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Le français

et son orthographe
Savoirs savants, savoirs experts
et savoirs ordinaires

Daniel Luzzati

Collection dirigée par J.-C. Beacco, V. Castellotti, J.-L. Chiss.


Comité de lecture
F. Armand, professeure titulaire Université de Montréal, Canada
P. Balboni, professeur Università de Venise, Italie
M. Cambra, professeure Universitat de Barcelone, Espagne
V. Dahlet, professeure Universidade de São Paulo, Brésil
J.-M. Defays, professeur Université de Liège, Belgique
J. Erfurt, professeur Universität Goethe-Frankfort, Allemagne
L. Gajo, professeur Université de Genève, Suisse
M. Miled, professeur Université de Carthage, Tunisie
N. Nishiyama, maître de conférence Université de Kyoto, Japon
C. Springer, professeur Université de Provence, France

Graphisme intérieur et couverture : A.-M. Roederer


Mise en pages : Text’oh! (Dole)

“Le photocopillage, c’est l’usage abusif et collectif de la photocopie sans autorisation des auteurs
et des éditeurs. Largement répandu dans les établissements d’enseignement, le photocopillage
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d’une juste rémunération. En dehors de l’usage privé du copiste, toute reproduction totale ou
partielle de cet ouvrage est interdite.”

“La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, au terme des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d’une part, que
les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à
une utilisation collective” et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but
d’exemple et d’illustration, “toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite
sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite.” (alinéa 1er de
l’article 40) - “Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, consti-
tuerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.”

© Les Éditions Didier, Paris 2010 ISBN : 978-2-278-05846-4 Imprimé en France


Achevé d’imprimé en juillet 2010 par EMD - Dépôt légal : 5846/01
À ma femme
Sommaire
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

PREMIÈRE PARTIE
De l’écriture à l’orthographe
1.0. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1.1. Des mots pour le dire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.2. L’écriture des sons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
1.3. L’écriture des mots . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
1.4. Les signes auxiliaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
1.5. La morphologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
1.6. L’écrit et l’oral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
1.7. Le mythe des écritures phonétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
1.8. Réformes, rectifications, simplifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81

DEUXIÈME PARTIE
La dimension culturelle de l’écriture
2.0. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
2.1. De l’écriture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
2.2. L’écriture dans l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
2.3. L’histoire de l’écriture du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
2.4. Des réformes avortées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
2.5. Le débat orthographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
2.6. L’autorité orthographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146
2.7. Qu’est-ce qui a changé ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

TROISIÈME PARTIE
Didactique de l’orthographe
3.0. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
3.1. Enseignement, pédagogie et didactique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
3.2. Le niveau orthographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
3.3. L’enseignement de l’orthographe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
3.4. Pour une approche phonologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
3.5. Orthographe et grammaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210
3.6. Orthographe et CECRL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
3.7. Pour une politique linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246

ANNEXE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254

sommaire
5
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

SITOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266

TABLE DES MATIÈRES. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269

On a opté pour l’écriture « recommandée », parfois appelée « nouvelle


orthographe du français », ou « rectifications » de 1990, dont on pourra
trouver une description détaillée à l’adresse suivante : http://www.renouvo.
org/regles.php. Cela ne vaut toutefois que pour le texte, les exemples en
italiques s’appuyant toujours sur l’orthographe la plus couramment prati-
quée.
On pourra se reporter pp. 133-134 pour avoir une présentation, une
analyse et une justification de ce choix.
Dans le présent ouvrage, moins d’un mot sur 250 est concerné et, dans
70 % des cas, il s’agit des accents circonflexes sur i.

sommaire
6
INTRODUCTION

Ce livre parait alors qu’en France une nouvelle controverse


orthographique semble voir le jour, après quelque vingt ans
d’accalmie. Comme toutes les controverses de ce type, il s’agit
non pas d’un débat de spécialistes, mais d’un mouvement animé
par des personnalités en vue et orchestré par des médias qui trou-
vent dans l’orthographe un sujet de polémique sans cesse renou-
velé. Elle a été notamment relancée par le livre de François De
Closets, Zéro faute. L’orthographe, une passion française (2009),
qui observe d’ailleurs que les débats de ce type ignorent systé-
matiquement les linguistes, comme si le sujet était tellement
irrationnel que les experts, partout ailleurs sollicités, étaient ici
exclus. Les travaux, largement accessibles, ne manquent pourtant
pas, et ils constituent parfois d’incontournables brulots, ample-
ment repris et diffusés : cela va du livre de D. Manesse et
D. Cogis, Orthographe à qui la faute ? (2007), qui analysent
l’effondrement accéléré du niveau orthographique scolaire fran-
çais, aux évaluations PIRLS et PISA de l’OCDE1, qui montrent
que les petits francophones sont parmi les plus faibles en Europe,
notamment en lecture et en écriture.
Le livre de F. De Closets est un essai, un parti-pris journalis-
tique, puisant sa source dans une large documentation (les
travaux de N. Catach, A. Chervel, J.-P. Jaffré ou B. Cerquiglini
par exemple), fondé sur un regard distancié et mu par une quête
interrogative. Son propos est de relancer une polémique et il se
fait l’ardent défenseur d’une réforme résolue. Tel n’est pas le cas
du présent ouvrage, même si, comme tous les travaux de
linguistes depuis plus d’un siècle, de F. Brunot en 1901 à
1
PISA pour « Programme international pour le suivi des acquis des élèves » : http://
www.pisa.oecd.org.
PIRLS pour « Programme international de recherche en lecture scolaire » : http://isc.
bc.edu/pirls2001.html ou http://educ-eval.education.fr/pdf/ni2008/ni0814.pdf.

introduction
7
M. Arrivé en 1993, en passant par N. Catach ou C. Hagège, il ne
peut que constater pas à pas que l’orthographe du français aurait
pu être simplifiée depuis longtemps, en même temps qu’elle n’est
qu’en partie simplifiable, que les difficultés rencontrées sont bien
davantage sociales et culturelles qu’orthographiques, et qu’il
s’agit non pas d’un problème isolé, mais d’une question beau-
coup plus générale de politique linguistique. Les partisans d’une
simplification de l’orthographe trouveront sans doute ici des
munitions nouvelles, mais ce livre ne constitue pas une arme
supplémentaire, en vue d’une éventuelle croisade. Ceux qui n’y
sont pas favorables ou qui restent indifférents y trouveront tout
autant matière à susciter leur curiosité et leur réflexion.
Notre propos est tout d’abord de faire le tour de la question
pour l’ensemble de ceux qui s’intéressent au français, qu’il s’agisse
de français langue maternelle, de français langue seconde ou de
français langue étrangère. Nous nous efforçons ensuite d’ap-
porter quelques éclairages nouveaux dans un champ déjà large-
ment défriché par les spécialistes des systèmes graphiques, de
l’histoire de la langue, de l’évolution des systèmes éducatifs, de
l’élaboration des politiques linguistiques ou de la didactique du
français. Spécialiste de morphosyntaxe de l’oral et des traitements
automatiques du langage, auteur des chapitres consacrés à la
matière graphique dans les référentiels issus du Cadre européen
commun de référence pour les langues2 (Luzzati 2004, 2007, 2010),
nous nous sommes efforcés de développer tout au long de
l’ouvrage trois points de vue spécifiques.

1. Il nous a semblé intéressant d’envisager la question de


l’orthographe à partir du CECRL, c’est-à-dire en fonction d’une
approche par « compétence », à l’opposé de l’approche par
« performance » généralement employée. Cela suppose d’ébau-
cher un référentiel ad hoc et un inventaire de ce qui relève de

2
Désormais CECRL. Conseil de l’Europe (2001) : Cadre européen commun de référence
pour les langues. Apprendre, enseigner, évaluer, Paris, Didier (téléchargeable sur le site
www.coe.int/lang).

introduction
8
différents niveaux de référence. On s’est ainsi efforcé de discri-
miner pas à pas ce qui, dans le système graphique, relève des
niveaux A (découverte et survie), des niveaux B (niveaux seuil et
indépendance), ou des niveaux C (autonomie et maitrise). Ce
faisant, nous ne sommes, bien entendu, pas sans savoir que ces
derniers font problème, dans la mesure où les compétences visées
sont par définition présupposées inaccessibles à une forte propor-
tion de locuteurs. On trouvera ce point de vue aussi bien dans la
description du système graphique que dans les chapitres sur sa
didactique. Ce point de vue incite à envisager la compétence
orthographique moins comme une compétence première,
comme un but en soi, que comme une compétence seconde dont
il convient de maitriser les effets. Il incite enfin à se poser la ques-
tion en termes de politique linguistique, incluant dans un même
ensemble à la fois la maitrise des langues vivantes et la diffusion
du français comme langue étrangère.

2. Pour apprécier le fossé qui se creuse entre l’oral et l’écrit,


notamment en termes de « conscience linguistique » des franco-
phones, il faut s’appuyer sur la grammaire de la langue réelle,
celle que pratiquent tous les locuteurs, à commencer par les
enfants, c’est-à-dire l’oral spontané. Cette grammaire n’existe
que par bribes, et non pas en tant que description constituée,
alors que la disparition des /e/, la non discrimination du /é/ avec
le /è/, ou bien encore les liaisons, induisent une morphologie
orale qui prend de plus en plus ses distances avec la grammaire
officielle en même temps qu’avec l’orthographe. On s’appuiera
donc régulièrement sur un alphabet phonétique que nous avons
qualifié d’« intuitif » (voir Annexe, pp. 254-255), de façon à
pouvoir constamment faire référence aux réalisations orales tout
en produisant des séquences aussi déchiffrables que possible,
même pour ceux qui ne sont pas coutumiers des alphabets
spécialisés, que ce soit l’alphabet phonétique international (API)
ou le Speech Assessment Methods Phonetic Alphabet (SAMPA),
davantage adapté aux claviers d’ordinateur. Cette référence à

introduction
9
l’oral permet en outre de songer à des pratiques pédagogiques
rarement mises en valeur, fondées sur l’exploitation des pratiques
phonologiques courantes.

3. En matière d’orthographe, on fait fréquemment référence


aux correcteurs orthographiques, en les présentant comme une
sorte de sésame susceptible de permettre au plus grand nombre
de produire des écrits expurgés de leurs principales « fautes ». On
évoque plus rarement leurs conditions d’utilisation, tout comme
la façon dont ils fonctionnent, ou les évolutions technologiques
qui les attendent, alors que l’influence des technologies sur les
usages est fondamentale. De la même manière, on envisage rare-
ment l’élaboration de dispositifs informatiques spécifiques, en se
demandant s’ils pourraient permettre de poser la question d’une
éventuelle simplification de l’orthographe sur des bases nouvelles,
dès lors notamment qu’ils seraient orientés vers la mise en usage
de translittérateurs (voir pp. 161-163) plutôt que sur la seule
exploitation des correcticiels.

Dans la première partie (De l’écriture à l’orthographe), on tente


de brosser un tableau synthétique du fonctionnement de l’écri-
ture du français, de ses principes, de ses difficultés, de ses enjeux
et de ses déviances. Dans la deuxième partie (La dimension cultu-
relle de l’écriture), on s’intéresse aux systèmes d’écriture en évolu-
tion, on reprend l’histoire de l’orthographe française, avec les
tentatives de réformes successives et la permanence des réactions
contre réformatrices. Dans la troisième partie (Didactique de
l’orthographe), on présente les données fondamentales relatives à
l’effondrement constaté du niveau orthographique des élèves,
ainsi que les différentes méthodes pédagogiques susceptibles
d’être employées, et on s’interroge sur les incidences didactiques
du CECRL.
Chemin faisant, on pourra trouver des éléments de réponse à
bien des sujets d’interrogation. Comment fonctionne l’écriture
SMS (Short Message Service) ? Existe-t-il des écritures simplifiées

introduction
10
du français ? Peut-on paramétrer la difficulté de notre ortho-
graphe par rapport à celle des langues voisines ? Y a-t-il déjà eu
des évolutions, voire même des révolutions, de systèmes d’écri-
ture ? Quelles ont été les tentatives de réforme ? Où en est la
dernière en date, les « rectifications » de 1990, et que représente
sa mise en œuvre ? Quelle est l’histoire de l’orthographe du fran-
çais ? Pourquoi s’est-elle ainsi figée ? Quelle est son assise juri-
dique et qui est censé décider de sa légitimité ou de son évolution ?
Quelles sont les méthodes pédagogiques pratiquées pour l’ensei-
gner ? Peut-on en concevoir de nouvelles ? Quels sont et quels
peuvent être les rapports entre orthographe et grammaire ?
Quelles sont les relations actuelles et futures entre nouvelles tech-
nologies et orthographe ? Qu’est-ce qui a changé au cours des
vingt dernières années ? Existe-t-il, en matière d’orthographe et
ailleurs, une politique linguistique du français ?

introduction
11
PREMIÈRE PARTIE

De l’écriture à l’orthographe
1.0. Introduction
Après avoir passé en revue les termes employés pour parler de
l’orthographe (1.1.), on examinera comment se pose le problème
de façon linguistique, tout d’abord en partant des sons (1.2.),
puis des mots (1.3.) et enfin en évoquant le système des « signes
auxiliaires » (1.4.). On s’intéressera ensuite à la morphologie, que
ce soit du point de vue de la répartition des marques de genre et
de nombre, de l’importance de la liaison ou des problèmes spéci-
fiques que posent les homophones grammaticaux (1.5.). On a
consacré un chapitre (1.6.) aux rapports entre la grammaire de
l’oral spontané, largement occultée (que nous avons appelée
« grammaire α »), et la grammaire de l’écrit, construite pour l’en-
seignement de l’orthographe (que nous avons appelée « gram-
maire β »). Cela nous amènera à évoquer les différentes formes
d’écritures phonétisées, qu’elles soient pratiquées à grande échelle
(l’écriture SMS par exemple), qu’elles soient inventées par des
spécialistes ou des illuminés, à des fins diverses, ou qu’elles soient
mises en pratique dans des situations particulières, comme c’est
le cas sur le site de la mairie de Montréal (1.7.). On s’interrogera
enfin sur la signification et sur la valeur des termes utilisés en
matière d’évolutions orthographiques : on a longtemps parlé de
« réforme » ; on tente actuellement de promouvoir des « rectifi-
cations » ; d’ici peu, on se souciera sans doute de « simplifica-
tion » (1.8.).

première partie
12
1.1. Des mots pour le dire
Graphie est un mot savant qui signifie écriture. Normalement,
on devrait pouvoir s’arrêter là, ce qui se fait dans la majorité des
langues. En français, non. Il y a l’orthographe. On peut trouver
une opposition similaire dans d’autres langues, comme en japo-
nais, où l’écriture « désigne par exemple les syllabaires – kanas –
ou les caractères d’origine chinoise – kanjis ; l’orthographe du
japonais désigne en revanche la coexistence de ces deux écritures
dans les textes » (Fayol & Jaffré 2008, p. 11). Entre écriture et
orthographe, se trouvent diverses formulations qui traduisent des
sens particuliers en même temps qu’elles constituent des points
de vue spécifiques.

1.1.1. De la matière graphique à l’orthographe


L’expression matière graphique 3 évoque l’ensemble des moyens
(les signes conventionnels, leurs interactions, leurs significa-
tions…) utilisés pour écrire une langue. Matière, comme maté-
riau, renvoie à quelque chose de massif, de plus naturel (de moins
artificiel si on veut) que l’orthographe. La matière graphique est
un ensemble dont la complexité est difficile à sonder, un ensemble
à l’intérieur duquel on puise, sans nécessairement savoir pour-
quoi. Si on évoque une matière graphique, c’est surtout qu’on lui
présuppose un « contraire », un « pendant » ou un « reflet » : la
matière sonore. En l’occurrence, on peut penser l’écrit de deux
manières contradictoires : on peut soit le considérer comme la
transposition de l’oral, soit le penser comme un système auto-
nome (Anis et al. 1988 ; Catach 1990). En tout état de cause,
l’oral et l’écrit sont les deux versants d’une langue comme le fran-
çais, dont l’approche est différente selon qu’on l’aborde en fran-
çais langue maternelle (FLM), en français langue seconde (FLS)

3
C’est le tire adopté dans les chapitres des différents niveaux du Cadre européen com-
mun de référence pour les langues, précisément parce qu’il s’agit de décliner le matériau
linguistique sous ses différences facettes (Luzzati 2004 ; Luzzati 2007 ; Luzzati 2010).

première partie
13
ou en français langue étrangère (FLE). En FLM, le français est le
médium de tous les apprentissages et on entend/parle le français
avant d’apprendre à le lire/écrire. En FLE, le médium de l’ap-
prentissage est une autre langue et la parole peut s’envisager indé-
pendamment de la lecture/écriture (mais non l’inverse). En FLS
enfin, on peut/doit penser le français à partir d’une autre langue
en fonction de laquelle on peut utiliser la traduction. La matière
graphique pointe enfin sur deux compétences distinctes : d’une
part, elle vise à permettre de lire, à voix basse comme à voix haute
(compétence orthoépique) ; d’autre part, elle suppose une
maitrise des règles de l’écriture (compétence proprement ortho-
graphique).
Parler de code écrit présuppose qu’il existe une convention
exprimable et exécutable et qu’en matière d’écriture, les choses
peuvent être explicites, sinon régulières. Il en va de même avec
son pendant, le code oral, même si on peut se demander si leurs
interrelations peuvent prétendre à la même limpidité. Le code en
question est réputé comparable au Code de la route ou au Code
civil, ensemble de règles exprimables, constitutives de liens
sociaux fondamentaux, dont le non respect, outre un danger
éventuel, donne lieu à des infractions dument réprimées. Leur
maitrise est réputée possible, quitte à recourir à une jurispru-
dence ample et complexe. Un code écrit du français est ainsi
présupposé explicite, même si cela réclame, outre des manuels
spécialisés, des dictionnaires et des grammaires qui occupent
plusieurs rayons de bibliothèque, et même si leur consultation
nécessite une compétence certaine. Le non respect du code écrit
est passible de sanctions, certes symboliques, mais protectrices
d’un lien social ainsi mis à mal : une faute d’orthographe est
certes en deçà d’un délit, mais néanmoins condamnable devant
certains « tribunaux » scolaires. En dehors de l’école, la maitrise
du code écrit donne continuellement lieu à jugement et contribue,
directement ou indirectement, à une sélection permanente. En
tout état de cause, la sentence orthographique est présupposée

première partie
14
toujours possible, même si elle réclame parfois un débat de juris-
consultes passionnés.

1.1.2. De l’orthographe à la sémiographie


Que dire du mot orthographe ? Il n’existe pas dans la plupart
des langues. On parle en général non pas de respect d’une norme,
mais simplement de dire les lettres, d’épeler (spelling). Parfois,
comme en espagnol ou en italien, le mot existe, s’écrit sans h, et
son usage correspond moins à une sacralisation de la norme
graphique, qui ne fait pas de problème, qu’à l’idée de graphie et
d’écriture. En somme, il est essentiellement question d’orthoépie
et, à l’occasion seulement, d’orthographe. En français, à l’inverse,
il s’agit surtout d’orthographe, et le mot se décline : orthogra-
phier, orthographie, orthographique (famille qui ne demande qu’à
s’agrandir, avec orthographiquement, dysorthographie…). L’ortho-
graphe se soigne, se travaille, s’évalue et produit des fautes. Mais
une faute n’est pas une erreur (accident de parcours, dont on peut
tirer des enseignements), une omission (oubli ou paresse) ou une
coquille (inattention ou hasard). La faute, c’est la culpabilité en
marche, quelque chose de grave qui dénote une ignorance, une
responsabilité, le non respect de la règle. On laisse à la rigueur une
faute, mais plus généralement on la commet, puis on la corrige
tant bien que mal. Quant à la réparer ou à s’en affranchir, vrai-
semblablement jamais.
Reste le serpent de mer de la réforme de l’orthographe. Pas un
changement, une évolution, une modification, une simplification,
non, une réforme en bonne et due forme, quoique, depuis le
XIXe siècle, il n’y en ait jamais eu et qu’on se soit limité à quelques
édits de tolérances, pour des pénitents en trop sensible délicatesse
avec les sacro saintes règles. Ou plutôt il y en a eu (arrêtés de 1901
et de 1977, promulgués par le « ministre de l’Instruction
publique et des Beaux Arts », Georges Leygues, puis par le
« ministre de l’Éducation nationale », René Haby), mais ils sont
pour l’essentiel restés lettre morte (sic) et le dernier essai en date,

première partie
15
qui s’installe très doucement, a préféré le terme « rectification ».
Bref, on ne change rien, ou pas grand chose et, au nom d’une
efficacité au demeurant discutable, on colmate les brèches, on
tente de rendre droit (rectus) ce qui était par trop bancal. Ainsi,
Biederman-Pasques & Jejcic (2006) ont analysé pour la
Délégation générale à la langue française et aux langues de France
(désormais DGLFLF) la réalité de la mise en œuvre de ces recti-
fications dans la zone nord (France, Belgique, Suisse, Canada),
pour observer que cela prenait du temps, dans la réalité des
pratiques des scripteurs, dans leur volonté comme dans les réac-
tions des éditeurs (de dictionnaires, de logiciels, de journaux, de
manuels…).
L’orthographe, on l’aura compris, est bien davantage que l’écri-
ture ou la graphie : en France (davantage que dans nombre de
pays francophones, et notamment le Canada), c’est une matière,
une discipline, un domaine, voire une religion ou une position
idéologique. L’école en tout cas lui réserve un sort particulier,
unique en Europe, avec un exercice fétiche, non moins unique :
la dictée. Personne ailleurs qu’en France ou dans les pays franco-
phones n’imagine qu’un adolescent de quinze ans doive encore
s’y astreindre de façon soutenue, avec difficulté, insuccès et échec
programmé qui plus est (quoique la dictée ait perdu de son pres-
tige et de son importance dans les classes, le brevet des collèges en
conserve une, tirée des « bons » auteurs). Personne ailleurs qu’en
France (en Europe tout du moins) ne pourrait concevoir qu’une
telle proportion de la population maitrise mal l’écriture de sa
langue alors qu’elle en maitrise correctement la lecture (Manesse
& Cogis 2006). Personne ailleurs qu’en France ou dans les pays
francophones n’imaginerait un championnat d’écriture (les
célèbres « Dicos d’or ») avec une impossible infaillibilité. Dans
aucune autre langue (et notamment le portugais, l’allemand ou
l’espagnol, qui ont tout récemment fait évoluer leur écriture), on
ne s’évertue à maintenir avec ferveur les difficultés absconses de
l’écriture, comme si l’objectif non avoué était de rendre l’accès au
français, langue étrangère comme langue maternelle, plus diffi-

première partie
16
cile et rébarbatif que celui d’une autre langue. Mais il faut dire
que, dans nulle autre langue, même l’anglais, on a une telle
distance entre ce qui s’écrit et ce qui s’entend ou, pour dire les
choses autrement, on constate à ce point que ce qui s’écrit ne
s’entend plus. Cela concerne certes les lettres muettes, mais cela
touche également la forme des mots grammaticaux, jusqu’à
affecter la structure de bien des énoncés.
D’un point de vue linguistique, ce dont on parle relève de la
sémiographie (étymologiquement, l’« écriture des signes »), qu’il
faut comprendre comme la « représentation graphique du sens
linguistique » (Fayol & Jaffré 2008, p. 94). Une des fonctions
essentielles de tout système d’écriture est en effet de permettre
une lecture aussi rapide que possible, c’est-à-dire de faciliter l’in-
terprétation des mots et de leur sens, seuls ou en combinaison.
On peut envisager de modifier une écriture, de la réformer ou de
la simplifier, mais à condition de ne pas entamer son efficacité
sémiographique. Les mots ont une forme, nécessairement
convenue, qui pointe sur un sens, souvent ambigu, qui nécessite
une interprétation en contexte. Ils ont ainsi une image, qui fait
qu’un éléfant ne serait pas forcément perçu comme ayant la
même démarche de pachyderme qu’un éléphant, ou qu’ortograf
risquerait d’être dépourvu de ce qui fait son sel, même si le fran-
çais est bien la seule langue latine à y mettre deux h. Ils ne sont
pas pour autant inutiles : ils traduisent sémiographiquement que
l’écriture du français est bien plus compliquée qu’en italien ou en
espagnol, et que cette complexité sert à autre chose qu’à évoquer
l’étymologie des mots et à faciliter la lecture et/ou l’écriture.

1.2. L’écriture des sons


On s’intéressera tout d’abord aux rapports entre lettres et sons,
pour constater que l’alphabet latin constitue le premier problème
de l’orthographe française. On s’efforcera ensuite de reprendre
les concepts de « graphème » et de « phonème », qui servent à
dégager des unités, certes discutables, mais néanmoins néces-

première partie
17
saires, pour faire correspondre la diversité des sons à celle des
écritures.

1.2.1. Lettres et sons


En français, le nombre de lettres est apparemment évident : 26.
Mais apparemment seulement, car les signes auxiliaires (parfois
appelés « diacritiques », et qui existent sous différentes formes
dans les autres langues), auxquels est consacrée la partie 1.3.,
ajoutent, à l’aide de cinq signes adjacents (les accents aigus,
graves et circonflexes, le tréma et la cédille), treize « lettres »
supplémentaires. Les claviers d’ordinateurs sont, de ce point de
vue, un bon révélateur : les claviers AZERTY4 activent de fait
31 lettres (sans compter les majuscules), auxquelles s’ajoutent,
avec une « touche morte » (touche qui n’a d’effet que lorsqu’on
actionne la touche suivante), huit lettres supplémentaires (il
s’agit évidemment de la touche qui comporte le tréma et l’accent
circonflexe, qui permet de produire les lettres â, ê, î, ô, û, ë, ï, ü,
ainsi que des ä, ö, ÿ, non utilisés pour l’écriture du français). On
trouve enfin le œ de œil ou de œuf et le æ de ex æquo ou de curri-
culum vitæ, qui constituent des glyphes (assemblage de lettres qui
réclamaient d’être gravées de manière spécifique), que l’ordina-
teur rectifie aujourd’hui de manière transparente, même si cela
ne concerne de façon facultative qu’un nombre restreint de mots
(tænias ou ténia, præsidium ou présidium…).
Pour le nombre des sons, c’est apparemment complexe, mais en
fait relativement simple, et représentable comme ci-dessous par un
tableau pour les consonnes et par un triangle pour les voyelles.
Pour des raisons explicitées ci-dessous (voir Annexe pp. 254-255),
on a retenu un alphabet phonétique « intuitif », qui permet à
chacun de percevoir la prononciation visée même s’il n’est pas
coutumier de l’alphabet phonétique international (API).
4
On appelle ainsi les claviers « français », ou plutôt les claviers dont les six premières
lettres de la 1re rangée alphabétique en partant de la gauche sont a-z-e-r-t-y, par oppo-
sition aux claviers « anglais » ou plutôt QWERTY, du fait que ce sont ces six lettres-là
qui se trouvent à cette même place.

première partie
18
Le français standard comporte douze consonnes qui se regrou-
pent par couples de consonnes sourdes (sans vibration des cordes
vocales) et de consonnes sonores ou « voisées » (avec vibration
des cordes vocales) en fonction de l’endroit où elles se pronon-
cent dans la bouche, et qui les rend « occlusives » ou « plosives »
(lorsqu’il y a fermeture momentanée du canal buccal) et « frica-
tives » (lorsque cette fermeture est physiquement impossible et
que l’air « frotte ») : /p/ et /b/ se prononcent avec les deux lèvres,
/f/ et /v/ avec la lèvre inférieure et les dents supérieures, /t/ et /d/
avec le bout de langue et la base des dents supérieures, /s/ et /z/
avec l’arrondi antérieur de la langue et l’alvéole du palais, /ch/ et
/j/ avec le centre de la langue et l’extrémité du palais dur, /k/ et
/g/ avec l’arrière de la langue et l’extrémité du palais mou (on
parle de ce fait de consonnes bilabiales, labiodentales, apicales,
alvéolaires, prépalatales et palatales).
À ces douze consonnes s’ajoutent d’une part le /r/ et le /l/ (qui
sont produites différemment et qui ont notamment vocation à se
combiner avec les autres consonnes), et d’autre part deux
consonnes nasales qui correspondent, l’une au couple /p-b/ (le
/m/), l’autre au couple /t-d/ (le /n/). Parfois, les alphabets phoné-
tiques en ajoutent deux autres (le /ng/ de parking ou le /gn/ de
cognée), mais la première s’est amuïe et la seconde se prononce
aujourd’hui /ny/.

Point Consonnes Consonnes Consonnes Consonnes Consonnes Consonne


d’articulation bilabiales labio-dentales apicales alvéolaires prépalatales palatales
Consonnes
p f t s ch k
sourdes
Consonnes
b v d z j g
sonores
Consonnes
m n
nasales
Consonnes
l r
vibrantes

Pour les voyelles, on en trouve en théorie 17, que l’on repré-


sente usuellement à l’aide d’un triangle vocalique dans lequel on

première partie
19
place en haut les voyelles fermées, en bas les voyelles ouvertes, à
droite les voyelles qui se prononcent vers l’arrière de la bouche, et
à gauche celles qui se prononcent vers l’avant (attention, il s’agit
de l’espace dans la bouche et non de la position des lèvres). Dans
la pratique, ces 17 voyelles se réduisent à 10, car les couples inter-
médiaires (/o-ò/, /é-è/, /eu-œ/) se confondent et nécessitent
aujourd’hui un symbole qui renvoie au couple ; le /un/ (voyelle
nasale intermédiaire) est tombé en désuétude au profit de son
plus proche voisin, le /in/ ; le /â/ n’apparait guère que pour la
forme et se confond sans dommage avec le /a/.
Quant au /e/, ce n’est pas une vraie voyelle : c’est une anti
voyelle, un reste de voyelle nécessairement atone, en attente d’éli-
sion. Dans je te le dis, on en a besoin, car on peut prononcer soit
/chteldi/, soit /jetledi/, mais */chtldi/ ne « passera » pas. Dans
seulement, il concerne le e et non le eu parce qu’on peut prononcer
/seulman/ et qu’on ne prononcera jamais */sleman/, sauf à trans-
former le /e/ en /eu/, pour donner /sleuman/. On l’appelle au
choix le « e central » (du fait de sa position neutre et centrale
dans le triangle vocalique) le « e caduc » ou le « e muet » (du fait
qu’il est nécessairement atone et qu’il a vocation à disparaitre).
Les linguistes parlent du schwa (traduction d’un mot hébreu
signifiant « vain »), terme consacré et finalement commode
qu’on emploiera également ici. Il s’agit par ailleurs (avec les
voyelles nasales et le /r/ notamment) d’un des points de diversité
des usages du français : dans le Sud de la France, il s’entend bien
davantage que dans le Nord, ce qui induit des incidences
multiples, sur la phonologie comme sur la morphologie prati-
quée à l’oral (pneu par exemple se prononcera /pneu/ ou /peneu/).
Restent trois phonèmes, /µ, w, y/, qui correspondent à une
fermeture des trois voyelles fermées, à tel point que ce ne sont
plus des voyelles sans pour autant être de vraies consonnes. Ils ne
peuvent s’employer sans une voyelle d’appui (dans voyelle,
prononcé /vwayèl/ le /w/ et le /y/ s’appuient sur un /a/ et un /è/,
sans lesquels ils seraient imprononçables). Mieux vaut les appeler
glides (ce qui les désigne comme des phonèmes transitoires, des

première partie
20
lieux de « glissement ») plutôt que d’hésiter entre semi-voyelles
ou semi-consonnes, tout comme on peut dire d’un verre à moitié
vide qu’il est à moitié plein.

En français, le problème est que, depuis le Moyen Âge, le


système alphabétique latin est progressivement devenu inadapté,
avec l’évolution de la prononciation. Il n’y avait pas en latin de
sons correspondant à ch, oi, an, on, in, un, pas plus qu’il n’était
nécessaire de distinguer /é/ de /è/, /o/ de /ó/, /eu/ de /oe/ ou de
/e/. Pour d’autres langues latines, dont la prononciation a moins
évolué, comme l’italien ou l’espagnol, la question ne se pose
quasiment pas. Dès le XVIe siècle, des tentatives avortées d’inven-
tions d’alphabets spécifiques se sont produites (voir pp. 111-114).
Cela serait revenu, on l’aura compris, à s’écarter brutalement de
la matrice latine, et à tourner le dos non moins brutalement à
une civilisation dont l’alphabet latin constitue un des principaux
ciments (voir pp. 107-109), alors même que d’autres langues
(l’anglais notamment) ne se glissent pas plus facilement que nous
dans les fontes latines, dans la mesure où, à la différence de l’es-
pagnol ou de l’italien par exemple, les rapports phonèmes/
graphèmes et, dans une moindre mesure, graphèmes/phonèmes,
y sont au moins aussi complexes qu’en français.

première partie
21
1.2.2. Graphèmes et phonèmes
On comprend ainsi qu’en français bien davantage que dans
d’autres langues, on ne peut pas mettre lettres et sons face à face.
D’une part, il faut se faire violence pour trouver des énoncés
comme le colonel adopta le koala de l’amiral décédé de malaria, car
cet animal a adoré le baobab de son isba…, où à chaque lettre
correspond un seul son. On parle alors de « correspondance
biunivoque », ce qui suppose qu’une lettre ne corresponde qu’à
un son (ce qui bannit les oi ou les x), qu’un son ne corresponde
qu’à une lettre (ce qui exclut au, ai, an…), et qu’il n’y ait aucune
lettre muette (pas de théorie, court, riz…). D’autre part, la rela-
tion entre les lettres et les sons emprunte tous les chemins
possibles de la complexité. Lorsque l’écriture devient ainsi
complexe, qu’elle se mue en orthographe, comme c’est le cas du
français, on ne peut plus en parler sans utiliser au moins les
concepts de phonème et de graphème.
Un phonème est la plus petite unité de prononciation. Chaque
phonème correspond à un signe d’un alphabet phonétique. C’est
donc l’unité de base d’une transcription, même s’il faut toujours
garder à l’esprit que le fait de segmenter un énoncé en phonèmes
(les linguistes parlent d’analyse « segmentale ») ne tient absolu-
ment pas compte de la dimension prosodique d’un énoncé oral
(les linguistes parlent d’analyse « suprasegmentale », c’est-à-dire
de la combinaison des phénomènes de fréquence, d’intensité et
de rythme, dont l’éventuelle transcription n’est ni consensuelle
ni lisible, au moins pour les non initiés).
Souvent, les non spécialistes croient bien distinguer ce qu’ils
disent ou entendent et, du coup, ils pensent pouvoir maitriser
intuitivement la transcription en phonèmes. En fait, ils perçoi-
vent mal qu’ils ne prononcent pas un énoncé aussi simple que je
suis en train de transcrire non pas /jesµizantrindetranskrir/, mais
/chµiantrint’ranskrir/. Ils sont victimes de « surdité phonolo-
gique », c’est-à-dire d’un conditionnement de l’oreille par l’écrit,
et ils en sont d’autant plus victimes qu’ils sont bons scripteurs.

première partie
22
Ainsi, ils n’entendent pas les schwas qui disparaissent et indui-
sent des modifications de la prononciation des consonnes mises
en contact : dans depuis, le /d/ entre en contact avec le /p/, ce qui
modifie mécaniquement la prononciation du /d/ en /t/. On
appelle cette transformation des séquences de consonnes deve-
nues imprononçables une assimilation : elles sont constituées de
consonnes incompatibles, par exemple lorsque l’une est sourde
(comme les /p/, /f/, /t/, /s/, /ch/ ou /k/, prononcées sans vibration
des cordes vocales) et l’autre sonore (comme les /b/, /v/, /d/, /z/,
/j/ ou /g/, prononcées avec vibration des cordes vocales).
Le graphème est l’unité graphique de base de l’écriture. Dans la
plupart des langues, la correspondance lettres/graphèmes d’une
part et la correspondance graphèmes/phonèmes d’autre part sont
fortes, ce qui aboutit à des énoncés comme sono trascrivendo (je
suis en train de transcrire en italien) où une lettre correspond sans
ambigüité à un son et où il n’y a aucune lettre muette. En fran-
çais, cette relation est totalement distordue : une même lettre
peut fort bien correspondre à plusieurs phonèmes ou même être
muette (cas, cela, tabac) ; une même lettre peut appartenir à un
grand nombre de graphèmes (douçâtre, douche, stock, scie, exciter,
acquérir) ; un graphème peut comporter une, deux ou trois
lettres (o, au, eau…) ; un graphème peut correspondre à plusieurs
phonèmes : oy se prononce /wa/, ou /way/ (voyelles, soyons), et x
peut se prononcer soit /ks/ (exquis, expert), soit /gz/ (examen,
exhaustif). En somme, le graphème n’est pas une notion stable (on
peut toujours débattre du fait, dans acquitter par exemple, soit
que cqu est un graphème, soit que le c est une lettre muette), mais
c’est une notion indispensable qui permet de désigner les lettres
ou les groupes de lettres qui peuvent correspondre de façon non
dissociable à un ou deux phonèmes (oi par exemple correspond de
façon indissociable à la séquence /wa/).
Le tableau ci-dessous représente les graphèmes du français en
fonction des phonèmes. Ce n’est pas la seule façon de décrire le
fonctionnement de l’écriture du français (Anis et al. 1988), et ce
n’est pas non plus, loin s’en faut, le premier tableau de ce type

première partie
23
(Catach 1980 ; Arrivé 1993). Celui-ci est différent en ce sens
qu’il classe les graphèmes du français en fonction du CECRL
(voir pp. 226-240). On a opté ici pour trois niveaux, A/B/C, lais-
sant les sous distinctions de côté, car elles auraient risqué, en
l’occurrence, d’apporter de la confusion.

Phonème Graphèmes A1/A2 Graphèmes B1/B2 Graphèmes C1/C2


/A/ a : ananas, patate â : âge, âne, théâtre e + n : solennel
/a/ et /â/ à : à (prép.) là, déjà e (+ m) : femme, aon : paonne
prudemment
/i/ i : vivre ï : maïs hi : ébahi, trahi
y : style î : île ee : meeting
/u/ u : mur, connu, uni û : mûr, dû hu : cahutte, tohubohu
ü : Saül
eu : j’ai eu
/ou/ ou : doux, douter oû : goût, coût aou : saoul
où : où aoû : août
oo : football
/E/ é : été, fée ë : canoë, goëland œ : fœtus
/é/ et /è/ è : cède, dès ez : assez, venez æ : cætera
e : selle, cerf aî : naître, chaîne
ai : mais, pair eî : reître
ê : tête, être ea : break
ei : peine, reine aë : Staël, Laëtitia
/O/ o : comme, sortir u + m : minimum, ho : cahot
/o/ et /ò/ eau : chameau, eau rumsteck oo : alcool
au : landau, au ô : côte, hôte aô : Saône
oi : oignon
ü + m : capharnaüm
/Œ/ e : de, seulement ue : cueillir ai : faisant, faisons
/eu/ et /œ/ eu : deux, queue leu leu u : club
/e/ œ : œuf, œufs on : monsieur
eû : jeûne
/an/ an : ange, partant am : ample, jambe aon : faon, paon
en : enfant, lent em : emphase, remparts aen : Caen
/ŒN/ in : vin, inscrit aim : faim în : vînmes
/in/ et /un/ ain : pain yn/m : thym, synthèse ïn : coïncider
ein : plein um : parfum
en : chien
un : brun, un
/on/ on : rond, pont om : ombre, pompon un : punch

première partie
24
/y/ y : payer, loyer hi : hier, cahier hy : hyène
i : scier, lier ï : glaïeul
ill : bille, piller ii : criions
il : accueil, rail yi :croyions
j : fjord
/w/ ou : louer, rouage w : whisky, water oî : croît
oi : roi, voir u : jaguar
oin : loin, point oe : moelle
oy : broyer oê : poêle
ooing : shampooing
/µ/ u : nuit hu : huile
/p/ p : départ, port pp : apport,
opportunité
/b/ b : bébé bb : abbaye
/f/ f : parfait, fleur ff : effort, affaire
ph : éléphant, phare
/v/ v : voiture, avertir w : wagon
/t/ t : train, suite tt : battre, botte
th : thème, théâtre
/d/ d : déduire dd : addition gg : suggérer
zz : pizza
/s/ s : salut, sur ti : action, initial sth : asthme
ss : lisse, assez, pousser sc : science, piscine xc : excès
c : pouce, x : six, dix, soixante cc : accident
ç : garçon, aperçu
/z/ s : maison, mise x : exercice, xylophone, zz : pizza
z : gaz, zèbre dix-huit
/ch/ ch : chapeau, poche sh : short, show
sc : fascisme
sch : schéma, hachisch
/j/ j : jour, déjà ge : geai, engageant gg : suggérer
g : page, gémir
/k/ c : cas, découvrir cc : accord, occasion ck : ticket, stocker
qu : quartier, paquet ch : orchestre, chœur cqu : acquérir, grecque
k : kilo, parking ch : technique
q : coq, cinq cch : saccharine
/g/ g : gai, aigu c : second gh : ghetto
gu : guerre, figue
/m/ m : mot, ami mm : somme,
fréquemment
/n/ n : note, âne nn : tonne, panne mn : automne
/ny/ gn : gagner, rognon
ni : nier, opinion
/r/ r : rat, arbre, bière rr : arrêt, serrer rh : rhume, rhinocéros
/l/ l : lit, matelas ll : balle, pelle

première partie
25
Pour la majorité des langues d’Europe, un tel tableau serait
beaucoup plus simple. Les sons et leur écriture (la correspon-
dance phonème/graphème) relèveraient presque exclusivement
des niveaux A, à tel point que les concepts de « phonèmes » et de
« graphèmes » pourraient paraitre superflus. Pour le français en
revanche, on passe de 64 graphèmes pour les niveaux A (40 %),
à 37 pour les niveaux B (24 %), dont neuf pour les seules
consonnes doubles, et à 57 pour les niveaux C (36 %). S’ajoute
un critère de fréquence : tout ce qui relève de C et qui corres-
pond sensiblement à ce que Nina Catach qualifie de « sous
graphèmes » (Catach 1980) représente sensiblement moins de
1 % des écritures des sons du français. On peut se demander si
une telle complexité est réellement nécessaire et si les incidences
sociale et didactique d’une telle diversité des graphèmes ne sont
pas excessives. Encore une fois, que les choses soient linguisti-
quement contestables ne signifie pas qu’elles ne soient pas au
moins en partie justifiées pour d’autres raisons, que l’on a quali-
fiées de « culturelles » dans la deuxième partie de cet ouvrage. Il
est clair qu’il serait concevable de diminuer le nombre de
graphèmes par un facteur proche de deux sans nuire excessive-
ment à la cohérence du système et à la lisibilité de la langue, qui
y gagnerait même, ne serait-ce qu’en facilité d’apprentissage.
Le français est loin d’être la seule langue concernée, ni même la
pire. Il comporte de 31 à 37 phonèmes pour 161 graphèmes
environ, soit une moyenne de 4,3 graphèmes par phonèmes.
« Mais que dire de l’anglais dont les 41 phonèmes peuvent s’écrire
de 561 façons différentes, ce qui fait en moyenne 13,7 graphies
par phonème ? Les analyses statistiques sur la question sont
édifiantes puisqu’elles considèrent que chaque consonne peut
s’écrire de neuf façons différentes en moyenne alors que chaque
voyelle dispose de 20,7 graphies » (Fayol & Jaffré 2008,
pp. 90-91). Le français pose toutefois des problèmes particuliers,
dans la mesure où s’il est à peu près régulier dans le sens
graphème/phonème (91 %), il l’est beaucoup moins dans le sens
phonème/graphème (71 %). En d’autres termes, un graphème se

première partie
26
lit avec une relative facilité, mais il s’écrit beaucoup plus difficile-
ment. Ce qui rend la langue française difficile, c’est d’inférer l’écri-
ture à partir de la prononciation, dans la mesure où de nombreux
morphèmes (notamment grammaticaux) doivent s’écrire alors
qu’ils ne se prononcent pas (Fayol & Jaffré 2008, p. 115).
À titre d’exemple, examinons de plus près la complexité de la
transcription de certains phonèmes particulièrement « savou-
reux ». Pas tout à fait au hasard il est vrai, on partira du « yod »
(/y/), son que la majorité des locuteurs ne perçoivent pas toujours
bien distinctement et qui, en outre, peut s’écrire de quatorze
façons différentes, dont aucune ne lui est propre. Le moins que
l’on puisse dire, c’est que son écriture ne risque pas d’aider un
locuteur francophone à percevoir son existence ou un apprenant
étranger à en acquérir la maitrise :
• Passons sur certaines utilisations du j dans quelques mots
d’origine étrangère (Bjorn, fjord…) pour nous limiter aux varia-
tions d’emplois du i, du y et du l, et partons d’un couple courant :
un œil / des yeux. Au singulier, le yod en finale s’écrit il ; au pluriel,
le yod à l’initiale s’écrit y, et dans les deux cas il côtoie un son
vocalique. A priori, c’est presque clair.
• Pour œil, il s’agit d’un emploi en fin de mot à peu près régu-
lier : ail, conseil, fenouil, c’est-à-dire il pour le masculin ; paille,
feuille, fouille, c’est-à-dire ille pour le féminin (à condition de ne
pas penser aux masculins portefeuille ou millefeuille). Néanmoins,
ille peut parfaitement se prononcer /il/ (ville, tranquille, mille),
alors qu’il n’y a nul besoin de deux ll pour cela (vile, pile, civile),
tout comme on peut légitimement s’interroger sur la raison pour
laquelle les quelques mots français qui se terminent en /œy/
transforment le /œ/ de cette manière : seuil, accueil, œil (il n’y a
en revanche aucun mot en -œil).
• En partant d’yeux, c’est plus compliqué. Un yod, initial ou
pas, entre deux voyelles ou pas, peut certes s’écrire y (soyons), mais
il peut tout autant s’écrire hi (hiatus, hier, cahier,) que i (iodé,
rien, passion), ou même ï (ïambe, glaïeul, faïence). Le problème
est que toutes ces écritures (contextualisées de la même manière

première partie
27
évidemment) servent à transcrire d’autres sons, et notamment
/i/, que ce soit y (abbaye, pays, type), hi (histoire, hi-fi, trahir), i
(aiguille, bougainvillier, linguiste) ou ï (maïs, naïf, haïr).
• Restent les ii et les yi (à l’imparfait de l’indicatif ou au présent
du subjonctif ), ou les finales en tion/sion (une des sources de la
passion de l’éducation, comme chacun sait), ou les séquences oy
ou ay (soyons, voyons, ayons) prononcées /waj/ ou /èy/.
Avec quelques phonèmes en tout cas (les glides, les voyelles, le
/k/, le /s/…), on aboutit ainsi à un véritable maquis, difficile à
expliquer comme à justifier. Sa raison d’être touche davantage à
une accumulation de décisions qui se sont succédé sans cohé-
rence qu’à des motifs linguistiquement fondés. Cela dit, il faut
bien trouver des solutions pour faire correspondre l’alphabet
latin au système phonologique du français, même si celui-ci s’en
est bien davantage écarté que les autres langues latines.

1.3. L’écriture des mots


On abordera tout d’abord un des problèmes majeurs et
typiques du français : les monosyllabes, dont l’importance induit
l’homophonie et, partant, justifie l’hétérographie. On comparera
ensuite la situation du français avec celle d’autres langues euro-
péennes, pour constater que, quelles que soient les simplifi-
cations que l’on puisse opérer, on est confronté avec le français à
des difficultés orthographiques inéluctablement considérables.
On s’interrogera enfin, en utilisant différents critères, sur la
nécessité de discrimination graphique des monosyllabes.

1.3.1. Le problème des monosyllabes homophones


Une des principales difficultés de la graphie du français est
constituée par les mots d’une syllabe, composés d’une suite de un
à trois phonèmes autour d’une voyelle. Ils renvoient à un grand
nombre de mots possibles (jusqu’à 20) qui, en général, s’écrivent
différemment. On les appelle souvent les homophones hétéro-

première partie
28
graphes. Nina Catach les considère comme des logogrammes,
c’est-à-dire des mots-images dont les « fantaisies » orthogra-
phiques sont justifiées par un besoin de discrimination. Écrire
teint, thym ou tin revient à produire des images graphiques diffé-
rentes qui font visuellement sens, ce qui est totalement différent
des homographes hétérophones (les poules du couvent couvent ou
mercerie Franck & fils), ou bien des graphies polysémiques (louer
une voiture ou louer le chauffeur, des avions ou nous avions par
exemple). En gros, on peut dire que le français comporte davan-
tage de mots monosyllabiques que les autres langues européennes
et qu’il les emploie bien davantage, anglais excepté. Le présent
paragraphe, par exemple, comporte de l’ordre de 60 % de mono-
syllabes en français (112/185 mots) ou dans une traduction
anglaise (78/138 mots) contre 35 % à 40 % par ailleurs
(59/164 mots dans une traduction italienne par exemple).
Cet état de fait s’explique très simplement par un phénomène
massif de réduction syllabique : les mots latins (une forte propor-
tion du lexique français est issue du latin), qui ont conservé
le même nombre de syllabes en italien, espagnol, portugais,
roumain… ont systématiquement diminué en français. En
général, l’accent est demeuré au même endroit, mais les syllabes
postérieures (et parfois antérieures) ont disparu ou se sont
amuïes, notamment à l’oral : asinum a donné âne, regem est
devenu roi, nominem s’est réduit en nom…. Quelques exemples
supplémentaires éclaireront le propos :
• caballus, au lieu de donner cavallo (caballo, cavalo…) est
devenu cheval, ou plutôt /chfal/ avec la disparition du schwa (qui
induit la transformation du /v/ en /f/) ;
• versus est devenu vers – vermis, ver – vitrum, verre – varius,
vair – viridus, vert ; alors qu’en portugais on trouve verso, verme,
vidro, variado, verde ;
• carus est devenu cher – carnem, chair – catedra, chaire ; alors
qu’en espagnol on trouve caro, carne, cátedra ;
• en y mêlant les conjugaisons maintenant : thymum est devenu
thym – tenui, tint – tinctus, teint ; alors qu’en italien on trouve
timo, tenne, tinto…

première partie
29
En français tout particulièrement, une voyelle isolée peut
constituer jusqu’à douze « mots » qui, bien sûr, peuvent avoir
intérêt à s’écrire différemment, notamment s’ils relèvent des
niveaux A et qu’ils sont fréquents :

/a/ /â/ /eu/ /oe/ /é/ /è/ /i/ /o/ /ò/ /u/ /ou/ /an/ /in/ /un/ /on/
ah eux et eh y oh eu ou en hein on
ha euh es hè hi ho eus où an un ont
a œufs est au eut houe ans uns
as ai aux eût houx han hun
à aie os eue août huns
aies aulx eues
ait eau hue
hais eaux hue
hait hues
haie huent
haies us

À cela s’ajoute que certains sons (notamment les voyelles oppo-


sées), qui pourraient aider à discriminer, se confondent désor-
mais pour la majorité des locuteurs : ceux qui affirment par
exemple qu’ils distinguent /in/ de /un/ ou /é/ de /è/ (voire même
parfois /o/ de /ò/ et /eu/ de /œ/) le croient davantage qu’ils ne le
réalisent. Dans les autres langues européennes, on peut trouver
deux /ò/, deux /a/ et deux /è/ (qui, en italien, produisent trois
petites difficultés scripturales, o et ho, a et ha, e et è), on peut en
trouver quelques-unes en espagnol, en anglais ou en allemand,
mais sans commune mesure par rapport au français.
On peut prendre le problème autrement : en français, et en
français tout particulièrement, on peut prendre n’importe quelle
consonne, la faire suivre de l’ensemble des dix sons vocaliques
discriminants majoritairement réalisés5, et trouver un nombre
considérable de mots, souvent courants (qui relèvent des

5
On s’est, en l’occurrence, appuyé sur les voyelles opposées (sauf pour les /O/, le /ò/
n’étant jamais utilisé en syllabe ouverte, c’est-à-dire qui se termine sur un son voca-
lique). On n’a pas inclus dans ce relevé les mots syllabiques avec glide, eux aussi source
de confusion potentielle (bois-boit, dois-doit, foi-foie…, suis-suit-suie, lui-luis-luit…), tout
comme on a laissé de côté les groupes consonantiques avec vibrante (crû, cru… crin,
crains…), ou bien les deux consonnes faiblement réalisées de façon discriminante (par-
king, soigner).

première partie
30
niveaux A et B). C’est ce que nous avons fait dans le tableau qui
suit, en utilisant les symboles suivants :
• Les items sont soit en gras (niveaux A), soit en italiques
(niveaux B), soit soulignés (niveaux C). On a ainsi globalement
considéré que le passé simple relevait des niveaux B et l’imparfait
du subjonctif des niveaux C. De nombreux items peuvent être
présents dans deux catégories (roue ou ris substantif ou verbe ;
nue substantif, adjectif ou verbe, pus participe passé, passé simple
ou substantif…). La codification permet d’indiquer qu’ils relè-
vent de plusieurs catégories à la fois, mais on a laissé au lecteur le
soin d’interpréter que rue en gras italiques relève à la fois de A
(substantif ) et de B (présent de ruer), ou que sus gras italiques
souligné relève de A (participe), de B (passé simple) et de C (sus
aux barricades)…
• Les niveaux en question sont pensés dans un cadre général
(sans distinguer par exemple FLM et FLE) et dans le sens de
l’écriture (phonèmes => graphèmes). Une forme comme coud ou
vainc par exemple, tout en relevant des niveaux A ou B du point
de vue lexical, relève des niveaux C du point de vue graphique ;
une forme comme jeux relève des niveaux B, alors que le singu-
lier correspondant relève des niveaux A…
• Dans cette perspective phonème => graphème, nous avons
intégré la morphologie liée (j’y, l’eus, s’est…), en considérant que,
dans ce cas, l’usage du passé simple pouvait relever des niveaux C
et celui du présent des niveaux B (voir pp. 57-69).
• Le symbole * indique qu’il s’agit d’une variante phonolo-
gique, c’est-à-dire que l’item en question peut se prononcer de
diverses façons. But, plus, cinq, six par exemple ont plusieurs
prononciations possibles, qui peuvent dépendre aussi bien des
locuteurs, du contexte phonologique, du sens…
• Le symbole ° indique que l’item en question relève de la
grammaire α (voir pp. 60-62), qu’il s’agisse de morphologie liée
(te tais noté °t’ais, l’apostrophe traduisant un renforcement de
l’articulation, exactement comme pour la palatalisation vers le

première partie
31
XIIe siècle) ou de morphèmes plus rarement réalisés à l’écrit qu’à
l’oral (ben, peuh…).
• La majuscule indique qu’il s’agit d’un « nom propre »,
concept certes discutable, mais qui nous est nécessaire pour inté-
grer certains items à référent géographique, comme Caen ou
Rhin, ou bien à référent personnel, comme certains prénoms
particulièrement courants (Guy, Jean…).
• Les noms propres, les variantes phonologiques et les
morphèmes α sont en fin de liste, séparés par un saut de ligne.
• Les items sont, si possible, classés par ordre de « difficulté »,
en termes de CECRL, c’est-à-dire que les items que nous avons
considérés comme relevant des niveaux A sont en tête, puis vien-
nent ceux qui ont été considérés comme relevant des niveaux B,
les autres apparaissant à la suite.
/a/ /â/ /eu/ /oe/ /é/ /è/ /i/ /o/ /ò/ /u/ /ou/ /an/ /in/ /un/ /on/
bas bœufs B bis beau bu boue banc bain bon
bat baie bi beaux bues boues bancs bains bons
bats °beuh baies bau bus bout ban bond
bât bey *bille(s) baux bue bouts bans *ben bonds
bâts beys bot bût bous
bée bots °Bon
°bah bées baud *but *bouent
Bâ béent bauds *buts *bouh
Batz bai
bais BAU
baient Baud
baye Bau
bayes
bayent
chat °cheux chez chie chaud chu chou chant
chats chai chies chauds chus choux chants
chas chais chient chaux chut champ
chaix show chue champs
shows chues
chût
d’à de D dis dos du doux dans d’un dont
da deux des dit d’eau dus d’où dent daim don
d’as d’eux dé d’y do dû d’août dents daims dons
d’œufs dés dît d’eaux due doue d’en dom
dais di dot dues doues d’an
dès dots dut douent d’ans Don
dey *dix d’os dût
deys *t’dis d’aulx Doubs *d’dans
*t’dit *t’dus
°d’O *t’dut

première partie
32
fa feux fée fis faux fus fou faon faim fond
fas feu fées fit faut fut fous faons faims font
fat fait fît phot fût fout fend fin fonds
fats faits fie phots fûts fends fins fonts
faix fies feint
Faaa fient Fo feins
phi (φ)
fi

*fille(s)
gars gueux gai gui go goût gant gain gond
gais guis goûts gants gains gonds
gaie
gaies Guy Gand
gué
gués
gay
gays
guet
guets
jeu G J jus joue gens geins jonc
je j’ai j’y j’eus joues j’en geint joncs
jeux j’aie gît jouent jeun
geai gis joug Jean
geais jougs
jais
jet
jets


Gets
la le lait lit l’eau lu loup lent l’un long
là leu laits lits lot lue loups lents lin longs
l’a laid lis lots lues loue l’en lins l’on
l’as laids l’y lods lus loues l’an l’ont
las laie lie lut louent l’Ain
lacs laies lies Law lût Laon
l’ai lient l’eus Loue
l’es l’eut
l’est li l’eût
l’aie
l’aies
l’ait
l’aient
lai
lais

lés
lès (lez)

première partie
33
ma me mes mis mot mue mou mens main mon
mât meus mai mi mots mues mous ment mains m’ont
mâts meut mais mie maux muent moue m’en maint mont
m’a met mies mû moues man maints monts
m’as °meuh mets m’y Maux mus moût mans
mas m’es mit mut moûts Meung Mons
m’est mît mût mouds °m’man Mun
*mat m’ai m’eus moud Mans Main
m’aie °m’mis m’eut
m’aies °m’mit m’eût °m’moud
m’ait mu (µ) °m’m’ouds
m’aient
maie
maies

°m’met
°m’mets
n’a ne né ni nos nu nous n’en nain non
n’as nœud née nid nus noue nains nom
nœuds nés nids Nô nue noues °nan noms
*na nées n’y nues nouent n’ont
nez nie n’eus
nais nies n’eut
naît nient n’eût
n’es
n’est
n’ai
n’aie
n’ait
n’aient
pas peu P pis peau pu poux pends pain pont
peux paix pie peaux pue pou pend pains ponts
*pat peut paie pies pot pues pouls pan peins ponds
°p’pa paies pi (π) pots puent pans peint pond
°peuh paient pus paon pin
paye Pie Pau put paons pins Pont
payes *pille Pô pût
payent *pilles Poe Pan Pins
pais *pillent *p(l)us
paît
pet
pets
K que quai qui qu’au Q cou camp qu’un qu’on
cas queue quais qu’y qu’aux cul cous camps quint con
qu’a queues qu’est chi (χ) culs coup quand cons
qu’à qu’eux qu’es *qu’os qu’eut coups qu’en qu’ont
ka queux qu’ai *quille °Caux qu’eût qu’où khan
qu’aie *quilles coût khans
qu’aies coûts quant
qu’ait couds
qu’aient coud Caen
Khan

première partie
34
rat re rez riz rot rue roue rang rein rond
rats raie ris rots rues roues rangs reins ronds
ras raies rit rôt ruent roux rends romps
raz raient rient rôts ru rouent rend Rhin rompt
ra raye rie rho (ρ) rus ranz
rayes ries
Raz rayent rît *rut
Râ ré
rés
rai
rais
rets
ray


Retz
Ray
sa se C si seau su sous sans sain son
ça ce ces ci seaux sus sou sang sains sons
çà ceux ses s’y saut sue saoul sangs saint sont
sais scie sauts sues saouls cent saints
*sas sait scies sot suent soue s’en sein °s’sont
s’est scient sots sut soues sens seins
c’est sceau sût sent seing
saie *sis sceaux c’eût cents seings
saies *six c’en ceints
°s’scie Sceaux Sue sen ceint
Sées °s’sut
Cé °s’sue °s’sent Sein
Sée °s’ceint
°s’sait *cinq
ta te T t’y tôt tu tout tant teint ton
tas tes tee taux tus toux temps teints tons
t’a thé tau (τ) tue tous tends teins thon
t’as thés °ti tues toue tend tins thons
tais Thau tuent toues t’en tint tond
tait t’eus touent taon thym tonds
t’es t’eut taons thyms
t’est tût tan tain ° t’tond
t’ai t’eût tans tains °t’tonds
taie teins
taies °t’tue °t’tend tin
t’aie °t’tues °t’tends tînt
t’aies
t’ait °t’tint
t’aient °t’tins
té °t’teint
tés °t’teints
têt
têts

*t’tais
Tay

première partie
35
va veux V vis veau vu vous vent vin vont
vas veut vais vit veaux vus voue vents vins
vœu vêts vie vaux vue voues vend vingt
*vat vœux vêt vies vaut vues vouent vends vint
Vàh vé vît vos van vingts
vés vans vain
vains
Vent vînt
vainc
vaincs

Ce type de relevé est inévitablement contestable sur tel ou tel


point et lacunaire sur tel ou tel autre. Il en existe d’autres par
ailleurs, éventuellement élargis à l’ensemble des monosyllabes6.
Celui-ci présente néanmoins des caractéristiques particulières,
dans la mesure notamment où on peut en tirer des « scores »
(nombre d’items/nombre de cases), en l’occurrence :
• pour la totalité des items : 850 / 15*10 = 5,66 ;
• pour les items des niveaux A/B/C, c’est-à-dire en excluant les
noms propres, les variantes phonologiques et les morphèmes α :
746 / 15*10 = 4,97 ;
• pour une répartition selon les niveaux : A (312 sur 746, soit
près de 42 %), B (201 sur 746, soit près de 27 %), C (233 sur
746, soit sensiblement 31 %).
On pourrait pondérer le « score » en question à partir de divers
critères :
a) en intégrant un coefficient de fréquence :
– en se fondant sur un corpus de référence (on pourrait utiliser
les textes alignés en plusieurs langues utilisés pour l’apprentissage
par des systèmes de traduction automatique) ;
– en utilisant le CECRL, selon que les items relèvent de A1/2,
B1/2, de C1/2 (on s’est limité à des distinctions relativement
sommaires, notamment parce qu’il faudrait auparavant s’en-
tendre sur les données) ;
6
On en trouve par exemple dans (Catach 1980), ou dans (Arrivé 1993). Ce sont toutefois
des relevés indicatifs, centrés sur le concept de logogramme (signe-mot), qui visent à
montrer l’importance croisée de l’homophonie hétérographie rapportée aux monosyl-
labes. À notre connaissance, il n’existe pas en revanche de relevé (quasi) exhaustif
comme celui-ci qui inclut la morphologie liée, les noms propres (au moins les plus
fréquents), ainsi qu’un classement en termes de CECRL.

première partie
36
b) en n’intégrant pas :
– la morphologie liée (taie et t’aie, doux et d’où…), qui peut
poser des problèmes quant à la délimitation du phénomène ;
– les variantes phonologiques (daim et d’un, pis et pille, nez et
naît…) qui, pour certains, n’en sont pas vraiment et correspon-
dent à des prononciations distinctes ;
– les dérivations flexionnelles (né, nés, née, nées, nais ou naît,
l’ai, l’ait, l’aie, l’aies ou l’aient, feu et feux…), dans la mesure où
cela conduit à multiplier les items à partir de principes itératifs.

1.3.2. Approche comparative


Le même travail peut se faire sur d’autres langues et permettre
deux comparaisons simples : sur la structure du tableau d’une
part ; sur le nombre moyen d’items par combinaison d’autre
part, que l’on peut considérer comme un « taux de confusion ».
En se limitant à l’anglais et à l’italien (la comparaison avec des
systèmes plus largement divergents comme les langues finno-
ougriennes, les langues asiatiques, arabes, persanes… réclamerait
un travail d’une autre envergure7), on peut observer que ces trois
langues induisent trois systèmes, reposant sur trois logiques :
Français Anglais Italien
Consonnes 17/15 24 14
Voyelles 15/10 20 5
Nombre de combinaisons C/V 255/150 480 70
% combinaisons vides 3,33 % 35 % 62 %
Nombre moyen d’items/combinaison 4,97 0,47 0,65
ou « taux de confusion »

7
Pour le chinois par exemple, Jaffré & Pellat (2008) notent que « Pas moins de
137 caractères – non comptés les tons – correspondent ainsi à la syllabe [ji] et, si l’on
se réfère à la liste des 3 500 caractères chinois les plus courants, près de 70 % des
syllabes correspondent à au moins deux caractères et, parmi ceux-ci, près de 16 % en
comptent six et plus (Chen 1999). C’est la raison pour laquelle les caractères chinois se
composent en très grande majorité d’un élément syllabographique à fonction morpho-
logique (phonétique) et d’une clé sémantique qui, en fusionnant avec la phonétique,
forme une unité graphique plus complexe, mais plus aisément reconnaissable. »

première partie
37
• En anglais, le système phonologique est très riche. Il produit
un nombre de combinaisons consonne/voyelle très grand, dont
plus du tiers reste inexploité en termes de monosyllabes, avec un
nombre moyen d’items par combinaison consonne/voyelle parti-
culièrement faible. L’orthographe de l’anglais est compliquée
parce que la relation phonèmes/graphèmes est particulièrement
complexe, non du fait de la surabondance des homophones
monosyllabiques.
• En italien, le système phonologique est très simple, il produit
un nombre moyen d’items par combinaison consonne/voyelle
très limité, dont les deux tiers restent inexploités. L’orthographe
de l’italien est ainsi particulièrement simple, avec à la fois une
relation phonèmes/graphèmes limpide et très peu d’homophones
monosyllabiques.
• En français, le système phonologique va s’appauvrissant,
notamment pour les voyelles, ce qui réduit le nombre possible de
combinaisons consonne/voyelle, limite les combinaisons inex-
ploitées, et aboutit à un « taux de confusion » de sept à dix fois
supérieur à celui de l’italien ou de l’anglais. La complexité de
l’orthographe française apparait ainsi comme la conséquence à la
fois d’une relation phonèmes/graphèmes complexe et d’une
multiplication des homophones monosyllabiques qui, outre
qu’elle va croissant, impose une hétérographie ardue.
En d’autres termes, le système de l’italien n’a pas besoin d’une
structure syllabique aussi complexe que le système de l’anglais ou
du français. Ce dernier a ainsi presque éliminé les « cases vides »,
comme si elles étaient contraires au système, alors qu’elles sont
courantes en anglais et majoritaires en italien. Les systèmes phono-
logiques en question ont fait émerger des moyens de discrimina-
tion à la mesure des besoins lexicaux : plus les mots courts sont
nombreux (monosyllabiques en l’occurrence), plus leur discrimi-
nation nécessite une extension du système vocalique ; plus les mots
sont longs, plus le système peut se satisfaire d’un nombre réduit de
phonèmes, notamment de voyelles. Logiquement, le français s’est

première partie
38
ainsi créé au fil des ans, à la différence des autres langues latines,
trois glides, quatre voyelles nasales, ainsi qu’un jeu complet de
voyelles opposées, voire une duplication du /a/, sons vocaliques
qui ont toujours été inutiles en italien (l’anglais a pour sa part créé
un système de diphtongues/triphtongues).
Avec le français actuel, trois phénomènes majeurs rendent
toutefois les choses particulièrement complexes :
• Tout d’abord, le système phonologique se simplifie de plus
en plus : deux consonnes ont quasiment disparu, les quatre
voyelles nasales se sont réduites à trois, les deux /a/ se confon-
dent, et le système des voyelles opposées retire potentiellement
4*15 possibilités de discrimination au système. On comprend
ainsi que le tableau ci-dessus multiplie le nombre d’items par
case. Cela crée des sources de confusion supplémentaires, parfois
limitées (pattes/pâtes ou l’un/lin…), mais parfois abyssales (la
non discrimination /é-è/ tout particulièrement), et limite les
lieux de défectivité que constituent les « cases vides ».
• Ensuite, seul le français possède un tel schwa (voir p. 20), qui
fonctionne comme une « bombe cachée », induisant une multi-
plication potentielle d’items qui relèvent non du lexique, mais de
la morphologie liée, susceptibles d’augmenter le nombre de
confusions possibles par séquence consonne/voyelle.
• Enfin, le tiers des items concernés relèvent des niveaux C,
c’est-à-dire qu’à leur difficulté lexicale s’ajoutent des pièges
orthographiques. Ainsi, pour ne prendre que le phonème initial
/j/, tout le monde ne sait pas nécessairement avec précision ce
qu’est un geai, un joug, un jonc, comme tout le monde ne sait pas
que gît vient de gésir, ou que jeun (prononcé généralement /jin/)
va avec le jeûne (que l’on prononce généralement comme jeune).
Mais, comme leur orthographe n’entre pas pour autant en
concurrence avec des formes simplifiées (*jou, *gi, *jun ou *jon
n’existent pas), on peut en toute logique s’interroger sur son
utilité.
Comme on l’a vu, le nombre moyen d’items par combinaison
consonne/voyelle du français est devenu de sept à dix fois supé-

première partie
39
rieur à celui de l’italien ou de l’anglais. Le français devient en
somme une langue de plus en plus difficile à maitriser, notam-
ment à l’écrit. L’oral étant par définition situé, le français a
vraisemblablement davantage besoin que les autres langues,
notamment latines, d’indices de contextualisation8. Le système
graphique est quant à lui devenu par nature de plus en plus
complexe, ce qui est amplifié par des exagérations qui reposent
sur des bases qui ne sont plus perceptibles (à l’image des deux h
d’orthographe qu’on ne retrouve ni en italien ni en espagnol). Le
tableau précédent tout comme les calculs qui en ont été tirés
constituent toutefois des indices de complexité orthographique,
cette dernière incluant bien d’autres aspects que les seuls homo-
phones monosyllabiques.
Il existe d’ailleurs des courants de recherche qui tentent de
dégager des concepts paramétrables susceptibles de mesurer la
complexité orthographique d’une langue ou bien le niveau d’in-
certitude lorsqu’on est appelé à interpréter un phonème pour
produire un graphème. Un concept comme celui de « consis-
tance » par exemple (Lété 2008) vise à utiliser des méthodes
statistiques, par nature robustes, pour calculer la probabilité
d’identifier le bon graphème en fonction à la fois des graphèmes
possibles dans la langue et du nombre de mots concernés (dans la
langue comme dans un corpus donné).

