Un Amour Eternel - Iris Johansen

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Iris Johansen

Un amour éternel

Ttitre original : The forever dream

Presses de la Cité, Collection Romans


Juillet 1985
Résumé

Et si soudain un savant découvrait le secret de l’immortalité ? Bien des


vies s’en trouveraient bouleversées, à commencer par la sienne ! C’est ce
qui arrive au grand biologiste Jared Ryker. Détenteur d’un fantastique
pouvoir, il devient la proie de toutes les convoitises et doit faire appel à
la protection du sénateur Corbett, homme politique réputé intègre.
En quoi cela peut-il bien concerner Tania Orlinov, la célèbre danseuse
étoile ? Qu’a-t-elle à faire de l’éternité alors qu’elle la trouve déjà dans
son art ? Pourquoi va-t-elle se retrouver prisonnière dans le château où
s’est réfugié Jared ? Parviendra-t-elle à s’en échapper ?
Prologue

Les bourrasques de neige avaient cessé d’être des morsures glacées sur son visage
pour devenir aussi douces que les caresses d’un amant. Ses bras et ses jambes la fai-
saient moins souffrir et la terrible douleur qui l’étreignait à chaque pas semblait vou-
loir s’atténuer. Était-elle en train de mourir de froid ?
Soudain, la peur lui fut encore plus insoutenable que les atteintes du froid et l’épui-
sement consécutif à sa longue marche. Elle secoua résolument la tête : qu’elle était
stupide de se poser une telle question !
Bien sûr que non ! Elle n’était pas en train de succomber au froid ! Elle avait
presque atteint le pied de cette horrible montagne et les lueurs qu’elle apercevait là-
bas n’avaient rien à voir à voir avec les fruits d’une imagination défaillante. Ces
lumières ne pouvaient provenir que d’un village : celui-là même repéré sur cette carte
qu’elle avait étudiée des heures durant, jusqu’à en garder gravés à tout jamais les
moindres détails au fond de sa mémoire.
Elle ne pouvait se permettre de renoncer alors qu’elle touchait au but. D’autant
que, dès le départ, elle avait su qu’il ne s’agirait pas d’une partie de plaisir !
Plutôt que de prendre la route fréquentée qui suivait la vallée, elle avait choisi de
s’enfuir à travers la montagne. Ainsi, elle espérait échapper à Danilov, qui jamais ne
penserait qu’elle avait pu opter pour un chemin aussi périlleux. Malheureusement, la
jeune femme avait compté sans la tempête de neige qui avait éclaté dès le sommet
atteint.
Quelle que fût l’issue de sa tentative, une chose au moins était certaine : elle se
trouvait désormais hors d’atteinte des griffes de Danilov ! Même lui ne s’aventurerait
pas dans les Andes enneigées pour rattraper sa prima ballerina en fuite. Il préfèrerait
attendre qu’elle soit capturée et renvoyée en Russie. Elle irait alors croupir dans la
prison de la Loubianka : ensemble édifiant pour les futurs danseurs désireux de pas-
ser à l’Ouest. En fait, même si elle trouvait la mort, seule dans ces montagnes inhos-
pitalières, Danilov aurait tout de même gain de cause. Ce serait une bonne leçon pour
la troupe, dont chaque membre avait été longuement chapitré, avant le départ en
tournée, sur les méfaits que ce genre d’escapade pouvait causer à l’image de marque
du Département Culturel.
Bien qu’elle ne sentit plus ses pieds, la jeune ballerine pouvait apercevoir des filets
de sang s’échapper de ses chaussures éventrées. Si seulement elle avait pu soudoyer
un domestique à la résidence du lac où ils étaient descendus, et se procurer des
chaussures de marche ! Mais Danilov aurait pu l’apprendre ! Du coup, elle n’était
même pas à mi-parcours de son ascension que les pierres acérées du sentier avaient
déjà eu raison de ses semelles. Désormais, la douleur de ses pieds ensanglantés
remontait tout le long de ses jambes pour venir la mordre au creux des reins.
Peut-être après tout eût-il mieux valu courir le risque de se faire surprendre à
acheter de grosses chaussures, plutôt que de se lancer dans l’aventure sans elles…
Inutile de se perdre en vaines considérations : maintenant, seul l’instant présent
comptait. Il fallait qu’elle s’en persuade si elle voulait venir à bout de la tempête et
atteindre le pied de cette horrible montagne. D’autant que ce n’était plus bien loin. Il
suffisait de mettre un pied devant l’autre et de recommencer, comme le dit la chan-
son. Mais chaque pas lui était un supplice et sa respiration se faisait de plus en plus
saccadée, comme si elle avait couru au lieu de trébucher lamentablement, telle une
aveugle.
La jeune femme serra les dents. Un pas après l’autre. Elle ne laisserait pas cette
maudite montagne remporter le combat. Elle était la plus forte. Son corps de dan-
seuse était celui d’une athlète. La douleur prendrait fin. D’ailleurs, toute douleur pre-
nait fin… un jour. Elle était bien placée pour le savoir.
Comme elle s’effondrait au pied d’un arbre, sa douleur parut soudain s’envoler
pour laisser place à une apaisante langueur. Ses traces, derrière elle, lui apparurent
un enchevêtrement de boucles absurdes dans la neige épaisse. Une bouffée de chaleur
la submergea, accompagnée d’un intense besoin de dormir. La chaleur, le sommeil…
La jeune femme se remit résolument debout.
Chaleur et sommeil ne pouvaient impliquer que la mort : c’était elle et non la vie
qui cherchait à l’attirer dans ses rets. Il fallait qu’elle bouge.
« Pense à la vie, se répétait-elle. Un pas après l’autre. La vie. Pense à la vie ».
D’ailleurs, les lumières ne s’étaient-elles pas rapprochées ?
Les clochettes agitées par le vent dans le jardin de sa mère. La joie du grand jeté
final sous les applaudissements. La vie. Pourquoi ne pouvait-elle pas ajouter d’autres
images à sa liste ? Son esprit paraissait désormais aussi engourdi que son corps.
Qu’importe ! ces deux souvenirs lui serviraient de viatique pour atteindre son but.
Elle repensa de toutes ses forces aux clochettes… et crut même en entendre faible-
ment le léger tintement.
Encore un pas, puis un autre… Puis encore un autre.
La joie d’un grand jeté exécuté à la perfection : la sensation enivrante d’un oiseau
s’envolant dans le ciel.
Et voilà qu’elle avançait plus vite, plus droit, guidée par ces deux symboles de joie
et de vie. C’étaient elles qui l’attendaient au bout du chemin : il fallait à tout prix
qu’elle les atteigne.
Chemin ? Oui, elle était bien sur un chemin ! Elle pouvait même apercevoir un
hameau, là-bas, droit devant. Pourquoi fallait-il que ses genoux soient si faibles alors
qu’elle ne rêvait que de courir le long de ce sentier, vers ces lumières qui semblaient
désormais si merveilleusement proches ?
Mais ici, la neige avait été tassée et rendue glissante par le passage d’autres
hommes, et il était encore plus difficile d’avancer que dans la poudreuse des som-
mets.
Non, il ne fallait pas qu’elle s’arrête ni qu’elle tombe : jamais elle ne parviendrait à
se relever.
Et voilà qu’elle atteignait, chancelante, une rude porte de bois et y cognait désespé-
rément du poing !
La porte s’ouvrit si brusquement qu’elle dut se retenir au chambranle pour ne pas
tomber de tout son long dans la pièce. Une femme forte et brune parut, ouvrant de
grands yeux étonnés.
— Madre de Dios (1) !
La jeune femme chercha fébrilement IL retrouver ses rudiments d’espagnol, mais
sa tête lui sembla irrémédiablement vide.
— Me llamo Tania Orlinov (2), articula-t-elle pourtant.
Elle savait que la phrase était correcte, mais sa voix lui avait paru si faible qu’elle
redouta que la femme ne l’ait pas entendue. D’une main nerveuse, elle extirpa son
portefeuille de son blouson et le tendit à la paysanne, dont le visage reflétait soudain
une expression proche de
l’horreur.
— Por favor. Embajada americana. Santiago (3).
Mais pourquoi cette femme ne bougeait-elle pas ? Elle fut rejointe par un petit gar-
çon qui posa sur Tania un regard presque aussi effarouché que celui de sa mère.
— Por favor, me llamo Tania... balbutia-t-elle. Embajada de los Esta (4)...
Un lourd rideau de ténèbres l’enveloppa soudain et Tania s’affala sur le sol. La
jeune femme eut vaguement conscience d’être tirée à l’intérieur de la maison et la
voix de la paysanne résonna à ses oreilles, semblable aux clochettes qu’agitait jadis le
vent dans le jardin de sa mère.
— Pobrecita, morir tan joven...
Joven ? Cela ne signifiait-il pas « jeune » ? Elle n’était pas si jeune que ça ! Bientôt,
elle aurait vingt-cinq ans. Morir ? Mourir ! Cette femme croyait qu’elle allait mourir !
Tania fut scandalisée. Ne comprenait-elle pas qu’elle, Tania Orlinov, après tout ce
qu’elle avait enduré, n’allait certainement pas s’avouer vaincue maintenant !
La jeune femme réussit à rouvrir les yeux et fixa le visage angoissé de l’inconnue.
— No muerte, dit Tania fermement, bien que sa voix ne fût plus qu’un murmure,
puis, insistant, comme la femme affichait toujours la même expression navrée : No
muerte. Je ne mourrai pas. Je ne lâcherai pas maintenant. J’ai trop de...
Tania chercha désespérément comment on disait « force » en espagnol, mais se
résigna à employer le mot hongrois de son enfance : « ero ».
Ses yeux noirs brûlèrent alors d’un éclair d’une intense vitalité, puis le rideau de
ténèbres retomba en même temps que ses paupières.
1

— Inutile d’insister, Jared, fit Nina Bartlett, un sourire amusé courant sur ses
lèvres. Tant pis si tu t’ennuies à mourir, nous resterons jusqu’à l’entracte. Notre
comité a travaillé d’arrache-pied pour organiser ce gala de bienfaisance, et je veux
bien être pendue si je n’y suis qu’entr’aperçue.
— Entr’aperçue, ironisa Jared. Drôle de façon de dire les choses ! Nous sommes
dans la première loge d’avant-scène et il s’en faut d’un mètre pour que nous fassions
partie du spectacle !
— N’oublie pas que je suis la présidente du comité, rétorqua la jeune femme. De
toute façon, j’adore avoir la meilleure place, où que j’aille ! Et puis, tu ne devrais pas
te montrer si difficile. Estime-toi encore heureux que j’aie consenti à te voir ce soir. Je
ne crois pas qu’il y ait beaucoup de femmes prêtes à t’accueillir à bras ouverts après
quatre années de silence absolu !
— Un gala de bienfaisance n’est pas tout à fait ce que j’avais en tête quand je t’ai
appelée ce matin, fit Jared, posant une longue main bronzée sur un genou gainé de
soie. J’envisageais quelque chose de plus intime.
Jared observa, détaché, la lueur fugitive qui traversa les yeux bleus de la jeune
femme. Nina avait toujours été d’une extraordinaire sensualité et, à moins qu’elle
n’ait beaucoup changé durant ces quatre années, il ne doutait pas de la décider à par-
tir avant l’entracte s’il usait de son charme.
Insensiblement, la main bronzée se mit à remonter.
— Je te jure que nous serions tous les deux satisfaits des bienfaits d’un gala plus
privé, murmura-t-il.
Nina retint sa respiration et Jared fut conscient de la lutte intérieure qu’elle livrait.
Soudain, elle repoussa fermement sa main.
— Plus tard, promit-elle. Tu sais très bien que tu finiras pas obtenir ce que tu
veux… Ce que nous voulons. Mais plus tard. Et en privé, pas en public. Dire que tu
devais être sûr que je céderais ! soupira-t-elle.
— Tu as toujours été très bonne pour moi, Nina, et je dois admettre que j’espérais
que tu continuerais à l’être ce soir encore.
Ce sont les seules bontés que tu acceptes d’une femme, n’est-ce pas Jared ? Et Dieu
sait que nous sommes hélas toutes prêtes à te les accorder ! Laisse-moi au moins
choisir le moment.
— Si tu y tiens, répondit-il en haussant les épaules.
Bien qu’il sût qu’en insistant il finirait par obtenir ce qu’il voulait, Jared préféra
s’abstenir. Après tout, un peu de privation ne lui ferait pas de mal. C’était d’ailleurs
pour cela qu’il avait quitté le château. Il était las de voir chacun de ses désirs – ses
caprices – comblé sans la moindre lutte. Quand il avait appris que Nina se trouvait
non loin, à New York, il n’avait pu résister à l’envie de venir l’y rejoindre. Enfin une
femme honnête et indépendante !
— Je suppose que tu ne me diras pas où tu as bronzé ainsi, fit Nina, interrompant
ses pensées. Il ne te manque qu’un bandeau sur l’œil et une orchidée blanche à la
boutonnière pour avoir tout du mystérieux aventurier. Pourquoi donc es-tu si secret ?
Tu apparais toujours au moment où on s’y attend le moins pour redisparaître de la
même façon ! Travailles-tu pour le gouvernement ?
— On peut dire ça comme ça… Est-ce vraiment important ?
— J’estime que j’ai un peu le droit d’être curieuse, non ? Il y a quatre ans, tu étais
l’associé de mon père dans la plus grande firme de produits pharmaceutiques de la
Côte Est. Soudain, tu vends toutes tes actions et tu t’évanouis dans la nature ! Tu ne
trouves pas qu’il y a de quoi s’étonner ?
— Je doute que Philip m’ait regretté longtemps. Il dirigeait déjà tout avant que je
parte.
— Détrompe-toi, tu lui as beaucoup manqué. Tu sais très bien que, sans toi, la
firme n’aurait jamais pris l’ampleur qui est la sienne. Tu es quelqu’un d’exceptionnel,
Jared. Un vrai génie. Il n’y a pas deux hommes comme toi par siècle. Que pouvait
donc t’offrir le gouvernement que nous n’avions pas ?
— Nous ? releva-t-il. Je te trouve bien possessive, soudain. Dois-je en conclure que
tu occupes ton temps à autre chose qu’à l’organisation de galas de bienfaisance ?
Je suis directrice du personnel des produits pharmaceutiques Bartlett. Je m’en-
nuyais, expliqua Nina. J’avais besoin de faire quelque chose dans la vie.
— C’est notre lot à tous, commenta Jared. Et tu es contente ?
— Assez. Je le serais encore plus si je parvenais à t’attirer de nouveau au sein de
notre entreprise.
— Mais tu m’attires énormément, Nina. Je t’ai déjà dit que j’étais prêt à rentrer
tout de suite à l’hôtel. Tu es vraiment sûre de vouloir rester ?
— Je peux attendre, et toi aussi, Jared. Il se peut même que le spectacle te plaise :
Tania Orlinov dans Le Faune ce soir.
— Suis-je censé être impressionné ? rétorqua-t-il. Je n’ai même jamais entendu ce
nom-là.
— Mais où étais-tu donc toutes ces dernières années ? Sur une île déserte, ou quoi ?
— Disons que je suis resté un peu à l’écart, répondit Jared, dissimulant un sourire
car Nina avait pratiquement mis dans le mille. Qui est cette Tania ? La nouvelle
coqueluche ?
— C’est peu dire ! Je n’arrive pas à croire que tu n’aies jamais rien lu à son sujet.
Les journaux ne parlaient que d’elle quand elle a réussi à quitter l’URSS voici trois
ans.
— Je crains d’avoir été trop occupé pour m’intéresser aux potins des arts et des
spectacles.
— Dans ce cas, tu dois être l’unique personne au monde à n’avoir jamais entendu
parler de la « gazelle ».
— Est-ce ainsi qu’on la surnomme ? demanda-t-il, moqueur. C’est délicieux !
— Je pense que tu seras d’accord pour dire qu’elle mérite ce surnom quand tu
l’auras vue danser. Tiens, il y a une photo d’elle dans le programme. Comment la
trouves-tu ?
Le visage qui lui apparut ne relevait pas des canons de la beauté classique, mais
Jared ne s’en aperçut pas tout de suite. Jamais il n’avait vu quelqu’un rayonner d’au-
tant de joie de vivre que la jeune fille qui souriait, mystérieuse, sur ce mauvais cliché
en noir et blanc. Ses grands yeux étaient frangés de cils incroyablement longs et reflé-
taient une vitalité si intense qu’elle vous atteignait avec la force d’un coup de poing.
Jared en fut brusquement contrarié. Pourquoi diable ce visage lui faisait-il un tel
effet, alors qu’il avait rencontré dans sa vie des centaines de femmes objectivement
plus belles que celle-là ? Il n’y avait absolument aucune raison pour qu’elle lui appa-
raisse plus mystérieuse ou plus troublante qu’une autre. Jared examina de plus près
la photo.
Les pommettes étaient trop hautes, faisant paraître le visage trop fin, trop fragile,
alors que le menton volontaire et les sourcils noirs, remontant vers les tempes au-
dessus des yeux immenses, lui donnaient un air faunesque. Quant à la lourde tresse
de ses cheveux sombres ramenée autour de sa tête en couronne, au lieu de lui confé -
rer un air majestueux, elle la faisait plutôt ressembler à une petite fille déguisée en
princesse.
Jared avait toujours été attiré par les femmes sensuelles et sophistiquées. Tania
Orlinov, femme-enfant, n’avait aucune de ces deux qualités et il n’y avait par consé-
quent aucune raison pour qu’il ressente ainsi la violente morsure du désir physique
en la découvrant.
— Je suppose qu’elle peut plaire à certains, s’efforça-t-il de commenter froidement
en rejetant le programme sur les genoux de Nina.
— Je m’attendais à ce que tu sois plus enthousiaste ! J’avais même l’impression
qu’elle serait tout à fait à ton goût. C’est un être exceptionnel, tu sais.
— Exceptionnel ?
— Il n’y a pas beaucoup de femmes capables de traverser les Andes à pied pour
trouver la liberté. Il faut beaucoup de courage pour tenter une telle aventure, et
encore plus pour la mener à bien. Elle a d’ailleurs failli échouer. Elle était à bout de
forces et souffrait de multiples engelures quand elle est finalement arrivée dans ce
hameau au pied des montagnes. Les villageois étaient persuadés qu’elle mourrait
avant qu’ils n’aient le temps d’aller chercher des secours à l’ambassade de Santiago.
— Mais elle a survécu, dit-il doucement.
Pourquoi en ressentait-il ce ridicule sentiment de fierté ? Le petit visage rayonnant
de joie de vivre qu’il venait de contempler l’avait-il impressionné à ce point ?
— Absolument, renchérit Nina, s’animant soudain. Tu vois qu’elle commence à
t’intéresser ! Je le savais. En fait, vous vous ressemblez beaucoup.
— Je ne suis pas certain d’être très flatté de me voir ainsi comparé à une danseuse,
rétorqua-t-il, le sourcil froncé. J’ai peur de ne pas très bien saisir les points communs.
— Vous êtes tous les deux dévorés par un feu intérieur. La seule différence, c’est
que les flammes qui animent Tania éclatent au grand jour, tandis que les tiennes
couvent au plus profond de toi. Eh oui, très cher, malgré tes façons policées et ton
perpétuel contrôle de toi, sous ce mur de glace, je peux te garantir que je perçois très
bien le feu qui te dévore.
— Quel style ! s’écria Jared. Je ne te connaissais pas ce genre dramatique ! Quoi
qu’il en soit, je suis plutôt triste que tu me considères comme quelqu’un de froid et
distant.
Arrête de raconter des histoires. Dis plutôt que tu te moques éperdument de ce que
je peux penser de toi, dit-elle avec une ombre de regret vite chassée. Aimerais-tu que
je te présente Tania après la représentation ?
— As-tu aussi l’intention de nous arranger un rendez-vous ? Je crois que je vais
finir par me sentir vexé de ne pas te voir ne serait-ce qu’un peu jalouse.
— À quoi cela servirait-il ? Je sais exactement ce que je suis en droit d’attendre de
toi. Par ailleurs, je suis tout à fait tranquille : le bruit court qu’elle est la maîtresse de
Tyler Windloe depuis deux ans.
— Tyler Windloe ? Ce nom me dit quelque chose. Qui est-ce ?
— Le directeur de l’Americain Ballet Company, dont notre « gazelle » est la tête
d’affiche. Alors, veux-tu faire un tour en coulisses après le spectacle ?
— Je te le dirai quand j’aurai vu danser ta petite Russe si « exceptionnelle ».
Elle n’est qu’à moitié russe. Sa mère était hongroise. Mais les lumières s’éteignent,
ajouta-t-elle en baissant la voix. Tu vas pouvoir juger par toi-même.
Les longs accords mélodieux d’une flûte s’élevèrent dans l’obscurité, puis le rideau
se leva, révélant le Faune en haut d’une colline, son étrange silhouette se découpant
dans un rayon de lune. Il ne portait que des collants gris pâle et la perfection de son
torse nu évoquait davantage Apollon que le dieu Pan.
Soudain, le tableau mythologique s’anima avec l’apparition d’une créature si gra-
cieuse et si légère que chacun en demeura le souffle coupé. Vêtue de voiles écarlates,
portant des ballerines et non pas des chaussons, Tania Orlinov fut l’incarnation
même du feu. Elle se révéla toute grâce et toute fragilité dans ce rôle de jeune fille
envoûtée par le Faune, luttant contre les accents magiques de son instrument.
Comme elle semblait sur le point de rendre les armes, elle s’immobilisa au centre de
la scène, puis ses bras se levèrent vers le ciel comme pour supplier les dieux de lui
venir en aide. Un long frisson parcourut son corps et elle laissa échapper un profond
soupir. La jeune fille ôta sa couronne de fleurs, et ses cheveux, jusque-là retenus en
un sage chignon, se déployèrent autour d’elle en un soyeux manteau que l’on se plai-
sait à imaginer frais et parfumé. Alors, redressant fièrement le menton, elle fit face au
Faune toujours en haut de sa colline.
Le tentateur vint la rejoindre et il s’ensuivit la plus troublante des danses de séduc-
tion dont Jared ait jamais été témoin.
Tania se fit tour à tour Salomé et Dallas au cours d’un pas de deux incroyablement
sensuel où il fut peu à peu évident que c’était elle l’enchanteresse et lui l’ensorcelé.
Soudain, tandis que l’on croyait qu’elle allait triompher de cette joute érotique, ses
forces parurent l’abandonner et elle tomba à genoux. Le Faune se pencha alors sur
elle, le corps vibrant de triomphe, et se remit à jouer. Enfin, certain de sa victoire, il
regagna le sommet de la colline où il disparut. Tania resta seule, écoutant le son de la
flûte, se relevant, marchant à sa poursuite : prisonnière.
Elle gravit lentement mais inexorablement la colline, n’ayant plus la force ni même
le désir de lutter contre le diabolique enchantement. Quand elle eut atteint le som-
met, tout semblait perdu. C’est alors qu’elle fit volte-face et chacun dans l’assistance
fut médusé en découvrant l’expression d’intense joie espiègle que reflétait son visage.
Elle tourbillonna souplement sur elle-même, son corps se cambra en un grand jeté
d’une hauteur sidérante, durant lequel elle parut un instant rester suspendue en ciel
et terre.
Puis elle disparut à son tour pour rejoindre le pauvre Faune qui croyait l’avoir
séduite alors que c’était elle qui l’avait choisi.
Un silence imposant régna avant que la salle n’explose enfin en ovations. Celles-ci
redoublèrent encore quand Tania réapparut, tenant son partenaire par la main.
— Alors ? demanda Nina, posant un regard amusé sur le visage sidéré de Jared.
Veux-tu aller en coulisses ?
Jared ne parut pas entendre, mais observait Tania qui saluait. Ses yeux ne parve-
naient pas à se détacher des seins fermes et menus de l’artiste, qui se soulevaient au
rythme de sa respiration haletante. Des perles de transpiration couronnaient son
front pur et Jared devait lutter contre son besoin d’aller la prendre dans ses bras, de
la serrer follement, de la rafraîchir de ses lèvres.
Il parvint finalement à s’arracher à sa contemplation et posa sur Nina un regard
vide.
— Jared, répéta-t-elle, veux-tu aller en coulisses ?
— Pourquoi pas ? fit-il le plus nonchalamment qu’il put. Tu avais raison, elle est
tout à fait remarquable.

*
* *

L’entrée des artistes était restée ouverte et l’air frais d’octobre qui s’engouffrait
dans le couloir faisait frissonner Tania. Elle s’efforçait de répondre patiemment aux
questions d’une dame âgée dont les yeux étaient aussi froids et perçants que des poi -
gnards. Tyler Windloe le lui avait bien recommandé car il s’agissait de la présidente
d’une association culturelle.
D’ailleurs, ce n’était pas si difficile de se montrer aimable. Par nature, Tania était
toujours bien disposée envers autrui et elle savait que la vieille dame avait un cœur
d’or sous ses airs compassés. Néanmoins, ce soir Tania ne se sentait pas d’humeur à
faire l’effort de percer cette carapace glacée.
Glacée ? La danseuse regretta d’avoir pensé ce mot car il lui fit prendre conscience
du courant d’air dans lequel elle stationnait. Après tout, ce n’était pas si grave :
encore quelques sourires et elle pourrait prétexter la fatigue pour se réfugier dans sa
loge.
— Tania, ma chérie, tu as été absolument fantastique ce soir. C’est un vrai
triomphe !
La jeune femme se retourna en entendant cette voix connue et aperçut Nina Bart-
lett souriant avec toute la sincérité qui la caractérisait.
— Tu trouves ? sourit-elle, mutine. Moi aussi, d’ailleurs. Mais je me devais d’être à
la hauteur, non ? Vous avez mis les entrées à deux cents dollars et le public m’aurait
lynchée si je n’avais pas été bonne.
Tania allait dire au revoir à la vieille dame quand une veste de smoking se posa
soudain sur ses épaules. Elle se retourna pour voir le généreux donateur et Nina écla-
ta de rire.
— Jared ! Comme tu es galant ! J’ignorais que tu pouvais te montrer si chevale-
resque !
Mais la voix de Nina trembla légèrement sur ce dernier mot et Tania eut soudain
pitié d’elle. Manifestement, Nina Bartlett tenait à cet homme. Tania la connaissait
peu, mais elle décida aussitôt qu’elle n’irait pas sur les brisées de cette sympathique
jeune femme.
— Je te présente Jared Ryker, Tania, reprit Nina, ayant retrouvé son entrain. Lui
aussi t’a trouvée fascinante.
— Je suis ravie que le spectacle vous ait plu, monsieur Ryker.
Tania se drapa inconsciemment dans la veste encore chaude du corps de l’inconnu
et leva les yeux sur lui. Elle rencontra alors le regard le plus perçant qu’elle ait jamais
soutenu : gris clair, aussi lumineux que le cristal, aussi brillant que de l’argent ! Était-
il froid pour autant ? Non, pas vraiment, mais indubitablement intense.
Tania perçut vaguement la présence d’un front haut, de pommettes saillantes et
d’un menton volontaire, mais ce furent surtout les lèvres qui retinrent son attention.
Elles paraissaient extraordinairement sensuelles dans ce visage taillé à coups de
serpe, presque brutal, et un léger pli ironique venait en retrousser les commissures.
Cette boucle pleine et la jungle des boucles de cheveux noirs qui commençaient à
argenter sur les tempes venaient apporter un peu de douceur à ce visage qui eût paru
autrement très austère.
— Le Faune est mon ballet favori, reprit Tania.
— Je conçois aisément pourquoi, répartit-il. Non seulement il vous offre l’occasion
de vous exprimer pleinement par la danse, mais il vous permet aussi de jouer la
comédie. Si j’en crois le final, le public est censé comprendre que le vrai Faune, c’est
vous.
— S’il vous reste encore le moindre doute à ce sujet, c’est que je n’ai pas aussi bien
joué qu’il le fallait, répondit la jeune femme. Bien sûr que le Faune c’est moi. Je
contrôle la situation de bout en bout.
— Vraiment ? poursuivit Ryker, s’amusant à la contrarier. Alors pourquoi le suivez-
vous à la fin ?
— C’est une ruse, s’énerva-t-elle. La jeune fille fait semblant d’être prisonnière de
son charme pour mieux le prendre par surprise plus tard et s’assurer ainsi une vic-
toire totale.
Jamais Tania n’avait eu à expliquer l’argument du ballet auparavant. Pourquoi cet
homme ne parvenait-il pas à voir ce qui pour tout autre était évident ?
— Possible, rétorqua Jared Ryker, refusant de voir l’énervement de la jeune
femme. Mais il est possible aussi que le Faune ne soit pas dupe du tout. Mettons qu’il
ait choisi de la laisser faire et que la présence de cette menace sourde est un plaisir
supplémentaire pour lui. Après tout, il aurait très bien pu l’envoûter totalement s’il
l’avait voulu. Sans doute la préfère-t-il moins soumise. Le danger est parfois le
piment de l’amour. Ne trouvez-vous pas cette lecture plausible ?
— Non, rétorqua Tania, en colère cette fois.
— D’un mouvement nerveux des épaules, elle se défit de la veste de smoking et la
lui rendit. Elle n’avait plus froid mais se sentait au contraire toute fiévreuse.
— Votre analyse ne tient pas debout. Il est indiscutable que je suis le Faune.
— Vous ? insista-t-il, reprenant son vêtement. Comment pouvez-vous en être si
sûre ?
Tania ouvrit la porte de la loge et lui jeta un regard provocateur par-dessus son
épaule.
— Parce que c’est moi, monsieur Ryker, qui ai fait cette chorégraphie ! lança-t-elle
avant de lui claquer la porte au nez.
Enfin seule, Tania s’adossa au battant, tentant de remettre de l’ordre dans ses
idées. D’où provenait ce curieux mélange de colère et d’excitation qui l’agitait ? Elle
n’avait parlé à cet homme que durant de brèves minutes ! Il ne pouvait avoir eu un tel
impact sur elle ! À moins qu’il ne s’agisse d’une simple attirance physique… Il fallait
bien reconnaître que Jared Ryker possédait une indéniable séduction.
Tania prit une profonde inspiration et tenta de se détendre : il n’était pas question
de réagir plus longtemps comme la dernière des midinettes ! Ce n’était pas la pre-
mière fois qu’elle rencontrait un homme aussi attirant que ce Ryker et elle avait tout
de suite eu conscience qu’il pouvait être terriblement dangereux pour celle qui ne se
montrerait pas aussi forte que lui. D’ailleurs, c’était le cas de cette pauvre Nina Bart-
lett qui visiblement était amoureuse de lui.
Tania quitta la porte et alla s’asseoir devant sa coiffeuse. Elle ne doutait pas d’avoir
assez de force pour faire face à une douzaine de Ryker à elle toute seule, mais il n’était
pas question de se lancer dans une aventure avec lui.
Sa vie la satisfaisait parfaitement. Après avoir dansé pendant des années sur des
chorégraphies écrites par d’autres, elle avait enfin réalisé son rêve avec le Faune.
D’autre part, elle avait dû affronter suffisamment de dangers par le passé pour ne pas
avoir envie d’y faire face de nouveau. Si des femmes comme Nina Bartlett avaient
envie de se brûler les ailes aux feux de Jared Ryker, qu’elles y aillent ! Mais elle, Tania
Orlinov, avait mieux à faire.

*
* *

— C’était une erreur, n’est-ce pas ? demanda Nina, comme les portes de l’ascenseur
s’ouvraient sur le neuvième étage.
Jared ne répondit pas, mais la prit simplement par le bras pour l’escorter le long
du couloir silencieux.
— Tout cela est ma faute, poursuivit Nina. Ma curiosité me perdra. Mais j’avais
tellement envie de vous voir l’un en face de l’autre ! Enfin, ça m’apprendra : tu n’as
pas dit trois mots depuis que nous avons quitté le théâtre !
— C’est vrai ? fit Jared, paraissant sortir d’un rêve. C’est sans doute que je n’avais
rien à dire, Nina. Ne te laisse pas emporter par ton imagination.
Nina dégagea son bras de la main qui était venue le caresser.
— Arrête, Jared ! Tu sais que tu n’as aucun mal à me séduire mais je n’ai pas l’in-
tention d’être un lot de consolation. Tania t’a vraiment plus, n’est-ce pas ?
— Oui, elle m’a plu, avoua-t-il, et oui, j’aimerais bien coucher avec elle. Mais tu ne
t’attendais pas à une autre réaction de ma part, n’est-ce pas, Nina ? Ce n’était pas
seulement de la curiosité qui t’a poussée à nous faire nous rencontrer.
— Exact, rétorqua-t-elle, les lèvres soudain pincées. J’avais envie de te voir enfin
pris dans les rets d’une femme. Je voulais qu’à ton tour tu désires quelque chose ou
quelqu’un d’inaccessible. Malheureusement, je ne m’attendais pas à réagir de façon
aussi primaire.
— Veux-tu que je te ramène chez toi ?
— À quoi bon ? répondit-elle dans un sourire forcé. Crois-tu que je n’ai pas assez
confiance en moi pour penser que je ne suis pas capable de te faire oublier l’espace
d’une nuit une troublante danseuse ?
Arrivés à la chambre de Jared, ce dernier l’ouvrit et s’effaça pour permettre à Nina
d’entrer.
— Penses-tu revoir Tania ? demanda-t-elle, toujours sur le seuil.
— Il n’y a pas de place pour une femme telle que Tania Orlinov dans ma vie en ce
moment.
C’était la vérité. Les six mois qui s’annonçaient seraient déjà suffisamment compli-
qués comme ça pour ne pas en rajouter. Certes, Tania l’avait ému d’une manière
jusque-là inconnue de lui. Elle avait su faire naître en lui non seulement un besoin
inné de la protéger, mais aussi un désir intense. Même durant leur bref accrochage
dans le couloir, il avait dû se faire violence pour ne pas lui arracher ses voiles écar -
lates, pour ne pas sentir ses seins sous ses paumes. Il s’était demandé si, sous ses
caresses, sa poitrine aurait pris la même carnation rose tendre que ses joues dans le
feu de la discussion.
— Non, je n’ai pas l’intention de la relancer, confirma-t-il.
Sans y penser, Jared alluma le plafonnier mais réalisa soudain que la lampe près
du canapé éclairait déjà la pièce. Aussitôt, tout son corps se tendit, prêt à faire face à
la moindre attaque. Il retrouva son calme en reconnaissant l’homme qui émergeait du
sofa, rejetant sur la table basse les mots croisés qu’il était en train de faire.
— Bonsoir, Betz, dit Jared en refermant la porte derrière lui. Je suppose qu’il est
inutile de vous demander comment vous être entré… Était-ce par corruption ou par
effraction ? Corruption, conclut-il après avoir jeté un œil à la serrure. Vous avez sou-
doyé un domestique.
Betz posa sur lui un regard lourd de reproches.
— Vous n’auriez pas dû quitter le château, dit-il. Le sénateur ne sera pas content en
apprenant que vous avez enfreint les consignes.
— Le sénateur n’a aucune consigne à me donner, Betz. À la rigueur, il peut
suggérer.
Jared se tourna alors vers Nina, visiblement dévorée de curiosité.
— Il semblerait que j’aie une petite affaire à régler. Pourquoi ne vas-tu pas
m’attendre dans la chambre ? J’en ai seulement pour un instant.
La jeune femme hocha la tête à contrecœur et traversa le salon pour disparaître.
Une fois seuls, Jared se rapprocha de Betz et jeta le programme qu’il tenait toujours à
la main auprès des mots croisés.
— Droit au but, annonça-t-il en ôtant d’un geste sa cravate noire. Pourquoi êtes-
vous ici ?
— Je pourrais vous retourner la question, docteur Ryker. Vous savez très bien que
vous ne devriez pas vous trouver là. New York n’est pas un endroit sûr. Il nous est
impossible de vous y fournir les mesures de sécurité dont vous avez besoin. Le séna-
teur est aux cent coups.
— Vous m’en voyez navré ! Écoutez, Betz, j’ai accepté l’hospitalité du sénateur Cor-
bett pour douze semaines. Le temps qu’il règle tous les détails juridiques à Washing-
ton. Cela ne veut pas dire pour autant que je vais rester cloîtré dans son château du
Canada ! J’ai l’intention d’aller et venir comme bon me chante et je ne tolérerai pas
que vous vous mettiez en travers de mon chemin, Betz. Suis-je assez clair ? À votre
place, je rentrerais à Washington expliquer tout cela à Corbett.
— Je ne retourne pas à Washington. Le sénateur m’a demandé de remplacer Jen-
kins au château. Ce n’est d’ailleurs pas très pratique car, du coup, le sénateur n’a plus
personne pour diriger ses services de protection dans la capitale. Vous simplifieriez
énormément les choses en acceptant de ne plus quitter le château dans l’attente que
M. Corbett vous trouve une maison confortable à Washington.
— Je suis désolé de vous compliquer ainsi la vie, Betz. Mais il faudra vous faire une
raison.
Dieu que Betz pouvait être têtu ! Quand Jared l’avait rencontré pour la première
fois, il s’était demandé comment un homme aussi fin et intelligent que le sénateur
Corbett avait pu le choisir pour diriger son service de sécurité.
Betz était d’une lenteur qui frisait l’arriération mentale et faisait preuve d’autant
d’initiative qu’une limace ! Pourtant, Betz vouait à son employeur une fidélité proche
du fanatisme et c’était sans doute dans cette direction qu’il fallait chercher la clé du
mystère.
— Vous ne manquez pourtant de rien au château, reprit Betz, plus entêté que
jamais. Nous avons reçu des ordres pour que vous ayez tout ce que vous pouvez dési-
rer. Vous le savez bien.
— Oui, je le sais. Je sais aussi au bout de trois semaines de ce régime qu’il n’a que
trop duré ! Je m’ennuie tellement que j’en arrive à souhaiter d’être enlevé par ces hor-
ribles Chinois que vous redoutez tant ! Au moins, cela ferait un peu de changement.
— J’espère que vous plaisantez, docteur Ryker.
— Oui, je plaisante. Je n’ai pas plus l’intention d’être une victime que de laisser la
moindre de mes actions contrecarrée sous prétexte qu’elle peut s’avérer risquée. Bien,
maintenant que j’ai bien mis les choses au point, j’espère que vous voudrez bien m’ex-
cuser, mais une dame m’attend.
Betz fronça le sourcil et jeta un œil suspicieux sur la porte de la chambre.
— Était-ce à cause d’une femme ? demanda-t-il. Nous savions par votre dossier
qu’elles avaient beaucoup d’importance pour vous, mais nous pensions vous en avoir
procuré au-delà de vos désirs. N’avez-vous pas été satisfait ?
— Plus que satisfait ! Les call-girls que vous avez fait venir se sont toutes révélées
ravissantes, expertes et prêtes à tout.
— Vous ne les vouliez pas soumises ? Il fallait le leur dire, je suis sûr que si vous le
leur avez demandé…
— Betz ! coupa Jared. Voulez-vous bien vous en aller ?
Celle-ci vous plaît-elle davantage ? reprit Betz, regardant encore une fois en direc-
tion de la chambre. On pourrait peut-être la persuader de venir au château.
— Non ! s’écria Jared, hors de lui.
Mais il se ressaisit aussitôt ; à quoi bon se mettre dans de pareils états ? Betz
n’était qu’un âne bâté. Crier n’y changerait rien.
— Écoutez-moi bien, Betz. Je ne veux sous aucun prétexte que cette dame vienne
au château, même consentante. Si charmante soit-elle, sa présence ne me décidera
jamais à rester enfermé là-bas. Aucune femme ne le pourra jamais.
Les yeux de Jared se posèrent sur le programme abandonné et pendant quelques
secondes, il oublia tout. Revoir ainsi le visage rayonnant de joie de vivre de Tania
Orlinov l’émut au plus haut point.
— Vous m’avez bien compris, Betz ?
— Très bien, répondit l’homme, songeur. Rentrerez-vous bientôt au château ?
— Dans un jour ou deux, répondit Jared en gagnant la chambre. Refermez la porte
en partant, voulez-vous ?
Betz, toujours songeur, le regarda disparaître, puis ramassa sa revue de mots croi-
sés ainsi que le programme. Il l’étudia un instant, le plia et le rangea dans sa poche
avant de quitter l’appartement, non sans avoir refermé soigneusement la porte,
comme il le lui avait été demandé.

*
* *

— J’aime ton corps, murmura Nina en faisant glisser la chemise de soirée sur les
larges épaules. Chaque fois que je le découvre, c’est une nouvelle surprise. Tu fais si
distingué lorsque tu es vêtu, si souple et élégant que tu en parais fragile, et quand je te
déshabille, je suis toujours étonnée de te découvrir si puissant, si viril.
La voix de la jeune femme s’était peu à peu faite rauque de désir, tandis que ses
lèvres frôlaient le torse musclé de Jared et que ses mains le débarrassaient de ses der-
niers vêtements.
— Tu es si fort ! reprit-elle. J’ai besoin de savoir que tu pourrais me briser si tu le
voulais.
Jared ne bougeait pas. Il entendait les folles déclarations de Nina, percevait parfai-
tement la douceur de ses lèvres et la chaleur de ses mains sur sa peau, mai s’étonnait
d’en demeurer totalement indifférent. Il se faisait l’effet soudain d’avoir été transfor-
mé en statue de glace !
— Cela me bouleverse de te savoir si violent.
— Violent ! s’étonna-t-il. Tu parles de moi comme si j’étais le Divin Marquis !
Autant qu’il m’en souvienne, je ne me suis jamais montré violent avec toi, ni avec per-
sonne d’autre, d’ailleurs.
« Il faut que je pense à quelque chose, se disait-il. Je ne peux continuer à rester
aussi indifférent ! »
— Tu es un amant parfait, Jared. Doux, attentif et si expert… Tu peux faire de moi
ce que tu veux.
De lourds cheveux noirs descendant jusqu’à des reins cambrés ; des seins petits et
ronds à peine dissimulés par des voiles écarlates. Jared sentit avec soulagement le
feu du désir s’emparer enfin de lui. Mais soudain, il s’aperçut de ce qu’il était en train
de faire et s’en indigna. Nina avait tout à l’heure parlé de lot de consolation et elle
méritait mieux que d’être celui de Tania Orlinov !
Il fallait qu’il cesse de penser et se concentre sur son plaisir, sur celui qu’était en
droit d’attendre la jeune femme qui s’agenouillait maintenant sur le lit devant lui.
— Mais la violence est là, sous-jacente. Elle n’attend que l’occasion pour s’expri-
mer. Un jour, ou plutôt une nuit, je parviendrai à ouvrir les digues et à ton tour tu
perdras la tête.
— J’ignorais que tu aimais la force, Nina. Il va falloir que je voie si je peux te
contenter, glissa-t-il en venant s’allonger près d’elle.
Sans plus attendre, Jared la posséda. Il savait que jamais il n’agirait ainsi avec
Tania. Elle lui avait paru si frêle, si gracile ! Il faudrait se montrer très tendre, très
patient avec elle avant de lui imposer toute la puissance de sa virilité.
Penser à Tania décupla son ardeur mais il se le reprocha aussitôt. Il fallait qu’il
cesse de penser à la jeune danseuse et fasse plutôt de Nina une femme comblée.
Jared fut certain d’y être parvenu quand, quelque temps plus tard, la jeune femme
blonde vint se blottir en ronronnant au creux de son épaule.
— J’ai presque réussi ce soir, n’est-ce pas, Jared ? Je l’ai senti : tu n’étais pas
comme d’habitude.
— Oui, c’était différent, murmura-t-il tendrement. Dors maintenant.
Nina ferma les paupières en laissant échapper un soupir bienheureux et Jared lui
caressa doucement les cheveux jusqu’à ce que sa respiration devienne régulière.
Alors, quand elle fut endormie, Jared se retrouva seul, les yeux grands ouverts
dans le noir.
Différent ? Oui, cette soirée avait bien été différente. Tania Orlinov ne l’avait pas
quittée un seul instant et il fallait désormais absolument qu’elle soit sienne.
Soudain, Jared se sentit envahi par l’impatience qui prend un enfant à la veille de
Noël. Il lui fallait Tania Orlinov et le plus vite possible. Il ne pourrait attendre le
moment où il n’y aurait plus rien ni personne à la surface du globe pour pouvoir lui
résister, même si cet instant était proche. Il aurait bientôt les pouvoirs d’un dieu ! Il le
savait, bien que l’idée ne l’enchantât guère.
Jamais il n’avait voulu détenir un tel pouvoir. Tout ce qu’il souhaitait, c’était qu’on
le laisse tranquille pour travailler en paix. L’isolement que lui procurerait une telle
puissance ne lui faisait plus peur : ne s’était-il pas de toute façon toujours senti irré-
médiablement seul ?
Non, ce qu’il redoutait le plus, c’était l’ennui. Sans défi à relever, Jared se sentait
comme un homme mort.
Il repoussa doucement Nina et se retourna en soupirant. Quelle que soit son impa-
tience, il savait qu’il devrait attendre. Après tout, Tania Orlinov existerait toujours
dans six mois : il serait alors bien temps de la séduire.
Dans l’immédiat, cela ne ferait que compliquer les choses, sans parler du danger
que cette relation risquerait de leur faire courir à tous les deux.
Bien que sa résolution fût prise de ne rien tenter, Jared demeura longtemps éveillé
dans l’obscurité, ses yeux gris cherchant dans l’ombre les évolutions graciles de la
danseuse.
2

— Cent mille dollars ! s’exclama Tania, ouvrant de grands yeux. C’est bien ce que
vous avez dit, monsieur… Betz, conclut-elle après avoir vérifié le nom sur la carte de
visite que l’homme venait de lui remettre.
— Nous savons que votre temps est précieux et nous avons estimé qu’il devait être
rétribué à sa juste valeur.
— Je vois, murmura la jeune femme en se laissant tomber dans un fauteuil d’osier
devant sa coiffeuse.
D’un geste de la main, elle fit signe au bizarre petit homme de prendre place sur
une chaise, le scrutant d’un regard noir et brûlant de curiosité.
— Et que suis-je censée faire pour mériter ces cent mille dollars ? reprit-elle.
Edward Betz s’assit posément.
— La tâche sera relativement facile. Nous souhaitons que vous teniez compagnie à
quelqu’un – un homme pour être plus précis – pendant les six semaines qui viennent.
Vous recevrez la moitié de la somme à titre d’avance et le solde à l’échéance du délai.
— Compagnie ? répéta Tania d’une voix froide.
Quand l’inconnu l’avait abordée après la répétition, rien chez lui n’avait pu laisser
supposer à Tania qu’il s’agissait d’un fou. C’était d’ailleurs pour cela qu’elle avait
accepté de le recevoir dans sa loge. Mais maintenant, l’entrevue prenait un tour
étrange : les gens sensés ne vous proposaient pas ainsi une fortune de but en blanc !
— Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « compagnie », monsieur Betz ?
Et pouvez-vous me dire également pourquoi vous m’avez choisie, moi ?
— Il faut que ce soit vous, parce que vous êtes la seule femme qui fasciniez la per-
sonne en question. Nulle autre ne paraît vouloir retenir son attention. Depuis quinze
jours, il s’est fait apporter tous les enregistrements vidéo de vos spectacles et le week-
end dernier, il est revenu à New York pour vous voir danser. Nous avons alors su qu’il
fallait d’urgence prendre des dispositions.
— Vous me voyez ravie d’apprendre que j’ai un admirateur aussi enthousiaste, fit
gaiement Tania, mais je ne me produis jamais en privé, même si le montant du cachet
est exorbitant. Votre client devra se contenter de me regarder depuis la salle.
— C’est impossible, trancha Betz. Nous ne pouvons le laisser revenir à New York.
La somme proposée est énorme mais elle peut être discutée. Accepterez-vous si nous
l’augmentons ?
— Plus de cent mille dollars ! Je serai curieuse de savoir jusqu’où vous comptez
aller ! Mais je dois déjà vous dire que, bien que je sois consciente de ma valeur, vous
me surestimez.
— L’argent est sans importance dans le cas présent, mademoiselle Orlinov. Quant à
vos talents de danseuse, ils n’entrent pas en ligne de compte.
— Vraiment ? Si je comprends bien, vous voulez que je couche avec votre client !
Vous vous figurez que je vais accepter d’être sa maîtresse pendant six semaines ?
Tania crut rêver quand le petit homme hocha affirmativement la tête ! Elle éclata
soudain d’un grand rire sonore qui lui fit monter les larmes aux yeux. Décidément,
elle avait été bien inspirée en acceptant de le recevoir : elle n’avait pas vécu quelque
chose d’aussi drôle depuis longtemps !
Quand Tania retrouva enfin son calme, elle s’aperçut qu’Edward Betz n’avait pas
bronché et la fixait toujours d’un regard incroyablement solennel.
— Je suis désolée, monsieur Betz, mais je crains de ne pouvoir accepter votre pro-
position. Je me suis fixé pour ligne de ne me produire que dans les rôles où je sais
exceller. En ce qui concerne celui-ci, je crains de n’avoir pas reçu la formation néces-
saire mais je suis certaine que vous trouverez aisément quelqu’un de plus qualifié que
moi.
— Nous avons déjà essayé, répondit tristement Betz. Je ne suis pas venu vous trou-
ver sous le coup d’une brusque inspiration, mademoiselle Orlinov. J’ai envisagé bien
d’autres possibilités, mais chaque fois j’en arrive toujours à la même conclusion : il
faut que ce soit vous. Combien vous faut-il pour vous décider ? Dites un chiffre et ce
sera oui.
Tania avait de plus en plus de mal à contenir son fou rire. Elle se leva et secoua
nerveusement la tête.
— Je suis navrée, monsieur Betz, dit-elle gentiment, mais mon refus est définitif. Il
faudra aller chercher ailleurs.
Betz resta encore une bonne minute à la fixer en silence, puis se leva enfin à son
tour.
— Vous êtes certaine que je ne peux pas vous faire changer d’avis ? Nous sommes
prêts à vous verser une fortune.
— J’ai tout l’argent qu’il me faut, monsieur Betz, rétorqua dignement la jeune
femme bien que ses yeux fussent toujours traversés d’une lueur amusée. Par ailleurs,
en gagner n’est pas réellement mon but. Comme je vous l’ai déjà dit, il faudra vous
adresser à quelqu’un de plus vénal.
— Voilà qui est bien ennuyeux. Cela ne va pas arranger les choses.
— Maintenant, monsieur Betz, si vous voulez bien m’excuser, reprit Tania, mais on
m’attend pour le déjeuner et, comme vous pouvez le voir, je dois encore prendre une
douche et m’habiller. Merci de votre visite, ajouta-t-elle, espiègle. Soyez sûr que s’il
m’arrivait de changer d’avis, je ne manquerais pas de vous le faire savoir. J’espère
néanmoins que vous n’aurez pas trop de mal à me trouver une remplaçante.
— Ce sera impossible, mademoiselle Orlinov, répondit le petit homme en se diri-
geant vers la porte. Il faut que ce soit vous.
Une fois seule, Tania alla pousser le verrou puis se débarrassa de ses vêtements
avant de gagner la douche.
Elle avait du mal à croire à la réalité de cette entrevue. Dieu que ce petit homme
était bizarre ! En tout cas, l’incident avait mis un peu de piment dans une matinée qui
autrement aurait été bien routinière. D’ailleurs, n’en allait-il pas toujours ainsi dans
la vie ? Elle vous réservait sans cesse quelque chose d’imprévu si l’on se donnait la
peine de bien vouloir sortir des sentiers battus. Le déjeuner qui l’attendait en était
encore un exemple et le visage de la jeune femme s’illumina d’un sourire impatient à
cette idée.
Trois quarts d’heure plus tard, Tania se regarda une dernière fois dans le miroir de
sa coiffeuse. Dans ses blue-jeans délavés et ses chaussures de tennis, elle avait l’air
d’une adolescente. Elle avait passé un confortable chandail de laine angora rose et
tressé ses cheveux noirs en une lourde natte qui lui retombait sur l’épaule. Cette coif -
fure simple accentuait encore son air juvénile. Tania se sourit dans la glace en repen-
sant au client d’Edward Betz. S’il avait pu la découvrir dans cette tenue, il aurait sans
doute aussitôt décidé d’aller chercher ailleurs sa nouvelle maîtresse !
Décidément, cette visite avait été d’un ridicule achevé, aussi Tania choisit-elle de
ne plus y penser. Elle n’avait rien d’une femme fatale mais elle savait que ceux qu’elle
s’apprêtait à retrouver n’en seraient pas moins ravis de la voir.

