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{ L E S Pe t i t s ma ti ns}

03 Guillaume Boppe Le maillot // 11 Juan Carlos


Mendez Guedez Les pruniers fleurissent en mars //
19 Isabelle Renaud Le plancher // 25 Danielle Lambert
Les nouvelles ne sont pas très bonnes // 35 Marc
Chevallier Dans l'armoire // 47 Blandine Longre Songe
manqué // 53 Guillaume Attal Un livre d'hiver //
63 Anne-Marie Teysseire Maruset // 69 Denis Sigur
Génération spontanée // 81 Anita Fernandez La dernière
séance // 87 Fabienne Lambard Exorcisme// 101 Pierre
Favory Les carnets du doute // 109 Ignacio Padilla
Les anachroniques

Ce numéro a été publié avec le concours du


Centre national du livre et du Conseil régional d'Ile de France
Guillaume Boppe

Le maillot

Il ignore comment ce maillot est venu à lui. Il ne sait pas si c’est


la maison qui le lui a donné, s’il a coulé de ses murs ou s’il a glissé de
son plafond. Il ne sait pas non plus s’il est arrivé de la plaine, poussé par
les cris du vent ou apporté sur leurs dos par les serpents et les aiguilles
des pins. Tout ce dont il est sûr, c’est que le maillot est venu à lui.
C’est sans crier gare, sans prévenir, qu’il se pose sur ses hanches.
À chaque fois l’union du maillot et de son corps a lieu le matin. Il se
tient debout au centre de sa chambre, nu, occupé à se demander la
raison de sa position. Ses pieds lui semblent bien lointains et bien
blancs, comme si on les avait emballés dans du linge frais et comme s’il
les contemplait à travers une eau liquoreuse qui baignerait le plancher.
Il lui est impossible de les bouger, d’ailleurs, ce qui lui fait penser que
cette eau est peut-être gelée. Tout en essayant de raisonner, il balance la
tête de gauche à droite, pour chasser de son esprit quelques nuages que
les rêves de la nuit y auraient laissés et qui seraient la cause de son inca-
pacité à saisir le pourquoi et le comment de son état. Au moment où il
se décide à faire fléchir ses genoux pour rapprocher ses yeux de ses pieds
noyés, il sent que le maillot sort de l’obscurité de la chambre, se
rapproche de lui et vient s’appliquer sur sa peau. Du coup il reste
debout, raide et immobile, les bras le long du corps et son cou s’immo-
bilise, lui aussi au garde-à-vous.

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Le tissu du maillot a sans doute un pouvoir paralysant. Peut-être
cette léthargie est-elle le résultat de ces petites morsures que le vêtement
applique au creux de ses hanches, et qui leur laissent pour plusieurs
jours des marques rouges pareilles à des brûlures. Toujours est-il que –
pendant de longues minutes – il ne peut plus bouger, sinon ses yeux
qu’il fait tourner en tous sens pour tenter d’apercevoir le maillot.
Pendant ce temps, le vêtement étend son emprise autour de son bassin,
couvrant bientôt de son tissu synthétique ses fesses et son sexe.
Ne serait une sensation de froideur sèche, presque corrosive, qui
s’empare de la partie centrale de son corps, le contact du maillot n’au-
rait rien de trop désagréable. Mais il perçoit que son bassin s’endort,
comme engourdi par de la glace, tandis qu’en haut de son dos, entre ses
omoplates, le froid apparaît aussi, en un point précis. C’est là, à égale
distance de ses deux bras – juste au-dessus de cette ligne creuse qui
monte de ses fesses et vient se perdre dans le blanc de son dos, aux
deux-tiers du chemin qui les lient à son cou –, c’est à cet endroit-là que
vient se poser un doigt. Un doigt soyeux, un doigt de plume. Un doigt
chaud, un doigt qui engourdit de chaleur autant que le maillot
anesthésie de froid. Un doigt agréable au toucher, mais qui ne reste pas
bien longtemps inactif. Car, au moment où le maillot s’est solidement
arrimé à son bassin – qui rayonne à présent de la couleur argentée du
vêtement –, l’extrémité de la phalange qui ronronnait depuis quelques
instants sur son dos commence de le pousser vers le seuil de sa cham-
bre. Et, au fur et à mesure que le doigt fait pression sur la base de son
cou, un goutte-à-goutte de chaleur relie ses omoplates à ses pieds, qui
se réveillent et se mettent à tirer son corps vers la porte.
Il ne lui faut pas beaucoup de temps pour sortir de la chambre,
d’une démarche au début hésitante mais de plus en plus assurée, alors
que le doigt communique sa chaleur à tout son corps. Il longe ensuite
le couloir, en se tenant à peine aux murs et en ne posant presque pas ses
cheveux contre le plafond. Car parfois il est contraint de sauter, parfois
Le maillot

il lui faut bondir, pour éviter des sortes de tas opaques. Ils sont diffi-
cilement visibles dans la pénombre du corridor, mais certains jours,
tout de même, ils y apparaissent. S’agit-il de vêtements oubliés ? de
dépouilles d’animaux ? d’amas de poussière ? Il serait bien en peine de
le dire, tout ce qu’il sait, c’est que ces tas se déplacent souvent, qu’ils ne
sont jamais à la même place pour entraver son chemin lorsqu’il passe
pour rejoindre la porte de la maison. La porte où il finit par arriver, pas
trop gêné aujourd’hui, donc, par les tas, et poussé par la bienfaisante
emprise du doigt.

Sur le palier de la maison, il reste quelques instants en arrêt. Son


dos est encore dans l’ombre, alors que ses genoux rougissent à vue
d’œil, tant le soleil fonce droit sur eux en rugissant comme un fauve à
la charge. Il ne sent plus en revanche la chaleur du doigt de l’autre côté
de son corps, qui se trouve maintenu dans le couloir ; au contraire son
dos s’est glacé en un instant, dès que la phalange l’a abandonné.
Il ne sait plus dans quel sens progresser – avancer dans le jardin
ou retourner dans la maison – quand il aperçoit au creux de ses mains,
collée à ses paumes, une serviette. Elle est maigre comme un lézard
desséché et pas plus grande qu’une jeune anguille, mais son coton
velouté au toucher, ainsi que l’odeur sucrée qui émane d’elle, lui plaisent
tout de suite. Il décide donc de la poser sur son cou, la laissant pendre
sur sa poitrine, de chaque côté de sa gorge. Mais, dès qu’elle est instal-
lée sur lui, la serviette se met à le tirer en avant, et il sort de l’ombre
pour marcher dans le jardin.
Au moment où il commence de progresser en pleine lumière, ses
genoux rouges – par endroits déjà presque écaillés par le soleil – le
supportent mal et il manque de tomber à chaque pas. De tomber dans
les herbes sauvages qui lui tendent les bras. Leurs bras qui ne sont guère
plus hauts ni plus larges que la serviette, leurs bras qu’elles dressent au-
dessus de leurs crânes chauves et blancs quoique couronnés de vert.

