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L’Enveloppe, mars 2011

Musique et métaphores spatiales

Grazia Giacco

« (…) je ne suis pas dans l’espace et dans le temps,


je ne pense pas l’espace et le temps ;
je suis à l’espace et au temps,
mon corps s’applique à eux et les embrasse »1.

Grâce à toutes nos facultés cognitives et émotionnelles, chacun


construit son propre sens du fait musical perçu. Tous – compositeurs,
auditeurs, interprètes, musicologues, pédagogues, mélomanes… – ont leur
manière qui leur est propre pour parler de musique. Le discours, autour
d’une œuvre musicale ou autour d’une problématique inhérente à la
musique, peut être descriptif, analytique, contextuel, poétique, esthétique. Il
est et doit rester multiple et ouvert. Or, après une écoute ou lorsque nous
analysons une partition, le mot semble vouloir combler un vide, expliquer,
montrer. Et pourtant, ce mot tait à voix haute ce qu’est l’inaudible et
l’indicible de la musique. Ces mots, ne seraient-ils pas comparables à des
gestes, métaphores de mouvements, de déploiements de la forme musicale,
agissant dans et pour notre mémoire (d’auditeurs) ? Si le mot – car c’est
bien de lui dont il est question – nous permet d’exprimer ce que la musique
est ou pourrait être, il est dans sa nature liminaire. Reste à savoir s’il est
plutôt du côté de la fertilité ou de l’autre versant2, c’est-à-dire si et comment
le mot peut frôler, lui aussi, la fertilité de la création.
Lorsque nous parlons d’une œuvre musicale, les mots représentent
une manière d’exprimer ce que les sons ont imprimé dans notre mémoire
comme geste sonore, c’est-à-dire comme représentation verbale3 du
déploiement de la forme musicale4.
1
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945,
p. 164.
2
Nous faisons référence ici à l’ouvrage de Pierre Boulez, Le Pays fertile (texte préparé et
présenté par Paule Thévenin, Paris, Gallimard, 1989), qui à son tour s’inspire au titre du
tableau de Paul Klee (Monument en pays fertile, 1929).
3
Relative à la représentation qui se fait dans notre mémoire sous forme de mots. D’autres
représentations mentales existent, comme les représentations sensorielles – visuelles et
auditives, par exemple – et motrices. WESTERN, Drew, Psychologie : pensée, cerveau et
culture, traduction de la 2e édition américaine par Catherine Garitte et Lucile Jouanjean,
Paris, Bruxelles, De Boeck Université, 2000 [Psychology. Mind, Brain and Culture, John
Wiley & Sons, 1996, 1999].
4
Déjà dans l’Antiquité, l’esprit humain avait recours à des architectures mentales pour
aider sa mémoire : dans la culture occidentale, en témoignent les méthodes

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De par sa nature, le son engendre sa propre absence. Pensons alors à


tous ces graphiques ou diagrammes utilisés par certains compositeurs pour
créer, projeter ou analyser une œuvre musicale : ils témoignent de cette
relation que la musique entretient avec le spatial, constituant peut-être une
cartographie illusoire, tout en fixant le processus d’une œuvre dans un
schéma spatio-temporel. Réfléchissons alors sur le problème de la
métaphore spatiale en musique, sur le moyen de trouver ce qui permet de
parler, saisir, organiser ce matériau musical dans le temps, mais aussi tout
simplement d’organiser le temps lui-même : pouvons-nous parler de la
musique, concevoir le temps musical (mais aussi le temps tout court), sans
avoir recours à des figures ou à des métaphores spatiales ? Comment et
pourquoi les métaphores spatiales jouent-elles un rôle essentiel dans
l’espace mental du compositeur ou dans la mémoire de l’auditeur ? Il ne
s’agit pas de contraindre l’autonomie de la musique au pouvoir du visuel ou
des arts plastiques, contrainte sur laquelle Michel Serres s’est épanché dans
L’interférence5. L’utilisation de métaphores spatiales permet de pouvoir
parler de la musique par des analogies avec la dimension spatiale, mais aussi
avec la dimension corporelle – le toucher, le geste, la peau6… – qui lui est