*
* *
Barry Montclair ouvrit la lourde porte de chêne, un sourire grave sur les lèvres.
— Bonjour, Tania. Maman est sous la douche et elle m’a demandé de te tenir com-
pagnie en attendant.
La jeune femme s’amusa du ton terriblement solennel du garçonnet qui venait à
peine d’avoir cinq ans.
— Si tu veux bien te donner la peine d’entrer, reprit l’enfant.
Tania pénétra dans le hall lambrissé d’acajou en laissant échapper un petit soupir
d’impatience.
Si Marguerite était une femme délicieuse et, qui plus est, sa meilleure amie, elle
n’en paraissait pas moins définitivement fâchée avec l’heure ! Enfin, il fallait la com-
prendre, cette fois. En effet, Marguerite profitait de ce que Tania emmenait Barry en
promenade chaque semaine pour pouvoir se retrouver un peu seule avec Michael, son
mari, qui était aussi le principal chorégraphe de la compagnie. À cet instant, Margue-
rite devait mettre la dernière main à sa toilette afin d’être plus ravissante que jamais.
— Et que suggères-tu que nous fassions en attendant, Barry ? demanda Tania.
— On pourrait regarder le livre que papa m’a rapporté hier, répondit le petit garçon
en refermant la porte. Il y a plein de dinosaures et de bêtes comme ça dedans. Papa a
dit que comme tu m’emmenais au Museum d’Histoire Naturelle aujourd’hui, ce ne
serait pas plus mal que j’aie déjà quelques bases sur le sujet.
Tania sourit en entendant le petit garçon, Marguerite disait toujours que son fils
était né adulte !
— Je crois que j’ai une meilleure idée, fit la jeune femme ! Que dirais-tu de voir le
cadeau que je t’ai apporté ?
Barry hocha vigoureusement la tête, ses grands yeux noisette brillant d’impatience.
— Parfait, dit Tania en se laissant tomber sur la première marche de l’escalier.
Viens près de moi, nous allons le découvrir ensemble.
Tania ouvrit le grand sac qu’elle portait sur l’épaule et en sortit un petit paquet
enveloppé de tissu.
— Je l’ai acheté l’autre jour dans Chinatown.
Le garçonnet vint s’appuyer contre elle et, tandis qu’elle déballait le cadeau, Tania
ne put s’empêcher de penser combien il était agréable de sentir la chaleur de ce petit
corps contre le sien.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Barry en voyant apparaître l’objet.
Du bout du doigt, il caressa les larmes de cristal sur chacune desquelles était peinte
une violette.
— À quoi cela sert-il ?
— C’est un mobile musical. Ici, ce sont des larmes de cristal, parfois ce sont de
simples clochettes… Nous allons l’accrocher dans un arbre du jardin, sous les fenêtres
de ta chambre. Ainsi, à chaque fois que le vent soufflera, tu entendras une jolie
musique. C’est un objet extraordinaire, Barry. Il t’apportera la joie, te fera oublier tes
chagrins. Il arrive même que ces mobiles sauvent la vie des gens : ils sont magiques.
Magia, ajouta-t-elle, soudain rêveuse.
— C’est un mot étranger, n’est-ce pas ? fit Barry, soudain très intéressé. Mon
copain Jamie m’a dit que tu étais une étrangère. Ça veut dire quoi, Tania ?
— Magique, en hongrois, tout simplement. Et je ne suis pas une étrangère : je suis
hongroise et je ne tarderai plus à être une citoyenne américaine, tout comme toi
Barry.
— Jamie dit que tu es Russe. Que ton père était un colonel dans l’armée russe et
qu’il a été tué en Afgha…
— Jamie se trompe, coupa Tania. Mon père était peut-être russe, mais moi, je suis
hongroise. Je te raconterai toute l’histoire un jour mais pas maintenant, poursuivit la
jeune femme en se forçant à sourire. Que dirais-tu d’aller dans le jardin accrocher ton
mobile ?
Quand, peu après, Marguerite vint les rejoindre dehors, Tania redescendait tout
juste du grand chêne où elle était grimpée, tandis qu’assis en tailleur sur le sol, Barry
surveillait ses mouvements à grand renfort de conseils.
— Regarde ce que Tania m’a apporté ! cria le petit garçon en apercevant sa mère.
— Oui, je vois, c’est très joli, répondit Marguerite, le sourcil froncé tandis que
Tania négociait les derniers mètres la séparant de la terre ferme. Mais était-ce bien
nécessaire d’aller le mettre tout en haut de l’arbre ? Tu aurais pu te blesser, Tania.
— Mais non, répondit Tania. Je suis une grimpeuse de classe internationale ! Et
puis j’avais Barry pour régler ma chorégraphie ascensionnelle ! Tu peux d’ailleurs
dire à Michael que, d’ici une vingtaine d’années, il aura à compter avec la concurrence
de son fils. D’autre part, il fallait l’accrocher tout en haut pour que Barry puisse
entendre le moindre tintinnabulement en ouvrant sa fenêtre.
— En effet, c’est très important, ironisa Marguerite. Tu sais, il m’arrive de penser
que Barry et toi avez exactement le même âge.
La jeune femme se pencha et remit son fils sur ses pieds.
— Bien, maintenant que votre mission est accomplie, que dirais-tu d’aller te chan-
ger et te débarbouiller un peu ? Tania et moi allons t’attendre ici.
Marguerite se laissa tomber sur le banc de bois qui encerclait le tronc du chêne et
regarda en souriant Barry partir en courant.
— Assieds-toi et repose-toi un peu, Tania ? Tu en auras besoin pour affronter le
reste de cet après-midi ! Tu gâtes trop Barry, il va finir par te mener par le bout du
nez.
— Mais je m’amuse, Marguerite ! Je m’amuse autant que lui. Je suppose que tu te
rends compte que je suis complètement amoureuse de lui !
— Je suis heureuse d’apprendre qu’il y a au moins un membre de la gent masculine
qui ne te laisse pas indifférente, rétorqua Marguerite. Pauvre Tyler ! Ce n’est pourtant
pas faute d’avoir essayé.
— Tu sais très bien que ça n’aurait jamais pu marcher entre nous si j’avais cédé.
Tyler est trop content de sa vie telle qu’elle est. Je lui aurais apporté un peu d’exo-
tisme pendant un temps, mais il se serait vite lassé d’une relation durable.
— Pourquoi ne pas chercher quelqu’un d’autre, Tania ? Tu es absolument folle des
enfants ! Il est grand temps que tu en aies un bien à toi.
— Pourquoi irais-je au-devant des problèmes alors que je peux venir chercher
Barry quand j’en ai envie ? J’ai tout le temps devant moi et, dans l’immédiat, j’ai ma
carrière.
Tania marqua un temps d’arrêt, brusquement songeuse.
— Et toi, Marguerite ? reprit-elle. Je me suis laissé dire que tu étais une danseuse
remarquable avant d’épouser Michael. Tu n’as pas regretté de devoir abandonner la
danse quand tu as eu Barry ?
— Oh, que si ! Et cela m’arrive encore. Mais c’était une question de choix, poursui-
vit-elle avec un haussement d’épaules. Tu sais combien une carrière de danseuse est
prenante. Moi, je voulais rester auprès de mon fils durant ses premières années : il
était impossible de mener les deux de front. L’ennui, c’est qu’une danseuse n’est au
maximum de ses capacités que pendant très peu d’années et, d’ici que je puisse
remonter sur scène, il sera trop tard. C’est vrai, je le regrette, mais pas assez pour
renoncer aux joies d’être auprès de Michael et de Barry. Il y a beaucoup à dire sur les
joies de la vie de famille, tu sais.
— Je te crois, fit doucement Tania. Il se peut que je décide aussi d’avoir un enfant.
— J’ai peur que tu ne mettes la charrue avant les bœufs, Tania, s’amusa Margue -
rite. Je crains que, même à l’époque des bébés-éprouvettes, un homme ne soit encore
nécessaire ! Vois-tu dans ton entourage quelqu’un qui puisse faire l’affaire ?
— Non, personne, soupira Tania. Je crois qu’il me faudra me résigner à n’être
qu’une tante d’adoption… Au fait ! Es-tu sûre que le vieillard très riche dont tu m’as
parlé l’autre jour soit mort ?
— Quel vieillard très riche ?
— Le milliardaire avec plein de cheveux et des ongles très longs !
— Howard Hugues ? Ma foi, s’il est toujours en vie, il va y avoir bon nombre d’avo-
cats et d’héritiers de par le monde qui vont avoir un choc ! Pourquoi ?
— C’est le seul magnat suffisamment excentrique que je connaisse susceptible de
vouloir payer une fortune pour mon pauvre petit corps fragile !
— Là, fit Marguerite en secouant la tête, je ne te suis plus. Tu veux bien reprendre
depuis le début ? Qui donc t’a offert une fortune pour ton corps ?
Les yeux pleins de rire, Tania raconta son entrevue avec Edward Betz.
— Jamais on ne me refera une offre pareille, conclut-elle. Tu crois que j’aurais dû
accepter ?
— Je pense plutôt que tu aurais dû gifler ce grossier personnage à tour de bras
avant de le jeter dehors ! Je n’arrive pas à comprendre comment tu fais pour trouver
ça si drôle. Tu ne t’es vraiment pas sentie offensée ?
— Pourquoi aurais-je dû l’être ? Chacun a son échelle de valeurs dans la vie. Il est
probable que l’argent venait en premier chez ce curieux petit bonhomme. Je l’ai plu-
tôt vécu comme un compliment.
— Tania ! Tu es désespérante, soupira Marguerite. Tu ne réagis jamais comme je
m’y attends. J’en arrive à me demander comment tu as fait pour ne pas accepter les
propositions de ce vieux pervers. Logiquement, tu aurais dû te précipiter pour aller
rafraîchir gentiment son front enfiévré !
— Je l’aurais sans doute fait si je n’avais pas eu la fâcheuse impression qu’il ne
s’agissait pas vraiment de son front, rit doucement Tania. Par ailleurs, j’avais déjà
rendez-vous avec l’homme de ma vie, poursuivit-elle en regardant sa montre. Bon, il
est déjà une heure, je te ramènerai Barry vers cinq heures. Il me restera ainsi encore
assez de temps pour aller à mon cours de photographie.
— Tu ne te reposes donc jamais ! s’écria Marguerite, regardant son amie plus
attentivement. Tu es mince à faire peur. Tu as encore maigri, n’est-ce pas ?
— Peut-être un peu, mais c’est sans importance. D’ailleurs, à quoi bon me reposer
puisque je ne me sens pas fatiguée ?
— Tu devrais l’être ! Non seulement tu as des répétitions et des spectacles tous les
jours, mais tu trouves encore le moyen de suivre des cours. Tu ne prends jamais le
temps de souffler un peu.
— J’adore apprendre de nouvelles choses. Ce n’est pas un passe-temps : c’est un
besoin vital.
Néanmoins, à ce train-là, ta vitalité finira tôt ou tard par en prendre un coup,
répondit sombrement Marguerite. Surtout, ne dis rien, continua-t-elle, faisant taire
Tania d’un geste de la main. Je sais ce que tu vas encore me raconter : que tu ne
risques rien, que le surmenage n’est pas une chose pour toi parce que tu possèdes
l’ero. C’est cela ?
— Absolument. D’autre part, après le spectacle de ce soir, j’ai deux semaines d’ar-
rêt avant de commencer les répétitions du prochain ballet. J’aurai donc tout le temps
de me reposer si j’en ai envie.
— Encore faudrait-il que ce soit le cas.
— Je dois admettre qu’il serait stupide de ne rien faire du tout pendant quinze
jours. Mais j’ai l’intention d’aller à la fête que donne ce soir Tyler dans sa maison du
Connecticut et j’y resterai ensuite tout le week-end. Satisfaite ?
— Je suppose que c’est mieux que rien. Viens, allons chercher Barry maintenant.
Qui sait, après quatre heures passées avec lui, tu décideras peut-être que tu as besoin
de plus qu’un simple week-end de repos !

*
* *

Tania pouvait entendre le téléphone sonner dans son appartement tandis que, tou-
jours sur le palier, elle cherchait ses clés dans son sac. Elle détestait par-dessus tout
ce genre de situation. Comme d’habitude, quand elle serait parvenue à ouvrir, la son-
nerie cesserait au moment même où elle décrocherait.
Pourtant, pour une fois ce ne fut pas le cas.
— Tania ? fit Marguerite, inquiète. Je te croyais rentrée depuis au moins trois
quarts d’heure.
La jeune femme posa son sac sur la table et se laissa tomber sur une chaise.
— Ça aurait dû être le cas, répondit-elle, mais j’ai dû signer quelques autographes
en sortant.
— Plus que quelques-uns, si j’en crois ce que Michael m’a dit du spectacle de ce
soir. Combien de rappels as-tu eus ?
— Douze, annonça Tania, ravie.
— Dois-je en conclure que tu seras bientôt sacrée la plus grande ballerina du
monde ?
— Donne-moi encore deux ans et on verra.
On risque de ne jamais rien voir du tout si tu continues de te surmener comme tu
le fais, gronda gentiment Marguerite. Michael m’a dit que ton soi-disant week-end
s’était transformé en une espèce de gala où tu allais jouer le rôle de maîtresse de
maison !
— Seulement pour ce soir, corrigea Tania. Tyler, dans un grand mouvement de
générosité, s’est cru obligé d’inviter toute la troupe chez lui pour fêter la dernière. Je
ne pouvais tout de même pas refuser de l’aider. Je me suis fixé pour principe de ne
jamais contrarier Tyler lorsqu’il décide de sortir de sa routine ! Au fait, viens-tu ?
— Dis-moi, ma chérie, rétorqua Marguerite, plutôt froide, as-tu déjà essayé de
trouver un baby-sitter à minuit ? Non, je crois que Michael et moi resterons dans
notre coin. Je t’appelais simplement pour te rappeler de faire attention à Tyler : ne te
laisse pas manipuler.
— Rassure-toi, Marguerite, je n’ai pas l’intention de me laisser faire, ni par Tyler ni
par quiconque.
— Sauf par Barry !
— Exact, mais c’est une autre histoire. Bien, merci de ton coup de fil, Marguerite,
mais je vais te laisser car il faut que j’y aille. Je suis seulement repassée chez moi pour
me changer. Je t’appelle à mon retour.
Tania raccrocha et regarda sa montre en faisant une petite grimace. Elle allait être
en retard et Tyler ne serait pas content. Elle reprit son sac, prit le temps de mettre la
chaîne de sécurité de sa porte, puis traversa le séjour brillamment éclairé en direction
de sa chambre.
Il lui faudrait vraiment se dépêcher si elle ne voulait pas arriver la dernière ! Mais
après tout, tant pis, cela servirait de leçon à Tyler ! Elle ne lui avait pas demandé
d’être mise à contribution pour organiser sa petite sauterie. D’ailleurs, depuis le
temps, il aurait dû savoir qu’elle détestait ce genre de choses.
Quarante minutes plus tard, Tania finissait de fixer sa lourde tresse avec un ruban
de satin argent et épinglait une broche de diamants en forme d’étoile à son décolleté.
Le somptueux bijou venait mettre une note de raffinement et de gaieté à son fourreau
de velours noir qui autrement eût paru strict. Tyler ne pourrait pas dire qu’elle n’avait
pas fait d’effort !
Elle échangea un sourire malicieux avec la jeune femme sophistiquée que lui ren-
voyait son miroir, se poudra légèrement le nez et sauta sur ses pieds.
Tania alla sortir sa cape de cachemire noir de la penderie et, tandis qu’elle la jetait
sur ses épaules, elle se reprocha ses sombres pensées à l’égard de Tyler. Ne lui avait-il
pas été finalement d’une grande aide dans sa carrière ? Elle décida d’être irrépro-
chable durant toute la fête et de ne pas trahir, ne serait-ce que par le plus petit bâille -
ment, l’ennui qu’elle ne manquerait pas d’y éprouver.
La sonnerie du téléphone l’accueillit dans le séjour comme elle y pénétrait, sa
valise à la main. Était-ce Marguerite encore une fois ? Non, impossible : cela prove-
nait de l’interphone. Qui diable pouvait bien venir lui rendre visite à une heure
pareille ?
— Mademoiselle Orlinov ? fit une joyeuse voix masculine. La compagnie Cadeaux-
Nonstop est heureuse de vous apporter un présent de la part de M. Tyler Windloe.
Puis-je monter ?
— Un cadeau ? répéta Tania, surprise. Mais je partais justement rejoindre
M. Windloe ! Ne pouvait-il attendre de me le remettre en main propre ?
— Je ne saurais vous dire, mademoiselle. Tout ce que je sais, c’est que nous avons
reçu un appel de M. Windloe ce soir nous demandant de venir chercher un paquet
pour vous dans le Connecticut et de vous le faire parvenir ce soir même dès votre
retour du théâtre. Il a beaucoup insisté pour que vous l’ayez avant de partir.
— C’est bon, céda Tania, montez.
Tania appuya sur le bouton déclenchant l’ouverture de la porte de l’immeuble, puis
s’assit dans l’attente du livreur.
Décidément, Tyler se surpassait ce soir ! Coup sur coup il venait de céder à deux
impulsions ! Était-ce sa propre spontanéité qui commençait à déteindre ? À moins
que Tyler n’eût réalisé que cette soirée n’enchantait guère la jeune femme et qu’il
n’eût espéré se faire pardonner en lui envoyant un cadeau.
On ne tarda pas à sonner et Tania quitta son siège pour aller ouvrir. Par l’entre-
bâillement de la porte, elle aperçut un jeune livreur au sourire sympathique. Il portait
un pantalon gris, une casquette, et sur une poche de son blazer noir les mots
Cadeaux-Nonstop étaient brodés en rouge.
— Mademoiselle Orlinov ? fit-il, tout sourire, j’espère que je vous dérange pas trop.
Vous ne pouvez pas vous imaginer comme nous sommes parfois mal reçus.
— Je veux bien vous croire, répondit Tania, souriant à son tour.
La jeune femme ôta l’arrêt de porte et s’empara de la gerbe de fleurs que le coursier
lui tendait.
— Il faut que vous regardiez à l’intérieur, expliqua-t-il encore, car il y a un autre
cadeau. On m’a bien recommandé de ne pas partir sans que vous l’ayez ouvert.
Intriguée, Tatiana écarta la cellophane et au milieu de superbes roses pourpres
découvrit une petite boîte en argent. Elle la prit aussitôt mais s’attarda encore pour
respirer le doux parfum des fleurs.
— Comme elles sont belles ! murmura-t-elle.
— Elles viennent directement des serres de la propriété de M. Windloe, précisa le
coursier.
Tania se demanda soudain de quoi voulait parler le jeune homme : il n’y avait pas
de serres chez Tyler. Et parler de sa fermette comme d’une propriété était passable-
ment grandiloquent.
— Je ne comprends…
Le reste de sa phrase se perdit dans le nuage de vapeur blanche qui s’échappa sou -
dain de la boîte d’argent et l’enveloppa. Elle eut encore le temps de voir comme au
ralenti la gerbe de roses tomber sur le sol tandis que le livreur s’empressait de reculer
d’un pas, tenant un mouchoir serré sur son visage. Puis tout devint noir, et Tania alla
rejoindre les fleurs sur la moquette.
3

Assis sur son banc de bois, Kevin jeta un regard noir à son compagnon.
— Un jour, je vous aurai, Jared. Je suis sûr que je finirai par vous avoir.
Il se mit debout en réprimant un gémissement de douleur.
— À moins que je ne renonce à ce genre d’exercice, poursuivit-il. Non seulement
c’est douloureux pour ma fragile anatomie, mais de surcroît, c’est on ne peut plus
destructeur pour mon égo.
Jared lui jeta une serviette-éponge et regarda Kevin essuyer la sueur de sa fragile
anatomie. En fait, Kevin McCord ressemblait davantage à un gladiateur qu’au bras
droit d’un sénateur. Tout en lui exprimait la force la plus impressionnante et il n’y
avait guère que les taches de rousseur qui constellaient son nez pour l’empêcher de
passer pour la dernière des brutes épaisses.
— Vous m’avez presque battu à deux ou trois reprises, fit Jared. Peut-être y arrive-
rez-vous la prochaine fois.
— Presque ne me suffit pas. Mais bon sang, Ryker, vous êtes un scientifique ! Ces
gens-là ont habituellement du ventre, les épaules voûtées, et sont myopes comme des
taupes ! Où donc avez-vous appris le karaté ?
— En Asie. Mais je suis sûr que je ne vous apprends rien. C’est dans mon dossier,
n’est-ce pas ? Peut-être même est-ce vous qui l’avez rédigé, ajouta Jared dans un sou-
rire cynique.
— Non, ce n’est pas moi. En fait, le sénateur Corbett fait appel à une agence spécia-
lisée pour ce genre de travaux. Bien sûr, j’ai eu à l’étudier, mais je n’ai pas comme
vous une mémoire d’éléphant : certains détails m’échappent.
Kevin se dirigea vers la porte qui séparait les douches du sauna.
— Je crois que je vais aller cuire un peu, annonça-t-il. Histoire de tenter d’atténuer
les vieilles douleurs que vous avez réveillées dans mon pauvre corps décrépit. Quand
le sénateur m’a nommé près de vous au château, je ne m’attendais pas à recevoir
autant de coups, ajouta-t-il en soupirant. Je me voyais plutôt écrivant des lettres ou
vous passant des éprouvettes au milieu d’expériences fondamentales. Au lieu de ça, je
fais du karaté ! Pourquoi ne jouez-vous pas plutôt aux échecs ? Ne savez-vous pas que
tous les grands génies sont censés adorer ce jeu ?
— Désolé, fit Jared en retenant un sourire. J’essaierai d’apprendre dès que l’occa-
sion s’en présentera, mais je dois vous avouer qu’on n’y jouait pas beaucoup dans la
petite ville minière où j’ai grandi. Dois-je comprendre que vous ne prenez pas de plai-
sir à nos parties de poker ?
— Je crois que je préfère encore le karaté ! Peut-être ferais-je mieux de demander
au sénateur de me rappeler à Washington… à moins que vous ne choisissiez de faire
appel à mes autres talents. Vous savez qu’il suffit d’un mot de vous pour qu’on vous
installe ici un laboratoire ultramoderne ! Corbett ne s’y opposerait pas, loin de là.
— Je n’en doute pas. Sam Corbett est assez fin pour comprendre que cela le servi-
rait encore plus. Je suis sûr qu’il préfèrerait que la clé du mystère soit bien à l’abri
dans un coffre plutôt que sous mon crâne.
— Pouvez-vous le lui reprocher ? Votre découverte va tout changer sur la surface
de cette planète. Avouez que ce serait plus raisonnable de ne pas la garder totalement
pour vous. Ne serait-ce que par égard pour l’avenir de l’humanité.
— Mais je ne pense qu’à ça, au contraire ! C’est bien la raison pour laquelle je garde
la pièce maîtresse pour moi. Sans elle, toutes mes notes, tous mes travaux et tous les
ordinateurs ne peuvent rien. Tant que j’ai la clé en ma possession, je garde l’entier
contrôle de ma découverte. Et croyez bien que je le garderai jusqu’au bout, Kevin,
ajouta-t-il, soudain féroce. Je veux bien être pendu si je laisse quelques margoulins de
bureaucrates mettre leurs sales pattes dessus ! Compris !
— C’est bon, c’est bon, il n’y aura pas de laboratoire, s’écria Kevin, levant les bras
en l’air en signe de reddition. Je suppose que je continuerai à être condamné à servir
de punching-ball.
Jared se mit à rire. Il était impossible de ne pas aimer Kevin McCord, bien qu’il fit
partie de l’omniprésente équipe de surveillance que le sénateur Corbett lui avait
adjointe pour le protéger. Non seulement Kevin était quelqu’un de fin et d’intuitif,
mais il possédait un charme auquel il était difficile de résister. Parfois, Jared en arri-
vait à penser que, sans Kevin, il serait devenu fou à force de rester sans arrêt au
château.
— Ne vous en faites pas, Kevin, je suis sûr que vous survivrez, d’autant que j’ai l’in-
tention d’aller passer deux ou trois jours à New York.
— Betz va être hors de lui s’il apprend ce projet, fit Kevin en fronçant les sourcils. Il
grimpait pratiquement aux rideaux la dernière fois que vous êtes parti !
Tans pis pour lui. D’ailleurs, je n’ai cessé de croiser ses hommes à tous les coins de
rue pendant que j’étais à New York. Cela devrait le rassurer.
— N’empêche qu’il va être fou. Il ne se passe pas une seconde sans qu’il craigne
pour votre vie. C’est devenu une obsession, d’autant que le sénateur lui a dit qu’il le
ferait écorcher vif s’il vous arrivait quelque chose. Ce n’est plus qu’une question de six
semaines, Jared. Pourquoi tenter le diable ?
— Ça suffit, McCord, coupa Jared, ôtant son kimono et passant sous la douche. Je
ne tolérerai pas plus vos interventions que celles de Betz.
— Bon, je vais faire un tour au sauna et je vous retrouve pour le petit déjeuner, cria
Kevin à travers la cloison de verre dépoli.
Sous le jet brûlant, Jared découvrit en se savonnant que lui aussi avait quelques
courbatures, car Kevin compensait en force musculaire ce qui lui manquait en tech-
nique.
— Docteur Ryker ? Serait-il possible de vous voir quelques instants ?
Plus que la petite silhouette corpulente qui se dessinait à travers la paroi vitrée, le
ton solennel de la voix avait tout de suite permis à Jared de reconnaître Betz.
— J’arrive tout de suite… À moins que vous ne vouliez venir me rejoindre.
— Non, merci, j’attendrai, répondit Edward Betz, toujours sérieux comme un pape.
Jared coupa l’eau, se remettant mal de sa surprise. S’il l’avait jugé nécessaire, Betz
n’aurait pas hésité une seconde à venir le rejoindre tout habillé sous la douche.
— Je voulais vérifier que vous alliez bien, fit le petit homme en tendant une
serviette à Jared, avant de quitter le château. Le sénateur vient de me téléphoner de
venir le rejoindre à Washington et d’assurer sa protection durant sa tournée en
Californie.
— Tout va bien, Betz, vous pouvez partir tranquille.
— Jamais je ne vous aurais laissé si je n’avais pas été certain que vous aviez tout ce
qu’il vous fallait, mais je pense que vous serez content en découvrant la surprise qui
est arrivée pour vous voici quelques heures et qui vous attend là-haut dans une
chambre.
— Mais de qui voulez-vous parler ? demanda impatiemment Jared, tandis qu’il
achevait de s’habiller. Ne cherchez pas à jouer les énigmatiques, croyez-moi, vous
n’êtes pas doué pour ça !
— Je ne cherche pas à faire de mystères, sourit Betz aussi finement qu’il put. En
fait, j’ai envie de vous montrer moi-même ce que j’ai organisé pour vous. Vous voulez
bien venir avec moi ?
— Mais certainement. Je crois que je vous avais encore jamais vu cet air gourmand
auparavant ! Sauf peut-être lorsque vous ouvrez le New York Times à la page des
mots croisés. Je vous suis.
Betz entraîna Jared jusqu’à l’escalier d’honneur du château, lui fit gravir deux
étages, s’enfonça dans une aile d’habitude inutilisée, puis s’arrêta triomphant devant
une épaisse porte de chêne.
— Après vous, docteur Ryker.
Tout d’abord, Jared ne vit qu’une vaste pièce plongée dans l’obscurité. Puis, ses
yeux s’habituant peu à peu à la pénombre, il constata que la chambre était meublée
en style Louis XV comme le reste du château et que le grand lit à baldaquin en était
occupé. Il laissa alors échapper un soupir irrité.
— Encore une de vos call-girls, Betz. Je croyais pourtant vous avoir dit de cesser
d’en faire venir.
— Regardez de plus près, docteur Ryker.
Perdue dans l’immensité du lit, elle lui fit l’effet d’une enfant. Sa lourde natte noire
barrait l’oreiller de dentelle et ses paupières closes frangées de longs cils bruns lui
donnaient un air de tendre vulnérabilité qu’il n’avait pas imaginé possible lorsqu’elle
avait posé sur lui son regard noir et fier. Elle était manifestement nue sous le drap de
satin beige et ses petits seins le soulevaient à peine. Elle dormait profondément : trop
profondément.
— Je pensais que ça vous ferait plaisir.
La voix satisfaite de Betz tira Jared de la stupeur intense où l’avait plongé la décou-
verte de Tania Orlinov. Jared se retourna d’un bond et Betz fit un pas involontaire en
arrière en découvrant son visage déformé par la colère.
— Espèce de sale petite ordure ! siffla Jared. Comment avez-vous pu faire une
chose pareille ?
Il s’empara du poignet de Tania et constata que son pouls était lent mais régulier.
— Que lui avez-vous donné ?
— Elle sera parfaitement bien dans très peu de temps, expliqua posément Betz. On
lui a fait respirer un gaz soporifique pour l’endormir, puis dans l’avion, elle est restée
tout le temps sous la surveillance d’un médecin qui lui a fait juste les injections néces-
saires pour qu’elle ne se réveille pas. Elle reviendra à elle dans quelques heures sans
la moindre trace de migraine.
— C’est pas vrai ! Vous l’avez vraiment enlevée ? L’idée ne vous a jamais traversé
l’esprit qu’il s’agissait d’un être humain en droit de jouir de son libre arbitre !
— Nous n’avions pas le choix. Nous lui avons offert énormément d’argent, mais elle
a refusé. Il ne nous restait plus qu’à employer la force. Mais surtout, ne craignez pas
qu’elle vous en veuille en se réveillant. Nous avons également pensé à cela.
— Ramenez-la immédiatement à New York !
— La ramener…
Edward Betz fixa longuement Jared de ses petits yeux étonnés.
— Je crains que nous ne puissions pas faire cela, docteur Ryker. En dehors du fait
que son enlèvement risque d’être ébruité et de porter ombrage au sénateur, la raison
première de la présence de Mlle Orlinov au château demeure : vous la voulez.
Malgré la violence de sa colère, Jared savait que Betz disait la vérité : il désirait
intensément Tania. Il ne pouvait détacher le regard du jeune corps nu que révélait le
drap de satin plus qu’il ne le dissimulait, et sans même s’en rendre compte, il s’était
mis à caresser doucement l’avant-bras de la jeune fille après lui avoir pris le pouls.
— Un homme civilisé ne s’empare pas de ce qu’il veut, sauf quand cela lui est
offert. C’est ce qui nous différencie du primitif, Betz ! Ramenez-la immédiatement à
New York ! C’est un ordre.
— Non. La situation demeure inchangée et il serait ridicule de réduire à néant tous
nos efforts. D’ailleurs, je ne comprends pas où est votre problème, docteur Ryker.
C’est à cause de Mlle Orlinov que vous avez risqué votre vie en vous rendant à New
York. Désormais, elle est ici, au château, et ces voyages sont devenus inutiles.
— Avez-vous informé Sam Corbett de la solution que vous comptiez apporter à ce
problème ? Je pense qu’il a dû trouver votre raisonnement un peu simpliste, pour ne
pas dire plus.
— Non, je ne l’ai pas consulté, mais je ne vois pas pourquoi il émettrait une objec-
tion. Mes ordres sont de prendre les mesures nécessaires pour assurer votre protec-
tion. Toutes les mesures, docteur Ryker.
— Vous ne trouvez pas vos méthodes légèrement expéditives ?
— Il vous arrive à vous-même de l’être, docteur. Vous devriez par conséquent pou-
voir comprendre notre point de vue. Maintenant, je dois partir. Je serai de retour
dans quelques semaines mais si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’aurez
qu’à en informer M. McCord.
— Bien sûr, grinça Jared, si je souhaite soudain qu’une autre jeune femme soit
enlevée ou qu’un meurtre soit commis, je n’hésiterai pas à en faire part à Kevin !
— Je suppose que vous plaisantez, répondit Betz, un sourire incertain courant sur
ses lèvres. Enfin, je suis sûr qu’en réfléchissant, vous vous apercevrez que cette situa-
tion est profitable à tout le monde. En attendant, sachez que j’ai laissé des instruc-
tions formelles à mes hommes pour qu’en aucun cas Mlle Orlinov ne puisse quitter le
château. Ah, encore autre chose, ajouta-t-il comme il atteignait la porte. Je sais que
vous vous êtes plaint de la soumission de vos précédentes visiteuses, mais j’ai pensé
que, dans le cas de Mlle Orlinov, il en irait autrement. Je voulais être sûr que tout se
passerait bien entre vous deux à son réveil, aussi lui ai-je fait injecter une dose de
paradynoline.
De la paradynoline ! Un aphrodisiaque aussi puissant qu’illégal !
— Nous êtes vraiment une ordure, Betz.
— Je fais seulement ce que j’estime nécessaire.
Jared regarda encore la frêle jeune femme qui dormait paisiblement dans le grand
lit. Elle semblait si jeune, si innocente ! Sa peau avait la fraîcheur nacrée de celle d’un
enfant.
— Betz ! cria Jared comme le petit homme sortait. Qui l’a déshabillée ?
— Le médecin et moi. Pourquoi ?
— Ne vous permettez plus jamais de la toucher, Betz. Et veillez également à ce que
personne n’ose porter la main sur elle !
Edward referma doucement la porte derrière lui, souriant avec la satisfaction du
devoir accompli.

*
* *

Tania prit peu à peu conscience du feu étrange qui la parcourait par vagues succes-
sives et elle se mit à agiter la tête sur l’oreiller de dentelle.
— Chut… Du calme, murmura une voix de velours. Détends-toi, petite gazelle.
La jeune femme souleva les paupières et rencontra des yeux gris argent, incroya-
blement chaleureux et, bizarrement, elle trouva tout naturel que Jared Ryker soit là.
D’ailleurs, pourquoi n’aurait-ce pas été le cas, puisqu’il s’agissait d’un rêve ? Quoi de
plus normal, par conséquent, de le découvrir assis à son chevet, moulé dans ses jeans
noirs et son chandail de coton qui soulignait la force de ses pectoraux ?
— Savez-vous qui je suis, Tania ? demanda-t-il, revenant au vouvoiement mainte-
nant qu’il la savait réveillée.
— Jared Ryker, murmura-t-elle avec difficulté, surprise que l’apparition lui pose
une telle question.
— Très bien, sourit-il. Nous faisons des progrès. Comment vous sentez-vous ?
— Merveilleusement bien, soupira la jeune femme.
Soudain, Tania reprit conscience des vagues de feu qui la balayaient voluptueuse-
ment, certes, mais insidieusement.
— Non, se contredit-elle. Enfin, je ne sais pas… C’est bizarre.
L’homme murmura ce qui paraissait être un juron et, quittant son siège, vint
prendre place sur le lit. Lorsqu’il prit la main de la jeune femme entre les siennes, elle
fut parcourue d’étranges frissons. Décidément, ce rêve – car elle ne doutait pas que
c’en fût un – était remarquablement tactile.
— Tania, écoutez-moi bien et tâchez de comprendre. Ce que vous ressentez va être
de mal en pis à mesure que les sédatifs qui vous ont été administrés cesseront de faire
leur effet. Je vous ferais volontiers une autre piqûre pour dormir, mais je n’ose
prendre ce risque, ne sachant pas avec précision ce qu’ils ont osé vous administrer. Ce
serait trop dangereux, comprenez-vous ?
Dans sa demi-conscience, Tania suivait les mouvements des lèvres pleines de
l’homme. Son visage paraissait inquiet, tendu, mais il n’en demeurait pas moins cer-
tain que sa bouche était très, très belle.
Soudain, ses longues mains bronzées furent sur ses épaules nues et la secouèrent.
— Comprenez-vous ? répéta-t-il.
Comprendre quoi ? Elle avait déjà oublié ce qu’il venait de lui dire, mais il était
évident qu’il ne la laisserait pas tranquille tant qu’elle n’aurait pas répondu.
— Oui, je comprends, choisit-elle de balbutier.
— J’espère que c’est vrai, dit-il, une de ses mains abandonnant une épaule nue
pour venir s’enfouir, nerveuse, dans ses boucles sombres. Écoutez, reprit-il, je suis là
pour vous aider du mieux que je peux. Me ferez-vous confiance ?
Tania hocha la tête, pleine d’enthousiasme. Pourquoi donc avait-elle eu peur de lui
la première fois qu’elle l’avait rencontré ? Il n’y avait pourtant rien d’inquiétant dans
le mâle visage hâlé.
De nouveau, une vague de chaleur déferla sur elle, et la jeune femme sentit les
pointes de ses seins se durcir au contact du léger drap de satin.
— Seigneur, aidez-moi, gronda-t-il. Si jamais Betz réapparaît maintenant, je crois
que je l’étrangle.
Jared se pencha doucement et posa un baiser sur le front enfiévré de la jeune
femme.
— Restez calme, tout ira bien. Je veille sur vous.
Jared se leva et ôta d’un geste son chandail ; il ne quitta pas Tania des yeux tandis
que ses mains commençaient à déboucler sa ceinture.
— Savez-vous combien de fois j’ai rêvé de vous avoir ainsi devant moi ? demanda-
t-il d’une voix sourde. J’ai tellement rêvé de votre corps que je crois qu’aujourd’hui je
le connais encore mieux que le mien.
Jared fit glisser d’un geste ses jeans sur ses hanches étroites, le regard toujours fixé
sur la jeune femme.
— J’ai regardé tous les enregistrements vidéo de vos spectacles jusqu’à les user. Je
sais chacun de vos gestes, chacune des expressions de votre visage si mobile. Vous
riez sans cesse. Même quand vous interprétez un personnage dramatique, le rire est
toujours là, n’attendant qu’une étincelle pour remonter à la surface. Je crois que c’est
ce qui me bouleverse le plus chez vous.
Jared ôta enfin ses chaussures et c’est totalement nu qu’il s’approcha enfin de la
couche. Dans la pénombre de la chambre, son corps musclé et souple semblait fait de
bronze doucement poli.
— Non, reprit-il. En fait, tout chez vous me bouleverse. Même un crétin obtus
comme Betz a été capable de s’en apercevoir.
Betz ? Tania eut l’impression que ce nom lui était vaguement familier, mais elle
préféra ne pas y songer. Seul comptait ce grand corps d’homme nu qui se rapprochait
d’elle.
La jeune femme avait l’habitude de la beauté masculine de ses partenaires, mais
quand elle les regardait, c’était pour en admirer froidement la plastique, comme elle
eût fait d’une statue ou d’une peinture. Jared Ryker n’avait pas la grâce ni la symétrie
de bien des danseurs qu’elle avait connus, mais tout en lui exprimait une force abso-
lue, presque animale, qui la faisait trembler d’impatience.
— Est-ce que je vous plais, belle gazelle ? Avez-vous autant envie de moi que j’ai
envie de vous ?
Le rêve devenait de plus en plus réaliste, mais Tania était loin de le déplorer. Il lui
semblait qu’en s’asseyant près d’elle sur le lit, Jared Ryker venait de resserrer encore
les mailles du réseau d’intense sensualité dont il n’avait cessé de l’envelopper depuis
qu’il était apparu dans la chambre.
— Je me demande si vous comprenez seulement la moitié de ce que vous dis, mur-
mura-t-il, frustré, en dégageant tendrement le front pur de la jeune femme des
mèches folles qui y étaient tombées. Je ne voulais pas que cela se passe ainsi. Je
comptais attendre qu’il n’y ait plus de danger pour venir vous retrouver et tenter de
vous séduire… Mais Betz est venu se mettre sur notre route, ajouta-t-il en se mordant
les lèvres. Les choses sont désormais entièrement changées.
Tania sentait la chaleur d’une hanche dure irradier la chair de sa cuisse en de trou-
blants frissons. Elle vint poser sa main sur le torse puissant et un sourire heureux se
dessina sur son visage lorsqu’elle sentit le cœur de l’homme bondir dans sa poitrine à
ce contact.
— J’aime sentir votre main sur moi, douce gazelle. Mais je ne sais ce que je dois
faire. Si je vous fais l’amour maintenant, vous me haïrez lorsque vous serez revenue à
vous. Et si je ne le fais pas, vous allez souffrir mille tourments pendant les heures qui
viennent.
Jared s’empara de la main qui le caressait et déposa un chaud baiser au creux de sa
paume.
— Je ne peux pas vous laisser ainsi, murmura-t-il. Je vais vous donner ce dont
vous avez besoin, et peut-être arriverez-vous à me pardonner. Je vais vous montrer
combien mon corps a soif du vôtre, combien vos lèvres peuvent me faire trembler
comme un adolescent au soir de son premier rendez-vous. Je vais vous donner tout le
plaisir dont je suis capable, parce que, quand la colère viendra, ce souvenir sera alors
ma seule défense.
Jared embrassa tour à tour chacun de ses doigts avant de reposer doucement la
main sur le drap.
— Êtes-vous prête à m’accueillir, belle gazelle ?
Une ombre de chagrin obscurcit le mâle visage tandis qu’elle se contentait de le
fixer d’un regard fiévreux.
— Parlez-moi, je vous en supplie, reprit-il. Que je sache au moins que vous avez
conscience de qui je suis.
— Jared Ryker, murmura-t-elle, le sourcil froncé par l’effort.
Tania commençait à être lasse de cette apparition qui analysait tout en de longs
discours et lui demandait de s’exprimer alors que tout son corps n’était qu’une boule
de feu assoiffé de caresses. N’avait-il pas promis de l’aider ? Alors, qu’attendait-il ?
— Aidez-moi, Jared.
— Je viens, Tania. Je viens, mon amour.
Il s’empara alors de ses lèvres avec une infinie douceur. Tania s’empressa de lui
rendre son baiser, gémissante de plaisir. Elle noua ses bras autour de ses puissantes
épaules pour mieux l’attirer contre elle, puis ses mains remontèrent vers la nuque
pour venir s’enfouir dans les boucles sombres.
Jared, sans quitter ses lèvres qu’il maltraitait délicieusement, fit glisser le drap de
satin jusqu’à la taille de la jeune femme, dévoilant sa gorge nue et palpitante.
Tania retint son souffle en sentant le fin tissu caresser ses seins déjà tendus de
désir.
Jared abandonna ses lèvres et fit courir un regard brûlant le long de son cou, admi-
rant l’arrondi parfait de ses épaules, le galbe troublant de sa poitrine.
— Pauvre enfant, murmura-t-il, tu as presque mal, n’est-ce pas ? Mais ne crains
rien, je serai très doux.
Du bout de la langue, Jared vint caresser légèrement une pointe rose et durcie.
Comme Tania, les mains toujours enfouies dans ses cheveux, le pressait contre elle, il
s’enhardit, mordillant doucement, passant d’un sein à l’autre.
— Je rêve de tes seins depuis le premier jour où je t’ai vue, souffla-t-il. Tu saluais
sur la scène du théâtre et, chaque fois que tu te penchais, je pouvais les voir palpiter
dans l’échancrure de ton costume. J’avais envie de venir boire la moiteur troublante
de leur sillon, comme ça…
— Jared, gémit Tania, secouant follement la tête sur l’oreiller, j’ai besoin de…
— Je sais, je sais, Tania. Laisse-toi aller.
La jeune femme obéit. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Les mains et les lèvres de
Jared sur sa poitrine éveillaient des ouragans voluptueux, jusqu’alors insoupçonnés.
Les vagues du plaisir se mirent à déferler sur elle avec une vitesse de plus en plus ver-
tigineuse, la faisant trembler de la tête aux pieds et, soudain, l’extase la ravit. Un long
gémissement lui échappa.
Jared la prit alors dans ses bras et la pressa contre lui, le visage perdu dans ses
cheveux d’ébène, ses grandes mains lui caressant doucement le dos pour l’apaiser.
— Tu vas te sentir mieux maintenant, dit-il en la berçant comme une enfant. Au
moins pour quelques instants. Mais ne crains rien, quand l’incendie se rallumera,
nous l’éteindrons de nouveau.
Pourquoi se serait-elle inquiétée ? Jamais elle n’avait éprouvé une telle plénitude,
un tel sentiment de sécurité. Cet homme n’était que le produit de son imagination et
il n’y avait par conséquent aucune raison qu’il ne lui donne pas ce dont elle avait
besoin.
— Assieds-toi, mon amour, je veux te regarder.
Jared rejeta complètement le drap de satin et la fit se mettre à genoux sur le lit. Un
instant, Tania sentit la tête lui tourner et elle chancela, mais ce ne fut que passager.
Pourtant Jared l’observait, inquiet.
— Ça va ? demanda-t-il.
La jeune femme sourit en hochant affirmativement la tête. L’inquiétude dont il
venait de faire preuve lui avait fait l’effet d’une caresse et elle était heureuse d’offrir sa
nudité à ses regards insistants.
— Comme tu es belle ! murmura-t-il d’une voix voilée.
De sa grande main, il dessina le galbe d’une hanche, s’émerveillant de la douceur
de sa peau.
— Tu es si fragile, si délicate, et en même temps je te sens si forte, si solide. Je
savais qu’il en serait ainsi.
Maintenant, il frôlait son ventre plat du revers de la main.
— Rapproche-toi, je veux te sentir contre moi.
Tania se sentit happée par les mains qui se nouaient sur ses reins et se retrouva
assise contre lui, bouleversée par l’intensité de son désir qu’elle ne pouvait plus igno-
rer. De nouveau, tel le phénix renaissant de ses cendres, le feu du plaisir se ralluma
au plus secret d’elle-même.
— Ne bouge plus, mon amour. Surtout ne bouge pas.
Tania ne comprenait pas pourquoi il refusait de s’unir totalement à elle, alors
qu’elle savait que pour tous deux, c’était devenu plus qu’un désir : une nécessité.
Elle le sentit vibrer presque douloureusement contre elle en un ultime effort pour
se dominer.
— Non ! dit-il. Le moment n’est pas encore venu. Il ne faut pas que ça se passe
comme ça.
Jared la fit se recoucher sur le lit et s’éloigna d’elle.
Tania posa sur lui de grands yeux étonnés. Pourquoi la rejetait-il ainsi ? Pourquoi
son visage avait-il perdu cette expression tendre et vulnérable qu’il avait encore
quelques instants plus tôt ?
— Ne me regarde pas comme ça ! fit-il, presque durement. Tu ne sais même pas ce
qui se passe. Tu ne sais probablement même pas qui je suis.
Décidément, cet homme semblait obsédé par cette idée ! Bien sûr qu’elle savait qui
il était ! En fait, à cet instant précis, elle avait le sentiment de le connaître mieux que
toutes les personnes qu’elle avait pu rencontrer jusque-là dans sa vie.
— Je sais qui tu es ! protesta-t-elle. Je te l’ai dit. Tu es Jared Ryker.
La main de la jeune femme se posa tout d’abord sur les lèvres sensuelles, puis
caressa la joue, glissa le long de la solide colonne de la nuque, puis chemina douce -
ment sur le torse musclé, vers le ventre plat et nerveux.
Jared arrêta doucement mais fermement sa main. Il la força à s’étendre sur la
couche et à demeurer immobile, tandis que ses mains et ses lèvres reprenaient leur
tendre exploration.
Tania ferma les yeux et écouta le plaisir renaître en elle, attentive à la plus petite et
envoûtante sensation.
Jared se montra si expert, si attentif qu’il ne tarda pas à lui arracher de nouveaux
gémissements d’extase. Le plaisir, explosant en elle, la laissait momentanément apai-
sée, puis des braises rougeoyantes renaissaient de nouvelles flammes qu’il s’appli-
quait à éteindre encore et encore.
Tania ne sut jamais combien de fois elle fut ainsi secouée par le voluptueux séisme
de l’amour, mais elle finit par se retrouver haletante et épuisée au creux de l’épaule de
Jared, ayant le sentiment d’avoir enfin trouvé sa vraie place.
Quel bonheur ! Jamais elle ne s’était sentie si bien. Quelle joie aussi de savoir que
tout cela n’était qu’un rêve dont elle se réveillerait bientôt !
— Dors, belle gazelle, murmura l’homme. Je ne crois pas que je pourrais en sup-
porter davantage sans devenir fou.
Jared prit la main de la jeune femme et la posa contre sa poitrine.
— Sens-tu comme mon cœur bat ? Il bat pour toi, rien que pour toi.
Jared porta alors la petite main à ses lèvres et embrassa doucement le bout de ses
doigts.
— Quand tu te réveilleras et que tu me détesteras, murmura-t-il, n’oublie jamais ce
cœur qui cogne. Si quelqu’un a été abusé, ce fut moi. Je ne t’ai rien pris, je t’ai seule-
ment donné du plaisir. Dieu fasse que tu t’en souviennes.
Mais les souvenirs s’évanouirent avec sa conscience quand Tania s’endormit enfin
apaisée.
4