1.3.3. La fonction discriminante


Cela justifie-t-il de parler non d’écriture, mais d’orthographe du
français ? En fait, la question est ainsi mal posée. Il convient
plutôt de se demander s’il est justifié en soi (c’est-à-dire du point
de vue purement linguistique) que tous ces mots s’écrivent diffé-
8
On comprend en tout cas que le français soit la langue reine des calembours (cela
existe ailleurs, par exemple en anglais, sous le nom de pun ou paronomasia). Les deux
conditions favorables y sont également présentes, dans une moindre mesure néan-
moins : abondance des mots courts, notamment monosyllabiques, qui permettent de
constituer des sous-chaînes ; multiplication des homophones, ce qui multiplie les com-
binaisons possibles, parmi lesquelles seules certaines vont pouvoir émerger et pro-
duire des interprétations dont la divergence induit l’efficacité.

première partie
40
remment ou si le cas de louer (louange ou location) ne pourrait
pas s’étendre à beaucoup d’autres mots. Différents angles sont ici
à prendre en compte :
• En dépit de leur nombre, beaucoup des mots relevés ont
plusieurs significations bien distinctes, ce qui prouve que l’homo-
graphie est concevable, dans un certain nombre de cas tout du
moins. En nous limitant à la lettre B on trouve : baie(s) (adjectif,
verbe ou fruit), bout (substantif ou verbe), bon(s) (adjectif ou subs-
tantif), ce qui pourrait induire des confusions si on voulait
s’amuser à produire des énoncés peu probables (la jument baie baie
aux corneilles une baie à la bouche, le bout bout, de bons bons…).
• Pour ce qui touche aux différences morphologiques (singu-
lier/pluriel, masculin/féminin et conjugaisons des verbes), il
s’agit de la cohérence du système, et on verra ces questions de
façon plus détaillée dans les pages qui suivent.
• Quand il s’agit de catégories grammaticales différentes, les
ambigüités potentielles sont rares (sous et sou, ta et tas, don et
dont par exemple), et la discrimination graphique n’est pas
linguistiquement indispensable : tout le monde comprendrait
sans difficulté *il y a un sou sou la table, *t’as un ta de monnaie
dans ta poche, ou *l’État a reçu un don don nul ne sait que faire (on
trouve infiniment « pire » en « style SMS » (voir pp. 71-75)).
• Quand il s’agit de catégories grammaticales identiques, les
risques d’ambigüité sont faibles dès lors que la différenciation
sémantique est forte, surtout si l’un des termes relève des
niveaux C, et qu’ils n’apparaissent pas de façon isolée (dé et dai,
beau et bot, rat et raz, os et aulx) : qui ne comprendrait pas le /dé/
sous lequel il joue avec un /dé/, ou bien on a opéré son pied /bo/, ou
les /ra/ des villes n’ont jamais vu de /ra/ de marée ? ;
• Les substantifs avec alternance de genre peuvent prétendre à
une différence systématique avec e dit « muet » pour les féminins
(sou et soue, lit et lie, joug et joue, lait et laie, fait et fée par exemple)
mais il faudrait alors que cela soit systématique (*une sourie, *une
loie) et « rectifier » les contre exemples (comme le foie et la foi).

première partie
41
• Avec les quelques cas où les termes concernés sont de même
genre, relèvent de la même catégorie grammaticale et font partie
des niveaux A ou B (sot, seau et saut, cou et coup, bon et bond,
faim et fin, pain et pin, thon et ton…), on peut faire l’hypothèse
que, linguistiquement, la discrimination graphique n’est pas
inutile : comprendrait-on sans difficulté (même si leur probabi-
lité est incertaine) des énoncés comme est-il /so/, cuve ou cuvette !,
quel vilain /kou/ !, un long /pin/, je chante les louanges des /ton/… ?
• On peut enfin s’interroger sur l’utilité de certaines graphies
complexes lorsque les graphies simples sont disponibles : *cha ou
*chau n’existant pas, on peut se demander si des graphies comme
chas ou chaux sont indispensables, d’autant que l’on n’est pas
dans la situation de bât ou de rompt, où les graphies *ba ou *ront,
ne pourraient plus évoquer bâté ou rompre, c’est-à-dire les mots
de la même « famille ».

Que telle ou telle simplification de l’écriture soit technique-


ment justifiable ou statistiquement exprimable ne signifie pas
qu’elle devienne nécessaire ou souhaitable. Il faut prendre en
compte, sinon le système du code écrit, du moins la dimension
culturelle de l’orthographe. Ainsi, nombreux sont ceux qui sont
attachés à l’image des mots (et des maux…), et pour lesquels
l’ortograf changerait de nature ainsi ortografiée… Cette image des
mots, et parfois leur complexité même, participe directement à la
fonction essentielle de l’écriture : permettre la lecture rapide en
facilitant la compréhension. Téatre se reconnaitrait-il aussi
facilement que théâtre ? Seraient-ils de parfaits synonymes ?
Lecteurs avertis et conditionnés par la pratique quotidienne de la
lecture et de l’écriture, sommes-nous encore capables d’en juger ?
Où sont les avis autorisés, des experts confirmés à ceux qui prati-
quent peu un écrit qu’ils maitrisent mal ?

première partie
42
1.4. Les signes auxiliaires
Les langues utilisent en outre des signes auxiliaires, parfois
qualifiés de diacritiques 9, dont certains sont tout de suite visibles
(les accents par exemple) et d’autres moins (les blancs entre les
mots, les lettres muettes, les signes de ponctuation…). Ces
derniers se retrouvent, avec des variations, dans toutes les langues.
Les accents en revanche apparaissent de façon très différente, de
l’anglais qui en est dépourvu à l’arabe où ils participent de façon
complexe à l’expression du système vocalique. On traitera ici des
signes auxiliaires accentuels, puis des signes auxiliaires non
accentuels, et enfin de la distribution des blancs.

1.4.1. Les signes auxiliaires accentuels


En français, cinq signes auxiliaires accentuels (les accents aigus,
graves et circonflexes, le tréma et la cédille) ajoutent quatorze
« lettres » à l’alphabet réel : à, â, é, è, ê, ë, î, ï, à, ô, ù, û, ü et ç, qui
ont la caractéristique ne pas influencer le classement alphabé-
tique. Ainsi, dans les dictionnaires, garçon est-il classé entre garce
et garde. Ils imposent un clavier d’ordinateur spécial, évidem-
ment plus complexe que celui de l’anglais10. Cela ne serait rien si
c’était linguistiquement indispensable, mais aucun signe auxi-
liaire ne correspond à une prononciation spécifique, que ce soit
le ç (qui entre en concurrence avec c, s, ce ou ss, qui sert surtout à
rappeler un radical : lançant renvoie à lancer, garçon à garce…),
ou bien le à et le ù (qui servent sur très peu de mots qu’ils aident

9
Étymologiquement, diacritique signifie « qui distingue ». On l’utilise en linguistique
pour indiquer plus généralement un signe pour l’œil. Ainsi, dans les manuscrits médié-
vaux, les jambages des y, g, j… avaient une fonction diacritique, dans la mesure où ils
aidaient à la lecture.
10
Le clavier AZERTY n’est pas le seul clavier dédié au français. Il existe également des
QWERTY francophones, utilisés notamment au Canada, qui pratiquent pour les signes
auxiliaires la technique dite des « touches mortes » (qui, comme pour l’accent circon-
flexe ou le tréma sur les claviers AZERTY, produisent un résultat non pas lorsqu’elles
sont enfoncées, mais lorsque la touche suivante est actionnée). Quoi qu’il en soit, la
frappe d’un texte français réclame par rapport à l’anglais soit un clavier muni de sept
touches spécifiques, soit 2 % à 3 % de « clics » supplémentaires (15 caractères sur 644
sont ainsi concernés dans la présente note).

première partie
43
à discriminer : çà et là, où…). Quant aux différents accents sur
les e, ils correspondent à des prononciations qui convergent (la
distinction /é-è/ devient peu à peu arbitraire dans une bonne
part de la francophonie), et ils ne sont que très rarement discri-
minants (dans bohème/Bohême, la majuscule, autre signe auxi-
liaire, moins voyant parce qu’il se cache derrière une variante de
l’écriture des lettres, suffirait à distinguer ces deux mots). En fait,
comme l’a fait remarquer Nina Catach, un seul accent, éventuel-
lement plat, suffirait largement aux besoins du français.
L’accent circonflexe notamment est linguistiquement inutile.
Ses défenseurs avancent d’autres raisons (esthétiques, affectives,
psychanalytiques…), et la vigueur de leurs diatribes associée à la
finesse des arguments avancés ne peuvent que mener à la double
conclusion qu’il s’agit d’une question irrationnelle traitée par des
gens aussi instruits qu’intelligents. Commençons par dû, parti-
cipe passé de devoir, qui porte un accent circonflexe, mais au
masculin singulier exclusivement (vraisemblablement pour le
différencier de la préposition et du déterminant enclitique du),
tout comme son composé redû, mais à la différence de son autre
composé indu. Mû, participe passé de mouvoir fait de même
(alors que la seule confusion possible serait avec mue, au féminin
singulier), sans que cela concerne son composé ému. Tu à l’in-
verse n’en a jamais eu, alors que son ambigüité potentielle n’est
pas moins virulente que pour dû, y compris au féminin : il/elle
s’est tu/e, le sais-tu ? ça tue… (entre autres participes passés mono-
syllabiques en -u ambigus, pour cause de confusion potentielle
des participes passés, on a non seulement taire/tuer ou mouvoir/
muer, mais également savoir/suer ou pouvoir/puer).
Voyons ensuite le passé simple. Il n’est plus employé à l’oral,
mais il n’en demeure pas moins indispensable ne serait-ce que
pour les contes (les enfants ont très tôt besoin du passé simple,
éventuellement fautif, pour s’endormir, car seul le passé simple,
avec sa fonction d’aoriste, les protège des monstres, que les contes
du soir ont précisément pour fonction d’exorciser). Il amène
avec lui de nombreux accents circonflexes : chantâmes, chantâtes,

première partie
44
vîmes, vîtes, sûmes et autres sûtes… Il s’explique (dans la mesure
où il est censé se « substituer » à un s épenthétique) pour la
personne 5 (chantâtes<cantavistis), il pourrait s’expliquer pour la
personne 2 (chantas<cantavisti), mais non pour la personne 4
(chantâmes<cantavimus, c’est-à-dire sans s), pas plus qu’on ne
peut justifier d’un point de vue étymologique sa présence sur la
personne 3 de l’imparfait du subjonctif (qu’il chantât) et non sur
l’ensemble du paradigme.
Il y a enfin les mâtins, les tâches, les côtes, et les pâtes qui
devraient nous rappeler au devoir d’une bonne diction (qui les
distinguerait effectivement des matins, des taches, des pattes, et
des cotes ou des cottes). Mais, en fait, l’accent circonflexe est
surtout « nobiliaire » : la profondeur de l’abîme, l’importance du
trône ou la noblesse du théâtre, sans leur chapeau, pourraient
sembler perdre de leur prestige.

1.4.2. Les signes auxiliaires non accentuels


À côté des cinq signes auxiliaires accentuels, il y en a qui sont
cachés, de certaines voyelles muettes, à l’apostrophe, au tiret, à
certains emplois du h. Dans douceâtre (qui peut s’écrire douçâtre),
le e ne se prononce pas et se limite à signaler la prononciation du
c. Même traitement avec les verbes en -ger : mangeons, mangeais,
mangea… Le e fonctionne comme une cédille (on peut en fait
l’interpréter à la fois comme un signe diacritique et comme le
constituant de graphèmes complexes, ce pour /s/ et ge pour /j/).
Si on veut défendre l’accent circonflexe sur crûment, au titre qu’il
rappelle que les adverbes en –ment sont construits sur le féminin,
le e de gaiement, est de même nature, par ailleurs aussi résolument
(sic) inutile que dans vraiment.
Avec les verbes en -guer (fatiguer, distinguer…), c’est le u qui est
concerné, notamment quand il s’estompe, comme dans fatiguant
et fatigant, opposition qui renvoie à communiquant et communi-
cant (il s’agit de l’opposition entre « adjectifs verbaux » et « parti-
cipes présents », qui occupe une bonne place dans la littérature

première partie
45
orthographique mercantile comme dans les pièges dument réper-
toriés). Ce u, qui ne se prononce jamais, signale également la
possibilité d’accorder les mots en questions (on dira d’ailleurs à
l’oral j’ai une fille fatigante et ma fille me fatig(u)ant…).
Pour les verbes en -yer ou en -ier (plus quelques autres comme
voir), le français a inventé une écriture pour signaler que l’impar-
fait ou le subjonctif présent devaient se distinguer (à l’écrit au
moins) du présent de l’indicatif, et nous avons fabriqué de beaux
petits monstres : criions, voyiez, essayions, pliiez… Il ne s’agit
d’une prononciation spécifique que pour les professeurs qui
s’emploient à dicter de façon suggestive : c’est encore une fois un
emploi diacritique du i.
Que ce soit dans où va-t-il, dans celui-ci, dans c’est-à-dire, dans
si l’on, j’arrive, je l’aperçois… le tiret ou l’apostrophe signalent
qu’on a affaire à un tout et qu’on ne peut rien insérer au milieu,
même si leur absence ne signale pas nécessairement le contraire,
et que pomme de terre fonctionne « en silence » comme s’il y avait
des tirets, qui pourraient alors s’appeler « traits d’union ».
Dans trahir ou cahutte, le h a exactement la même fonction
« anticoagulante » qu’un tréma : il indique que les deux voyelles
se prononcent séparément. C’est donc un signe auxiliaire, tout
comme à l’initiale de honteux (c’est différent avec heureux), où il
a un rôle « couvrant », c’est-à-dire qu’il indique comment peut
(doit ?) se faire ou ne pas se faire la liaison. Dans orthographe à
l’inverse, les h sont soit une lettre muette (le premier h ne sert
strictement à rien, sinon peut-être à rappeler de façon savante
l’origine grecque), soit un élément de graphème certes non indis-
pensable (un simple f pourrait convenir) mais néanmoins relati-
vement fréquent. Dans tous les cas, comme pour les accents
circonflexes, les h font partie de l’« himâge » des mots, et on n’y
touche pas sans provoquer des réactions virulentes comme la
célèbre « querelle du nénuphar » : jusqu’en 1935, il s’écrivait
nénufar, du fait de son origine persane et non grecque, mais sa
synonymie avec nymphéas, à l’origine grecque incontestable, a
déteint sur sa graphie et, lorsqu’en 1990, il a été proposé de

première partie
46
revenir au f, des confusions étymologiques ont induit des réac-
tions irrationnelles.
Le résultat est malgré tout de produire une accumulation de
difficultés de niveaux C que les enseignants sont la plupart du
temps contraints de passer sous silence (fussent-elles dument
inscrites dans les programmes scolaires). Additionnées les unes
avec les autres, ces difficultés finissent par constituer une part
considérable des manuels spécialisés (quelque chose comme
40 %, qui se répartissent sur l’ensemble de ces manuels, et qui
contribuent à l’évidence à leur succès). Comment expliquer à
quelqu’un pour qui la maitrise du français est purement utilitaire
que maïs prend un tréma, cahier un h et pays un y (et on peut
continuer : abbaye n’est pas abeille ; paye n’est pas pays, et il vaut
mieux que ce ne soit pas une paille ; pas payer diverge de papayer ;
aïe et ail ne se haïssent pas nécessairement ; rail et raye se raillent
facilement…) ? Que dire de drolatique, sinon que c’est moyenne-
ment drôle (à moins qu’on y voie une gracieuse grâce…) ? Quel
comportement adopter avec après qu’il fut tombé (sans accent
circonflexe, l’indicatif s’imposant avec après que) ? Que faire avec
la passion de l’éducation, la tradition de la soumission, l’obsession de
la discrétion ou la réflexion sur la sélection ?
La ponctuation, tout en relevant également des signes auxi-
liaires non accentuels, renvoie à une logique différente. Il ne
s’agit plus de signes diacritiques ou d’indices phonologiques
dédiés à l’interprétation des mots. Les signes de ponctuation faci-
litent l’interprétation et la lecture des phrases, qu’il s’agisse du
déchiffrage et de la compréhension ou de la diction. Ils sont
néanmoins parfois complexes, dans leur réalisation comme dans
leur utilisation. À titre d’exemple, on peut mentionner le tiret :
lorsqu’on écrit le Nord - Pas-de-Calais comporte – à notre connais-
sance – 14-1 arrondissements, on utilise quatre tirets de nature et
de valeur différentes. Dans l’ordre, on trouve un « tiret d’union »,
deux « traits d’union », deux « tirets cadratins » (ou « tirets d’in-
cise ») et un « signe moins », auquel on aurait pu substituer un
« tiret demi cadratin ». Faute de place, manquent à l’appel le

première partie
47
« tiret d’énumération » et le « tiret de dialogue » (qui indique le
changement de locuteurs dans un dialogue encadré par des
guillemets). On se trouve en fait à mi chemin entre des problèmes
d’ordre purement typographiques, avec nombre de références
Unicode différentes et gestion complexe des blancs insécables, et
des questions de sens où une sémantique de l’union diffère d’une
sémantique de l’insécabilité (dans Nord - Pas-de-Calais par
exemple)11.

1.4.3. La distribution des blancs


Reste le signe auxiliaire le plus fondamental et le moins visible :
le blanc. C’est un vide, un signe en creux, qui départage les unités
lexicales et qui structure l’espace d’un énoncé. Il s’agit de la
marque « visuographique » de base qui isole les mots et permet
de les traiter comme des icônes (Jaffré & Pellat 2008). Sur un
clavier, c’est bien davantage qu’une simple touche : c’est une
barre, la base de tout le système, qui représente 16 % des « carac-
tères » du présent paragraphe. Un texte sans blancs, phonétisé ou
non, est définitivement illisible (au moins dans une écriture
alphabétique) sans une bonne dose d’habitude et d’efforts. Il
s’exclut par nature de toute forme de lecture rapide. On peut
rappeler l’incipit de Zazie dans le métro : Doukipudonktan, qui
fonctionne comme un manifeste littéraire que Queneau s’em-
presse d’abandonner. Au delà de sept mots sans blanc, un texte
devient illisible. En français, où le calembour est roi, du fait de la
surabondance des mots d’une syllabe, un énoncé sans blancs est
en outre terriblement ambigu. Arrivé (1993) cite ainsi les deux
exemples suivants : leur livre était ouvert – leur livre était tout vert
– leurs livres étaient ouverts – leurs livres étaient tout vers, et cet
homme est énorme et m’embête – cet homme est énormément bête –
cet homme est ténor mais m’embête – sept homme ! et tes normes ?
Eh ! mens, bête !. En reconnaissance automatique de la parole, on
applique d’ailleurs une heuristique (règle approximative, issue de
11
http://marcautret.free.fr/sigma/pratik/typo/tiret/index.php

première partie
48
l’expérience) très simple : la meilleure solution est celle qui
comporte le moins grand nombre de blancs, c’est-à-dire de mots,
et l’ingénieur de l’armement sera toujours préférable (ou, si on
préfère, statistiquement plus probable) à l’ingénieur de l’art me
ment, tout comme les énoncés soulignés dans les exemples précé-
dents seront plus probables que les autres.
Dès lors que la distribution des blancs est bonne, un texte
devient accessible à la lecture. À défaut, non. Une « faute de
blanc » est inacceptable (b), alors que des fautes de mots (c), de
grammaire (d), de graphème (e) ou d’accents (f ) peuvent se
confondre (a/à est à la fois une faute d’accent et une faute de
grammaire) en même temps qu’elles sont infiniment moins
préjudiciables à la compréhension :
a) les pièces de théâtre qu’il a vues
b) les pièces d’eux théâtre qui la vue
c) lès pièces deux théâtre qu’il a vues
d) les pièces de théâtre qu’il à vu
e) les pièsses de téâtre qu’il a vues
f ) les piêces de théatre qu’il a vues
Ici, on est dans le niveau A1, dans les fondamentaux, non dans
les niveaux C et leurs éventuelles sophistications. D’une part,
c’est une question qui doit être abordée dès les premiers instants
de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. D’autre part, il
n’est pas question d’aborder les problèmes d’homophonie, d’ac-
cord, de graphèmes ou de signes auxiliaires avec un enfant qui ne
maitriserait pas la répartition d’un énoncé en mots. La distribu-
tion des blancs ne fait pas partie de l’orthographe : elle est pré-
orthographique. Sans elle, pas d’orthographe possible, alors que
les principaux manuels d’orthographe la présupposent acquise et
ne s’en préoccupent pas. Les exercices à trous (voir pp. 190-191)
qui les caractérisent se situent toujours après. Remplacer les trous
en question par a/à/as, et/est/es/ait/aie/aient… n’a de sens que si
l’apprenant doute entre l’écriture de mots, c’est-à-dire qu’il sait
par avance lorsque ces phonèmes vocaliques en sont. La distribu-

première partie
49
tion des blancs est le premier niveau de compétence d’un scrip-
teur, celui d’un lecteur résidant dans l’aptitude à en appréhender
la signification.
La fonction du blanc varie certes selon les langues : ce n’est pas
exactement la même avec les langues casuelles (comme le latin),
les langues positionnelles (comme le français), les langues agglu-
tinantes (comme le turc) ou les langues idéographiques (comme
le chinois). Tous les systèmes graphiques utilisent néanmoins des
outils démarcatifs pour séparer les unités significatives et leur
conférer une image graphique qui participe à leur identification,
et ces outils démarcatifs sont en général un signe vide, un blanc.
Leur utilité est telle qu’on les fait également apparaitre à la suite
des signes de ponctuation. Le français se singularise néanmoins
également de ce point de vue : il en « réclame » deux pour les
signes dits « doubles » : points virgule, deux points, points d’in-
terrogation, points d’exclamation et guillemets « français » (par
opposition aux guillemets “anglais”). D’une part, c’est inutile (sa
suppression ne change rien à l’importance et à la valeur des signes
en question), et de l’autre cela réclame l’insertion d’un blanc si
possible insécable avec les traitements de texte (qui interdit la
séparation avec le mot support lors d’un retour à la ligne).
Un des problèmes des langues, et notamment en français avec les
clitiques ou les liaisons, est d’ailleurs que cette séparation graphique
ne correspond pas toujours à la séparation phonologique et que la
prononciation peut dénoncer les blancs. En effet, nous fonction-
nons parfois à l’oral de façon agglutinante, mais jamais à l’écrit.
L’italien, à l’inverse, écrira par exemple dimmelo pour dis-le moi, ou
parlagliene pour parle + lui + en, qu’une stratégie prudente nous
inciterait le plus souvent à remplacer par il faut que tu lui en parles
ou tu dois lui en parler, afin de ne pas risquer un parles-en lui qui
imposerait un s inhabituel, voire un impossible *parle-lui-z-en. On
pourra remarquer à ce propos qu’une utilisation plus logique du
trait d’union pourrait pallier cette difficulté, en permettant d’ag-
glutiner l’ensemble des morphèmes concernés : *dis-le-moi ou
*parles-en-lui seraient davantage cohérents, tout comme *dis-le-lui

première partie
50
ou *dis-moi-le. Le tiret aurait alors pour fonction de neutraliser le
blanc chaque fois qu’il est impossible d’insérer quoi que ce soit, ce
qui pourrait aller jusqu’à concerner les mots composés comme
*pomme-de-terre aussi bien que les séquences avec clitiques anté-
posés comme *je(-te)(-le)-dis. On imagine sans mal les vertus péda-
gogiques de dispositifs de ce type, qui permettraient d’identifier ces
séquences où l’effacement des schwas provoque des assimilations
(quand on prononce par exemple je te dis soit /chtedi/, soit /jet’i/, et
pour ainsi dire jamais /jetedi/), qui ont du mal à correspondre à
une même représentation « grammaticale » et qui creusent un fossé
entre écrit et oral.
La question des signes auxiliaires ne se limite pas, comme on le
voit, aux problèmes d’accentuation. Elle concerne également les
signes non accentuels, la ponctuation et, surtout, la distribution
des blancs. Première compétence de tout scripteur, cette dernière
pose, en français, des problèmes particuliers, notamment avec les
clitiques et dans son alternance avec le tiret ou avec l’apostrophe,
parfois utilisés en « style SMS » pour séparer les mots.

1.5. La morphologie
« Morphologie » désigne ici ce qu’on appelle parfois l’ortho-
graphe grammaticale, par un glissement de sens qui mérite d’être
souligné. Qu’il s’agisse de la répartition des marques de genre
(masculin/féminin) et de nombre (singulier/pluriel), de l’écriture
des verbes en -er, de l’opposition ce/se, des confusions possibles
de mots ou de séquences (a/à/as, il a/il l’a/il la)…, il est question
de variations de la forme des mots, et non de grammaire, certes
nécessaire pour en parler, mais c’est une tout autre affaire. On
traitera tout d’abord de la distribution des marques de genre et
de nombre, puis de la liaison qui les rend parfois audibles, et
enfin de ce qu’on appelle les « homophones grammaticaux »,
c’est-à-dire des rapports entre homophonie et flexions.

première partie
51
1.5.1. Les marques de genre et de nombre
Ce n’est un secret pour personne que le français écrit a pour
caractéristique de multiplier les marques de genre et de nombre,
alors qu’on n’en entend qu’une petite partie à l’oral. On peut
aller jusqu’à inventer un énoncé comme dans le tableau
ci-dessous, qui comporte neuf marques écrites contre zéro à
l’oral. En italien ou en anglais, d’une part, toutes les marques de
genre et de nombre s’écrivent et s’entendent et, d’autre part, elles
sont moins nombreuses : les neuf marques de genre et de nombre
de l’énoncé écrit en français se réduisent à huit en italien pour se
limiter à deux en anglais. L’explication est simple : en italien, les
mots ont globalement une syllabe prononcée de plus qu’en fran-
çais, avec une voyelle qui, au lieu d’être muette et suivie au pluriel
d’un s également muet, distingue en une fois les quatre cas
possibles (a féminin singulier, e féminin pluriel, o masculin
singulier et i masculin pluriel) ; en anglais, l’invariabilité des
adjectifs, l’existence d’un neutre et la simplicité des conjugaisons
éliminent d’emblée les possibilités de variations. Il est clair qu’il
s’agit là d’une des difficultés majeures de l’écriture du français, ne
serait-ce que parce que c’est une difficulté permanente. Il est
impossible de produire un énoncé sans mettre un féminin ou un
pluriel qui se répercutent en silence.

Français de superbe-s musique-s baroque-s résonnai-ent dans


de magnifique-s chapelle-s gothique-s restauré-e-s
Italien stupend-e musich-e barocch-e suonav-ano in
magnifich-e cappell-e gotich-e ristaurat-e
Anglais magnificent baroque music-s sounded in splendid
gothic restored chapel-s

Le problème ne se limite d’ailleurs pas aux seules marques de


genre et de nombre des noms et des adjectifs et à l’usage des
pronoms. Cela se répercute en effet sur la morphologie verbale.
Si les verbes les plus fréquents (être, avoir, aller, faire, pouvoir,

première partie
52
vouloir, devoir, savoir) distinguent les personnes 3 et 6 au présent,
l’immense majorité des verbes (en -er notamment) ne les discri-
minent pas (toujours pour les verbes, cela s’étend souvent à l’ac-
cord en mode : je vois/voie). Pour les pronoms personnels de base
/l/, si il s’oppose bien à elle, il/ils et elle/elles se confondent, tout
comme le/la dès lors qu’il y a élision, et les véhicule aussi bien le
masculin que le féminin (sans compter certains emplois de lui : je
lui parle à elle). Pour les relatifs de base /k/, il nous a fallu en
inventer une double série pour pouvoir lever ces ambigüités (qui/
lequel). La série la plus usuelle (qui, que, quoi, dont, où) discri-
mine le cas, et non le genre et le nombre qui, comble de diffi-
culté, sont censés transiter par eux (c’est moi qui ai, eux qui
viennent, la robe que j’ai achetée…). La seconde série (lequel,
auquel, duquel), à l’inverse, marque deux fois le genre et le
nombre, de façon à ce que cela soit perceptible non seulement à
l’écrit, mais également à l’oral (sauf au pluriel pour le genre :
dans lesquelles, auxquelles, desquelles, on ne peut percevoir à l’oral
s’il s’agit du masculin ou du féminin).
Alors qu’on peut considérer que l’écriture du français abuse des
signes auxiliaires ou des graphèmes complexes, il n’y a ici aucune
simplification possible, car les marques de genre et de nombre ne
s’entendent certes pas toujours, mais elles s’entendent parfois :
beau/belle, facteur/factrice, travail/travaux (encore que quelqu’un
qui exerce plus d’un métier aura peut-être deux travails, pour
lesquels il exécutera éventuellement divers travaux)… Prudent
devient prudente, conduit devient conduite, et cela se répercute
« naturellement » sur sage ou lu(e), même si alors on ne voit ou
on n’entend pas le féminin. La liaison enfin peut rendre le pluriel
sonore. Si, dans l’exemple ci-dessus, au lieu d’avoir de superbes
musiques baroques résonnaient, on écrit des admirables airs aqua-
tiques étaient interprétés (il suffit d’utiliser des mots qui commen-
cent par des voyelles), les marques de pluriel peuvent s’entendre.
Certes, on n’est pas obligé de faire toutes les liaisons, et on en
fera davantage certaines que d’autres, en fonction de critères
syntaxiques (la liaison déterminant/substantif est plus probable

première partie
53
que la liaison substantif/adjectif ) ou phonologiques (une liaison
qui permet d’éviter un hiatus est plus probable qu’une autre) et
on dira selon toutes probabilités des_admirables et étaient_inter-
prétés (on ferait presque toujours les liaisons entre des et admi-
rables ou étaient et interprétés, et plus rarement les autres).

1.5.2. Les liaisons


Le phénomène oral de la liaison ne fait pas que justifier la
présence de s qui ne s’entendent pas. Il peut aussi avoir un « effet
retour », parfois un peu pervers, sur l’écrit ou sur les représenta-
tions de l’opposition singulier/pluriel :
• Dans un certain nombre de cas, les adjectifs ou les détermi-
nants « normaux » se transforment : un bel arbre, un vieil homme,
mon amie, cet arbre… De petits codicilles dans les grammaires
permettent de se donner l’apparence qu’on a affaire à un système
stable, en ignorant que les prononciations réelles peuvent
diverger (cet arbre par exemple se prononcera plus rarement
comme sept arbres que comme c’t’arbre).
• Dans va-t-il ? ou si l’on, la nécessité de la liaison (ou celle
d’éviter un hiatus si (l’)on préfère) fait émerger à l’écrit des lettres
dites « euphoniques » dont la justification est purement orale
(c’est-à-dire que l’ ou -t- sont des « morphèmes zéro » qui n’ont
aucun statut grammatical possible).
• Quand certains enchainements sont impossibles à dire, ils
sont réputés inexistants (*pars-je ? *à quoi sers-je ?), ou bien se
sont inventées des formes curieuses (dussé-je, qui relève évidem-
ment du niveau C2 et dont le é se prononce théoriquement /è/),
ou bien encore certaines formes ont un statut tellement ambigu
qu’on a besoin du secours d’un manuel spécialisé (*va-z-y, *parle-
z-en…12). La liaison, au lieu de faciliter les choses, peut, en
12
On trouve dans (Grevisse 75 & 639) : « Par survivance d’un ancien usage, ces impé-
ratifs prennent un s final lorsqu’ils sont suivis immédiatement des adverbes pronomi-
naux en ou y, non suivis d’un infinitif : Plantes-en. Vas-y… Mais ces impératifs s’écrivent
sans s ni trait d’union devant en et y suivis d’un infinitif, comme aussi devant la prépo-
sition en ou devant tout autre mot commençant par une voyelle ou un h muet : Ose en

première partie
54
somme, bloquer le stylo, et produire des énoncés qu’on s’effor-
cera d’éviter (il faut que tu lui en parles est plus facile à gérer que
parle-lui en, qui donne envie de se laisser aller à un répréhensible
*parle-lui-z-en…).
Les enfants perçoivent la liaison comme naturelle, et ils disent
tout de suite un_oiseau/des_oiseaux, mais il ne s’agit pas toujours
pour eux d’une « liaison » (phonème consonantique transitoire).
Souvent, le /n/ et le /z/ deviennent tout à fait logiquement des
marques singulier/pluriel gauches (normalement en français
comme en latin les marques de genre, de nombre, de cas… sont
toujours à droite des mots), et ils auront spontanément tendance
à dire *le beau n’oiseau ou *il y a beaucoup de z’oiseaux, tendance
on l’aura compris, qu’il faudra qu’ils désapprennent rapidement
pour pouvoir décliner les singuliers/pluriels des noms, suffisam-
ment compliqués sans cela (des chevaux, des chacals, des ventaux,
des portails, un/des choux, un/des joujou(x)…). Les scripteurs
avertis en usent parfois, dans des SMS par exemple, en produi-
sant des mon n’amour aux vertus affectives (voir p. 74).

1.5.3. Les homophones grammaticaux


Dès le niveau A1, on ne peut pas éviter d’avoir à apprendre les
« homophones grammaticaux » (a/à, et/est/ai, ou/où, peu/peut…).
En termes de CECRL, il y en a d’ailleurs beaucoup dans les
niveaux A (à/a/as, ce/ce/ceux, ces/ses/sais/sait, es/est/et/ai, on/ont, ou/
où, peu/peux/peut, sa/ça, son/sont, tout/tous), beaucoup moins dans
les niveaux B (aie/aies/ait, même/mêmes, çà, toutes) et presque plus
dans les niveaux C (leur/leurs). *J’est mal à la tête au lieu de j’ai
mal à la tête ou *Pierre est Paul à la place de Pierre et Paul ne sont
pas seulement des fautes d’orthographe : ce sont des énoncés
incompréhensibles, laids, « défigurants », et il est parfois difficile

dire du bien. Va y mettre de l’ordre… », tout en précisant en note que pour Littré « cela est
arbitraire ; du moment que vas-y est bon, comme il n’est fait que pour l’oreille, la règle
euphonique s’applique à y même suivie d’un infinitif et à en ». Cela dit, on trouve de
nombreux *va-z-y réputés incorrects, tout comme il existe des magasins va zy ou une
vazy card.

première partie
55
de l’expliquer, notamment en FLM où on ne peut pas recourir à
la traduction (I have/am a headsick, Peter and/is Paul…).
Ainsi, sur le papier, les verbes en -er possèdent dix formes diffé-
rentes qui se prononcent toutes /é/ ou /è/ (aimer, aimez, aimé,
aimés, aimée, aimées, aimais, aimait, aimaient, aimai) et qui se
réduisent vite à une triple opposition fondamentale : infinitif/
imparfait/participe passé. Ainsi, personne ne peut imaginer
maitriser décemment le français écrit, s’il ne comprend pas l’op-
position entre deux énoncés comme : l’enfant aimé sautait dans
l’eau et l’enfant aimait sauter dans l’eau13. Bien évidemment, c’est
d’autant plus fondamental que c’est très fréquent (je viens
d’écrire par exemple personne ne peut imaginer maitriser, c’est-à-
dire deux verbes qui se suivent dont le premier est aussi à l’infi-
nitif…), au point qu’on rencontre tous, apprenants débutants ou
experts confirmés, cette difficulté dans à peu près toutes les
phrases que nous avons à écrire. Mais c’est surtout fondamental
parce qu’ici l’orthographe révèle la compréhension et que
maitrise de l’écriture et maitrise du sens vont de pair, bien davan-
tage en tout cas que les questions d’accord comme celui du parti-
cipe passé : *les enfants aimé sautait dans l’eau, ça n’est pas bien,
mais c’est moins dramatique que *les enfants aimer sauté dans
l’eau. Dans un cas, le problème d’écriture est un simple problème
orthographique, et on comprend sans mal, en dépit des erreurs.
Dans l’autre, il s’agit de l’aptitude à s’exprimer par écrit, et on ne
comprend plus du tout. Pour couronner le tout, si on tente d’ex-
pliquer cela, on va rapidement se trouver confronté (sic) à des
oppositions comme « formes fléchies/non fléchies » ou « sens
actif/passif », c’est-à-dire à des concepts abstraits et épineux.

13
Pour les adeptes des jeux de mots en voici quelques autres exemples : mon chat
préfér-é/ait mang-eait/er sa pâtée, le bébé ador-é/ait jou-ait/er avec du sable, le profes-
seur détest-é/ait tap-ait/er sans arrêt avec ses élèves, le policier souhait-é/ait arrêt-ait/er
le criminel, le directeur estim-é/ait travaill-ait/er dans de bonnes conditions, les solutions
escompt-ées/aient régl-aient/er le problème… Il faut simplement que la séquence ver-
bale respecte les mêmes contraintes sémantiques : verbe de jugement (dont le parti-
cipe passé peut fonctionner comme un adjectif appréciatif), suivi d’un verbe d’action
transitif.

première partie
56
Avec l’opposition ce/se (sans parler de ceux), l’homophonie
entre les bases s et c peut avoir des effets redoutables, notamment
devant le verbe être : ce/se sont et c’/s’est (sans parler de sais/t) diver-
gent terriblement. Pierre s’est ou Pierre c’est appellent des suites
radicalement différentes. À la lecture, on connait la nature de ce
qui suit par l’opposition c’/s’. Ainsi, dans les enfants /se/ sont,
pendant les vacances à la montagne, bien amusés/de vrais petits
diables, ce n’est qu’après une longue incise que l’interprétation
du se ou du ce nous est livrée. Et là encore, pour l’expliquer, il
faudrait pouvoir utiliser le concept de « voix » (actif/pronominal
en l’occurrence) ou même de « marqueur » ou de « clivage » (c’est,
« c’est » quoi au juste ?).
Avec la et l’a, les et l’est, si et s’y…, les morphèmes grammati-
caux s’étendent à la morphologie liée, en ce sens qu’ils concer-
nent plusieurs morphèmes à la fois, parce qu’ils sont liés dans la
prononciation. En termes de CECRL, la problématique est la
même : il y en a beaucoup dans les niveaux A (c’est/cet/cette, c’est/
s’est/sais/sait, c’était/s’était, d’en/dans, l’a/la/là, l’ai/les, mes/m’est/
mais/met/mets, m’a/m’as/ma, m’ont/mon, qu’elle/quelle, qu’en/
quand, s’en/sans, si/s’y, t’en/tant, t’a/t’as/ta, t’es/t’est/tes, t’on/ton),
moins dans les niveaux B (ces/ses, l’as, l’est/l’es, m’es, plutôt/plus tôt,
pourquoi/pour quoi, quel, quant, c’en, -ci, sitôt/si tôt), et il n’y en a
plus dans les niveaux C (sinon peut-être quelque(s)/quel(le)(s)
que). Ici encore, toute explication ne peut passer que par des
concepts grammaticaux longs et difficiles à maitriser (« détermi-
nant », « pronom », « complément d’objet »…). Avant même,
c’est le concept de « mot » qui est en cause, avec la distribution
des blancs qu’il présuppose. On considère d’habitude que dans
l’a, l’est ou s’y on a deux mots, alors qu’avec les mots composés,
on n’hésite pas à jouer avec les frontières : pomme de terre, ne se
présente pas comme c’est-à-dire, portefeuille, pithécanthrope,
prendre la poudre d’escampette ou beaucoup de. À partir du
moment où c’est, il y a ou il faut ne constituent plus de toute
évidence qu’un seul morphème, on peut comprendre que les

première partie
57
enfants aient du mal à intégrer que quatre phonèmes comme
/kila/ puissent s’écrire en quatre mots : qu’il l’a.
Venons-en maintenant à ce genre de séquences de mots gram-
maticaux, particulièrement complexes. Ainsi, /kila/ peut se trans-
crire de cinq manières, que l’on retrouvera rarement dans un
même énoncé, mais qui relèvent toutes des niveaux A (« Qu’il a
l’air bête cet animal » se dit-elle du poisson qui la regarde. Après
qu’il l’a bien regardée, il faut qu’il la regarde à nouveau. Comprend-il
que c’est elle qui l’a mis dans ce bocal ?). C’est d’ailleurs le cas de ce
type de séquences : les occurrences sont fréquentes en A (il a/il
l’a/il la, elle a/elle l’a/elle la, je l’ai/je les, qu’il/qui l’), ou B (qu’il a/
qu’il la/qu’il l’a/qui la/qui la, quelque/quelques/quel que, quoique/
quoi que, parce que/par ce que), il n’y en a pas en C. Pour se
débrouiller dans ce genre de « maquis », il faut, d’une manière ou
d’une autre, avoir conscience de la syntaxe, et pour tenter d’ex-
pliquer, on ne peut éviter les « complétifs », les « conjonctifs », les
« relatifs », les « interrogatifs »…
Il n’y a rien à faire pour ces difficultés morphologiques. Qui veut
savoir écrire en français doit les maitriser s’il veut être compris. Et
cette maitrise commence dès A1 et coute cher, ou en tout cas plus
cher que dans la majorité des langues. Ainsi en situation de FLE,
apprendre un nom suppose toujours l’apprentissage du genre, en
général arbitraire : en dehors de tout ce qui relève des animés
humains (la fille, le garçon…), rien ne justifie que lune soit féminin
ou soleil masculin, et d’ailleurs c’est le contraire en allemand. En
FLM, une gymnastique intellectuelle qui consiste à faire des subs-
titutions est en permanence nécessaire : dans elle est venue, il y a un
-e parce qu’on dirait elle est comprise ; dans les enfants voient, il y a
-ent parce qu’on dirait les enfants ont vu ; qu’il a l’air bête peut se
substituer par comme elle avait l’air bête, ce qui justifie tout à la fois
le qu’, le il et le a sans accent… Et dans tous les cas, descriptions et
explications passent par la grammaire, c’est-à-dire par un métalan-
gage qui permet d’attribuer des étiquettes syntaxiques aux mots,
indispensable pour pouvoir généraliser ce que l’on observe et
tenter de pratiquer un enseignement « raisonné ».

première partie
58
Certaines de ces difficultés morphologiques relèvent des
niveaux C (toutes celles qui font appel au passé simple et au
subjonctif imparfait notamment). Il y en a qui relèvent des
niveaux B (les subjonctifs présents). Mais surtout, il y en a suffi-
samment dans les niveaux A pour faire tourner la tête à tous les
petits Français, de l’école primaire au lycée, voire bien au delà.
En FLE en revanche, le remède parfois pédagogiquement
contesté de la traduction résout d’emblée le problème : je sais qui
l’a vu(e)/je sais qu’il a vu/je sais qu’il l’a vu(e) donnent so chi l’ha
visto(a)/so che ha visto/so che l’ha visto(a) en italien, et I know who
saw him(her)/I know he saw/I know he saw him (her) en anglais.
Peut-être serait-il concevable de procéder de la même manière
avec les enfants francophones, en donnant aux langues vivantes
étrangères une des fonctions qu’avait autrefois le latin. Une
séquence comme je sais qu’il l’a vu(e) suppose en effet pour être
maitrisée soit une décomposition grammaticale, soit une traduc-
tion. C’est une condition nécessaire pour traiter aussi bien des
marques de genre et de nombre que la question particulièrement
délicate en français des homophones grammaticaux. Pour y
parvenir, il faudrait non seulement modifier la perception des
langues étrangères, mais également lutter vigoureusement contre
le doublage et modifier le fonctionnement de leur enseignement,
en imposant des certifications exigeantes pour autoriser par
exemple l’accès en seconde ou bien la délivrance du baccalauréat.

1.6. L’écrit et l’oral


On pourrait s’interroger longuement sur l’existence d’un seul
ou de deux systèmes et sur la nécessité ou la non nécessité que
l’écriture corresponde parfaitement à la prononciation, mais tel
n’est pas le propos. Ce qui importe, c’est le fossé qui se creuse
entre l’écrit et l’oral, et les conséquences qui en découlent pour
l’apprentissage et la maitrise de l’écriture du français. On utili-
sera ici les concepts de « grammaire α » (grammaire inductive du
français oral spontané) et de « grammaire β » (grammaire scolaire

première partie
59
prescriptive, construite pour rendre compte de l’orthographe),
pour insister sur l’accroissement d’un fossé entre la langue prati-
quée à l’oral par la quasi totalité de la population, du moins en
situation spontanée, et celle qui est décrite dans les manuels et
dont l’orthographe est le reflet. Après avoir envisagé la question
d’un point de vue morphologique, puis syntaxique, on s’interro-
gera sur l’incidence des pratiques grammaticales sur les représen-
tations orthographiques.

1.6.1. Grammaire α et grammaire β


Un enfant de six ans qui habite un quartier difficile se construit,
dès lors qu’il parle, une représentation de la « grammaire » qui
correspond à sa pratique du français, avec les schwas qui dispa-
raissent, une morphologie liée qui diverge de celle de l’écriture,
en suivant la diversité des « accents ». Il utilise néanmoins le
singulier et le pluriel, le masculin et le féminin, le passé, le futur
et le présent. Il a besoin d’exprimer la cause, le but, la concession,
la conséquence… Pour cette dernière par exemple, il fera comme
ceux qu’il entend, chez lui, à l’école ou à la télévision : il utilisera
ben (j’ai faim, ben je mange), et délaissera les donc (*j’ai faim, je
mange donc) ou de sorte que (*j’ai faim, de sorte que je mange).
Supposons que son français ne va pas être tout à fait le même que
celui d’un enfant du même âge du 6e ou du 16e arrondissement
de Paris. Mais pas tant que cela, si on se limite aux pratiques des
cours d’école. Certes, ce dernier dispose, à côté d’une « langue de
tous les jours », d’une « langue du dimanche » (Blanche-
Benveniste & Jeanjean 1987), celle que maitrisent ses parents, et
qui contribue à lui promettre un avenir plus rarement accessible
aux enfants des quartiers difficiles.
Cette grammaire, qu’on appellera la grammaire α, n’existe pas
réellement en tant que description constituée. Les derniers
ouvrages qui abordent réellement la question sont en général
assez anciens Blanche-Benveniste (1990 et 1997) ou Gadet
(1989 et 2007) qui commence d’ailleurs par une question

première partie
60
directe : « Pourquoi le français parlé est-il si peu étudié ? » Leur
propos est simple : ils s’efforcent d’intégrer dans la description de
la langue des tournures comme tu viens quand (dans l’interroga-
tion), faut pas (dans la négation), c’est qu’est-ce que je dis (dans
l’assertion), quelqu’un que je connais ses parents (dans les relatifs),
après que je sois venu (dans l’expression du temps)… Il s’agit de
tournures amplement attestées, parfois même largement majori-
taires, éventuellement perçues comme sociologiquement
marquées. On les rencontre dans l’oral spontané, c’est-à-dire
dans les énoncés conçus et perçus dans le fil de leur énonciation,
où les schwas disparaissent, dans une bonne part de la franco-
phonie tout du moins. Il s’agit en somme de la langue utilisée
aussi bien à la maison que dans bon nombre de médias, par les
maitres comme par les élèves. Il s’agit de la langue que connais-
sent les enfants, celle qui constitue le socle de leur conscience
linguistique. Comme pour l’orthographe, rien ne sert de la stig-
matiser, dans la mesure où cela reviendrait à condamner la façon
dont s’exprime couramment la majorité des francophones. Elle
existe, et c’est un fait qui devrait suffire à légitimer son étude et
son intégration dans les grammaires.
Diverses tentatives pour la construire ou l’intégrer ont été
largement méprisées au nom d’un présumé amateurisme de leurs
auteurs (Damourette & Pichon 1911-1934), ou bien elles ont
donné lieu à un torrent d’invectives (Sauvageot 1962), et cette
grammaire a fini par demeurer circonscrite à une petite commu-
nauté de linguistes, proches du « français fondamental » et
spécialistes du « français parlé ». Pour l’essentiel, elle est par
nature considérée comme un sous-produit et ceux qui s’y intéres-
sent comme des traitres14. Certes, les linguistes peuvent s’en
saisir, les traitements automatiques de la parole y sont confrontés,

14
D. Coste raconte, dans sa thèse (Coste 1987), l’aventure dite du « Français fonda-
mental » qui a vu un groupe de linguistes se lancer dans une aventure a priori simple :
enregistrer et transcrire du français oral, de façon à produire la description d’un « basic
french », indispensable à la diffusion du français hors de nos frontières. Il y raconte les
réactions à cette entreprise consacrée pour certains à la promotion d’un sous français,
d’une langue bâtarde, d’un avilissement national, la façon dont les responsables ont pu
être brocardés et en sont restés marqués.

première partie
61
mais cela demeure du jargon de spécialistes, gratuit et sans effets.
La grammaire α est une grammaire refoulée, une grammaire du
non dit, et même une non grammaire. On l’habille inconsciem-
ment des mêmes vêtements d’infamie qu’une éventuelle ortho-
graphe simplifiée.
L’orthographe à l’inverse repose sur une grammaire β. Celle-ci
est parfaitement constituée, ancrée dans des manuels anciens,
qui véhiculent des représentations et un vocabulaire tradition-
nels. On les trouve d’ailleurs à portée de main dans tous les
hypermarchés. Comme l’explique A. Chervel, il s’agit là d’un
héritage du XIXe siècle, époque où la maitrise de l’orthographe
était le sésame pour pénétrer dans l’espace républicain (il y avait
une dictée éliminatoire à tout concours d’entrée dans la fonction
publique). On peut même aller plus loin et avancer que cette
grammaire β est construite pour expliquer et justifier l’ortho-
graphe, ses charmes, ses difficultés, ses délicieuses chausse(s)-
trap(p)e(s) (sic).

1.6.2. Morphologie α
Il n’est pas possible de construire une grammaire α dans l’es-
pace d’un chapitre d’ouvrage consacré à l’orthographe. Nous
allons simplement donner quelques exemples de distorsions
entre grammaire α et grammaire β, en commençant par la
morphologie verbale, avec le présent de être et de avoir, repré-
sentés dans le tableau ci-dessous. Dans un cas, c’est de l’oral, et
cela ne peut pas être de l’écrit. Dans l’autre, c’est l’inverse. Dans
un cas, toute écriture apparaitrait comme barbare (écrire *ison ou
*izon pour ils sont et ils ont par exemple) ; dans l’autre, toute
prononciation serait irréaliste (prononcer systématiquement
/ilson/ ou /ilzon/ par exemple). Écrire *chuis à la place de je suis
dénoncerait le concept même de conjugaison (en faisant dispa-
raitre les « pronoms ») qui relève en l’état de l’écrit, et de l’écrit
seulement. Afficher une prononciation /jesµi/ ne correspondrait
pas à la pratique majoritaire. Le problème est simple : la réduc-

première partie
62
tion syllabique ne s’arrête pas, elle continue. En français parlé, les
schwas tombent, provoquant des voisinages consonantiques
imprononçables qui évoluent à leur tour15 ; si il a reste /ila/, ils
ont devient /izon/, elles sont devient /Eson/… ; bien souvent on
trouve même /zèt/ à la place de vous êtes et /na/ à la place de on a.

Grammaire α Grammaire β Grammaire α Grammaire β


du présent du présent du présent du présent
de être de être de avoir de avoir
Personne 1 /chµi/ je suis /jE/ j’ai
Personne 2 /tE/ tu es /ta/ tu as
Personne 3 /ilE-ElE/ il-elle est /ila-Ela/ il-elle a
Personne 4 /(on)nE/ nous sommes /(on)na/ nous avons
Personne 5 /(vou)zèt/ vous êtes /(vou)zavé/ vous avez
Personne 6 /ison-Eson/ ils-elles sont /izon-Ezon/ ils-elles ont

Ces dernières réductions peuvent paraitre excessives à certains,


et nombre de lecteurs jureraient, peut-être à tort, qu’ils ne sont
jamais concernés. Prenons la particule « ben » : il y a trente ans,
universitaires comme étudiants, tous auraient juré qu’ils ne l’em-
ployaient jamais. T’es sûr ? leur demandait-on. Ben oui ! répon-
daient-ils, avant de rougir d’une honte qu’ils n’avaient aucune
raison d’éprouver. Maintenant, c’est vous qui se réduit à /z/
devant les mots à initiale vocalique, tout comme nous s’estompe
devant un on dont il ne reste bien souvent que le /n/.
Quelles représentations un enfant a-t-il d’un paradigme
comme celui-là ? Pour les personnes 1, 2, 4 et 5, le « pronom » a
disparu (ce n’est d’ailleurs pas un « pronom » puisqu’on ne peut
pas le remplacer par un nom). C’est une marque, certes néces-
saire, mais qui s’amalgame avec le verbe, au point de devenir une
15
Pour passer de /jesμi/ à /chμi/, cela suppose en termes techniques une double assi-
milation (par deux fois les consonnes se mangent entre elles) : d’une part le /j/ devient
/ch/ (c’est une assimilation régressive par assourdissement, car c’est la deuxième
consonne qui influence la première en la faisant passer de sonore à sourde) ; d’autre
part le /ch/ « mange » le /s/ avec un renforcement de l’articulation, un peu comme avec
la palatalisation en ancien français (c’est une assimilation progressive par point d’arti-
culation, car c’est la consonne 1 qui influence la consonne 2 du fait qu’elles ont des
points d’articulation connexes).

première partie
63
marque verbale gauche, d’autant plus que la marque droite ne
s’entend presque jamais (sauf à la personne 5, finalement assez
rare) : dans je peux, tu peux, on peut, la personne est entièrement
portée à l’oral par je/tu/on, et il n’est pas question de genre ou de
nombre. On se retrouve presque comme en latin, où il n’y avait
pas de pronom sujet et où la personne était indiquée par une
désinence. Celle-ci est simplement passée de la droite à la gauche
du verbe. Seuls des pronoms peuvent s’intercaler, mais ils se
réduisent à vue d’œil (je le lui dis se dit maintenant /jµidi/, voire
/jidi/). Pour les personnes 3 et 6 en revanche, il y a un masculin
/i/, un féminin /E/ (le /l/ est quant à lui d’une part commun, et
d’autre part facultatif ), et le verbe peut marquer le nombre par
une désinence droite parfaitement audible : il peut / ils peuvent
(Dubois 1967). Et il s’agit là de vrais pronoms, puisqu’un nom
peut parfaitement les remplacer.
En grammaire α, on peut utiliser certains concepts de la gram-
maire β, mais en les fondant sur la morphologie pratiquée à
l’oral. Pour le « sujet », il n’y a pas de problème : il conditionne
l’accord du verbe, que ce soit sous forme de nom ou de pronom,
et on marque systématiquement la liaison (un enfant a - il a ; les
enfants ont - ils ont), tout comme un « sujet » peut toujours
permuter avec il(s)/elle(s)/on.
Pour les pronoms « compléments », c’est une autre affaire :
• Il y a ceux qui sont substituables par le-la-les clitiques16, qui
se réduisent certes, mais qui se maintiennent : je le vois (/jlevwa/),
je les vois (/jlEvwa/). Ils incluent toutefois les « compléments
d’objet directs » avec les « attributs », même si ces derniers
renvoient à un le neutre : idiot je le suis et idiots ils le sont. Les
« attributs » s’accordent certes avec le « sujet » (cette voiture est
belle) ou avec le « complément d’objet » (je la trouve belle) mais il
s’agit plus d’accord de l’adjectif que d’autre chose, car avec les
16
« Clitique » est un terme qui sert à désigner les pronoms à la fois atones, antéposés
et conjoints au verbe. Dans je le lui dis, le et lui sont des clitiques. Dans je lui dis cela ou
je le dis à lui (elle), ils deviennent toniques en se postposant. Lui est en outre détaché du
verbe, en même temps qu’il devient masculin, alors qu’il était épicène (indifféremment
masculin ou féminin) dans son emploi clitique.

première partie
64
noms, cela diverge : cette voiture est un bolide, je la considère
comme tel(le) – c’est-à-dire comme un danger public….
• Il y a ceux qui renvoient à des lui-leur clitiques, qui se rédui-
sent parfois encore davantage, mais qui ne se maintiennent pas
moins : je lui parle (/j(lµ)iparl/). Ils regroupent certains « complé-
ments d’objet indirects » classiques (je lui donne), mais pas seule-
ment (il lui est difficile, je lui pense des exercices à faire…).
• Il y a ceux qui renvoient à des en-y clitiques, ces derniers se
confondant en général avec lui, mais pas avec leur : /jiparl/,
/jipans/ /jloerparl/. Ils peuvent être locatifs ou non locatifs, animés
ou non animés : j’y pense (à quelqu’un, à quelque chose), j’y vais
(chez lui, à Paris), j’y passe (chez lui, par Paris), j’en parle (de
quelqu’un, de quelque chose), j’en viens (de chez lui, de Paris), j’en
passe (des amis, des kilomètres)…
• Il y a ceux qui sont réellement « indirects », à la fois préposi-
tionnels, postposés et toniques, qu’ils soient « circonstanciels »
ou pas : je me bagarre avec lui/elle(s)/eux, je vais de lui à elle…
• L’amuïssement des formes en /m/ (me, mes…), en /t/ (te,
tes…) en /s/ (se, ses, ce, ces…) est souvent pallié par le détache-
ment d’une forme tonique : /mwaimaprimEtruk/ (moi il m’a pris
mes trucs), /twaitapritEmachin/, (toi il t’a pris tes machins),
/lµiisfourledwadanlœj/ (lui il se fourre le doigt dans l’œil), le /i/ de il
ne se transformant pas nécessairement en /y/, alors même qu’il
provoque des hiatus, soulignés dans les exemples ci-dessus…
• Une des grandes difficultés avec ces « pronoms » réside dans
la réduction à /i/ à la fois de il, de lui et de y : /izivoniparlé/ peut
correspondre à ils y vont lui parler (avec liaison impossible entre
vont et lui prononcé /i/). Qu’il soit dénué d’ambigüité dès lors
qu’il est contextualisé ne change pas à la difficulté de faire saisir à
des enfants qu’il permute avec /Ezivonlœrparlé/.

1.6.3. Syntaxe α
Autre exemple de divergence entre grammaire α et grammaire
β : la construction des verbes à la personne 3, précisément

première partie
65
lorsqu’on a remplacé un pronom par un nom, par exemple
lorsque i viennent est remplacé par les garçons viennent. C’est
finalement plus rare qu’il n’y parait, car les garçons viennent
devient souvent dans l’oral spontané les garçons, ils viennent, ou
c’est les garçons qui viennent. Les enfants (mais aussi les ensei-
gnants dans la « salle des profs », les parents au petit-déjeuner…)
diront rarement ce sont, et pour eux le qui est souvent un /k/ +
/i/, l’un fonctionnant comme un relatif générique, et l’autre
comme un indicateur du masculin, par opposition avec un /E/
féminin, parfois même prononcé /a/17. La preuve : c’est les femmes
qui viennent se dira très souvent c’est les femmes qu’/E/ viennent.
Nous avons d’ailleurs commencé à le faire avant que nos enfants
ne naissent : dans c’est le plombier qui répare le robinet, le qui n’est
plus relatif. Sinon, comment expliquer le que dans c’est avec une
clé à molette que le plombier répare le robinet ? En tout cas, raris-
simes sont ceux qui, à l’oral notamment, diraient quelque chose
comme *c’est une clé à molette avec laquelle ledit plombier répare
ledit robinet. En FLE, on ne se pose d’ailleurs pas ce type de
problème, et un des premiers « mots » qu’on apprend c’est préci-
sément « c’est ». Les premières structures ne sont pas les phrases
simples et théoriques de type « sujet+verbe+complément », mais
des structures davantage réalisées du type le chat/il…, c’est le chat
qui…, celui qui… c’est le chat.
Un enfant qui ne connait rien à la grammaire la pratique néan-
moins inconsciemment, mais ainsi, c’est-à-dire sous une forme
casuelle, et c’est sous cette forme qu’il pourrait en prendre
conscience : dans il le lui prend, en dépit des différentes pronon-
ciations possibles, il reste sujet, permutable seulement avec elle,
au singulier dès lors que le verbe ne se prononce pas /prEn/ ; le
reste objet, substituable par la ou les ; lui correspond exclusive-
ment à un leur et ils peuvent renvoyer aussi bien à un masculin
qu’à un féminin. Les morphèmes casuels du français sont d’une
17
Jean Tardieu le fait (et le dit : http://www.koikadit.net/Accueil/mmntacc.html) dans
La môme néant : « Quoi qu’a dit ? - A dit rin. Quoi qu’a fait ? - A fait rin. A quoi qu’a
pense ? - A pense a rin. Pourquoi qu’a dit rin ? Pourquoi qu’a fait rin ? Pourquoi qu’a
pense à rin ? - A’xiste pas ».

première partie
66
part les « pronoms » de base /l/ et, dans une moindre mesure, les
« pronoms » de base /k/. Si on voulait être cohérent, il faudrait
aller des formes aux concepts et, lorsqu’il n’existe pas de forme
spécifique, renoncer aux concepts, car avec des enfants ils ne
servent à peu près à rien, sinon à leur brouiller l’esprit (il en va
différemment avec des apprenants adultes, en FLE par exemple).
En matière de pronoms, on distinguerait ainsi les pronoms en
/l/, les seuls qui soient « personnels », ou plutôt « anaphoriques »,
des pronoms en /k/, qui regroupent à la fois les relatifs et les
interrogatifs/exclamatifs, qui indiquent qu’il n’y a pas reprise
anaphorique (dans qui vient ?, le qui indique précisément qu’on
ne sait pas de qui il s’agit, tout comme dans l’enfant qui parle, le
qui n’a pas besoin de « représenter » enfant, puisqu’il le suit
immédiatement). On aurait ensuite les formes en /m/, en /t/, en
/n/ et en /v/, qui ne sont précisément pas des pronoms puisqu’ils
renvoient, aussi bien à travers des formes dites « possessives » que
« personnelles », aux interlocuteurs en présence. Restent enfin les
formes en /s/, qui peuvent s’écrire avec des « s » (se, son, soi…)
comme avec des « c » (ce, celle, celui-ci…), et qui sont les plus
difficiles à la fois à comprendre et à écrire (Gombert 1990).
Chemin faisant, et pour en terminer ici avec la grammaire α,
on a constaté que la structure de base du français parlé n’était pas
Pierre mange une pomme (le traditionnel « sujet+verbe+complé-
ment »), mais un énoncé avec clivage et reprise pronominale (c’est
Pierre qui mange une pomme – c’est une pomme que mange Pierre
– Pierre, il mange une pomme – la pomme, Pierre, il (se) la
mange…). Il s’agit donc de structures avec déclinaison des
morphèmes de base /l/ et de base /k/ qui, au lieu d’être un déni
de grammaire, sont à l’inverse fortement grammaticalisés, même
s’il est difficile d’en rendre compte à l’aide de la seule grammaire
β. Autrement dit, les enfants francophones connaissent de fait la
grammaire, puisqu’ils la pratiquent, inscrite qu’elle est dans la
forme de certains mots comme dans leur place. Encore faudrait-
il disposer en l’occurrence d’une description de la langue qui
intègre la grammaire α, qui puisse s’appuyer sur leur parole

première partie
67
spontanée, plutôt que de se limiter à représenter un écrit qu’ils
ignorent et qui, présenté comme un déni de leurs pratiques
quotidiennes, ne peut que les rebuter, à commencer par ceux
dont les familles ont un « français du dimanche » qui se rapproche
de leur « français de tous les jours ».

1.6.4. Grammaire α et orthographe


Une langue crée un espace de cohésion qui donne à ses usagers,
locuteurs comme auditeurs, scripteurs comme lecteurs, le senti-
ment qu’ils appartiennent à une même communauté, vivant
dans un même territoire, tant symbolique que géographique. Les
pratiques langagières sont diverses, mais elles se développent
dans un triangle dont les trois « côtés » sont la langue parlée, la
langue écrite et la description de la langue. Chacun s’en construit
ses représentations, mais celles-ci ne peuvent pas diverger à
l’excès, sauf à donner dangereusement le sentiment que la langue
n’est plus commune.
Excepté pour les langues mortes, par nature figées, la langue
parlée est la base en mouvement de ce triangle. Elle se régule
peut-être, mais elle ne se régente pas. Elle est diverse (lexique,
accents, usages…) et surtout elle évolue constamment. Telle ou
telle évolution, qu’il s’agisse d’un nouveau mot (vénère, meuf…),
d’une tournure « déviante » (ça le fait, ça va-ti…) ou d’une
pratique phonologique (effacement des schwas, assimilations…),
peut faire l’objet d’un jugement moral daté (c’est « bien » ou
« mal » de parler ainsi). L’émergence de ces pratiques, leur péren-
nisation progressive, voire parfois, à terme, leur quasi généralisa-
tion (en réception, sinon en production), sont néanmoins des
faits qui sont vrais parce que constatables, et qui ne peuvent
devenir faux parce qu’on les réprouve à un moment donné. C’est
d’ailleurs ainsi que le latin est devenu l’ancien français, que le
français moderne n’était plus exactement le français classique, et
que le français contemporain poursuit son chemin.

première partie
68
De la même manière, nul ne songe à contester que la langue
écrite ne peut évoluer au même rythme que la langue parlée, et
que des « rattrapages » sont régulièrement nécessaires, pour
maintenir la cohérence du système en même temps qu’une
cohésion entre les locuteurs. Mais en français, le figement
graphique, que l’on appelle communément « orthographe »,
l’emporte depuis près de 200 ans, accentuant l’écart avec la
langue parlée. À cela s’ajoute que la description de la langue,
que l’on appelle communément « grammaire », principale-
ment dévolue à l’enseignement de l’orthographe, accentue cet
écart au lieu de le contenir. Sous sa forme scolaire notamment,
elle ne tient à peu près aucun compte de la langue parlée.
Ignorant les pratiques orales usuelles, elle les condamne impli-
citement. Dans sa pratique, elle en devient incapable de s’ap-
puyer sur les compétences des locuteurs pour les amener à
développer des compétences de scripteur et de lecteur.
Orthographe et grammaire, ainsi enfermées dans un même
fixisme, loin de servir un idéalisme républicain, fabriquent
surtout de l’exclusion.
Alors que l’on peut tout au plus simplifier partiellement l’or-
thographe (et non la transformer), on pourrait néanmoins
adapter la grammaire, de façon à établir tous les liens possibles
entre l’écriture et la langue parlée. Le fixisme orthographique
ne va pas nécessairement de pair avec un fixisme grammatical,
dans un figement scolaire où la langue étudiée ignore presque
totalement l’oral comme bien des pratiques littéraires, de
Céline à Cavanna, en passant par la littérature de la jeunesse. Il
serait hors de propos de condamner l’usage du « bon français »,
dans lequel le présent livre est écrit, et sans lequel il serait diffi-
cilement concevable. Grammaire α et grammaire β ne sont
d’ailleurs nullement incompatibles. Il s’agit d’une seule et
même langue, dont les usages divergent, et dont la grammaire,
au sens de discours moyen dominant sur la langue, tourne le
dos aux usages courants qui émergent, des SMS à l’oral spon-

première partie
69
tané, en passant par les différentes formes de styles oralisés
(Luzzati 1991).
Quand on ne peut pas aisément modifier l’écriture, on pour-
rait en somme adapter le langage qui sert à en parler, de façon à
construire une représentation de la langue qui ne relève pas d’une
forme de schizophrénie. L’enjeu n’est pas d’abaisser la langue,
mais de faire en sorte que le français écrit n’apparaisse pas à une
partie de la population comme une langue presque étrangère,
voire comme une langue morte. En FLE, on ne s’y trompe pas, et
les approches récentes sont fondées sur un référentiel de compé-
tences qui dissocient soigneusement les objectifs des apprenants
(les pratiques, quant à elles, sont diverses, et restent bien souvent
normatives). Quand le but est de maitriser un oral minimal et
utilitaire, on ne s’embarrasse pas de grammaire, ou plutôt on se
réfère implicitement à une grammaire α, où le ne de la négation
n’est pas toujours exigé, ou même attendu. Quand l’objectif est
de maitriser la lecture et surtout l’écriture, le ne grammatical
réapparait avec l’ensemble des occurrences, parfois subtiles,
même pour les scripteurs les plus avertis18.
Du point de vue linguistique, il s’agit simplement de consi-
dérer que le français continue d’avoir une histoire, dont tous ses
locuteurs sont partie prenante. La grammaire α est finalement
une forme de dérivation d’une grammaire β, qui se préoccupe-
rait de ce qui est observable dans le français parlé. Pour la
morphologie, on y tire toutes les conséquences de la disparition
des /e/, qui poursuit la réduction syllabique initiée avant le
serment de Strasbourg. Pour la syntaxe, on constate que la struc-
ture des énoncés utilise le clivage bien plus couramment que les
énoncés linéaires, ce que faisaient déjà largement Marie de France
ou La Fontaine. De façon pratique, l’objectif est de pouvoir
rendre compte de l’écriture du français, aussi bien lorsqu’il s’agit

18
Qu’on songe par exemple à des énoncés comme je doute qu’il ne vienne, où le ne est
« explétif » (concept qu’Aragon raille à loisir dans Blanche ou l’oubli), et où une nuance
de sens le différencie d’une formulation sans ne : je doute qu’il vienne. Dans l’une, le
locuteur envisage davantage une venue que dans l’autre, et l’allocutaire est ainsi éven-
tuellement prédisposé à se comporter différemment à l’égard de celui dont on parle.

première partie
70
d’orthographe que lorsqu’il s’agit de SMS. D’un point de vue
pédagogique, il s’agit de permettre aux enseignants francophones
de gérer un grand écart qui tend à les décrédibiliser, et qui
consiste à enseigner une langue abstraite, qu’ils ne peuvent pas
respecter dès lors qu’ils se mettent à parler. On est difficilement
crédible lorsqu’on est susceptible de dire à tout moment et en
toute inconscience : /fopaoubliyélénedanlanégasyon/ !