mnémotechniques utilisées chez les Grecs et les Romains, appelées loci (lieux), à l’origine
de l’art de mémoire (Ars memoriæ), dont l’inventeur serait le poète grec Simonide de Céos
(556-467 av. J.-C.). Les premières traces écrites se trouvent dans le traité la Rhetorica ad
Herennium (Rhétorique à Herennius, environ 85 a. J.-C., longtemps attribué à Cicéron).
Aujourd’hui, on connaît le rôle central de l’hippocampe à la fois pour le traitement des
informations relatives à la localisation dans l’espace chez beaucoup de mammifères, et
« son rôle important dans l’établissement des mémoires à long-terme des êtres humains »
(SNYDER, Bob, Music and Memory – An Introduction, Cambridge, Massachusetts, The
MIT Press, Massachusetts Institute of Technology, 2000, p. 110). Ajoutons quelques
références pour le rôle de l’hippocampe : SCOVILLE, W. B. et MILNER, B., « Loss of
recent memory after bilateral hippocampal lesions », Journal Neurol. Neurosurg.
Psychiatry, 20, 1957, p. 11-21. YATES, Frances, The Art of Memory, University of
Chicago, 1966. O’KEEFE, John et NADEL, Lynn, The Hippocampus as a Cognitive Map,
Oxford University Press, 1978.
5
« La musique a rarement découvert son lieu naturel. Ravie par des attractions culturelles
étrangères, elle a caché, sauf éclats et occultations soudains, son essence et sa source. Son
histoire semble l’odyssée d’une errance, l’aventure de ses absences. Elle a traduit la parole,
son articulation, son phrasé, ses vocalises, du cri aux jeux entrelacés du dialogue : voix et
consonnes. Elle a traduit l’ordre et les ordres de l’architecture, en saturant l’espace de
proportions et de rapports : il est entendu, au passage, que la musique concerne le corps
entier, donc les espaces, qu’elle n’a rapport au temps que marginalement – notre culture a
fini par rendre difficile cette immédiate donnée. Comme par synthèse, elle a épousé le
théâtre, et pas seulement au cirque ou à l’opéra. On a cru qu’elle se libérait le jour où elle
est devenue l’otage de la peinture. Hors du concours des arts comme langue primitive,
esclave et prisonnière de chacun et de tous, elle manquait de se découvrir elle-même, de
parler d’elle enfin, de faire entendre sa voix nue, à partir de son ubiquité autochtone ».
(SERRES, Michel, Hermès II – L’interférence, éditions de Minuit, 1972, p. 181).
6
Les travaux de Didier Anzieu sur le concept de « Moi-peau » se fondent sur cette union
indissociable entre espace psychique et enveloppes sensorielles : « Depuis la Renaissance,
la pensée occidentale est obnubilée par un thème épistémologique : connaître, c’est briser

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corrélée. De nombreux travaux ont abordé la question du rapport entre


images mentales et schémas corporels7, et bien qu’une multiplicité de
données d’ordre historique et culturel devraient être prises en compte8, ainsi
que la variété infinie des contextes dans lesquels il est possible de parler de
musique, de la pratiquer, de l’écrire, de l’écouter et même de la percevoir
sans forcément passer par le langage, il reste tout de même possible
d’essayer de comprendre le lien entre ce type de langage métaphorique et
les aspects du vécu corporel et sensoriel. Il ne sera pas question ici de
retracer l’histoire de l’évolution du concept d’espace sonore et de
spatialisation, bien qu’une étude sur les nouvelles exigences formelles, sur
la problématique de la notation, sur la conception du timbre et sur les
temporalités multiples au sein de la réflexion esthétique musicale au
e 9
XX siècle, nourrisse déjà depuis quelques années notre recherche .

l’écorce pour atteindre le noyau. […] La neurophysiologie a, dès le XIXe siècle, marqué un
coup d’arrêt, qui n’a pas été tout de suite remarqué. Le cerveau est en effet la partie
supérieure et antérieure de l’encéphale. A son tour, le cortex – mot latin qui veut dire
écorce, passé en 1907 dans le langage de l’anatomie – désigne la couche externe de
substance grise qui coiffe la substance blanche. Nous voici en présence d’un paradoxe : le
centre est situé à la périphérie. […] et si la pensée était autant une affaire de peau que de
cerveau ? Et si le Moi, défini alors comme Moi-peau, avait une structure d’enveloppe ? ».
(ANZIEU, Didier, Le Moi-Peau [Bordas, 1985]1, Dunod, 1995, p. 31). Enfin, notons que
dans l’embryogenèse, la peau et le système nerveux central, ainsi que les organes
sensoriels, ont la même origine commune : l’ectoblaste (ou ectoderme).
7
Donnons en exemple le titre de deux ouvrages de références qui traitent du corps comme
base physique de la sémantique cognitive : LAKOFF, George – JOHNSON, Mark, Les
métaphores dans la vie quotidienne, coll. Propositions, Paris, Ed. de Minuit, 1985, trad. de
M. de Fornel et J.-J. Lecercle (Metaphors We Live By, Chicago, The University of Chicago
Press, 1980). JOHNSON, Mark, The Body in the Mind. The Bodily Basis of Meaning,
Imagination, and Reason, Chicago, University of Chicago Press, 1987. Concernant la
définition de « schéma corporel », citons ici celle formulée par Claude Bonnet : « La notion
de schéma corporel est celle d’une représentation généralement implicite des principales
caractéristiques de notre corps en liaison tant avec ses sensibilités qu’avec sa motricité.
C’est donc un ensemble structuré de connaissances qui sert de base à nos postures, à nos
actions ». BONNET, Claude, « La Perception », in Psychologie cognitive, collection Grand
Amphi Psychologie, dirigée par G. Amy et M. Piolat, ouvrage coordonné par Jean-Luc
Roulin, Bréal, 2006, p. 103. Au sujet du corps et de sa « spatialité propre », nous renvoyons
bien évidemment à la lecture de Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la
perception, Gallimard, 1945.
8
PELINSKI, Ramón, « Embodiment and Musical Experience », Revista Transcultural de
Música, Transcultural Music Review, 9 (2005) ISSN : 1697-0101.
http://www.sibetrans.com/trans/trans9/pelinski-en.html (site vérifié le 4 mars 2011).
9
Dans notre thèse, Critères d’organisation de type spatial dans la musique contemporaine
depuis 1950 en Europe (dir. Pierre Michel, Strasbourg II, 2006), nous avions tout
particulièrement analysé différents types de surfaces et de masses et leur articulation
formelle (accumulation, raréfaction, superposition, juxtaposition ) dans un certain nombre
de pièces de la deuxième moitié du XXe siècle. Cet article est une réélaboration d’un extrait
du quatrième chapitre de cette thèse.