Les lourds rideaux de velours n’étaient plus tirés et le soleil de l’après-midi entrait
à flots dans la chambre quand Tania ouvrit les yeux. Le décor lui parut à la fois étran-
ger et incroyablement familier.
Son regard se promena paresseusement sur le baldaquin, les meubles de style, le
somptueux tapis persan, mais soudain son cœur bondit dans sa poitrine quand il s’ar-
rêta sur l’oreiller près du sien. De toute évidence, une tête y avait laissé son
empreinte.
Tania prit alors conscience de la réalité. Rien de tout cela n’avait été un rêve et
l’homme dans les bras duquel elle s’était paisiblement endormie n’était pas un fruit
de son imagination ! Les grandes mains chaudes de Jared Ryker avaient bien caressé
son corps, ses lèvres s’étaient bien…
— Non ! hurla-elle.
Tania rejeta violemment le drap et sauta hors du lit. Elle réalisa alors qu’elle était
nue, offerte, vulnérable. Elle avait été kidnappée !
La jeune femme arracha le drap du lit et s’en drapa. Ce n’était pas possible ! Des
choses pareilles ne pouvaient se produire de nos jours aux États-Unis ! Et où diable se
trouvait-elle ?
Tania traversa rapidement la chambre, ouvrit la porte-fenêtre et se retrouva sur le
balcon.
Des montagnes ! Rien que des montagnes dont les sommets enneigés cernaient de
partout l’horizon. La jeune femme fut prise d’un frisson glacé qui n’avait rien à voir
avec le vent frais qui agitait son drap.
Tania haïssait les montagnes. Après son tragique périple à travers les Andes, elle
s’était bien juré que plus jamais elle n’y retournerait ! Et voilà qu’elle se retrouvait
apparemment dans un château qui dressait ses tourelles en haut d’un piton rocheux,
encerclé de cimes neigeuses ? Tout ça grâce à la diligence de M. Jared Ryker !
Tania laissa échapper une exclamation de rage. Comment pouvait-on avoir le culot
de faire ce qu’il lui avait fait ?
Désormais, ce qui s’était passé lui revenait dans les moindres détails et la jeune
femme se sentait rougir rien que d’y penser. C’était de Jared Ryker qu’émanait cette
aberrante proposition de devenir la maîtresse de quelqu’un pendant plusieurs
semaines, moyennant finances ! Le vieillard pitoyable et excentrique qu’elle s’était
plu à imaginer n’avait jamais existé ! Et Dieu sait si Jared n’avait rien ni d’un vieillard
ni d’un être pitoyable, tout excentrique qu’il puisse être !
— Mademoiselle Orlinov ?
Tania fit volte-face pour se trouver confrontée à un homme, large d’épaules, vêtu
de simples jeans et d’un chandail brun. Un sourire engageant éclairait son visage que
surmontaient des boucles rousses.
— J’ai frappé, mais je ne crois pas que vous m’ayez entendu, dit-il. Je m’appelle
Kevin McCord. J’ai eu le malheur de me plaindre auprès de Jared que mon travail
d’assistant manquait d’imprévu, aussi m’a-t-il demandé de venir vous trouver. Il
paraît qu’il faudra que je fasse preuve de la diplomatie digne d’un fonctionnaire des
Nations Unies. Je crois que la prochaine fois, j’essaierai de me taire, conclut-il,
pitoyable.
— Où est-il ? Où est Ryker ? demanda Tania, la voix vibrante de colère.
— J’ai un mot à vous remettre de sa part. Vous le verrez bientôt. Maintenant, pour-
quoi ne pas quitter ce balcon et écouter ce que j’ai à vous dire ? Vous ne devriez pas
rester dehors ainsi, le vent est loin d’être clément.
— Votre prévenance me confond, rétorqua Tania, acide. Sachez que je ne tiens pas
à voir M. Ryker bientôt, je tiens à le voir tout de suite !
Kevin McCord fit un geste en direction de la valise posée sur la commode :
— Je suis sûr que vous vous sentiriez mieux en lui faisant face vêtue correctement
plutôt qu’enveloppée dans ce drap. C’est pourquoi je vous ai monté cette valise. Jared
a demandé qu’une garde-robe complète vous soit donnée dans les prochains jours,
mais je crois que dans l’immédiat vous serez heureuse de retrouver vos affaires per-
sonnelles.
— Est-il indispensable que je vous fasse savoir ce que Jared Ryker doit faire de sa
garde-robe ?
— L’imagination ne me fait pas défaut et j’aurais tendance à penser que mon voca-
bulaire est plus étendu que le vôtre, mademoiselle Orlinov. Je pense qu’il est préfé-
rable que vous débattiez de ce sujet directement avec Jared. Quoi qu’il en soit, je crois
qu’il est préférable de vous avertir qu’il peut se révéler redoutable dans ce genre de
joute oratoire.
Kevin marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre :
— Vous devriez trouver tout ce dont vous avez besoin dans la salle de bains. Pour-
quoi ne pas y aller prendre une douche et vous habiller d’une façon plus apte à livrer
bataille ? Une femme aussi belle que vous se doit d’être convenablement vêtue si elle
veut livrer un combat à armes égales.
— Excellente idée. Mais avant d’affronter M. Ryker, en armure ou non, j’aurai deux
ou trois choses à vous dire. Je n’en ai que pour un petit quart d’heure et je vous sau -
rais gré de m’attendre.
La porte de la salle de bains ne claqua pas mais fut cependant fermée de façon
assez énergique pour que McCord fût certain de la détermination de Tania. Il se laissa
alors tomber dans un fauteuil et se mit à patienter.
Comme elle l’avait annoncé, la jeune femme réapparut en moins d’un quart
d’heure, vêtue d’un jean et d’un chandail à jacquard orange et beige. Elle avait refait
sa natte et l’avait enroulée en couronne autour de sa tête en cette coiffure qui avait
tant surpris Jared le premier jour où l’avait découverte sur le programme.
— Bien, fit-elle, sévère, s’arrêtant devant Kevin. Où est Jared Ryker ?
— Je vais y venir, répondit-il en se levant. Mai tout d’abord, j’ai une mission à
accomplir.
— Puis-je savoir laquelle ?
— Je crois que ça doit entrer dans la rubrique « présentation d’excuses » ! Ryker
m’a envoyé en éclaireur pour tenter de vous amadouer un peu. Il n’est pas un génie
pour rien, vous savez.
— Non, je ne sais pas. J’ignore tout de cet homme, si ce n’est que c’est le person-
nage le plus arrogant et le plus indélicat que j’aie jamais rencontré. Ce n’est qu’un
mufle prêt à toutes les bassesses pour obtenir ce qui lui plaît. Peut-être se croit-il
assez riche pour jouer les tyrans en haut de sa montagne, mais il ne tardera pas à
s’apercevoir de ce qu’il en coûte d’enlever quelqu’un comme moi ! Je compte porter
plainte dès que j’aurai quitté ce château et il verra alors de quel bois je me chauffe.
D’ailleurs, j’ai une carrière et des amis influents. Je me demande comment il a pu
penser une seconde qu’il pourrait s’en tirer sans ennuis !
— Détrompez-vous, mademoiselle Orlinov, il n’y a rien que l’argent, en l’occur-
rence, ne puisse acheter, d’autant que c’est Edward Betz et ses hommes qui mènent le
jeu. Ils sont très forts et peuvent mettre sur pied des plans inattaquables. Quant à
Jared, sachez qu’il n’est nullement le propriétaire de ce château. Nous sommes ici
chez le sénateur Corbett. Peut-être avez-vous entendu parler de lui ?
Qui ne connaissait Samuel Corbett aux États-Unis ? Industriel et politicien
influent, chacun s’accordait à dire qu’il ne lui faudrait que quelques années pour
atteindre la magistrature suprême. Tania, en apprenant cette nouvelle, ne put s’em-
pêcher d’en être impressionnée, d’autant qu’il lui semblait impensable que quelqu’un
comme lui puisse être compromis dans un enlèvement !
— Je vous assure que c’est la vérité, reprit Kevin McCord. Je dois ajouter que je
travaille depuis des années pour le sénateur et que jamais auparavant, il n’avait été
mêlé à quoi que ce soit de répréhensible. Je vous jure que ni Jared ni le sénateur
n’ont commandité votre kidnapping. C’est Betz, le chef des services de sécurité du
sénateur, qui en a pris l’initiative. Malheureusement, désormais, il est trop tard pour
revenir en arrière. Nous ne pouvons rien faire.
— Je pense au contraire que vous pouvez faire beaucoup ! Pour commencer, vous
pourriez me relâcher et me permettre de regagner New York !
McCord secoua lentement la tête.
— J’aimerais que ce soit aussi simple que vous le dites. Mais dans le cas présent,
même le sénateur Corbett serait d’accord pour admettre que c’est impossible. Il vous
faudra demeurer ici en attendant qu’il soit possible à Jared d’aller s’installer à
Washington. Nous veillerons d’ici là à ce que vous ne manquiez de rien et à ce que
vous soyez largement dédommagée quand vous rentrerez à New York.
— Dédommagée ! Quelle sorte de dédommagement estimez-vous correspondre à
un enlèvement et au fait que j’ai été droguée ? Je suppose que, comme Betz, vous esti-
mez qu’avec quelques milliers de dollars de plus j’accepterai aussi de sauter dans le lit
de M. Ryker ! Tout cela est insensé ! Comment un homme comme Ryker peut-il arri-
ver à faire commettre au sénateur Corbett de telles malversations ?
— Je vous ai déjà dit que Jared n’y était pour rien. Mais je crois qu’il vaudrait
mieux que vous sachiez que Jared détient un pouvoir qui éclipse tous les autres, y
compris celui de Samuel Corbett. Si j’étais vous, je ne chercherais pas à le mettre en
colère.
— J’ai risqué ma vie pour fuir un pays gouverné par des dictateurs, monsieur
McCord ! C’est une race que je connais bien et je n’ai pas pour habitude d’avoir peur
de ce que je connais.
— Je crains que, cette fois-ci, vous ne soyez pas à la hauteur, mademoiselle Orli-
nov. Dites-vous bien qu’il suffirait à Jared de lever le petit doigt pour que le gouver -
nement américain vous renvoie aussitôt dans votre pays d’origine. Cela, bien sûr,
n’est qu’un simple exemple.
— C’est impossible, répondit Tania, médusée. J’ai demandé l’asile politique ! Dans
deux ans, j’aurai la nationalité américaine, Ryker ne peut pas…
— Il peut, coupa Kevin. Je ne dis pas qu’il veut le faire mais il le pourrait qu’il le
désirait. Les grandes puissances sont en train de se livrer une bataille extraordinaire,
à une échelle encore jamais atteinte. Et c’est Jared Ryker qui détient la carte maî-
tresse. Ni l’URSS ni les États-Unis ne verraient la moindre objection à en passer par
où il voudra.
— Mais qui est donc Jared Ryker ? Qu’a-t-il donc fait ? A-t-il inventé une super-
bombe, ou quelque chose comme ça ?
— Pas exactement une bombe, bien que sa découverte soit largement autant explo-
sive, sourit amèrement Kevin. Enfin, il ne m’appartient pas de vous le révéler. Jared a
bien spécifié que vous deviez être tenue à l’écart de ses travaux autant que faire se
peut. Il pense que c’est meilleur pour votre sécurité.
— Je trouve qu’il y songe un peu tard, rétorqua Tania. J’ai été droguée, enlevée, et
vous me dites que je risque d’être déportée si je ne me soumets pas aux désirs de
M. Ryker, aussi vous comprendrez bien que j’ai du mal à croire que ce dernier se fasse
du souci pour moi !
— Personne ici n’est pour vous une menace si vous consentez simplement à coo-
pérer.
— Même pas Jared Ryker ?
— Jared n’est pas facile à connaître. Il est excessivement secret et méfiant, mais je
crois qu’à sa place j’agirais de même. Quoi qu’il en soit, je suis sûr qu’il peut se révéler
un ami extraordinaire si on arrive à percer sa carapace.
— Comme votre discours est touchant ! Mais j’espère que vous comprendrez que
j’ai du mal à partager votre opinion. En tout cas, je n’ai aucunement l’intention de me
soumettre au traitement que M. Jared Ryker compte m’imposer ! Maintenant que
vous m’avez dit tout ce que vous aviez à me dire, me serait-il possible de voir ce grand
personnage ?
— Pourquoi pas, répondit Kevin, sortant un mot de sa poche et le lui tendant. Ah, il
y a encore une chose qu’il faut que je vous explique. Les hommes de Betz sont très
discrets, mais dites-vous bien que vous ne leur échapperez pas si vous tentez de vous
enfuir. Il n’y a pas un seul garde ou un seul domestique au château qui ne soit dévoué
corps et âme à Betz. Ne vous bercez d’aucune illusion à ce sujet, mademoiselle
Orlinov.
Tania frissonna en rencontrant le regard implacable de Kevin McCord. Il venait de
s’exprimer le plus courtoisement du monde, mais la menace n’en avait pas pour
autant été moins claire.
La jeune femme haussa finalement les épaules et releva fièrement le menton.
Après tout, ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait face à l’adversité et, jus-
qu’à présent, elle était sortie victorieuse de chacune de ses batailles ? Pourquoi en
serait-il soudain autrement ?
Tania déplia le papier que lui avait remis Kevin et lut :
Si vous désirez me voir, je suis dans le bosquet de bouleaux. Ryker.
Tania faisait plus que « désirer », elle tenait absolument à le voir ! Elle regarda
Kevin.
— Où ce trouve ce bosquet ? demanda-t-elle.
— Tout au fond du parc, devant le château. C’est l’endroit préféré de Jared. Atten-
dez, ajouta-t-il, comme déjà Tania gagnait la porte. Vous feriez mieux de vous couvrir :
l’air est plutôt frais à cette saison dans les Laurentides.
— Les Laurentides ? Mais c’est au Canada, n’est-ce pas ? Nous ne sommes même
plus aux États-Unis ?
— Quelques heures de vol suffisent pour se retrouver à New York. Le sénateur a
estimé que l’isolement de ce château conviendrait mieux à la sécurité de Jared. Prati-
quement personne ne sait qu’il en est propriétaire : il l’a hérité de sa grand-mère qui
était québécoise.
— Samuel Corbett découvrira peut-être que l’endroit n’est pas aussi sûr qu’il le
pense, grinça Tania. Et ne vous inquiétez pas pour moi, enchaîna-t-elle. Je n’aurai pas
froid. Je bouillonne tellement de rage que je serais capable de faire fondre toute la
neige de ces horribles sommets !
Sur ses mots, Tania sortit en claquant la porte.
Quand la jeune femme arriva en vue du bosquet, sa fureur s’était un peu calmée.
Elle avait dû tout d’abord trouver son chemin dans le dédale des couloirs du château,
puis avait enfin descendu l’escalier d’honneur qui n’avait rien à envier à la magnifi-
cence des palais des tsars, pour se retrouver enfin dans le parc dont heureusement le
dessin plus simple permettait de se repérer.
Les bouleaux dressaient leurs branches nues et argentées vers un ciel parfaitement
bleu. Le bosquet se trouvait en fait au ras du précipice et on y découvrait une superbe
vue sur la vallée en contrebas. Il y régnait une paix bucolique à laquelle la jeune
femme eût été sensible en d’autres circonstances, mais dans l’immédiat, toute son
attention se trouvait fixée sur l’élégante silhouette de l’homme qui était assis à même
le sol, adossé à un tronc.
Le regard perdu sur la vallée, Jared ne la vit pas et, en découvrant l’expression
sérieuse de son visage, Tania reçut un choc. La colère qui l’avait submergée depuis
son réveil lui avait fait oublier son intense présence physique. Maintenant, son regard
flamboyant et son corps nu, tendu de désir, venaient se superposer à l’image de ce
rêveur immobile.
Jared finit pas sentir sa présence et tourna la tête.
— Hello, murmura-t-il, sans surprise. Je m’attendais à vous voir apparaître bien
plus tôt. Il semblerait que Kevin ait été plus loquace que d’habitude. Venez vous
asseoir.
Comment pouvait-il être si décontracté après ce qui s’était passé ? Tania sentit
toute sa fureur lui revenir et c’est à grands pas qu’elle se dirigea sur lui.
— Comment pouvez-vous rester si calme après ce que vous avez osé me faire ? s’in-
digna-t-elle. N’avez-vous aucun sens du bien et du mal ?
— Je suis sûr que Kevin vous a expliqué que j’ignorais tout de votre enlèvement,
répondit-il en posant sur elle un regard grave. Je suis tombé des nues en vous décou-
vrant dans ce lit ce matin.
— Cela ne vous a pas pour autant empêché de tirer profit de la situation !
Tania se mordit rageusement la lèvre en découvrant son sourire. Elle n’avait pas eu
l’intention d’évoquer les instants torrides qu’ils avaient vécus. Elle voulait simple-
ment limiter son discours à sa libération immédiate et voilà qu’à peine en la présence
de cet homme, elle s’égarait sur des sentiers dangereux !
— Je n’ai pas profité de la situation, petite gazelle, reprit Jared. Comme dirait Betz,
j’ai fait ce qui était nécessaire et je souhaite de tout mon cœur ne jamais avoir à
revivre une telle scène. J’ai dû marcher des kilomètres après vous avoir quittée, pour
oublier un peu la chaleur de votre corps blotti contre le mien.
— Nécessaire ! s’exclama Tania, les joues en feu. Je ne crois pas qu’on puisse quali-
fier de nécessaire le fait d’abuser physiquement d’une femme !
— Asseyez-vous.
Jared lui prit la main et la força à prendre place à ses côtés.
— Voilà qui est mieux, poursuit-il. Ainsi, je ne peux plus voir votre poitrine soule-
ver doucement la laine de votre chandail. Je ne suis pas encore en état de supporter la
moindre provocation, fût-elle involontaire. Pour en revenir à ce que vous disiez, je
n’ai pas abusé de vous. Vous étiez parfaitement consentante, tout le problème est là.
Cette crapule de Betz vous avait fait administrer une dose de paradynoline.
— De para quoi ?
— Un redoutable aphrodisiaque, expliqua Jared. Betz voulait être sûr que vous me
donneriez entière satisfaction durant son absence du château.
Tania fut elle-même étonnée de constater que cette révélation, plutôt que la rendre
folle de rage, lui apportait un net soulagement. Jusqu’alors, elle avait refusé d’ad-
mettre que la créature voluptueuse de ce matin, avide de caresses, était vraiment elle.
Savoir qu’elle avait été droguée encore une fois la rassurait. Mieux valait être sous
l’emprise d’une substance chimique que sous celle du magnétisme de cet inconnu.
— Très délicat, commenta-t-elle, acide. Est-ce la méthode généralement employée
pour vous assurer de la soumission de vos maîtresses ?
— Non, d’habitude Betz a recours à l’argent. Il le trouve plus efficace que les aphro-
disiaques. Je crois d’ailleurs que c’est ce qu’il vous a offert en premier.
— Je vous croyais quelque riche pervers, vieux et solitaire. Après tout, je ne m’étais
trompée que sur deux points : ce n’est pas si mal.
— Vous avez même fait mieux que ça : vous ne vous être trompée que sur un seul.
Bien que je n’aie pas la fortune du sénateur Corbett, je suis raisonnablement riche.
Comme tous les scientifiques, j’ai un goût prononcé pour l’isolement. Quant à la per-
versité, je dois admettre que quelques idées un peu folles n’ont cessé de me trotter
dans la tête depuis que je vous ai vu danser dans le Faune.
— Je m’étais laissé dire que ma manière de danser éveillait parfois quelques pul-
sions plus ou moins troubles, mais de là à provoquer un enlèvement ! répartit-elle.
Soudain, Tania réalisa qu’elle était en train de rentrer dans un véritable jeu avec
l’homme qui, s’il n’avait pas directement organisé son kidnapping, n’en avait pas
moins été la cause ! Elle se ressaisit aussitôt.
— Puisque vous proclamez regretter tout ce qui s’est passé, pourrais-je savoir com-
ment vous avez l’intention de réparer ? Si j’en crois Kevin McCord, nul ne peut vous
refuser quoi que ce soit. Par conséquent, pourquoi ne me faites-vous pas ramener à
New York ?
— Je ne peux pas. Même si j’arrivais à persuader Samuel Corbett de vous relâcher,
vous seriez alors terriblement en danger. Ici au moins, je peux garder un œil sur vous.
Aucun système de sécurité n’est infaillible et il y a sûrement des gens de par le monde
qui seraient heureux de tenir entre leurs mains la seule femme qui compte pour moi.
Sous aucun prétexte, je ne veux vous faire courir ce risque, Tania.
L’espace de quelques secondes, les yeux gris de Jared furent parcourus de dange-
reux éclairs métalliques et Tania eut soudain peur. Mais très vite, il se radoucit.
— Vous avez froid. Comment McCord a-t-il pu vous laisser sortir sans un man-
teau ?
Jared retira son blouson et obligea la jeune femme à l’enfiler.
— Pas question que vous attrapiez du mal, sourit-il doucement. Vous avoir enlevée
est déjà suffisamment grave ! Si en plus vous tombiez malade, ce serait totalement
impardonnable.
— Totalement, répéta Tania, les yeux fixés sur le beau visage de Jared.
Pourquoi la fascinait-il donc tant ? La jeune femme ne parvenait pas à se l’expli-
quer, mais il était indéniable qu’elle restait sous le charme de cet homme.
— Vous refusez donc de me libérer, reprit-elle.
— Je viens de vous dire que c’était impossible. De toute façon, même si votre sécu-
rité n’entrait pas en ligne de compte, je ne vous laisserais sans doute pas partir.
— Mais vous avez dit…
— Je vous ai tenu le discours de la raison, coupa-t-il. Maintenant, sachez que
même si Betz n’avait pas précipité les choses, je serais tôt ou tard venu vous chercher.
Pour une fois, Betz a deviné juste : je ne peux plus me passer de vous.
Tania retint son souffle. Malgré son incongruité, cette déclaration l’avait boulever-
sée en ravivant le souvenir de leurs corps emmêlés quelques heures plus tôt dans la
troublante pénombre du grand lit à baldaquin. Mais elle chassa aussitôt cette idée.
N’avait-elle pas été sous l’emprise d’une drogue ?
— Vous comptez me mettre dans votre lit, n’est pas ?
Jared esquissa un sourire amusé.
— Vous parlez par euphémismes, constata-t-il. Si je ne m’abuse, nous avons déjà
partagé la même couche ! Je veux encore davantage, poursuivit-il d’une voix de
velours. Je veux que nous ne fassions plus qu’un. Je veux sentir vos jambes se nouer
autour de mes reins et vous entendre gémir de plaisir sous mon corps.
— Épargnez-moi les détails, monsieur Ryker. Je crois avoir compris ou vous vou-
liez en venir.
— Je n’en suis pas si sûr. S’il s’était agi d’une simple attirance physique, j’aurais
probablement cédé à la tentation ce matin. Mais vous représentez bien plus pour moi.
— C’est impossible. Même si vous êtes revenu me voir danser plusieurs fois, nous
ne nous sommes parlé que quelques minutes. Vous ne pouvez éprouver que du désir
et rien de plus.
— C’est ce dont j’ai tenté de me persuader, au début, quand j’ai demandé à Kevin
de réunir toutes les coupures de presse vous concernant, ainsi que les cassettes vidéo
de vos spectacles, expliqua Jared, faisant courir un doigt léger sur la joue de la jeune
femme.
Tania se sentait comme hypnotisée par les extraordinaires yeux gris et ne parve-
nait plus à bouger.
— Mais je me suis vite lassé de ces documents, continua Jared. Il me fallait plus.
J’ai alors commencé à aller régulièrement à New York pour vous voir danser. Cela a
mis Betz dans tous ses états.
— Qu’essayez-vous de me dire ? intervint Tania. S’il ne s’agit pas d’un simple
engouement, que croyez-vous que ce soit ?
— J’aimerais le savoir. Ce dont je suis certain, c’est que ce n’est pas près de s’arrê-
ter. Je ne peux plus me passer de vous, petite gazelle. Votre présence m’est devenue
vitale.
— Mais vous n’avez pas le droit de me séquestrer ! protesta-t-elle. C’est insensé.
Même si je le voulais, je ne pourrais pas vous rendre votre liberté. Mais rassurez-
vous, je n’ai pas l’intention de vous forcer à quoi que ce soit. J’ai toujours estimé que
les vraies victoires ne s’obtenaient pas par la force, mais par la persuasion.
— Et vous comptez par conséquent me persuader de coucher avec vous, conclut
Tania, hautaine.
— Je le souhaite de tout cœur, sourit Jared. J’ai l’intention de faire tout mon pos-
sible pour y parvenir. Dans les semaines qui viennent, je vais m’appliquer à tout
apprendre de vous : votre manière de penser, vos souvenirs, vos expériences, ce que
vous aimez manger… Tout. Qui sait ? Vous aurez peut-être la chance de constater
qu’une fois que je n’ignorerai plus rien de vous, cette fascination aura disparu ! Ce
serait d’ailleurs sans doute préférable pour nous deux.
— Et si ce n’est pas le cas ?
— Alors j’espère vous persuader de rester auprès de moi jusqu’à ce qu’elle cesse. Je
sais que je vous attire, jolie gazelle. Il y a chez vous des signes purement physiques
qui me le prouvent. Je compte bien exploiter ce désir. Quand il sera possible de vous
laisser partir, j’espère que vous n’en aurez plus envie. Et si mon charme n’opère pas,
il me restera encore un ultime moyen de vous retenir.
— Vous pensez réellement que je vais rester bien sage, à attendre que vous me
séduisiez ! s’écria Tania, les yeux brûlants de fureur. Je crains que vous ne vous four-
voyiez lourdement, monsieur Ryker.
— C’est un peu un défi que je vous lance, et j’en sais suffisamment sur vous pour
être persuadé que vous ne pourrez pas vous empêcher de le relever. Je sais que vous
vous défendrez de toutes vos forces, mais je sais aussi que dans ce genre de bataille,
les protagonistes se trouvent rapprochés. C’est sur cette intimité que je compte.
Tania sentit un frisson d’excitation la parcourir. Après tout, Jared Ryker ne la
connaissait pas si mal que ça ! Elle devait avouer que se battre contre lui était loin de
lui déplaire ! Jusque-là, Tania n’avait jamais perdu un seul des combats qu’elle avait
pu livrer et cet homme ferait sans doute un adversaire passionnant.
— Bien, résumons, fit-elle. Vous refusez absolument de me laisser partir ?
— Oui.
Tania ne peut s’empêcher d’être satisfaite de cette réponse. Maintenant qu’elle
avait accepté de se battre, elle aurait été déçue s’il avait changé d’avis.
— Et puis-je connaître les règles du combat que vous me proposez ? continua-t-
elle.
— La séduction et non la force. À vous d’en choisir les limites. Suis-je assez fair-
play ?
— Tout à fait. Je crois que vous allez regretter de vous être montré aussi généreux,
monsieur Ryker.
— C’est possible, sourit Jared. Dites-moi, êtes-vous toujours aussi joyeuse quand
vous relevez un défi ?
— Toujours. Voyez-vous, je m’amuse toujours, quelles que soient les circonstances.
J’ai décidé voici déjà longtemps que je ne pouvais perdre si je gardais ma joie de
vivre. Je crois que notre petite bataille va faire plus que me divertir. Voulez-vous
connaître mon plan d’action ?
— J’en meurs d’envie.
— Objectif numéro un : m’enfuir, annonça Tania, jetant un regard autour d’elle. Je
regrette seulement que vous ayez choisi un tel endroit pour me séquestrer ! J’ai déjà
eu assez de montagnes comme ça dans mon existence.
— Vous m’en voyez confus. J’essaierai de m’en souvenir la prochaine fois !
— Encore faudrait-il qu’il y en ait une ! Je tiens à vous avertir que je vais vous
rendre la vie impossible, aussi n’aurez-vous sans doute pas envie de recommencer ce
genre d’expérience !
— Pouvez-vous préciser ?
Vous projetez de me séduire, j’emploierai donc aussi les armes de la séduction !
J’irai suffisamment loin pour vous rendre fou, mais je vous laisserai toujours savoir
que vous n’obtiendrez jamais ce que vous souhaitez. Jamais !
— C’est ce que nous verrons, chère gazelle. Mais rappelez-vous que cette fois vous
ne serez pas l’unique acteur de la chorégraphie. Les pas risquent de ne pas être ceux
que vous escomptez.
— Cela ne fera que rendre la danse plus passionnante et l’apothéose plus enivrante.
Jared se mit à rire. L’ombre d’une seconde, Tania crut voir un éclair de fierté tra-
verser ses yeux gris.
— Lutter contre vous s’annonce merveilleux, dit-il en l’aidant à se mettre debout.
Jared glissa un bras autour de la taille de la jeune femme et l’entraîna vers le
château.
— Je sais qu’il n’est pas de bonne tactique d’annoncer d’entrée de jeu ses propres
faiblesses, s’amusa-t-il, mais je dois vous avouer que je gèle littéralement sans mon
blouson. J’ai passé ces dernières années dans une île des Caraïbes qui m’appartient et
je ne suis guère préparé à affronter les rigueurs de l’automne dans les Laurentides. Je
rêve d’un café bien chaud.
Ils traversèrent d’un pas rapide le parc, et ce n’est qu’en atteignant le grand esca-
lier que Jared reprit la parole :
— Windloe, fit-il durement… Êtes-vous toujours sa maîtresse ?
Tania sursauta, puis sa surprise fit vite place à de la satisfaction : ainsi, Jared
Ryker était jaloux !
— Je n’ai aucunement l’intention de répondre à cette question !
5

Le lendemain matin, Tania se leva comme à son habitude à six heures. Elle fit soi-
gneusement ses exercices d’assouplissement et, sur le coup de sept heures, elle sortait
de sa douche.
Elle enfila rapidement un jean noir et un gros chandail de laine écrue, heureuse de
se sentir en pleine forme : toutes les drogues qu’on lui avait injectées avaient cessé de
lui faire de l’effet.
En fait, déjà la veille au soir, elle s’était sentie très bien, mais Jared avait refusé de
la croire. Il avait insisté pour qu’elle monte se coucher sitôt le café pris dans la biblio-
thèque. Tania n’avait pas jugé bon d’insister mais, aujourd’hui, elle se promettait bien
de se montrer moins soumise. M. Jared Ryker allait avoir du fil à retordre !
Jared n’allait pas tarder à s’apercevoir que la jeune femme avait bien la ferme
intention de mettre à exécution son plan de bataille. Pour ce faire, il fallait d’abord
que Tania explore les lieux et dresse une liste des obstacles à surmonter. Ensuite, elle
passerait à l’attaque.
La jeune femme sortit dans le couloir et retrouva assez facilement son chemin. Ce
fut pour elle une première victoire ?
Arrivée dans le hall, elle rencontra le jeune homme qui leur avait servi le café la
veille au soir dans la bibliothèque. Comment s’appelait-il déjà ? Ah oui ! George.
— Bonjour George, fit-elle gaiement. Je ne crois pas que nous ayons été présentés.
Je suis Tania Orlinov et je vais rester quelque temps au château. Mais je suis bête,
vous devez déjà savoir tout ça et je ne doute pas qu’on vous ait expliqué qu’il ne fallait
pas que je m’en aille.
— Bonjour, mademoiselle Orlinov. Je suis George Brady, répondit le jeune homme
un peu surpris.
— Enchantée. Je tiens à vous dire que je n’ai aucune intention de rester longtemps
ici. J’espère que vous comprendrez ma position et que vous ne m’en voudrez pas.
— On m’a demandé de vous conduire à la salle à manger, préféra-t-il répondre.
MM. McCord et Ryker ont déjà pris leurs petits déjeuners.
Cette nouvelle déçut Tania. Elle avait espéré voir Kevin McCord et lui poser
quelques questions.
— Je déjeunerai plus tard, répondit-elle. Pouvez-vous me dire où je peux trouver
M. McCord ?
— Généralement, à cette heure-ci, il est au gymnase ou au sauna. Mais je ne crois
pas que…
— Merci, George, coupa fermement la jeune femme. Voulez-vous me dire comment
on s’y rend ?
George haussa ses larges épaules puis, après avoir hésité un bref instant, indiqua le
chemin à Tania.
Le vaste gymnase était vide quand Tania y arriva. Elle le traversa rapidement et
passa dans les vestiaires où elle se dévêtit aussitôt. Enfin, après s’être enroulée dans
un drap de bain, elle ouvrit résolument la porte du Sauna.
À sa vue, Kevin McCord poussa un cri et s’assit précipitamment sur le banc de bois.
Ses deux mains vinrent se joindre pudiquement pour masquer sa nudité. Un spot bai-
gnait la pièce d’une lumière rosée mais Tania ne douta pas que la rougeur des joues
de Kevin ne provenait ni de l’éclairage ni de la chaleur de l’endroit.
— Désolée de vous déranger, monsieur McCord, dit-elle, réprimant un rire, mais
j’ai besoin de vous parler. Peut-être vous sentiriez-vous plus à l’aise avec une ser-
viette. Voulez-vous que j’aille vous en chercher une ?
— S’il vous plaît, oui, s’étrangla-t-il.
Tania sortit, un sourire espiègle aux lèvres, et revint avec la serviette en question
qu’elle tendit à Kevin. Le jeune homme s’en saisit et s’en ceignit les reins avec la
vitesse de l’éclair.
— Cela ne pouvait-il pas attendre que je sois sorti du sauna ? fit-il en se rasseyant.
Vous me prenez un peu à l’improviste.
— Je ne pouvais pas deviner que vous seriez tout nu. Mais rassurez-vous, je n’ai
pas été choquée.
— Vous m’en voyez soulagé, grinça-t-il. Dites-moi, agissez-vous toujours avec une
telle impulsivité ?
— La plupart du temps. Quand j’ai décidé quelque chose, je passe tout de suite à
l’action. Où est Ryker, ce matin ?
— Probablement parti pour une de ses longues promenades dans la propriété,
répondit évasivement Kevin ? Il aime beaucoup marcher. Il dit que cela l’aide à réflé-
chir. Est-ce pour me demander ça que vous êtes venue me trouver ici et m’avez fait
réagir comme une jouvencelle ?
— N’exagérons rien, s’amusa ouvertement Tania. Quoique vous soyez soudain
devenu bien rose !
— Vous sortez vraiment de l’ordinaire, mademoiselle Orlinov. Je crois que je n’ai
encore jamais rencontré une femme comme vous.
— C’est parce que je suis unique, rit-elle encore. Maintenant, sachez que c’est bien
vous que je voulais voir. J’ai différentes questions à vous poser.
— Je vous ai déjà dit que je n’avais pas le droit de vous parler des travaux de Jared,
mademoiselle Orlinov.
— Appelez-moi Tania. Comment voulez-vous que j’arrive à vous soutirer des infor-
mations si vous restez aussi conventionnel ? Si vous pensez à Jared et à sa bombe – si
toutefois c’en est une –, je ne suis pas venue pour ça.
— Je préfère ça, se détendit Kevin. J’ai l’impression que vous pouvez vous montrer
aussi têtue que Betz quand vous vous y mettez. Bon, alors allez-y, interrogez-moi.
Que voulez-vous savoir ?
— Que connaissez-vous de Jared Ryker ?
— Ce que tout le monde sait, ou presque. Y a-t-il un point précis que vous voudriez
éclaircir ?
— Je veux tout savoir. Vous pouvez commencer par son passé, si vous le désirez.
Où est-il né ?
— Dans une petite ville de Virginie. Son père y était mineur et il est mort de silicose
quand Jared avait seize ans. Sa mère avait divorcé six ans plus tôt, en laissant à son
mari la garde de Jared et de sa sœur Rita. Celle-ci est morte peu de temps après leur
père.
— Jared s’est donc retrouvé pratiquement seul dès l’âge de seize ans, commenta la
jeune femme. Il m’a dit être passablement riche. Comment cela s’explique-t-il avec un
tel contexte familial ?
— Vous ne poseriez pas une telle question si vous connaissiez un peu mieux Jared.
Disons qu’il a un jour décidé qu’il serait bon d’avoir de l’argent et que par conséquent
il s’est mis à en gagner. Vous souhaitez connaître les détails ?
— Je veux tous les détails.
— Jared est exceptionnellement brillant. Non seulement il possède un coefficient
intellectuel vertigineux, mais il a le don de saisir les problèmes de façon révolution-
naire et de trouver ainsi les solutions auxquelles les esprits plus classiques n’ont
jamais pensé. Grâce à ses extraordinaires capacités, il n’a eu aucun mal à décrocher
toutes les bourses d’études qu’il a voulu. Dois-je poursuivre ?
— Je vous écoute.
Jared a rapidement décroché plusieurs doctorats, y compris celui de médecine. Il
s’est alors spécialisé dans la chimie cellulaire. Après trois ans au Vietnam, dont il
déteste parler, il a travaillé plusieurs années comme chercheur dans une compagnie
de produits pharmaceutiques, avant de fonder sa propre entreprise avec Philip Bart-
lett. Quelques années plus tard, il vendait ses parts et disparaissait de la circulation,
sans doute pour mener à bien ses propres recherches. Jared a trente-huit ans, il ne
joue pas aux échecs et peut se révéler mortel au karaté. Satisfaite ?
— Pas tout à fait. Et les femmes ?
— Je ne pense pas que Jared aimerait que j’aborde ce sujet avec vous.
— Ne soyez pas ridicule ! Je ne suis pas sa maîtresse et, même si je l’étais, je ne suis
pas du genre à faire des scènes de jalousie ! Je veux des informations, c’est tout.
— Jared ne s’est jamais marié mais a toujours accumulé les conquêtes… Avec une
préférence pour les blondes. Voilà, j’estime que cet interrogatoire est terminé.
— D’accord, plus de question sur Jared Ryker, convint joyeusement Tania. Passons
à vous, maintenant !
— Vous ne renoncez jamais, n’est-ce pas ? rétorqua Kevin en retenant un rire. Je
crois que je vais commencer à plaindre ce pauvre Jared.
— Je pense qu’en effet vous pouvez ! Mais, en ce qui vous concerne, il y a peu de
chance que je sois une menace pour vous. Par conséquent, pourquoi refuser de me
répondre ?
— Je n’en suis pas si sûr, s’amusa Kevin. Une femme qui surprend un homme dans
le plus simple appareil pour le soumettre à la question est capable de tout ! Bon, que
voulez-vous savoir ? Ne dites rien, je connais déjà votre réponse : c’est « tout », n’est-
ce pas ?
Tania se contenta de hocher affirmativement la tête.
— En tout cas, cela prendra moins de temps que pour Jared, reprit Kevin. Je suis
quelqu’un de très ordinaire. Né en Californie, études en Californie, deux ans de ser-
vice militaire, puis installation à Washington voilà cinq ans. J’y ai occupé divers
postes administratifs avant de devenir le bras droit du sénateur Corbett. Cela fait
deux ans maintenant… Quant à ma vie privée, je tiens à la garder pour moi !
— Rassurez-vous, je ne tiens pas à la connaître. J’en sais suffisamment comme ça.
— J’admire votre ténacité, Tania, mais surtout ne croyez pas que ces informations
vont vous aider à vous échapper. Si tel avait été le cas, je ne vous aurais rien dit. Vous
savez, je suis passé maître dans l’art d’éluder les questions, surtout avec les journa-
listes. Non, si j’ai accepté de vous répondre, c’est parce que je pense que nous
connaître un peu vous rendra la vie moins pénible. Ce doit être très dur d’être enlevée
et de se retrouver au milieu d’inconnus…
Tania fut touchée par ce discours. Malgré la rigueur de Kevin, elle pouvait sentir
ses qualités humaines.
— À votre place, je ne m’inquiéterais pas trop : j’ai un remarquable don d’adapta-
tion.
— Je n’en doute pas, mais tout le monde a besoin d’aide à un moment ou à un
autre. Sachez que je serai toujours prêt à vous apporter la mienne, dans la mesure de
mes possibilités.
— Je n’ai pas l’intention de rester ici longtemps, mais j’accepte votre offre.
D’ailleurs, je vais commencer tout de suite. J’aimerai beaucoup que l’on m’installe un
miroir et une barre pour travailler. Je n’ai nullement l’intention de perdre mon
entraînement.
— Aucun problème, ce sera fait aujourd’hui même.
— Parfait. Dans ce cas, je vous laisse, car je commence à cuire. Merci de vous être
montré si aimable.
— Tout le plaisir a été pour moi, chère mademoiselle. Simplement la prochaine
fois, j’espère que vous me préviendrez quand vous aurez besoin de me voir.
— J’essaierai de m’en souvenir, répondit Tania en sortant.
La jeune femme passa rapidement sous la douche, se sécha et se rhabilla. Il était
temps qu’elle passe à la deuxième phase de son plan : explorer les environs.
Tania commença par le château qui se révéla encore plus énorme qu’elle ne le pen-
sait. Le bâtiment principal était plutôt simple à se rappeler car de construction symé-
trique, mais c’étaient toutes les additions faites au fil des ans qui transformaient
l’ensemble en un véritable labyrinthe.
Le deuxième étage où se trouvait sa chambre était pratiquement vide, de même
que le rez-de-chaussée. La vie se concentrait donc au premier, dans une succession de
pièces plus luxueuses les unes que les autres.
Tania admira longuement les tapisseries d’Aubusson qui ornaient le grand salon,
puis passa dans la bibliothèque qu’elle connaissait déjà. Elle s’y émerveilla des
richesses que recelaient les rayons d’acajou, mais s’irrita du tic-tac incessant de la
lourde pendule de bronze qui ornait la cheminée. Si elle souhaitait lire, la jeune
femme se réfugierait dans le silence de sa chambre.
Tania alla ensuite dehors et constata que le parc était moins étendu qu’elle ne
l’avait pensé la veille. Le château était bien situé sur un promontoire rocheux et trois
de ses côtés étaient délimités par les falaises d’une hauteur impressionnante. La seule
issue demeurait donc la route qui partait de la cour d’honneur et serpentait sous les
futaies.
Se rappelant ce que lui avait dit Kevin McCord, Tania savait cette route soigneuse-
ment gardée. Si elle s’avérait infranchissable, elle devrait alors concentrer son atten-
tion sur une autre voie. N’avait-elle pas noter une piste d’atterrissage pour
hélicoptère à l’arrière du château ?
— Ne portez-vous donc jamais de manteau ? fit soudain la voix de Jared.
Tania sursauta et tourna la tête pour l’apercevoir à quelques mètres à peine.
— Rassurez-vous, fit-elle, je n’ai pas l’intention de vous emprunter encore une fois
votre blouson. J’allais justement rentrer prendre mon petit déjeuner. J’ai faim.
— Je suis sûr que vous avez en effet besoin de reprendre des forces après l’effort
cérébral que vous venez de fournir, rétorqua Jared en lui emboîtant le pas. On pou-
vait presque voir les rouages de votre cerveau fonctionner tandis que vous observiez
la route ! Mais renoncez-y tout de suite, Tania, vous ne pourrez jamais passer par là…
Ni autre part, d’ailleurs.
— C’est ce que nous verrons. Il y a toujours un moyen de s’échapper d’où que ce
soit. Il suffit de le trouver. En tout cas, Kevin et vous ne m’aviez pas menti quant aux
services de sécurité. Durant ma petite promenade, j’ai rencontré au moins dix domes-
tiques taillés comme des armoires à glace ! C’est d’ailleurs étonnant de voir de telles
montagnes de muscles surgir soudain tels des lutins au détour d’un bosquet !
— Ce ne sont pas les plus dangereux. Les hommes les plus redoutables sont ceux
qui compensent par une arme à feu leur piètre physique.
Tania se tendit brusquement en l’entendant parler d’armes. Mais pourquoi aurait-
elle dû en être surprise ?
— Mais rassurez-vous, poursuivit Jared, j’ai donné des instructions formelles pour
que vous soyez traînée avec toute la délicatesse possible.
— Monsieur Ryker, je n’ai pas peur et je n’ai pas non plus besoin de votre protec-
tion. Je sais très bien me défendre toute seule.
— Je veux bien vous croire, sourit-il. Ce ne sont pas toutes les femmes qui sont
capables de franchir une montagne à pied en pleine tempête de neige !
— C’était une petite tempête, répartit Tania. Mais je dois admettre que la mon-
tagne, elle, ne l’était pas.
Jared ouvrit la porte et s’effaça pour lui permettre de pénétrer dans le hall.
— Renoncez à vos projets d’évasion, Tania. Non pas que je craigne que les gardes
vous fassent du mal, mais j’ai trop peur que vous vous blessiez en tenant l’impossible.
— Vous croyez que je pourrais dégringoler de la montagne ? Vous semblez oublier
que je suis danseuse et que j’ai un excellent sens de l’équilibre ! D’autre part, j’ai pour
principe de ne pas prendre de risques inconsidérés. Ce n’est pas votre cas ! Un enlève-
ment coûte cher, dans ce pays.
— Je vous ai déjà dit que je n’y étais pour rien ! Mais je ne vois pas pourquoi je dis-
cute. Je constate que la nuit ne vous a guère porté conseil et que vous êtes aussi
intraitable aujourd’hui que vous l’étiez hier.
— Quelle est votre couleur préférée ? fit Tania à brûle-pourpoint.
— Ma couleur préférée, répéta-t-il médusé.
— Oui, vous devez bien en avoir une.
— J’aime bien les couleurs vives, pourquoi ?
— Pour rien, simple curiosité.

*
* *

On aurait pu dire de sa robe mandarine que non seulement elle était vive, mais en
plus qu’elle était ravissante. En tout cas, il s’agissait bien de la tenue la plus sugges-
tive que Tania ait jamais portée à la ville. Fait de soie légère, le somptueux vêtement
bougeait au moindre de ses mouvements et semblait posséder une vie qui lui était
propre, mais une vie également amoureuse de son corps, tant il en épousait érotique-
ment les formes.
Tania baissa les yeux et vérifia l’état de son décolleté : il faudrait qu’elle fasse très
attention si elle ne voulait pas se retrouver à demi nue en plein milieu de la soirée !
La jeune femme avait tressé dans ses cheveux son ruban de strass et avait hésité à
faire remarquer qu’on aurait pu lui livrer un assortiment de bijoux avec la garde-robe
qui était arrivée le jour même…
Tandis qu’elle se dirigeait vers le grand salon dont l’immense lustre de cristal pro-
jetait sa lumière dorée jusqu’à la moitié du hall, la jeune femme eut l’impression de se
rendre à quelque bal de l’ancien temps, plutôt qu’à un simple rendez-vous avec Jared
Ryker.
D’ailleurs, le terme rendez-vous était inapproprié puisqu’il impliquait un consente-
ment mutuel, alors qu’elle seule en avait décidé. Ayant soigneusement interrogé
Kevin, Tania avait appris que Jared avait coutume de lire tard dans la soirée, seul
dans la bibliothèque, et elle avait attendu minuit pour être certaine de l’y retrouver
sans témoin.
Comme elle atteignait la double porte de la pièce en question, Tania s’arrêta un
instant pour reprendre son souffle.
Jamais encore elle ne s’était lancée dans une telle aventure, aussi fut-elle soudain
assaillie par le doute. Parviendrait-elle à mener son plan à bien ?
Tania haussa soudain les épaules. Après tout, ce qu’elle s’apprêtait à faire était ni
plus ni moins qu’un nouveau rôle à interpréter. Pourquoi n’en sortirait-elle pas encre
une fois victorieuse ?
La jeune femme poussa le battant et pénétra en ondulant souplement dans la vaste
pièce.
Assis dans une bergère Louis XV, les pieds reposant sur un tabouret de tapisserie,
Jared lisait tranquillement. Il portait toujours les jeans noirs et le pull-over ras du cou
de couleur olive qu’il avait au dîner. En entendant Tania s’approcher, il releva la tête
de son livre et posa sur elle un regard énigmatique.
— Ravissant, commenta-t-il. Vous auriez dû me prévenir, je me serais mieux
habillé pour l’occasion ?
— Vous me faites penser à Kevin : lui non plus n’aime pas être pris à l’improviste.
— Il m’a raconté votre intrusion dans le sauna, sourit Jared. Il n’en semblait pas
particulièrement ravi. Quoi qu’il en soit, je m’attendais à cette visite, même si je ne
pensais pas qu’elle revêtirait un tel décorum.
— Vous m’attendiez !
— Comme vous le savez, j’ai beaucoup étudié vos expressions. Ce soir, au dîner, il
m’a bien semblé reconnaître ce petit air d’impatience contenue que vous arborez tou-
jours avant de faire quelque chose d’extraordinaire. Vous aviez exactement le même
visage qu’avant un de vos grands jetés.
Tania vint s’arrêter devant Jared, bruissante de soie.
— Est-ce assez vif pour vous, monsieur Ryker ?
— Tout à fait, répondit-il, son regard se perdant dans les profondeurs du décolleté.
Cela change agréablement du pull et du pantalon que vous aviez au dîner.
— J’ai pensé un instant mettre cette robe pour souper, mais je me suis ravisée. J’ai
estimé qu’elle serait plus efficace au cours d’un tête-à-tête.
— Efficace, mademoiselle Orlinov ?
— Voyez-vous, après avoir fait le tour du château ce matin, j’en ai conclu qu’il
serait moins facile d’en sortir que je ne le pensais. J’ai donc décidé de passer à la
phase deux de mon plan. Voulez-vous m’embrasser, monsieur Ryker.
Tania se laissa tomber sur les genoux de Jared et se blottit contre lui, ses lèvres frô-
lant délicatement sa mâchoire volontaire.
— Comment trouvez-vous mon parfum ? poursuivit-elle. J’en ai oublié le nom,
mais je l’ai trouvé très envoûtant quand je l’ai mis tout à l’heure.
— Envoûtant est bien le mot.
Une délicieuse odeur de fleurs sauvages montait des cheveux de la jeune femme et
Jared la trouvait encore plus entêtante qu’un parfum capiteux.
La jeune femme se frottait contre lui lascivement, tel un chat avide de caresses, et
si Jared s’appliquait à garder un visage impassible, il ne pouvait nier l’intense réac-
tion de son corps à cet attouchement.
Tania vint nouer ses bras autour du cou de Jared et le força à pencher la tête.
Alors, les lèvres fraîches de la jeune femme s’emparèrent de la bouche sensuelle de
l’homme.
Comme Jared répondait soudain violemment à son baiser, Tania s’empressa aussi-
tôt d’y mettre fin.
— Non, monsieur Ryker, pas si vite. Rappelez-vous : c’est moi qui fixe les limites.
— Consentiriez-vous à me les préciser ? Ou dois-je les découvrir tout seul ?
C’est très simple, sourit Tania, espiègle. Je prends l’initiative et vous obéissez, un
point c’est tout. Vous ne bougez pas, vous ne me touchez pas, et vous ne m’embrassez
que si je vous le demande. Qu’en dites-vous ?
— Tout à fait digne de vous, Tania, rétorqua Jared en jetant un regard en biais à la
petite main qui caressait lentement son épaule. Tout à fait digne aussi des supplices
de l’Inquisition !
— Mais vous être si fort, Jared ! ironisa Tania, pressant sa poitrine contre le torse
de l’homme. Chacun peut voir que vous êtes capable de garder votre sang-froid en
toute circonstance. Ce petit jeu de la tentation ne peut être pour vous qu’un excellent
exercice. Résister n’est pour vous qu’un jeu d’enfant.
— Je ne vois pas très bien ce que les enfants viennent faire là-dedans. Sachez par
ailleurs que je trouve très difficile de résister.
— Allons, Jared, gronda doucement Tania. Ne recommencez pas à admettre vos
faiblesses, sinon je vais me lasser de jouer avec un si piètre adversaire.
Tania fit courir sa main le long de son cou, descendit vers le torse musclé et vint se
glisser sous le bas de son chandail.
— J’ai envie de vous toucher, annonça-t-elle. J’espère que ça ne vous dérange pas
de rester parfaitement immobile pendant ce temps.
La main caressa un moment le ventre nerveux, remonta jusqu’à la poitrine et se
posa enfin à l’endroit du cœur.
— Comme votre cœur bat vite, Jared ! Je le sens cogner sous ma paume. Êtes-vous
donc si ému ?
Jared ne répondit pas mais tout son corps paraissait tendu à craquer et son visage
prit une intéressante couleur pourpre.
Son pouls s’accéléra encore quand Tania vint gentiment griffer les pointes sen-
sibles de ses pectoraux et la jeune femme le sentit se mettre à trembler quand elle
chercha à nouveau ses lèvres.
Tania l’embrassa longuement et lorsqu’elle se recula pour le regarder, elle s’aper-
çut que Jared s’accrochait de toutes ses forces à son fauteuil, les jointures de ses
doigts blanchies tant il serrait les accoudoirs.
— C’est très bien, monsieur Ryker. Surtout, ne me touchez pas. Vous devez tenir
votre parole, sinon vous perdez.
Tania explora encore lentement la bouche sensuelle, puis rabattit le chandail
qu’elle avait soulevé et posa sur Jared un regard triomphant.
— De toute façon, je gagnerai, dit-elle. Ce n’est qu’une question de temps.
Elle pouvait voir une veine battre follement à la tempe de Jared, mais lorsqu’il par-
la, sa voix se révéla parfaitement maîtrisée :
— Je suppose que l’exercice est terminé pour ce soir ?
— C’est en effet fini pour le moment.
Tania s’éloigna encore, regrettant soudain que le tissu de sa robe fût si léger. Nul
doute que Jared pût voir les pointes durcies de ses seins tendres la fine soie orange.
— Je suis surpris que vous me laissiez m’en tirer à si bon compte, la provoqua
Jared.
— Ce n’est qu’un début, sourit-elle. Il faut bien que je garde quelques munitions
pour la prochaine fois. Car il y en aura une, monsieur Ryker. Souffrez-vous ?
— Suffisamment pour que vous puissiez vous estimer satisfaite, petite gazelle.
Néanmoins, je m’attendais à pire.
— Vous ne perdez rien pour attendre ! À moins, bien sûr, que vous ne vous décidiez
à me renvoyer à New York.
— Aucune chance. Je suis capable de supporter tous vos supplices, Tania. Peut-être
en serais-je malade, mais je tiendrai le coup, croyez-moi.
— Ne présumez pas de vos forces, Ryker. Cela n’était qu’une entrée en matière !
L’intense frustration de Jared était évidente. Pourtant, la jeune femme n’était pas
entièrement satisfaite. Il y avait chez cet homme une force et une volonté qu’elle
n’avait pas encore soupçonnées.
— Nous en reparlerons dans une semaine, fit-elle.
— Si vous voulez. En tout cas, votre visite de ce soir aura été très intéressante.
— Vous m’en voyez ravie. Je compte en effet rendre les choses intéressantes, même
si elles ne sont pas particulièrement agréables pour vous.
— Vous m’avez mal compris, petite gazelle. Je croyais bien vous connaître, mais je
me suis aperçu ce soir que sous vos airs mutins, vous n’étiez pas tout à fait ce que l’on
pouvait croire. Je pense que sous vos défenses vous cachez des secrets fascinants et je
mettrai un point d’honneur à percer cette carapace.
Tania dut réprimer un mouvement d’effroi. Non seulement Jared se révélait mena-
çant, mais il faisait preuve d’une perspicacité hors du commun.
— À votre place, je me préparerais à être déçu, cingla-t-elle en gagnant la porte.
Vous cherchez à livrer une bataille perdue d’avance. Jamais plus je ne me laisserai
dominer par un homme, quel qu’il soit. Je suis la plus forte : j’ai l’ero !
Tania referma la porte derrière elle et le claquement du pêne fut le point d’orgue
de son discours.
Une fois seul, Jared poussa un profond soupir et se mit lentement sur ses pieds.
Puis il traversa la pièce jusqu’au bar et se versa une bonne rasade de cognac.
Ses mains tremblaient ! Mais pourquoi s’en serait-il étonné ? Il venait de subir une
épreuve terrible et, à un moment, il avait bien cru perdre son sang-froid et violer cette
petite sorcière sur le tapis !
Dieu qu’elle était forte ! Elle réunissait toutes les séductions des plus grandes cour-
tisanes sous ses airs de femme-enfant ! Malgré tous les tourments qu’elle lui avait fait
endurer, Jared n’avait pu s’empêcher de l’admirer.
Il espérait maintenant qu’il continuerait à pouvoir le faire la prochaine fois qu’elle
passerait à l’attaque. Car il ne doutait pas qu’il y aurait une prochaine fois !
Il avala son verre d’un trait et s’en resservit un autre.
En tout cas, aussi pénible qu’ait été pour lui cette confrontation, elle n’avait pas été
totalement inutile. Au moment de partir, Tania avait livré involontairement un de ses
secrets. Elle avait été dominée par un homme et si lui, Jared, parvenait à découvrir
qui il était, peut-être réussirait-il à percer le mystère de cette femme.
Jared retourna s’asseoir dans son fauteuil. Inutile d’aller se coucher : il savait qu’il
ne pourrait jamais s’endormir après ce qu’il venait de subir.
Il ferma les yeux en soupirant et revit aussitôt le corps souple de Tania dans son
troublant écrin de soie. Seuls le temps et le cognac lui permettraient de voir peu à peu
ce souvenir s’estomper.
Qu’avait-elle voulu dire en parlant d’ero ? Il faudrait dès demain mettre Kevin sur
cette piste.
6

— Elle a encore recommencé, annonça Kevin, reposant le téléphone et se tournant


vers Jared.
— Il fallait s’y attendre, sourit Jared, qui visiblement ne partageait pas l’exaspéra-
tion de son compagnon. Sa dernière tentative remonte déjà à trois jours… Comme s’y
est-elle prise cette fois-ci ?
— Elle s’est glissée dans la camionnette qui sert à aller faire le ravitaillement.
Comme tous les lundis, Murphy partait aux courses, et les gardes ont trouvé Tania à
l’arrière, cachée dans un carton, alors qu’ils faisaient leur inspection de routine au
poste de contrôle.
— Tiens, je ne m’attendais pas à ça, s’amusa Jared. Je croyais qu’elle tenterait de
prendre l’hélicoptère, cette fois. Elle m’avait eu l’air particulièrement intéressée
l’autre jour quand il est venu vous livrer vos affaires.
— Ravi de vous voir trouver ça si drôle, grinça Kevin en traversant à grands pas la
bibliothèque pour se laisser tomber dans un fauteuil en face de Jared. Mais, malheu-
reusement, les gardes ne partagent pas votre point de vue. C’est la cinquième fois en
quinze jours que Tania tente de leur fausser compagnie et ils commencent à être pas-
sablement sur les nerfs.
— Vous ne cessez de me vanter l’efficacité des hommes de Betz, rétorqua Jared. Ils
ne devraient pas avoir de mal à venir à bout d’une fragile ballerina !
— Fragile ! s’exclama Kevin. N’oubliez pas que la fragile créature en question n’a
pas hésité la semaine dernière à descendre au beau milieu de la nuit depuis le balcon
de sa chambre ! Où avait-elle déniché cette corde ? Dieu seul le sait ! D’ailleurs, je me
demande pourquoi je me pose cette question ! Vous l’avez autorisée à aller et venir à
sa guise dans le château et ses alentours et à l’heure qu’il est, elle doit avoir tout un
arsenal caché dans un coin, depuis le piolet jusqu’aux crampons en passant par le
pied-de-biche !
— Tout à fait probable, renchérit Jared qui contenait de plus en plus mal son fou
rire. Mais je me demande comment elle a fait pour se glisser dans cette camionnette.
Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne manque pas d’imagination. La ramène-t-
on au château ?
— Elle devrait être ici d’une minute à l’autre, Murphy m’a dit au téléphone qu’il la
faisait raccompagner sous bonne escorte. Ne pourriez-vous la persuader de mettre fin
à ses évasions, Jared ? Les hommes sont de plus en plus nerveux, et un homme ner-
veux devient dangereux.
— Dans ce cas, fit Jared, soudain menaçant, vous feriez bien de faire distribuer des
tranquillisants aux gardes. Je ne supporterais pas que Tania ait ne serait-ce qu’une
simple égratignure à cause d’eux.
— Parce que vous croyez que ça me ferait plaisir ! s’écria Kevin. On ne peut pas
s’empêcher d’aimer Tania, même quand elle vous fait tourner en bourrique. Person-
nellement, elle me sidère. Elle est aussi acharnée qu’un taureau dans l’arène et nul n’a
son pareil pour déstabiliser ses adversaires. Elle va rire et s’amuser comme une
enfant, en paraissant savourer chaque seconde qu’elle passe au château, et l’instant
d’après, on la retrouve cachée dans un carton au fond d’une camionnette.
Jared sentit son irritation l’abandonner. Il était évident que Kevin se souciait
autant que lui de la sécurité de Tania, et qu’en deux semaines il s’était sincèrement
mis à apprécier la jeune femme.
D’ailleurs, il en était de même pour tous les habitants du château. Même les gardes
qui la rattrapaient régulièrement se voyaient accueillis avec le sourire !
— Calmez-vous, Kevin, reprit Jared. Betz sera là dès demain et vous n’aurez plus la
responsabilité des opérations.
— Et vous m’en voyez grandement soulagé. Betz ne fait pas précisément partie des
gens que j’apprécie, mais cette fois je sens que je vais l’accueillir à bras ouverts. Je
crois également que vous ne serez pas fâché de le revoir. Vous semblez avoir les nerfs
à fleur de peau.
C’était la vérité. Mais les dangers que courait Tania et que le retour de Betz atté-
nuerait, car il tenait ses hommes d’une poigne de fer, n’y étaient que pour une part
infime. Si Jared était perpétuellement sous tension, c’était bien plus à cause des
incessantes attaques de la jeune femme. Elle semblait avoir le don de le prendre tou-
jours par surprise et se révélait une véritable allumeuse. Jared n’était plus que la pha-
lène irrésistiblement attirée par la lumière restée allumée dans la nuit, et chaque fois
qu’il s’en approchait, il se brûlait les ailes.
Tania multipliait les tentatives de séductions et le rejetait cruellement chaque fois
qu’il allait y céder.
Jared regrettait amèrement d’avoir laissé paraître la jalousie que lui inspirait
Windloe. Il avait ainsi fourni à Tania une arme qu’elle se plaisait à utiliser savam-
ment, glissant la petite allusion perfide qui lui broyait le cœur.
Jared avait toujours estimé que la jalousie était un sentiment dégradant, indigne
d’un homme tel que lui, mais il s’apercevait qu’auprès de Tania, la mise en pratique
de ses principes se révélait impossible.
— Je dois admettre que Tania n’est pas de tout repos, dit Jared comme Kevin l’ob-
servait, mais vous ne pouvez nier qu’on ne s’ennuie pas en sa compagnie.
— C’est le moins qu’on puisse dire. J’en suis à ne plus dormir la nuit en tentant de
deviner quelle sera sa prochaine tentative d’évasion !
— L’hélicoptère, sourit Jared. J’en suis presque sûr.
Soudain, la porte de la bibliothèque s’ouvrit à toute volée.
— Bonjour, messieurs, fit joyeusement Tania. Il fait très froid aujourd’hui. Reste-
t-il du café ?
— Là-bas, sur le bureau, répondit Kevin en s’astreignant à paraître fâché.
Tania lui décrocha un sourire radieux et traversa la pièce. Vêtue de blue-jeans et
d’une parka en nylon noir, elle paraissait encore plus frêle que d’habitude.
— Je suis surpris de constater que vous ne vous êtes pas davantage couverte, reprit
Kevin. Ignorez-vous que l’arrière de la camionnette n’était pas chauffé ?
— Non, je le savais, répondit-elle, mais je ne pouvais rien mettre de plus épais.
Vous savez, il n’y avait pas beaucoup de place dans ce carton.
La jeune femme allait se servir du café quand elle s’aperçut que ses mains étaient
couvertes de cambouis.
— L’un d’entre vous veut-il bien me servir ? Je crains de ne pas être en état de le
faire.
Jared se leva aussitôt et vint lui verser une tasse de café dans laquelle il ajouta une
goutte de crème.
— Ça va ? demanda-t-il ?
— Très bien, merci. Légèrement courbattue d’être restée coincée dans ce carton,
mais c’est normal… Ah ! Rien de tel qu’un bon café bien chaud par un froid pareil,
ajouta-t-elle après avoir bu.
— Et les gardes ? continua Jared.
— L’exemple même de la courtoisie, comme d’habitude. Je prends grand plaisir à
ces petites rencontres.
— Arrêtez, Tania. Vous voyez bien que tout cela ne sert à rien.
— Chaque chose à son utilité en ce bas monde, répondit-elle. Ces tentatives avor-
tées sont d’excellents exercices. Par exemple, aujourd’hui j’ai appris l’existence du
poste de contrôle, son emplacement exact et combien d’hommes le tiennent. Ce n’est
pas si mal pour un lundi après-midi. Cela augure bien de la semaine !
Jared dut réprimer un sourire et de nouveau une lueur de fierté traversa son
regard.
— Pas si mal, en effet, commenta-t-il. D’autant que vous vous en tirez avec seule-
ment les mains et la figure sales. Mais méfiez-vous, Tania, il en ira peut-être autre-
ment la prochaine fois.
— Vous voulez parler des gardes ? Rassurez-vous, ils ne sont pas dangereux : ils
ont bien trop peur de vous déplaire. J’ai du noir sur le visage, où ça ?
— N’y touchez pas, fit Jared en arrêtant sa main. Laissez-moi faire.
Jared sortit un mouchoir immaculé de sa poche et entreprit de nettoyer la joue
noircie de Tania tandis que la jeune femme se laissait faire, telle une enfant obéis-
sante.
Elle exhalait un étrange mélange de parfum, de grand air et de cambouis, et posait
sur lui le regard provocant auquel il ne parvenait toujours pas à s’habituer.
— Je veux être seule avec vous ce soir, murmura-t-elle tout bas pour n’être enten-
due que de lui.
— Je m’en doutais, sourit-il. Je commence à connaître votre tactique.
— C’est normal, vous êtes tout ce qu’on veut sauf stupide, monsieur Ryker ! Alors,
c’est d’accord ! Vous vous débarrasserez de Kevin et m’initierez un peu plus aux
délices du poker ?
— C’est ça. Nous serons seuls et nous ferons des jeux, petite gazelle...
— Parfait, conclut Tania, à haute voix. Bien, je vais regagner ma chambre et
prendre une douche. J’ai l’impression d’être une station-service !
— Je trouve au contraire votre parfum très érotique.
— Vraiment ? Je tâcherai de m’en souvenir, alors.
— Je n’en doute pas. Vous avez généralement une excellente mémoire pour ce
genre de chose.
— Quel sens de l’observation, monsieur Ryker !
Tania gagna alors la porte et dédia un petit signe de la main aux deux hommes.
— À tout à l’heure au dîner, fit-elle gaiement.
*
* *