1.7. Le mythe des écritures phonétiques


On s’intéressera, dans l’ordre, à trois types d’écritures phoné-
tiques : l’« écriture SMS », quelques exemples d’écritures phoné-
tisées et différentes créations d’écritures simplifiées, qu’elles
soient produites pour des raisons fantaisistes, construites par des
linguistes comme A. Martinet, ou employées par des institutions
comme la mairie de Montréal. Notre but est de montrer que,
hormis quelques applications spécifiques, toute mise en œuvre
d’une écriture phonétique du français relève d’une illusion,
exploitée par les adversaires de toute évolution de l’orthographe.

1.7.1. L’écriture SMS


Les SMS sont souvent considérés comme une forme d’expres-
sion déviante et phonétisée, voire oralisée. Ils font partie des
« néographies » (Anis 1999), des « communications médiées par
ordinateur » (ou CMO ; Gerbaut 2007). Il existe un « Comité de
lutte contre le langage SMS et les fautes volontaires sur Internet »
(http://sms.informatiquefrance.com/) dont les membres consi-
dèrent ces pratiques comme répréhensibles. Peut-être sommes-
nous moins concernés que nos enfants ou nos petits-enfants,
mais eux le sont certainement, qui participent activement aux
quelque 34,8 milliards de SMS/MMS19 envoyés en France en
19
SMS (pour Short Message Service, francisé en « service de messages succincts »),
souvent remplacé en France métropolitaine par « texto » (marque déposée par l’un des
opérateurs français), renvoie à la transmission sur téléphone portable de messages
inférieurs à 160 caractères. MMS (pour Multimedia Message Service) renvoie à la possi-

première partie
71
2008 (sur les 2 300 milliards échangés dans le monde, en
augmentation de 56 % par rapport aux 19,5 milliards de l’année
précédente20). Quoi qu’on en pense, c’est un lieu de vitalité
langagière, passant par une pratique a priori singulière de l’écri-
ture. Les quatre principales caractéristiques de cette forme d’écri-
ture émergente sont :
• qu’elle abonde d’effets iconiques divers, qui vont de smileys
(ou souriards, ou émoticon…), qui remplacent bien souvent la
ponctuation, à l’utilisation de lettres ou de chiffres pour leur
sonorité, éventuellement anglaise (2bib pour toubib, je t’m
pour je t’aime, a 2m1 pour à demain) en passant par l’emploi de
symboles (// pour parallèle, ou * pour étoile)… ;
• que c’est une écriture simplifiante où eau se remplacera par
o, tt par t, ph par f…, où on séparera les mots (g pa accès au
phone, pti prob d ordi), où on se passera des voyelles
muettes et parfois d’apostrophes (J l ai pa vu), où les abré-
viations se multiplieront (Tu px rep stp) et où le style se fera
volontiers télégraphique, avec disparition des mots outils non
indispensables (Jsui histoir jme fé chié, jariv pa
étudié bio), aphérèses (phone pour téléphone) ou apocopes
(prob pour problème) ;
• que cette écriture exploite les ressources de l’oralisation,
que ce soit en supprimant les particules ne dans la négation, en
exploitant la grammaire α (chui, Ztèm, bzw1, Jswi,
Evien), ou la liaison (Je t’aime petit namour, les
zamour ca va), pas nécessairement par souci d’économie ; il
s’agit toutefois d’une proximité et nullement d’une transposition
(Gadet 2008) ;

bilité de transmettre également des données audio ou vidéo. Les chiffres avancés sont
ceux de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications téléphoniques et des
postes). Chiffres plus récents : les trois opérateurs français ont annoncé 148 millions de
SMS entre minuit et 1 h du matin le 1er janvier 2010, soit une augmentation moyenne de
66 % par rapport à l’année précédente.
20
On s’appuie ici sur l’ouvrage de C. Fairon, J.-R. Klein et S. Paumier, Le langage SMS,
étude d’un corpus informatisé à partir de l’enquête « Faites don de votre SMS à la science »
(2005), disponible sur le Web, et sur la base de données qui va avec, dont sont tirés
l’ensemble des exemples et des remarques statistiques.

première partie
72
• que c’est une écriture profondément ludique, avec des effets
rébus (Ché b1 kC hot 2 find l’ss d’7 fraze… CmM
1posibl ! Tu l vE ? E ba reuch ds c’dico21), l’emploi de
sigles, souvent d’origine anglaise22, par nature conventionnels, l’ex-
ploitation de procédés graphiques expressifs (gros bisouxxx,
jeu taimmmmmmeu), pas nécessairement économes non plus.

Il s’agit d’une écriture (personne ne parle SMS) fondée sur des


procédés (en gros, les quatre procédés répertoriés ci-dessus) dont
la plupart existaient depuis longtemps, et qui est foncièrement
normée (d’ailleurs si elle ne l’était pas, elle serait incompréhen-
sible). La norme en question est statistiquement exprimable.
Tout d’abord, la taille et la croissance du vocabulaire sont simi-
laires à celles qu’on peut constater dans un corpus standard (celui
d’un quotidien comme le journal belge Le Soir par exemple).
Ensuite, la forme des mots varie certes, mais dans des propor-
tions très limitées (67 % des emplois d’aujourd’hui correspon-
dront à trois graphies, et seulement 10 % des occurrences
s’emploieront moins de 20 fois). Enfin, le « genre » SMS pousse
à l’inventivité, et les hapax (forme dont on ne connait qu’une
occurrence) sont fréquents, fussent-ils dus à une coquille (3 %
des occurrences d’aujourd’hui par exemple). On peut ajouter que
le charme de la transgression (au demeurant cadrée par des règles
implicites) fait partie de la « norme » SMS, et elle va de pair avec
sa vitalité. On rêve parfois de ce que les surréalistes ou Victor
Hugo en auraient fait. Les exemples les plus inventifs sont
d’ailleurs produits par ceux qui sont d’excellents scripteurs,
toutes formes d’écritures confondues.
Le SMS, c’est finalement de l’écrit-portable, du mobile-writing,
ininterprétable en dehors de son contexte matériel. Le téléphone
portable est un support qui vient tout juste d’être inventé et qui,
comme tout nouveau support, induit l’émergence de nouveaux
21
« Je sais bien que c’est hot [chaud] de find [trouver] le sens de cette phrase. C’est
même impossible ! Tu le veux ? Eh bien recherche dans ce dictionnaire ».
22
Par exemple : ASV (Age/Sexe/Ville), JAM (Just A Minute), BRB (Be Right Back), IRL (In
the Real Life), IC (I See), LOL (Laughing Out Loud)…

première partie
73
usages comme d’une nouvelle pratique de l’écriture (voir
pp. 91-96). Il s’agit d’une forme d’écrit qui se décline en nombre
de clics : Efedlafizik, c’est certes 11 lettres (au lieu de 20 pour
elle fait de la physique), mais c’est surtout 23 clics au lieu de 47
sur le clavier d’un téléphone portable. Ce principe d’économie, à
l’origine de l’évolution de toute langue, est toutefois loin d’être
systématique et linéaire. L’écrit SMS est un système d’expression
fondé, sauf rares exceptions, sur une distribution des blancs : il
isole des « mots » qui ont une image propre (bizou a plus d’at-
trait que bisous, mon namour n’aura pas la même valeur que
mon amour…), il les déforme et véhicule ses propres références
culturelles, en créant des mots nouveaux à partir d’une sémio-
graphie originale (il est po là, jvais zzz, LOL). C’est un
système d’expression qui sert une forme d’interaction particu-
lière et intrusive, qui certes ne nous oblige pas à répondre immé-
diatement, mais nous atteint partout, et qui emploie des moyens
d’expressivité qui relèvent du jeu.
L’écriture SMS est poétique et métalinguistique, émotive et
phatique, et surtout brève et interactive. Elle est à la portée de
tout le monde, mais les 15-25 ans se l’approprient avec un senti-
ment d’indépendance et de transgression. C’est un argot, un
langage pour initiés, l’effet d’une spontanéité encouragée, car elle
génère des profits considérables. L’écriture SMS est peut-être
condamnable et déviante, mais ce n’est pas une écriture phoné-
tique, et encore moins une écriture simplifiée. Il s’agit entre
autres d’une pratique pour scripteurs avertis, amateurs de sons et
de lettres, friands de calembours, de contrepèteries, des joueurs
de langage qui ne se limitent pas nécessairement, loin s’en faut, à
transmettre simplement une information23.
De nombreux adeptes des SMS sont sans doute de piètres
orthographieurs, voire des scripteurs restreints, qui adoptent
ainsi une pratique de l’écrit qu’ils ressentent comme plus faible-
ment contrainte que d’autres, auxquelles ils recourent moins
23
Un écrivain français, Phil Marso, a publié des romans en « style SMS », voire des
livres bilingues français/SMS, ainsi que des fables de La Fontaine en SMS.

première partie
74
librement et donc moins volontiers. D’un point de vue pédago-
gique, l’enjeu est bien davantage de l’exploiter (ce qui ne signifie
pas la promouvoir, ce dont elle n’a nul besoin), plutôt que de la
nier. Amener des élèves à constater qu’un espace papier n’est pas
celui d’un téléphone portable, et qu’on peut avoir quelque intérêt
à savoir s’adresser à d’autres interlocuteurs que ses intimes, est
une démarche qui ne peut leur être que profitable, même si elle
présuppose de reconnaitre pour ce qu’elle est une pratique de
l’écrit qui témoigne d’une indiscutable vitalité. Le « fixisme », au
delà de l’orthographe et de la grammaire, n’a pas lieu de s’étendre
en sus et en vain aux pratiques discursives en plein développe-
ment, notamment lorsque la pratique en question concerne l’es-
sentiel des élèves et qu’elle s’étend à d’autres, qu’ils pratiquent
avec la même ferveur (chats, blogs…).

1.7.2. Les écritures phonétisées


À l’inverse de l’écrit SMS, forme d’expression à la fois spon-
tanée et vivante, il existe depuis longtemps des essais d’écritures
phonétisées. On peut dire « à l’inverse », car l’écrit SMS se décrit
à partir d’un corpus de données existantes qui foisonnent, alors
que les écritures phonétisées sont conçues en amont, avant d’être
éventuellement utilisées, ce qui est d’ailleurs très rare et forte-
ment circonscrit à des usages ou des cénacles limités, dont le
propos est de changer les normes, et nullement de s’en affranchir.
Autrement dit, ces écritures sont des utopies, au sens propre du
terme : des écritures de nulle part, des écritures sans scripteurs,
des pratiques langagières sans « territoires ». Ce sont des inven-
tions, qu’on peut ici ou là décider d’utiliser, mais dont on serait
bien en peine de constituer un corpus qui ne soit pas un pur
artifice. C’est la même démarche en somme que l’espéranto, le
volapuk et les autres « langues artificielles » (voir p. 124), expres-
sion contradictoire, dans la mesure où une langue, dès lors qu’elle
est artificielle, cesse d’être une langue, par essence « naturelle »,

première partie
75
qui doit vivre, évoluer, se réformer, et dont on débat, pourquoi
pas avec acharnement.
Avec ces écritures phonétisées, le plus intéressant est moins
leurs alphabets, qui se croisent et se superposent, que les divers
buts de leurs auteurs, ainsi que leurs rapports avec la linguistique.
Commençons avec l’exploitation littéraire des écritures phonéti-
sées. Ce sont des partis-pris, des manifestes, des prises de parole,
dont le charme est lié à leur fonction parodique. Dans les deux
exemples ci-après, l’un, sous forme de sonnet (ce qui constitue
en soi un pied de nez), est de Verlaine, l’autre de Queneau. L’un
se moque des essais de phonétisation, l’autre les défend. L’un et
l’autre renvoient à des esthétiques inverses, poétiques ou roma-
nesques. L’un et l’autre se rapprochent finalement du SMS, dans
la mesure où ils jouent avec la phonétisation, qu’ils se gardent
d’appliquer rigoureusement, pour produire des textes plaisants,
au sens propre du terme (il est impossible de déduire de ces textes
un alphabet quelconque, tant abondent les contradictions, les
interprétations fantaisistes de la morphologie verbale, des
liaisons…). Quant à la linguistique, ils s’en moquent, tant ils se
sentent bien davantage hommes de plume que grammairiens.
Verlaine : À A. Duvigneaux, trop fougueux adversaire
de l’orthographe phonétique.
É coi vréman, bon Duvignô
Vou zôci dou ke lé zagnô
E meïeur ke le pin con manj.
vou metr’an ce courou zétranj
Contr(e) ce tà de brav(e) jan
O fon plus bête ke méchan
Drapan leur linguistic étic
Dan l’orthograf(e)fonétic ?
Kel ir(e) donc vou zambala ?
Vizavi de cé zoizo la
Sufi d’une parol(e) verde.
Et pour leur prouvé san déba
Kil é dé mo ke n’atin pa
leur sistem(e), dison-leur :… !

première partie
76
Queneau : Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1963, p. 23.
Mézalor, mézalor, késkon nobtyen ! Sa dvyin incrouayab, pazordinèr,
ranvèrsan, sa vouzaalors indsé drôldaspé dontonrvyin pas. On lrekonê
pudutou, lfransê, amésa pudutou, sa vou pran toudinkou unalur
ninvérsanbarbasé stupéfiant. Avrédir, sêmêm maran. Jérlu toutdsuit lé
kat lign sidsu, jépapu manpéché de mmaré. Mézifobyindir, sé un pur
kestion dabitud. On népa zabitué, sétou. Unfoua kon sra zabitué,
saira tousel. Epui sisaférir, tan mye : jécripa pour anmiélé lmond.
Deux exemples d’utilisations littéraires d’écritures phonétisées

1.7.3. L’ortograf altèrnativ et la mairie de Montréal


À l’opposé de ces écritures prétextes, phonétisées de façon plus
ou moins aléatoire, se trouvent les différentes tentatives d’inven-
tion de systèmes d’écriture fondés sur une réelle correspondance
graphèmes/phonèmes. Il s’agit souvent d’entreprises indivi-
duelles, d’inspiration plus « politique » que linguistique (voir la
diatribe encadrée ci-dessous), œuvre d’un promoteur qui, sans
être forcément un gourou, devient de fait une personnalité
charismatique, qui n’hésite pas à prêcher intensément pour une
paroisse. On peut d’ailleurs observer que les systèmes en ques-
tion ne pratiquent guère la grammaire (ils le font un peu avec les
marques de pluriel et les liaisons : un-n inkonu, vous-z envahi…),
alors même qu’ils prônent d’une même voix un alignement de ce
qui s’écrit sur ce qui se dit. Ils ne vont pas pour autant au bout de
leur démarche, mais cela en illustre les limites : produire une
écriture qui donne une impression provocatrice d’illettrisme,
passe, mais pas question qu’elle défigure la perception des
« mots ». Ke vou-z avé subi se transformera éventuellement en ke
vou z’avé subi mais jamais en *gzavé subi, alors que tel serait le
reflet de ce qui est produit à l’oral.

Ékrivé kèlke mo an-n ortograf altèrnativ à un-n inkonu. Remarké


la onte, la kulpabilité é le santiman de ridikul ki vou-z anvahi tout
à cou é vou mesureré tout l’anpleur du dresaj ke vou-z avé subi.
Exemple emblématique d’ortograf altèrnativ
(http://www.ortograf.net/)

première partie
77
Actuellement, on peut en voir deux exemples sur le Web, qui
ont bon nombre de points communs. L’une utilise l’alphabet
« alfograf », dont les signes, ou plutôt des glyphes, n’existent pas
sur les claviers et n’ont pas de référence Unicode (http://www.
ortograf.fr/) ; l’autre, l’« ortograf altèrnativ », plus récente, s’uti-
lise facilement avec un ordinateur (http://www.ortograf.net/).
On aura peut-être remarqué que l’alphabet phonétique ici utilisé
jusqu’à présent y ressemble fort. Mais justement, il est utilisé
comme un alphabet phonétique intuitif (enrichi pour qu’il rende
compte de tous les phonèmes et associations de phonèmes) et
non comme une écriture. Tout le problème est là.
Le plus intéressant, avec cette ortograf altèrnativ, c’est qu’elle
est passée à un stade applicatif dès lors que, depuis 2002, elle a
été adaptée pour la mairie de Montréal, qui propose sur son
portail d’entrée un « accès simple », symbolisé par un puzzle à
quatre pièces, qui propose un texte au contenu simplifié en
orthographe « normale », un accès sonore et un texte en ortograf
altèrnativ, destiné aux « personnes qui ont des incapacités intel-
lectuelles », symbolisé par un puzzle à deux pièces.
Il ne s’agit pas ici de linguistique, mais de psychopédagogie et
d’andragogie (accompagnement de la maladie ou du handicap).
Un outil, destiné à un public restreint, a été mis au point par un
laboratoire spécialisé. « Ce n’est pas une nouvelle façon d’écrire le
français. C’est un mode alternatif d’écriture au même titre que le
braille, destiné à des personnes que la complexité de l’écriture
place dans une situation d’analphabétisme, de dépendance
envers autrui ou d’exclusion à la vie démocratique. » (explication
de l’Ortograf Altèrnativ sur le site de la mairie de Montréal). Ce
n’est pas exactement la même écriture, et elle va de pair avec une
mise en page adaptée au Web. Entre l’exemple précédent et
l’exemple suivant, les liaisons ne sont pas notées de la même
façon, tout comme elles ne correspondent pas à la même repré-
sentation mentale des mots. Il s’agit davantage d’une écriture
orthoépique, orientée vers le déchiffrement, que d’une écriture
orthographique, destinée à une lecture rapide.

première partie
78
Page du site Web de la mairie de Montréal (http://ville.montreal.
qc.ca/portal/page ?_pageid=2496,3086590&_dad=portal&_
schema=PORTAL)

1.7.4. L’alfonic d’A. Martinet


On est finalement au cœur du problème : l’orthographe exclut
et, si on veut s’adresser à tout le monde, il faut savoir y renoncer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : une simplification de l’écriture ne
rendrait pas clairs et limpides des textes abscons. Ce ne sont pas
les petits pois qui font pousser le printemps, pas plus qu’une

première partie
79
méchante orthographe ne jette d’obscurité dans un texte lumi-
neux. Tel est l’objet du système proposé il y a 50 ans par
A. Martinet sous le nom de « notation alfonic » (par réduction de
« alphabet phonétique »), qui part de l’observation que l’ortho-
graphe est déconnectée par rapport aux diverses prononciations
effectives du français (Martinet 1974).
Dans un chapitre consacré à « La réforme de l’orthographe
française d’un point de vue fonctionnel », il observe qu’une écri-
ture qui reflèterait réellement la prononciation (comme l’API)
serait illisible, et qu’il conviendrait de créer des écritures phoné-
tisées qui soient acceptables, ce qui l’amène à inventer deux
niveaux de phonétisation, que l’on retrouve dans l’encadré
ci-dessous. Le premier permet d’une part qu’un phonème puisse
être représenté par un groupe de deux lettres, et d’autre part
qu’un même signe puisse représenter plus d’un phonème (i peut
représenter à la fois /i/ et /y/), alors que le second opère un
nombre minime de modifications. A. Martinet nous fait ainsi
observer d’un côté qu’on obtient un texte parfaitement lisible,
mais qui donne une (fâcheuse ?) impression d’illettrisme, et de
l’autre qu’on revient peu ou prou à l’orthographe actuelle, avec
quelques déviations, rarement insolites. Il s’agit non pas d’une
proposition de réforme plus ou moins utopique, mais d’une
réflexion de linguiste, qui recoupe le concept de « sémiogra-
phie », tel qu’il peut être développé dans (Jaffré & Pellat 2008). Il
est à noter qu’à l’époque le problème de la grammaire α ne se
posait pas encore, au moins d’un point de vue grammatical, et
Martinet n’intègre pas les effets de l’effacement du schwa (alors
qu’il aligne les /un/ sur les /in/).

nou ne sonjon pa a instoré in relativisme litérèr. nou avon peu de gou


pour l istoric pur. é d ayeur existe t il in istoric pur sinon dan lé manuel
de M. séniobos ? chac époc découvre in aspè de la condission umène, a
chac époc 1 ome se choisi an fasse d’ôtrui, de 1 amour, de la mor, du
monde ; é lorsque lé parti s afronte a propo du désarmeman dé FFI ou de
lèd à fournir ô républiquins espaniol, s è se choi métafisik, se projè singulié
é absolu qui èt an jeu.

première partie
80
Nous ne songeon pas à instauré un relativisme littéraire. Nous avon peu
de goût pour l’historique pur. Et d’ailleurs existe-t-il un historique pur
sinon dans les manuel de M. Seignobos ? Chaque époque découvre un
aspect de la condition humaine, à chaque époque l’homme se choisi en
face d’autrui, de l’amour, de la mort, du monde ; et lorsque les parti
s’affronte à propos du désarmement des FFI ou de l’aide à fournir au
républicains espagnol, c’est ce choix métaphysique, ce projet singulier et
absolu qui est en jeu.
Extrait d’un texte de Sartre (Situations II, Paris 1945, p. 15)
phonétisé de deux façons par A. Martinet dans
Le français sans fard, p. 78 et 81.

Les différentes écritures phonétisées apparaissent à des degrés


divers comme des illusions. L’alphonic est une entreprise intellec-
tuelle et non une quelconque proposition de réforme ou de simpli-
fication. L’enjeu des pratiques littéraires est surtout parodique.
L’écriture SMS véhicule une image d’oralité qui ne correspond que
très partiellement à la réalité, et une institution comme la mairie
de Montréal a d’abord le souci d’être accessible à ceux dont les
compétences de lecteur sont limitées. Qu’elle se soit appuyée sur
l’ortograf altèrnativ illustre d’ailleurs combien ce type d’entreprise
relève en partie de la logique utopique des langues artificielles (voir
p. 124). Avec pragmatisme, elle révèle toutefois que l’orthographe
du français est un outil de ségrégation et que, parfois, des mesures
extrêmes peuvent devenir nécessaires. En italien ou en espagnol, la
démarche serait dépourvue de sens. En français, les difficultés sont
telles que la simple lecture peut devenir impossible pour certains,
voire très incertaine pour beaucoup d’autres.

1.8. Réformes, rectifications, simplifications


Le débat est généralement posé en termes d’immobilisme ou
de « réformes ». On préfèrera ici le concept de « simplifications »
qui présuppose d’une part une attitude plus volontariste que de
simples « rectifications », et d’autre part qu’il s’agit de tout autre
chose que de défigurer inutilement l’image écrite du français.

première partie
81
1.8.1. Immobilisme et « réformes »
Les écritures phonétisées sont des utopies, des écritures de nulle
part, certes, mais cela ne signifie pas pour autant que l’orthographe
actuelle du français soit un idéal, dont l’intangibilité constitue un
des dogmes fondateurs de l’État, de la francophonie et de l’école-
bien-mal-en-point de la Cinquième République. On peut même
dire (à la suite de A. Martinet, de N. Catach, de M. Arrivé et de
bien d’autres) que sous deux angles, elle est absurde : l’accumula-
tion des graphèmes rares et complexes d’une part ; la pratique à la
fois intensive et extensive des signes auxiliaires d’autre part.
Si on veut « réformer », il y a de quoi, et il n’est pas nécessaire
de faire de nouvelles propositions. Elles existent depuis plus d’un
siècle et il suffit de consulter soit l’arrêté jamais appliqué de 1901
de G. Leygues, soit le rapport de la commission Beslais de 1965
(voir p. 128). On peut procéder par petites touches, de « rectifi-
cations » en « rectifications » (Arrivé 1993 ; De Closets 2009),
mais si cela crée un mouvement, cela reste modeste, et il faudrait
plusieurs siècles pour réaliser une « simplification » effective.
Une vraie « réforme » est donc parfaitement possible, linguisti-
quement cohérente, et socialement souhaitable. L’orthographe
actuelle est pour les étrangers quelque chose de rebutant et, dans
le cadre de la francophonie, un outil de ségrégation sociale parmi
les plus insidieux qui soient. Elle contribue à la fois à inhiber les
générations qui se succèdent, à rendre le métier d’enseignant
excessivement complexe et à faire la fortune d’éditeurs qui
produisent des manuels où la langue apparait davantage comme
un objet rébarbatif que comme un plaisir, permettant de savourer
les discours qui nous entourent comme les mots et les textes.
Ce serait d’ailleurs dans le droit fil de l’histoire de la langue et
de son orthographe que de laisser de profonds changements se
faire. Mais on traite généralement la question à l’envers : l’écri-
ture du français a évolué très librement jusqu’au XVIIIe siècle, et
on assiste depuis à un refus de l’histoire, à une conspiration du
figement à répétition. Autrement dit, on pense parfois qu’il y a

première partie
82
problème à vouloir « réformer » l’orthographe, alors que le vrai
problème réside dans deux siècles d’immobilisme.

1.8.2. Simplifications
Le mot « réforme » est toutefois inadapté : il ne s’agirait pas
d’envoyer au rebut, ni même de bannir quelque chose de détes-
table. Il s’agirait de « simplifications », c’est-à-dire de rendre
moins difficile chaque fois que c’est possible. On n’aboutirait
toutefois pas du tout à une écriture phonétisée, à un objet de
raillerie facile, qui fleurerait l’illettrisme et la transgression
graphique. Quelle que soit la façon dont on prend le problème,
d’une part l’écriture du français doit bien véhiculer le nombre
extrêmement élevé des homophones monosyllabiques, et d’autre
part elle est bien obligée de rendre compte d’une morphosyntaxe
où est n’est pas et, ni es, pas plus que ai, aies, ait, sans parler de
haie(s) ou de aient… Pour dire les choses autrement, il y a suffi-
samment de difficultés réelles et incontournables pour renoncer
à ce qui est vain, c’est-à-dire à ce qui n’est pas indispensable d’un
point de vue sémiographique.
Par ailleurs, quand on ne peut pas aisément simplifier l’écri-
ture, on pourrait envisager d’adapter la grammaire, c’est-à-dire le
regard porté sur la langue via sa description. Il s’agit en l’occur-
rence d’utiliser à bon escient non une orthographe phonétisée
mais un alphabet phonologique (si possible intuitif, à l’image de
l’ortograf altèrnativ qui, à l’inverse, se voudrait une orthographe
et non un alphabet phonétique), afin de ne pas pratiquer exclusi-
vement une grammaire β qui ignore la grammaire α, c’est-à-dire
qui ne parle que de l’orthographe, sans aucun lien avec la diver-
sité des pratiques langagières orales courantes. À défaut, que
peuvent penser des enfants auxquels on assène seulement une
orthographe soutenue par une grammaire qui n’entretient plus
que des relations distendues avec leur pratique du langage et celle
de leur milieu ? Que peuvent-ils en penser dès lors que c’est un
discours faux, dénoncé par tous leurs professeurs, par les médias,

première partie
83
par le président de la République…, dès l’instant où les uns et les
autres ouvrent la bouche et produisent, au lieu de il faut que je te
dise, soit /fokchtediz/ soit /fogjed’iz/ ? Quelle conclusion peuvent-
ils en tirer, sinon d’une part qu’on leur raconte des balivernes, et
d’autre part que le français officiel et bien pensant leur est défini-
tivement une langue étrangère ? Comment ne se sentiraient-ils
pas condamnés à rester des étrangers, au français, à la Nation,
comme à une éventuelle réussite sociale ?
L’emploi pédagogique d’une écriture phonétisée permettrait
certes d’intégrer une grammaire α à la grammaire β. Elle permet-
trait de raccrocher la description de la langue et son écriture aux
pratiques langagières orales réelles et diverses du français. Elle
permettrait de montrer que l’histoire de la langue ne s’arrête pas
avec la Troisième République, et qu’elle continue de se construire.
Mais elle ne se substituerait pas à l’orthographe. Un des princi-
paux écueils consisterait à les distinguer soigneusement, de façon
à ne pas enfermer les apprenants dans une écriture qui les main-
tiendrait dans une situation d’« incapacité intellectuelle » : penser
à utiliser le braille pour des motifs sociaux et pédagogiques ne
signifierait pas qu’on en promeut la généralisation.
Ce propos n’est d’ailleurs pas particulièrement original, et on le
retrouve aussi bien sous la plume de Queneau (sous forme de
manifeste littéraire), de Martinet (sous forme de théorie linguis-
tique) ou de l’équipe qui a créé le site de la mairie de Montréal
(en termes socio pédagogiques cette fois). Les uns et les autres
aiment le français et les gens qui le parlent. Les uns et les autres
s’opposent au figement, à l’exclusion, au conservatisme, bref à
tout ce qui tue à petit feu une langue et dresse contre elle une
forte proportion de ceux qui la parlent et l’apprennent. Nul ne
conteste que, par delà la diversité des pratiques orales, le français
a besoin d’une pratique normalisée de l’écrit, c’est-à-dire d’une
orthographe, et que celle-ci sera plus complexe qu’en allemand
ou en espagnol, voire qu’en anglais. Mais faut-il pour autant que,
depuis un siècle au moins, chaque fois qu’on évoque des « simpli-
fications » un tant soit peu conséquentes, on aboutisse à une crise
médiatique, comme si on bradait des fondamentaux culturels ?

première partie
84
DEUXIÈME PARTIE

La dimension culturelle
de l’écriture
2.0. Introduction
On s’interrogera tout d’abord sur ce qu’est l’écriture, sur l’im-
portance des supports et sur les relations que cela suppose entre
scripteurs et lecteurs (2.1.), pour aborder différents exemples de
langues qui, d’une façon ou d’une autre, ont révolutionné leur
écriture, c’est-à-dire qui ont pratiqué en la matière une politique
linguistique vigoureuse (2.2.). On reviendra ensuite au français,
en brossant un rapide tableau de l’histoire de son écriture (2.3.),
de celle de l’avortement des différentes tentatives de réforme
(2.4.), en étudiant l’argumentation employée dans les multiples
« débats orthographiques » du siècle passé (2.5.). On s’intéressera
enfin aux « rectifications » de 1990, ainsi qu’à l’évolution des
institutions qui font autorité en matière d’orthographe du fran-
çais (2.6.). On s’interrogera enfin sur ce qui a changé au cours
des vingt dernières années (2.7.).

2.1. De l’écriture
L’écriture (davantage que le langage) est souvent présentée
comme le propre des humains, et considérée comme un instru-
ment de leur liberté. On se demandera, à l’instar de C. Lévi-
Strauss, jusqu’à quel point on ne doit pas, à l’inverse, la considérer
comme un outil d’asservissement. On évoquera ensuite l’impor-
tance des supports, à une époque où le texte numérique (et

deuxième partie
85
virtuel) nous entraine dans un mouvement vertigineux, ainsi que
l’évolution des rapports entre scripteurs, textes et lecteurs.

2.1.1. Liberté ou esclavage ?


L’histoire commence avec l’écriture, il y a sensiblement
5 300 ans : on date communément l’apparition formelle de
l’écriture vers -3300 en Mésopotamie (écritures cunéiformes),
vers -3200 en Égypte (hiéroglyphes), vers -2300 à Chypre et en
Crête (linéaire B), vers -1400 en Chine (sinogrammes hansi),
vers -900 en Amérique centrale (glyphes mayas). Auparavant,
c’était la préhistoire, précisément définie par l’absence d’écriture
et, partant, de toute mémorisation posthume. L’écriture est-elle
pour autant illumination, progrès, culture ? Cette question
repose sur un présupposé simple : les humains se distinguent des
animaux par le langage, mais c’est l’écriture qui leur permet
d’accéder à la civilisation (thèse défendue par J. Goody dans ses
différents ouvrages consacrés à la question). Dans le Phèdre de
Platon, on trouve l’assertion inverse24 appliquée à la construction
individuelle du savoir. La connaissance mise sur le papier conduit
à la remémoration et non à une vraie mémoire, constituée de
connaissances débattues et assimilées. C’est une illusion de
connaissance, uniquement susceptible de fabriquer une pseudo
science pratiquée par des pseudo savants.

24
Mais Thamous répliqua : « Ô Theuth, le plus grand maître ès arts, autre est celui qui
peut engendrer un art, autre, celui qui peut juger quel est le lot de dommage et d’utilité
pour ceux qui doivent s’en servir. Et voilà maintenant que toi, qui es le père de l’écriture,
tu lui attribues, par complaisance, un pouvoir qui est le contraire de celui qu’elle pos-
sède. En effet, cet art produira l’oubli dans l’âme de ceux qui l’auront appris, parce
qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire ; mettant, en effet, leur confiance dans l’écrit,
c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, et non du dedans, grâce à eux-
mêmes, qu’ils feront acte de remémoration ; ce n’est donc pas de la mémoire, mais de
la remémoration, que tu as trouvé le remède. Quant à la science, c’en est la semblance,
que tu procures à tes disciples, non la réalité. Lors donc que, grâce à toi, ils auront
entendu parler de beaucoup de choses, sans avoir reçu d’enseignement, ils sembleront
avoir beaucoup de science, alors que, dans la plupart des cas, ils n’auront aucune
science ; de plus, ils seront insupportables dans leur commerce, parce qu’ils seront
devenus des semblants de savants, au lieu d’être des savants ». Platon, Phèdre (traduc-
tion par Claudio Moreschini, Les Belles Lettres, 1985).

deuxième partie
86
Dans Tristes tropiques, C. Lévi-Strauss défend cette même idée,
cette fois en termes de construction et d’utilisation collective des
connaissances : l’écriture est moins un phénomène individuel
que collectif, qui va de pair avec l’alphabétisation, la construc-
tion de cités et d’empires, la constitution de systèmes politiques
où l’écriture, comme l’architecture, facilite avant tout l’asservis-
sement. « L’emploi de l’écriture à des fins désintéressées, en vue
de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un
résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à
un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l’autre » écrit
C. Lévi-Strauss (Lévi-Strauss 1955, p. 345), à la suite d’un
passage où il raconte comment le chef d’une tribu Nambikwara
analphabète lui a demandé une feuille de papier qu’il a recou-
verte de gribouillis, afin d’assoir son pouvoir, ce qui s’est retourné
contre lui, tant le procédé a paru grossier à sa tribu. On trouve la
même idée chez Rousseau, qui avance dans l’Essai sur l’origine des
langues que l’écrit fait oublier la parole : « en disant tout comme
on l’écrirait, on ne fait plus que dire en parlant » (Excipit
chap. V), ou encore chez M. Foucault (1993), pour qui les
sciences de l’homme ont en partie fonction de nous assujettir.
On peut poursuivre avec l’ordinateur, Internet, Wikipédia et le
courrier électronique : d’un côté, c’est une démultiplication de la
mémoire, en même temps qu’une formidable ouverture sur le
monde, la connaissance et la communication ; de l’autre, c’est un
esclavage, une avalanche non contrôlée d’informations, une
servitude de chaque instant qui nous submerge, et le premier
argument, associé à une religion du libre arbitre, peut apparaitre
comme un leurre permettant de faire passer le second. Et l’ortho-
graphe, où se situe-t-elle dans ce débat philosophique ? La ques-
tion qui se pose est de savoir si le français, avec son orthographe,
est un outil d’ouverture, d’enrichissement, une manifestation des
lumières et de la culture en marche, ou bien un outil d’oppres-
sion, de contrôle, de préservation d’avantages de caste.
Même si l’on a pu montrer que nous étions capables d’ap-
prendre à distinguer jusqu’à 3 000 « mots » à des bonobos ou des

deuxième partie
87
chimpanzés (le cas le plus célèbre est celui de Kanzi, mâle bonobo
de l’université de Georgie (Savage-Rumbaugh et al. 2001)), la
parole est une aptitude qui distingue l’humain de l’animal. Mais
s’agit-il d’une capacité naturelle, ou d’une contrainte d’espèce,
qui aurait pour effet qu’un enfant auquel on refuserait de parler
serait condamné à mort25 ? Alors que l’enfant sauvage, qui aurait
survécu seul sans parler, apparait davantage comme un mythe
que comme une réalité26, on connait un grand nombre de peuples
qui ont toujours vécu en ignorant l’écriture. Mais on n’en connait
aucun qui y ait renoncé. Écrire peut se découvrir et s’apprendre,
mais cela ne s’oublie pas, tant d’un point de vue individuel que
collectif, et lorsque l’usage d’une écriture disparait, comme c’est
le cas du linéaire B ou des glyphes mayas, c’est pour nous plonger
vers des mystères de l’histoire comme celui des « siècles
obscurs27 », ou dans des autodafés comme celui de Manì28, qui

25
U. Eco, dans l’exergue de La recherche de la langue parfaite, cite Salimbène de Parme,
qui raconte que « [Frédéric II] voulut faire une expérience pour savoir quels seraient la
langue et l’idiome des enfants, leur adolescence, sans qu’ils aient jamais pu parler avec
qui que ce fût. C’est ainsi qu’il ordonna aux nourrices d’allaiter les enfants […] avec la
défense de leur parler. Il voulait en effet savoir s’ils parleraient la langue hébraïque, qui
fut la première, ou bien la grecque, ou la latine, ou l’arabe ; ou s’ils parleraient toujours
la langue des parents dont ils étaient nés. Mais il se donna de la peine sans résultat,
parce que les enfants ou les nouveau-nés mouraient tous. » (Crobaca 1664)
26
« Au sein des quatre grandes catégories historiques d’enfants sauvages recueillis
par une nourrice animale, à savoir, enfants-loups, enfants-singes, enfants-ours et
enfants-gazelles, tous les cas de ces deux dernières sont faux, abandonnant la raris-
sime authenticité à la louve et à la femelle orang-outan – elle seule, parmi toutes les
espèces de singes. Certes, la forêt fut le plus vaste orphelinat de l’histoire de l’huma-
nité, certes, la louve présente fréquemment un désordre neuroendocrinien, la pseudo
gestation, improprement nommée “grossesse nerveuse”, qui, dans sa forme dérégu-
lée, pourrait la conduire à allaiter un nouveau-né abandonné dans les bois, toutefois,
cette potentialité biologique, qui est formelle, subit souvent le désaveu des archives ou
d’une enquête sur le terrain, qui dénient l’authenticité de la presque totalité des cas
d’enfants sauvages secourus par des animaux. » (Aroles 2007)
27
Le linéaire A (civilisation minoenne), aujourd’hui encore non déchiffré, a été sup-
planté vers -1500 par le linéaire B (civilisation mycénienne), déchiffré après la Seconde
Guerre mondiale à l’aide de techniques de décryptage issues des usages militaires, et
celui-ci a disparu, en même temps que la civilisation mycénienne, sans que l’on par-
vienne à expliquer pourquoi des palais comme celui de Cnossos ont été abandonnés
(Schnapp-Gourbeillon 2002). On trouve le même phénomène d’abandon des palais avec
les Mayas, même si la disparition de l’écriture s’explique différemment (voir note sui-
vante).
28
La disparition de l’écriture Maya, aujourd’hui largement déchiffrée, s’explique entre
autres par l’autodafé réalisé le 12 juillet 1562 à Manì, par l’évêque franciscain Diego de
Landa, meilleur connaisseur en son temps de cette écriture en même temps que son
fossoyeur : il fit brûler toutes les idoles et codex qu’il avait pu réunir. Aujourd’hui, il ne
nous en reste que trois… (Diego de Landa 1864).

deuxième partie
88
ont d’ailleurs en commun un abandon par les peuples concernés
des chefs d’œuvre architecturaux (temples et palais).
Écrire est en somme une capacité culturelle, qui s’acquiert par
l’éducation, constitutive de l’histoire des communautés humaines
comme de leur quotidien, qui les rattache à un passé commun
(fût-il douloureux, comme pour la colonisation), et qui constitue
un ciment à la fois diachronique et synchronique. La franco-
phonie réunit des gens de tous les continents, et elle les réunit
davantage par l’écriture que par la parole. La prosodie et la
culture peuvent diverger au point de rendre le français opaque à
une intercompréhension, l’écriture non. Dès lors, comment se
passer d’une norme ? Compte tenu des caractéristiques du fran-
çais, comment éviter que cette norme ne se mue en orthographe ?
Cette nécessité culturelle est d’ailleurs au cœur des arguments
développés par les tenants de son maintien : on ne va pas changer
ce qui fait l’unité de la langue, ce qui permet d’intégrer, au moins
en partie, H. Bianciotti, J. Malkovitch, Dai Sijie, J. Semprun,
Gao Xingjian… dans la littérature française actuelle. Grâce à
l’écriture ne sont-ils pas devenus plus français qu’Astérix,
Gavroche ou M. de la Souche ? Effet d’image, image des mots,
images de la langue, image des droits de l’homme, image de la
résistance à un modèle unique anglo-saxon, image qui peut-être
attire parfois vers le français nombre d’apprenants étrangers, que
le seul poids économique de la France ne pousserait pas à s’inté-
resser à notre langue.
Ces questions d’orthographe française paraissent toutefois bien
petites à l’aune des problèmes linguistiques universaux. Que
serions-nous sans l’orthographe, certes, mais que serions-nous
sans les Écritures, sans l’herméneutique (interprétation des
textes, par exemple en remontant aux textes originels ou en
comparant les traductions) ou sans la philologie (qui consiste à
nous interroger sur le sens originel des mots) ? Nous ne serions
pas ce que nous sommes, dans une Europe multilingue, à nous
poser ce genre de questions, sans cette accumulation de textes
(religieux ou non), héritiers de Babel, dans un éclatement de

deuxième partie
89
langues, que Dieu l’ait infligé pour punir les humains ou que
ceux-ci l’aient construit au gré des chemins de l’évolution. Cette
évolution, nous la refusons résolument à l’écriture du français
depuis deux siècles.
Et pourtant que de changements en deux siècles. On est passé
de plus de 63 % de population illettrée à moins de 7 %29. On
peut évaluer l’illettrisme du début du XIXe siècle à partir de l’apti-
tude à signer son acte de mariage, ce qui n’équivaut pas à savoir
lire et écrire. On utilise au début du XXIe des tests gradants qui
permettent d’appréhender une réalité complexe et contrastée.
On délaisse le papier pour les supports numériques, qui permet-
tent de stocker la totalité de la Bibliothèque nationale dans
quelques centimètres cubes. Grâce au papier bon marché, on est
passé du roman qui se lisait et s’achetait en feuillets au format de
poche. Ensuite est arrivé le temps du cinéma analogique en salle,
puis celui de la télévision, et maintenant celui de l’image numé-
rique, qui permet l’appropriation individuelle jusqu’au téléchar-
gement des films (à tel point que nombre de romans sont
aujourd’hui pensés comme des scénarios d’un film à venir). Les
œuvres sont devenues des produits culturels tellement fluides
que leur protection juridique en conditionne la pérennité. Les
questions d’orthographe ne sont donc plus à rapporter unique-
ment à l’écrit papier. L’écrit aujourd’hui, c’est en majorité l’écrit
numérique et toute réforme de l’orthographe qui reposerait sur
un transcodage automatisé entre l’écriture actuelle et la nouvelle
pourrait rendre ladite réforme quasi instantanée : en un coup de
baguette magique massivement appliqué, cela pourrait techni-
quement devenir aussi simple que le passage à l’euro, tout comme
un simple clic pourrait permettre de choisir le type d’ortho-
graphe que l’on veut afficher sur un écran. Autrement dit, les
variantes orthographiques, au lieu d’être constitutives des textes,
pourraient devenir de simples options d’affichage de ceux-ci.

29
http://histoiremesure.revues.org/document816.html#ftn1 (Murat 2005).

deuxième partie
90
2.1.2. Supports, scripteurs, lecteurs
Finalement, en matière d’écriture, le support physique et les
outils employés sont au moins aussi importants que les formes
des graphies ou le sens de l’écriture. Sur une tablette d’argile, on
peut tracer des caractères en trois dimensions à l’aide d’un calame
(pointe de roseau taillé). Sur des tablettes de cire, effaçables, les
Romains écrivaient leurs missives à l’aide d’un stylet qui leur
servait à tracer des caractères en « minuscules ». Le papyrus est un
support à base végétale, comme les ôles du sud de l’Inde (feuilles
de palme qui se reliaient, et qui ont induit un format allongé et
une écriture cursive, due au sens des fibres). Couteux et unique-
ment produit en Égypte, le papyrus ne permettait pas le palimp-
seste (grattage et réécriture), et était concurrencé par l’ostraca,
tesson de poterie qui servait à prendre des notes ou à envoyer des
messages. Il permettait le volumen, rouleau sur lequel on n’écrit
que d’un côté. Le support conditionnant le texte, A. Manguel
(1998) a pu avancer que la séparation de l’Iliade en 24 chants
correspondrait à une séparation en 24 rouleaux qui, par nature,
vont par deux (comme ceux de la Torah), induisant une lecture
linéaire qui peut devenir circulaire avec retour à la case départ.
Au volumen a succédé le codex, pages reliées, sur lesquelles il
devient possible d’écrire sur un verso, c’est-à-dire de multiplier la
capacité de « stockage » par deux, et où la nature de la lecture
devient différente. Que l’on écrive/lise de droite à gauche, de
gauche à droite, de haut en bas ou de bas en haut importe peu :
ce qui change c’est la possibilité d’accéder à n’importe quelle
partie d’un texte ainsi « cadralisé ». Le codex induit un sens de
l’écriture et de la lecture, ainsi que le succès du parchemin,
support à base de peaux de veau – vélin –, d’agneau – agnelin –,
de chèvre, d’antilope… (une Bible, par exemple, pouvait
réclamer la peau de 30 bêtes mort-nées, pour obtenir un support
particulièrement souple, dont le traitement était ensuite long et
couteux). Le parchemin coutait tellement cher qu’il a induit une
écriture ramassée, à la plume d’oie, pleine de jambages aux fonc-

deuxième partie
91
tions diacritiques, qui se faisait dans les scriptoriums des monas-
tères, où les textes étaient des objets de culte et où l’encre
échappait davantage au gel que les doigts des copistes.
Le papier permet l’imprimerie (et non l’inverse) en même
temps que le crayon, la plume ou le pinceau. Le papier journal
véhicule des écritures éphémères (publicités, actualités, nécro-
logie, petites annonces…) et sert ensuite à faire du feu ou des
emballages, ce qui le rend plus éphémère encore que des tifi-
naghs, caractères de l’écriture des Touaregs sur le sable du désert.
Un talisman conserve à l’inverse sa valeur sacrée une fois le texte
fondateur effacé30. Maintenant, le numérique permet l’Unicode,
c’est-à-dire la manipulation à partir d’un clavier d’ordinateur de
toutes les polices et de tous les caractères existants ou à venir en
un clic, en même temps que leur dématérialisation. Le numé-
rique induit le traitement de texte et Internet, l’édition et la
diffusion à domicile.
Pour l’orthographe, en quelque vingt ans, tout a ainsi changé.
Entre nous et les textes que nous produisons, les ordinateurs
placent sans même prévenir des correcteurs orthographiques qui
utilisent en temps réel des dictionnaires de plus de 300 000 formes
(mieux vaut ne pas parler ici de « mots », car les dictionnaires en
question intègrent les formes « fléchies », c’est-à-dire les diffé-
rentes formes des mots, singulier et pluriel, masculin et féminin,
formes verbales…). Ces dictionnaires sont associés à des correc-
teurs grammaticaux, certes imparfaits, mais néanmoins efficaces.
Pour ceux qui ne sont pas dans une trop forte insécurité ortho-
graphique, qui savent écrire et qui y ont accès, l’ordinateur
surligne et prévient des ignorances ou des distractions. Le support
numérique modifie en somme le rapport des scripteurs à l’ortho-
graphe, à cela près que cette révolution est limitée à ceux qui ont
30
J.-P. Jaffré cite dans (Fayol & Jaffré 2008, p. 41) le cas des moines de Dergué, au
Tibet : « Depuis des siècles, ces moines bouddhistes gravent à la main des textes
bouddhiques sur des planches de bois de santal. Ils travaillaient ainsi tous les jours,
sept heures par jour. Certaines de ces planches ont plus de huit cents ans et contien-
nent les trois quarts de l’héritage littéraire tibétain. Or à la fin de la journée, les moines
lavent ces planches et vendent ensuite aux pèlerins le mélange d’eau et d’encre qui en
résulte. Une véritable eau sacrée ! »

deuxième partie
92
les moyens d’avoir accès à des outils qu’ils maitrisent, qu’elle rend
impardonnable la production de textes typographiquement
imparfaits, et qu’elle induit la démultiplication de textes de
toutes natures, dont la perfection formelle est parfois inver-
sement proportionnelle à l’originalité du contenu.
Qui sont les scripteurs ? Pour quels lecteurs écrivent-ils ? Quels
sont les modes de lecture ? Quelle est la fonction d’un écrit ? On
peut s’intéresser longtemps au Voyage au bout de la nuit, aux
rapports de Céline avec ses lecteurs, Semmelweis, l’oralité,
Voltaire, Bardamu, les juifs et l’humanité souffrante31. Mais là
n’est vraiment pas le problème, dans la mesure où la littérature
représente au mieux 0,003 % de la production écrite, en France
comme ailleurs. S’il ne s’agissait que de cela, on pourrait d’ailleurs
se comporter comme Voltaire ou Diderot, qui n’hésitaient pas à
varier la graphie d’un mot plusieurs fois par page, dans une belle
indifférence à toute norme, quelle qu’elle soit.
« Nul n’est censé ignorer la loi » en revanche signifie désormais
que tout le monde est censé lire, du Code civil à celui de la route,
d’une notice aux annonces dans la rue, de Wikipédia au site
simplifié de la mairie de Montréal (voir p. 79). Alors que l’illet-
trisme du début du XIXe siècle était la norme et ne nuisait pas à
l’insertion sociale, c’est aujourd’hui une tare difficilement
surmontable, et une simple incapacité orthographique condamne
à un silence scriptural lourd de conséquences sociales. Un enfant,
par exemple, dont les parents ne maitrisent pas l’écrit n’aura
presque jamais de mot d’excuses sur son carnet de correspon-
dance et devra affronter tout seul les vicissitudes d’un travail non
fait ou d’un mal au ventre. Au Moyen Âge, un féodal ne savait
pas lire et il y avait les clercs pour cela : Charlemagne avait Alcuin,

31
Louis-Ferdinand Céline est un pseudonyme de Louis-Ferdinand Auguste Des-
touches, médecin, qui a fait sa thèse sur I.-P. Semelweiss, médecin juif hongrois qui a
inventé l’asepsie, ce qui lui a valu d’être rejeté par les médecins en place. Son premier
chef d’œuvre, le Voyage au bout de la nuit, publié en 1929, raconte l’histoire d’un anti
héros qu’il nomme Bardamu, et suit pas à pas l’histoire de Candide de Voltaire. Écrire ce
roman qui dénonce la barbarie humaine avec un style éructant fortement oralisé n’a
pas empêché Céline de se livrer quelques années plus tard à la collaboration et à l’an-
tisémitisme primaire.

deuxième partie
93
Hugues Capet Gerbert d’Aurillac. À l’époque classique, lire était
l’apanage des nobles et des bourgeois, tout comme des précep-
teurs et des écoles. Aujourd’hui, l’illettrisme est une forme
reconnue du handicap et, si la lecture est source de plaisir pour
certains, elle est d’abord contrainte pour la majorité, qui se
contente de la télévision comme divertissement.
Lire aujourd’hui, c’est en grande partie lire sur panneau ou sur
écran, qu’il s’agisse d’informations indispensables ou de sous-
titrages qui réduisent les distances entre les langues. La lecture est
devenue massivement verticale, alors qu’il y a quelques dizaines
d’années, elle était consubstantiellement horizontale, tout
comme l’apprentissage d’une langue étrangère s’identifiait facile-
ment avec l’acquisition de connaissances lexicales et grammati-
cales essentiellement orientées vers la lecture et l’écriture. Au
IVe siècle, la lecture était orale, et saint Augustin s’étonnait de
découvrir en saint Amboise un lecteur stupéfiant du fait qu’il
était capable de lire sans bouger les lèvres32. On retrouve ainsi ce
rapport permanent entre l’écrit et l’oral, qui a poussé les langues
idéographiques à s’inventer des écritures phonographiques (hira-
ganas et kataganas japonais ou pinyin chinois par exemple).
Et nous voilà revenus à Lévi-Strauss : l’écriture et la lecture
suivent les routes du pouvoir, notamment économique. S’il est
utile que l’écriture soit idéographique, elle l’est. La Chine impé-
riale se créait une écriture unique pour un territoire immense où
la diversité des langues était ainsi dépassée. S’il est utile qu’elle
devienne phonographique, elle le devient (le pinyin par exemple).
S’il faut que tout le monde sache lire et écrire, on adapte le
système (supports, écriture, enseignement…). Si l’écriture
entretient un rapport étroit avec la religion majoritaire, celle-ci
s’en fera la première propagandiste. S’il se trouve que l’écriture

32
« Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification,
mais sa voix restait muette et sa langue immobile » (Confession V 12), et A. Manguel
ajoute « Les yeux qui parcourent la page, la langue silencieuse ; c’est ainsi exactement
que je décrirais un lecteur d’aujourd’hui, assis avec un livre dans un café en face de
l’église St Amboise à Milan, en train de lire, peut-être les Confessions de St Augustin
[…]. Le lecteur est devenu banal ». (Manguel 1998, p. 61).

deuxième partie
94
véhicule un rattachement identitaire, la voilà portée par un élan
nationaliste. Si l’écriture permet à une caste de scribes de se
maintenir au pouvoir, elle s’y emploie. L’orthographe actuelle du
français n’est qu’une des modalités de son écriture, qui eut ses
motifs et sa justification. Que ceux-ci perdurent en l’état n’est
pas une évidence, tout comme il est clair qu’elle relève d’une
dynamique de scribes, qui facilite pour certains la conservation
d’un pouvoir et qui, pour d’autres, fabrique de l’exclusion.
Terminons avec l’histoire du roi Ashoka, qui régna en Inde au
IIIe siècle av. J.-C. et qui, après avoir été un guerrier sanguinaire,
se transforma en ascète éclairé, soucieux de l’épanouissement de
toute forme de vie. Il fit borner son royaume, qui couvrait
presque tout le sous continent indien, par des stèles sur lesquelles
il fit graver des édits33, avec une écriture nouvelle, inventée pour
exprimer aussi simplement et aussi largement que possible les
différentes langues de son empire : le brahmi. Graver, c’est écrire
en pierre, pour une forme d’éternité au moins autant que pour
ses concitoyens. Ainsi disposées, ces stèles définissent un espace,
tant symbolique que géographique. Par leur contenu, ces
messages véhiculent une culture, quelque chose qui rattache un
individu à une communauté, tant d’un point de vue synchro-
nique que diachronique. L’écriture créée n’est pas anodine : un
pouvoir s’associe implicitement à cette écriture, en même temps
qu’elle identifie ce pouvoir qui l’érige.
Qu’en est-il du français et de son orthographe ? Quels terri-
toires symboliques et géographiques définit-elle ? Quel type de
pouvoir s’associe aujourd’hui à l’orthographe et possédons-nous
encore un pouvoir sur elle ? Existe-t-il une instance qui ait celui
33
À titre d’exemple, voici une traduction du 12e édit : « La croissance des religions est
essentielle et peut s’effectuer par différentes voies, mais toutes s’enracinent dans la
parole, qui est, de ne pas prêcher sa propre religion, ou de condamner la religion d’au-
trui, sans une grande cause. Et si cause de critique il y a, elle doit être dite avec douceur.
Mais il est meilleur d’honorer la religion des autres pour cette raison. En faisant cela,
on en fait bénéficier sa propre religion de même que celle des autres, alors que faire
autrement, c’est faire du tort à sa propre religion ainsi qu’à celles des autres. Qui
prêche sa propre religion, à cause d’une dévotion excessive, et condamne celle des
autres avec la pensée “Permets moi de glorifier ma propre religion” fait uniquement du
tort à sa religion. C’est pourquoi le contact entre les religions est bon. Chacun doit
écouter et respecter les doctrines professées par les autres ».

deuxième partie
95
de la contrôler et de mener une politique linguistique ou bien
est-ce elle qui nous possède et qui nous tient sous sa férule ?

2.2. L’écriture dans l’histoire


D’une part, l’histoire se définit par l’écriture ; de l’autre les
écritures ont une histoire, généralement linéaire, mais parfois
brutale. On peut étudier l’évolution d’une écriture tout comme
on peut en observer une révolution. Il y a des inventeurs de
langue tout comme il y a des changeurs d’écriture. Les inventeurs
de langues, tel J.-M. Schleyer pour le volapuk ou L.-L. Zamenhof
pour l’espéranto, sont des illuminés, habités par une foi où les
questions de linguistique ne constituent que quelques pièces
d’un puzzle bien plus large (Schleyer était prêtre, Zamenhof
médecin). M. Yaguello (Yaguello 2006, p. 45) note à leur propos :
« L’inventeur de langue […] est un idéaliste : s’il crée une langue
philosophique, c’est pour réconcilier le langage et la pensée ; s’il
crée une langue internationale de communication, c’est pour
réconcilier les hommes. C’est fréquemment un homme origi-
naire d’Europe centrale, issu d’un pays divisé et déchiré par l’his-
toire […]. C’est le plus souvent un ecclésiastique, un professeur
ou un médecin, c’est-à-dire justement un homme de cabinet, un
homme à barbiche et à lunettes cerclées de métal ».
Les changeurs d’écriture sont des empereurs, des rois, des
tyrans, parfois des philologues, habités par une volonté où la
langue est l’instrument d’un dessein politique qui la dépasse. La
linguistique est presque systématiquement un simple outil, et les
linguistes des experts qui n’ont guère voix au chapitre : ils servent
en écrivant la musique et en chantant la messe. On va reprendre
ici quelques-uns des cas les plus révélateurs, souvent les plus
cités, en les évoquant les uns après les autres, tant chacun est
intéressant précisément par ce qu’il a de singulier. On s’appuiera
notamment sur Fayol & Jaffré (2008), Calvet (1999), Cohen
(1953 et 1958), Février (1948), ainsi que sur les sites de J. Poitou

deuxième partie
96
(http://j.poitou.free.fr/pro/index.html) et de J. Leclerc (2007,
http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/index.html).

2.2.1. L’hébreu
L’hébreu moderne est un cas unique, celui d’une langue ressus-
citée. On a fabriqué une pratique orale à partir d’une langue
morte, comme si on faisait renaitre le latin, qui ne perdure
aujourd’hui guère plus que sous une forme orale et dans un
emploi liturgique34. Le but était politique, et le principe consis-
tait à maintenir un contact aussi étroit que possible avec un subs-
trat philologique et religieux. Il est le fruit de la volonté et du
travail d’un homme, Eliézer Ben Yehouda : Eliézer Perlman
(1858-1922) émigre en Palestine en 1881, et décide de parler un
hébreu qu’il redessine à cette fin comme une langue vivante. Il a
épousé une aspiration politique : la recréation de toutes pièces
d’un État-Nation, près de deux millénaires après sa suppression
manu militari. Il a dû affronter l’opposition des religieux, pour
lesquels le caractère sacré de l’hébreu biblique interdisait (et pour
certains interdit toujours) son utilisation laïque, comme celle de
l’Alliance israélite universelle (qui privilégiait le recours au fran-
çais, à l’anglais ou à l’allemand).
Il a inventé une pédagogie radicale, la « méthode directe », qui
consiste à plonger totalement les apprenants dans la langue cible,
fût-elle inexistante. De cette méthode est dérivé l’ulpan, qui
permet l’acquisition accélérée de l’hébreu, au prix de stages
intensifs centrés sur la conversation, où la culture vivante
remplace la théorie, avec des niveaux de référence, de l’hébreu
facile, des œuvres littéraires en version simplifiée et un encoura-
gement au multilinguisme. Dans le contexte de la création de
l’État d’Israël, il s’agissait de conserver « un certain statut sacral
qui ne pouvait manquer de retomber sur la communauté des

34
Même s’il existe au Vatican une commission de néologie des mots latins qui invente
des usages pour commenter les matchs de foot ou Internet, ainsi qu’une radio d’actua-
lité en latin.

deuxième partie
97
locuteurs » (Dieckhoff 2002), en s’écartant à dessein des judéo
langues comme le yiddish (vu comme langue de l’exil, des
pogroms, d’un judaïsme obscurantiste…), et en se rapprochant
du domaine sémitique (l’origine palestinienne, l’alphabet, le sens
de la lecture, la prononciation séfarade…). Le projet reprend à
distance celui de Moses Mendelssohn, de la Haskala (ère des
lumières) allemande des maskilim, ses adeptes, qui visaient à
intégrer une culture juive moderne dans l’Europe du XVIIIe siècle.
Autrement dit, dans le choix de l’hébreu, écrit comme oral, il y a
(projet politique s’il en est) le refus de la diaspora, la mise entre
parenthèses d’un passé honni, au nom d’un futur qu’on espère
divergeant, une volonté d’insertion dans l’environnement de la
Palestine. Du point de vue graphique, le prix à payer a été de laisser
la langue vivre et s’écarter de l’hébreu biblique, en privilégiant l’écri-
ture « pleine » (vocalisée) par rapport à l’écriture « défective » (non
vocalisée, comme l’arabe), en lâchant les rennes d’une grammaire
normative, et en laissant se développer des argots israéliens, à tel
point qu’il existe un débat – politique évidemment – sur le caractère
plus ou moins sémitique de l’hébreu moderne, dont l’écriture est
d’ailleurs loin d’être un parangon de simplicité (Hoffman 2004).

