peux refuser cette invitation à la découverte des ­-


paysages sauvages qui illustrent les mythiques Highlands.

« Le voyage ne fait que commencer ma belle, je vais t’emmener tout droit


au septième ciel, tu vas comprendre ce que signifie le mot orgasme ! »
pensa Swillus, persuadé de ses aptitudes sexuelles.
— Comment va Daniel ?

— Il serait mieux avec nous, mais globalement, il garde le moral. Lors de


l’entrevue avec les forces de police, nous avons exposé des preuves
irréfutables qui le dédouanent de toute accusation. Il a des alibis en béton au
moment où les meurtres ont été commis à l’autre bout de la France. Je suis
sûr que c’est un coup monté pour le faire tomber.

— Sûrement ce mystérieux Vindicta ?

— Il y a de fortes chances, mais pour le moment, les enquêteurs ne


semblent pas avoir de preuves tangibles pour l’identifier… ou les identifier.

— Ils seraient plusieurs ?

— C’est une hypothèse qui a été avancée par le commandant Jornet, mais
rien n’a été confirmé actuellement.

Au cours de la soirée, les deux complices quittèrent le bar pour le petit


salon où ils ingurgitèrent plusieurs apéritifs. Eva Müler grillait cigarette sur
cigarette dans ce coin de l’établissement réservé aux fumeurs, mélangeant
tabac et alcool. Elle avait les jambes décroisées, assise face à Bertrand ­-
Swillus dont le regard était fixé sur l’entrejambe de son interlocutrice.
Après deux heures de discussion autour du sujet principal qui concernait la
garde à vue de Daniel Zink, le tout arrosé de quelques bonnes doses de
whisky, l’homme de loi prétexta qu’il avait besoin de la signature de sa
pimpante partenaire pour régulariser le dossier de la défense et justifier de
sa présence comme témoin à décharge. Sans se méfier du plan
machiavélique qui se ­mettait en place, Éva suivit le maître du jeu jusque
dans sa chambre. Elle entra et s’assit sur le lit, car la tête commençait à lui
tourner. Pendant ce temps, Swillus prit soin de fermer la porte de la
chambre à clé.
***

Allongé sur son lit, Daniel Zink sombrait dans ses remords. Des visions
sporadiques hantaient son esprit : il imaginait les grosses mains sales de
Bertrand Swillus profaner la peau si douce de celle avec qui il aimait à ­-
partager des moments tendres et voluptueux. Comment avait-il pu signer un
pacte avec le diable en livrant Éva à la pire espèce de pervers, dans l’unique
but de sauver sa peau ? En y réfléchissant bien, l’avocat n’avait pas
beaucoup plaidé pour sa défense. Daniel avait argumenté par lui-même,
donnant les détails de son emploi du temps afin de prouver sa bonne foi et
son innocence. Mais il était trop tard, pas de téléphone, impossible de
prévenir Éva… Il appréhendait l’instant où il devrait justifier ses actes face
à sa partenaire.

Des cris émanaient des cellules de dégrisement voisines qui hébergeaient


des individus trop éméchés ou des junkies en manque de crack. Daniel se
boucha les oreilles. Cet avant-goût de la prison renforça l’idée qu’il s’en
faisait ; passer 24 heures sur 24 dans 3 m², entouré d’une faune sauvage, ne
correspondait vraiment pas à sa définition de la liberté. Pour essayer de
trouver le sommeil, le détenu provisoire se remémora ses débuts en ­-
compagnie de Malvina. Il l’avait aimée profondément et de façon sincère,
avant que les choses ne dégénèrent et que le goût des affaires, dopé par une
volonté de puissance indestructible, ne prenne le pas sur ses sentiments.
Pour avancer dans sa vie, il avait défini un schéma directeur, des priorités,
qui, malheureusement, ne faisaient que diverger entre les deux époux au fil
du temps : elle espérait avoir des enfants, lui non. Il voulait racheter le ­-
domaine de ses beaux-parents pour y apposer son nom, Malvina l’en
dissuadait. Difficile de suivre la même ligne avec des aspirations
diamétralement opposées. Leur mariage était en train d’en faire les frais…

***

Il faisait quasiment nuit et l’obscurité obligeait Malvina à se concentrer sur


chacun de ses pas, afin de ne pas trébucher en ratant le rebord du trottoir.
Elle gagna le parc en suivant les lignes orangées tracées par les feux des
lampadaires. Étienne était assis sur un banc, comme il l’avait annoncé dans
son message. La quadragénaire vint s’installer à ses côtés.

— Bonsoir, Étienne.

— Bonsoir, Malvina. Tu permets que je te fasse la bise ?

Sans broncher, elle se laissa courtiser. Cette scène improbable la ramena à


l’époque de sa vie étudiante, lorsqu’elle plaisait aux garçons fougueux qui
cherchaient à la séduire.

— J’ai su pour ton mari, c’est moche.

— Comment l’as-tu appris ? C’est arrivé ce matin !

— Compliqué à te raconter, mais je connais un type qui connaît un autre


type, qui est un ami de l’un de vos voisins et qui a vu les voitures de police
stationnées devant chez vous. Puis il a aperçu ton mari menotté embarqué
comme un malpropre.

— Au train où se propagent les informations, toute la ville de Strasbourg


va être rapidement au courant des gros titres qui vont ébranler ma famille.
Je ne connais que trop les ragots du voisinage. Ils vont être déformés et
amplifiés de façon négative. Mon Dieu, je n’en peux plus !

— Pose ta tête contre mon épaule et ferme les yeux… Laisse s’évader tes
pensées négatives et attrape celles qui te réconfortent, te rappelant de bons
souvenirs…

— Étienne, je peux te poser une question ?

— Essaie toujours.
— Quel âge as-tu ?

— J’ai l’âge que tu voudras me donner. Peu importent les années, laissons
s’exprimer nos sentiments et profitons de l’instant présent.

— En gros, tu bottes en touche.

— Chut ! Chut ! Écoute la brise du vent s’exhaler dans les buissons, essaie
de deviner les courbes et les reliefs de la nature qui se dessinent dans la
nuit…

Étienne passa sa main dans les cheveux de Malvina. Elle se sentait bien
près de lui et voulait que cet instant dure éternellement. Soudain, un baiser
vint se poser sur son cou, puis un autre sur la joue. Elle tourna la tête et,
fatalement, les lèvres de ces deux êtres, vibrant à l’unisson, se touchèrent,
délicatement, puis plus intensément. Le baiser s’éternisa, ni Malvina ni
Étienne ne voulaient rompre ce contact intense. La langue d’Étienne ­-
s’invita dans la bouche de sa compagne qui se laissa guider dans ce ballet
langoureux qui exaltait leurs sens. La main aventureuse du jeune homme
remonta sur la cuisse de Malvina, puis elle glissa sous son pull-over pour
venir ­caresser sa poitrine. Étienne se montrait de plus en plus entreprenant,
mais, dans une réaction d’autodéfense, Malvina le repoussa.

— Excuse-moi Étienne, mais je ne peux pas. Je pourrais être ta mère ! On


va me prendre pour une « cougar ». En plus, je suis en train de tromper mon
mari !

— Tu crois qu’il se gêne, lui, pour coucher avec ses conquêtes ou avec des
filles de joie ? Tu es une femme dominée, Malvina ! Rebelle-toi ! Prends
ton destin en main ! Ton mari est un salaud qui ne respecte personne et qui
assouvit sa soif de pouvoir et de domination !

Étienne s’était levé et paraissait très en colère. Pour la première fois, ­-


Malvina ressentit de la peur. Elle connaissait à peine ce jeune homme et
s’était jetée dans ses bras par désarroi. Il était temps de rentrer, de ­-
s’échapper.

— Pardonne-moi Étienne, mais je dois rentrer.

— Excuse-moi, pardonne-moi ! Tu n’as donc que ces mots dans la


bouche ? Tu veux t’excuser de quoi ? De ne pouvoir avoir d’enfants ?
D’avoir raté ton mariage avec un pourri ? De ne pas avoir adopté cette
petite orpheline au Cambodge ?

Comment Étienne connaissait-il tous les détails de sa vie ? Il commençait


vraiment à l’effrayer. Malvina se retourna et se mit à courir aussi vite
qu’elle le pouvait, sans regarder derrière elle. Elle courut, courut et courut
encore, jusqu’à sa voiture, démarra en trombe, rentra chez elle et ferma la
porte à double tour. Puis, elle se laissa tomber dans le canapé, mais son
portable, posé sur la table basse, se mit à vibrer. Le SMS qu’elle venait de
recevoir la tétanisa :

Malvina,
Désolé que notre histoire d’amour se termine aussi vite.
Si tu parles de moi aux flics, je saurai où te retrouver et tu n’as j­amais vu
Étienne lorsqu’il est vraiment énervé,
il est capable des pires atrocités…
Bonne nuit.

Apeurée, Malvina se recroquevilla et se recouvrit d’un plaid en laine pour


se réchauffer. Elle vivait un véritable cauchemar : trompée par un mari ­-
indélicat, qui plus est incarcéré en prison, et poursuivie par un individu
menaçant au comportement trouble…

— Au secours ! Aidez-moi !
Son cri de désespoir se perdit dans le néant. Personne n’était là pour
prendre connaissance de son SOS. Elle pensa appeler sa meilleure amie, ou
bien ses parents… mais peut-être était-elle sur écoute ? Si Étienne
connaissait aussi bien sa vie privée, c’est forcément qu’il avait truffé sa
maison de micros. Peut-être l’observait-elle à distance avec des
caméras vidéo ? La paranoïa s’empara de Malvina. Elle alla chercher son
revolver Smith & Wesson, vérifia que toutes les portes étaient fermées à clé
et que les volets électriques étaient baissés. Elle se glissa dans son lit, tout
habillée, son arme à la main. Étienne pouvait venir, elle lui trouerait la peau
avant qu’il n’ait pu la toucher.

***

Toujours affaiblie par les effets de l’alcool, Éva, allongée sur le lit, ne
comprenait pas les intentions de l’avocat qui lui liait les mains aux barreaux
de la tête de lit, à l’aide de longs rubans en tissu. Il s’appliqua à répéter
cette tâche, mais cette fois-ci en lui attachant les chevilles, veillant à ce que
ses jambes soient suffisamment écartées. Bertrand Swillus déboutonna sa -­
chemise, enleva son pantalon et baissa son caleçon bleu orné de motifs en
forme de canards jaunes. Éva retrouvait peu à peu ses esprits et réalisa enfin
l’état de la situation. Relevant la tête, elle aperçut avec stupeur un ventre
gras et bombé qui recouvrait un micro pénis en érection. Elle venait de
comprendre le subterfuge mis en place par cet immonde Swillus.

— Bertrand, qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est vraiment pas drôle, ­détache-


moi !

— Tu es mon cadeau pour la nuit, belle Éva. Tu sais que Daniel m’a ­-
autorisé à coucher avec toi ?

— Il ne ferait jamais ça et je ne suis pas son objet ! Allez, détache-moi ! Je


ne ris plus.
— Mais tu vas la fermer, sale garce ! Je vais te baiser ma salope, et tu vas
jouir comme tu n’as jamais joui. Si tu veux que je défende ton putain
d’amant, tu dois payer le prix fort. Tu n’appartiens à personne, tu ­-
m’entends ! Le playboy de Daniel Zink n’a pas l’exclusivité sur toutes les
belles femmes de cette terre. Il doit en laisser aux copains, être un brin ­-
partageur.

— Ne fais pas cela, tu risques de le regretter. Tu vas briser ton amitié avec
Daniel.

— Je m’en tamponne le coquillard de l’amitié. Moi, ce que je veux, c’est


te baiser ! Si tu parles trop, tu vas me déconcentrer, mais Bertrand a tout
prévu, il va t’offrir un joli cadeau.

L’homme aux allures de Rikishi, complètement dénudé, fouilla au fond


d’un sac et en ressortit un bâillon sado-maso en cuir. Il le fixa autour du
visage de sa proie et lui fourra la boule dans la bouche, pour la faire taire.
Ensuite, il releva délicatement la robe noir satiné d’Éva, déjà remontée
jusqu’aux genoux, et lui arracha son shorty-string rouge. Il plongea la tête
entre les cuisses de sa conquête et commença à lui lécher les parties
intimes. La femme dominée ferma les yeux pour ne pas regarder cette scène
ragoutante. Elle avait beau se tortiller dans tous les sens, le gros porc la
plaquait contre le lit pour abuser d’elle. L’un des liens qui retenait le
poignet droit d’Eva Müler finit par céder. Jetant un œil sur la table de
chevet, elle ­remarqua un crayon à l’effigie de l’hôtel, posé sur un calepin
offert gracieusement par la maison. Alors que la langue baveuse du violeur
pénétrait son entrecuisse, la captive se saisit du crayon et le planta dans la
jugulaire de Bertrand Swillus. Le sang gicla sur les draps blancs qui
recouvraient le lit. L’avocat se releva sans comprendre ce qui venait de lui
arriver. En se ­regardant dans le miroir du placard, il réalisa enfin le drame
qui le touchait et essaya de stopper l’hémorragie en faisant pression sur la
blessure avec sa paume, mais il n’y parvenait pas… Il se vidait de son sang,
inexorablement. Éva termina de détacher ses liens, puis se rhabilla
lentement avec une ­certaine condescendance devant les souffrances de ce
lâche. Elle finit par appeler les secours.

Chapitre XXI

Marseille, vendredi 27 mars

Le dossier était posé sur la table. Tamara le fixait depuis 10 minutes, ­assise
sur une chaise, les mains posées sur les genoux. Elle était partagée entre un
sentiment d’excitation et une sensation de peur, la crainte de ­découvrir une
vérité cruelle. La jeune Cambodgienne décida de se faire un café avant
d’entrer dans le vif du sujet. Cela lui remettrait les idées en place, car la nuit
avait été courte et intense. La disparition du corps de José restait un mystère
et Angela était toujours retenue prisonnière des griffes d’Étienne. Elle
n’avait plus de temps à perdre. Aussi avala-t-elle sa boisson d’une traite et
commença la lecture des éléments consignés « secret défense » dans ce
classeur qui était une vraie bombe à retardement.

CAMBODGE : Mission Reconstruction 1993-1999

Suite à l’abdication de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, le 1er


régiment de cavalerie a été envoyé dans ce pays pour une mission de ­-
reconstruction. Après des années de guerre et la fin du règne de Pol Pot, le
pays a sombré dans le chaos et dépend encore des aides internationales.
Les troupes françaises sont censées prendre le relais de l’Autorité
Provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC), dont l’objectif
était le ­maintien de la paix entre février 1992 et septembre 1993, suite aux
accords de Paris signés le 23 octobre 1991. Ces accords doivent entrer en
vigueur le 24 septembre 1993, mais ils sont fragilisés par les Khmers
rouges qui refusent de désarmer leurs troupes.

Suite à la visite sur site de Boutros Boutros-Ghali , la communauté


internationale s’est engagée à fournir environ 600 millions de dollars pour
­financer l’effort de reconstruction. 33 pays sont impliqués dans ce projet,
dont la France. Sans développement interne du pays, le régime mis en place
par l’ONU ne peut être viable. Cela passe par le maintien des services ­-
sociaux, ainsi que par la formation, qui sont des enjeux cruciaux pour la
population. Dans les faits, les sommes réellement allouées à la
reconstruction du pays sont nettement en deçà des promesses de dons…

Une trentaine de pages traitaient de ce thème lié à la reconstruction du


Cambodge et qui justifiait de l’intervention de l’armée française sur le ­-
terrain. Mais Tamara ne voyait vraiment pas ce qui pouvait intéresser
Étienne dans ce fichu dossier mêlant stratégie militaire et politique
gouvernementale.

La jeune fille se préoccupa ensuite du second dossier qui contenait ­-


plusieurs feuilles volantes glissées dans des protections en plastique. Les
titres des différents feuillets interpellèrent la curiosité de Tamara. Ils ­-
évoquaient un drame qui s’était déroulé dans ce pays de l’ancienne
Indochine française lors de l’intervention des troupes militaires. Entre les ­-
articles publiés par les médias et les plaintes déposées contre l’armée, il
valait mieux que tout cela reste enfoui dans un coffre-fort pour ne pas ­-
ressortir plusieurs années plus tard et remuer la merde comme Étienne ­-
souhaitait le faire.

Tamara se plongea dans la lecture du premier article publié dans Le Monde


du 13 août 1994.

Drame dans le régiment de cavalerie, un jeune homme meurt au ­-


Cambodge dans des conditions étranges…

Des faits gravissimes se sont déroulés au sein du 1er régiment de


cavalerie, détaché au Cambodge dans le cadre d’une mission de
reconstruction du pays missionnée par l’ONU. Les troupes françaises,
basées sur le camp militaire de Phnom Penh, comptent environ deux cents
hommes qui sont principalement affectés à des tâches d’éducation de la
population et de mise en place de réseaux d’irrigation pour aider les
cultivateurs à produire du riz et du maïs. De jeunes engagés ont témoigné
de l’abus de pouvoir de certains sous-officiers couverts par leur hiérarchie.
Ils ont été soumis à des exercices militaires très rudes ayant entraîné la
mort de l’un d’entre eux. Visiblement, la victime a été prise en grippe par
son adjudant-chef qui s’est acharné sur lui en le brimant continuellement
devant ses camarades et en lui infligeant des sanctions jusqu’à la limite de
l’épuisement. Le jeune soldat Nicolas Martin serait mort accidentellement
d’une crise cardiaque durant l’un de ces exercices. Le nom de l’adjudant-
chef, à qui sont reprochés les faits, ne nous a pas été communiqué par
l’armée et le ministre de la Défense se refuse à tout commentaire sur le ­-
sujet. Les accusations ont été classées sans suite et les légistes ont confirmé
la thèse de l’accident. Nicolas Martin avait a priori une malformation ­-
cardiaque non décelée qui a causé sa perte. Nous transmettons nos
condoléances à la famille de la victime.

Le document suivant, interne à l’armée, citait le nom de l’adjudant-chef


Bertrand Duclon, lequel était invité à comparaître devant un tribunal
militaire afin de s’expliquer sur ses agissements plus que dangereux envers
les engagés de son régiment. Le colonel Pierre Delacroix avait pris sa
défense et expliquait qu’en situation de guerre, il pouvait y avoir des pertes
parmi les troupes. Il considérait donc que la France était en guerre au
moment des faits et que la mort du jeune homme venait s’ajouter à la liste
des défunts qui avaient donné leur vie pour leur patrie, ce que contesta
fermement la famille de la victime par la suite. Cette dernière fut
indemnisée par l’armée sur la base d’un versement mensuel. Tamara fit la
moue, en se disant qu’un dédommagement pécuniaire ne remplacerait
jamais la perte d’un enfant. Une photo glissée dans le dossier représentait la
famille du jeune engagé qui venait de décéder. On y voyait la mère en
larmes, son mari essayant de la réconforter et un jeune garçon d’environ 5
ans qui donnait la main à son père, sûrement le frère de Nicolas. Se pouvait-
il que ce garçon, qui avait 5 ans en 1993, soit Étienne ? Cela expliquerait
pourquoi il tenait tant à récupérer toutes ces informations concernant la
mort de son grand frère. Elle chercha dans tous les articles de presse, mais
le prénom de ce gamin n’était mentionné nulle part. Tamara récupéra son
ordinateur et chercha sur le net les pages relatives à Nicolas ou Étienne
Martin. Malheureusement pour elle, Martin était l’un des noms les plus
portés en France et les profils Facebook, LinkedIn ou Copains d’avant
affluaient de toutes parts, allongeant sa liste de résultats. Elle laissa tomber
l’affaire et prit une photo avec son portable de chacune des pages
concernant la mort de Nicolas Martin, ainsi que des documents secrets
mentionnant l’implication de son père adoptif au ­moment des faits. Sur la
dernière feuille, un nouvel article de presse, émanant du quotidien La
Provence, daté de janvier 1998, faisait état du décès de Jocelyne et Pierre
Martin à leur domicile de Cavaillon :

Jocelyne Martin n’a jamais supporté la mort accidentelle de son fils en


1993, alors qu’il était détaché au Cambodge pour des opérations militaires.
Petit à petit, elle a sombré dans la démence, incapable de faire le deuil. Son
mari s’est occupé d’elle pendant près de cinq ans, mais supportait de moins
en moins sa déchéance quotidienne. Le 1er janvier 1998, Pierre Martin a
mis fin au calvaire de son épouse en lui donnant la mort par strangulation,
avant de se suicider en se tirant une balle dans la tête. Ils laissent derrière
eux un orphelin de 10 ans, le jeune Étienne, qui va être placé en foyer ­-
d’accueil, car personne dans la famille Martin n’est en mesure de le
prendre en charge. Bien triste fin pour une famille qui vivait heureuse avant
la perte de leur fils aîné. Le destin peut vite basculer dans un ravin sur la
route sinueuse de la vie.

Le garçon de 5 ans sur la photo était donc bel et bien Étienne. Il avait mille
raisons de vouloir se venger de Bertrand Duclon. En ôtant la vie de son
frère, l’adjudant-chef avait détruit toute sa famille. Quel calvaire il avait dû
endurer en devant intégrer une famille d’accueil à l’âge de 10 ans, lorsque
le cycle de l’enfance s’efface peu à peu pour celui de l’adolescence !
Tamara connaissait la souffrance et elle éprouvait presque de la compassion
pour le tortionnaire de son amie Angela. Angela !

Plusieurs certificats médicaux émanant de l’infirmerie du camp militaire


de Phnom Penh étaient également présents dans le dossier. Sur chacun
d’entre eux, une synthèse rapportait l’état de santé du soldat Nicolas Martin,
lequel se dégradait au fil du temps. La mention « remis en main propre »
avec la date et les signatures de l’adjudant-chef Duclon et du colonel ­-
Delacroix étaient stipulés au bas des certificats. Tamara s’attarda sur le ­-
dernier diagnostic indiqué par le médecin :

Nicolas Martin présente des signes d’essoufflement inquiétants comme


déjà mentionné lors de mes derniers rapports. Je décèle chez ce jeune
homme probablement une malformation de l’un des ventricules du cœur,
nécessitant des analyses plus approfondies dans un établissement médical
spécialisé. En l’état actuel, Nicolas Martin n’est pas apte à reprendre les
entraînements et à assurer ses fonctions militaires et je demande qu’il soit
rapatrié d’urgence en France. S’il continue à ce rythme, sa vie est mise en
danger…

La preuve de la culpabilité de Bertrand Duclon et du colonel Delacroix


était flagrante. Elle se tenait sous les yeux de Tamara qui bouillait
intérieurement. Les deux hommes étaient parfaitement au courant de la
malformation cardiaque présente chez Nicolas Martin, mais malgré les
rapports ­médicaux, ils avaient poussé la recrue au-delà de ses capacités
physiques, jusqu’à une mort préméditée. Ces documents remis en main
propre et contresignés par les deux hommes n’avaient jamais été exposés
comme preuves à conviction lors du tribunal militaire qui suivit la plainte
des p­ arents du défunt.

Le plus alarmant concernait l’article suivant, qui faisait part du décès ­-


accidentel du médecin militaire qui avait ausculté Nicolas Martin, quelques
jours seulement après la mort du jeune soldat. Le seul témoin gênant en
mesure de condamner Duclon et Delacroix avait été tout simplement ­-
éliminé par ces derniers.

En rassemblant toutes les feuilles du dossier, Tamara constata qu’un autre


porte-vues lui avait échappé. Il était flanqué d’un cachet à l’encre bleue
indiquant la mention de « Mission éradication ». Étrange titre, cela
ressemblait aux agissements de son soi-disant père biologique Pol Pot qui
maltraita et évinça son peuple durant les années sombres du régime des
Khmers rouges. Le porte-vues ne contenait qu’une seule feuille dont le
texte fit ­vaciller Tamara :

Les services secrets français ont lancé, avec l’aide du FBI américain, la
mission éradication.

Cette mission est ultrasecrète et vise à supprimer les cadres dirigeants et


la lignée familiale directe de Saloth Sâr, dit Pol Pot.

Les Américains veulent éviter qu’un nouveau noyau communiste khmer ne


renaisse de la volonté des héritiers de Pol Pot. Vous agirez en complète
autonomie avec tous les moyens qui seront mis à votre disposition. Le nom
de cette mission ne doit jamais être prononcé, et, officiellement, les
gouvernements français et américain ne sont pas impliqués dans cette prise
de décision provenant uniquement des services secrets.

Aucune signature, aucun nom ne transpiraient de ce courrier. Si elle était


réellement la fille du dictateur, alors Tamara faisait partie des cibles de la
mission éradication. Bertrand Duclon l’aurait alors adoptée pour des raisons
purement stratégiques, afin de l’éloigner de ses racines communistes, et en
aucun cas par amour ? Il en serait bien capable. Mais alors, pourquoi lui
avait-il raconté la vérité sur ses origines familiales ? Sans doute y avait-il
prescription désormais. Ce dossier n’avait plus autant de valeur sur le plan
de la confidentialité qu’il pouvait en avoir au moment de la mission. Avec
l’évolution géopolitique du Cambodge et la mort de Pol Pot, le danger
communiste s’était éloigné et ne devait plus inquiéter les services secrets
français ou le FBI. Certaines informations sur les agissements des troupes
françaises avaient dû fuiter, car un journal relata les faits dans une colonne
de sa première page :

Atrocités au Cambodge, des militaires du 1er régiment étranger de


cavalerie seraient impliqués dans des actes de torture sur des anciens
membres dirigeants du régime des Khmers rouges. Le gouvernement ­-
français a démenti ces informations et n’a pas voulu s’exprimer plus en
détail sur ce sujet, stipulant que la mission des troupes françaises présentes
au Cambodge, avec l’aide des autres États membres de l’ONU, se focalisait
sur la reconstruction du pays.

Tamara sauvegarda toutes les photos des pièces à conviction sur son ­-
espace de stockage. Enfin, elle composa le numéro de portable d’Étienne
qui décrocha avant même que la seconde sonnerie ne se fasse entendre.

— Tu as ce que je veux, ma belle ?

— Oui. J’ai récupéré le dossier. Tu peux relâcher Angela maintenant.

— Doucement ! C’est moi qui fixe les conditions. Nous allons faire un
échange dans les règles de l’art : ta copine contre les informations. Je te
donne rendez-vous à midi sur la plage du Bain des Dames. Tu viens seule et
tu évites de prévenir ton père ou la police, sinon Angela y passe.

— J’ai bien compris. Midi sur la plage du Bain des Dames et je serai seule.

***

Le colonel Delacroix et l’adjudant-chef Duclon écoutaient le rapport des


deux plantons qui étaient de garde la nuit précédente. Ils n’avaient rien vu
et rien entendu. Un peu plus tôt, le sergent de semaine avait alerté ses
supérieurs en constatant qu’un carreau de la porte de service avait été
fracturé. La question en suspens tournait autour du fait que les morceaux de
verre soient éparpillés à l’extérieur, et non pas dans le couloir. Le colonel
organisa au pied levé un interrogatoire de chaque militaire présent sur les
lieux au moment des faits. Le résultat fut stérile, car chacun des engagés put
justifier de sa présence dans son dortoir avec corrélation des déclarations
des uns et des autres. L’officier convia l’adjudant-chef dans son bureau pour
une r­ éunion de crise.

— Duclon, vous avez vérifié que rien n’avait disparu dans votre bureau ?

— Oui mon colonel, tout est à sa place. S’il s’agit réellement d’une
infiltration externe, je ne vois pas ce que le voleur recherchait.

— Moi, je le sais.

Delacroix décrocha le tableau de la « Guerre de l’Azawad » et ouvrit le


coffre-fort.

— Le dossier « secret défense », dans lequel étaient consignées des


informations sensibles sur l’épopée cambodgienne, a disparu. S’il tombe
entre des mains peu scrupuleuses, nous serons auditionnés par le haut
comité d’évaluation de la condition militaire et ce sera la fin de notre
carrière. Par contre, j’ai ma petite idée sur l’auteur présumé de ce vol…

— À qui pensez-vous ?

— À votre fille, adjudant-chef ! Hier soir, quand nous avons éliminé le


soldat José Santos qui était devenu trop gênant, en se plaignant de vos ­-
agissements auprès du CHSCT et des syndicats, c’est bien avec votre fille
qu’il avait rendez-vous, afin de lui divulguer certaines informations
confidentielles, si l’on en croit nos sources. N’est-elle pas venue vous
rendre visite mercredi dernier ? Comme par le fruit du hasard, un dossier
classé secret défense, consigné dans ce coffre-fort, se volatilise dans la n­-
ature.

— Comment aurait-elle pu entrer dans nos bureaux ?

— Avez-vous vérifié votre trousseau de clés ?

L’adjudant-chef le sortit de sa poche et vérifia la présence de chacune des


clés qui auraient dû s’y trouver.

— Le passe ! Il manque le passe ! La petite peste ! Elle l’a sûrement ­-


subtilisé lorsque vous m’avez convoqué dans votre bureau pour évoquer le
sujet Santos.

— La situation est critique, Duclon. Mettez-y les moyens, mais retrouvez


votre fille, et surtout, rapportez le dossier avec tous les éléments, en priant
pour que personne n’ait fait de copie. Vous savez comment on gère les ­-
témoins gênants en temps de guerre : on les supprime !

***

Le mistral balayait les grains de sable qui virevoltaient dans les airs sur la
plage déserte du Bain des Dames. Des sacs plastiques, témoins du mal qui
rongeait la planète, se frayaient une place parmi les éléments naturels. L’eau
de la mer affichait une transparence digne des lagons des îles de l’océan
Pacifique. Tamara était assise sur le muret qui dominait les ­cabanons, ­-
anciens abris pour les embarcations des pêcheurs, communément appelées
les Pointus. Un véhicule, complètement défoncé, stationna sur une place de
parking le long de la route côtière. La jeune femme reconnut Étienne, ­-
capuche sur la tête, en jean et baskets. Il ouvrit la porte arrière et fit ­-
descendre Angela qu’il aida à traverser la route. Cette dernière paraissait
affaiblie par les deux jours de captivité qu’elle venait de subir. Arrivée à la
hauteur de Tamara, Angela s’écroula sur un banc. La Cambodgienne vint
s’asseoir à ses côtés et la prit dans ses bras pour la réconforter. Les deux
amies éclatèrent en sanglots, heureuses de se revoir saines et sauves. Leurs
retrouvailles furent de courte durée, car Étienne n’avait pas encore récupéré
sa monnaie d’échange.

— Désolé de m’immiscer dans votre vie privée, mais j’ai rempli mon
contrat. Alors, je voudrais bien que tu me confies mon dû, s’adressa-t-il à
Tamara.

— Je ne l’ai pas sur moi.

— Tu te paies ma tête ?

— Je n’ai pas voulu prendre de risques.

Fou de rage, Étienne sortit un revolver glissé à l’arrière de son pantalon.


Au préalable, il jeta un œil autour de lui pour être sûr qu’une voiture de
flics ne faisait pas sa ronde dans les parages pour venir l’interpeller.

— Tu vas me donner ce putain de dossier ou je fais exploser vos deux


petites cervelles d’effrontées ! Cette fois-ci je ne joue plus, alors je te
conseille d’être très coopérative.

Tamara se leva et ouvrit le sac qu’elle tenait en bandoulière. Elle en sortit


un classeur qu’elle tendit à l’homme colérique qui se tenait droit devant
elle. Il s’empressa de le récupérer et jeta un œil à son contenu. D’un seul
coup, la tension redescendit d’un cran.

— Mademoiselle a de l’humour à ce que je vois. A priori, c’est bien ce que


je voulais. Comment as-tu réussi à le subtiliser sans te faire appréhender par
les militaires ?

— C’est mon problème, cela ne te regarde pas. À propos, tu connaissais un


certain José Santos ?

— Jamais entendu parler. C’est qui ce guignol ?

— Un peu de respect pour les morts, s’il te plaît. Il était mon ami et il a
donné sa vie pour ton putain de dossier. Tu mériterais de le rejoindre. En
fait, non. Lui était bon, il n’aurait pas fait de mal à une mouche ; toi, tu es la
pure incarnation du mal… Va brûler en enfer !

Étienne éclata de rire.

— Tu as lu le contenu de ce dossier ?

— Non. Je ne m’y suis pas autorisée.

— Je ne te crois pas, mais peu importe. Si moi je suis l’incarnation du mal,


alors sache que ton père adoptif est le diable en personne ! Tu ne sais pas de
quoi Bertrand Duclon est capable. Il est sans pitié pour les autres et est
capable de les affaiblir jusqu’à la mort !

— Je le sais.

— Comment peux-tu savoir ?

— Si ma mère adoptive s’est suicidée, c’est à cause de lui. Mon meilleur


ami, dont je t’ai parlé, s’est pris une balle hier soir. Il était le souffre-
douleur de mon adjudant-chef de père qui traîne derrière lui haine et
mépris… Mais le pire est que je suis condamnée à avoir des pères
tyranniques et sordides que je ne peux choisir. Tu sais comment je
m’appelle ?

— Tamara Duclon.

— Non, c’est le nom que m’ont donné les Duclon lorsqu’ils m’ont ­adoptée
et ramenée du Cambodge. En réalité, je suis Chanthou Sâr, fille de ­Saloth
Sâr, dit Pol Pot, ce nom t’évoque quelque chose ?

— Ce n’est pas possible ! Tu es la fille biologique de Pol Pot ?

— Puisque je te le dis.

— Lorsque mon grand frère Nicolas est mort, alors que je n’avais que 5
ans, puis quand ma mère est devenue folle et que mon père a atténué ses
souffrances, juste avant de la rejoindre dans l’au-delà, je me suis juré de
retourner au Cambodge, là où tout a commencé, pour faire le deuil de la
disparition de ma famille. J’ai cherché à comprendre en étudiant les
conditions de vie dans ton pays natal. Je suis tombé sur les horreurs qui y
ont été commises et j’ai découvert le véritable génocide mené par Pol Pot
pendant son règne. La misère des autres vous ramène les pieds sur terre et
atténue votre chagrin en relativisant la notion de souffrance, mais la
vengeance reste enfouie à jamais au fond de vos entrailles…

— Navrée pour la mort de ton frère, je ne savais pas ! Je comprends mieux


tes motivations. Qu’y a-t-il dans ce dossier de si important au point d’avoir
voulu sacrifier Angela ?