Tania passa plus de temps que d’habitude à se préparer ce soir-là. Non seulement
il lui fallait se débarrasser des effluves d’essence et de cambouis qui l’enveloppaient
mais elle voulait paraître la plus féminine et sophistiquée possible. C’était indispen-
sable pour suivre la ligne de conduite qu’elle s’était fixée.
Elle acheva de tresser sa natte et se dédia un sourire satisfait par l’intermédiaire de
son miroir. Tania avait tout d’abord songé à mettre une robe, mais elle avait finale-
ment opté pour un ensemble tunique et pantalon de shantung bouton-d’or, dont les
reflets éclatants donnaient à son teint mat une luminosité étrange ? Un peu de rouge
à lèvre rose tendre et un nuage de poudre, et elle se sentit parfaitement prête à livrer
bataille.
La quinzaine écoulée avait été à la hauteur de ses espérances : jamais elle ne s’était
sentie vivre aussi intensément. Le conflit entre Jared et elle la passionnait. Chacun de
leurs affrontements jetait de superbes gerbes d’étincelles. Il ne parvenait pas à garder
son impassibilité malgré tous ses efforts, et la jeune femme s’amusait follement
chaque fois qu’elle parvenait à percer sa rude carapace.
Mais il ne fallait pas non plus que Jared rende les armes ! Il fallait au contraire
qu’il demeure fort, quasi invincible, pour qu’elle puisse continuer à lui porter des
coups. Tout le jeu était là : passionnant, dangereux, mais ambigu.
Plus d’une fois, Tania avait eu envie de baisser sa propre garde pour voir ce qui se
passerait, mais heureusement, elle s’était toujours ressaisie à temps. Jared était un
adversaire de premier ordre, mais il se révélerait terriblement dangereux dans un
autre rôle. Cet homme si fier forçait le respect et l’admiration et Tania frissonna en se
rappelant que tout à l’heure, lorsque la camionnette avait démarré, l’emmenant peut-
être vers la liberté, elle n’avait pu s’empêcher d’en être un peu triste.
Quelques heures plus tard, Tania observait Jared par-dessus ses cartes. Durant
tout le dîner, il s’était montré plus froid et réservé que jamais, lui adressant à peine la
parole. Maintenant, il paraissait totalement absorbé par son jeu et seul le bruit des
bûches flambant dans la cheminée venait rompre le silence de la bibliothèque. Non, il
y avait un autre bruit : celui de la lourde pendule dont le tic-tac incessant lui tapait
sur les nerfs.
— Gardez-vous cette maudite pendule pour entamer la concentration de vos parte-
naires ?
— Elle ne vous plaît pas ?
— Elle fait trop de bruit, répondit Tania, posant ses cartes sur la table et se levant.
Ça me tape sur les nerfs.
Jared la regarda se diriger vers la cheminée.
— Je ne partage pas votre point de vue, fit-il doucement. Je trouve ce tic-tac au
contraire très plaisant.
— Plaisant !
— Oui, et peut-être en ferez-vous de même bientôt, poursuivit-il. J’ai souvent
remarqué que les goûts avaient tendance à changer rapidement en fonction des cir-
constances.
— J’ai du mal à m’imaginer me prenant soudain d’affection pour cette horreur.
— On ne sait jamais… Je vous trouve bien nerveuse ce soir. Je ne vous avais encore
jamais vue vous laisser atteindre par quelque chose d’aussi futile.
— Ce sont des petits détails comme celui-là qui finissent par avoir raison de notre
équilibre.
— Nous les trouvons trop bénins pour nous en préoccuper, et insensiblement ils
nous rongent.
Tania souleva le globe de cristal qui protégeait le cartel de bronze.
— C’est pourquoi il faut toujours s’attaquer immédiatement à la racine du mal,
continua-t-elle.
La jeune femme arrêta du doigt le balancier et aussitôt, un apaisant silence emplit
la pièce.
— Ah, voilà qui est mieux, soupira-t-elle.
Tania entendit Jared rire doucement dans son dos et quand elle se retourna, elle
constata qu’enfin son visage avait perdu son expression austère.
— Je vous adore, petite gazelle.
— Mais qu’y a-t-il de si drôle ? fit-elle étonnée.
— Rien, répondit-il, un sourire courant toujours sur ses lèves. Je pense simplement
que nous nous ressemblons bien plus que vous ne le croyez. Nous avons des manières
de penser très proches.
— Vraiment ? En tout cas, je suis heureuse de ne pas vous avoir déplu en arrêtant
cette pendule.
— J’en ai déjà stoppé une moi-même, répondit Jared. Et je sais que cela peut être
excessivement satisfaisant.
Jared posa sur la jeune femme un regard tendre et chaleureux qui le fit soudain
paraître beaucoup plus jeune. Tania eut soudain l’impression de fondre sous la
caresse brûlante de ses yeux et une vague peur s’insinua dans son cœur.
Elle redressa aussitôt le menton. Non, elle n’avait pas peur de cet homme. Elle
était tout simplement fragilisée par les émotions de la journée et demain il n’y paraî-
trait plus.
— Je n’avais pas pour but de vous faire voir nos points communs, sourit-elle, enjô-
leuse, mais bien plutôt nos différences.
À ces mots, Jared cessa de sourire et afficha de nouveau son masque d’indiffé-
rence.
— Je me suis habillée avec soin dans ce but et vous ne m’avez encore rien dit sur
ma toilette.
— Vous êtes ravissante, répondit-il, posant sur elle un regard de braise. Vous me
faites penser à une princesse orientale dans cette tenue. Mais je suppose qu’il est
inutile que je vous dise cela : vous le savez.
— Au contraire, c’est très utile, fit-elle en se rapprochant. J’ai besoin de savoir que
vous me trouvez séduisante, que je peux vous émouvoir.
Tania avait atteint le fauteuil de Jared et l’enveloppait d’un regard provocant.
— Car je vous émeus, n’est-ce pas, monsieur Ryker ?
— Aucun doute là-dessus.
Tania le sentit se tendre et n’en tira bizarrement aucune satisfaction.
— Savez-vous pourquoi je tenais à être seule avec vous ce soir ?
— Je préfèrerais l’ignorer. Mais comme je vous l’ai déjà dit, je commence à vous
connaître. Chaque fois que vous essuyez une défaite, aussi mineure soit-elle, il vous
est aussitôt indispensable de m’en imposer une. L’ennui, c’est que les miennes sont
bien plus douloureuses que les vôtres. Bien souvent, je n’arrive pas à fermer l’œil de
la nuit après nos petites entrevues. J’espère que ça vous fait plaisir !
Tania aurait dû s’estimer satisfaite, mais ce n’était malheureusement pas le cas.
— Évidemment, mentit-elle, se rapprochant encore et enfouissant une main dans
les boucles de Jared. C’est d’ailleurs tout le but de ce genre d’exercices : vous faire
souffrir suffisamment pour que vous décidiez de me laisser partir.
— Vous êtes sûre ? Moi pas. Sans doute est-ce là ce que vous pensiez au début,
mais il m’a semblé noter quelques changements dans vos attitudes depuis quelque
temps.
— Détrompez-vous, répondit-elle trop vite. Rien n’a changé. Pourquoi d’ailleurs
serait-ce le cas ?
— C’est à vous de me le dire. En ce qui me concerne, je me suis découvert des ten-
dances masochistes, ces derniers jours. Certes, je souffre, mais j’aime nos petites
séances. Je les serre sur mon cœur, un peu comme cet enfant de Sparte cachant dans
sa chemise le renard qui dévorait sa poitrine.
— Je ferais peut-être mieux d’arrêter alors, répartit Tania en se forçant à sourire
tandis que ses doigts tremblaient malgré elle dans les cheveux de Jared. On dirait que
je rate mon but.
Tania allait pour ôter sa main quand Jared l’arrêta.
— Mais vous ne pouvez vous permettre de me croire, sourit-il dangereusement.
Que se passerait-il si je vous mentais ? Vous ne pouvez me laisser la victoire par aban-
don. Allons, petite sorcière, venez donc aiguiser encore un peu vos griffes sur moi !
— Elles n’ont pas besoin d’être aiguisées, monsieur Ryker ! Je vous ai trouvé jus-
qu’ici la chair assez tendre.
Jared la força d’un geste à s’asseoir sur ses genoux.
— Je vous répète que parfois les circonstances changent.
Tania réprima un soupir de satisfaction en prenant conscience du feu qui le dévo-
rait. Elle se pressa alors contre lui, s’amusant à frotter ses seins libres sous le fin
shantung contre son torse puissant.
— Je ne vois pas un grand changement, Jared. Vous me désirez toujours autant.
— Cela vous ferait-il plaisir que je vous le dise ? ironisa-t-il. Eh bien oui, je vous
désire, petite gazelle. Je n’aime pas avouer mes défaites, mais je sais que vous perdez
encore plus que moi, poursuivit-il, ses mains explorant lentement le corps de la jeune
femme. Aimeriez-vous que je vous décrive ce que je ressens en vous sentant frémir et
vous tendre de désir sous mes paumes ? J’en ai mal à crier, mais j’aime ça.
Jared libéra un sein rond et dur et y posa ses lèvres.
— Ne mettez-vous jamais de soutien-gorge ?
— Je n’en ai pas vraiment besoin, haleta-t-elle. Je ne suis pas du genre plantu-
reuse.
— J’aime ça, reprit-il. Même si ça me rend fou, j’aime savoir que vous êtes prête à
recevoir mes caresses. Car vous êtes prête, petite gazelle. Ne vous a-t-on jamais dit
que la chasseresse finissait par être prise à son propre piège dans son genre de jeux ?
— C’est faux !…
— C’est vrai, coupa-t-il. Croyez-vous sincèrement que je me serais prêté à ce type
de supplice si je n’avais pas été persuadé d’en sortir vainqueur ? J’aurais pu en som-
brer dans la démence, mais la seule chose qui m’a permis de tenir le choc – et quel
choc ! –, c’est que j’ai toujours su que vous vous mettiez en condition.
— En condition ? Et puis-je savoir pour quoi ?
— Pour moi. Je voulais que vous vous habituiez à être dans mes bras, que vous
découvriez combien il est naturel de sentir mes mains sur votre peau, mes lèvres sur
les vôtres. C’est fait, désormais, et si nous étions séparés, vous en souffririez autant
que moi.
Tania était trop lucide pour ne pas voir que Jared disait sans doute la vérité. Elle
ressentait en effet ce sentiment étrange d’être à sa vraie place lorsqu’elle se trouvait
tout contre lui.
Elle le saisit alors aux épaules et tenta de le repousser.
— Non, s’écria la jeune femme, je ne veux pas de cela ! Laissez-moi m’en aller !
Tania se débattit mais ne parvint pas à s’échapper du cercle magique de ses bras
musclés.
— Vous aviez dit que je pourrais fixer les limites !
— Et c’est exactement ce que vous avez toujours fait. Mais nous avons toujours su
que cela s’appliquait aux plaisirs charnels. Cette fois, c’est différent, Tania. Je ne suis
pas en train d’essayer de vous séduire.
En effet, Jared ne cherchait pas à abuser de la situation. Il se contentait de la serrer
tendrement contre lui, une main caressant ses cheveux.
Tania se sentit fondre sous cette virile douceur et elle vint cacher son petit visage
dans la chaleur de son chandail.
— Tout cela ne sert à rien, Jared. J’ignore ce que vous attendez de moi.
— Faux, dit-il tranquillement. Je vous ai expliqué que je voulais tout de vous. Je
veux que vous vous ouvriez à moi, que vous me laissiez vous connaître vraiment. Je
veux être votre ami, Tania. Le reste peut attendre. Les années m’ont appris la
patience et je sais aussi que plus le plaisir se fait attendre, plus il se révèle intense. Je
veux tout savoir de vous.
— Et vous, que me donnerez-vous en échange ?
— Tout ce que je peux vous dire sans vous mettre en danger, répondit-il grave-
ment. Nous sommes arrivés à un point de non-retour, Tania. Nous ne pouvons conti-
nuer ainsi : ce serait aussi douloureux que de franchir l’étape suivante.
— Quelle est-elle, Jared ? Je ne crois pas que ni vous ni moi puissions nous offrir le
luxe d’être vulnérables. Je pense qu’il est beaucoup plus prudent de rester sur nos
positions.
Jared se pencha et déposa un petit baiser sur le bout du nez de la jeune femme.
— Nous ne sommes peut-être pas prêts pour un armistice total, sourit-il, mais nous
pourrions observer un cessez-le-feu. Cela n’entamerait en rien nos fortifications res-
pectives. Vous voulez bien essayer, petite Gazelle ?
— Ça risque d’être une grave erreur, murmura Tania.
Toute sa vie, elle était restée sur ses gardes, ne se laissant réellement aller avec per-
sonne. L’amitié dont parlait Jared dépassait de beaucoup la simple camaraderie.
— Je ne crois pas que je peux, reprit-elle.
— Si, vous en êtes capable. Vous êtes la gazelle. Vous possédez l’ero !
Soudain, Tania sut qu’il avait raison. Elle désirait profondément connaître cet
homme et si pour l’obtenir il lui fallait abattre ses propres défenses, pourquoi pas ?
Elle pourrait toujours les reconstruire après !
— Vous avez raison, je peux tout faire, monsieur Ryker.
— Bravo ! Maintenant, pourriez-vous commencer par ne plus m’appeler « mon-
sieur Ryker », mais Jared ?
— Promis, Jared.
Tania prononça pour la première fois son prénom avec tendresse et il en ressentit
un immense bonheur. Néanmoins, il ne montra pas sa joie car il pouvait sentir que,
malgré sa décision, Tania avait encore un peu peur de se livrer trop vite.
Jared s’étonna de constater combien il lui était facile de percevoir les émotions de
la jeune femme. Il lui semblait qu’elles étaient même les siennes !
— Merci, Tania, murmura-t-il. Vous verrez, tout ira très bien. Il nous suffira d’aller
pas à pas.
Cette dernière phrase balaya les ultimes doutes de Tania : elle lui rappelait trop sa
traversée des Andes et son succès final.
— Oui Jared, un pas après l’autre.
— Bien, fit-il en la faisant se lever. Pour célébrer notre trêve, je propose une pro-
menade au bosquet de bouleaux. Comme toujours, après plusieurs heures passées en
votre troublante présence, je ressens un impérieux besoin de respirer un peu d’air
frais.
7

La nuit était claire et glacée et la lune dessinait la vallée en contrebas avec une
étrange netteté, la faisant ressembler à un paysage de conte de fées. Le spectacle était
d’une majesté grandiose, mais Tania ne put réfréner un frisson en le découvrant.
— Avez-vous froid ? Je pensais pourtant que ce manteau suffirait. Voulez-vous que
nous rentrions au château ?
Tania secoua la tête.
— Non, fit-elle, tout va bien. Je crois simplement qu’un fantôme vient de marcher
sur ma tombe, comme vous dites en américain ! Je ne crois pas que je partage votre
goût pour cet endroit. Dans la journée, ça va encore, mais en pleine nuit, je le trouve
trop sauvage, presque menaçant.
— Est-ce à cause des montagnes ? Vous m’avez dit ne pas les aimer.
— Sans doute… Je ne sais pas.
La jeune femme s’arrêta au bord du précipice, contre l’arbre même où elle avait
découvert Jared le premier jour. Cela lui paraissait très lointain soudain, aussi surna-
turel que la vallée devant elle.
— Je n’ai pas peur, vous savez, reprit-elle brusquement sur la défensive.
— Je ne commettrais pas l’erreur de penser une chose pareille. La peur est indigne
de vous, petite gazelle.
Avait-elle peur ? Bien sûr que non ! Elle n’aimait tout simplement pas les sommets.
L’idée que Jared puisse penser qu’elle ne se sentait pas en sécurité lui fut brusque-
ment insupportable. Elle s’était sentie proche de lui tout au long du chemin, comme
si un lien invisible les avait réunis.
— Je suis fatiguée, dit-elle, se laissant tomber au pied de l’arbre et s’y adossant.
Nous ferions mieux de nous reposer un peu avant de repartir.
Tania observa un moment la longue ligne de crêtes qui leur faisait face.
— C’est beau n’est-ce pas ?
Jared sourit, compréhensif, et vint s’asseoir près d’elle, passant un bras fraternel
autour de ses épaules.
— Oui, mais ces montagnes ne sont pas forcément du goût de tout le monde. Je
comprends que vous puissiez préférer d’autres paysages. Je suis sûr que vous auriez
aimé mon île : il n’y avait pas le moindre sommet.
— Pourquoi en parlez-vous au passé ? Vous ne l’avez plus ?
— Je l’ai vendue avant de refaire surface dans le monde civilisé. Elle m’avait été
bien utile pour poursuivre mes travaux mais, une fois ceux-ci achevés, il me fallait me
retrancher derrière des murs aussi épais que ceux d’Alcatraz.
— Et vous êtes venu trouver Samuel Corbett.
— Il avait déjà un service de sécurité parfaitement rodé, de nombreux contacts
dans les milieux politiques et de surcroît la réputation d’être intègre. Enfin, aussi
intègre qu’un homme politique peut l’être, ajouta Jared, vaguement cynique.
Tania sursauta. Elle avait oublié ces dernières heures combien Jared pouvait se
montrer dur quand il le voulait. La jeune femme préféra changer de sujet :
— Vous avez raison, il est probable que j’aurais aimé votre île. Pas seulement à
cause de l’absence de montagnes, mais aussi pour la végétation. J’aime bien voir les
feuilles sur les arbres !
Tania désigna d’un geste les bouleaux qui dressaient vers le ciel leurs branches
dénudées.
— J’ai toujours détesté voir les feuilles tomber à l’automne. Il y avait un arbre chez
ma mère, très vieux et tout noueux, mais son feuillage était superbe : de belles feuilles
vert foncé et vernissées. J’aimais m’en faire des colliers.
— Vous habitiez un petit village en dehors de Moscou, n’est-ce pas ? L’automne est
très court là-bas, et les hivers terriblement froids. Les arbres devaient rester des mois
sans feuillage.
— Oui, mais ça n’avait pas d’importance : il y avait les clochettes.
— Quelles clochettes ?
— Chaque année, expliqua Tania, le regard perdu dans le vide, quand les feuilles
tombaient, ma mère accrochait des petits mobiles dans les branches, où des clo-
chettes étaient suspendues. C’était une tradition chez nous. Ma mère les avait appor-
tées avec elle de Hongrie, où son père les lui avait offertes quand elle était enfant.
J’adorais ces clochettes, poursuivit Tania, les yeux maintenant fermés. Quel que soit
le temps, elles étaient toujours là, scintillantes, agitées par le moindre souffle de vent.
Et leur musique… leur musique me mettait toujours du baume au cœur quand les
choses allaient mal.
— Allaient-elles mal très souvent ?
— Tout le temps, soupira-t-elle en tournant vers Jared de grands yeux tristes. Ma
mère était une prostituée.
Jared sursauta malgré lui et s’en voulut aussitôt. Alors que Tania lui ouvrait enfin
son cœur, il ne fallait pas tout perdre par une réaction primaire.
— Je ne comprends pas, fit-il doucement. D’après ce que j’ai lu, votre père était
colonel dans l’Armée Rouge et avait ramené votre mère d’une campagne en Hongrie.
Les magazines présentaient ça comme une grande histoire d’amour.
— C’en était une, du moins au début. Ma mère était très belle. Elle était aussi très
simple et très douce : l’être idéal pour mon père.
— Idéal ?
— Quoi de mieux pour un tortionnaire qu’une victime née ? Ils formaient un
couple parfait.
Jared se taisait, de peur d’interrompre le fil ténu de ces horribles confidences.
— Après la mort de ma mère, j’ai tenté de regarder mon père avec un œil nouveau.
J’ai tenté de me persuader qu’il n’était pas aussi mauvais. Mais ce fut en vain : il était
profondément méchant. J’ignore ce qui l’avait rendu ainsi, et d’ailleurs je m’en
moque : rien au monde ne peut justifier sa conduite.
— Et votre mère ?
— Ma mère l’aimait. Je vous ai dit que c’était quelqu’un de simple. Elle lui cédait
tout. Quand il lui a fait quitter sa famille pour l’emmener dans un pays étranger, il ne
l’a même pas épousée. Il l’a installée comme sa maîtresse dans cette petite maison
près de Moscou et c’est là que je suis née deux ans plus tard.
— Vous êtes une enfant naturelle, alors ?
— C’est une manière polie de le dire. Mon père, lui, ne s’embarrassait pas de ce
genre de fioritures. Dès que j’ai été en âge de comprendre, il n’a cessé de me répéter
que je n’étais qu’une sale bâtarde et que jamais je n’aurais vu le jour si ma mère
n’avait pas été assez stupide pour oublier de prendre sa pilule.
Tania marqua un silence et esquissa un pauvre sourire.
— Ma mère avait peur de l’avouer, même à moi, continua-t-elle. Mais je ne crois
pas que c’était un accident. Elle vivait déjà un tel enfer qu’elle avait besoin d’avoir
quelque chose bien à elle. Quelqu’un qu’elle pourrait aimer et qui lui rendrait son
amour. Ce n’était pas demander grand-chose…
— Non, en effet.
— Mon père ne l’entendait pas de cette façon. Il estimait au contraire qu’elle devait
être punie pour les frais supplémentaires que cette naissance entraînait. Aussi a-t-il
décidé de se faire rembourser… Il a commencé à envoyer ses collègues chez nous pour
que ma mère leur donne du bon temps. Au début, c’était des officiers supérieurs dont
il cherchait les faveurs, puis peu à peu, il s’est montré moins regardant.
— Mais pourquoi n’est-elle pas repartie en Hongrie ?
— Entre-temps, il s’était rendu compte que je pouvais avoir mon utilité. Il mena-
çait ma mère de nous séparer si elle tentait de reprendre sa liberté. Vous ne pouvez
vous imaginer ce que j’ai ressenti quand je me suis aperçue que j’étais un otage entre
ses mains. Je voulais le tuer ! Quand il était dans les parages, j’avais l’impression de
devenir folle : je le haïssais. C’est alors que j’ai compris que j’entrais dans son jeu en
réagissant de la sorte. Ce que mon père aimait par-dessus tout, c’était faire souffrir,
engendrer la douleur, la haine, la destruction. Cela satisfaisait sa soif de pouvoir. Le
seul moyen de le mettre en échec, c’était de ne pas être malheureux. C’est ainsi que
j’ai appris à trouver du bonheur dans la moindre chose.
Inconsciemment, Tania s’était encore blottie contre Jared qui la serrait contre son
cœur avec toute la tendresse et l’émotion dont il était capable.
— Ce n’était pas toujours facile, poursuivit la jeune femme, mais j’y suis arrivée.
Mon père contrôlait le moindre aspect de ma vie, mais il ne pouvait diriger mes pen -
sées. Il avait réussi à détruire ma mère, mais moi, il ne m’aurait jamais. Je possédais
l’ero !
Jared imaginait combien elle avait dû avoir besoin de cette force. Aujourd’hui, elle
était devenue une femme mince et gracile, mais enfant, elle avait dû être l’image
même de la fragilité.
En suivant son récit, Jared partageait chaque seconde de sa souffrance. Jamais
encore il n’avait cru pouvoir atteindre une telle communion avec un autre être.
— Comment en êtes-vous arrivé à danser ? demanda-t-il.
— Ma mère s’était arrangée pour qu’on me donne des leçons au village, tandis que
mon père s’était absenté pour une longue campagne. Quand il est revenu, c’était déjà
trop tard : j’avais fait preuve de « dons exceptionnels », et l’on m’avait envoyée à
Moscou, où je suis entrée au Bolchoï. Le Département Culturel jouit d’un pouvoir et
d’un prestige énormes en Union Soviétique. Mon père ne pouvait lutter contre lui. Il a
dû se contenter d’une de ses victoires mesquines : il a empêché ma mère de me
suivre. Il m’a fait placer dans un foyer près de l’école d’où je ne pouvais sortir qu’une
ou deux fois par an pour aller voir ma mère. Mon père était satisfait, puisqu’il parve -
nait à nous faire souffrir toutes les deux en même temps. Mais au bout de quelques
années, je crois que pour elle ça n’a plus eu d’importance. Mon père avait eu le résul-
tat qu’il cherchait depuis longtemps : il l’avait complètement détruite.
Après cette douloureuse confession, Tania se laissa aller contre Jared, telle une
enfant. D’ailleurs, de toute sa vie elle ne s’était encore sentie autant enfant qu’à cet
instant. C’était si bon de se sentir protégée par le rempart de ses bras puissants !
Jared la berçait doucement, couvrant son dos de caresses apaisantes.
— Calmez-vous, douce gazelle. Je veillerai sur vous.
La jeune femme savait qu’il la protégerait, qu’elle pouvait lui faire confiance pour
qu’il éloigne d’elle ses noirs souvenirs. Il était si fort…
Fort ? Ce mot la fit frissonner et la tira de son abandon. Jared était bien trop fort :
il en devenait dangereux.
— Non, murmura-t-elle en secouant nerveusement la tête. Laissez-moi partir. Je
ne vous laisserai pas me faire ça !
Un court instant, Jared resserra son étreinte et Tania crut qu’il ne la lâcherait pas,
puis ses bras s’ouvrirent lentement et elle s’empressa de s’éloigner.
Pourquoi avait-elle soudain si froid ?
— Que se passe-t-il ? demanda doucement Jared. De quoi avez-vous si peur ?
— Je n’ai pas peur ! fit-elle durement, alors qu’elle n’avait encore jamais connu un
tel effroi. Je ne veux plus que vous me teniez dans vos bras, c’est tout. Je n’ai pas
besoin de vous ! Je n’ai besoin de personne !
— Vous croyez vraiment ? C’est curieux, j’ai eu tout à fait l’impression du contraire.
Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous console ? Je n’ai aucune raison de vous en
vouloir à cause d’un moment de faiblesse, vous savez.
— Je ne suis pas faible ! D’ailleurs, je ne le serai jamais et jamais quiconque ne me
dominera. Ni vous ni personne d’autre !
— Mais qu’est-ce qui vous fait croire que je veux vous dominer ? Autant que je
sache, je ne vous ai jamais donné l’occasion de penser une chose pareille.
— C’est dans l’ordre naturel des choses. Les plus forts cherchent toujours les fai-
blesses des autres pour les asservir.
— Vous vous trompez, Tania. Il n’en va pas toujours ainsi. Vous ne devriez pas
juger tout le monde en fonction de votre père.
— Peut-être, mais je préfère ne pas courir ce risque, rétorqua-t-elle, les yeux étran-
gement brillants. À quoi bon discuter, de toute façon ? Vous n’avez aucune chance de
réussir un jour à me dominer. Ce qui vient de se passer ne se reproduira pas.
— Dois-je en conclure que notre trêve vient de prendre fin ? fit tristement Jared.
— Ça ne pouvait pas marcher, rétorqua Tania. C’était déjà une erreur que d’es-
sayer. Ce doit être à cause de cette pleine lune, ajouta-t-elle en relevant la tête. Elle
est censée produire d’étranges effets sur les gens.
— Nous revoici donc à la case départ ?
— J’en doute, dit-elle en se levant. J’ai cru comprendre que vous ne reveniez
jamais en arrière. Mais quelle que soit la direction que nous prenions maintenant, ce
sera moi qui mènerai le jeu, Jared. Il en ira toujours ainsi.
La seconde d’après, la jeune femme se dirigeait à grands pas vers le château.
Tania claqua la porte de sa chambre et s’y adossa, le cœur battant, le souffle court.
Elle savait que Jared ne viendrait pas la relancer. D’ailleurs, c’est à peine s’il l’avait
regardée s’éloigner dans la nuit. Elle n’avait donc aucune raison de se sentir aussi
paniquée et elle regrettait de l’avoir fui si précipitamment.
Il ne fallait pas qu’elle ait peur de lui. Elle devait au contraire rester sans cesse aus -
si forte que lui si elle ne voulait pas qu’il lui fasse du mal.
Pourtant, ce soir, pour la première fois de sa vie, elle ne s’était pas sentie à la hau-
teur d’un adversaire et, catastrophe, quand il l’avait bercée dans ses bras, elle n’avait
plus souhaité qu’une chose : s’abandonner.
Que lui avait-il pris de lui confier son passé, alors qu’elle n’en avait encore jamais
parlé à quiconque, même pas à son amie Marguerite ? Cette confession suffisait à lui
prouver combien Jared était dangereux. Il n’avait eu qu’à la tenir doucement dans ses
bras, à l’écouter attentivement pour qu’elle se sente irrésistiblement attirée par son
extraordinaire magnétisme.
Tania ôta d’un geste rageur le manteau qu’il lui avait prêté, le jeta sur un siège et
passa dans la salle de bain.
Jamais plus elle ne recommencerait une telle erreur. Malgré ses attitudes cour-
toises, Tania savait que Jared pouvait se montrer impitoyable. Il n’était donc pas
question qu’elle lui accorde la moindre confiance car non seulement il était capable
de la déstabiliser affectivement, mais il pouvait même mettre en danger son indépen-
dance !
Tania ouvrit les robinets de la douche et commença à se déshabiller.
La jeune femme décida qu’il ne fallait pas non plus qu’elle continue à se livrer aux
petits jeux où elle s’était complu depuis quinze jours. Maintenant qu’elle avait réalisé
à quel point elle jouait avec le feu, ç’aurait été de la pure démence. Il ne restait par
conséquent qu’une seule solution : mettre un point final à cette histoire en s’évadant.

*
* *

La résolution de Tania fut encore renforcée quand elle pénétra dans le gymnase le
lendemain matin pour s’exercer à la barre.
Vêtu d’un short et d’un T-shirt noir, Edward Betz travaillait ses abdominaux à
l’autre bout de la salle et il broncha tel un animal effrayé quand la porte claqua der-
rière Tania.
La jeune femme fut surprise de découvrir que, malgré sa petite taille, Betz était une
montagne de muscles.
— Bonjour, mademoiselle Orlinov. J’avais cru comprendre que vous commenciez
votre entraînement qu’après sept heures et je comptais vous avoir laissé la place d’ici
là. Je pars sur-le-champ.
— Je suis un peu en avance aujourd’hui, fit-elle sèchement. J’ai passé une mau-
vaise nuit.
La surprise de Tania faisait maintenant place à la colère. Sans ce ridicule petit
homme, jamais elle ne se serait retrouvée là ! C’était lui qui l’avait fait enlever et dro-
guer !
— Mais je ne vois vraiment pas pourquoi vous vous dérangeriez pour moi, poursui-
vit-elle, acide. Jusqu’à présent, vous n’avez guère donné l’impression de vous soucier
de ce que je pouvais penser !
— Vous m’en voulez toujours, commenta Betz. Je pensais que vous auriez fini par
vous résigner, mais d’après les rapports que j’ai eus, il semblerait que vous n’ayez tou-
jours pas désarmé. Vous n’êtes pas une femme facile, mademoiselle Orlinov.
— Ni au sens propre ni au sens figuré ! Vous trouveriez peut-être normal que j’ap-
précie d’avoir été droguée et enlevée ?
— C’était nécessaire, mademoiselle Orlinov. Je ne fais toujours que ce qui est
nécessaire. J’ai essayé d’obtenir votre consentement, si vous vous en souvenez bien.
Vous avez refusé : il ne me restait plus que la force.
— En tout cas, vous n’avez pas hésité à l’employer. On ne peut pas dire que la
morale vous étouffe !
— La morale n’entre en effet pas en ligne de compte. Voyez-vous, mademoiselle, je
suis quelqu’un de très lent. Il me faut beaucoup de temps pour appréhender tous les
aspects d’un problème là où des gens plus brillants que moi ne mettent que quelques
minutes. Il me faut encore plus d’efforts pour rester à leur hauteur. Mais au cas où
vous ne vous en seriez pas encore aperçue, j’ai énormément d’ambition. J’ai mis très
longtemps pour occuper la position que j’ai aujourd’hui. L’aspect moral des choses
m’est complètement indifférent.
Tania se demandait comment elle avait pu rire du petit homme la première fois
qu’elle l’avait rencontré dans sa loge. Il y avait chez lui une détermination féroce qui
maintenant lui faisait froid dans le dos.
— Je suis navrée d’apprendre que ma présence ici est indispensable à la réalisation
de vos plans, monsieur Betz, contre-attaqua-t-elle néanmoins. Il vous faudra en chan-
ger, car je n’ai aucune intention de rester.
— C’est ce que j’ai compris. Chacune de vos tentatives d’évasion m’a été rapportée
en détail. Je dois reconnaître que certaines d’entre elles ne manquaient pas d’imagi-
nation. En tout cas, je dois vous remercier : vous avez gardé mes hommes en pleine
forme.
— Je n’ai nullement cherché à leur fournir un entraînement, monsieur Betz.
— C’est sans importance. Seul le résultat compte. Mais à une ou deux reprises,
vous avez bien failli réussir. Je crois qu’il serait bon que vous cessiez.
— Je ne doute pas que ce soit votre point de vue, mais je n’ai aucune intention de le
faire mien. Un jour prochain, j’y arriverai.
— C’est bien ce qui m’embête, répondit Betz, le sourcil froncé. Je ne peux me per-
mettre cette éventualité. Vous n’êtes vraiment pas raisonnable. J’ai cru comprendre
que vous n’aviez même pas encore rempli le rôle que j’espérais.
— Ce n’est pas faute d’avoir tout fait pour ça ! M’enlever ne vous suffisait pas, il
vous fallait encore me faire injecter ce poison !
— La paradynoline ? Je croyais que vous aviez compris que c’était nécessaire. Il fal-
lait absolument que le docteur Ryker soit satisfait pendant mon absence.
— Je suis ravie de vous apprendre que votre machination a échoué. Je peux même
vous dire que Jared était loin d’être content.
— Oui, je sais, vous n’avez pas partagé sa couche, ce qui m’étonne grandement de
la part du docteur Ryker, d’autant que j’avais tout fait pour. Enfin, il ne semble pas
s’être ennuyé une seconde depuis que vous êtes ici, ce qui prouve bien que vous enle-
ver était la meilleure chose à faire. Cela dit, maintenant que je suis de retour, je
compte prendre les dernières dispositions qui s’imposent.
— Des dispositions ! s’étonna Tania.
— Vous ne pouvez tout de même pas espérer que M. Ryker prolonge éternellement
son abstinence. Cela fait quatre semaines qu’il n’a pas eu de rapports physiques et ça
ne peut continuer. Il risquerait de finir par faire une bêtise et c’est totalement exclu. Il
faut y remédier au plus vite.
— Et comment comptez-vous vous y prendre ? Grâce à une nouvelle injection de
paradynoline, peut-être ?
— Il faut que j’y réfléchisse, répondit Betz, songeur. Ça n’a pas eu l’air de marcher
la première fois, mais peut-être la dose était-elle trop faible. Il faudra que j’en parle
au docteur Jeffers avant de prendre ma décision. Le problème est délicat, d’autant
que M. Ryker ne semble pas vouloir utiliser la force.
Tania avait voulu tourner le petit homme en ridicule, mais celui-ci avait pris sa
suggestion au pied de la lettre !
La jeune femme sentit des frissons brûlants parcourir ses veines au souvenir des
heures d’intense sensualité qu’elle avait connue le premier jour sous l’emprise de la
drogue. Si cela devait se reproduire maintenant qu’elle ne pouvait plus nier qu’elle
était attirée par Jared, jamais elle ne parviendrait à résister. Elle ne serait plus qu’un
fétu de paille entre ses mains… et celles de Betz !
— Non ! paniqua-t-elle. Vous ne pouvez pas me faire ça !
— Rassurez-vous, aucune décision n’a encore été arrêtée. Je vous en parlerai en
temps voulu, poursuivit-il en se dirigeant vers la porte du sauna. Je vous laisse à vos
exercices. Excusez-moi encore de vous avoir retenue. Je me rends compte à quel
point votre entraînement demande d’énergie et d’autodiscipline. Ce sont deux quali-
tés que j’admire beaucoup, mademoiselle Orlinov.
Tania demeura une bonne minute à fixer, médusée, la porte par laquelle le petit
homme venait de disparaître. Betz avait tout du vilain méchant dans une bande dessi-
née de quatrième catégorie, mais il n’en demeurait pas moins redoutable.
Elle ne doutait pas qu’une fois sa décision prise, il faudrait au moins un tremble-
ment de terre de vaste amplitude pour l’ébranler.
La paradynoline ! Cette idée lui avait fait encore bien plus peur qu’elle ne l’avait
laissé paraître. Si Betz décidait d’y avoir recours, rien ne pourrait l’en empêcher,
même pas Jared. D’ailleurs, ne s’en était-elle pas vu déjà injecter une fois sans qu’il le
sache ? Une fois lancé, rien ne pouvait stopper Edward Betz. Autant essayer de faire
reculer un raz de marée avec un éventail !
Tania gagna la barre et commença ses exercices. Mais si ses yeux restaient fixés sur
son reflet dans le grand miroir mural, ils étaient en fait à des kilomètres de là.
Tania savait déjà que, non seulement sa prochaine tentative devrait réussir, mais
que de surcroît elle devait se produire au plus vite. Le retour d’Edward Betz ne faisait
encore qu’accélérer les choses. Il faudrait donc qu’elle ait lieu ce soir même.
Cette décision prise, Tania se sentit plus légère. Plus elle y réfléchissait, plus le soir
même semblait un bon moment. Elle aurait toutes les chances de prendre Betz par
surprise, ne s’attendant pas à ce qu’elle récidive déjà après son fiasco de la veille.
Restait à choisir le moyen. Une seule solution : la route. Là encore, l’effet de sur-
prise jouerait. Maintenant qu’elle avait parfaitement localisé le poste de contrôle, elle
avait plus de chances de réussir à le contourner. Elle passerait à pied et, là encore,
Tania ne pensait pas qu’ils s’y attendraient.
Il y avait près de cinq kilomètres jusqu’au poste de garde et Dieu sait combien il lui
en faudrait parcourir pour atteindre le premier village !
Il lui faudrait donc toutes ses forces pour tenter l’aventure, aussi ce matin-là Tania
ne força-t-elle pas en s’entraînant…
8

Au diable le clair de lune ! Ne l’avait-elle pas déjà rendu responsable de ses égare-
ments la nuit précédente ? Cette fois, Tania allait le maudire pour de bon si ces sacrés
nuages ne se décidaient pas à arriver. Il lui fallait absolument que l’obscurité soit
totale pour avoir le temps de traverser la cour et d’atteindre le tournant de la route
avant que le garde ne revienne d’effectuer sa ronde.
Recroquevillée contre le mur du château, Tania fixait impatiemment le ciel. Les
nuages se rapprochaient bien de la lune, mais avec une lenteur qui lui donnait envie
de hurler.
D’après ses calculs, le garde devrait repasser d’ici quatre minutes, car trois nuits
plus tôt, la jeune femme avait passé cinq heures cachée dans l’ombre à chronométrer
ses allées et venues.
Si elle n’avait pas eu l’occasion de se glisser dans la camionnette, Tania serait par-
tie à pied… C’est d’ailleurs ce qu’elle allait faire maintenant pour peu que les nuages
acceptent enfin de l’aider.
Tania se mordit les lèvres. Il fallait qu’elle ait franchi au moins la moitié de la cour
d’honneur avant que le garde ne débouche de l’aile nord.
Il ne restait plus que trois minutes. D’une main, la jeune femme releva le col de son
blouson, tandis que de l’autre elle tenait toujours la corde qu’elle comptait emmener.
— Alors ? Allez-vous avancer, oui ou non ? apostropha-t-elle les nuages à voix
basse.
Les éléments parurent lui obéir et les rayons de lune furent enfin obscurcis.
Aussitôt, Tania partit comme une flèche, les semelles caoutchoutées de ses tennis
semblant effleurer à peine les pavés inégaux. Quand elle atteignit la route, il ne lui
restait déjà plus qu’une minute avant que le garde surgisse et déjà les nuages s’effa-
çaient.
Elle s’engagea sur le chemin, sa natte noire battant son dos, paraissant faire la
course avec les nuages qui hélas se dissipèrent avant qu’elle eût atteint le virage.
Il lui restait encore une cinquantaine de mètres à parcourir et déjà la lune éclairait
la route comme en plein jour ! Tania avait l’impression que ses poumons allaient
exploser tandis que le vigile allait apparaître d’une seconde à l’autre. Impossible
pourtant de faire plus vite, du moins le croyait-elle car sous l’effet de la panique, ses
forces se décuplèrent.
« Pourvu qu’il soit en retard ! pensait-elle anxieusement. Pourvu qu’il soit perdu
dans ses pensées et ne me remarque pas. Mon Dieu, faites qu’il se soit arrêté pour
allumer une cigarette ! »
D’une seconde à l’autre, Tania s’attendait à entendre un cri dans son dos, ou bien
les pas de son poursuivant sur les pavés de la cour. Mais non, tout demeurait silen -
cieux et seuls ses halètements précipités venaient briser le silence de la nuit. Enfin,
elle atteignit le virage et cessa d’être vue du château !
Son soulagement fut tel que soudain la tête lui tourna. Elle venait de franchir le
premier obstacle sur la route de la liberté.
Tania ralentit, puis finit par s’arrêter. Son cœur battait à tout rompre dans sa poi-
trine et il lui semblait que ses genoux allaient se dérober sous elle d’une seconde à
l’autre.
Il fallait à tout prix qu’elle reprenne possession de ses moyens : il restait encore le
poste de contrôle à contourner puis la vallée à descendre avant de pouvoir réellement
souffler. Elle aurait besoin de toutes ses forces.
La jeune femme prit plusieurs inspirations profondes, puis partit à un petit trot, ne
ressentant plus l’épuisement que lui avait procuré la traversée de la cour.
L’idée de cette évasion lui était venue lorsqu’elle avait trouvé un grappin d’alpiniste
dans une vieille commode du château. Maintenant, elle le sentait ballotter dans sa
poche ainsi que la corde qu’elle avait passée autour de son cou.
Tania courait toujours sans se retourner, les yeux fixés sur la route, refusant
d’écouter ses peurs.
Elle sentait sous ses pieds les pointes acérées des cailloux et la brise glacée de l’au-
tomne cinglait ses joues brûlantes. Cette évasion était bien différente de celle qu’elle
avait jadis vécue et elle se persuada qu’en comparaison ce ne serait qu’un jeu d’en-
fant. Enfin, il ne fallait pas non plus qu’elle s’emballe ! Si les conditions climatiques et
le terrain lui étaient plus favorables, elle devait cette fois compter avec une horde
d’hommes armés et parfaitement entraînés… D’ailleurs, elle avait toutes les chances
de se trouver nez à nez avec l’un d’eux au prochain tournant si elle continuait de cou-
rir ainsi !
Tania ralentit et se mit à avancer prudemment, rasant le bord de la route afin de
profiter au maximum de l’ombre des feuillages, regrettant amèrement qu’il n’y ait que
peu de végétation accrochée au flanc de la montagne.
La route paraissait taillée à même le roc. D’un côté, la masse rocheuse où de
maigres broussailles s’entêtaient à pousser, et de l’autre, le précipice abrupt au-delà
d’un étroit remblai.
Le précipice descendait jusqu’à la vallée, pratiquement à pic, mais c’était de ce
côté-là que se trouvaient ses meilleures chances de s’évader. Tania avait en effet
remarqué que quelques arbres s’y dressaient, à la hauteur du poste de contrôle. Avec
un peu de chance, elle pourrait s’y faufiler et profiter de leur ombre pour le dépasser.
Ce ne serait pourtant pas une partie de plaisir ! La jeune femme savait aussi qu’à
cet endroit, le terrain descendait pratiquement à la verticale, et parvenir à s’y tenir
serait des plus périlleux. Elle avait beau avoir dit un jour à Jared qu’elle possédait un
parfait sens de l’équilibre, elle n’en risquait pas moins de se rompre le cou.
D’autre part, n’avait-elle pas sa corde et son grappin ? Elle pourrait fixer la pre-
mière autour de sa taille et crocher le grappin dans les troncs pour se déplacer ainsi
d’arbre en arbre. Une fois le poste de contrôle contourné, elle n’aurait plus qu’à
remonter sur la route et la voie serait libre.
Bien qu’elle s’y fût attendue, son cœur sauta dans sa poitrine lorsque au détour
d’un virage elle aperçut la lumière du poste. Tania se tapit aussitôt contre un rocher et
observa la scène.
Deux bornes de granit soutenaient la lourde chaîne qui barrait la route et les deux
vigiles, adossés à leurs motos, jouaient aux cartes à la lumière d’une lampe tempête.
D’où elle était, Tania pouvait entendre distinctement le son de leur voix dans le
silence impressionnant de la nuit. Elle se tapit instinctivement encore plus contre son
rocher.
Les deux hommes avaient choisi de s’installer côté montagne et non côté précipice,
ce qui était un bon point. Pour peu que leur jeu soit suffisamment prenant, ils prête-
raient moins attention à un bruit éventuel.
Tania était trop loin pour en être certaine, mais il ne semblait pas qu’il s’agissait
des mêmes gardes qui l’avaient ramenée au château l’autre fois. Elle avait même l’im-
pression de ne les avoir jamais vus, ce qui l’étonna car depuis le temps qu’elle jouait à
cache-cache avec les hommes de Betz, elle croyait bien les avoir tous rencontrés.
Enfin, c’était sans importance : l’essentiel était que les conditions matérielles, elles,
ne soient pas nouvelles.
Tania sortit le grappin et le fixa solidement au bout de sa corde dont elle lia l’autre
extrémité autour de sa ceinture avec le même soin.
Les gardes en éclatant de rire la firent sursauter. La jeune femme respira alors pro-
fondément et s’imposa de rester calme. Pas question de perdre son sang-froid main-
tenant, elle allait au contraire en avoir énormément besoin.
Tania ramassa son grappin et attendit une fois de plus que les nuages veuillent
bien revenir obscurcir la lune. Dès que la pénombre s’instaura, elle bondit vers le
ravin en direction du premier pin. Le saisissant à bras-le-corps, elle passa côté préci-
pice.
La jeune femme se rendit compte que les choses seraient moins faciles qu’elle ne
l’avait pensé. Le sol semblait fait de sable et de roche friable et se dérobait sous ses
pieds. Il paraissait même miraculeux que des pins aient pu pousser à cet endroit !
Tania parvint néanmoins à trouver son équilibre et, s’accrochant d’un bras au
tronc, elle balança son grappin pour réussir à le fixer à l’arbre suivant. Grâce à Dieu,
les pins n’étaient distants entre eux que de quelques mètres et il s’avéra assez aisé de
passer de l’un à l’autre.
Une fois le pli pris, l’exercice se révéla même plutôt facile et si elle n’avait pas été
obligée de faire le moins de bruit possible, Tania aurait parcouru la cinquantaine de
mètres nécessaire à son salut en fort peu de temps.
Il lui fallut néanmoins une vingtaine de minutes pour arriver juste à la hauteur du
barrage. Seule la largeur de la route la séparait désormais des deux gardes. Elle eut
l’impression qu’elle pouvait même les entendre respirer.
Il fallait rester calme. Le moindre bruit, le plus petit faux mouvement lui serait
maintenant fatal, et Tania ne doutait pas qu’aussitôt les hommes de Betz se jette-
raient sur elle avec une extraordinaire rapidité.
Tania se ressaisit donc et reprit sa lente progression de tronc en tronc. Quelques
minutes plus tard, elle avait dépassé la chaîne. De quelques mètres, certes, mais elle
était quand même de l’autre côté. Ce fut pour elle une superbe victoire.
Ce moment de triomphe ne fut hélas que passager : l’arbre suivant se trouvait bien
à quatre mètres ! Sa déception fut telle qu’elle faillit en perdre l’équilibre.
Jusqu’alors, les arbres avaient été suffisamment rapprochés pour qu’elle puisse y
fixer son grappin en silence. Dans bien des cas, elle n’avait même eu qu’à allonger le
bras. Cette fois, il faudrait le lancer fort et si elle parvenait à planter les pointes acé -
rées dans l’écorce, cela ne manquerait pas de faire du bruit ! Surtout si elle devait
faire plusieurs essais avant d’y parvenir.
Tant pis, elle n’avait pas le choix. Tania scruta la nuit en tentant d’apprécier la dis-
tance exacte qui la séparait du pin. Elle balança longuement son grappin au bout de la
corde et finalement le lança.
Avait-elle réussi ? Soudain, c’était devenu sans importance. Si le choc du grappin
percutant le rocher n’avait pas éveillé l’attention des vigiles, l’éboulement qui suivit
avait largement suivi.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama un des gardes, sautant sur ses pieds, la
lanterne à la main.
Tania n’avait plus d’alternative : il lui fallait se débarrasser de la corde au plus vite,
remonter sur la route et partir en courant.
Bizarrement, Tania n’entendit pas le coup de feu : elle perçut seulement la morsure
glacée de la balle qui pénétrait sa chair. Ensuite, tout alla très vite, le sol se déroba
sous ses pieds et elle dégringola, telle une poupée désarticulée, vers le tréfonds obscur
du précipice.

*
* *

— Docteur Ryker ? Êtes-vous réveillé ? Il faut absolument que je vous parle tout de
suite ! cria Betz en martelant la porte à grand renfort de coups de poing.
Jared s’assit d’un bon dans son lit et alluma la lampe de chevet.
— Entrez, Betz. J’espère pour vous que c’est important.
Betz ouvrit la porte et pénétra dans la pièce. Il portait son éternel costume trois-
pièces et Jared se demanda furtivement si le petit homme ne se déshabillait jamais.
— Je croyais que vous vous étiez aperçu que je ne vous dérangeais jamais sans
motif valable !
— Venez-en au fait !
— Je crains que vous ne soyez pas content, docteur Ryker. Nous avons eu un léger
problème avec Mlle Orlinov.
Au nom de Tania, l’irritation de Jared céda la place à l’inquiétude.
— Qu’entendez-vous exactement par « léger », Betz ?
— On lui a tiré dessus, répondit le petit homme, s’empressant de poursuivre alors
que Jared devenait livide. Ce n’est qu’une blessure superficielle à l’épaule. Liston
assure qu’il n’y a rien de grave.
Jared rejeta les couvertures et sauta hors du lit
— Où est-elle ? aboya-t-il en enfilant son jean. Et qui diable est ce Liston ?
— C’est un de mes hommes que je viens de ramener de Washington. J’ai estimé
qu’il serait bon de renouveler un peu mon équipe. Mlle Orlinov commençait à trop les
séduire. C’est un excellent garde, vous savez. Il ne voulait pas lui faire de mal, ce
n’était qu’un coup de feu de sommation. Il était tellement surpris de la voir arriver au
poste de contrôle.
— Le poste ? C’est là-bas qu’elle se trouve ?
Jared enfila rageusement ses bottes. Comment avait-il pu ne pas deviner qu’elle
allait tenter quelque chose ? Elle s’était montrée si gaie au dîner ! Cette bonne
humeur aurait dû lui laisser penser qu’elle préparait une nouvelle évasion.
Maintenant, par sa faute, Tania était blessée. Et peut-être gravement ! Le diagnos-
tic d’un homme de main ne signifiait rien. Peut-être une artère était-elle touchée et, à
l’heure qu’il était, Tania se vidait-elle de son sang.
— Liston m’a prévenu par radio et j’ai aussitôt envoyé une voiture là-bas pour la
ramener. Néanmoins, je leur ai demandé d’attendre que vous soyez sur les lieux avant
de la transporter. Dans la mesure où vous êtes médecin, j’ai pensé que vous préfère -
riez l’examiner avant qu’on la bouge. J’espère que j’ai bien fait, docteur Ryker.
Jared enfila un chandail et sortit un blouson d’une armoire.
— Allez chercher ma trousse dans la salle de bains ! La Jeep est-elle prête ?
— Oui, bien sûr, répondit Betz en obéissant. J’ai aussi envoyé quelqu’un réveiller
M. McCord. Il a un diplôme de secourisme et j’ai pensé qu’il pourrait vous être utile.
Il vous attend dans la cour. Tout cela est regrettable mais il s’agit d’un pur accident.
— Ça risque d’être encore plus regrettable que vous ne le pensez, Betz. Je vous pré-
viens, si Tania est gravement blessée, je compte jeter votre Liston du haut de ces
montagnes ! Et ensuite, ce sera votre tour, Betz !
Jared sortit en courant de la chambre et gagna la cour où Kevin l’attendait. Il avait
manifestement passé ses vêtements à la hâte et luttait encore pour enfiler une veste
de mouton.
— Je suis sincèrement navré, Jared, dit-il. Cela n’aurait jamais dû se produire.
— Vous l’avez dit, rétorqua Jared en montant dans la Jeep. Un homme nerveux est
un homme dangereux.
Jared tenta de se raisonner. Il ne fallait pas qu’il se laisse aller à la colère. Il aurait
grand besoin de son sang-froid quand il découvrirait l’état exact de la blessure de
Tania.
— Personne ne voulait lui faire du mal, dit Kevin en prenant place à l’arrière de la
Jeep.
— Mais elle aurait pu être tuée ! explosa Jared. Qui vous dit qu’elle n’est pas grave-
ment blessée à cause d’un imbécile chatouilleux de la gâchette ! Ne venez pas me dire
qu’il s’agit d’un accident, Kevin.
Edward Betz apparut, plaça la sacoche de cuir de Jared à côté de Kevin et se glissa
derrière le volant.
— Désolé de vous avoir fait attendre, dit-il. J’ai préféré appeler le docteur Jeffers et
lui demander de nous rejoindre au plus vite en avion.
— Vous m’aviez dit qu’il ne s’agissait que d’une blessure superficielle, s’angoissa
Jared.
— J’en suis certain, docteur Ryker. C’est une simple précaution.
— Je l’espère pour vous. À votre place, je prierais même le ciel pour qu’il en soit
ainsi.
Betz haussa les épaules.
— Je comprends votre inquiétude mais il est inutile de me menacer. Liston est
quelqu’un de très sûr et s’il dit que la blessure de Mlle Orlinov est sans gravité, on
peut le croire. Enfin, d’ici quelques minutes, vous pourrez juger par vous-même.
Plusieurs hommes, visiblement nerveux, les attendaient au poste de contrôle. La
camionnette que Tania avait tenté de prendre clandestinement la veille éclairait la
scène de ses phares.
Betz arrêta la Jeep à côté et fut aussitôt rejoint par un jeune homme athlétique en
blouson de cuir.
— Ce n’est pas notre faute, monsieur Betz, dit-il. Elle a surgi des arbres sans que
nous nous y attendions. Nous ne savions même pas que c’était elle. On a juste vu une
ombre bouger.
— Et vous avez pour habitude de tirer sur tout ce qui bouge ! cingla Jared.
L’homme rencontra le regard assassin de Jared et avala sa salive avec difficulté.
— Où est-elle ?
Jared voulait vérifier que Tania était hors de danger avant de régler son compte à
son agresseur.
— Nous l’avons mise à l’arrière de la camionnette. Je lui ai bandé l’épaule. L’hé-
morragie s’est arrêtée. Elle est toujours inconsciente, mais elle ne s’est évanouie
qu’après que je lui ai fait le pansement.
— Assez palabré, conclut Jared en sautant de la Jeep. N’oubliez pas ma sacoche,
Kevin.
— J’arrive, répondit McCord, puis se tournant vers Betz : à votre place j’éloignerais
cet homme le plus possible du château. S’il reste dans les parages, Jared risque de le
réduire en bouillie.
— J’étais déjà parvenu à cette conclusion, soupira Betz. Quel dommage que le doc-
teur Ryker ne puisse garder son sans-froid dès qu’il s’agit de Mlle Orlinov ! Liston est
un garde de premier ordre.
Quand Kevin atteignit l’arrière de la camionnette, un simple coup d’œil lui suffit
pour voir que la vie du garde de premier ordre en question ne tenait plus qu’à un fil.
Jared tremblait littéralement de rage devant le corps fragile de Tania étendu à même
le plancher métallique du véhicule.
— Ses vêtements sont en lambeaux ! rugit-il. Que lui avez-vous fait ? Si jamais vous
l’avez violée, je vous tue !
Liston devint pâle comme la mort tandis que Jared commençait à examiner Tania.
Sous le chandail déchiré, la jeune femme était couverte d’hématomes et d’égrati-
gnures plus ou moins profondes et une marque violacée encerclait sa taille.
— Je vous jure que nous ne l’avons pas touchée, protesta Liston. Ce sont les brû-
lures de sa corde. Elle a contourné le poste en rappel à l’aide d’une corde et d’un grap -
pin. Après le coup de feu, elle a basculé dans le vide et elle est restée suspendue au
filin qui lui enserrait la taille. Nous l’avons remontée aussi doucement que possible
mais il était inévitable que son corps racle les rochers. Elle a eu de la chance de s’en
tirer à si bon compte.
De la chance ! Jared était malade d’angoisse rétrospective à l’idée de Tania suspen-
due dans le vide avec pour tout salut deux maniaques de la gâchette pour la hisser.
— Vous dites qu’elle n’a perdu connaissance qu’une fois dans la camionnette ?
Cette idée révoltait encore davantage Jared. Il aurait préféré que Tania se soit éva-
nouie dès le début, plutôt que de vivre pareil cauchemar !
— Oui, elle a même fait de son mieux pour nous faciliter la tâche. Elle ne s’est éva-
nouie que quand nous lui avons en levé son blouson.
Liston s’agenouilla auprès de Jared et écarta un pan du chandail pour découvrir un
pansement rudimentaire plaqué sur l’épaule de la jeune femme.
— Vous voyez, fit-il, elle ne saigne plus. La balle n’a fait que l’effleurer.
— Ôtez vos salles pattes de là ! Et fichez-moi le camp avant que je vous étrangle !
Liston ne se le fit pas répéter deux fois : il parut se fondre dans la nuit.
— Quelle bande d’abrutis ! gronda Jared. Lui faire un pansement de vieux chif-
fons ! Il ne manquerait plus qu’elle attrape le tétanos ! Passez-moi ma sacoche, Kevin.
Tania semblait si petite ! Jared ne s’était encore jamais rendu compte à quel point
elle pouvait être fragile. Elle reposait sur le plancher de la camionnette comme un
oiseau blessé, effroyablement pâle.
— Elle est immobile, commenta Kevin, sortant une paire de ciseaux de la sacoche
et la tendant à Jared. Comment se fait-il qu’elle ne revienne pas à elle, si la blessure
est bénigne ?
— Probablement à cause du choc et du sang qu’elle a perdu, répondit Jared en
commençant à découper les chiffons. Du moins, je l’espère.
Jamais Jared ne s’était senti autant désemparé depuis la mort de sa sœur, Lita.
Mais il n’était pas arrivé à sauver Lita, il se jura bien de sauver Tania.
Il ne tarda pas à découvrir que Liston avait dit vrai. La blessure, bien qu’enflam-
mée, n’était pas profonde. Il poussa un soupir de soulagement, désinfecta la plaie
avec précaution et l’enveloppa de gaze stérile.
— C’est tout ce que je peux faire pour l’instant, commenta-t-il. Je lui donnerai un
analgésique et je lui ferai une piqûre antitétanique quand nous serons au château.
Ensuite, ce sera au médecin de Betz de prendre le relai.
— Je crois que vous avez fait tout le nécessaire, intervint le petit homme dans son
dos. Nous n’aurons pas besoin de faire venir le docteur Jeffers. Bien qu’il ne refuse
rien au sénateur, il ne sera peut-être pas d’accord pour fermer les yeux sur une bles-
sure par balle.
— Pas question, rétorqua fermement Jared. Non seulement vous allez faire venir le
meilleur médecin, mais je veux aussi qu’elle ait les soins d’un chirurgien esthétique
pour recoudre sa blessure. Tania est danseuse, son corps doit demeurer intact. Je suis
sûr qu’elle ne supporterait pas d’avoir une cicatrice.
— Je pense sincèrement…
— Alors, cessez de penser ! coupa Jared. Vous n’avez jamais été doué pour ça ! Je
suis peut-être médecin, mais je n’ai pas exercé depuis mon internat. Je veux que
Tania ait les meilleurs soins possible. Je me moque des états d’âme du docteur Jef-
fers. Vous le faites venir, un point c’est tout.
— Si vous insistez, fit Betz à regret, mais ça risque d’être délicat.
Jared vit le moment où il allait l’étrangler.
— Les blessures par balle sont toujours choses délicates ! Vous feriez bien de vous
le rappeler la prochaine fois que vous donnerez des consignes à vos primates. Mainte -
nant, ramenez-la au château et dites au chauffeur de conduire doucement. S’il n’obéit
pas, je lui tords le cou. Compris ?
— Ne vous inquiétez pas, je lui ai déjà recommandé d’aller très doucement, répon-
dit le petit homme en s’éloignant.
— Je rentre avec Betz, dit Kevin. Je me charge d’appeler un chirurgien pour qu’il
vienne tout de suite examiner Tania, et puis je préviendrai le sénateur de ce qui s’est
passé.
Jared ne regarda même pas Kevin s’en aller, mais ôta son blouson et en enveloppa
Tania. Il la souleva alors dans ses bras et l’installa sur ses genoux, la tête au creux de
son épaule.
Elle était aussi légère qu’une plume mais il y avait chez elle une chaleur vitale qui le
rassura. Jared resserra encore ses bras protecteurs autour de la jeune femme, cher-
chant à anticiper un éventuel cahot du véhicule, bien que le chauffeur conduise avec
une extrême prudence.
C’était étrange pour Jared de ressentir un tel attachement pour quelqu’un d’autre
que lui-même après tant d’années de solitude. Étrange et douloureux, et il n’était
pas sûr d’y prendre vraiment plaisir. Jared n’avait pas pour habitude d’éprouver ce
type de dépendance et il ne doutait pas qu’il lui faudrait longtemps avant de s’y
accoutumer.
Il avait dit tout au début que Tania était devenue pour lui une véritable obsession
et il n’avait pas menti. Depuis qu’elle l’avait rejoint contre son gré au château, il s’était
passé tant de choses que Jared n’avait guère eu l’occasion de réfléchir à l’évolution de
leurs relations.
La jeune femme le provoquait, éveillait en lui une infinie tendresse, un désir
puissant, et à chaque nouvelle émotion, il se contentait de faire face du mieux qu’il
pouvait.
Dès leur première rencontre, Jared n’avait pas réellement voulu regarder en face
l’attachement qu’il éprouvait pour la jeune femme. Désormais, cet attachement était
bien trop fort pour qu’il puisse le nier. Il l’avait pénétré avec la même violence que la
balle qui venait de déchirer la chair de Tania. Plus rien d’autre ne comptait pour lui
que cette plaie ouverte dans son propre cœur.
— Jared !
Ce n’avait été qu’un faible murmure, mais Jared baissa aussitôt les yeux pour ren-
contrer les profondeurs d’obsidienne de ceux de Tania.
— Souffrez-vous ? demanda-t-il ?
— Un peu.
— Je vais vous faire une piqûre et vous ne sentirez plus rien.
— Je me sens déjà tellement mieux ! J’ai eu peur, Jared. Je crois que jamais encore
je n’avais ressenti une telle peur de ma vie. Être suspendue ainsi dans le noir en
sachant que…
— Chut ! N’y pensez plus. C’est fini maintenant, et vous ne craignez plus rien. Vous
ne craindrez plus jamais rien.
Tania ferma un instant les yeux pour soudain le rouvrir.
— Jared ?
— Oui, mon amour.
— Je hais les montagnes.