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Mais, tandis qu’elles jettent leurs cubitus faméliques dans sa direction,
lui il les écrase, car il est encore debout, il n’est pas tombé, au bout du
compte. Non, il n’est pas tombé mais, tiré de plus en plus fort en avant
par la serviette, il traverse le jardin et il fait crisser les plantes sauvages
sous ses pieds nus. Et à chaque fois qu’il pose le pied sur un de ces
petits corps rabougris, il sent que derrière sa tête un poing porte des
coups.
En même temps qu’on le frappe dans le dos de son crâne, sa
gorge le lance, comme grattée de l’intérieur par des ongles aiguisés,
pareils à ces diamants que l’on fait courir le long du verre pour le
déchirer. Il crie alors sous la douleur et la serviette semble comprendre
ce qui se passe, car elle resserre son étreinte sur sa gorge. Sa douceur
disperse le ballet des ongles dans sa gorge, en même temps que le poing
qui frappait son crâne l’abandonne. Mais il devine que les ongles et les
poings ne sont pas allés loin car, le long de ses cuisses, de ses jambes et
de ses chevilles, passe une caresse furtive. Ce sont sans doute ses
tortionnaires d’écaille et de chair qui s’en retournent à la terre du
jardin : la peau du poing part s’enrubanner autour d’un serpent à l’om-
bre allongé, les ongles s’en vont s’enrouler sur eux-mêmes, à l’abri des
pierres ocre qui bordent l’allée menant à la piscine.

Elle l’attend. Son eau est calme. Son eau noire que rien ne bouge,
à part peut-être un vague écho du tourbillon venteux qui règne en haut
de la montagne, à l’est de la maison. D’ici, on en est à l’abri, du vent,
sauf les jours et les nuits où – à force de tourner autour de la falaise qui
domine la vallée – il s’échappe de son maelström et il s’en vient planer
jusqu’en bas. Alors, ces jours et ces nuits-là, il ébranle tout ce qui
dépasse de la terre et il en arrache tout ce qui n’est pas assez fort pour
y rester planté, ou tout ce qui désire la quitter. Mais aujourd’hui n’est
pas un de ces jours-là. C’est sûr que le vent rugit et s’impatiente là-haut,
car on peut entendre son cri d’ici, mais il est faible comme un bourdon-
Le maillot

nement d’abeille. Et si on peut voir les éclairs qu’il crache (car il est hors
de lui de devoir se cantonner à ce sommet si froid), ils ne semblent pas
plus dangereux que l’éclat d’une dent dans la nuit.
La piscine l’attend, donc. Son eau noire rappelle celle qui stagne
au fond des vasques en hiver, dans les jardins où l’ombre est trop
profonde et où nul oiseau ne vient plus boire. Son eau noire qui l’attire,
qui va le rafraîchir et le laver des coups, des brûlures, des piqûres et des
morsures qu’il a subis depuis qu’il est sorti de son lit. Son eau noire qui
l’attend en bas de ses rebords incertains, ses rebords qu’on distingue
mal, car la terre du jardin plonge directement dans son trou. En effet,
puisqu’il n’y a ni ciment, ni carrelage, ni pierre ni fonte pour les délim-
iter, les flancs de la piscine sont pareils à la pente douce d’une plage.
D’une plage circulaire.

Avec lenteur et précaution car son corps craque et le fait souf-


frir, il s’assoit dans la poussière jaune du rivage et il jette ses jambes dans
l’eau. Son maillot se tache d’ocre, ses cuisses poisseuses de chaleur se
couvrent de terre collante, et il sent qu’un peu de la plaine s’infiltre en
lui par les pores de sa peau. Un peu de la stabilité de la plaine, un peu
de ce qui la fait plaine depuis le commencement du passé, c’est-à-dire
depuis tant de générations d’arbres, de rochers, de nuits et d’étoiles
filantes, d’étoiles qui lui sont passées dessus en éclairs et qui lui sont
tombées dessus en poussières. Ça lui pénètre sous la peau, dans les
veines, et ça lui remonte jusqu’au cœur ; ça lui fait sauter la poitrine
comme un sanglot qui éclot.
Il est étonné de se sentir rassuré par cette irruption de la plaine
en lui. Il en avait tellement peur, jusqu’à présent. Peur parce qu’elle cris-
sait sous le soleil et que ses yeux le brûlaient rien qu’à la regarder au
sortir de la maison. Peur parce que des mouvements se dessinaient au
coin de chaque olivier, de chaque pierre, de chaque ombre, des glisse-
ments, des formes longues et fluides, qui s’empressaient de disparaître

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aussitôt qu’il tournait la tête pour mieux les voir. Mais à présent, au
bord de la piscine, les cuisses dans la terre jaune et les pieds enfouis
dans l’eau noire qui s’est refermée sur eux sans un bruit, il se sent en
confiance.