2.2.2. Le turc
Avec le turc, c’est d’abord d’écriture qu’il s’agit. Il n’existe pas
d’exemple d’un changement d’une telle ampleur, en aussi peu de
temps, et avec un tel résultat que celui de la « révolution linguis-
tique » (Dil Devrimi) turque du début du XXe siècle. Cela dit, une
convergence de dates mérite d’être mentionnée : au même
moment, le 28 octobre 1928, à Batavia, dans les Indes néerlan-
daises, un congrès de jeunes Inlanders (indigènes), décide de
créer le Bahasa Indonesia (langue de l’Indonésie), dans l’espoir de
voir se créer une nation (qui n’accèdera à l’indépendance qu’en
1945), sur la base d’une langue, qui n’est pas la langue maternelle
de la majorité de la population, en « important » une écriture qui
utilise également l’alphabet latin.

deuxième partie
98
Revenons au turc : le 1er novembre 1928, Mustafa Kemal Pacha
(« Atatürk », suite à la réforme des noms propres) fait promul-
guer une loi. Le 1er juin 1929, soit sept mois plus tard, les livres,
les journaux, l’école, et bientôt le Coran, tout a basculé.
L’alphabet arabe a été abandonné pour l’alphabet latin. Le sens
de la lecture a été inversé. L’image des mots et de la langue ont été
totalement rénovées. La langue n’est plus celle des élites, mais
celle du petit peuple d’Istanbul (finie « Constantinople »,
enterrée « Byzance »). La place de la religion se trouve inversée.
Un nouvel État-Nation turc laïc, qui penche désormais vers l’Eu-
rope et qui remplace l’Empire ottoman, a été inventé. Cela ne
s’est pas réalisé sans dégâts collatéraux, notamment vis-à-vis des
minorités (arménienne, kurde, juive…), et la brutalité de l’évo-
lution s’est faite dans un bain de sang génocidaire.
Il faut préciser que l’écriture arabe convenait mal à la langue
turque (notamment en matière de notation des voyelles), que la
distance entre oral et écrit était inéluctablement abyssale et que le
taux d’analphabétisme était faramineux (de 90 %, et l’une des
raisons majeures du changement de système d’écriture fut préci-
sément l’alphabétisation massive, clé du développement écono-
mique). Il n’en reste pas moins qu’il y a de quoi demeurer pantois
devant un changement à ce point radical, qui renvoie une évolu-
tion comme le passage à l’euro dans les anecdotes indolores de
l’histoire, qui fait basculer un pays majoritairement moyen-
oriental de l’autre côté du Bosphore, et l’amène à postuler à une
entrée officielle dans l’Europe. L’écriture du turc n’aurait pas été
ainsi révolutionnée, cela serait-il seulement concevable ?
Une comparaison s’impose ici à propos du turc et de l’hébreu.
La Turquie s’est rapprochée de l’Europe quand le choix de l’hé-
breu en a éloigné Israël. L’hébreu s’est rattaché au Moyen Orient
quand le turc s’est éloigné de l’arabe et du persan. Ils sont dans
une logique inverse, symbolisée par l’inversion du sens de l’écri-
ture, même s’ils se rencontrent régulièrement au sein des mêmes
ligues sportives, européennes.

deuxième partie
99
2.2.3. L’ouzbek
Au XXe siècle, l’alphabet de l’ouzbek a officiellement changé
quatre fois ! Jusqu’en 1928, il s’écrit en alphabet arabe. Il bascule
ensuite au même alphabet latin que le turc. Entre 1940 et 1992,
pendant la période soviétique, il s’écrit en cyrillique. Il est revenu
depuis à un alphabet latin occidentalisé. Il s’agit d’une langue de
la même famille que le turc, parlée par une population qui vit
certes en Ouzbékistan (17 millions de locuteurs, soit 70 % d’une
population qui parle une quarantaine de langues différentes),
mais également au Tadjikistan, au Kirghizistan, au Turkménistan,
au Kazakhstan, en Afghanistan et dans la province chinoise du
Xinjiang (4 millions de locuteurs au total). Elle renvoie à l’his-
toire d’une région, la Transoxiane (au delà du fleuve Oxus,
aujourd’hui Amou-Daria), où régna Tamerlan, au cœur de la
route de la soie, au croisement de la Russie, de la Turquie, de
l’Iran, de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Inde et de la Chine.
Dans un tel contexte, l’adoption d’un alphabet dépend moins de
critères linguistiques que géopolitiques. L’alphabet arabe relie ces
populations sunnites à l’Islam, tout en induisant une forme d’allé-
geance vis-à-vis du voisin iranien chiite. L’alphabet cyrillique en
fait des sujets d’un empire slave qui, à l’époque soviétique, a
découpé cette région de façon à répartir sa population musulmane
en six républiques distinctes. « Le choix du nouvel alphabet latin
révèle l’intention du gouvernement de se démarquer pour passer
dans la sphère européenne et américaine afin de contrer l’influence
russe où l’alphabet cyrillique reste toujours en vigueur. Ce choix
semble également montrer une certaine distanciation vis-à-vis de
la Turquie dont l’alphabet diffère sensiblement et de l’Iran (très
actif en Ouzbékistan), ainsi que des pays musulmans qui ont
souvent incité l’Ouzbékistan à réutiliser l’alphabet arabe35 ». Cet
alphabet latin remanié traduit en somme un rattachement aux
valeurs, notamment économiques, de l’Occident. Il va de pair avec
35
Leclerc J. « Ouzbékistan » dans L’aménagement linguistique dans le monde, Québec,
TLFQ, Université Laval, 27 décembre 2007, [http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europe/dane-
mark.htm], (30 novembre 2009), 208 Ko.

deuxième partie
100
l’ouverture du pays à des bases militaires américaines, avec une
prise de position dans les conflits en cours en même temps qu’il
tente de s’affranchir des diverses puissances voisines.
Mais on n’est plus en 1928 ni même en 1940. Les change-
ments alphabétiques se font désormais avec une population qui
est déjà fortement alphabétisée et qui utilisait le russe comme
langue écrite officielle. « Le nouvel alphabet devait avoir remplacé
l’alphabet cyrillique en 2000, délai repoussé une première fois à
2005, puis à 2010-2011. Car la mise en œuvre du changement
s’est avérée plus problématique que prévu : toute la population
est alphabétisée dans l’écriture cyrillique, les livres imprimés
disponibles sont presque tous en caractères cyrilliques (on peut le
constater dans une grande bibliothèque comme celle de
Samarqand). Les nouvelles générations qui n’apprennent que
l’écriture latine n’auraient accès qu’à un patrimoine culturel très
réduit, et les générations qui ne connaissent que le cyrillique
seraient coupées des publications nouvelles en caractères latins. À
ces difficultés liées à l’utilisation de la langue ouzbèke s’ajoute le
problème du russe, dont l’usage est loin d’avoir disparu : même
les documents officiels, qui doivent être en ouzbek, sont généra-
lement traduits en russe. Toutes ces données expliquent pour-
quoi actuellement (2009), l’alphabet cyrillique est encore le plus
employé, y compris pour la presse (peu nombreuse) et les inscrip-
tions les plus diverses – à l’exception notoire des panneaux indi-
cateurs, tous en caractères latins36. »
Ces quatre changements alphabétiques en un siècle, le dernier
peinant à se faire, traduisent moins une politique linguistique à
long terme ou bien une évolution profonde qu’une instabilité
qui reflète celle de la région, en même temps que son morcèle-
ment linguistique et ethnique. On aurait d’ailleurs pu évoquer,
dans des termes proches, l’azéri, le kazakh, le turkmène, le tadjik
ou le kirghiz, pour se limiter aux langues majoritaires dans les
États éponymes voisins.
36
Poitou J. « Ouzbek » dans Langages écritures typographie, Lyon II, 2009, [http://j.poi-
tou.free.fr/pro/html/ltn/uzbek.html], (30 novembre 2009), 76 Ko.

deuxième partie
101
2.2.4. Le coréen
Autre révolution scripturale, celle du hangul coréen dont
l’adoption date de 1948, mais dont l’histoire remonte au
XVe siècle. Un monarque éclairé et philologue d’inspiration
confucéenne, Sejong le Grand, décida de remplacer les caractères
chinois jusqu’alors utilisés pour transcrire le coréen (les hanjas)
par une nouvelle écriture phonographique, visant à transcrire la
langue parlée et à permettre l’accès à l’écriture et à l’éducation du
plus grand nombre. Mais c’était compter sans les élites de son
temps qui s’employèrent avec succès à faire proscrire le hangul,
écriture vernaculaire (qui reproduisait la langue commune) qui
les privait de leurs privilèges (la maitrise des hanjas réclamait une
culture chinoise classique). Le hangul demeura néanmoins
dévolu à divers usages réputés vulgaires comme la littérature
romanesque féminine.
Et puis les invasions chinoises et japonaises induisirent une
montée du nationalisme qui poussa le pays à adopter officielle-
ment le hangul au début du XXe siècle. Aujourd’hui, la journée de
commémoration nationale est celle du hangul (le 9 octobre en
Corée du Sud, le 15 en Corée du Nord). Cette écriture a mis
cinq siècles à s’imposer. Elle a dû attendre qu’un nationalisme
conquérant la propulse comme symbole d’une nation qui
comporte deux États antagonistes, et lui permette de vaincre la
résistance des scribes (qui perdure néanmoins en Corée du Sud).
Elle est aujourd’hui considérée, 550 ans après son « invention
royale », comme une des meilleures du monde. Le hangul
cherche à représenter les sons par une graphie des lettres aussi
peu aléatoire que possible (le dessin des lettres s’inspire de leur
prononciation, ce qui en fait des signes non arbitraires).
Il en résulte une des langues les plus faciles à apprendre, à tel
point que l’analphabétisme a quasiment disparu en Corée, au
Nord comme au Sud, et l’UNESCO a créé deux prix d’alphabé-

deuxième partie
102
tisation du roi Sejong, qui récompensent des institutions qui ont
œuvré pour combattre l’illettrisme dans le monde37.

2.2.5. Le chinois
Pour le chinois, une double révolution graphique a eu lieu
dans les années 1950, la simplification des sinogrammes
(ensemble des caractères chinois, quelles que soient la complexité
et la nature de leur composition : pictographique, idéographique,
phonographique…) et la création d’une notation phonogra-
phique à l’aide de l’alphabet latin… et puis voilà qu’elles s’estom-
pent toutes deux. La maitrise minimale du chinois « classique »
réclame la connaissance de 1 500 sinogrammes, limite en deçà de
laquelle on est considéré officiellement comme analphabète. Il
faut en savoir 4 000 pour lire les publications courantes. Les
« lettrés » en mémorisent jusqu’à 30 000 (Zhou Youguang, cité
par Calvet 1999, p. 225). Il en existe à peu près 50 000. Le
dictionnaire de Kangxi, du nom de l’empereur qui ordonna sa
compilation, qui date du début du XVIIIe siècle, comporte ainsi
49 000 caractères, classés d’une part en fonction de 214 clés ou
radicaux, et d’autre part en fonction des 1 à 52 traits nécessaires
à leur écriture. Des dictionnaires plus récents vont jusqu’à
85 000 caractères, et les ordinateurs contiennent couramment de
l’ordre de 28 000 caractères Unicode.
Le principe idéographique présente un avantage formidable
pour un État-continent où se côtoient des langues et des parlers
divers. Calvet (1999, pp. 161-169) présente le tableau des
langues en question : 70 % des Chinois parlent ce qu’on appelle
le « mandarin », 25 % parlent sept langues apparentées, de la
famille Han, et 5 % parlent des « dialectes », en l’occurrence des
langues différentes, où on trouve notamment des langues turco-
mongoles comme le ouïgour, le mandchou ou le mongol, ou
bien le tibétain dont l’écriture est héritée du brahmi. Cela fait
37
Pour plus d’information, on peut consulter soit (Calvet 1996, pp. 108-110), soit (Des-
gouttes et al., 2000), cité par Fayol & Jaffré (2008, p. 29).

deuxième partie
103
quand même plus de 6,5 millions de personnes ! Une même écri-
ture peut alors fonctionner même si les oraux des langues prati-
quées divergent. Mais elle induit un inconvénient majeur : la
maitrise de l’écriture et de la lecture, qui est difficile et qui
réclame de gros efforts, aura tendance à être réservée à une caste
et l’analphabétisme pourra paraitre plus difficile à combattre.
Il en a résulté au cours du XXe siècle, d’une part une tendance à
la simplification des caractères pour faciliter leur mémorisation
et, d’autre part, l’émergence d’une transcription phonographique
en caractères latins, le pinyin. « Transcription » est ici préférable
à « écriture », car le pinyin transcrit les caractères (syllabiques) et
non les mots, qui comportent en général deux caractères. C’est
donc davantage un assemblage de sons (traduction de pin yin),
un API romanisé, qu’une réelle écriture et il ne pourrait le devenir
qu’au prix de la solution du liangsie (« écrire en liant ») qui est
loin de faire l’unanimité et qui dénaturerait pour certains l’esprit
de l’écriture chinoise (Alleton 200838). Le pinyin présente divers
avantages (faciliter les relations avec l’Occident et les premiers
apprentissages, la lutte contre l’analphabétisme, l’accès des étran-
gers au chinois), mais il induit une conséquence majeure : une
seule langue s’imposerait à un État-Nation et condamnerait les
langues minoritaires à la dialectisation.
On imagine bien que ce type de décision est éminemment
politique, et que le parti communiste chinois s’en est occupé de
près. En 1955, il a imposé un chinois écrit officiel, le putonghua
ou « mandarin standard », qui induit une normalisation des
caractères en vue de leur simplification. En 1958, il a officialisé le
pinyin. Le putonghua s’est imposé comme le chinois officiel
(même si la simplification des caractères n’est guère pratiquée à
Taïwan), mais le pinyin est resté dédié à des usages spécifiques :
premières classes du primaire, manipulation des dictionnaires,
enseignement du chinois langue étrangère, saisie des sino-

38
À noter que cette même question du rapport entre la liaison à l’oral et la séparation
en mots à l’écrit est une de celles qui fait couramment difficulté, que ce soit en chinois,
en sanscrit… ou en français contemporain.

deuxième partie
104
grammes au clavier. Celle-ci apparait comme un élément fonda-
mental de l’évolution de l’écriture du chinois. Si, comme cela
semble être le cas, le pinyin reste plébiscité, il est certainement
promis à un avenir florissant. Si d’autres modes se développent,
le pinyin risque de demeurer confiné à des emplois spécifiques et
limités. Il s’agit d’une question certes symbolique, mais égale-
ment pratique (nombre de « clics » nécessaire pour produire un
texte) et technologique (algorithmes markoviens pour « deviner »
les sinogrammes à produire).
Au Vietnam, à l’inverse, on utilise depuis 1918 le quốc ngũ
(« écriture de la langue nationale »), qui est une romanisation du
vietnamien (parlé par 70 % de la population environ), augmenté
de nombreux diacritiques, et qui a remplacé le chũ nôm, écriture
idéophographique d’inspiration chinoise. Mais le Vietnam,
comme la Corée, n’est pas la Chine : il ne peut se définir qu’en
s’en démarquant, y compris par voie (ortho)graphique.

2.2.6. Le serbo croate


Le serbo croate est une seule et même langue, mais elle peut
s’écrire en alphabet cyrillique comme en alphabet latin. Elle
concerne au moins quatre entités nationales. Serbes, Croates,
Bosniaques et Monténégrins se comprennent parfaitement.
Quand il existe des accents particuliers, ils sont liés à une région,
non pas à une quelconque appartenance nationale. « Le XIXe siècle
avait privilégié les besoins pratiques et abouti à un compromis
librement consenti dans le respect des particularités de chacun.
Le XXe siècle n’a pas eu la même sagesse. L’unification yougoslave
s’est accompagnée parfois d’un dédain arrogant des différences,
qui n’a pas tardé à produire une réaction en sens inverse : leur
surévaluation délirante. La langue avait été dans les mains des
gouvernants serbes, puis communistes, un outil d’unification
politique, elle est devenue un instrument de division utilisé par
les divers nationalismes pour renforcer leur pouvoir » (Garde
2001 et 2002 ; Greenberg 2004).

deuxième partie
105
Dans un conflit qui est quasiment devenu « alphabétique », les
Serbes, en majorité orthodoxes, utilisent le cyrillique et les
Croates, en majorité catholiques, écrivent en caractères latins.
Seuls les Bosniaques, à majorité musulmane, gardent avec équité
l’enseignement des deux alphabets. Ailleurs, les enfants n’en
apprennent plus qu’un, et les panneaux, en bannissant l’écriture
du voisin, prétendent désormais le nier par voie alphabétique. À
l’opposé de la Suisse ou de la Belgique, la langue est la même, et
c’est seulement l’écriture qui diverge. Le sang n’en a pas moins
coulé et l’écriture, d’outil d’ouverture et de communication, est
devenue l’expression palpable d’une aspiration identitaire et
d’une volonté d’exclusion, sinon d’épuration.

2.2.7. Le norvégien
Le norvégien est un exemple inverse : une affirmation natio-
nale récente et unifiée, avec deux écrits qui cohabitent, sans
conflit sanglant à l’horizon, même s’il y eut des débats passionnés
qui se poursuivent (Haugen 1966 ; Calvet 1999). La Norvège,
qui s’est émancipée du Danemark en 1814 et séparée de la Suède
en 1905, a toujours conservé deux « langues », que l’on nomme
aujourd’hui le bokmål et le nynorsk (je viens de Norvège s’écrira
Jeg kommer fra Norge en bokmål, et Eg kjem frå Noreg en nynorsk).
Le premier, plus proche d’un danois norvégianisé, est la
« langue » des villes, de la majorité de la population, de 90 % des
publications, et il a fallu quelques vigoureuses révolutions ortho-
graphiques pour le distinguer nettement du danois, langue de
l’ancien oppresseur. Le second, considéré comme plus « originel »
et rural, est aujourd’hui la « langue » maternelle de 15 % de la
population, et il est considéré comme davantage « populaire »
que le premier. Tout Norvégien qui a fait des études secondaires
maitrise les deux « langues », et la situation largement majoritaire
de l’une n’est pas exploitée pour nier l’autre.

deuxième partie
106
2.2.8. Les politiques linguistiques
On a pris quelques exemples, parmi les plus cités et connus, en
limitant pour chacun notre propos à quelques paragraphes, ce
qui est certes réducteur, mais amène des rapprochements, à
commencer par l’importance et l’intégration du fait graphique
dans l’histoire. Un pouvoir politique ne peut pas agir facilement
sur l’oral. Sur l’écriture en revanche, il peut décider vite et fort,
en utilisant la signalisation, qui traduit l’appropriation du terri-
toire, et surtout l’école, qu’il contrôle, pour faire passer ses déci-
sions dans les faits, en l’espace d’une génération néanmoins.
Aujourd’hui, l’interdiction de parler français dans la cour des
écoles flamandes des environs de Bruxelles est ainsi nécessaire-
ment un vœu pieux, souvent considéré comme liberticide, alors
qu’imposer l’enseignement exclusif du flamand ainsi que son
usage administratif et signalétique est en revanche un acte poli-
tique efficace et contrôlable, qui exclut de fait le français du
domaine de l’écrit, des actes officiels et du territoire.
Une réussite ou un échec se mesurent d’ailleurs presque
toujours à l’aune de l’école, de l’apprentissage et de la lutte contre
l’analphabétisme. Lorsque les populations sont déjà largement
alphabétisées, la première justification d’une révolution alphabé-
tique fait défaut, et celle-ci peine à s’effectuer. Parfois, un autre
paramètre émerge : la permanence ou la réduction d’une écriture
qui facilite le maintien d’une classe de scribes au pouvoir, grâce à
laquelle des élites peuvent tenter de conserver leur prééminence
pour leurs enfants, alors que les sans grade ont moins de chance
d’y accéder. Souvent, l’intervention d’un homme, tyran ou
philologue, est déterminante. Souvent, en sus du paradigme
État-Langue-Nation, le fait religieux prend une place considé-
rable. Souvent également, les évolutions évoquées ont été envi-
ronnées de violences, et les changements graphiques se sont écrits
avec une encre de sang. Les révolutions alphabétiques suivent, en
somme, les chemins complexes de l’histoire, qu’il s’agisse d’une
évolution qui prenne plusieurs siècles, d’une décision politique

deuxième partie
107
individuelle et brutale, de simples tentatives de réformes, d’états
parfois antagonistes, ou de changements en cascades qui dépas-
sent les capacités d’assimilation des populations concernées. Les
choix alphabétiques apparaissent comme des choix civilisation-
nels, comme des actes d’allégeance ou d’indépendance vis-à-vis
de puissants voisins, parfois envahissants. En tout état de cause,
ce ne sont jamais des choix purement linguistiques.
En ce qui concerne le français, apparemment du moins, les
choses n’ont guère bougé. Depuis 200 ans, hormis quelques
aménagements lexicaux, l’immobilisme est de mise. S’il s’agissait
de perfection, d’analphabétisme en berne, de démocratisation en
marche, comme au XIXe siècle, passe encore, mais ce n’est plus le
cas. Les quelques exemples cités montrent que des changements,
éventuellement vigoureux, ou bien des cohabitations, éventuelle-
ment imprévisibles, sont parfaitement possibles. C’est, entre
autres, une question de volonté politique, et l’immobilisme est
un choix comme un autre. Au XIXe siècle, le choix d’un État-
Langue-Nation a été fait, aboutissant à la mise au pas des langues
régionales, à des intégrations territoriales comme celle de
l’Alsace Lorraine, de Nice ou de la Savoie, et à une alphabéti-
sation massive.
Au XXe siècle, au prix d’une argumentation que l’on examinera
plus loin, c’est le choix du statu quo qui s’est constamment
imposé, en même temps que le choix progressif de la franco-
phonie. Pas de sang, pas de facteur religieux, mais une ségréga-
tion par l’écriture qui s’accroit, au fil d’un fossé qui se creuse
inexorablement entre l’écrit et l’oral. L’exemple norvégien prouve
qu’on peut avoir plusieurs pratiques langagières et diverses écri-
tures pour un même pays. L’exemple chinois montre qu’on peut
tenter des transformations « révolutionnaires » et y renoncer par
l’usage. L’exemple de l’hébreu illustre l’influence du travail et de
la volonté d’un homme. Avec l’exemple coréen, on voit que les
changements peuvent prendre plusieurs siècles et concerner deux
États antagonistes. Le serbo-croate nous a fait assister à l’éclate-
ment alphabétique d’un territoire… Le XXIe siècle qui commence

deuxième partie
108
verra-t-il l’écriture du français évoluer sans crise ou bien être
demandé jusque dans la rue par ceux, de plus en plus nombreux,
qui se sentent de plus en plus exclus ?

2.3. L’histoire de l’écriture du français


L’histoire de l’écriture du français se confond-elle avec celle de
l’orthographe ? La première commence au IXe siècle avec les
Serments de Strasbourg, c’est-à-dire avec le premier texte en ancien
français, précisément écrit en langue vulgaire pour être compris
par des soldats illettrés qui ne connaissaient pas le latin. La
seconde ne débute vraiment qu’au XVIe siècle. Elle se fixe un siècle
plus tard, avec l’Académie française, pour évoluer au rythme de
ses dictionnaires successifs.

2.3.1. Du latin au moyen français


En près de 1 000 ans, on est passé du « latin vulgaire » au « gallo
roman », puis à l’ancien français (il est d’usage de parler d’ancien
français jusqu’à la fin du XIIIe siècle et de moyen français pour les
XIVe et XVe siècles). On a continué à utiliser « un latin qu’on ne
sait plus toujours écrire » (Catach 2001, p. 42), en inventant des
graphies pour pouvoir continuer à utiliser l’alphabet latin de
façon cursive, tout en s’efforçant de répercuter des prononcia-
tions qui évoluaient profondément (les codex du Moyen Âge sont
écrits très majoritairement avec trois écritures cursives, adaptées à
la calligraphie des copistes : l’écriture gothique, l’écriture onciale,
et la minuscule caroline, qui ne distinguent généralement pas les
i et les j ou les u et les v).
La seule chose qui demeure stable tout au long du Moyen Âge
est précisément l’alphabet latin, alors même que, dès l’origine, il
ne convient pas à l’écriture phonétique de parlers qui s’en éloi-
gnent profondément : comment transcrire les /ch/, les /u/, les
voyelles qui se nasalisent, les différentes prononciations des e, les
diphtongues et les glides ? Les s devant consonne qui s’en vont,

deuxième partie
109
faut-il les conserver comme des traces de graphies anciennes ou
bien en faire des graphismes à la fois décoratifs et distinctifs ? À
cette époque, les parlers régionaux sont divers, les graphies égale-
ment, et les usages de l’écrit, dans un pays où le droit est encore
oral, somme toute limités. L’illettrisme est la règle : même les
féodaux ne savent pas lire et emploient à cet effet des clercs, et
pour les divertir des troubadours, dont la culture est largement
orale. Les copistes ne prétendaient pas à une écriture nationale et
à une quelconque orthographe : ils écrivaient comme on parlait
autour d’eux, à Provins, à Lyon ou à Marseille, dans une langue
d’oïl ou dans une langue d’oc39, et ils avaient toujours la possibi-
lité de penser ou d’écrire en latin. L’ancien français dont nous
disposons est d’ailleurs le leur, par exemple celui de Guiot, le plus
célèbre d’entre eux : « le remarquable “françois” de Guiot parait
issu de nos manuels d’ancien français. En vérité, ils ont suivi
Guiot » (Cerquiglini 1996, p. 22).
Avec le moyen français, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècles, le
besoin d’écrits se fait plus pressant. « Aux quelques 500 noms qui
constituent au Moyen Âge l’essentiel des teneurs de plume,
succèdent à présent des milliers de clercs, cumulant très souvent
ce métier avec celui de relieur, d’enlumineur, de libraire, etc. »
(Catach 2001, p. 82). Justice et administration écrivent en
langue vulgaire dont le parler majoritaire de l’Ile de France
devient la langue du roi et du royaume, alors que la guerre de
Cent ans fait rage contre les Anglais. Le roi d’Angleterre
Édouard III, dans le traité de Brétigny par exemple, a encore en
1360 une vision féodale du pouvoir, dans laquelle la suzeraineté
acquise par l’hommage définit le pouvoir sur une terre, avec ses
places fortes et ses châteaux, alors que Charles V a compris que
l’adhésion des habitants était primordiale, et que cette adhésion
passait par un sentiment national, entre autres véhiculé par la
langue (Favier 1980 ; Autrand 1994). Les incunables (premiers
39
Plaisanterie facile, mais non dépourvue de sens, que le constat que, si le parler
« moyen » de l’Ile de France, où « oui » se disait « oïl », l’a autrefois emporté sur les
parlers du sud de la Loire, où « oui » se disait « oc », ce dernier prend aujourd’hui sa
revanche avec une nouvelle graphie : « OK »…

deuxième partie
110
livres édités du XVe siècle, à partir de 1470, qui remplacent peu à
peu les codex, recopiés à la main) restent majoritairement en
latin, qu’il s’agisse de religion (50 % des publications), de l’anti-
quité (30 % des publications, qui commencent à être traduites),
du droit ou des sciences (10 % des publications). Pour les publi-
cations en langues vulgaires, elles se répartissent entre le français,
l’allemand et l’italien (Febvre & Martin 1973).
Le mot « orthographe » apparait dans quelques ouvrages,
comme le Tractatus ortografie gallicane de M.-T. Coyfurelly, ou
l’Orthographia Gallica, ouvrages en latin, destinés aux scribes
anglo-normands qui avaient à copier des textes en français conti-
nental et qui ignoraient ses variantes aussi bien graphiques que
phonologiques. Il s’agit de dire comment écrire et comment
prononcer, et non comment « bien » écrire (et « bien » parler).
Nous sommes dans le « paradis des mots avant la faute »
(Cerquiglini 1996). Les grammaires, intégrées dans le trivium,
sont réservées à l’enseignement de l’hébreu, du grec ou du latin
(jusqu’à la fin du Moyen Âge, le trivium, qui comporte la gram-
maire, la rhétorique et la dialectique, constitue avec le quadri-
vium les arts libéraux, fondements de l’éducation).

2.3.2. Le XVIe siècle


Le XVIe siècle n’est pas seulement le siècle de l’éclosion ortho-
graphique, des manuels d’éducation et des grammaires, ou de
l’ordonnance de Villers-Cotterêts (signée en aout 1539 par
François Ier), qui rend obligatoire « De prononcer et expedier
tous actes en langaige françoys » (art. 111), afin que « les arretz
soient clers et entendibles » (art. 110). C’est également le siècle
de l’émergence du français comme langue de culture et des bibles
en langues vulgaires (que chacun peut lire et interpréter). C’est
aussi celui de l’implosion religieuse, de la réforme, de la contre
réforme et de la Saint-Barthélémy, celui de l’édition, des impri-
meurs humanistes et des buchers. Parmi les éditeurs brulés en
place publique, le plus célèbre est Étienne Dolet, mais il y eut

deuxième partie
111
également Antoine Augereau, sans compter les sans grade, ou
ceux qui ont dû s’exiler, comme Robert Estienne, Conrad Badius,
Denis Haultin, André Wechel… Il y eut également les autodafés
de textes jugés hérétiques, ou bien les adeptes de « réformation »,
tués lors de la Saint-Barthélémy, comme Pierre de la Ramée. On
peut remarquer que, dans la France du XVIe siècle comme plus
récemment en Turquie ou en ex Yougoslavie, les questions d’écri-
ture se sont trouvées intimement mêlées à des luttes sanglantes et
religieuses, voire même, comme B. Cerquiglini, aller jusqu’à
tisser un lien continu entre propension à la réforme orthogra-
phique et église réformée (Cerquiglini 1996).
C’est un siècle de batailles « orthotypographiques », mais
celles-ci « en cachent d’autres, beaucoup plus importantes et qui
en constituent les fondements : la bataille pour la promotion du
français, certes, mais celle du Livre lui-même, celle de l’écrit et
des “Écritures”, dans tous les sens de ce terme » (Catach 2001,
p. 100). Le XVIe siècle transforme l’écriture du français en ortho-
graphe non seulement parce que l’importance conjuguée de
l’essor de l’imprimerie et de l’évolution des prononciations le
rendent nécessaire, mais aussi parce que « nouvelle orthodoxie et
nouvelle orthographe vont ensemble » (id., ibid.). Il faut dire
qu’il devenait indispensable de mettre de l’ordre dans des
pratiques tellement diverses et complexes que les livres en deve-
naient illisibles : « des consonnes à longue hampe (p, b, f, c, etc.)
jetées à la traverse de mots qui endossent avec maladresse un
habit latin » (Cerquiglini 1996, p. 27).
Cela commence vers 1530 avec la Briefve Doctrine de l’impri-
meur Geoffroy Tory, qui propose notamment l’introduction
d’un vaste ensemble de signes auxiliaires : l’accent « agu » sur le
« e masculin » (planté), le « e féminin » (plantée), le « point
crochu » (c’est, l’hom’), la « syncope » (hardi^ment), la « diérèse »
(païs), l’« accent enclitique » qui deviendra le trait d’union
(diray’ie), la cédille ou le « e barré » (espouse/ )… Cela se poursuit
avec l’orthographe nouvelle, dite « de Ronsard », qui consiste
pour l’essentiel à systématiser et à simplifier ce qui peut l’être, qui

deuxième partie
112
aboutit à des rectifications ponctuelles : limitation de l’emploi de
« cet épouvantable crochet d’y » ; simplification, voire unifica-
tion de la transcription des prononciations /é/, /è/, /eu/, /œ/ ;
systématisation du s en finale pluriel (à la place des x et autres z) ;
suppression des lettres plus ou moins étymologiques (pié pour
pied, ver pour vert ou vers…) ; indifférence aux homophones non
grammaticaux ; réduction des consonnes doubles ; eschole
devient école, ou auctheur devient auteur, ce qui revient à
supprimer les épenthèses évanouies et les (pseudo) étymologies
grecques. On trouve ensuite Louis Meigret et son Traite touchant
le commun usage de l’escriture françoise (1542), suivi de la réaction
de Jacques Peletier du Mans dans Dialogue de l’ortografe e pronon-
ciation françoese (1550), pour aboutir enfin à Honorat Rambaud
qui, dans une Declaration des Abus que l’on commet en escrivant
(1578), propose tout de go l’introduction d’un nouvel alphabet,
franchement phonographique (voir pp. 123-127).
Ce sont, à des degrés divers, des linguistes, soucieux de phoné-
tique, voire de pédagogie, parfois des ancêtres des ortograf altèr-
nativ et autres alfonic. Ils tentent de mettre au point, le premier de
façon volontariste, le deuxième de façon nuancée, le troisième de
façon radicale, une graphie qui corresponde à la prononciation. Le
problème est notamment qu’ils ne peuvent finalement s’accorder :
l’un vient du Dauphiné, l’autre du Maine, le troisième de Marseille,
et les prononciations étaient diverses, tout comme elles le demeu-
rent, le point d’achoppement majeur étant, comme aujourd’hui, la
prononciation et la répartition des /é/, /è/, /e/, /eu/, /œ/. À titre
d’exemple, on trouvera ci-dessous une représentation de ces diffé-
rentes écritures dans l’encadré, tirées de Citton & Wyss (1989),
repris par Cerquiglini (1996, pp. 92-93).
Le pre/mier, qui e˛t l’e pue des Latins, qui e˛t e : le/ se/cond, un e cler,
qui e˛t e˛ : le/ tiers, un e sourd, que/ de/ tout tams on à ape/le feminin,
e an l’Imprime/rie/, e barre : qui e˛ e/. Lequez tous troe˛s se/ connoe˛sse/t
an ces moz, honne˛te/te, fe˛rme/te, defe˛fe/ : qu’on ecrit vulguere/mant,
honnesteté, fermeté, defaire.
Jaques Peletier du Mans, Avertissement aux Lecteurs,
Euvres Poeiques, Paris, 1581.

deuxième partie
113
Nous n’auons qu’vn caracère de l’e, lequel toutefois se prend, sans
abus, en trois diverses pronociations, ascavoir l’e masculin tel qu’il
est en ce mot décrété, l’e féminin tel qu’il est en cestuy-cy releve, le
troisième n’a pas de nom et est celuy qui entre en ces motz Fer, Mer,
net, Discret, tous trois sont en cestyt-ci Netteté.
Odet de la Noue, Dictionnaire des rymes, Genève, 1596.

2.3.3. Le XVIIe siècle et l’Académie française


Le XVIIe siècle est celui de la création de l’Académie française et
des 59 ans de gestation de son premier dictionnaire (1635-1694).
Créée par des « Lettres patentes » enregistrées par le Parlement de
Paris, elle a officiellement pour fonction de « travailler avec tout
le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines
à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter
les arts et les sciences ». « Il sera composé un Dictionnaire, une
grammaire, une rhétorique et une poëtique sur les Observations
de l’Académie », et des règles seront édictées pour l’orthographe
(articles XXIV, XXVI et XLIV des statuts). Richelieu en était « le
chef et le protecteur », fonction aujourd’hui exercée par le chef
de l’État. Ses membres constituent toujours une « compagnie »
structurée, qui rapidement s’éliront par cooptation, arborant un
uniforme chamarré de vert, et siègeront à vie, avec un parfum
d’immortalité, dans un palais à coupole situé au cœur de Paris.
Avec l’Académie française, l’orthographe devient en somme
une affaire d’État, dépendante d’une institution légitimée avec
soin, chargée d’une fonction où la langue est un des piliers de la
Patrie, un des garants de l’unité de la Nation. Trois cent soixante-
dix ans plus tard, l’institution n’a guère évolué : ils sont 40, dési-
gnés à vie, qui se cooptent dès 1672, sur un « fauteuil » numéroté ;
elle n’a été suspendue que de 1793 à 1803, pendant la Révolution
française ; depuis 1805, elle siège quai de Conti, au sein de l’Ins-
titut de France (avec l’Académie des Sciences, des Beaux-Arts,
des Inscriptions et des Belles-Lettres, des Sciences morales et
politiques) ; l’Académie française est, depuis la loi du 18 avril
2006, « une personne morale de droit public à statut particu-

deuxième partie
114
lier », à la tête d’une fondation qui possède 1,3 milliard d’actifs et
qui fait vivre près de 300 personnes. Mais elle est toujours là,
icône de l’intangibilité, dans un monde où tout a basculé.
Le Royaume est devenu République. Le modèle, en son temps
imité est devenu obsolète : l’Académie française, qui s’est inspirée
de l’Academia della Crusca (1583), a servi de modèle à la créa-
tion de la Real Academia Española (1713), de la Svenska
Akademien (1786), de l’Académie royale des Lettres et des
Sciences de Berlin (1700), de la Российская Академия Наук
(1724)… L’espérance de vie des académiciens (et, depuis 1980,
des académiciennes) a repoussé la moyenne d’âge de l’assemblée.
Les « dialectes », hier combattus et méprisés, sont aujourd’hui
respectés et courtisés. Le français, à l’époque dominateur, voit sa
place, tant réelle que symbolique, s’amenuiser dans le monde.
Les colonies, qui étaient à conquérir, sont devenues des nations à
part entière. La France, l’ancienne « mère patrie », n’est plus
qu’un des cinquante-six membres de l’Organisation internatio-
nale de la francophonie. Jusqu’au début du xxe siècle, l’Académie
française avait sur le français une autorité régalienne. Aujourd’hui,
elle n’a pas davantage voix au chapitre que l’Académie des
Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique (1772), que
l’Académie des Lettres du Québec (1944), ou que l’Académie des
Langues nationales du Sénégal (2007). D’autres institutions,
animées par de vrais experts, sont désormais à la fois bien plus
modernes et bien davantage actives.
Ainsi, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF),
créée en 1995, a été dirigée successivement par l’Égyptien
Boutros Boutros-Ghali et par le Sénégalais Abdou Diouf.
L’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), créée en 1961,
s’est réorganisée récemment pour fédérer l’enseignement supé-
rieur utilisant le français. Sur le plan national, la DGLFLF
regroupe notamment le « conseil supérieur de la langue fran-
çaise », « la commission générale de terminologie », et elle est
chargée par l’État de diverses missions relatives à la langue fran-
çaise, en concurrence directe avec une Académie française ainsi

deuxième partie
115
structurellement en déclin : « emploi et diffusion de la langue
française », « maitrise de la langue, lutte contre l’illettrisme et
action territoriale », « développement et modernisation de la
langue française », « langues de France ». En ce qui concerne les
dictionnaires financés par l’État, on peut considérer que le TLF
(Trésor de la langue française), aujourd’hui publié par l’ATILF
(Analyse et Traitement informatique de la Langue française,
laboratoire du Centre national de la recherche scientifique) est,
avec des moyens informatiques sans commune mesure, bien plus
important que le dictionnaire de l’Académie, également publié
par les soins de ce même laboratoire.
Du XVIIe au XXe siècle, la place et la fonction de l’Académie
française se sont peut-être inversées, pas son état d’esprit, fonciè-
rement conservateur. Dès ses débuts, elle oscille entre un conser-
vatisme absolu et un conservatisme éclairé, attitudes que l’on
retrouve jusqu’à la caricature tout au long de son histoire (voir
encadré p. 118). La première position consiste à ne rien vouloir
modifier, au motif assumé que l’écrit véhicule un passé qui mérite
d’être conservé, qu’il est naturellement semé d’embuches, qu’il a
légitimement vocation à permettre une sélection, que sa maitrise
réclame d’intenses d’efforts, et que le rendre plus aisé relève par
essence à la fois d’un renoncement et d’un avilissement. La
seconde position consiste à accepter que certaines évolutions se
produisent, mais sous condition qu’elles soient justifiées par
l’usage, autrement dit qu’elles soient déjà suffisamment attestées
pour qu’il s’agisse d’avaliser plutôt que d’innover. Ainsi s’est
imposé le carcan d’un cercle vicieux : 1) l’Académie française est
seule apte à juger d’une évolution orthographique ; 2) elle n’en-
térinera cette évolution que si son usage est suffisamment attesté ;
3) les usagers attendent que ladite évolution soit autorisée par
l’Académie pour en développer l’usage…
Il faut dire que sauf exception (Vaugelas, D’Olivet,
Domergue40…), les académiciens ne sont pas des linguistes, mais
40
Vaugelas a siégé à l’Académie de 1634 à 1650 (il est un des pères de la 1re édition du
dictionnaire). L’abbé d’Olivet a siégé de 1723 à 1768 (il est l’auteur de la 3e édition).

deuxième partie
116
des gens illustres, si possible des gens de lettres ou réputés tels
(un certain nombre de généraux de la Grande Guerre par exemple
sont devenus académiciens davantage pour les services rendus à
la Nation que pour leurs exploits littéraires), cooptés pour des
raisons qui n’ont rien à voir avec une compétence en lexicogra-
phie, en phonologie, en morphosyntaxe, en philologie, ou
aujourd’hui en informatique et en bases de données. Ils consti-
tuent un « Parlement orthographique », mais ils ne représentent
pas plus la Nation qu’une assemblée de cardinaux ne représente
la masse des croyants. Ils n’y prétendent d’ailleurs pas davantage
et, comme ces derniers, ils s’efforcent simplement d’éclairer les
« fidèles », et se sélectionnent en fonction d’une « éminence » qui
suffit à les légitimer. Il faut dire enfin qu’ils ne demandent rien et
qu’ils ne prononcent aucune sentence. C’est plutôt la société ou
l’État qui les sollicitent. Ce sont les usagers – éditeurs, écrivains
ou simples citoyens – qui se réclament de leur juridiction et qui
s’empressent de transformer leurs avis en jugements exécutoires.
Du coup, ériger l’usage en juge de paix a toujours présenté pour
cette « compagnie » deux avantages majeurs : d’une part, les
évolutions seront peu nombreuses et bien circonscrites ; d’autre
part, elle pourra se dispenser d’avoir à se prononcer sur le fond.
Cette « théorie » de l’usage fait de Vaugelas le père spirituel de
l’Académie française. Ses Remarques sur la langue française, utiles
à ceux qui veulent bien parler et bien écrire font du français une
langue unique, fondée sur un usage particulier, en l’occurrence
celui de la cour de Louis XIV, revu et corrigé de ses excès. On
peut ensuite changer d’usage, ce qu’a fait Grevisse avec son Bon
usage, qui s’est fondé sur le corpus de la « grande littérature » en
s’appuyant sur des citations d’auteurs, comme le recommandait
Voltaire. Mais le principe demeure de se fonder sur des modèles,
sortes de « grands électeurs » de la langue, avec le danger qu’une
partie de la population ne s’y reconnaisse plus.
François-Urbain Domergue a siégé de 1803 à 1810 (il était surnommé le « grammairien
patriote »). Le XXe siècle en revanche n’a jamais vu siéger aucun linguiste : pas davan-
tage Dauzat, Brunot, Saussure, Bally, A. Rey, C. Hagège, ou B. Cerquiglini qui, à divers
titres, auraient pu, par exemple, y prétendre.

deuxième partie
117
Conservatisme absolu Conservatisme éclairé
e
XVII siècle
La compagnie est d’advis qu’il faut La compagnie se propose : 1° De
suivre l’ancienne orthographe qui suiure l’usage constant de ceux qui
distingue les gents de lettres, d’avec savent ecrire. 2° Qu’elle ueut
les ignorants et les simples tascher de rendre autant qu’il se
femmes… pourra l’usage uniforme. 3° De le
Cahiers de Mézeray (Mezeray) rendre durable ; qu’elle a dessein
pour cela de retenir les lettres qui
marquent l’origine de nos mots,
sur tout celles qui se uoient dans
les mots latins, si ce n’est que
l’usage constant s’y oppose ; que
comme la langue latine ne change
plus, cela seruira a fixer nostre
orthographe
Cahiers de Mézeray (Bossuet)
e
XX siècle
Le français n’évolue pas : il se La langue continuera d’évoluer
corrompt, et avec une effrayante comme elle l’a toujours fait. En
rapidité. Le premier venu fait bon dépit des décrets et des circulaires
marché des règles les plus indispen- d’application. Avec l’usage pour
sables ; c’est l’anarchie, et même seul maître. Elle se modifiera, elle
quelque chose de pire que se dissoudra et, un jour, le plus
l’anarchie, car les ignorants qui tard possible, elle finira par
gâtent notre langue sont en même disparaître. Pour ma part,
temps pédants à leur manière ; ils incapable de clouer au pilori ceux
éprouvent l’étrange besoin de qui veulent la réformer puisque de
légitimer, de consacrer leurs toute façon, elle changera, je
solécismes et leurs barbarismes ; ils continuerai à utiliser les singula-
se sont, à cet effet, déjà par deux rités, les bizarreries, les étrangetés
fois adressés aux pouvoirs publics, que j’ai eu tant de mal à
qui n’ont pas toujours eu la sagesse apprendre. Et je continuerai,
de se récuser. naturellement, à faire de ces fautes
Déclaration de A. Hermant, séance délicieuses qui sont pour beaucoup
du 13 décembre 1928 (Catach 2001, dans les charmes de la grammaire.
p. 332). Jean d’Ormesson, Le Figaro Magazine
du 7 juillet 1990

deuxième partie
118
2.3.4. Les dictionnaires de l’Académie
Neuf éditions émaillent l’histoire de l’Académie française, avec
des longueurs de gestation qui, hormis la première édition, vont
croissant : 1694 (59 ans), 1718 (24 ans), 1740 (22 ans), 1762
(22 ans), 1798 (36 ans), 1835 (37 ans), 1878 (43 ans), 1932-
1935 (54 ans), 1986-20.. (pas terminée). La dernière édition
s’arrête aujourd’hui à plébéien, dans son édition numérique tout
du moins (http://atilf.atilf.fr/academie9.htm). On y fait référence
en disant « Académie + année ». La 4e édition (1798) a été publiée
alors que l’Académie était dissoute. Force est de constater qu’au
xxe siècle la publication s’étend sur plusieurs dizaines d’années,
en dépit des technologies numériques qui ont considérablement
accéléré tous les travaux lexicographiques. Sur ces neuf éditions,
deux témoignent d’une véritable attitude orthographique, qui
reflète celle de leur siècle (les autres dupliquent peu ou prou
l’essentiel des précédentes) : l’édition de 1740 et celle de 1835.
L’édition de 1740 est essentiellement due à un homme, l’abbé
d’Olivet, véritable linguiste. C’est la plus novatrice de toutes.
Elle est le reflet d’une volonté de faire régner la raison sur cette
question. « Non seulement d’Olivet était d’avis de procéder par
étapes, ce que les académiciens postrévolutionnaires ont fini par
oublier, mais il ne s’est pas contenté de suivre l’usage, il l’a “réglé”,
au nom de la conception qu’il avait alors de la “raison” » (Catach
2001, p. 239). Dans son usage personnel comme dans le diction-
naire, l’abbé d’Olivet supprime les lettres superflues et notam-
ment les s muets, il introduit les accents pour différencier
proprement les /é/ des /è/, il remplace le y final par i, il introduit
le ï chaque fois que le y ne correspond pas à deux i, et il réduit
considérablement les consonnes doubles. Il y a une logique dans
son approche de la question : d’une part, simplifier le système
consonantique ; d’autre part, distinguer les voyelles ouvertes des
voyelles fermées ainsi que les voyelles brèves des voyelles longues.
Cette logique a aujourd’hui disparu du « français standard », ce
qui pousse à trouver un signe commun pour les voyelles oppo-

deuxième partie
119
sées (parallèlement, on ne distingue plus véritablement de
« quantité »). En allant un peu plus loin, on aurait pu régler des
problèmes encore aujourd’hui en suspens comme celui des verbes
en -eler/-eter. Mais surtout, en 1740 règne une véritable liberté
orthographique, notamment de la part des académiciens
(Voltaire par exemple était capable de changer l’orthographe
d’un même mot dans le courant de la même page), selon qu’on
veut faire référence à une étymologie, ou qu’on désire s’en affran-
chir. L’Académie prétend surtout conduire une réflexion plutôt
que de régenter. L’erreur existe (de errare, « chercher son
chemin »), pas encore la faute, avec la culpabilité qui s’ensuit.
En 1835, l’édition explose, l’alphabétisation galope, la fonction
publique se constitue, avec une dictée pour examen d’entrée.
L’orthographe est devenue quelque chose d’intangible, un des
piliers de la nation : le « fixisme » a gagné, même si les académi-
ciens n’ont jamais réclamé que le dictionnaire devienne l’étalon
suprême, ni même qu’un tel étalon soit indispensable. Il n’en
demeure pas moins que l’Académie, au lieu d’être un lieu de
débats éclairants entre gens éclairés, devient un parlement qui
fabrique une orthographe d’État, à partir de laquelle on pourra
juger ceux qui fautent, les sanctionner, les exclure, les stigmatiser,
et récompenser ceux qui marchent droit. Au lieu de mettre en
œuvre une logique, l’Académie accentue les difficultés dans le
désordre : à côté de la transformation du oi en ai à l’imparfait et au
conditionnel, elle ajoute des consonnes doubles et des lettres plus
ou moins étymologiques (on lui doit analyse, aneth, aulne,
advient…). Le dictionnaire de 1835 signe l’acte de naissance de la
représentation que nous nous faisons de l’orthographe française.
La logique n’est plus dans une « raison » appliquée à la langue.
Elle est dans un processus de normalisation où la difficulté est
érigée en vertu. La maitrise de l’orthographe devient un sésame
qui se mérite. La logique des Dicos d’or est en marche : il existe
un éden orthographique réservé à quelques heureux élus. Le
chemin de croix du commun des élèves et des citoyens se trans-
forme en sport pour champions dopés aux délices des difficultés

deuxième partie
120
absconses et à la musculation mémorielle. On retrouve cette
même comparaison « sportive » dans nombre de livres récents
sur l’orthographe, de De Closets (2009) à Manesse & Cogis
(2007, p. 23) : « Comme elle est d’une complexité indiscutable,
la maitrise de l’orthographe se pare d’un grand prestige et le
brillant orthographieur est fêté en France comme un sportif de
haut niveau ». L’or et les lauriers pour quelques-uns, les épines
pour tous les autres, sauf qu’à la place du « 100 m nage libre »,
c’est de l’écriture de chacun qu’il s’agit. On peut vivre sans aller
tous les jours à la piscine. Quand l’orthographe nous résiste,
mieux vaut éviter d’avoir à écrire.

« Je serais maire, le premier magistrat d’Arpajon ! puis conseiller


général ! puis député ! Et après ? le portefeuille ! Qui sait ?
(Tristement.) Mais non ! ça ne se peut pas ! Je suis riche, considéré,
adoré et une chose s’oppose à mes projets : la grammaire française !
Je ne sais pas l’orthographe ! Les participes surtout, on ne sait par
quel bout les prendre : tantôt ils s’accordent, tantôt ils ne s’accor-
dent pas ; quels fichus caractères ! Quand je suis embarrassé, je fais
un pâté, mais ce n’est pas de l’orthographe ! Lorsque je parle, ça va
très bien, ça ne se voit pas, j’évite les liaisons. À la campagne, c’est
prétentieux et dangereux ; je dis : « Je suis allé » (Il prononce sans
lier l’s avec l’a.) Ah ! dame, de mon temps, on ne moisissait pas dans
les écoles ; j’ai appris à écrire en vingt-six leçons, et à lire, je ne sais
pas comment, puis je me suis lancé dans le commerce des bois de
charpente ; je cube, mais je ne rédige pas (Regardant autour de lui.)
Pas même les discours que je prononce… des discours éton-
nants !… Arpajon m’écoute la bouche ouverte… comme un imbé-
cile !… On me croit savant… j’ai une réputation… mais grâce à
qui ? Grâce à un ange… » (il s’agit de sa fille qui prétend se
marier…).
Extrait de La Grammaire de Labiche, où il est question
de perdre son orthographe en même temps que sa fille.

L’histoire du français, qui commence au IXe siècle avec les


Serments de Strasbourg, est en somme devenue l’histoire de son
orthographe à compter du XVIe siècle, avec les premières gram-
maires, assorties des premiers ouvrages sur la façon dont il

deuxième partie
121
convient de « bien » écrire. Elle se fixe au XVIIe siècle, avec la créa-
tion d’un « Parlement orthographique » en 1635 : l’Académie
française, dont les différentes éditions du dictionnaire rythment
les évolutions orthographiques. Auparavant, les français parlés
ont continué à s’écarter d’un latin qui a conservé un rôle impor-
tant, notamment dans l’Église comme dans l’Université, un État-
Nation s’est constitué autour d’un parler et au détriment des
autres, le papier et l’imprimerie sont apparus, et l’alphabétisation
est sortie des monastères et des chancelleries pour s’étendre
profondément, tout d’abord dans les villes, puis dans tout le
pays. Depuis quelque 200 ans enfin, en dépit de l’émergence de
l’Europe, de la francophonie ou des nouvelles technologies, le
« fixisme » l’emporte, c’est-à-dire une tendance au figement
d’une orthographe volontairement difficile à maitriser, en grande
partie conçue comme outil de sélection.

2.4. Des réformes avortées


Depuis le XVIe siècle, les propositions de réforme n’ont pas
manqué, que ce soit aux XVIe et XVIIe siècles, alors que l’ortho-
graphe était en évolution régulière et rapide, ou bien aux XIXe et
XXe siècles, alors qu’elle s’était figée. Certaines, par nature
utopiques, sont d’inspiration phonocentriste, c’est-à-dire qu’elles
visent à changer l’alphabet, de façon à faire correspondre une
lettre avec un son. D’autres, souvent proposées par des respon-
sables politiques, sont d’inspiration graphocentriste, c’est-à-dire
qu’elles visent, pour des raisons au moins autant sociales que
linguistiques, à faire évoluer un système dont elles ne remettent
pas en cause les bases. Actuellement, une réforme douce et
progressive est en marche (les « rectifications » de 1990) et on
tentera de faire un bilan de sa diffusion.

deuxième partie
122
2.4.1. Les utopies phonocentristes
Quand on utilise le mot « réforme », cela devrait exclure d’em-
blée toutes les tentatives d’instauration d’une écriture phoné-
tique, c’est-à-dire écarter par principe l’ensemble des entreprises
les plus vigoureuses de modification du système d’écriture, de
Meigret à l’ortograf altèrnativ, en passant par Ramus, Rambaud,
Marle, Passy (voir pp. 112-114) ou l’alphonic (voir pp. 79-81)…
En effet, ces tentatives, dites « phonocentristes », sont fondées
sur un principe bien particulier où lire reviendrait dans l’ordre :
1) à oraliser 2) à comprendre. Le « graphocentrisme », à l’inverse,
présuppose que la lecture permet d’abord de comprendre, et
ensuite, si besoin seulement, d’oraliser. De ce point de vue,
l’arabe pose un problème particulier (Choubachy 2007), et
notamment l’arabe classique, qui ne vocalise pas et qui, en paral-
lèle, ne correspond plus aux différents arabes dialectaux. Il faut
donc comprendre pour pouvoir oraliser, alors que nous avons la
possibilité de faire le contraire : lire, i.e. oraliser, peut permettre
de comprendre. Dans un cas, on privilégie la phonographie, dans
l’autre la sémiographie, en oubliant éventuellement que toute
écriture est une combinaison des deux (Jaffré & Pellat 2008).
Lire en effet, ce n’est pas lire à « voix basse », et c’est très rarement
lire à haute voix, exercice bien autrement complexe que de
simplement déchiffrer, et qui nécessite tout autant d’avoir préa-
lablement compris. Autrement dit, les tentatives phonocentristes
ne sont pas des réformes, mais des révolutions, fondées sur un
bouleversement radical des fonctions de lecture/écriture.
Quelle que soit la façon dont ces tentatives phonocentristes
tentent d’envisager les problèmes, elles affirment la primauté du
rapport biunivoque une lettre/un son, et font passer tout le reste
au second plan, ce qui les amène à être confrontées à trois contra-
dictions insurmontables :
• Pour être compréhensible, une écriture doit séparer les
« mots », or, toute distribution des blancs se mue instantanément
pour le français en une trahison de la prononciation. L’effet

deuxième partie
123
cumulé des voyelles opposées, des liaisons, de l’effacement des
schwas et des assimilations dévaste rapidement le concept même
de « mot » : je suis sûr que je lui ai dit de te prévenir se dit couram-
ment /chµisurgjiyEdit’eprévnir/, qu’on ne peut plus séparer en
unités graphiques sans en dénoncer la prononciation.
• Les prononciations du français sont diverses (en France et
dans la francophonie), et toute écriture phonétique aurait
tendance à privilégier une prononciation par rapport à d’autres,
à définir un centre, en repoussant vers des périphéries, aussi bien
diverses prononciations que ceux qui les pratiquent.
• Inéluctablement, on constaterait que c’est l’alphabet latin
qui est inadéquat, et on serait tenté d’en réaliser une dérivation,
alors qu’il symbolise l’adéquation à une civilisation, à un conti-
nent, à des valeurs… Prendre ses distances, ou bien en créer un
autre, signifierait bien davantage se positionner par rapport aux
autres écritures que de résoudre quelque problème de transcrip-
tion spécifique au français que ce soit.
À l’instar des inventeurs de langues41, les réinventeurs d’écritures
que sont les phonocentristes sont des utopistes, au sens propre du
terme. Ils se lancent dans une création qui vise à régler le problème
de façon radicale, à l’aide de solutions inventées de toutes pièces et
venues de nulle part (sens étymologique d’utopie), dans la mesure
notamment où ils ont tendance à ignorer aussi bien l’histoire de la
langue que leurs pairs et leurs prédécesseurs. Ce ne sont que des
écritures, non des langues, certes, mais leurs promoteurs sont mus
par un même idéalisme, une même générosité, une semblable
ignorance des complexités et des contraintes du réel. Ils ont une
même tendance à se rapprocher de la communauté, aussi large que

41
En linguistique, on parle de langues construites (conlangs ou constructed languages
en anglais), ce qui est différent de la quête adamique (recherche d’une langue origi-
nelle), ou de la xénoglossie (s’exprimer dans une langue qu’on ignore). Outre l’espé-
ranto et le volapük, on peut citer le basic english, l’ido, le signuno, l’interlingua, le latin
sine flexione, le sistemfrater, le loglan, le pona, le glot, le baleybelen…, sans parler des
inventions littéraires comme le quenya et le sandarin de Tolkien, le novlangue d’Orwell,
le grand-singe de Burroughs, le klinglon d’Okrand, ou le mando’a et le goa’uld de cer-
taines séries télévisées récentes. Pour davantage d’informations, on peut consulter,
outre (Yaguello 2006), le site désormais non actualisé de R. Kennaway (http://www2.
cmp.uea.ac.uk/~jrk/conlang.html).

deuxième partie
124
diverse, des fous du langage, à se muer en gourous solitaires qui
s’abiment dans un travail sans cesse en renouvèlement.
Le problème, en matière de réformes orthographiques, est que
les initiatives de ce type ont eu des incidences considérables sur le
rejet de propositions beaucoup plus modérées, ainsi entachées de
socialisme jusqu’au-boutiste par le simple fait, par exemple, que
Fourrier s’en est saisi pour son Phalanstère ou Cabet pour son
Icarie, comme en atteste le passage des mémoires d’A. Dumas
encadré p. 126. Les excès des promoteurs d’une révolution
graphique radicale ont toujours servi d’argument aux conserva-
teurs, tenants de la complexité orthographique, pour repousser
les tentatives de réformes graphocentristes et modérées. Le
Figaro, en 1893, écrit par exemple : « il se fai gran brui dans la
Press dé réform ortografic don M. Gréar sé fai le champion é ke
lacadémi francèze a voté dans un de sé dernière séance », et réci-
dive 100 ans plus tard en ironisant : « les eczéco seron départajé
par une épreuve de so en oteur ». Or, la réforme d’Octave Gréard
ou les « rectifications » de 1990 ne supposaient rien de tout cela
et ne méritaient pas tant de mauvaise foi. Mais elles provenaient
d’un homme éminent, membre de l’Académie, qui l’avait agréée,
ou d’un organisme officiel, regroupant les plus grands spécia-
listes de la question. Quand le péril gronde, quand on touche à
des questions existentielles, l’urgence l’emporte sur la loyauté des
armes et la sincérité des arguments.
En fait, le phonocentrisme conduirait à promouvoir une écri-
ture qui ressemblerait à l’API intuitif, ici utilisé comme un
alphabet phonétique, rendu aussi accessible que possible. Or,
cela n’a rien à voir : un alphabet phonétique rendra compte de la
diversité des pratiques comme de la subtilité des évolutions (on a
repris le concept de « voyelles opposées » pour cette raison), et il
ignorera la mise en mots qui constitue précisément le fondement
de toute lecture/écriture. Étonnant retournement de l’histoire,
Paul Passy, un des promoteurs d’une écriture phonocentriste,
utopiste lui-même (il a créé une communauté libertaire), et qui a
involontairement poussé au rejet des tentatives de réformes de

deuxième partie
125
Il existait de par le monde un homme qui s’y présentait avec une singu-
lière prétention : c’était celle de renverser toutes les règles de l’orthographe,
pour leur substituer une orthographe sans aucune règle. À son avis,
chaque mot devait s’écrire comme il se prononçait. De la racine grecque,
de la racine celtique, de la racine romaine, de la racine arabe et de la
racine espagnole il ne s’inquiétait aucunement. Ainsi, il écrivait le
dernier adverbe que vient de laisser échapper notre plume oqunemen.
C’était assez difficile à lire, mais il parait que c’était plus facile à écrire.
Cet homme s’appelait M. Marle. M. Marle cherchait partout des parti-
sans à son orthographe ; il comprenait qu’il ne pouvait faire de révolu-
tion que comme Attila, c’est-à-dire à la tête d’un million d’hommes. Or,
ayant jugé sans doute que les hommes de lettres, et en particulier les
vaudevillistes, étaient ceux qui devaient le moins tenir à l’orthographe,
il avait surtout essayé de faire ses embauchements parmi nous. Ce brave
M. Marle publiait un journal écrit dans cette étrange langue que nous
venons de dire. Ce journal, il le publiait chez un imprimeur qui demeu-
rait cour des Fontaines, et qui s’appelait Setier. Aujourd’hui M. Marle,
l’imprimeur Setier et la cour des Fontaines elle-même ne sont plus. Mais
la réforme de l’orthographe est devenue la grosse question qui préoccupe
nos linguistes. On trouve des « simplificateurs » jusque dans le Conseil
de l’Instruction publique ; et, voilà quelques mois, des concessions ont été
faites à l’esprit nouveau par le Gouvernement et l’Académie.
Mémoires d’A. Dumas

l’orthographe, est devenu le créateur de l’alphabet phonétique


international (API), c’est-à-dire un des pères de la phonétique :
« le phonocentrisme a réussi. Meigret, Ramus, Rambaud et tous
les autres ont trouvé en Passy leur héritier triomphant qui a su
“peindre sur le vif ” toutes les langues du monde, et les faire
entendre. Il n’a, il est vrai, pas su les faire lire : son alphabet est
inutilisable » (Cerquiglini 1996, p. 157). Les phonographistes
sont tentés par les pasigraphies, c’est-à-dire par les langues artifi-
cielles, recourant à des systèmes de notation universels. On peut
remarquer à ce sujet que même la langue des signes ne parvient
pas à une universalité, alors qu’elle s’y atèle depuis ses origines et
qu’elle devrait théoriquement s’y prêter (Cuxac 1985).
Dans la pratique actuelle de la lecture, qui n’est certes plus celle
de saint Augustin (voir p. 94), lire c’est d’abord comprendre, et
non pas oraliser. Les mots ont une image, à laquelle contribuent

deuxième partie
126
leurs éventuelles « imperfections », qui facilitent leur reconnais-
sance comme leur compréhension et, partant, la lecture cursive
dont le fonctionnement passe peu par l’oralisation. On peut
réformer l’orthographe, changer l’image des mots, à condition de
ne pas nier leur importance, au nom par exemple d’une plus
grande facilité d’apprentissage de l’écriture, qui sollicite d’ailleurs
au moins autant la compréhension que la lecture. La compétence
orthographique existe, certes, mais elle n’est pas plus importante
que d’autres : lire, écrire, rédiger sont des compétences fonda-
mentales, qui ne passent pas nécessairement par une perfection
orthographique. C’est dans cet état d’esprit, pragmatique diront
les uns, graphocentriste diront les autres, qu’a été proposée
depuis la fin du XIXe siècle une succession de réelles « réformes »,
dont on trouvera un historique dans Catach (1991).

2.4.2. Les tentatives graphocentristes


On en retiendra pour notre part cinq, depuis celle d’O. Gréard,
en 1893, jusqu’à la plus récente, en 1990. Il s’agit des cinq
démarches officielles à l’initiative de l’État, qu’elles aient été
lancées par des ministres en exercice et dument promulguées, ou
que, émanation de commissions éphémères, elles aient été d’em-
blée mises à l’écart :
• Octave Gréard, agrégé des Lettres, vice-recteur de l’Académie
de Paris et académicien lui-même, dévoile une Note présentée à la
Commission du Dictionnaire de l’Académie française en juillet
1893. C’est le résultat du travail d’une commission créée par
l’Académie, suite à une circulaire du ministre de l’Instruction
publique, L. Bourgeois, qui appelait les recteurs à davantage de
tolérance et de modération. Elle est votée par l’Académie à une
faible majorité pour être rapportée le 26 octobre, après une
campagne de presse virulente.
• Georges Leygues, ministre de l’Instruction publique et des
Beaux-Arts, publie le 31 juillet 1900 un arrêté de tolérance, qui a
pour but, « dans les examens, de ne pas compter comme fautes

deuxième partie
127
graves celles qui ne prouvent rien contre l’intelligence et le véri-
table savoir des candidats, mais qui prouvent seulement l’igno-
rance de quelque finesse ou de quelque subtilité grammaticale ».
Il est rapporté pour les mêmes raisons le 26 février 1901, suite à
une réaction très vive de l’Académie, qui n’avait pas été consultée
auparavant, et il est remplacé par des tolérances plus limitées, qui
resteront en vigueur tout en demeurant lettre morte. L’Académie
créera en revanche diverses commissions consacrées à l’ortho-
graphe (rapport Faguet en 1903, Brunot en 1905…), qui feront
des propositions d’autant plus mises sous le boisseau qu’elles
seront parfois audacieuses.
• En 1950, Aristide Beslais, directeur général de l’enseigne-
ment du premier degré, est nommé président d’une commission
ministérielle d’étude. Il rend un rapport en 1952 qui subit égale-
ment les foudres des contre réformistes, et qui est mis au placard.
En 1960, une seconde commission Beslais est créée, qui rend son
rapport en 1965. En vain.
• Le 28 décembre 1976, René Haby, ministre de l’Éducation
nationale, prend un arrêté qui sera publié dans le BO du 9 février
1977. Il apparait quasiment sans crier gare, sans consultation
formelle de l’Académie, et provoque quelques remous seulement.
C’est une reprise légèrement amplifiée de l’arrêté de 1901, qu’il
est censé remplacer, avec ce même souci de tolérance limité aux
situations d’examen à l’intérieur de l’institution « Éducation
nationale ». En vigueur et lettre morte également ? Je peux
simplement témoigner que, professeur de collège de 1978 à
1989, je pourrais contresigner ce que dit M. Arrivé de l’arrêté de
1901 et reconnaitre avec lui qu’il n’y a pas de quoi en être fier :
« L’avouerai-je ? Professeur de 6e et 5e de 1958 à 1962, j’en
connaissais vaguement l’existence – pour l’avoir aperçu dans
l’Appendice du Bon usage –, mais je n’ai jamais tenu compte
systématiquement de ses “tolérances” » (Arrivé 1993, p. 110).
• Le 6 décembre 1990, parait au Journal officiel, Documents
administratifs un rapport intitulé Les rectifications de l’ortho-
graphe. Il est produit par le Conseil supérieur de la langue fran-
çaise (CSLF) créé par décret, directement rattaché au Premier

deuxième partie
128
ministre, Michel Rocard, qui l’avait officiellement saisi de cette
question le 24 octobre 1989. Ce conseil peut s’appuyer sur la
Délégation générale à la langue française (DGLF, devenue depuis
la DGLFLF, avec l’ajout de « et aux langues de France »). Ses
propositions ont été approuvées par l’Académie française le
17 janvier 1990, par 23 voix contre 6. L’autorité orthographique
a été politiquement modifiée et la réforme, qui a provoqué une
polémique particulièrement vive (on en trouve une analyse dans
Arrivé (1993) et dans De Closets (2009)), après avoir semblé
enterrée, progresse à petits pas.

Sur quoi portent les réformes ? Avec quelques variations, il


s’agit d’un ensemble de points récurrents et limités42 :
• les numéraux : ils peuvent être liés par un trait d’union (cent-
un) et cent comme vingt peuvent être invariables (trois-cent, trois-
cent-quatre-vingt) ;
• les mots composés : une tendance à la soudure est manifeste
(une autoécole, un portemanteau), et leur pluriel se régularise (un
compte-goutte, un pèse-personne, des compte-gouttes, des pèse-personnes) ;
• l’accord du participe passé : on peut laisser ce dernier inva-
riable, tantôt avec laisser seulement (elle s’est laissé fléchir), tantôt
également suivi d’un infinitif (la voiture que j’ai vu venir), ou
bien avec en (des bêtises, j’en ai fait) ;
• le genre et le nombre : on peut écrire la confiture de groseille(s),
ils mettent leur(s) chapeau(x), un troupeau de moutons traverse(nt),
nu(s)pieds, demi(e) heure, une nouveaunée, des bijous… ;
• l’accentuation : on peut mettre un accent lorsque les e sont
prononcés (asséner) ; on respecte la prononciation des /é/ /è/ (je
cède, évènement), y compris sur les verbes en -eler/-eter (je jète,
j’amoncèle) ; on supprime les accents circonflexes sur le i et le u
(ile, flute, gout, aout), avec des aménagements possibles lorsqu’il y

42
On trouvera sur le site de l’AIROE (Association pour l’information et la recherche sur
les orthographes et les systèmes d’écriture (http://airoe.org/)) l’ensemble des proposi-
tions faites par les différentes entreprises de réforme, et sur le site de la DGLFLF
(http://www.dglflf.culture.gouv.fr/) l’ensemble des liens nécessaires pour accéder aux
détails des Rectifications de 1991, ainsi qu’au rapport de suivi de 2006.

deuxième partie
129
a une possible ambigüité (il a dû, il croît) ; le tréma sur u est mis
sur la voyelle prononcée (ambigüe, ambigüité) ;
• les mots d’emprunt : ils sont autant que possible francisés
(un weekend, un cowboy), et leur pluriel suit la règle générale
(gazole, référendum, une toréra, des jazzmans, des médias) ;
• les familles de mots : elles s’unifient, avec une tendance à la
réduction des doubles consonnes : un char(r)iot et une char(r)
ette, un imbécil(l)e et l’imbécil(l)ité, mais aussi dizième,
onzième… ; une tendance à la suppression des lettres muettes :
ognon, pié, rume, rapsodie… ; une tendance au remplacement des
y par i : analise, simbole… ; une tendance au remplacement du m
devant p/b/m par n : enmener, enporter, enbêter…
D’autres projets ont parfois été plus ambitieux (J. Damourette
et A. Dauzat en 1940 ou C. Beaulieux en 1950 par exemple). Ils
ont proposé notamment la régularisation de certaines graphies
sur les prononciations et la suppression des consonnes doubles
(prudament, fame, solanel), la disparition des étymologies gre(c)
ques (sic) (ortografe, caos, tecnique, aquérir), la suppression de
certaines consonnes parasites (asme, autone, boneur), la suppres-
sion des e intervocaliques non prononcés (gaiment, dénoument,
atermoiment) ou bien la suppression de l’utilisation du x en fin de
mot (des épous, des chevaus, une crois, heureus). Soit que les projets
en question n’aient pas bénéficié d’une assise institutionnelle
suffisante, soit qu’ils aient été trop ambitieux, ces propositions
n’ont été suivies d’aucun effet.

2.4.3. Les « rectifications » de 1990


Apparemment, la contre réforme a gagné, puisqu’elle est
parvenue à faire avorter toutes les tentatives de réforme du
XXe siècle. Mais apparemment seulement, puisque la réforme,
certes modérée, a la loi pour elle (les arrêtés Leygues puis Haby
sont « en vigueur »), et qu’un certain nombre d’évolutions ont
effectivement eu lieu. N. Catach (2001, p. 344) note par exemple
qu’« Environ un mot sur deux a, parfois à plusieurs reprises,
changé de forme depuis le XVIIe siècle. S’agissait-il de décisions

deuxième partie
130
humaines, ou d’une transformation incontrôlable de ce monstre
à mille visages que l’on nomme l’“usage” ? Ni tout à fait l’un, ni
tout à fait l’autre, et parfois un peu des deux. Selon les périodes,
et parfois en même temps, l’Académie s’est ouverte à la sollicita-
tion extérieure, ou au contraire s’y est opposée, au nom d’une
autre conception de la langue ». Force est de constater néan-
moins que la mise en application desdits arrêtés comme des
ultimes Rectifications reste très relative.