*
* *

Durant les jours qui suivirent, Tania se prit à haïr encore plus les montagnes car
elles ne cessèrent de venir la hanter en d’horribles cauchemars. Dans sa fièvre et son
délire, la jeune femme se voyait tour à tour suspendue dans le vide, ou bien tombant
dans des profondeurs insondables d’atroces abîmes de souffrance et de terreur.
Tout ce temps que la fièvre la dévora, Tania fut toujours consciente de la présence
de Jared. C’était sa main qui venait retenir au dernier moment la corde qui se cassait,
ses bras qui la rattrapaient et arrêtaient sa chute infernale.
Quand elle ouvrait les yeux, Tania trouvait Jared à ses côtés, caressant doucement
ses cheveux ou essuyant son front d’un linge frais et humide.
Par bouffées, la jeune femme s’en voulait d’être autant dépendante, mais elle
n’avait pas la force de réagir et se laissait finalement flotter.
Jared prenait soin d’elle. Bientôt, Tania accepta sa tendresse et sa compassion
comme les choses les plus naturelles qui soient. Elle finit par comprendre qu’il n’y
avait rien à redouter chez cet homme si attentif et si aimant.
Quand, au bout de deux jours et de deux nuits, Tania sortit enfin de son délire, la
chambre lui parut à la fois étrange et familière. La lumière douce de la lampe de che-
vet venait sculpter le visage de Jared qui, assis dans un fauteuil, ne la quittait pas des
yeux. Il avait les traits tirés et des cernes bistre soulignaient son intense regard gris.
— Bonjour, fit-il doucement en se penchant pour lui prendre la main. Il était temps
que vous me reveniez car je commençais sérieusement à m’inquiéter.
Lui revenir. Cette formulation parut parfaitement justifiée à la jeune femme dont
les doigts pressèrent tendrement ceux de Jared.
Comme il était naturel de refaire surface et de trouver cet homme à son côté ! Dans
son jean noir qui moulait ses longues jambes et son chandail ardoise, il lui parut plus
fort et plus rassurant que jamais.
— Bonjour, sourit-elle. Il semblerait que je sois vouée à me réveiller dans ce lit
pour vous trouver près de moi. J’espère seulement cette fois ne pas être sous l’em-
prise d’une drogue.
— Je ne m’attendais pas à vous trouver de si bonne humeur, s’étonna Jared. Mais il
ne faut pas que je me fasse trop d’illusions. Si vous n’êtes pas sous paradynoline, les
effets des calmants ne se sont pas encore complètement estompés. Lorsque ce sera le
cas, vous serez furieuse.
Tania réalisa que le sentiment de bien-être qu’elle éprouvait était sans doute dû à
des sédatifs, mais seule la présence de Jared expliquait qu’elle se sentit autant en
sécurité. Mais pourquoi Jared lui avait donné des sédatifs ? Il avait certainement eu
de bonnes raisons, mais lesquelles ? Il fallait absolument qu’elle parvienne à se
souvenir.
— J’ai dégringolé la montagne, n’est-ce pas ? D’ailleurs, vous m’aviez prédit que ça
m’arriverait. Vous ai-je déjà dit que je détestais les montagnes ?
— Un nombre incalculable de fois, sourit-il en remontant le drap sur les épaules
nues. Vous n’avez cessé de le répéter depuis deux jours. Non pas que je vous le
reproche. Ce que vous avez vécu aurait provoqué une dépression nerveuse chez la
plupart des gens, et non pas quelques cauchemars.
— C’était plus que de simples cauchemars, rectifia Tania, la voix tremblante.
— Oui, mais c’est fini maintenant. Nous en sommes venus à bout et si par malheur
ils se représentent, nous lutterons encore ensemble et nous les chasserons.
Tania voulut se redresser dans le lit et aussitôt, un élancement lui broya l’épaule.
— Mais je suis blessée ! Ils m’ont tiré dessus !
— C’était une erreur, s’empressa d’expliquer Jared. Je me rends compte que l’ex-
cuse est bien faible, mais c’est la vérité. Betz avait ramené avec lui des hommes de
Washington qui étaient incroyablement nerveux. Ils tiraient sur tout ce qui bougeait.
Ils ne se sont même pas rendu compte qu’il s’agissait de vous.
Il vint s’asseoir sur le bord du lit et reprit la main de Tania entre les siennes.
— C’était réellement un accident, insista-t-il. Betz n’a pas inventé la poudre mais il
sait que je pourrais le tuer s’il touchait au moindre de vos cheveux. C’est pour ça qu’il
a fait aussitôt renvoyer l’homme qui vous a tiré dessus, pendant que je vous soignais.
Votre blessure est sans gravité. Votre fièvre n’était due qu’au choc émotionnel que
vous avez subi. Quant au chirurgien, il m’a juré ses grands dieux que votre cicatrice
aura disparu dans les trois mois.
— Dois-je prendre ce discours pour des excuses ?
— Je sais que je m’exprime mal, mais je vous demande de m’excuser du fond du
cœur. Me pardonnerez-vous, petite gazelle ?
— J’y réfléchirai. C’est la première fois qu’on me demande pardon parce qu’on m’a
tiré dessus. Je dois reconnaître que je suis tentée d’utiliser ça contre vous, ajouta-t-
elle avec un sourire malicieux. Cela vous ferait peut-être perdre un peu de votre arro-
gance.
— Je suis sûr que vous ferez ça très bien : vous n’avez pas votre pareil pour me
faire souffrir. Que dois-je faire ? Me traîner à genoux en implorant votre clémence ?
— En seriez-vous capable ?
— Oui, si cela peut vous satisfaire. Est-ce ainsi que vous voulez me voir, douce
gazelle ?
Le cœur de Tania se serra à l’idée que Jared puisse se prosterner à ses pieds.
— Non, fit-elle en secouant la tête. D’ailleurs, si vous faisiez ça, nous ne serions
dupes ni l’un ni l’autre. Vous êtes un homme de fer, Jared.
— Ne me confondez pas avec Superman, Tania. Je suis tout sauf de fer lorsque je
suis avec vous. Au contraire, je ne cesse de me découvrir des faiblesses et je vais
même vous avouer quelque chose : cela a cessé de m’ennuyer.
— J’ai du mal à vous croire. J’aurais plutôt tendance à penser que vous n’avouez
une telle faiblesse que pour mieux me faire tourner la tête.
— La tête vous tourne déjà pour de toutes autres raisons, répliqua Jared. Quoi qu’il
en soit, je vous trouve remarquablement bien disposée pour quelqu’un qui vient de se
faire tirer dessus.
Jared lâcha la main qu’il tenait pour poser la sienne sur le front pur de la jeune
femme.
— Vous n’avez pourtant pas de fièvre, constata-t-il. Comment donc faites-vous
pour ne pas être davantage en colère ?
Tania elle-même se l’expliquait mal. Et pourtant, la vie lui paraissait délicieuse-
ment rose. Sans doute était-ce dû à la confiance qu’elle avait appris à mettre en Jared
au fil des jours, mais d’autres sentiments venaient s’y mêler qu’elle ne tenait à analy-
ser pour le moment. Elle ne voulait les partager avec personne, même pas avec Jared.
Pour l’instant, la jeune femme préférait garder son secret au plus profond de son
cœur.
— Ce doit être à cause des calmants, dit-elle enfin. Sans doute demain verrai-je les
choses d’une autre façon.
Tania ferma les yeux mais pouvait toujours voir le regard étonné de Jared sur
l’écran noir de ses paupières.
— J’aimerais que vous me donniez un baiser de bonne nuit, Jared. Vous voulez
bien ?
— Avec le plus grand plaisir, douce gazelle, répondit-il d’une voix étrangement
voilée.
Tania le sentit se pencher sur elle puis ses lèvres chaudes vinrent se poser sur le
velours de sa joue.
Il quitta ensuite le lit et alla reprendre sa place dans le fauteuil.
Tania sourit doucement et porta la main à sa joue pour y garder la tendre
empreinte de la bouche sensuelle qui s’y était un instant promenée.
9

Un autre homme que Jared se tenait près de son lit quand Tania se réveilla. La
jeune femme s’en rendit compte aussitôt mais il lui fallut un moment pour identifier
Samuel Corbett.
Il était cependant impossible de ne pas finir par reconnaître ce politicien célèbre et
si puissant, qui était la coqueluche de centaines de milliers d’électrices. La mèche de
cheveux gris qui tombait de son front haut et la fossette qui creusait son menton carré
lui avaient fait garder un air juvénile malgré les ans, mais cette fraîcheur et cette
innocence étaient vite démenties par le regard acéré de ses yeux noisette. D’un brun
doré tirant sur le vert, ils exprimaient une détermination et une intelligence indé-
niables.
Le regard du sénateur se fit plus chaleureux lorsqu’il réalisa que Tania était
réveillée.
— Je vous prie de m’excuser de vous imposer ainsi ma présence, mademoiselle
Orlinov. Je suis Sam Corbett.
Un sourire éclaira son visage hâlé et de petites rides vinrent froncer le coin de ses
yeux.
— Je sais aussi que cette intrusion est bien peu de chose en comparaison de tout ce
qu’on vous a fait subir jusqu’à présent, poursuivit-il.
Tania chercha à se redresser et aussitôt, le sénateur fut près d’elle pour l’aider à se
caler dans ses oreillers. La jeune femme était toujours nue et, si cette nudité ne l’avait
aucunement gênée en présence de Jared, devant cet inconnu elle lui donnait l’impres-
sion d’être terriblement vulnérable.
Sam Corbett la regarda serrer le drap autour de ses épaules d’un œil certes admira-
tif mais nullement lascif.
— Vous êtes ravissante, fit-il, mais je crois que vous seriez plus à l’aise pour parler
si vous passiez ceci.
— Je n’arriverai pas à l’enfiler, dit Tania.
— Permettez-moi de vous aider.
Sam Corbett jeta le chaud vêtement sur les épaules de la jeune femme et en bou -
tonna rapidement les boutons.
— Je sais par les rapports qui m’ont été envoyés que vous êtes une femme indépen-
dante, mademoiselle Orlinov, mais je pense que vous pouvez accepter mon aide en
ces circonstances. Après tout, c’est notre faute si vous êtes momentanément handica-
pée. Sachez que je le déplore sincèrement. C’est impardonnable de la part de Betz
d’avoir laissé se produire une telle chose. Dès que j’ai su que vous aviez repris
connaissance, j’ai sauté dans le premier avion pour vous jurer personnellement qu’en
aucun cas cela ne se reproduira tant que vous demeurez au château.
— C’est en effet impardonnable, répliqua Tania, mais ce qui l’est tout autant, c’est
que vous puissiez couvrir de pareils agissements, sénateur. D’après ce que je savais de
vous, il ne me semblait pas qu’enlever une femme innocente et, qui plus est, lui tirer
dessus faisaient partie de vos méthodes.
— Et vous aviez raison. Croyez-moi, mademoiselle. En ce qui vous concerne, Betz a
tout décidé de son propre chef et il a une fâcheuse tendance à dépasser les bornes une
fois lancé.
— Dépasser les bornes ! Quel doux euphémisme ! Il s’agit d’actes criminels, séna-
teur.
— J’en suis parfaitement conscient, mademoiselle Orlinov.
Le sénateur se leva et traversa la chambre pour revenir déposer un plateau sur la
table de chevet.
— Laissez-moi vous servir une tasse de café, dit-il, et je vous expliquerai tout. Vous
ne serez sans doute toujours pas d’accord sur les méthodes employées, mais au moins
vous comprendrez pourquoi nous y avons eu recours.
Sam Corbett versa une grande tasse de café fumant.
— Vous prenez un nuage de crème, n’est-ce pas ?
— Oui, s’il vous plaît.
Décidément, Samuel Corbett était bien informé et semblait mémoriser les détails
les plus infimes.
Tania savait qu’il avait dépassé la cinquantaine, mais devait reconnaître que dans
ses jeans noirs et son chandail roux, il paraissait dix ans de moins.
Le café servi, Sam Corbett reprit place dans son fauteuil.
— Je ne vous ai pas donné de soucoupe : ce sera plus facile pour vous de boire avec
une seule main. Jared m’a dit qu’il faudrait encore plusieurs jours avant que vous
puissiez vous resservir de votre bras.
— Il sait que vous êtes ici ?
— Chère mademoiselle Orlinov, sachez que Jared n’ignore rien de ce qui peut se
passer dans cette chambre. Il veille sur vous comme une vraie mère poule. Je sais
qu’il n’a pas quitté votre chevet depuis votre accident et il m’a fallu tout mon pouvoir
de persuasion pour réussir à le remplacer auprès de vous le temps de vous présenter
mes excuses, expliqua le sénateur en souriant.
— J’ai du mal à vous croire. Vous avez la réputation d’être passé maître dans l’art
de convaincre les gens.
— Je serais faussement modeste si je vous disais le contraire mais avec Jared
Ryker, c’est différent. C’est quelqu’un de très obstiné. D’ailleurs, vous avez dû vous en
rendre compte.
— Il m’a semblé m’en apercevoir, oui. Il a une personnalité tout à fait hors du com-
mun.
— Comme tous les génies, dit Sam Corbett. En revanche, tous n’ont pas la même
volonté inflexible. Remarquez, sans elle, jamais il n’aurait abouti dans ses recherches.
On peut pardonner beaucoup à quelqu’un comme Jared Ryker.
— J’ai déjà eu droit à ce refrain, s’impatienta Tania. C’est même un miracle que
Jared ne soit pas plus imbu de lui-même à force de se l’entendre seriner !
— Je suis ravi de vous voir le défendre malgré tout. Il semblerait qu’il ait fait plus
de progrès auprès de vous qu’on ne me l’avait laissé comprendre.
— Brisons là, monsieur ! Mon opinion sur Jared n’a rien à voir ici.
— Bien au contraire, tout ce qui touche Jared Ryker est d’une extrême importance.
C’est bien pour cela que j’ai dû me résoudre à vous garder ici et c’est pour la même
raison que j’ai décidé, contre l’avis de Jared, de vous en révéler assez pour que vous
compreniez pourquoi je couvre toute cette affaire. J’estime d’ailleurs que je vous le
dois, après tous les tourments physiques et psychologiques que vous avez endurés.
Samuel Corbett but une gorgée de café puis fixa Tania, un sourire aux lèvres.
— Je suis également très surpris que vous vous soyez montrée si peu curieuse.
Vous n’êtes vraiment pas une femme ordinaire, mademoiselle Orlinov.
— Mon attention était ailleurs, monsieur le sénateur. Il me fallait trouver un
moyen de sortir au plus vite de ce charmant endroit !
— Oui, je sais. Et vous avez fait preuve d’une remarquable inventivité, rétorqua
Sam Corbett, une lueur amusée dans le regard. Dites-moi, mademoiselle, je me suis
laissé dire que vous vous apprêtiez à passer votre examen pour devenir citoyenne
américaine ? Cela comporte une grande part d’histoire des États-Unis. Que savez-
vous de Ponce de Leon ?
La jeune femme se demanda ce qui justifiait soudain ce coq-à-l’âne.
— C’était un explorateur, répondit-elle, au quinzième siècle en Floride, je crois.
— Très bien, mais ce n’est pas tout à fait la réponse que j’attendais. Ponce de Leon
a ouvert en effet de nombreuses routes en Floride mais ce n’était que secondaire. Il
avait un autre but et il a échoué. Ce but était très proche de celui que Jared a poursui-
vi pendant des années. La seule différence, c’est que Jared, lui, a réussi. Ce cher
Ponce de Leon serait vert de jalousie s’il le savait.
— Et puis-je connaître ce but ?
— La fontaine de jouvence, fit doucement le sénateur. Jared a découvert une tech-
nique permettant d’interférer dans le processus de vieillissement des cellules du
corps humain. Une technique qui permet en fait de l’arrêter. Vous vous rendez
compte des implications d’une pareille découverte, mademoiselle Orlinov ?
Tania secoua lentement la tête en ouvrant de grands yeux. Elle se sentait encore
plus éberluée que lorsqu’elle avait reçu une balle dans l’épaule.
— Je croyais qu’il travaillait sur un nouveau type d’arme, murmura-t-elle.
— Les preuves que m’a fournies Jared sont irréfutables. En l’état actuel de ses tra-
vaux, la vie peut d’ores et déjà être prolongée d’au moins quatre cents ans.
Samuel Corbett sourit en découvrant les grands yeux écarquillés de Tania.
— Et Jared est sûr, poursuivit-il, qu’en affinant ses manipulations génétiques, ce
cap de quatre siècles sera largement dépassé.
— La vie éternelle, murmura Tania.
Peut-être. En tout cas, une longévité qui dépasse tout ce qui a pu être jusqu’ici
envisagé. Aimeriez-vous vivre éternellement, mademoiselle Orlinov ? Jared sera
peut-être capable de vous offrir l’immortalité. En tout cas, il peut dès aujourd’hui
nous donner à vous, à moi, à nous tous, des siècles d’une existence de haute qualité.
— Jamais je n’avais envisagé une chose pareille !
Maintenant, les idées se bousculaient sous le crâne de Tania et elle comprenait
pourquoi Jared était entouré d’autant de mesures de sécurité. Sa découverte était
inestimable !
— Est-ce le gouvernement qui a financé ses recherches ?
— Non, Jared a travaillé en indépendant. D’ailleurs, encore aujourd’hui il refuse
que le gouvernement contrôle sa découverte. Il est le seul à en posséder l’élément clé
et il a détruit tous les documents permettant de le reconstituer. Tout est dans son cer-
veau et nul autre que lui-même ne peut y avoir accès. Il est à ce jour l’être le plus
important de l’humanité et, même lorsqu’il aura fait part de sa découverte, il sera
encore indispensable pour tirer de ses travaux un résultat optimum. Il doit par consé-
quent être protégé à tout prix.
— Je comprends bien, dit la jeune femme, mais je ne vois toujours pas contre quoi
ni contre qui. Il est en mesure de faire à l’humanité le plus beau des cadeaux. Pour-
quoi chercherait-on à lui faire du mal ?
— Pourquoi ? sourit cyniquement le sénateur. Pour des tas de raisons. Le cadeau
dont vous parlez est empoisonné. Depuis que j’ai été mis au courant, il ne s’est pas
passé de jour sans que je découvre de nouvelles conséquences à cette découverte. Il
m’arrive même de penser qu’il serait presque plus prudent de l’étouffer dans l’œuf.
— Vous ne pouvez pas parler sérieusement !
— Non, la rassura-t-il. Les avantages contrebalancent trop les inconvénients.
Néanmoins, les problèmes soulevés sont si grands qu’il m’arrive parfois d’en être
découragé.
— Pouvez-vous me donner un exemple ?
— Par où voulez-vous que je débute ? Que diriez-vous de commencer par la surpo-
pulation ? Tout notre système économique repose sur le renouvellement des généra-
tions. Comment ferons-nous pour subvenir aux besoins de milliards de gens qui
seront encore là dans quatre siècles ? Pensez déjà à la famine qui ravage aujourd’hui
le Tiers Monde. Imaginez-vous le type de réactions qu’auront les dirigeants de là-bas
quand la nouvelle de la découverte de Jared sera rendue publique ?
— Une vraie bombe, commenta Tania.
— Absolument. Passons maintenant aux problèmes d’économie interne. La Sécuri-
té Sociale qui est déjà en déficit chronique, les assurances sur la vie, les retraites,
l’emploi. Les systèmes politiques actuels ont toutes les chances de se révéler dépassés.
La plupart des sociologues qui se sont penchés sur la question estiment que seul le
retour au patriarcat aurait une chance de tenir. Le système éducatif aussi devra être
repensé. Non seulement pour empêcher les jeunes d’arriver trop vite sur le marché du
travail, mais aussi parce que chacun devra sans cesse s’adapter aux évolutions tech-
nologiques. La famille et le mariage, qui sont qu’on le veuille ou non les bases de nos
sociétés, deviendront automatiquement caducs. Et l’ennui ! Avez-vous songé à l’ennui
que ne manquera pas de susciter une vie éternelle pour beaucoup de gens ? Et l’ennui
engendre la violence et la criminalité. Voulez-vous que je poursuive ? Je n’ai fait que
décrire la partie émergée de cet incroyable iceberg.
La jeune femme secoua nerveusement la tête.
— Non, merci, j’en ai déjà la tête qui tourne. Je crois que je commence à appréhen -
der l’étendue du problème mais il me semble impossible d’en voir toutes les inci-
dences.
— Jared Ryker, lui, les a vues. C’est pour ça qu’il est venu me trouver. Il a estimé
que j’avais suffisamment d’influence pour parvenir à réunir une conférence interna-
tionale sur ces questions. L’ennui, c’est que Jared est quelqu’un d’impatient et qu’il
ne m’a accordé que douze semaines pour le faire, avant d’envisager une autre solu-
tion. Il ne se rend pas compte qu’il me demande de soulever des montagnes. Je tra-
vaille dix-huit heures par jour depuis presque un mois et demi et je ne suis pas encore
arrivé à ce qu’il pourrait considérer comme un embryon de résultat.
— Je n’ai jamais trouvé Jared aussi impatient que vous dites, fit lentement Tania.
Je suis sûre que s’il connaissait vos efforts, il vous accorderait un délai.
— Il n’aime pas voir sa liberté entravée. Je ne peux l’en blâmer, mais il aurait dû
s’apercevoir dès le départ que c’était inéluctable.
— Jared n’aborde pas les problèmes de façon classique. Les lenteurs de l’adminis-
tration sont pour lui incompréhensibles.
— Néanmoins, il faudra bien qu’il se fasse une raison. Elles sont inhérentes au
système.
— Tel qu’il est encore aujourd’hui, fit doucement Tania.
— Hélas ! soupira Samuel Corbett.
Le sénateur se leva et alla déposer sa tasse sur le plateau près du lit.
— Nous ne pouvons rien y changer dans l’immédiat, reprit-il ? J’espère qu’avec
votre aide je serai en mesure d’obtenir de Jared le délai qui m’est nécessaire.
— Mon aide ? s’étonna la jeune femme. Mais je n’ai rien à voir dans tout cela.
D’autre part, je n’ai aucune influence sur Jared.
— Je n’en suis pas si sûr. Évidemment, je sais que vous n’avez pas de relations phy-
siques.
Tania sursauta. Décidément, tout le monde au château semblait être au courant de
ce qui se passait et ne se passait pas entre Jared et elle ! Elle finit par se demander
s’ils n’étaient pas allés jusqu’à dissimuler des caméras dans sa chambre !
— Néanmoins, poursuivit le sénateur, Jared fait preuve d’un grand intérêt à votre
égard et je crois que vous occupez auprès de lui une position très influente.
— Quelle horrible formulation ! s’écria Tania. Elle me fait penser aux anciens
monarques de droit divin et à leurs courtisanes. Non merci, monsieur Corbett, je n’ai
aucune envie d’exercer ce type d’influence sur Jared Ryker ni sur un autre homme,
d’ailleurs.
— Ne rejetez pas si vite cette idée, mademoiselle Orlinov, fit le sénateur. Influencer
l’homme le plus important de la planète peut avoir bien des avantages. L’ombre du
pouvoir est déjà le pouvoir. N’aimeriez-vous pas avoir toutes les têtes couronnées et
les chefs d’État à vos pieds ?
— Non !
Tania scruta le visage de Sam Corbett et ne fut pas certaine d’y bien lire ce qu’elle y
découvrait.
— Et vous, sénateur ?
La question le prit par surprise, mais bien vite il se recomposa un visage amène.
— Aucun homme politique n’est indifférent au pouvoir, mademoiselle Orlinov,
sourit-il. C’est humain. Je dois avouer que je ne détesterais pas partager un peu de la
gloire de Jared Ryker. Mais cela appartient au futur, soupira-t-il. Pour l’instant, j’ai
des centaines de problèmes à résoudre. Je vous ai demandé votre aide mais je n’at -
tends pas de réponse dans l’immédiat. Je pense qu’il vous faudra un peu de temps
pour bien comprendre ce qui se passe. J’espère qu’alors vous vous apercevrez que
nous avons tous besoin les uns des autres. Je peux être un ami très utile, vous savez,
acheva-t-il en lançant à Tania un regard perçant où flottait l’ombre d’une menace.
— Vous avez raison, répondit-elle en réprimant un frisson. Je vais y réfléchir. Il est
encore trop tôt pour prendre une décision, mais peut-être en reparlerons-nous bien-
tôt.
— Parfait. Maintenant, il est grand temps que je m’en aille et vous laisse vous repo-
ser. Jared ne me pardonnerait pas de vous avoir fatiguée. Je vais donner des ordres
pour qu’un petit déjeuner vous soit servi dans une heure. D’ici là, tâchez de redormir
un peu. J’en profiterais pour parler à Jared avant de regagner Washington.
Samuel Corbett atteignit la porte et se retourna.
— J’ai été ravi de faire votre connaissance, mademoiselle Orlinov. J’espère que
cette entrevue aura été le début d’une longue et fructueuse relation pour chacun de
nous.
La porte se referma sans bruit sur le sénateur.
*
* *

Le sourcil froncé, Betz attendait Samuel Corbett au pied de l’escalier.


— Vous avez pu constater qu’elle allait mieux, fit-il. Vous n’auriez pas dû prendre
la peine de venir jusqu’ici. Nous nous occupons de tout, comme je vous l’avais
promis.
— Vous voulez dire que vous semez la pagaille ! cingla le sénateur. Non seulement
vous m’impliquez dans une affaire d’enlèvement mais en plus vous faites tirer sans
sommation sur Tania Orlinov ! Maintenant Ryker est monté contre nous alors que je
vous avais bien recommandé de le traiter avec des gants de velours.
Une lueur d’irritation traversa furtivement les yeux d’Edward Betz.
— Vous m’avez demandé de le protéger et j’ai fait ce qui était nécessaire.
— Et je risque à mon tour de trouver nécessaire de vous faire remplacer si vous
continuez à accumuler les bavures ! J’ai assez de problèmes à résoudre à Washington
pour ne pas avoir en plus à vous surveiller sans arrêt.
— Voulez-vous que je la fasse transférer à New York ?
— Pour rien au monde ! Cela ne ferait que compliquer les choses. D’autant que j’ai
l’impression que Mlle Orlinov risque de se révéler très utile. Donc pas question : elle
reste ici.
— Il en sera fait ainsi que vous le désirez. Ce coup de feu était une erreur mais il lui
aura peut-être fait passer le goût de l’évasion.
Peut-être… Où est M. Ryker ?
— Au gymnase avec M. McCord. Voulez-vous que j’aille lui dire que vous souhaitez
lui parler ?
— Mon pauvre Betz, vous aurez toujours la délicatesse d’un éléphant dans un
magasin de porcelaine ! On n’envoie pas chercher un homme tel que Jared Ryker, on
se déplace pour aller le trouver. De votre côté, allez prévenir l’hélicoptère que je serais
prêt à m’envoler dans trois quarts d’heure.
Samuel Corbett entra dans le gymnase pour découvrir Jared et Kevin en kimonos,
s’affrontant en un combat sans merci. Le sénateur se contenta d’observer en silence et
ce fut Kevin qui l’aperçut le premier. Il parvint à se dégager de l’emprise de son
adversaire et se tourna vers Corbett.
— Vous arrivez pour me sauver, plaisanta-t-il. Soyez le bienvenu, vous m’avez évité
le coup de grâce.
— J’ai trouvé que vous vous en tiriez très bien, Kevin. J’ignorais que vous étiez si
bon en karaté.
— Il s’améliore de séance en séance, intervint Jared. Il est très doué.
— Désolé de vous interrompre, reprit Sam Corbett, mais je dois rentrer à Washing-
ton et j’aurais aimé vous parler avant de partir.
— Si je comprends bien, je ferais mieux d’aller prendre ma douche, commenta
Kevin.
— On est en train d’apprêter l’hélicoptère et j’avais pensé que vous pourriez m’ac-
compagner jusqu’à l’aire de décollage, Jared.
— Pourquoi pas, répondit-il froidement. J’ai moi-même deux ou trois choses à
vous dire.
Jared ouvrit un placard et en sortit une paire de chaussures qu’il passa.
— Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je m’arrête prendre un blouson dans
le hall ? demanda-t-il.
— Bien sûr que non. Nous n’avons aucune envie que vous vous retrouviez aussi au
lit.
— J’avais cru en effet comprendre que ma santé était ici primordiale, grinça Jared.
Au point même de tirer sur une femme sans défense.
Jared enroula rageusement une serviette-éponge autour de son cou et gagna la
porte sans attendre Sam Corbett.
— Je croyais que mon célèbre sens de la diplomatie avait réussi à vous amadouer,
rétorqua le sénateur en lui emboîtant le pas, mais je vais devoir redoubler d’efforts
dans le peu de temps qu’il me reste.
— Ne vous fatiguez pas ! J’ai moi-même peu de temps à perdre. Il faut que j’aille
retrouver Tania maintenant que vous avez tenté de vous faire pardonner l’impar-
donnable.
— Inutile de vous précipiter. Quand j’ai quitté Mlle Orlinov, elle s’apprêtait à
redormir un peu. Par ailleurs, je ne l’ai pas vue longtemps, mais elle m’a fait l’impres -
sion de tout sauf d’une pauvre créature fragile. Je suis sûr qu’elle survivra à votre
absence.
Arrivés dans le hall, Jared ouvrit la penderie et enfila son blouson.
— Je crois au contraire qu’elle a besoin de toute ma protection tant qu’elle est ici.
Je veux qu’on la renvoie à New York au plus vite.
— Vous savez bien que ce n’est pas possible.
— Ça l’est, fit Jared en ouvrant la porte. Vous pouvez très bien déléguer une armée
de gardes du corps. Elle sera toujours moins en danger qu’ici !
— La question n’est pas là et vous le savez. Nous ne pouvons nous permettre de
laisser partir quelqu’un qui est au courant de vos travaux. C’est votre sécurité qui en
dépend.
— Mais de quoi diable parlez-vous ? Elle ignore tout de mes recherches. J’y ai veillé
avec le plus grand soin.
Sam Corbett détourna le regard, visiblement mal à l’aise.
— Maintenant, elle sait, avoua-t-il. J’ai estimé que c’était plus honnête de la mettre
au courant après ce qu’elle vient de traverser. Comment pouvais-je deviner que vous
vouliez qu’elle s’en aille ?
Une saute de vent glacé vint ébouriffer les boucles de Jared, mais cette froideur
n’avait d’égal que le regard meurtrier qu’il jetait au sénateur.
— Je pensais que vous auriez deviné que telle serait ma réaction. Vous êtes habi -
tuellement plus subtil, sénateur ! Il est même curieux que vous ayez choisi la seule
solution susceptible de rendre ce départ impossible.
— Tout cela est ridicule, répondit Sam Corbett. Quel intérêt aurais-je à ce que
Mlle Orlinov reste au château ?
— Je ne sais pas, c’est à vous de me le dire. Je sais que vous n’avez pas coutume
d’agir sans motif. N’oubliez pas que je vous ai étudié longuement avant de venir vous
trouver.
— Vous me décevez, Ryker. Comment pouvez-vous espérer que je vous protège si
vous n’avez plus confiance en moi ?
— Je vous fais confiance, mais il y a des limites. Je n’ai rien contre le fait d’accepter
votre protection tant qu’elle a aussi ses limites. N’oubliez pas qu’en temps ordinaire,
je suis parfaitement capable de prendre soin de moi.
— Et Kevin est prêt à en témoigner, rétorqua Sam Corbett. Mais il y a certaines
situations où une ceinture noire de karaté se révèle inefficace. Que n’acceptez-vous de
mettre noir sur blanc une bonne fois pour toutes votre découverte ? Que se passera-t-
il si on parvient à vous enlever ? Nul ne peut résister au sérum de vérité. En quelques
heures, on vous aura soutiré toutes vos informations.
— N’oubliez pas que je suis moi-même chimiste. Je serais le dernier des imbéciles
si je n’avais déjà pris toutes mes précautions contre ce type de drogues. Par ailleurs, je
sais également pratiquer l’autohypnotisme, ce qui peut se révéler fort utile en cas
de torture. J’ai pris un grand soin d’être totalement invulnérable avant de quitter
mon île.
— Je vois ça, grommela le sénateur. Je suppose qu’il est inutile d’essayer de vous
faire entendre raison. Il ne me reste plus qu’à vous protéger de mon mieux.
Les deux hommes s’arrêtèrent à quelques mètres de la piste de décollage, en haut
du promontoire derrière le château.
— Je vous tiens au courant, cria Sam Corbett pour couvrir le bruit des pales de l’hé-
licoptère. Dieu sait si je me démène pour respecter l’échéance que vous m’avez fixée !
— J’attends de vos nouvelles, répondit Jared, impassible, en serrant la main qu’on
lui tendait.
Il regarda le sénateur monter à bord de l’hélicoptère jaune qui souleva une mini-
tempête en s’élevant dans le ciel.

*
* *

Sitôt Sam Corbett sorti, Tania avait rejeté ses couvertures, posé sa tasse encore
pleine sur la table de chevet et posé les pieds sur le tapis. La tête lui tourna un peu,
mais elle refusa d’y prêter attention : il n’était pas question de paresser et de faire le
somme que le sénateur lui avait conseillé. Sam Corbett avait peut-être l’habitude
d’être obéi au doigt et à l’œil mais elle, Tania Orlinov, n’avait aucune intention de se
plier à ses ordres.
La jeune femme demeura un moment assise au bord de son lit en attendant que
son malaise passe. Elle se rendait compte que la tête ne lui tournait pas uniquement
pour des raisons physiques. Les révélations du sénateur y étaient aussi pour beau-
coup. Elle n’avait pas encore eu le temps d’en voir toutes les conséquences mais une
chose en tout cas était certaine : Jared devait se sentir terriblement seul. La responsa-
bilité qui reposait uniquement sur ses épaules, aussi larges fussent-elles, devait être
colossale, écrasante.
La jeune femme l’avait compris avant même que Sam Corbett n’ait fini son exposé
et avait alors eu hâte qu’il s’en aille. Elle voulait pouvoir aller retrouver Jared au plus
vite, le toucher, lui parler, faire tout ce qui était possible pour ouvrir une brèche dans
cette insupportable solitude.
Malheureusement, son corps ne suivait pas l’urgence de son désir. Tania souffrait
terriblement de son épaule, même si Jared lui avait garanti que sa blessure n’était que
superficielle.
Quand elle tenta de se mettre debout, elle réalisa que ses jambes refusaient de lui
obéir. Elle parvint cependant à gagner la salle de bains d’où elle ressortit bien vite,
une serviette nouée autour de son corps, n’ayant eu le courage que de se livrer à une
toilette sommaire.
Tania se laissa retomber sur son lit, la respiration haletante, le front moite. Jamais
elle ne s’était sentie aussi épuisée, même après cinq heures d’entraînement à la
barre !
Il fallait qu’elle réagisse immédiatement sinon elle allait retomber sur ses oreillers
et dormir comme le lui avait recommandé Sam Corbett. Non ! Il fallait voir Jared.
Dans un suprême effort, la jeune fille s’habilla et sortit dans le couloir. Celui-ci lui
parut interminable.
Comme au temps cruel de sa traversée des Andes, elle dut se forcer à mettre un
pied devant l’autre. Elle parcourut le dédale des couloirs, atteignit l’escalier et marche
après marche, le descendit.
Arrivée à la dernière marche, ses forces parurent l’abandonner et elle ne put que
s’y laisser tomber, fermant les yeux, appuyant le front à la rambarde et tentant de
retrouver son souffle.
— Mon Dieu ! Mais que faites-vous là ?
Tania souleva les paupières pour découvrir Kevin agenouillé devant elle. Il portait
un blue-jean et une chemise à carreaux bleu et blanc et ses cheveux étaient humides
comme au sortir de la douche.
— Bonjour, Kevin, fit-elle faiblement. Je veux voir Jared. Savez-vous où il se
trouve ?
— Aux vestiaires du gymnase, répondit-il. Il y est entré juste au moment où j’en
sortais.
Comme la jeune femme tentait de se relever, Kevin la fit fermement se rasseoir.
— Restez là. Vous êtes incapable de faire un pas de plus. Vous êtes blanche comme
un linge.
— Je peux si je le veux, rétorqua Tania en redressant le menton. Pour le moment,
je me repose.
Une lueur amusée éclaira les yeux bleus du jeune homme.
— D’accord. Que diriez-vous de venir avec moi jusqu’à la bibliothèque et de vous y
reposer plutôt qu’ici ? À moins que vous ne vouliez frotter le dos de Jared et l’essuyer,
je ne vois pas très bien pourquoi vous iriez au gymnase.
— C’est bon, céda Tania, je l’attendrai à la bibliothèque.
— Voilà qui est plus raisonnable. Maintenant, si vous voulez bien me laisser vous
aidez…
Sans attendre la réponse, Kevin souleva la jeune femme et l’emporta dans ses bras.
— Tout cela est inutile, se défendit Tania. Je suis parfaitement capable de marcher.
— Je commence à croire que vous êtes capable de tout pour peu que vous le déci-
diez. Mais laissez-moi faire : j’appartiens au type d’hommes qui aiment à se sentir
utiles.
Kevin installa Tania dans un fauteuil près de la cheminée et rapprocha le tabouret
pour lui permettre d’y étendre ses jambes.
— Voilà, dit-il. Vous voyez que ce n’était pas si pénible que ça de me laisser faire.
— Je suppose que non, rétorqua la jeune femme, qui devait s’avouer qu’elle était
mieux dans son fauteuil qu’au pied de l’escalier. Néanmoins, je me suis fait un instant
l’effet d’être une pauvre enfant enlevée par un pirate. On ne vous a jamais dit que ce
genre d’attitude était déplacée à notre époque ?
— Très souvent, répliqua Kevin, entrant dans le jeu. J’ai néanmoins décidé qu’il
valait mieux que je fasse la sourde oreille si je voulais pouvoir suivre la ligne que je
me suis fixée.
— Et quelle est-elle, si je peux me permettre cette indiscrétion ?
— Je crois que je suis un peu vieux jeu. Je n’arrive pas à adhérer à la philosophie
contemporaine qui veut que chacun ne se soucie que de soi. J’aime aider autrui. Et je
crois que chaque être humain mérite qu’on l’aide, Tania.
— Est-ce pour cette raison que vous travaillez pour le gouvernement ? demanda
Tania, ressentant plus que jamais une réelle affection pour le jeune homme.
Kevin hocha la tête.
— Oui. Je préfère les contacts individuels, mais je dois reconnaître qu’on peut faire
beaucoup plus à un échelon national. Maintenant, que diriez-vous de me laisser
continuer sur ma lancée en vous commandant un petit déjeuner ?
— Non, merci, répondit Tania, rejetant la tête contre le dossier de son fauteuil. Je
n’ai pas faim. Je vais me reposer un peu en attendant Jared.
— Je ferais mieux de vous remonter jusqu’à votre chambre. Jared va être hors de
lui lorsqu’il va s’apercevoir que vous courez les couloirs du château au lieu de rester
au lit.
La jeune femme n’écoutait plus mais fixait le dessus de la cheminée où la pendule
faisait de nouveau entendre son insupportable tic-tac.
— Quelqu’un l’a remise en marche, murmura-t-elle.
— Je vous demande pardon ? fit Kevin avant de suivre son regard. Ah oui, c’est
moi. On l’avait arrêtée.
— Moi, précisa la jeune femme. Jared m’a alors dit que lui-même en avait une fois
arrêté une mais sur le moment, je n’ai pas compris ce que cela signifiait.
— Mais maintenant vous comprenez, n’est-ce pas ? Quelqu’un vous a mise au cou-
rant de ses travaux. Est-ce Jared ?
— Non, c’est Samuel Corbett. Il a estimé que j’étais en droit de savoir, acheva-t-elle
dans un sourire ironique.
Kevin laissa échapper un petit sifflement.
— Cela ne va guère faire plaisir à notre grand génie ! Je me demande pourquoi le
sénateur a fait ça. Il devait bien se douter que Jared serait loin d’être content.
Tania ne voulait pas y penser. En fait, elle ne souhaitait plus penser à quoi que ce
soit. Elle avait espéré qu’en se reposant quelques instants elle retrouverait ses forces,
mais au contraire sa fatigue ne faisait que redoubler. Pourvu que Jared ne tarde pas
trop ! Elle avait de plus en plus de mal à coordonner ses idées et bientôt il lui serait
même difficile de parler.
— Peut-être que le sénateur était vraiment sincère, dit-elle. Il avait l’air préoccupé
par la sécurité de Jared.
— Il y a de quoi ! Jared joue sa vie. Il y a peu d’hommes prêts à prendre les risques
qu’il a choisi de courir. Ses travaux ont été sa raison d’être depuis la mort de sa sœur
Lita et je me demande parfois comment il va faire pour continuer à vivre maintenant
qu’ils sont achevés.
Tania, plongée dans une demi-torpeur, n’avait fait que suivre vaguement ce que
Kevin disait. De tout ce discours ne se dégagea qu’une seule information :
— Sa sœur Lita ?
— Le sénateur ne vous en a pas parlé ? Elle est morte à douze ans d’une maladie
très grave : une hypersécrétion de cholestérol qui accélère de façon spectaculaire le
processus de vieillissement. C’est dû à un dérèglement congénital du métabolisme : le
corps sécrète des quantités industrielles de cholestérol qui se déposent dans tout l’or-
ganisme. Parmi d’autres symptômes, l’artériosclérose apparaît dès l’enfance et quand
le sujet atteint l’adolescence, il meurt littéralement de vieillesse.
— Quelle horreur ! s’exclama Tania.
Non seulement cette maladie avait dû être un calvaire pour la petite Lita, mais
comme Jared avait dû souffrir d’assister impuissant à la dégradation de sa sœur !
— N’y a-t-il aucun remède ?
— Non, aucun. Ce fut d’autant plus terrible que Jared et sa sœur étaient très
proches. Jared s’est occupé d’elle pratiquement depuis sa naissance. Ils n’avaient que
leur père et celui-ci partageait son temps entre la mine et la taverne du village. Leur
mère les avait abandonnés peu après la naissance de Lita alors que Jared n’avait que
dix ans. Je pense que vous comprenez maintenant pourquoi Jared a choisi d’orienter
ses recherches dans ce sens.
— Bien sûr, Tania comprenait. Mais elle comprenait aussi la terrible épreuve qu’il
avait traversée enfant, et l’insupportable sentiment de solitude qu’il avait dû éprouver
face à la maladie puis face à la mort.
— Cela a dû être abominable pour lui, murmura-t-elle.
Probablement pire que tout ce que nous pouvons imaginer, renchérit Kevin. Cela
explique pourquoi Jared se retranche toujours derrière ses défenses.
— Que diable faites-vous ici ?
Tania et Kevin sursautèrent et regardèrent en direction de la porte. Jared, dans un
jean délavé et un chandail gris dont il avait relevé les manches sur ses avant-bras
musclés, posait sur eux un regard furieux.
— C’est à peu près mot pour mot ce que Kevin m’a dit tout à l’heure, rétorqua la
jeune femme.
Tania se sentait encore plus épuisée maintenant que le choc des révélations de
Kevin était venu s’ajouter à sa fatigue physique.
— Les motifs de ma présence ici me paraissent pourtant évidents, parvint-elle à
ajouter.
— Elle voulait vous voir, intervint Kevin.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir remontée jusqu’à sa chambre et être venu
me prévenir ? Regardez-la ! Elle est sur le point de s’évanouir d’une seconde à l’autre.
Vous n’avez donc rien dans la tête, Kevin ?
— Kevin n’y est pour rien. Je fais ce que je veux.
— Moi aussi ! rétorqua Jared en s’arrêtant devant la jeune femme. Et ce que je
veux, c’est vous remonter immédiatement dans votre chambre !
Jared souleva Tania dans ses bras et elle renonça à protester. C’était manifeste-
ment son lot ce jour-là d’être physiquement prise en charge par les autres ! D’ailleurs,
c’était loin d’être désagréable de s’abandonner ainsi contre le torse chaud et puissant
de Jared.
— Vous ne protestez même pas ! s’étonna-t-il. Vous devez aller encore plus mal que
je ne le redoutais. Kevin, faites-lui monter un petit déjeuner : elle n’a pratiquement
rien avalé depuis deux jours.
— Je n’ai pas faim.
Pourquoi donc s’acharnaient-ils tous à la faire manger, alors que tout ce qu’elle
souhaitait était de se détendre au contact du grand corps protecteur de Jared.
— Je ne mangerai pas !
— Si, vous mangerez ! rétorqua-t-il en s’engageant dans l’escalier. Vous ne laisserez
pas une miette et ensuite vous dormirez toute la journée. J’espère que cela vous per-
mettra d’éviter une rechute. Jamais je n’aurais dû vous laisser seule. Vous semblez
croire que vous mesurez un mètre quatre-vingt-dix et que vous êtes taillée comme
une armoire à glace.
— Je n’ai peut-être pas le gabarit d’un déménageur, mais ça ne m’empêche pas
d’être forte. Je possède…
— L’ero, coupa Jared, oui je sais. Je commence à regretter d’avoir entendu ce mot.
Si vous n’étiez pas aussi obstinée à vouloir sans cesse prouver que, comme Atlas, vous
êtes capable de porter le monde toute seule sur vos épaules, nos vies, à vous comme à
moi, s’en trouveraient énormément simplifiées.
Jared traversa résolument les couloirs, poussa du pied la porte de la chambre et
alla déposer Tania sur le lit.
— Je sais que ce que Sam Corbett vous a raconté vous a bouleversée. Mais vous
auriez pu vous montrer plus raisonnable et attendre tranquillement ici que je vienne
vous retrouver.
Malgré son énervement, les mains de Jared se firent incroyablement douces pour
la déshabiller. Il retint son souffle et devint soudain très pâle en découvrant les seins
nus de la jeune femme.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
— Rien, répondit-il la voix rauque. J’ai toujours l’impression de recevoir un coup
de poing dans l’estomac quand je constate combien vous êtes belle.
— Ce n’est pourtant pas la première fois que vous me voyez ! Autant que je sache,
j’ai passé ces deux derniers jours entièrement nue.
— Vous étiez pour moi comme une enfant : ma malade. Soudain, c’est différent. Je
crois que je ferais mieux de vous mettre au lit et de partir d’ici car je risque bien vite
d’oublier que vous êtes blessée.
Jared défit la ceinture de la jupe et quand il la fit glisser le long de ses jambes fines,
il s’aperçut que Tania ne portait rien en dessous.
— Le moins que l’on puisse dire est que vous n’avez guère fait de frais vestimen-
taires, souffla-t-il, une veine battant follement à sa tempe.
Il ôta enfin les chaussures, glissa Tania sous les couvertures et remonta le drap jus-
qu’à son menton.
— Rappelez-moi de vous faire porter des chemises de nuit pour les jours qui
viennent, sourit-il. Bon, maintenant dormez. Je vous réveillerai quand le petit déjeu-
ner sera là.
Jared déposa un baiser sur son front et Tania ferma les yeux. Il lui semblait qu’elle
voulait lui dire quelque chose mais ne parvenait pas à s’en souvenir.
— Je suis navrée, Jared, murmura-t-elle enfin.
— Navrée ?
Oui, la jeune femme était navrée de toutes les souffrances qu’il avait endurées,
navrée de sa solitude qu’elle savait encore l’étreindre. Mais elle était trop épuisée
pour pouvoir s’exprimer clairement et elle se contenta d’ajouter :
— Votre sœur, Lita.
— Décidément, Corbett n’a rien laissé dans l’ombre, fit-il en se raidissant.
— C’est Kevin qui m’a parlé de votre sœur. Comme vous avez dû souffrir…
— C’est du passé. Il n’est pas bon de le remuer. Un jour, je vous parlerai de Lita,
mais maintenant, il faut dormir, mon amour.
Quand quelques secondes plus tard Jared dessina tendrement du doigt les
contours purs du visage de la jeune femme, celle-ci dormait déjà.
10