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Métaphores spatiales

Le terme métaphore (du grec metaphorá10) indique par extension la


transposition de la signification d’une chose à une autre, sur la base d’une
analogie. Depuis quelques décennies, la métaphore est devenue un objet
d’étude dans les sciences cognitives, apportant un regard singulier sur le
fonctionnement de notre pensée.

Aujourd’hui, la métaphore n’est plus seulement comprise en tant que


phénomène de langage – figure de rhétorique utilisée depuis l’Antiquité –
mais reconnue pour occuper une place fondamentale dans la construction de
notre manière de penser11. Dans le domaine des sciences cognitives, George
Lakoff et Mark Johnson (1980) ont affirmé que certaines métaphores de
base, comme le couple haut et bas associé au sentiment de bonheur ou de
tristesse, ou comme certains processus d’anthropomorphisme, sont des
éléments profondément ancrés dans le fonctionnement de notre système
conceptuel12.

Lawrence M. Zbikowski souligne bien ce rôle fondamental de la


métaphore :
« […] un bon nombre de travaux empiriques menés récemment par des
cognitivistes soutient cette affirmation. Cette recherche suggère que la métaphore
n’est pas simplement une utilisation anormale du langage ou un signe indiquant la
manière que nous avons de concevoir les objets intentionnels, mais elle est, de fait,
13
centrale dans la compréhension humaine dans son ensemble » .

10
Dérivation de metaphérein, « transférer », metá, au-delà, et phérein, amener, porter. En
latin, metaphora, « transposition ».
11
« (…) il convient de souligner la puissance génératrice des métaphores. En fait, il s’agit
de l’un des ressorts principaux de la cognition humaine : quand nous cherchons à mieux
comprendre un objet inconnu, nous employons un modèle métaphorique pour l’éclairer.
Cela vaut très généralement, dans la vie quotidienne ; cela vaut aussi, tout autant, pour les
objets de la science ». [STEWART, John, « La conscience en tant que métaphore spatiale :
la théorie de Jaynes », in Intellectica, n° 32 (Conscience et spatialité), 2001/1, p. 91]. Selon
la théorie de Jaynes, « la conscience réflexive est constituée d’un processus métaphorique
enraciné dans la perception visuelle des relations spatiales » (Ibid., p. 87).
http://www.intellectica.org/archives/n32/32_03_Stewart.pdf (site vérifié le 4 mars 2011).
12
LAKOFF, George – JOHNSON, Mark, Les métaphores dans la vie quotidienne, coll.
Propositions, Paris, Ed. de Minuit, 1985, trad. de M. de Fornel et J.-J. Lecercle (Metaphors
We Live By, Chicago, The University of Chicago Press, 1980).
13
ZBIKOWSKI, Lawrence M., « Metaphor and Music Theory : Reflections from Cognitive
Science », in The Online Journal of the Society for Music Theory, vol. 4/1, 1998. Ce texte
offre une excellente introduction à la théorie contemporaine de la métaphore en relation
avec la musique.
http://www.mtosmt.org/issues/mto.98.4.1/mto.98.4.1.zbikowski.html#FN2REF (site vérifié
le 4 mars 2011).

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Le philosophe Roger Scruton affirme en ce sens que la métaphore est


indissociable de la musique, l’idée étant qu’il existe une différence
fondamentale entre le son, lequel peut être analysé scientifiquement, et la
musique, laquelle, en tant que produit créatif intentionnel, doit être
appréhendée par des métaphores :
« […] dans notre compréhension de base de la musique se trouve un système
complexe de métaphores, qui constitue la vraie description d’un fait non matériel.
La métaphore ne peut pas être exclue de la description de la musique, car elle est
indispensable aux objets intentionnels de l’expérience musicale. Enlevez cette
14
métaphore et vous enlèverez l’expérience de la musique » .