— Des pièces à conviction pour que la réalité éclate au grand jour et que
les auteurs du crime de mon frère tombent enfin de leur trône. Si la justice
ne fait pas son travail, alors je me substituerai à la justice. Si la peine ­-
prononcée à l’encontre des coupables n’est pas juste, alors j’appliquerai ma
propre peine, du moins celle qui me semble la plus adaptée au crime réalisé.

— En gros, tu veux la peau de mon père ?

— Je veux voir l’adjudant-chef Duclon et le colonel Delacroix ramper à


mes pieds pour me demander pardon. Je veux qu’ils s’excusent
publiquement pour la mort de Nicolas et pour celle de mes parents. Je veux
qu’ils regrettent de m’avoir privé des miens. J’ai erré de famille d’accueil
en ­famille d’accueil pour y subir des atrocités. J’ai dû fuir, fuguer, pour ­-
échapper aux pulsions de ces bâtards que j’ai pris soin d’éliminer pour
qu’ils ne recommencent jamais à toucher des enfants. Tu vois Tamara, nous
avons plusieurs points communs dans notre triste existence : nous sommes
tous les deux orphelins, nos familles adoptives ont fini de nous détruire
pour nous faire sombrer dans la drogue et oublier cette existence de merde !
Vive la vindicta !

Laissant les filles assises sur un banc face à la mer, Étienne regagna son
véhicule. Il était presque heureux et ressentait pour la première fois ce ­-
sentiment de bien-être. Le fait d’avoir vidé son sac à Tamara et Angela
l’avait apaisé. Il y avait au moins quelqu’un qui connaissait son histoire sur
cette triste planète. Le dernier mot d’Étienne avait interpellé les filles, un cri
de vengeance venant tout droit du cœur, le même qui était inscrit sur le front
d’Angela.

Tamara tendit une main vers l’horizon, un papillon magnifique aux ailes
bleutées vint se poser sur sa paume. Angela esquissa un sourire, heureuse
d’être en vie, satisfaite de partager cet instant de sérénité avec sa meilleure
amie qui ne l’avait jamais laissée tomber. L’insecte majestueux prit son
envol et disparut dans le lointain sous le regard pétillant des deux jeunes
femmes.

Chapitre XXII

Abbaretz, à 45 km de Nantes, samedi 28 mars

Perthuis et Gondart avaient garé leur véhicule banalisé sur le parking de la


base de loisirs. Ensuite, les deux compères avaient emprunté le sentier le
long de la rive escarpée de l’étang, sillonnant sous les chênes, traversant
quelques passerelles aménagées. Soudain, à une intersection, le terril surgit
des arbres comme un volcan aux flancs ciselés du haut de ses 121 mètres.
Pour Perthuis, ce paysage lunaire ressemblait à un savant mélange entre les
pierriers calcaires du mont Ventoux et ceux de la Casse déserte du col de
l’Izoard, toute proportion d’échelle conservée. Le point de rendez-vous
avait été fixé par le professeur Lioren Savenberg à la jonction du sentier qui
quittait l’étang pour rejoindre le terril. Il était déjà sur site et les attendait en
tirant des bouffées sur sa vapoteuse qui recrachait une fumée blanchâtre.

— C’est fou comme la nature peut réaliser des choses extraordinaires en


s’adaptant sans cesse au travail de destruction de l’homme ! Regardez
comme ces arbres ont pris racine autour de cet étang qui immerge plusieurs
siècles d’exploitation de cette ancienne mine d’étain. Ils se sont adaptés et
ont évolué pour vivre, ou survivre pour certains d’entre eux. Savez-vous qui
a élu domicile dans ces abris naturels ?

— Des écureuils ? se hasarda Gondart.

— Dans certains d’entre eux, c’est fort possible, mais je voulais parler des
ixodidas, communément appelés les tiques. Il en existe près de neuf cents
espèces dans le monde. Elles font partie de l’ordre des arachnides acariens.
Vous avez déjà observé des tiques avec un microscope, messieurs ?

— Pas vraiment, continua Gondart.

— Eh bien, ce sont des êtres immondes dotés d’un corps suffisamment


important pour y stocker un maximum de sang. Les tiques femelles adultes
peuvent multiplier leur poids par six cents après un repas copieux.
L’imagination de ces bestioles insidieuses est sans limite pour venir vous
soutirer votre hémoglobine. Connaissez-vous leur stratagème ?

— Elles s’accrochent à la peau des humains, comme une puce ou un


moustique ?

— Les tiques sont un peu plus rusées, monsieur. Lorsqu’elles vous ont
repéré comme une proie potentielle, puis qu’elles se sont laissé tomber ­-
délicatement sur vous pour s’y accrocher, alors ces acariens métastigmates
cheminent lentement sur votre peau, parfois pendant des heures… Lorsque
l’emplacement leur convient, elles mettent en action leurs fines griffes pour
fixer leur point d’ancrage. Ensuite, elles sortent leurs scalpels, appelés ­-
chélicères, cachés dans une gaine protectrice. Ces outils tranchants ­-
découpent votre peau et s’enfoncent peu à peu dans votre épiderme, aidés
par la sécrétion d’enzymes salivaires appelées protéases. Pour rappel, le
corps des tiques est de forme ovale et leur tête est prolongée d’un rostre sur
lequel on retrouve justement les chélicères, vous savez, les scalpels !
Lorsque ces insectes sont bien ancrés et qu’ils ne vous lâchent plus, une
poche se forme au bout du rostre, sous votre peau. Vous ne sentez rien, car
les tiques sont malignes et elles utilisent leur salive au pouvoir anesthésiant.
En quelques heures, elles ont enfoncé tout leur rostre dans votre chair. Pour
être certaines de ne pas se faire éjecter, les ixodidas sécrètent une colle ­-
biologique efficace qui les fixe définitivement au derme.

— De vrais petits maçons ! s’en amusa Gondart alors que Perthuis ­écoutait
religieusement le professeur développer son cours magistral.

— Des maçons, mais pas seulement, et vous allez vite vous rendre compte
du mécanisme très pernicieux qui va se mettre en place. Une fois fixées sur
leur support, les tiques aspirent votre sang et réinjectent de la salive pour
agrandir la poche creusée sous votre peau et atteindre vos petits vaisseaux
sanguins. Ces derniers finiront par être percés pour alimenter directement
les tiques grâce au plasma. Mais l’œuvre destructrice de l’animal sur
l’homme ne s’arrête pas là. Nos très chers parasites injectent des molécules
qui affaiblissent localement votre immunité et insensibilisent votre système
nerveux. Je ne vous ai pas encore parlé de la pathologie liée à la
transmission de la borrelia burgdorferi.

Gondart remonta la capuche de sa veste de survêtement sur sa tête et ­-


vérifia qu’un de ces insectes malveillants n’avait pas trouvé refuge sur les
parties découvertes de sa peau.

— Sans doute trouvez-vous mes explications rébarbatives, je vous ­-


l’accorde. De plus, ce n’était pas l’objet de notre rendez-vous. Étiez-vous
déjà venu à Abbaretz, monsieur Perthuis ?

— Non, c’est la première fois, mais j’avoue que ce paysage est un peu
surréaliste avec ce terril dressé au milieu de nulle part.

— Venez. Nous allons marcher tranquillement sur le sentier si cela ne vous


dérange pas.

— Pas le moins du monde, Gondart adore la randonnée !

Le petit rictus en coin de Perthuis révélait le ton ironique de sa remarque.


Gondart détestait le sport en général et plus particulièrement la marche. Il
suivit sans broncher, toujours aux aguets pour ne pas se prendre une tique
sur le crâne.

— Pourquoi nous avoir donné rendez-vous sur ce site, professeur


Savenberg ?

— Je vais vous raconter une histoire qui a démarré il y a longtemps, très


longtemps… lorsque j’enseignais à la faculté de médecine de Nantes. À
cette époque, j’étais un jeune agrégé en sciences, avec mes convictions,
mais aussi avec mes contradictions. J’étais très proche de mes étudiants et
nous passions de longues soirées à débattre sur des sujets d’actualité, à ­-
argumenter sur des théories… bref, tout était prétexte pour organiser ces
joutes verbales animées et souvent arrosées. Un soir, alors que le thème
principal se concentrait sur le bizutage, nous avons décidé de créer une ­-
organisation que nous avons baptisée la Guilde Salvatrice. Son rôle était
d’encadrer les futures promotions et de mettre en place un rite initiatique
pour les ­nouveaux arrivants. Nous débordions tous d’imagination et de
créativité pour ­imaginer des épreuves diverses et variées, ainsi que des ­-
cérémonies pour marquer le changement de statut de chaque individu
intégré à la Guilde Salvatrice.

— On connaît tous la réputation des bizutages de médecine, professeur,


donc j’imagine aisément qu’il y a eu des débordements.

— Appelez cela comme vous voudrez, monsieur Perthuis. Je dirais plutôt


que nous avons réalisé des expériences sociales autour de la mixité des
genres et des sexes.

— Barbara Larvin et Nicolas Delatre étaient membres de la Guilde ­-


Salvatrice, si je ne m’abuse ?

— Tout à fait exact.

— Saviez-vous que Nicolas Delatre avait un penchant homosexuel et


Barbara Larvin avait eu des expériences lesbiennes ?

— Quand je vous parlais de mixité, en réalité, nous voulions que chaque


étudiant, ou chaque étudiante, puisse avoir des relations bisexuelles afin que
chacun révèle en lui son attirance la plus profonde. En quelque sorte, nous
avions mis au point un laboratoire d’études sur les déviances sexuelles afin
d’analyser les réactions et les troubles paraphiliques de nos sujets. Ces
relations corporelles répétées avec des adultes non consentants, impliquant
l’humiliation et la souffrance, étaient de véritables révélateurs à partir ­-
desquels nous avons tiré des conclusions. Savez-vous que chaque homme a
une part de féminité enfouie dans son inconscient ? Tenez, par exemple,
votre collègue qui marche derrière nous, je ne sais pas quel est son type de
partenaire sexuel, mais il a forcément eu envie un jour d’essayer une ­-
relation avec un autre homme.
— C’est de moi dont vous parlez ? interrogea Gondart.

— De votre inconscient, plus exactement.

— Inconscient ou pas, moi je préfère les blondes avec de la conversation,


si vous voyez ce que je veux dire.

— Nous voyons très bien l’orientation de tes fantasmes, lui répondit ­-


Perthuis.

Le professeur Savenberg reprit le cours de ses explications au sujet de la


Guilde Salvatrice :

— Donc, plusieurs étudiants ont suivi des soirées initiatiques pendant


lesquelles ils étaient masqués, pour se laisser guider par les mains expertes
de leurs camarades.

— Personne ne s’est révolté ou n’a eu envie de porter plainte ?


Honnêtement, je ne suis pas sûr que ces mœurs m’auraient plu au cours
d’un bizutage.

— Nous avons dû faire face à certains éléments récalcitrants que nous


avons aidés à rentrer dans le rang…

— Où se déroulaient ces soirées initiatiques ?

— Eh bien, c’est pour cela que je vous ai donné rendez-vous ici. Le terril
d’Abbaretz était très prisé des soirées étudiantes pour la configuration de
son site. Les séances d’intronisation des nouveaux qui intégraient la Guilde
Salvatrice avaient lieu ici, au sommet du terril. Chacun devait réciter à
haute voix la déclaration sur l’honneur de ne jamais trahir l’organisation et ­-
s’engageait à lui faire allégeance en respectant les articles stipulés dans le
règlement.
— Ne trouvez-vous pas que cela ressemblait étrangement à la définition
d’une secte ?

— Secte, organisation, appelez cela comme vous voulez, mais la Guilde


Salvatrice faisait abstraction de toute notion de rentabilité financière et je
n’avais pas la vocation d’en être le gourou.

— Il n’y a eu des cérémonies que sur ce site ?

— Non. Bien sûr que non. Des bizutages ont eu lieu dans la forêt du Gâvre
et également dans le parc de Procé.

— Pourquoi ne pas nous avoir révélé ces informations plus tôt ?

— Lorsque Barbara a été retrouvée morte dans la forêt du Gâvre, je n’ai


pas fait tout de suite le lien avec la Guilde. Cela aurait pu être une banale
coïncidence, mais lorsque Nicolas Delatre a été retrouvé assassiné dans le
parc de Procé, quelques jours après, j’ai senti qu’il y avait quelque chose
qui ne tournait pas rond. Je voulais en parler au commandant Jornet, mais
ce dernier était en déplacement à Strasbourg.

— J’ai bien fait de vous contacter, se réjouit Perthuis.

— Les questions qui vont se poser désormais sont où et qui ?

— Pour répondre au « où », vous allez devoir chercher dans vos ­souvenirs,


professeur Savenberg, et nous indiquer la liste exhaustive de tous les sites
dans lesquels se sont déroulés des rituels initiatiques de votre association.
Pour ce qui est du « qui », nous avons déjà récupéré la liste des étudiants de
la promotion de Barbara Larvin et Nicolas Delatre. Je voulais orienter les
recherches sur ceux avec des tendances homosexuelles, mais étant donné
que la Guilde Salvatrice les a tous initiés à ces plaisirs du genre, ils sont
tous potentiellement les prochaines cibles de notre tueur.
Comme sortie de nulle part, une salve de tirs s’abattit sur les trois hommes.
Dans un réflexe, travaillé maintes fois lors de leurs exercices de combat,
Gondart et Perthuis se plaquèrent au sol. Le professeur était également
allongé le long du sentier.

— Les tirs viennent de la rive opposée ! Gondart, on va le cerner chacun


de notre côté. Tu rebrousses chemin et moi, je file tout droit. Professeur
Savenberg, allez vous mettre à l’abri dans le bosquet ! Professeur ?

Aucune réponse ne parvint aux oreilles de Perthuis qui se releva et avança,


courbé, alors que les tirs avaient cessé. Il s’agenouilla aux côtés du
scientifique qui ne bougeait pas. Il le tourna sur le côté en position latérale
de sécurité. Une tache rouge avait imbibé la chemise et le pull de
Savenberg, du côté gauche de son thorax. Perthuis saisit son pouls, mais ne
réceptionna aucun signe d’un quelconque battement de ses organes vitaux.

— Gondart, le professeur Savenberg a été touché et son cœur ne répond


plus ! Tu vas rester là et appeler les secours, moi, je me charge du tireur.

— Bien noté. J’arrive.

Alors que Christophe Gondart composait le numéro de téléphone des ­-


secours, Perthuis s’élança pour une course folle sur les sentiers d’Abbaretz.
Il apercevait par intermittence une ombre furtive sur la berge opposée. Son
adversaire inattendu avait une longueur d’avance, mais les défis avec ­-
handicap n’effrayaient pas le brigadier qui se sentait au summum de sa
forme. Le point de jonction des sentiers approchait et l’écart entre les deux
poursuivants n’avait pas changé. Par chance, l’individu armé se dirigea vers
le parking de la base de loisirs, à l’endroit où les deux policiers avaient garé
leur véhicule. Lorsque Perthuis y arriva enfin, il était trop tard. Il vit au loin
une voiture de couleur noire quitter la zone. Sans se décourager, il monta
dans sa Golf et le prit en chasse sur le chemin menant à la base nautique,
juste avant de bifurquer sur la route départementale D2 en direction de ­-
Nozay. Un poids lourd stoppa net l’allant du brigadier qui fit une manœuvre
périlleuse pour le doubler sur une ligne continue, en se rabattant de justesse
pour ne pas heurter de plein fouet une voiture arrivant en sens inverse. Le
moteur de la Volkswagen vrombissait comme jamais, à la limite de
l’implosion. En traversant le bourg de Nozay, Perthuis perdit sa cible de vue
et dut se résigner à choisir une destination sur un coup de poker : soit il
prenait à gauche en direction de Blain, soit il continuait tout droit vers la
forêt du Gâvre, dans laquelle le corps de Barbara Larvin avait été retrouvé
quelques jours plus tôt, soit il tournait à droite vers Treffieux en prenant la
D771 ou en suivant la N137 menant à Bain-de-Bretagne. Guidé par son
instinct de chasseur, il se dit que si le tireur s’avérait être le meurtrier de
Barbara ­Larvin, il reviendrait sur les lieux du crime, donc le policier
continua tout droit sur la D2 pour gagner la forêt. À hauteur de Vay, la
longue ligne droite lui permit de distinguer le véhicule noir tourner sur la
gauche vers le Gâvre. Il fit de même quelques minutes plus tard, traversa la
bourgade et prit une nouvelle option basée sur son intuition. Il tourna sur la
droite, départementale D35, pour pénétrer dans les entrailles de l’immensité
boisée et gagner le rond-point de la Belle Étoile duquel des voies se
séparaient pour former une étoile à cinq branches. Sur le bord de la route
forestière de la Hublais, il remarqua une voiture noire de marque française
semblable à celle qu’il poursuivait depuis Abbaretz. Il se gara à proximité.
Posant la main sur le capot, il constata que le moteur était encore chaud et il
fit le tour du véhicule pour prendre la plaque d’immatriculation en photo :
AX-145-BB, avec le logo des Pays de la Loire flanqué du numéro de
département 44.

La forêt était dense et sombre. Perthuis ne put s’empêcher de repenser au


calvaire qu’avait dû subir Barbara Larvin lors de sa mise à mort atroce,
avant qu’elle ne soit démembrée et ses organes disséminés çà et là. L’effroi
et les frissons de la peur commencèrent à monter le long de la colonne ­-
vertébrale du lieutenant qui se saisit de son arme à feu, prêt à riposter, car il
savait que son adversaire pouvait être imprévisible. Après plusieurs ­-
centaines de mètres parcourus entre chênes et hêtres, Perthuis se sentit seul,
loin de toute civilisation, dans la gueule du loup… Une forme se déplaça
subitement et rapidement au travers des fougères et des buissons d’épineux,
faisant craquer les branches sur son passage. Le policier s’élança à corps
perdu vers cet être insaisissable, en sautant par-dessus les fossés, en se
frayant un chemin parmi les obstacles naturels, jusqu’à un tas de rondins de
bois sur lequel était placardée une feuille plastifiée sur laquelle il était écrit :

NE VOUS METTEZ PAS EN TRAVERS DE NOTRE ROUTE ET


LAISSEZ-NOUS APPLIQUER NOTRE PROPRE JUSTICE
VINDICTA

Alors que le lieutenant détachait cette pièce à conviction, il reçut un coup


de massue derrière la tête, puis ce fut le néant…

***

Les premiers secours étaient arrivés rapidement sur le site de la carrière


d’Abbaretz, mais il était trop tard. Le professeur Savenberg avait succombé
à ses blessures, malgré la bonne volonté des infirmiers du SAMU pour ­-
essayer de relancer le cœur avec des électrochocs. La courbe de
l’électrocardiographe restait désespérément plane et rectiligne et le décès
venait d’être constaté par le médecin légiste dépêché sur place.

Pendant l’intervention des secours, Christophe Gondart échangea avec ses


collègues du commissariat, qui avaient été détachés sur les lieux, pour leur
exposer les faits et faire une synthèse de la situation en cours. Puis, il
commença à s’inquiéter du lieutenant, parti à la poursuite de leur agresseur
dangereux et armé. Son téléphone portable ne répondait pas. Le policier
tombait désespérément sur son répondeur. Il ne rappelait pas malgré les
messages laissés, ce n’était pas dans ses habitudes. Ne sachant quelle
direction le fuyard avait pris, un hélicoptère de la gendarmerie décolla pour
survoler les environs et essayer de repérer la Golf de Perthuis. L’engin
tournoya pendant près de deux heures avant de rentrer bredouille à sa base.
Gondart contacta le commandant Jornet pour lui faire part de la disparition
de son lieutenant et de la mort de Savenberg, témoin clé dans cette affaire.
Il déroula ensuite les fondements et le fonctionnement de la Guilde
Salvatrice en lui racontant les détails des mœurs qui s’y pratiquaient. Les
enquêteurs tenaient désormais une piste digne de ce nom avec un mobile
solide. Malheureusement, le professeur était mort trop tôt et n’avait pas eu
le temps de révéler le nom de tous les sites sur lesquels avaient lieu les
processions de la Guilde Salvatrice. Il devenait urgent d’interroger les
anciens étudiants et les professeurs qui officiaient à la faculté de médecine à
cette époque afin qu’ils révèlent les souvenirs des bizutages et des pratiques
peu conventionnelles commises lors de ces années opaques. Avec le
professeur Savenberg, un cadavre supplémentaire venait de s’ajouter au
nombre des victimes :

Barbara Larvin, assassinée à la hache et démembrée dans la forêt du Gâvre


pendant la nuit du samedi 14 au dimanche 15 mars.

Nicolas Delatre, assassiné et décapité à la hache dans le parc de Procé, à


Nantes, pendant la nuit du mardi 24 au mercredi 25 mars.

Lioren Savenberg, tué par balles sur le site de la mine d’Abbaretz, le ­-


samedi 28 mars.

Qui serait le suivant sur la liste ? Où le meurtrier avait-il planifié son


prochain crime ?

La disparition de Perthuis inquiétait profondément Gondart qui espérait


que le tueur ne l’avait pas ajouté à sa collection.

Chapitre XXIII

Strasbourg, samedi 28 mars


Dans la salle d’attente, les deux femmes se fixaient en chien de faïence :
Malvina Boizelle, la brune, arborait un pantalon coupe droite et un tailleur
chic d’une grande maison de couture parisienne ; Eva Müler, les traits tirés,
portait sa robe noire de la veille, car elle n’avait pas eu le temps de se ­-
changer suite aux événements de la veille. Cette dernière avait envoyé
l’avocat de Daniel Zink aux urgences en lui plantant un crayon dans la ­-
trachée-artère. Il n’avait pas succombé à sa blessure, mais avait été
hospitalisé de toute urgence. Il en avait pour plusieurs semaines avant d’être
rétabli. La directrice marketing de Zinkerde en voulait terriblement à son
amant, si ce que lui avait raconté Bertrand Swillus était vrai au sujet de leur
pacte. Son corps de femme lui appartenait et n’était en aucun cas un objet
que les mâles dominants s’échangeaient pour satisfaire leurs fantasmes.

— Madame Boizelle, nous ne nous sommes jamais rencontrées, mais je


tenais à me présenter, je suis Éva…

— Fermez-la ! Je sais très bien qui vous êtes et que vous partagez le lit de
mon mari quand bon vous semble ! Vous n’êtes qu’une de ces catins qui
abusent du plaisir et de la luxure. Ou serait-ce pour avoir une promotion
canapé au sein de Zinkerde ?

— Je m’excuse, madame Boizelle. Prenez-le comme vous voulez, mais


mes excuses sont très sincères. Daniel m’a souvent parlé de vous et je crois
qu’il vous respecte malgré les apparences et les circonstances. C’est un
homme de pouvoir et son avidité pour obtenir ce qu’il désire est ancrée au
plus profond de son être. Il se confiait beaucoup sur les peurs et les doutes
qui le hantaient ces derniers jours.

— Mais comment pouvez-vous parler de mon mari ainsi ? Je ne vous


permets pas. Croyez-vous que vous avez l’exclusivité des confidences sur le
coin de l’oreiller ? Détrompez-vous. Les maîtresses ont défilé dans son lit et
vous n’étiez qu’un numéro parmi d’autres, une boule dans une loterie avec
un seul gagnant : lui-même.
— Je sais. Moi aussi, j’ai été aveuglée par ses attentions, par ses cadeaux,
son charme… jusqu’à hier soir. Il m’a trompée de la même façon qu’il vous
a trahie.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Je suis sa seule femme, l’unique, la


délaissée, la mal-aimée…

Malvina Boizelle s’effondra en sanglots. Eva Müler vint s’asseoir à ses


côtés pour la consoler. La femme trompée accepta l’épaule de sa rivale, car
les soutiens se faisaient rares en ces périodes tempétueuses.

— Votre mari m’a échangée comme un vulgaire objet. Il m’a prostituée


auprès de son avocat, maître Bertrand Swillus. Je suis profondément ­-
meurtrie dans ma chair. Ce lourdingue a tenté de me violer. Il m’a attachée
et m’a souillée avec sa langue baveuse, mais il a payé pour ses actes.

Malvina alla dans le sens d’Éva.

— C’est vrai que ce Swillus est un gros porc, je hais ce type ! Il a toujours
essayé de me passer une main aux fesses dès qu’il le pouvait. Je me suis
plainte auprès de Daniel et lui ai clairement expliqué que je ne voulais plus
jamais qu’il invite ce fumier dans notre maison. Je compatis sur ce point
uniquement.

Alors que les deux femmes échangeaient leur point de vue, une auxiliaire
de police fit irruption dans la salle d’attente.

— Madame Boizelle-Zink ?

— Oui, c’est moi.

— Veuillez me suivre pour l’interrogatoire, s’il vous plaît. Madame Müler,


merci de patienter, votre tour viendra après. Il y a une machine à café dans
le hall si vous souhaitez.
Malvina se leva, tira sur la veste de son tailleur pour tenter d’atténuer les
plis, recoiffa ses cheveux, essuya ses larmes, sortit son miroir de poche pour
se maquiller, puis se laissa guider vers la salle d’audition.

***

— Installez-vous, madame Boizelle. Je me présente : commandant Jornet


de la police nationale et rattaché au commissariat de Nantes. Les faits des
derniers jours relatifs à notre enquête m’ont poussé à venir jusque dans
votre belle région alsacienne. Je vais procéder à votre interrogatoire ­-
concernant l’arrestation de votre époux comme suspect principal des
meurtres de Barbara Larvin et Nicolas Delatre, commis dans la région ­-
nantaise. Rassurez-vous, ce n’est qu’une formalité, mais vos informations
seront précieuses pour la résolution de cette affaire afin de pouvoir ­-
innocenter votre mari, s’il s’avère, comme nous le pressentons, qu’il n’est
pas coupable. Pouvez-vous décliner votre identité, s’il vous plaît ?

— Je m’appelle Malvina Boizelle-Zink, épouse de Daniel Zink depuis


vingt ans. Un mariage raté, pas d’enfant, sans cesse trompée par mon
époux… Que voulez-vous que je vous raconte de plus ?

— Calmez-vous, madame Zink.

— Madame Boizelle, s’il vous plaît, j’essaie de sauver la face et de ­-


retrouver mon honneur.

— Bien, madame Boizelle, venons-en aux faits et à l’arrestation de votre


mari. Je ne vais pas vous demander où il se trouvait la nuit des meurtres, car
monsieur Zink a déjà avancé des alibis qui ont été confirmés par d’autres
témoins. Par contre, avez-vous déjà entendu parler de Vindicta ?

Le sang de Malvina ne fit qu’un tour. Comment les forces de l’ordre


étaient-elles au courant ? Elle se rappela les clichés et la lettre anonyme,
reçue le soir de leur anniversaire de mariage. Devait-elle en parler aux ­-
enquêteurs ? Puis elle se souvint de la colère d’Étienne et de ses menaces :
« Si tu parles de moi aux flics, je saurai où te retrouver et tu n’as jamais vu
Étienne lorsqu’il est vraiment énervé, il est capable des pires atrocités… »

— Madame Boizelle ! Je vous ai posé une question. Pourriez-vous vous


concentrer et y répondre par courtoisie ?

— Quelle était la question déjà ? Excusez-moi, mais avec les événements


de ces derniers jours, je suis un peu perdue, pour ne pas dire complètement
à la dérive…

— Avez-vous entendu parler de Vindicta ?

— Oui.

— Dans quelles circonstances ?

— Il y a une semaine, jour pour jour, samedi 21 mars. Je suis rentrée du


travail vers 19 h, j’ai récupéré le courrier dans la boîte aux lettres. Il y avait
des factures, des publicités et une mystérieuse enveloppe sans timbre ni
expéditeur. J’ai posé le tout sur un meuble puis je me suis mise à préparer le
dîner pour fêter notre anniversaire de mariage. J’avais concocté le repas
préféré de Daniel, un goulasch à la cocotte-minute. Mais plus le temps ­-
passait, plus je pensais au contenu de cette enveloppe adressée à mon nom
de jeune fille. Je me suis alors décidée à l’ouvrir. Elle contenait des
photographies de mon époux s’envoyant en l’air avec la femme qui me
tenait compagnie dans la salle d’attente.

— Vous voulez parler d’Eva Müler ?

— Oui, la directrice marketing de l’entreprise Zinkerde. Vous savez, les


promotions canapés sont légion dans ce pays, et encore plus sous la
direction de Daniel Zink. Sur les clichés, on y voyait donc mon mari en
caleçon, butinant autour de sa belle naïade qui se pavanait en sous-
vêtements sexy et en porte-jarretelles.

— Combien y avait-il de photos ?

— Cinq.

— Et toutes représentaient votre époux avec Eva Müler ?

— Oui. Encore heureux qu’il n’y ait pas eu une femme différente sur
chaque cliché !

— Ce n’est pas ce que j’insinuais. Avez-vous les photos sur vous ?

Malvina fouilla dans son sac à main.

— Les voici. Dans l’enveloppe, il y a également la lettre que je vous ai


ramenée.

— Vous permettez que je la lise à haute voix ?

— Oui, si vous le souhaitez. Il n’y a rien de compromettant, et de toute


façon, je peux difficilement descendre plus bas.

Le commandant s’exécuta. Une fois sa mission réalisée, il reposa le ­-


précieux document sur la table devant lui.

— C’est donc suite à la réception de cette lettre que j’ai entendu parler de
Vindicta.

— Êtes-vous au courant que votre mari a reçu des menaces également


signées Vindicta ?

— Je l’ignorais.
— J’ai l’impression que vous êtes au cœur d’une véritable machination. Je
ne connais pas encore les motivations du ou des orchestrateurs ni le lien
entre les meurtres de Nantes et ces menaces, mais nous n’allons pas tarder à
le découvrir. C’est pourquoi il est primordial, madame Boizelle, de nous
dire toute la vérité. Avez-vous des choses à ajouter qui peuvent faire évoluer
notre enquête ? Vous savez que si vous nous cachez des éléments, vous ­-
pouvez être inculpée pour entrave à l’exercice de la justice.

L’héritière des vignobles de champagne Boizelle s’effondra une nouvelle


fois. Elle sortit un mouchoir en papier et se moucha, puis elle essuya ses
larmes. Le maquillage avait coulé sur ses joues et lui donnait l’apparence
d’un clown triste récitant son plus mauvais numéro.

— Je dois vous avouer quelque chose, mais promettez-moi d’assurer ma


sécurité, car, s’il l’apprend, il va me tuer !

— De qui parlez-vous ? De votre mari ?

— Non. Je parle d’Étienne.

— Qui est cet Étienne ?

— C’est un jeune homme que j’ai rencontré un soir, lors d’une séance de
cinéma. Il me paraissait bien sous tous rapports, jusqu’à notre dernière ­-
entrevue dans le parc du Tivoli, dans le centre-ville de Strasbourg. J’étais
complètement perdue et je cherchais quelqu’un à qui me confier. Étienne a
été le premier à me proposer son aide, que j’ai acceptée sans beaucoup de
difficulté. À force de nous rapprocher, nous nous sommes embrassés. Je me
suis laissée guider par mes pulsions sentimentales. Puis, il a été un peu plus
entreprenant, mais j’ai refusé ses avances, en prétextant que je ne voulais
pas tromper Daniel. À partir de ce moment, il est entré dans une colère folle
et a littéralement pété les plombs en me hurlant dessus ! Il m’a fait
tellement peur que je me suis enfuie pour me réfugier dans notre maison. Le
soir même, il m’a envoyé des menaces par texto.

— Vous avez votre téléphone portable avec vous ?

— Oui, voici son SMS.

— Markovic, fais-moi une recherche sur ce numéro de portable. Madame


Boizelle, savez-vous où habite Étienne ?

— Aucune idée. C’est toujours lui qui me contactait.

— Pourriez-vous nous le décrire pour établir un portrait-robot ?

— Sans problème, mais jurez-moi de me protéger. J’ai peur qu’il me fasse


du mal.

— Nous allons surveiller votre maison 24 h/24 et vous serez escortée en


permanence par nos hommes qui resteront discrètement en retrait, prêts à
intervenir si besoin. Si cela ne vous dérange pas, nous allons procéder au
portrait-robot dès à présent. Veuillez suivre le brigadier Markovic dans la
pièce annexe.

— Commandant ?

— Oui, madame Boizelle ?

— Soyez clément avec madame Müler. Elle n’a pas tous les torts et je suis
persuadée qu’elle a été manipulée par mon mari.

— C’est ce qu’on appelle de la solidarité féminine ! Ne vous inquiétez pas,


nos interrogatoires sont on ne peut plus respectueux envers nos t­émoins.

— Et envers vos suspects ?

— Si vous faites référence à votre époux, il a passé une nuit dans notre
hôtel trois étoiles aux frais de la princesse, avec des compagnons de cellule
fort sympathiques…

Le sourire du commandant Jornet laissa Malvina dubitative quant aux


conditions de détention de Daniel. Après tout, c’était la procédure. Peut-être
que cette expérience d’internement l’aura fait réfléchir sur son
comportement et ses actes envers son entourage.

— Avant de nous quitter madame Boizelle-Zink, vous nous confirmez


donc que Daniel Zink était présent à votre domicile pour un repas en ­-
l’honneur de votre anniversaire de mariage le samedi 21 mars au soir ?

— Je vous le confirme.

— Et savez-vous quel était son emploi du temps le mardi 24 mars au soir ?

— Il avait une réunion d’affaires… sans doute un mensonge de plus pour


batifoler avec sa maîtresse, vous savez, celle qui me réconfortait dans la
salle d’attente.

— Vous n’avez peut-être pas réussi votre mariage, mais cet anniversaire et
vos aveux auront conforté les alibis de votre époux. De plus, il est
techniquement impossible que votre mari ait fait la route entre Strasbourg et
Nantes dans un temps record pour aller assassiner la victime. Cette hache
déposée devant votre maison, ainsi que le courrier anonyme associé ­-
pourraient tout à fait être l’œuvre de cet Étienne… ou du mystérieux ­-
Vindicta… mais peut-être qu’Étienne et Vindicta ne font qu’un…

***

— Nom, prénom, identité ?