— Échec et mat ! s’écria joyeusement Tania en se renversant sur les oreillers. J’ai
gagné ! Ce n’était pas si difficile que ça Kevin ! Je me demande pourquoi j’ai mis si
longtemps à apprendre ce jeu.
— Cinq jours ne sont pas une éternité, répondit le jeune homme. Je dois admettre
que je ne suis pas mécontent que les échecs vous aient donné du fil à retordre. Passe
encore de me faire battre à plate couture par Jared au poker, mais mon amour-propre
aurait souffert s’il en avait été de même aux échecs : après tout, c’est mon jeu.
— Et vous y jouez très bien, dit Tania, qui s’était quelque peu assombrie en enten-
dant le nom de Jared. Peut-être même trop bien pour être battu par une débutante.
M’avez-vous laissé gagner, Kevin ?
— Je ne suis pas assez stupide pour faire ça, Tania. Vous ne vous seriez pas conten-
tée de ce genre de victoire. Non, vous avez bel et bien gagné. Je n’ai aucune envie de
perdre. Remporter une partie d’échecs est à peu près la seule satisfaction que je
puisse obtenir ici.
— Vous auriez pu chercher à me faire plaisir, répondit-elle en se levant. N’êtes-
vous pas là pour ça ? Vous êtes censé me distraire pendant que Jared n’y est pas,
non ?
Irritée, la jeune femme traversa la chambre et alla ouvrir la porte-fenêtre du
balcon.
— Vous y avez parfaitement réussi, reprit-elle. J’espère que Jared sera content de
vous !
Kevin observa la jeune femme, les sourcils froncés. Sa frêle silhouette se découpait
à contre-jour sur la baie vitrée inondée du soleil rouge de la fin de l’après-midi. Il s’at -
tendait depuis longtemps à ce qu’elle se révolte et s’était même étonné que cela ne se
soit pas produit plus tôt.
— C’est vrai, dit-il, j’avais pour mission de vous distraire et j’y ai pris grand plaisir.
J’espère que vous n’avez pas trop souffert de ma compagnie pendant ces cinq jours.
Tania respira profondément l’air frais du dehors, le regard fixé sur la crête des
montagnes derrière lesquelles le soleil commençait à disparaître, et se reprocha inté-
rieurement d’imposer sa colère à Kevin. Il avait fait preuve d’une patience d’ange à
son égard et, sans sa présence chaleureuse, elle serait sans doute devenue folle.
La jeune femme serra involontairement les poings en se souvenant du matin où
Jared l’avait remontée jusqu’à cette chambre où elle s’était endormie sous ses
caresses. Deux heures plus tard, lorsqu’elle s’était réveillée, Jared avait disparu. À sa
place se tenait Kevin, plutôt penaud, et depuis le jeune homme ne l’avait plus quittée.
C’était lui qui lui avait renouvelé son pansement, veillé à ce qu’elle prenne ses repas et
fait de son mieux pour qu’elle ne sombre pas dans un ennui mortel.
Car, outre la fuite de Jared, l’inactivité forcée lui avait vite paru insupportable.
Dans la journée, la présence perpétuelle de Kevin l’empêchait de faire quoi que ce soit
et, la nuit, une fois Kevin parti, un garde stationnait dans le couloir devant sa porte
pour l’empêcher de sortir.
— Vous avez été très gentil, Kevin, dit-elle en se retournant. Je vous demande par-
don de ma mauvaise humeur mais je crois que j’ai les nerfs à bout. Je n’ai pas le tem-
pérament d’une invalide, vous savez, et surtout cela est d’autant plus ridicule que je
me sens désormais parfaitement rétablie.
— Jared ne voulait prendre aucun risque. Les chocs comme celui que vous avez
subi peuvent avoir parfois des retombées surprenantes, et cela à retardement. Ce
repos forcé ne peut de toute façon vous avoir fait du mal.
— Pas de mal ! s’insurgea Tania, renouant rageusement la ceinture de sa robe de
chambre et marchant à grands pas. Mais cette claustration me rend folle ! Sans comp-
ter que je suis en train de perdre ma forme physique. N’oubliez pas que je suis une
danseuse ! Jared se moque éperdument que je doive suer sang et eau à la barre pen-
dant quinze jours pour retrouver tous mes muscles !
— Il ne s’en moque pas. Vous le sauriez si vous pouviez assister à l’interrogatoire
qu’il me fait subir chaque soir après que je vous ai quittée. Je dois tout passer en
revue dans les moindres détails, depuis vos sautes d’humeur jusqu’à un ongle cassé. Il
sait exactement où vous en êtes. Pourquoi croyez-vous qu’il ait fait placer un garde à
votre porte, sinon pour vous empêcher de vous épuiser en allant et venant sans cesse
sans les couloirs ?
— Il se montre curieux, cela ne prouve pas qu’il se fait du souci pour moi ! Il n’a
même pas eu la délicatesse de me rendre visite une fois en cinq jours.
— Je dois admettre que je ne me l’explique pas, répondit Kevin. Mais je ne peux
pas juger Jared, surtout dans l’état d’esprit où il est en ce moment. J’ai l’impression
de marcher sur une corde raide en faisant la jonction entre vous deux. Soyez un peu
patiente, Tania, et…
— Patiente ! coupa la jeune femme, je ne l’ai été que trop ? Si Jared ne veut pas me
voir, qu’il se rassure, je n’y tiens pas non plus ! Je n’ai même pas l’intention de l’ap-
procher, ne serait-ce que de loin. Mais il n’y a plus aucune raison pour que je reste
condamnée à garder la chambre. Vous pouvez le lui dire que…
— Vous pouvez lui dire vous même, fit Jared depuis le seuil de la chambre.
Parfaitement maître de lui, il pénétra dans la pièce et vint déposer sur le lit la
grande boîte qu’il tenait.
— Je n’ai pas l’intention de discuter, annonça-t-il. Vous êtes désormais libre d’aller
et venir à votre guise.
Tania s’efforça de masquer sa joie en voyant Jared entrer. Elle comprenait mainte-
nant à quel point il lui avait manqué.
— Je suis étonnée de voir que vous avez choisi de venir directement m’annoncer
cette nouvelle. Que n’avez-vous envoyé un télégramme ou délégué un des gardes !
— Je vois que vous êtes totalement remise, ironisa-t-il. Vous a-t-elle donné beau-
coup de fil à retordre, Kevin ?
— Tania a été parfaite, répondit le jeune homme. Mais elle est à bout de patience et
vous devez la comprendre. Vous ne seriez guère mieux si vous aviez dû rester cloîtré
aussi longtemps qu’elle.
— J’en suis conscient, dit Jared, les yeux fixés sur Tania. Je compte même deman-
der au sénateur qu’il vous décerne une médaille pour nous avoir supportés elle et moi
pendant ces cinq jours.
— Vous m’en voyez ravi, s’amusa Kevin. Bon, je vous laisse. J’ai la fâcheuse
impression d’être de trop.
— C’est ça, approuva Jared. À partir de maintenant, je pense que je peux me
débrouiller tout seul.
— En tout cas, si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à m’appeler. Je suis sûr qu’à
nous deux nous nous en sortirons. Nous n’aurons même pas besoin de faire appel aux
hommes de Betz.
— Dites donc, explosa Tania, vous allez bientôt cesser de parler de moi comme
d’une potiche !
— Décidément, vous êtes d’une humeur charmante, répliqua Jared.
— Si ça ne vous plaît pas, vous n’avez qu’à suivre Kevin et sortir d’ici. Après tout,
vous vous êtes passé de ma présence pendant cinq jours, vous pouvez bien continuer.
Jared s’approcha et lui intima le silence en lui posant gentiment un doigt sur les
lèvres.
— Chut ! fit-il. Je n’ai aucune intention de me disputer avec vous. Si vous n’avez
pas compris pourquoi je ne suis pas venu vous voir ces derniers jours, je vais vous
l’expliquer : j’avais trop envie de vous, Tania. Je n’aurais pas pu résister à la tentation
si longtemps et même si j’y étais parvenu, j’en aurais souffert mille morts.
Tania mit un moment à bien comprendre et fut aussitôt pénétrée d’une joie sans
borne.
— Vous auriez pu me le dire avant de disparaître. Comment pouvais-je deviner que
vous ne vous étiez pas lassé de nos jeux ?
— Ce n’était pas un jeu, Tania, même au début. J’ai tout de suite été sous l’emprise
d’une force qui me dépassait, prisonnier d’un mystère qui ne pourra s’éclaircir que le
jour où je partagerai votre couche. Mais je savais que ça n’aurait pas été correct de le
faire ces jours derniers.
— Correct ?
— Je vous avais blessée, non seulement physiquement mais aussi moralement. Je
ne pouvais rien exiger de vous tant que je n’avais pas cicatrisé cette blessure. Voici
pourquoi je suis là aujourd’hui : je veux que vous veniez avec moi.
Tania ne parvenait pas à détacher son regard de celui de Jared. Elle avait l’impres-
sion d’être totalement hypnotisée et elle se demandait comment elle aurait fait pour
trouver jadis ses yeux aussi froids que la glace.
— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle. Où voulez-vous m’emmener ?
— Ne posez pas de questions, suivez-moi simplement.
Comme étourdie, Tania se contenta de hocher la tête.
— D’accord, souffla-t-elle.
— Parfait, sourit Jared avant de se tourner vers le lit. Là où nous allons, vous aurez
besoin de quelque chose de plus chaud que cette robe de chambre. Aussi ai-je pris
mes précautions. Ceci devrait faire l’affaire.
Jared souleva le couvercle de la boîte qu’il avait apportée, puis il écarta le papier de
soie et une luxueuse fourrure apparut.
— Comme c’est beau ! s’émerveilla la jeune femme, ne pouvant se retenir d’y poser
la main. Qu’est-ce que c’est ?
— De l’hermine.
Jared défit la ceinture la Tania et laissa glisser le peignoir le long de ses épaules. La
jeune femme apparut fragile dans sa chemise de nuit transparente et l’homme la dra-
pa aussitôt de la fourrure immaculée, en relevant le capuchon autour de son petit
visage mat.
— Vous ressemblez à une petite impératrice de légende, murmura-t-il attendri.
Fière, libre et ravissante. Je savais qu’il en serait ainsi quand j’ai commandé cette
fourrure à Athènes.
— Mais c’est trop, Jared, protesta faiblement Tania. Cela a dû vous coûter une for-
tune ! Je ne peux pas l’accepter.
— Vous n’avez pas le choix : elle est à vous. Par ailleurs, vous ne pouvez refuser ça à
Betz. Il était tellement content de s’occuper de cet achat.
— Loin de moi l’idée de lui faire de la peine, rit la jeune femme.
— Comment êtes-vous chaussée ? poursuivit Jared en soulevant le bas de sa che-
mise de nuit pour découvrir ses mules basses en satin blanc. Cela conviendra parfai-
tement : nous n’allons pas loin.
Jared prit Tania par la main et l’entraîna vers la porte.
— Venez, il faut nous dépêcher, il est grand temps.
La jeune femme dut presque courir pour le suivre à travers les couloirs du château.
Ils descendirent le grand escalier, traversèrent la cour d’honneur et s’enfoncèrent
dans le parc.
L’air était glacé et, alors que Jared venait de lui offrir une superbe fourrure, il
n’avait même pas pris le temps de s’arrêter pour enfiler son vieux blouson. Tania
allait lui proposer de retourner au château le chercher lorsqu’elle commença d’en-
tendre.
Ce ne fut d’abord qu’un murmure cristallin qui se précisa à mesure qu’ils avan-
çaient.
— Des carillons, murmura-t-elle. Les clochettes !
Ils furent bientôt enveloppés d’une symphonie magique quand ils atteignirent le
bosquet de bouleaux.
— Oh, mon Dieu ! s’écria Tania en s’immobilisant.
Les branches des arbres qui se dressaient jusqu’alors nues et pathétiques vers le
ciel étaient désormais constellées de petits mobiles où les clochettes de cristal et d’ar -
gent s’agitaient doucement au vent, reflétant à l’infini les irisations pourpres du soleil
couchant.
— C’est si beau ! murmura-t-elle, au comble de l’émotion. Ça me donne envie de
pleurer.
— Ce n’est pas tout à fait le but recherché, sourit Jared. Ces clochettes sont au
contraire censées endormir votre chagrin. Je me suis souvenu de ce que vous m’aviez
raconté et j’ai voulu vous faire plaisir. Je veux effacer à tout jamais tous les chagrins
que vous avez pu endurer, petite gazelle. Vous voulez bien me laisser essayer ?
Jared la reprit par la main et l’entraîna au bord du précipice, au pied de l’arbre où
elle l’avait découvert le premier jour. Il la prit alors dans ses bras et plongea son
regard dans le sien.
— N’oubliez jamais ce jour, mon amour. Gardez toujours le souvenir de toutes ces
couleurs, de ces sons, de cette beauté. Comment la peur et la laideur pourraient-elles
continuer d’exister dans un monde si beau ? Tout ce qui a pu se passer n’était qu’un
rêve, un affreux cauchemar qui ne se reproduira plus jamais. Chaque fois qu’il tentera
de revenir, vous n’aurez qu’à vous rappeler cet instant, la douce chanson du vent, et il
s’enfuira aussitôt. Ouvrez votre cœur au présent, et le passé sera définitivement mort.
Il sembla en effet à la jeune femme que tous ses noirs souvenirs venaient d’être
balayés. Jared avait su créer pour elle un monde merveilleux où elle se sentait enfin
vraiment vivre et qu’il ait pu se donner autant de mal pour y parvenir la bouleversait.
— Merci, Jared, je vous serai éternellement reconnaissante, souffla Tania, les yeux
embués de larmes.
Éternellement. Ce mot la fit frissonner. Mais la jeune femme savait que, quelle que
soit la durée de leur passion, jamais elle n’oublierait cet instant.
Jared ouvrit la bouche pour parler mais se ravisa soudain. La seconde d’après, il
relâchait son étreinte et déjà il s’éloignait.
— Jared !
— Restez, répondit-il. Cela vous fera du bien d’être seule un moment.
— Mais Jared, vous partez ?
— Je ne veux pas gâcher la pureté de cet instant. Il n’appartient qu’à vous, petite
gazelle.
Tania le regarda partir, bouleversée. Elle savait combien le désir de Jared avait été
puissant et en n’y cédant pas il lui avait fait un présent encore bien plus somptueux
que toutes les fourrures et toutes les clochettes du monde.
La jeune femme s’adossa à un arbre et admira la ligne de crêtes rendues violettes
par le couchant. Elle s’aperçut soudain qu’elle s’était mise à aimer ces montagnes :
encore un des cadeaux de Jared ! Sa poitrine lui parut brusquement trop petite pour
contenir son cœur.
Était-ce l’amour ? Elle ne le savait pas et d’ailleurs s’en moquait. Comment aurait-
elle pu mettre un nom sur quelque chose qu’elle n’avait encore jamais ressenti ? Seul
comptait cet irrésistible besoin de donner et de recevoir, cette soif d’appartenir à un
autre être. Jared l’avait couverte de présents et elle se devait de les lui rendre sans
restrictions. La timidité s’empara soudain de Tania mais bien vite elle la repoussa. Il
n’y avait aucune raison d’être intimidée : elle était Tania Orlinov, la gazelle, elle pos-
sédait l’ero !
Le rire sonore de la jeune femme vint se joindre au mystérieux tintinnabulement
des clochettes tandis que la lune se levait dans le ciel.

*
* *

La lune était à son apogée quand quelques heures plus tard Tania ouvrit la porte de
la chambre de Jared. Elle éclairait d’ailleurs à flots la pièce, y accrochant des ombres
fantasques.
— Soyez la bienvenue, douce gazelle, dit Jared depuis le grand lit. Vous ne pouvez
savoir combien j’ai souhaité vous voir apparaître ainsi.
— Vous espériez ma visite ? répondit Tania, sa longue cape d’hermine flottant
autour d’elle comme elle s’approchait. Si je l’avais su, je vous aurais fait attendre.
Maintenant, elle était assez près pour voir le regard brillant de Jared et son torse
nu qui contrastait sur la blancheur des draps rejetés jusqu’à son ventre plat.
Le cœur battant la chamade, Tania ôta son hermine qu’elle déposa sur un fauteuil,
et entreprit de dénouer sa lourde tresse.
— Peut-être aurais-je dû attendre que vous m’invitiez plutôt que de vous imposer
ainsi ma présence, reprit-elle.
— Ne dites pas ça, vous savez bien que je rêve de vous avoir auprès de moi depuis
au moins trois ou quatre millénaires.
— Ravie de vous voir prêt à subir mes tentatives de séduction
— Êtes-vous venue me séduire, petite gazelle ?
— N’est-ce pas ce que vous voulez ?
— De tout mon être, mais cela ne me suffit plus. Je veux savoir aussi vos raisons.
Pourquoi êtes-vous là, Tania ?
— Que diriez-vous si je vous répondais par goût de la luxure ? Que je me moque de
qui vous êtes et de ce que vous pouvez bien penser pourvu que vous me donniez du
plaisir ? Seriez-vous toujours d’accord pour que je vienne vous retrouver dans votre
lit ?
— Absolument, s’amusa Jared. Et je m’emploierais à vous démontrer que vous
m’avez menti. Je vous connais bien, Tania, je sais que si vous êtes là c’est parce qu’il y
a plus qu’un simple appétit charnel. Il y a autre chose et c’est ça que je veux connaître.
— Je ne sais pas trop, répondit la jeune femme avec difficulté. Je n’avais encore
jamais ressenti ça. C’est très étrange…
— J’espère que vous n’aurez jamais à témoigner dans un procès ! Vous êtes telle-
ment claire qu’à vous entendre on pourrait croire que vous êtes en train de décrire
une maladie tropicale !
— Que voulez-vous ? rit Tania. Des promesses ? Des serments ? Je ne peux vous en
offrir : tout cela est bien trop nouveau.
Jared parut un peu déçu mais cela ne dura pas.
— D’accord, fit-il, pas de serments. Cela vaut peut-être mieux pour vous et moi.
Nous prendrons les choses au fur et à mesure, telles qu’elles se présenteront.
— Un pas après l’autre, commenta Tania, prenant la main qu’il lui tendait.
Mais comme Jared allait l’attirer contre lui, elle résista.
— Il faut que vous sachiez quelque chose, hésita-t-elle. Je suis vierge. Peut-être pas
physiquement car peu de danseuses le sont, mais vierge quand même. Je n’ai jamais
connu d’autre homme, Jared.
— Et Windloe ?
— Simplement un ami. Au début, il voulait être plus mais il a fini par accepter que
notre relation ne dépasse pas le stade de la complicité.
— Pourquoi n’avez-vous pas voulu ? Est-ce à cause de votre père ?
— Je ne sais pas, murmura la jeune fille. C’est possible.
— Et pourquoi est-ce différent aujourd’hui ?
Tania ne comprenait pas pourquoi Jared s’obstinait à poser des questions aux-
quelles elle ne savait pas répondre.
— Aujourd’hui je peux, même si je n’arrive pas à l’expliquer. J’ai confiance en vous,
Jared. Je crois que ce soir, si vous m’aviez demandé de sauter dans le vide, je l’aurais
fait. Est suffisant ?
— Très suffisant, mon amour.
Jared l’attira encore et cette fois elle se laissa aller. Le contact de son corps chaud
et dur la troubla tellement qu’un moment elle crut qu’elle allait s’évanouir.
— Vous ne m’en voulez pas d’être le premier ? souffla-t-elle.
— Cela présentera peut-être quelques petits problèmes, mais rien que nous ne
puissions surmonter, rit-il.
— J’aime vous toucher, murmura Tania en découvrant d’une main tremblante les
puissantes épaules. On dirait de l’acier gainé de soie. Moi, je ne suis pas très belle en
ce moment. Mon épaule n’est pas complètement guérie et j’ai encore les marques de
la corde. Si vous préférez que l’on attende…
— Pas question. Je fermerai les yeux, comme ça je ne verrai pas toutes tes imper -
fections. Il y en a encore beaucoup d’autres ?
— Il y a mes pieds, répondit-elle très sérieusement. J’ai de très vilains pieds. C’est
le cas de toutes les danseuses, tu sais, et je ne peux absolument pas te promettre que
ça s’arrangera.
Jared secoua la tête, sidéré. Il n’arrivait pas à en croire ses oreilles. Où était passée
la Messaline qui l’avait tant aguiché durant toutes ces semaines ? Tania lui faisait
soudain l’effet d’une enfant timide passant en revue tous ses défauts et il en éprouva
une infinie tendresse.
— Voilà qui est une autre affaire, reprit-il, gardant difficilement son sérieux. Il va
falloir que j’inspecte ces monstruosités avant d’aller plus loin ! Oui, en effet je com-
prends pourquoi tu as cru bon de m’avertir. Non seulement il y a des cals mais aussi
quelques cicatrices.
Jared prit les petits pieds dans sa main et en embrassa doucement les plantes.
— On a du mal à croire que la gazelle puisse tirer une telle magie de choses aussi
horribles, poursuivit-il.
En s’entendant donner son surnom, Tania réalisa soudain qu’elle n’était plus une
gamine mais une prima ballerina adulée des foules. Elle dégagea ses pieds et s’assit
fièrement sur le lit.
— Il est grand temps que je fasse quelque chose pour te faire oublier ma laideur,
annonça la jeune femme.
D’un geste décidé, Tania fit passer sa chemise de nuit par-dessus sa tête et apparut
entièrement nue, sa lourde chevelure d’ébène cascadant sur ses épaules.
— Autant que je m’en souvienne, tu n’as jamais eu d’aversion pour mes seins. Peut-
être qu’en fixant ton attention sur eux, tu oublieras mes pieds ! Les aimes-tu, Jared ?
fit-elle en se pressant contre lui.
— Oui, je les aime.
Menus, ronds et fermes, avec leurs pointes roses qui se dressaient sous la caresse,
Jared les trouvait exquis. Il éprouvait l’irrésistible besoin de les toucher mais avait
peur qu’en le faisant, Tania ne retrouve toute sa timidité. Il n’avait pas pensé un seul
instant qu’elle pût être vierge et, le premier moment de fierté masculine passé, il en
avait ressenti de l’inquiétude. Jared voulait que leur union soit parfaite et il savait
désormais qu’il devrait se montrer très attentif et très patient s’il voulait que leur plai-
sir soit réellement partagé.
— Tu as de jolis seins, reprit-il.
— Je suis ravie de te l’entendre dire, fit-elle en se frottant, féline, contre son torse.
J’aime beaucoup aussi les tiens, ajouta-t-elle en y déposant un baiser. N’est-ce pas
merveilleux que nous soyons si différents ?
— Très, parvint-il à répondre, enivré du parfum de la lourde chevelure qui le
balayait. Mais nos différences ne s’arrêtent pas là.
— J’avais remarqué, répondit-elle en le caressant aussitôt. Aimes-tu que je te
touche ?
— J’adore, Tania. J’adore tes mains et tes lèvres sur mon corps. Je suis prêt à res-
ter des siècles ainsi à les sentir sur moi jusqu’à ce que tu saches me caresser à la per -
fection.
— Ça ne prendrait pas si longtemps, Jared : j’apprends très vite, tu sais.
Tania reprit ses caresses, son propre plaisir se nourrissant de celui qu’elle procu-
rait à Jared. De ses mains et de ses lèvres, elle explora longuement son superbe corps
musclé, lui arrachant soupirs et gémissements voluptueux.
Jared ne put éternellement se dominer. Il finit par la prendre dans ses bras, l’allon-
ger contre lui, et tandis que sa bouche s’emparait de celle de la jeune femme, sa main
vint se glisser au plus secret d’elle-même et ce fut elle qui se mit à gémir.
— Viens, appela-t-elle, viens, je veux que tu sois en moi.
Avec mille précautions, Jared obéit et elle s’émerveilla de l’accueillir si bien. Désor-
mais, ils ne formaient plus qu’un et Tania eut envie de crier pour célébrer cette
sublime victoire. D’elle-même elle se mit à onduler sous lui, découvrant peu à peu les
gestes de l’amour, cet amour qui semblait vouloir les submerger dans un océan de
voluptueuses sensations.
*
* *

— À quoi penses-tu ? demanda Jared, caressant les cheveux de la jeune femme


blottie au creux de son épaule.
Tania ne savait que dire. Il lui semblait que son cerveau venait d’éclater en une
infinité de parcelles qui ne se réuniraient plus. Pouvait-elle lui répondre qu’elle
n’avait encore jamais connu quelqu’un d’aussi tendre et passionné que lui ? Qu’elle ne
pouvait plus envisager un monde où il ne fut pas ? Qu’elle voulait encore qu’ils soient
unis alors qu’ils venaient juste de se séparer ? Non, c’était impossible, d’autant qu’elle
avait dit tout à l’heure qu’il n’y aurait pas de serment.
— Je pensais aux clochettes agitées par le vent.
Jared fut pris d’un fou rire et la pressa contre lui.
— Ça devient une obsession ! Je croyais t’en avoir offert suffisamment pour que tu
cesses d’y rêver.
— C’est vrai, tu me les as données toutes : celles de la beauté, de l’oubli et de la pas-
sion. Je t’en remercie de tout mon cœur.
— Mais, protesta Jared en prenant le visage de la jeune femme entre ses mains,
elles étaient faites pour te rendre heureuse, pas pour te faire pleurer !
— Je ne pleure pas, mentit-elle. Je ne pleure jamais.
— Pardonne-moi, j’oubliais la femme que tu étais. Tu ne peux pas verser une larme
puisque tu possèdes l’ero !
— Parfaitement. Il est tout à fait normal que je te sois reconnaissante, mais dis-toi
bien que je n’ai pas pleuré depuis mon enfance.
Jared choisit de ne pas lui demander les raisons de son chagrin d’alors : il y en
avait sûrement des centaines et il préférait qu’elle les oublie.
Seuls comptaient le moment présent et les instants de délice qu’ils venaient de par-
tager ; des instants qu’il ne tenait qu’à lui de renouveler. Jared attira de nouveau
Tania contre lui et s’empara de ses lèvres…
11

Tania se réveilla comme toujours aux premières lueurs de l’aube qui plongeait la
chambre dans un flou gris argent presque surnaturel. Il n’y avait par contre rien de
surnaturel dans les bras puissants qui enserraient sa taille et le chaud contact du
torse masculin contre son dos. L’étreinte de Jared lui parut merveilleusement protec-
trice… sécurisante.
Protectrice ? Cette idée lui fit ouvrir tout grands les yeux. Tania n’avait nul besoin
de protection ! Que faisait-elle, blottie et béate dans les bras de cet homme ? Cela
prouvait à quel point elle était tombée sous l’emprise de son charme.
Tania se dégagea doucement et sortit du lit. Jared dormait toujours, sa respiration
régulière soulevant sa large poitrine, et ne l’entendit pas gagner le fauteuil pour y
prendre son hermine.
La jeune femme se refusait à céder au désir d’aller se recoucher près de lui. Les
heures d’extase qu’elle avait connues dans ses bras risquaient de devenir pour elle
une drogue et elle ne le voulait pas. S’abandonner à cette passion ne pourrait que l’af-
faiblir, la rendre vulnérable et ça, jamais elle ne le supporterait.
Déjà, une partie d’elle-même s’était définitivement donnée à Jared la veille. Elle
avait peur : il ne fallait pas aller trop vite.
Tania revint cependant contempler Jared endormi et de nouveau la tendresse
envahit son cœur. Les lueurs pâles de l’aube sculptaient les traits de son visage, en
adoucissant les contours, et le sommeil lui conférait soudain une fragilité presque
enfantine.
Mais Jared n’était plus un enfant, fut-elle obligée de se rappeler en gagnant la
porte. C’était un adulte, parfaitement maître de lui, et sans doute l’homme le plus fort
qu’elle ait jamais rencontré. Même en faisant l’amour, tandis qu’elle n’était plus entre
ses mains qu’une esclave obéissante, il avait su garder son sang-froid pour la guider
sur les chemins du plaisir. Elle lui en avait été alors reconnaissante, mais maintenant
cette maîtrise lui faisait peur. Jared possédait là une arme qu’elle n’avait pas et cela le
rendait doublement dangereux.
Quand la jeune femme eut retrouvé sa chambre, elle passa directement sous la
douche et une heure plus tard, ses cheveux lavés, séchés, brossés et soigneusement
nattés, elle enfilait maillot, jambières et chaussons.
Il était grand temps de reprendre son entraînement. Tania avait une carrière bien à
elle, elle était avant tout une danseuse et pas simplement la maîtresse de Jared
Ryker !
Tania s’échauffait depuis une quinzaine de minutes quand Kevin entra dans le
gymnase. Il s’arrêta sur le pas de la porte, le regard étonné.
— Quelle surprise ! dit-il en s’avançant. Je croyais bien avoir la salle à moi tout seul
ce matin.
Pourquoi donc ? N’avez-vous pas entendu Jared hier ? Je suis officiellement gué-
rie. Il n’y a aucune raison pour que je ne reprenne pas mes exercices.
Tania s’allongea sur le sol pour travailler ses abdominaux et Kevin s’assit en
tailleur auprès d’elle.
— Je ne suis pas certain que Jared ait pensé au gymnase lorsqu’il vous a autorisé à
quitter votre chambre, reprit-il. Sait-il que vous êtes ici ?
— Non, mais il n’aurait pu m’empêcher de reprendre mon entraînement. Je
connais les limites de mon corps mieux que lui et je n’ai perdu que trop de temps.
Tania acheva son centième ciseau et s’assit pour s’éponger le front et la nuque. Elle
se sentait déjà aussi faible qu’une enfant après ces simples préliminaires et son
épaule commençait à lui élancer. Sa condition physique s’avérait encore plus lamen-
table que ce qu’elle avait redouté.
— Une danseuse ne peut se permettre de se laisser aller, dit-elle sentencieusement.
— J’admire votre détermination, mais vous ne croyez pas que vous en faites un
peu trop ? Deux ou trois jours de repos supplémentaires n’auraient pas pu vous faire
de mal.
— Chaque jour compte, Kevin. La carrière d’une ballerina ne dure qu’un temps.
J’ai déjà vingt-quatre ans : il me reste pas autant d’années devant moi.
Tania jeta un regard indigné à Kevin lorsqu’il éclata de rire.
— Je vous demande pardon, expliqua-t-il. Mais vous êtes si drôle, assise par terre !
Vous ressemblez à une gamine de treize ans et vous parlez comme une vieille dame.
Ne vous a-t-il jamais traversé l’esprit que vous puissiez être au maximum de votre art
dans dix ou vingt ans ? Réfléchissez un peu à l’impact que peuvent avoir les travaux
de Jared sur votre carrière.
La jeune femme regarda son compagnon, sidérée. Elle n’avait pas envisagé la
découverte de Jared sous un angle personnel. Pour elle, sa carrière avait toujours été
l’éblouissante trajectoire d’une comète au firmament des stars et voilà que soudain
elle se voyait offrir la possibilité de danser aussi longtemps qu’elle le voudrait. Son
adieu à la scène ne dépendrait plus que de son bon plaisir !
Son visage rayonna brusquement de bonheur.
— Mais c’est fantastique ! s’exclama-t-elle. C’est merveilleux ! Marguerite va pou-
voir reprendre sa carrière !
— Marguerite ?
— Une de mes amies : Marguerite Montclair, s’empressa d’expliquer Tania, au
comble de l’excitation. Elle a renoncé aux planches à la naissance de son fils, Barry.
Ce fut une terrible décision car elle savait que, d’ici que Barry soit autonome, elle
serait trop âgée pour reprendre sa carrière. Maintenant, elle peut tout avoir. Toutes
les femmes peuvent avoir tout ce qu’elles veulent : une carrière, des enfants, tout !
N’est-ce pas formidable ?
— Oui, c’est formidable pour votre amie Marguerite, fit Kevin, hésitant. Et vous,
Tania, aimez-vous les enfants ?
— Je les adore ! Vous devriez voir Barry. Il n’a que cinq ans mais il est déjà si intel-
ligent, si bien élevé, si…
La jeune femme s’arrêta brusquement en découvrant le visage sombre de Kevin.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Pourquoi faites-vous cette tête la ?
— La découverte de Jared est une arme à double tranchant et un de ces tranchants
ouvre d’amères blessures. L’une d’entre elles sera de ramener la natalité à la crois-
sance zéro.
— Mais de quoi parlez-vous ?
— Du contrôle des naissances et du recours à l’avortement en cas de conception
involontaire. On sera même sans doute obligé de stériliser toute la population de la
planète.
— Non, pas ça ! s’écria Tania au comble de l’horreur. Ce n’est pas possible !
— C’est inévitable, Tania. Mieux vaut que vous vous fassiez tout de suite à cette
idée.
— Plus de bébés, murmura la jeune femme. Un monde sans enfants. Comment
voulez-vous que j’accepte ça ? Comment quiconque pourrait-il l’accepter ?
— Notre survie en dépend.
— C’est ignoble ! C’est totalement monstrueux, ajouta-t-elle en se levant. Même si
je vis éternellement, je refuserai toujours cette idée !
Tania jeta sa serviette sur le sol et partit en courant, refusant d’entendre les appels
de Kevin dans son dos. Elle traversa les couloirs, sortit dans la cour et continua droit
devant elle, sans même savoir où elle allait.
Elle ne fut pourtant pas surprise de se retrouver sous les bouleaux. Les nuages
étaient bas et les clochettes ne renvoyaient aucune lumière mais leur musique n’en
demeurait pas moins apaisante.
Tania se laissa tomber au pied de l’arbre favori de Jared, vaguement consciente du
sol glacé sous elle et de la bise qui mordait son visage.
Un monde sans enfants ! Elle ne parvenait pas à y croire. N’aurait-elle donc jamais
de petit garçon semblable à Barry ? Toute sa vie, la jeune femme avait toujours tenu
pour acquis qu’un jour elle aurait un enfant, un petit être bien à elle auquel elle pour-
rait dédier tout son amour. Et voilà que ce bonheur lui était refusé. Tania eut l’im-
pression d’avoir été spoliée d’un inestimable trésor. On venait par avance d’arracher
de ses entrailles le petit être qui n’avait pas encore été conçu !
Tania battit des paupières, tenant de refouler ses larmes. Mais peut-être ferait-elle
mieux de pleurer ! Il fallait bien qu’en ce monde cruel quelqu’un pleure sur tous ces
enfants qui ne verraient jamais le jour, ne s’entendraient jamais chanter de berceuses,
blottis au creux de bras aimants.
— J’espère que tu as de bonnes raisons pour justifier un comportement aussi stu-
pide, fit soudain Jared à ses côtés. J’avais espéré que tu ferais preuve d’un peu plus de
prudence ! D’abord, Kevin me dit que tu t’épuises littéralement au gymnase, et
ensuite tu pars en courant dehors sans rien sur le dos, ou presque ! Que faut-il que je
fasse ? Que j’attache un chien de garde à tes basques ?
— Mais j’en ai déjà un, Jared, répliqua Tania, glaciale. En fait, je suis entourée
d’une meute ! Même Kevin s’empresse d’aller tout te rapporter quand le besoin s’en
fait sentir. Je suppose que tu ne serais pas là s’il ne s’était pas précipité pour aller te
chercher !
— Il était très inquiet.
Jared s’agenouilla près de la jeune femme et l’enveloppa de son blouson.
— Il m’a dit que vous discutiez ensemble, reprit-il, que quelque chose ne t’a pas
plus et que tu t’es enfuie telle une possédée. Qu’as-tu donc qui ne va pas ?
— Moi, je vais très bien ! J’ai simplement commencé à prendre conscience du
monde que tu étais en train de nous créer. Je ne suis pas sûre de l’apprécier. Sais-tu
que je n’ai jamais trouvé triste l’idée de devenir une vieille dame ? Au contraire, je me
suis toujours plu à m’imaginer avec les cheveux tout blancs, l’air respectable et faisant
toutes les excentricités qui me passent par la tête. La vieillesse a plus d’un privilège,
Jared. Tu nous les as volés ! Tu vas peupler la planète d’une race de robots stériles,
éternellement en bonne santé.
— Si tel est le cas, j’en accepte la responsabilité. Chaque chose a son prix et je
pense que le progrès que j’apporte à l’humanité est inappréciable. Si tu as envie de
jouer les vieilles dames indignes, je t’achèterai une perruque et une trousse de
maquillage.
— Je ne trouve pas ça drôle. Certains prix sont inacceptables surtout quand on est
forcé de les payer !
Tania se mit debout, recula de quelques pas et le foudroya du regard.
— Ta découverte me dégoûte, Jared !
— Mais pourquoi te mets-tu dans un tel état ? Qu’y a-t-il derrière tout ça, Tania ?
Toutes tes histoires de vieilles dames et de robots sont bizarres. Comment veux-tu
que je discute avec toi si tu ne poses pas clairement le problème ?
— Discuter ! Tu es très fort pour ça, n’est-ce pas, Jared ? Froid, logique, toujours
maître de toi ! Pesant le pour et le contre, analysant chaque chose pour un tirer la
substantifique moelle ! Eh bien, je ne suis pas comme toi ! J’ai des émotions et des
sentiments, moi ! Et parfois, ce sont eux qui me dirigent.
— Il faudrait que je sois aveugle pour ne pas le voir. Mais j’aimerais tout de même
savoir…
— C’est à cause des enfants ! hurla-t-elle, à bout. Tu m’as volé mes enfants ! Et ça,
je crois que je ne te le pardonnerai jamais !
Sur ces mots, Tania partit vers le château, curant comme un animal blessé cher-
chant la tanière où il pourra se terrer.
Jared la regarda s’éloigner, anéanti. Elle lui avait reproché d’être perpétuellement
maître de lui alors que présentement, il ne contrôlait plus rien. Les mots de Tania
avaient été autant de couteaux qu’elle lui avait enfoncés dans le cœur. Il portait main-
tenant sa douleur comme on porte un enfant, un de ceux-là qu’elle lui avait reproché
de lui avoir volés.
La nuit précédente, lorsqu’il l’avait tenue contre lui, il avait bien cru que toutes ses
années d’horrible solitude venaient de prendre fin, mais en quelques secondes, Tania
l’avait rejeté au cœur du désert de l’amour.
*
* *

On ne frappa pas mais soudain la voix de Kevin retentit :


— Ouvrez la porte, Tania, j’ai les bras chargés !
Tania alla tirer le verrou et Kevin entra portant un plateau.
— Je vous apporte votre dîner. Ne faites pas cette grimace, ce n’est qu’un peu de
soupe et quelques sandwichs. Comme vous n’êtes pas descendue et avez refusé d’ou-
vrir à George, j’ai décidé de prendre les choses en main. Je ne pouvais tout de même
pas vous laisser jeûner après tout le mal que je me suis donné auprès de vous cette
dernière semaine !
— Merci de penser à moi, Kevin, mais vraiment je n’ai pas faim.
— Mangez quand même. Vous êtes restée enfermée dans cette chambre toute la
journée sans rien avaler ! Je vous en prie, faites-moi plaisir. J’ai parlé sans réfléchir
ce matin mais j’ai toujours eu le don de dire ce qu’il ne fallait pas, soupira-t-il. Vous
ne voulez pas que je développe un complexe de culpabilité, dites ?
Tania n’en voulait pas à Kevin car elle savait bien qu’il n’était pas responsable. Il
avait simplement cherché à la préparer et ne pouvait deviner qu’il susciterait chez elle
une réaction aussi passionnelle. Néanmoins, le jeune homme l’avait surprise par sa
brutalité, d’autant qu’il s’était montré jusque-là remarquablement fin.
— Vous n’avez aucune raison de vous sentir coupable, sourit la jeune femme. Vous
avez simplement fait ce que vous estimiez être votre devoir et c’est le mieux que cha-
cun de nous puisse faire. Laissez le plateau, je mangerai plus tard.
— Très bien, approuva Kevin. Et pourquoi ne pas vous coucher de bonne heure ?
Vous avez l’air épuisée.
Tania était bien plus qu’épuisée : elle se sentait perdue. Chaque fois qu’elle
revoyait le visage torturé que Jared avait eu le matin dans le parc, son cœur se serrait
atrocement.
— C’est ça, répondit-elle, souhaitant ardemment que le jeune homme s’en aille, je
me coucherai tôt. Ne vous faites pas de soucis pour moi, je serai de nouveau en forme
demain matin.
— Je le souhaite de tout cœur. Encore une fois, je me trouve pris entre deux feux.
Non seulement vous êtes malheureuse par ma faute, mais Jared est d’une humeur à
faire peur. Je ne l’avais encore jamais vu comme ça.
— À votre place, je ne me ferais pas de soucis pour lui. Jared garde toujours son
sang-froid.
— J’aimerais partager vos certitudes mais je suis sûr que vous les perdriez si vous
pouviez le voir. Il a passé la journée seul dans la bibliothèque, le regard perdu dans le
vide, et les fantômes qu’il semblait voir ne devaient pas être très réjouissants. Il me
fait penser à une bombe à retardement dont le mécanisme aurait été mis en mouve-
ment et qui n’attendrait plus que son heure pour exploser. J’ignore ce qui s’est passé
entre vous ce matin, Tania, mais les retombées sont manifestement dangereuses.
Bien, conclut-il dans un soupir, maintenant que je vous ai prévenue et que vous avez
de quoi manger, il est temps que je vous laisse.
Tania s’écarta de la porte pour le laisser passer.
— Bonne nuit, Tania. Vous êtes vraiment quelqu’un d’exceptionnel. Je vous aime
beaucoup. Je suis sincèrement navré de vous avoir fait du mal ce matin.
Avant que la jeune femme ait pu répondre, il était déjà sorti.
Tania gagna la table où Kevin avait déposé le plateau. Elle souleva le couvercle
d’argent qui protégeait les sandwiches mais le laissa retomber aussitôt. Peut-être les
mangerait-elle plus tard mais, dans l’immédiat, même l’idée d’avaler un peu de
potage lui soulevait le cœur.
Tania se dirigea jusqu’à la porte-fenêtre et sortit sur le balcon. Le froid glacé de la
nuit lui fit un moment oublier sa détresse. Les premières neiges ne tarderaient plus.
Jusqu’à présent, l’automne avait été remarquablement doux pour les Laurentides
mais, désormais, nul doute que l’été indien fut fini.
L’été indien ! Ces derniers balbutiements des beaux jours avant que l’automne ne
bascule définitivement dans les froideurs interminables de l’hiver canadien. Les
heures qu’elle avait passées dans les bras de Jared auraient été son été indien. Mal-
heureusement, Tania ne s’était pas imaginé qu’il serait aussi bref et que dès le petit
jour elle sombrerait dans les profondeurs noires et glacées de la solitude.
— As-tu l’intention de te jeter du haut de ton balcon ou espères-tu attraper une
pneumonie ? fit la voix ironique de Jared dans son dos. Certes, le suicide est un
moyen d’échapper à un monde stérile, mais je ne pensais pas que tu choisirais cette
solution.
Tania n’eut pas le temps de répondre, déjà Jared l’entraînait à l’intérieur de la
pièce et refermait la porte-fenêtre.
— Je commence à en avoir par-dessus la tête de te voir intervenir sans cesse dans
ma vie, Jared ! Je m’en suis sortie toute seule pendant bon nombre d’années et je n’ai
nullement besoin de toi, ni maintenant ni pour le futur.
— Tu as été parfaitement claire là-dessus ce matin.
Jared lâcha son bras et recula. Il portait comme à son habitude un jean et un pull-
over, mais si sa tenue était décontractée, son visage était loin de l’être. Il paraissait
incroyablement tendu et ses yeux lançaient de dangereux éclairs métalliques.
— Tu n’attends rien de robots ou d’hommes au cœur de glace, c’est ça ? reprit-il. Si
je comprends bien, tu m’as attribué le rôle du méchant qui vient anéantir tes projets
d’avenir.
— Je n’aurais jamais dû dire tout ça : j’étais en colère. Non pas que ce ne soit pas la
vérité, mais il était inutile de la formuler. Ce n’est pas pour si peu que tu changeras
tes plans.
— Effectivement, je n’en changerai pas, car je crois en ce que je fais. Il va y avoir de
terribles problèmes à surmonter, mais crois-tu que j’entraînerais derrière moi toute
l’humanité si je ne croyais pas que c’était nécessaire ? Crois-tu aussi que je demeure-
rais reclus dans ces maudites montagnes alors que je pourrais tranquillement tra-
vailler, si j’étais réellement un infâme exterminateur ?
— Je ne t’ai jamais traité d’exterminateur.
— Non, c’était plutôt tueur d’enfants, n’est-ce pas ? Laisse-moi résumer afin d’être
bien sûr que je ne déforme pas ta pensée : je suis un robot, un infanticide et un
voleur. Je n’ai rien oublié ?
Avait-elle réellement dit tout ça ? Tania avait été tellement hors d’elle qu’elle ne
s’était pas rendu compte de ce qu’elle racontait.
— Non, fit-elle, tournant le dos, je suppose que c’est à peu près ça. Maintenant, j’ai-
merais que tu partes, Jared, cette conversation ne peut nous mener nulle part.
— Elle nous mènera exactement où je veux, rétorqua-t-il, la saisissant par le poi-
gnet et l’obligeant à se retourner. J’espérais davantage mais je me contenterai de ce
que tu veux bien m’accorder. Qu’ai-je à faire de la confiance et de la compréhension,
après tout ? Je m’en suis passé toute ma vie et ne m’en suis pas porté plus mal.
— Je ne te donnerai rien, Jared ! La nuit passée fut une erreur qui ne se répètera
pas. Nous sommes trop différents sur trop de points.
— Je ne suis pas d’accord. Ce qui s’est passé dans ce lit l’autre nuit a bien plus
d’importance que tu ne veux bien l’admettre. On s’accorde pour dire que les relations
sont basées à quatre-vingt-dix pour cent sur une bonne entente physique et tu ne
peux nier que la nôtre fut parfaite. D’autre part, je suis peut-être le seul homme en
mesure de te donner ce que tu veux. À ta place, je ne me mettrais pas à la porte.
— Et peux-tu me dire ce que je veux ?
— Tu veux un enfant, Tania, et tu vas l’avoir.
— Quel romantisme !
— Que peux-tu espérer d’autre d’un robot ? Mais ne sois pas déçue : ce robot te
fera quand même l’enfant que tu désires.
— Quoi ! sursauta-t-elle, prisonnière de ses bras.
— Tu veux un enfant, parce qu’un enfant ne représente aucun danger. Il se
contente de prendre ce qu’on veut bien lui donner. Il t’aimera toute ta vie sans rien
attendre d’autre de toi que d’être une nourrice et une amie. C’est bien moins risqué
que de te lier à moi, n’est-ce pas ? Moi, je suis en droit de tout exiger de toi, mainte-
nant et toujours. Tu sais que je n’aime pas les demi-mesures.
— Tu racontes n’importe quoi, répliqua Tania en se débattant. Tu ne sais pas ce
que je pense.
— Évidemment, grinça Jared, puisque j’ignore ce que sont les sentiments ! Com-
ment pourrais-je me représenter ton besoin de maternité ? Mais les sentiments ne
sont pas indispensables à la procréation, donc tu n’as pas à t’inquiéter. Tu risques
même d’y prendre plaisir. Autant que je sache, tu ne t’es pas plainte la nuit dernière.
Jared souleva la jeune femme dans ses bras et alla la poser sur le lit sans qu’elle se
débatte car Tania était trop anéantie pour réagir.
— Je n’arrive pas à y croire, dit-elle. Cela ne te ressemble pas, Jared.
— Tu devrais pourtant m’être reconnaissante puisque tu as cru toutes les horreurs
que Kevin t’a dépeintes. Il ne t’est pas venu à l’esprit de venir me trouver pour
connaître mon opinion, mes intentions. Tu t’es contentée de me juger, de me
condamner et de me rejeter hors de ta vie.
— Tu ne veux pas d’une humanité stérile ?
— Grand Dieu non ! Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l’éviter mais je
dois admettre que je ne peux le garantir. Mais rassure-toi, Tania, je vais être le roi de
ce meilleur des mondes, ne l’oublie pas. Ils ont besoin de moi pour arrêter toutes les
horloges de la planète et chacun sait qu’un monarque doit avoir un héritier. Tu n’as
donc pas à t’inquiéter pour ton bébé. Tout est parfaitement organisé pour lui dans
mon univers de robots stériles.
Jared la maintenait clouée au lit par les épaules et posait sur elle un regard étran-
gement brillant, presque fou.
— Ne fais pas ça, Jared, dit-elle froidement. Je te préviens que je me débattrai de
toutes mes forces. Si tu parviens néanmoins à me violer, je ne te le pardonnerai
jamais.
Jared lâcha une épaule et entreprit de dégrafer son déshabillé écarlate.
— Ce ne sera pas un viol, Tania. Tu es une femme bien trop sensuelle et je sais me
montrer patient quand il le faut. Ce sera une nuit très instructive pour toi : tu vas
découvrir que tu es capable de vouloir te donner même à un monstre tel que moi.
Jared faisait maintenant glisser le déshabillé, ne lui laissant que la chemise
assortie.
— Très jolie, commenta-t-il. Cela me rappelle le costume que tu portais la première
fois que je t’ai vue. Tu ressemblais à une flamme. Je te regardais danser et je ne pou-
vais plus penser qu’à une seule chose : que j’avais envie de faire ça !
Jared saisit soudain le léger vêtement au décolleté et le déchira d’un coup.
— Mais tu es fou ! hurla Tania.
— Non, je suis fidèle à l’image que tu t’es faite de moi. D’une part, je te voulais nue
le plus vite possible et, d’autre part, je voulais te montrer la différence entre viol et
séduction.
Jared retira les lambeaux de la chemise de nuit du corps de la jeune femme et les
lui présenta.
— Cela, dit-il doctement, était un acte de violence, un premier pas vers le viol.
Nous allons passer maintenant à la séduction.
— Jamais !
La main de la jeune femme résonna tel un coup de fouet en s’abattant à toute volée
sur le visage de Jared ! Elle roula ensuite à toute vitesse du lit et se précipita vers la
salle de bains mais à mi-chemin les bras de Jared se refermèrent sur elle. Bien qu’elle
se débattit de toutes ses forces, elle ne s’en retrouva pas moins de nouveau sur le lit.
Mais comme Jared l’y déposait fermement, elle agrippa ses cheveux à pleines poi-
gnées. Sous la douleur, Jared la lâcha. Tania en profita pour prendre du recul et lui
envoya un grand coup dans la poitrine, de ses pieds de danseuses, durs comme de la
pierre.
Le cri de douleur que poussa l’homme fit venir un sourire triomphant aux lèvres de
Tania. Mais sa victoire fut de courte durée car déjà il la rattrapait et la propulsait sans
ménagement sur le matelas, l’immobilisant du poids de son corps.
Si Jared avait été jusqu’à présent en colère, il bouillait désormais de rage. Ses yeux
lançaient des éclairs dans son visage en feu qui gardait toujours la marque de la gifle
reçue. Tania tenta de lui décrocher un nouveau coup de point mais une main d’acier
vint immobiliser son poignet.
— Que cherches-tu à faire ? rugit-il, lui bloquant les mains au-dessus de la tête. Tu
veux encore te blesser ?
— Je t’ai dit que je ne me laisserai pas faire ! Je ne veux ni de toi ni de ton enfant !
Tu devras me violenter et je ne crois pas que tu le feras, Jared.
— Je n’aurai pas recours à la violence, mais je vais prendre des dispositions pour
t’empêcher de te faire mal.
En maintenant toujours les fins poignets dans sa grande main, il se pencha sur le
sol d’où il ramena la chemise de nuit déchirée. Soudain, Tania comprit.
— Non ! hurla-t-elle.
Tania se débattit encore en vain. En une minute, elle se retrouva les poignets soli-
dement fixés au montant du lit.
— Libère-moi, siffla-t-elle entre ses dents. Je ne me laisserai pas faire. Jamais je
n’accepterai d’être ton esclave.
— Si je te détache, tu recommenceras à lutter et tu finiras pas te blesser. Cela te
fera un grief de plus.
Jared ôta tranquillement son chandail et le jeta sur le tapis.
— Tu as tellement peur d’être dominée que tu préfères renoncer à ce qui nous
réunit, dit-il, lui défaisant sa natte et enfouissant ses doigts dans ses noirs cheveux.
Mais j’ai décidé de ne pas te laisser faire, petite gazelle. J’ai l’intention de te garder
par tous les moyens y compris cette terrible domination que tu redoutes tant.
Tania tirait en vain sur ses liens et secouait rageusement la tête sur l’oreiller, ten-
tant de se dégager des mains qui jouaient dans sa chevelure.
La panique commença de s’emparer d’elle. Jamais elle ne s’était sentie aussi vulné-
rable de toute sa vie et l’homme qui la détenait en son pouvoir n’était plus l’amant
tendre et attentif de la veille mais un étranger aux yeux métalliques, à la bouche
amère, et dont chaque mot la faisait souffrir.
— Tu ne me domineras jamais, Jared. Ni toi ni personne.
— Je crois que si, répondit-il en se levant et commençant à détacher sa ceinture.
Pourtant, je ne l’ai jamais voulu. Je sais que tu ne me crois pas mais c’est pourtant la
vérité. Je voulais une égale, pas une esclave. Tant pis, je m’en contenterai.
Nu, il vint s’asseoir au bord du lit et posa la main sur sa poitrine.
— Comme tu as de beaux seins, ma chérie. Veux-tu que nous commencions par là ?
Tania lui jeta un regard noir, tandis qu’il les pressait doucement l’un contre l’autre.
Il se pencha alors lentement sur elle, s’arrêtant à quelques centimètres de sa peau. La
jeune femme sentait son haleine la brûler à chaque mot qu’il prononçait.
— Ravissants. Et si sensibles ! Vois comme ils se tendent d’eux-mêmes vers moi,
leurs pointes semblables à des boutons de rose prêts à éclore.
Tania frissonna de la tête aux pieds quand Jared y posa ses lèvres. Comment son
corps pouvait-il la trahir ainsi ?
— Pense au bébé que je vais de donner, mon amour. Pense comme lui aussi aimera
tes seins. Crois-tu que ses lèvres seront pareilles aux miennes ?
Jared joua longtemps ainsi, passant d’un sein à l’autre, chaque frôlement de ses
lèvres, chaque petit coup de langue, chaque tendre morsure éveillant des traînées de
feu sous la peau de la jeune femme. Tania avait l’impression que des milliers d’étin-
celles explosaient en elle pour venir aussitôt se réunir en un troublant soleil au creux
de ses reins et exploser à nouveau.
— Non, gémit-elle, secouant la tête sur l’oreiller. Non, Jared, assez !
— Assez ? Alors nous allons changer d’endroit.
Ses mains vinrent caresser la chair fragile du ventre de Tania.
— Aimerais-tu savoir que mon enfant est là ? Bien au chaud dans tant de douceur ?
Il est difficile de croire que la vie puisse venir se nicher en un si petit endroit.
Tania tenta soudain de croiser les genoux mais il l’en empêcha.
— Allons, laisse-toi faire, dit-il.
— Non. Je ne veux rien te donner.
— Mais si, laisse-moi encore une heure et tu me donneras tout. N’oublie pas que tu
es une femme très sensuelle, Tania.
La jeune femme, à sa grande honte, ne tarda pas à suivre les savants mouvements
de sa main experte. Il l’emmena plusieurs fois au bord de l’extase mais sut aussi l’em-
pêcher d’y chavirer, la plongeant dans des abîmes de désir et de frustration.
Jared avait parlé d’une heure, Tania eut l’impression que cela avait duré des
siècles. Tout son corps était désormais tendu en un vibrant appel.
— Je crois que tu es prête, murmura Jared en souriant. Prête à me donner ce que je
veux et dont tu as besoin. Il suffit pour cela d’une simple phrase. Allez, dis-la.
Il ne fallait pas. Si Tania acceptait, elle savait qu’une part d’elle-même serait
anéantie à tout jamais. Mais comment ne pas céder ? La jeune femme se sentit atroce-
ment déchirée puis, brusquement, plus rien n’eut d’importance. Elle n’avait plus la
force de lutter ni contre son propre corps ni contre Jared. Elle ferma lentement les
paupières et n’eut même pas conscience des deux lourdes larmes qui coulèrent alors
sur ses joues brûlantes. Elle ouvrit la bouche.
— Non ! cria Jared en posant la main sur les lèvres entrouvertes.
Tania ouvrit tout grands les yeux et découvrit un visage bouleversé. Le tortion-
naire, l’étranger de tout à l’heure avait disparu : Jared était de retour, livide, les yeux
étrangement embués.
La main abandonna ses lèvres pour venir tendrement caresser le front pur de
Tania où les mèches noires s’étaient collées, puis descendit le long de sa joue.
— Tout va bien, mon amour, murmura péniblement Jared. Je sais que jamais tu ne
te soumettras. Tu seras toujours ma fière gazelle.
Jared apaisa alors un à un les douloureux incendies qu’il avait savamment allumés,
l’emportant au-delà des frontières du plaisir, toujours plus loin, toujours plus haut
vers une indicible extase.
Tania en fut si bouleversée qu’elle sentit à peine le pieux baiser que Jared déposa
sur son front tandis qu’il libérait ses mains captives. La seconde d’après, il quittait
leur couche.
La jeune femme souleva les paupières et le vit boucler la ceinture de son jean qui
moulait si bien le double fuseau de ses longues jambes musclées. Avant qu’il ne se
détourne d’elle pour gagner la porte-fenêtre, elle eut encore le temps d’apercevoir son
visage assombri par une profonde tristesse.
Tania s’assit dans le lit, rejetant la lourde masse de sa chevelure dans son dos, et
fixa, perplexe, l’homme qui, torse nu, lui tournait le dos, le regard perdu dans la nuit.
12