Malgré ses précautions, les réactions hostiles ne se sont pas fait


attendre, comme on a pu le constater en lisant les commentaires
des lecteurs du Figaro.fr. L’un d’eux déclare : « Le Robert rejoint
donc ceux qui sans cesse depuis 1968 n’arrêtent pas de céder à la faci-
lité. » Un autre propose d’échanger « deux dicos Robert contre
Larousse… pour cause de trahison » ; un autre encore traite Alain
Rey de « gauchiste » et pense que l’entreprise du Robert cache « un
plan d’abrutissement et d’analphabétisation des masses ».
C’est sans doute excessif, mais cette orthographe à deux visages
risque de poser quelques problèmes. Une pensée tout d’abord pour
les joueurs de Scrabble et les cruciverbistes qui ne sauront plus à
quelle graphie se vouer. Plus sérieusement, que feront les journaux
et les éditeurs ? Pourra-t-on trouver le même mot écrit de deux
façons différentes dans le même journal sous prétexte que ni l’une
ni l’autre forme n’est fautive ? Rédacteurs et correcteurs iront-ils
dans le sens du conservatisme ou dans celui de la réforme ?
Et quand il s’agira de rééditer des ouvrages, faudra-t-il en « moder-
niser » l’orthographe ?
Ce qui est sûr, c’est qu’on ne se débarrasse pas facilement de ses
habitudes orthographiques et que les nouvelles graphies vont
encore longtemps cohabiter avec les anciennes.
Extrait de l’article du Nouvel Observateur du 7 octobre 2008

Là aussi cependant, il faut nuancer : leur mise en application


patine, mais elle est en marche, avec une mise en œuvre suivie
par des instances officielles, qui observaient en 2006 :
• que son existence est davantage connue en Suisse, en Belgique
ou au Canada (des échantillons représentatifs d’utilisateurs affir-
ment connaitre les Rectifications à 42 % contre 10 % en France),
ce qui n’empêche pas qu’elle soit parfois davantage mise en

deuxième partie
131
pratique en France qu’ailleurs (56 % du même public test y régu-
larise le pluriel des noms composés, contre 47 % ailleurs) ;
• que l’ensemble des correcticiels (notamment les correcteurs
orthographiques associés aux principaux traitements de texte)
intègre désormais l’orthographe rectifiée à la demande (voir
encadré ci-dessus) ;
• que l’ensemble des dictionnaires intègre désormais l’ortho-
graphe rectifiée, dans un mouvement qui va croissant (Le Petit
Robert par exemple, après avoir intégré 1 500 rectifications en
1993, en a rajouté 6 000 en 2009, sur un total de 60 000 mots),
et dans un contexte où la virulence des réactions s’estompe (voir
encadré ci-dessus).

Il y a quelques mois, nous avons sorti un nouveau correcteur ortho-


graphique français pour les utilisateurs de ***2003. Comme je l’ai
signalé sur ce blog, ce nouvel outil a été intégré en septembre 2005.
Une des caractéristiques principales de ce nouveau correcteur est
qu’il tient compte de la réforme de l’orthographe telle qu’elle est
recommandée par les instances officielles comme l’Académie fran-
çaise, le Conseil Supérieur de la langue française, etc. J’ai déjà abordé
ici même les différents changements ainsi que le label de qualité qui
a été décerné à cet outil. Je n’y reviendrai donc plus ici, sinon peut-
être pour souligner que tout bouge régulièrement dans ce domaine.
Je signalais il y a quelques semaines que le nouveau Bescherelle
inclut maintenant toutes les formes rectifiées dans ses tableaux de
conjugaison et que le Nouveau Littré 2006 reconnait aussi explici-
tement les nouvelles graphies. Le Groupe québécois pour la moderni-
sation de la norme du français m’informe maintenant que le Petit
Larousse 2007 inclut à présent une page intitulée « Orthographe :
les rectifications de 1990 » où toutes les règles de la nouvelle ortho-
graphe sont présentées.
Les textes officiels sont clairs : tant l’orthographe traditionnelle (les
« anciennes » graphies) que la « nouvelle » orthographe sont consi-
dérées comme correctes. Ceci explique que, par défaut, le correc-
teur accepte donc les deux types de graphies. Nous avions toutefois
fourni une boite (ou boîte) de dialogue distincte permettant à l’uti-
lisateur de choisir le type de graphie qu’il souhaitait appliquer s’il
désirait changer la configuration par défaut.

deuxième partie
132
Si vous installez *** 2007, vous remarquerez qu’il n’est plus néces-
saire de télécharger cette boite de dialogue distincte. Tout est désor-
mais intégré aux options linguistiques de *** 2007 (accessibles via
le gros bouton *** dans le coin supérieur gauche de la fenêtre de
***). Comme on peut le voir ci-dessous, le menu pour les Modes
français vous permet de choisir l’une des trois options :
Ces trois options vous permettent de :
(a) considérer les anciennes graphies (orthographe traditionnelle)
et les nouvelles graphies (orthographe rectifiée) comme
correctes (option par défaut)
(b) n’appliquer que l’orthographe traditionnelle (les nouvelles
graphies seront alors soulignées en rouge)
(c) n’appliquer que les graphies rectifiées (les anciennes graphies
seront alors soulignées en rouge)
Extrait du site *** consacré à ***
(on trouve la même chose sur les sites des logiciels libres).

Cela dit, ces « rectifications » représentent assez peu de choses


dans la pratique. Dans le présent ouvrage, leur mise en œuvre
touche environ 313 mots sur 81 600, soit un mot sur 260, c’est-
à-dire 0,38 % des occurrences. 76 % d’entre elles concernent les
accents circonflexes, 12 % les mots composés, 6 % les accents
aigus et graves, 4 % le tréma et 2 % l’image de certains mots
(assoir ou interpeler). Quand on observe que pour 70 % des
occurrences, cela concerne l’accent circonflexe sur i, on peut en
conclure qu’elles ont pour l’essentiel « rectifié » ce dernier.
Nous sommes d’ailleurs en pleine ambigüité. Nous avons
commencé par écrire en orthographe non rectifiée, celle qui nous
est la plus usuelle, pour la transformer in fine en orthographe
rectifiée, ce qui nous a permis de tester la fonction « translittéra-
tion » des traitements de texte et de quantifier ses effets. Nous
avons enfin opté pour cette dernière (il eût été absurde d’affirmer
que l’orthographe du français est simplifiable sans mettre en
œuvre les simplifications autorisées, aussi modestes soient-elles)
tout en renonçant à le faire pour les exemples (heureusement
identifiés par l’usage diacritique de l’italique). Ceux-ci en effet
doivent faire référence non pas à une pratique « recommandée »,

deuxième partie
133
au demeurant de façon souvent timide, mais aux pratiques
« communes », « usuelles », « diffuses » ou « répandues ». De
quoi parlons-nous en effet, sinon de cette orthographe figée,
rétive aux simplifications, même les plus évidentes ? Si elles
étaient communément admises, elles en appelleraient d’autres,
jusqu’à toucher bien plus d’un mot sur 260 et concerner de façon
visible bien d’autres points que l’accent circonflexe sur le i.
Pratiquer l’orthographe rectifiée participe donc à sa diffusion,
mais lorsqu’il s’agit de parler d’orthographe, il faut bien renvoyer
à celle qui ne l’est pas, fût-ce pour le regretter.
De Closets (2009) a choisi de changer d’orthographe à la
page 237, ce qui permet au lecteur de constater combien ces
« rectifications » sont de fait transparentes. Les principaux jour-
naux ne les ont pas encore adoptées « au quotidien », tout comme
l’essentiel des éditeurs les boudent, même dans les ouvrages
scolaires. L’éventuelle bataille de la réforme de l’orthographe est
ainsi mise sous le boisseau, comme si elle ne pouvait se gagner
qu’invisible, imperceptible, indolore et inconsciente. Néanmoins,
de petits pas en petits pas, le cours des évolutions semble reprendre,
comme avant 1835. Peut-être suffisait-il, comme l’a fait
M. Rocard, de décider par décret non pas une réforme de l’ortho-
graphe, mais la création d’autres organismes que l’Académie, inté-
grés dans la francophonie, fondés sur la compétence et la
technicité. Finalement, c’est surtout l’idée de réforme qui a perdu,
davantage que sa pratique (Catach 2001), comme si tout l’enjeu
se réduisait à éviter la rage gauloise du débat orthographique.
Preuve enfin que les rectifications sont en marche : un para-
graphe s’impose depuis l’écriture de ce qui précède. L’ensemble de
la presse belge est passé depuis le 16 mars 2009 à l’orthographe
rectifiée, en utilisant un logiciel développé à cet effet à l’université
de Louvain (Beaufort et al. 2009 ; http://www.languefrancaise.
cfwb.be/rectoverso/logicielrv/). Par ailleurs, toutes les nouvelles
versions des traitements de texte courants (2008, 2009, 2010),
annoncent comme un argument vendeur que le passage d’une
orthographe à l’autre est devenu techniquement transparent, c’est-

deuxième partie
134
à-dire que les logiciels en question peuvent être utilisés comme des
translittérateurs (voir pp. 161-163).

2.5. Le débat orthographique


En France tout particulièrement, le débat orthographique est
susceptible d’être extrêmement vif. Après s’être intéressé à la
répartition des « rôles » entre « réformateurs » et « contre réfor-
mateurs », on s’interrogera sur la nature de l’argumentation
développée. Pour terminer, on examinera quelles ont pu être les
positions de ceux qui sont censés être au-dessus de la mêlée, c’est-
à-dire à la fois les « grands » écrivains et les linguistes.

2.5.1. Les réformateurs


Les promoteurs de ces réformes sont des hauts fonctionnaires,
inspecteurs généraux, recteurs, parfois devenus ministres, voire
président du Conseil ou Premier ministre. Georges Leygues,
deux fois ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,
auteur d’un arrêté sur lequel il devra revenir, sera président du
conseil en 1920-1921 ; Michel Rocard, en tant que Premier
ministre et contre l’avis de François Mitterrand, sera l’inspirateur
des « rectifications » de 1990… Ce ne sont pas des pédagogues à
proprement parler : ils s’occupaient de l’« Instruction publique »
puis de l’« Éducation nationale », mais ils n’enseignaient pas. Ils
avaient la charge et la préoccupation du contenu des enseigne-
ments, de l’avenir des élèves, de la société tout entière, mais ils
n’avaient pas quotidiennement des élèves en face d’eux.
Ce ne sont en rien des utopistes ou des idéalistes. Ce sont des
hommes de pouvoir et de responsabilité, qui avancent leurs
propositions pour de solides raisons socioéconomiques. Ils ont à
l’esprit l’intérêt général, celui de la Nation, des enfants, de l’illet-
trisme, de l’insertion sociale et aucunement le leur. Ils savaient en
effet qu’en abordant seulement le sujet, ils prendraient des
risques, qu’ils mettaient leur situation en jeu, et ils faisaient

deuxième partie
135
preuve d’un vrai courage personnel. Ils savaient qu’ils seraient
raillés avant d’être critiqués, qu’ils feraient l’objet d’une campagne
qui mêlerait la désinformation à l’ironie, qu’ils auraient du mal à
défendre leur point de vue face à des effets de manche aussi
faciles que nombreux. Ils savaient qu’ils trouveraient difficile-
ment des alliés, face au risque de se voir à tout moment désa-
voués par les aléas de la politique, et qu’on serait toujours prêt à
les sacrifier sur l’autel de l’opinion, au nom de laquelle on n’hési-
terait pas à réclamer leur tête à longueur de colonnes dans les
principaux journaux.
Leur argument fondamental est simple : l’efficacité (Chervel
2008). L’orthographe est trop complexe, trop inutilement
sophistiquée pour être efficacement enseignée et pratiquée. La
maitrise de l’accord du participe passé par exemple « occupe »
quelque 50 à 100 heures dans la scolarité des enfants (soit 5 à
10 heures par an pendant dix ans), pour un résultat pour le
moins médiocre : la note d’information de l’Éducation nationale
de décembre 2008 (08-38) relève qu’en 1987 comme en 2007
seuls 30 % des élèves de CM2 écrivent correctement vus dans
Elle les a peut-être vus. Certes, en CM2 les enfants n’ont que
10/11 ans, mais gageons que si un test sur des bacheliers donne-
rait des résultats un peu meilleurs, avec un panel d’adultes cela
retomberait probablement assez bas. Et la maitrise de la gram-
maire que cela présuppose coute cher, très cher, en formation des
maitres comme en temps scolaire, au détriment d’autres ensei-
gnements, dans une Europe où seuls les petits francophones sont
ainsi concernés. Maintenant que nous sommes confrontés au
recul du français, il est clair que l’orthographe n’en constitue pas
précisément un attrait supplémentaire, et qu’elle fait apparaitre
cette langue comme plus difficile à maitriser que d’autres.
Cette inefficacité a enfin un cout social lourd, en terme d’exclu-
sion. L’orthographe apparait à ces administrateurs et à ces politiques
comme un luxe inutile et onéreux, dont ils réduiraient volontiers le
poids (et celui de la grammaire) par des réformes pondérées et
rationnelles, en se limitant à éradiquer ce qui relève d’une excessive

deuxième partie
136
sophistication. Ils reçoivent parfois le soutien de bon nombre d’en-
seignants et de leurs organisations syndicales (le mouvement qui a
amené aux « rectifications » de 1990 s’est par exemple appuyé sur
une prise de position du SNI-PEGC, principal syndicat des ensei-
gnants du primaire (Leconte & Cibois 1988)). Il faut dire que ce
sont les enseignant/es qui sont quotidiennement censé/és/ée/ées ensei-
gner des années durant elles se sont lavées/lavé les mains, ils se sont vus/
nui, ces choses, je les/en ai entendu/ues ou les violons/les airs que j’ai
entendu/us chanter, dans une classe de 5e ou de 4e, jusqu’en Zone
d’Éducation prioritaire (ZEP) ou en Réseau Ambition Réussite
(RAR) (voir p. 185), avec des résultats assez dérisoires. Que peuvent-
ils penser de diatribes comme celle de l’encadré qui suit ? Le français
n’est pas la langue maternelle de beaucoup de leurs élèves. Il est
difficile de leur faire écrire quelques phrases en séparant les mots.
Leur faire distinguer manger de mangé ou de mangeait, est de et, ce
de se… sont déjà des victoires chèrement payées, dont personne ne
songe bien entendu à contester la nécessité.

2.5.2. Les contre réformateurs


Contre toute réforme, il y a tout d’abord un lobby à la fois
idéologique (la société des agrégés43 par exemple y a toujours été
opposée) et économique : le marché orthographique et gramma-
tical rapporte gros et on comprend que les éditeurs y soient atta-
chés (Chapsal et Bled sont parmi les plus grosses fortunes
éditoriales françaises des deux siècles passés). Nous sommes les
champions par exemple du marché des dictionnaires. Chaque
maison, chaque pièce, recèle le sien, pour vérifier notamment les
accents (événement, aiguë), les doubles lettres (nous interpellons, je
harcèle), le pluriel des mots composés (un serre-files, des serre-tête),
les conjugaisons (il coud, il résout)…

43
http://www.societedesagreges.net.

deuxième partie
137
LA RÉFORME, VOUS CONNAISSEZ ?
En catimini, dans cette charnière printanière habituée à tous les
coups bas, ILS ont voulu découper notre langue en morceaux. ILS
ont voulu, dans le petit comité que Coluche appelait « les milieux
autorisés », bricoler les mots. ILS n’ont rien dit, ILS n’ont rien fait
savoir pendant que leurs petits scalpels défiguraient le visage de
notre langage. ILS se sont cachés derrière les communiqués laco-
niques, ILS ont mis le masque de l’anonymat pour annoncer que,
dès septembre 1991, les enfants n’apprendraient plus le même fran-
çais que leurs parents. ILS ont décidé être les plus qualifiés pour
décréter à la place de tous les praticiens de l’écriture, disparus
derrière une œuvre inoubliable ou vivants ; à la place de tous les
gardiens des structures de notre intelligence collective, ces maîtres
que nous ne pûmes avoir, ceux que nous eûmes et ceux qui,
aujourd’hui, ont charge d’âmes (d’ames ?).
Non seulement ILS ont esquivé le débat, ILS ont noyé la démo-
cratie la plus élémentaire, mais, de plus, ILS ont joué à l’apprenti
sorcier. ILS ont mis le doigt dans l’engrenage démagogique qui,
d’année en année, ramènera l’une des langues les plus subtiles au
monde au niveau d’une peau de chagrin.
On ne lutte pas contre l’analphabétisme en supprimant l’alphabet.
On ne motive pas une jeunesse par la démission de tous les efforts
nécessaires au Progrès. On ne rend pas le Savoir plus brillant en
simplifiant son contenu.
Introduction de G. Blua à son opuscule
contre les rectifications de 1991

Chaque éditeur possède sa collection de « médicaments »


orthographiques : Bled, Guiot, Thimonnier, Bescherelle sont des
produits présentés comme alléchants qui rapportent (Pour
résoudre toutes les difficultés de la langue française !, Toute l’ortho-
graphe par ordre alphabétique, L’orthographe pour tous,
L’orthographe raisonnée…). Cela se vend en grande surface,
produits anti fautes pour sauver les apparences, aussi (in)efficaces
que les pilules anti obésité ou les crèmes antirides. Et dans ce
marché, il n’y pas de place pour les médicaments génériques : les
auteurs sont morts, leurs ouvrages tombent dans le domaine
public, leurs éditeurs deviennent les seuls bénéficiaires des droits,

deuxième partie
138
et depuis 50 ans ils n’ont rien laissé paraitre de neuf (les éditions
Retz constituent un cas à part).
Il y a ensuite une forme de conservatisme. Les académiciens
anti réformistes étaient tous anti dreyfusards, et le journal de la
contre réforme a toujours été davantage Le Figaro que Le Monde.
Toutefois, à y regarder de près, cela mériterait de nombreuses
nuances. Les silences comptent autant que les prises de parole.
Ces journaux participent du monde éditorial et se gardent de
prendre parti, se limitant à ouvrir leurs colonnes à des prises de
position et des billets d’humeur. Lors d’une crise comme celle de
1990, une même rédaction (celle du Nouvel Observateur par
exemple) peut se partager violemment sur la question.
Contre toute réforme, il y a aussi une bonne part de la « répu-
blique des lettres ». D’un côté, ce sont des écrivains, à la première
personne, avec un cri du cœur un rien désabusé, un brin de
nostalgie pour la dictée de notre enfance, une conscience aiguisée
de certaines perfides fourberies de notre orthographe, une révolte
contre la médiocrité ambiante, avec, parfois, une once de para-
noïa (voir ci-après les extraits de Cavanna). De l’autre, il s’agit
d’une corporation qui vit de l’écriture, dont les membres défen-
dent en même temps leurs privilèges et leur outil de travail, eux
qui savent exploiter jusqu’aux moindres recoins des subtilités
« orthotypographiques ». Ce sont également des amoureux de la
langue, des savoureurs de mots, des gouteurs de syntaxe, qui
entretiennent des rapports fusionnels avec l’orthographe, comme
ceux qui ont fait les 20 ans de fortune des Dicos d’or.
Rappelons les faits : en 1995, Bernard Pivot a créé le
Championnat de France d’orthographe, qui est devenu le
Championnat du monde d’orthographe avec, dans le test pour
départager les ex aequo, des phrases comme Dans un terrain
jonché de cenelles où croissaient des matthioles et des grémils, des
psylles chantaient sur des roches scissiles… Ils redeviennent natio-
naux et s’appellent ensuite les Dicos d’or, relayés outre Atlantique
par la Dictée des Amériques et, depuis 2006, par la Dictée
d’Afrique. N’oublions pas en l’occurrence que Bernard Pivot a

deuxième partie
139
Quelques extraits de Mignonne allons voir si la rose, de Cavanna
[Cri du cœur] : J’aime le français d’amour ardent, il va mourir et
moi aussi, je me couche à son côté et j’attends, j’attends avec lui, la
main dans la main, en espérant que la mort nous prendra ensemble,
comme deux gisants de pierre grise.
[Brin de nostalgie] : Chaque matin, recta. Sans parler du reste […]
Tout ça a grandi, a pondu, s’est débrouillé dans la vie. Tout ça sait,
aujourd’hui encore, écrire proprement, voire élégamment, dans cette
langue française si raffinée qui, pour beaucoup d’entre eux, n’était
même pas la langue maternelle.
[Perfides fourberies] : Car « tout » adverbe peut malgré tout s’ac-
corder, par faveur exceptionnelle et euphonique, comme dans « Une
fillette toute surprise », ou « Des demoiselles toutes dévouées » […] si
réforme de l’orthographe il doit y avoir un jour, une des tâches les plus
urgentes des réformateurs sera la suppression autoritaire et radicale de
« tout » adverbe sous peine des sanctions les plus graves. On le rempla-
cera […] par « toutement », qui a peut-être une sale gueule mais ne
prête pas à équivoque.
[Fi de la médiocrité] : Mais, pour ceux que vous appelez « le peuple »
[…] la lecture même est devenue affectation d’élitisme et divertisse-
ment d’aristocrate. Ils savent à peine lire, ils ne sauront bientôt plus du
tout, non parce que l’orthographe trop raffinée les rebute, mais parce
qu’ILS N’AIMENT PAS ÇA. Simplifiez, phonétisez, coupez, tran-
chez, bêtifiez, croyez-vous que vous les amènerez à la lecture-plaisir !
Encore une fois, vous leur baissez la barre pour qu’ils décrochent de
justesse un baccalauréat de pacotille, vous vous mettez à quatre pattes
devant le cancre.
[Petite paranoïa] : Je vais me faire traiter de passéiste, ce qui est la façon
polie de dire « vieux con », et même, implicitement, « vieux con de
droite ». Car on ne fera pas dans le détail ? Tu es contre la généreuse, égali-
satrice et progressiste réforme de l’orthographe, DONC tu es aussi pour la
peine de mort, pour l’école des curés, pour la reconduction des immigrés
basanés à la frontière à coups de pied dans le cul, pour les vigilantes milices
de citoyens armés, pour l’église intégriste, pour la femme aux casseroles,
contre l’avortement, la pilule et l’accouchement dans la joie, pour l’accrois-
sement du budget de l’armée, et, vu ton âge, tu cultives la nostalgie des
bons vieux temps vert-de-gris devant un portrait du Maréchal.

deuxième partie
140
réuni des millions de téléspectateurs, devant des finales télévisées,
à la Sorbonne, à l’Assemblée nationale ou à l’ONU, tous
passionnés par les subtilités les plus absconses de l’orthographe.
On peut remarquer que cela illustre a contrario l’absurdité de
cette matière comme celle de l’exercice de la dictée, dès lors qu’il
s’agit d’autre chose que d’un jeu pour amateurs privilégiés, ou
bien encore qu’on est en plein paradoxe, dans la mesure où « le
concours de Pivot mettrait en évidence la nécessité d’une réforme
au terme de laquelle il perdrait sa raison d’être » (De Closets
2009, p. 84). N’empêche, ce n’est pas exactement la même chose
que les échecs ou le go. Ils sont très nombreux, et ils ont de
bonnes raisons de l’être : ils aiment l’orthographe et la langue
française ; la dictée et ses subtilités les attirent ; défi, passion ou
nostalgie, ils passent un bon moment avec elle44.

2.5.3. L’argumentation
Le seul argument des contre réformateurs qui tienne est simple :
ne défigurons pas la langue. C’est certes un argument foncièrement
conservateur, mais il n’en demeure pas moins linguistiquement
fondé. En vertu d’un principe sémiographique élémentaire, on peut
en effet considérer que la fonction d’un mot est avant tout de
déclencher la compréhension, qu’il possède une image et que les
particularités orthographiques y contribuent, notamment lorsqu’il
s’agit de monosyllabes homophones. Cœur n’est pas chœur, fonds
n’est pas fond, bot n’est pas beau, pas plus que bauds, Baud, bau,
Bau, baux ou BAU, et peu importe si le lecteur n’a pas instantané-
ment songé à la Bande d’Arrêt d’Urgence, à une fondamentale pièce
d’architecture navale (qu’on peut également appeler barrot), au
regretté Émile Baudot et à sa célèbre formule Ts=1/fs, à ce superbe
pays du Morbihan arrosé par le Blavet et le Tarun, à une belle et

44
Auteur de ces lignes, que suis-je ? Comme les nombreux auteurs de manuels ou de
livres consacrés à l’orthographe, ne suis-je pas en train de pourfendre ce qui me fait
vivre, m’attire des étudiants et leur attention, justifie mon salaire et ma situation
sociale, m’auréole en société de la compétence de celui dont on réclame les commen-
taires ? Thuriféraire ou apostat, au choix.

deuxième partie
141
secrète ile maitresse des Fidji, à une non moins belle et ancienne
déesse sumérienne à tête de chien… ou au loyer en retard.
Les autres arguments des contre réformateurs sont en revanche
fallacieux, d’un point de vue linguistique tout au moins. Cela va
de la pureté de la langue à la conservation de son histoire, en
passant par la poésie de l’orthographe, le vivant des mots, la
débandade intellectuelle, la vertu de la faute et de sa rédemption,
l’élévation du bas peuple, l’influence bénéfique de la parole sur
l’écriture, la précision-netteté-transparence de l’orthographe, la
beauté de l’accent circonflexe (sur l’Huître de Ponge, entre
autres), la prééminence des gens de plume, l’arbitraire législatif et
bureaucratique, les dangers d’un élagage toujours violent sur les
plantes fragiles, l’apologie de l’ignorance, la mort des biblio-
thèques et de la littérature, le naufrage de la philologie, le non
respect d’une évolution naturelle et populaire, l’instauration
d’un conflit de générations, une trahison pour tous ceux (franco-
phones ou, plus encore, étrangers francophiles) qui ont fait
l’effort de déjouer nos chaussetrappes (sic), l’assimilation simpli-
fication/appauvrissement (du français comme de ceux qui le
pratiquent), la nécessité d’un réflexe de survie45…
Dire par exemple que toute rectification de l’orthographe
nuirait à la lecture des auteurs du passé est absurde : on ne lit plus
Villon, Ronsard, Racine, Diderot… dans le texte depuis long-
temps. Ils « résistent » précisément aux variations graphiques
comme aux traductions ou à la multiplicité des gloses. On y
vient peu à peu pour la littérature du XIXe : il faudrait aujourd’hui
une page de notes pour rendre bien des pages de Zola réellement
accessibles à des étudiants de Licence. Dire que toute réforme
induirait une orthographe à deux vitesses est pour le moins trom-
peur : c’est déjà largement le cas et la ségrégation linguistique est
45
On a relevé dans l’ordre les arguments avancés dans un opuscule collectif paru en
1990 (Contre la réforme de l’orthographe, éd. Autre Temps) où s’expriment 17 auteurs ou
personnalités, et dont est tiré l’extrait ci-dessus de G. Blua, qui l’a coordonné. Dans de
beaux textes, parfois plus détachés des polémiques, on trouve des procédés argumen-
tatifs plus subtils, aussi bien dans les chroniques de Delfeil de Ton (Le Nouvel Observa-
teur), ou sur le site du champion des champions des Dicos d’or, B. Dewaele (http://www.
parmotsetparvaux.fr/conf/conf1.html).

deuxième partie
142
très répandue, à l’oral comme à l’écrit, les systèmes d’écriture
constituant un outil de ségrégation parmi d’autres (voir entre
autres Eliza Doolittle et l’éducation du professeur Higgins dans
My fair Lady, ou l’éducation à la rue de ses frères par Gavroche,
dans l’épisode de l’éléphant de la Bastille, dans Les Misérables).
Pour le reste, les arguments avancés ne sont ni vrais ni faux : ils
présupposent surtout un bien orthographique. Le parti pris,
esthétique notamment, se respecte, à condition qu’il ne prétende
à aucune valeur de vérité. Une attirance se légitime en tant que
telle, et elle ne nécessite par nature aucune justification. Cette
contre réforme est surtout caractérisée par son côté irrationnel et
souvent virulent. Nombre de Français peuvent se sentir agressés
par ce qu’ils perçoivent comme une atteinte normalisatrice à leur
identité comme à leur originalité. Toucher à l’orthographe
attente pour eux au patrimoine comme à l’identité nationale.
Il en résulte un type de discours bien particulier qui met en scène,
d’une part, un agresseur et, d’autre part, une victime ou une proie.
L’agresseur est normalement présenté comme pervers et malhonnête,
la victime comme pure, fragile et belle. Les agresseurs sont des
« spécialistes de la décortication pontifiante » (Cavanna, Mignonne
allons voir si la rose…). Comme dans les jeux en réseaux, les lecteurs
sont invités à se joindre aux valeureux guerriers, prêts à braver les
éléments contraires. L’orthographe, du fait même de ses difficultés, se
présente comme une religion, qui a pour guides les gens de plume, et
pour saints les grands écrivains. La faute est un pêché inévitable, que
lavera un repentir sincère, jusqu’à la prochaine, qui ne saurait tarder.
La quête est juste, et elle compte davantage que le résultat, d’autant
qu’elle est d’avance perdue, ce qui renforce encore l’ardeur des cheva-
liers blancs. Un darwinisme à l’envers est à l’œuvre : l’orthographe
serait le produit spontané d’une histoire glorieuse, et toute réforme en
briserait l’évolution naturelle, comme le scalpel incompétent d’un
chirurgien maladroit. Tant que cela reste des discours avec force tropes
et effets de manche, c’est plutôt plaisant et nullement nuisible. Quand
un défenseur de réformes orthographiques reçoit une lettre de
menaces de mort, cela devient moins drôle.

deuxième partie
143
2.5.4. Grands écrivains et linguistes
Rares sont les écrivains qui abordent la question, comme
Claudel et Hugo dans l’encadré ci-dessous. Ils s’entendent
surtout pour se situer au delà d’une question qui leur parait déri-
soire. Ils revendiquent une liberté qui va jusqu’à leurs éventuels
caprices. Ils savent que ce qu’ils écrivent résiste à tout, et notam-
ment à la traduction, et aucune des réformes envisagées depuis
O. Gréard n’aurait eu pour but ou pour effet d’empêcher de
traduire Shakespeare, Dante ou Rabelais dans un français
courant, accessible au plus grand nombre, ni de gêner les éditeurs
dans leur nécessaire travail d’annotation de textes, qui le récla-
ment de toute façon.

Charles Nodier – L’Académie cédant à l’usage, a supprimé univer-


sellement la consonne double dans les verbes où cette consonne
suppléait euphoniquement le d du radical ad.
Moi – J’avoue ma profonde ignorance. Je ne me doutais pas que
l’usage eût fait cette suppression et que l’Académie l’eût sanc-
tionnée. Ainsi on ne devrait plus écrire atteindre, approuver, appeler,
appréhender, etc., mais ateindre, aprouver, apeler, apréhender. Si
l’Académie et l’usage décrètent une pareille orthographe, je déclare
que je n’obéirai ni à l’usage ni à l’Académie.
M. Victor Cousin – Je ferai observer à M. Hugo que les altérations
dont il se plaint viennent du mouvement de la langue, qui n’est
autre que la décadence.
Moi – M. Cousin m’ayant adressé une observation personnelle, je
lui ferai observer à mon tour que son opinion n’est, à mes yeux,
qu’une opinion, et rien de plus. J’ajoute que, selon moi, mouve-
ment de la langue et décadence sont deux. Rien de plus distinct que
ces deux faits. Le mouvement ne prouve en aucune façon la déca-
dence. La langue, depuis le jour de sa première formation, est en
mouvement ; peut-on dire qu’elle est en décadence ? Le mouve-
ment, c’est la vie ; la décadence, c’est la mort.
M. Cousin – La décadence de la langue française a commencé en
1789.
Moi – À quelle heure, s’il vous plaît ?
V. Hugo, Séance académique du 23 novembre 1843,
Choses vues, 1830-1846 (Portebois 2006, p. 7)

deuxième partie
144
Vous voulez écrire ruisseaus, avec un s ? Qui vous en empêche dès
maintenant ? Mais la démocratie veut retirer aux gens la faculté de
se singulariser, même dans le pluriel. - Si vous voulez rendre le fran-
çais accessible aux humbles, ne vous contentez pas de tailler dans
l’orthographe. Mutilez la syntaxe. Réduisez tous les verbes à la
première conjugaison. Tout idiome est assez simple pour les idées
que vous aurez à exprimer. Heureux les chiens qui s’entendent par
une simple agitation de la queue.
P. Claudel, Œuvres complètes, XVIII, 1961,
pp. 33-34 (Alexandre 2005)
La voix a ses lois, l’âme ses exigences, qui ne sont pas celles de la
logique et de l’écriture. En vain la grammaire voudrait nous
imposer comme correctes d’imprononçables bouillies, le bourbeux
Je pars pour Paris, au lieu du direct et prompt Je pars à, l’encom-
brant L’homme ne vit pas seulement de pain, au lieu de L’homme ne
vit pas que de pain, des freins claqués comme bien que ou quoique
au lieu du solide malgré que, qui grippe et grince à la perfection.
Dites toujours : préférer que et non pas j’aime mieux que qui englue
les lèvres comme un morceau de collenbouche. - Ces exigences
ridicules ne méritent aucun respect. Les grands écrivains n’ont
jamais été faits pour subir la loi des grammairiens mais pour
imposer la leur, et non pas seulement leur volonté, mais leur
caprice.
P. Claudel, Sur le vers français, Œuvres en Proses, La Pléiade, p. 42

Et les linguistes ? Il faut tout d’abord s’entendre sur le sens du


terme. Tout le monde est en effet un peu linguiste, les ensei-
gnants de français ou de langues un peu davantage, les poly-
glottes d’une autre manière, et les écrivains à leur façon. On se
limitera ici à évoquer l’attitude des spécialistes des sciences du
langage depuis Saussure, c’est-à-dire au XXe siècle. Certains ont
participé activement aux commissions diverses qui ont fabriqué
les propositions de réforme évoquées plus haut (F. Brunot,
É. Damourette, A. Dauzat ou N. Catach…). Beaucoup ne se
passionnent nullement pour ces questions, qu’ils considèrent
comme passablement superficielles. Aucun n’a jamais été opposé
aux propositions de réforme.

deuxième partie
145
Il faut dire que, du point de vue des sciences du langage, la
cause est entendue : une simplification serait utile, voire néces-
saire ; elle pourrait se faire sans problème technique majeur,
comme dans bien des langues. C’est le problème « culturel » que
cela pose en France qui a conduit à la situation actuelle. Cela dit,
les attitudes évoluent, entre A. Chervel ou C. Blanche-Benveniste
partisans de réformes drastiques, N. Catach, fermement engagée
dans les mouvements qui ont conduit aux « rectifications » de
1990, et J.-P. Jaffré ou B. Cerquiglini aujourd’hui, qui semblent
adopter une attitude davantage sémiographique, considérant que
la sophistication de l’orthographe actuelle est un défaut, mais
que sa complexité se justifie, car elle participe à la compréhen-
sion des textes. Ils semblent surtout considérer que les « petits
pas » sont préférables aux grandes réformes, qui avortent parce
qu’elles déclenchent inéluctablement de violentes réactions.
« En tant que citoyen d’abord et journaliste ensuite », F. De
Closets (2009, pp. 40-41 et pp. 198-204) ajoute à cela une
remarque. Alors que dans tous les domaines à peu près, on écoute
avec respect les observations des spécialistes, en matière d’ortho-
graphe on les exclut souvent du débat médiatique. « D’un côté se
trouvaient des “gens de lettres” qui avaient un accès direct et
permanent aux médias, de l’autre, des chercheurs, linguistes,
grammairiens, lexicographes, historiens, personnages ignorés de la
presse comme du public. Les premiers étaient les grands prêtres de
l’ordre graphocratique, ils défendaient un culte qui rencontrait un
très large écho et même un assentiment dans la population ; les
seconds s’appuyaient sur un savoir accumulé au fil des ans, sur des
recherches historiques et des observations socio pédagogiques.
Bref, ils ne défendaient pas des présupposés, mais s’en tenaient aux
faits, lesquels n’intéressaient en rien le spectacle médiatique. »

2.6. L’autorité orthographique


L’Académie française est une institution à part et on se deman-
dera si, en matière d’orthographe, elle ne se trouve pas margina-

deuxième partie
146
lisée par l’apparition d’institutions émergentes, rendues
notamment nécessaires par le développement des nouvelles tech-
nologies. On s’intéressera ensuite aux types de documents légaux
qui ont pu être produits pour régenter la pratique de l’ortho-
graphe, en France comme dans la francophonie. On évoquera
pour terminer le cas de quelques langues comme l’espagnol, le
portugais ou l’allemand, qui ont su mettre en œuvre, non sans
débats, de véritables réformes de leur orthographe, alors même
que ce sont, comme pour le français, des langues supra natio-
nales, parlées comme langue maternelle par plus de 100 millions
de locuteurs, souvent répartis sur plusieurs continents.

2.6.1. Les institutions


L’autorité orthographique est-elle assurée par la seule Académie
ou bien est-ce une autorité partagée ? Cette autorité est-elle de
droit divin, démocratique, oligarchique ? S’agit-il d’une fonction
régalienne (comme la monnaie, la police, la sécurité et la justice),
d’un bien public, d’une question de droit privé ? Puisqu’il y a
« faute », cela signifie qu’il existe un code, une autorité pour le
fixer, ou tout au moins une jurisprudence, qu’une justice est légi-
time, et les avis de ceux qui l’exercent – académiciens, protes,
professeurs ou simples citoyens – seront acceptés par tous.
La première question juridique est celle de la norme ou de la
licence. La norme actuelle pose qu’il n’existe qu’une seule bonne
façon d’écrire, et si d’aventure il y en a deux (jamais davantage),
l’une est considérée comme meilleure que l’autre (encore qu’il
existe quelques anciennes variantes qui ne font aucune difficulté :
clé ou clef, canoé ou canoë, bougainvillée ou bougainvillier… tout
comme il existe plusieurs noms pour un référent quasi iden-
tique : plumbago ou dentelaire du Cap, cabillaud ou morue, capé-
sien ou certifié…). La licence constitue un point de vue différent
qui, symboliquement du moins, renvoie à quelque chose de
« licencieux ». Dans la pratique, on se trouve dans l’inconnu, et
pas seulement pour les joueurs de Scrabble ou les cruciverbistes.

deuxième partie
147
On serait libre de quoi : d’écrire événement ou évènement, de
mettre je jète ou je jette, de choisir les choses que j’ai vu plutôt que
les choses que j’ai vues ? Compte tenu de l’importance accordée à
l’orthographe du français, cela risquerait actuellement d’aboutir
à une pratique à deux vitesses, avec une écriture vulgaire d’un
côté et des usages recommandés de l’autre.
La licence n’a pas de valeur en soi, seule son appréciation
sociale compte, dans un pays à forte tradition jacobine notam-
ment. Cela dit, la pratique « licencieuse » est en marche. Suite
aux « rectifications » de 1990, l’Académie a ouvert sa porte
puisque, comme on l’a vu, après 1993, où 1 500 « mots »
mentionnaient deux orthographes possibles, le dictionnaire Le
Petit Robert en ajoute 6 000 de plus dans son édition 2009 (soit
10 % des 60 000 entrées qu’il comporte) : des mots d’origine
étrangère peuvent s’écrire avec un accent (pizzéria ou braséro) ou
avoir un s au pluriel (des tifosis) ; certains mots composés peuvent
s’écrire sans trait d’union (popcorn, autostop, parebrise) ; le pluriel
ne se marque plus obligatoirement à la fin de certains mots
composés au singulier (bloc-note, essuie-verre, sèche-cheveu) ;
d’autres peuvent en avoir au pluriel (des cache-cœurs, des grille-
pains, des serre-têtes) ; de célèbres cas de conflits sont désormais
déminés : on peut écrire charriot avec deux r comme charrette, ou
imbécilité avec un l comme imbécile…
Entre les dictionnaires privés qui paraissent tous les ans et le
TLF (Trésor de la langue française), le dictionnaire de l’Académie
est devenu secondaire. Les « rectifications » de 1990 ont certes
été approuvées par l’Académie avant d’être publiées au Journal
officiel de la République (le 6 décembre 1990), mais l’Académie
s’est limitée à un modeste rôle, en donnant un avis censé mettre
fin à une controverse, tout en se gardant de proposer quoi que ce
soit. Le rôle essentiel a été confié à une nouvelle institution : le
Conseil supérieur de la langue française, créé par décret, avec un
comité d’experts (Décret n° 89-403 du 2 juin 1989, art. 2), qui

deuxième partie
148
s’appuie sur la DGLFLF46. L’Académie s’est d’ailleurs limitée à
entériner les choses. En 1893 comme en 1990, elle a tranché en
n’interdisant pas tout et en n’imposant rien, par des « notes » ou
des « déclarations » reprises dans l’encadré ci-dessous, aux
nuances et au style similaires. Désormais, son avis vaut ce que
valent les avis facultatifs, moins en tout cas que les actes d’une
commission qui propose, ou des dictionnaires qui mettent en
pratique. Ce sont ces derniers qui exercent finalement un
réel pouvoir qui, sans rien avoir de juridique, n’en est pas moins
efficace.

Après quelques observations, l’Académie décide qu’en autorisant l’im-


pression de la note qui lui a été soumise relativement à certaines
réformes orthographiques à introduire dans la prochaine édition du
Dictionnaire de l’usage, elle n’a considéré comme définitives aucune des
modifications proposées par cette note ; elle maintient son droit de
statuer sur chacune d’elles comme elle le jugera convenable au fur et à
mesure que l’occasion s’en présentera.
Note du 26 octobre 1893, en forme d’épilogue
aux formulations d’O. Gréard
L’Académie française rappelle que le document officiel, souvent impropre-
ment appelé « réforme », document qu’elle a, après examen de sa
Commission du Dictionnaire, approuvé à l’unanimité dans sa séance du
3 mai 1990, ne contient aucune disposition de caractère obligatoire.
L’orthographe actuelle reste d’usage, et les « recommandations » du
Conseil supérieur de la langue française ne portent que sur des mots qui
pourront être écrits de manière différente sans constituer des incorrections
ni être jugés comme des fautes […] Selon une procédure qu’elle a souvent
mis en œuvre, elle souhaite que ces simplifications ou unifications soient
soumises à l’épreuve du temps, et elle se propose de juger, après une période
d’observation, des graphies et emplois que l’usage aura retenus. Elle se
réserve de confirmer ou infirmer alors les recommandations proposées.
Déclaration du 17 janvier 1991,
en forme d’épilogue aux remous de 1990

46
Il existe également un Conseil supérieur de la langue française auprès du gouverne-
ment du Québec. Créé en 2002, il « a pour mission de conseiller le ministre responsable
de l’application de la Charte de la langue française sur toute question relative à la lan-
gue française au Québec » (http://www.cslf.gouv.qc.ca/).

deuxième partie
149
2.6.2. Arrêtés, décrets et circulaires
D’un point de vue juridique, l’orthographe a été l’objet de
plusieurs décrets, de deux arrêtés (G. Leygues en 1901 et R. Haby
en 1976), et de multiples circulaires, sans parler des programmes
scolaires. Dans l’ordre institutionnel, il y a tout d’abord des lois,
votées par le Parlement, puis les décrets qui visent, dans le
domaine règlementaire, à faire exécuter une loi ou une directive
européenne. Viennent ensuite les arrêtés, qui précisent les dispo-
sitions à prendre pour permettre l’application des lois et décrets
et enfin les circulaires, qui expliquent aux fonctionnaires
comment il convient d’interpréter et d’appliquer les textes. D’un
point de vue pratique, il y a les programmes scolaires qui, dans
leur dernière version (à compter de la rentrée 2009), comportent
une note explicite47. Le problème que pose l’orthographe en
droit français est moins l’existence de textes que celui de leur
application. Depuis plus d’un siècle, les arrêtés se sont ajoutés
aux décrets, mais ils sont demeurés à peu près sans effet.
La dernière tentative en date est une simple circulaire qui parle
non de « réforme », mais de modestes « rectifications ». Mais elle
a cela de particulier que le pouvoir politique, en la personne du
Premier ministre, s’en est mêlé intimement. Il a créé des instances
spécialisées, qui les ont préparées et qui suivent leur application,
en France comme dans la francophonie. L’investissement
personnel de M. Rocard, dont se sont prudemment démarqués
et F. Mitterrand et son ministre de l’Éducation nationale,
L. Jospin, est à l’origine de quelque chose de nouveau (voir
encadré ci-après). D’un point de vue légal, il a simplement créé
une nouvelle instance, amputant de ce fait l’autorité régalienne
de l’Académie française. D’un point de vue politique, il a subs-
titué le concept de « rectifications » à celui de « réforme ». On
47
Pour l’enseignement de la langue française, le professeur tient compte des rectifica-
tions de l’orthographe proposées par le rapport du Conseil supérieur de la langue fran-
çaise, approuvées par l’Académie française (Journal officiel de la République française
du 6 décembre 1990). Pour l’évaluation, il tient également compte des tolérances gram-
maticales et orthographiques de l’arrêté du 28 décembre 1976 (Journal officiel de la
République française du 9 février 1977) (BO spécial nº 6 du 28 août 2008).

deuxième partie
150
appréciera dans les extraits qui suivent les réserves d’un président
attentiste et la détermination d’un Premier ministre interven-
tionniste ainsi que les raisons qui le poussent à agir.

J’ai été saisi du projet, j’ai été un peu effrayé, et j’ai sauvé quelques
accents […] J’aime l’orthographe et je pense qu’une langue a besoin de
la puissance étymologique des mots […] Il faut être prudent sur la
réforme de l’orthographe, il ne faut pas tout interdire. Cette affaire ne
m’a pas beaucoup excité. Je m’aperçois qu’il y a de plus en plus de gens
sympathiques qui sont contre. Si le premier ministre juge indispensable
cette réforme à laquelle il s’est tant appliqué, pourquoi pas ?
Déclaration de F. Mitterrand,
Le Monde du 6 janvier 1991, cité par Arrivé (1993)
Je vous remercie pour ce rapport limpide, qui correspond exactement à
la demande que j’avais faite au Conseil. Comme il était entendu, il
exclut toute idée de réforme de notre orthographe, mais il présente des
propositions de rectifications précises, limitées, et respectueuses de l’his-
toire et de la nature de notre langue, dans son passé comme dans son
avenir […] C’est en 1893 que le Recteur Gréard faisait voter par une
commission de l’Académie française, dont il était membre, une propo-
sition d’amélioration de l’orthographe portant notamment sur les
points que vous avez traités. Mais, pas plus que celles qui lui succédè-
rent, cette tentative ne put aboutir. Un siècle après, nous y voilà enfin !
[…] Mesdames, Messieurs, vous savez combien le Président de la Répu-
blique suit avec intérêt et attention votre travail au service de cette
langue qu’il manie avec autant d’attachement que de maitrise. Je me
félicite, pour ma part, de ce que, dans cette séance de notre Conseil, la
question de l’orthographe ait été située au sein d’un ensemble compor-
tant également la question de l’organisation effective d’un véritable
multilinguisme européen, celle du français scientifique, et celle de la
place du français dans la langue de l’économie ou dans les industries de
la langue. Notre action sur chacun de ces points ne forme qu’un même
combat, et répond à un seul souci : celui d’armer le plus efficacement
possible notre langue pour assurer son maintien, son développement et
sa promotion en abordant les yeux ouverts la réalité de la concurrence
linguistique.
Réponse de M. Rocard à la présentation du rapport du CSLF
du 19 juin 1990 publié au JO du 6 décembre 1990
et cité intégralement par Arrivé (1993)

deuxième partie
151
2.6.3. Légalité et légitimité
C’est qu’il ne suffit pas aux règles d’être légales. Encore faut-il
qu’elles soient perçues comme légitimes. Une loi ne le sera que si
elle protège tout le monde, y compris ceux qui l’enfreignent.
Aujourd’hui, certaines municipalités de la banlieue flamande de
Bruxelles envisagent d’interdire de parler français dans les écoles
flamandes, y compris dans la cour, tout comme la pratique du
flamand fut interdite dans les écoles de l’Académie de Lille avec,
par exemple, des affiches affirmant tout à la fois qu’il était
« interdit d’uriner sur les murs et de parler flamand ». Toute
légales qu’elles puissent être, ces dispositions posent un problème
de légitimité, dans la mesure où, au lieu de protéger tous les
enfants, elles ont plutôt pour effet d’en stigmatiser une partie. Ce
n’est pas exactement la même chose par exemple que l’interdic-
tion de parler patois dans les écoles de la Troisième République,
où l’intention était en premier lieu de protéger tous les enfants
d’un enfermement provincial, qui ne leur permettait d’autre
avenir que dans la ferme ou l’atelier de leurs parents. Un change-
ment de la « loi » orthographique n’est ainsi concevable que si,
outre sa légalité, il est également perçu comme légitime.
Or, pour les contre réformateurs, une telle loi, au lieu de
protéger quiconque, s’attaquerait à l’identité du français. Une loi
qui bafouerait un principe au lieu de défendre les individus serait
par essence illégitime. Protection des individus d’une part,
attentat contre la langue de l’autre : il s’agit finalement d’un
débat entre légalité et légitimité. Tant qu’elles seront perçues
comme illégitimes, les réformes pourront être légales, dument
hébergées par les textes républicains, elles demeureront sans effet,
et l’objectif des campagnes anti réformatrices du siècle passé était
précisément de convaincre de l’illégitimité de toute réforme. À
partir du moment où de simples « rectifications » paraissent légi-
times, elles s’installent dans les dictionnaires. On ne saura jamais
si l’art de M. Rocard aura été de rendre légitime ce qui ne l’était
pas jusque là, ou bien, poussé par la francophonie et l’Europe en

deuxième partie
152
marche, de pressentir une évolution progressive de cette légiti-
mité. Il faut dire enfin que 20 ans ont passé, que les choses
bougent, mais que l’orthographe rectifiée n’a pas encore cours
partout, dans les principaux quotidiens, dans tous les manuels
scolaires, dans la formation des enseignants… et qu’elle continue
à être perçue comme « défigurante », « réformatrice » et « illégi-
time » par bien des thuriféraires de la liturgie orthographique
traditionnelle : sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde 48…

2.6.4. Quelques exemples de réformes


Cette question de la légalité/légitimité d’une réforme de l’or-
thographe explique-t-elle pourquoi il est difficile de comparer la
situation du français avec celles de l’allemand, du portugais ou de
l’espagnol ? Dans toutes ces langues, si des « réformes » orthogra-
phiques se sont faites au cours du siècle dernier sans problème
majeur et que ce mouvement perdure aujourd’hui, c’est bien
certainement que, à la différence du français, elles n’étaient pas
perçues comme illégitimes.
Pour l’allemand, deux « réformes » ont été effectuées au cours
du XXe siècle : en 1901 et en 1996. En 1901, il s’agissait d’unifier
l’écriture, sous l’autorité d’un Reich ambitieux, et d’en faciliter
l’apprentissage et la pratique. En 1996, il s’agissait de simplifier
ce qui pouvait l’être (en l’occurrence de limiter l’emploi du ß, de
simplifier l’écriture des mots composés, de règlementer l’usage
des majuscules devant les substantifs et celui du césurage en fin
de ligne). « Bien qu’elle soit le fruit de nombreux compromis,
cette règlementation facilite l’apprentissage de l’orthographe et,
en réduisant le nombre d’exceptions, de cas particuliers et de
contradictions, elle en rend l’usage plus accessible » (Nerius
2003, p. 15849). Dans les deux cas, les réformes ont été effectuées

48
« Tempête dans un bénitier », chanson de G. Brassens : Ils ne savent pas ce qu’ils
perdent, Tous ces fichus calotins, Sans le latin, sans le latin, La messe nous emmerde. Le
vin du sacré calice Se change en eau de boudin, Sans le latin, sans le latin Et ses vertus
faiblissent…
49
Pour davantage de détails, on pourra consulter Johnson (2005).

deuxième partie
153
en concertation entre l’Allemagne et ses Länder, l’Autriche et la
Suisse. Le nazisme, favorable à une unification réformatrice, a
certes eu une influence sur la question, mais pas déterminante,
puisque les réformes ont pu se poursuivre. Les débats ont été vifs,
et certains responsables de la CDU ou quelques groupes de presse
refusent de l’appliquer. Après une phase d’expérimentation, ces
réformes sont néanmoins officiellement entrées en vigueur à
compter du 1er aout 2005.
L’orthographe du portugais a été officiellement modifiée à
compter du 1er janvier 2009, suite à un traité entre pays luso-
phones (Portugal, Brésil, Angola, Cap Vert…), avec pour objectif
affiché d’augmenter le rayonnement international du portugais
et d’en faire une des langues officielles des Nations Unies. Ce
n’est pas une réforme d’une grande ampleur (moins de 2 % des
mots sont touchés par l’ajout de lettres comme i, w, y dans l’al-
phabet, ou par des simplifications lexicographiques), mais elle
fait suite à des aménagements successifs tout au long du siècle.
Les réactions sont parfois vives au Portugal, certains considérant
que l’usage brésilien l’emporte trop sur celui de la mère patrie.
Pour l’espagnol, l’autorité orthographique est assurée par la
Real Academia española qui, avec une langue parlée par plus de
400 millions de locuteurs répartis sur tous les continents et
vivant dans des États dont l’espagnol est la langue nationale,
parvient néanmoins à faire autorité. Elle réforme régulièrement
l’orthographe depuis sa création en 1713, jusqu’à la dernière
« réforme » en date, en 1999. Les réactions sont parfois vives,
pour des raisons tantôt linguistiques, tantôt pédagogiques, mais
la Real Academia parvient à conserver le cap en jouant de
prudence et en acceptant sans difficulté l’existence de variantes
graphiques, comme setiembre ou septiembre (Llamas Pombo dans
Honvault-Ducrocq 2006).
L’anglais est la seule langue à écriture alphabétique à poser des
problèmes similaires à ceux du français, en même temps qu’il
constitue un cas à part, comme langue véhiculaire mondiale.
Comme en français, il est impossible de déduire une prononcia-

deuxième partie
154
tion d’une graphie (enough, thought, through…) ; comme en
français, il existe un grand nombre d’homophones monosylla-
biques (buy, by, bye, ou for, fore, four, ou encore yaw, yore, your…) ;
comme en français, il s’est creusé un fossé entre les pratiques
traditionnelles et les pratiques orales (I dunno = I don’t know, I
gonna = I’m going to, a gal = a girl…). À la différence du français
cependant, les problèmes restent circonscrits aux mots et ne
débordent pas sur les morphèmes grammaticaux essentiels (et, es,
est, ai, aie, aies, aient, ou bien la, là, l’a, l’as…), et il n’y a aucun
risque de se retrouver avec des difficultés de type /kila/ (qui la,
qui l’a, qu’il a, qu’il la, qu’il l’a), où une séquence de quatre
phonèmes peut se transcrire de cinq façons aussi grammaticale-
ment divergentes. « De ce fait la question de l’orthographe inté-
resse moins dramatiquement la structure de la langue elle-même.
Il est significatif que l’équivalent américain des dictées nationales
soient les spelling bees où l’objet n’est pas un texte mais des mots »
(Baddeley 1992).
Depuis le XIXe siècle, la question d’une « réforme » est néan-
moins régulièrement posée, avec une « guerre des dictionnaires »,
entre l’américain Webster et l’anglais Oxford, ou avec l’interven-
tion vigoureuse d’écrivains comme G.-B. Shaw, de scientifiques
comme B. Franklin ou de politiques comme le président
T. Roosevelt, ou encore par des associations militantes actives50.
Mais surtout le pragmatisme anglo-saxon l’emporte : « on a une
sorte de réforme de l’orthographe diffuse, expérimentale et prag-
matique qui correspond bien à l’idée qu’on se fait des sociétés
anglo-saxonnes libérales et pragmatiques » (Baddeley 1992). Il
faut dire enfin que les anglophones doivent gérer à la fois la ques-
tion de l’apprentissage de l’écriture par leurs enfants et celui du
statut de langue véhiculaire mondiale. Réformer l’écriture
conviendrait bien aux uns, mais les retombées pratiques nuiraient
inéluctablement aux énormes retombées de l’autre…
50
Pour une information plus complète, on pourra consulter D. Crystal, Encyclopedia of
the English Language, CUP 1995 1999, p. 276 et suiv., ou bien les sites de mouvements
d’inspiration phonocentriste (http://www.or-e.org/) ou graphocentriste (http://www.
spellingsociety.org/).

deuxième partie
155
L’anglais constituant un cas à part, force est de constater que la
tendance au figement est une spécificité du français. Des textes
légaux existent, mais leur légitimité, comme celle de toute ortho-
graphe « réformée », reste sujette à caution. Le français aurait
pourtant, davantage que les autres langues, besoin de simplifier
une écriture par nature bien plus complexe que celles de l’alle-
mand, du portugais ou de l’espagnol, d’autant que toutes ces
langues sont en concurrence et que leur facilité d’appropriation
influe sur leur diffusion. Cette concurrence s’exerce de fait dans
le cadre du choix d’une deuxième langue vivante, c’est-à-dire
dans un contexte où le nombre d’heures d’enseignement dispo-
nible reste modeste, et où la facilité d’appropriation de l’écrit est
un gage d’efficacité de l’investissement consenti.

2.7. Qu’est-ce qui a changé ?


En ce début de XXIe siècle, les attitudes orthographiques ont
peut-être évolué, avec moins de radicalisme, avec une pratique
réformatrice qui s’enclenche peu à peu, avec plus d’équilibre et
de compétence dans l’exercice d’un pouvoir très particulier, et
davantage de pondération dans les manifestations des zélotes de
l’intangibilité, même les plus virulents. Mais ce qui a surtout
changé, c’est d’une part l’Europe et la francophonie, et d’autre
part les nouvelles technologies, qui permettraient notamment
d’envisager des simplifications de l’orthographe sur des bases
nouvelles, à partir d’outils de translittération.

2.7.1. Europe et francophonie


Les questions relatives au français concernent maintenant l’en-
semble de la francophonie, en même temps qu’elles se situent
désormais dans un cadre européen. Il en va pour le français
comme de l’espagnol, du portugais ou de l’allemand, qui sont
parlés par plus de 100 millions de locuteurs répartis sur plusieurs
territoires, en même temps qu’ils ont à lutter contre l’invasion

deuxième partie
156
d’un anglais qui porte davantage la marque des USA que celle de
l’Angleterre, et qui est de ce fait moins européen qu’atlantiste.
Toute évolution des pratiques réclame un accord entre plusieurs
pays, avec des concessions des uns et des autres. Ce sont des
langues doublement multiples : d’une part, que ce soit à l’inté-
rieur ou hors de l’espace européen, elles sont pratiquées au delà
d’un seul État-Nation ; d’autre part, l’Europe constitue un
nouvel espace, dont une des marques de fabrique (avec l’euro, la
démocratie, le Tribunal pénal international, une forme particu-
lière de libéralisme…) est précisément le multilinguisme, en
opposition avec l’impérialisme de l’anglo-américain.
Défendre le français, ce n’est plus défendre son orthographe
comme une citadelle assiégée, ou bien promouvoir la littérature
d’expression française comme un ensemble unique, exceptionnel
et indépendant. Qu’on le veuille ou non, il s’agit d’abord de
défendre la cause du plurilinguisme, tout comme l’Europe s’im-
pose comme un tout en même temps que comme le vecteur des
particularismes respectifs. Ainsi, la défense du français passe
aujourd’hui par l’enseignement d’une seconde langue vivante,
c’est-à-dire à l’intérieur d’une offre où le français n’est pas seul.
La mondialisation oblige à faire front commun, et cela concerne
l’économie comme les valeurs civilisationnelles, jusqu’aux
langues, leurs représentations, leurs parlers, leurs écritures.
L’Europe a créé un cadre, le CECRL (voir pp. 226-231), qui
constitue aujourd’hui une référence. Autant que faire se peut, il
convient de contenir les difficultés orthographiques en deçà des
niveaux B. Pour un apprenant étranger, pourquoi choisir une
langue qu’on ne parviendra pas à écrire sans un effort partielle-
ment inutile ? Pourquoi ne pas simplifier et unifier ce qui peut
l’être, dès lors que les autres le font ? Une perspective comme
celle des Dicos d’or ou de la Dictée des Amériques peut-elle être
un argument « vendeur » ?

deuxième partie
157
2.7.2. Les nouvelles technologies
Venons-en aux nouvelles technologies. Elles redistribuent les
cartes, elles bouleversent tout, des supports aux stockages des
textes, des pratiques de l’écriture à celles de la lecture, du statut
des scripteurs à celui des lecteurs. Depuis 50 ans, ce qui est extrê-
mement rapide, un nouveau support s’impose, révolution bien
plus conséquente que l’invention du papier et de l’imprimerie,
ou que le passage des volumen aux codex. L’écrit se produit au
clavier et se lit à l’écran. Le stylo disparait, la lecture se verticalise,
en même temps que les textes se dématérialisent : ils deviennent
fichiers, qui se transmettent et se partagent instantanément et à
volonté. L’hypertextualité, c’est-à-dire la possibilité de circuler
dans et entre les textes, est devenue souple et naturelle, et elle se
double de l’hypermédia, car les liens concernent le son comme
l’image, fixe ou animée. Les techniques de fouille de données,
c’est-à-dire l’art de rechercher l’information idoine dans cette
incommensurable bibliothèque qu’est devenu Internet (ce qui se
cache communément derrière les « navigateurs » actuels), avan-
cent à grands pas, et elles touchent les scripteurs comme les
lecteurs (on peut par exemple équiper son ordinateur d’un
« assistant » qui, en observant nos pratiques sur Internet et
ailleurs, suggèrerait force raccourcis et subterfuges d’optimisa-
tion et de navigation) qui, possédant cette masse de données à
leur portée, peuvent vérifier ou amplifier ce que dit l’auteur.
Autrement dit, le lecteur n’est plus momentanément propriété
du scripteur : l’étudiant contrôle le professeur (sur Wikipédia
entre autres), tout comme le patient son médecin, le touriste son
guide… Les références sont d’ailleurs de plus en plus souvent des
sites Web plutôt que des ouvrages de bibliothèque, en même
temps que le poids des abonnements Internet dans les biblio-
thèques universitaires va croissant par rapport au budget d’achat
de livres. En matière de littérature, qui ne préfère l’édition
papier ? Certes, sauf celui qui veut consulter en parallèle l’édition
originale, le manuscrit, les traductions, l’herméneutique… si

deuxième partie
158
possible sans bouger de chez soi. Les correcteurs orthographiques
enfin sont installés partout, même à l’insu des scripteurs. Ils ne
dispensent certes pas de connaitre l’orthographe, mais ils fonc-
tionnent de mieux en mieux, non pas tant parce que les « règles »
qu’ils utilisent sont de mieux en mieux écrites, mais parce qu’ils
virent, comme presque tous les traitements automatiques du
langage (reconnaissance de la parole et traduction automatique
notamment), aux méthodes statistiques, qui se fondent sur des
probabilités de succession qui, par nature, sont susceptibles de
s’améliorer en fonctionnant (en langage commercial, cela s’ap-
pelle la « correction contextuelle »).
Prenons le présent ouvrage. Je n’utilise plus ni papier ni crayon :
je tape directement sur mon ordinateur portable, chez moi, au
bureau, en vacances, dans le train… Je pourrais même recourir à
la reconnaissance de la parole et dicter à ma machine-serviteur,
quitte à corriger dès lors que j’utilise des mots par trop inattendus
ou excessivement ambigus. Ma bibliothèque, souple et légère, est
en partie sur mon disque dur, et elle me suit dans mes pérégrina-
tions. Mon livre est devenu fichier, dont la perte serait catastro-
phique (comme celle d’un manuscrit autrefois), à l’intérieur
duquel je navigue : quand je cite un auteur, je peux afficher
instantanément le passage où j’en ai déjà parlé sur un deuxième
écran, voire placer un lien hypertextuel. Envoyer ledit fichier à
mon éditeur : un courriel avec fichier attaché. Les corrections des
relecteurs : un mode approprié en permet de multiples, en
diverses couleurs, qui sautent joyeusement aux yeux. La mise en
page est une question de « feuille de style », et voilà le texte confi-
guré à 2 200 signes par page, avec titres courants, pieds de page,
police, styles et fontes de la collection « Langues et Didactique »
de chez Didier.
Autrement dit, mon texte s’est dédoublé avec, d’une part, les
caractères, saisis « au kilomètre » et, d’autre part, sa structure, qui
peut être modifiée et indifféremment appliquée à d’autres textes.
À l’instant où j’écris, si je veux savoir combien il y a de signes et
de mots dans mon fichier, si je veux supprimer partout la majus-

deuxième partie
159
cule à « Internet », ou bien faire une « photo » de mes pages, un
simple clic… Finis les protes, les typographes et le compostage :
les auteurs écrivent, corrigent, mettent en page… Libre à moi de
créer un site pour cet ouvrage, où mon éditeur peut m’autoriser à
donner accès à quelques « bonnes feuilles », et auquel je peux
associer un blog, pour interagir avec mes lecteurs, dont une part
croissante aura acheté via Internet plutôt qu’en librairie51.
Internet, précisément, combien de fois n’y ai-je pas cherché mes
informations, avec des ouvrages « en ligne », des articles à dispo-
sition, Wikipédia, des livres introuvables qui, pour quelques
euros, arrivent dans ma boite aux lettres en trois ou quatre jours.
Les malvoyants peuvent utiliser une synthèse vocale, certes
monotone, mais néanmoins parfaitement audible, et si d’aven-
ture je veux lire un texte dont je ne connais pas la langue : un
autre clic, et une traduction automatique m’en offre en temps
réel une version, certes imparfaite, mais néanmoins compréhen-
sible. Pour l’orthographe, non, je n’ai pas besoin d’un correc-
teur ! Mais que c’est commode de voir mes fautes de frappes
instantanément surlignées. Et pour les « rectifications » de 1990,
quelle bénédiction ! Il m’a suffit de télécharger le module ad hoc
sur le serveur d’Open office pour les appliquer en un tour de
main. À propos d’Open office, j’ai oublié de dire que désormais,
au lieu des logiciels payants, j’utilise des logiciels libres, et qu’il
me suffit de changer de format de fichier (de .odt à .doc(x) ou
.pdf par exemple) pour communiquer avec ceux qui continuent
à utiliser Word. On peut enfin découvrir les joies de l’édition
soignée en utilisant LaTeX, avec lequel on s’affranchit du
« WISIWIG » (what you see is what you get) et autre « TÉTÉ »
(tel écran, tel écrit), et avec lequel tout est programmable, puis
compilé, avant d’être « édité », en toute liberté.