— Eva Müler, 42 ans, célibataire. Je réside en périphérie de Strasbourg et


je suis directrice marketing dans l’entreprise Zinkerde.
— Madame Müler, si nous vous avons convoquée ici aujourd’hui, c’est
principalement en tant que témoin dans l’affaire qui implique Daniel Zink à
des homicides dont il a été accusé. Or, hier soir, des faits nouveaux sont
venus s’ajouter à ce dossier. Je veux parler de l’incident qui est arrivé à
maître Swillus, avocat du suspect, ou plutôt, ex-avocat du suspect.

— Par quoi souhaitez-vous que nous commencions commandant, vu la


richesse de mon activité ?

— Ce qui m’intéresse au plus haut lieu concerne les alibis de votre amant
durant la période où ont été réalisés les meurtres de Barbara Larvin et ­-
Nicolas Delatre. Savez-vous où se trouvait Daniel Zink le soir du samedi 21
mars et du mardi 24 mars ?

— De mémoire, il devait dîner avec son épouse le samedi soir pour ­arroser
leur vingtième anniversaire de mariage, leurs noces de porcelaine. Je sais
que ce repas ne l’enchantait guère, mais il a fait l’effort de s’y rendre.

— Épargnez-nous leurs problèmes de couple et le semblant d’humanité qui


transpire de votre amant, voulez-vous. Vous venez de corroborer la ­-
déposition de madame Boizelle-Zink concernant cette date. Quid du mardi
24 mars ?

— Nous étions en réunion professionnelle pour le compte de Zinkerde.

— Au sein de l’entreprise ?

— Non. Daniel avait réservé une salle de séminaire à l’hôtel Diva.

— Inutile de nous prendre pour des imbéciles, madame Müler, nous


connaissons la vérité sur votre liaison avec monsieur Zink et vos rendez-­-
vous secrets pour assouvir vos besoins charnels. Donc le mardi 24 mars,
vous avez passé la nuit avec le suspect dans une chambre d’hôtel, c’est bien
cela ?
— Je n’ai plus rien à vous apprendre.

Eva Müler décroisa les jambes et semblait peu gênée par la situation. Elle
avait le rôle de la salope qui avait sciemment brisé un couple pour satisfaire
son plaisir personnel, mais elle assumait pleinement ses actes.

— Daniel Zink nous a parlé d’un rendez-vous dans un restaurant avec un


investisseur le soir même, vous confirmez ?

— Il m’a effectivement laissée en plan le temps de satisfaire sa panse au


restaurant La Locomotive, mais a dîné seul, car son invité ne s’est jamais
présenté. J’ai même eu droit au détail de son repas gastronomique puisqu’il
m’envoyait un SMS avec une photo de chacun de ses plats, histoire de me
faire saliver, du Zink dans toute sa splendeur !

— Passons au cas Bertrand Swillus, si vous le voulez bien. Non rassasiée


de vous envoyer en l’air avec le suspect principal, vous avez également jeté
votre dévolu sur son avocat, maître Bertrand Swillus. Comment expliquez-
vous votre acte et qu’est-ce qui vous a poussé à lui planter un crayon dans
la jugulaire ?

— Vous vous méprenez totalement, commandant. J’en ai assez d’avoir le


sale rôle dans cette histoire ! Daniel a visiblement passé un contrat avec
Bertrand. J’ai été le fruit d’un échange contre un service. Maître Swillus
s’engageait à assurer la défense de Daniel sous condition de passer une nuit
avec moi. Je suis tombée dans le panneau. Il m’a fait boire plus que de ­-
raison et a prétexté la signature de documents pour que je le suive jusque
dans sa chambre d’hôtel. Ensuite, je ne me rappelle pas de tout, mais je me
suis retrouvée attachée au lit et le gros sadique me léchait le sexe, sans mon
consentement bien entendu. Il s’agit d’une tentative de viol, commandant !
J’étais donc en situation de légitime défense lorsque j’ai réussi à me
détacher et à lui taillader la gorge ! Qu’auriez-vous fait à ma place ?
— Nous allons interroger Daniel Zink pour voir s’il confirme votre ­version
des faits concernant ce pacte passé avec son avocat. Vous avez de la chance,
car maître Swillus n’est pas mort. Il a été conduit à l’hôpital, intubé et mis
sous perfusion. Un avocat commis d’office risque d’être désigné par le
bâtonnier pour le remplacer, mais étant donné les informations recueillies
lors de votre déposition et celle de madame Boizelle, Daniel Zink a de
fortes chances d’être totalement innocenté. J’ai une dernière question :
avez-vous entendu parler de Vindicta ?

— Daniel m’a fait part de menaces de mort qu’il a reçues par courrier
anonyme, les lettres étaient signées de Vindicta. C’est également la ­-
signature du tueur qui sévit actuellement à Nantes, si je ne m’abuse. J’en ai
entendu parler aux informations télévisées. Mais ce mot ne m’évoque
absolument rien, désolée !

— Ce n’est pas grave, ce sera tout pour l’instant, merci pour votre
coopération et votre disponibilité. Vous pouvez vaquer à vos occupations
habituelles. Si jamais vous avez un créneau dans votre emploi du temps,
pensez à rendre une visite de courtoisie à maître Swillus, il appréciera
sûrement. Vous pourrez toujours lui apporter un magazine avec des mots
croisés, il a déjà le crayon pour remplir les cases !

Cette note d’humour du commandant Jornet fit sourire Eva Müler qui se
leva et quitta le commissariat de police.
Chapitre XXIV

Marseille, samedi 28 mars

Un groupuscule de soldats, à la solde du colonel Delacroix, investit ­-


discrètement les quartiers nord de Marseille et plus précisément la rue des
Hortensias. Il était 22 h et la nuit avait déjà étouffé la cité phocéenne. Une
autre vie se mettait en place entre petits larcins, deals et rodéos urbains,
dont le bruit des moteurs en surrégime et les pneus accrochant l’asphalte
entravaient la tranquillité des résidents. Arrivés au numéro 31, deux des
membres du commando se postèrent devant l’entrée de l’immeuble pour en
contrôler les allées et venues. Les quatre autres types grimpèrent jusqu’au
sixième étage en prenant les escaliers. Ils étaient cagoulés, équipés d’un
micro et d’une oreillette, arme de poing à la main. Sans prendre de gants, ils
défoncèrent la porte d’entrée de l’appartement dont l’inscription sur la
sonnette indiquait les prénoms d’Angela et de Tamara. Chaque recoin du
logement des deux amies fut fouillé avec minutie, les matelas éventrés, les
tableaux décrochés des murs, les placards vidés de leur contenu. Une
véritable ­pagaille régnait désormais dans les pièces totalement retournées.

— Avez-vous trouvé quelque chose Mike Tango 2 ?

— Négatif Foxtrot.

— Cherchez encore ! Ce putain de dossier doit bien être quelque part !

Dans la rue des Hortensias, Tamara chantonnait en tenant le bras de sa


copine qui venait de sortir d’un véritable calvaire, prisonnière des griffes
d’Étienne. Soudain, la jeune Cambodgienne stoppa net.

— Attends Angela, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.

— De quoi tu parles ?
— Je vois deux hommes cagoulés, habillés en noir, qui font le guet devant
l’entrée de notre immeuble. On les distingue à peine. Heureusement que
notre voisin de palier qui vient juste d’arriver a garé sa mobylette de l’autre
côté du trottoir. Son phare les a éclairés.

— Qu’est-ce qu’on fait ? C’est encore un coup d’Étienne ?

— Non. Je ne crois pas. Je pense plutôt que ces types sont sous le ­-
commandement de mon père, à la recherche du bien que je viens de leur
subtiliser.

— Tu veux parler du dossier que tu as donné à Étienne contre ma


libération ?

— Exactement, le dossier « secret défense » dont j’ai une copie dans mon
sac à dos. Il va falloir jouer serré, car ces soldats ne sont pas des rigolos. Ils
n’hésiteront pas à nous éliminer comme ils l’ont fait pour José. Nous allons
devoir déménager pendant quelque temps.

— Oui, mais pour aller où ?

— Dans nos contacts téléphoniques, nous allons bien trouver l’un de ces
richissimes hommes d’affaires à qui nous avons donné du plaisir lors de nos
soirées mondaines.

Tamara saisit son portable et fit défiler la liste de ses contacts. Elle s’arrêta
sur un nom.

— Tu te rappelles de Gregorio Francotti, le type de Monaco qui a un ­-


superbe yacht ?

— Vaguement, j’étais complètement blindée lors de la sauterie organisée


sur son bateau.
— Je pense que je lui ai tapé dans l’œil et qu’il est accro. Il n’arrête pas de
m’envoyer des messages pour que je vienne passer du bon temps à ses côtés
sur son navire Le Prince des Mers. Ça tombe plutôt bien, car il a jeté l’ancre
dans le Vieux-Port. Viens, on y va, c’est notre seule chance de s­ urvie.

Les filles firent volte-face, mais le rétroéclairage du téléphone portable de


Tamara et leur comportement hésitant attirèrent l’attention de l’un des deux
plantons qui contacta aussitôt son chef.

— Foxtrot ! Foxtrot ! Ici Delta Tango 3. J’ai deux filles en visuel qui se
dirigeaient vers nous et qui ont fait demi-tour en nous voyant. Attendons les
ordres.

— Tango 3, ici Foxtrot, merci de les intercepter pour contrôle d’identité.

— Bien reçu pour interception des deux cibles.

Aussitôt l’ordre de la mission réceptionné, les militaires se dirigèrent vers


Angela et Tamara au pas de course. Sentant le danger approcher, les amies
se mirent à courir à grandes enjambées. Angela était encore fragilisée par
deux jours de sous-alimentation pendant sa captivité. Elle vacillait
régulièrement et avait du mal à tenir le rythme soutenu imposé par Tamara.

— Tamara, attends-moi ! Je n’arrive pas à te suivre !

— On ne va pas y arriver comme cela, il faut trouver un moyen de


locomotion. Regarde, le bus en face va quitter son arrêt, on saute dedans
pour les semer. Vite, magne-toi !

Pendant ce temps, les poursuivants avaient gagné du terrain et n’étaient


plus qu’à quelques mètres de leur objectif.

— Foxtrot, ici Tango 3. Les cibles tentent de s’échapper, nous avons ­-


engagé la poursuite. Information primordiale : nous avons reconnu votre
fille.

— Bordel, ce sont elles ! Ne les perdez pas de vue, on arrive.

Alors que la porte du bus allait se refermer, les jeunes femmes sautèrent à
l’intérieur in extremis. Elles étaient essoufflées et avaient du mal à ­retrouver
une respiration normale. Par chance, la ligne de bus numéro 97, hôpital
Nord - Canebière bourse, allait jusqu’au Vieux-Port de Marseille.

Dans la rue des Hortensias, le commando se répartit dans deux véhicules


noirs qui se lancèrent à toute vitesse derrière l’autobus.

— À tous les équipiers, on ne lâche rien. Ligne de bus 97, direction la


Canebière. Contrôlez chaque arrêt de bus pour voir si nos deux tourterelles
essaient de s’envoler à notre insu.

Angela et Tamara restaient sur le qui-vive et jetaient un œil régulier à


l’arrière de leur moyen de transport pour jauger la situation.

— Ça va être chaud bouillant, Angela. Quand on arrivera au terminus, on


descend et on court à fond pour se mélanger aux touristes qui flânent autour
du port.

— Tu crois qu’il y aura beaucoup de monde à cette époque de l’année ?

— Je ne sais pas, mais nous improviserons. Nous n’avons pas le choix !

Tamara cria un peu trop fort et les regards des passagers se tournèrent vers
les deux copines qui baissèrent la tête pour éviter de se faire trop remarquer.

La voix du chauffeur annonça la dernière station. L’autobus s’arrêta et la


cohorte de passagers commença à descendre par les trois portes latérales.
Tamara et Angela avaient rabaissé la capuche de leur haut de jogging sur
leur tête pour essayer de passer inaperçues. De chaque côté de l’arrêt, les
hommes cagoulés étaient déjà sur place, visualisant et analysant chaque
individu. L’accoutrement des militaires suscitait l’interrogation des passants
qui les regardaient avec curiosité, se demandant s’il s’agissait d’un nouveau
coup de filet antidrogue de la police ou des brigades d’intervention de la
ville. Les jeunes femmes se glissèrent subrepticement derrière l’étal roulant
d’un vendeur de thé à la menthe, allié providentiel.

— S’il vous plaît monsieur, aidez-nous. Des personnes mal intentionnées


nous poursuivent et elles n’hésiteront pas à nous tuer ! Aidez-nous ­-
monsieur, je vous en supplie !

Le marchand ambulant, originaire d’Afrique du Nord, tira un rideau le


long de son étal et invita les jeunes femmes à se cacher derrière. Puis il
avança lentement le long du quai du Port avec tout son attirail et ses
passagères clandestines. Ils progressèrent ainsi jusqu’à la mairie de
Marseille. Leurs poursuivants s’étaient fait berner et cherchaient activement
les deux jeunes femmes dans la foule. Les fugitives arrivèrent enfin à
l’emplacement où le yacht avait accosté deux semaines plus tôt. Elles
remercièrent leur sauveur, Tamara lui glissa un billet de dix euros dans le
creux de la main avant d’emprunter la passerelle permettant de monter à
bord du bateau. Un vigile leur barra la route :

— Doucement mesdames, qui êtes-vous ? Vous avez une invitation pour


vous présenter ce soir ?

— Non, mais dites à monsieur Gregorio Francotti que Tamara et Angela


souhaiteraient le voir de toute urgence.

— Bien. Attendez-moi ici.

Le marin s’éclipsa quelques instants avant de revenir à la passerelle avec


l’un de ses collègues.
— C’est bon, monsieur Gregorio Francotti va vous recevoir. Suivez ­-
Matthew.

Les deux amies, accompagnées du marin, se laissèrent guider jusqu’à la


cabine de l’homme d’affaires monégasque en longeant le pont extérieur.
Les boiseries et les cuivres brillaient sous les lumières intimistes des rampes
de spots disséminées aux endroits stratégiques du vaisseau. Monsieur
Francotti, la cinquantaine bien tassée, avait fait fortune dans l’immobilier,
principalement sur la Côte d’Azur, profitant de la flambée des prix au mètre
carré. Il était bien conservé pour son âge et s’octroyait une séance
quotidienne de stretching pour garder la forme. Le milliardaire était assis
sur une banquette circulaire, autour d’une table ovale. Sur celle-ci, un
plateau en teck était garni de figues et de dates sèches. L’homme fumait un
énorme barreau de chaise en provenance de Cuba tout en définissant sa
feuille de route à l’aide d’un compas planté sur une carte marine
représentant les courbes de profondeur qui oscillaient suivant les reliefs des
fonds océaniques.

En apercevant les jeunes femmes, et tout gentleman qu’il était, Gregorio


Francotti se leva et posa son cigare sur le rebord d’un cendrier en ivoire.

— Tamara ! Comme je suis content de te revoir ! Tu ne peux pas savoir


comme tu m’as manqué. Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes messages ?

— Bonjour Gregorio, nous avons été très occupées ces temps-ci et ce


serait trop long à te raconter, mais je ne t’ai pas oublié. La preuve, je suis ici
ce soir en face de toi. Par contre, nous sommes vraiment dans une grosse
galère, des individus nous ont poursuivies et nous en veulent vraiment. Est-
ce que tu pourrais nous offrir l’hospitalité quelque temps ?

— Ce n’est pas de refus, mais j’avais prévu de lever l’ancre demain matin.
Je pars pour Majorque afin de régler quelques affaires… des villas que je
revends à des Allemands et des Russes. Venez avec moi si vous voulez, une
croisière sur la Méditerranée, ça ne se refuse pas.

Tamara regarda Angela avec un air interrogateur. Cette dernière acquiesça


pour donner son accord.

— Nous acceptons ta proposition, c’est très gentil de ta part.

— Tout le plaisir est pour moi. Installez-vous dans vos quartiers, Matthew
va vous fournir des affaires de toilette. Vous pouvez prendre une douche si
vous le souhaitez. En attendant, je vais vous préparer un cocktail dont j’ai le
secret.

Les filles gagnèrent leur cabine, soulagées d’avoir trouvé une hospitalité et
de pouvoir se poser pour se remettre de leurs émotions de la journée.

Gregorio Francotti sortit sur le pont arrière et s’affala dans un fauteuil en


cuir, à un endroit isolé du yacht. Il prit soin de vérifier au préalable que les
jeunes femmes étaient bien descendues et occupées à faire un brin de ­-
toilette. Il attrapa son téléphone portable et appela l’un de ses contacts.

— Bertrand ?

— Oui Gregorio, fais vite, je suis en mission spéciale !

— C’est juste pour t’informer que je viens de recueillir deux malheureuses


sans domicile fixe, poursuivies par des méchants…

— Tamara est sur ton bateau ?

— Oui, avec sa copine Angela.

— OK, tu les gardes au frais et on se donne rendez-vous cette nuit à ­-


l’entrée de la calanque de Sormiou. Nous arriverons avec le zodiac pour
venir les cueillir. Elles m’ont dérobé un bien d’une valeur inestimable et
sont devenues un peu trop gênantes à fouiner dans les secrets de l’armée.

— À quelle heure pensez-vous arriver ?

— Disons vers 3 h du matin.

— C’est noté adjudant-chef, en bon souvenir de notre intervention et de


notre collaboration au Cambodge !

Le milliardaire raccrocha et ordonna à son équipage de lever l’ancre, en


direction des calanques de Cassis. Il prépara deux cocktails très colorés et
fortement alcoolisés à base de tequila, gin et vodka.

Surprises par le démarrage du moteur et les mouvements du navire, les


filles remontèrent dans la cabine principale.

— On largue déjà les amarres ? interrogea Tamara.

— Oui, changement de programme. Avant de mettre le cap sur les ­-


Baléares, je vous ai prévu un lever du soleil dans l’un des sites naturels les
plus extraordinaires de France : les calanques de Cassis !

— Tu es trop mignon, Gregorio !

Tamara et Angela lui firent la bise simultanément sur les deux joues alors
que le Monégasque esquissait un sourire en coin, qui en disait long sur sa
sincérité et sur le complot qu’il venait de fomenter. Le Prince des Mers
quitta son port d’attache, longeant le quai Marcel Pagnol, saluant au
passage le Fort Saint Jean sur tribord, puis le palais du Pharo sur bâbord.
Les reflets des lumières du Vieux-Port, se miroitant dans les ondulations des
vaguelettes, s’éloignaient au fur et à mesure que le navire gagnait le large.
Le commandant et ses deux convives étaient installés confortablement dans
la cabine qui faisait office de salon. Ils sirotaient les cocktails préparés par
Gregorio en picorant des amuse-bouches préparés par Maria, la cuisinière
de l’équipage. L’homme lança la conversation en toute innocence.

— Alors les filles, racontez-moi un peu ce qui vous a motivées à venir


demander asile sur Le Prince des Mers ?

— Ce serait trop compliqué à te raconter, c’est une histoire de dingues !

— Nous avons toute la nuit, et je suis bon public. Allez-y, lancez-vous, je


vous écoute !

— Franchement, je n’ai pas envie d’en parler. Je peux juste te dire que
mon passé m’a rattrapée, ainsi que les agissements de mon père adoptif
lorsqu’il était au Cambodge. Tu connais mon père ?

— Je ne crois pas.

— Il est adjudant-chef sur le camp militaire de Carpagène, juste à côté


d’ici. Il n’a pas fait que semer le bien autour de lui pendant sa vie. Certaines
personnes lui en veulent au point de souhaiter sa mort, jusqu’à nous prendre
en otage pour obtenir des informations confidentielles concernant ses actes
passés. Je le hais profondément.

— Mais enfin, qu’a-t-il pu bien faire pour que tu le haïsses à ce point ?

— Stop, on arrête là, j’en ai déjà trop dit !

— Et toi, Angela, comment t’es-tu retrouvée mêlée à ce feuilleton ?

— Tout simplement parce que je suis l’amie et la colocataire de Tamara.


Nous partageons tout, même les moments difficiles. Mais cette fois-ci, j’ai
mangé grave, au point d’y laisser ma peau ! Heureusement, Tamara est ­-
venue à mon secours, je n’oublierai jamais son geste.

Les jeunes femmes échangèrent un regard complice qui témoignait de leur


profonde amitié construite au cours des galères traversées ensemble et
renforcée par les événements actuels. Angela essuya une larme au coin de
son œil cerné par la fatigue accumulée. Les nerfs retombaient et elle était à
fleur de peau, prête à exploser pour larguer ses pleurs, mais elle se retint par
respect pour Tamara et Gregorio et un peu par fierté.

Au fil de la discussion, le sujet se concentra autour des équipes de football


de l’Olympique de Marseille et de l’AS Monaco. Gregorio, qui était un
fervent supporteur de la principauté, avança des arguments de poids pour
démontrer la supériorité de son équipe fétiche. Mais il ne put rien contre la
justification implacable de Tamara qui concernait la victoire de l’OM en
Ligue des champions, le seul club français à avoir réussi cet exploit sous
l’ère Bernard Tapie. La jeune Cambodgienne mima le but de Basile Boli
contre l’AC Milan, un certain 26 mai 1993, alors qu’elle n’était pas encore
née. La ­légende perdurait dans les quartiers de la ville et le mythe était ­-
entretenu au fil des générations. Angela commençait à piquer du nez, ainsi
que Tamara qui retenait ses lourdes paupières comme elle le pouvait. Il était
déjà minuit et demi, le temps pour elles d’aller profiter d’une bonne nuit,
bercée par les flots de la mer Méditerranée.

***

Les nuages bas masquaient la clarté de la pleine lune dont les effets ­-
perturbaient les phases de sommeil de Tamara qui tournait sans cesse dans
sa couchette, envahie par des pensées négatives sur fond de génocide
cambodgien. Un semi-rigide à moteur accosta le yacht qui avait jeté l’ancre
dans la calanque de Sormiou. Quatre hommes cagoulés, vêtus de
combinaisons néoprène, montèrent à bord du Prince des Mers. Ils
échangèrent quelques mots à voix basse avec Gregorio Francotti puis
passèrent à l’action. Le milliardaire fut attaché, mains dans le dos et genoux
à terre. Arme semi-­automatique à la main, les autres membres du
commando descendirent jusqu’aux cabines de nuit pour aller chercher les
invitées de leur hôte. Des cris résonnèrent dans l’embarcation, des
mouvements de défense renversèrent les objets qui se trouvaient dans les
quartiers attribués à Tamara et Angela. Sans comprendre ce qui leur arrivait,
les filles se retrouvèrent sur le pont arrière, pistolet collé sur la tempe. Face
à elles, Gregorio était ­également ligoté, pris en otage par ces pirates des
mers. Sans se démonter, Tamara les défia du regard et lâcha sa rancœur.

— Qu’est-ce que vous voulez ? C’est mon père qui vous envoie, n’est-ce
pas ? Le très honorable adjudant-chef Bertrand Duclon souhaite récupérer
son dossier ? Dites-lui qu’il peut aller se faire foutre !

L’un des types cagoulés lui répondit avec autorité. Sa voix était déformée
par un appareil :

— Tu as tout à fait compris l’objet de notre visite, Tamara.

— Comment connaissez-vous mon prénom ? Mais que je suis nouille, si


c’est Bertrand qui dirige les opérations, il vous a communiqué mon
pedigree de bâtarde.

— Où as-tu caché le dossier que tu as dérobé à la caserne militaire de


Carpagène ? Il est propriété de l’armée française et est classé « secret ­-
défense ». Il ne doit surtout pas tomber entre des mains mal intentionnées.

— Je ne vous dirai rien !

L’un des membres du commando réapparut, un sac à dos dans une main, et
la copie du dossier dans l’autre.

— La garce avait fait une copie, planquée dans son sac à dos, mais nous
n’avons pas trouvé l’original.

Le premier individu qui avait pris la parole s’approcha d’Angela et la gifla


avec force et détermination. La jeune fille s’écroula sur le sol en h­ urlant.
— Arrêtez ! Ne vous avisez pas de faire du mal à ma copine ou vous allez
le payer très cher !

Les membres du commando éclatèrent de rire.

— Écoute gamine, tu n’es pas vraiment en position de négociation. Nous


admirons ton courage, mais ça ne sert à rien de te révolter en vain. Nous
allons employer des moyens dissuasifs contre lesquels tu ne pourras pas
lutter, à moins que nous nous trompions sur tes priorités.

Le gars sortit un revolver de son holster planqué sous son bras et tira sur la
jambe de la malheureuse Angela qui ne put retenir la douleur. Une flaque de
sang vint tacher les lattes de bois marin qui composaient le pont arrière.

— Arrêtez ! Arrêtez ! Je vous en supplie ! Promettez-moi que si je vous dis


où se trouve le dossier, vous nous libèrerez !

— Promis. Maintenant, abrège et crache le morceau !

— Je vais tout vous dire. Angela a été enlevée par un homme du nom
d’Étienne Martin, frère de Nicolas Martin, mort au Cambodge alors qu’il
était sous les ordres de mon père adoptif, l’adjudant-chef Bertrand Duclon,
lui-même sous le commandement du colonel Delacroix. Il a menacé de la
tuer si je ne lui ramenais pas un certain dossier classé « secret défense »
avec des informations qui lui permettraient de faire tomber mon père. Il lui
en veut, car il l’accuse d’avoir contribué à la mort de son frère, ce qui a ­-
provoqué une réaction en chaîne en entraînant le déclin de sa mère, atteinte
de démence. Ses souffrances ont été abrégées par son mari, qui lui-même
s’est suicidé. Étienne Martin a perdu toute sa famille à cause de mon père et
il veut sa vengeance !

— Tu sais où on peut le trouver ?

— Non, je n’en ai aucune idée.


— Pas de salades avec nous ! La vérité ou je bute ta copine !

— Mais je ne sais pas où il crèche, bordel ! Je vous le jure sur la tête de


ma défunte mère ! Que vous faut-il de plus pour me croire ?

— Ce n’est pas grave, on se débrouillera pour le retrouver. Balancez-les


par-dessus bord en ayant pris soin de leur attacher les pieds et les mains.
Pas de témoins gênants dans cette histoire !

— Mais vous aviez promis de nous laisser en vie !

— Ne jamais croire l’ennemi. C’est ce qu’on appelle des dommages ­-


collatéraux, comme pour ce pauvre Nicolas Martin, ou encore ce faible de
José Santos…

— C’est vous qui avez tué José, je m’en doutais, bande de salauds !

— Ta gueule, poufiasse ! Bâillonnez-la pour qu’elle arrête de nous polluer


les oreilles.

Les deux amies furent attachées, un foulard roulé en boule dans la bouche,
puis deux des militaires les attrapèrent, un tenant les pieds, l’autre les
mains. À tour de rôle, elles furent jetées à la mer. Tamara et Angela avaient
beau se débattre comme des diables, le goût salé de l’eau de mer pénétrait
insidieusement dans leur bouche… Elles toussaient, agonisaient, avant de
sombrer lentement vers le fond.

Chapitre XXV

Abbaretz, à 45 km de Nantes, dimanche 29 mars

Les recherches pour retrouver la voiture de Perthuis s’organisaient par


zones. Une équipe fut assignée à la forêt du Gâvre dans laquelle ils ne
mirent pas longtemps à identifier le véhicule du lieutenant. Une battue en
rangs serrés permit de retrouver Perthuis, sain et sauf, grelottant de froid. Il
était ligoté près d’un tas de bois. L’immanquable signature VINDICTA était
inscrite au feutre noir sur son front. Une feuille plastifiée, fixée par des
épingles à nourrice sur le blouson de l’officier de police,
indiquait clairement un message de mise en garde :

NE VOUS METTEZ PAS EN TRAVERS DE NOTRE ROUTE ET


LAISSEZ-NOUS APPLIQUER NOTRE PROPRE JUSTICE
VINDICTA

Perthuis fut immédiatement transféré en observation à l’hôpital Laennec


de Nantes. Pendant que les brancardiers traversaient les couloirs des
différentes unités de soins, Gondart suivait son collègue en l’assommant de
questions sur l’identité du tueur présumé :

— Alors mon pote, tu nous as foutu les boules ! Tu as vu le visage du


meurtrier du professeur Savenberg ?

Le convoi accélérera la cadence pour gagner la chambre du patient, mais


Gondart s’accrochait au rythme effréné de l’engin à roulettes.

— Tu as plus d’infos sur la signification de vindicta ? Tu as eu un retour


de Yann concernant l’enquête sur Strasbourg ? insista Gondart.

— Ta gueule Gondart, j’ai froid et je suis claqué. Si cela ne te dérange pas,


on en reparle quand je serai requinqué. Merci.

Le brigadier s’arrêta net, frustré par le manque de coopération du


lieutenant et jurant dans sa moustache :

— OK, j’ai compris, bonjour le faux frère. On essaie de prendre des ­-


nouvelles pour savoir si tout va bien et on se fait rembarrer. Je n’ai plus
qu’à aller me chercher un kawa bien serré.
Tout en buvant son arabica, Gondart appela le commandant Jornet pour lui
annoncer qu’ils avaient retrouvé Perthuis et afin d’échanger leurs
informations dans le but de faire avancer l’enquête.

— Commandant, brigadier Gondart, je viens au rapport. Comment ça se


passe en Alsace ?

— Nous avons de nouveaux éléments susceptibles de faire évoluer ­-


l’enquête de manière significative. Et toi, quelles sont les nouvelles du front
dans la cité ligérienne ?

— Comme je vous l’ai déjà indiqué, hier, nous avions rendez-vous avec le
professeur Lioren Savenberg dans une ancienne mine qui se situe dans la
commune d’Arrabetz, ou Abbaretz, bref, je ne sais plus très bien. Toujours
est-il qu’un type nous a tiré dessus et a tué le scientifique. Perthuis s’est
lancé à la poursuite de notre agresseur puis a disparu, ne donnant aucun
signe de vie. J’ai cru qu’il était mort lui aussi. Nous avons organisé les ­-
recherches et fort heureusement, nous l’avons retrouvé dans la matinée, un
peu groggy par son altercation et le coup qu’il a reçu sur le crâne. Ça va
peut-être lui remettre les idées en place. Il était ligoté en plein milieu des
bois dans la forêt du Gâvre, à l’endroit où a été découvert le corps de ­-
Barbara Larvin. Le tueur s’est fait la belle et a juste laissé un message de
menaces nous demandant de ne pas nous mêler de leurs affaires et ­-
évidemment signé de Vindicta.

— Le principal, c’est que Perthuis aille bien. Tu peux me rappeler les ­-


indications précieuses que le professeur Savenberg a eu le temps de vous
livrer avant de mourir ?

— Il nous a donc révélé l’existence d’une sorte de communauté créée il y


a une vingtaine d’années, appelée la Guilde Salvatrice, constituée
d’étudiants et d’enseignants. Les membres s’adonnaient à quelques rituels
peu catholiques, c’est le cas de le dire, avec des initiations aux pratiques
homosexuelles, si j’ai bien tout compris. Nous pouvons envisager que notre
tueur soit l’un des étudiants qui n’aurait pas supporté d’être humilié
publiquement devant ses camarades, ou dont les idées allaient à contre-
courant de celles de la Guilde. Nous allons creuser cette piste. Quelles sont
les nouvelles du côté de Strasbourg ?

— Daniel Zink, le principal suspect dans cette enquête, suite au courrier


du corbeau, a été placé en garde à vue pour quarante-huit heures. Nous
avons interrogé sa femme, Malvina Boizelle, et sa maîtresse principale, Eva
Müler, qui, à elles deux, nous ont fourni les alibis nécessaires pour ­-
innocenter et relâcher Zink. Je vais tout de même l’auditionner une dernière
fois avant sa libération, car un homme, se prénommant Étienne, a proféré
des menaces à l’encontre de l’épouse du prévenu.

— Étienne pourrait être Vindicta ? Mais quel est le lien entre V


­ indicta de
Strasbourg et Vindicta de Nantes ?

— Il nous manque les mobiles de la vengeance pour faire le lien entre ces
deux affaires. Nous allons bien finir par les recouper entre elles. Je dois te
laisser Gondart, le prochain interrogatoire de Daniel Zink va bientôt débuter
avant d’envisager sa relaxe.

— Pour ma part, je vais me coltiner l’audition d’une bonne trentaine


d’étudiants de la promotion de médecine de Larvin et Delatre. Nous allons
découvrir ce qu’ils peuvent nous apprendre sur la Guilde Salvatrice. Bonne
chance, commandant !

— À toi aussi, Gondart ! Rappelle-toi que patience et rigueur seront nos


atouts pour élucider cette affaire. Alors, ne néglige aucune information, si
bénigne qu’elle puisse paraître.

***
Une grande salle de séminaire d’un établissement privé avait été
réquisitionnée pour auditionner la trentaine de témoins, tous anciens
étudiants de la promotion de médecine de Barbara Larvin et Nicolas
Delatre. Au départ, quarante individus avaient été contactés, mais tous
n’avaient pu se libérer pour répondre présents à l’invitation de la police. Il
était 14 h et Perthuis avait rejoint Gondart pour mener l’interrogatoire. Il
était juste remis sur pied après avoir subi des examens pour évaluer son état
de santé : prise de sang, électroencéphalogramme, bilan cardiaque, etc.
Aussitôt après sa sortie de l’hôpital, un bon déjeuner dans l’un de ses
restaurants préférés, place Buffet, avait achevé sa convalescence.

Les témoins défilèrent un à un. La plupart d’entre eux connaissaient la


Guilde Salvatrice : certains avaient été initiés aux rituels de cette
organisation sans en connaître tous les détails ; d’autres s’étaient révoltés
contre ces méthodes de bizutage qui prônaient des humiliations, des sévices
corporels et autres dérives sexuelles. Une palette de sentiments mitigés
composait cet ensemble de témoins aux parcours professionnels variés et
aux idées divergentes. C’est alors qu’arriva le tour de Julien Chavant, un
homme plutôt timide et très introverti de prime abord.