— J’ai appelé Sam Corbett ce matin, fit Jared d’une voix rauque. Je lui ai dit que je
ne voulais plus que tu restes ici. Il est impossible que tu retournes à New York mais il
te trouvera un endroit sûr et confortable jusqu’à ce qu’on puisse te rendre ta liberté.
Je te promets que tu n’auras plus à supporter ma présence que pour quelques jours.
C’était un tel renversement de situation que Tania en demeura un moment bouche
bée.
— Tu veux m’éloigner ?
— Il est temps, tu ne crois pas ? répondit-il, les yeux toujours perdus dans la nuit.
Au fond, Kevin et le sénateur ont sans doute raison. Ils disent que l’humanité est
encore trop proche de la barbarie pour pouvoir s’adapter du jour au lendemain à un
changement comme celui que j’apporte. Je viens de m’en fournir moi-même la preuve
ce soir. Peut-être suis-je le voleur et l’exterminateur que tu m’accuses d’être. Tu peux
ajouter violeur, conclut-il dans un rire grinçant.
Jard souffrait tellement que sa douleur en venait presque palpable. Tania en res-
sentit une pénible morsure au cœur.
— Tu ne m’as pas violée, Jared. À la fin, j’étais aussi consentante que tu l’avais
prédit.
La main crispée de Jared blanchit sur le double rideau qu’il serrait.
— Nous savons tous deux que cela ne change rien. Au contraire, ça ne fait qu’ag -
graver encore les choses. J’ai tenté de t’arracher bien plus qu’un simple plaisir phy-
sique… Et bien sûr, je n’y suis pas arrivé.
Soudain, Tania vit clair en elle. Bien sûr que si ! Jared y était arrivé ! Il avait réussi
à lui faire abandonner ses ultimes défenses et, même si au dernier moment il y avait
renoncé, il savait très bien qu’elle allait s’avouer vaincue. Si maintenant il prétendait
le contraire, c’était pour lui permettre de reconstruire autour d’elle la carapace dont
elle n’avait plus besoin.
Ses lèvres s’ourlèrent d’un sourire presque maternel. Quelle étrange aventure que
de découvrir enfin la confiance en un autre être à travers une expérience lourde de
violence et d’angoisse ! Elle avait été obligée de s’avouer que Jared pouvait la dominer
tout en se rendant compte que jamais il ne le ferait ! Au comble du chagrin et de la
colère, il avait encore été capable de se maîtriser. Si Tania pouvait lui faire confiance
en de pareils instants, elle pouvait donc lui faire confiance tout le temps.
— Je ne vais pas te demander de me pardonner, reprit Jared posément. Certains
actes ne peuvent être ni absous ni compris. Moi-même, je n’arrive pas à comprendre.
Je me suis toujours considéré comme un être rationnel et réfléchi et je viens de me
comporter comme une brute bestiale et primitive. C’est une bien pénible découverte
au bout de trente-huit ans.
— Et pourquoi avoir perdu le contrôle ce soir, Jared ?
Tania se leva et alla jusqu’à l’armoire pour enfiler un peignoir de laine blanche.
— Qu’y a-t-il eu de différent ? insista-t-elle.
— Je n’ai aucune excuse. J’avais peur et j’étais malheureux, alors j’ai frappé. Je t’ai
fait souffrir, toi !
Jared lui tournait le dos et la jeune femme ne découvrit son visage que lorsqu’elle
fut à côté de lui. Elle en eut le souffle coupé. Ses traits étaient déformés par le déses-
poir et le dégoût de lui-même.
— Il commence à neiger, fit-elle en détournant les yeux.
— Ne t’inquiète pas, cela n’empêchera pas ton départ. Aucune tempête n’est
annoncée et il ne neigera probablement plus d’ici que Sam Corbett t’ait trouvé un
endroit où aller.
— Je ne m’inquiète nullement, Jared, reprit-elle en se rapprochant, car je n’ai
aucune intention de m’en aller.
Jared sursauta et lui lança un regard en biais.
— Qu’as-tu dis ?
— Tu m’as très bien comprise. Tu ne crois tout de même pas que je vais accepter de
disparaître après la façon dont tu m’as traitée, sourit-elle malicieuse. Au contraire, je
ne vais plus de quitter d’une semelle afin d’être pour toi un perpétuel reproche.
— Tu ne parles pas sérieusement.
— Qu’espérais-tu ? Que j’allais pleurer et me rouler par terre ? Je ne dis pas que ce
que tu as fait est bien, loin de là. Je crois que si quelqu’un d’autre avait osé me faire
ça, à l’heure qu’il est je serais déjà en train d’organiser son meurtre. Ne recommence
jamais ça, Jared, ça crée trop de complications.
— Des complications, rit-il amèrement. Tu appelles ça des complications !
— Absolument, c’est pourquoi il ne faut pas recommencer. Nous allons avoir assez
de problèmes entre nous pour ne pas en rajouter d’autres.
Tania glissa ses bras autour de la taille de Jared et appuya sa joue contre sa
poitrine.
— Il faut que tu comprennes bien plusieurs choses, Jared.
— Comprendre quoi ?
— Que je dois pouvoir poursuivre ma carrière : c’est essentiel. Ensuite, tu dois tou-
jours me dire la vérité. Je veux également l’enfant dont tu as si brillamment parlé et
enfin une dernière chose, mais non la moindre, si tu dois devenir un genre de
monarque, tu feras bien d’appartenir à l’espèce monogame. Je crois que je pourrais
me montrer particulièrement dangereuse si tu décidais d’avoir un harem.
Jared avait lâché le double rideau mais n’osait pas encore poser ses mains sur les
épaules de la jeune femme.
— Tu restes avec moi ? murmura-t-il.
— Je trouve que tu as le cerveau bien lent parfois, surtout pour un génie, Jared.
Qu’est-ce que je me tue à te répéter ? Évidemment, je reste au château tant qu’il n’est
pas raisonnable pour toi de le quitter. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Mais je crois
que tu devrais insister après de Sam Corbett pour qu’il t’installe à New York et non à
Washington, mon travail est là-bas, ne l’oublie pas. Après tout, tu peux bien être roi
n’importe où, non ? ajouta-t-elle en lui décrochant un regard espiègle.
— D’accord, oui, oui, d’accord, balbutia-t-il
Il posa enfin ses mains sur les épaules de Tania et éclata de rire.
— New York plutôt que Washington, poursuivit-il, un enfant, une carrière, tout ce
que tu voudras. J’accepte même de renoncer au harem. Je crois que je suis prêt à
renoncer à la terre entière !
— Le harem suffira, sourit-elle, s’abandonnant à l’étreinte des bras musclés qui se
refermaient enfin sur elle.
— Je croyais t’avoir perdue, Tania, murmura-t-il dans ses cheveux. J’aurais dû te
perdre. Pourquoi n’est-ce pas le cas, mon amour.
— Parce que je suis une femme très intelligente et aussi un peu égoïste qui ne voit
pas pourquoi elle renoncerait à toi sous prétexte que tu as fait une bêtise, dit-elle
gaiement. Maintenant, pour réellement partir sur un pied d’égalité, je crois qu’il va
falloir que tu me laisses t’attacher et que je te fasse plein de choses qui te rendront
fou. Je crois que des rubans de satin rose feraient très bien sur toi !
— Pourquoi veux-tu de moi, Tania ?
La jeune femme leva vers lui un regard brillant.
— Il me semble que je ressens pour toi quelque chose de très exceptionnel, Jared.
Comme cela ne m’est encore jamais arrivé, je trouve difficile d’y mettre un nom, mais
je crois que c’est assez fort et profond pour que cela dure tout le temps que ton génie
voudra bien nous accorder.
— Tu parles sérieusement ? s’exclama Jared.
Il posait sur Tania un regard tellement sidéré qu’elle eut envie d’éclater de rire,
tant celui-ci paraissait extravagant dans ce visage habituellement si posé.
— Tu es vraiment une femme extraordinaire, Tania. Je suis certain qu’il n’y en a
pas deux comme toi au monde. Te rends-tu compte que tu viens de t’engager totale-
ment sans rien me demander en échange ? Aucun serment, aucune promesse !
— Je n’aurais rien contre le fait que tu me dises quelque chose de tendre et de bien
tourné si possible, mais ce n’est pas indispensable. Je suis quelqu’un de très obstiné.
Si tu n’éprouves pas les mêmes choses que moi, je n’aurai qu’à attendre et faire en
sorte que tu me rejoignes. Mais je pense que nous sommes très proches. Est-ce que je
me trompe ?
— Non, tu ne te trompes pas, répondit Jared en prenant le visage de la jeune
femme entre ses mains. Je crois que je deviendrais fou si tu me quittais. Ma vie serait
vide.
Jared se pencha vers Tania et déposa sur ses lèvres un baiser empreint d’une virile
douceur.
— Je te veux chaque jour à mes côtés et chaque nuit dans mes bras pour le restant
de nos vies. Est-ce assez proche de ce que tu ressens ?
— Suffisamment, répondit Tania, battant soudain des paupières. C’est ridicule,
mais je me sens au bord des larmes alors que je ne pleure jamais.
C’est alors que Jared comprit que la jeune femme n’avait pas eu conscience des
deux grosses larmes qui avaient tout à l’heure roulé sur ses joues et qui lui avaient
déchiré le cœur. Il embrassa doucement chacune de ses paupières.
— C’est vrai, murmura-t-il, tu ne pleures jamais.
— Bien, fit Tania en se dégageant, maintenant que nous avons sacrifié aux déclara-
tions sentimentales, je crois qu’il nous serait profitable de parler un peu.
La jeune femme entraîna Jared vers le lit où elle le fit fermement prendre place. Il
sourit.
— Ne te méprends pas, poursuivit-elle, cela n’est pas une invitation à de nouveaux
ébats. Mais je ne vois pas pourquoi nous ne serions pas confortablement installés.
Prends-moi dans tes bras, ajouta-t-elle en s’allongeant à ses côtés après avoir éteint la
lampe de chevet.
— Vos désirs sont des ordres, chère gazelle !
Jared l’enlaça tendrement, la serrant un instant contre son cœur, puis lui fit tour-
ner le dos et se plaqua contre elle. Elle était si fragile et si chaude !
— Tu ne parles pas, fit-il remarquer.
Tania savourait l’instant. Elle se sentait si bien dans la pénombre de la chambre,
bien au chaud dans le cercle protecteur des bras solides de Jared, tandis que dehors
les flocons de neige continuaient à virevolter doucement.
— Les mots ne me semblent pas indispensables tout de suite.
— Nous ne sommes pas pressés, nous parlerons plus tard, assura Jared en embras-
sant ses cheveux.
— Non, il faut que ce soit ce soir. Il y a déjà eu trop de malentendus entre nous. Tu
m’as reproché tout à l’heure de ne pas être venue te trouver pour te poser les ques-
tions qui me tourmentaient. Eh bien, me voici, Jared.
— Je sais ce qui t’angoisse le plus, fit-il calmement. Ce sont les enfants, n’est-ce
pas ?
— Je les adore. Je ne crois pas que ce soit par égoïsme, comme tu m’en as accusée.
Je pense que toute femme a besoin de la maternité pour se sentir pleinement elle-
même, et je suis l’une d’entre elles. Je ne vais pas être la seule à souffrir, Jared. Il y a
des centaines de millions de femmes de par le monde qui sont comme moi.
— Il n’y a rien d’égoïste là-dedans, répondit-il ému. Désirer avoir un enfant est une
chose belle et naturelle, tout comme toi, petite gazelle. Il a fallu que je perde tout bon
sens pour t’accuser.
Jared embrassa doucement la chair fragile de son cou.
— Comme je te l’ai déjà dit, je ne puis rien garantir. Mais je ne suis pas d’accord
avec Kevin et Sam Corbett pour conclure qu’une contraception draconienne, voire
une stérilisation générale, est inéluctable. Il y a d’autres voies à explorer. Les applica-
tions des découvertes de la biologie cellulaire à l’agriculture peuvent multiplier consi-
dérablement le volume des récoltes. Il y a aussi les océans qui sont un fantastique
réservoir encore inexploité. Grâce à un effort international, nous serons sans doute
en mesure de suppléer aux besoins alimentaires de la planète pendant le temps qu’il
faudra.
— Le temps qu’il faudra ? s’étonna Tania.
— Oui, jusqu’à ce que nous colonisions les autres planètes, répondit tranquillement
Jared. C’est la seule vraie solution aux problèmes de surpopulation : l’avenir de la
Terre est dans l’exploration de la galaxie.
— À t’entendre, on croirait que c’est aussi simple que d’aller passer un week-end au
bord de la mer ! J’ai l’impression de nager en pleine science-fiction. Crois-tu réelle-
ment que ce soit possible ?
— Pas dans l’immédiat. Mais en théorie, c’est déjà tout à fait réalisable. Bien sûr, il
faudra encore du temps et beaucoup d’efforts pour explorer les planètes qui nous
entourent et y installer des stations spatiales, mais rappelle-toi : il ne s’est pas passé
que dix années entre le moment où la NASA a décidé d’aller sur la Lune et celui où
Neil Armstrong y a fait le premier pas. Et ce n’était que l’effort des seuls États-Unis.
Imagine ce qu’il pourra se passer quand toutes les nations du monde se mettront à
coopérer. Je pense aussi que la longévité sera d’une grande aide. Combien de décou-
vertes n’ont-elles pas vu le jour parce que les chercheurs ont été fauchés dans leurs
travaux par une mort précoce ? Bientôt, toutes les maladies mortelles auront disparu,
que ce soit le cancer ou les maladies cardio-vasculaires.
— Et l’utopie ?
— Si l’utopie est une maladie, sourit Jared, je ne crois pas qu’elle soit mortelle ! Je
ne nie pas les problèmes que soulèvent Sam Corbett et Kevin. La seule différence
entre eux et moi, c’est que j’estime qu’il n’y a rien d’insurmontable pour l’humanité.
Je ne crois pas que les nations vont se livrer des guerres sans merci pour le dernier
grain de blé qui reste. Confronté aux vrais choix, l’homme fera appel à l’instinct de
survie qui lui est toujours venu en aide à travers les âges : il choisira la fraternité.
— J’espère que tu as raison, frissonna la jeune fille. C’est une très lourde responsa-
bilité que tu prends là, Jared.
— Crois-tu que je n’en sois pas conscient ? Crois-tu que comme chacun de nous je
ne connaisse jamais le doute et la peur ? Pourquoi aurais-je réagi si violemment ce
matin quand tu es venue m’accuser, sinon à cause de ça ? Je crois profondément en ce
que je fais et je n’ai pas le droit de me laisser déstabiliser dans mes convictions. Sans
ma foi, je deviendrais le monstre que tu m’as reproché d’être.
Tania sentit le remord l’envahir et comprit soudain mieux l’attitude de Jared
quelques heures plus tôt. Elle avait dû le blesser au-delà de toute imagination.
— Tu admettras quand même que ta réaction était hors de proportion, dit-elle
doucement.
— J’avais peur, répondit-il avec une franchise qui broya le cœur de Tania. La veille,
tu m’avais donné tout ce que j’avais toujours rêvé d’une femme. Avant ça, j’avais trou-
vé chez toi les qualités d’âme et de cœur les plus belles. Et soudain, tu me retirais tous
ces trésors. Je ne pouvais supporter ce déchirement, douce gazelle. Je ne peux sup-
porter l’idée de te perdre.
— Moi non plus, murmura Tania d’une voix tremblante. Je crois que je ne pourrais
survivre à une telle solitude. Je l’ai découverte avec toi : avant, je crois que je ne
m’étais jamais sentie réellement seule.
— Moi, je l’ai toujours été.
— Même avec Lita ?
— Je l’aimais profondément, mais ça ne m’a jamais empêché d’être seul. J’ai tou-
jours su que nos jours ensemble étaient comptés… Le pire de tout, c’est qu’elle le
savait aussi. Son mal entraînait le vieillissement prématuré du corps mais n’atteignait
en rien son cerveau. Elle voyait parfaitement ce qu’il lui arrivait même si elle ne le
comprenait pas. Elle était encore une toute petite enfant quand les premiers symp-
tômes sont apparus et lorsqu’elle est morte, elle avait l’air d’avoir quatre-vingt-dix
ans… Elle n’en avait que douze ! Seulement douze !
— Jared…
— Plus personne ne vivra un tel calvaire, poursuivit-il. Sais-tu ce que c’est que de
voir quelqu’un que tu aimes perdre jour après jour tout ce qui fait le bonheur de vivre ?
Cela se passe à longueur de temps, partout autour de nous. Ça arrive à tout le monde.
Mais maintenant, c’est fini. Fini !
Tania pouvait le sentir vibrer de passion et de douleur. Elle prit doucement sa
main et y posa ses lèvres.
— Oui, c’est fini maintenant, Jared. Tu as arrêté le temps. Ça ne se reproduira plus
jamais.
Jared demeura un instant silencieux et Tania ne sut pas qu’il l’avait entendue.
Dehors, la neige tombait de plus en plus fort.
— Quand j’étais petit garçon, reprit Jared, j’ai lu un livre qui s’appelait la Fin d’une
enfance. Ce titre est resté gravé dans ma mémoire toute ma vie. Nos vies sont si
pitoyablement courtes qu’à peine sortis de l’adolescence, nous commençons inexora-
blement à plonger vers la mort. C’est un tel gâchis ! Je le hais !
— La Fin d’une enfance, répéta Tania, songeuse. Quelle pauvre petite phrase
triste !
— Ça dépend comment on l’entend, répondit Jared, retrouvant soudain tout son
dynamisme. Aujourd’hui, elle peut signifier tout autre chose. Sortir de l’enfance, c’est
entrer de plain-pied dans un âge adulte resplendissant. C’est renoncer aux jeux et aux
peurs pour découvrir la paix et le savoir. Ça peut vraiment vouloir dire ça, Tania.
Tania serra tendrement la main chaude de Jared entre les siennes mais ne répon-
dit pas. Ils demeurèrent ainsi, silencieux, perdus dans leurs pensées, à regarder la
neige qui tombait toujours.

*
* *

Tania ramassa un peu de neige, en fit une boule, visa avec soin et la lança. Elle vint
atterrir avec un bruit mat et très satisfaisant sur la nuque de Jared.
Jared, arraché à sa contemplation de la vallée, sursauta et laissa échapper un cha-
pelet de jurons particulièrement convaincants. Sa colère se dissipa quand il aperçut la
jeune femme qui déjà refaisait une autre boule, une lueur malicieuse dans ses grands
yeux noirs.
— J’aurais dû m’en douter, dit-il. Non seulement tu me laisses m’ennuyer tout seul
ici pendant que tu t’entraînes à la barre, mais en plus tu trouves le moyen de m’agres-
ser quand tu viens me rejoindre !
— C’était plus fort que moi. Tu avais l’air si sérieux, si solennel, planté au bord de
la falaise ! D’ailleurs, je trouve que tu te prends trop au sérieux depuis une semaine.
J’ai décidé de te remettre à ta place.
— Vraiment, rétorqua-t-il, d’une voix dangereusement douce en se rapprochant de
sa démarche féline. Mais il n’y a pas que les jeux et le plaisir dans la vie, petite gazelle.
J’estime qu’il est grand temps que tu apprennes à me respecter. Tu commences à
prendre de bien mauvaises habitudes.
— Que votre vénérable majesté me pardonne, s’inclina Tania, la main sur le cœur.
J’avais oublié votre grandiose destinée ! Et quelle punition votre grandeur me
réserve-t-elle ?
Tania recula de quelques pas et un sourire ravi éclaira son petit visage mutin.
— Après tout, reprit-elle, si je dois être jetée dans un cul-de-basse-fosse, autant que
ça en vaille la peine !
La jeune femme lança sa seconde boule de neige avec la rapidité de l’éclair et n’at-
tendit pas de la voir s’écraser sur la joue de Jared pour prendre ses jambes à son cou.
Elle pouvait entendre Jared courir derrière elle en riant aux éclats mais le croyait
encore à distance lorsqu’elle fut soudain plaquée sur le sol dans la plus pure tradition
du football américain. Elle fut ensuite prestement retournée sur le dos et deux
poignes de fer la maintinrent aux épaules.
— Bien ! fit Jared, savourant par avance sa victoire. N’as-tu pas parlé de punition ?
Jared bloqua la jeune femme en s’asseyant dessus, écarta les pans de sa veste de
mouton doré et prit une poignée de neige.
— Je crois qu’il me vient une idée, menaça-t-il.
— Non, Jared ! Pas ça. Je te préviens, je me vengerai ! C’est un châtiment cruel et
prohibé.
— Comment ? Tu ne te repens même pas ? dit Jared, jouant l’étonnement. Pire, tu
menaces ! Décidément, il faut que je sévisse. Mais je ne voudrais pas mouiller ton cor-
sage, poursuivit-il en le déboutonnant, tu risquerais de prendre froid. Ce serait trop
dommage que tu tombes malade !
— Jared !
Il écarta les pans du léger vêtement et son visage quitta son expression malicieuse
pour devenir soudain grave.
— Nue, ravissante et prête, commenta-t-il.
— Pas prête pour ça !
Le jeu tournait à l’érotisme et Tania fut soudain très troublée d’être ainsi à demi
nue, allongée dans la neige, sous le regard brûlant de l’homme qu’elle aimait.
— Je crois que si, reprit Jared. Enfin, nous allons bien voir.
Il écarta lentement la main et la neige coula de ses doigts pour venir poudrer les
seins palpitants.
Tania retint son souffle. Le contact glacé de la neige sur sa chair brûlante la
secouait de frissons électriques.
— Pervers, accusa-t-elle. Tu n’es qu’un pervers.
— Mais je crois que tu aimes ça, murmura-t-il, ce qui est l’essentiel. Je ne
recherche que ton plaisir, ne l’oublie pas. Tu en veux encore ?
Jared n’attendit pas sa réponse mais prit cette fois la neige à deux mains et, au lieu
de la laisser couler, il empauma les seins de Tania.
— Deux roses dans la neige, fit-il doucement, ne la quittant pas des yeux.
Tania retint un cri quand la bouche gourmande de Jared vint s’emparer de ses
seins, mêlant sa tendre brûlure aux morsures glacées de la neige. Tout son corps se
cambra de plaisir et la jeune femme enfouit ses mains dans les cheveux de l’homme.
Soudain, Jared s’arrêta et tourna vers Tania un visage enfiévré, presque dou-
loureux.
— Un arrêt s’impose, sinon je crains que tu ne te retrouves entièrement nue dans la
neige. Rentrons plutôt au château : nous y serons beaucoup mieux.
Jared essuya soigneusement la poitrine de Tania avant de refermer son corsage.
Puis il se leva et lui tendit la main pour l’aider à se remettre debout. Il l’embrassa
alors passionnément et elle se laissa faire telle une enfant docile lorsqu’il referma sa
veste.
Main dans la main, ils repartirent vers la vaste demeure.
— Je n’en peux plus d’attendre, dit-il en chemin.
— Allons, Jared, ce ne sont pas des propos pour un homme tel que toi ! N’oublie
pas que tu as une volonté de fer. Je m’étonne que tu puisses te laisser troubler par un
simple préliminaire, aussi pervers soit-il ! Au fait, en connais-tu beaucoup d’autres ?
— Des centaines, assura-t-il. Ce n’était qu’un simple échantillon. J’ai énormément
d’expérience. Veux-tu que je te fasse une démonstration, une fois rentrés ?
— Une démonstration ? Qu’en termes galants ces choses-là sont dites !
— Je songeais à ces rubans de satin rose dont tu m’as menacé, poursuivit Jared,
riant de sa propre outrance. Que dirais-tu si j’attachais tes chevilles aux pieds du lit et
que…
Un coup de coude dans l’estomac le força à s’arrêter.
— Je crois comprendre que l’idée ne te plaît pas, rit-il. Il faudra que je trouve autre
chose. Dommage, je la trouvais fort séduisante. Peut-être visualises-tu mal la chose.
Tu serais allongée sur le lit…
— Jared ! explosa Tania.
Le pire, c’est que la jeune femme imaginait très bien la scène et qu’elle était loin de
la laisser indifférence. D’ailleurs, elle pouvait voir au regard malicieux de Jared qu’il
en avait parfaitement conscience.
Il finit par éclater de rire, la prit dans ses bras et la fit tourbillonner sur place.
— Je te demande pardon, mon amour, c’était plus fort que moi.
Il s’empara de ses lèvres en un baiser d’une infinie tendresse.
— En fait, nous n’avons pas besoin de tous ces artifices, conclut-il. Ce que nous
vivons est déjà magique.
Une toux discrète mais nette vint les interrompre.
— J’opérerais volontiers une retraite toute diplomatique, fit Kevin, mais j’ai un
message pour vous, Jared.
Tania fit mine de s’éloigner mais Jared la retint par la taille.
— Je vous écoute, Kevin.
— Le sénateur vient dîner ce soir. Il tient absolument à vous parler et, d’après le
son de sa voix, j’ai cru comprendre que c’était urgent.
— Vraiment, fit Jared, ayant retrouvé son masque impassible. Cela ne me surprend
pas beaucoup. Je dois dire que je m’attendais à ça depuis sa dernière visite. Il serait
intéressant d’entendre ce que M. Samuel Corbett a à dire.
— Vous parlez par sous-entendus, dit Kevin.
— C’est sans importance, ne vous inquiétez pas. J’ai simplement l’impression que
les choses vont très vite se clarifier pour chacun de nous.
Jared lâcha Tania et recula. Comme la jeune femme se retournait pour regarder
Kevin, elle crut voir passer une ombre de regret sur son visage. Du regret ? Mais déjà,
le jeune homme souriait de nouveau et Tania crut s’être trompée.
— Je ne m’inquiète jamais, fit-il gaiement. Je sais de source sûre qu’il n’y a rien de
tel pour avoir de l’acné.
— Puis-je connaître cette source ? s’amusa Tania.
— C’est ma petite sœur. Elle a quinze ans et sait de quoi elle parle : ses amies l’ap-
pellent la coccinelle !
Jared intervint, le visage sombre :
— Tania, pourquoi ne rentres-tu pas au château avec Kevin ? Je crois que je vais
aller faire une petite promenade.
— Tu ne veux pas que je t’accompagne ?
En découvrant son regard peiné, Jared sourit et déposa un petit baiser sur le bout
du nez de la jeune femme.
— Il faut que je réfléchisse et j’ai peur que ce ne soit impossible si tu es à mes côtés,
petite sorcière. Allez, va avec Kevin.
Sur ce, Jared leur tourna le dos et s’éloigna les mains dans les poches.
À en juger par sa démarche presque mécanique, Tania ne douta pas qu’il eut déjà
oublié son existence. Elle en fut à la fois surprise et exaspérée. Jared n’avait pas eu
cette expression absorbée et lointaine depuis longtemps. Il venait soudain de se
transformer en parfait étranger alors que la minute d’avant il était encore un amant
tendre et passionné. Pourquoi donc la nouvelle de l’arrivée de Samuel Corbett avait-
elle eu sur lui un tel effet ?
— Savez-vous pourquoi le sénateur vient ? demanda-t-elle en emboîtant le pas à
Kevin.
— Tout comme Jared, je peux échafauder quelques hypothèses, répondit Kevin en
toute sincérité, mais je ne suis pas dans ses confidences, si c’est ce que vous voulez
dire. Le sénateur a pour habitude de garder ses décisions pour lui jusqu’à la dernière
minute. Néanmoins, il est possible que cette visite impromptue vous concerne.
— Qu’est-ce qui vous faire dire ça ?
— Une impression, dit Kevin en haussant les épaules. Une simple impression. Mais
je sais que le sénateur a suivi de près l’évolution de vos relations avec Jared depuis
qu’on vous a tiré dessus. Betz n’a cessé de lui expédier des rapports détaillés.
La rougeur qui envahit les joues de Tania était davantage due au déplaisir qu’à
l’embarras.
— Vous voulez dire qu’il sait que nous dormons ensemble ! Je trouve toute cette
curiosité autour de la vie de Jared absolument déplacée.
— Sam Corbett sait que vous partagez son lit, ses repas et qu’en fait, vous ne vous
quittez plus. Autant que je sache, ni Jared ni vous n’avez jamais tenté de garder votre
liaison secrète. Vous formez le couple d’amoureux le plus évident qu’il m’ait jamais
été donné de voir.
Tania réalisa soudain que Jared et elle avaient été tellement émerveillés par ce qui
leur arrivait qu’ils n’avaient jamais songé au monde extérieur. En tout cas, elle n’y
avait pas pensé.
— Je suppose que Betz est au comble du bonheur, grinça-t-elle. Après tout, j’oc-
cupe enfin la place qu’il m’avait assignée dès le début ! Je partage la couche de Jared
et je le rends heureux.
— Vous faites ça très bien, sourit gentiment Kevin. Il semble s’éclairer de l’intérieur
dès qu’il vous aperçoit. Jamais je n’avais imaginé que Jared puisse faire preuve d’au-
tant d’enthousiasme ! Il semble baigner dans l’euphorie la plus complète.
— Je vais finir par croire que vous me le reprochez alors que tout le monde s’est
ingénié à faire pression sur moi pour qu’il en soit ainsi. J’ai soudain le sentiment
d’être devenue dangereuse !
— Je n’ai pas voulu dire ça et je ne veux pas non plus que vous ayez peur. Il n’y a
vraiment aucune raison de vous inquiéter.
— Alors, si tout va bien, comment expliquez-vous que Jared réagisse si bizarre-
ment ?
Je suppose que nous le saurons quand il se décidera à nous l’expliquer. Au fait, le
sénateur tient à ce qu’on s’habille pour le dîner. Cela vous donnera l’occasion de vous
séduire.
13

Tania était tout simplement éblouissante lorsqu’elle descendit les escaliers


quelques heures plus tard. Pourtant, le sentiment de malaise qui l’avait atteinte en fin
d’après-midi n’avait cessé de croître depuis.
Jared était rentré tard au château et n’avait eu que le temps de prendre une douche
et de se changer avant de descendre trouver Kevin et le sénateur dans la bibliothèque.
C’était à peine s’il avait adressé la parole à Tania lorsqu’il avait rejoint leur apparte-
ment et son visage n’avait pas quitté un seul instant son air préoccupé.
La jeune femme portait une robe de velours rose sombre, tirant sur le carmin, dont
la coupe rappelait les costumes de l’époque Directoire, où la ceinture haut placée met-
tait en valeur la poitrine et le long plissé jusqu’à terre allongeait encore la silhouette.
Le décolleté profond dégageait sa gorge nacrée et un long voile souple partant d’une
épaule pour venir se fixer au poignet de son bras nu flottait à sa suite, ajoutant une
touche de grandeur à son maintien déjà royal.
— Ravissante ! s’exclama Sam Corbett, lui-même impeccable dans son smoking
noir. Je vois avec plaisir que vous être parfaitement remise, mademoiselle Orlinov.
Après avoir galamment baisé la main de la jeune femme, Samuel Corbett se tourna
vers Jared, accoudé à la cheminée, un cocktail à la main.
— Même au bon vieux temps, ce château n’a guère eu l’occasion d’accueillir en ses
murs une aussi jolie femme, poursuivit Sam Corbett. Cela donne envie de rendre
quelque culte d’amour à une aussi éblouissante captive. N’est-ce pas, Jared ?
Les prunelles de Jared semblèrent se rétrécir et il se redressa.
— L’expression est curieuse, sénateur. Je pense que vous vous rendez compte que
Tania n’est plus une captive, mais une invitée.
— Je me le suis laissé dire et nous en sommes tous enchantés. J’espère, Jared, que
vous ne me tiendrez pas rigueur de ces propos malencontreux. Je me suis laissé aller
un instant à mon goût immodéré pour le romantisme que l’image d’une si belle prin-
cesse prisonnière sous ces lambris ne pouvait qu’exacerber.
— Il n’y a pas de mal à rêver, répondit Jared, tout aussi mondain. Ce n’est que
lorsque le rêve prend le pas sur la réalité qu’il devient dangereux.
Sachant que c’était sa boisson préférée, Kevin revint du bar tendre à Tania un verre
de thé glacé.
— Puisque l’on parle de princesse, dit-il en souriant, je dois vous féliciter pour
votre coiffure. Cette couronne de tresses autour de votre front vous donne une allure
royale.
— Merci Kevin. C’est flatteur, mais ces allusions à la royauté vont finir par me
mettre mal à l’aise. Certes, j’ai choisi de vivre dans un monde libre, mais mon éduca-
tion bolchevique va finir par se rebeller.
Tania n’en était pas moins contente que Kevin l’ait fait entrer dans la conversation.
Jusque-là, les propos de Jared et du sénateur avaient davantage été des passes
d’armes que des banalités de salon.
— Alors, changeons de sujet, fit Sam Corbett, tout sourire. Pour rien au monde,
nous ne voudrions vous gêner. N’est-ce pas Jared ?
— Tout à fait d’accord, répliqua ce dernier, soutenant le regard appuyé de son
interlocuteur. Je suggère que, maintenant que Tania est là, nous passions à la salle à
manger. Plus vite nous aurons fini de dîner, plutôt nous pourrons parler.
— Excellente idée, approuva le sénateur. J’ai toujours apprécié votre esprit incisif,
Jared. Cela fait gagner beaucoup de temps.
Durant tout le repas, Tania fut certaine que ni Jared ni Samuel Corbett ne se ren-
dirent compte de ce qu’ils mangeaient, non plus que la magnificence de la table.
Cristaux, porcelaines de la Compagnie des Indes et argenterie étincelaient sur la
nappe richement damassée, à la lumière des bougies roses dans leurs candélabres
Régence, tandis que le reste de la vaste pièce restait plongée dans une chaude
pénombre où, parfois, venait s’accrocher le reflet d’une flamme au fil d’or sur une
tapisserie d’Aubusson.
Dans le clair-obscur à la Rembrandt, George allait et venait en silence, passant res-
pectueusement les plats.
Jared et le sénateur, hormis leurs vêtures contemporaines, semblaient tout droit
sortis d’une peinture de l’École hollandaise : deux farouches duellistes, s’observant
attentivement dans l’attente d’une ouverture pour mieux pouvoir frapper. Comme
dans la bibliothèque, les rares phrases qu’ils échangeaient étaient lourdes de sous-
entendus et Tania se fit peu à peu silencieuse, les observant avec une inquiétude
croissante.
Samuel Corbett dissimulait avec difficulté un air de triomphe qui contrastait chez
un homme politique habituellement si réservé et Tania, bien qu’elle ne sût pas ce qui
se passait, ne douta pas que le sénateur menait l’attaque tandis que Jared restait fer-
mement sur ses positions.
Le dessert venait à peine d’être servi que Jared décida de passer à l’action. Il repo-
sa sa serviette sur la table et, repoussant sa chaise, se leva.
— Je pense, sénateur que vous et moi en avons fini avec ce repas, fit-il, une pointe
d’ironie dans la voix. Si j’en crois votre visage, l’heure serait à la viande fraîche et crue
plutôt qu’aux sucreries.
— Vous parlez comme un personnage de Shakespeare, répondit doucereusement
Sam Corbett, se levant à son tour. Savez-vous que c’est mon auteur favori ? Il a su
percer la nature humaine. Mieux que vous, Jared.
— J’ai hâte de vous entendre disserter, sénateur ! Après vous, je vous en prie.
Tania attendit que la porte se fût fermée sur eux pour secouer la tête d’un air incré-
dule.
— J’ai soudain l’impression d’être devenue invisible, dit-elle. Croyez-vous qu’ils se
soient rendu compte que nous étions présents ?
Kevin prit son verre de vin et se laissa aller contre le dossier de sa chaise.
— Je suis sûr qu’ils savaient que nous étions là. J’ai même eu le sentiment que vous
étiez au centre de toute leur attention. Il n’y a que moi qui ne comptais pas. Enfin,
soupira-t-il, je suis certain que nous redeviendrons des êtres humains à part entière
quand ils auront fini de discuter. Il ne nous reste plus qu’à attendre. Reprendrez-vous
un peu de vin ?
— Non, merci. Que signifiait cette allusion à Shakespeare ?
— Vous ne connaissez pas Jules César ?
Tania secoua négativement la tête.
— Eh bien, Jules César est une pièce pleine de violence et de passion où Shakes-
peare décrit merveilleusement comment le grand conquérant fut trahi et assassiné
par ses proches, y compris son fils Brutus…

*
* *

— Laissez-moi vous servir un verre, fit le sénateur, jovial. Il n’y a aucune raison
pour que notre entrevue ne se déroule pas de façon civilisée. Du cognac avec un peu
de soda, c’est bien ça ?
— Oui, mais cette fois je prendrai mon cognac sec.
Jared regarda le sénateur remplir son verre puis se servir un scotch.
— Vous avez raison, faisons les choses en règle, reprit Jared. Je ne voudrais pas
vous priver de votre plaisir.
— Je crois que cela vous serait tout à fait impossible, même si vous le vouliez,
rétorqua Sam Corbett en lui tendant son cognac. Il faudrait pour ça que vous soyez en
position de force, et ce soir c’est moi qui ai les rênes en main. Mais vous pouvez
quand même essayer si ça vous amuse.
— Ça ne m’amuse nullement et je n’apprécie guère vos airs de conspirateur. J’aime
bien quand on joue cartes sur table. Si je comprends bien, je me suis trompé sur vous
et ces dernières semaines vous avez mis sur pied un nouveau plan.
— Pas dernièrement, Jared, pratiquement depuis le début. Je dois reconnaître qu’à
un moment j’ai été tenté de partager votre rêve d’éternité pour les masses. M’imagi-
ner en bienfaiteur de l’humanité flattait mon orgueil, mais ça n’a duré que peu de
temps. J’ai décidé que le pouvoir absolu me convenait mieux. Oui, vous vous êtes
décidément trompé, Jared.
— J’ai toujours su que cette possibilité existait. J’ai simplement tenté ma chance.
Jared haussa les épaules et porta son verre à ses lèvres, ne quittant pas le sénateur
des yeux.
— J’ai toujours eu conscience que vous étiez un homme ambitieux, Corbett, mais
j’espérais que votre ambition saurait se limiter.
— Voyez-vous, Jared, je trouve pénible l’idée de rester dans votre ombre tandis que
vous distribuerez de la confiture à des cochons. De toute façon, ça n’aurait jamais pu
marcher. Le monde est bien trop corrompu pour pouvoir accepter une révolution telle
que la vôtre. Par ailleurs, j’estime qu’à une pareille échelle, les problèmes doivent être
affrontés par quelqu’un de très prudent.
— Vous.
— Moi, confirma Sam Corbett. Pourquoi pas ? Je suis parfaitement qualifié. Je sais
depuis l’enfance que je suis promis à un grand avenir. Simplement, je n’imaginais pas
qu’il prendrait de telles proportions.
— Maître du monde au lieu de président des USA ?
— Oui. Bien sûr, mon horizon s’est agrandi, mais j’ai vite réalisé que ce n’était pas
un problème. Cela ne fait que reculer un peu l’échéance. Il va d’abord me falloir
mettre en place tout un réseau clandestin, des hommes clés un peu partout à travers
le monde. Quand ce sera fait, ce sera un jeu d’enfant de prendre le pouvoir. Aucune
nation ne pourra me refuser quoi que ce soit quand toutes sauront ce que je suis
capable de leur apporter en échange.
— Vous parlez d’un système où mes travaux ne seront utilisés qu’à votre profit,
n’est-ce pas ?
— C’est la seule solution raisonnable. Une fois maître du monde, il serait stupide
de ne pas faire bénéficier de votre découverte ceux qui ont déjà prouvé un potentiel
créateur.
Comme vous êtes généreux ! ironisa Jared. J’ai la fâcheuse impression que ce
groupe d’élus risque d’être passablement restreint.
— C’est cette rareté qui en fera tout le prix. Je suis sûr que vous le comprenez.
— Non. Et je doute que mon opinion ait pour vous de l’importance. Pourrais-je
néanmoins savoir quelle place vous m’avez prévue dans cette hiérarchie ?
— Une place primordiale, Jared. Votre présence est essentielle pour la bonne
marche des opérations. Même lorsque vous m’aurez livré votre découverte, vous
savez bien que j’aurai encore besoin de vous pour la perfectionner. Vous ne croyez
quand même pas que je vais vous laisser tomber sous prétexte que j’ai légèrement
modifié le scénario initial ? Je continuerai à vous fournir tout le confort que vous sou-
haitez, ainsi que je l’ai fait durant ces dernières semaines. Bien sûr, je ne peux pas
vous accorder une liberté absolue, mais je suis certain que vous finirez par vous y
habituer. Je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus, mais je ne peux complètement
vous faire confiance. Vous n’êtes pas le genre d’homme à pouvoir saisir pleinement
les réalités. Vous êtes un idéaliste, Jared, et cela vous rend dangereux.
— Je vais donc être prisonnier à vie, dit Jared, impassible. Puis-je savoir par quel
coup de baguette magique vous comptez réaliser ce prodige ?
— Souhaitez-vous me l’entendre dire ? Je crois que vous êtes déjà conscient de l’er-
reur que vous avez commise. Je commençais à désespérer de trouver un défaut dans
votre armure : vous n’aviez ni famille ni amis, et je ne pouvais risquer de vous faire du
mal ! Il ne me restait plus qu’à attendre en espérant que vous finiriez par me fournir
vous-même une arme. Vous avez fini par le faire et je vous en remercie.
— Tania ? fit Jared aussi froidement qu’il put.
Samuel Corbett opina du chef.
— Avouez qu’il est dommage d’avoir une telle faiblesse à un moment aussi crucial !
D’après les rapports, vous lui êtes passionnément attaché. Certes, elle est charmante,
mais vaut-elle la peine que vous renonciez pour elle à vos rêves ? Car vous vous ren-
dez bien compte que c’est ce que vous avez fait. Vous êtes solide, Jared, mais je doute
que vous soyez en mesure de résister aux pressions.
— Puis-je savoir lesquelles ?
— Mais la souffrance, bien sûr, dit doucement le sénateur en fixant Jared avec
rapacité. Mlle Orlinov et une femme ravissante et visiblement très sensible. On voit
tout de suite qu’elle ressent les choses intensément, moralement comme physique-
ment.
— Expliquez-vous clairement, Corbett. Je sais que vous prenez un grand plaisir en
ce moment, mais venez-en au fait. Je suis las de vos petits jeux.
— Très bien. Soit vous me livrez votre découverte, soit vous assistez, impuissant,
au spectacle de votre précieuse ballerina aux mains d’hommes fort compétents. Bien
sûr, je donnerai des ordres pour qu’elle ne soit pas trop abîmée, la chère enfant, mais
je puis vous garantir qu’elle souffrira atrocement et pendant très longtemps. Pensez-
vous pouvoir résister ?
Jared fut pris d’une telle rage qu’il crut un instant en devenir fou. L’idée qu’on ose
torturer Tania sous ses propres yeux sans qu’il puisse intervenir lui était intolérable.
Jared réalisa soudain que Sam Corbett l’observait d’un regard gourmand. En lais-
sant paraître ses émotions, Jared ne faisait que rentrer dans son jeu, aussi, faisant
appel à toute sa volonté, parvint-il à se recomposer un visage impassible.
— On verra bien, fit-il, avalant d’un trait son verre de cognac. Croyez-vous sincère-
ment que je laisserais une femme que je connais à peine depuis quelques semaines
se mettre en travers d’un projet que j’ai mis des années à élaborer ? Le feriez-vous,
Corbett ?
Le doute obscurcit brièvement les yeux du sénateur.
— Moi non, dit-il en se levant. Mais nous ne voyons pas les choses de la même
manière. Je crois que vous trouverez particulièrement difficile de rester indifférent
aux tortures infligées à Mlle Orlinov. Mais je ne compte pas vous bousculer ! Je vais
vous laisser encore quelques jours pour réfléchir.
Samuel Corbett traversa la bibliothèque et s’arrêta, une main sur la poignée de la
porte.
— Je reviendrai de Washington à la fin de la semaine, en compagnie de ces
hommes très talentueux dont je vous ai parlé. Ne m’obligez pas à avoir recours à leurs
services, Jared.
Samuel Corbett referma doucement la porte derrière lui avec un large sourire.
Cette petite entrevue avec l’arrogant Ryker avait été des plus rafraîchissante et ce der-
nier s’était révélé encore plus vulnérable qu’il ne l’avait espéré.
Son visage s’éclaira encore davantage quand il aperçut Tania sortir de la salle à
manger et se diriger vers lui.
La jeune femme arrivait à point pour porter à Jared le coup de grâce, au sens
propre comme au figuré !
— Mademoiselle Orlinov, je tenais à vous présenter mes excuses. Vous vous êtes
montrée d’une patience d’ange pour supporter ainsi notre manque d’attention durant
toute la soirée. Jared et moi avons fini de parler et il va pouvoir maintenant se consa-
crer entièrement à vous. Pourquoi ne pas aller le rejoindre ?
— C’est ce que je vais faire, confirma doucement Tania. Kevin m’a demandé de
vous dire qu’il s’était retiré dans sa chambre pour étudier ce que vous lui aviez appor-
té.
— Merci du message, mademoiselle, Kevin est un jeune homme plein de ressources
et je m’estime très heureux de l’avoir à mon service. Bien, je crois que je vais aller me
coucher car je dois partir tôt demain matin. Bonne nuit, mademoiselle Orlinov.
— Bonne nuit, sénateur, répondit Tania, de plus en plus inquiète car Sam Corbett
s’était montré trop confiant et trop satisfait à son goût.
La jeune femme ouvrit la porte de la bibliothèque et cessa aussitôt de penser. Plus
rien ne compta que l’atroce spectacle qui s’offrait à ses yeux.
Jared gisait, recroquevillé et effroyablement immobile, au beau milieu de la pièce.

*
* *

Tania n’eut pas conscience du hurlement déchirant qu’elle poussa en se jetant


auprès de corps inanimé, pas plus qu’elle n’entendit le cri de Samuel Corbett qui y fit
écho.
Elle ne vit que le visage livide de Jared et ne perçut que l’odeur étrange, douce-
amère, qui monta de ses lèvres lorsqu’elle souleva sa tête pour la poser sur ses
genoux.
— Oh non, gémit-elle.
Jared ne pouvait être mort ! On ne mourait pas comme ça, pas si vite ! Pas Jared !
Et pourtant, il était immobile.
On poussa un terrible juron derrière elle, et la seconde suivante le sénateur était à
son tour agenouillé près du corps.
— Il vit encore, fit-il, mais son cœur est très faible. J’ignore combien de temps il
tiendra encore.
Maintenant, Sam Corbett palpait l’homme évanoui.
— Aucune blessure apparente, conclut-il. Je me demande qu’elle arme ils ont pu
utiliser.
— Une arme, répéta Tania, la voix blanche. Que voulez-vous dire ? Qu’est-il arrivé
à Jared ?
— On a dû l’empoisonner, répondit Sam Corbett, les yeux fixés sur le visage gris de
Jared, mais avec quoi ?… Mais il ne mourra pas ! Non, je ne laisserai pas faire ça !
Le sénateur sauta sur ses pieds et se précipita dehors.
— Betz ! rugit-il. Qu’on fasse venir Betz sur-le-champ !
Le château se mit à résonner de multiples appels et du bruit des courses effrénées
mais Tania n’entendit rien.
Du poison ! Comment quelqu’un avait-il pu empoisonner Jared ? Lui qui était si
bon, si intelligent !
Samuel Corbett surgit de nouveau dans la bibliothèque, Betz sur ses talons. Tandis
qu’il revenait s’agenouiller près du corps inanimé de Jared, le petit homme courut
jusqu’au téléphone.
— Il vit encore, constata le sénateur. J’ai envoyé chercher McCord qui a des
connaissances en médecine et on essaie de joindre le docteur Jeffers. Je me demande
d’ailleurs ce qu’il va pouvoir prescrire par téléphone alors que l’on ignore ce que
Jared a bien pu absorber !
Pour Tania, seuls les premiers mots avaient compté. Jared vivait encore, mais pour
combien de temps ?
— Il est si froid, fit-elle, frottant sa joue contre la sienne.
De nouveau, la jeune femme perçut l’odeur doucereuse qu’elle avait déjà remar-
quée. Jared avait dû se servir une liqueur au lieu de son traditionnel cognac.
— Il sent l’amande, murmura-t-elle.
— L’amande ! s’écria le sénateur, se penchant pour respirer. Oui, vous avez raison.
Il se releva aussitôt et alla renifler la bouteille de cognac pour grimacer immé-
diatement.
— Ils ont dû mettre le poison là-dedans.
Tania le regardait sans comprendre. De qui parlait-il ? C’était sans importance ! Ce
qui comptait, c’était que Jared vive !
Le sénateur arracha le téléphone des mains de Betz et se mit à parler rapidement.
— Est-il toujours inconscient ? vint demander le petit homme.
Il paraissait extraordinairement inquiet et fixait intensément Jared comme s’il
avait voulu par ce seul regard le faire sortir de son coma.
— Il ne faut pas qu’il meure, vous savez. Le docteur Ryker n’a pas le droit de
mourir.
Tania pensa amèrement que Betz ne faisait qu’exprimer un point de vue purement
égoïste. Si Jared ne survivait pas, il se verrait reprocher l’inefficacité de ses services et
perdrait sans aucun doute son emploi.
Elle porta les yeux sur Jared et retint son souffle en le voyant grimacer.
— Tu ne mourras pas, dit-elle fermement. Je ne te laisserai pas mourir.
Kevin arriva. Il portait toujours son pantalon de smoking et sa chemise blanche
mais avait retiré sa veste et son nœud papillon. Son visage était presque aussi livide
que celui de Jared quand il vint s’agenouiller aux côtés de Tania.
— Je suis désolé, Tania, fit-il, les yeux brillants de chagrin. Que puis-je faire pour
me rendre utile ?
La jeune femme remercia le ciel d’avoir Kevin près d’elle : soudain, elle reprenait
espoir.
— On l’a empoisonné, expliqua-t-elle, déchirée par l’angoisse. Il ne faut pas qu’il
meure, Kevin, je vous en prie, sauvez-le !
Samuel Corbett reposa le récepteur et vint les retrouver.
— Jeffers est pratiquement certain qu’il s’agit de cyanure. L’odeur d’amande en est
caractéristique. Il faut nous dépêcher. Jeffers va faire tout son possible pour être là au
plus vite mais ça ne servira à rien si nous ne prenons pas immédiatement les mesures
d’urgence. Le cyanure entraîne un arrêt respiratoire qui peut se produire à tout
moment. Betz, commencez tout de suite la respiration artificielle, ordonna le sénateur
en consultant les notes qu’il venait de prendre. Il faut également lui faire une intra-
veineuse de dix milligrammes de nitrate de sodium toutes les quatre minutes.
— Mais où voulez-vous que je trouve ça ? intervint Kevin. J’ai de quoi faire une
intraveineuse, mais j’ignore s’il y a du nitrate de sodium à l’infirmerie !
— Jeffers dit que si, et il sait de quoi il parle, puisque c’est lui qui l’a installée. J’en-
voie deux hommes chercher le nécessaire pendant que vous commencez la réanima-
tion, ajouta Sam Corbett en gagnant la porte. Allez ! Et que ça saute !
Betz ôta sa veste et s’agenouilla sur le tapis, se penchant pour saisir Jared que
Tania tenait dans ses bras.
— Non, protesta-t-elle en resserrant son étreinte. Dites-moi comme m’y prendre et
je le ferai moi-même.
— Nous n’avons pas le temps, Tania, dit doucement Kevin. Laissez-nous faire.
Comment réussir à abandonner Jared ? En qui désormais pouvait-elle avoir
confiance après ce qui venait de lui arriver ? Tania repensa au meurtre de César et
frissonna.
— Non, je ne veux pas que vous le touchiez !
Ce fut Betz qui la ramena à la réalité.
— Si vous vous obstinez, fit-il, il mourra à coup sûr dans vos bras et vous aurez sa
mort sur la conscience. Voulez-vous courir un tel risque, mademoiselle Orlinov ?
Tania répondit par un gémissement déchirant et lorsque ses bras s’ouvrirent, Betz
allongea aussitôt Jared sur le dos. Il ouvrit alors son col, lui rejeta la tête en arrière et
commença le bouche-à-bouche.
Kevin prit la jeune femme par le coude et l’écarta doucement mais fermement.
— Il n’y a plus rien que vous puissiez faire ici, expliqua-t-il d’une voix apaisante.
Nous allons nous occuper de lui maintenant. Pourquoi ne montez-vous pas dans
votre chambre ? Je vous préviendrai dès qu’il aura repris connaissance.
Tania le regarda comme s’il était devenu fou.
— Il n’est pas question que je l’abandonne. Je ne quitterai pas cette pièce tant que
je ne serai par certaine qu’il est hors de danger !
— Je n’en attendais pas moins de vous, sourit tristement Kevin.
Le jeune homme entraîna Tania jusqu’à un fauteuil où il la fit asseoir.
— Restez donc ici, reprit-il, mais ne vous mettez pas en travers de notre chemin
pendant que nous tentons tout notre possible pour le sauver, d’accord ?
— D’accord, répondit la jeune femme, le regard fixé sur Betz. Je ne bouge pas d’ici.
Tania eut bien du mal à tenir sa promesse durant les heures qui suivirent. Il lui
était insupportable de rester assise à ne rien faire tandis que les autres s’activaient
autour de Jared. Les hommes de Betz ne cessaient d’aller et venir dans la pièce pen-
dant que la respiration artificielle se poursuivait et que Jared se voyait faire une intra-
veineuse à intervalles réguliers.
Il n’y avait pourtant rien d’angélique chez ce gros homme chauve, mais lorsque au
bout de trois heures, le docteur Jeffers fit son entrée dans la bibliothèque, Tania eut
l’impression de voir arriver le Messie.
Il examina aussitôt Jared.
— Je pense que la crise est passée, annonça-t-il, calmement. Il est en train de se
stabiliser. Portez-le dans sa chambre et je vais lui faire un lavage d’estomac.
— Vous croyez qu’il va s’en sortir ? demanda le sénateur.
— À moins qu’il n’y ait des complications, fit prudemment le docteur Jeffers, mais
je ne vois pas pourquoi ce serait le cas. Je pense qu’il sera totalement remis d’ici
vingt-quatre heures.
Tania poussa un profond soupir de soulagement et se sentit soudain toute molle.
Elle ferma les yeux et appuya la tête au dossier de son fauteuil.
— Pourquoi n’a-t-il pas encore repris connaissance ? poursuivit Samuel Corbett.
Est-il dans le coma ?
— Son organisme vient de subir un terrible choc. Il risque de ne pas revenir à lui
avant plusieurs heures. Félicitations, ajouta le docteur à l’adresse de Kevin, vous avez
fait de l’excellent travail.
— Dois-je continuer les piqûres au même rythme après votre départ ?
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Jeffers, s’écartant pour permettre aux
hommes de Betz de déposer Jared sur une civière. Monsieur le sénateur m’a demandé
de veiller sur lui jusqu’à ce qu’il soit hors de danger. Je m’occuperai personnellement
des intraveineuses et le ferai placer sous tente à oxygène au moins pour cette nuit.
Tania s’affola en voyant emporter Jared sur la civière. Il ne fallait pas qu’elle le
laisse seul. Il ne fallait plus jamais le laisser seul ! La jeune femme se mit péniblement
sur ses pieds et se dirigea vers la porte. La tête lui tournait horriblement et il lui sem-
blait que ses genoux allaient se dérober sous elle à chaque pas.
— Allez vous coucher, Tania, vint lui dire gentiment Kevin. Jared n’a pas besoin de
vous pour le moment.
— Non ? dit-elle dans un souffle. C’est possible, mais moi j’ai besoin de lui. J’ai
besoin d’être à ses côtés et nul ne pourra m’en empêcher. Il est à moi, Kevin.
Tania sortit derrière le brancard.
14

Un frais parfum de fleurs sauvages vint se frayer un chemin à travers les ténèbres
qui enveloppaient Jared.
— Tania ?
Toujours vêtue de sa robe de velours rose, la jeune femme était assise au chevet de
Jared et tenait fébrilement sa main comme une enfant qui aurait eu peur du noir. Un
long soupir lui échappa lorsqu’elle le vit ouvrir les yeux.
— Ils m’ont dit que tu ne craignais plus rien mais je commençais à croire qu’ils
s’étaient trompés, sourit-elle faiblement. Tu dors depuis si longtemps ! Cela fait
presque douze heures.
Tania prit sur la table de chevet un gobelet en plastique dont le couvercle était
muni d’une paille.
— Le docteur Jeffers m’a dit que tu aurais besoin de boire pour adoucir ta gorge.
On a dû t’y faire passer un tuyau pour te laver du poison que tu avais absorbé.
Du poison ? Tandis qu’il aspirait l’eau fraîche, Jared tentait de remettre de l’ordre
dans ses idées. Il revoyait ce moment de vertige dans la bibliothèque avant qu’il ne
sombre dans le noir absolu. Il avait alors eu conscience que quelque chose d’anormal
se produisait. C’était ce poison, bien sûr !
— Comment ? demanda-t-il, calmement.
— Du cyanure dans le cognac, répondit Tania. On dirait un titre de roman d’Agatha
Christie, tu ne trouves pas ? Quelqu’un a remplacé la bouteille normale par une autre
dans laquelle il y avait du cyanure. Pas assez, grâce au ciel. La quantité n’était pas suf-
fisante pour entraîner une mort immédiate.
— Qui a fait ça ?
— Le sénateur l’ignore. Il pense que le meurtrier a réussi à s’infiltrer dans l’équipe
de Betz. Évidemment, poursuivit la jeune femme en riant, ce dernier jure ses grands
dieux que c’est impossible ! Tous ses hommes sont excellents, loyaux et totalement
incorruptibles. Pour ma part, je ne sais pas. Peut-être était-ce Corbett lui-même.
— Non, fit Jared en secouant la tête. Il perdrait beaucoup trop si je mourais. Au
contraire, il a tout intérêt à me garder vivant.
— Kevin a dit qu’hier était le jour de la trahison. Il a dit aussi que j’étais au centre
de tes accrochages verbaux avec le sénateur. Et cet empoisonnement, Jared ? Ai-je
aussi quelque chose à voir là-dedans ?
— Bien sûr que non, mon amour. Tu n’as aucune responsabilité dans tout cela,
mais il est vrai que Corbett tente de t’utiliser comme moyen de pression. Cette ordure
est prête à tout pour parvenir à ses fins. Il semblerait que notre cher sénateur soit
atteint de mégalomanie galopante.
— Je ne suis pas surprise car il s’est trahi plus d’une fois hier soir. Il cherche à te
forcer à lui livrer ta découverte, n’est-ce pas ?
— Il essaie, répondit calmement Jared, mais il n’y parviendra pas. Pour rien au
monde je ne lui céderai.
Jared marqua une pause et posa un regard douloureux sur la jeune femme.
— Même si je suis obligé de te mettre en péril. Peux-tu comprendre ça, Tania ?
Tania vit à son visage que Jared doutait et c’est avec étonnement qu’elle réalisa
qu’il ne s’attendait pas à autant de loyauté de sa part. Jared ne croyait pas qu’elle était
prête à courir tous les risques pour que son rêve demeure intact !
— Nul ne peut me manipuler, Jared, même pas toi. Tu ne me feras jamais faire ce
que je ne veux pas. N’oublie pas qui je suis.
— Comment le pourrais-je ? fit Jared, portant la main de Tania à ses lèvres. D’au-
tant que tu vas être près de moi pour me le rappeler pendant au moins un millénaire.
— Je suis heureuse de te l’entendre dire. D’autre part, il y a encore une chose à
ajouter à la liste que je t’ai dressée l’autre jour, en plus du bébé et de notre installation
à New York.
— Laquelle ?
— Je ne veux plus qu’il t’arrive quoi que ce soit. Interdiction formelle d’attraper le
moindre rhume, de trébucher sur une marche ou d’avoir une crampe en nageant !
Compris ?
— Je ferais tout mon possible, sourit-il. Rien d’autre ?
— Si, se mit soudain à sangloter Tania, épanchant enfin les larmes qu’elle avait
retenues jusque-là. Il faut que tu me promettes de ne pas mourir avant moi. C’est
indispensable. Je ne pourrais pas vivre sans toi. C’est impossible, désormais.
— Mais si, tu peux, railla-t-il tendrement.
Comment avait-il pu lui jurer ce qu’elle lui demandait alors qu’il s’apprêtait à
affronter la semaine la plus périlleuse de son existence ? Quoi qu’il arrive, il fallait
que Tania vive !
— N’oublie pas que tu possèdes l’ero, poursuivit-il, essuyant du bout des doigts les
larmes qui coulaient le long des joues de la jeune femme. Et puis, tu ne pleures
jamais.
— C’était vrai, jusqu’à présent, hoqueta Tania, venant poser sa joue sur l’épaule
merveilleusement chaude et vivante de Jared. Mais maintenant, même une femme
comme moi a le droit de pleurer.
— Viens dans le lit, mon amour.
Jared lui fit une place sous les couvertures et Tania ne put résister à la tentation.
Elle pensa vaguement qu’elle ferait mieux de se déshabiller mais cela lui sembla un
effort insurmontable : il lui faudrait s’éloigner de Jared et elle s’y refusait, même pour
quelques secondes. Tant qu’elle resterait près de lui, tant qu’elle pourrait le toucher, il
ne pourrait rien lui arriver de mal.
Jared déploya lentement la couronne de tresses avant de l’installer au creux de son
épaule et d’embrasser tendrement sa tempe.
— Je ne devrais pas être là, murmura-t-elle en l’enlaçant. Tu es malade.
— Raison de plus. Je t’ai toujours tenue pour le meilleur des remèdes. Maintenant,
ne dis plus rien : on ne doit pas contrarier un malade.
Tania poussa un soupir bienheureux et se blottit contre Jared. À quoi bon discuter
puisqu’elle était exactement là où elle voulait être ?
— Qu’allons-nous faire avec Samuel Corbett ? demanda-t-elle paisiblement, inca-
pable de s’inquiéter vraiment tant que les bras protecteurs de Jared la rassuraient. Il
est reparti pour Washington très tôt ce matin mais il sera de retour dans quelques
jours.
— Au risque d’aller à l’encontre de ton tempérament d’aventurière, je crois que
nous n’allons pas dresser de plan de bataille mais simplement tenter de sauver notre
peau. Nous enfuir sera assez périlleux comme ça, d’autant que je suis sûr que ce cher
sénateur a ordonné à Betz de redoubler de vigilance.
Un frisson glacé parcourut le dos de Tania.
— Tu crois que nous réussirons ? dit-elle.
— Nous n’avons pas le choix. Nous devons réussir ! D’autre part, j’ai gardé dans ma
manche quelques atouts dont le sénateur ignore l’existence. Je ne suis pas assez stu-
pide pour me laisser enfermer ainsi sans avoir prévu d’échappatoire en cas de besoin.
— Que veux-tu dire ?
— Mieux vaut ne pas en parler pour l’instant, sourit-il. Il est fort probable que les
mesures de surveillance ont d’ores et déjà été renforcées.
— Veux-tu dire que…
— Je ne sais pas, coupa-t-il, mais je pense qu’il est préférable de ne parler que de la
pluie et du beau temps tant que nous sommes à l’intérieur du château.