Zbikowski reprend l’idée centrale de la pensée de Scruton, et il


précise :

« La preuve de cette distinction est fournie par la nature métaphorique de nos


caractérisations de la musique : bien que nous parlons d’espace musical (et
localisons les sons à l’intérieur), cet espace ne correspond pas, d’une manière
rationnelle, à l’espace physique ; bien que nous parlons de mouvement musical, le
mouvement est au mieux apparent, et non pas réel. Les concepts d’espace et de
mouvement sont étendus à la musique à travers des transferts métaphoriques
comme une manière d’expliquer certains aspects de notre expérience de la
musique. Ces métaphores ne s’ajoutent pas à la compréhension musicale, mais
15
elles sont, de fait, fondamentales pour elle » .

Ainsi, la métaphore est définie comme une opération conceptuelle,


c’est-à-dire comme étant présente dans nos représentations mentales et non
seulement dans les mots. Zbikowski nous rappelle que Lakoff et Johnson
« suggèrent que la métaphore est une structure basique de notre pensée par
laquelle nous conceptualisons un domaine dans les termes d’un autre »16.
Finalement, l’intérêt de cette vision cognitiviste réside dans le fait de
reconnaître dans la perception que nous avons de notre corps et de ses
orientations possibles dans l’espace, la capacité de formuler des structures
de pensée générales et abstraites (images-schémas) qui sont en relation
profonde avec notre propre nature corporelle.

Donc, non seulement la métaphore constitue notre manière de penser


et de percevoir mais, dans le cas des métaphores spatiales, celles-ci sont
caractérisées par des références à des principes kinesthésiques :

14
SCRUTON, Roger, «Understanding Music », The Aesthetic Understanding, Essays in the
Philosophy of Art and Culture, South Bend, Indiana, St. Augustine’s Press, (1983) 1998,
p. 97.
15
ZBIKOWSKI, L. M., op. cit.
16
Ibid.

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« Les métaphores spatiales ne sont pas seulement caractéristiques, elles sont même
fondatrices de la conscience réflexive. Ceci est si vrai que les entités dans le
monde physique de tous les jours qui ne possèdent pas de qualités spatiales propres
s’en trouvent dotées dans la conscience. Il s’agit même d’une condition sine qua
non pour qu’une entité puisse être objet de conscience. L’exemple majeur en est le
temps. […] On ne peut absolument pas penser consciemment le temps autrement
qu’en le spatialisant. […] Mais évidemment, il n’y a ni « droite » ni « gauche »
17
dans le temps, il y a seulement ‘avant’ et ‘après’ » .

Dans la perception des relations spatiales, la modalité visuelle


prédomine : les qualités propres à la vision sont profondément liées à la
« structure des contingences sensori-motrices mises en œuvre dans l’activité
de voir »18, et les modalités sensori-motrices

« surviennent au cours de l’activité consistant à organiser et guider des


mouvements dans l’espace. Dans ce sens, ‘voir’ n’est ni plus ni moins que le mode
de perception qui intervient dans l’activité de se mouvoir spatialement. Dès lors, la
prédominance (…) des métaphores visuelles est tout naturellement solidaire de
celle des métaphores spatiales »19.

Si le temps peut être exprimé par une représentation spatiale, nous


croyons que ce temps – dans lequel le processus sonore prend vie – et le
mouvement même du processus peuvent être représentés, imaginés et conçus
à l’aide d’images spatiales qui en traduisent le geste, qui déterminent
l’espace formel20 de la pièce, par des critères d’organisation du matériau
sonore qui ont de fortes analogies avec le spatial (accumulation, raréfaction,
superposition, etc.). Sous cet angle de vue, quel serait le rapport entre ces
critères d’organisation et l’approche qui définit la métaphore comme une
mise en relation (mapping) entre le corporel et le conceptuel, entre le
corporel et l’abstrait ?
Deux points doivent être soulignés : le premier, c’est l’existence
d’une base conceptuelle métaphorique possible dans la structuration de
notre pensée. Si nous pouvons penser par métaphores, rien ne nous empêche
d’envisager cette possibilité de soutenir notre perception et notre
mémorisation du processus sonore par des métaphores visuelles et tactiles21,

17
STEWART, John, op. cit., p. 92.
18
Ibid., p. 93.
19
Ibid.
20
GIACCO, Grazia, « Interaction entre timbre et espace formel dans la musique
contemporaine », numéro spécial des Cahiers de la Société Québécoise de Recherche en
Musique, volume 9, n° 1-2 : « Le timbre musical : composition, interpretation, perception et
reception », Société Québécoise de Recherche en Musique, UQÀM, Musique, Montréal
(Québec, Canada), octobre 2007 (SQRM-OICM-UQÀM), p. 151-169.
21
Ou liées au langage, à la syntaxe verbale, comme discours musical, phrase, période. Ce
type de métaphores ne fait pas ici l’objet de notre étude, qui est plus axée sur la spatialité
intrinsèque de la construction d’une œuvre musicale.

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de la même manière que les compositeurs opèrent par des critères similaires
au moment de l’acte créatif.