— Asseyez-vous monsieur, merci de décliner votre identité.

— Je m’appelle Julien Chavant. Je suis âgé de 42 ans, j’habite à La ­-


Chapelle-sur-Erdre. Je vis avec mon compagnon depuis une vingtaine ­-
d’années. Nous nous sommes rapprochés pendant nos études à la faculté de
médecine de Nantes, lors d’une soirée d’intronisation organisée par la
Guilde Salvatrice.

— Est-ce que vous insinuez que c’est grâce à la Guilde Salvatrice que
vous avez rencontré votre compagnon ?

— Je n’avais jamais eu de relations sexuelles avant d’intégrer la faculté de


médecine. Je me cherchais beaucoup à cette époque. J’avais de sérieux
doutes concernant mes attirances physiques pour trouver un partenaire. La
Guilde Salvatrice m’a aidé à me découvrir. Elle m’a désinhibé pour ne plus
réfréner mes véritables pulsions et mes sentiments envers la gent masculine.

— Votre ami est-il présent dans cette salle ?

— Oui, il est là-bas avec la veste bleu nuit et le pantalon ocre.

— Son nom ?

— Capucin Plessis.

— Vous avez donc « cautionné » la Guilde Salvatrice et étiez en accord


avec ses principes, mais vous souvenez-vous d’étudiants qui y étaient
farouchement opposés ou qui auraient exprimé des opinions proches d’un ­-
courant homophobe ?

— Un mouvement d’opposition a effectivement vu le jour sous la houlette


d’un fasciste d’extrême droite du nom de Romain Menaz. Il avait fédéré
autour de lui une dizaine de membres actifs qui constituaient ce
groupuscule.

— Est-ce que la Guilde Salvatrice était politisée ?

— Son fondateur, le professeur Savenberg, prônait plutôt des idées ­-


gauchistes, mais on ne peut pas dire que la Guilde Salvatrice avait une
idéologie politique bien définie. Regardez dans cette salle, il y a des
médecins, des chercheurs, des pharmaciens. Je ne suis pas persuadé que
tous suivent les mêmes influences démagogiques.

— Vous parliez d’une dizaine d’individus dans ce groupe de contestataires.


Est-ce que vous vous souvenez de leur identité ?

— Cela fait partie du passé et je n’ai pas la mémoire des noms. Vous ­-
devriez plutôt demander à Capucin, il est très fort pour ces choses-là.

— Gondart, tu peux aller chercher Capucin Plessis, s’il te plaît ?

— Bien chef !

Le brigadier traversa la salle et ramena le témoin auprès de son


compagnon.

— Pouvez-vous vous présenter brièvement, monsieur Plessis ?

— Capucin Plessis, 44 ans, pacsé avec Julien Chavant, ici présent. Je suis
masseur kinésithérapeute sur Nantes et propriétaire de mon cabinet. Voilà,
que puis-je vous dire de plus ?

— Monsieur Chavant nous a parlé de l’existence d’un mouvement ­-


d’opposition à la Guilde Salvatrice, comptant une dizaine de membres. ­-
Seriez-vous en mesure de nous communiquer leurs noms ?

— Pas simple, mais je vais essayer…

L’homme ferma les yeux, baissa la tête et mit ses mains sur ses tempes. Il
plongea dans une profonde réflexion et les enquêteurs se retinrent de ­-
l’interrompre.

— Je suis allé chercher dans les méandres de ma mémoire et je crois que je


les ai tous. Le groupe était composé de Romain Menaz, le leader, Bruno
Beltran, Jurgen Heiner, Heinrich Kraven, Étienne Martin, Philippe Gosse,
Gwendal Riberden, Loïc Plougastel, Laetitia Hurin et Eva Müler.

— Vous êtes génial, monsieur Plessis !

— C’est ce que je lui dis tous les jours, ajouta Julien Chavant.

— Gondart, peux-tu vérifier si dans les trente personnes présentes ici, il y


en a qui ont appartenu à ce mouvement contestataire de la Guilde ­-
Salvatrice ?

Ce dernier se mit aussitôt à l’ouvrage, un stabilo fluo à la main. Après


avoir parcouru toute la liste, il surligna seulement un nom : Philippe Gosse.

Les autres étaient disséminés aux quatre coins de la France, de Lille à


Strasbourg, en passant par Marseille ou Toulouse. Deux d’entre eux
vivaient en Allemagne, l’un à Munich et l’autre à Essen.

— Merci messieurs, vous pouvez disposer, nous allons interroger ­Philippe


Gosse.

Le nouveau témoin s’assit sur la chaise face aux enquêteurs. Sans que ces
derniers n’aient eu le temps de prendre la parole, il les devança :

— Je m’appelle Philippe Gosse, 43 ans. Je vends du matériel médical, des


prothèses principalement, j’habite à Saint-Nazaire et j’étais dans la même
promotion de médecine que mes camarades ici présents.

— Merci. Que pouvez-vous nous dire sur la Guilde Salvatrice ?

— Organisation illicite et dégradante, dont les agissements à caractère


homosexuel auraient dû être punis par la loi. Leurs idéologies étaient contre
nature. Elles ont donné naissance à des couples de tribades ou de sexe ­-
opposé.

— Étiez-vous membre du groupe d’opposition créé par Romain Menaz ?

— C’est exact, j’en étais un fervent patriote.

— Vous votez extrême droite ?

— Je ne vois pas ce que cela vient faire dans cette audition et je ne vous
répondrai pas. Mes idées politiques n’appartiennent qu’à moi et à moi seul.

— Que faisiez-vous le week-end des 14 et 15 mars, ainsi que dans la nuit


du 24 au 25 mars ?

— Le week-end en question, je participais à une conférence à Prague.


Vous pourrez vérifier avec mes billets d’avion. Et les 24 et 25 mars, j’étais
en déplacement à Clermont-Ferrand pour répondre à un appel d’offres. Là
encore, mon futur client pourra témoigner.

— Gondart, merci de récupérer les preuves avancées par monsieur. Dans le


groupe dont vous faisiez partie, qui étaient les adhérents les plus radicaux ?

— Vous voulez dire les plus violents ?

— Je vous laisse libre d’interpréter ma question.

— Un couple hétérosexuel s’était formé dans notre organisation. On les


surnommait les « Amants maudits ».

— Qui composait ce couple ?

— Étienne Martin et Eva Müler.

— Gondart, peux-tu vérifier où ils vivent actuellement ?

— Étienne Martin n’a pas d’adresse connue. Concernant Eva Müler, elle
vit à Strasbourg et travaille dans une entreprise du nom de Zinkerde. ­-
Attends, Perthuis ! Eva Müler… Ce nom me dit quelque chose… Lorsque
j’ai appelé le commandant Jornet ce matin, il m’a indiqué qu’il avait fait
passer un interrogatoire à l’épouse, mais aussi à la maîtresse du suspect.
L’une des deux s’appelle Eva Müler, c’est sûr. En plus, il a mentionné une
histoire de menaces de la part d’un certain Étienne. Est-ce que ce pourrait
être notre Étienne Martin ?
— Pour Eva Müler, ça peut coller. Mais comment Étienne Martin peut-il
être à Strasbourg et commettre des crimes à Nantes en même temps ?

— Putain ! Je ne comprends plus rien !

— Moi non plus. C’est bon monsieur Gosse, vous pouvez retourner à vos
occupations. Mais restez joignable, car nous pourrions encore avoir besoin
de vos services.

— Pas de souci. Pour moi, cette histoire appartient au passé et il n’est pas
bon de remuer les mauvais souvenirs. On ne sait jamais ce que l’on va ­-
trouver au bout du tunnel.

— Monsieur Gosse, souvent le passé nous rattrape sans que nous le


voyions venir. Gondart, trouve-moi les photos d’Eva Müler et Étienne ­-
Martin s’il te plaît. On va recouper avec Yann lors du prochain débriefing.

— Que fait-on des autres témoins qui sont dans la salle ?

— Terminons les auditions par principe et pour être sûrs de n’écarter ­-


aucune piste. Peut-être apprendrons-nous plus d’informations sur les ­-
agissements de la Guilde Salvatrice ou au sujet de son mouvement
contestataire.
Chapitre XXVI

Strasbourg, dimanche 29 mars

— Bonjour monsieur Zink, j’espère que vous avez passé une bonne nuit
dans votre cellule et que cela vous aura aidé à réfléchir. Hier, nous avons
interrogé votre épouse Malvina Boizelle et Eva Müler. Elles ont confirmé
vos alibis, mais ont évoqué d’autres faits pour lesquels nous avons besoin
d’éclaircissements de votre part. Ah j’oubliais, un autre point important :
vous ne pourrez plus compter sur votre avocat, maître Swillus. Il a eu
comme un léger accident lors de son entrevue avec madame Müler, mais
cette dernière vous racontera les détails. Revenons à ce qui nous intéresse
aujourd’hui. Nous allons devoir nous plonger dans votre passé, et plus ­-
particulièrement au sein de vos relations amoureuses afin de nous aider à
comprendre les motivations de celui qui semble avoir nourri de la rancœur à
votre égard. Avant toute chose, connaissez-vous un jeune homme qui
s’appelle Étienne ?

— Je n’en connais pas qu’un seul, Étienne est un prénom relativement


courant dans la société française. Pouvez-vous préciser à qui vous faites
allusion précisément ?

— Je parle d’un individu qui a menacé votre épouse, qui vous en veut
terriblement, mais nous ne savons pas encore pourquoi. Concentrez-vous,
car la clé de tous vos maux se trouve là, quelque part dans votre passé.

— Il y a Étienne Du Chatelet, un golfeur d’une soixantaine d’années,


Étienne Durhim, un chauffeur-livreur de Zinkerde, la quarantaine bien ­-
avancée, Étienne Daho, un chanteur célèbre… ricana Daniel Zink.

— Nous ne sommes pas ici pour nous payer une tranche de rigolade !
Réfléchissez un peu, bordel ! De toute façon, votre femme a établi son ­-
portrait-robot, peut-être que cela vous rafraîchira la mémoire. En attendant,
nouvel exercice de style, vous allez nous énumérer la liste de vos conquêtes
amoureuses. Bien entendu, cela restera entre nous. À moins qu’un
scénariste du septième art ne se décide à réaliser un biopic sur Daniel Zink.

— Comme vous voudrez, mais prévoyez assez de pages au format A4,


sortez votre cahier !

Nouveau rire du suspect qui sentait que le vent de la liberté soufflait vers
la sortie.

— Si le nombre de vos maîtresses est à la hauteur de votre connerie, c’est


sûr que nous n’aurons pas assez d’un cahier de cinquante pages A4.

— Ce n’est plus ce que c’était la police. Je vous sens stressé, commandant


ou en cruel manque d’humour. Je vais donc commencer par énumérer la
liste de mes relations extra-conjugales en remontant dans le temps. ­-
L’actuelle, que vous avez eu le privilège de rencontrer, s’appelle Eva Müler,
jusqu’ici aucune surprise pour vous.

— J’ajoute au passage qu’elle est furieuse contre vous depuis que vous
l’avez « prêtée » à maître Swillus, qui, pour votre gouverne, a fini aux ­-
urgences un crayon planté dans le cou. Désolé, je n’ai pas pu m’empêcher
de « spoiler » la fin de cette histoire croustillante. Ne vous inquiétez pas, un
avocat commis d’office a été nommé par le bâtonnier.

— Je crois que je n’en aurai pas besoin puisque vous allez devoir me ­-
libérer dès aujourd’hui, sans preuve de ma culpabilité. Mes alibis sont en
béton et mon emploi du temps a été confirmé par les témoins dans les ­-
détails. Je ne pouvais donc pas être à Nantes pour assassiner les deux ­-
victimes avec cette hache découverte dans mon abri de jardin. Il s’agit d’un
coup monté.

— Nous parlons de trois victimes désormais, le professeur Savenberg est


venu allonger la liste.

— Mes condoléances à sa famille.

— Pouvez-vous poursuivre avec vos conquêtes, je vous prie ?

— Pendant ma relation avec Éva, j’ai également eu le loisir de coucher


avec mon esthéticienne. Elle me faisait, comment dire, un traitement de
faveur après chaque épilation du torse et du dos. Considérons que je
bénéficiais d’un petit extra personnel. Avant Cécile, il y a eu Léa,
l’infirmière ; Martine, la secrétaire du club de golf ; Hélène, stagiaire chez
Zinkerde ; Camille, mon coach sportif privé ; Lise, ma kiné ; Giedre, mon
interprète en allemand… Après, ça va commencer à se compliquer, car j’ai
eu plusieurs aventures d’un soir, lorsque je terminais mes parties de golf au
Lounge club. Puis, il y a eu cette intérimaire à mes débuts à la tête de
Zinkerde. Elle ne m’a pas lâché pendant plusieurs années, prétextant qu’elle
était enceinte et attendait un enfant de moi. J’ai fini par la virer du jour au
lendemain, car elle me portait sur le système.

— Vous dites que cette femme prétendait être enceinte de vous ?

— Ce n’est pas possible, car mon épouse et moi ne pouvons avoir ­-


d’enfants. Elle a fait tous les tests possibles et imaginables. Visiblement, le
coupable de stérilité dans l’histoire, ce serait moi. Je suis infécond
commandant. Alors, comment voulez-vous que je mette une de mes
maîtresses en cloque !

— Peut-être n’étiez-vous pas stérile génétiquement parlant et que cette


incapacité de reproduction est liée à une maladie attrapée sur le tard. Avez-
vous déjà été piqué par une tique, monsieur Zink ?

— Oui, étant plus jeune, je me souviens d’une sortie dans les bois avec
mes parents. Au retour, nous avons découvert qu’une tique s’était infiltrée
sous ma peau. Mon père n’avait pas de tire-tiques à cette époque. Il a essayé
de retirer cette satanée bestiole avec une aiguille, mais une partie du corps
est resté dans mon derme. On ne diagnostiquait pas encore de pathologies
liées à cette infection. Ai-je contracté la maladie de Lyme plusieurs années
après cette piqûre ? Est-elle réellement la cause de ma stérilité ? Mon ­-
docteur m’a également fait part de cette hypothèse, mais pour le moment, je
n’ai réalisé aucun test qui puisse le confirmer.

— Laissons vos problèmes de santé de côté et revenons sur l’identité de


l’intérimaire que vous avez renvoyée et qui prétendait attendre un enfant de
vous. Vous souvenez-vous de son nom ?

— Je m’en souviens très bien, car elle m’a assez harcelé pour que je ne
l’oublie pas. Elle s’appelait Clotilde Martin.

— Markovic, vous allez me chercher tous les Étienne Martin qui existent
en Alsace et dans la France entière. On tient peut-être quelque chose ! ­-
Monsieur Zink, en avez-vous terminé avec votre tableau de chasse ?

— Je n’ai pas encore pioché dans mes amours de jeunesse, et là, carton
plein également !

— Aucun intérêt. Nous nous en tiendrons à la liste actuelle. Mais dites-


moi ?

— Vous dire quoi ?

— Arrivez-vous à vous regarder dans une glace le matin ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir.

— Tromper votre femme allègrement sans avoir de remords, cela ne vous


dérange pas ?
— Ce sont les aléas de la vie, commandant Jornet, croyez-vous que je suis
le seul dans ce cas ? La passion ne dure pas éternellement dans un couple et
quand la flamme s’essouffle, soit vous arrivez à la raviver en débordant
d’imagination, soit elle finit par s’éteindre. Plus de flamme, plus d’amour,
plus de relations charnelles. Vous croyez que je vais vivre d’abstinence
jusqu’à la fin de mes jours ? Dans ce cas, je serais devenu prêtre ou aurais
choisi l’isolement dans un monastère loin de toutes civilisations, avec pour
seul plaisir une dévotion totale au grand créateur. Ne vous méprenez pas sur
ma personne, commandant, j’assume mes actes et ne regrette rien.

— Décidément, nous n’avons pas la même conception de la vie, monsieur


Zink. Vous êtes libre, mais restez à notre disposition, car cette affaire est
loin d’être terminée. Vous n’omettrez pas de rendre visite à votre ancien
avocat et néanmoins ami, vous savez, maître Bertrand Swillus ! Inutile de
lui a­ pporter un magazine de mots croisés, Eva Müler doit s’en charger.

La blague du commandant Jornet fit rire les policiers, mais pas l’ancien
suspect qui quitta les lieux pour retrouver sa liberté après avoir passé 48
heures en garde à vue. Il était soulagé d’avoir été innocenté, mais restait
sous pression tant que l’enquête de police n’avait pas bouclé le mystérieux
signataire du nom de Vindicta. Daniel Zink partait désormais en mission
séduction pour regagner les faveurs d’Eva Müler, mais la tâche s’avérait
rude, pour ne pas dire irrécupérable.

— Markovic, vous avez eu le temps d’analyser le numéro de portable qui


pourrait appartenir à Étienne Martin, à partir duquel le SMS a été envoyé à
madame Boizelle ?

— Nous avons vérifié, mais cela n’a rien donné. Il s’agit d’un numéro
temporaire impossible à tracer. Plusieurs sites Internet proposent ce genre
de service pour éviter de divulguer son véritable numéro.

— Ce n’est pas grave. Désormais, nous avons un nom, celui d’un suspect
potentiel qui se contente, pour le moment, de menaces contre la famille
Zink et qui réside à proximité de la ville de Strasbourg. Il signe ses
messages avec Vindicta. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence avec
l’enquête que nous menons sur Nantes. Ainsi, il nous mènera tout droit à
son complice qui s’illustre en laissant des cadavres sur son passage.

***

Le dessin du portrait-robot d’Étienne était accroché avec des aimants sur le


tableau de la salle de réunion du commissariat de police de Strasbourg. Le
commandant Yann Jornet et Miroslav Markovic admiraient le chef-d’œuvre.
Le rendu était sans doute très proche de la réalité, car Malvina Boizelle
s’était appliquée à communiquer un maximum de détails, profitant de son
don de physionomiste. Il était 21 h et tous deux attendaient un appel de
Perthuis et Gondart, afin de faire un point téléphonique sur les avancées de
l’enquête qui s’avéraient fructueuses pour la journée qui venait de s’écouler.
Le téléphone fixe au look démodé se mit à chantonner sa mélodie
électronique et entêtante.

— Commandant Jornet, j’écoute.

— Bonjour commandant, Perthuis à l’appareil. Je suis en compagnie de


Gondart et Boilart. Je vous ai mis sur haut-parleur pour que tout le monde
puisse profiter des dernières informations.

— Pour ma part, je suis avec Markovic, nous sommes donc au complet. Le


but de cette réunion est de faire un point précis sur les investigations
glanées aujourd’hui afin de recouper tous les éléments et les relier entre
eux. Perthuis, je te laisse la parole.

— Très bien. Donc suite aux révélations du professeur Savenberg sur


l’existence d’une organisation baptisée la Guilde Salvatrice, créée au cours
du cursus universitaire de Barbara Larvin et Nicolas Delatre, nous avons
auditionné une trentaine d’étudiants de la même promotion de faculté de
médecine. Outre les détails croustillants sur les rituels et bizutages menés
par cette organisation afin que chaque membre trouve son épanouissement,
nous avons appris l’existence d’un mouvement contestataire, aux idéologies
fascistes et homophobes totalement opposé à la Guilde. Ce groupuscule
comportait une dizaine d’individus. Nous avons eu la chance de pouvoir
interroger l’un d’entre eux qui s’appelle Philippe Gosse. Il a confirmé que
leur objectif principal était d’annihiler le mouvement dont ils ne
supportaient pas les agissements. Au sein de leur équipe, un rapprochement
s’est opéré entre deux de leurs membres difficiles à canaliser du fait de leur
comportement ultra violent. Ce couple était surnommé les « Amants
maudits ». Savez-vous qui composaient ce duo amoureux ?

— Barbara Larvin et Nicolas Delatre ?

— Perdu Markovic ! Si tu as suivi mon résumé, nos deux victimes étaient


membres de la Guilde Salvatrice, comme le professeur Lioren Savenberg,
l’un des pères fondateurs. Je ne vais pas faire durer le suspense plus
longtemps. Le couple était composé d’un certain Étienne Martin et de sa
dulcinée, Eva Müler. Le dénommé Étienne Martin en question est âgé de 44
ans, mais n’a aucun domicile connu, comme rayé de la carte. Il pourrait être
le principal suspect des assassinats perpétrés dans la région nantaise. Nous
tenons enfin un nom ! Et chez vous, qu’est-ce que ça a donné ?

— Nous avons face à nous le portrait-robot d’Étienne Martin. Je ne sais


pas s’il est fidèle à la réalité, mais ce qui est sûr, c’est que notre Étienne
Martin n’a pas 44 ans. Je dirais 25 à tout casser, si on se réfère au
témoignage de Malvina Boizelle-Zink. Notre suspect principal n’est donc
plus Daniel Zink, dont les alibis sont irréfutables, mais désormais Étienne ­-
Martin, décrit comme violent à l’instar de celui de Nantes. Pour l’anecdote,
Eva Müler a planté un crayon dans la jugulaire de l’avocat de Zink, alors
que ce dernier essayait de la violer. Il est en soins à l’hôpital, mais cela ­-
démontre effectivement le caractère violent de la maîtresse de Zink. Je ne
sais pas si son incursion dans la vie de son amant actuel est une simple
coïncidence ou si sa relation était préméditée. Tout dépend de son rôle dans
cette affaire. En tout cas, nous pouvons presque affirmer avec certitude que
les dénommés Étienne Martin sont les auteurs de Vindicta. Comment se
sont-ils rencontrés et quelle est leur motivation commune, à part cette ­-
homonymie qui sert à brouiller les pistes ? Nous allons interroger la mère
d’Étienne Martin de Strasbourg, une ancienne relation amoureuse de Daniel
Zink. Ce dernier pourrait bien être le père biologique de notre nouveau
suspect. Le fait qu’il n’ait jamais été reconnu par le patron de Zinkerde peut
être un motif suffisant pour qu’il lui en veuille au point de gâcher sa vie,
sans parler de la lui ôter. Concernant Étienne Martin de Nantes, ses
convictions homophobes et une vengeance personnelle contre les anciens
membres de la Guilde Salvatrice peuvent justifier ses actes.

— Commandant, si je peux me permettre une pause littéraire pendant cette


réunion, je voudrais citer Alfred Auguste Pilavoine qui disait : « quand un
acte n’est pas juste, ses conséquences le sont, mais c’est comme
châtiment. » Je trouve que cela colle parfaitement à la philosophie des
auteurs de Vindicta.

— Tu as raison Perthuis, merci pour cette brillante intervention, mais je ne


suis pas sûr que cela fasse avancer notre enquête. Avec Gondart, essayez de
mettre la main sur Étienne Martin avant qu’il ne commette un nouveau
meurtre. Listez tous les lieux dans lesquels se sont déroulés les rituels de la
Guilde Salvatrice, car ce sont sur ces lieux qu’il a frappé et qu’il risque à
nouveau de passer à l’action. Que ce soit la forêt du Gâvre, le parc de Procé
ou la mine d’Abbaretz, tous ces sites ont été les témoins d’agissements de la
Guilde Salvatrice. Essayez aussi d’anticiper le nom des prochaines ­victimes
en vous focalisant sur leurs penchants homosexuels.

— Commandant, nous avons deux victimes potentielles que nous avons


auditionnées cet après-midi : Julien Chavant et Capucin Plessis. Ils vivent
ensemble depuis leur rencontre lors d’une soirée initiatique organisée par
l’organisation estudiantine. Il semble que le parc de la Chantrerie, à La
Chapelle-sur-Erdre, la ville dans laquelle réside le couple homosexuel, a été
le théâtre de rites. J’ai demandé à Boilart de les surveiller 24 h sur 24, 7
jours sur 7. Il s’est fait remplacer par le brigadier Trichet pour pouvoir ­-
participer à ce débriefing.

— Parfait, bon job ! Je crois que c’est tout pour ce soir, on clôture la ­-
réunion. Dès que vous avez un soupçon d’indices supplémentaires, vous
m’envoyez un message illico presto. Je veux avoir les informations en
temps réel, c’est compris ?

Chacun acquiesça de façon affirmative des deux côtés de la ligne


téléphonique avant de raccrocher. L’équipe de police avait bien travaillé et
Yann Jornet s’en félicitait intérieurement. Il conservait malgré tout
suffisamment de recul en évitant une auto-satisfaction trop expressive, afin
ne pas démobiliser ses gars qui ne devaient pas relâcher leur concentration
jusqu’à la résolution définitive de l’enquête.

Chapitre XXVII

Calanque de Sormiou, dimanche 29 mars

Il était 3 h 30 du matin. Angela et Tamara venaient d’être jetées par-dessus


bord par leurs ravisseurs qui étaient aussitôt retournés dans la cabine de
pilotage du yacht pour terminer leurs tractations avec Gregorio Francotti.
Les deux jeunes femmes s’enfonçaient inexorablement dans les profondeurs
des eaux sombres de la calanque de Sormiou. Elles n’étaient pas des
spécialistes de l’apnée et arrivaient au bout de ce que leurs poumons
pouvaient endurer pour retenir leur souffle. Soudain, elles sentirent un geste
du destin. Leurs liens venaient d’être coupés, leur permettant de retrouver
pleinement possession de leurs mouvements. Dans un dernier élan de
survie, elles ­remontèrent à la surface pour reprendre une énorme bouffée
d’oxygène, à la limite de l’évanouissement. Après avoir stabilisé leur
respiration, elles se regardèrent, interloquées et abasourdies.

— Tu vas bien, Angela ?

— J’ai failli me noyer, mais c’est bon, j’ai refait le plein d’air. Ma jambe
me fait terriblement souffrir et j’ai du mal à me maintenir à la surface de
l’eau.

— Je vais t’aider. Tu as vu qui nous a libérées ?

— Non. Et toi ?

— Aucune idée.

À ce moment précis, une voix masculine d’une faible intonation se fit


entendre à quelques mètres.

— Venez les filles ! Montez dans mon embarcation de fortune ! Ne faites


pas de bruit, sinon ils vont nous repérer.

Il faisait nuit et elles ne pouvaient distinguer qui était ce sauveur


providentiel qui leur adressait la parole. N’ayant d’autres alternatives, les
deux amies nagèrent jusqu’à un petit bateau à moteur en se dirigeant au son
de la voix de l’homme. La balle qui s’était introduite dans la jambe
d’Angela l’handicapait. Elle nageait comme elle le pouvait, dans un style
alternant brasse, nage indienne et crawl. Arrivées à hauteur du bateau, elles
furent hissées à bord par le propriétaire. Il était vêtu d’une combinaison
néoprène avec une cagoule et un masque de plongée. Elles entrèrent dans la
cabine du canot, mais l’obscurité régnait à l’intérieur.

— Je ne peux pas allumer, sinon ils vont nous repérer.


— Mais qui êtes-vous ? demanda Tamara.

— Tu ne reconnais pas l’intonation de ma voix ?

— Non. Désolée.

— C’est moi, José. José Santos.

— Mon Dieu ! Tu es vivant ! Moi qui te croyais mort ! Quand je suis


ressortie de la caserne, après avoir dérobé le dossier, ton corps avait disparu.
Je n’ai pas eu le temps de te chercher, car il fallait que je sauve Angela
avant qu’il ne soit trop tard. Elle était prisonnière des griffes du dénommé
Étienne. Je venais de perdre un ami et ne souhaitais pas qu’il en soit de
même pour ma meilleure copine, tu comprends ?

— Je ne t’en veux pas, Tamara. Un traileur qui courait de nuit avec sa


frontale m’a découvert dans les herbes hautes, près de l’hôtel. Ce dernier
m’a traîné jusqu’à sa voiture, garée sur le parking. Il m’a tout de suite ­-
emmené au service des urgences. Ils m’ont aussitôt pris en charge jusqu’au
bloc opératoire où un chirurgien a extrait la balle, qui heureusement n’a
touché aucun organe vital. Je suis resté toute la nuit et une partie de la ­-
journée en salle de réanimation puis dans une chambre de repos. Lorsque je
me suis senti mieux, je me suis échappé de la clinique, car je ne voulais pas
que l’hôpital signale ma présence à mes supérieurs hiérarchiques. Je ne sais
pas qui m’a tiré dessus, mais mon intuition me laisse penser que ton père
n’y est pas pour rien. En plus, je savais que votre vie était en danger. Il
fallait que j’agisse vite pour vous protéger. Je suis un peu votre ange ­-
gardien, les filles.

Les trois complices se mirent à rire discrètement.

— Comment as-tu fait pour nous retrouver sur ce yacht ?

— J’ai récupéré votre adresse sur Internet, donc tout naturellement, je me


suis rendu à votre appartement. Lorsque je suis arrivé, il y avait déjà deux
plantons aux allures de commandos qui surveillaient l’entrée de votre ­-
immeuble. Je suis donc resté à distance en observation. Lorsque vous avez
été repérées et prises en chasse, je vous ai suivies dans votre cavale
jusqu’au Vieux-Port, en empruntant une moto garée sur le trottoir. Pas mal
l’astuce de l’étal pour semer vos poursuivants jusqu’au yacht, mais moi, je
ne suis pas tombé dans le panneau !

— Nous avons réagi par instinct de survie ! lança Tamara.

— Quand le bateau a largué les amarres, j’ai volé ce canot pour vous
suivre, ne sachant où cela allait m’emmener. J’ai joué quitte ou double.
Heureusement pour moi, le navire a jeté l’ancre pour mouiller dans la ­-
calanque de Sormiou, l’une des plus proches de Marseille. Vers 3 h du
matin, j’ai failli me retrouver nez à nez avec le zodiac du commando
militaire qui est monté à bord du Prince des Mers. Je suis persuadé que
c’est un coup monté et que son commandant est de mèche avec le groupe
d’intervention cagoulé. J’ai été témoin de toute la scène, mais d’un peu trop
loin pour ­entendre leurs conversations. Lorsque je vous ai vues sur le pont
du navire, pieds et mains liés, et que ces types vous ont jetées dans la
Méditerranée, je suis venu ­immédiatement à votre secours. Ce n’est pas
évident de nager rapidement avec une blessure qui vous fait souffrir, sans
compter le sel d’eau de mer qui vous brûle la peau au niveau de la plaie. Je
pense qu’Angela ne me contredira pas sur ce point. Heureusement, vous
avez réussi à vous débattre pour retarder votre descente vers les abîmes.
Cela m’a laissé le temps de plonger pour venir couper vos liens. Mais ne
restons pas ici, il y a danger si jamais ils nous repèrent. Je vais ramer
jusqu’à la côte. De toute façon, nous n’avons pas vraiment le choix, car il
n’y a plus d’essence dans le réservoir.

— Laisse-moi t’aider José, tu es blessé, proposa Tamara. Je vais ramer, car


je suis la seule valide d’entre nous trois. Vous avez fourni assez d’efforts
dans votre état, vos blessures pourraient s’aggraver.

L’embarcation glissa discrètement sur l’eau et s’éloigna du Prince des


Mers. Encore une fois, les filles avaient frôlé la mort et Tamara commençait
à croire en sa bonne étoile en se persuadant que la roue était en train de
tourner. Les événements à venir seraient décisifs pour la suite de sa vie…

Alors que le soleil se levait avec paresse, le bateau s’échoua sur la plage.
Les couleurs du jour étaient magnifiques. Les eaux transparentes laissaient
admirer leurs fonds rocheux et sablonneux parsemés de posidonies. Tout
était calme, aucune âme qui vive. Le silence donnait une dimension
spirituelle à ce lieu magique dont les roches ciselées conféraient une
grandeur d’âme aux éléments naturels. Les pittoresques cabanons de
pêcheurs ­faisaient face au petit port qui faisait de la calanque de Sormiou
l’une des plus belles de ce parc protégé. Épuisés, les trois comparses
s’allongèrent sur la plage. Tamara s’émerveilla de la beauté des calanques :

— Ce site est vraiment magnifique !

— Oui, extraordinaire, répliqua José.

— Dire que j’habite Marseille depuis plusieurs années et je ne suis jamais


venue visiter les calanques.

— Tu sais qu’il existe une grotte préhistorique tout près d’ici, la grotte de
Cosquer ? Elle est ornée de peintures datant environ de 20 000 ans avant J-
C. Cette cavité calcaire a été découverte en 1985 par Henri Cosquer, un
scaphandrier professionnel qui travaille à Cassis.

— Waow ! La science José, je ne savais pas que tu t’intéressais à ­l’histoire.


On peut la visiter, cette grotte ?

— Non. Elle n’est pas ouverte au public, mais j’ai eu la chance d’y ­-
pénétrer avec Jean Courtier, un préhistorien et plongeur confirmé, ajouta le
jeune homme.

— Je ne voudrais pas jouer la rabat-joie pendant cet instant culturel, mais


j’ai faim ! lança Angela.

— Message reçu, lui répondit José. Je vous propose de remonter à pied par
la route. Nous allons bien trouver un café qui pourra nous accueillir.

— On n’a pas une tune, José !

— Ah merde, c’est vrai. Moi non plus. Il va falloir se débrouiller alors.


Dans l’un des restaurants de la plage, nous allons sûrement trouver des
vivres. Ils doivent être fermés pendant la période hivernale, on ne risque pas
de se faire prendre en flagrant délit.

Après avoir soigneusement choisi leur cible, José et ses compagnes ne


mirent pas longtemps à faire céder une porte à l’arrière des cuisines. Il ­-
faisait froid à l’intérieur et une forte odeur d’humidité se dégageait des
murs.

— On ne voit pas grand-chose, grommela Tamara.

— Attends, je vais remettre le courant.

Le jeune militaire remonta le disjoncteur principal du tableau électrique et


par magie, une rampe de néons illumina la pièce.

— Flûte ! Les frigidaires ont été décongelés. Il n’y a plus rien à se mettre
sous la dent, rumina Angela.

En cherchant dans la remise, ils mirent enfin la main sur un butin.