Son corps se laisse glisser dans la piscine sans qu’il ne fasse rien
pour y résister. Ses mains sont écharpées par tant de chaleur qu’elles ne
peuvent s’agripper à la terre pour l’y retenir, son dos est si dolent de
soleil que sa colonne vertébrale s’arrondit pour épouser la forme du
rivage de poussière dorée. Mais, une fois qu’il se retrouve tout entier
immergé, plus rien ne l’engourdit.
Ses cheveux s’agitent au-dessus de sa tête comme des algues, et
d’ailleurs des poissons, aux bouches roses et aveugles quoique douces,
viennent y sucer leur pitance. Ses lèvres s’ouvrent et des petits coquil-
lages, très à l’aise dans la pénombre, en suspens dans la brume aqua-
tique, entrent dans son palais et y raclent les minuscules restes de
lumière qui subsistent encore de la surface. Son torse le tire vers le fond,
il sent son cœur battre plus fort, attiré par la fraîcheur qu’il devine
régner plus bas. Ça lui fait un peu peur de descendre encore, il se dit
que la maison l’attend et que s’il ne revient pas sa chambre sera laissée
à l’abandon, ce qui ne sera agréable pour personne. Mais sa serviette
s’échappe de son cou et tombe comme une pierre en dessous de sa
gorge, tout droit en direction du fond. D’ailleurs il ne peut déjà plus la
voir, déjà elle a disparu et lui se sent plus léger : c’est qu’elle devait peser
lourd, cette serviette gonflée d’eau et tiraillée aux extrémités par les
poissons aux bouches aveugles mais avides.
Malgré tout cela il nage. En essayant d’aller le plus droit possi-
ble, car il ne peut pas, dans l’obscurité, repérer le rebord de la piscine.
À présent il voudrait sortir la tête hors de l’eau, et se hisser sur la pente
de terre jaune ; il voudrait revoir le soleil mais il ne peut pas revenir à la
surface tant qu’il n’a pas atteint le rivage. Car, même si – tout en conti-
Le maillot

nuant d’aller vers l’avant – il tente de remonter, des flammèches


blanches l’en empêchent. Des flammèches blanches qui dansent les unes
contre les autres, des flammèches blanches qui se frottent, qui font
glisser leurs corps au gré des corps de leurs congénères. Leurs flancs, en
se touchant, font entendre dans toute la piscine une mélopée qui ne
s’arrête jamais. Leur chant, qui est pareil à celui d’un verre qui s’écrase
entre des doigts, pareil au murmure d’une avalanche sur un cavalier
perdu, pareil au halètement d’un rasoir tendu derrière une oreille.
Les flammèches ressemblent à l’image qu’il s’est toujours fait des
feux follets. C’est ce qu’il se dit et – tandis qu’il baisse les yeux, se
détournant d’elles pour accélérer sa nage –, leur chant et leur danse
redoublent de force et de virulence. Son intuition semble alors se
confirmer, tant leur clameur lui fait penser à la plainte des âmes en
peine. Il y a tellement de désespoir dans le timbre lancinant de leurs
voix, car elles sont enfermées sous l’eau et elles ne peuvent sortir de leur
gangue liquide pour s’évanouir dans l’air.
Comme il commence de suffoquer et qu’il agite la tête en tous
sens, un instant il relève les yeux. Alors il aperçoit entre deux flam-
mèches le reflet d’un long cyprès qui se balance. C’est donc qu’il
approche du bord, et que la lumière lui revient ! Sa nage éperdue va
prendre fin, et d’ailleurs ses mains rencontrent déjà la terre, déjà elles
s’y agrippent, et il se hisse hors de l’eau en hurlant de bonheur.

Au-dehors de la piscine, l’obscurité est encore là pour l’accueil-


lir. Car des nuages ont couvert le ciel par en dessous et sont venus
séparer le soleil de la plaine. C’est une pénombre bleue qui à présent
règne sur le jardin. Bleue, presque violette, comme celle que les orages
font descendre sur la terre. Une ombre qui a la forme d’un grand
animal. Il peut la voir tout autour de lui, qui domine la maison, la
piscine, le jardin et la garrigue alentour.
Il peut distinguer les contours de l’animal, ses oreilles, son

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museau, ses pattes, ses côtes musclées et sa gueule, qui semble bien
ouverte. Et il peut deviner ses yeux ; ils luisent dans ces rochers qui
amorcent les flancs de la montagne, là-bas, au loin, ils luisent mais ils
n’ont rien de méchant. Ils semblent juste curieux de l’observer. Et lui ne
se sent pas effrayé ni malheureux d’être ainsi épié, examiné par cette
ombre de bête qui a envahi toute la plaine. Pourtant il est seul et il a
froid, debout à demi-nu au bord de la piscine, froid de se tenir dans
l’obscurité. Il va lui falloir rentrer dans la maison car elle l’appelle, il ne
peut pas faire autrement. Mais il sait qu’il en ressortira, qu’il en passera
de nouveau le seuil. Et il sait que la maison ne pourra rien faire pour lui
barrer la route, comme elle n’a rien fait aujourd’hui pour l’empêcher de
se baigner.
Juan Carlos Méndez Guédez

Les pruniers
fleurissent en mars
Traduit de l’espagnol (Vénézuéla) par Adélaïde de Chatellus

La femme. Une île couleur cannelle sur le carrelage.


La femme nue.

(ça doit être normal, ça doit être banal, gamin de douze ans,
moi, moi ce jour-là à midi,
gamin qui frappe chez son copain de collège et qui reste
suspendu dans les airs, qui reste muet, à la vue d’une femme sauvage-
ment belle qui ouvre et d’une voix éteinte

entre, Alberto est


dans sa chambre il t’attend, dans le frigidaire il y a des croquettes prêtes
à cuire un peu de poulet des boissons et si ça vous dit il y a l’argent que
j’ai laissé sur la table si vous voulez acheter une pizza je file je vous
embrasse au revoir au revoir

car le baiser sur la joue me laissa pétrifié, glacé, Quel genre de


mère était-ce là ? Comment une mère pouvait-elle avoir des yeux
enflammés comme ceux d’un chat, des yeux comme des braises, ce

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chemisier moulant dans lequel les seins pointaient comme des cornets
de glace, et cette taille mince, ces jambes heureuses qui devaient faire
taire le monde chaque fois que la jupe se relevait ?)

La porte de l’appartement.
Les deux amis qui montent quatre à quatre et les éclats de rire
dans l’escalier.