Le deuxième point concerne cette mise en relation du concret avec


l’abstrait qui se joue souvent entre le domaine spatial et le domaine
temporel22. Dans son ouvrage consacré au rapport musique/mémoire, Bob
Snyder appelle métaphore « cette façon d’éprouver une chose
(experiencing) dans les termes d’une autre »23, la définissant aussi comme
« [...] une relation entre deux structures de mémoire »24. Il explique plus
précisément qu’une métaphore est une relation entre deux catégories25 ou
deux schémas26. Elle « peut impliquer des systèmes entiers de concepts ou
de schémas », et Snyder précise que les études à son sujet forment « une
partie complexe de la linguistique cognitive en constante évolution […] »27.

22
Franson Manjali écrit : « […] la mise en relation du domaine spatial et du domaine
temporel étant probablement le cas le plus courant » [« Moreover, a large majority of these
conventional / conceptual metaphors consists in the systematic mapping from the concrete
to the abstract domain, the mapping from the spatial to the temporal domain being probably
the most common case »] . Et plus loin : « LE TEMPS C’EST L’ESPACE est peut-être la
plus pénétrante de toutes les métaphores traditionnelles, comme en témoignent les
prépositions courantes d’espace et de temps, et d’autres expressions spatiales pour
représenter le temps, dans presque toutes les langues » [« (…) TIME IS SPACE is perhaps
the most pervasive of all conventional metaphors, as attested by the common prepositions
of space and time, and other spatial expressions for representing time, in almost all
languages »]. MANJALI, Franson Davis, Dynamical Models in Semiotics/Semantics,
« Lecture seven : Body, Space, and Metaphorical-Cultural Worlds », 1998. URL :
http://projects.chass.utoronto.ca/semiotics/cyber/man7.html (site vérifié le 4 mars 2011).
23
SNYDER, Bob, Music and Memory – An Introduction, op. cit., p. 107.
24
Ibid., p. 107-108. Nous soulignons.
25
Cette relation a été désignée sous le nom de mapping (mise en relation/cartographie),
d’une catégorie (ou schéma) dans une autre : « Par exemple, si on dit “une mélodie est un
chemin”, on superpose l’image-schéma du chemin au concept plus abstrait de mélodie »
(Ibid., p. 108). La définition de catégorie dans l’utilisation de Snyder est la suivante : « En
psychologie cognitive, un groupement de caractéristiques de l’expérience ou de la
mémoire. Les catégories sont des assemblages de représentations perceptives ou de
concepts qui semblent d’une façon ou d’une autre apparentés. Les catégories peuvent être
perceptives ou conceptuelles. […] Les gammes et les intervalles sont des catégories
mélodiques ; les échelles de durées, la mesure, et d’autres aspects de la métrique sont des
catégories rythmiques ; et les sections des œuvres musicales sont des catégories formelles.
Les catégories sont des éléments de schémas ». Ibid., p. 256.
26
Définition de schéma dans l’utilisation faite par Snyder : « Une série particulière
d’associations dans la mémoire à long terme. Les schémas sont un ensemble d’attentes que
nous avons par rapport à la manière dont sont les choses habituellement. […] Les formes
musicales traditionnelles sont essentiellement des schémas pré-construits, qui nous donnent
l’impression de savoir où nous sommes dans une pièce […] ». Ibid., p. 263. Précisons que
pour Snyder (ibid., p. 95), la distinction entre catégories et schémas n’est pas absolue :
« Schémas et catégories, les deux sont des ensembles d’associations de la mémoire à long
terme. Les schémas sont des ensembles plus larges d’associations. Les catégories sont
habituellement disposées hiérarchiquement en niveaux (…) ».
27
Ibid., p. 117.

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Cette mise en relation métaphorique entre différents domaines de la


pensée n’aurait rien d’arbitraire. En effet, elle serait « ancrée dans des
structures cognitives fondamentales, généralisées par nos expériences
physiques récurrentes, spécialement par l’expérience de nos propres
corps »28. Une approche kinesthésique de la musique a été bien évoquée par
Rolf Inge Godøy, qui a développé cette notion d’élément « moteur-
mimétique »29 :

« […] Je pense que nous avons de bonnes raisons de supposer que les images des
actions qui produisent les sons – percuter, effleurer, souffler – jouent un rôle
important dans notre représentation des sons musicaux, d’où mon idée ici
d’éléments moteurs-mimétiques dans la cognition musicale. […] Je voudrais
appeler un élément moteur-mimétique dans la perception et cognition musicale, un
élément qui signifie que mentalement nous imitons les actions produisant les sons
lorsque nous écoutons attentivement la musique, ou que nous pouvons nous
imaginer être en train de tracer ou de dessiner activement les contours de la
30
musique comme elle se déploie » .

Son approche peut se résumer par cette citation, qui rend bien
compte de l’interaction entre le sonore et le visuel, et ceci non seulement
pour un seul son, mais pour des structures plus globales :

« Le moteur-mimétique traduit le son musical en des images visuelles par une


simulation des actions produisant les sons, aussi bien les sons singuliers que les
phrases musicales et les textures les plus complexes, formant les programmes
31
moteurs qui re-codent et aident à stocker le son musical dans nos pensées » .