— Eurêka ! Des biscuits au chocolat, ça fera l’affaire pour combler notre


appétit d’ogre.
Les jeunes gens ramenèrent leurs vivres dans la pièce principale du ­-
restaurant. Ils déplièrent trois chaises rangées sur le côté et s’installèrent
autour d’une table dressée à la va-vite.

— Il y a même une télévision avec écran plat HD ! Ça fait super


longtemps que je n’ai pas regardé les informations. Ça vous dit, je
l’allume ?

— Fais-toi plaisir Tamara, peut-être qu’avec un peu de chance, ils vont


parler de nous…

— Qui se soucierait de deux étudiantes droguées et prostituées pour ­-


arrondir leurs fins de mois occasionnellement ? Et que dire d’un jeune ­-
engagé militaire asocial et déserteur ?

José baissa la tête, pensif.

— Tu as raison, personne ne va pleurer notre disparition. Je vous rappelle


que nous sommes censés être morts tous les trois, soit d’une balle reçue en
plein cœur, soit par noyade au fond de la Méditerranée…

La chaîne de télévision commença à débiter son lot d’informations pour


assouvir le voyeurisme des téléspectateurs en manque de sensations fortes
dans leur quotidien. Les biscuits disparaissaient un à un, sous l’impulsion
dévastatrice des jeunes affamés. Soudain, la journaliste à l’antenne évoqua
une série de meurtres.

Affaire des meurtres de Nantes. Une troisième personne a été assassinée


hier sur le site de l’ancienne carrière d’Abbaretz. La victime, le professeur
Lioren Savenberg, a été tuée d’une balle alors qu’il faisait des révélations
sur son passé à la faculté de médecine, en lien avec les deux crimes
précédents. La police a refusé de s’étendre sur l’avancée de l’enquête, mais
nous sommes vraisemblablement en présence d’un tueur en série qui signe
ses actes sous le pseudonyme de Vindicta...

— Oh putain !

— Qu’est-ce qu’il y a, Tamara ?

— Lorsque nous avons remis le dossier à Étienne, il nous a raconté son


passé et ses états d’âme et je me rappelle qu’il a conclu son allocution en
criant vindicta ! C’est également le mot qui était inscrit sur le front
d’Angela pendant sa captivité. Ça ne peut pas être une coïncidence, vous ne
croyez pas ?

— C’est vrai que ce n’est pas le genre de mot que tu places dans une
conversation, encore moins au Scrabble. Tu crois qu’il y a un lien entre ton
père, Étienne, ces crimes et Vindicta ?

— Je ne sais pas, je ne sais plus. Tout se mélange et je ne comprends rien.


Et toi Angela, tu en penses quoi ?

— Je suis comme toi, aucune logique dans tout cela et qu’est-ce


qu’Étienne aurait à voir avec Nantes. Nous vivons à l’autre bout de la
France. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne peut pas être le meurtrier des corps
découverts dans l’ouest.

Au moment où les trois amis débattaient sur l’actualité, la porte d’entrée


s’ouvrit avec perte et fracas. Un homme les tenait en joue avec son fusil de
chasse.

— On ne bouge pas. Vous savez que vous êtes dans un établissement privé
et que vous êtes entrés par effraction !

José se leva.

— On va tout vous expliquer, monsieur.


— Toi le branquignol, tu te rassois tout de suite avant que je n’appuie sur
la détente pour légitime défense ! Vous ne bougez pas, je vais appeler la
police.

***

Les trois jeunes délinquants avaient été emmenés au commissariat par les
forces de police, suite à l’appel du propriétaire du restaurant. Ils se
trouvaient face à un officier de sexe féminin qui les braquait du regard. La
commissaire était habituée à traiter ces faits de petite délinquance et savait
que, dans la majorité des cas, les auteurs étaient relâchés malgré la plainte
déposée contre eux. Plus de places dans les prisons, système judiciaire ­-
engorgé. La fonctionnaire de police se posait régulièrement des questions
existentielles sur son rôle dans cette société.

— Que faisiez-vous dans ce restaurant dans lequel vous êtes entrés par
effraction ?

— Nous avions faim, répondit José.

— Parce que vous avez un petit creux, vous vous permettez de fracturer un
établissement privé ? Vous savez qu’il existe des supermarchés dans
lesquels, moyennant un peu d’argent, vous pouvez acheter de la nourriture
en toute légalité ?

— Notre récit est compliqué à raconter et je suis certaine que vous n’allez
pas nous croire, lança Tamara.

« Encore une de ces paumées en manque de coke qui va me raconter une


histoire à dormir debout », pensa la commissaire.

— Je n’ai pas beaucoup de temps à vous accorder, mais je suis tout ouïe.
Exposez vos arguments, jeune demoiselle. D’ailleurs, vous vous appelez ?
— Tamara. Ma copine se nomme Angela et mon ami José.

— Enchantée de faire votre connaissance ! Vos amis ont l’air mal en point,
chère Tamara. Brigadier Dumont ! Faites intervenir rapidement une
infirmière pour évaluer les blessures de nos jeunes invités ! Pour terminer
ce tour de table, je suis Claire Floresti, commissaire de police, chargée de
traiter la plainte déposée par le propriétaire du restaurant Le Sormiou dans
lequel vous êtes entrés illégalement. Alors, quelle est cette histoire à dormir
debout que vous souhaitez me raconter Tamara ?

— Mettez votre ceinture et accrochez-vous, car ça va déménager… Je


m’appelle Tamara Duclon, fille adoptive de l’adjudant-chef Bertrand ­-
Duclon. Je suis originaire du Cambodge et j’ai été recueillie dans un
orphelinat avant que le couple Duclon ne me ramène en France. Je vous
épargne le suicide de ma mère adoptive, il noircit encore plus le tableau qui
illustre ma fade existence. Angela Catani, ici présente, est ma meilleure
amie, ma confidente, ma colocataire et accessoirement ma collègue de
soirée, lorsque nous louons nos services afin d’arrondir nos fins de mois. Eh
oui, la vie d’étudiante en arts plastiques est souvent compliquée
financièrement, et encore plus lorsque votre famille vous délaisse en vous
assurant le strict minimum vital ! Vous comprendrez donc qu’avec Angela,
nous soyons unies jusqu’à ce que la mort nous sépare. Croyez-moi, nous
l’avons vue de près plusieurs fois en quelques jours… Un jour, un type a
déboulé dans notre vie, un certain Étienne, inconnu au bataillon. Le gars
voulait absolument que je récupère un dossier classé « secret défense »,
détenu, soit par mon adjudant-chef de père, soit par son supérieur
hiérarchique, le colonel Delacroix. Par la force des choses, j’ai donc repris
contact avec Bertrand alors que nous avions rompu tout dialogue depuis la
mort de maman. Le rendez-vous a eu lieu dans son bureau, au camp
militaire de Carpagène. C’est là que j’ai ­rencontré José Santos pour la
première fois, il pourra témoigner. Sans entrer dans les détails, sachez que
José a été le souffre-douleur de mon père depuis son engagement dans le
régiment. C’est l’un de ses jeux favoris : trouver une victime et s’acharner
sur elle pour rassasier son côté sadique… je hais Bertrand Duclon ! Bref,
lors de notre entrevue, ce dernier m’a balancé tout mon passé en pleine
poire et m’a avoué qu’en réalité, mon nom était ­Chanthou Sâr, fille de
Saloth Sâr. Vous savez qui est ce type, commissaire Floresti ?

— Pas le moins du monde, mais vous allez me le dire.

— Eh bien, Saloth Sâr est l’un des plus grands meurtriers du siècle ­dernier.
Il s’agit du dictateur Pol Pot qui a perpétré un véritable génocide contre le
peuple cambodgien, son propre peuple. Quand je vous parlais du tableau de
ma fade existence. Celui-ci est venu s’assombrir encore un peu plus avec
ces révélations et, inexorablement, je chute vers les enfers. Je peux
m’allumer une clope ?

— Ce bureau est non-fumeur. Un café à la rigueur.

— Laissez tomber, je continue. Le jour de ma rencontre avec Bertrand,


j’en ai profité pour voler l’une des clés de son trousseau, permettant ­-
d’ouvrir son bureau. Sans le savoir, et par chance, j’avais en réalité dérobé
un passe qui me servirait par la suite. Lorsque je suis rentrée à notre
appartement, sans le dossier, Étienne m’attendait très énervé, à la limite de
l’hystérie. Pour arriver à ses fins et être assuré que j’obéirais à ses volontés,
il a enlevé Angela pour la séquestrer dans un endroit lugubre. La pauvre
était attachée sur une chaise, une caméra vidéo pointée sur elle. Cette
caméra a été mon fil rouge, celui qui m’a permis de me surpasser et d’aller
au bout de moi-même lorsque je voyais mon amie dans ce triste état,
impuissante que j’étais. C’est alors que j’ai contacté José. Je lui avais laissé
mes coordonnées lors de ma visite à la caserne. Nous nous sommes donné
rendez-vous sur le parking d’un hôtel miteux, non loin du camp militaire de
Carpagène. Au moment où nous échangions sur notre stratégie pour
retrouver ce dossier, il a reçu une balle dans la poitrine et s’est écroulé. Je
pensais vraiment qu’il était mort ! J’ai caché son corps sans vie dans les
herbes hautes pour le protéger et le récupérer une fois que j’aurais accompli
ma mission prioritaire qui était de récupérer le dossier assurant la libération
d’Angela. Après plusieurs péripéties, en déjouant les rondes des plantons et
en débordant d’imagination, j’ai enfin atteint mon objectif, mais entre-
temps, le corps de José avait disparu. Il m’a appris par la suite qu’un
coureur à pied l’avait secouru en l’emmenant aux urgences. En fait, son
cœur battait toujours, ce qui prouve que je suis une piètre secouriste. J’ai
pris soin de lire et de faire une copie des éléments du dossier avant de le
remettre à Étienne, mais ­depuis, le commando de Bertrand Duclon a
récupéré les photocopies lorsqu’ils ont débarqué sur le yacht. Étienne
m’avait donné rencart sur la plage du Bain des Dames pour réaliser
l’échange : le dossier contre Angela. Le plus important dans cette histoire
de fous est que j’ai retrouvé ma moitié saine et sauve.

— Et que contenait ce fameux dossier ?

— Suffisamment de preuves accablantes contre l’adjudant-chef Bertrand


Duclon et le colonel Delacroix lors de leur mission militaire pour la
reconstruction du Cambodge en 1993. Il y a eu comme une bavure, durant
laquelle un jeune engagé, du nom de Nicolas Martin, est décédé dans des
conditions étranges. La famille du soldat a porté plainte contre les gradés,
mais il y a eu un non-lieu. La mère est devenue folle et le père l’a tuée
avant de se suicider. Vous comprenez mieux ce désir de vengeance qui
habite leur fils, le frère de Nicolas, notre très cher Étienne Martin.

— Étienne Martin est celui qui a récupéré le dossier et qui avait enlevé
Angela ?

— Tout à fait, commissaire. Entre-temps, voyant que le dossier avait ­-


disparu du coffre-fort dissimulé dans son bureau, le colonel a envoyé mon
père adoptif, à la tête d’un commando, pour le récupérer par tous les
moyens. Croyant leur échapper, nous nous sommes réfugiées sur le yacht
d’un milliardaire monégasque du nom de Gregorio Francotti. Nous l’avions
rencontré lors d’une soirée mondaine pendant laquelle nous réalisions
quelques extras pour adultes. Son bateau, Le Prince des Mers, a levé l’ancre
le soir même pour aller mouiller dans la calanque de Sormiou avant de
prendre la route des Baléares, mais vers 3 h du matin, le commando,
orchestré par Bertrand Duclon, a abordé notre navire. Je leur ai donné le
nom d’Étienne Martin, sinon ils allaient tuer Angela, un pistolet était plaqué
sur sa tempe ! Ils ont récupéré la copie du dossier que j’avais rangée dans
mon sac à dos. Ensuite, ils nous ont attachées avant de nous balancer par-
dessus bord. C’est ici que notre sauveur providentiel José intervient, alors
que je le croyais mort. Il nous a suivies depuis notre appartement jusqu’à
notre ­montée sur le bateau. Lorsque nous étions à la limite de la noyade, il
nous a détachées et nous sommes montées dans son embarcation de fortune,
qui était en rade d’essence. Il a fallu ramer jusqu’à la plage de Sormiou.
Toutes ces péripéties ont creusé notre appétit. Voilà pourquoi nous nous
sommes autorisés à entrer dans ce restaurant, pour y trouver un peu de
nourriture.

— Votre scénario est digne d’un thriller ! Je vois en effet que vous avez
joué plusieurs fois avec la mort en la déjouant ou grâce à votre bonne étoile.
Ce qui compte, c’est que vous soyez tous les trois en vie.

Une infirmière de la clinique voisine arriva sur place en urgence pour


prodiguer les premiers soins à Angela, dont la jambe la faisait terriblement
souffrir. Cela n’arrêta pas pour autant l’énergie de Tamara qui reprit le fil de
son histoire :

— Je voulais également vous faire part d’un fait troublant. Dans le


restaurant, nous avons allumé la télévision sur une chaîne d’informations
pour passer le temps en grignotant nos biscuits. La journaliste a évoqué les
meurtres commis à Nantes ces derniers jours, tous sont signés de Vindicta.
Ce mot vindicta était également écrit sur le front d’Angela lorsqu’elle était
prisonnière d’Étienne Martin. Quand ce dernier a récupéré le dossier, il s’est
confié sur sa vie privée en évoquant les galères traversées depuis la mort de
son frère et de ses parents. Un vrai calvaire. À la fin, il nous a gratifiées
d’un cri de vengeance sorti tout droit de ses entrailles en prononçant
vindicta ! Étrange coïncidence, vous ne trouvez pas ?

— Effectivement. Vos aveux paraissent suffisamment crédibles pour que je


les prenne en considération. Je ne peux pas vous laisser partir seuls en l’état
actuel des choses, tant que nous n’avons pas mis la main sur votre père
adoptif et Étienne Martin. Vous allez patienter tranquillement dans une salle
que nous allons vous aménager. Vous pourrez prendre un café et vous servir
en biscuits. Cette fois-ci, c’est offert par la maison. Votre ami José a
visiblement encore besoin de soins, car il a quitté prématurément l’hôpital.
Ses blessures, même si elles restent superficielles, ne sont pas guéries. Je
m’occupe de tout cela. Afin de recouper vos témoignages avec l’enquête en
cours, je vais contacter mes collègues de Nantes pour essayer d’établir le
lien qui peut impliquer Étienne Martin à Vindicta. Ici, vous êtes désormais
en sécurité.

***

La journée venait de passer à une vitesse effroyable. La commissaire


Floresti rassembla ses idées et tenta de contacter ses collègues suite aux
révélations des trois jeunes.

— Lieutenant Perthuis ?

— Lui-même.

— Bonjour, je suis Claire Floresti, commissaire de police à Marseille. J’ai


eu vos coordonnées par la brigade de Nantes. Excusez-moi de vous ­-
déranger à une heure tardive, mais j’ai besoin de m’entretenir avec l’équipe
en charge de l’enquête concernant les assassinats qui se sont déroulés dans
l’ouest la semaine passée. J’ai une affaire en cours sur Marseille qui
pourrait bien être liée à celle de Nantes.

— Quelle heure est-il ?

— 23 h 30.

— Je pense qu’à cette heure-ci, vous pouvez encore contacter le


commandant Yann Jornet. C’est mon supérieur hiérarchique. Il coordonne
cette ­enquête et assure la consolidation des informations. L’entraide entre
fonctionnaires de police est primordiale pour gagner du temps et éviter que
trop de cadavres ne viennent s’entasser sur les premières pages des médias,
­esquintant notre image au passage. Je vous envoie son numéro par SMS.

Une fois le numéro reçu, la commissaire Floresti contacta le commandant


Jornet sur son téléphone.

— Bonsoir commandant Jornet. Je suis Claire Floresti, de la police de


Marseille. Excusez-moi de vous importuner à une heure tardive, mais je
crois que je suis en possession d’informations qui peuvent avoir une
relation avec votre enquête.

— Ne vous excusez pas, commissaire. Je suis un couche-tard, donc ­aucune


inquiétude à avoir. Je vous écoute…

— Je vais vous épargner toute l’histoire abracadabrante des trois jeunes


qui ont été interpellés ce jour, mais dont le témoignage mérite que l’on s’y
attarde. Je serai brève. Un différend oppose Bertrand Duclon, adjudant-chef
au camp militaire de Carpagène, sa fille adoptive que je viens d’auditionner,
et un individu du nom d’Étienne Martin.

Yann Jornet renversa le verre de bière qu’il avait commandé au bar de


l’hôtel, dans lequel il séjournait durant son périple à Strasbourg.

— Vous avez bien prononcé le nom d’Étienne Martin ?


— Absolument. Tamara, la fille de Duclon, a fait le lien lorsque les chaînes
de télévision ont parlé de vindicta. En effet, Étienne Martin a ­également
prononcé ce mot peu courant en se confiant sur son passé et en laissant
exploser toute la rage contenue en lui. Cet homme est violent, il a kidnappé
une jeune femme, Angela, en échange de renseignements ­contenus dans un
dossier classé « secret défense ». Tamara a dû le subtiliser à des militaires
au péril de sa vie comme monnaie d’échange contre Angela.

— Vous me mettez dans l’embarras, commissaire Floresti, mais ce n’est


pas de votre fait. Je me retrouve désormais avec trois suspects portant le
nom homonymique d’Étienne Martin : un sur Nantes, un autre sur
Strasbourg et le dernier à Marseille. Tous les trois revendiquent ou évoquent
ce mot latin qui les unit et qui motive leur vengeance personnelle : vindicta.
Je ne pourrai pas venir sur la Côte d’Azur pour vous épauler, car je dois
boucler le dossier de Strasbourg avant de regagner l’ouest de la France.
Pouvez-vous m’aider et assurer l’investigation liée à notre enquête dans
votre circonscription ?

— Vous pouvez compter sur l’efficacité de notre commissariat. Nous ­-


allons interpeller tous les protagonistes de cette affaire avant qu’ils ne ­-
s’entretuent.

— S’il vous plaît, tenez-moi informé, que je puisse superviser


simultanément les opérations dans les trois villes concernées, en faisant
abstraction de la distance qui les sépare. Vindicta est le point commun entre
nos ­suspects, mais reste à déterminer jusqu’où ils sont prêts à aller pour
satisfaire leur soif de représailles envers leurs cibles respectives. Étienne
Martin de Nantes a déjà mis son plan à exécution en assassinant des
membres d’une ancienne organisation étudiante, baptisée la Guilde
Salvatrice. Étienne Martin de Strasbourg veut la peau de Daniel Zink, sans
doute son père biologique, mais qui ne l’a jamais reconnu. Étienne Martin
de ­Marseille a l’adjudant-chef Bertrand Duclon dans son collimateur, mais
pour quel motif ?

— Il le tient responsable de la mort de son frère, engagé sous ses ordres


dans une mission militaire au Cambodge ainsi que, indirectement, du décès
de ses parents qui n’auraient pas supporté la disparition de leur fils aîné.

— Nous avons donc nos trois mobiles. J’en informe mon équipe sur
Nantes, dirigée par le lieutenant Perthuis. Chacun d’entre nous doit
s’employer à retrouver ces Étienne Martin pour les incarcérer et éviter que ­-
chacun ne passe à l’acte, au bout de leur folie meurtrière.

— Commandant ?

— Oui.

— Une de mes amies, actuellement en vacances à Marseille, souhaiterait


vous dire deux mots.

— Une de vos amies ? Je ne vous connaissais pas avant votre appel, donc
il me paraît étrange que je puisse connaître l’une de vos amies. Comment
s’appelle-t-elle ?

— Je vous la passe.

— Allô Yann ? Devine qui est à l’appareil ?

— Romane ? Romane Scott ?

— Elle-même.

— Mais qu’est-ce que tu fabriques à Marseille ?

— Claire et moi, nous nous sommes rencontrées sur la côte vendéenne lors
d’un concours de nouvelles, auquel nous participions toutes les deux. Nous
avons sympathisé et gardé contact. C’était plus facile pour moi de venir voir
Claire sur Marseille que l’inverse. Tu connais les emplois du temps des
fonctionnaires de police qui sont sur le terrain, surtout depuis que tu as
intégré le commissariat de Nantes ! Il existe peu de place pour les loisirs et
les vacances dans votre métier. J’espère au moins que tu trouveras un
créneau dans ton agenda pour que nous nous fassions un restaurant sur
Saint-Gilles-Croix-de-Vie, comme au bon vieux temps.

— Ça devrait pouvoir se faire, mais… attends un instant… Peux-tu me


repasser la commissaire Floresti, s’il te plaît ? J’ai subitement un énorme
doute.

— Si ça peut te faire plaisir.

— Claire Floresti, je vous écoute ?

— Écoutez Claire, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vous ­-


connaissez sûrement très bien Romane, mais pas autant que moi. Sachez
que l’un de ses gros défauts, et ils sont nombreux… Je blague ! Donc son
défaut principal est de mettre son nez dans mes affaires et de vouloir se
substituer au rôle et à la fonction des forces de l’ordre. J’ai beau lui répéter
qu’une journaliste doit se cantonner à écrire des articles, eh bien, à chaque
fois, il faut qu’elle occupe le terrain pour mener ses propres enquêtes
parallèles. Croyez-moi, elle a l’art de se fourrer dans de sales draps !

— Je crains que ce ne soit trop tard, commandant !

— Que voulez-vous dire ?

— J’ai autorisé Romane à m’accompagner afin d’aller interpeller Étienne


Martin. Elle profite de ses congés pour écrire un article sur les conditions de
travail de la police marseillaise. Rien de tel qu’une immersion au cœur du
métier pour coller au plus près de la réalité. Mais rassurez-vous, elle ne sera
pas exposée. Mon équipe assurera sa protection et la cantonnera en
observatrice à l’arrière des troupes.

— S’il lui arrivait quelque chose, je vous en tiendrai pour responsable !

— Une belle preuve d’amitié envers Romane, commandant, toute à votre


honneur.

— Je vous souhaite une bonne traque, commissaire. Arrêtez Étienne ­-


Martin avant qu’il ne fasse la peau de Bertrand Duclon, ou que ce ne soit
l’inverse. On ne sait jamais qui du chasseur ou du gibier peut avoir le ­-
dessus. La situation est identique à Strasbourg entre Étienne Martin et ­-
Daniel Zink. Nous allons interroger la mère du jeune suspect pour savoir où
il se planque. Nous touchons au but. Ne prenez aucun risque !

— Merci commandant, bonne chance également à vous et votre équipe !


Chapitre XXVIII

Nantes, lundi 30 mars

Honoré Pinson mâchouillait son crayon nerveusement. Il appréhendait les


séances avec son patient qui devenait de plus en plus incontrôlable et dont
les changements brutaux de comportement étaient effrayants.

— Alors Étienne, racontez-moi comment s’est déroulée votre semaine ?

— Disons que depuis notre dernier rendez-vous, je crois que j’ai éliminé
un autre adversaire, la tête pensante et malveillante de l’organisation.

— Qu’insinuez-vous par éliminer ?

— Tuer. Assassiner. Nettoyer. Se débarrasser. Ah ! J’ai compris docteur,


vous me proposez un nouveau jeu, celui des synonymes !

— Pas vraiment Étienne, mais développez et étayez vos propos, s’il vous
plaît.

— Tu veux que je fouille dans mon passé, le doc ? Soit. Mes parents ­-
voulaient que je réussisse dans cette société, histoire de se la raconter
auprès de leurs amis, ou pour faire illusion dans la famille et se donner de
l’importance. Ils m’ont donc forcé à suivre des études de médecine, à la
faculté de Nantes. J’y étais réticent dès le départ, mais j’ai fait l’effort, pour
leur faire plaisir. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que le mal rôdait dans cette
université maléfique. Des démons ont décidé de créer la Guilde Salvatrice,
le début de notre calvaire.

— Qui sont les démons ?

— Les impurs. Ceux que je fais disparaître pour ne pas polluer le monde
de leurs idéologies contre nature. Arrêtez de me couper sans cesse doc, ­-
sinon on arrête la séance !

— Toutes mes excuses Étienne, continuez.

— Ils ont tous fauté et se sont laissé happer par la déchéance corporelle et
des déviances sexuelles « contre nature ». Heureusement, j’ai commencé le
grand nettoyage, car l’absolution passe par l’élimination et la purification.
J’ai disloqué leurs membres pour les punir et éviter que leurs corps ne -­
reprennent vie.

— Excusez-moi de vous interrompre à nouveau Étienne, mais j’ai besoin


de savoir de qui vous parlez exactement pour analyser le mécanisme qui
s’est mis en place dans votre esprit.

— Vous lisez la presse, vous regardez les journaux télévisés ?

— Oui.

— Les médias commencent tous à évoquer mon œuvre : Barbara Larvin


dans la forêt du Gâvre. Elle était coriace et dure au mal, mais elle n’a pas
résisté aux coups de hache qui entaillaient sa chair. Nicolas Delatre, encore
un pestiféré qui ne méritait pas de peupler ce monde. Il a subi le même sort,
décapité dans le parc de Procé. Par contre, je n’ai qu’un regret au sujet du
professeur Savenberg, il n’a pas eu le temps de souffrir. Je me suis contenté
d’appuyer sur la détente. Je devais l’éliminer rapidement, car il commençait
à trop parler et avait donné rendez-vous à ces deux flics, sur le site
d’Abbaretz, pour leur révéler des informations sur la Guilde Salvatrice. Le
nom et le souvenir de cette organisation doivent disparaître, ainsi que tous
ses adeptes, pour que nos vieux démons se désintègrent et que leur
résurrection ne puisse avoir lieu au sein des nouvelles promotions de la
faculté de médecine.

— Et qui sont les prochains qui vont subir ce châtiment ?


— Si je te le dis, doc, tu ne dois pas aller le baver auprès des forces de
l’ordre. Tu es tenu au secret professionnel, n’est-ce pas ?

— Oui, bien sûr.

— Je vais m’occuper de deux petites lopettes qui me font gerber depuis


plusieurs années, depuis que la Guilde Salvatrice leur a inculqué le plaisir
de l’homosexualité.

Le docteur Pinson transpirait, malgré la faible température qui régnait dans


la pièce. La peur et l’horreur venaient de l’envahir suite aux propos de son
patient. Il fallait qu’il trouve un moyen de prévenir la police sans ­éveiller
les soupçons de ce dernier.

— Ne bougez pas Étienne, je dois faire une pause technique.

— J’espère que tu vas décompter le temps de ma séance, doc. Tu me


coûtes assez cher tous les mois !

Le praticien s’enferma dans le cabinet de toilette. Il déboutonna son ­-


pantalon, le baissa et s’assit sur la lunette. Il sortit son téléphone et appela
discrètement le 17. Après quatre sonneries, il chuchota dans l’appareil.

— Allô, la police ?

— Vous avez composé le 17, services de police et de gendarmerie. Que


puis-je faire pour vous ?

— Je suis Honoré Pinson, docteur en psychologie. J’habite sur Nantes et je


vous contacte, car j’ai dans mon cabinet un patient très dangereux qui vient
de m’avouer les meurtres commis la semaine dernière…

La réponse n’eut pas le temps de se faire entendre. La porte s’ouvrit ­-


violemment et vint percuter le visage du psychologue qui la prit en plein
nez. Son appendice explosa sous le choc, les vaisseaux sanguins crachèrent
leur liquide rougeâtre qui se répandit sur les murs. Étienne se tenait droit
dans l’embrasure. Ses yeux noirs fixaient Pinson qui essayait de sortir un
mouchoir de la poche de son pantalon. Un violent coup de pied s’écrasa de
nouveau sur le front du malheureux dont la nuque percuta le mécanisme de
la chasse d’eau. Au bout du téléphone, une voix parlait dans le vide, ­-
essayant de renouer le contact.

— Allô ! Allô ! Il y a quelqu’un ?

Étienne se saisit du portable et le jeta contre le carrelage. La vitre de ­-


l’appareil explosa ; un coup de talon sur la coque acheva le travail.

— Je t’avais pourtant mis en garde de ne pas révéler mes secrets, tu m’as


trahi doc ! Et tu sais quel traitement de faveur je réserve aux félons de ton
espèce ?

— Non ! Pitié Étienne ! J’ai fait cela pour te sauver ! Tu es aveuglé par ta
soif de vengeance, déconnecté de la réalité. Je suis là pour t’aider… pitié…
pitié…

Le patient saisit le psychologue par le col. Il le retourna et lui plongea la


tête dans la cuvette des toilettes. Puis il appuya sur le bouton de la chasse.

— Tu vas bouffer ta merde en représailles ! Tu ne connaissais pas encore


la puissance de Vindicta. Maintenant, c’est acté.

Sur les genoux et les fesses à l’air, le docteur se débattait, tête plongée
dans une eau bleutée qui lui rentrait par le nez et la bouche. Sa respiration
était saccadée, son cœur martelait un rythme au-delà de la fréquence vitale
autorisée. Étienne appuyait sur le crâne de sa victime avec la force exercée
par son pied. Il sortit un couteau de son étui et le lui planta dans le dos,
entre deux vertèbres, en prenant soin de tourner la lame pour intensifier la ­-
douleur. Les gémissements et les spasmes durèrent quelques minutes avant
que le docteur Pinson ne cesse de lutter. Le meurtrier avait pris soin ­-
d’enfiler des gants en latex qu’il trempa dans le sang du corps inerte. Puis il
écrivit sa signature sur les murs en lettres capitales, en lettres de sang :
VINDICTA.

***

En creusant dans les archives de l’université, Perthuis et Gondart avaient


enfin mis la main sur deux photos d’Étienne Martin lorsqu’il était en faculté
de médecine vers la fin des années 90. L’étudiant était assez grand, brun
avec une barbe bien fournie. Il semblait assez baraqué sous son pull-over
moulant. Après avoir scanné le portrait du suspect, un logiciel les aida à
vieillir les traits du visage pour se rapprocher de sa morphologie actuelle.
L’imprimante cracha le résultat que les deux hommes observèrent avec ­-
attention. De leur côté, les réseaux sociaux n’avaient rien donné, aucune
trace d’un quelconque profil utilisateur susceptible de les aider.

— Nous allons transmettre ce portrait à tous les postes de police, aux


médias : télé, journaux… Il doit être affiché dans les grandes surfaces, les
restaurants, les lieux publics. Cet homme est un meurtrier incontrôlable. Il
ne doit pas nous échapper ! On va te choper mon gaillard, tu as fait assez de
dégâts dans la région !

— Tu ne crois pas si bien dire Perthuis, j’ai du nouveau !

— David Boilart en personne. Vas-y, balance ton info !

— Un dénommé Honoré Pinson, docteur en psychologie, celui qui ­soignait


notre suspect, a été retrouvé trucidé dans son cabinet, ou plutôt dans les
cabinets de son cabinet !

Le brigadier éclata de rire malgré le côté tragique de l’événement.


— En bref, il s’est noyé dans la cuvette des chiottes, le pantalon descendu
sur les chevilles, un trou béant dans le dos, réalisé avec un objet tranchant,
type couteau militaire. Sur les murs, la signature de Vindicta réalisée avec
l’hémoglobine de la victime, de l’art au second degré… Le crime date de ce
matin. C’est la concierge qui a découvert le corps en apportant le courrier
au psychologue. Elle a aussitôt prévenu les urgences, mais trop tard.

— Et notre couple gay, il est sous surveillance ?

— Je les ai juste abandonnés le temps de venir vous prévenir et de prendre


un café.

— Nom de Dieu, Boilart ! Tu es inconscient ou quoi ? Étienne Martin a


déjà dézingué quatre personnes. Tu veux qu’il en rajoute sur son tableau de
chasse, ma parole ! Retourne à ta planque. Ils sont où d’ailleurs nos deux
tourtereaux ?

— Lorsque je les ai quittés, ils étaient tranquillement chez eux.

— On fonce à leur domicile et on va y aller tous les trois, car je ne vois pas
d’un bon œil la tournure que prennent les événements.

***

La Golf freina lourdement à la limite du dérapage. Une camionnette


blanche, entre le camping-car et le fourgon hippie, recouverte de tags aux
symboles morbides, était stationnée devant la résidence au style bourgeois.
Perthuis prit en photo le numéro de la plaque d’immatriculation qu’il ­-
envoya immédiatement aux services centraux. Les châtaigniers dressés le
long des places de parking commençaient à bourgeonner avec la douceur
printanière qui s’installait sur le grand ouest. Les trois policiers armés
avancèrent près du portillon en fer forgé. Sur la boîte aux lettres, sous un
cache en plastique transparent, apparaissaient les noms de Julien Chavant et
­ apucin Plessis. La maison, haute de quatre étages, ressemblait à un manoir
C
sinistre aux ouvertures grillagées. L’allée était pavée et bordée de massifs.
Elle s’étendait sur environ trois cents mètres jusqu’à un double garage au
toit recouvert de chaume. L’architecture oscillait entre un style normand,
avec boiseries et murs à colombages et un ton résolument plus breton avec
pierres granitiques et une toiture ardoisée.

— Boilart, tu fais le tour de la maison pour voir s’il y a une autre sortie qui
donne sur l’extérieur. Nous, on prend la porte principale !

Arme à la main, le lieutenant, suivi de son collègue, grimpa les quelques


marches du perron. Il ouvrit délicatement la porte qui ne fit aucune
résistance. Le hall d’entrée était décoré suivant un style baroque, épuré de
bibelots. Une chaise médaillon faisait face à une commode blanche galbée.
Un large escalier central aux marches garnies de velours desservait les
étages.

Perthuis fit signe à Gondart de jeter un œil dans la pièce de gauche ; il


ferait de même côté opposé. Aucun bruit ne fuitait dans la maison, jusqu’à
ce qu’un bourdonnement de moteur électrique, suivi d’un hurlement ­-
humain, ne vienne rompre ce silence de cathédrale.

— Ça vient de là-haut. Magne-toi, on monte avant qu’il ne soit trop tard.