(l’incohérence du monde, l’univers parallèle auquel on accède par


hasard, cela ne vous est jamais arrivé ? Un endroit où les mères ne sont
pas des dames avec des chemises bouffantes, des couleurs jaunâtres dans
les cheveux, des crucifix, des régimes de salade, de la presse du cœur, des
cabas pour le marché, une odeur de poivron, d’échalote,
parce que cette odeur,
la mère d’Alberto était une odeur crémeuse, une odeur
d’agrumes et de caramel qui flottait comme un nuage et qui était son
annonce, le rivage d’une odeur, le mœlleux d’une odeur, l’odeur même,
et ensuite la mère d’Alberto,
elle-même,
odorante près de nous, qui marchait sans chaussures avec des
pieds sur lesquels un peintre italien aurait aimé trébucher du regard, des
pieds parfaits, des doigts graciles flottant sur le sol de l’appartement,
cet appartement couvert de livres, dont beaucoup étaient traduits par
la mère d’Alberto, qui était belle, pieds nus, polyglotte,

à table, les garçons, aujourd’hui c’est un grand jour,


parce que le jour où on finit de traduire Diderot ne peut être qu’un
grand jour, c’est pour ça que je vous ai fait du carpaccio, et ensuite, si
vous ne dites rien à personne je vous ferai goûter un peu de Rioja déli-
cieux,
carpaccio, de la viande crue avec des copeaux de parmesan,
Les pruniers fleurissent en mars

crue,
les cris de ma mère, la viande crue c’est mauvais, cette femme est
folle, elle peut pas être bien dans sa tête, c’est pour ça qu’elle va jamais
aux réunions parents profs et qu’elle assiste jamais aux messes de fin
d’année alors qu’elles sont si belles depuis que chante la chorale,
carpaccio, goût tendre qui me parle à l’intérieur de la bouche, et
puis ce souffle doux dans les oreilles, les joues rosies par les doigts de
vin que nous avions eu le droit de goûter ce soir-là quand la mère
d’Alberto avait les yeux enflammés comme de petites torches, comme
des éclairs au milieu de la nuit, si belle, comme jamais et comme
toujours, si sublime, au point que j’ai dû aller dans la salle de bains et
là précisément, contre sa robe de chambre en soie j’ai dû me frotter et
me frotter pour que le corps cesse de trembler en sentant cette odeur,
le regard de la mère d’Alberto, enveloppé dans ces heures-là, carpaccio,
Rioja, et cette madame Diderot qui nous rendait si heureux)

Le goût de la citronnade. Le goût de la pizza.


Le ballon qui rebondit au milieu de la place et Alberto qui
montre à son ami les pièces de monnaie offertes par sa mère quelques
heures plus tôt.

(parce qu’Alberto trouvait normal que sa mère soit la plus intel-


ligente, la plus jeune, la plus délicieuse, et que son père soit une visite
certains dimanches, un divorce qui n’était pas non plus un divorce, des
vacances occasionnelles dans cette Europe où ses parents avaient vécu
jadis,
Et toi, tu as l’intention de passer ta vie dans cette maison à
manger de la viande crue ? criait ma mère le visage rouge comme une
tomate décomposée, mais je l’écoutais à peine, le feuilleton télévisé en
toile de fond, quelqu’un découvrait que sa mère n’est pas sa mère parce

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qu’il est le fils perdu à la naissance de

et ma journée était une séquence bien ordonnée dans laquelle les


heures de cours servaient de préambule à la visite chez mon ami pour
jouer aux échecs, préparer les examens, écouter de la musique, suivre
comme une trace sur le sable l’odeur de la mère de mon ami,
cette odeur,
qui touchait chaque objet de la maison,
qui soufflait sur chaque livre, chaque meuble, chaque mur,
et à cinq heures de l’après-midi pile,
précise, exacte, elle apparaissait, le bruit de ses clés, sa sacoche
pleine de papiers, ses lunettes de soleil,

Vous avez déjà goûté ? Vous avez fini vos devoirs ? Vous ne
voulez pas aller à la cinémathèque voir un film de Buñuel ? Vous avez
l’âge où on commence à voir des films de Buñuel et ensuite on ira boire
des milk shake et

parce qu’on allait beaucoup au cinéma, ou à des expositions, ou


à des présentations de livres lors desquelles des hommes à la barbe
négligée poursuivaient la mère d’Alberto, l’assiégeaient, la courtisaient,
tout comme des hommes au costume bien coupé, des jeunes à cheveux
longs, des femmes corpulentes, et tout être vivant,
des gens qui s’approchaient de la mère d’Alberto pour la sentir,
pour la toucher, pour l’inviter, et une fois un homme est devenu pénible,
il s’est trop approché, la mère de mon ami m’a pris dans ses bras jusqu’à
ce que cette sangsue s’en aille tandis que je nageais dans le bonheur de
l’instant, moi si près d’elle, si proche de cette odeur,
et ce fut la première fois que je l’ai vue si triste, si abattue,
comme quand elle répondait à ces appels téléphoniques dont je n’ai
jamais su de qui ils étaient, et qui la laissaient muette, à regarder les
Les pruniers fleurissent en mars

murs pendant un moment)

Brise sur le visage.


Les deux bicyclettes qui traversent l’avenue.

(on essaie ensuite de reconstituer une séquence qui explique


tout, on essaie de remplir de signes ce qui n’était que chaos, dispersion,
opacité, et on ose même insinuer des raisons là où il n’y a que gestes,

c’est vrai, le vendredi d’avant elle était sur le balcon, parlant au


téléphone avec quelqu’un qu’elle traitait avec furie,
puis vint la nuit et quand Alberto et moi on est allés dans le
salon on l’a trouvée assise dans le noir avec un livre ouvert, alors
Alberto est parti acheter quelque chose pour le dîner et m’a demandé
de rester avec sa mère,
elle,
qui d’une voix éteinte

Approche, approche et n’allume pas la lumière, la


lumière fait mal aux yeux, je veux te raconter quelque chose, une chose
qui n’amuse plus Alberto parce qu’il l’a tellement entendue, mais un
jour on ira se promener pour que tu comprennes, oui, on fera ça, je dirai
à tes parents qu’ils te laissent venir avec nous, et on ira tous les trois en
Europe en avion, pour que tu voies ces villes où les pierres ont des voix,
pour que tu marches sous les pruniers, oui, même si tu ne sais pas ce
que c’est, pas vrai ? C’est un arbre qui a des feuilles couleur glace au
raisin, c’est un petit arbre qu’on trouve dans les jardins, qu’on appelle
aussi prunier du Japon, et quand tu te mets dessous ils filtrent la
lumière tu sens comme si un miel couleur de vin te mouillait, et le soleil
ne fait pas mal, il ne brûle pas ta peau, car j’étais très heureuse sous les
pruniers, mais en plus je me souviens qu’en décembre les pruniers