*
* *

Le vent glacé maltraitait les bouleaux, agitant furieusement les clochettes, mais
pour une fois Tania n’y prêtait pas attention.
— C’est incompréhensible, Jared, dit-elle. Rien n’a changé. C’est comme si cette
tentative d’empoisonnement n’avait jamais eu lieu et que le sénateur ne nous avait
jamais rendu visite. Après ce que tu m’as dit, je m’attendais à découvrir des micros
partout et à ce qu’on mette un garde en permanence sur nos talons ! Au lieu de ça,
nous avons toujours le droit d’aller et venir à notre guise. On dirait qu’il ne leur a
même pas traversé l’esprit que nous puissions vouloir nous enfuir.
Jared hocha la tête, fixant la vallée d’un regard pensif.
— J’ai croisé Betz en sortant du château pour venir te rejoindre ici et sa seule pré-
occupation a semblé être de vérifier si j’étais suffisamment couvert pour affronter le
froid si tôt après avoir quitté le lit, raconta Jared. On aurait dit une vraie mère poule
avec son poussin. J’ai vu le moment où il allait fermer lui-même mon blouson et
nouer une écharpe autour de mon cou.
— Betz ? fit Tania, incrédule, se rapprochant de Jared pour lui relever son col ?
D’ailleurs, pourquoi ne mets-tu pas une écharpe ? N’oublie pas que tu as frôlé la mort
il y a à peine deux jours. Tu n’es pas raisonnable !
— C’est vrai, rétorqua-t-il, jouant l’épuisement. Je sens que je vais m’évanouir
d’une seconde à l’autre et je crois qu’il va falloir que tu me portes pour rentrer !
Jared avait beau plaisanter, il n’en était pas moins très pâle et des cernes bistre
soulignaient ses yeux.
— Tu aurais dû rester couché, reprocha Tania.
— Désolé, mais je tenais absolument à te parler hors du château. Je ne crois pas à
cette absence de surveillance. Je suis certain que des mesures de sécurité ont été ren-
forcées après la tentative d’assassinat. J’ai même dans l’idée qu’il s’agit d’un piège
pour pousser le meurtrier à se manifester de nouveau.
— Alors, il faut nous enfuir le plus vite possible, s’affola Tania. Partons dès ce soir !
— Non, pas ce soir. Demain ! Et nous partirons en plein jour comme si nous allions
tout bêtement profiter du soleil.
— Quoi ! Mais tu es fou ! Tu veux nous faire prendre !
— Je ne crois pas qu’on nous arrêtera, répondit lentement Jared. Je crois que cette
liberté qu’on nous accorde n’est pas seulement faite pour tenter le meurtrier : Sam
Corbett veut également que nous tentions de nous évader.
— Mais pourquoi voudrait-il faire ça ? Il n’y a aucun intérêt !
— Peut-être a-t-il envie de jouer au chat et à la souris avec nous ? C’est tout à fait le
genre de chose qu’il aime. Il va nous laisser partir pour mieux nous rattraper ensuite.
Sans doute pense-t-il que cela nous rendra plus sensibles à ses pressions lorsqu’il
reviendra avec sa clique de tortionnaires.
— Tu crois vraiment qu’il va nous laisser tranquillement marcher le long de la
route sans nous faire arrêter ? Et jusqu’où va-t-il nous laisser aller ainsi avant de
refermer le piège sur nous ?
— Suffisamment loin pour qu’il ne puisse plus le faire. Du moins je l’espère. Les
hommes du poste de contrôle ne sont pas un problème : je m’en charge. Ce qu’il faut,
c’est atteindre la vallée. Une fois là-bas, nous serons sauvés.
— Si tu le dis, rétorqua Tania, sceptique. J’aurai aimé avoir un peu de ta belle assu-
rance quand j’ai traversé les Andes ! Je te ferai cependant remarquer que nous aurons
besoin d’un moyen de transport pour échapper à nos poursuivants.
— Nous l’avons. J’ai fait confiance à Corbett, certes, mais seulement jusqu’à un cer-
tain point. Quand j’ai su où il comptait m’isoler, j’ai pris mes dispositions.
— Puis-je savoir lesquelles ?
— J’ai loué une ferme à quelques kilomètres du village. Ce n’était qu’une petite
maison entourée de deux, trois hectares mais la grange est suffisamment grande pour
abriter un hélicoptère.
Tania ouvrit de grands yeux puis éclata de rire.
— Je ne vois pas pourquoi je suis si surprise ! Cela te ressemble bien. Moi, je n’ai
pas l’habitude de raisonner sur une telle échelle. J’aurais peut-être pensé à cacher une
Jeep mais pas un hélicoptère ! Au fait, où as-tu appris à piloter ?
Jared la regarda d’un air attendri. Dieu qu’il aimait son rire ! C’était en l’entendant
soudain qu’il avait réalisé combien la jeune femme avait été tendue ces derniers jours.
— Si tu te souviens bien, expliqua-t-il, j’ai longtemps vécu sur une île. Or, je suis
renommé pour avoir le mal de mer, même dans une baignoire.
— Rassure-toi, fit Tania en se jetant dans ses bras, je suis une excellente naviga-
trice. À nous deux, nous aurons la maîtrise du ciel et des océans !
— Dans l’immédiat, notre problème se situe sur la terre ferme.
Tout en étant troublé de sentir le corps de Tania contre le sien, Jared ne pouvait
s’empêcher d’être angoissé en y pensant. Pourtant, il leur fallait s’évader maintenant
que Corbett savait à quel point il était attaché à la jeune femme. Bien sûr, c’était dan-
gereux, mais elle courait encore plus de risques en restant au château. Certes, le séna-
teur n’éliminerait pas Tania : elle était un moyen de pression bien trop précieux. Mais
ce qu’il lui réservait était pire que la mort, et de très loin !
— Nous nous en sortirons, petite gazelle.
— Jared ? Et Kevin ? Je suis sûre qu’il nous aiderait s’il savait ce que Sam Corbett
est en train de tramer…
— Non, coupa-t-il fermement. Nous ne pouvons courir le risque de le mettre dans
la confidence. Je sais que tu l’aimes beaucoup, mais il ne faut pas que tu oublies qu’il
est dans le camp ennemi. D’ailleurs, je ne suis pas si certain qu’il n’ait pas senti ce qui
se prépare.
— Je ne peux pas croire ça. Pas Kevin. Tu te trompes.
— Je le souhaite. Je dois reconnaître que j’ai une certaine sympathie pour lui. Je
serais tenté de lui faire confiance mais je ne peux faire reposer ta sauvegarde sur une
incertitude. Nous nous évaderons seuls.
— Mais je t’ai dit tout le mal qu’il s’est donné pour te sauver la nuit où on t’a
empoisonné, insista Tania.
— D’après ce que tu m’as raconté, Betz et Corbett se sont aussi démenés comme
deux diables et je doute qu’ils l’aient fait pour mes beaux yeux. Bien, maintenant, je
crois que ce serait une bonne idée que tu nous ramènes au château et que tu me
mettes au lit.
— Tu ne te sens pas bien, n’est-ce pas ? Tu n’aurais pas dû te lever si tôt.
— Chaque seconde qui passe me fait me sentir plus vigoureux, mentit Jared qui se
sentait en réalité très faible mais ne voulait pas l’inquiéter. Et puis, j’ai envie d’être
serré contre toi, bien au chaud, petite gazelle.

*
* *
Malgré les protestations de Tania, Jared insista pour descendre dîner dans al salle
à manger. Cela permit à la jeune femme d’admirer Edward Betz dans son tout nou-
veau rôle de mère poule.
Dès qu’ils furent au pied de l’escalier, le petit homme se précipita vers eux, un
regard anxieux scrutant le visage émacié de Jared.
— Vous n’auriez pas dû descendre, monsieur Ryker. Le docteur Jeffers a bien
recommandé que vous vous ménagiez pendant encore quelques jours, d’autant que
vous avez déjà fait une longue promenade aujourd’hui. Je pense que vous devriez
nous laisser vous servir votre repas dans votre chambre et dormir de bonne heure.
Tania nota au passage que leur visite aux bouleaux n’était pas passée inaperçue.
Elle se souvint soudain avoir toujours croisé Betz dans les couloirs à chaque fois
qu’elle était sortie de la chambre de Jared. Le petit homme s’était montré discret,
certes, mais néanmoins omniprésent.
— Ça suffit, Betz. Je n’ai aucune intention de regagner ma chambre. À moins que
vous n’envisagiez de m’y obliger
— Je n’ai recours à la force que lorsque c’est nécessaire, répondit Betz, le sourcil
froncé. Je vous l’ai déjà dit et je croyais que vous l’aviez compris. Vous vous révélez
une charge bien lourde, docteur Ryker, acheva-t-il en soupirant.
Jared le regarda s’éloigner avec un regard dégoûté.
— Une charge, répéta-t-il. À l’entendre, j’ai l’impression d’être un gamin. Je crois
que je préfère encore quand il me menace !
— En tout cas, il a raison, fit Tania, lui prenant le bras pour l’entraîner vers la
bibliothèque. Je déteste être d’accord avec lui, mais c’est vrai que tu en fais trop, sur-
tout pour ton premier jour et encore plus quand on songe à ce qui t’attend demain. Tu
ferais mieux d’économiser tes forces plutôt que de les dépenser sans compter.
— Que diriez-vous d’un match de karaté ? fit Kevin, lorsque le jeune couple pénétra
dans la bibliothèque. Je crois qu’aujourd’hui j’aurais une chance de gagner ! Vous
n’êtes pas raisonnable, Jared, vous auriez dû rester couché.
— Décidément, vous vous êtes tous donné le mot ce soir, grinça Jared. Je vais finir
par croire que je dérange. Remarquez, ce n’est pas nouveau. Mettre du cyanure dans
mon cognac n’était pas spécialement une preuve de popularité.
Kevin redevint sombre.
— Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous le dire, Jared, mais je suis sincèrement
navré de ce qui s’est passé. Le sénateur a emporté la bouteille avec lui à Washington
pour la faire examiner, mais on n’y a hélas découvert aucune empreinte digitale. Il
fait également une enquête sur chacun des hommes de Betz.
— Très réconfortant, ironisa Jared. Mais il est vrai que Sam Corbett a toujours eu
mes intérêts très à cœur. N’est-ce pas Kevin ?
— Que voulez-vous que je vous dise ? répondit le jeune homme en soutenant le
regard perçant de Jared. J’ai appris à connaître le sénateur au fil des années et je
soupçonnais depuis le début que ses motifs n’étaient pas aussi purs qu’il voulait bien
le dire. Cependant, je n’en ai eu la triste confirmation que récemment.
Kevin se tourna alors vers Tania.
— J’espère que vous vous rendez compte que je ne suis pas un assez bon acteur
pour pouvoir jouer ce genre de comédie.
— Maintenant que vous savez, que comptez-vous faire ? s’empressa-t-elle de
demander. Nous avons besoin de toute l’aide possible, Kevin.
— J’aimerais le savoir, soupira le jeune homme. Une fois de plus je me retrouve
pris entre deux feux.
— Vous savez ce que le sénateur veut faire !
— Je peux me révéler utile en gardant ma place à ses côtés, Tania. Sam Corbett est
peut-être corrompu, mais avec le pouvoir qu’il va avoir, il va être aussi en mesure de
soulever des montagnes. Il aime aussi passer pour un philanthrope et je pourrai jouer
sur ce plan-là.
— J’ai l’impression de rêver. Êtes-vous réellement en train de m’expliquer que vous
allez aider le sénateur à trahir Jared au nom du Bien ?
— Je ne partage pas les vues de Jared sur les applications à long terme de sa
découverte. Il me faut choisir mon camp. Ce choix devra être vite fait. J’ai reçu un
coup de fil de Sam Corbett juste avant que vous n’arriviez.
— Et alors ? intervint Jared.
— Il envoie l’hélicoptère vous chercher demain matin pour vous emmener tous les
deux à Washington.
— Pourquoi ce changement ? Il semblait ravi de nous garder sur les charbons
ardents dans l’attente de sa venue.
La peur nouait la gorge de Tania. Comment Jared parvenait-il à rester si calme
alors que cette nouvelle risquait de ruiner à jamais leurs espoirs d’évasion ?
— Qui sait ce qui dicte les actes de Samuel Corbett ? fit Kevin dans un haussement
d’épaules. Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’hélicoptère doit arriver ici un peu
après minuit et que vous devrez y être amenés demain vers sept heures. Deux
hommes de Betz vous accompagneront.
— Il vous reste donc à prendre votre décision, dit Tania. J’espère seulement pour
vous que vous choisirez la bonne.
— Moi aussi, Tania. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je crois que je ne
dînerai pas avec vous. J’irai plutôt me promener. Cela vous aide habituellement à
réfléchir, Jared, je ne vois donc pas pourquoi il n’en serait pas de même pour moi.
Arrivé à la porte, Kevin se retourna.
— Il vaut mieux que vous sachiez que cette nuit, Betz a fait doubler la garde.

*
* *

— Crois-tu qu’il nous aidera ? demanda Tania quand ils furent seuls.
— Qui sait ? répondit Jared en l’entraînant vers la salle à manger. Néanmoins, j’au-
rais eu meilleur espoir s’il avait décidé de dîner avec nous.
— Pourquoi ça ?
— Kevin a un sens de l’honneur un peu chevaleresque. Je ne crois pas qu’il aime-
rait manger à la même table que ses ennemis.
— Mais nous ne sommes pas ses ennemis !
— Cela reste à prouver. En tout cas, nous serons fixés demain matin à sept heures.
— Alors, on ne va pas tenter de s’évader cette nuit ?
— Tu as entendu ce que Kevin a dit : la garde a été doublée. Il nous faudra tenter
notre chance demain dans l’hélicoptère.
— Avec deux hommes de Betz pour nous tenir compagnie ? Cela rend bien minces
nos chances de réussir.
— On verra bien. Je ne suis pas inquiet.
— Moi, si.
— C’est normal, tu n’as que moi pour te protéger, tandis que moi, j’ai la gazelle !
Durant tout le dîner, Jared se montra parfaitement décontracté et refusa obstiné-
ment d’aborder le moindre sujet d’importance. Même lorsqu’ils regagnèrent leurs
appartements, il continua de se montrer insouciant, ce qui mit les nerfs de Tania à
rude épreuve.
Une fois dans leur chambre, Tania alla se planter devant Jared, les poings sur les
hanches, le regard furieux.
— Vas-tu cesser cette comédie ! À quoi rime cette fausse gaieté ? J’en suis écœu-
rée !
D’abord étonné, Jared finit par sourire.
— Je te demande pardon, Tania. Je crois que j’ai agi par réflexe afin de garder la
tête bien haute.
— Tu me prends vraiment pour une idiote ? Nous n’avons pratiquement aucune
chance de nous en sortir demain si Kevin refuse de nous aider.
Non, Tania était loin d’être une idiote. C’était au contraire une femme remarqua-
blement intelligente et belle, et Jared sentit son cœur se serrer. Elle lui parut soudain
si pathétique, relevant fièrement le menton pour lui jeter un regard brûlant ! Il aurait
aimé pouvoir la protéger, l’éloigner définitivement de tout ce qui aurait pu la faire
souffrir, et au lieu de ça, il ne pouvait lui offrir que le danger et une chance de survie
peut-être encore plus ténue que ce qu’elle imaginait.
— Je t’admire et je te respecte, Tania, fit-il d’une voix voilée par l’émotion. Je crois
que je cherchais simplement à t’empêcher de trop penser à demain. J’aurais dû com-
prendre que le seul moyen d’y parvenir était de te tenir occupée. Oui, je crois bien que
c’est la seule solution.
— Mais de quoi parles-tu ?
— De t’occuper, répéta-t-il, ses lèvres frémissant d’un sourire mal contenu. Je suis
prêt à faire le sacrifice suprême, mais n’oublie pas que je suis à peine remis, aussi va-
t-il falloir que tu m’aides.
— Que je t’aide ?
— Déshabille-moi, jolie gazelle.
Tania scruta attentivement le visage de Jared, cherchant à savoir s’il se moquait
d’elle. Mais elle y découvrit qu’humour et tendresse et aussi quelque chose qui la fit
retenir son souffle et avancer d’un pas. Un sentiment très doux et un peu triste qui
l’envahit tout entière.
— Tu as envie de moi ?
— J’ai toujours envie de toi. J’ai besoin de ton rire et de ta force, besoin de cette
passion qui t’habite et qui fait de chaque instant une aventure nouvelle. Je veux ton
courage, ta soif de connaissance qui te rend plus riche chaque jour. Oui, je te veux,
mon amour.
Tania demeura bouche bée, sous l’emprise d’une joie qu’elle n’avait encore jamais
connue. Elle s’était attendue à l’entendre exprimer son désir et il venait de lui offrir
un trésor.
— Ce n’était pas ce que je voulais dire.
— Je sais, fit Jared, mais est-il nécessaire que je te le dise : il ne se passe pas un
instant sans que je désire ton corps ? Je croyais que tu le savais.
Jared ouvrit son corsage et enlaça sa taille, la pressant contre lui. Tania frissonna
voluptueusement quand ses seins nus entrèrent en contact avec la laine de son
chandail.
— Je ne vois pas pourquoi tu te montres si étonnée quand je te déclare mon amour,
murmura-t-il dans ses cheveux.
— Ton amour.
— Oui, mon amour. Il est temps d’avancer encore d’un pas. Si tu veux, je vais le
franchir le premier. Je t’aime et je crois qu’il en sera toujours ainsi. J’ignore si le
mariage tel que nous le connaissons aujourd’hui continuera d’exister dans le futur,
mais je pense qu’un rituel subsistera par lequel deux êtres qui s’aiment pourront offi-
cialiser leurs sentiments. Je veux vivre ça avec toi, Tania.
Jared embrassa ses lèvres, paraissant sceller ainsi un pacte.
— Acceptes-tu de m’appartenir comme déjà je t’appartiens ?
Tania posa sur Jared ses grands yeux noirs noyés de larmes. Son émotion était si
forte qu’il lui semblait que son cœur allait éclater dans sa poitrine.
— Je veux t’appartenir, Jared.
La jeune femme enfouit alors sa tête dans le chandail de laine et le serra contre elle
de toutes ses forces.
Soudain, Jared se mit à rire.
— Tu ne peux jamais faire les choses dans l’ordre, s’amusa-t-il. Maintenant que tu
t’es engagée envers moi, veux-tu bien me dire que tu m’aimes ?
La jeune femme entrouvrit les lèvres pour lui donner ce qu’il réclamait quand la
panique lui noua la gorge. Bien sûr, elle l’aimait. Elle en était même consciente depuis
longtemps. Alors, pourquoi n’arrivait-elle pas à le dire.
— Tania ?
Jared se recula un peu pour observer le petit visage bouleversé par l’angoisse et
une ombre de déception obscurcit un instant son front.
— Tu ne te sens pas encore prête ? C’est ça ? Ne t’en fais pas, mon amour, je sais ce
que tu ressens. Moi-même j’ai eu du mal à te le dire.
Jared se rendait compte qu’exprimer son amour était encore plus difficile pour
Tania après tout ce qu’elle avait vécu. Il s’estimait déjà heureux qu’elle soit parvenue
à l’aimer. En fait, c’était un vrai miracle et il n’allait pas la pousser dans ses derniers
retranchements pour l’obliger à verbaliser un sentiment qu’il savait qu’elle éprouvait,
de toute façon.
— Jared, il faut que tu saches…
— Chut ! Ne force pas les choses. Cela viendra à son heure. J’ai déjà tout ce que je
veux. Même plus que je n’osais espérer.
Comme elle l’aimait ! Comment en aurait-il pu être autrement alors qu’il percevait
le moindre de ses sentiments, la plus petite de ses pensées avec une infinie délica-
tesse ?
— Je ne crois pas que tu aies tout à fait tout ce que tu veux, fit-elle, soudain mali-
cieuse. N’avais-tu pas demandé que je te déshabille ?
— J’ai changé d’avis, sourit-il en faisant glisser le corsage de soie sur les épaules
rondes. Je crois que pour mieux célébrer notre pacte, nous devons unir nos efforts.
D’autant que ça ira plus vite.
En l’espace de quelques minutes, ils se retrouvèrent nus et enlacés dans le grand
lit.
Tania s’émerveilla une fois de plus de découvrir la dureté de son grand corps mus-
clé. Elle aurait dû pourtant y être désormais habituée, mais chaque fois qu’ils se
retrouvaient ainsi, chair contre chair, c’était pour elle un éternel recommencement.
— Tu es si fort, murmura-t-elle, ses lèvres frôlant la veine qui palpitait à la base de
son cou. J’aime sentir une telle puissance sous tant de douceur. Tu es tout à fait
remarquable pour un convalescent.
— C’est très flatteur, répondit-il en la faisant rouler sur lui, mais je n’en veux pas
moins conserver mes privilèges de malade. À toi de mener le jeu, Tania. J’attends que
le ballet commence.
Tania observa Jared à travers la lourde frange de ses longs cils noirs. Le premier
moment de surprise passé, elle s’aperçut qu’elle prenait plaisir à se voir ainsi donner
l’initiative. Le destin qui ne manquerait pas de les frapper le lendemain la faisait se
sentir impuissante et pouvoir agir dans l’instant présent la soulageait.
Jared avait-il compris ? Sûrement, puisqu’il semblait pouvoir lire en elle à livre
ouvert. Une fois de plus, il lui donnait exactement ce dont elle avait besoin.
— Je vais jouer ma musique pour toi, Jared. Je vais te faire descendre de ta mon-
tagne pour venir me rejoindre, dit-elle, adaptant pour l’occasion l’argument du ballet
qui l’avait rendue célèbre.
Tania lui donna tout d’abord un tendre baiser puis ses lèvres, vite suivies par ses
mains, partirent en un long cheminement sensuel à la découverte de son corps puis-
sant. Jared se laissait faire mais Tania pouvait se rendre compte, à sa respiration pré-
cipitée et à ses mains crispées sur le drap, qu’il lui fallait pour cela faire appel à toute
sa volonté.
Enfin, se redressant, la jeune femme vint lentement à sa rencontre et ils ne firent
plus qu’un.
— Si je me souviens bien, c’est à ce moment que la danse devient un pas de deux,
murmura-t-elle. En connais-tu la chorégraphie, Jared ?
— Par cœur, répondit-il. J’attendais seulement ton invitation.
Jared la saisit alors aux hanches, l’attirant encore plus contre lui, et Tania se laissa
aller sur sa poitrine, le visage enfoui dans son cou, les mains accrochées à ses fières
épaules. La passion les entraîna ensuite sur son rythme effréné jusqu’au grand jeté
final qui fut pour tous deux une apothéose.
— C’est de plus en plus beau, murmura Tania, toujours blottie contre lui. Et chaque
fois différent. N’est-ce pas merveilleux ?
— Sublime.
Jared caressait doucement ses cheveux, espérant la voir s’endormir avant que les
inquiétudes du lendemain ne reviennent l’assaillir.
Abandonnée contre lui, la jeune femme se sentait aussi petite et légère qu’une
enfant.
— Dors maintenant, mon amour.
— Oui, bientôt, répondit-elle d’une voix ensommeillée. Est-ce que ce sera toujours
ainsi, Jared ?
— Différent ?
— Oui.
— Je pense que oui tant que nous continuerons à nous enrichir et à progresser
dans l’existence. Je n’ai aucune intention de cesser d’évoluer même si je dois vivre des
siècles. De toute manière, cela me sera impossible auprès d’une source d’énergie telle
que toi.
Jared se trompait. Ce serait elle qui devrait sans cesse progresser pour rester à sa
hauteur. Mais c’était une aventure extraordinaire qui s’offrait là à la jeune femme et
elle avait hâte de…
À sa respiration régulière, Jared se rendit compte que Tania venait s’endormir. Il la
serra encore plus fort contre lui, avide de la protéger, remerciant le ciel de l’avoir lais-
sée s’endormir si vite. Elle aurait besoin de toutes ses forces et de tout son courage.
Ils n’avaient plus le choix. S’évader était leur ultime planche de salut. Hélas, Jared
devait s’avouer qu’ils avaient bien peu de chances de réussir.
Ce ne fut que deux heures plus tard qu’il sombra à son tour dans le sommeil.
15

Quelqu’un la secouait doucement mais fermement par l’épaule.


— Réveillez-vous, Tania, il est temps de passer à l’action.
La jeune femme souleva paresseusement les paupières pour rencontrer le regard
bleu de Kevin. Elle fut instantanément ramenée à la réalité.
— Kevin !
— En chair et en os, sourit le jeune homme. J’ai décidé que Jared ne pouvait
affronter seul Corbett. Surtout pas quand votre sécurité est en jeu.
— Vous allez nous aider ?
Tania s’assit dans le lit, remontant le drap sous son menton, et réalisa seulement
que Jared n’était plus à ses côtés. Elle jeta à Kevin un regard anxieux.
— Il s’habille dans la salle de bains et prépare sa trousse médicale. Il veut avoir
tout sous la main en cas de besoin. Vous risquez de fuir longtemps, poursuivit Kevin,
avant que Jared vous trouve un endroit sûr. Le sénateur n’est pas homme à se rési-
gner facilement. Il n’hésitera pas à mettre le FBI et la CIA sur vos talons sous un pré-
texte ou sous un autre.
— Quelle heure est-il ? demanda Tania en constatant que seule la lampe de chevet
éclairait la chambre et qu’aucune lueur ne filtrait à travers les doubles rideaux.
— Un peu plus de trois heures.
Kevin traversa la pièce et revint tendre à Tania sa robe de chambre.
— L’hélicoptère est arrivé peu avant une heure. J’ai invité le pilote, ainsi que les
deux gardes qui patrouillaient derrière le château à venir prendre un verre avec moi
dans la bibliothèque, continua Kevin en tournant le dos pour permettre à Tania de
sortir du lit. Malheureusement, ils ont tous les trois paru avoir rapidement soudain
sommeil. À l’heure qu’il est, ils dorment à poings fermés. Néanmoins, je ne puis
garantir combien de temps cela va durer. J’ai mis dans leurs verres tous les sédatifs
que j’avais trouvés dans la pharmacie mais rien dans la notice n’indiquait la dose
idéale. Les laboratoires pharmaceutiques sont au-dessous de tout, vous ne trouvez
pas ?
— Tout à fait d’accord, s’amusa Tania.
Elle gagna la commode d’où elle sortit un jean, un gros pull-over de ski et des
chaussettes de laine, puis alla chercher ses chaussures de tennis dans le placard.
— Si je comprends bien, vous avez décidé de voler l’hélicoptère.
— J’ai vu dans le dossier de Jared qu’il savait piloter et ça m’a semblé le moyen le
plus sûr de sortir d’ici. Néanmoins, il vous faudra vous en séparer rapidement car
Corbett n’aura aucune difficulté à en donner le signalement.
— C’est ce qu’on fera, intervint Jared en sortant de la salle de bains.
Vêtu d’un blue-jean, d’un chandail ras du cou de laine noir et chaussé de bottes en
daim, il portait à la main une petite valise de cuir.
— Dépêche-toi de t’habiller, ma chérie. Je prends un rechange pour toi.
Tania gagna aussitôt la salle de bains et referma la porte sur elle. Elle se passa un
peu d’eau fraîche sur le visage, se brossa les dents, noua ses cheveux et ne tarda pas à
reparaître : prête.
Jared avait déjà mis son blouson et l’aida à enfiler sa veste de mouton doré. De son
côté, Kevin passait la sienne.
— Avec un peu de chance, fit-il, nous n’aurons pas de problème avant que vous
ayez décollé. Betz a renforcé la garde à l’extérieur mais il n’a pas jugé utile de le faire
dans le château. Nous devrions pouvoir atteindre la piste d’envol sans encombre mais
les choses changeront une fois l’hélicoptère en marche.
Kevin lui tendit deux torches.
— J’ai enlevé les fusibles. Il n’y a plus de lumière dehors.
— Et le garde qui est dans la cour ? dit Tania, les précédant dans le couloir. Il fait le
tour du château toutes les heures.
— J’aurais dû me douter qu’avec votre expérience, vous n’ignoriez plus rien des
mesures de sécurité, répliqua Kevin. J’aurais peut-être mieux fait de vous laisser
mettre au point cette évasion. Vous auriez probablement même su quelle était la dose
de somnifère à administrer aux hommes !
— Moi non, mais Jared aurait pu vous le dire. À nous deux, nous sommes capables
de grandes choses.
— À vous deux, vous pourriez même gouverner le monde.
— Et la patrouille ? intervint Jared, prenant Tania par le bras comme ils s’enga-
geaient dans l’escalier.
— Rien à craindre, répondit Kevin. Là encore, comme les effectifs ont été doublés,
Betz a estimé que les hommes pouvaient rester en faction et qu’une patrouille était
inutile.
— Pratique, grinça Jared, trop même. Betz manque peut-être d’imagination mais il
connaît son métier sur le bout des doigts. Je trouve qu’il nous facilite un peu trop les
choses.
— Vous l’avez dit vous-même, souffla Kevin en arrivant dans le hall, Betz manque
d’imagination ! Je vais aller jeter un coup d’œil dans la bibliothèque pour vérifier que
nos trois lascars dorment toujours. Je vous retrouve à la porte de service.
— Crois-tu sincèrement que tout cela est trop beau pour être vrai ? demanda Tania
lorsqu’ils furent seuls.
Maintenant qu’elle y réfléchissait, la jeune femme trouvait que l’attitude de Betz
avait effectivement quelque chose d’étrange.
— Nous en reparlerons quand nous aurons réussi à décoller.
Jared entraîna Tania dans le dédale des couloirs menant à l’office où se trouvait la
porte de service réservée jadis aux fournisseurs, près de l’ancien cellier. Il dut les
éclairer de sa torche pour descendre l’escalier en colimaçon conduisant aux cuisines,
puis ils traversèrent le cellier voûté et atteignirent enfin la lourde porte de chêne bar-
dée de ferrures rouillées.
Jared éteignit sa lampe avant de l’ouvrir. Les gonds grincèrent lugubrement, fai-
sant frissonner involontairement Tania.
— J’ai l’impression d’être dans un film de Dracula, s’efforça-t-elle de plaisanter.
Jared et Tania se serrèrent dans l’encoignure de pierre, tandis qu’un vent glacé les
enveloppait.
— Nous n’avons plus qu’à attendre Kevin, fit Jared. Je préfère ne pas refermer
cette porte. Ce grincement doit pouvoir s’entendre de très loin et je ne tiens pas à atti -
rer l’attention des hommes de Betz, bien qu’apparemment il n’y en ait pas dans les
parages.
— Je ne sais pas comment tu peux dire ça, chuchota Tania. On n’y voit pas à un
mètre ! Nous aurons de la chance si nous ne tombons pas dans le précipice avant d’at-
teindre l’hélicoptère.
La jeune femme exagérait, mais à peine. La lune se réduisait à un mince croissant
dont la lumière argentée transformait le gros hélicoptère jaune, qui pourtant n’était
qu’à quelques centaines de mètres, en un monstre fantomatique.
Jared la serra contre lui pour la rassurer.
— Je te promets que quoi qu’il arrive, nous n’aurons pas à faire d’acrobaties le long
de la falaise.
— Je suppose que je suis censée t’en remercier, mais le « quoi qu’il arrive » n’est
pas exactement fait pour me remonter le moral… J’ai hâte que Kevin soit là.
— Aussitôt dit, aussitôt fait ! dit joyeusement Kevin dans leurs dos. Ils dorment
toujours, poursuivit-il, mais je crois qu’il vaut mieux quand même nous dépêcher. Le
pilote commençait à s’agiter un peu dans son sommeil quand j’ai quitté la biblio-
thèque. Passez devant, Jared, je ferme la marche derrière Tania. J’éteins ma lampe, la
vôtre suffira amplement pour nous montrer le chemin.
Jared demeura immobile quelques instants et Tania perçut très nettement la sou-
daine tension qui venait de s’emparer de lui. Elle le regarda, surprise, mais ne put dis-
cerner son expression dans la pénombre.
— C’est bon, restez bien dans mes pas afin de ne pas trébucher.
Jared alluma sa torche et partit rapidement vers l’hélicoptère, sa silhouette mas-
sive se découpant dans le halo de lumière. Kevin prit la jeune femme par le coude et
se mit à avancer si vite qu’elle avait du mal à le suivre. Il ne disait plus un mot et
Tania pouvait percevoir l’incroyable tension qui s’était emparée de lui tandis que son
visage était devenu aussi impénétrable que celui d’une statue de l’île de Pâques. Il lui
parut presque brutal.
Brutal ? Pourquoi ce mot lui était-il venu à l’esprit alors que rien n’évoquait jamais
la brutalité chez le pacifique et sympathique Kevin ? Néanmoins, cette nuit, il y avait
quelque chose de différent chez lui.
Ce sentiment de soudaine étrangeté troublait tellement Tania qu’elle avait du mal à
regarder où elle mettait les pieds. Sans cette absence de concentration, jamais la
jeune femme n’aurait vu Kevin porter soudain la main à la poche de son blouson et en
sortir un objet métallique. Était-ce une autre lampe électrique ?
Kevin leva l’objet et le dirigea vers le dos de Jared qui se dessinait toujours parfai -
tement devant eux.
— Kevin ! Non ! gémit-elle plus qu’elle hurla.
La jeune femme se jeta sur l’arme tandis que Jared faisait volte-face et les prenait
dans le faisceau de sa torche. Le combat ne dura cependant pas longtemps car très
vite Kevin bloqua Tania contre lui en une étreinte d’acier, tenant toujours Jared en
joue.
— Pas un geste, Jared, ordonna-t-il. Je n’ai aucune intention de faire du mal à
Tania mais je n’hésiterai pas à me faire un rempart de son corps si vous tentez quoi
que ce soit.
— Je ne bougerai pas, fit Jared d’une voix calme, cherchant à l’apaiser. Je sais que
vous ne lui voulez aucun mal. Vous m’avez déjà dit des centaines de fois que vous l’ai-
miez beaucoup. Pourquoi ne pas la laisser s’en aller, que nous réglions ce problème
entre hommes ?
— Désolé Jared, j’aimerai pouvoir le faire mais l’enjeu est trop grand. Elle devra
rester jusqu’à ce que tout soit terminé.
Tania ne put s’empêcher de penser que Kevin avait une manière bien délicate de
formuler les choses alors qu’il s’agissait ni plus ni moins d’un meurtre. Il lui semblait
revivre un vieux cauchemar où cette fois, c’était Jared qui était suspendu au-dessus
du précipice et non plus elle.
— Kevin ! cria-t-elle. Vous ne pouvez pas faire ça ! Pourquoi ?
— Parce que je ne peux le laisser poursuivre son projet de vie éternelle. Et je
connais trop bien Jared pour savoir que le seul moyen de l’arrêter est de le suppri-
mer. Je le savais déjà en arrivant au château mais j’espérais trouver une autre solu -
tion. Malheureusement, ça s’est révélé impossible.
— Alors vous avez manigancé ça depuis le début ! fit la jeune femme, sidérée.
— Dès l’instant où le sénateur m’a parlé de ses travaux, répliqua Kevin avec un sou-
rire amer. Je ne pensais pas alors que Corbett tenterait de s’approprier cette décou -
verte mais, même s’il y était parvenu, cela n’aurait rien changé. Il aurait peut-être pu
contrôler les choses dans un premier temps, mais il aurait automatiquement été
dépassé.
— Le cyanure dans le cognac, c’était vous ? demanda Jared.
— C’était si facile de le faire pendant que Corbett et vous jouiez au chat et à la sou-
ris. Malheureusement, je n’ai pas versé la bonne dose. Je vous ai déjà dit que je
n’étais pas doué pour ce genre de choses.
— Mais vous vous êtes donné tant de mal pour le sauver ensuite, dit Tania incré -
dule.
— Avec Corbett et Betz dans les parages, intervint Jared, il pouvait difficilement
faire autrement. Est-ce que je me trompe, Kevin ?
— Tout à fait exact. Je ne voulais pas faire ça, vous savez, Jared. Je vous aime bien
et je vous respecte plus qu’aucun autre homme. J’ai souhaité de tout cœur trouer un
moyen de vous empêcher de poursuivre vos projets sans avoir recours à la violence.
Je me suis même demandé récemment si la dose trop faible de cyanure n’était pas
tout bonnement un acte manqué dans le plus pur style freudien.
— Un acte manqué que vous semblez prêt à réparer maintenant, ironisa Jared.
Comment réussissait-il à rester si calme ? Tania n’arrivait pas à le comprendre.
Elle ne parvenait pas à voir le visage de Jared : il n’était toujours qu’une silhouette
dans la nuit déchirée par sa lampe électrique. Néanmoins, sa voix demeurait incroya-
blement posée, comme s’il eût été en train de parler de la pluie et du beau temps et
non pas de son propre assassinat.
— Kevin, implora-t-elle, vous venez de dire que vous ne vouliez pas le tuer. Ne vous
rendez-vous pas compte que cet acte serait en totale opposition avec votre nature pro-
fonde ?
— Bien au contraire, Tania. En supprimant Jared, je reste en accord avec moi-
même. Je sais ce que signifierait une vie prolongée de plusieurs siècles. J’ai passé plu-
sieurs années au Bangladesh et en Éthiopie. Je sais quels ravages la famine peut faire.
J’ai vu des hommes livrer leurs filles à la prostitution pour obtenir une nourriture
dont même un chien n’aurait pas voulu. Des enfants qui ressemblaient à des sque-
lettes atrophiés sont morts dans mes bras. L’application de la découverte de Jared ne
ferait que généraliser ces atrocités. Je ne peux pas laisser faire ça.
— Il n’est pas nécessaire que les choses se passent ainsi, fit Jared d’une voix
presque tendre. J’ai déjà essayé de vous l’expliquer, Kevin.
— Je connais trop bien la bureaucratie, son inertie et son hypocrisie pour pouvoir
partager votre point de vue. Le sénateur et moi sommes au moins d’accord là-dessus.
En aucun cas, je ne peux me permettre de courir le risque.
— Mais vous êtes en train de parler de la vie d’un homme, s’indigna Tania. Com -
ment pouvez-vous justifier un meurtre ?
La jeune femme tenta désespérément d’échapper à son emprise mais dut vite
renoncer.
— Il vous faudra nous tuer tous les deux, Kevin, parce que si vous faites quoi que ce
soit à Jared, sachez que c’est moi qui alors vous tuerai !
— Non ! hurla Jared.
— Rassurez-vous, Jared, fit Kevin, soudain fatigué. Je crois qu’après vous, je n’au-
rai plus jamais la force de tuer quelqu’un, même en état de légitime défense.
D’ailleurs, une fois que j’aurai fait ce que j’estime mon devoir, je me moque éperdu-
ment de ce qui peut advenir de moi.
Le cœur de Tania fit un nouveau bond dans sa poitrine lorsqu’elle vit Kevin relever
son révolver et viser.
— Kevin, je vous en prie, non, souffla-t-elle. Il ne faut pas qu’il meure.
— Il le faut, Tania, il n’y a pas d’autre solution.
Le claquement sec du cran de sécurité que Kevin faisait sauter fut immédiatement
suivi d’une violente détonation qui déchira les ténèbres. Tania entendit encore un
atroce gémissement de douleur et hurla :
— Jared !
Les yeux agrandis par l’horreur, la jeune femme fixait la silhouette immobile de
Jared, s’attendant à la voir s’écrouler d’une seconde à l’autre. Elle sentit alors le bras
de Kevin qui enserrait sa taille se détendre et, libre, elle se précipita.
— Jared !
Tania n’eut pas conscience du bruit mat que fit le corps de Kevin en s’affalant sur le
sol. Déjà elle enlaçait Jared, écartant sa torche.
— Jared, mon amour, où es-tu blessé ?
L’homme l’enlaça tendrement.
— Calme-toi, ma chérie, je n’ai rien. C’est Kevin qui a été abattu. Et si je ne me
trompe pas, le coup est parti de là, continua-t-il en se tournant vers l’hélicoptère. Est-
ce que je me trompe, Betz ? fit-il en élevant la voix.
La porte de l’hélicoptère s’ouvrit.
— Absolument pas, docteur Ryker. J’ai pensé qu’il était temps de le faire. J’ai senti
que vous alliez agir d’une seconde à l’autre. Je ne voulais pas que vous soyez blessé
dans le corps à corps qui aurait suivi.
Le petit homme sauta à terre puis se pencha à l’intérieur de l’hélicoptère pour y
saisir une lanterne. Il l’alluma et bientôt l’aire d’envol fut largement éclairée.
— Cela devait être évité à tout prix, reprit-il.
Tania regarda Betz s’approcher, croyant une fois de plus rêver. Il venait tout juste
de tuer un homme et n’en paraissait pas le moins du monde ému. Son costume était
toujours aussi impeccable et pas un seul de ses cheveux ne venait déranger l’ordre
parfait de sa coiffure.
— Je trouve intéressant que vous ayez tout de suite su que c’était moi qui avais
abattu McCord, fit Betz.
Le petit homme s’agenouilla près du corps, souleva une paupière puis lui prit le
pouls.
— C’est bien ce que je pensais, commenta-t-il, il est encore en vie. Comment avez-
vous su qu’il s’agissait de moi, docteur Ryker ? demanda-t-il en relevant la tête.
— Simple déduction. La mise en scène était trop parfaite et vos services de sécurité
laissaient trop à désirer.
— N’est-ce pas ? répondit Betz calmement. J’espérais que vous vous en aperce-
vriez. Je me disais que vous étiez un homme beaucoup trop intelligent pour ne pas
vous en rendre compte.
— Jared a dit que c’était pratiquement une invitation à s’enfuir, fit Tania, songeuse.
— Oui, le docteur Ryker est vraiment un homme très intelligent, approuva Betz.
C’était tout à fait ça. Depuis deux jours, vous auriez pu vous échapper à n’importe
quel moment sans que le moindre de mes hommes lève le petit doigt pour vous en
empêcher.
Les vêtements de Kevin s’imbibaient peu à peu de sang. Betz entreprit d’examiner
la blessure de plus près.
— Il a reçu ma balle dans le haut de la poitrine, commenta-t-il. Ce ne sera pas for-
cément mortel, quoiqu’il saigne.
Jared lâcha Tania et vint rejoindre Betz près du corps.
— Vous n’allez tout de même pas le laisser ainsi se vider entièrement de son sang,
s’énerva-t-il. Faites-lui un pansement.
— Je ne pense pas qu’une artère soit touchée, répondit le petit homme en sortant
un grand mouchoir blanc de sa poche. Puis-je également vous faire remarquer que
McCord s’apprêtait à vous tuer, il n’y a de ça que quelques minutes ? Et de façon pré-
méditée, de surcroît. Quand Kevin m’a dit que le sénateur envoyait un hélicoptère
vous chercher, cette nuit, j’ai pris le soin de vérifier. Ce n’était pas le sénateur mais
bien lui qui l’avait fait venir.
Jared s’empara du mouchoir et l’appliqua sur la blessure puis fit de même avec le
sien.
— Tenez-les bien appuyés, ordonna-t-il.
— Est-ce vraiment nécessaire ? protesta Betz. J’espère que vus réalisez qu’il vau-
drait mieux pour vous que McCord meure. C’est quelqu’un de très tenace. Il ne peut
que nous causer des ennuis s’il survit.
— Nous ? fit Jared en haussant les sourcils.
— Oui, nous. Je croyais avoir été assez clair. Pourquoi croyez-vous que je me sois
donné tant de mal pour vous permettre de vous échapper ?
— Je croyais que Sam Corbett s’amusait au chat et à la souris avec nous. Êtes-vous
en train de m’expliquer que l’initiative venait de vous ?
— Bien sûr ? Je suis tout à fait capable, vous savez ! Je mets peut-être plus de
temps que les autres à me décider, mais une fois que c’est fait, je n’hésite plus à agir.
— Et vous avez décidé d’aller contre les ordres du sénateur ?
— J’ai longtemps pesé le pour et le contre. C’était très difficile de prendre la déci -
sion de rompre avec Sam Corbett. J’y perdais beaucoup. Mais j’ai finalement réalisé
qu’il valait mieux que je renverse mes alliances. C’était nécessaire.
— Nécessaire ? intervint Tania qui trouvait que décidément ce mot résumait entiè-
rement Edward Betz.
— Évidemment, mademoiselle Orlinov. Je vous ai expliqué que j’étais un homme
très ambitieux. L’ennui, c’est que je suis très lent. Aussi, cela me prend-il très long-
temps pour atteindre mes objectifs. Mais accordez-moi ce délai supplémentaire et il
n’y a rien que je ne puisse accomplir. Je peux tout faire. La découverte du docteur
Ryker va me fournir ce délai. C’est pourquoi il faut qu’il réussisse : c’est l’unique
chance pour un homme tel que moi. Jamais le sénateur ne m’aurait choisi pour faire
partie de son groupe d’élus, poursuivit Betz, amer. Il aurait trouvé que je n’en valais
pas la peine. Mais donnez-moi du temps et j’irai bien plus loin que tout ce que Sam
Corbett a pu imaginer.
Tania n’en doutait pas. Il y avait chez le petit homme une obstination et une disci -
pline qui pouvaient faire de lui un véritable raz de marée, avec tous les dangers que
cela impliquait.
— Par conséquent, vous allez nous aider à nous évader, n’est-ce pas ? demanda
Jared, scrutant Betz d’un regard perçant.
Le petit homme opina du chef.
— L’hélicoptère sera efficace. Je pense qu’étant donné les circonstances, nous
ferions bien de tirer parti de la trahison de Kevin McCord. Mlle Orlinov et vous n’au-
rez qu’à trouver un endroit relativement sûr et m’en avertir. J’arriverai aussitôt et
prendrai les mesures nécessaires à votre protection. Je suis excellent dans ce genre de
travail, docteur Ryker, sourit Betz. Vous pouvez me faire confiance.
— Certainement, Betz, mais je ne crois pas que nous aurons besoin de vos services
après. Nous serons capables de veiller nous-mêmes sur notre sécurité.
— Vous ne voulez pas me faire connaître où vous allez ? soupira sombrement Betz.
Vous êtes décidément quelqu’un de bien difficile, docteur Ryker. Il va me falloir
perdre un temps considérable pour retrouver votre trace. Mais je vous retrouverai,
croyez-moi. Il faut à tout prix que vous soyez protégé. C’est absolument nécess…
— Je sais Betz, coupa Jared d’un geste de la main. Mais je n’estime pas votre pré-
sence indispensable. Je suis tout de même étonné que vous n’insistiez pas pour venir
avec nous.
— J’y ai songé, mais il est préférable que je vous rejoigne plus tard. J’ai encore
quelques petits problèmes à régler ici.
Betz regarda pensivement le visage de Kevin, toujours évanoui.
— Oui, j’ai décidément des choses à faire, reprit-il.
— Comme ôter le pansement de Kevin et le laisser se vider de son sang ? demanda
Jared, glacial.
— Je n’ai pas dit ça. Néanmoins, je ne vois pas pourquoi cela a de l’importance
pour vous. McCord est un fanatique et peut se révéler une grave menace pour nous.
— Kevin est peut-être un fanatique, rétorqua Jared, mais il croit à ce qu’il fait. Il
était prêt à tout pour réussir.
— Mais bon sang, Jared, fit Tania, venant à ses côtés, il a essayé de te tuer et il
recommencera !
— Tu suggères la loi du Talion, c’est ça ? Œil pour œil, dent pour dent ! Non, Tania,
il ne faut plus continuer sur de telles bases.
La jeune femme plongea son regard dans les prunelles argentées et comprit sou-
dain ce qu’il voulait dire.
— La fin de l’enfance, n’est-ce pas ?
— La fin de l’enfance, confirma-t-il en souriant tendrement.
— Docteur Ryker, j’ai peur que vous ne compreniez pas…
— Kevin vivra, coupa sèchement Jared. Et vous avez intérêt à tout faire pour cela.
Je peux vous garantir que si vous réussissez à trouver notre trace, il ne vous restera
aucune chance de me voir changer d’avis à votre sujet ! Jamais je n’accepterais vos
services. Là, vous vous rendez compte à quel point je peux me montrer « difficile »,
comme vous le dites si bien. Compris ?
— Oui, c’est compris, soupira Betz en regardant le pansement de Kevin. McCord
vivra.
— Très bien, fit Jared en prenant Tania par le bras. Maintenant, il est grand temps
que nous partions. J’aimerais vous dire adieu, Betz, mais j’ai bien peur de devoir me
contenter d’un simple au revoir.
Jared entraîna Tania jusqu’à l’hélicoptère et la prit par la taille pour l’aider à y
monter. Il entendit encore dans son dos la voix impersonnelle de Betz :
— Oui, vous être un homme très intelligent… Au revoir, mademoiselle Orlinov, au
revoir, docteur Ryker.
Les pales de l’hélicoptère se mirent à tournoyer, brassant l’air de la nuit, puis il
s’éleva lentement dans le ciel. Toujours agenouillé près de Kevin McCord, Betz le
regarda s’éloigner, une main remettant de l’ordre dans ses cheveux, l’autre mainte-
nant fermement le pansement de fortune.
Prendre soin de Kevin allait être une véritable nuisance et le retarderait dans ses
affaires, mais il était heureux que Jared ait cru qu’il parlait de McCord lorsqu’il avait
mentionné diverses choses à régler. Autrement, il lui aurait encore arraché d’autres
promesses stupides. Décidément, le docteur Ryker n’était pas raisonnable ! Comment
ne pouvait-il pas voir que lorsqu’un danger se présentait, il fallait l’éliminer au plus
vite ?
En tout cas, Betz n’avait fait aucune promesse concernant le sénateur et il veillerait
à ce que ce dernier cesse d’être une menace. C’était encore une fois nécessaire.
Faire venir Samuel Corbett au château ne présenterait aucune difficulté. Au
contraire, l’évasion de Jared et de Tania fournirait une excellente occasion. Restait
Kevin McCord. Il fallait que le retard dû à cette convalescence ait le moins de réper-
cussions possible sur la bonne progression de son plan…

*
* *

La lourde masse du château dressé sur son éperon rocheux se dressa, tout d’abord
menaçante. Puis, à mesure que l’hélicoptère prenait de la hauteur, elle perdit de son
caractère imposant. Bientôt, ce ne fut plus qu’une vue panoramique qui n’était pas
sans faire penser à une carte postale de Disneyland où la lanterne de Betz sur l’aire
d’atterrissage évoquait une luciole dans la nuit.
Tania se tourna vers Jared aux commandes et ne fut pas surprise de constater que
lui aussi fixait le petit point lumineux dans les ténèbres.
— Betz est un homme dangereux, fit-elle. Qu’on lui en donne le temps et il devien-
dra un second Sam Corbett. Et un Corbett suffit déjà amplement, ajouta-t-elle en gri-
maçant.
Les lampes du tableau de bord éclairaient étrangement le sourire de Jared.
— C’est possible. Il nous faudra attendre une cinquantaine d’années pour voir le
résultat. Il a dit qu’il était capable de tout. Enfin, soupira-t-il, comme il ne nous lâche-
ra pas comme ça, peut-être arriverons-nous à le persuader qu’il est « absolument
nécessaire » qu’il devienne un saint. Qui sait ?
— J’ai du mal à le croire, répliqua la jeune femme.
Tania s’enfonça dans son siège et tenta de se détendre. Il venait de se passer tant
de choses en si peu de temps que son cœur ne parvenait pas à reprendre son rythme
normal.
— Où va-t-on maintenant ?
— Nous allons atterrir dans la vallée, près de la ferme, et nous changerons d’hélico-
ptère. Ensuite, il sera sans doute préférable de parcourir le pays en tous sens afin de
brouiller les pistes avant de mettre le cap sur notre destination finale.
— Et quelle est-elle ? demanda Tania, qui aurait dû se douter que Jared avait tout
prévu.
— J’ai appris à aimer les îles ces dernières années. Quand j’ai vendu celle que je
possédais aux Caraïbes, j’en ai aussitôt acheté une autre dans le Pacifique Sud, en cas
de besoin. Évidemment, j’ai pris soin de multiplier les paperasses autour de son achat
et elle n’est pas non plus à mon nom.
Jared sourit et vint poser sa main sur le genou de la jeune femme.
— Elle comporte quelques collines, mais je te jure qu’il n’y a aucune montagne, ma
gazelle.
— C’est déjà quelque chose, soupira Tania. Je suppose que je peux désormais faire
une croix sur notre installation à New York. Il n’y aurait pas par hasard une troupe de
ballet dans ton petit paradis ?
— J’ai bien peur que non. J’ai peur aussi qu’il ne soit pas possible pendant un cer-
tain temps que tu te produises en public.
Tania ne put s’empêcher d’avoir le cœur serré. Elle reprit néanmoins d’un ton
léger :
— Quelles sont les réjouissances prévues au programme pour les années qui
viennent ?
— L’île sera la base d’où nous construirons le réseau nécessaire pour mettre mes
travaux en pratique. J’aimerais toujours trouver une instance internationale capable
d’endiguer les tempêtes que soulèvera l’annonce de ma découverte, mais je com-
mence à être un peu fatigué de devoir chercher quelqu’un pour s’en occuper. Mon
expérience avec Samuel Corbett m’a servi de leçon. Si je n’arrive pas à trouver quel-
qu’un en qui je puisse avoir confiance, il ne nous restera plus qu’à envoyer un com-
muniqué à tous les organes de presse de la planète, et à voir quelles en sont les
retombées. De toute façon, il faut que la nouvelle soit rendue publique.
— Je suis d’accord avec toi. Peut-être aurons-nous finalement besoin des services
de Betz. Nous nous trouverons très vulnérables sur cette île et tu seras l’homme le
plus sollicité du monde.
— Auprès de la femme la plus désirable de la planète ! Une chose est certaine : je
serai toujours en excellente compagnie.
— Que feras-tu pendant que nous attendrons de voir les répercussions de la nou-
velle ? Tu travailleras au perfectionnement de ton invention ?
Jared secoua la tête.
— Non, j’ai tout le temps devant moi. Je pense m’attaquer à un problème autre-
ment plus urgent. Une chose qui enthousiasmerait notre ami Edward Betz !
— Quoi donc ?
— L’exploration de nos capacités intellectuelles. Pour l’instant, nous n’utilisons que
le dixième de notre intelligence. Il doit y avoir un moyen de puiser dans le reste de ce
fantastique réservoir qu’est le cerveau humain. Il va falloir progresser très vite dans
cette direction si nous voulons coloniser la galaxie avant que le point critique soit
atteint ici-bas.
Tania éclata de rire.
— Tu sais que tu es vraiment quelqu’un d’incroyable, Jared ? Tu viens à peine de
tous nous transformer en Mathusalem et tu songes déjà à faire de nous des Einstein !
— Pourquoi pas, puisque c’est possible ? sourit-il pour redevenir soudain très
grave. Mais si ma ligne est toute tracée, je t’ai privée de ta carrière. Je suis sincère-
ment navré, Tania.
— Pourquoi dis-tu que je suis privée ? répondit-elle gaiement. J’ai toujours ferme-
ment l’intention d’être la plus grande danseuse étoile du monde ! Simplement, il fau-
dra que j’attende un peu. Je garderai la forme et travaillerai à de nouvelles
chorégraphies, c’est tout. D’autre part, il y a d’autres domaines que je compte explo-
rer d’ici là.
Tania jeta à Jared un regard malicieux.
— Qui sait ? Je viendrai peut-être te concurrencer sur ton propre terrain, ou bien je
m’occuperai de répandre tes travaux.
— Nul ne pourrait le faire mieux que toi, mon amour.
Le regard que Jared posa sur la jeune femme était tellement empli d’amour et de
fierté qu’elle en ressentit un bonheur intense. Ses yeux venaient de chasser ses peurs
mieux que toutes les clochettes du monde !
— Merci, petite gazelle.
— Pourquoi merci ? Parce que je montre superbement généreuse envers toi ? ajou-
ta-t-elle, moqueuse. N’est-ce pas ainsi que se comportent les femmes qui aiment ?
Car je t’aime, Jared, aujourd’hui et à jamais.
Tania s’étonna de l’avoir dit avec une telle facilité. Pourquoi ces simples mots
avaient-ils été si difficiles à prononcer jusque-là ? Peut-être les terribles moments
qu’ils venaient de traverser cette nuit avaient-ils eu enfin raison de ses derniers blo-
cages…
Jared tendit la main vers elle et leurs doigts s’entrelacèrent.
— Désormais, rien d’autre n’a d’importance, dit-il d’une voix brisée par l’émotion.
Et merci pour ça aussi, mon amour.
— De rien, tout le plaisir est pour moi, répondit-elle, s’amusant à employer une de
ses phrases favorites.
Tania savait qu’en effet, aimer Jared serait toujours son plaisir et son délice.
Qu’importaient les épreuves puisqu’ils les affronteraient ensemble. Désormais, ils
avanceraient main dans la main, pas après pas, toujours plus loin vers l’horizon :
au-delà de l’enfance.

FIN
1
Sainte mère de Dieu !
2
Je m'appelle Tania Orlinov.
3
S'il vous plaît. Ambassade américaine. Santiago.
4
S'il vous plaît, je m'appelle Tania… Ambassade des Ét...

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