Les deux hommes se hâtèrent de gravir les marches. Le cri permanent de


la victime déchirait l’espace, comme celui d’une bête blessée, acculée dans
ses retranchements. Perthuis avait atteint le premier étage. Soudain, tous les
sons s’arrêtèrent net. Gondart rata la dernière marche et fit tomber un ­-
guéridon sur lequel reposait un saladier de verre qui valsa contre le mur
avant de se briser. À l’étage du dessus, des bruits de pas se firent entendre
sur le parquet, forçant les policiers à ne pas relâcher leur attention. Les ­-
pistolets automatiques étaient prêts à cracher leurs munitions pour anéantir
le meurtrier en cas de légitime défense ou de nécessité pour sauver la vie
d’autrui. L’un après l’autre, ils montèrent les dernières marches jusqu’à
l’ultime palier. Ils avancèrent lentement vers une pièce dont la porte était
ouverte. Une meuleuse était déposée par terre, le disque diamant taché de
filets de sang. Allongé complètement nu sur le lit, Julien Chavant était
ligoté et bâillonné avec un soutien-gorge. Ses yeux exorbités, maintenus
ouverts par des allumettes, fixaient les policiers avec horreur. Le corps du
malheureux était couvert d’entailles, sans doute réalisées avec la meuleuse.
Son compagnon, Capucin Plessis, ne se trouvait pas dans la pièce. Des pas ­-
résonnèrent dans le hall d’entrée. Le tueur était en train de se faire la malle.

— Gondart, tu restes ici et moi, je me charge d’Étienne Martin. Il ne va


pas me semer une deuxième fois, mon honneur est en jeu !

Alors que le lieutenant entamait sa course folle, le policier ouvrit les portes
du dressing adjacent à la chambre. Capucin Plessis était assis sur le sol,
recroquevillé sur lui-même, tremblant de tous ses membres.

— C’est bon, c’est terminé monsieur Plessis ! Vous pouvez vous relever.
Le meurtrier ne vous fera plus de mal. Nous allons nous occuper de votre
compagnon qui est toujours en vie, les secours ne vont pas tarder.

En sortant de l’habitation, Perthuis héla Boilart qui déboulait en courant de


l’arrière du terrain.

— Viens avec moi Boilart, on se met en chasse du suspect ! Et magne-toi


le trognon, je ne voudrais pas le rater cette fois-ci !

Le fourgon avait déjà une longueur d’avance, mais étant donné la


discrétion de sa peinture, il était facilement repérable. Perthuis contacta
toutes les équipes de police disponibles autour de Nantes.

— Appel à toutes les unités, appel à toutes les unités. Nous poursuivons le
tueur présumé dans l’affaire Barbara Larvin. Attention, l’homme est armé et
dangereux. Il s’appelle Étienne Martin. Il a pris le volant d’une
fourgonnette blanche taguée avec des têtes de mort et autres représentations
scabreuses. L’immatriculation du véhicule est non conventionnelle : VIN -
10 - CTA avec un logo représentant un poignard au bout duquel coule une
goutte de sang. Nous quittons La Chapelle-sur-Erdre et prenons le
périphérique en direction de l’autoroute de Paris. Merci de dresser des
barrages filtrants aux péages.

Chapitre XXIX

Strasbourg, lundi 30 mars

Clotilde Martin vivait dans un petit deux-pièces sans prétention au cœur


d’un quartier ouvrier de la banlieue strasbourgeoise. Les meubles et la ­-
décoration dataient des années 70, les murs étaient jaunis par la fumée de
cigarette et une forte odeur de tabac froid empestait dans la pièce. Le ­-
commandant Jornet et Miroslav Markovic étaient enfoncés dans l’assise
usagée d’un canapé désuet. Face à eux, la femme d’une quarantaine ­-
d’années en paraissait soixante, le visage ridé et les yeux pochés. Elle avait
préparé un plateau avec des tasses de café et quelques biscuits ramollis par
le temps, preuve qu’elle ne devait pas recevoir grand monde et restait terrée
dans son isolement.

— Vous vivez seule, madame Martin ?

— Non, avec mon fils de 22 ans, mais il n’est jamais à la maison, toujours
parti draguer à droite et à gauche.

— Et son père ?

— Il ne l’a jamais reconnu. Étienne en souffre terriblement, vous savez.


Cet enfoiré m’a mise enceinte et m’a jetée comme une vieille chaussette.
J’étais bien trop idiote à l’époque. Il me promettait monts et merveilles, et
moi, je l’ai cru, comme une imbécile.

— Comment s’appelle le père biologique d’Étienne ?

— Il s’agit de Daniel Zink, un riche homme d’affaires, entre autres ­-


président-directeur général de l’entreprise Zinkerde, dans laquelle j’ai ­-
réalisé mon stage. Je suis tombée éperdument amoureuse de cet homme.
Pour une pauvre fille de province comme moi, issue d’une famille ­-
d’ouvriers dans la métallurgie, c’était une opportunité incroyable de pouvoir
fréquenter la haute bourgeoisie alsacienne.

— Saviez-vous que monsieur Zink était marié ?

— Au début de notre flirt, je n’avais pas cette information. Mais certains


employés de Zinkerde m’ont mise en garde en me disant que Daniel était un
homme à femmes et qu’il trompait son épouse. Il m’avait promis de la ­-
quitter pour moi, la naïveté de ma jeunesse m’a aveuglée. J’y croyais, je
buvais ses paroles. Il était expert dans l’art de me rassurer et de me prendre
sous son aile… tant qu’il avait besoin de moi. Lorsque j’ai fait le test de
grossesse et qu’il s’est avéré positif, j’ai pensé que ma vie allait s’améliorer,
que Daniel reconnaîtrait notre enfant, que notre famille vivrait heureuse à
l’abri du besoin. En réalité, ce ne fut que le début de mon calvaire, de notre
calvaire, car Étienne a souffert autant que moi, sinon plus.

— Connaissez-vous Malvina Boizelle-Zink, son épouse ?

— Pas personnellement. Un jour, j’ai voulu tout lui révéler, mon aventure
avec Daniel, l’enfant que nous attendions… Je désirais savoir ce que cette
femme avait de plus que moi. Alors, je l’ai attendue devant chez elle, le
temps était humide et froid. J’étais restée dans ma voiture pour me ­-
réchauffer, moteur allumé et chauffage à fond. Lorsque j’ai vu cette femme
arriver, d’une grande élégance, la mine triste, je me suis ravisée. Elle ne
méritait pas toutes les tromperies de Daniel Zink, et légitimement, elle était
son épouse. Si je lui avouais ma grossesse, cela aurait été un coup de
massue supplémentaire pour cette femme qui me paraissait si douce et
fragile. Vous voyez commandant, j’ai tout de même un bon fond ! Je ne suis
rancunière qu’envers ce salaud de patron qui a rejeté toutes mes
sollicitations, ne ­m’apportant aucun soutien moral ou financier. Il a mis fin
à mon stage du jour au lendemain, sans aucune raison valable. Je peux vous
dire que j’ai galéré, seule pour accoucher, pour élever mon gamin, sans
boulot ! J’ai fréquenté les Restos du cœur pour pouvoir me nourrir, le centre
Emmaüs pour obtenir de quoi m’habiller. J’ai failli terminer à la rue,
comme une véritable SDF. Heureusement que j’ai de la force de caractère et
un minimum d’orgueil. Je me suis battue pour exister dans cette société et
faire en sorte que mon fils accède aux études.

Clotilde Martin s’écroula en sanglots. Cette femme avait supporté des


années de souffrance et de misère sans jamais se plaindre. Aujourd’hui, ses
nerfs lâchaient devant ces deux policiers qui en avaient vu d’autres dans
leur métier et qui restaient impassibles à ses émois.

— Je vous ressers un peu de café ?

— Non merci, répondit Yann. Savez-vous où se trouve votre fils


actuellement ?

— Pourquoi, qu’a-t-il fait ? Je lui avais dit à ce corniaud de rester


tranquille. Il a volé quelque chose, c’est ça ?

— Nous voudrions juste lui poser quelques questions au sujet d’une


relation amoureuse qu’il a eue avec une femme. Cette dernière a porté
plainte pour violence verbale et physique et nous devons croiser sa
déclaration avec celle de la plaignante.

— Je peux savoir qui est cette femme qui ose attaquer mon fils ?
— Nous ne pouvons pas révéler son identité, secret professionnel.

— Il ne m’a jamais ramené de petite amie à la maison, à mon grand ­-


désarroi. J’aurais tellement aimé avoir une belle-fille avec qui discuter, qui
soit ma confidente ou que je sois la sienne. Pour tomber amoureuse de mon
grand garçon, il faut être solide, car il n’est pas facile.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Il a régulièrement des accès de colère et envoie valser tout ce qu’il a à


portée de main.

— Ces bleus sur vos bras, c’est lui qui vous les a faits, n’est-ce pas ?

La mère désabusée s’effondra de nouveau, rongée de remords et noyée de


chagrin.

— Oui, c’est lui, mais je ne veux pas porter plainte. Je ne veux pas que
l’on m’arrache ma seule raison de vivre. Mon fils, c’est mon sang. Sans lui,
mon existence n’a plus aucun sens et je n’aurais plus qu’à me suicider.

— Ne vous inquiétez pas. Pour le moment, nous voulons juste lui poser
quelques questions, c’est tout.

À ce moment précis, la porte d’entrée claqua.

— Vous avez de la chance, je crois que c’est lui qui rentre.

Le jeune homme apparut dans l’embrasure de la porte du salon, surpris par


la présence des deux hommes assis sur le canapé. Il avait les mains -­
ensanglantées et son blouson était également taché de plaques
d’hémoglobine.

— Mon Dieu, qu’as-tu fait mon fils ?


— Je l’ai tué, maman ! Je l’ai tué ! Nous sommes vengés !

Yann Jornet dégaina son arme à feu et se leva.

— Étienne Martin, vous êtes en état d’arrestation pour meurtre avec ­-


préméditation !

Se sentant menacé, le jeune Martin bondit hors de la pièce et prit la fuite à


l’extérieur sans que le commandant n’ait eu le temps de réagir.

— Markovic, tu préviens le commissariat pour qu’ils se rendent au


domicile de Daniel Zink et au siège de Zinkerde. Si, comme il le prétend,
Étienne l’a tué, nous devons retrouver le corps. Moi, je vais le prendre en
chasse et je vais demander l’aide de mes confrères pour bloquer les axes
routiers. Tu en profiteras pour interpeller Eva Müler. Elle pourra être utile
pour nous aider à appréhender son ancien partenaire de la faculté de Nantes.

Yann Jornet remercia promptement Clotilde Martin et fila aux trousses du


tueur présumé de Daniel Zink. Le parking était vide, seule la voiture des
fonctionnaires de police était parquée sur le côté. Au bout de la rue, le ­-
moteur d’un deux-roues se mit à cracher son dioxyde de carbone hors du
pot d’échappement. Le commandant reconnut le fugitif qui enfilait son
casque en roulant. Il sauta au volant de sa voiture, posa le gyrophare
magnétique sur le toit de son véhicule et activa la sirène. La course-
poursuite était ­lancée.

***

Après le départ de Yann Jornet, Markovic inspecta la chambre d’Étienne,


avec l’approbation de la mère du garçon. Outre des posters à la gloire de
Marilyn Manson, la chambre du jeune homme était peu décorée et meublée,
excepté un bureau fabrication Ikea, sur lequel était posé un ordinateur ­-
portable. Clotilde Martin, restée en retrait dans le salon adjacent, était ­-
encore sous le choc des propos de son fils. Elle ne réalisait pas comment
Étienne avait pu passer aux actes en trucidant Daniel Zink. Certes, elle avait
rêvé maintes et maintes fois la mort de son ancienne relation amoureuse,
que ce soit au bout d’une corde, une balle dans la tête, ou noyé dans sa
baignoire, mais de là à franchir le pas…

— Je peux allumer l’ordinateur de votre fils, madame Martin ?

— Faites ! Faites ! Au point où j’en suis, plus rien n’a d’importance pour
moi !

Le policier sortit le portable du mode veille et se connecta sans avoir à


entrer de mot de passe. Il vérifia les fichiers dans l’explorateur Windows,
mais rien de transcendant. Après avoir lancé les différents navigateurs web,
il contrôla l’historique des sites Internet visités par le propriétaire de
l’ordinateur. Une URL revenait régulièrement. Markovic cliqua sur le lien
et ­arriva sur une application destinée à retrouver ses homonymes et leur
répartition géographique dans toute la France. La fonction de recherche
avait conservé en cache le nom de famille Martin. En le sélectionnant, puis
en cliquant sur le bouton de validation, la carte de France apparut sous
Google Maps avec des drapeaux indiquant la localisation de tous les
hommes ou enfants portant le nom de Martin dans l’hexagone. Ce nom, en
tant que tel, était le plus porté, par environ 50 000 familles, suivi de près par
les Bernard, Dubois ou Thomas. À eux seuls, les dénommés Étienne Martin
étaient plus d’une centaine. Markovic en connaissait au moins trois, pas
encore personnellement, mais de réputation, individus peu fréquentables par
ailleurs. Dans la liste des sites concernés, un autre était intitulé Vindicta. Le
lien était redirigé vers l’adresse IP d’un serveur web du type Apache
hébergeant une autre application avec une gestion de contenus dont un blog
sur lequel les trois suspects de cette enquête avaient défini leur objectif de
vengeance avec un plan d’exécution détaillé. Les noms des victimes étaient
listés dans un ordre chronologique démarrant avec Barbara Larvin et se
terminant ­simultanément le même jour, ce lundi 30 mars, avec les meurtres
de Julien Chavant, Capucin Plessis, Daniel Zink et Bertrand Duclon. Une
fois leurs actes réalisés, les trois tueurs devaient se donner rendez-vous vers
un point central entre Nantes, Strasbourg et Marseille, dans une ancienne
demeure, à côté du château de Boussac, en plein cœur de la Creuse.
Markovic fit des recherches rapides sur l’histoire de cette bastille
rectangulaire austère et imposante, s’élevant au sommet d’un éperon
rocheux. George Sand y ­séjourna plusieurs fois vers la fin du XIXᵉ siècle.
En tombant sur le livre intitulé Les Amants maudits, que formaient cette
dernière avec Musset et Chopin, le policier se souvint que Perthuis lui avait
parlé du couple Eva Müler et Étienne Martin, réunis à la faculté de Nantes,
et qui se faisaient appeler comme tels. Rien n’avait été laissé au hasard dans
cette instigation au meurtre. Markovic prit des notes sur un morceau de
papier, prit plusieurs photos des sites web concernés et embarqua
l’ordinateur portable du jeune homme. Il rédigea un mail qu’il expédia à ses
collègues depuis son téléphone avec toutes les informations et les pièces
jointes associées. Tous ­savaient désormais où convergeraient les suspects
après s’être affranchis de leurs actes meurtriers.

Trente minutes plus tard, le lieutenant Pernon vint récupérer Markovic


chez la mère du fuyard. Il avait pris soin de contacter des soutiens
psychologiques pour éviter que la malheureuse ne fasse un geste
regrettable. Puis, les deux policiers allèrent interpeller Eva Müler au siège
de la société Zinkerde. Lorsqu’elle apprit l’hypothèse, non encore
confirmée, de la mort de son amant, elle parut surprise, mais sans plus.
Cette femme froide était-elle la complice de l’organisation Vindicta ?
Markovic n’en avait pas le cœur net. Il connaissait bien le caractère et la
personnalité des femmes des pays de l’Est et avait le don de lire dans leurs
pensées, du moins il s’en persuadait. Mais Eva Müler ne laissait transpirer
aucune émotion palpable. Elle suivit le Serbe sans la moindre résistance.
Constatant que le PDG n’était pas ­présent sur le site de l’entreprise, le trio
reprit la route, direction l’adresse du domicile des Zink. Lorsqu’ils
arrivèrent sur place, une voiture de leurs collègues était déjà stationnée
devant la maison. Ils les rejoignirent à l’intérieur avec l’appréhension de
découvrir un corps inerte, sans doute mutilé comme le furent les précédents
cadavres de Nantes. Allongé sur un tapis berbère, Daniel Zink gisait,
baignant dans son sang.

— Salut les gars ! La victime a reçu plusieurs coups de couteau ayant


entraîné la mort, mais nous attendons le légiste pour avoir confirmation,
expliqua l’un des policiers arrivés en premier sur les lieux.

— Est-ce que madame Boizelle est dans la maison ?

— On ne sait pas. Nous venons juste d’arriver.

Markovic entreprit de fouiller l’habitation pièce par pièce. En pénétrant


dans la chambre, elle était là, nue, recouverte d’un drap blanc, allongée sur
le lit, en larmes, tremblante, le regard livide.

— Madame Boizelle, vous allez bien ?

— Il m’a violée. J’ai eu beau me défendre, je n’ai rien pu faire contre sa


force !

— Est-ce que vous pouvez me confirmer que votre agresseur est bien
Étienne Martin, celui qui vous a envoyé des menaces par texto ?

— Je vous le confirme.

— Mais où sont les policiers qui devaient assurer votre protection ?

— Je ne sais pas.

— Rhabillez-vous, nous allons vous conduire à l’hôpital le plus proche.


Vous y subirez une série d’analyses pour être certain que tout va bien.
— Et Daniel ? Où est Daniel ?

— Il est mort.

— Mon Dieu !

Malvina prit la position fœtale, comme pour rechercher au plus profond


d’elle-même un cocon pour la protéger de toutes ces agressions extérieures.

Les deux policiers chargés d’assurer la sécurité de Malvina Boizelle furent


retrouvés ligotés dans le garage. Étienne avait préparé son attaque en ne
négligeant aucun détail. Il avait réussi à accomplir sa vengeance. Une
nouvelle fois, Vindicta avait frappé, gratifiée de sa signature avec le sang de
la victime.

Chapitre XXX

Marseille, lundi 30 mars

Claire Floresti conduisait à vive allure, sirène hurlante, en direction du


camp militaire de Carpagène. Côté passager, Romane Scott se cramponnait
à la poignée fixée au-dessus de sa portière. Sur la banquette arrière, deux
collègues de la commissaire de police avaient le sourire jusqu’aux oreilles
en observant la provinciale stressée comme une pile électrique. Le ­-
chauffeur s’octroyait la conduite appropriée d’un véhicule prioritaire en
plein cœur de Marseille : feux rouges grillés, doublement par la droite,
passage entre deux files de circulation, plus quelques sens interdits non
respectés. Elle drainait sur son passage une quantité astronomique de coups
de klaxon, au-delà du nombre habituel déjà élevé dans la cité phocéenne. Le
convoi arriva à la base militaire. Ils demandèrent à être reçus par l’adjudant-
chef Bertrand Duclon, mais ce dernier était absent. Nonobstant, les policiers
insistèrent pour avoir un entretien avec son supérieur hiérarchique, le
colonel ­Delacroix. Leur requête aboutit et ils furent invités à se rendre dans
une salle de réunion décorée de cartes géographiques sur lesquelles des
tracés au marqueur indiquaient sans doute des axes de stratégies de défense
ou ­d’incursion dans des pays soumis à l’ingérence du gouvernement
français.

Le colonel, en costume d’apparat, orné de récompenses, se présenta ­devant


le groupe.

— Bonjour mesdames et messieurs, que puis-je pour vous ?

— Mon colonel, je suis la commissaire de police Floresti et je ne vais pas


y aller par quatre chemins. Nous avons eu la déposition de trois jeunes
concernant des faits graves impliquant, entre autres, l’adjudant-chef
Bertrand Duclon.

— Ne me dites pas que vous avez cru les balivernes de sa fille, qui devait
sûrement faire partie de cette bande de drogués que vous avez interrogés ?

— Un peu de respect, s’il vous plaît mon colonel ! Pour répondre à votre
remarque, effectivement, Tamara Duclon fait partie des témoins
auditionnés.

— Je croyais pourtant qu’elle était m…

— Qu’elle était quoi, mon colonel ?

— Qu’elle était malade, gravement malade. C’est ce que m’avait raconté


l’adjudant-chef.

— Passons. Si je vous parle d’une mission au Cambodge, de la mort de


Nicolas Martin, du tyran Pol Pot, d’une jeune recrue nommée José Santos,
et, plus récemment, de Gregorio Francotti, propriétaire du yacht Le Prince
des Mers, est-ce que tout cela vous parle mon colonel ?
Le gradé semblait mal à l’aise et prenait le temps de la réflexion. Romane
Scott, qui avait sorti son cahier, prenait des notes à la volée, n’en perdant
pas une miette. Elle allait réaliser un article passionnant sur le quotidien de
la police marseillaise et cette enquête donnerait un peu plus d’importance et
de consistance à son sujet.

— Vous faites sûrement allusion à notre mission reconstruction, qui s’est


déroulée au Cambodge entre 1993 et 1999 ? Suite à la fin du règne du ­-
dictateur Pol Pot, notre régiment a été envoyé sur le terrain pour aider le
pays à rebondir sur une nouvelle dynamique politique, économique et ­-
sociale. L’adjudant-chef Bertrand Duclon faisait effectivement partie du
voyage. Nous avons travaillé d’arrache-pied et nous nous sommes investis à
fond dans cette mission, au point de faire énormément d’heures de travail
chaque jour. Il fallait que la condition physique des hommes soit
irréprochable pour répondre aux exigences du terrain. Nous étions
quasiment en situation de guerre, infiltrés dans un environnement hostile.
Certains ­engagés ont mal supporté cette pression. Ce fut malheureusement
le cas pour Nicolas Martin. Son cœur a lâché suite à un exercice intensif,
mais pas plus poussé que ceux que nous faisons subir aux commandos ou
aux troupes d’élite. Une enquête a eu lieu suite au décès du soldat Martin et
l’adjudant-­chef Bertrand Duclon a été acquitté. Je sais que la famille de la
victime n’a pas supporté la disparition de leur fils aîné et que leur histoire
s’est très mal terminée.

— Est-ce que vous me confirmez que la fille adoptive de Bertrand Duclon


est en réalité la fille biologique de Pol Pot ?

— Je ne peux répondre à cette question. Ces faits sont soumis au secret


défense et je ne suis pas apte à vous révéler ces informations.

— Pouvez-vous au moins nous dire où se trouve le sous-officier Bertrand


Duclon actuellement ?
— Il encadre un escadron pour un exercice militaire sur l’île de Planier, au
large de Marseille. Elle a été réquisitionnée par l’armée pour la semaine
afin de préparer des nageurs de combat. Ils sont formés par équipes de
deux, suivant un protocole bien déterminé.

— Sans doute un programme à la Bertrand Duclon, pendant lequel il va


pousser ses élèves à bout ?

— Je ne ferai aucun commentaire sur votre remarque. Ici, nous sommes


dans l’armée et ceux qui ont signé savent à quoi s’attendre. Il y a même de
la place pour les femmes si cela vous tente ?

— Gardez vos propos sexistes pour vous, mon colonel. Nous avons les
informations qu’il nous faut pour le moment, mais si j’étais vous, je me
tiendrais à carreau, non seulement parce que nous allons nous revoir pour
clôturer cette enquête, mais également parce qu’un homme, libre de tout
mouvement, a une soif de vengeance exacerbée. Vous pourriez bien être sur
sa liste, au même titre que l’adjudant-chef Bertrand Duclon que nous allons
rejoindre immédiatement sur l’île de Planier, s’il n’est pas trop tard.

Laissant ses considérations de côté et le colonel à ses pensées noires, la


commissaire Floresti embarqua la troupe dans son véhicule.

— Alors, qu’as-tu pensé du colonel Delacroix, Romane ?

— Il ne me paraît pas net du tout, sous ses airs de faux macho militaire. Il
couvre l’adjudant-chef, c’est sûr. Je ne sais pas ce qui s’est passé au -­
Cambodge, mais les faits doivent être suffisamment graves pour que ces
deux gradés essaient d’étouffer leur passé.

— Je crois que je vais pouvoir t’embaucher dans mon commissariat,


graine de policière !

Les deux complices riaient sous le regard impassible de leurs collègues


masculins qui les accompagnaient, totalement goguenards à l’arrière de la
voiture.

***

L’île de Planier se situait à environ neuf kilomètres de la côte la plus


proche, mais à quinze kilomètres du Vieux-Port. Elle était connue
historiquement pour les naufrages occasionnés par les nombreux récifs
présents dans la zone. La vedette de la gendarmerie maritime faisait route
vers l’îlot, avec à son bord leurs confrères de la police nationale et la
journaliste ­Romane Scott. Le phare se dressait majestueusement, planté sur
son m
­ orceau de cailloux.

— Il n’y a qu’un phare sur l’île de Planier ? questionna la journaliste en


haussant la voix pour couvrir le bruit du moteur.

— Il y a également un centre de plongée et une auberge, mais c’est tout,


répondit la commissaire Floresti.

Quelques minutes plus tard, la vedette jeta l’ancre à distance raisonnable


des récifs.

— Vous allez rejoindre l’îlot avec le semi-rigide, indiqua le capitaine de


gendarmerie.

Le treuil descendit le Zodiac sur l’eau, puis la commissaire Floresti et ses


deux acolytes montèrent à bord, accompagnés d’un gendarme qui gérait les
manœuvres inhérentes au moteur.

— Romane, tu vas rester sur la vedette, car c’est trop dangereux et je ne


veux pas mettre ta vie en péril. J’en connais un qui m’en voudrait
terriblement. Tu pourras suivre les opérations avec une paire de jumelles, ce
sera plus sûr.
— Bien chef !

L’embarcation légère se détacha du bateau et glissa sur l’eau jusqu’à son


objectif. Les policiers vérifièrent que leur arme était bien chargée avant de
descendre à terre. Le bâtiment rectangulaire, adjacent au phare, était
austère, comme un mur d’enceinte pour protéger la forteresse. La
végétation était quasi inexistante sur ce sol rocheux qui renvoyait une image
caractéristique des sites désertiques oubliés par la civilisation. La troupe de
policiers ­avançait en bloc compact pour s’assurer les uns les autres.

— Commissaire, corps en vue.

Sous l’une des arches de la construction, un cadavre gisait sur le sol, une
flèche de harpon plantée dans le dos.

— Couvrez-moi, je vais jeter un œil.

La policière s’approcha de la victime qui était vêtue d’une ­combinaison de


plongée néoprène spécifique, de type commando. Elle ­positionna le corps
sur le côté et releva la cagoule qui masquait son visage. Ses traits fins
révélaient son jeune âge. Il ne s’agissait donc pas de l’adjudant-­chef
Bertrand Duclon, mais plutôt de l’un de ses élèves. Le ­colonel Delacroix
avait mentionné que les formations des nageurs de ­combat s’effectuaient
par binôme. Restait donc à savoir où se trouvait son camarade, mais surtout,
quid de leur instructeur, car visiblement, Étienne Martin avait déjà sévi. La
force d’intervention continua son investigation de l’îlot. En avançant vers le
phare, ils ne tardèrent pas à découvrir le corps du second engagé, tué dans
les mêmes conditions. La porte d’entrée du phare était restée ouverte, la
commissaire Floresti craignait le pire et fit signe à son équipe de monter en
haut de l’édifice. L’escalier en colimaçon leur donna le tournis avant qu’ils
ne gagnent la plateforme sommitale. L’adjudant-chef Bertrand Duclon se
trouvait là-haut, attaché à l’optique de Fresnel, arborant un vêtement
traditionnel asiatique. Ses yeux étaient grands ouverts, mais il ne bougeait
plus. Le trio effectua un rapide contrôle pour vérifier si le ­meurtrier avait
déjà quitté l’endroit, puis ils prirent soin d’analyser les détails de cette mise
en scène. L’adjudant-chef avait un sabre Mhong planté dans le cœur, très ­-
certainement un message d’Étienne Martin, en commémoration des années
cambodgiennes, lorsque son frère perdit la vie. L’inéluctable signature de
VINDICTA était gravée en lettres de sang sur le front du militaire. La ­-
vengeance avait dicté sa loi. Au même moment, un SMS du commandant
Jornet arriva sur le téléphone portable de la commissaire :

Je ne sais pas si vous avez eu la chance de sauver Bertrand Duclon, mais


pour Daniel Zink, nous sommes arrivés trop tard. En revanche, nous
connaissons désormais le point de ralliement de nos trois meurtriers. Ils
vont converger vers le village de Boussac, dans le département de la
Creuse. Je vous donne rendez-vous là-bas, afin d’unir nos forces pour ­-
appréhender les trois meurtriers. Toute mon équipe sera sur site. J’imagine
que Romane Scott va vouloir vous accompagner. Je vous laisse seule juge
de cette décision. À tout à l’heure. Commandant Jornet.

— Vous connaissez la Creuse, les gars ?

— Pas vraiment, commissaire. Ce n’est pas le genre de lieu où je vais


passer mes vacances.

— Eh bien, je vous offre un voyage expéditif à Boussac. Je suis certaine


que vous allez apprécier les charmes et la convivialité de ses hôtes. La ­-
famille Martin sera au complet pour vous accueillir.

— Quand part-on ?

— Maintenant ! Appelez l’hélicoptère pour qu’il vienne récupérer les trois


cadavres !

Chapitre XXXI
Boussac, centre de gravité du triangle Nantes-Strasbourg-Marseille, mardi
31 mars

La mairie de la petite commune creusoise, perdue dans la campagne, entre


Guéret et Montluçon, avait été transformée en quartier général pour
centraliser le commandement des différentes unités de police qui avaient
investi les lieux la veille au soir. La gendarmerie locale était à pied d’œuvre
pour bloquer tous les axes routiers autour de Boussac. Lors de sa cavale,
Étienne Martin n°1, appelé tel quel par l’équipe du commandant Jornet, afin
de pouvoir différencier les trois homonymes Étienne Martin, s’était
débarrassé de son fourgon trop voyant après avoir quitté Nantes. Il avait
ensuite braqué un retraité sans histoire qui rentrait sa voiture dans son
garage pour lui voler son bien. Le vieil homme porta aussitôt plainte et son
témoignage permit d’identifier le suspect. Quant à Étienne Martin n°2, les
forces de l’ordre n’eurent pas de mal à suivre la route du motard depuis
Strasbourg, ce ­dernier ayant emprunté les axes autoroutiers, laissant les
traces de sa carte bancaire et des enregistrements vidéo à chaque péage
entre l’A31 et l’A6. Il avait fini par quitter l’autoroute à hauteur de Mâcon,
avant de gagner les petites routes nationales et départementales de la
Creuse. Étienne Martin n°3 avait également emprunté les axes autoroutiers
depuis Marseille, en passant par Montpellier, avant de remonter sur
Clermont-Ferrand et ­terminer sur l’A71 jusqu’à Montluçon. Leurs véhicules
respectifs étaient sans doute planqués dans la grange attenante à l’ancienne
auberge dans ­laquelle le trio de meurtriers s’était retrouvé. La bâtisse était
sous surveillance depuis la veille, afin de contrôler leurs faits et gestes. Les
trois hommes étaient considérés comme très dangereux, ayant chacun un ou
plusieurs meurtres à leur actif. Les moyens mis en place par la police
étaient adaptés en conséquence.

Dans la salle de réunion principale de la mairie de Boussac, monsieur le


maire en personne préparait la cafetière pour alimenter en caféine l’équipe
de choc qui avait élu domicile dans sa commune d’environ 1 300 habitants.
Il y avait bien longtemps qu’il n’avait vécu une telle effervescence dans sa
bourgade. Tous les Boussacois et les Boussacoises avaient les yeux collés
aux fenêtres pour épier le va-et-vient incessant des véhicules de police et de
gendarmerie. À ce train-là, il y aurait bientôt plus de fonctionnaires des
forces de l’ordre que d’habitants, pensaient la plupart d’entre eux.

Le commandant Jornet avait récupéré dans un débarras un ancien tableau


noir fixé sur un support à roulettes, sur lequel il écrivait à la craie un état de
la situation qu’il compléta par des explications afin de préparer l’offensive.
Dans la salle, l’assemblée était attentive. Elle se composait des équipiers de
l’officier de police, à savoir Perthuis, Gondart, Boilart et Markovic, ainsi
que de la commissaire Claire Floresti, Romane Scott et Eva Müler, laquelle
était menottée sur une chaise.

— Les trois meurtriers que nous allons appréhender sont : EM n°1,


originaire de Nantes, 44 ans, EM n°2, de Strasbourg, 22 ans et EM n°3, de ­-
Marseille, 30 ans. Le plus dangereux semble être EM n°1 avec quatre ­-
assassinats à son actif et deux tentatives qui ont échoué. Pour sa part, EM
n°3 n’a pas hésité à supprimer deux militaires avant de pouvoir atteindre sa
cible, l’adjudant-chef Duclon. Enfin, le plus jeune d’entre eux, EM n°2, a
tué son père biologique en la personne de Daniel Zink. Trois destins ­-
différents sur des chemins chaotiques, mais finalement un pacte commun
signé Vindicta.

Le commandant Yann Jornet se tourna vers Eva Müler, puis s’approcha


d’elle.

— Dites-nous madame Müler, vous qui connaissez si bien EM n°1, votre


ex-petit ami pendant vos années estudiantines. Que pouvez-vous nous ­-
apprendre sur sa personnalité qui pourrait nous être utile ? Si vous ­-
collaborez avec la police, les juges seront sans doute plus indulgents à votre
égard, dans l’hypothèse où des preuves viendraient vous impliquer
directement dans cette affaire.
— Il y a longtemps que je n’ai pas revu Étienne, commandant. Ce que je
peux vous affirmer, c’est qu’à l’époque de la faculté de médecine, il avait
déjà un caractère très déterminé. Je suis persuadée qu’il a très mal supporté
les sévices imposés par la Guilde Salvatrice. Leur idéologie était à l’opposé
de ses convictions personnelles, notamment en matière de sexualité. Ce
mouvement n’avait aucune légitimité et ses membres étaient pervertis par
les cerveaux de la Guilde, dont faisait partie le professeur Savenberg, ­-
initiateur du mouvement. Barbara Larvin n’était pas en reste, elle a toujours
été une étudiante active débordante d’imagination pour l’organisation des
cérémonies d’intronisation pour les nouveaux, ce que l’on appelle
communément le bizutage.

— Vous cautionnez donc les meurtres perpétrés par Étienne ?

— Aucunement. Je vous donne juste des éléments factuels pour que vous
essayiez de comprendre quelle était la situation sous le joug de la Guilde
Salvatrice.