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étaient nus, avec leur branches frêles, et en mars ils se couvraient de
petites fleurs qui ressemblaient à du verre sous le soleil, et c’était le
premier signe que l’hiver s’en allait, la première annonce, là, sur les
pruniers, la première insinuation que bientôt tout recommencerait,

puis elle est devenue très silencieuse,

je voudrais dire que je l’ai vue pleurer, qu’elle était particulière-


ment émue, qu’elle m’a serré dans ses bras et que mon visage s’est
enfoncé entre ses seins, mais ce n’est pas vrai, la seule chose vraie, c’est
qu’elle s’est tue longuement et qu’elle n’a pas ouvert la bouche de la
nuit,
on a mangé lentement, seul Alberto et moi échangions quelques
mots, et cependant ses yeux brillaient toujours, de cette incandescence
jaune, verte, qui scintillait dans ses pupilles,

je ne me souviens de rien d’autre, seulement que le dimanche j’ai


embobiné ma mère avec une excuse quelconque et que je suis allé jouer
aux échecs avec Alberto,
il m’a demandé de l’attendre en bas, il est sorti avec sa bicyclette
et m’a demandé qu’on passe prendre la mienne pour faire un tour,
c’est ce qu’on a fait, puis on a traversé l’avenue et sur la place on
a passé un bon moment à jouer avec le ballon,
mon ami m’a montré l’argent que sa mère lui avait offert
quelques heures plus tôt,
puis on a mangé des parts de pizza, on a bu de la citronnade, et
j’ai tellement insisté qu’Alberto a accepté qu’on passe chez lui chercher
l’échiquier pour faire ensuite une partie au parc,

On est monté en faisant la course à qui arriverait le premier et je


me souviens qu’on n’arrêtait pas de rire, Alberto gagnait, il était plus
Les pruniers fleurissent en mars

agile que moi, plus grand, mais sur les dernières marches il a glissé et
j’ai pu entrer dans le couloir avant lui,
je suis arrivé à la porte, j’ai vu le papier, je l’ai lu, je l’ai lu en
premier,

« Alberto, n’entre pas, appelle ton père »

mais je ne l’ai pas compris, je ne l’ai pas compris du tout, j’ai


encore moins compris les yeux grand ouverts de mon ami, les ailes du
nez qui se dilataient, sa façon d’arracher le papier et d’ouvrir la porte
d’un grand coup d’épaule, sa précipitation, ses cris dans tout l’apparte-
ment, sa façon de se pencher dans chaque chambre, à chaque angle, sa
manière de passer et de repasser devant la salle de bains sans frapper à
la porte,
jusqu’au moment où je l’ai aperçu pétrifié dans le salon, respi-
rant bruyamment, c’est alors qu’il s’est approché de la salle de bains et
que je l’ai suivi, comme si à partir de cet instant seulement il compre-
nait que quelque chose de définitif se produisait,
quelque chose qui était prévisible depuis quelques minutes et
dont il n’avait besoin que des détails,
et cependant je suis resté paralysé en la voyant immergée dans
l’eau de la baignoire, comme retenant son souffle dans un jeu espiègle,
j’ai failli faire un pas en arrière jusqu’à ce qu’Alberto entre dans
l’eau jusqu’à mi-corps et en poussant un rugissement tente de la porter
à une ou deux reprises, en vain, parce que le corps glissait, mon ami m’a
fait signe de l’aider et à nous deux on l’a soulevée, entraînant, malgré
l’effort, tubes de comprimés, flacons de shampoing, bouteilles de vin,

elle pesait très lourd et on l’a placée sur le sol, Alberto lui criait
dans l’oreille, mais la femme avait les lèvres bleues et les doigts plissés,
elle était magnifique,

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mon ami criait mais je ne l’écoutais pas,
elle était magnifique,
la femme nue,
la première femme nue que je voyais de ma vie,
une île couleur cannelle sur le carrelage,
la femme nue et moi, plein d’amour, et cette couleur cannelle,
et cet arôme qui montait dans ma gorge, parce que mon ami
criait, mon ami se tapait la tête contre les murs mais moi je souhaitais
seulement qu’il se distraie une seconde, qu’il ne trouve jamais la robe
de chambre en soie qui pendait à la porte,
pour caresser cette peau quelques instants,
comme un adieu,
comme un au revoir,
Isabelle Renaud

Le plancher

Debout devant son miroir en pied, elle s’est coiffée, s’est mis du
rouge sur la bouche. Elle a choisi son manteau neuf dans la penderie.
Elle s’est dit Il faut que j’arrête, de faire trop attention aux choses,
comme si elles étaient en vie. Elle est sortie de chez elle en boutonnant
son manteau sans oser le regarder, en s’interdisant de vérifier si les
manches de son pull dépassaient symétriquement sur ses poignets, si
ses bottines étaient correctement lustrées. Enfin, elle est dehors. Elle
descend le boulevard de Belleville sans s’arrêter, sans jeter un coup d’œil
aux étals du marché. Elle se sent solennelle, drôlement. Rue du
Faubourg-du-Temple, le magasin de planchers sent la cire d’abeille et
le détergent. C’est une grande pièce cubique tout en baies vitrées. Les
gants pliés dans une main, l’air détaché, elle contemple les échantillons
de bois suspendus aux murs comme des œuvres d’art. L’instant d’après,
pourtant, elle se sent chanceler. L’œil perdu, elle hésite entre les rayon-
nages. Elle caresse les échantillons du bout des doigts, elle louvoie, elle
revient sur ses pas. Elle voudrait… Elle voudrait que ça donne une

19
ambiance, mais pas trop. Un ton chaleureux mais sans être voyant.
Finalement, elle se décide pour un plancher massif. Du chêne blond
légèrement fumé, 15 mm, à coller. Elle fait toujours ce type de choix.
Idem pour la couette et le canapé. Elle n’opte jamais pour des
harmonies trop franches, des motifs trop figuratifs. Elle se méfie du
pouvoir de suggestion des choses, de leur propension à vous coloniser.