51
Libre à moi, au cas où je n’aurais pas trouvé d’éditeur, de publier mon ouvrage sur
Internet, en remplaçant, cela va de soi, bon nombre de notes par des hyperliens, et les
autres par des « fenêtres » librement bavardes, ouvrant éventuellement sur d’autres
« fenêtres »…

deuxième partie
160
2.7.3. La translittération
Que signifierait désormais une « simplification » de l’ortho-
graphe du français, sinon l’élaboration d’un programme de
translittération automatique ? Un programme, conçu à cet effet,
pourrait en effet proposer en quelques clics autant de niveaux de
translittération que l’on souhaite, de l’alphonic de Martinet ou de
l’ortograf altèrnativ (voir pp. 77-79) aux « rectifications » de
1990, en passant par la mise en œuvre de la réduction des
consonnes doubles, la suppression des gn au profit de ni, l’unifi-
cation des -sion et des -tion, la simplification de l’accord du parti-
cipe passé… Il pourrait même proposer un paramétrage à partir
de l’usage, c’est-à-dire que chaque utilisateur pourrait le paramé-
trer automatiquement à partir de sa pratique orthographique,
quitte in fine à résoudre les « conflits » : souhaite-t-il généraliser
la réduction des consonnes doubles où les conserver dans les cas
où il ne l’a pas fait ?
La réalisation d’un tel programme ne serait pas forcément
simple. Elle réclamerait, outre une interface sophistiquée, la
constitution dynamique d’un volumineux dictionnaire de
formes, correctement annotées, ainsi que l’élaboration d’algo-
rithmes complexes, mêlant des approches symboliques, à base de
règles, à des approches stochastiques, à partir de gros corpus
d’apprentissage. Cela supposerait également de pouvoir récu-
pérer les différents paramétrages élaborés par des utilisateurs
volontaires et divers pour pouvoir les comparer. Mais il n’y a là
rien d’insurmontable : quelques équipes spécialisées autour d’un
projet financé par la francophonie, les communautés euro-
péennes ou l’Agence nationale pour la recherche (ANR), et une
nouvelle dynamique serait enclenchée. On pourrait envisager
d’installer sur toutes les machines des translittérateurs avec diffé-
rents niveaux, et faire des essais, les évaluer, auprès de publics
différents, dans des contextes variés, pour disposer de données
autrement plus pointues qu’au siècle passé.

deuxième partie
161
Cela pourrait permettre des « réformes », des « rectifications »
ou, si on préfère, des « simplifications », éventuellement autre-
ment plus ambitieuses, dans la mesure où leur mise en usage
aurait pu être préalablement testée, à l’aide de dispositifs infor-
matiques jusqu’à présent inenvisageables. Les problèmes que cela
soulèverait seraient moins d’ordre technique qu’« industriel »,
dans la mesure où il faudrait que les translittérateurs en question
soient intégrés aux traitements de textes, ce qui suppose l’accord
et la collaboration des principales suites logicielles, Microsoft et
Open/Neo Office notamment. On peut observer néanmoins que
ces dernières ont été parmi les principaux diffuseurs des « rectifi-
cations » de 1990 et qu’une telle dynamique aurait pour effet de
mettre en valeur leur importance dans la production quotidienne
de textes. Cela réclamerait néanmoins du temps, davantage que
la conception des translittérateurs en question.
Jusqu’en 1990, la question a toujours été posée de façon verti-
cale : constituer une commission de spécialistes pour proposer
une « réforme », désigner une institution pour la valider et
attendre de l’État qu’il la promulgue, dans un contexte de polé-
mique en général virulente. Elle se trouverait ainsi posée de façon
horizontale. Les utilisateurs dans leur diversité pourraient l’expé-
rimenter, en débattre, et produire à loisir des textes sous des
formats différents. Une dynamique qui consiste à simplifier en
demeurant dans les limites de l’acceptable pourrait ainsi se mettre
en place, en éprouvant notamment par l’expérience le concept
d’acceptabilité. Du point de vue informatique, il s’agirait d’un
travail d’ingénierie aujourd’hui bien maitrisé. Cela supposerait
en revanche un gros travail d’analyse et d’observation des
pratiques, à partir de protocoles qui restent à concevoir.
Cela présupposerait surtout un consensus social préalable sur
l’intérêt de la démarche, l’incertitude ne demeurant que sur le
réglage des paramètres. Simplifier en éprouvant les limites de
l’acceptable suppose en effet des expérimentations qui permet-
tent notamment de s’habituer à des graphies qui pourraient
heurter à première vue. Si les spécialistes peuvent déterminer

deuxième partie
162
quelles sont les simplifications envisageables, ils ne peuvent en
pressentir tous les effets. Certains sont linguistiques, comme
l’émergence d’ambigüités. Certains sont pédagogiques : on n’en-
seigne efficacement que ce qu’on parvient aisément à expliquer.
D’autres relèvent de la mise en usage : on doit pouvoir vérifier si
on parvient sans dommage à s’habituer à la transformation de
l’image de certains mots. Les équilibres enfin sont toujours diffi-
ciles à trouver, puisque toute orthographe est un système, et non
une suite de phénomènes isolés. Il s’agit, on l’aura compris, d’une
dynamique dont la mise en œuvre relève tout autant des
Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication
(NTIC) que de l’informatique à proprement parler.

deuxième partie
163
TROISIÈME PARTIE

Didactique de l’orthographe

3.0. Introduction
Tout d’abord, on s’efforcera d’articuler les termes d’« enseigne-
ment », de « pédagogie » et de « didactique », et on s’interrogera
sur leurs implications orthographiques (3.1.). On s’intéressera
ensuite aux niveaux orthographiques des francophones (3.2.).
On tentera de faire le point sur les pratiques actuelles autour de
l’orthographe, en FLM comme en FLE, de la dictée aux exercices
à trous et à l’approche « intégrée » (3.3.), pour proposer des exer-
cices nouveaux, fondés sur une approche phonologique, qui ont
pour caractéristique de permettre d’établir des passerelles entre
l’orthographe et les pratiques orales spontanées (3.4.). Cela nous
conduira à nous interroger sur les rapports entre orthographe et
grammaire comme sur le statut des « règles » qui envahissent les
manuels de tous ordres (3.5.). On verra enfin comment le Cadre
européen commun de référence pour les langues (CECRL) permet
de poser différemment le problème (3.6.), pour terminer avec
une réflexion sur l’intégration du traitement de l’orthographe
dans le cadre d’une politique linguistique assumée (3.7.).

3.1. Enseignement, pédagogie et didactique


L’enseignement n’est pas la pédagogie, qui n’est pas la didac-
tique. Qui fait une dictée dans sa classe est sans nul doute un
enseignant, auréolé de la note qu’il va pouvoir attribuer. Que
l’exercice soit pédagogique, c’est-à-dire efficace ou plaisant, est

troisième partie
164
une autre question, pour le moins complexe, qui relève de la
didactique, et un enseignant ne peut manquer de se la poser, en
même temps que ses élèves se tiennent à carreau, tirent la langue,
et butent sur les accords. Après avoir tenté de démêler ce qui
différencie un enseignant, un pédagogue et un didacticien, on
s’interrogera sur ce qui fait la spécificité de l’orthographe en tant
qu’objet d’apprentissage.

3.1.1. Enseignants, pédagogues, didacticiens


Un enseignant s’efforce d’être un excellent pédagogue. Quand
il prépare ses cours, quand il conçoit son enseignement, il se fait
didacticien, afin de rendre ses qualités pédagogiques efficaces.
L’enseignant n’est pas un précepteur occasionnel. C’est un
professionnel, dans une institution qui le rémunère, pour officier
face à un public qu’il choisit rarement. Un didacticien, i.e. un
spécialiste des sciences de l’éducation, est un théoricien ou un
historien de la pédagogie, généralement « formateur de forma-
teurs », souvent perçu à travers le prisme de jargons qui disten-
dent et déforment les relations ancestrales entre maitres et
élèves52. Souvent spécialiste d’une discipline académique, il est
également amené à s’intéresser à la sociologie, à la philosophie, à
la psychologie, aux sciences cognitives, sans oublier les technolo-
gies de l’information et de la communication. Soucieux d’ériger
en discipline nouvelle l’observation des mécanismes de l’ensei-
gnement et de l’apprentissage, il conçoit, met en place, observe
et théorise des pratiques.
Les didacticiens ont montré par exemple que toute pédagogie
est située, qu’on apprend en fonction des représentations qu’on
52
Rappelons la « communauté éducative » étrillée par Milner (1984, p. 58) : « Là,
comme dans les agapes des premiers chrétiens, toutes les fonctions s’échangent et
s’équivalent : tous sont éducateurs, les élèves, les parents, les maîtres, le personnel
administratif, les agents divers. Tous s’éduquent eux-mêmes et en même temps
autrui : il ne faut pas dire que le maître ait une fonction propre ; il faut bien plutôt consi-
dérer que, comme l’élève, il a sa propre éducation à poursuivre. En tout cas, rien ne le
distingue en droit de qui que ce soit : tout de même qu’au Vatican, tout est secret, des
camériers aux balayeurs ; de même, dans la communauté éducative, tous sont éduca-
teurs, y compris les cuisiniers. »

troisième partie
165
s’est construites auparavant, à la fois de ce que signifie apprendre,
de ce qu’on est censé acquérir et de ce à quoi cela peut servir. Le
savoir savant n’est pas le savoir enseigné… Ce faisant, on évoque
des concepts didactico-épistémologiques fondamentaux, tels que
le constructivisme de Piaget, le triangle didactique maître-savoir-
élève, la dévolution, le réductionnisme… Le mythe de l’Émile est
un perpétuel antimodèle : l’enseignement n’est pas l’éducation.
Celle-ci serait davantage l’affaire des parents, l’enseignement
celle de l’institution, ce qui est devenu plus complexe et plus flou
dès lors que le ministère de l’Instruction publique (et des Beaux-
Arts…) est devenu celui de l’Éducation nationale. Les frontières
se sont encore davantage estompées avec des slogans tels que
« Placer l’enfant au centre du système éducatif » qui fait florès
depuis les années 1980 : l’école peut-elle, sans devenir la carica-
ture de sa propre négation, s’occuper d’autre chose que des
contenus qu’elle est censée transmettre, ou bien doit-elle prendre
en charge l’enfant dans sa globalité, tout comme le médecin
soigne des malades plutôt que des maladies ?
L’enseignement n’est pas une pratique individuelle et symbo-
lique. Il s’agit d’une pratique sociale qui est censée s’adresser à
toute une population : en 2007-2008, dans les écoles de France,
335 937 professeurs des écoles tentaient d’enseigner l’ortho-
graphe (entre autres) à 6 373 506 élèves, aux capacités et aux
conditions diverses (voir encadré ci-après). Chacun se construit
ses pratiques, en tentant de respecter des programmes ambitieux,
mais il est préférable qu’une pédagogie commune unisse une
équipe enseignante. Diverses didactiques peuvent coexister, mais
elles doivent être compatibles avec les manuels, se répartir de
façon raisonnée dans un ensemble de pratiques, et se trouver
réifiées dans des savoirs et des savoir-faire reconnus et partagés.
Elles doivent devenir des « méthodologies », avec leurs « tech-
niques » et leurs « méthodes » (Beacco 2007).

troisième partie
166
Ces chiffres incluent les cycles préélémentaires et élémentaires, le
privé et le public, ainsi que l’ASH (adaptation scolaire et scolari-
sation des enfants handicapés), qui regroupe les classes d’initiation
pour élèves non francophones (CLIN) et les classes d’adaptation et
d’intégration scolaire (CLAD), qui concernaient 46 858 élèves en
France métropolitaine et DOM en 2007-2008. La note d’informa-
tion 08-37 de décembre 2008 indique par ailleurs que 86,3 % des
élèves de CM2 maitrisent les compétences de base en français
(chiffres qui tombent à 77,7 % en ZEP et 72 % en RAR), et que
79,9 % les maitrisent en 3e (70,5 % en ZEP et 54,8 % en RAR).
Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche,
sept. 2008, consultable en ligne (http://www.education.gouv.fr/pid316/
reperes-references-statistiques.html).

Quelques exemples orthographiques rendront sans doute le


propos à la fois plus simple, plus clair, moins « didactique », et
davantage « pédagogique » :
• On peut expliquer l’accord du participe passé avec la
méthode grammaticale ou avec la « méthode Cavanna » (voir
pp. 222-226). Dans un cas, il faudra impérativement pouvoir
utiliser des concepts comme « complément d’objet direct »,
« sujet », « auxiliaire »… avec des élèves qui les maitrisent. Dans
l’autre, on pourra s’en passer. Or, la maitrise de tels concepts
réclame au moins deux ans de pratiques grammaticales particu-
lières et assidues, organisées de façon progressive et structurée.
• L’orthographe se résume-t-elle à la dictée, exercice que les
francophones sont bien les seuls sur Terre à pratiquer de cette
manière ? Si oui, il faut commencer tôt, très tôt, avec des textes
relevant d’un corpus qui n’est jamais neutre. Sinon, il faut s’en-
tendre sur les exercices qu’on proposera aux élèves et sur lesquels
ils seront évalués : dictées préparées et/ou dialoguées, écriture sur
contraintes ou sur modèles, correction d’un texte fautif, translit-
tération phonologique…
• L’utilisation d’un alphabet phonétique, si possible « intuitif »,
comme dans le présent ouvrage, peut changer profondément la
pédagogie de l’orthographe. Il comporte à la fois un avantage et

troisième partie
167
un inconvénient : il permet de rattacher les pratiques orales des
enfants avec les pratiques de l’écrit, mais il faut veiller pas à pas à
ce que ledit alphabet phonétique ne se confonde pas avec une
quelconque orthographe, sauf à recommander l’alphonic, ce qui
laissait A. Martinet sceptique (voir pp. 79-81). L’effort en vaut
certainement la peine, mais uniquement dans le cadre d’une
didactique structurée, et à condition que la méthode soit prati-
quée sur plusieurs années, par toute une équipe pédagogique
(voir pp. 199-210).
• On peut demander à un maitre de varier ses méthodes, de
changer sa didactique, mais à quoi cela servira-t-il si le maitre
n’est pas « compétent » ? Pratiquer les méthodes grammaticales
nécessite une compétence forte en morphosyntaxe. Utiliser un
alphabet phonétique suppose de solides connaissances phonolo-
giques, ainsi qu’une pleine conscience de la « surdité » du même
nom (voir p. 22) c’est-à-dire de la réalité de ce qu’on prononce.
Quels professeurs des écoles qui, ayant à enseigner des foules
d’autres choses tout aussi complexes, possèdent aujourd’hui les
deux indifféremment ? La dictée présente de ce fait l’avantage
d’être un exercice stable, peu dépendant de l’histoire pédago-
gique des enseignants.

On n’enseigne pas l’orthographe d’un coup de baguette


magique. On le fait parce qu’il y a une attente, de la part de la
société et de l’institution scolaire, comme des familles et des
élèves. Et cette attente, qui concerne tout à la fois l’orthographe,
sa place et sa didactique, tourne par tradition autour de la dictée,
exercice qui, si on n’y prend garde, a pour effet d’encenser les
bons et d’enfoncer les faibles. La dictée n’est pas qu’un exercice
parmi d’autres : c’est l’indice d’une didactique dépourvue de
pédagogie, dans laquelle on n’enseigne pas l’orthographe, on la
projette et on l’évalue (voir pp. 187-190), ce qui présente l’avan-
tage que la compétence des maitres peut se limiter à la correc-
tion, et ne concerner que de façon très inégale l’analyse,
l’explication, et la remédiation. Mais quand il y a une attente de

troisième partie
168
dictée, il faut y répondre, et on ne peut pas instituer une didac-
tique différente sans s’appuyer sur cet exercice fétiche, ancré dans
les espaces mentaux. Heureusement, de nouvelles formes d’éva-
luation des dictées sont apparues, en tenant compte du positif,
au lieu d’adopter une correction systématiquement négative
(voir encadré ci-dessous). Il faut dire enfin que la dictée a l’avan-
tage d’être un rituel simple, ce qui « lui confère un avantage hors
des murs de l’école : la simplicité de sa mise en œuvre permet,
par exemple, de la reproduire en famille ; transparence et carac-
tère mécanique des barèmes permettent aux parents de s’y trouver
une compétence » (Manesse & Cogis 2007, p. 46).

Il est déterminant, pour l’enseignement de l’orthographe, de repenser


son évaluation. En effet : – L’orthographe est la seule discipline sanc-
tionnée par la négative (on enlève des points quand des « fautes » appa-
raissent). Or, ce processus tend à bloquer les élèves et peut les amener à
multiplier les erreurs. Il parait donc essentiel de développer, pour l’or-
thographe, les formes d’évaluations positives (on retient un phénomène
orthographique précis et on évalue le degré de réussite de l’élève par
rapport à ce phénomène, par exemple en mettant autant de points que
de chaines d’accord réussies dans un texte). – L’orthographe appelle des
évaluations formatives, par l’intermédiaire d’exercices divers. Des
formes d’évaluations sommatives (dictées) sont également nécessaires,
mais elles doivent s’inscrire dans une logique de contrôle de connais-
sances préalablement acquises et, de ce fait, n’intervenir que deux ou
trois fois au cours du trimestre.
Programmes pour le collège de 2003, pp. 74-75, qui évoquent le remplacement
d’une « évaluation sommative » par une « évaluation formative ».

Autre exemple, connexe et tout aussi révélateur, celui des


langues étrangères, parfois dès la maternelle. Là aussi peuvent
s’élaborer des pédagogies actives, fondées sur les compétences et
les réflexions des élèves. Là aussi sévit une attente, celle de l’an-
glais qui, comme l’attente de dictées, est diffuse et largement
partagée. D’autres didactiques existent (Candelier 2003) qui
consistent par exemple à éveiller les enfants aux langues par
l’observation de leurs diversités, en s’appuyant sur les compé-
tences de la classe (langues maternelles, bilinguisme…) et la

troisième partie
169
curiosité des enfants. Plutôt que d’apprendre des énoncés en
langue cible de façon récitative, on tente d’éveiller les enfants à la
diversité des sons, des mots, des structures, de créer en eux une
attente, sur laquelle pourra s’appuyer l’enseignement du français
comme des langues étrangères. Il s’agit moins d’une différence de
méthode que d’une autre didactique, qui suppose le développe-
ment d’un matériel pédagogique (livre, audio, vidéo…) et une
formation spécifique des maitres. Son déploiement est également
une question d’attente. C’est parfois plus facile dans les contextes
multilingues de la Suisse ou de la Belgique : comme la Catalogne,
Suisse et Belgique sont des territoires où la société dans son
ensemble s’interroge, douloureusement parfois, sur le statut des
langues dans leurs diversités (Candelier 2003, pp. 225-226).
C’est souvent plus difficile en France, sans doute du fait de la
représentation qu’on s’y fait des langues étrangères et de leur
apprentissage. De la même manière, on se fait de l’orthographe
française une représentation qui préside à son enseignement.

3.1.2. L’orthographe, objet d’apprentissage


L’orthographe est un objet d’apprentissage apparemment
simple, dès lors qu’on l’identifie à la dictée. Il est plus complexe
que d’autres « disciplines » dès lors qu’on s’en écarte. Au lieu
d’être une « matière » isolée, c’est une des pièces d’un ensemble
de compétences qui visent à permettre aux élèves de s’exprimer
par écrit. Orthographier correctement, certes, mais aussi
connaitre un certain nombre de mots, les distinguer, les utiliser,
construire des phrases, des discours, structurer une pensée, être
capable de la communiquer, d’interagir avec des interlocuteurs…
La confusion est double : d’une part, on ne peut pas envisager
d’enseigner l’orthographe sans utiliser la grammaire, c’est-à-dire
un métalangage abstrait et complexe ; d’autre part, hors de
l’école, l’orthographe est un des problèmes que pose l’expression
écrite, avec cette particularité qu’elle a souvent un effet bloquant
pour ceux qui pensent qu’ils ne la maitrisent pas.

troisième partie
170
Enfin, lorsqu’il s’agit de langue maternelle, nous sommes en
train de parler du vecteur de l’ensemble des apprentissages. Tout
enseignant pratique l’orthographe, ne serait-ce qu’en écrivant au
tableau ou en distribuant des documents. L’enseignement d’une
langue maternelle est par nature un enseignement récursif, où il
s’agit d’enseigner l’outil par lequel on enseigne. Que l’on prenne
les mathématiques, l’histoire ou toute autre matière, on utilise
certes la langue, mais pour transmettre un contenu qui lui reste
extérieur. Toute prise de parole, écrite comme orale, est en premier
lieu une image de soi. Dès lors que cette image est brouillée, à
l’écrit, par une instabilité orthographique, toute la personnalité se
trouve mise en cause. La faiblesse peut rester ponctuelle, mais elle
entame l’image de l’individu, fragilise son appréhension, fait
ressortir sa face négative et masque sa face positive.
La logique de la dictée, pratiquée comme exercice d’évaluation
en tout cas, consiste à projeter l’orthographe plutôt qu’à l’ensei-
gner, au risque d’en faire un domaine d’action privilégié de la
constante macabre (Antibi 2003). A. Antibi, avec un sous-titre
éclairant, « ou comment a-t-on découragé des générations
d’élèves », l’applique surtout aux mathématiques, mais la dictée
est susceptible d’en être la pire illustration. Les bonnes notes de
quelques-uns se « payent » inéluctablement par des notes
médiocres et itératives pour tous les autres. De Closets (2009) en
fait le point de départ de son essai, rappelant combien une dysor-
thographie peut orienter le jugement porté sur ceux qui en sont
victimes et influer sur l’image qu’ils ont d’eux-mêmes comme sur
l’ensemble de leur scolarité, en obérant leur avenir.
Au collège (ou au lycée), enseigner le français est un métier parti-
culièrement difficile parce que, à la différence des autres matières,
il faut aujourd’hui en prouver la légitimité à chaque instant, face à
des élèves qui ne se rendent plus compte que le professeur a des
connaissances à leur transmettre et des compétences à leur faire
acquérir. On travaille avec une relative évidence en cours de maths,
de physique, de biologie, d’anglais… En mathématiques par
exemple, discipline dont personne ne songerait à contester l’intérêt

troisième partie
171
La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et
argent déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étaient à ma
portée ; ce ruban seul me tenta, je le volai ; et comme je ne le cachais
guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avais pris. Je
me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c’est Marion
qui me l’a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame
de Vercellis avait fait sa cuisinière quand, cessant de donner à manger,
elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de
ragoûts fins. […] J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie ;
mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se
bien placer : elle emportait une imputation cruelle à son honneur de
toutes manières. […] Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me
bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir
me reprocher mon crime comme s’il n’était commis que d’hier […] Ce
poids est donc resté jusqu’à ce jour sans allégement sur ma conscience ;
et je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup
contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.
Rousseau, Les Confessions, livre II
Il y avait dans le voisinage de notre vigne un poirier chargé de fruits
qui n’avaient rien de tentant, ni la beauté ni la saveur. En pleine nuit
(selon notre exécrable habitude nous avions prolongé jusque-là nos jeux
sur les places), nous nous en allâmes, une bande de mauvais garçons,
secouer cet arbre et en emporter les fruits. Nous en fîmes un énorme
butin, non pour nous en régaler, mais pour les jeter aux porcs. Sans
doute nous en mangeâmes un peu, mais notre seul plaisir fut d’avoir
commis un acte défendu. Voilà mon cœur, ô Dieu, voilà mon cœur
dont vous avez eu pitié au fond de l’abîme. Qu’il vous dise maintenant,
ce cœur que voilà, ce qu’il cherchait dans cet abîme, pour faire le mal
sans raison, sans autre raison de le faire que sa malice même. Malice
honteuse, et je l’ai aimée ; j’ai aimé ma propre perte ; j’ai aimé ma
chute ; non l’objet qui me faisait choir, mais ma chute même, je l’ai
aimée. Ô laideur de l’âme qui abandonnait votre soutien pour sa
ruine, et ne convoitait dans l’infamie que l’infamie elle-même.
Saint Augustin, Les Confessions, livre II, chap. 4.

et la nécessité, on peut commencer par demander des efforts aux


élèves, qu’ils parviennent à ne pas percevoir comme vains, et
qu’ils arrivent parfois à apprécier… en même temps que les
mathématiques. Une des ambigüités de l’orthographe, avec

troisième partie
172
parfois la grammaire, est qu’elle constitue précisément pour les
professeurs de français un domaine immédiatement perçu
comme falsifiable par le groupe classe, à la différence notamment
des enseignements littéraires.
Un des problèmes, c’est précisément la classe, concept dont le
plus étrange est qu’il paraisse naturel à tout un chacun. Il présup-
pose que la relation groupe-individu est par nature vertueuse,
alors qu’elle peut parfaitement devenir monstrueuse, surtout
quand il s’agit d’un enfant placé dans une forme d’enfermement
annuel, avec un enseignement peu modularisé, où les relations
horizontales avec ses camarades prennent le pas sur les relations
verticales avec les maitres. C’est à la fois le vol du ruban par
Rousseau et le vol des poires par saint Augustin (voir encadré). Si
Rousseau s’est individuellement comporté de façon indigne, en
laissant renvoyer la pauvre bonne, c’est que la société (le groupe,
la classe…) a perverti sa nature enfantine (dont voudrait témoi-
gner la profondeur de son remords d’adulte). Si le petit Augustin
s’est comporté en sacripant, à détruire gratuitement les poires,
c’est que sa bande de copains a fait ressortir une bestialité qui lui
fait aimer, au delà de l’objet du délit, l’interdit et le mal en eux-
mêmes. La justification de la classe n’est pas plus pédagogique
que didactique. Elle est économique… tout comme la simplifi-
cation de l’orthographe.
C’est la classe qui seule légitime la dictée, exercice limité mais
fiable, à la portée de tout enseignant, éventuellement peu porté
sur les questions linguistiques. Mais, en même temps, la dictée
est d’une autre façon non moins illégitime. Elle contribue aux
échecs scolaires, qu’il s’agisse des échecs graphiques, de l’échec
des enfants dans l’école de la République, ou de l’échec des
adultes à cause de l’école, qui en l’occurrence ne parvient pas
(plus ?) à remplir sa fonction. Le problème que pose la didac-
tique de l’orthographe est ainsi celui de l’orthographe non pas en
soi, mais en classe, partout en France comme dans la franco-
phonie, où l’exercice de la dictée, dans sa forme la plus classique,
tout anti pédagogique qu’il est, possède des vertus incontestables.

troisième partie
173
L’éliminer : on y songe et on y revient. La remplacer, pourquoi
pas, mais par quoi ? Comment ? À quel prix ?

3.2. Le niveau orthographique


L’existence d’un âge d’or est toujours un mythe. On peut néan-
moins considérer qu’en France, pendant un siècle environ, le
niveau orthographique des élèves est allé croissant. On verra que
depuis une cinquantaine d’années, c’est le contraire, et plusieurs
enquêtes montrent qu’on est confronté à un effondrement du
niveau orthographique, parallèlement à une chute des perfor-
mances des écoliers français. On s’interrogera pour finir sur l’exis-
tence de « remèdes » ou de « solutions », parmi lesquelles une
« simplification » de l’orthographe devrait théoriquement être à
l’ordre du jour. On s’appuiera ici sur l’œuvre d’André Chervel qui,
tout récemment, a fait paraitre un petit ouvrage qui la résume et la
met en perspective : L’orthographe en crise à l’école (Chervel 2008).

3.2.1. Un âge d’or mythique


Partons d’un âge d’or symbolique de l’orthographe à l’école,
âge d’or tout relatif, dont A. Chervel dit dans la postface de
Manesse & Cogis (2007, p. 236) que « l’histoire de l’école fran-
çaise depuis 1880 suffirait à elle seule à détruire le mythe qui fait
de cette époque l’âge d’or de la pratique de l’orthographe chez les
élèves ». Il s’agit d’un siècle qui s’étend de 1850 à 1950, siècle qui
intègre le basculement opéré par J. Ferry et F. Buisson, avec
l’école laïque, sa féminisation et de nouveaux objectifs, notam-
ment sur la place de l’orthographe, ainsi qu’une révolution dans
la formation des maitres. Au début, la scolarité se fait obligatoire.
Des vagues d’enfants venus des campagnes et des hameaux arri-
vent dans les classes. Bon nombre d’entre eux parlent patois et
apprennent à parler français en même temps qu’à l’écrire. Il faut
former des bataillons de maitres en même temps que chaque
commune doit construire son école, tout d’abord pour les

troisième partie
174
garçons, puis également pour les filles. Les « classes » sont
nombreuses et elles mélangent des élèves d’âges et de niveaux
différents. À compter de 80 élèves, on nomme un deuxième
maitre, ce dernier se faisant souvent aider par les élèves les plus
avancés, qui souhaitent aller jusqu’au Certificat d’études. Le but
est de tirer le pays vers le haut, d’une part en amenant chacun,
garçons et filles, à être capable de lire, écrire et compter, d’autre
part en sélectionnant dans la population ceux qui sont suscep-
tibles de devenir les élites d’un pays qui a besoin de cadres.
C’est un siècle de grandes transformations, où on passe d’une
population à près de 50 % encore analphabète à un pays qui a
quasiment fait disparaitre l’illettrisme (voir p. 90). Les maitres
d’école, qui relevaient de la domesticité et dont plus de la moitié
ignorait l’orthographe, deviennent des instituteurs secrétaires de
mairie dont c’est le savoir fondamental. L’école, qui devait ensei-
gner la religion à l’école laïque (dont les religieux sont exclus),
pratiquant un enseignement centré sur le calcul, l’orthographe et
la grammaire, devient une institution qui s’occupe également
d’histoire, de géographie, de sciences, d’hygiène ou de littérature.
En fait d’âge d’or, c’est surtout grosso modo un siècle de croissance
du niveau orthographique des élèves, même si on s’y lamente
régulièrement de leurs insuffisances face aux exigences de la
société. C’est le siècle du brevet puis des écoles normales pour les
maitres et du Certificat d’études pour les enfants, tous fondés
avant tout sur une compétence orthographique, exclusivement
pratiquée via une dictée quotidienne qui, certes, ne s’est pas
toujours déroulée de la même façon (voir encadré ci-dessous),
mais qui a façonné les générations qui se sont succédé.

La dictée du XIXe siècle utilise un élève-relais, un bon élève qui est


envoyé au tableau (le tableau noir, lequel fait précisément son entrée
dans les classes à la même période, et ce n’est pas un hasard). Le maitre
dicte, l’élève-relais écrit en épelant à haute voix ; les autres écrivent sur
leur cahier, et lèvent parfois la tête pour vérifier sur le tableau ; certains
se contentent de copier.
Dictée vers 1850, Chervel (2008, p. 41)

troisième partie
175
La maitresse se promène dans les travées entre les pupitres, sa voix sonne
clair, elle articule chaque mot très distinctement. Parfois même, elle
triche, en accentuant exprès une liaison, pour nous aider, pour nous
faire entendre par quelle lettre tel mot se termine.
Dictée au début XXe siècle, N. Sarraute, Enfance, La Pléiade 1999,
p. 1080, cité par Manesse & Cogis (2007, p. 47).

Les arbres s’enfoncent dans la terre par leurs racines comme leurs
branches s’élèvent vers le ciel. Leurs racines les défendent contre les
vents, et vont chercher, comme par deux petits tuyaux souterrains, tous
les sucs destinés à la nourriture de leur tige. La tige, elle-même, se revêt
d’une dure écorce, qui met le bois tendre à l’abri des injures de l’air. Les
branches distribuent en divers canaux la sève que les racines avaient
réunie dans le tronc.
Dictée dite « de Fénelon », que l’inspecteur général Beuvain D’Altenheym
fit faire entre 1873 et 1877 dans une panoplie d’écoles de France
et qui a servi également d’étalon à la fois dans Chervel & Manesse (1989)
et dans Manesse & Cogis (2007).

Auparavant, malgré les apparences, les choses ont largement


évolué entre la naissance de Montaigne (1533), qui apprit à
parler en latin avec sa bonne et alla au « collège » de sept à treize
ans, et la mort de Chateaubriand (1848) qui fréquenta trois
« collèges » bretons de neuf à quinze ans. Il n’en reste pas moins
qu’une part croissante mais minime de la population était
concernée, que les garçons l’étaient bien davantage que les filles,
que l’église (via des ordres religieux, dont les jésuites) s’en
occupait quasi exclusivement. Mais surtout, avant le XIXe siècle,
l’orthographe pouvait faire débat, mais elle ne posait pas de
problème, se réformait hardiment (voir p. 119), et elle n’était pas
au centre de la formation des enfants. Trois raisons majeures,
aujourd’hui disparues, méritent d’être mentionnées.
Tout d’abord, l’attente sociale vis-à-vis de l’orthographe était
inexistante, et son expertise était une compétence subalterne,
réservée aux clercs, aux protes ou aux typographes. Ceux qui
écrivaient la maitrisaient suffisamment pour être compréhen-
sibles, ce qui suffisait largement, dans un contexte où les variantes
graphiques étaient monnaie courante.

troisième partie
176
Ensuite, avant le XIXe siècle, d’une part « la lecture est sacrée,
l’écriture est profane », d’autre part « l’écriture est calligraphie
avant d’être orthographe » (Chervel 2008, p. 64). Autrement dit,
l’apprentissage de l’orthographe se faisait de manière passive, par
imprégnation à partir de la multiplicité des lectures, tout d’abord
à haute voix, puis à voix basse. Il faut dire que les « collèges » ou
les couvents coutaient souvent très cher, qu’ils étaient réservés à
une élite aristocratique puis bourgeoise, que la discipline était
pour le moins stricte, et que le concept de « classe » n’avait rien à
voir avec le nôtre, que ce soit en termes d’effectifs, d’homogé-
néité de l’âge ou du niveau, comme de pratiques pédagogiques53.
Enfin, la place du latin était prépondérante avec, entre autres
conséquences, l’inutilité d’une pédagogie de l’orthographe. On
lisait d’abord en latin et on écrivait essentiellement en latin. Le
français ne venait qu’après, avec des élèves pour lesquels il a
représentait habet, tu as, habes, as représentait as ou assis, la
préposition à relevait soit de ad+accusatif, soit d’une construc-
tion dative, aies, ait, aient renvoyaient à habeas, habeat, habeant,
et comme est ou es supposaient des prononciations distinctes en
latin… Rien d’étonnant en outre à ce que les graphies étymolo-
giques (corps, doigt, thym, paon, vair…) pour distinguer les
monosyllabes homophones aient eu un tel succès et qu’elles
soient devenues, pour les enfants d’aujourd’hui, totalement
dépourvues de sens. La distribution des blancs et la distinction
des homophones, c’est-à-dire la base de l’orthographe du fran-
çais, se faisaient sans le moindre problème grâce au latin. En fait,
la pédagogie de l’orthographe a commencé avec Jean Baptiste de
la Salle, précurseur des écoles normales d’instituteurs, qui créa la
congrégation des écoles chrétiennes, qui proposait dès la fin du
XVIIe siècle un enseignement gratuit pour les enfants des rues,
enseignement qui ne passait pas par le latin, qui s’adressait égale-
53
Philippe Ariès a ainsi montré que la place des enfants, tant dans la vie familiale que
dans la société, était liée à la mortalité infantile et au contrôle des naissances. L’éduca-
tion est un investissement qui risque d’être fait à perte si les enfants ne survivent pas
(Ariès 1960). Aujourd’hui, c’est un investissement fondamental pour l’avenir que per-
sonne ne songe à discuter, et on se soucie à l’inverse de l’accessibilité physique et
pédagogique pour les élèves victimes de multiples formes de handicap.

troisième partie
177
ment aux filles (dans des écoles séparées), et qui rencontrait de ce
fait les mêmes difficultés qu’aujourd’hui.

3.2.2. L’effondrement des performances orthographiques


Depuis 1950, un effondrement des performances orthogra-
phiques est clairement constatable. Chervel (2008, p. 70)
l’illustre par un schéma, fondé sur les trois enquêtes qui ont pu
être menées sur la question. Si on est sûr que le niveau a forte-
ment baissé entre 1985 et 2005 ou entre 1925 et 1995, nul n’a
jamais montré que 1950 était l’année où le processus aurait
commencé. Cette baisse semble avoir suivi le rythme de la dispa-
rition du latin. En 1950, plus de 50 % des élèves de lycée
étudiaient le latin. En 1970, ils étaient 35 %54, pour se limiter à
4 % en 200755. Le lien n’est peut-être pas direct (l’âge des appren-
tissages n’était pas nécessairement le même), mais il y a
congruence, par exemple dans la nécessité de maitriser les
concepts grammaticaux, entreprise qui réclame du temps. Il faut
commencer tôt, y consacrer une grosse part du temps scolaire, au
détriment d’autres apprentissages, et concevoir l’ensemble de la
didactique du français en fonction de cet objectif.
Manesse & Cogis (2007) ont mesuré cet effondrement, dont la
presse s’est largement fait écho, et qui a vraisemblablement
contribué à un changement de cap dans les programmes scolaires
pour la rentrée 2008 :
• « L’écart entre les résultats des élèves de 1987 et ceux de 2005
est en moyenne de deux niveaux scolaires ; les élèves de 5e de
2005 font le même nombre de fautes que les élèves de CM2 il y
a 20 ans, les élèves de 3e de 2005, le même nombre d’erreurs que
les élèves de 5e de 1987, etc. » (Manesse & Cogis 2007, p. 81) ;
• il y a une forte disparité entre les élèves (¼ font peu de fautes,
¼ en font énormément), entre les établissements (les élèves de
ZEP ont une année de retard par rapport aux autres), et entre les
54
http://g.bude.orleans.free.fr/pages/confavan/1972-1973.htm
55
http://www.education.gouv.fr/stateval/rers/repere.htm

troisième partie
178
sexes (les garçons ont en moyenne une année de retard par
rapport aux filles) ;
• l’école continue certes à faire progresser les élèves, mais de
façon moins manifeste en 2005 qu’en 1987 : « entre le CM2 et
la 3e, les élèves de 1987 divisaient par trois leur nombre d’erreurs,
ils ne le divisent plus que par deux en 2005 » (Manesse & Cogis
2007, p. 200) ;
• la baisse de niveau est essentiellement due à une augmenta-
tion des erreurs grammaticales (erreurs morphologiques sur la
forme des mots en liaison avec leur classe grammaticale, et erreurs
syntaxiques d’accord sur la relation entre les mots), bien davan-
tage qu’aux erreurs lexicales (qu’il s’agisse de l’ignorance d’un
mot ou de la méconnaissance de son écriture).

Il faut évidemment tempérer le propos, ce que D. Manesse et


D. Cogis invitent à faire. Tout d’abord, les échantillons d’élèves
avec lesquels les tests ont été faits sont certes aussi comparables
que possible, mais ils ne sont pas identiques (les élèves de 2005
sont de six mois plus jeunes que ceux de 1987 par exemple).
S’agit-il ensuite d’une crise orthographique ou d’une crise
sociale ? Les parents d’aujourd’hui ont-ils la même exigence
orthographique qu’il y a vingt ans ? Ont-ils les mêmes exigences
en général ? Et les professeurs, notamment en collège, ne glis-
sent-ils pas vers un découragement compréhensible, face à une
institution et une société qui multiplient les exigences à leur
égard en diminuant d’année en année leurs moyens d’action ? Il
est clair en tout cas que le contexte de l’école s’est totalement
modifié, dès lors que la proportion de bacheliers passe dans une
classe d’âge de 3 % en 1945 à 25 % en 1975, puis à 65 % en
2006, pour dépasser 80 % en 200956.
Ensuite, ce type d’enquête, au demeurant fondamentale, se
limite aux données sur lesquelles elle peut s’appuyer. La dictée
n’est pas une fin en soi. C’est surtout un exercice d’évaluation
56
http://www.education.gouv.fr/cid143/le-baccalaureat.html

troisième partie
179
plus facile à étalonner que d’autres. Il faudrait rapporter les
observations faites aux compétences de lecteurs et de scripteurs
des élèves, où l’orthographe est d’ailleurs une composante éven-
tuellement secondaire. La dictée est ensuite un rituel auquel les
élèves de 1987 étaient peut-être plus habitués que ceux de 2005,
et le type de texte qui leur était proposé (voir p. 176) pouvait leur
paraitre moins anachronique que vingt ans plus tard.
Enfin, les élèves concernés n’ont pas suivi la même scolarité
orthographique : les élèves de 2005 ont de façon générale fait
moins de français. Les programmes ont incité les professeurs à
valoriser davantage des compétences que des connaissances, et à
ne pas isoler l’orthographe de l’ensemble des activités linguis-
tiques et textuelles, ce qui a pu leur apporter d’autres compé-
tences, qui ne sont pas ainsi testées. D. Dancel a montré par
exemple, à partir d’un corpus de 9 000 copies de certificat
d’études des années 1923-1925 que, si les élèves de 1995 faisaient
deux fois plus de fautes d’orthographe que leurs ancêtres, ils
étaient bien plus performants en « rédaction » (Les dossiers d’Édu-
cation et Formation, nº 62, février 1996).
Il convient enfin de rappeler quelques remarques sur les
emplois du temps. Entre 1980 et 2005, le temps de travail des
élèves a été réduit de quatre heures par semaine (soit 16 % de
moins). En même temps, les compétences attendues des élèves,
du primaire comme du secondaire, se sont démultipliées et diver-
sifiées, de même que le public, qui intègre de plus en plus des
élèves en situation de handicap. Ainsi, le temps consacré au fran-
çais en collège est passé de six à quatre heures et demie (soit une
réduction de 25 %). Un professeur certifié (titulaire du CAPES),
qui s’occupait alors de trois classes, s’en voit affecter au moins
quatre aujourd’hui (ce qui lui fait plus de quatorze copies à
corriger par jour, dimanche compris, au cas où il se limiterait à
ramasser une seule copie par élève et par semaine).

troisième partie
180
3.2.3. Remèdes ou solutions
Mais le constat demeure : c’est un renversement qui se poursuit.
Pour le combattre, il faudrait renoncer, par exemple, à l’utilisation
des nouvelles technologies (qui, entre autres, ouvrent la voie à la
banalisation de l’emploi des correcteurs orthographiques) pour
consacrer le temps passé à se familiariser avec les ordinateurs aux
fondamentaux orthographiques et grammaticaux. Il est difficile
de croire que cet « effondrement » des performances orthogra-
phiques ne soit pas inéluctable, même si les programmes pour la
rentrée 2008 s’en sont inspiré pour tenter de faire machine arrière.
On revient de « l’observation réfléchie de la langue française »
(dans les programmes 2003) à « l’étude de la langue française »
(dans les programmes 2008). On est en outre dans un mouve-
ment général qui concerne toutes les disciplines de base, et
qui place la France largement en dessous du niveau moyen
des pays européens (à consulter sur http://www.education.gouv.
fr/bo/2002/hs1/cycle3.htm ou http://www.education.gouv.fr/bo/
2008/hs3/programme_CE2_CM1_CM2.htm).
Une étude publiée par le ministère de l’Éducation nationale57,
portant sur les élèves de CM2, corrobore ainsi les observations
faites par Manesse & Cogis (2007) et montre que, outre l’ortho-
graphe, cela concerne la lecture comme le calcul, et que c’est
d’autant plus manifeste que les catégories socio professionnelles
des parents sont défavorisées (voir encadré ci-dessous). Une autre
étude consacrée aux résultats de l’étude internationale PIRLS58
sur le niveau de lecture en CM1 (http://timss.bc.edu) montre
combien la France est mal placée au niveau européen (à la
15e place sur 19 pays), qu’il s’agisse de lecture de textes informa-
tifs (13/19), de la lecture de textes narratifs (16/19), de prélever
des informations (13/19), d’en inférer (14/19) ou d’interpréter
et d’apprécier (15/19).
57
Note d’information 08.38 de décembre 2008 : http://media.education.gouv.fr/file/
2008/23/9/NI0838_41239.pdf
58
Note d’information 08.14 de mars 2008 : http://media.education.gouv.fr/file/2008/
75/3/ni0814_25753.pdf

troisième partie
181
La même dictée a été proposée aux élèves de 1987 et de 2007, à
partir d’un texte d’une dizaine de lignes (85 mots et signes de ponc-
tuation). Le nombre d’erreurs – i.e. le nombre de mots mal ortho-
graphiés ou de ponctuations erronées – a augmenté en moyenne :
de 10,7 en 1987 à 14,7 en 2007. Le pourcentage d’élèves commet-
tant plus de 15 erreurs s’accroît, de 26 % à 46 %. Ce sont princi-
palement les erreurs grammaticales qui ont augmenté : de 7 en
moyenne en 1987 à 11 en 2007.
Le recueil des professions des parents permet de repérer et comparer
les différences liées à l’origine sociale. En lecture, ces inégalités ont
tendance à se creuser : la baisse constatée entre 1997 et 2007 n’a pas
touché les enfants de milieux favorisés (cadres et professions intel-
lectuelles supérieures). Ce résultat est cohérent avec le fait que la
diminution des performances concerne plus particulièrement les
élèves les plus fragiles. En calcul, la baisse des résultats de 1987 à
1999 a touché toutes les catégories sociales.
Cohérents avec ceux des récentes évaluations internationales PIRLS
er PISA, ces résultats doivent alerter sur l’augmentation du nombre
d’élèves en difficulté dans le système éducatif français.
L’état de l’école, nº 19, novembre 2009, DEPP, p. 51.

On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point ce n’est pas


précisément la difficulté de l’orthographe du français qui
explique ce retard : d’une part, l’enseignement de l’orthographe
et de la grammaire française réclame beaucoup de temps et d’ef-
forts ; d’autre part, l’état actuel de l’orthographe française rend
pour les enfants de CM (niveaux visés par les tests de l’OCDE,
PIRLS comme PISA59) la lecture des textes et des énoncés plus
difficiles qu’avec la majorité des autres langues. À l’appui de cette
remarque, on peut noter que, dans l’enquête PIRLS évoquée
ci-dessus, la Belgique flamande arrive en 7e position, alors que la
Belgique wallonne se retrouve en 18e et avant-dernière position60.
Les conclusions d’A. Chervel (2008, pp. 72-73) tiennent en
une alternative simple : si on ne fait rien, on aura de plus en plus

59
PISA pour « Programme international pour le suivi des acquis des élèves », et PIRLS
pour « Programme international de recherche en lecture scolaire ».
60
Pour plus de détails sur l’interprétation de ces enquêtes, voir Baudelot & Establet
(2009).

troisième partie
182
une orthographe à deux vitesses et l’école ne pourra plus rien
pour éviter un accroissement de l’inégalité des chances en fonc-
tion de l’origine sociale des familles. « Nul doute que les effets
ségrégatifs de l’enseignement de l’orthographe ne seraient rapi-
dement aussi voyants que ceux du latin. » Si on le décidait, on
pourrait simplifier drastiquement en matière d’orthographe tout
ce qui peut l’être et, en parallèle, renforcer son enseignement
disciplinaire et celui de la grammaire, qui cesserait alors de
tourner à vide. Une telle simplification irait bien au delà des
« rectifications » de 1990 et concernerait massivement le système
des signes auxiliaires (voir pp. 43-48), les lettres muettes, les
graphèmes abscons et redondants, la simplification des consonnes
doubles et la généralisation du s au pluriel.
Nous ajouterons trois remarques à ce constat. Tout d’abord,
l’enseignement de la langue devrait se fonder au moins autant
sur la grammaire α que sur la grammaire β (voir pp. 60-71).
Ensuite, on dispose désormais des outils numériques nécessaires
pour simuler l’effet de telles simplifications et, si l’on peut s’in-
terroger sur leur mise en pratique, ne pas les tester paraitrait
surprenant. Enfin, il existe une piste supplémentaire, à savoir
l’encouragement au plurilinguisme qui, dans l’Europe multi-
lingue, pourrait éventuellement amener ce qu’apportait autrefois
le latin. En effet, ce n’est pas tant le latin qui favorisait l’acquisi-
tion de l’orthographe que le passage d’une langue à une autre,
qui rend visibles bon nombre de difficultés, aussi bien lexicales
que morphosyntaxiques. Il est à noter par exemple que dans
l’enquête PIRLS évoquée ci-dessus, les meilleurs résultats sont
obtenus par le Luxembourg, pays plurilingue. On trouve ensuite
la Suède et la Hongrie, c’est-à-dire des pays à langue minoritaire
où le doublage n’existe quasiment pas à la télévision. On trouve
également l’Italie, mais là, l’orthographe est particulièrement
simple et les langues régionales n’y empiètent pas sur le statut de
la langue nationale.
Qu’il nous soit permis enfin de suggérer une mesure bien
connue des spécialistes, mesure qui ne couterait presque rien, qui

troisième partie
183
aurait très probablement pour effet d’augmenter le niveau en
lecture comme en orthographe, tout en modifiant l’appréhen-
sion61 des langues, qu’elles soient maternelles, étrangères ou
secondes : la limitation du doublage à la télévision ou au cinéma
pour toutes les émissions et tous les films destinés à un public de
plus de six ans, comme dans les pays nordiques. De nombreuses
instances nationales et internationales (Commission européenne,
Conseil de l’Europe, Délégation générale à la langue française et
aux langues de France…) soulignent régulièrement l’intérêt qu’il
y aurait à ne pas doubler les émissions de télévision ou les films
projetés en salle. Cela permet un contact direct avec des langues
non connues et constitue un espace possible d’appropriation de
celles-ci, si ces supports vidéo sont accompagnés de sous-titres (y
compris des sous-titres dans la langue employée). On explique par
ce phénomène la bonne connaissance générale de l’anglais dans
les pays nordiques et ailleurs, ainsi que les fortes compétences en
lecture enregistrées dans certains de ces pays (voir les enquêtes
PISA et PIRLS de l’OCDE) (Beacco & Byram 2007, p. 87).
Si, à ce jour, une telle mesure n’a jamais été envisagée, en France
comme dans les pays francophones, c’est moins pour protéger
l’industrie du doublage que pour des raisons politiques, toutes
tendances confondues, dont la principale est le fait qu’une telle
mesure ne serait sans doute pas populaire. Cette raison est
évidemment tout à fait compréhensible, mais elle ne devrait pas
pour autant interdire la plus élémentaire cohérence. On peut être
favorable au doublage et à la défense du français, on peut en
même temps être opposé à toute réforme de l’orthographe comme
on peut déplorer que la ségrégation sociale s’accroisse, mais, faute
de mesures réelles, « les adversaires de toute réforme orthogra-
phique sérieuse doivent désormais faire la preuve, autrement que
par des formules lapidaires, qu’on peut encore enseigner l’ortho-
graphe actuelle à tous les élèves. Sinon, il leur faut assumer claire-

61
« Appréhension » peut s’interpréter à la fois comme la crainte des langues étran-
gères et comme la manière de les appréhender.

troisième partie
184
ment leur choix aristocratique d’une orthographe de caste, et
d’une nouvelle discipline de luxe » (Chervel 2008, p. 71).
Les faits sont là : le niveau orthographique des enfants va
s’effondrant, et les élèves francophones sont parmi les plus faibles
en Europe. Cela n’est sans doute pas un drame absolu, car une
fois adultes, les enfants se seront habitués, que ce soit en s’amé-
liorant, ou en s’adaptant à leur handicap et, toutes compétences
confondues, le niveau des jeunes continue de croitre. C’est sans
doute pour les enseignants, notamment pour ceux qui ont à
enseigner le français, à l’école primaire comme au collège ou au
lycée, que se cristallisent les principales difficultés.

Les ZEP (Zones d’Éducation prioritaire), créées en 1990, ont


évolué en 1997 en REP (Réseaux d’Éducation prioritaire). Ils ont
été remplacés en 2006 par les RAR (Régions Ambition Réussite) et
les RRS « Réseaux de Réussite scolaire » (http://www.educationprio
ritaire.education.fr/questions.asp). Dans la pratique, alors qu’il y
avait 1 010 collèges et lycées classés en ZEP (avec leurs 7 115 écoles),
on en a « sélectionné » 249, ce qui, avec les 1 600 écoles qui leur
sont rattachées, a mené à la constitution des RAR (http://www.
association-ozp.net), sur lesquelles, en période de contraction des
moyens, on a pu tenter d’en concentrer sur ceux qui ont à faire face
aux situations les plus explosives. Dans la pratique, selon la note
d’information 09.09 de mai 2009 de la DEPP, les établissements en
RAR ont reçu une dotation en heures de 23 % supérieure aux
autres, ce qui leur permet d’avoir environ 4 élèves de moins par
classe. Cela dit, l’écart entre les collèges de RAR et les collèges hors
ZEP va croissant : l’écart, qui est de 14 % en fin de CM2 en fran-
çais (évaluation en termes de « compétences de base ») passe à 25 %
en fin de 3e.

Ceux qui se sont trouvés confrontés à une classe de Zones


d’Éducation prioritaire ou de Régions Ambition Réussite (voir
encadré ci-dessus) peuvent en témoigner (Sallenave 2009). Les
enseignants qu’ils auraient pu avoir tendance à stigmatiser appa-
raissent plutôt comme des saints, avec un salaire modeste et un
manque de considération abyssal. Nombre d’entre eux ont
produit des livres qui témoignent tout à la fois de leur désespé-

troisième partie
185
rance, de l’urgence de la situation, de leur foi dans leur métier, de
leur amour du français comme parfois de son orthographe :
Cécile Ladjali (Mauvaise langue), Mara Goyet (Tombeau pour le
collège), Véronique Bouzou (Ces profs qu’on assassine), Fanny
Capel (Prof… et fière de l’être), Jean-Paul Brighelli (La fabrique
du crétin : la mort programmée de l’école), Cécile Revéret (La
sagesse du professeur de français), François Bégaudeau (Entre les
murs), Sophie Audoubert (Don Quichotte en banlieue : combat
d’une enseignante), Charlotte Charpot (Madame, vous êtes une
prof de merde) et tant d’autres, moins médiatisés, tous parachutés
sans ménagement après des études brillantes face à des élèves
« difficiles ». À laisser les choses en l’état, on laisserait s’accroitre
une ségrégation qui, à l’image d’une loi SRU62 inappliquée, ne
peut, à terme, que conduire à des implosions comme celle de
novembre 2005. L’orthographe, face écrite de la langue et instru-
ment indispensable de toute ascension sociale, est une brique
majeure de cet édifice qui se lézarde.
Pour des raisons sociales, une simplification de l’orthographe
devrait donc s’imposer. Tout comme on a pu évoquer comme un
mythe l’existence d’un siècle d’âge d’or orthographique, l’ambi-
tion, avec l’orthographe actuelle, de voir s’inverser l’effondre-
ment du niveau des élèves, parait illusoire. Des mesures simples,
comme la généralisation du sous-titrage à la place du doublage,
pourraient néanmoins avoir une incidence considérable, sinon
directement sur l’orthographe, du moins sur la lecture ou sur
l’appréhension des langues étrangères. Autrement dit, l’ortho-
graphe n’est pas un problème isolé. C’est un des éléments d’une
politique linguistique qui fait actuellement défaut, à laquelle on
substitue une série d’exigences théoriques et vaines, dans la
mesure où elles sont inaccessibles. Pour que les élèves aient un
niveau « satisfaisant », que ce soit en langue vivante ou en langue

62
La loi nº 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la Solidarité et au Renouvel-
lement urbains, couramment appelée « loi SRU », oblige notamment toute commune à
offrir 20 % de logements sociaux, sauf à être lourdement taxée. Pour des raisons faciles
à comprendre, et avec des argumentations diverses, elle est dans les faits réguliè-
rement contournée par les communes dites « riches ».

troisième partie
186
maternelle, encore faut-il que le niveau en question ne soit pas
d’avance hors de portée de la grande majorité d’entre eux, et que
la société soit disposée à en payer un prix qui ne s’exprime pas
seulement en termes de budget.

3.3. L’enseignement de l’orthographe


On s’intéressera tout d’abord à l’exercice qui caractérise l’or-
thographe française, la dictée, dont on a déjà évoqué les prin-
cipes (3.1.), pour en décrire ici la diversité des pratiques. On se
penchera ensuite sur d’autres types d’exercices orthographiques
pratiqués dans les manuels scolaires, pour constater que l’ap-
proche aujourd’hui recommandée consiste à intégrer l’acquisi-
tion de la maitrise de l’orthographe à des séquences dont elle
constitue un objet parmi d’autres. On abordera enfin l’enseigne-
ment de l’orthographe dans le cadre du français langue étrangère,
sujet peu traité dans la littérature spécialisée, qu’elle soit consa-
crée à l’orthographe ou au FLE.

3.3.1. La dictée
La dictée est un exercice d’orthographe active, qui s’est imposé
vers le milieu du XIXe siècle, comme une forme d’écriture « où
l’élève doit prendre seul des décisions sur l’orthographe des mots,
celle qui fonctionne par appropriation personnelle des formes
graphiques, des textes lus ou appris, celle qui peut se passer du
modèle à imiter. » (Chervel 2008, p. 32). Auparavant, l’ortho-
graphe s’enseignait de façon passive, par imprégnation, à partir
de la lecture, ou bien à l’aide d’un exercice longtemps délaissé,
qui eut son heure de gloire au début du XIXe siècle et qui réappa-
rait parfois : la cacographie (kakos graphein signifie « mal écrire »).
Il s’agit de corriger un texte ou une liste de mots fautifs, ce qui
réclame une imprégnation suffisante au préalable. Son défaut :
les enfants peuvent certes ne pas voir les fautes, mais ils risquent
surtout de retenir des graphies erronées. À partir de 1830, les

troisième partie
187
ouvrages comme le Recueil de phrases dans lesquelles on a violé à
dessein l’orthographe des mots (Boinvillier 1819) sont progressive-
ment remplacés par des recueils de dictées.
La dictée est un exercice typiquement francophone, en même
temps qu’un mot totalement intraduisible, excepté peut-être en
coréen (badasseugi). Le monde entier en ignore même l’existence
et ne le pratique pas, sinon parfois sous forme de listes de mots,
orientées en premier lieu vers l’apprentissage du vocabulaire
(spelling bees). Pour les francophones, c’est un exercice façonné
par le temps. Wikipédia, à l’article « dictée » la décrit ainsi : « Le
maitre lit un texte à haute voix, par petits groupes de mots, que
les élèves transcrivent au fur et à mesure. Chaque groupe de mots
est d’abord lu lentement, en faisant bien sonner les liaisons, puis
répété une ou deux fois à débit normal. À la fin, le maitre lit une
nouvelle fois le texte d’un bout à l’autre et les élèves ont quelques
minutes pour se relire et corriger leurs fautes éventuelles ». Elle
n’en est pas pour autant demeurée intangible avec le temps et on
lui a fait subir une quadruple cure de jeunesse (voir passage
encadré suivant).
Le rituel, inscrit dans la liturgie scolaire, qui recourait à des
textes littéraires et plutôt « bien pensants », qui pouvait passer
par un élève relais, ou bien concerner une classe presque homo-
gène (voir p. 176), est aujourd’hui obsolète. Les dictées sont
devenues autre chose qu’une fin en soi, s’identifiant avec une
heure dédiée dans l’emploi du temps et une ligne sur les bulletins
scolaires. En 1980, les professeurs de collège devaient s’excuser
auprès de certains parents de ne plus faire de dictée hebdoma-
daire. Aujourd’hui, même si l’exercice demeure présent aux
épreuves du brevet des collèges, il faudrait plutôt qu’ils se justi-
fient d’en faire encore de temps en temps. Qu’elles soient prépa-
rées (le texte qui sera proposé est travaillé avec les élèves à l’avance,
en soulignant les points sur lesquels les élèves sont censés hésiter),
ou dialoguées (une discussion s’instaure segment par segment
dans le groupe, avec obligation de recourir au métalangage gram-
matical, interdiction de faire référence aux lettres de l’alphabet et

troisième partie
188
absence de solutions proposées par le maitre), les dictées consti-
tuent le point de départ d’un travail collectif qui n’aboutit plus
nécessairement au couperet d’une note sommative.
Hormis sans doute dans les épreuves du brevet des collèges, les
textes proposés ne sont plus les mêmes. Aux textes d’auteurs,
comme les arbres de Fénelon (voir encadré p. 176), se substituent
de plus en plus des textes tirés de la littérature de la jeunesse
étudiée en classe, voire même des phrases extraites des travaux
des élèves. Ces textes sont en outre souvent adaptés de façon à
permettre d’orienter l’exercice sur les accords des verbes ou des
participes, sur les homophones grammaticaux, la transition de
l’accord par le relatif… Le corpus a donc évolué, d’une part vers
quelque chose qui renvoie davantage aux productions ou à l’uni-
vers des élèves qu’à la littérature, image et modèle tout à la fois, et
d’autre part vers des questions spécifiques, selon les besoins du
maitre. Autrement dit, il s’agit moins d’évaluer itérativement un
niveau global, à partir de textes à visée universelle, que de faire
travailler les élèves sur un thème orthographique particulier, à
partir de textes qui leur soient aussi familiers que possible.
L’évaluation avec barème négatif (et progressif, selon l’impor-
tance accordée aux diverses « fautes ») a évolué vers des barèmes
positifs. La dictée peut se scinder en plusieurs segments, de diffi-
cultés variables (de façon à ce qu’une surabondance de fautes
dans l’un n’empêche pas les élèves de glaner des points dans
l’autre), ou bien n’est comptabilisé qu’un type particulier de
fautes. On peut enfin compter soit la note obtenue dans une
dictée, soit les progrès effectués par rapport aux dictées précé-
dentes, ce qui permet de récompenser vigoureusement les efforts
et les progrès des élèves les plus en difficulté.
La « faute » s’est globalement muée en « erreur ». Par la pratique
de l’exercice, l’élève est amené à chercher son chemin (errare)
plutôt qu’à risquer de faillir (fallere) à chaque mot. Les stratégies
mises en place cherchent à ce qu’il comprenne pourquoi il se
trompe, plutôt qu’à comptabiliser des fautes à l’aveugle. La remé-
diation l’emporte ainsi sur la sanction, et l’évaluation vise à se

troisième partie
189
faire pas à pas formative. Il faut en effet garder constamment à
l’esprit qu’une graphie erronée peut parfaitement provenir d’un
raisonnement juste, tout comme une graphie exacte n’est pas
nécessairement le résultat d’une réflexion pertinente (Cogis
2005, pp. 146-147). En outre, dans un énoncé comme Regarde le
chat des enfants qui mange(nt) quand il(s) l’appelle(nt), nombreux
sont les bons scripteurs qui auraient besoin de réfléchir un instant
pour accorder les verbes.

Pour limiter l’arbitraire de l’exercice et relier la dictée aux activités de


lecture et de production d’écrits, on peut envisager :
- de pratiquer la dictée ciblée de phrases (ou groupement de phrases)
fournies par des élèves, prélevées dans leurs rédactions ou fabriquées à
dessein en fonction d’une difficulté repérée dans leurs écrits ; ces
phrases peuvent être issues d’un exercice de recontextualisation ;
- de choisir la dictée dans un ensemble de textes que les élèves auront
sélectionnés dans le roman qu’ils sont en train de lire collectivement,
en fonction de critères prédéfinis (par exemple un nombre minimal de
sujets qu’on a du mal à repérer, de formes en /E/, de doubles consonnes,
de pluriels…) ;
- de pratiquer la dictée indépendamment de l’évaluation sommative,
par exemple sous sa forme dialoguée ou dans des ateliers de négocia-
tion graphique.
Brissaud & Bessonat (2001, pp. 149-150)

3.3.2. Les exercices orthographiques


À côté de la dictée, l’exercice orthographique d’apprentissage
par excellence fut longtemps l’« exercice à trous », qui envahit des
manuels comme les « Bled » (Hachette) ou les « Guion » (Hatier).
Le principe est simple : le problème orthographique est scindé en
sous-problèmes, exprimables en « règles » ; celles-ci, encadrées en
haut de la page, sont réputées donner la solution pour choisir
entre un nombre fini de graphies bien identifiées. Après quelques
exemples, se déroulent des pages et des pages d’exercices gradués,
qui collationnent volontiers des énoncés tirés des « bons »
auteurs, où l’utilisateur est invité à compléter des « blancs » par la

troisième partie
190
bonne solution. La facilité d’implémentation de ce type d’exer-
cices les a fait fleurir sur les ordinateurs, avec graphismes, bulles,
outils de comptabilité et autres gadgets, le tout dans un contexte
d’inventivité tout à fait relatif.
Le fonctionnement est typiquement « procédural », au sens
informatique du terme. Les règles sont séparées des données et
sont censées constituer une « procédure » qui s’applique sans
faille à l’ensemble des données en question ce qui, rapporté à
l’orthographe, a produit le florissant concept d’« exception »,
avec sa pratique désopilante (lorsque les occurrences exception-
nelles sont aussi nombreuses que les occurrences régulières, ou
bien lorsque les exceptions aux exceptions se surajoutent en
cascade). Les exercices et les pratiques sont souvent agencés de
façon à permettre d’inférer les règles à partir des exemples,
suivant un fonctionnement « déclaratif », au sens informatique
du terme. Règles et données sont intégrées, les unes se construi-
sant au contact des autres, au rythme des occurrences rencon-
trées. En théorie au moins, les « règles », posées a priori et utilisées
par déduction, sont remplacées par des « régularités », dégagées a
posteriori par induction, régularités qui sont susceptibles d’évo-
luer avec les exemples qui apparaissent, les cas particuliers, les
structurations et restructurations multiples…
Aujourd’hui, dans les manuels scolaires proposés aux élèves, on
trouve divers types d’exercices récurrents, toujours d’inspiration
déclarative, agrémentés de façon aussi ludique que possible,
notamment par le choix des textes et des exemples. Si on s’en
tient aux principaux éditeurs du marché, ces exercices varient
peu, dans le temps ou par niveaux :
• exercices inductifs (trouver les mots qui changent quand on
met la phrase à l’imparfait/au pluriel, indiquer d’autres mots qui
s’écrivent comme et ou est, à quoi voit-on que c’est un homme ou
une femme qui parle ?…) : ils se situent en général au tout début
des séquences, avant l’énoncé éventuel de la « règle » ;
• manipulation distributionnelle : substitution (remplacer on
par il ou elle, remplacer ont par avaient…), et commutation

troisième partie
191
(mettre à la forme négative, mettre au pluriel/au féminin…) ; ce
sont aujourd’hui les exercices les plus fréquents ;
• opérations sémantiques (apparier les phrases qui ont le même
sens, apparier chaque forme de gauche avec la bonne forme de
droite…) : ce sont des exercices fondés sur la compréhension des
énoncés et sur le sentiment linguistique (ils présupposent que la
« compétence » chomskyenne fonctionne) ;
• décomposition grammaticale (faire un tableau en choisissant
quel, quels, quelle ou quelles en indiquant le genre et le nombre
du groupe nominal en gras, classer les mots composés dans un
tableau selon leur composition syntaxique, souligner les verbes et
leurs sujets…) : ces exercices apparaissent partout, dès lors que
l’objectif est d’utiliser le détour par le métalangage grammatical ;
• exercices à trous : ils sont toujours placés en fin de pile, à un
endroit où normalement les défauts de leur penchant procédural
n’auront plus guère d’effet ;
• écriture sur consigne ou sur modèle : ils concluent en général
les leçons, orientant les élèves vers l’appropriation par l’écriture…

3.3.3. L’approche intégrée


Si les exercices varient peu, leur ordonnancement et leur
pratique, bref, la didactique de l’orthographe, elle, a profondé-
ment évolué. Dictée, exercices à trous, manipulations distribu-
tionnelles… une approche « intégrée » l’emporte en général sur
une approche « spécifique ». C’était certainement davantage le cas
avec les programmes 2003 qu’avec les programmes 2008. On
trouvera dans Cogis (2005) une ample démarche didactique de ce
type, qu’elle appelle approche « combinée ». Selon une approche
intégrée, on fait moins de cours spécifiquement dédiés à l’ortho-
graphe (ou à la grammaire). On en fait en revanche tout le temps,
en fonction des textes à comprendre ou à produire. Les cours
s’organisent alors de façon « décloisonnée », en fonction de
séquences méthodologiques qui comportent un volet orthogra-

troisième partie
192
phique (et grammatical). Ces séquences sont agencées de façon à
permettre une progression maitrisée, sur l’ensemble de l’année
scolaire. Cela revient à tenter de s’écarter d’une didactique réduc-
tionniste pour favoriser une approche holiste, qui postule qu’un
problème ne se réduit pas à la somme de ses parties. Ce principe,
appliqué à l’enseignement de l’orthographe, présuppose qu’il est
préférable de ne pas séparer l’orthographe des activités relatives aux
différentes formes de l’expression écrite. Elle sera traitée en fonc-
tion de son rôle premier : être capable de communiquer par écrit.
L’approche intégrée comporte deux inconvénients pratiques :
d’une part, il faudrait que tous les enseignants participent à son
enseignement63 ; d’autre part, cela réclame un travail de prépara-
tion considérable. « Quelle que soit l’approche mise en œuvre, ce
sont les meilleurs élèves qui tirent le meilleur parti de l’enseigne-
ment prodigué… Au début du primaire, c’est l’approche spéci-
fique qui s’avère la plus rentable alors qu’à la fin du primaire,
c’est l’approche intégrée qui donne les meilleurs résultats »
(Brissaud & Bessonnat, p. 106). Souvent donc, pour des raisons
pragmatiques, les approches pratiquées sont mixtes, intégrant
des activités orthographiques immédiates, différées, décro-
chées… La conséquence implicite est que l’orthographe tendra à
ne plus être considérée comme une « discipline » autonome
identifiable comme telle, par exemple dans les relevés de notes
(autrefois, les bulletins trimestriels comportaient tous une ligne
« orthographe » ou « dictée »). On s’efforce de passer « d’un
savoir évalué par la récitation d’une règle, un exercice d’applica-
tion, une dictée » à une « capacité à produire un texte sans fautes,
avec l’aide éventuelle d’un correcteur électronique » (Cogis 2008,

63
Passons sur la manie des enseignants de toutes disciplines qui se tournent réguliè-
rement vers le professeur de français ou de linguistique pour lui montrer les produc-
tions fautives qui illustreraient les carences de son enseignement. Se pose en revanche
un problème central et récurrent : celui du niveau orthographique et grammatical des
enseignants. Les instituteurs de 1850 ne maîtrisaient pas l’orthographe, à l’inverse de
ceux de 1950. Qu’en est-il aujourd’hui ? Qu’en est-il des professeurs de lycée et de
collège en général ? Y a-t-il lieu de stigmatiser leurs éventuelles lacunes ? Que dire
alors de celles de leurs élèves ?

troisième partie
193
p. 184). On tente d’accompagner une appropriation, plutôt que
de projeter un modèle et un savoir faire, souvent inaccessibles.
Remarquons pour terminer que l’évolution de l’enseignement
de l’orthographe vers des approches intégrées, qui donnent un
rôle délibérément secondaire à la dictée, est portée avec talent par
les principaux ouvrages récents (Brissaud & Bessonat 2001 et
Cogis 2005). Il s’agit là d’un discours dominant, relayé dans
toutes les formations des maitres. Il n’en demeure pas moins,
d’une part, que les programmes les plus récents (2008) tendent à
s’en écarter, à l’opposé de ceux qui les ont précédés (2003), et
d’autre part que la réalité des pratiques est vraisemblablement
bien davantage contrastée. Dictées itératives et exercices à trous
répétitifs ne sont certes plus à la mode, mais gageons qu’il s’agit
de pratiques qui sont loin d’avoir disparu, par exemple pour les
enseignants dont la formation à l’enseignement de l’orthographe
dans les cursus universitaires est demeurée réduite.
Reste enfin un chantier ouvert, dont l’importance ira sans
doute grandissant : celui de l’utilisation des correcteurs orthogra-
phiques. Il s’agit là d’un changement d’orientation, dans la
mesure où le problème est moins de s’exercer à l’orthographe via
les « correcticiels », que d’apprendre à les utiliser pour pallier ses
propres carences. Ceux-ci fonctionnent de mieux en mieux,
grâce à l’intégration de méthodes statistiques aux anciennes
méthodes à base de règles, mais on sait qu’ils ne seront jamais
parfaits et qu’ils resteront inopérants pour ceux qui n’ont pas une
maitrise minimale de l’orthographe. Comme pour la reconnais-
sance de la parole à laquelle ils peuvent être associés, ils se limi-
tent en effet à proposer une solution, mais ils sont incapables
d’en décider. Ils sont donc adaptés à la correction de coquilles,
non à décider à la place du scripteur. L’utilisation de ces outils est
ensuite à double tranchant : il peut tout autant devenir une inci-
tation à se désintéresser définitivement de l’orthographe qu’un
moyen de la parfaire. C’est peut-être un des « remèdes à notre
mal orthographique », comme le pense De Closets (2009,

troisième partie
194
p. 313), mais il reste à « en inventer le mode d’emploi, adapté à
nos particularités socio pédagogiques ».