— Avez-vous occupé un rôle précis au sein de cette association de ­-


meurtriers qui sévit sous le pseudonyme de Vindicta ?

— Pas le moins du monde. Je ne connaissais absolument pas l’existence de


ce groupuscule.

— Vous allez me faire croire que votre liaison avec Daniel Zink, père de
EM n°2, était le fruit du hasard, tout comme son homonymie avec EM n°1 ?

— Exactement. D’ailleurs, pouvez-vous m’indiquer de quel droit je suis


menottée à cette chaise ? Vous connaissez l’article 803 du Code pénal,
commandant ?

— Bien entendu.

— Eh bien, il stipule que nul ne peut être soumis au port des menottes ou
des entraves que s’il est considéré, soit comme dangereux pour autrui ou
pour lui-même, soit comme susceptible de prendre la fuite.

— Férue de droit, madame Müler ? Vous pensez que si je vous enlève les
menottes, l’idée de vous échapper pour aller prévenir notre trio d’Étienne
ne va pas vous traverser l’esprit ? À mon tour, laissez-moi vous rappeler le
texte de la circulaire du 25 novembre qui indique que toute fuite suspicieuse
ou comportement de nature à faire soupçonner la commission d’un crime
ou d’un délit permet à l’officier de police judiciaire d’en interpeller
l’auteur, conformément aux dispositions des articles 53 et 73 du Code de
procédure pénale régissant l’enquête de flagrance. En ­particulier, le fait
d’opposer une résistance violente au déroulement de la perquisition peut
être constitutif de la rébellion prévue et réprimée par l’article 433-6 du
Code pénal. À chacun son interprétation des textes, madame Müler, mais
pour moi, votre comportement et votre passé tumultueux sont suspects et
potentiellement dangereux.

— Sachez que j’ai suivi une licence de droit en parallèle de mes études de
médecine. Il me semble que je n’ai montré aucun signe de résistance
lorsque vos collègues sont venus m’interpeller au siège de l’entreprise ­-
Zinkerde, n’est-ce pas monsieur Markovic ?

— Je confirme, commandant.

— Cela ne veut rien dire. Tant que nous n’aurons pas appréhendé les
criminels, je ne peux vous faire confiance. Il en va de la sécurité des ­-
citoyens, et on me paie pour cela.

Jornet était sur les nerfs. Il alla se servir une autre tasse de café. Ce ­dernier
n’était pas assez corsé à son goût, le maire y était allé à l’économie en ­-
préparant la cafetière, réduction de budgets oblige.

— Quand part-on à l’assaut, commandant ?


— J’allais y venir Perthuis. Nous allons nous déployer autour de ­l’auberge
au cours de la matinée. Lorsque tout le monde sera en place, nous lançons
l’offensive à 13 h pile. À cette heure-ci, nous pouvons espérer que les trois
hommes retranchés dans leur terrier relâcheront leur vigilance pour
s’alimenter durant le déjeuner.

— Vous croyez qu’ils sont lourdement armés ?

— Il est vraisemblable que oui. À ce stade, nous ne pouvons prendre


aucun risque. Markovic, lorsque tu as consulté l’ordinateur et le blog d’EM
n°2, as-tu trouvé des informations au sujet de leur arsenal de défense au
point de ralliement ?

— Négatif. Seul le nom du lieu est mentionné. Il n’y a aucun détail sur
leur armement ni même sur ce qu’ils projettent de faire par la suite.

— Peut-être parce qu’il ne la connaissait pas lui-même, ou que seul EM


n°1 maîtrise leur destin ? Nous pouvons tout imaginer, même, pourquoi pas,
être confrontés à un suicide. Souvenez-vous des âmes perdues de
Jonestown, le plus grand suicide collectif organisé par la secte du « Temple
du Peuple » sous l’égide du pasteur Jim Jones.

— Je ne crois pas que ce soit la fin envisagée par Étienne.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela, madame Müler ?

— Ce n’était pas son style de baisser les bras et de s’apitoyer sur son sort
au point de vouloir se donner la mort, à moins qu’il ait changé depuis. Je
pense que sa logique le poussera à réaliser un baroud d’honneur, il ­-
cherchera à dégommer un maximum de flics !

— Sympathique pour le moral des troupes. Malheureusement pour


Étienne, nous n’allons pas lui laisser le loisir de « dégommer du flic »,
comme vous dites si bien. Le trio n’est pas censé savoir que nous avons mis
la main sur l’ordinateur portable de EM n°2 pour collecter les informations
de son blog privé dans lequel apparaît l’adresse de leur planque au cœur de
ce village. Nous bénéficions de l’effet de surprise et nous allons en user et
en abuser. Je peux vous poser une dernière question, madame Müler ?

— Tentez votre chance.

— Pourquoi vous appeliez-vous les Amants maudits avec votre


compagnon EM n°1 ?

— Étienne et moi étions deux enfants très réservés avec une timidité
presque maladive, donc des proies faciles pour des caïds en manque de
boucs émissaires. Nous avons subi des maltraitances et des brimades ­-
quotidiennes de nos camarades de classe. Vous savez, c’est comme cela que
se forge une personnalité, en se servant de l’expérience passée et en se
construisant une carapace. Pendant nos années au lycée, nos souffrances
respectives s’étaient atténuées, mais lorsque nous sommes entrés en faculté
de médecine, le cauchemar a commencé. Lors du premier bizutage, Étienne
a été attaché à une laisse, comme un chien, et ils l’ont forcé à manger des
croquettes pour animaux dans une gamelle. Nouvelle humiliation ! J’ai
également été martyrisée par les secondes années de médecine, tous à la
solde de la Guilde. J’ai subi des attouchements sexuels, ce que l’on pourrait
considérer comme un viol d’un point de vue pénal puisque je n’étais pas
consentante. À cette époque, je ne connaissais pas encore suffisamment les
lois et je n’avais pas le tempérament pour me rebeller ou porter plainte.
Avec Étienne, nous nous sommes rencontrés lors d’une soirée et avons ­-
rapidement partagé nos expériences, cela nous a rapprochés. Nous avons
décidé de mettre fin à notre chemin de croix en créant un groupe de ­-
rébellion, avec l’aide d’un troisième étudiant du nom de Romain Menaz.
Romain était notre leader, notre maître à penser et guide spirituel. Ses idées
étaient plutôt de droite, d’extrême droite plus exactement, mais il se ­-
défendait d’avoir créé un mouvement politique. C’est la Guilde Salvatrice
qui nous a surnommés « les Amants maudits », sans doute une référence à
la littérature et ses héros meurtris : Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette. Si
vous remontez le temps jusqu’aux confins de la mythologie grecque, vous
trouverez également des couples maudits, tels Orphée et Eurydice. Mais
peu importe la référence, le nom d’amants maudits nous collait parfaitement
à la peau, en raison de nos souffrances vécues et de nos meurtrissures. J’ai
toujours pensé qu’Étienne en avait pâti plus que moi. Il consultait un ­-
psychologue pour essayer de se reconstruire. Mais étant donné les
circonstances actuelles, je crains que cela ne se soit soldé par un échec.

— Avec quatre cadavres à son actif et une tentative d’assassinat sur un


couple homosexuel, nous pouvons parler d’un échec de sa thérapie. Sans
compter que son psychologue attitré, le docteur Honoré Pinson, fait partie
des victimes. J’y vois un peu plus clair dans le passé et la personnalité de
EM n°1, je comprends comment son esprit a été façonné et perverti jusqu’à
la folie meurtrière. Il a dépassé la ligne à ne pas franchir en se mettant hors
la loi. Nous ne pouvons plus rien pour lui.

***

L’ancienne auberge au toit de chaume était désormais cernée par les forces
de police. À l’intérieur, les trois individus ne se doutaient de rien. La
commissaire Floresti portait une mini-caméra pour permettre à Romane
Scott de suivre l’intervention à distance. Elle aurait presque pu animer une
émission de téléréalité voyeuriste intitulée « la mort en direct », mais cela
sonnait un peu glauque et totalement amoral, contraire à ses convictions.
Les équipes approchèrent de façon coordonnée pour atteindre la bâtisse. Un
filet de fumée blanche s’échappait de la cheminée pour venir se perdre dans
l’immensité céleste azurée. Rien ne laissait présager l’affrontement qui se
dessinait dans cette campagne paisible de la Creuse.

La communication entre les policiers se faisait visuellement par des signes


explicites répétés maintes fois lors des entraînements. Tous portaient un
gilet pare-balles pour préserver leurs organes vitaux. Perthuis jeta un œil par
une fenêtre du pignon nord. Il indiqua à ses coéquipiers que la voie était
libre. Le commandant Jornet se plaqua contre le mur, à proximité de la
porte principale. Markovic l’imita côté opposé et vérifia que son chargeur
était bien enclenché. Boilart donna le décompte final avant l’assaut.
Lorsqu’il ferma le point, la serrure de la porte d’entrée explosa. Cette
dernière fut enfoncée pour permettre aux troupes de pénétrer dans la
maison. La pièce principale était vide. Des buches incandescentes se
consommaient lentement dans l’âtre de la cheminée. Dans la cuisine, des
assiettes sales étaient empilées dans l’évier, des verres au fond rougi par le
vin étaient disposés sur la table aux côtés d’une bouteille de Bordeaux
quasiment vide.

— Personne ne touche à rien, compris ! chuchota Jornet.

Il indiqua à Boilart d’emprunter l’escalier en bois menant au niveau ­-


supérieur. Le policier exécuta les ordres et avança, marche par marche.
Arrivé sur la dernière, son pied heurta un filin qui reliait la rampe d’escalier
à un mécanisme posé sur le palier. Le policier eut juste le temps d’alerter
ses coéquipiers en leur criant de se plaquer à terre. L’engin explosa,
provoquant un bruit retentissant. La déflagration propulsa Boilart en bas de
­l’escalier qui se disloqua sous la violence de la détonation. Des morceaux
de bois volèrent dans toute la pièce. Les policiers étaient tous ventre à terre,
se protégeant la tête pour éviter de recevoir des débris. Le souffle de
l’explosion brisa les carreaux des fenêtres et fit voler la cendre de la
cheminée qui se dispersa dans l’air, provoquant un voile gris semblable à
celui d’un volcan en éruption. Le commandant Jornet se releva et accourut
vers David Boilart qui ne bougeait plus. Sa jambe gauche était déchiquetée.
Heureusement, son gilet pare-balles en kevlar l’avait sauvé d’une mort
certaine. Il respirait encore, difficilement.

— Aidez-moi ! cria Jornet. Nous allons le transporter à l’extérieur pour le


mettre à l’abri et lui prodiguer les premiers soins. En plus, l’air est vicié ici,
il a du mal à respirer.

La commissaire Floresti et Markovic aidèrent le commandant à ­transporter


le blessé en dehors de l’auberge. L’opération se déroulait sous couvert des
armes de leurs collègues, au cas où une riposte des belligérants
interviendrait par surprise. David Boilart fut allongé et recouvert d’une
couverture de survie, en attendant d’être évacué rapidement vers un centre
de soins. Sa jambe n’était pas belle à voir et le sang coulait abondamment.
Jornet contacta le maire de Boussac qui restait disponible à tout moment en
base arrière depuis le QG.

— Monsieur le maire, ici le commandant Yann Jornet. Pouvez-vous me


dire où se situe l’hôpital le plus proche de Boussac, car nous avons un
blessé grave qui doit être pris en charge immédiatement ?

— Vous devez vous rendre à l’hôpital La Valette, à Guéret. Il n’y en a


malheureusement pas de plus près. La désertification des établissements de
santé en milieu rural est une réalité, encore plus dans notre département
sinistré de la Creuse.

— Combien de temps faut-il pour se rendre à Guéret en voiture ?

— C’est à une cinquantaine de kilomètres, donc prévoir une bonne heure,


en respectant les limitations de vitesse. Avec un véhicule prioritaire, vous
mettrez certainement moins de temps.

— Merci pour les renseignements et pour votre disponibilité, monsieur le


maire.

Le commandant raccrocha.

— Commissaire Floresti, pouvez-vous vous occuper de mon coéquipier et


contacter les médecins urgentistes du SAMU ou du SMUR afin qu’ils
interviennent pour lui prodiguer les premiers soins ? Il faut le conduire de
toute urgence au centre hospitalier La Valette situé dans la ville de Guéret !

— Aucun souci. Nous allons nous en occuper avec Romane. Il a l’air


vraiment mal en point.

— Merci pour lui. Je vais rejoindre mes hommes au milieu de ce ­-


traquenard. Nos trois meurtriers ont dû être informés de nos actions. Je ne
sais pas par qui ni comment, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils ont piégé la
maison.

À l’intérieur de l’auberge, le voile opaque de cendres était retombé et l’air


était de nouveau respirable. L’escalier complètement détruit ne ­permettait
plus de gagner l’étage depuis la salle à manger. Le reste de l’équipe était
resté en retrait en attendant les directives.

— Comment procède-t-on, commandant ?

— Nous ne sommes même pas sûrs que les trois meurtriers se trouvent
encore dans cette auberge. Il faut lever le doute d’une façon ou d’une autre.
Markovic, va voir si tu trouves une échelle. Je vais demander aux ­-
démineurs d’intervenir en soutien. Ils grimperont à l’étage par l’extérieur en
passant par les fenêtres des chiens assis. Je vous demande de rester
concentrés et vigilants. Il y a peut-être d’autres explosifs disséminés à
l’étage ou autour de l’auberge.

Deux hommes du peloton de déminage de la gendarmerie de Montluçon


arrivèrent environ quinze minutes plus tard, casque sur la tête, visière ­-
baissée. Le plus grand tenait un robot mécanique entre les mains, l’autre
grimpa à l’échelle installée par Markovic et finit de casser la fenêtre déjà
bien abîmée par l’explosion. Puis, son collègue monta à son tour pour lui
transmettre le robot muni d’une caméra vidéo. Ce dernier fut déposé à ­-
l’intérieur de l’auberge dans le but d’analyser l’étage. Les spécialistes ­-
redescendirent et pilotèrent leur engin à l’aide d’un joystick branché sur un
ordinateur portable. Sur l’écran, le robot se frayait un chemin entre les ­-
débris, utilisant ses chenilles pour franchir les obstacles. Au bout de
quelques minutes, le démineur ferma sa console et releva sa visière.

— Visiblement, il n’y a plus personne à l’intérieur et je n’ai pas constaté la


présence de charges explosives, du moins pas visibles. Nous allons ­monter
pour vérifier de visu les informations transmises par notre engin. Si la voie
est libre, vous pourrez monter à votre tour.

— OK. Merci les gars !

Soudain, le ciel se ponctua d’une multitude de petits points colorés, des


montgolfières de formes et de teintes variées gravitaient dans les airs, ­-
offrant aux policiers un ballet aérien impromptu.

— Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? s’étonna Yann Jornet.

— Aucune idée, rétorqua Markovic.

Le commandant contacta aussitôt le maire de Boussac, son indic favori


lorsqu’il s’agissait de glaner des informations locales.

— Monsieur le maire, c’est à nouveau le commandant Jornet. Dites-moi,


plusieurs centaines de montgolfières ont envahi le ciel, y aurait-il un ­-
rassemblement programmé aujourd’hui ?

— Effectivement, j’ai omis de vous en parler, car je pensais que cela


n’avait pas d’importance pour votre enquête. Il existe une ancienne base
militaire de l’OTAN dans un village voisin. Chaque année, à la même date,
une association organise ce regroupement de ballons. Vous avez pu
appréhender les meurtriers ?

— Malheureusement non. Il n’y a plus personne dans l’auberge. Leurs


occupants y étaient il n’y a pas si longtemps, car le feu crépitait encore dans
la cheminée. Malgré les hommes mobilisés pour les surveiller, les tueurs
ont réussi à quitter l’habitation en trompant notre vigilance. Ils ont anticipé
notre intervention. Par contre, leurs véhicules sont toujours dans la grange,
ils ne doivent donc pas être bien loin. On va ratisser la campagne
environnante pour les retrouver.

— Merci commandant, n’hésitez pas à me solliciter si vous avez besoin de


quoi que ce soit.

Yann Jornet, les yeux rivés vers le ciel, rangea son téléphone portable dans
la poche de son blouson. Le son des brûleurs permettant de convertir le
propane liquide en gaz se faisait de plus en plus proche, au fur et à ­mesure
que les montgolfières approchaient au-dessus de la tête des ­policiers.

— Commandant ?

— Oui Perthuis.

— Si vous étiez l’un des trois meurtriers en cavale, et que vous vouliez
vous faire la belle, sachant que votre planque est cernée par les flics, que
tous les axes routiers sont bloqués, quel moyen de transport ­utiliseriez-
vous ?

— Je crois que j’essaierais de m’enfuir par les airs… Nom de Dieu, les
montgolfières !

— C’est exactement là où je voulais en venir.

— Markovic, tu organises les recherches dans la campagne autour de


Boussac. Demande un soutien logistique si besoin. Perthuis et moi, nous
fonçons à l’ancienne base militaire de l’OTAN, d’où partent les aéronefs.
Le premier qui a du nouveau contacte l’autre.
Aussitôt dit, aussitôt acté. La voiture du commandant ne mit pas
longtemps pour rallier le lieu de rendez-vous des passionnés d’objets
volants gonflés à l’air chaud, suivant le principe d’Archimède. Les pilotes
de montgolfières s’agitaient dans tous les sens pour préparer leurs drôles
d’engins prêts à défier les lois de la gravité. Le commandant Jornet
s’adressa à un couple qui s’évertuait à maintenir la nacelle de leur ballon,
entraînée par la force exercée par la toile tendue.

— Bonjour, excusez-nous de vous déranger, mais où pouvons-nous ­trouver


les organisateurs de ce rassemblement, s’il vous plaît ?

— Je crois qu’ils sont près du baraquement dans le fond, répondit la


femme qui abandonna son partenaire pour prendre le temps de leur ­-
répondre.

Ce dernier fut traîné sur plusieurs mètres avant que sa montgolfière ne se


stabilise.

— Merci pour l’information et retournez aider votre compagnon, car je


crois qu’il galère !

Perthuis et Jornet slalomèrent entre les ballons et se présentèrent au ­bureau


des inscriptions.

— Bonjour, commandant Jornet et lieutenant Perthuis de la police


criminelle. Nous cherchons les responsables de l’organisation de cette
concentration ?

— Vous êtes bien tombé, que pouvons-nous faire pour vous ? Un ­baptême
en montgolfière ?

— Nous enquêtons sur une affaire de meurtre et nous pensons que les
suspects se sont fondus dans la masse pour se faire la belle à bord de l’un de
ces appareils. Pouvons-nous consulter la liste des inscrits ?
— Faites, faites, mais il y a environ cinq cents équipes de diverses ­-
nationalités, avec chacune deux à quatre passagers dans chaque nacelle. Je
vous souhaite bien du courage !

— Nous avons l’habitude d’éplucher des listes de suspects pour traquer les
tueurs en série ou les violeurs, c’est notre quotidien.

Perthuis avait un don pour la lecture rapide. En jetant un simple regard sur
une feuille, il arrivait à en extraire l’information qu’il recherchait. Il ne mit
pas longtemps à identifier certains noms qui leur étaient familiers.

— Commandant, on les tient. Ils se sont enregistrés sous les noms de


Daniel Zink, Bertrand Duclon et Lioren Savenberg.

— Utiliser le nom de leurs victimes, plutôt noir comme humour, et même


de mauvais goût ! Comment s’appelle leur montgolfière ?

— Zinkerde.

— Ils n’ont tout de même pas réussi à extorquer des financements à la


société de Daniel Zink !

— Pourquoi pas, avec la complicité de la directrice marketing de


l’entreprise.

— Ce n’est pas étonnant. Je me doutais qu’Eva Müler n’était pas nette


dans cette histoire. La question est : comment va-t-on les repérer au milieu
de tous ces confettis multicolores ? Combien ces machines ont-elles ­-
d’autonomie et quelle distance peuvent-elles parcourir ?

L’organisateur en chef maîtrisait son sujet sur le bout des doigts.

— Il n’y a pas de règles strictes, compter une autonomie de deux heures


maximum. Quant à la vitesse des aéronefs, je vous répondrais qu’elle ­-
dépend de celle du vent et doit se situer entre 7 et 20 km/h. Aujourd’hui, il
souffle assez fort, avoisinant les 20 km/h, ce qui est proche de la limite
raisonnable, mais nous n’avions pas vraiment le choix. Nous devons sans
cesse nous adapter aux conditions météorologiques. Vu l’ampleur de cet
événement sur le plan mondial, il est très compliqué de l’annuler au dernier
moment. La plupart des participants ont bloqué la date depuis longtemps et
n’ont pas hésité à parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour être
présents aujourd’hui.

— Quelqu’un pourrait-il nous faire voler ?

— Ça devrait pouvoir se faire. Attendez-moi ici !

Après avoir palabré longuement avec l’un des pilotes, le président de


l’association revint vers eux, le sourire aux lèvres.

— C’est bon, je vous ai trouvé un moyen de locomotion pour un baptême


en montgolfière !

— Vous savez à quoi ressemble le ballon Zinkerde ? Je veux dire sur le


plan des coloris ou des dessins sur la toile ?

— Attendez que je prenne mon book. Pour pouvoir valider son inscription,
chaque équipe devait m’envoyer une photo de son aéronef. Voyons… j’ai
trouvé ! Le ballon de Zinkerde représente le monde, mais sous forme d’une
émoticône avec un air plutôt inquiétant, du style tête de mort.

— Le portrait craché de ses occupants ! ricana Perthuis.

Les policiers montèrent à bord du ballon piloté par Charles, un homme de


haut rang dans la société britannique. Sa montgolfière arborait le ­drapeau de
l’Union Jack, symbole du royaume qui unissait l’Angleterre, l’Écosse et
l’Irlande, mais avec une particularité originale : une fissure de couleur noire
scindait la toile du ballon en deux.
— Pourquoi cette rupture sur le drapeau de la couronne ? demanda le
commandant Jornet.

— C’est un petit pied de nez au Brexit qui secoue les citoyens britanniques
en ce moment. Nos opinions divergent sur tous les sujets. Nous ­subissons
une réelle fracture sociale et politique dans notre pays. Mais qu’importe !
Profitez du paysage messieurs, nous décollons !

— Notre objectif, mon très cher Charles, est de repérer une montgolfière
ayant un logo de la société Zinkerde et dont le dessin principal représente
une tête de mort.

— Cela ne va pas être chose aisée au milieu de ce spectacle majestueux


mettant en scène des centaines d’aérostats. Je vous laisse observer, et ­-
guidez-moi si nécessaire. Je m’occupe de la gestion du brûleur.

Le ballon s’éloignait gracieusement de la terre ferme et prenait lentement


de l’altitude. Le ballet était remarquable, mais Jornet n’en oublia pas pour
autant de contacter ses collègues pour les informer de la traque en cours. Il
demanda aux véhicules de police de se tenir prêt pour intervenir si jamais la
montgolfière, avec les meurtriers à son bord, était identifiée. Elle finirait
bien par atterrir un jour. Le commandant et son lieutenant avaient les yeux
rivés sur cet agglomérat de montgolfières, essayant d’identifier le dessin
représentant une tête de mort. Ils ne savaient où regarder, tant la quantité
d’images à gérer visuellement était astronomique.

— Si je peux me permettre un conseil ?

— Allez-y Charles, toutes les idées sont bonnes à prendre.

— Si vos tueurs veulent réellement échapper à la police, ils vont devoir


s’éloigner au maximum de Boussac. Peut-être ont-ils emporté des réserves
de gaz supplémentaires pour pouvoir couvrir plus de distance, mais j’en
doute, car les bouteilles ajouteraient un poids supplémentaire qui freinerait
l’aérostat. Par contre, ils vont très probablement chercher à gagner de ­-
l’altitude afin de trouver des vents favorables. Il y a une paire de jumelles
dans mon sac. Prenez-les, elles vous seront utiles.

— Merci Charles, vos indications vont être d’un grand secours. ­Pouvons-
nous monter plus haut nous aussi ?

— Pas de problème, allons-y !

— À quelle altitude maximum une montgolfière peut-elle voler ?

— Environ dix mille mètres, mais nous risquons de manquer cruellement


d’oxygène lorsque nous atteindrons le palier des trois mille. Si les individus
que nous poursuivons ont été prévoyants, ils se seront dotés de
l’équipement nécessaire pour dépasser ce plafond. Dans ces conditions, il
va être très compliqué de les identifier, et surtout, de les rattraper.

— D’où vient le vent ?

— Ce sont des vents du sud, assez exceptionnels pour la saison. Nous nous
dirigeons donc plein nord, en direction de Paris.

— Je les ai trouvés, ils se sont détachés du reste de la flotte, plus haut et


plus au nord ! s’écria Perthuis.

— Comme je vous l’expliquais, ils doivent bénéficier de courants


favorables. Nous allons essayer de monter à leur hauteur, car il ne me
semble pas qu’ils aient franchi l’altitude critique à partir de laquelle
commence la rupture en oxygène.

Vus du haut, les prés paraissaient minuscules, de petits carrés bruns ou


verdoyants de formes irrégulières. Les méandres d’une rivière se
dessinaient au sein de la campagne, un affluent de la Creuse, sinueux tel un
reptile, sauvage comme un félin. La beauté de la nature ne cessait d’extasier
le commandant Jornet qui s’octroyait un moment de répit dans cette traque
meurtrière. Son esprit divagua au point de s’identifier à Phileas Fogg, ­-
accompagné de son fidèle Perthuis, alias Jean Passepartout. Le roman de
Jules Verne avait baigné son enfance et assouvi sa soif d’aventures. Celle
qu’il vivait aujourd’hui était moins glamour et plus noire…

Au bout d’une bonne heure et demie de vol, Charles commença à ­-


s’inquiéter.

— Soit nous commençons à faire demi-tour, en espérant que la réserve de


gaz sera suffisante, soit nous poussons au maximum les capacités de la
montgolfière sans savoir où nous serons forcés d’atterrir. À vous de me
dire, commandant ?

— Nous n’avons pas vraiment le choix, on pousse au maximum. Vous


savez où nous nous trouvons exactement ?

— Il y a une carte de la région dans mon sac à dos, elle nous aidera à nous
situer. D’après mon anémomètre, le vent souffle à 8 m/s, soit environ 30
km/h, sachant qu’il nous pousse vers le nord. J’en déduis donc que nous
sommes quelque part au-dessus du département du Cher.

— Combien d’avance a le ballon Zinkerde ?

— En me basant sur mon expérience, ils sont à une demi-heure devant


nous. Il est impossible de les rattraper, car nous volons à la même altitude et
profitons de conditions météorologiques identiques. Ils ne devraient pas
tarder à se poser. D’ailleurs, regardez ! Leur aéronef commence à
redescendre !

— Perthuis, essaie de trouver un point de repère avec les jumelles pour


orienter les équipes au sol.
— Nous sommes encore relativement haut commandant, mais je vais
essayer.

— Si je redescends maintenant, nous risquons de perdre notre vitesse de


croisière.

— Laissez tomber, Charles, je vais bien réussir à identifier un site ou un


bâtiment. Commandant, vous pouvez déplier la carte, ça nous aidera déjà à
connaître approximativement notre position.

Jornet étudia le plan avec attention et remonta depuis Boussac avec son
index, 50 km plus au nord en se basant sur l’échelle. Puis il chercha sa
position GPS sur son téléphone portable.

— Damned ! Je ne capte pas le réseau mobile. Mais si on se réfère au plan,


ils sont quasiment au-dessus de Saint-Amand-Montrond, légèrement au
nord-ouest.

— Avec les jumelles, j’aperçois comme un grand bâtiment rectangulaire, à


proximité d’une forêt. J’ai du mal à distinguer de quoi il s’agit. Leur ­ballon
s’apprête à atterrir dans un grand champ juste à côté, s’activa ­Perthuis.

— Au nord-ouest de Saint-Amand-Montrond, il existe un édifice religieux


sur la carte, mais il n’y a pas son nom. Je vais retenter une connexion au
réseau 4G. Mon téléphone est en Edge, mais ça devrait être suffisant pour
nous aider. La page met du temps à s’afficher. Ça y est ! Je l’ai, il s’agit de
l’abbaye de Noirlac. J’envoie de suite un SMS à mes collègues, tant que je
capte encore un semblant de signal.

— Ils viennent de se poser ! cria le lieutenant.

— Nous avons rattrapé un peu de retard et devrions atterrir à notre tour


d’ici quinze minutes. La présence de notre ballon si loin de la base de ­-
décollage de l’OTAN va sûrement les interpeller.
— Effectivement Charles, l’effet de surprise va être fortement atténué.
Nous allons devoir faire preuve d’imagination pour les arrêter. Je viens
d’avoir une réponse de Markovic. Ils sont sur l’autoroute A71 et vont ­-
bientôt prendre la sortie n°8 en direction de Saint-Amand-Montrond. Nous
devrions tous arriver simultanément à l’abbaye de Noirlac.

La montgolfière amorça une descente rapide. Charles prenait tous les


risques pour rester dans la course et montrer ses talents d’aérostier.

— Attention ! Ça va secouer quand nous allons toucher le sol. Accrochez-


vous !

Poussé par sa vitesse, l’aéronef traîna la nacelle sur plusieurs dizaines de


mètres avant que l’enveloppe ne se dégonfle suffisamment pour ralentir son
allant et se stabiliser. Quelques instants plus tard, Jornet et Perthuis ­-
bondirent hors de l’appareil en direction de l’abbaye. Au même moment, la
voiture de Markovic arriva en trombe avant de déraper sur les graviers pour
stopper net.

— Heureux de vous revoir les gars ! Alors, sympathique cette balade en


ballon ?

— Pas le temps d’en parler maintenant Markovic, nous devons nous


concentrer sur notre cible. On a des nouvelles de l’état de santé de Boilart ?

— La commissaire Floresti est bien arrivée à l’hôpital de Guéret et ­Boilart


a été pris en charge par les équipes médicales sur place. Il a aussitôt été
transporté au bloc opératoire. Il est encore trop tôt pour obtenir un ­-
diagnostic sur son état de santé. Croisons les doigts.

L’équipe de police investit le parc de l’édifice cistercien du XIIᵉ siècle.


Quelques touristes étaient encore sur les lieux pour visiter ce monument
religieux ouvert les après-midis entre 14 h et 17 h. Le commandant Jornet
jeta un œil sur sa montre : il était 16 h 45.

— Les gars, on va attendre la fermeture, d’ici un quart d’heure, avant de


lancer l’offensive. S’il reste des personnes à l’intérieur, on essaiera de les
faire évacuer. En attendant, nous allons nous déployer pour encercler ­-
l’abbaye.

Quelques minutes s’étaient écoulées et les touristes avaient déserté les


lieux. Le commandant avait eu le temps de prévenir les employés, pour
qu’ils rentrent chez eux afin de se mettre à l’abri, ainsi que le Conseil ­-
départemental du Cher, actuel propriétaire du site. L’un des guides avait
supplié Yann Jornet de ne pas abîmer ce bijou d’architecture cistercienne au
cours d’échanges de coups de feu. Le commandant lui avait donné sa ­-
parole, tout en stipulant que malheureusement, il ne pouvait pas prévoir la ­-
réaction des trois meurtriers retranchés dans l’abbaye.

Le groupe d’intervention pénétra dans la cour intérieure de l’édifice dont


le cloître, avec ses voûtes et ses colonnettes, était parfaitement conservé. Ils
suivirent le même cheminement que celui emprunté par les moines
cisterciens, plusieurs siècles auparavant. L’austérité et la simplicité de cette
­architecture imposaient l’humilité et le silence. Au fond de la galerie ouest
du cloître se présentait la porte d’accès à l’abbatiale. À l’intérieur de cette
dernière, les rayons de lumière transperçaient les vitraux pour venir lécher
les pierres qui s’élevaient, afin de donner à la nef une impression de hauteur
et de puissance. Les policiers, subjugués par la beauté des lieux, avançaient
avec prudence, appréhendant à tout moment une attaque surprise du trio des
Étienne Martin. La nef et le chœur étaient vides de toute présence humaine.
Le groupe continua sa progression jusqu’à la salle capitulaire, inspirée du
style bourguignon, donnant sur la galerie est du cloître. Puis, ils gagnèrent
le réfectoire des moines, le cellier, mais toujours aucune présence des
tueurs. En montant les marches pour accéder aux dortoirs, une voix
puissante s’éleva soudain, comme sortie de nulle part. Le commandant
Jornet précéda ses hommes, arme au poing. Ils rejoignirent le niveau des
dortoirs. Tous restèrent figés avec stupéfaction, tiraillés entre la beauté
architecturale et le drame qui se jouait sous leurs yeux. Une magnifique
charpente en bois, semblable à une coque de bateau inversée, exhibait ses
travées de chêne qui constituaient le support de la toiture. Sur l’une des
poutres transversales, deux corps pendaient au bout d’une corde. Les
fugitifs avaient eu le temps de mettre au point leur plan machiavélique afin
de fuir ce monde qui les avait tant fait souffrir. Des sacs à dos, qui avaient
sûrement servi à ­transporter leur matériel, gisaient sur le sol. Debout sur
une chaise, un nœud coulant autour du cou, Étienne Martin, le meurtrier de
Nantes, vociférait des phrases dénuées de sens, semblables aux paroles
d’une oraison funèbre.

— Momus dei ! Momus dei ! Accueille-nous dans ta famille ! Mon Dieu,


nous t’avons écouté et avons suivi tes directives pour laver cette terre de
mécréants ! La vindicte a été appliquée suivant ta volonté et tu as promis de
nous accepter à tes côtés ! Nous sommes tes nouveaux apôtres et allons
mourir en martyrs pour que l’Histoire se souvienne du nom d’Étienne ­-
Martin !

— Calmez-vous Étienne ! Nous sommes là pour vous aider ! Enlevez


doucement la corde qui vous serre le cou et descendez de votre chaise !

Le commandant essayait de jouer le rôle de négociateur afin de dissuader


le dernier survivant du trio prônant la vindicte de passer à l’acte.