Le jour de la livraison, elle jette ses clefs dans la boîte aux lettres
et s’en va travailler. Elle est employée à la bibliothèque municipale et s’y
ennuie souvent. Mais ce matin, la salle de lecture avant l’heure d’afflu-
ence lui semble soudain paisible et rassurante. Elle ouvre le registre des
cotations, commence à le remettre à jour pendant que les lecteurs s’in-
stillent au goutte à goutte dans l’atmosphère feutrée. Les pages du
registre défilent, le temps passe, elle oublie. Puis son portable vrombit.
En moins d’une seconde elle a quitté son siège, s’est engouffrée dans
l’allée des W.
– Comment, vous ne pouvez pas le poser aujourd’hui ?
Le front baissé vers une rangée de livres, elle baisse la voix, se met
à chuchoter.
– Il y a un problème avec la chambre ? Vous… vous pouvez me
parler franchement, vous savez. Elle est trop compliquée ?
– Il faut que le bois se réchauffe jusqu’à demain matin, Madame.
On ne peut pas poser un bois non-réchauffé.
– C’est vraiment impossible ?
Le soupir discret du type, à l’autre bout du fil.
– Écoutez, c’est vous qui voyez. Mais un plancher froid risque
de mal se comporter.
En glissant son portable dans la poche de sa veste, elle embrasse
la salle du regard. Les clients de la bibliothèque se prélassent, affalés sur
des poufs colorés. Elle a envie de les sortir de leur torpeur, d’aller les
secouer : Dites, est-ce que vous le savez ? Vous savez comment ça se
Le plancher

comporte, vous, un plancher mal réchauffé ?… Puis elle cède au soupir


pesant de l’étudiant qui attend son retour de prêt, et elle regagne son
siège vite fait bien fait.

Elle a prévu d’être seule ce soir-là. Ne rien faire de particulier.


Elle allume la radio en préparant le repas. Mais vers huit heures, la
sonnerie vrille dans l’entrée. C’est le voisin du deuxième, le beau gars.
Il porte une chemise neuve au tissu empesé et un bouquet de pivoines
écarlate dans les bras. Elle accomplit les gestes qu’une bonne voisine
doit effectuer, c’est une mécanique bien huilée. Elle l’invite à entrer, elle
dispose les pivoines dans un vase et pose le vase bien en évidence sur la
table. Puis elle s’asseoit dans un fauteuil face à lui et propose un apéri-
tif. C’est la deuxième fois qu’il vient, en quinze jours. Il a six ans de
moins qu’elle, des cheveux très courts, des yeux verts. La première fois,
il l’avait aidée à réparer le tuyau de la douche qui fuyait. Cette fois, il est
venu sans motif. Ils se regardent en faisant tourner les glaçons dans
leurs verres de Martini dry. De temps en temps, ils commentent les
infos égrenées par le transistor qui fonctionne en sourdine, sur le
chauffage électrique. Puis les infos sont terminées, et la nuit est tombée.
Son cœur cogne plus fort. Elle ne sait pas trop quoi lui dire. Il est un
peu réservé, presque timide. Ce sont les pires. Si elle ne bouge pas, il va
lui poser la main sur la jambe, c’est certain. Elle se lève brusquement,
le raccompagne jusqu’à l’entrée. Ils bavardent un moment dans la
pénombre du palier. Au moment de le quitter, sans prévenir, elle lui
dit :
– Mon mari était musicien.
C’est la première fois qu’elle lui parle de son mari. Il ne relève
pas, il regarde ses pieds, il demande :
– Tu veux que je revienne ?
La pénombre les protège, enveloppe leurs paroles, elle répond :
– Oui, je veux bien. Reviens dans deux jours, le matin.

21
Une fois la porte refermée, elle est un peu troublée. Elle va pren-
dre un bain. Ce soir, elle dormira dans le salon, à cause du chantier.
Mais pas avant d’avoir vu la chambre.
Elle est lavée, ceintrée dans son grand peignoir rose, elle ouvre la
porte tout doucement. Et tout de suite l’odeur de colle, de carton et de
bois lui monte au nez. Les ouvriers ont décollé la moquette à moitié.
Sous la partie arrachée s’étale une fine mousse beige, rayée de fils plus
clairs. Le sol en béton transparaît au centre de cratères minuscules,
lunaires. Elle fixe l’infiniment petit, le vertigineux, le grand. Des
peluches. Des squames. Étranges cercles calcaires qui s’en vont. Des fils
de moquette subsistent par endroits, comme de longs cheveux crépus
oubliés. Elle s’assied par terre, son peignoir glisse sur ses jambes, et elle
regarde tout très attentivement. Quand ils l’auront complètement
arrachée, la moquette, il ne restera plus rien. Sa chambre conjugale aura
disparu à jamais. Alors elle enregistre, presque cartographie. Les taches
d’humidité flasques, d’un beige plus sombre, comme de petits étangs.
Le sol à vif, chair dénudée. Le bas des plinthes bleu, de l’ancienne
couleur, retrouvé. Les lames de plancher rosâtres alignées contre le mur,
qui attendent. Et dans l’autre partie de la pièce, la moquette grise
encore collée. La moquette qui a absorbé le choc, le jour où.
Elle avait lâché le téléphone, s’était réfugiée dans la chambre en
criant : « Mais non il n’est pas mort ! Pas mort ! Pas mort du tout ! »
Les cris n’avaient rien ébranlé. Ni les murs ni la réalité. La moquette les
avait assourdis. Elle les avait retenus patiemment dans ses mailles, dans
ses laines serrées. Mais tous ces cauchemars faits ensuite, comme si ça
suintait du sol, l’absence de son mari.
La moquette est plus noire qu’il y a trois ans. Sûrement ces cris
captifs, qu’elle retenait et qui la pourrissaient. Tout arracher. Retrouver
l’os. Le béton du sol. Quel projet monstrueux, merveilleux. Est-ce
qu’on peut se mettre un cœur neuf, une peau neuve ? Elle laisse la
réponse en suspens.
Le plancher

Le soir suivant, elle a un frisson d’appréhension en arrivant chez


elle. Elle jette son sac dans le fauteuil et tout de suite va voir. Les ouvri-
ers ont tenu parole, ils l’ont fait. Le plancher est posé. D’une épais-
seur… Elle effleure la barre de seuil, si large, qui plonge vers le couloir
comme vers une vallée. Ce plancher est plus épais que tous les autres
sols de l’appartement. Une carapace neuve et claire, tellement plus dure
que celle d’avant. Pour l’instant, ça semble encore un peu artificiel, cette
greffe. Elle a du mal à se faire à la physionomie nouvelle de la chambre,
toute en tons clairs, suédois. Elle voit encore, en surimpression, la
moquette gris sombre. On a beau être prévenu, le cerveau garde un
wagon de retard. L’œil précède.