L’emploi des figuralismes dans l’histoire de la musique montre


comment la transcription de gestes corporels par des contours mélodiques
ou des dessins rythmiques n’est pas une découverte ou une problématique
actuelle. Zbikowski cite comme exemple la gamme descendante dans le

28
SNYDER, Bob, Music and Memory – An Introduction, op. cit., p. 108.
29
Cette théorie peut être résumée par l’idée que les images relatives à la production des
sons influencent notre perception auditive, et elle est née au départ en linguistique.
30
GODØY, Rolf Inge, « Motor-Mimetic Music Cognition », Leonardo 36, n° 4 (2003), p.
317-318 [p. 371-319]. [« In particular, I believe that we have good reason to suspect that
images of sound-producing actions such as hitting, stroking, blowing, etc., play an
important role in our images of musical sound, hence my idea here of motor-mimetic
elements in music cognition. […] I would like to call a motor-mimetic element in music
perception and cognition, meaning that we mentally imitate sound-producing actions when
we listen attentively to music, or that we may imagine actively tracing or drawing the
contours of the music as it unfolds »].
31
Ibid. [« Motor-mimesis translate form musical sound to visual images by a simulation of
sound-producing actions, both of singular sounds and of more complex musical phrases and
textures, forming motor programs that re-code and help store musical sound in our
minds »].

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Credo de la messe Papæ Marcelli de Palestrina32 sur le mot « descendit ».


Pensons aussi aux nombreux figuralismes présents dans les madrigaux de
Marenzio ou de Gesualdo, ou dans la musique de Johann Sebastian Bach.
Qu’il s’agisse d’un point de vue kinesthésique ou d’une démarche
conceptuelle, la mise en relation métaphorique peut exister en musique,
dans la façon que nous avons de la créer, de la percevoir et de l’analyser. Le
rapport visuel/sonore, donc les métaphores associées (non seulement
aigu/grave, haut/bas, mais aussi : plein/vide, linéaire/non linéaire, texture,
etc...), dépend d’une pluralité de facteurs, dont l’écriture (notation musicale)
a été l’une des causes les plus directes33.

Métaphores spatiales et espace mental

Examinons de plus près le fonctionnement des métaphores spatiales


dans notre espace mental. Revenons au concept de Snyder d’image-schéma.
Disons avant tout qu’il ne s’agit pas d’une image visuelle concrète, d’un
objet, car l’image-schéma nous sert à former les concepts : « ces structures
cognitives ont été désignées sous le nom d’image-schéma. […] Nous
pouvons les concevoir comme une sorte d’abstraction perceptive »34. Pour
Snyder, l’image-schéma peut être définie comme un « type de schéma qui
forme des attentes, basé sur des aspects fondamentaux de notre existence
physique corporelle, telle que la notion de gravité, ou le mouvement »35.

32
Giovanni Pierluigi da Palestrina (Palestrina, 1525 – Rome, 1594) : Missa Papæ
Marcelli – IIe Livre de Messes (1567).
33
DUCHEZ, Marie-Elisabeth, « La représentation spatio-verticale du caractère musical
grave-aigu et l’élaboration de la notion de hauteur de son dans la conscience musicale
occidentale », Acta Musicologica, LI,1, Bâle, Barenreiter, 1979, p. 54-73. Au début de son
étude, Marie-Elisabeth Duchez introduit avec précision la problématique en affirmant que,
depuis le IXe siècle « la représentation mentale de la musique occidentale (…) se réfère à
l’espace auquel elle emprunte ses concepts, ses coordonnées de description et ses
graphismes : elle représente à la vue, et géométriquement, des relations appréhendées par
l’ouïe, et non géométriques. Le principe épistémologique de cette spatialisation, et du
système de représentation qui en était le but, est la notion de hauteur du son, c’est-à-dire la
projection de l’image spatiale bas-haut sur la perception de la relation grave-aigu » (p. 54).
34
SNYDER, Bob, op. cit., p. 108. Il précise : « La forme cognitive réelle que les images-
schémas sont supposées prendre se trouve quelque part entre les images visuelles
spécifiques, concrètes, et les concepts abstraits. C’est-à-dire que les images-schémas
dérivent souvent de types de situations que nous pouvons imaginer visuellement, mais qui
sont plus abstraites que n’importe quelle image en particulier ».
35
Ibid., p. 259. Il ajoute : « On croit que les images-schémas sont à la base de la cohérence
de plusieurs systèmes de métaphores quotidiennes. Plutôt semblables aux mémoires
implicites qu’aux mémoires explicites, les images-schémas ne sont pas facilement
traduisibles dans de simples énoncés verbaux, et peuvent avoir une composante physique
kinesthésique. Nos mémoires les plus précoces et les plus basiques (pré-linguistiques), qui
forment la base de toutes nos réflexions successives, sont considérées comme des images
schématiques ».