— Foutaises et balivernes ! Vous ne méritez pas ma confiance ! Vous êtes


comme ce félon de psychologue qui n’a jamais écouté mes paroles et qui a
voulu me trahir. Il a été puni pour sa traîtrise, au même titre que les
membres de la Guilde Salvatrice : Savenberg, Delatre, Larvin et tous les
autres qui auraient mérité le même sort. L’homme ne peut sans cesse défier
la nature. Dieu l’a créé pour se reproduire et pérenniser l’espèce.
— Vous voulez que nous appelions Eva Müler ? Vous lui faites confiance,
n’est-ce pas ?

— Éva est la seule personne qui ait compris mes douleurs indélébiles.
Nous étions unis pour ne faire qu’un, mais elle n’a pas voulu nous suivre
dans notre quête de vengeance. Mon amour connaissait l’issue de notre
histoire. Nous, les Amants maudits, sommes venus au monde pour souffrir
jusqu’à la mort. Les résipiscents seront pardonnés. Momus dei ! Momus
dei !

Étienne fit basculer la chaise sur laquelle il se tenait debout. La corde se


tendit d’un coup sec et lui coupa la respiration. Les policiers eurent beau
courir vers lui pour tenter de le détacher à temps, il était trop tard. Étienne
Martin de Strasbourg, Étienne Martin de Marseille et Étienne Martin de
Nantes venaient de se donner la mort. Ils savaient tous qu’il n’y aurait ­-
aucune échappatoire sur le sort que leur réservait la justice. Après avoir
accompli leur sacerdoce en commettant ces meurtres, ils auraient été
condamnés à croupir dans une prison, au milieu de mécréants, et ce jusqu’à
la fin de leurs jours. Le salut de leur âme passait donc par ce choix d’offrir
leur vie à Dieu.

Chapitre XXXII

Cambodge, 13 août

Le bateau de croisière traditionnel glissait sur les eaux du fleuve Mékong,


au milieu des sampans, laissant derrière lui un sillon formant des
vaguelettes qui allaient se briser sur les berges. À son bord, les deux jeunes
femmes profitaient du paysage en tirant sur une cigarette. Tamara s’était
juré de revenir dans son pays natal pour effectuer un pèlerinage, à la ­-
recherche de son passé, en quête de la vérité. Depuis la mort de son père
adoptif, l’adjudant-chef Bertrand Duclon, elle s’était reconstruite, grâce à
l’aide de sa meilleure amie, Angela, qui l’accompagnait dans ce périple.
Leur objectif était de gagner l’orphelinat du village de Koh Pen, dans lequel
Tamara avait été recueillie. Elle espérait que Sœur Bénédicte soit toujours
de ce monde pour lui communiquer des informations cruciales, dans
l’espoir de retrouver sa maman biologique. Elle voulait enfin connaître son
histoire, si triste soit-elle, même s’il s’avérait que son père était réellement
le ­dictateur déchu Pol Pot. Le bateau accosta à la hauteur du temple
d’Angkor Vat. Les deux amies quittèrent leur embarcation pour changer de
moyen de locomotion. Un vieux bus tout rouillé, dont le moteur crachait
une fumée noire, assura la suite du voyage et les emmena sur les chemins
cahoteux de la campagne cambodgienne. Des mobylettes, chargées de
ballots de ­marchandises, roulaient tant bien que mal en évitant les ornières
creusées dans cette terre rouge fragilisée par les dernières pluies. Les
rizières étaient omniprésentes et façonnaient le paysage de cette terre que
Tamara ­apprivoisait, au point de commencer à s’y sentir bien. Cette
campagne exotique la changeait de la jungle urbaine marseillaise. Ici, elle
retrouvait paix et sérénité, au plus profond d’elle-même.

Après plusieurs heures de route, le bus déposa les deux Françaises devant
un ancien bâtiment sur lequel une vieille pancarte indiquait : « Orphelinat
de Koh Pen ». Le cœur de Tamara se mit à battre la chamade. La vérité se
trouvait peut-être derrière les murs de cet établissement. Elle frappa à la
porte d’entrée et attendit quelques instants, mais personne ne vint leur ­-
ouvrir. Impatiente, Tamara entra dans l’orphelinat de son propre chef, ­suivie
de près par Angela.

— Il y a quelqu’un ?

— Oui, j’arrive ! répondit une voix lointaine, noyée au milieu des pleurs
de jeunes enfants.

Une sœur au faciès européen se présenta devant les deux femmes.

— Vous parlez français ?


— Oui, je suis Sœur Clotilde. Originaire de France, mais cambodgienne de
cœur. Cela va faire environ dix-sept ans que je travaille ici pour ­m’occuper
des enfants abandonnés, et Dieu sait s’il y en a eu. Mais que puis-je faire
pour vous ? Qu’est-ce qui vous amène dans notre orphelinat ? Vous voulez
adopter l’un de nos petits chérubins ?

— Pas vraiment, non. En fait, je m’appelle Tamara Duclon et j’ai été ­-


recueillie ici avant d’être adoptée par un couple de Français, Martine et
Bertrand Duclon. Il était militaire de carrière, envoyé en mission au ­-
Cambodge pour la reconstruction du pays, suite aux années terribles de
répression menées par Pol Pot. Lors d’une entrevue avec mon père adoptif,
il m’a avoué que j’étais sans doute la fille cachée de ce tyran, de son vrai
nom Saloth Sâr. Je suis donc ici pour connaître la vérité. Il m’a également
révélé que c’est une dénommée Sœur Bénédicte qui m’a trouvée alors que
j’avais été abandonnée dans un panier en osier, au sein d’un temple ­-
bouddhiste. Est-ce que Sœur Bénédicte est toujours de ce monde ?

— Non, hélas ! Elle est décédée l’année dernière à la suite d’une maladie.

Le rêve de Tamara se brisa. Elle ressentit comme un coup de poignard


venant lui transpercer le cœur. Elle ne connaîtrait donc jamais sa réelle
identité et serait contrainte de vivre avec le doute toute son existence.

— Attendez un peu, jeune fille ! Ma mémoire me fait défaut et cette ­-


coquine me joue des tours, mais maintenant que j’y pense, il me semble que
Sœur Bénédicte vous a laissé une lettre. Elle était persuadée que tôt ou tard,
vous viendriez à l’orphelinat pour retrouver votre maman. C’est comment
déjà votre prénom ?

— Tamara, ou Chanthou, si on en croit mes vraies origines.

— Ne bougez pas, je vais chercher dans la commode si je n’ai pas quelque


chose pour vous.
Sœur Clotilde s’éloigna en traînant des pieds, usée par son âge avancé.
Quand elle réapparut, toute fringante, elle avait le sourire aux lèvres.

— Tenez jeune fille ! C’est pour vous.

— Merci Sœur Clotilde, je ne sais pas comment vous remercier.

— Lisez d’abord cette lettre avant de me remercier, car je n’en connais pas
le contenu. Peut-être que vos illusions vont se briser. Évidemment, je ne
vous le souhaite pas.

Les deux amies quittèrent l’orphelinat et s’assirent sur un muret de pierres.


Tamara tenait l’enveloppe contre son cœur et fermait les yeux.

— Alors, tu ne l’ouvres pas ? s’impatienta Angela.

— Si, mais laisse-moi savourer ces derniers moments de doute.

Tamara décacheta l’enveloppe et sortit la lettre :

Orphelinat de Koh Pen, année 2010

Ma chère Chanthou,

Je pense que le jour où tu reviendras dans cet orphelinat pour retrouver


tes racines, je serai malheureusement déjà morte. Avant de quitter cette
terre, je souhaitais encore apporter un peu de bonheur à une enfant qui a
souffert toute sa vie de ne pas savoir qui elle était vraiment.

Lorsque le couple Duclon t’a adoptée, j’ai été à la fois triste de te voir
partir du haut de tes deux ans, et heureuse qu’un couple de Français puisse
t’offrir une vie meilleure en t’apportant de l’amour, du bonheur et une
éducation afin de te donner une nouvelle chance. Dès le départ, je ne ­-
sentais pas cet adjudant-chef, du nom de Bertrand Duclon, mais son
épouse, Martine, a insisté pour t’adopter et m’a persuadée qu’elle ferait
une bonne mère pour toi. Par la suite, j’ai essayé d’avoir de tes nouvelles et
j’ai appris le triste suicide de Martine Duclon. Je m’en suis alors voulu de
t’avoir laissée partir dans ces conditions, je me suis fait du mauvais sang te
concernant. Malheureusement, le mal était déjà fait. Je suis venue en
France pour te rencontrer, il y a deux ans. La maladie commençait à me
ronger et je voulais absolument te révéler la vérité sur tes origines. Quand
j’ai débarqué dans ton quartier, à Marseille, quelle déception de t’avoir vue
traîner avec des dealers à qui tu achetais tes doses pour te défoncer. Je me
suis ravisée et je suis rentrée au Cambodge. Mon langage peut te paraître
cru pour une sœur de l’église de la Charité, mais qu’importe, promets-moi
de ne plus toucher à la drogue !

Il y a eu une autre Française, venue à l’orphelinat pour adopter l’un de


nos enfants, à la même période que le couple Duclon. Elle s’appelait ­-
Malvina Boizelle et venait de Strasbourg. Je me souviens qu’elle avait jeté
son dévolu sur ta petite frimousse, mais son mari, qui n’avait pas daigné
faire le voyage, n’était pas en phase avec elle. Cette femme était douce et
aurait également fait une bonne mère pour toi. Malheureusement, elle est
repartie seule en Alsace, avec ses doutes et ses regrets.

Mais revenons-en à l’essentiel, trouver des réponses à tes interrogations.


Je ne vais pas te faire languir plus longtemps. Ton vrai nom est Chanthou
Tan, fille de Phaneth Tan, mariée à un riche industriel vietnamien qui a fini
par rejeter ta mère. Elle vivait avec peu de moyens et ne pouvait subvenir à
tes besoins. C’est pour cela qu’elle t’a abandonnée dans ce panier au cœur
d’un temple, en se disant que tu serais certainement recueillie, et aurais la
chance de bénéficier d’une vie meilleure. Tu ne peux pas lui en vouloir. Ta
maman est malheureusement décédée trois ans après que tu aies quitté
l’orphelinat, emportée par le paludisme. En aucun cas, tu n’es la fille de ce
tyran de Saloth Sâr comme a pu te le raconter Bertrand Duclon en lançant
cette rumeur autour de lui. Pol Pot a bien eu une fille cachée, à l’aube de
ses 70 ans, mais elle est décédée mystérieusement. Certains ont accusé les
services secrets américains d’avoir lancé une opération de ­nettoyage
ethnique sur les factions communistes ; d’autres ont montré du doigt un
laboratoire français qui effectuait des expériences sur des enfants, afin de
tester un nouveau vaccin contre la maladie de Lyme.

À cette époque, une jeune scientifique française du nom de Barbara ­Larvin


était venue me rencontrer pour me demander si je souhaitais participer à un
programme de validation de son vaccin, pour le compte d’un laboratoire de
recherches privé, dont j’ai oublié le nom… Je lui avais ­répondu qu’il était
hors de question que mes petits servent de cobayes pour des expériences.
Elle était repartie sans insister. Je ne sais pas si d’autres orphelinats ont
accepté, mais certains sont sans scrupule quand il s’agit de gagner de
l’argent facile. Heureusement, tu étais déjà partie dans ta famille d’accueil,
loin de ces problèmes de pauvreté que nous vivons au ­Cambodge, mais avec
tes tracasseries d’adolescentes et les fléaux des sociétés dites
« développées » qui t’ont tendu les bras.

Voilà, Chanthou. Tu connais désormais la vérité et j’espère que cela va te


permettre de faire le deuil de la mort de Martine et de Phaneth, les deux
femmes qui ont compté dans ta vie, sans m’oublier bien sûr ! J’ai tout de
même veillé sur toi pendant une courte période de ton existence. Je ­souhaite
que tu gardes l’image de Sœur Bénédicte au fond de ton cœur et que tu ne
m’oublies jamais. N’hésite pas à me solliciter lorsque tu seras dans le
doute, je t’enverrai mes conseils depuis l’au-delà.

J’aurais tellement voulu être présente pour te remettre cette lettre en main
propre et te serrer dans mes bras. Mais le destin en a décidé autrement. Au
revoir !

Sœur Bénédicte

Tamara reposa la lettre sur ses genoux. Des larmes coulaient sur ses joues,
larmes de tristesse, larmes de bonheur ? Elle ne savait plus vraiment où elle
en était, mais cette lettre de Sœur Bénédicte l’avait réconfortée. Elle était
Chanthou Tan, fille de Phaneth Tan et d’un mystérieux père vietnamien
qu’elle n’avait pas envie de retrouver. Tamara prit Angela dans ses bras. Les
deux amies ne purent retenir leurs rires, leurs pleurs, unies comme jamais
face à cette nouvelle vie qu’elles allaient affronter ensemble, plus fortes,
laissant de côté tous les fléaux qui les avaient perverties ces ­dernières
années.

***

Riquewihr, hôtel Hellfritzsh, 15 août

— Alors Malvina, tu viens ? Le petit déjeuner est servi.

— Je te demande encore dix petites minutes et je suis à toi.

Assise sur le rebord de la baignoire, Malvina Boizelle secouait le test de


grossesse avec énergie. Depuis la mort de Daniel, elle avait refait sa vie
avec un jeune propriétaire viticole alsacien. Il était de dix ans son cadet,
mais cela n’importait pas, du moment qu’il la comblait de bonheur et ­-
d’attention. Malvina s’était évertuée à relancer une série d’analyses ­-
poussées afin d’obtenir la certitude de son incapacité à féconder. Tous les
résultats étaient formels. Elle n’était pas stérile et avait le pouvoir de ­-
procréation. Daniel Zink, qui n’avait jamais souhaité avoir d’enfants, pour
privilégier sa carrière, l’avait toujours menée en bateau et elle avait fini par
se convaincre et abandonner le combat de devenir mère. Malvina arrêta de
secouer le test de grossesse et fixa le symbole qui se dévoilait lentement,
comme pour faire durer le suspense. Non, elle ne rêvait pas : le signe ­positif
venait d’apparaître, signifiant la présence de l’hormone hCG dans ses
urines. Elle contint sa joie et ouvrit la porte de la salle de bains.

— Dis-moi chéri, qu’est-ce que tu as prévu ce soir ?


— Rien de particulier, si ce n’est une balade en amoureux dans les ruelles
de cette charmante cité médiévale.

— Je t’invite au restaurant.

— Qu’est-ce qu’on arrose ?

— Je suis enceinte, Ludovic ! Tu entends ? Je suis enceinte !

Malvina virevolta sur elle-même en dansant les bras levés vers le ciel. Elle
fit le tour du lit et vint s’effondrer dans les bras de son amoureux. Le rêve
de sa vie était en train de se réaliser. Elle allait enfin goûter au plaisir d’être
maman, de pouvoir alimenter ce petit être avec qui elle passerait neuf mois
de complicité intense !

— Es-tu heureuse, Malvina ?

— Je ne l’ai jamais autant été. Je me sens plus femme que jamais, ­-


épanouie, resplendissante…

— Tu l’es.

— Comment appellerons-nous notre enfant ?

— Si c’est un garçon, pourquoi pas Riesling ? Et si c’est une fille,


Sylvaner !

— Tu es bête ! Qu’est-ce que tu dirais de Léo ou de Chanthou ?

— Le choix t’appartient, mais Chanthou, c’est vraiment original.


Comptes-tu annoncer cette bonne nouvelle à tes parents ?

— Je vais attendre les résultats de ma prise de sang pour en être sûre à


100%. Mes parents ont tellement eu de fausses joies lorsque j’étais avec
Daniel que je préfère les ménager. Ils commencent à être âgés et l’enquête
sur la mort de mon ex-époux les a terriblement fragilisés.

— Je comprends. Dis-moi, nous n’avons pas encore décidé dans quel pays
nous ferions notre lune de miel après notre mariage, en septembre prochain.

— Lorsque j’étais plus jeune, persuadée de ne pas pouvoir mettre au


monde un bébé, je suis allée au Cambodge avec l’envie secrète d’adopter
une ­orpheline. Il y avait cette petite fille, si mignonne au regard craquant,
elle s’appelait justement Chanthou. Je l’aurais bien ramenée avec moi en
France, mais Daniel m’aurait fait une scène et je n’étais pas prête pour cela.
Donc si tu n’y vois pas d’inconvénients, je souhaiterais retourner au ­-
Cambodge. J’ai adoré ce pays et je veux vraiment le visiter dans des
conditions plus favorables, l’esprit libre. Si nous avons le temps, nous
pourrons peut-être étendre notre périple au Laos ou au Vietnam.

— N’oublie pas que tu es enceinte et que tu dois te préserver. Je ne suis


pas certain que les longs voyages soient recommandés dans ces
circonstances, mais tes rêves sont les miens. Tes désirs sont des ordres et je
m’y plierai jusqu’à la mort.

— Ne parle pas de mort ! Il y a eu assez de victimes dans cette histoire de


fous. Place à la vie ! Préparons l’arrivée de notre enfant qui va venir au
monde. Nous allons fonder une vraie famille. Je vais aménager notre petit
cocon pour que tout le monde s’y sente bien. Ludovic, toi le père de
l’enfant que je porte, sache que je t’aime. Malheureusement, il te reste un
peu moins de neuf mois pour profiter de l’exclusivité de mon amour.
Ensuite, il faudra le partager avec ce petit être fragile qui nous apportera des
moments de joie et de bonheur !

Le couple se serra l’un contre l’autre, des étoiles scintillant dans leurs
yeux, des projets plein la tête.

***
La Chapelle-sur-Erdre, 16 août

Julien Chavant et Capucin Plessis inauguraient leur nouveau cabinet de


kinésithérapie basé à La Chapelle-sur-Erdre. Une trentaine d’invités, dont
des élus de la municipalité, étaient réunis pour l’occasion. Julien portait
encore les stigmates de cette journée atroce du lundi 30 mars. Ses plaies
corporelles et intérieures avaient du mal à se refermer. Les nuits étaient
hantées de cauchemars dans lesquels Étienne Martin surgissait une ­-
meuleuse ou une tronçonneuse à la main. Julien se voyait découpé en ­-
morceaux, comme cette pauvre Barbara Larvin. Un suivi psychologique
avait été mis en place par la juge d’instruction, suite à la séquestration des
deux hommes. Ils se rendaient dans un cabinet spécialisé deux fois par ­-
semaine pour extérioriser leurs phobies, mais le chemin était encore long.
Le docteur leur avait fortement conseillé de larguer les amarres, le temps
d’un voyage, pour oublier les lieux de tous leurs maux et se changer les
idées. Capucin s’était rendu dans une agence de voyages et en avait ramené
un catalogue épais avec une foultitude de destinations aux quatre coins du
globe. Après une longue soirée à débattre sur leurs préférences, le couple
avait fini par jeter son dévolu sur un pays asiatique : le Cambodge. Julien
avait toujours rêvé d’y aller, surtout depuis que Barbara Larvin, leur ­-
ancienne camarade de faculté, leur avait raconté son expédition dans le
cadre de ses recherches sur le vaccin contre la maladie de Lyme. Ils
s’étaient croisés par hasard dans le centre-ville de Nantes, juste avant
qu’elle ne soit assassinée. Leur discussion s’était achevée autour d’un dîner
dans un restaurant caché entre deux ruelles, aux abords du château de la
Duchesse Anne de Bretagne. Le choix de leur destination avait donc été
naturel pour les deux hommes qui voulaient à leur façon rendre un ­-
hommage post-mortem à la scientifique Barbara Larvin, mais également
dans l’objectif de faire leur deuil et de continuer à se reconstruire au cours
de ce pèlerinage curatif.

***
Strasbourg, 17 août

Suite à la fin de la cavale tragique du trio meurtrier, Eva Müler avait de


nouveau été auditionnée par les forces de police dans le cadre du
financement de la montgolfière par la société Zinkerde. Dans les faits,
l’ancienne directrice marketing de la société avait bien alloué un budget
pour aider un aérostier alsacien, Marc Kaysberg, à participer à ce
rassemblement. La question qui restait en suspens était : comment Étienne
avait-il eu accès à cette information ? Après avoir interrogé l’aérostier en
question, il apparut que les deux hommes avaient des relations amicales.
Kaysberg se souvenait de lui avoir parlé de son projet et Étienne lui avait
conseillé de démarcher la société Zinkerde pour se faire sponsoriser.
Toujours est-il qu’Eva Müler écopa de trois mois de prison avec sursis pour
des faits ­mineurs, notamment liés à sa relation passée avec le meurtrier de
Nantes et à quelques doutes sur sa sincérité, du moins suivant le verdict des
juges. L’ex-amante maudite avait fini par quitter ses fonctions au sein de ­-
Zinkerde, puis avait vendu les parts qu’elle possédait dans le capital de
l’entreprise. Ce pécule lui permit d’investir dans une propriété afin d’élever
des étalons, futures graines de champions sur les hippodromes. Eva Müler
coulait ­désormais des jours paisibles, loin des tapages judiciaires et
médiatiques de ces derniers mois dans lesquels elle était impliquée.

***

Saint-Gilles-Croix-de-Vie, 18 août

Le commandant Jornet avait sur la conscience l’accident survenu à son


coéquipier, David Boilart, lors de l’assaut de la planque des Étienne Martin,
dans l’auberge de Boussac. Il lui avait donné l’ordre de monter à l’étage, en
éclaireur, avant que sa jambe ne heurte le dispositif de mise à feu de l’engin
explosif. L’officier était persuadé qu’il aurait dû y aller lui-même et cette
idée lui hantait l’esprit jour et nuit depuis le drame. De ce fait, Yann choyait
David et lui avait trouvé une place dans la clinique de la Villa Notre-Dame,
à Saint-Gilles-Croix-de-Vie en Vendée, afin de pouvoir lui rendre visite tous
les jours. Le bâtiment était situé face à la mer et la chambre de Boilart avait
une vue imprenable sur l’entrée du port. Jornet savait que cela ne suffirait
pas à remplacer la perte de sa jambe, mais il faisait ce qu’il pouvait pour
agrémenter le quotidien du policier meurtri dans sa chair en lui ­apportant du
réconfort.

Ce jour-là, Yann poussait le fauteuil pour handicapé le long du remblai de


la grande plage. David ne parlait pas et se laissait rouler, tout en observant
la plage déjà bondée de monde. Des gamins couraient sur le sable, faisant
des pirouettes et des acrobaties ; d’autres s’appliquaient à construire un
château éphémère. Les élèves des écoles de surf arboraient fièrement leur
planche avant de se mettre à l’eau ; les vagues fluettes leur permettaient de
parfaire leur formation. Les deux hommes croisaient régulièrement des ­-
joggeurs, débordant de vitalité et de liberté. C’est à ce moment que David
brisa le silence.

— Tu vois Yann, ce couple de coureurs ?

— Oui.

— Moi, je ne pourrai plus chausser mes baskets, me lever et m’élancer


pour quelques foulées. Si je me lève, je tombe.

— David, je ne t’en ai jamais parlé, mais ce qui est arrivé est de ma faute.
Je n’aurais pas dû te demander de monter le premier. En tant que chef des
opérations, il était de mon devoir de passer en tête dans l’escalier.

— Non Yann, tu n’es pas responsable des actes meurtriers réalisés par des
illuminés, prêts à tout pour assouvir leur soif de vengeance. C’est le destin
et c’est tout. Je ne disais pas cela pour que tu te sentes coupable de quoi que
ce soit. Quand j’ai signé dans la police, je connaissais les risques du métier
et savais qu’à tout moment, je pouvais y laisser jusqu’à ma vie. Regarde, je
n’ai perdu qu’une jambe, cela aurait pu être pire.

— Merci David, mais c’est à moi de te réconforter et pas l’inverse. Si tu as


besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. Mon appartement est à cinq cents
mètres de la clinique. Je suis à ton entière disponibilité pendant ma semaine
de repos.

— C’est sympa, merci.

— Tu sais qu’aujourd’hui, ils font des prothèses légères et très


fonctionnelles. Les progrès de la médecine sont extraordinaires. Je te
promets que tu pourras de nouveau marcher, et même courir. Regarde cet
athlète de haut niveau originaire d’Afrique du Sud, Oscar Pistorius. Il
arrivait à tenir la dragée haute aux valides. Il était amputé des deux jambes
et cela ne l’a pas empêché de pratiquer un sport de haut niveau.

— Cela ne l’a pas empêché également de tuer son épouse, la mannequin


Reeva Steenkamp !

— Je ne te demande pas de commettre un meurtre, mais juste de croire en


tes chances pour reprendre goût à la vie. Rien n’est impossible !

— Merci de ton soutien.

Yann ramena David jusqu’à sa chambre et les deux collègues se ­quittèrent


sur une accolade complice et sincère.

Dans l’après-midi, l’officier de police participa à l’Enduro de la Forêt, un


trail organisé dans la forêt domaniale de la commune de Saint-Hilaire-de-
Riez. Il affectionnait particulièrement ce terrain sablonneux avec ses ­-
cordons de dunes en guise de côtes et dont les sommets dominaient l’océan.
Après 22 kilomètres d’un paysage somptueux au milieu des pins, Yann
passa la ligne d’arrivée, satisfait de sa performance sportive. Il avait encore
de beaux restes et pouvait se targuer de pouvoir suivre les jeunes au
tempérament fougueux, mais qui manquaient d’endurance sur la fin du
parcours, ce qui constituait l’un de leurs points faibles. Cette escapade
sportive lui permit de se changer les idées et d’oublier momentanément
l’enquête ­stressante qui allait laisser des traces indélébiles chez les acteurs
mêlés de près ou de loin à ces drames qui drainaient derrière eux leurs lots
de meurtres ou de tortures sordides. La phase de reconstruction prenait du
temps et n’effaçait jamais totalement les images cachées dans les interstices
de l’inconscient.

Le soir même, le commandant avait accepté l’invitation à dîner de son


amie journaliste, Romane Scott. Pour l’occasion, elle avait réservé une ­-
cabine de plage dans la crêperie du même nom, Les Cabines, ce qui en
faisait son originalité avec sa vue imprenable face à l’océan Atlantique.

Il était 20 h 15. Yann avait un bon quart d’heure de retard, ce qui ne lui
ressemblait pas, lui l’homme ponctuel et rigoureux, preuve de son état de
fatigue général. Romane avait revêtu une robe d’été légère qui lui seyait
comme un gant.

— Je commençais à désespérer. Ce n’est pas dans tes habitudes d’arriver


après moi ?

— Je sais, je me suis fait la même réflexion. On va dire que je suis dans un


état de fatigue avancé, mêlé à Alzheimer qui me guette, je suis foutu !

Le rire communicatif de Romane se propagea sur les tables voisines.

— Chut madame Scott, vous n’êtes pas très discrète !

— Alors, dis-moi comment va ton coéquipier, David Boilart ?

— Ce n’est pas simple, mais il garde une once de moral. Je crois qu’il s’est
fait une raison et envisage désormais sa vie autrement. Il lui reste encore
quelques mois de convalescence. Ensuite, il percevra une pension
d’invalidité versée par l’État et pourra accéder à une formation qualifiante
pour rebondir dans la vie active.

— Il sait ce qu’il veut faire ?

— Il m’a parlé d’informatique, de développement d’applications Java,


enfin je crois. Et toi, dis-moi où en est le reportage sur ton immersion au
sein de la police marseillaise ?

— Je l’ai terminé fin mai et il a été proposé à différents producteurs


d’émissions de télévision.

— Et ?

— Tu ne devineras jamais ?

— Dis-moi.

— Mon reportage va passer dans Envoyé spécial ! En plus, je suis invitée


sur le plateau de l’antenne pour venir témoigner sur mon expérience !

— C’est tout simplement génial ! Est-ce que la commissaire Claire ­Floresti


a pu le voir en avant-première ?

— Bien entendu. Cela faisait partie de notre arrangement. Je pouvais ­-


filmer et commenter tout ce que je voulais au cœur de la brigade, mais
ensuite, je devais passer par la case validation avec Claire. Nous avons
peaufiné les détails techniques ensemble pour donner plus de véracité au
contenu. Le résultat est bluffant. On a l’impression que c’est un film digne
d’un budget hollywoodien, alors que je n’ai fait que décrire la réalité du
terrain.

— Il faut dire que cette enquête abracadabrante au sujet d’un trio de


meurtriers portant le même nom, Étienne Martin, l’un vivant à Nantes,
l’autre à Strasbourg, et le dernier à Marseille, a rendu le scénario quelque
peu cocasse et original.

— Yann, j’ai une question à ce sujet. Pourquoi ont-ils décidé de se pendre


tous les trois dans l’abbaye de Noirlac ?

— Je crois que le dénommé Étienne Martin, celui qui habitait Nantes, le


plus âgé, était le cerveau de l’équipe et il influençait énormément les deux
autres. Il souffrait d’une pathologie. En somme, il était bipolaire. Les
séances pour le soigner mentalement n’ont rien donné. Je pense même
qu’elles ont provoqué l’effet inverse et son praticien en a fait les frais. Sa
seconde personnalité, la plus sombre, a fini par prendre le pas sur l’autre,
plus réfléchie, celle de ses années étudiantes, de son histoire avec Eva
Müler. Notre Dr Jekyll et Mr Hyde est devenu paranoïaque et schizophrène,
totalement incontrôlable. D’après les psychologues et autres psychanalystes
qui se sont penchés sur son dossier post-mortem, cette folie l’a ­rapproché de
Dieu et a révélé en lui des croyances religieuses ­insoupçonnées. Étienne
devait donc trouver un lieu centré géographiquement entre Nantes,
Strasbourg et Marseille, un site qui soit la représentativité d’un symbole
religieux fort, afin que le créateur les accueille dans sa maison. C’est pour
cette raison que, lorsque nous sommes arrivés au niveau des dortoirs de
l’abbaye, Étienne ne cessait de répéter une phrase en latin, Momus dei !
Momus dei !, qui signifie la maison de Dieu.

— Vraiment flippant toute cette histoire ! Il était complètement barré, cet


Étienne Martin !

— Comme tu le dis, cette enquête m’a valu des nuits blanches à ressasser
quels pouvaient être les mobiles de tous ces crimes. Je suis heureux que ce
dossier soit classé. Changeons de sujet si tu le veux bien… La serveuse
arrive avec des boissons, j’ai l’impression que c’est pour nous. Tu avais
commandé quelque chose ?
— Deux bières pour démarrer. Ne perdons pas nos bonnes vieilles
habitudes, commandant Jornet. Je vous rappelle que vous n’êtes pas en
service aujourd’hui. Je vous autorise à faire un petit écart de conduite pour ­-
m’accompagner dans mon plaisir épicurien.

— Pour une fois, j’admets que tu as raison. Toujours un plaisir de ­partager


ces moments conviviaux à tes côtés, chère Romane Scott.

— C’est réciproque, Yann Jornet, longue vie à notre complicité. Que notre
amitié nous unisse dans l’adversité ! Au fait, je t’ai dit que j’avais rencontré
quelqu’un ?

— Je ne pense pas, je m’en souviendrais, car j’enregistre tout ce qui émane


de ta personne. Qui est l’heureux élu ?

— Il s’appelle Étienne Martin.

Yann faillit s’étouffer avec une cacahuète.

— C’est une blague, j’espère ?

— Presque, s’amusa Romane, satisfaite de son effet de surprise.

— Après tout ce que nous venons de traverser, tu ne vas tout de même pas
t’amouracher d’un type qui porte le même nom que nos trois tueurs ! Tu
aimes te triturer l’esprit, c’est limite du masochisme !

— C’était une blague ! Mon nouveau compagnon s’appelle Martin


Étienne. Son prénom c’est Martin et son nom Étienne.

— Blague de très mauvais goût, je te le confirme ! Même si le prénom et


le nom sont inversés, cela ne te pose pas de problème moral ?

— Écoute Yann, mon ami n’a pas choisi son nom et les sentiments ­-
amoureux ne se commandent pas. Je savais que tu aurais à redire sur notre
relation, mais cela ne regarde et n’engage que moi.

— Tu as vraisemblablement raison, mais surtout n’en parle pas à Boilart,


car il pourrait très mal le prendre, encore plus que moi, et il a de très bonnes
raisons pour cela. N’oublie pas qu’il y a laissé une jambe et que son
traumatisme psychique est aussi sérieux que son infirmité physique. Le
sentiment de vengeance a peut-être changé de camp et nous a contaminés ?
Il se propage entre les hommes comme un virus subtil et sournois qui
pourrait s’apparenter à la maladie de Lyme.

— Je trouve le parallèle amusant étant donné les circonstances de cette


affaire. Pour ajouter un peu de contenu à notre échange, sache que le grand
Martin Luther King disait : « La race humaine doit sortir des conflits en
rejetant la vengeance, l’agression et l’esprit de revanche. Le moyen d’en
sortir est l’amour. » Moi, je crois en cette théorie et je m’efforce de ­-
l’appliquer. Tous autant que vous êtes, vous feriez bien d’en faire autant si
nous voulons que notre race perdure. Il faut prôner la paix au lieu de -­
chercher à s’entretuer afin d’assouvir une vengeance, une domination ou
pour des intérêts économiques et financiers.

— Tu as sans doute raison, Romane la philosophe. Laissons cette vindicte


primale aux oubliettes. Profite de ton amour avec Martin. Ma réaction a été
épidermique et stupide, je me ravise.

— Comme tu le sais, je m’évertue toujours d’avoir le dernier mot. Je


ponctuerai donc ce débat houleux, loin d’être inintéressant, par cette
citation de mon ami Platon l’intemporel, dont la verve n’avait d’égale :
« L’amour apporte la paix aux hommes, le calme à la mer, un lit et le
sommeil à la douleur. » Puissent les êtres de cette Terre mettre en
application ces bonnes paroles afin de vivre heureux… Mais sans doute
suis-je trop naïve, noyée dans mes considérations utopiques…
Remerciements

À ma famille…

À mes proches…

Merci à Annabelle Gilbert pour sa participation afin de peaufiner cet


ouvrage.

Un grand merci à tous mes lecteurs !

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