Toute la soirée, elle balaye. La poussière de bois, les résidus de


colle, les copeaux. Elle teste le bruit mat de ses pieds nus sur le
plancher. Ce bruit n’évoque rien. Pas encore. Elle va se coucher,
prudemment. Elle attend. Elle se demande confusément comment vont
réagir les planches et le béton, dessous. Est-ce que la greffe va pren-
dre ?… Est-ce que cette nouvelle peau va adhérer, coller aux os de la
maison ou est-ce que les planches vont se craqueler, révélant la
supercherie de l’opération ? Il faut remonter les genoux sous le menton,
attendre. Se réfugier sur le lit comme sur le pont d’un bateau par gros
temps. Elle dort très mal, cette nuit. Dans les vapeurs de colle, de suie.
Elle lutte avec des images de cratères, de monstres marins en colère. Elle
se réveille au milieu de la matinée, chiffonnée avec dans le cœur cette
fêlure, ce déchirement léger qui redevient sensible comme une cicatrice,
dès qu’elle est fatiguée. Elle regarde la chambre, solidifiée par la lumière
blanche. Le plancher est toujours en place. Il a tenu. Il tiendra. La
sonnerie vrille dans l’entrée. C’est le beau gars du deuxième, qui revient.
Elle choisit ses habits, remet de l’ordre dans ses cheveux et enfile ses
escarpins rouges, sans se presser. Ils ont des talons longs comme de
petits revolvers, qui martèlent le sol de la chambre pendant quelques

23
instants. Elle se dirige vers la porte d’entrée.
– Encore deux secondes, j’arrive !
Elle le sait bien, déjà, que vivre c’est tuer.
Danielle Lambert

Les nouvelles ne
sont pas très bonnes

C’était sans arrière-pensée, un simple coup de fil pour t’assurer


que le résultat de la biopsie était bien parvenu au cabinet. Voix retenue
du médecin. Réponse laconique. Oui, nous l’avons reçu. À tout à
l’heure. Il y avait là, dans le silence poudré du point final, la déflagra-
tion imminente d’un savoir que tu possédais déjà.

Rue du Faubourg Saint-Martin, le premier soleil d’avril


éclabousse les piliers blancs des immeubles des classes laborieuses. Se
dire que le printemps existe pour renouer avec un langage de chair
enfouie, tapie.

C’est une mémoire de dimanches donc d’enfances, de nappes


blanches abandonnées, de tablées formées par la trentaine insoucieuse,
recouverte par le babil impérieux des enfants.

25
Nombreux et profonds coussins de velours, une salle d’attente
comme un ventre. Personne d’autre que toi. Faisant voltiger les pans de
sa veste, le vieux gynécologue entre. Referme étrangement la porte
derrière lui. Prend un siège et désigne le canapé où il préfère que tu t’in-
stalles. Comme vous vous en doutez, les nouvelles ne sont pas très
bonnes.

II

Non, tu ne te fais pas plus lourde dans le canapé. Non, tu


n’imagines pas qu’il parle à quelqu’un d’autre. Point de formules toutes
faites. Tu entends : carcinome, microcalcifications au sein gauche, à
peine cinq millimètres d’un obscur amas si ridiculement petit que des
spécialistes très sérieux le considéreraient comme insignifiant. Mais
bon, admettons que ce soit un cancer.

– Il faut opérer sans tarder. Voici des numéros de téléphone.


C’est simple, prenez le premier qui se libère. Curie ?
– Oh non, pas Curie !
– Villejuif alors ? À vous de choisir. Mais encore une fois, ce
n’est presque rien.

Porte qui se referme. Rue de Tocqueville, tu plonges dans le


grand soleil d’avril qui s’esclaffe, sans toi.

III

D’un jour à l’autre, mesurer. Le nombre d’amis, la qualité de la


relation, l’amour que tu suscites. Ou pas. D’un jour à l’autre, laisser
Les nouvelles ne sont pas très bonnes

émerger la forêt de questions levant le doigt.

Le surlendemain, acheter un cahier. Dans une incroyable fami-


liarité, laisser courir le stylo au fil d’une forme, la prose d’un récit,
jusqu’alors impossible à toi qui ne connaissais que la brève respiration
du poème ou de la nouvelle.

Le cancer déculpabilise. À la seconde de son annonce, cette idée


que la note est payée.

Le lendemain, autre cabinet, autre salle d’attente, borborygmes


d’une télé voisine semblant provenir du museau noir de l’écran plat et
éteint qui y trône. Dès l’annonce du petit cancer de rien du tout, vous
passez en France à un régime de remboursement à 100 %. Un vertige
de possibilités qui, réflexion faite, se résume à une évidence de confort
et de réconfort. Ficus jusqu’au plafond faisant mine d’entourer le
téléviseur sous son ombrelle. Atmosphère beige, jaune et or tournoyant
dans la pièce sombre. Le généraliste à qui tu viens quémander quelques
somnifères lève un sourcil broussailleux et laisse planer un silence avant
de répondre que c’est bien le moins qu’il puisse faire, quelques
somnifères. Puis, tu dors.

Retour au monde oublié de l’été, des ombres coupantes, des


fenêtres bouches ouvertes déversant le flot des sons de la vie des autres.
Intolérables images de gens heureux.

IV

Après l’annonce du diagnostic à ton entourage, en dehors de la


multitude de réactions émues et compassionnelles, certaines réflexions

27
font flèche, se plantent comme un couteau dans la chair, au mieux une
aiguille.

– Un cancer ? Ce n’est pas trop grave, j’espère ?


– Je n’ai pas voulu te rappeler après ton SMS, pour ne pas te
déranger.
– Ils vont t’enlever le sein ? (Ta mère).
– Je te rappelle dès que possible. (Deux jours après, toujours
rien).
– Oui, enfin, tu dis cancer, mais d’après quel diagnostic ? Il faut
vraiment être sûr avec ça. (Une collègue).
– Ah, un cancer du sein ! Ma meilleure amie en est morte ! (Une
autre collègue).
– Cette après-midi, j’ai prévu de faire le ménage à fond, mais ce
soir si tu veux, on boit une grenadine en terrasse. (Une amie).
– Alors moi aussi, il faut que je te parle d’un problème : ta mère
boit. (Ton père).