3.3.4. L’enseignement de l’orthographe en FLE


En FLE, l’enseignement de l’orthographe se pratique apparem-
ment de façon assez classique, tout du moins si on observe les
exercices proposés aux apprenants dans les manuels ou sur les
sites Internet dédiés (comme « Le point du FLE » : http://www.
lepointdufle.net/). Les exercices, des dictées graduées aux exer-
cices à trous, en passant par des manipulations distributionnelles,
certaines opérations sémantiques ou des décompositions gram-
maticales sont de même nature que ce qu’on peut observer en
FLM, à ceci près qu’ils ne s’appuient pas sur la « compétence »
des apprenants et qu’ils fonctionnent aussi souvent que possible
dans le sens phonème/graphème. Pour les verbes par exemple, les
exercices proposés ont tendance à être guidés par les terminai-
sons (verbes en /E/, /i/, /u/, /ou/, /in/…) plutôt que par les
conjugaisons, qui sont apprises par ailleurs presque exclusive-
ment en fonction des représentations issues du latin (type
Bescherelle), et non dans une approche par bases qui serait, théo-
riquement tout du moins, bien mieux adaptée, mais qui ne fait
pas partie de la culture pédagogique des enseignants (Pinchon &
Couté 1980 ; Luzzati 2004).
Selon l’âge des apprenants, leurs projets et le cadre des appren-
tissages, la place de l’orthographe en FLE est extrêmement
variable. Si on s’en tient à l’apprentissage du français comme
seconde langue vivante dans les systèmes scolaires, l’orthographe
apparait rarement comme un enjeu majeur. L’objectif est d’abord
d’apprendre à communiquer, et dans un second temps seulement
d’apprendre à « graphier », la compétence proprement orthogra-
phique ne se développant qu’ultérieurement, pour des appre-
nants plus avancés. Pour les premiers apprentissages, un « pinyin
orthographique », fortement ancré dans le système de la langue
source, peut paraitre suffisant, dès lors que les enfants maitrisent

troisième partie
195
suffisamment l’oral pour atteindre ou dépasser un bon niveau A2
(survie). Il leur est alors bien davantage demandé une compétence
de lecteur qu’une compétence de scripteur. On trouvera des ensei-
gnants qui tolèrent qu’un adolescent qui parvient à s’exprimer et à
comprendre écrive parfois *beaucou ou *j’ariv demin, c’est-à-dire
qu’il s’exprime dans une forme de langage SMS, d’autant que s’il
a un correspondant français de son âge, celui-ci, sur Facebook par
exemple, aura tendance à faire de même. L’orthographe propre-
ment dite fonctionne un peu à la manière du putonghua (voir
pp. 103-105) : il s’agit de l’apprentissage du versant prestigieux de
la langue, qui va de pair avec l’acquisition d’un vocabulaire bien
supérieur à 3 000 mots, comme avec l’assimilation d’une gram-
maire que les apprenants concernés finissent souvent par appré-
cier, en dépit de sa complexité.
Pour des apprenants étrangers, la première difficulté du code
écrit français réside dans la relation phonème/graphème. Comme
on l’a vu (voir pp. 22-28), le CECRL permet un classement qui
fait apparaitre les points d’achoppement du système. Autant l’ac-
quisition de l’ensemble des 64 graphèmes des niveaux A constitue
un tout incontournable et déjà difficile, autant l’effort que
constitue la maitrise des 104 graphèmes restants a de quoi faire
reculer aussi bien les élèves que les professeurs, ce que dénote le
lexique pratiqué dans les manuels. On va certes y trouver femme
ou assez, qu’appelle leur fréquence, mais on va y éviter les excès de
faons, d’abbayes, d’abeilles, de rhumes ou de chœurs, pour des
raisons qui ne sont pas exclusivement lexicales. Même pour la
cuisine à l’ail ou à l’oignon, on en proposera certes la lecture ou la
dégustation, mais on n’en exigera pas nécessairement l’écriture.
L’acquisition des graphèmes complexes suit de fait celle du
lexique. Autrefois, on apprenait les fruits à baies en liste, et on
pouvait se souvenir de gooseberry sans être capable d’aligner trois
mots qui sonnent comme de l’anglais. Il s’agit de la groseille à
maquereau, ainsi nommée (et orthographiée) car, une fois
ébouillantée pour en évacuer l’acidité, elle accompagne avanta-
geusement certains poissons gras. Tout comme le groseillier dont

troisième partie
196
elle est issue, il ne s’agit pas de termes quotidiens, pas plus pour
des Français que pour des étrangers. Il existe néanmoins des
traducteurs culinaires qui connaissent aussi bien le fruit et ses
qualités gustatives que la graphie. On est moins dans l’ortho-
graphe que dans l’image des mots, qui va de pair avec la connais-
sance des référents, selon les envies et les besoins des locuteurs.
Pour l’orthographe grammaticale, les difficultés sont souvent
moindres en FLE qu’en FLM, du fait de l’existence implicite de
la traduction, qui permet d’éviter de nombreuses difficultés.
Même si une traduction satisfaisante est en principe non linéaire,
nombre d’entre elles sont ainsi écartées, par des opérations cogni-
tives spontanées :
• Quand des oppositions simples comme a/à correspondent à
des différences immédiatement perceptibles en langue source
(has/to en anglais par exemple), elles sont d’emblée désamorcées.
• Il en va de même pour et/est (and/is), mais aussi pour ai
(have). Pour haie, le problème est avant tout lexical, et pour hé ou
eh on peut considérer qu’il est anecdotique. Avec aie/aies/ait/aient
en revanche, le problème peut devenir plus délicat, par exemple
du fait de l’inexistence du subjonctif, comme en anglais (cepen-
dant leurs prononciations/écritures sont clairement distinctes en
italien ou en espagnol). Mais la question est alors moins ortho-
graphique que linguistique. Soit elle est laissée de côté par les
enseignants, car elle est considérée comme trop difficile, soit il
s’agit d’abord d’expliquer le fonctionnement du subjonctif à des
apprenants suffisamment avancés pour que la question de la
graphie n’apparaisse que dans un second temps, de façon parfois
transparente.
• Les difficultés morphologiques comme la terminaison des
verbes en /E/ (mangé, mangeait, mangez, manger) posent de la
même manière bien souvent moins de problèmes à des appre-
nants étrangers (eaten, ate, you eat, to eat en anglais, mangiato,
mangiava, magiate, mangiare en italien), dont les formes corres-
pondantes en langue source sont discrètes.

troisième partie
197
• Les séquences de morphologie liée correspondent en général
à des traductions tellement divergentes que les différentes
graphies peuvent être d’emblée discriminées. Prenons /lE/ par
exemple : les chats se dira the cats en anglais et i gatti en italien ; je
les vois donnera I see them et gli vedo ; je l’ai vu(e) deviendra I saw/
have seen him/it/her et l’ho visto/a ; il l’est / tu l’es se traduiront he
is / you are et lo è / lo sei…
• Restent les difficultés spécifiques au français actuel, comme
les accords des participes passés, qui ne posent pas moins de
problèmes, même si ceux-ci sont parfois différents. Dans I saw/
have seen him/her, masculin et féminin sont discriminés, mais
dans I saw/have seen it, il faut que l’apprenant anglophone lève
l’anaphore, qu’il ait mémorisé non seulement le substantif mais
également son genre, au demeurant souvent arbitraire, et qu’il
soit capable de le propager au participe, alors que l’apprenant
hispanophone, dont la langue rend sonore les genres et les
nombres, devra se faire violence pour accorder là où lui peut s’en
abstenir (voir pp. 222-226).

La grammaire scolaire classique constitue souvent une réfé-


rence, d’autant qu’elle est constitutive de la culture pédagogique
des enseignants. Il faut bien dire qu’une grammaire α n’a pas de
raison de rencontrer un succès particulier. On peut estimer que
l’enseignement du FLE, comme celui des langues étrangères en
général, a intérêt à utiliser aussi peu que possible un métalan-
gage, c’est-à-dire une grammaire. Pour que cela soit efficace, il
faudrait d’une part que ses principes soient acquis dans la langue
source, et d’autre part qu’ils soient transposables en langue cible.
Or, l’enseignement de bien des langues se passe pour l’essentiel
de grammaire, et une transposition au français ne fonctionne
guère qu’à partir des langues latines. La grammaire ne devient en
somme nécessaire que pour maitriser l’orthographe et ses subti-
lités. Et comme telle est la fonction de la grammaire scolaire, il
n’est pas nécessaire d’en construire une autre.

troisième partie
198
Reste la question des représentations de l’orthographe du fran-
çais, celles des apprenants, mais encore plus celles des ensei-
gnants. On touche là un domaine où les études manquent et
nous nous limiterons à poser le problème. Les instituteurs de la
Troisième République attachaient en général une grande impor-
tance à l’orthographe, dont la maitrise était constitutive de leur
statut social. Ceux d’aujourd’hui préfèreraient, pour une bonne
part d’entre eux tout du moins, qu’elle soit simplifiée (Leconte &
Cibois 1989). Les enseignants de FLE ont également un vécu
orthographique, à la fois personnel et pédagogique. Ils en ont
inéluctablement une représentation, marquée par une histoire
personnelle, qui peut créer un attachement indéfectible comme
un scepticisme profond. Certains ont pu participer avec délice et
succès aux Dicos d’or. D’autres ont pu craindre sans doute qu’on
leur demande d’attester de performances dont peu de franco-
phones natifs sont réellement capables. Certains doivent consi-
dérer l’orthographe comme une compétence fondamentale,
portant sur une des caractéristiques du français auquel ils sont
attachés ; d’autres, à l’inverse, peuvent trouver que les efforts
qu’elle nécessite sont en grande partie une vaine perte de temps.
L’émergence du CECRL s’inscrit plus directement dans l’en-
seignement des langues étrangères que dans celui des langues
maternelles. Il influe sur l’ensemble des certifications qui parcou-
rent le domaine du FLE : TCF, DELF, DALF… (voir p. 230).
Mais, si la matière graphique est impliquée au même titre que les
autres compétences, l’orthographe n’intervient pleinement qu’au
delà du niveau seuil. On en réclame par exemple la compétence
pour les étudiants étrangers qui viennent dans les universités
francophones, mais en deçà, les compétences orthoépiques l’em-
portent sur les compétences orthographiques.

3.4. Pour une approche phonologique


Après avoir donné quelques exemples d’exercices d’inspiration
phonologique, fondés sur l’utilisation d’un alphabet phonétique

troisième partie
199
« intuitif », on présentera l’intérêt de la démarche qui, comme on
le verra, est double. D’une part, elle permet d’innover en matière
d’exercices orthographiques ; d’autre part, elle conduit à s’ap-
puyer sur les pratiques orales réelles, des enfants comme des
adultes, c’est-à-dire à intégrer ce que nous avons appelé gram-
maire α et grammaire β (voir pp. 60-62).

3.4.1. Quelques exemples


Il arrive qu’on propose aux élèves des exercices fondés sur un
alphabet phonétique, mais de façon épisodique, et non de
manière systématique, en allant au bout de la démarche64.
Celle-ci consiste à employer un alphabet phonétique intuitif
d’un type particulier, détaillé ci-après, pour partir d’énoncés
« oraux » à transcrire. On amène ainsi les apprenants à discri-
miner en tout premier lieu les mots, et à identifier dans une
chaine sonore quels sont les « lieux de choix », c’est-à-dire les
endroits où une compétence orthographique est nécessaire pour
rendre les énoncés intelligibles. On s’intéressera aux problèmes
d’orthographe en partant de la prononciation (transcription
d’un son vocalique comme ci-après ou d’une séquence comme /
kila/, écriture d’un son consonantique tel que /s/ ou /z/, identifi-
cation et graphie des mots qui se terminent par un son voca-
lique…). On ne part jamais de la grammaire pour aller vers
l’orthographe, ce qui n’empêche pas d’exploiter à l’inverse l’or-
thographe pour aller vers la grammaire. Les exemples sont des
énoncés brefs et interactifs et nullement des textes.
Cela revient à proposer des exercices tels que les suivants, qui
seront commentés plus loin :

64
Il est un domaine, l’orthophonie, où l’approche phonologique est en revanche abon-
damment pratiquée : les publications spécialisées comme Rééducation orthophonique
ou L’orthophoniste offrent le plus grand nombre d’articles sur la question.

troisième partie
200
Exercice 1.
Souligner les sons a qui constituent un mot
dans les énoncés suivants64 :
Exemple : l e ch a a u n bl è s u r a l o r èj = le chat a une
blessure à l’oreille
Exemple : s u r l a t a bl i l n ya r yin a m an j é
Exemple : a m i d i on n a m an j é d é g a t ô a l a kr è m
m a m an a o f è r un ch a p ô a m a m i
on n a p a v u l e m a t ch a l a t é l é
on v a a l a l i ny a l a f in d u p a r a g r a f
l e m è tr m a m i a l a p o r t
m on ch yin a un t a t wa j a l o r èy
s è t v wa t u r a l è r a p è n an tr e t e n u
l a f è t a l yeu a l a k an p a ny
l e s wa r on n a n ô d e v wa r a f è r
è l a g a n yé u n p ou p é a la f wa r
on n a b yin m an j é a l a k an t i n

Exercice 2.
Transcrire les énoncés suivants :
Exemple : i l é s è d e ss ou v n i r d e s k i l a f è = il
essaie de se souvenir de ce qu’il a fait
ss p è k t a kl s k e s é t è b ô !
s pr o m n é s k e j è m s a !
ss wa r sk e j v eu s é k on sr e p ô z
j m e d m an d s k i v a s p a s é
k an t on s tr on p s k yé t an b è t an s é s k e v on d i r l
é z ô tr
on s r a k on t s k on v eu é on s m o k de s k e l é z ô tr an
p an s
a s tr in l a on v a s f è r r a tr a p é : s é s k i n ou p an
ôné
s e l on s k e t u d i i f ô s pr é p a r é a s k on s f a s an k
o r i n on d é
s e ch v a l s f a t i g v i t : s n é p a b on s i ny
s n é p a z ô ch yin dd é s i d é s k e d wa v f è r l œ r m è tr

65
L’alphabet phonétique ici utilisé est conçu pour des enfants de CM2/6e, avec lesquels
il a été testé. Il est destiné à être pratiqué sans avoir besoin d’être appris séparément,
tout en facilitant la pratique de la lecture.

troisième partie
201
Exercice 3.
Transcrire le dialogue suivant :
pour tout le monde pour devenir un (grand) champion
Orchidée è k s k u z é m wa Pissenlit t a p a p ou s ē p a r
d v ou d é r an j i s i t wa ?
é
Pissenlit p a lapènde Orchidée n on : j e n a k i d
t è kskuzém an z u n s ē r ou j e
i n èt:èske medēvelopēa
j p eu t é d é ? l a b r i d ē z in t
an p ē r i
Orchidée é k ou t é : j e s Pissenlit f ô s l e v ē t ô p ou
μi z u n o r k i d r t p i j ē:sitē
é : un s p é s i m s ē y ē d kôzēno
ènrarégar r m a l m an ?
é
Pissenlit i s i s é t un pr Orchidée j e s μi d ē s o l ē ē
é a v a ch : t u v jev ē t an t ē d e m
a t r idikul amē l yo r ē : v ou
i z é ! zal ēmēdēôm
win ?
Orchidée p ou v é v ou m é Pissenlit j v ē ē s ē y ē : p ou
d é a r e tr ou v r k o m an s ē d i m
é m on ch e m in ? wa k o m an t ē a r i

Pissenlit chr è pl u t ô t Orchidée j e m e pr o m e n ē
an t é d e t g a r au k ô t ē d e m a m ē
dé tr ē s k an s on ch
yin m a p ou s ē ē j ē
r ou l ē d an s e ch
an
Orchidée j e n e v ou z é j Pissenlit tsalbētkins
a m è r an k on tr a v k a b wa yē ē p i
é : k o m an v ou s ê p a r t ou !
z a p e l é v ou ?
Pissenlit p i s an l i Orchidée j ē ē s ē y ē d a p e
lēmēpērsonn
e m ē k ou t ē

troisième partie
202
Orchidée mèsétori Pissenlit takarêst ē:j
bl ! k i a ô s é v v ê t pr o t ē j ē !
ou z a p e l é k o
msa?
Pissenlit n on m é t u k o m Orchidée s ē vr ē v ou z a k s
an s a m ch ô f ēptē!
é : t u v a tr a v
èrsésfosé
éfilévitf
è t wa !
Orchidée p a r d on : j e n Pissenlit on n a u n s m ē n p
e v ou l è p a v ou r s a m u z ē
ou f a ch é
Pissenlit l è s k ou l é m Orchidée m ē k an l a s e m ē n
i n è t : j v è m se ratērminē
o k u p é tt wa ! ke vatilsepa
sē ?
Pissenlit l ē v a ch s r on r t
ou r n ē d an s pr ē ē
on s fr a br ou t ē !

Exercice 4
Transcrire les séquences suivantes :

Exemple : je crois qu’ ē l ē malade = elle est


Exemple : malade ē l ē sans doute = elle l’est

je crois qu’ k i l a mal à la tête


je me demande k i l a appelé
il faut k i l a regarde
ch a v ē pas k s e truc était cassé
ch a v ê bien k s e mettre au chinois n’était pas une mince affaire
cette leçon j l a p r an
cette balle j l a p r an
s ê s u r k i s ê p a s a l s on
i s ē k ou ch ê t ē l m an t a r k i l a s ē p a d u t ou
j e k r wa k i l a tr a v a yē ē k i l a s ē

troisième partie
203
3.4.2. Un alphabet phonétique intuitif
Dans cette approche, il faut disposer d’un alphabet phonétique
intuitif tout à fait particulier, à la fois proche de l’écriture ortho-
graphique et suffisamment distinct, pour minimiser le risque de
possibles confusions. Un tel alphabet doit répondre à une triple
nécessité : un apprentissage qui ne réclame pas un trop couteux
travail spécifique ; une acquisition qui contribue également au
développement des capacités de lecture ; un maniement qui
comporte un caractère ludique. À partir de là, on peut produire
des exercices particuliers, assez ardus à déchiffrer au début,
notamment pour les adultes lecteurs avertis, mais qui deviennent
fluides à l’usage, notamment pour des enfants apprentis
lecteurs66. Cela suppose néanmoins un effort d’appropriation,
qui implique un usage régulier et relativement intensif, dans la
mesure où il s’agit davantage d’une didactique que d’un simple
exercice supplémentaire (elle réclame une formation spécifique
des maitres en même temps qu’un consensus des équipes péda-
gogiques). Pour ne pas dissocier cet effort de la pratique de la
lecture, il convient d’une part de puiser l’essentiel des graphèmes
utilisés dans l’écriture orthographique, et d’autre part d’employer
des moyens typographiques et diacritiques qui rendent cette
notation spécifique, pour que les apprenants identifient chaque
phonème et qu’ils ne risquent pas de confondre l’alphabet
phonétique intuitif et l’orthographe.
Si on y regarde de près, on pourra constater que tous les signes
sauf le « µ » appartiennent à l’alphabet. En les isolant par des
blancs (on a utilisé les blancs, qui vont séparer les « mots » dans
l’écriture orthographique, mais on aurait pu préférer les tirets, les
barres obliques…), on s’est permis le recours aux digrammes
(phonogramme composé de deux lettres), utiles notamment
pour la transcription des voyelles nasales. Pour faciliter une
66
La population visée est celle des mauvais lecteurs, les autres ayant, par la lecture
précisément, d’autres moyens pour appréhender la distance entre code oral et code
écrit, complexité orthographique incluse. La méthode a en l’occurrence été testée avec
notre collègue F. Viriat, dans des classes de 6e d’un collège de ZEP.

troisième partie
204
lecture intuitive, on a également constitué un seul groupe phono-
logique avec les glides et les emplois liés des consonnes vibrantes.
En matière de voyelles opposées, on ne traite réellement que le
/E/, en le transcrivant par un « ē », c’est-à-dire en recourant à
l’accent plat, suggéré en son temps par N. Catach (ce qui n’em-
pêche pas de recourir si nécessaire, en fonction de la difficulté des
exercices, aux « é » ou aux « è »). Tel ou tel choix peut être discuté,
mais non le principe de cet alphabet, nécessairement « intuitif ».
Il s’agit bien d’un alphabet phonétique, qui réfère à l’oral, c’est-
à-dire à la langue que pratiquent les enfants, avec ses schwas qui
disparaissent, ses assimilations et sa grammaire α. L’enjeu est
qu’ils se convainquent par la pratique, qu’il s’agit d’une seule et
même langue, qui se décompose à l’oral en phonèmes discrets et
qu’elle ne peut s’écrire comme elle se prononce. Cela fait ressortir
combien l’écriture orthographique a, entre autres, besoin de
blancs séparateurs, qui dégagent des unités en même temps qu’ils
autorisent la lecture, et notamment la lecture rapide. Et une telle
pratique, qui ne sépare pas les mots, ne risque en rien de four-
voyer les apprentis scripteurs. Elle servirait plutôt de repoussoir.
Elle permet de déchiffrer des énoncés brefs (avec la satisfaction
ludique et répétée d’y parvenir), de réfléchir à leur fonctionne-
ment, mais elle n’autorise que le déchiffrement. En ce sens, elle
est radicalement différente de la version la plus simple de l’al-
phonic, dont Martinet, pour cette raison, hésitait à recommander
l’usage (voir pp. 79-81), ou bien de l’ortograf altèrnativ utilisée
par la mairie de Montréal (voir pp. 77-79), qui imite l’oral, mais
ne le reproduit nullement (sauf à devenir illisible il utilise les
mots séparés par des blancs, même s’il opère quelques modifica-
tions dans leur distribution). À l’image de l’exercice 3, les corpus
qui s’imposent sont des dialogues, réels ou fictifs, construits à
dessein, qui contextualisent les énoncés, ou bien des énoncés
brefs, susceptibles d’être produits au quotidien, comme dans les
exercices 1 et 2, et nul ne songerait à proposer sous cette forme
de longs textes d’auteur.

troisième partie
205
Une approche phonologique, en effet, n’a aucune raison de
prétendre séparer les « mots ». Les liaisons, associées à la morpho-
logie liée, sont partie intégrante de l’oral spontané, et elles
rendent par définition caduque toute prétention à les isoler,
tant elles redistribuent les marques (les /z/ oiseaux, un /n/
arbre…). C’est aux enfants de le faire et, ce faisant, de s’assurer
une maitrise que l’on peut qualifier de « pré-orthographique »,
c’est-à-dire une capacité à distribuer correctement les blancs, à
dégager des unités « mots » qui, toutes discutables qu’elles soient,
s’imposent pour des raisons à la fois sémiographiques et morpho-
syntaxiques. Il y a constitue certes un seul et même morphème,
prononcé /ya/ mais, s’il ne peut permuter avec *elle y a ou *ils y
ont 67, il se transforme couramment en il y avait ou il y aura,
prononcés /yavE/ ou /yOra/.
Prenons l’exercice 1 : choisir s’il faut écrire à ou a (et pourquoi
pas as, ha ou ah) est une démarche pertinente seulement si, au
préalable, l’apprenti scripteur identifie sans coup férir dans la
chaine sonore lorsque le son /a/ constitue un « mot ». Ce n’est
qu’une fois cette étape solidement assurée que la règle opératoire
qui consiste à remplacer par avait ou ont peut fonctionner. Et
quand on trouve dans des écrits de toute nature *larmoire, *a
lore, *il ce transfor mas, *il ne sa vée pas, *le boca le poisson, * il na
pas manger… (voir encadré p. 207), cela dénote combien cette
étape, indispensable pour pouvoir profiter des manipulations
distributionnelles ou d’un étiquetage syntaxique, n’a pas été
surmontée, et qu’elle continue de lester l’avenir orthographique
de ceux, enfants comme adultes, qui sont concernés. De la même
manière, la meilleure façon d’orienter la réflexion des enfants
vers certaines difficultés, comme ce que l’on a coutume de mettre
sous l’appellation « accord du participe passé », consisterait à les
amener à s’interroger sur la terminaison des mots en /E/, en /i/
67
On peut dire ils y ont un intérêt mais, outre le fait que cela ne se prononce pas de la
même manière et que cela ne fonctionne qu’avec des substantifs qui partagent un cer-
tain nombre de caractéristiques avec intérêt, il ne s’agit pas non plus d’un morphème,
mais de trois, qui peuvent commuter (elle y a un intérêt, il a un intérêt à…). On peut éga-
lement dire il y eut, et le prononcer /yu/, mais le passé simple fait basculer le morphème
dans un type de discours, à la fois écrit, narratif, aoriste…

troisième partie
206
ou en /u/, ce qui présuppose une approche phonologique : partir
d’une prononciation située pour aller vers ses nécessaires discri-
minations graphiques.

Texte produit par une élève de CE2 (Cogis 2005, p. 16)


« la consigne demandait aux élèves d’inventer une histoire avec
un titre en utilisant 3 mots parmi poisson, chat, chien, armoire,
bocal, ou baguette magique ».
un poisson rouge et un chat
le chat approche du bocal, pour chasser le poisson
rouge en au de larmoire il avée une baguette magique, a
lore le chat le prena il dit o-o-o- il a voulue sortire le
poisson rouge, mes il a pas rusi il ce transfors mas en
poisse et rantra dans bocal. il ne sa vée pas nagé il gro
cica il a casé le boca le poisson rouge est mort con
son papa est arrivee il le puni il na pas manger il avé fin.

3.4.3. Approche phonologique et grammaire α


Prenons l’exemple précédent : contrairement aux apparences,
l’histoire racontée est cohérente et répond parfaitement aux
consignes. Elle est toutefois difficile à lire pour deux raisons :
d’une part, il n’y a pas de ponctuation, c’est-à-dire que l’élève en
question n’a pas encore pris conscience que l’écrit est un autre
mode d’expression que l’oral, et qu’un « texte » est autre chose
qu’une suite d’énoncés verbalisés ; d’autre part, l’orthographe est
désastreuse, au point qu’on risquerait de conclure à « l’inutilité
de toute action magistrale ». Quand on y regarde de plus près, on
s’aperçoit qu’il y a trois types de fautes (qui correspondent aux
trois types de soulignement) :
• les fautes d’écriture orthographique, qu’il s’agisse d’homo-
phones grammaticaux, de flexion verbale et/ou d’accord (poin-
tillés) ;

troisième partie
207
• les fautes de prononciation, qu’il s’agisse de mots mal
segmentés, mal « prononcés » ou dont la graphie trahit la phono-
logie (tirets) ;
• les fautes « pré-orthographiques », lorsqu’il s’agit du décou-
page en « mots » ou de grammaire α (en l’occurrence l’omission
du discordanciel dans il a pas rusi, alors qu’il est présent un peu
plus loin dans il ne savée pas nagé, et qu’il s’agglutine dans il na
pas manger).

Les premières (10 occurrences) sont des fautes d’orthographe à


proprement parler, et une approche phonologique ne pourrait
que marginalement aider à y remédier. Les autres (7 + 7 occur-
rences) gagneraient en revanche à être ainsi abordées, une
approche phonologique étant notamment pertinente pour
reprendre les sept fautes pré-orthographiques. À ceci s’ajoute que
l’instabilité que dénotent ces dernières rendrait vraisemblable-
ment inefficace toute remédiation globale tant que la question de
la distribution des blancs ne serait pas, sinon réglée, du moins
stabilisée. Gageons enfin que la question centrale est de faire
prendre conscience à l’élève en question que, même si le français
est une seule et même langue, l’écrit n’est pas l’oral, que c’est un
autre mode de communication, dont l’efficacité réclame aussi
bien l’utilisation de signes de ponctuation qu’une bonne distri-
bution des blancs et, plus accessoirement, le respect d’un certain
nombre de « règles », qui présupposent une capacité à effectuer
des commutations et/ou procéder à un étiquetage syntaxique.
Une approche phonologique permet en outre d’aborder des
questions particulièrement complexes et fondamentales, notam-
ment lorsque, comme dans l’exercice 2, les « mots » concernés
sont des ce, et autres le, me, te, de, je… typiques du français et
pour le moins fréquents. Ainsi, dès lors que le schwa disparait, se
va se prononcer soit /s/, soit /z/, tout en se laissant agglutiner
avec l’environnement consonantique (il se dit = /isdi/, il se salit =
/is’ali/, ce chat = /ch’a/, sans parler de c’est sûr, ç’a été, qu’est-ce que
c’est…). Ce n’est pas (sic : /snEpa/ ou /sEpa/) un hasard si c’est

troisième partie
208
précisément autour de ces monosyllabes avec schwas, phonologi-
quement instables, que se concentrent bon nombre des diffi-
cultés orthographiques du français, et surtout des difficultés qui,
en termes de CECRL, relèvent du niveau A et nullement des
niveaux B ou C. On peut parfaitement étager les difficultés et,
comme dans l’exercice 1, laisser des schwas qui disparaissent de
fait à l’oral, ou bien ne distinguer les voyelles opposées qu’à partir
d’un certain moment, comme dans la colonne de droite de l’exer-
cice 3, ou bien encore différencier les prononciations et varier les
registres (voir opposition orchidée/pissenlit dans l’exercice 3).
Cela permet en somme de mettre en scène, au moins en partie,
les questions d’« accent » et d’alternance codique.
Une approche phonologique rattache ainsi les pratiques orales
des élèves à l’écriture, établit un lien indispensable entre grammaire
α et grammaire β, lien sans lequel l’écrit orthographique apparait
inéluctablement à bon nombre d’élèves comme une langue
étrangère. /jyEdikech’rEpala/ n’est pas un énoncé fautif ; il y a des
variantes phonologiques possibles, telles que /jiEdikjesrEpala/,
/jlµiEdikech’erEpala/, /jlµiEdikejensrEpala/… mais, en tout état de
cause, */jelµiEdikejeneserEpala/ n’en constitue pas une, dans la
mesure où personne ne prononcerait réellement ainsi (pas davan-
tage que */jlµiEdikjnsrEpala/, c’est-à-dire avec un effacement de
tous les schwas). Certes, la morphologie du verbe (agglutination du
« pronom » je + double assimilation qui transforme je serai en
/ch’rE/), des pronoms (alignement du lui datif épicène sur un y ni
datif ni épicène, voire même sur un indice masculin qui se réduit
aujourd’hui à un simple /i/) ou de la négation (disparition du ne) ne
sont pas les mêmes que dans je lui ai dit que je ne serai pas là. Mais
cette morphologie existe, elle est tout à fait « naturellement » prati-
quée dans l’ensemble des usages courants.
Pour autant, des graphies comme *j’y é di ke chré pa la ou bien
*je lui é di ke je n’serai pa la sont fautives, moins parce qu’elles ne
respecteraient pas des « règles », que parce qu’elles cessent d’être
lisibles, dès lors que l’énoncé est décontextualisé, ce qui viole une
des principales fonctions de l’écrit (le second exemple est de

troisième partie
209
l’ortograf altèrnativ, qui ne peut reproduire la grammaire α et qui
est de ce fait inapte à reproduire la langue parlée, alors que le
premier tente d’intégrer ladite grammaire et bascule peu ou prou
dans quelque chose qui finit par être plus difficile à lire que l’écri-
ture orthographique). On peut ainsi imaginer une application
renversée de l’approche phonologique, comme dans l’exercice 4,
où l’élève est amené à réfléchir à la réalisation orthographique,
nécessairement discriminante, de séquences phonologiques non
différenciées. Simplifications orthographiques ou non, il faudra
continuer à distinguer y de lui, ou bien discriminer les
« pronoms » je ou tu de la forme verbale fléchie… Mutatis
mutandis, il est impératif que l’écriture orthographique cesse
d’apparaitre comme un déni des pratiques orales des enfants, de
leurs familles, de leur environnement, école y compris.
En d’autres termes, une approche phonologique présenterait
un intérêt qui ne serait pas le même en CE2 (distribution des
blancs) ou en 5e (intégration de la grammaire α et de la gram-
maire β). Elle pourrait apporter quelque chose de fondamental
qui, à notre connaissance, n’existe pas actuellement, en tout cas
dans les manuels. Il est clair néanmoins qu’elle n’aurait pas
davantage vocation que d’autres approches à s’imposer en maitre
et à tarir ses concurrentes, fût-ce les dictées et les exercices à
trous. Il est non moins clair que, tout comme l’Éveil aux langues
(voir pp. 179-180), il s’agit d’une didactique difficile à impro-
viser, et qui suppose une formation spécifique des maitres.

3.5. Orthographe et grammaire


Dans un premier temps, on s’efforcera de différencier la gram-
maire scolaire, construite en fonction de l’enseignement de l’or-
thographe, de la linguistique, tant dans leur façon d’élaborer et
d’employer les concepts que dans leur relation aux données
langagières. On s’intéressera ensuite au concept de « règles », qui
envahissent les manuels orthographiques, et dont les pratiques
ne sont guère « régulières ». On s’appuiera pour terminer sur
l’exemple du participe passé, dont les règles d’accord ne sont

troisième partie
210
susceptibles de servir qu’à ceux qui sauraient déjà les appliquer,
en proposant une « règle » différente et davantage praticable par
des élèves, et en comparant le fonctionnement « muet » du fran-
çais avec le fonctionnement « sonore » d’autres langues latines.

3.5.1. Grammaire scolaire et linguistique


« Grammaire » désigne à la fois une forme et un contenu, qui
vise soit à décrire la langue, soit à prescrire son usage écrit,
notamment sous forme de manuels qui se présentent comme
une description exhaustive de la question. Dans un cas, il s’agit
de linguistique, dans l’autre de grammaire scolaire. D’un côté,
l’objectif est d’appréhender la diversité, de l’autre de la réduire à
son plus petit dénominateur commun. D’un côté, on peut varier
les concepts et remplacer par exemple « complément d’objet
direct » par « actant de rang 2 en construction directe non coré-
férent avec le sujet » (Tesnière 1959) ; de l’autre, les concepts,
posés comme des réalités, servent à construire des « règles »
convenues, qui visent à pratiquer des exercices qui le sont tout
autant. D’un côté, le point de vue est partiel, il cohabite avec
d’autres et vise à faire émerger des contradictions ; de l’autre, au
nom d’un point de vue global, on s’efforce de les masquer. Dans
un cas comme dans l’autre, il s’agit de construire un métalan-
gage, c’est-à-dire un ensemble de concepts abstraits susceptibles
de permettre de parler des langues, et notamment du français,
métalangage qui peut être tantôt nécessairement abscons, parce
qu’il vise à une cohérence, tantôt usuel parce qu’il perpétue avant
tout une tradition. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit
d’établir une relation entre particulier et général, de dégager des
unités regroupables en classes et de définir les contraintes qui
peuvent expliquer/justifier leurs relations.
Pour évaluer une grammaire, il suffit de la lire « à l’envers », en
partant des exemples pour aller vers les commentaires. Certaines
grammaires sont construites pour rendre compte d’exemples
artificiels, préconstruits pour satisfaire un commentaire qui
préside à leur choix. D’autres s’appuient sur des exemples attestés,

troisième partie
211
ce qui présuppose qu’elles puissent prendre en compte tous les
contre exemples éventuels dans les corpus concernés. Le bon
usage par exemple, dans sa version Grevisse comme dans sa
version Goose, se fonde explicitement sur un corpus : la littéra-
ture d’expression française, et il fait suivre chaque commentaire
de longues citations, tout d’abord d’exemples qui confortent le
commentaire, puis de contre exemples qui le contredisent68. Une
grammaire β s’appuie surtout sur des exemples préconstruits,
alors qu’une grammaire α s’appuierait par nature sur l’ensemble
des occurrences pertinentes d’un corpus d’oral spontané. Le
problème de la grammaire scolaire est en l’occurrence qu’elle ne
peut jamais s’appuyer sur les productions orales réelles des
enfants comme des adultes, qu’elle est condamnée à ignorer,
dans la mesure où elle est incapable de les décrire.
La contradiction profonde d’un texte comme celui de Cavanna
(voir pp. 215-216) est que, tout écrit qu’il est, il s’appuie d’une
part sur des concepts qui relèvent d’une grammaire β, la plus
scolaire qui soit, alors que d’autre part il pratique un style oralisé,
qui puise sa substance dans un rapport élégamment cultivé avec
un oral spontané qui invite à lire /ladindgjEmanjE/, et non
/ladindekejèmanjé/. Ainsi, ce qu’il dit n’est juste qu’à condition
que, au cas où on aurait prendre à la place de manger (i.e. avec un
« participe passé » qui comporte un /z/ qui peut s’entendre au
féminin) il prononce effectivement /ladindjelEpriz/ (la dinde je
l’ai prise) tout comme /ladindkejEpriz/ (la dinde que j’ai prise), ce
qui est loin d’être certain. Lorsque arrive prendre, on sent davan-
tage la présence de ladite dinde quand elle transite par un
pronom en /l/, que lorsqu’elle se perd dans une forme en /k/, au
demeurant prononcée /g/. Dès lors que les professeurs comme
les élèves vont dire fréquemment la table que j’ai pris et non la
table que j’ai prise (c’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de s’as-
soir à une table, ce qui est fréquent, et non d’une table qu’on

68
On retrouve le même esprit dans l’exploitation numérique du TLF, que ce soit dans le
dictionnaire lui-même (http://atilf.atilf.fr/tlf.htm) ou dans la base FRANTEXT (http://
www.frantext.fr/).

troisième partie
212
attrape, ce qui est plus rare), la règle invoquée par Cavanna est
niée par une pratique qui ne deviendrait condamnable qu’à
condition que Cavanna lui-même renonce à sa « spontanéité »,
issue de son rapport à l’oral.
En matière de morphologie, la seule preuve dont on dispose et
que l’on puisse invoquer se trouve dans la prononciation, non
dans l’écriture. L’accord du participe passé avec avoir ne se justifie
que parce que certains prononcent /sEchozjlEzEfèt/ (ces choses je
les ai faites), /sEtvwaturil’akondµit/ (cette voiture il l’a conduite),
/lEprœvil’EzadEtrµit/ (les preuves il les a détruites), et à partir du
moment où la prononciation du /t/ faseye, c’est la règle toute
entière qui vacille, règle que Sauvageot (1962, pp. 205-206)
considérait déjà comme faible. La règle toute entière est d’ailleurs
un exemple inverse où, à cause de la liaison, c’est-à-dire pour des
raisons phonologiques, on a été obligé, pour demeurer gramma-
ticalement cohérent, d’inventer un « adverbe qui s’accorde », en
se demandant comment écrire au pluriel : les règles toute(s)
entières, compte tenu d’une prononciation où la liaison ne
fait quasiment jamais apparaitre de /z/… (l’arrêté Haby du
28 décembre 1977 a recommandé sur ce point la tolérance aux
professeurs…). C’est ainsi, sous l’influence de la prononciation,
que le latin est devenu l’ancien français, que celui-ci s’est trans-
formé en français moderne, et que ce dernier continue d’évoluer.
C’est ainsi que, en grammaire α, l’accord du « participe passé »
avec avoir s’estompe vigoureusement, en commençant par les cas
où le « complément d’objet antéposé » est un « relatif » par que
(Luzzati & Mir-Samii 1996).
Orthographe et grammaires sont liées, indissolublement. Tout
d’abord, on a besoin de grammaire, et pas seulement de gram-
maire scolaire, pour analyser ce qui se passe. Ainsi, on vient tout
juste d’expliquer que les pronoms de base /l/ (que la grammaire
scolaire inclut dans les « pronoms personnels ») étaient davan-
tage « anaphoriques » que les pronoms de base /k/ (que la gram-
maire scolaire classe, à l’écart des « pronoms interrogatifs », dans
les « relatifs »), et que la transition de l’accord se faisait plus

troisième partie
213
aisément avec les uns qu’avec les autres (ce qu’on retrouve avec
moi qui suis/ai qui se transforme souvent à l’oral en moi qui est/a).
Ensuite, la grammaire scolaire est moins un instrument de
description de la langue qu’un outil pour étayer l’apprentissage
de l’orthographe. Comme le montre A. Chervel, elle s’est
d’ailleurs historiquement construite en fonction des besoins de
son enseignement (Chervel 1996).
Enfin, quand on oppose les concepts de grammaire α et de gram-
maire β, c’est bien parce que la question orthographique pose, tant
d’un point de vue linguistique que didactique, un problème gram-
matical : d’une part, il faut bien se satisfaire d’une grammaire
scolaire, limitée et convenue (Chervel 2006), manipulable par tous,
enseignants comme élèves ; d’autre part, comment se satisfaire
d’une description qui ignore (voire qui nie) implicitement la réalité
des pratiques orales audibles (en l’occurrence les liaisons ainsi que la
disparition des schwas, avec les assimilations qui en découlent) ?
Une telle grammaire, qui interdit de s’appuyer sur la façon dont
parlent les élèves, c’est-à-dire sur leur conscience linguistique,
bloque toute pratique inductive qui partirait de leurs productions,
alors même que les principes actuels de la didactique les recom-
mandent à juste titre. Autrement dit, avec la grammaire scolaire, il
est difficile de faire longtemps appel à l’intelligence des élèves sans
se trouver rapidement amené à récuser l’une et/ou l’autre.
Cavanna produit par exemple le « complément de prix » (voir
encadré suivant) : pourquoi pas, par commodité, pour éliminer
un petit problème, pour un petit nombre d’élèves qui pourraient
aspirer à aller bien au delà. Par cohérence, il faudrait en effet créer
le « complément de poids » (il pèse 100 kg), de « volume » (cela fait
10 m3), ou de « temps » (cela m’a pris 10 mn), qu’il ne faudrait
surtout pas confondre avec les « compléments circonstanciels » et
les « compléments essentiels » du même nom69. Il faudrait en

69
Sauf à inventer un « complément de gourmandise » pour ma grand-mère mange une
crème glacée et un « complément de risque » lorsqu’on ajoute en faisant du vélo, mieux vaut
les mettre tous sous un seul chapeau, comme « complément de mesure » (Genouvier &
Peytard 1972), non sans avoir bien mesuré (sic) qu’il s’agit non d’un problème de « complé-
ment », mais d’une question sémantique de nombre avec verbes de mesure, en l’occur-

troisième partie
214
outre gérer le fait qu’il existe un grand nombre d’exemples simi-
laires qui, tout comme pour le prix, peuvent instantanément se
muer en « complément d’objet direct », exemples où ce complé-
ment, au lieu d’être remplaçable par en (cela en a couté 100, des
francs ; des instruments, j’en ai joué de nombreux ; des choses, j’en ai
vu beaucoup) permute avec les (cent francs, ce livre les a coutés ; ces
instruments, je les ai joués ; ces choses, je les ai vues), avec « accord du
participe passé » si on y tient.

Le participe passé conjugué avec l’auxiliaire « avoir » s’accorde en


genre et en nombre avec le complément d’objet direct lorsque celui-ci est
placé avant le verbe. Il reste invariable si le complément direct d’objet
est placé après le verbe. Il ne s’accorde jamais avec le sujet.
Quoi de plus lumineux ? Prenons un exemple : « j’ai mangé la
dinde. »
Le complément d’objet direct « la dinde » est placé après le verbe.
Quand nous lisons « J’ai mangé », jusque-là nous ne savons pas ce que
ce type a mangé, ni même s’il a l’intention de nous faire part de ce qu’il
a mangé. Il a mangé, un point c’est tout ! La phrase pourrait s’arrêter
là ; donc, nous n’accordons pas « mangé », et avec quoi diable l’accorde-
rions-nous ? Mais voilà ensuite qu’il précise « la dinde ». Il a, ce faisant,
introduit un complément d’objet direct. Il a mangé QUOI ? La dinde.
Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive
trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu’elle soit, ne peut
plus influencer notre verbe « avoir mangé », qui demeure impertur-
bable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes qu’il
en irait de même : « mangé » resterait stoïquement le verbe « manger »
conjugué au passé composé.
Maintenant, si ce quidam écrit « la dinde ? je l’ai mangée » ou « La
dinde que j’ai mangée », alors là, il commence par nous présenter cette
sacrée dinde. Avant même d’apprendre ce qu’il a bien pu lui faire, à la
dinde, nous savons qu’il s’agit d’une dinde. Nous ne pouvons plus nous
dérober. Nous devons accorder, hé oui. « Mangée » est lié à la dinde
(c’est-à-dire à « l’ » ou à « que », qui sont les représentants attitrés de la
dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que « mangée »
n’est plus seulement un élément du verbe « manger » conjugué au passé
composé, mais également une espèce d’attribut de la dinde. Comme si
nous disions « la dinde EST mangée ».

rence de l’opposition entre notions « comptables » et notions « massives » (on trouvera une
passionnante littérature sur la question, par exemple sous la plume de G. Kleiber).

troisième partie
215
Jusque-là, reconnaissons-le, c’est enfantin.
Où cela se corse un peu, c’est avec les verbes qui marchent à la voile et
à la vapeur, je veux dire ceux qui sont tantôt transitifs (qui admettent
un complément d’objet) et tantôt intransitifs (n’admettent pas de
complément d’objet). Heureusement, ils sont peu nombreux. Exemples :
« valoir » et « coûter ».
Si je dis « Les cent francs que ce livre a coûté », « coûter » est ici
intransitif, « cent francs » n’est donc pas complément d’objet direct mais
complément de prix (ne répond pas à la question « Quoi ? », mais à la
question « Combien ? »), donc « coûté » reste invariable. Mais si je dis
« Les pénibles efforts que ce livre m’a coûtés », « coûter » est ici transitif,
« efforts » est donc bien complément d’objet direct (ce livre m’a coûté
quoi ? Réponse ; « que », mis pour « efforts », et placé avant le verbe),
« coûtés » doit s’accorder.
Subtil ? Un peu, mais amusant, non ?
Si l’on préfère s’épargner cette source d’angoisse, on peut s’ingénier à
éviter les temps composés, tout au moins ceux qui se construisent avec
l’auxiliaire « avoir » ; « Je mangeai la dinde », « La dinde que je
mangeai », « les cent francs que ce livre me coûta »… Le dilemme
disparaît. Mais comment éviter le futur antérieur, le conditionnel
passé, le subjonctif passé et les plus-que-parfaits ? C’est votre problème.
Moi, les participes passés viennent me manger dans la main.
On peut, par contre, se délecter de petites choses assez déroutantes
pour l’étranger : « Que j’aie mangé la grenouille ou que je ne l’aie pas
mangée… »
Cavanna, Mignonne allons voir si la rose…, pp. 136-138.

3.5.2. Les « règles »


Les « règles » envahissent tous les manuels orthographiques.
Leur place seule varie : en tête, elles fonctionnent comme un
mode d’emploi, comme l’emblème d’une approche procédurale ;
au bout des exercices, elles s’affichent comme constructibles de
façon inductive, ce qu’en fait elles dénoncent par leur seule
présence. Symboliquement, elles se présentent comme une
pratique monastique (on écrit selon des « règles ») en même
temps qu’un chemin de croix (on apprend à coups de « règles »).
Elles sont de toutes natures, elles apparaissent à tous propos, et

troisième partie
216
elles véhiculent parfois une idéologie suspecte70. Elles produisent
une illusion réductionniste : l’orthographe se résumerait à cette
somme de « règles », comme si c’était un tout réductible à la
somme de ses parties. On serait d’ailleurs bien en peine de définir
le sens du mot, car ce ne sont nullement des « règles », au sens
mathématique ou informatique du terme.
Elles n’ont d’ailleurs pas grand chose à voir avec les « règles »
implémentées dans les correcteurs orthographiques. À un enfant,
on dira que pour distinguer a de à il suffit de remplacer par avait,
alors qu’avec une machine, dépourvue d’une quelconque
« compétence » chomskyenne, il faudra implémenter des règles
du genre : <si le mot qui précède possède l’étiquette « verbe »
ALORS il faut écrire à>, OU BIEN <si le mot qui suit possède
l’étiquette « nom de lieu » ALORS il faut écrire à>, OU BIEN
<si le mot qui précède possède l’étiquette « pronom » ou « nom »
ALORS il faut écrire a>, OU BIEN <si le mot qui suit possède
l’étiquette « participe passé » ALORS il faut écrire a>… Reste
ensuite à utiliser des « heuristiques » pour résoudre d’éventuels
conflits, seule solution pour espérer traiter un énoncé comme
l’un les sort à bicyclette et les seconde à moto, où sort comme seconde
peuvent être à la fois des formes verbales ou des noms (le correc-
teur orthographique de mon traitement de texte ne s’en tire
d’ailleurs pas vraiment puisque si j’écris *l’un les sorts à bicyclette
et les secondent à moto, ce qui est absurde, il se limite prudem-
ment à ne rien signaler du tout). De plus en plus, des algorithmes
davantage performants se passeront autant que possible de règles
procédurales de ce type et utiliseront des probabilités de succes-

70
Dans les « règles » comme dans les pratiques, il existe un machisme grammatical
fondé sur « le masculin qui l’emporte » : on demande presque systématiquement de
transformer les masculins en féminins (en présupposant que l’une est une dérivation
de l’un et que les exercices doivent se faire dans cet ordre-là) ; l’entrée des dictionnaires
est systématiquement masculine ; le « féminin » grammatical est masculin ; on appelle
certains schwas des « e muets » alors qu’ils rendent sonore… Il existe également, mais
c’est autre chose, un machisme orthographique (le Canada le combat en inventant la
fédération des professionnèles ou en proposant que les droits de l’homme deviennent
celleux des humains), ainsi qu’un considérable machisme lexical. Les noms des petits
des animaux par exemple, illustration symbolique de la maîtrise de la descendance,
sont tous masculins, à l’exception des cas d’élevage : la velle, la pouliche, l’agnelle et la
chevrette !

troisième partie
217
sion avec apprentissage à partir de vastes corpus, qui feront appa-
raitre par exemple que à + bicyclette/moto est affecté d’une
probabilité non nulle (à la différence de a).
On peut scinder les « règles » orthographiques en cinq
« niveaux », depuis les règles parfaitement régulières jusqu’à celles
qui sont manifestement instables. Premier niveau : la « règle »
qui fonctionne, comme ci-dessous à propos de et/est. Tout
d’abord, il s’agit d’une astuce fondée sur une opération distribu-
tionnelle bien délimitée et toujours vraie. Ensuite, cela ne fonc-
tionne qu’avec des francophones, qui peuvent faire appel à leur
« conscience » linguistique. Enfin, on peut se passer totalement
de commentaires grammaticaux, ce qui est bien commode dès
lors qu’on est dans les niveaux A. Cela évite par exemple d’avoir
à dire que est est un parfois un « verbe » et parfois un « auxi-
liaire », ou bien que et fait partie des « conjonctions de coordina-
tion », démarche périlleuse qui présuppose qu’on soit capable de
définir les notions en question et que les élèves soient à même de
les comprendre71. La mise en œuvre par des enfants n’est pas
pour autant évidente, dans la mesure où le fait qu’on ne puisse
pas dire *il était sorti était rentré signifie non pas qu’il faut écrire
deux fois et, mais qu’il faut appliquer deux fois la règle…
Deuxième niveau : la « règle » fallacieuse. Suggérer à des élèves
de CM2 que « lorsque deux verbes se suivent, le second est à
l’infinitif » (c’est la même chose avec ce + nom par opposition
avec se + verbe) fonctionne quasiment à 100 %, mais seulement
dans les niveaux A. Dès lors qu’on rencontre l’enfant aimé
mangeait, cette eau que je vois troublée, les problèmes que j’estime
dépassés… la « règle » en question tombe précisément à l’eau, en
même temps que montent à la surface les « attributs du complé-
ment d’objet ».
Troisième niveau : les « règles » non régulières, avec leurs
cortèges d’exceptions, dont une bonne part relève des niveaux C.
71
Si on se limite à la liste mais ou et donc or ni car, il faudrait qu’on soit à même d’ex-
pliquer en quoi car ressemble davantage à ou qu’à parce que, ou bien en quoi non seule-
ment… mais encore comme soit… soit ne sont pas des conjonctions « corrélatives »,
comme ni… ni, ou… ou, et… et…

troisième partie
218
C’est le cas avec les « règles » morphologiques, qu’il s’agisse des
pluriels en -al ou en -ou, des verbes en -eler/-eter, en -oudre ou en
-indre, de l’invariabilité des adverbes… Lesdites « règles » concer-
nent un certain nombre de cas, en général supérieur à celui des
exceptions, qui supportent parfois d’exceptionnelles exceptions
(interpeller par exemple). On peut d’ailleurs se demander pour-
quoi on appelle « règle » ces procédés mnémotechniques qui
servent à retenir des phénomènes irréguliers, dont une bonne
part l’est en outre inutilement (autant on ne dit pas des *chacaux
ou des *portaux, et l’écriture reflète la langue, autant écrire il
résout et il coud, à côté de il joue, n’est d’un point de vue linguis-
tique ni utile ni nécessaire).
Quatrième niveau : les « règles » inapplicables. Dans l’exemple
ci-dessous sur /E/, cela émerge par exemple lorsqu’on prétend
distinguer /é/ de /è/, alors que plus personne hors pays d’oc ne
fait clairement la distinction à l’oral, ou bien dès lors qu’on évite
d’aborder la morphologie liée, même à compter des niveaux B.
Dans /jyEpansé/ (j’y ai pensé), /jlEvu/ (je l’ai vu), /t’EtronpE/ (tu
t’es trompé)… il faudrait que les enfants repèrent des je ou des tu
qui se sont réduits et fondus, et qui se mélangent avec d’autres
difficultés (/tsEkisEtronpE/, /kEsketE/, /lElapiskejlEvu/…).
Avec les règles grammaticales, comme l’accord du participe passé,
il faudrait que les apprenants soient à même de mettre en œuvre
en temps réel des procédures excessivement complexes et
abstraites, cognitivement ingérables, et que les scripteurs avertis
n’utilisent à peu près jamais. Dans « le participe passé employé
avec l’auxiliaire avoir s’accorde avec le complément d’objet direct
s’il est placé avant », on a souligné cinq concepts qui sont ici
requis et articulés. Leur emploi présuppose qu’on sache les
définir, les opposer, les discuter… Une telle règle n’est « lumi-
neuse » que pour ceux qui savent déjà faire et qui veulent expli-
quer/justifier a posteriori ce qu’ils ont écrit. Pour ceux qui ne
savent pas, c’est un jargon incompréhensible et inutilisable, dont
la fonction est davantave de permettre une passerelle ortho-
graphe => grammaire que l’inverse.

troisième partie
219
est / et : niveau A
On tente de remplacer le ē (ou /E/) par était dans : il ē entré ē sorti
− si c’est possible, on écrit est : il était entré ē sorti = possible
− si c’est impossible, on écrit et : il ē entré était sorti = impossible
=> il est entré et sorti
ATTENTION : il faut appliquer la règle autant de fois qu’il y a de
mots qui se prononcent ē
es / ai : niveau B1
− es : c’est tout simplement la 2e personne du singulier du présent
du verbe être (tu es). Tout comme pour est, on peut remplacer
par étais (mais avec un s). Il faut donc faire attention au sujet et
aux phrases piège comme toi qui es, d’autant que la prononcia-
tion du tu est fluctuante : /tE/ (tu es), /tyE/ (tu y es), /twakyE/
(toi qui es)...
− ai : cette fois, il s’agit de la 1re personne du singulier, mais du
verbe avoir. On peut donc remplacer par avais (avec un s). On
peut aussi repérer que le sujet de ai est je et non tu (es) ou il/elle
(est), même si sa prononciation varie : /jyEpansE/ (j’y ai pensé), /
jannEpa/ (je n’en ai pas), /jlEvu/ (je l’ai vu)...
aie(s) / ait / aient / haie(s) : niveau B2
− aie(s) / ait : on peut également avoir affaire à la 1re, 2e ou
3e personne du singulier du subjonctif présent du verbe avoir :
(que) j’aie, (que) tu aies, (qu’)il/elle ait, voire à l’impératif de avoir
(aie), qui s’écrit sans s. Et là c’est difficile, car il faut être capable
de sentir que l’action, au lieu d’être sure, est incertaine (je pense
qu’il a / je doute qu’il ait). Il faut tout d’abord apprendre à en
avoir l’intuition (en faisant des exercices). On peut ensuite le
vérifier en se demandant si, au cas où il s’agirait du verbe être, on
aurait sois/t et non suis/es/est : quoiqu’il ait une grippe il est sorti =
quoiqu’il soit malade…, et non *quoiqu’il est malade.
− aient : dès lors qu’on est au subjonctif, on peut rencontrer la
3e personne du pluriel, pour laquelle il est difficile de se fonder
sur la liaison, dans la mesure où elle ne fonctionne que partielle-
ment : on la fera dans je doute qu’ils aient appris ; on ne la fera
presque jamais dans je doute tu aies appris.
− haie(s) : le mot prononcé é ou è peut enfin être un substantif, au
singulier ou au pluriel, c’est-à-dire signifier « une rangée d’ar-
bustes », sans liaison et avec discrimination des /é/ et des /è/
(/léè/ = les haies)

troisième partie
220
aie / hé / eh : niveaux C
− aie : aie peut également être l’impératif 2e personne de avoir.
Dans ce cas, il ne prend pas de s, même si ce dernier se prononce
dans la liaison (aie-z-y recours). Cet impératif-subjonctif peut se
substituer par sois : n’aie pas peur = ne sois pas effrayé, et non *n’es
pas effrayé.
− eh / hé : au lieu d’être un verbe ou une préposition, le mot é
peut être une interjection, c’est-à-dire un mot qui est une phrase
à lui tout seul, comme aïe ou zut. La différence entre eh et hé est
difficile à décrire : tout comme oh ou ah, eh est utilisé pour indi-
quer une attitude où on subit – c’est-à-dire une attitude passive –
de celui qui parle (étonnement, admiration…) ; tout comme ho
ou ha, hé est plutôt utilisé pour traduire une attitude où on fait
– c’est-à-dire une attitude active – (satisfaction, rire…). On
écrira donc hé, toi ! pour interpeler quelqu’un, et eh ben ça alors !
pour exprimer son étonnement.

Cinquième niveau : les « règles » lacunaires. Normalement,


une « règle » qui se respecte devrait couvrir l’ensemble du
problème qu’elle prétend aborder. Dans l’exemple ci-dessous, sur
les différentes graphies du son /E/, le format « règle » reste
confiné à un problème de niveau A, et ne permet en rien
d’aborder aie(s), ait, aient, et encore moins eh ou hé. Pour perce-
voir qu’on a affaire au subjonctif, il faudrait être capable d’effec-
tuer des transformations sur l’ensemble de l’énoncé (je doute qu’il
ait mangé => je doute qu’il soit rassasié). Percevoir la nuance entre
hé et eh relève, avec une grammaire β, des niveaux C et ne
concerne a priori que des scripteurs qui ne se posent plus les
problèmes orthographiques « normaux » et qui s’intéressent à des
chalenges orthographiques comme les Dicos d’or, alors même
que ces « morphèmes » sont permanents à l’oral et qu’ils auraient
leur place dans les niveaux A d’une grammaire α.

3.5.3. L’exemple de l’accord du participe passé


On aboutit ainsi à une situation par définition insoluble : une
« règle » n’est pas une explication et la grammaire, qui devrait

troisième partie
221
précisément permettre d’expliquer, ne sert en fait qu’à construire
des « règles », qui proposent localement des astuces plutôt que
des explications, alors qu’on attendrait de la grammaire… Le
problème réside précisément dans la fonction et le statut d’une
grammaire. La grammaire β sert à formuler des « règles » et à
coller des étiquettes, à partir de catégories aussi nombreuses que
floues72. Pour qu’elle puisse expliquer quelque chose, il faudrait
qu’elle intègre la grammaire α, c’est-à-dire qu’elle soit capable de
référer à l’oral et à la « conscience » linguistique d’enfants qui,
comme les adultes qui les entourent, ne parlent pas/plus comme
ils sont censés écrire.
Cela permettrait d’expliquer de façon plus simple et efficace des
phénomènes comme « l’accord du participe passé », en s’inspirant,
pourquoi pas, de la méthode que propose Cavanna dans l’extrait
précédent (voir pp. 215-216), où il explique en toute simplicité
qu’il suffit de considérer le participe passé comme un adjectif et de
l’accorder dès lors que l’on sait, au moment où on l’emploie, avec
quoi (c’est-à-dire qu’on l’a déjà rencontré, qu’il est « placé avant ») :
• avec avoir, il s’accorde avec le « complément d’objet » puisque
dans les enfants ont mangé la dinde, c’est la dinde qui est mangée,
et non les enfants ; lorsqu’il est placé après, on ne le sait pas au
moment où on emploie manger, et on n’accorde pas, alors que
lorsqu’il est placé avant, c’est le contraire ;
• avec être, il s’accorde avec le « sujet » puisque dans la dinde est
mangée, c’est toujours la dinde qui est croquée ; on va toutefois
être embarrassé, ce que Cavanna laisse de côté, lorsque le parti-
cipe passé est placé avant le sujet, comme dans quand seront
mangé(es, avec gourmandise,) les dindes ; on pourrait néanmoins
demeurer cohérent en ne recommandant d’accorder que lorsque
les dindes succède immédiatement à mangé, et en cessant de
l’exiger lorsqu’elles s’éloignent ;

72
L’interjection est-elle par exemple une catégorie grammaticale (zut, seigneur), une
dérivation phonologique (pan, chttt), un phénomène exclamatif (hue ! holà !), un mot
phrase (merci, au revoir), ou un certain nombre de phrases dépourvues de verbes et de
déterminants (pas de panique, quel temps de cochon) ?

troisième partie
222
• employé seul, l’adjectif-participe-passé pose le même type de
problème, voire de solution : la dinde une fois mangée ne pose pas
de problème, ce qui n’est pas le cas avec nous seront rassasiés une
fois mangé(es avec gourmandise) les dindes ; mais voilà, nous nous
prenons à notre propre jeu, puisque nous sommes en train de
construire des exemples en fonction d’un commentaire, au lieu
de les recueillir dans un corpus adapté à un public cible… où il
faudrait chercher longtemps avant de parvenir à en trouver.

M. Wilmet, qui reprend et formalise cette analyse dans un


ouvrage consacré à la question (Wilmet 1999), propose une
astuce simple, une règle opérationnelle ad hoc : poser la question
qui/qu’est-ce que qui est + participe passé, que l’on peut trans-
former en c’est qui/quoi qui est + participe passé (disons que c’est
la version α). Il suffirait ensuite de laisser de côté l’ensemble des
cas particuliers (participes passés suivis d’un infinitif, construits
avec en, avec verbes impersonnels, verbes de mesure…), au
demeurant passablement absurdes, pour que cela ne pose plus de
problème majeur. Même avec les verbes « pronominaux » qui
posent déjà des problèmes complexes, cela fonctionne :
• elles se sont lavées : c’est qui/quoi qui est lavé ? elles, et comme
je le sais en disant lavé => é+e+s ;
• elles se sont lavé les mains : c’est qui/quoi qui est lavé ? pas
elles, mais leurs mains, et comme je l’ignore en disant lavé => é ;
• les mains qu’ils se sont lavées : c’est qui/quoi qui est lavé ? pas
ils, mais leurs mains, et comme je le sais en disant lavé => é+e+s ;
• elles se sont enfuies : c’est qui/quoi qui est enfui ? elles, et
comme je le sais en disant enfui => i+e+s ;
• ils se sont nui/succédé : c’est qui/quoi qui est nui/succédé ?
comme c’est personne, je laisse comme ça (on évite ainsi de se
lancer dans une explication délicate sur le statut de complément
d’objet indirect du pronom réfléchi)…

En tant que « règle », cela fonctionne donc, à moindres frais,


puisque c’est infiniment plus simple que la « règle » classique,

troisième partie
223
que cela évite le recours à la grammaire, avec en outre une
« perte » minime, réservée aux cas les plus complexes. Mais pour-
quoi ne pas aller plus loin et abandonner les accords des parti-
cipes passés dès lors qu’ils ne sont pas réductibles à de simples
adjectifs (la porte est ouverte) ? Ces « règles » en effet n’ont de sens
que dans un monde abstrait et contrefactuel, où enseignants,
parents, présentateurs, personnalités diverses… ne diraient
jamais (*)elles se sont bien/mal conduit, (*)la peur qu’il s’est fait, (*)
les appréciations que je me suis pris, (*)ma femme ne s’est jamais
soumis à un Alcotest, (*)cette sorte de catastrophes n’est pas couvert
par les assurances, (*)bien des choses se sont peut-être dit, (*)la vais-
selle qu’elle s’est offert… exemples amplement attestés, que tout
linguiste considèrera comme des faits, contrebalancés par des
contre exemples, et non comme des comportements répréhen-
sibles (ce qui les différencie des « grammairiens », β notamment).
Il faut dire que, de toute façon, la disparition de l’accord du
participe passé est inscrit (sic) dans l’histoire de la langue, dans la
mesure où on ne peut plus le marquer que par le genre, et avec
un très petit nombre de verbes (de l’ordre de la centaine), à quoi
s’ajoute qu’il n’est quasiment jamais marqué par la liaison (qui
prononcera couramment les enfants sont venus à pieds /lEzenfen
sonvenuzapyé/ ?). En consultant le tableau suivant, on pourra
voir que les petits Espagnols ou les petits Italiens, qui auraient la
possibilité de marquer ce même accord du participe passé, à
l’écrit COMME à l’oral, en genre ET en nombre, avec TOUS
leurs verbes, « bénéficient » d’un système simplifié (en italien, on
accorde, sauf avec le relatif, et en espagnol on n’accorde pas, sauf
quand le participe est analysable comme un adjectif plutôt que
comme un participe).
Face au « mutisme » de ses participes passés, le français s’est en
somme construit des graphies particulièrement « loquaces », qui
indiquent systématiquement à la fois le genre et le nombre. Les
accords qui doivent théoriquement s’écrire ne peuvent s’entendre
qu’avec quelques verbes et ils ne s’entendent effectivement que
dans un nombre limité de cas. La logique du rapport écrit/oral

troisième partie
224
s’en trouve ainsi inversée. Les locuteurs experts accordent à l’oral
parce qu’ils savent qu’il faudrait accorder à l’écrit, ce qui présup-
pose une inversion des rôles : en matière de participes passés, il
faudrait aujourd’hui savoir écrire pour parvenir à parler « correc-
tement ». On comprend dans ces conditions les problèmes
didactiques difficilement surmontables que pose cette question :
on enseigne quelque chose que l’on n’hésitera pas à dénoncer en
parlant, comme si la « logique » de la langue résidait davantage
dans des « règles » artificielles que dans le naturel de la parole.