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L’affirmation de Snyder selon laquelle « la musique même peut être


une forme de métaphore […] »36, et que « nous utilisons fréquemment des
métaphores spatiales et physiques pour comprendre des concepts abstraits
plus complexes »37, n’est pas l’expression d’un simple avis subjectif : elle
s’insère dans ce courant des sciences cognitives qui en fait un élément
constitutif de notre pensée. L’existence de nombreux schémas s’appuyant
sur des critères kinesthésiques dans la création musicale doit nous faire
réfléchir sur la multiplicité des facteurs qui relient notre manière de créer, de
produire et de percevoir le sonore et qui nous permettent de penser la
musique au-delà des seuls critères de temporalité :

« La musique ne se fonde pas sur des notes, des échelles ou des règles de
succession harmonique mais sur des schèmes qui mêlent au sonore le perceptif, le
moteur, l’affectif : ce sont, si l’on veut et si l’on me pardonne cette formulation
barbare, des schèmes perceptifs/moteurs/affectifs qui associent à une figure sonore
un ensemble de réactions spécifiques qui assurent son identité. Citons parmi bien
d’autres, le schème tension/détente, présent dans les premières conduites de
l’enfant mais qui joue aussi un rôle fondamental dans la construction de la
38
musique tonale […] » .

La formulation de nos concepts se réalise grâce au recours à des


images agissant dans un espace imaginaire, un espace mental39. Un tel
recours (pour créer et percevoir la musique) répond à la nécessité que nous
avons de relier les données spatio-temporelles de la musique à notre espace
intérieur conceptuel :

« C’est comme si notre espace conceptuel était construit sur un modèle antérieur
d’espace physique, et les forces avaient la tendance à opérer de la même manière
dans les deux types d’espace. Pour comprendre des concepts abstraits, nous devons
40
les concevoir métaphoriquement par quelque chose de plus concret » .

La mémoire à long terme (pleinement sollicitée pendant l’écoute


d’une œuvre musicale) utilise principalement des repères spatiaux pour
s’organiser : la métaphore résulte d’un pont reliant l’abstrait au concret41. En

36
SNYDER, Bob, op. cit., p. 109.
37
Ibid., p. 110.
38
MOLINO, Jean, « Expérience et connaissance de la musique à l’âge des neurosciences »,
in : Le temps et la forme – Pour une épistémologie de la connaissance musicale, études
publiées par Etienne Darbellay, « Recherches et rencontres », vol. 10, publications de la
Faculté des lettres de Genève, traductions et révisions de Christine Jeanneret, Droz,
Genève, 1998, p. 264-265 [p. 253-277].
39
« Toutes ces images-schémas requièrent une sorte d’espace imaginaire, pour donner un
sens, mais elles n’ont pas besoin de consister en des images concrètes spécifiques ».
SNYDER, Bob, op. cit., p. 109. Nous soulignons.
40
Ibid., p. 110.
41
Dans une œuvre musicale, ce passage métaphorique serait nécessaire afin d’établir une
analyse formelle et texturale d’une pièce qui nous permettrait de relier le temps à l’espace –

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quelque sorte, l’auditeur retrouve le chemin inverse accompli par le


compositeur, qui, par des mécanismes similaires, actualise dans le temps les
images ou les schèmes lors de la conception formelle de l’œuvre. Dans un
essai sur Wittgenstein (souvent cité dans les écrits sur les modèles
mentaux42), nous nous sommes arrêtée sur cette affirmation : « un objet
temporel ne peut entrer que dans des états de choses temporels »43. Or,
admettons que le son, notre objet en question, soit uniquement un « objet
temporel », enlevons-lui tout attribut de plasticité, de spatialité (grain,
mouvement, forme…) : cet objet soi-disant « temporel » peut entrer dans un
état de choses « spatial » rien que par sa possibilité à être localisé, c’est-à-
dire localisé dans un moment précis, fixé dans son instant temporel, et par la
possibilité d’être représenté visuellement (grâce à l’utilisation de systèmes
analogiques, par exemple). Le son, notre objet « temporel », peut avoir son
espace propre, un espace peut-être virtuel, mais en tout cas un espace de
localisation, de représentation. Mais le son n’est pas uniquement un objet
temporel, car il acquiert sa nature spatiale déjà en étant le produit des
vibrations d’un corps dans l’air. Si nous prenons en compte le déplacement
du son, sa texture, sa profondeur, son organisation, l’objet de l’œuvre
musicale ne relèvera ni du temporel, ni du spatial, mais du « spatio-
temporel ». Temporel, car c’est uniquement dans le temps qu’il se déploie
physiquement et qu’il peut-être perçu ; spatial, car le son peut être non
seulement localisé et donc représenté, mais il peut être organisé, dans l’acte
de composition et dans l’acte d’audition (qui est une sorte de re-
composition) selon des critères qui ont de fortes analogies avec le spatial. Le
philosophe Giovanni Piana résume bien cette double composante,
temporelle et spatiale, dans la matière sonore :

« L’affirmation selon laquelle le mouvement dans la musique serait dû


principalement à la composante temporelle est tout d’abord exposée au risque de
ne pas reconnaître l’importance que revêtent, justement aux fins de l’attribution du
caractère de mouvement à une pièce musicale, des éléments qui ont à voir
proprement avec la matière sonore et les formes multiples d’articulation et
d’organisation qui la constituent et qui ne peuvent en aucun cas être dépendantes
44
de la pure forme temporelle des figurations musicales » .