Participe-adjectif Accord simple Accord + pronom Accord + relatif


en /l/ en /k/
la porte est ouverte les enfants sont ces choses c’est moi les choses que j’ai
venus qui les ai achetées vues
la porta è aperta i bambini sono queste cose le ho le cose che ho visto
venuti comprate ío
la puerta está los chicos han estas cosas las he las cosas que he
abierta venido comprado yo visto

3.6. Orthographe et CECRL


Dans un premier temps, on présentera le CECRL (Cadre euro-
péen commun de référence pour les langues), en le rattachant aux
démarches actuelles de normalisation, aux processus de création
de « référentiels de langue », aux approches par « compétence »,
et aux pratiques de certification. On s’intéressera ensuite aux
incidences d’une transposition de la perspective CECRL à l’en-
seignement de l’orthographe. Pour terminer, on s’efforcera d’en-
visager ce que supposerait le transfert d’une telle approche, d’une
perspective FLE vers une perspective FLM.

troisième partie
225
3.6.1. Les principes du CECRL
Le CECRL peut être compris comme une démarche de normali-
sation73 appliquée à la maitrise et à la pratique des langues étran-
gères. C’est une entreprise qui a été menée à l’initiative du Conseil
de l’Europe, dans le cadre d’une politique linguistique qui vise à
promouvoir l’éducation plurilingue, comme moyen de la cohésion
européenne. Sa finalité n’est pas normative, puisqu’on y propose des
points de référence partagés et non un schéma unique applicable
partout. Le CECRL est un instrument commun permettant de
constituer des programmes de langues nationaux et/ou régionaux
diversifiés. Mais, comme il a été beaucoup utilisé par les agences
nationales de certification (examens de Cambridge pour l’anglais
langue étrangère, diplômes de français langue étrangère…), il est
trop souvent interprété de manière normative. Sa création relève
d’un mouvement de pensée relatif à la didactique des langues qui a
pris son essor avec le Basic English (Ogden 1930), qui présuppose
qu’on apprend d’abord une langue (étrangère notamment, mais pas
seulement) pour des raisons utilitaires et pratiques : être capable
d’échanger « naturellement » dans la langue en question importe
davantage pour la grande majorité des locuteurs que d’être à même
de lire dans le texte les grands auteurs des siècles passés.
La maitrise d’une langue ne se définit pas dans l’absolu, mais en
fonction des objectifs d’un locuteur. Elle suppose certes des
connaissances, mais elle vise avant tout à lui permettre de « faire »
avec la langue en question, voire d’« être » grâce à elle. Les échelles
Dubois-Buyse (la première édition de l’échelle Dubois-Buyse date
de 1940 ; on la consulte aujourd’hui dans l’édition de 1977
proposée par F. Ters, D. Reichenbach et G. Mayer (Ters et al.
1977)) ou le « Français fondamental » (Gougenhein et al. 1956)
73
La « normalisation » ou « standardisation » consiste à appliquer des normes dans
toutes sortes de domaines, pas seulement industriels. Elle est confiée à des orga-
nismes spécialisés, AFNOR (Agence française de normalisation) ou ISO (International
Organization for Standardization) par exemple. Elle s’applique aux langues de multiples
façons : normes de codage de corpus oraux avec TEI (Text Encoding Initiative), normes
d’évaluation des systèmes de traduction avec BLEU (BiLingual Evaluation Uniderstudy),
normes de codage des caractères pour ASCII (American Standard Code for Information
Interchange) ou Unicode (Universal Character Set)…

troisième partie
226
ont été parmi les premières démarches francophones en ce sens, en
tentant de limiter la part des connaissances, au profit de leur
importance dans l’usage courant. Elles ont reçu un accueil mitigé
(voir notamment le colloque sur les 50 ans du « Français fonda-
mental » : http://colloqueff.ens-lsh.fr/) : on les a accusées de
réduire le français, de promouvoir une « sous langue », d’incliner
vers une grammaire α (voir pp. 60-71). Pour un peu, elles auraient
incité à une simplification de l’orthographe ! De fait, elles ont pour
objectif principal de ne pas réserver l’accès des langues étrangères à
quelques privilégiés, d’ouvrir leur enseignement à des pratiques
destinées au plus grand nombre.
Le CECRL ne se rapporte pas à une langue en particulier, mais
il a conduit à la création de « référentiels par langues », c’est-à-
dire de relevés cherchant à identifier les formes d’une langue
donnée correspondant aux descripteurs et niveaux de maitrise du
CECRL. Pour le français, plusieurs référentiels ont été élaborés,
qui comportent tous un chapitre « matière graphique » (Luzzati
2004, 2007, 2010). L’approche est par définition systémique : les
référentiels sont construits en fonction de compétences globales
qui ne se limitent pas, loin s’en faut, aux « compétences linguis-
tiques », parmi lesquelles elles n’occupent en outre qu’une place
limitée (voir tableau p. 233). Les « savoir (inter) culturels », les
« savoir-faire », les « savoir-être », les « savoir-apprendre », les
compétences communicationnelles (sociolinguistiques ou prag-
matiques) comptent bien davantage, ne serait-ce que parce qu’ils
conditionnent tout apprentissage linguistique. Aborder les diffi-
cultés de l’écriture française présuppose par exemple que les
apprenants aient compris quelles étaient la place et l’importance
socioculturelle de l’orthographe pour le français, et qu’ils aient
admis que cela avait un intérêt pour eux. On passe d’un niveau
« découverte » (A1) à un « niveau survie » (A2) puis à un « niveau
seuil » (B1), à partir duquel on est censé pouvoir se débrouiller
dans la langue cible, puis à un « niveau avancé ou indépendant »
(B2), un « niveau autonome » (C1) et un « niveau maitrise »
(C2). Mettre en œuvre le CECRL présuppose une approche

troisième partie
227
méthodologique par tâches et activités qui a été interprétée
comme une méthodologie d’enseignement par compétences
(Beacco 2007) : on pose que l’apprentissage n’est pas celui,
global, de la langue, mais de formes de celle-ci, différenciées par
leur support (écrit/oral/audiovisuel…), leur organisation (inter-
actives, réceptives…) et les genres de discours dont elles relèvent
(conversation pour obtenir un bien/service, entre amis, entretien
d’embauche, éditorial, horoscope, blog…).
Cette approche par « compétences », issue du monde profes-
sionnel, est présente dans le répertoire national des certifications
professionnelles (RNCP), le système européen de transfert et
d’accumulation de crédits (ECTS), la validation des acquis de
l’expérience (VAE), la formation tout au long de la vie (FTLV),
le congé individuel de formation (CIF), les annexes descriptives
aux diplômes… Elle s’oppose à une approche par contenus, ce
qui, rapporté à l’orthographe, incite à se poser la question de
l’utilité fonctionnelle avant de s’interroger sur celle des acquis et
des programmes. Autrement dit, avant d’enseigner que le passé
simple de coudre, résoudre ou absoudre sont cousis, résolus ou un
vide (absoudre n’a pas de passé simple), il est utile d’avoir répondu
à la question (au moins pour le public auquel on prétend l’ensei-
gner, dans la mesure où bon nombre de Français n’utilisent
jamais le passé simple, notamment avec de tels verbes…) : à quoi
ça sert ? De la même manière, l’apprentissage du latin au collège
présuppose qu’on sache répondre à quelques questions élémen-
taires : cela sert-il à comprendre l’origine latine du français, à
faire réfléchir au fonctionnement d’une langue casuelle, à décou-
vrir les auteurs latins et/ou à mettre son enfant dans une bonne
classe ? Sa fonction est-elle d’apprendre le latin (à tout le monde ?
à ceux dont les parents en ont fait ?), de faire découvrir les civili-
sations antiques et/ou d’opérer une sélection ? Qu’on y soit favo-
rable ou non, cette approche par « compétences » est un des
substrats du processus de Bologne, qui entraine tous les systèmes
éducatifs, les fonde sur des bases transférables, les rend compa-
rables, autorise les échanges… bref, rend l’Europe européenne,

troisième partie
228
tout comme l’école de la Troisième République, avec son culte
orthographique, a rendu françaises les provinces et francophones
tous les petits patoisants. Il s’agissait alors de langue de scolarisa-
tion ; il s’agit aujourd’hui de structures et de méthodes ou, si on
préfère, d’ingénierie pédagogique.
Ce genre de locutions déclenche inéluctablement des réactions
parfois virulentes de ceux qui n’aiment pas la propension à la
pédagogie. On imagine ainsi sans peine la réaction d’un
J.-C. Milner à cette formule, qu’il comparerait certainement à
la communauté éducative, étrillée ci-dessus (voir p. 165). L’ingé-
nierie pédagogique ne se substitue pourtant pas à la relation entre
un professeur et des élèves, lorsqu’elle est autosuffisante et effi-
cace, mais ce n’est pas toujours le cas, notamment en matière de
langues. Ainsi, la maitrise d’une langue étrangère n’est pas
proportionnelle au nombre d’heures de cours dispensées dans le
courant de la scolarité. Entre des séjours à l’étranger (l’idéal, si
l’apprenant veut bien plonger dans le pays plutôt que de rester
entre locuteurs natifs) et un espace aussi important que possible
dans les emplois du temps scolaires (un pis aller), il y a la place
pour divers dispositifs fondés par exemple sur l’émergence d’une
motivation. Nul ne songe enfin à imposer un même cadre de
réflexion pour l’apprentissage des langues étrangères ou de l’or-
thographe que pour l’histoire ou la philosophie. L’ingénierie en
question est d’ailleurs pour partie le fait d’entreprises privées, qui
« produisent » par exemple des batteries de tests et de certifica-
tions, parfois les mieux reconnues sur le « marché ».
Le CECRL favorise en effet les pratiques de la certification (le
sous-titre du CECRL est d’ailleurs « apprendre, enseigner,
évaluer ») : pour des dispositifs comme le TOEIC (Test Of English
for International Communication), le TOEFL (Test Of English as a
Foreign Language), le CLES (Certificat de compétences en Langues
de l’Enseignement Supérieur), le DCL (Diplôme de Compétence
en Langue), l’UNIcert, le DELF (Diplôme d’Études en Langue
Française), le DALF (Diplôme Approfondi de Langue Française),

troisième partie
229
le TCF (Test de Connaissance du Français)…74, disposer d’une
pédagogie par compétences fondée sur un référentiel conduit à
élaborer des grilles de certifications objectivables, à partir d’une
ingénierie aujourd’hui en plein essor, d’inspiration anglo-saxonne.
On s’y est désormais habitué, du moins avec l’anglais et le FLE.
Mais cette forme d’évaluation concerne moins l’écriture et l’ortho-
graphe, alors qu’il serait envisageable de la pratiquer.
Sans entrer dans le détail des contenus possibles d’une telle
certification par rapport à un tel objet, on imagine sans mal la
révolution que constituerait sa mise en place : indépendamment
de la pédagogie et des moyens mis en œuvre, l’entrée dans tel ou
tel niveau, l’obtention de tel ou tel diplôme, l’accès à telle ou telle
profession… seraient conditionnés par l’acquisition de tel ou tel
score en fonction de telle ou telle grille, dument labellisée…
Qu’on ne s’y trompe pas, c’est une dynamique qui est en marche
et qui, sans être une panacée, comporte des avantages. En France,
dans le contexte contesté de la mastérisation de la formation des
maitres par exemple, il était prévu d’exiger des futurs enseignants
à la fois un C2i niveau 2 « enseignement » (pour la maitrise des
nouvelles technologies) en même temps qu’une certification de
niveau C1 en langue étrangère (qui parait au demeurant peu
aisément accessible sans un séjour prolongé dans un pays où la
langue cible est utilisée). Il est clair que cela n’a rien à voir avec
une somme d’heures de cours inscrites dans des maquettes, ou
bien avec une note coéficientée dans une épreuve de version.
Précisons enfin que personne n’a jamais songé à appliquer une
logique de certification dans le « cœur » de compétences univer-
sitaires. Elle peut par exemple s’appliquer à l’anglais langue
étrangère, non à l’anglais pour spécialistes. Si on peut espérer
qu’un étudiant en Licence d’anglais aurait un bon niveau en
termes de TOIC, de TOEFL ou de CLES, il est clair que ses

74
Le TOEIC et le TOEFL sont des « produits » de la société ETS (Educational Testing
Service). Le CLES, le DCL et l’UNIcert sont des certifications multilingues accréditées
par le ministère de l’Éducation nationale ou par les Länder. Le DELF, le DALF et le TCF
sont des certifications en FLE adossées sur le CECRL et proposée par le CIEP (Centre
International d’Études Pédagogiques).

troisième partie
230
compétences doivent relever d’un référentiel d’une tout autre
nature et qu’il faudrait d’autres outils pour espérer les évaluer.

3.6.2. Transposition de la perspective CECRL


à l’enseignement de l’orthographe
Appliquée à l’orthographe et à la dictée, l’approche par compé-
tences pourrait néanmoins s’avérer particulièrement efficace, car
la dictée est un exercice parmi d’autres, propulsé en haut d’une
échelle de valeurs sociétale par l’école de la Troisième République,
mais ce n’est en rien une « compétence » autonome. Une fois
quittée (sic) l’école, on cesse de faire des dictées, mais on a
toujours besoin d’orthographe, pour peu que l’on ait à écrire.
Qu’on excelle en orthographe, qu’on ait recours à l’expertise d’un
proche, ou bien qu’on soit habile avec les dictionnaires électro-
niques et les correcteurs orthographiques, seul le résultat compte,
et seul importe le savoir-faire, qui peut prendre indifféremment
la voie de la connaissance ou celle de subterfuges. Chacun trouve
son chemin, en fonction des attitudes et des valeurs visées, quitte
à éviter d’être prolixe, quitte à contourner les difficultés en igno-
rant les mots difficiles ou les tournures délicates, quitte à se satis-
faire d’un sous langage volontairement bridé.
Certains restent dubitatifs face aux « approches intégrées », à
l’enseignement par « séquences » avec dosage et mixage de la
grammaire ou de l’orthographe, en fonction d’une compétence
scripturale envisagée de façon systémique (voir pp. 192-195)…
On perçoit bien en revanche l’intérêt de la démarche pour un
public d’adultes, qui recherche davantage des compétences que
des diplômes, qui veut se former tout au long de la vie, qui n’a
pas de temps à perdre dans des méandres scolaires ou universi-
taires. En tout état de cause, la complexité de l’orthographe fran-
çaise contribue à inciter nombre de francophones à pratiquer un
pidgin (langue simplifiée dans une région ou pour un usage
particulier), exactement comme bon nombre de locuteurs prati-
quent un anglais limité à un usage spécifique, dans le domaine
restreint qui est le leur. L’orthographe est une sous compétence

troisième partie
231
de l’écriture, avec ceci de particulier que sa maitrise ne suffit pas
et que son ignorance a un effet bloquant sur l’aptitude à l’écri-
ture. Autrement dit, en termes de « compétences », une simplifi-
cation de l’orthographe du français devrait s’imposer. À défaut,
sa maitrise nécessite un investissement énorme pour l’acquisition
d’une compétence finalement secondaire.

3.6.2.1. Les descripteurs du CECRL


et les niveaux de maitrise de l’orthographe
Tout d’abord, les compétences orthographiques occupent une
place minime dans le CECRL (voir 1er volet du tableau ci-après).
Elles s’inscrivent ensuite dans une perspective multilingue et
donc, pour ce qui concerne le français, elles correspondent au
FLE et non au FLM (d’où, entre autres, l’importance accordée
aux compétences orthoépiques). Le CECRL donne une défini-
tion très opérationnelle de la compétence graphique (p. 92).
Comme le français est sans nul doute la seule langue européenne
à devoir afficher une grande quantité de difficultés de niveau C,
dès lors notamment qu’il s’agit non pas seulement de compé-
tences de lecteurs, mais également de compétences de scripteurs,
les descripteurs du CECRL sont mal adaptés à la maitrise de l’or-
thographe française (voir tableau p. 93).
Il n’est pas réaliste d’attendre d’un apprenant étranger dont la
maitrise du français relève du niveau C1 que son « orthographe
soit exacte à l’exception de quelques lapsus » (en même temps
qu’il ait acquis la capacité de mettre en page et de ponctuer), pas
davantage qu’il n’est concevable d’exiger que le niveau C2 général
corresponde en français, comme en italien ou en espagnol, à une
écriture dépourvue d’erreurs graphiques. L’insécurité orthogra-
phique, c’est-à-dire la conscience d’avoir produit un texte parfai-
tement « expurgé », est doublement pénalisante en français :
d’une part, on est rarement certain d’avoir produit un texte
parfait ; d’autre part, il existe une « culture orthographique » qui
a pour conséquence que les éventuelles erreurs sont davantage
ressenties comme des manquements que dans d’autres langues.

troisième partie
232
Table des matières du chapitre 5, sur les 9 que comporte le CECRL (p. 81)
5.1 COMPÉTENCES GÉNÉRALES 5.2.1 Compétences linguistiques (p. 86
5.1.1 Savoir (pp. 82-83) à 93)
5.1.1.1 Culture générale (connaissance 5.2.1.1 Compétence lexicale
du monde) 5.2.1.2 Compétence grammaticale
5.1.1.2 Savoir socioculturel 5.2.1.3 Compétence sémantique
5.1.1.3 Prise de conscience interculturelle 5.2.1.4 Compétence phonologique
5.1.2 Aptitudes et savoir-faire (p. 84) 5.2.1.5 Compétence orthographique
5.1.2.1 Aptitudes pratiques et savoir-faire 5.2.1.6 Compétence orthoépique
5.1.2.2 Aptitudes et savoir-faire 5.2.2 Compétence sociolinguistique
interculturels (p. 93 à 96)
5.1.3 Savoir-être (p. 84) 5.2.2.1 Marqueurs des relations sociales
5.1.4 Savoir-apprendre (p. 85 à 86) 5.2.2.2 Règles de politesse
5.1.4.1 Conscience de la langue et de la 5.2.2.3 Expressions de la sagesse
communication populaire
5.1.4.2 Conscience et aptitudes 5.2.2.4 Différences de registre
phonétiques 5.2.2.5 Dialecte et accent
5.1.4.3 Aptitudes à l’étude 5.2.3 Compétences pragmatiques
5.1.4.4 Aptitudes (à la découverte) (p. 96 à 101)
heuristiques 5.2.3.1 Compétence discursive
5.2 COMPÉTENCES 5.2.3.2 Compétence fonctionnelle
COMMUNICATIVES
LANGAGIÈRES
Détail des compétences relatives à l’orthographe et à l’orthoépie (p. 92)
5.2.1.5 Compétence orthographique 5.2.1.6 Compétence orthoépique
Elle suppose une connaissance de la Réciproquement, les utilisateurs amenés à
perception et de la production des lire un texte préparé à haute voix, ou à
symboles qui composent les textes écrits utiliser dans un discours des mots rencon-
et l’habileté correspondante. Les systèmes trés pour la première fois sous leur forme
d’écriture de toutes les langues euro- écrite, devront être capables de produire
péennes sont fondés sur le principe de une prononciation correcte à partir de la
l’alphabet bien que ceux d’autres langues forme écrite. Cela suppose :
puissent être idéographiques (par – la connaissance des conventions ortho-
exemple, le chinois) ou à base consonan- graphiques
tique (par exemple, l’arabe). Pour les – la capacité de consulter un dictionnaire
systèmes alphabétiques, les apprenants et la connaissance des conventions qui y
devront connaitre et être capables de sont mises en œuvre pour représenter la
percevoir et de produire : prononciation
– la forme de lettres imprimées ou en écri- – la connaissance des implications des
ture cursive en minuscules et en majus- formes écrites, en particulier des signes
cules de ponctuation, pour le rythme et l’in-
– l’orthographe correcte des mots, y tonation
compris les contractions courantes – la capacité de résoudre les équivoques
– les signes de ponctuation et leur usage (homonymes, ambigüités syntaxiques,
– les conventions typographiques et les etc.) à la lumière du contexte.
variétés de polices
– les caractères logographiques courants
(par exemple, &, $, @, etc.).

troisième partie
233
Déclinaison par niveaux de la « Maitrise de l’orthographe » (p. 93)
A1 Peut copier de courtes expressions et des mots familiers, par exemple des
signaux ou consignes simples, le nom des objets quotidiens, le nom des
magasins et un ensemble d’expressions utilisées régulièrement. Peut épeler
son adresse, sa nationalité et d’autres informations personnelles de ce type.
A2 Peut copier de courtes expressions sur des sujets courants, par exemple les
indications pour aller quelque part. Peut écrire avec une relative exactitude
phonétique (mais pas forcément orthographique) des mots courts qui
appartiennent à son vocabulaire oral.
B1 Peut produire un écrit suivi généralement compréhensible tout du long.
L’orthographe, la ponctuation et la mise en page sont assez justes pour être
suivies facilement le plus souvent.
B2 Peut produire un écrit suivi, clair et intelligible qui suive les règles d’usage
de la mise en page et de l’organisation. L’orthographe et la ponctuation sont
relativement exactes mais peuvent subir l’influence de la langue maternelle.
C1 La mise en page, les paragraphes et la ponctuation sont logiques et facili-
tants. L’orthographe est exacte à l’exception de quelques lapsus.
C2 Les écrits sont sans faute d’orthographe.

3.6.2.2. Une « progression graphique » pour le FLE


En déclinant le CECRL pour le français (Luzzati 2004, 2007,
2010), on a distingué la graphie des sons, les graphies lexicales et
l’orthographe grammaticale. Cette déclinaison fonctionne en
reconnaissance bien davantage qu’en production, c’est-à-dire
qu’il s’agit d’une compétence de lecteur (compétence orthoé-
pique) davantage qu’une compétence de scripteur (compétence
orthographique), cette dernière étant par nature bien plus
limitée. À titre indicatif, on reprend ci-dessous les tableaux des
graphies d’une voyelle (la voyelle opposée /E/), celle d’une
consonne (/k/) et celle d’un glide (/y/), qui ont été déclinés in
extenso dans la première partie (voir pp. 24-2575). On y fait appa-
raitre d’une part les compétences orthoépiques, et d’autre part les
compétences orthographiques :
• pour un apprenti/utilisateur en FLE, les « graphies de base »
relèvent d’un niveau A dans un cas comme dans l’autre ;
75
Pour les compétences lexicales et grammaticales, on pourra se reporter à la pre-
mière partie où elles sont partiellement reprises. Pour plus de détails, on pourra
consulter les référentiels parus chez Didier (Luzzati 2004, 2007, 2010).

troisième partie
234
• les « graphies fréquentes » relèvent d’un niveau A2 en recon-
naissance, et d’un niveau B dès lors qu’il s’agit de production ;
• les « graphies occasionnelles », qui concernent un nombre
limité de mots assez peu fréquents et qui peuvent être touchées
par les « rectifications » de 1990 (à propos de l’accent circonflexe
notamment) sont maitrisées à un niveau B en lecture, alors que
leur écriture suppose un niveau C ;
• les « graphies rares », qui concernent quelques mots recher-
chés seulement, peuvent relever d’un niveau C en lecture, mais
renvoient à un niveau C+ en écriture.

Compétence orthoépique Compétence orthographique


Graphies de base : A1 é été, café, né Graphies de base : A
è mère
Graphies fréquentes : A2 e pied, mer Graphies fréquentes : B
er parler
es mes, les
et et, paquet
ez mangez, nez
ai j’ai, faire
ei treize
ê être
Graphies occasionnelles : B ë Noël Graphies occasionnelles : C
aî aîné, paraître
ay paye, rayer
eî reître
Graphies rares : C oe foetus Graphies rares : C +
ae caetera
ea break
aë Laëtitia, Staël

Compétence orthoépique Compétence


orthographique
Graphies de base : A1 c sac, comme Graphies de base : A
qu quand, que
Graphies fréquentes : A2 k kilo Graphies fréquentes : B
q cinq
ch orchestre
cc d’accord
Graphies occasionnelles : ck ticket, bifteck, Graphies occasionnelles : C
B cqu acquérir, grecque
Graphies rares : C cch saccharine Graphies rares : C +

troisième partie
235
Compétence orthoépique Compétence
orthographique
Graphies de base : A1 i bien, hier, attention Graphies de base : A
y payer
ill fille
Graphies fréquentes : A2 il réveil, œil Graphies fréquentes : B
hi hier, cahier
Graphies occasionnelles : B ii criions Graphies occasionnelles :
yi essayions C
graphies rares C hy hyène Graphies rares : C +
ï glaïeul
j fjord

3.6.3. Pour un transfert vers le français langue maternelle


Les exigences, et surtout la nature des contenus, que ce soit en
terme de connaissances linguistiques ou communicationnelles,
ne sont pas du tout les mêmes en FLE et en FLM. Pour autant,
on peut parfaitement reprendre la même démarche et classer les
compétences requises, orthographiques entre autres, selon ces
mêmes niveaux de référence. C’est d’ailleurs ce que nous avons
fait jusqu’à présent, chaque fois que le point de vue était perti-
nent, que ce soit dans l’exemple de « règles » ci-dessus ou dans
notre première partie, à propos des graphèmes, des homophones
hétérographes ou de la morphologie. On pourrait aboutir à un
descriptif comme celui qui est proposé dans le tableau suivant,
construit à l’aide des descripteurs du CECRL. Il s’agit toutefois
de « niveaux de compétence » et non d’objectifs scolaires. Cela
pourrait s’appliquer aux adultes comme aux enfants, et il n’est
nullement avéré que l’ensemble des élèves de CP/CE, de CM, de
collège, de lycée, de Licence ou de Master maitriseraient sans mal
les niveaux A1, A2, B1, B2, C1 puis C2. En ZEP, en RAR, ou
dans un établissement prestigieux, la problématique ne serait pas
la même. En Master de Lettres, un bon niveau C1 pourrait appa-
raitre comme une compétence minimale ; en Master de Physique,
un honnête B2 ne nuirait nullement à une excellence, qui passe-
rait bien davantage par des compétences scientifiques.

troisième partie
236
Enfin, le problème de fond que pose l’orthographe du français
tient en une question simple : qui « possède » effectivement
aujourd’hui les compétences ici affichées pour un C1, et plus
encore pour un C2 ? Pour ma part, en tant qu’universitaire et
linguiste, qui suis évidemment censé maitriser un niveau C2+,
j’ai encore besoin de mes livres, de mes dictionnaires… et de
mon correcteur orthographique. Dans le présent chapitre (3.6.)
par exemple, ce dernier m’a rectifié *essort en essor, et *patoisan en
patoisant, sans compter que je ne savais plus au moment de taper
si italique ou *brinquebalante prenaient un ou deux l, ou bien s’il
fallait un s dans l’expression en terme(s) de. Autrement dit, tout
comme il existe un mythe du « locuteur natif » en FLE (person-
nage a priori infaillible, capable d’aborder uniformément n’im-
porte quel sujet, parlant dans une langue standard supposée
incontestable, un peu comme un présentateur de journal télévisé
dont on ne connait rien sinon un visage juché sur un buste figé),
il existe en FLM un mythe du « scripteur parfait », maitrisant
jusque dans les moindres détails les méandres des sophistications
orthographiques. Il fonctionne un peu comme un vainqueur
potentiel des Dicos d’or le jour de la finale, alors même que
l’existence de ce genre de « sport » illustre le caractère illusoire
d’une perfection orthographique, qui n’en demeure pas moins
escomptée de tout scripteur réputé compétent.
Dans le tableau suivant, on a tenté, en se fondant sur les
descripteurs du CECRL, de représenter ce que pourrait être une
déclinaison par niveaux d’une maitrise de l’orthographe dans
une perspective FLM :
• pour les niveaux A, l’accent est mis sur la distribution des
blancs et sur la maitrise des accords, tout d’abord ceux qui sont
audibles, puis également ceux qui restent muets ; l’orthographe
n’y apparait jamais comme un but en soi ; c’est une compétence
dont la finalité est de produire des textes compréhensibles ;
• pour les niveaux B, l’accent est mis sur l’autonomie du scrip-
teur ; il doit être capable d’identifier les lieux d’instabilité, et de
se corriger à l’aide d’outils qu’il est amené à maitriser ; il doit

troisième partie
237
Déclinaison par niveaux d’une maitrise de l’orthographe
dans une perspective FLM
A1 Maitrise l’essentiel des signes du code écrit. Peut copier un
court texte presque sans erreur. Distribue correctement les
blancs. Sait orthographier l’essentiel de son vocabulaire
courant. Peut transcrire l’essentiel des phénomènes d’accord,
dès lors qu’ils sont audibles. Peut produire un texte court
parfaitement compréhensible.
A2 Connait l’ensemble des signes du code écrit. Copie sans
erreur. Maitrise parfaitement la distribution des blancs.
Orthographie presque sans erreur l’essentiel du vocabulaire
courant, même s’il ne le pratique pas régulièrement. Respecte
globalement les accords, même ceux qui ne sont pas audibles.
Peut produire un texte court pratiquement sans erreur et un
texte relativement long parfaitement compréhensible.
B1 Peut produire un écrit suivi, clair et intelligible qui suive les
règles d’usage de la mise en page, de l’organisation et de l’or-
thographe, même s’il aborde des sujets nouveaux. Peut iden-
tifier dans ses textes l’essentiel des mots susceptibles de
comporter des fautes et parvient à en corriger une bonne
part, avec les outils à sa disposition.
B2 Peut produire un texte long et structuré qui ne comporte
plus que quelques erreurs d’orthographe résiduelles et non
systématiques. Maitrise la relecture d’un texte fautif et
parvient à le rectifier sans mal, à l’aide des outils à sa disposi-
tion.
C1 Parvient à varier l’approche discursive et à produire des textes
dans une langue soutenue. Connait l’ensemble des exceptions
et subtilités relatives à l’orthographe, même s’il a occasionnelle-
ment besoin de temps et de manuels spécialisés pour les mettre en
pratique.
C2 Maitrise parfaitement les variations discursives et peut
utiliser une langue recherchée autant que de besoin. L’ortho-
graphe est totalement maitrisée sans outils spécialisés. Est capable
de rectifier sans hésitation un texte éventuellement fautif.

troisième partie
238
également être à même de produire des textes plus longs et
davantage structurés ;
• pour les niveaux C, le but est de maitriser les variations de
discours et, d’un point de vue orthographique, se pose le
problème, d’une part, de l’existence d’une compétence orthogra-
phique spécifique, et d’autre part celui de son réalisme.

Ce qui est ci-après en italique est spécifique au français, handi-


cape lourdement les francophones, notamment ceux qui sont
issus des milieux les plus modestes, et mériterait de disparaitre
avec une simplification efficace de l’orthographe. À défaut, au
moins faudrait-il s’entendre sur ce qui est exigible des secrétaires,
des artisans, des cadres, des médecins… et des élèves. En langue
maternelle, il existe bien évidemment des compétences de
niveaux C relatives à l’écriture, ne serait-ce qu’en termes de
lexique et d’aptitudes discursives. Il ne devrait plus y en avoir en
orthographe, sauf à pénaliser les seuls francophones, obligés
qu’ils sont à consacrer un temps infini à une perfection formelle
inaccessible, au demeurant largement inutile, ce qui ne peut que
les détourner de l’écriture et des possibilités de progression
professionnelle et sociale qu’elle conditionne.
L’intérêt de cette démarche résiderait moins dans l’établisse-
ment de référentiels que dans l’adoption d’une approche par
compétences spécifiée et étagée dans un domaine où elle devrait
s’imposer et où elle n’a jamais eu droit de cité. Cela présuppose-
rait tout d’abord d’envisager les questions orthographiques en
fonction de critères d’usage et d’efficacité, et non plus à partir de
critères normatifs ou linguistiques. L’accord du participe passé,
l’alternance t/d à la personne 3 du présent de l’indicatif, l’accent
circonflexe, la répartition des consonnes doubles… ne sont pas
des « compétences » (tout au plus peut-il s’agir d’items dans des
référentiels). Leur maitrise n’est pas un but en soi, et dès lors
qu’elle n’est pas concevable en dehors d’un niveau C2+, inexi-
gible de la majorité des locuteurs, elle ne peut que les inciter à
renoncer à devenir pleinement des scripteurs.

troisième partie
239
Cela supposerait ensuite la construction de référentiels qui
distingueraient ce qui est exigible des uns et des autres et ce qui
relève d’une hyper compétence réservée à quelques heureux élus.
Par nature, cela conduirait à poser les bases d’une simplification
fondée sur l’usage. Puisque tel ou tel phénomène n’est manifeste-
ment maitrisable que par des spécialistes, la question qui se pose
n’est plus de savoir à quelle forme de mansuétude ont droit les
fautifs, mais de rechercher comment réduire la difficulté,
comment adapter le système à sa fonction essentielle : permettre
d’écrire aussi aisément que possible, de façon à faciliter l’usage
écrit du français.
Cela permettrait enfin un recours possible à la certification.
Une fois les compétences posées et les référentiels construits, on
pourrait envisager de produire des certifications fondées sur une
ingénierie pédagogique aujourd’hui bien maitrisée. Une telle
démarche pourrait parfaitement recourir à la dictée, dans la
mesure où c’est un excellent exercice d’évaluation (c’est son
emploi comme unique exercice d’apprentissage qui est absurde),
mais cela ne suffirait pas, et il faudrait construire des exercices
spécifiques pour tester l’aptitude à corriger un texte fautif, à
utiliser des outils de correction, à produire des textes variés, à
exploiter les subtilités graphiques…

3.7. Pour une politique linguistique


Il ne s’agit pas ici de linguistique à proprement parler, ni même
de didactique : il s’agit de politique linguistique. Dans la mesure
où il semble difficile de se satisfaire de constats unanimes et alar-
mants, le « fixisme » orthographique et grammatical apparait en
effet difficilement tenable.

3.7.1. Le « fixisme »
Quel que soit notre sentiment sur la question, nous ne sommes
plus il y a 150 ans, à construire un État-Nation à l’aide d’un

troisième partie
240
ciment orthographique. Désormais, l’Europe prédomine et l’or-
thographe d’une langue se concentre sur sa fonction naturelle :
permettre avantageusement l’accès à la lecture et à l’écriture. En
français, cette fonction se trouve handicapée, avec un enseigne-
ment qui se réduit à un ensemble brinquebalant de « règles »
irrégulières, qui s’appuie sur quelques exercices stéréotypés, et
qui s’accroche à la clef de voute de la dictée. Cet enseignement
fonde une grammaire qui entretient des relations de plus en plus
distendues avec la langue parlée, avec laquelle toute approche
inductive est d’avance bridée, même pour les francophones.
La question est en outre sociale, dans un pays où les cités les
plus défavorisées s’embrasent au moindre feu de paille et où
l’école ne parvient plus à faire fonctionner l’ascenseur social. Elle
est en même temps plurilingue, dans une Europe où le fait d’être
francophone est parfois devenu un inconvénient qui induit une
relation excessivement difficile avec l’ensemble des apprentis-
sages. En termes de CECRL, la maitrise du système graphique
relève pour un bon tiers des niveaux C et demeure, de ce fait,
hors de portée de la majorité des lecteurs/scripteurs. Le français,
inutilement lesté par certaines absurdités de son orthographe,
augmente le nombre des laissés pour compte, à une époque où
tout l’enjeu est d’embarquer autant de monde que possible,
mêeme modestement, dans le bateau de la connaissance, même
si cette dernière ne prend pas toujours la forme d’une culture
« classique ».
L’apolitisme est une position politique comme une autre. Il en
va précisément de même de la politique linguistique actuelle.
L’absence de politique en est une, foncièrement conservatrice,
avec ceci de particulier que, ne s’exprimant pas, sinon sous forme
négative, elle se dispense d’avoir à se justifier, et elle peut se
permettre de ne pas assumer ses contradictions. Le résultat est
simple : on maintient une orthographe dont une maitrise, même
passable, est inaccessible à une majorité de la population.
L’orthographe est ainsi érigée en compétence première auto-
nome, et non en compétence secondaire, comme un simple outil

troisième partie
241
pour faciliter la maitrise de l’écriture et de la lecture, qu’il s’agisse
de textes utilitaires, de sous-titres, de littérature…
Pour les non francophones, elle contribue à détourner du fran-
çais. Pour les francophones, elle devient un instrument de plus en
plus sévère de ségrégation sociale, qui dissuade une bonne part de
la population de toutes formes d’écrits. Quand la lecture devient
déchiffrement, autant s’abstenir ; quand l’écriture condamne aux
fautes à répétition, autant éviter d’écrire. Les résultats ne se font
pas attendre : le niveau orthographique va s’effondrant et, beau-
coup plus grave, les petits francophones sont parmi les plus faibles
en Europe, toutes matières et tous types d’enquête confondus. On
n’est pas en effet en train d’évoquer une matière parmi d’autres,
mais le média de l’ensemble des apprentissages.

3.7.2. Du constat aux choix


« L’inacceptable ? […] c’est ce qui se passe quand une fraction
de la jeunesse d’un pays est laissée au bord de la route. Et privée
du secours essentiel de la langue – de sa langue » écrit D. Sallenave
dans « Nous, On n’aime pas lire » (Sallenave 2009, p. 156), livre-
méditation consécutif à quelques interventions dans des classes
d’un collège classé RAR (voir p. 185). Nous pourrions nous
accorder sur le constat, tout comme condamner d’une même
voix toute forme de complaisance. Dès lors qu’il est complaisant,
le « pédagogisme » (i.e. les approches constructivistes) est détes-
table, tout comme l’abus stérile de dictées. La complaisance lexi-
cale, par l’emploi d’un vocabulaire « adolescent », la complaisance
littéraire, par l’abus d’une « littérature de la jeunesse » trop
convenue, la complaisance morale, qui feint de présenter le
travail davantage comme un jeu que comme un effort, sont des
attitudes délétères qui n’honorent ni les institutions ni les indi-
vidus. En revanche, par delà un constat similaire, nous serions
vraisemblablement sur deux versants opposés quant aux réponses
à donner à quelques questions simples, et nous ne serions sans
doute pas favorables aux mêmes choix.

troisième partie
242
Quelle langue ? La langue dont on prive la jeunesse est à notre
sens moins celle des écrivains présents ou passés que la leur, via une
grammaire β qui la dénigre en ignorant la grammaire α, qui est
exclusivement construite pour défendre l’orthographe et non pour
exploiter les compétences des enfants, et qui ne leur permet pas de
comprendre en quoi leur façon de parler est bien du français, analy-
sable comme tel, avec des différenciations casuelles qui dénotent
une solide conscience grammaticale. D. Sallenave la pratique
d’ailleurs bien un peu cette grammaire α, du moins syntaxique-
ment, avec des « c’est », des « ça », des « pas » orphelins de leurs
« ne », des reprises pronominales ou une pratique de l’interrogation
qui ne ressemblent guère à ce qu’on trouve dans les grammaires
scolaires. Et les enfants, ainsi privés de leur langue, n’ont plus aucun
moyen d’accéder à quelque forme de littérature que ce soit.
Quelle orthographe ? Dans le seul passage de son livre qui soit
consacré à l’orthographe (voir encadré ci-après), D. Sallenave
parle de la « correction » orthographique comme d’une « poli-
tesse ». Et plus loin, elle évoque la nécessité de ne pas baisser la
garde. Une simplification orthographique, une tolérance aux
« fautes », voilà qu’au lieu de leur demander un 100 mètres,
comme à leurs ainés, on leur réduirait la distance, par une forme
larvée de complaisance et de mépris à leur égard. Pour notre part,
nous dirions que la première politesse à leur endroit consisterait
précisément à leur simplifier autant que possible cette ortho-
graphe, parce qu’en l’état, elle ne change rien aux distances à
parcourir, mais elle handicape, elle lie les jambes, elle ampute les
mains, elle entrave l’accès à la pensée. Sauf à être perverse, l’or-
thographe n’a en effet aucune raison d’être une fin en soi. C’est
un moyen pour parvenir à autre chose, à d’autres formes de
connaissances comme à de nouvelles sources de plaisir.

troisième partie
243
Je n’ai pas hésité à faire comme je le sentais : je n’ai pas laissé passer
une faute. De français, de langue, d’orthographe, même les derniers
résidus, je les ai traqués. Pour deux raisons : parce que le goût de la
lecture ne peut venir sans un rapport complet, correct, bien constitué
avec les mots. Parce que ma philosophie en matière d’éducation est assez
simple : c’est ou les mots ou les coups.
Lors de mon deuxième voyage, l’un d’eux m’a dit : mais Madame,
l’orthographe, on s’en fiche, l’ordinateur, il corrige tout. Je ne me suis
alors sentie pas du tout écrivain, mais complètement prof, un prof bien,
comme elles, même un peu instit. (Cela ne me gêne pas de dire « instit »
ou « prof ». De temps en temps, pas tout le temps.)
Je me sentais bien d’être leur institutrice d’un jour. J’ai dit : pourquoi
tu penses qu’il faut mettre l’orthographe ? Pour obéir à ton professeur ?
Pour avoir ton brevet ? Pour te faire plaisir ? Non ; pour être poli. Ils
m’écoutaient, oui, je crois qu’ils m’écoutaient.
Quand tu fais des fautes de français, et que tu donnes ton texte à lire,
et qu’on ne comprend rien à ce que tu écris, tu crois que c’est poli ? C’est
comme si tu invitais quelqu’un à manger, et tout ce que tu lui sers est
immangeable. C’est pareil. Et finalement on s’est mis à parler de la
violence : c’est une violence que tu exerces sur celui qui te lit. La
violence, c’est presque toujours en rapport avec les mots, non ? Soit parce
que tu les as refusés, soit parce que tu ne les avais pas. Sur ce point
l’école peut t’aider. Plus d’un acquiesce gravement, et ça n’est pas pour
me complaire, ça se voit.
(Sallenave 2009, Nous, On n’aime pas lire, pp. 77-78)

Quelle pédagogie de la langue ? D. Sallenave invoque les mots,


et nous la suivons volontiers sur ce terrain. Les mots, à l’oral
comme à l’écrit, c’est le monde, sa diversité, ses similitudes, ses
habits, c’est la porte ouverte vers le glissement des métaphores ou
des métonymies, et c’est bien davantage qu’une ontologie aristo-
télicienne. Mais pourquoi idéaliser la forme des mots ? Ail pour-
rait s’écrire aïe ou aye et son pluriel (mettons qu’il doive se
prononcer /o/) n’a pas l’obligation de s’écrire aulx. Ou plutôt,
c’est tellement sans importance, par rapport aux propriétés de la
plante, à sa fleur, à son arôme, à ses vertus culinaires…
Quel enseignement de l’orthographe ? Même simplifiée, l’or-
thographe du français restera difficile et nécessitera un apprentis-

troisième partie
244
sage soutenu, fondé sur une pratique non triviale de la grammaire.
Mais autant se concentrer sur ce qui est indispensable et délaisser
les sophistications inutiles. Autant pratiquer des méthodes
comme l’approche phonologique, fondée sur des pratiques
inductives. Autant éviter les « coups » de D. Sallenave, ainsi que
les excès de la « constante macabre » (voir p. 171) qui tend à
sélectionner des élus, en majorité déjà socialement favorisés, au
prix de cohortes de laissés pour compte. Mieux vaut déculpabi-
liser l’écriture et faire en sorte qu’une instabilité orthographique
cesse de décourager par avance les lecteurs et les scripteurs en
devenir.
Quels enseignants ? Évidemment, mieux vaut que les ensei-
gnants soient bien formés que l’inverse. Mais est-il pour autant
indispensable qu’ils aient tous un niveau C2 en orthographe ?
Faudrait-il renvoyer tous ceux, fussent-ils excellents pédagogues,
voire didacticiens hors pair, qui seraient incapables de faire
proprement une dictée de brevet d’il y a 50 ans ? Serait-il néces-
saire de leur imposer des universités d’été encasernées pour leur
apprendre la « politesse » en même temps que les subtilités ortho-
graphiques ? Ou bien faut-il qu’ils maitrisent les alphabets
phonétiques, et qu’ils soient capables de s’appuyer sur les
pratiques orales de leurs élèves pour leur faire remarquer que la
langue qu’ils parlent est la même que celle qu’ils sont censés
écrire, et qu’elle est faite pour communiquer, y compris par la
lecture des œuvres littéraires ?
Quelle école ? Bien sûr, une école qui protège de la rudesse du
monde en même temps qu’elle prépare à l’affronter, une école où
ce qu’on sert aux enfants n’est pas « immangeable ». Mais juste-
ment, l’orthographe, en l’état, ne l’est-elle pas ?

troisième partie
245
CONCLUSION

Umberto Eco rapporte dans Les limites de l’interprétation l’his-


toire d’un esclave amérindien, issu d’une civilisation qui ignore
l’écriture. Son maitre l’envoie porter un panier de figues. Affamé,
il en mange la moitié en route. Un mot du destinataire signale le
larcin : il est sévèrement battu et privé de repas. Le lendemain,
son maitre le renvoie avec un papier qui indique le nombre de
fruits. Le ventre creux, l’esclave récidive : double correction. Le
troisième jour, son maitre le prévient de l’usage du papier.
L’analphabète croit trouver une solution pour calmer sa faim
sans risquer sa peau : il cache le papier sous une pierre pendant
qu’il mange les figues.
Savoir écrire est un apprentissage qui en présuppose un autre,
plus fondamental : percevoir le sens de l’écriture. Elle est en l’oc-
currence d’abord un pouvoir – celui du maitre scripteur sur l’es-
clave analphabète –, dans la mesure notamment où elle permet
de consigner des informations qui pourront être consultées/
communiquées en différé, dans l’espace comme dans le temps.
C’est un fusil, que les nouvelles technologies transforment en
missile, par opposition aux armes rudimentaires des civilisations
orales. Il en va de même pour l’orthographe : la maitriser présup-
pose avoir compris à quoi elle sert. Et en français, par delà une
fonction générique d’encodage/décodage, l’orthographe permet
à certains de montrer qu’ils la possèdent, en même temps qu’elle
stigmatise les autres parce qu’ils ne la maitrisent pas. En espagnol
ou en italien, l’ortografía se justifie par la facilité de la lecture et
l’aisance de l’écriture, alors que l’orthographe, avec ses deux h, est
injustifiable sous ce seul angle. Elle constitue un pouvoir supplé-
mentaire, visible en quelques mots, réservé à une caste de
« scribes », de plus en plus difficilement accessible à ceux qui n’en
sont pas issus. Les justifications couramment évoquées (le génie

conclusion
246
de la langue, son histoire, sa fonction identitaire…) ne sont
qu’une suite d’appréciatifs face à des faits impitoyables :
• l’orthographe fonctionne comme un instrument de ségré-
gation ;
• le niveau des élèves va s’effondrant ;
• le phénomène est d’autant plus marqué que les écoles sont
« mal » situées, avec des élèves qui cumulent difficultés sociales et
difficultés scolaires ;
• elle handicape les francophones, dont les compétences en
lecture/écriture sont parmi les plus faibles d’Europe ;
• elle rend l’apprentissage du FLE particulièrement ardu ;
• elle contribue à écarter de l’écrit une part considérable de la
population.

Le recours au CECRL éclaire ce propos d’une manière spéci-


fique : la maitrise de la majorité des systèmes graphiques relève
des niveaux A (découverte et survie), dans une faible proportion
seulement des niveaux B (niveaux seuil et indépendance), et
nullement des niveaux C (autonomie et maitrise). Pour le fran-
çais, si on se fonde par exemple sur les monosyllabes homo-
phones, 42 % d’entre eux relèvent des niveaux A, 27 % des
niveaux B, 31 % des niveaux C, et tout particulièrement d’un
niveau C2 qui plus est. L’observation est sensiblement la même si
on se fonde sur un classement des graphèmes : A, 40 % ; B,
24 % ; C, 36 %. Ne pas connaitre aulx, peu me chaut ou la bobi-
nette cherra interdit non seulement de les utiliser, mais également
de les écrire, ce qui freine leur appropriation. En espagnol ou en
italien, le système graphique ne s’apparente pas à l’apprentissage
d’une langue étrangère et ne pose plus de problème dès douze
ans. En français, il s’agit quasiment d’une autre langue, et une
énorme proportion des adultes la maitrisent mal, ce qui ne peut
que les conduire à élaborer des stratégies socialement pénali-
santes pour éviter d’avoir à écrire. On pourrait certes améliorer la
pédagogie ou renforcer les horaires, mais plus on maintient des

conclusion
247
difficultés qui relèvent des niveaux C, plus on sait que l’objectif
est par définition inaccessible. En termes de CECRL, cela signifie
que bon nombre de francophones peuvent tout juste accéder à
une « indépendance » dès lors qu’ils ont à écrire dans leur langue
maternelle, et qu’une réelle « autonomie » leur est inaccessible.
Certes les carences lexicales et syntaxiques n’y sont pas étran-
gères, mais l’extrême complexité de l’orthographe a un effet
« bloquant » qui contribue largement à leur pérennisation.
Le figement orthographique va de pair avec un figement gram-
matical, comme si on en était resté à une Troisième République
idéale. La politique linguistique de l’époque était certainement
« progressiste », mais elle ne peut plus l’être, dans un contexte où
tout a basculé. Il s’agissait de combattre les patois, de rassembler
la Nation autour d’une langue et d’une culture classique, entre
autres fondée sur le latin, de lutter contre un analphabétisme
encore massif, de conforter un empire colonial ou de bâtir une
école qui permette la réussite des élèves « méritants », dans un
pays où 90 % des emplois étaient non qualifiés. Aujourd’hui, ces
emplois ne sont plus que 10 %, la francophonie et l’Europe
englobent désormais la France, la mondialisation impose la
maitrise des langues vivantes plutôt que celle des langues
anciennes, et l’enjeu de l’école est de permettre à plus de 80 %
des enfants de faire des études. On continue néanmoins d’en-
censer d’un côté la langue telle qu’on voudrait qu’elle soit et
d’ignorer de l’autre la langue telle qu’elle est, jusqu’à donner un
sentiment de schizophrénie, avec un écrit orthographique et un
oral spontané qui apparaissent comme deux langues divergentes,
incompatibles, pratiquées par des populations qui, comme autre-
fois, ne seraient appelées qu’à se côtoyer, et où la majorité des
élèves n’aurait pas à dépasser le Certificat d’études. Puisqu’on ne
peut modifier l’oral, on pourrait pourtant rénover, sinon l’écri-
ture, du moins la grammaire, de façon à permettre des apprentis-
sages qui s’appuient sur les compétences des élèves et exploitent
leur conscience linguistique, au lieu de la nier, en même temps

conclusion
248
que la langue qu’ils pratiquent et entendent constamment, entre
eux, à la maison, ou même dans les médias.
Ben par exemple, tout en étant un des mots les plus fréquents
du français, n’est pas seulement totalement ignoré des gram-
maires et des dictionnaires actuels (sinon comme une réduction
familière de bien), mais il est également l’objet d’un refoulement
caractérisé. De nombreux locuteurs, notamment bons scripteurs,
maintiendront qu’ils ne l’emploient jamais, immédiatement
après avoir dit /binnon/ (ben non) ou /inmokòmsabinsétapròskrir/
(un mot comme ça ben c’est à proscrire), en même temps qu’ils
seront persuadés à tort de discriminer systématiquement les /un/
des /in/, ou bien les /é/ des /è/. Ils sont simplement victimes de
surdité phonologique (voir p. 22) : à force de pratiquer la gram-
maire β lorsque l’on écrit, on en devient incapables de percevoir
l’existence et la vitalité de la grammaire α (voir pp. 70-71), c’est-
à-dire que nous ne nous entendons plus parler. Un professeur
dira fréquemment sans hésiter et en toute inconscience : /fopa/
oublier les ne dans la négation… Les scripteurs faibles, à l’inverse,
moins sujets par nature à toute forme de surdité phonologique,
ne peuvent pas se reconnaitre dans l’orthographe actuelle, pas
davantage que dans le discours commun sur la langue, tel qu’il
est actuellement pratiqué par la grammaire scolaire.
La forme orale d’une langue ne se décrète pas. Elle est le fruit
d’une histoire en mouvement. Elle se transmet par la parole. Il
faut l’accepter telle qu’elle est, avec, pour le français, ses schwas
qui sautent, se ne qui disparaissent ou ses ben omniprésents. Cela
ne fait que poursuivre les évolutions anciennes qui ont donné des
voyelles nasales, des glides, des /ch/, des /u/, des voyelles oppo-
sées, écourtant les mots jusqu’à les réduire à des monosyllabes,
bien souvent homophones de surcroit. L’écrit et la grammaire en
revanche sont des constructions qui, via l’école, sont le fruit
d’une politique linguistique. Il est toujours possible soit de les
maintenir en l’état, soit de les faire évoluer. L’état de l’écriture du
français comme celui de sa description est un choix, éventuel-
lement négatif, et il faut en admettre les conséquences.

conclusion
249
L’effondrement du niveau orthographique en est une, peut-être
parmi les plus visibles, mais ce n’est pas la seule. Le fossé qui se
creuse entre l’oral et l’écrit en est une autre, sans doute bien
davantage ravageuse, pour la maitrise de ce dernier comme pour
la perception de ceux qui connaissent l’orthographe par ceux
qu’elle ostracise. On s’est permis un lien, peut-être excessif, avec
les mouvements sociaux dans les banlieues françaises (voir
p. 186). Si la question nous semble se poser, c’est que la langue,
dont l’orthographe est la face écrite, est un objet d’apprentissage
tout à fait particulier : la pensée comme son expression se mani-
festent d’abord en langue, média incontournable de toute
communication comme de tous les apprentissages.
La didactique est évidemment au cœur du débat, entre « les
mots ou les coups » de D. Sallenave (voir p. 244) et les pratiques
« intégrées » de D. Cogis (voir pp. 192-195). Certains préconi-
sent de revenir aux méthodes anciennes, un retour à la disci-
pline soutenant un renforcement des horaires et un maintien
des effectifs. D’autres préfèrent l’option inverse, avec des
pratiques diversifiées et des effectifs toujours plus réduits. On
peut enfin proposer de nouvelles approches pédagogiques,
comme les méthodes phonologiques (voir pp. 199-210). Dans
tous les cas, on se trouve confronté à une somme de pratiques
individuelles, dans un système où l’innovation n’a de sens qu’à
partir du moment où, comme pour l’Éveil aux langues de
M. Candelier (voir pp. 169-170), elle intègre conception, diffu-
sion et formation des enseignants dans une même démarche.
Dans un cas, ce qui prime, c’est la performance des apprenants,
avec évaluation sommative par dictées interposées. Dans l’autre,
on s’attache davantage aux compétences : la maitrise des correc-
teurs orthographiques par exemple en devient une tout aussi
importante et efficace que la récitation des conjugaisons. Les
difficultés orthographiques deviennent des items dans des réfé-
rentiels. On est obligé de s’entendre sur ce qui est réellement
exigible des populations concernées, quitte à réduire les diffi-
cultés inaccessibles à la majorité des locuteurs. Une pratique

conclusion
250
censée de la certification peut amener à traiter les questions
orthographiques de façon décomplexée, en exigeant par ce biais
des niveaux accessibles dans une orthographe raisonnablement
simplifiée, que ce soit au brevet, au baccalauréat ou en école
d’ingénieur.
Les nouvelles technologies enfin peuvent contribuer à sortir de
diverses impasses, à condition toutefois de ne pas les circonscrire
aux seuls correcticiels. On peut tout d’abord, à partir de projets
de simplification gradués, concevoir des translittérateurs para-
métrables (voir pp. 161-163), c’est-à-dire des outils qui permet-
tent, à partir d’un même texte, d’en produire instantanément les
niveaux de simplification souhaités, d’un alphonic à l’ortho-
graphe d’avant 1990. On pourrait même en concevoir qui se
paramètrent automatiquement à partir de la pratique de l’utilisa-
teur. On peut ensuite songer à des dispositifs qui permettent une
mise en usage par des utilisateurs nombreux et divers, de façon à
pouvoir s’habituer à des échelles de simplifications avant d’avoir
à en juger. On sortirait ainsi du cercle vicieux à l’intérieur duquel
on est englué dès lors par exemple qu’on sollicite l’avis de l’Aca-
démie française : 1) elle se pose en juge ultime des évolutions
orthographiques, 2) en successeur de Vaugelas, les académiciens
attendent que les usages s’imposent avant de juger, 3) les usagers
(via les journaux, les éditeurs, les dictionnaires…) attendent que
ladite évolution soit autorisée pour envisager d’en développer
l’usage. Outre que cela permet de se dispenser d’avoir à se
prononcer sur le fond, il se crée ainsi une spirale du figement qui
n’existe pas en allemand, en espagnol, en portugais, en italien, ou
même en anglais, dont les systèmes graphiques, avec leurs inci-
dences sociales et pédagogiques, sont loin de présenter les mêmes
rigueurs que le nôtre.
Cela dit, le système graphique du français n’est pas inutilement
complexe. Il l’est bien souvent par nécessité. Le taux de confu-
sion des monosyllabes homophones (le nombre moyen de mots
auquel peuvent renvoyer l’ensemble des séquences consonne +
voyelle en l’occurrence) est ainsi de 4,97 en français, contre 0,47

conclusion
251
en anglais et 0,65 en italien (voir pp. 36-40). Qui plus est, seul le
français sature la quasi totalité des combinaisons possibles, ce qui
souligne combien la discrimination orthographique est bien
davantage indispensable que dans d’autres langues. De la même
manière, la rareté des marques orales du pluriel peut justifier, en
partie tout du moins, leur présence muette à l’écrit. À cela
s’ajoute que les accents, qui rendent les claviers pour le français
plus complexes qu’ailleurs, pourraient se simplifier, mais n’en
demeureraient pas moins (par exemple avec un unique accent
plat, comme le proposait Nina Catach). Aucune simplification
ne dispenserait surtout de distribuer correctement les blancs, que
ce soit en interprétant /lavachkilavu/ la vache qu’il a vue ou la
vache qui l’a vu (et non *la vache qu’il l’a vu ou *la vache qui la vu
ou bien encore *la vache qu’il la vu), ou en transcrivant /é-è/ de
façon à ce qu’on comprenne s’il s’agit d’un substantif (haie), d’un
coordonnant (et), d’une interpellation (hé ou eh), de être (es ou
est) ou de avoir, à l’indicatif (ai) ou au subjonctif (aie(s), ai(en)t).
De la même manière, aucune simplification ne permettrait de
tenir compte des effets de la disparition des schwas, qui transfor-
ment et réduisent les je, de, ce/se et autres que. Que l’on prononce
/chtedigjeprantsesiro/ ou /jed’ikejeprandes’iro/, je te dis que je
prends de ce sirop conservera l’essentiel de ses pièges orthogra-
phiques, tout comme personne ne le prononcera */jetedikeje-
prandesesiro/, pas plus que */jtdikjprandssiro/.
Libre à chacun de penser qu’il ne sert à rien de réformer une
orthographe par essence particulièrement complexe, ou bien de
considérer qu’elle l’est par nature suffisamment pour qu’on la
simplifie d’autant. Le fait est qu’elle est simplifiable, mais en
partie seulement. Le problème est en tout cas à la fois linguis-
tique, culturel et didactique, tout comme ses usagers sont à la
fois les scripteurs avertis comme les scripteurs démunis, les ensei-
gnants en RAR comme ceux qui fréquentent les grandes écoles,
les Français comme l’ensemble des francophones, et les appre-
nants pour lesquels le français est la langue maternelle, la langue
de scolarisation ou bien une langue étrangère. L’orthographe

conclusion
252
enfin n’est ni une question isolée ni un simple débat franco-
français. C’est une question de politique linguistique, qui
concerne autant la francophonie et le plurilinguisme européen
que la France, qui englobe l’ensemble des pratiques linguistiques,
du français à celle des langues vivantes ou des langues anciennes,
et qui suppose qu’on s’interroge non pas sur l’orthographe en
elle-même, mais en commençant par sa place, par sa fonction, et
par ses effets.

conclusion
253
ANNEXE

L’alphabet phonétique
L’API (Alphabet Phonétique International) est l’alphabet
phonétique le plus connu. Il comporte trois défauts : il n’est
guère « intuitif », il ne permet pas d’utiliser le clavier d’ordina-
teur et il ne tient pas compte des « voyelles opposées » (sons voca-
liques qu’il est utile de pouvoir indiquer comme indifférenciés).
Le système SAMPA (Speech Assessment Methods Phonetic
Alphabet) est de ce fait devenu un standard dans les laboratoires.
Il est fait pour permettre l’utilisation des claviers d’ordinateur et
il intègre les voyelles opposées, mais est destiné aux profession-
nels et il n’est pas du tout intuitif. C’est pourquoi nous avons
choisi d’adopter une écriture phonétisée, un API intuitif, dans le
but que le lecteur non spécialiste parvienne à décoder les trans-
criptions encadrées de barres obliques. Les seules différences avec
l’API sont qu’il est utilisé chaque fois que de besoin des séquences
de deux lettres pour représenter un seul son et que les lettres u, é,
è et e sont utilisées dans leur prononciation courante.
Nous avons ainsi 40 signes pour l’ensemble des consonnes, des
glides, des voyelles et des voyelles opposées. Accessoirement, on
utilisera l’apostrophe pour marquer le renforcement de l’articula-
tion (tu te tais = /tut’E/). Il va de soi qu’on ne séparera pas les
mots pour les transcriptions phonétiques.
Par exemple, on trouvera /chrèkontankesaslizfasilman/, au lieu
de /crèkõtãkesaslizfasilmã/ en API, ou de /SrEko~ta~k@saslizfa-
silma~/ en SAMPA, pour transcrire une des prononciations
courantes possibles de je serai content que ça se lise facilement
(en France non méridionale tout au moins).

annexe
254
Consonnes Voyelles
Exemple API SAMPA API Exemple API SAMPA API
standard intuitif standard intuitif
paon, pu p p p patte a a a
banc, bu b b b pâte æ A â
faon, fut f f f élevé e e é
vent, vu v v v être è E è
tant, tu t t t peu ø 2 eu
dans, dû d d d œuf œ 9 œ
sans, su s s s eau o o o
pose, zut z z z bord ô O ò
chant,
c S ch chemin ë @ e
chut
gens, jus  Z j ici i i i
quand,
k k k rue y y u
cru
gant,
g g g joujou u u ou
grue
ment,
m m m lent, sans ã a~ an
mât
non, nu n n n rond õ o~ on
un,
rang, rue r R r ü 9~ un
parfum
lent, lu l l l lin ï e~ in
Glides Voyelles opposées
œil, yeux j j y e+œ &/ œ
huile,
µ H µ o+ò O/ O
suis
roi, ouate w w w é+è E/ E
a+â A/ A
ï+ü U~/ ŒN

annexe
255
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Table des matières
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

PREMIÈRE PARTIE
De l’écriture à l’orthographe
1.0. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
1.1. Des mots pour le dire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.1.1. De la matière graphique à l’orthographe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
1.1.2. De l’orthographe à la sémiographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
1.2. L’écriture des sons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
1.2.1. Lettres et sons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
1.2.2. Graphèmes et phonèmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
1.3. L’écriture des mots . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
1.3.1. Le problème des monosyllabes homophones . . . . . . . . . . . . . 28
1.3.2. Approche comparative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37
1.3.3. La fonction discriminante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
1.4. Les signes auxiliaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
1.4.1. Les signes auxiliaires accentuels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
1.4.2. Les signes auxiliaires non accentuels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
1.4.3. La distribution des blancs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
1.5. La morphologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
1.5.1. Les marques de genre et de nombre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
1.5.2. Les liaisons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
1.5.3. Les homophones grammaticaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
1.6. L’écrit et l’oral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
1.6.1. Grammaire α et grammaire β . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
1.6.2. Morphologie α . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
1.6.3. Syntaxe α. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
1.6.4. Grammaire α et orthographe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
1.7. Le mythe des écritures phonétiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
1.7.1. L’écriture SMS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
1.7.2. Les écritures phonétisées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
1.7.3. L’ortograf altèrnativ et la mairie de Montréal . . . . . . . . . . . . . 77
1.7.4. L’alfonic d’A. Martinet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
1.8. Réformes, rectifications, simplifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
1.8.1. Immobilisme et « réformes » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
1.8.2. Simplifications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

table des matières


269
DEUXIÈME PARTIE
La dimension culturelle de l’écriture
2.0. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
2.1. De l’écriture. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
2.1.1. Liberté ou esclavage ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
2.1.2. Supports, scripteurs, lecteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
2.2. L’écriture dans l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
2.2.1. L’hébreu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
2.2.2. Le turc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
2.2.3. L’ouzbek . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
2.2.4. Le coréen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102
2.2.5. Le chinois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
2.2.6. Le serbo croate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
2.2.7. Le norvégien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
2.2.8. Les politiques linguistiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
2.3. L’histoire de l’écriture du français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
2.3.1. Du latin au moyen français . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
2.3.2. Le XVIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
2.3.3. Le XVIIe siècle et l’Académie française. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
2.3.4. Les dictionnaires de l’Académie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119
2.4. Des réformes avortées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
2.4.1. Les utopies phonocentristes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
2.4.2. Les tentatives graphocentristes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
2.4.3. Les « rectifications » de 1990 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
2.5. Le débat orthographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
2.5.1. Les réformateurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135
2.5.2. Les contre réformateurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137
2.5.3. L’argumentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
2.5.4. Grands écrivains et linguistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144
2.6. L’autorité orthographique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146
2.6.1. Les institutions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147
2.6.2. Arrêtés, décrets et circulaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
2.6.3. Légalité et légitimité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
2.6.4. Quelques exemples de réformes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
2.7. Qu’est-ce qui a changé ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
2.7.1. Europe et francophonie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156
2.7.2. Les nouvelles technologies. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
2.7.3. La translittération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161

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270
TROISIÈME PARTIE
Didactique de l’orthographe
3.0. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
3.1. Enseignement, pédagogie et didactique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164
3.1.1. Enseignants, pédagogues, didacticiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
3.1.2. L’orthographe, objet d’apprentissage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
3.2. Le niveau orthographique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
3.2.1. Un âge d’or mythique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
3.2.2. L’effondrement des performances orthographiques . . . . . 178
3.2.3. Remèdes ou solutions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
3.3. L’enseignement de l’orthographe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
3.3.1. La dictée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
3.3.2. Les exercices orthographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190
3.3.3. L’approche intégrée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
3.3.4. L’enseignement de l’orthographe en FLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
3.4. Pour une approche phonologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
3.4.1. Quelques exemples . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
3.4.2. Un alphabet phonétique intuitif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
3.4.3. Approche phonologique et grammaire α . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207
3.5. Orthographe et grammaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210
3.5.1. Grammaire scolaire et linguistique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211
3.5.2. Les « règles » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
3.5.3. L’exemple de l’accord du participe passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
3.6. Orthographe et CECRL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
3.6.1. Les principes du CECRL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
3.6.2. Transposition de la perspective CECRL
à l’enseignement de l’orthographe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
3.6.3. Pour un transfert vers le français langue maternelle . . . . . 236
3.7. Pour une politique linguistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240
3.7.1. Le « fixisme » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240
3.7.2. Du constat aux choix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 246

ANNEXE : L’ALPHABET PHONÉTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

SITOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266

table des matières


271
Notre propos est tout d’abord de faire le tour de la question de l’orthographe pour
l’ensemble de ceux qui s’intéressent au français, qu’il s’agisse de français langue
maternelle, de français langue seconde ou de français langue étrangère.

Dans la première partie (« De l’écriture à l’orthographe »), on tente de brosser un


tableau synthétique du fonctionnement de l’écriture du français, de ses principes,
de ses difficultés, de ses enjeux et de ses déviances. Dans la deuxième partie
(« La dimension culturelle de l’écriture »), on s’intéresse aux systèmes d’écriture en
évolution, on reprend l’histoire de l’orthographe française, avec les tentatives de
réformes successives et la permanence des réactions contre réformatrices. Dans la
troisième partie (« Didactique de l’orthographe »), on présente les données
fondamentales relatives à l’effondrement constaté du niveau orthographique des
élèves, ainsi que les différentes méthodes pédagogiques susceptibles d’être
employées, et on s’interroge sur les incidences didactiques du CECRL.

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