ce qui finalement se passe dans notre mémoire à long terme – en ayant recours à des
schématisations, qui vont des plus simples au plus complexes.
42
Citons pour référence l’ouvrage suivant : EHRLICH, Marie-France – TARDIEU,
Hubert – CAVAZZA, Marc – JOHNSON-LAIRD, Philip N. (éd.), Les Modèles Mentaux,
Approche cognitive des représentations, coll. Sciences Cognitives, coordonnée par C.
Vogel, Paris, Masson, 1993.
43
SCHMITZ, François, Wittgenstein, « Figures du savoir », collection dirigée par R.
Zrehen, Les Belles Lettres, Paris, 1999, p. 82.
44
PIANA, Giovanni, « Figurazione e movimento nella problematica musicale del
continuo », http://www.filosofia.unimi.it/piana/index.php/filosofia-della-musica?start=10,
(site vérifié le 4 mars 2011), p. 15 du format PDF, texte publié in : AAVV, La percezione
musicale, a cura di L. Albertazzi, Milan, Edizioni Guerini e Associati, 1993, p. 11-35.

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Conclusions

La pensée musicale se structure autour d’un traitement métaphorique


du fait sonore, aussi bien dans l’écoute que dans l’acte créatif. Dans ce
traitement, l’aspect kinesthésique joue un rôle important. L’analyse peut se
servir de la métaphore pour éclairer la façon dont un processus sonore se
forme, et comment il est saisi lors de notre écoute. Tout en reconnaissant la
temporalité propre à l’art musical, l’existence d’une spatialité interne
relative au matériau sonore et à ses organisations peut se révéler à l’écoute
de certaines œuvres musicales45. Si la localisation des hauteurs se fait déjà
dans un espace virtuel avec des sons « en haut » et d’autres « en bas »46,
nous pouvons imaginer que ces mêmes sons effectuent leurs mouvements
dans un espace sonore qui se manifeste dans différents types de textures par
des figures linéaires, circulaires, spiralées, par des figures de croissance
(accumulation) ou par de figures décroissantes (raréfaction), par des masses,
ou par des espaces discontinus (superposition, rupture et montage). Le type
d’analogie avec le spatial ne se limite pas à l’effet de localisation du son ou
du mouvement des sons, mais crée une analogie plus complexe entre la
globalité d’une section (ou d’une œuvre entière) et un certain type de
spatialité propre à l'organicité des formes sonores. Comme Sciarrino l’a
clairement exprimé dans son ouvrage de 199847, cette manière de concevoir
la musique (dans l’acte de création et d’audition) par des figures n’est pas la
spécificité unique d’un certain répertoire du XXe siècle : chez Beethoven, il
apparaît déjà un traitement qui témoigne d’une certaine conscience spatio-
temporelle (particulièrement dans la notion de discontinuité et
d’intermittence). Cependant, grâce à Varèse, aux découvertes de l’électro-
acoustique et à une nouvelle conscience du timbre, nous pouvons
reconnaître que l’écriture musicale s’est développée dans un attachement
croissant à la notion d’écriture comme formation d’un espace sonore et de
formes quasi plastiques. Les métaphores spatiales s’ancrent alors sur une
spatialité interne de la musique : les événements sonores s’accumulent, se
raréfient, s’enchaînent de façon à créer des surfaces lisses ou des blocs, en
créant des zones de tension et détente. L’écoute, fonction perceptive
complexe, n’est pas seulement un acte de pure contemplation du sonore
(elle peut l’être dans certains cas), mais s’appuie aussi sur la capacité
constante de savoir entendre, connaître et reconnaître48.

45
Et pas seulement dans l’écriture musicale contemporaine : Sciarrino, dans son ouvrage Le
Figure della Musica, da Beethoven a oggi (Milan, Ricordi, 1998) analyse plusieurs
exemples de « figures » (sorte d’archétypes formels) d’époques différentes.
46
Ces représentations spatiales sont assez présentes dans notre culture occidentale. Dans
d’autres cultures, les sons aigus et graves sont traduits par d’autres analogies.
47
SCIARRINO, Salvatore, Le Figure della musica, op. cit.
48
Le type de perception et d’organisation auditive de la musique change d’auditeur en

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Ainsi, grâce à l’utilisation de métaphores spatiales et à leur


application quant à l’organisation du matériau sonore (surfaces, masses,
accumulation, etc.), le dire musical s’ouvre sur des potentialités liées à des
modalités conceptuelles nous offrant des outils de perception, d’analyse et
de création qui vont non seulement abolir les distances entre temporalité et
spatialité dans et de l’œuvre musicale, mais vont essayer de rendre fertile cet
espace liminaire du mot qui (r)appelle le son.

auditeur, et cela est déterminé par plusieurs facteurs, parmi lesquels il y a la composante
culturelle, émotive, le contexte environnemental, et l’expérience propre à chaque personne.

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