La possibilité du désordre ultime, de la fin inéluctable se trouve


à ce point rejetée au haut de l’armoire qu’elle a pris la poussière jusqu’à
en devenir non identifiable, mêlée au gris filandreux et infini du quoti-
dien.

Le printemps est bruyant. Tu te coules dans le lit tiède de sa


touffeur sonore, faussement nonchalante. Le printemps est bruyant
comme ces enfants jouant tard dans la cour, sous la sécurité tranquille
d’un ciel clément.
Les nouvelles ne sont pas très bonnes

Tu te dis que la vie est à côté de la vie, l’essentiel relégué dans les
contre-allées. Faire des enfants, vivre sans détruire. Mourir.

Donc, la vie à côté de la vie. Une raison à cela ? Le coup du


rangement au haut de l’armoire, du déni collectif, de l’illusion
galopante ?

J’ai un petit cancer du sein gauche. Oui, voilà.

VI

Aujourd’hui tu te transportes derrière une épaisse barrière capi-


tonnée. Aujourd’hui tu n’as pas de cancer. Ce mot lointain n’est ni terri-
ble, ni menaçant. Il n’existe pas. Six lettres dansantes sans lien aucun.
Le printemps s’appesantit sur Paris comme un lourd édredon et tu
adoptes l’insouciance de la plume.

VII

En réalité, la maladie se franchit étape par étape. Une longue


négociation dont l’art consiste à découvrir qui est cet autre que tu nour-
ris en ton sein ; où la modestie est requise, et la patience – mot qui
prend tout son sens – exigée.

En réalité, cette maladie se trouve être une aventure, et peut-être


bien celle d’une vie. Une aventure, une occasion, une chance peut-être
lorsqu’elle se maintient en dehors de la souffrance physique, de suivre
le conseil de Nietzsche : prendre un marteau et cogner sur les idoles
pour entendre le son creux ou plein qu’elles rendent. Car l’idéalisme qui

29
donne leur socle à nos amitiés, amours, passions ne résiste pas toujours
à la vue du varech lâche et nauséabond qui se découvre au petit matin,
lorsque la mer se retire comme un drap blanc sur un corps vaincu.

VIII

Il faut te rendre à l’évidence. Tu ne sais pas ce qu’est le cancer.


Pour toi comme pour ton entourage, impossible de le définir en une
phrase. Quelle est ta maladie ? Quelques cellules inversant un proces-
sus de vie et appliquant un programme de mort capable de contaminer
des cellules même éloignées, en migrant par le sang ou la lymphe. Tant
d’abstraction, si peu de certitude.

Étymologiquement, même impasse. Le mot cancer tire son orig-


ine du mot crabe et de son analogie avec la constellation du crabe. Mais
pourquoi ?

Te voici atteinte de l’impensé, voire de l’impansé, un bout de


mort programmée là où aurait dû s’inscrire la vie.

Place Clichy, une fin d’après-midi dorée s’épanche doucement


sur les façades blafardes.

IX

Tu te demandes pourquoi les bus transportent essentiellement


des femmes. Pourquoi, dans ton quartier, les habitants aiment autant
consommer, gonflant des terrasses toujours pleines.
Les nouvelles ne sont pas très bonnes

Tu sais dorénavant qu’il s’agit de vivre avec ce crabe, comme la


mer avec le sable. Avoir ou être un cancer.

C’était sans arrière-pensée, ce coup de fil. C’est une mémoire de


dimanches, donc d’enfance. C’est un printemps bruyant.

Il existe très peu d’amis si proches qu’ils puissent partager cette


soudaine proximité de la mort. Voici l’essentiel : seuls comptent les
amis avec lesquels il est possible de mourir.

Après dix ans d’arrêt, une fumée de cigarette te redonne l’envie,


fugace, du tabac. Puis tu dépasses cette envie.

Place Clichy, le soir descend derrière les façades crayeuses.


Quelques points d’or. Une foule de sorties de travail. Les premiers pas
hésitants des arpenteurs du soir.

Face à toi, l’entrée du métro devant son kiosque à journaux, ses


feux de circulation, sa pharmacie ouverte jour et nuit. Le monde passe
en noir et blanc. Le mot cancer retrouve sa place. Un mot, pas une
bombe, qui se murmure plus qu’il ne se dit.

Le temps d’acheter un pantalon, Sarah te laisse le landau du


nouveau-né que tu commences à promener, découvrant cette sensation
de pousser ce qui aurait pu être le fier et vivant bout de soi. Tu frôles
l’idée fugitive du bonheur des autres, ou tout du moins son image. Le
bébé ne hurle pas à l’imposture. Le mari de Sarah te dira le même jour :
les livres peuvent faire passer à côté de la vie. Cette idée qui te faisait

31
hurler intérieurement, adolescente, se résume aujourd’hui à celle qu’il
vaut mieux passer à côté d’une vie que pas de vie.

Autre place, celle de la République, un premier mai déliquescent.


Il est 18h et hormis quelques messages de portable, tu n’as encore parlé
à personne.
Retrouver l’envie de choses de la journée, plus lentes, mieux
savourées, avec un creux pour la conscience de soi à l’intérieur, une
petite conscience sensitive et ramassée comme en un poing fermé. Un
chrono s’est glissé dans l’air que tu respires. L’air, la sensation de ton
corps, le ressac des pensées, rien n’a plus l’évidence d’avant.

XI

Encore une salle d’attente, encore éprouver la justesse du mot


patient. Il s’agit cette fois-ci d’introduire l’hameçon, ce fil repère qui
guidera le chirurgien pour la pêche à la tumeur. L’hameçon porte bien
son nom que tu trouves pourtant déplacé au premier abord.
Le mot cancer redevient un assemblage de six lettres, neutralisé
par une litanie de procédures techniques, précises, rôdées.

Que s’est-il passé. L’effroi s’est éclipsé, ailleurs. Ce qui fut


douleur, chagrin s’est respectueusement tu. Ce que tu appelais juste
avant le diagnostic "la vie au goût de cendre" s’est évanoui, cette sensa-
tion de fin proche et furtive, rôdant autour des minutes du quotidien.
A peut-être trouvé une sortie honorable, dans ce bataillon de cellules
en déroute, laissant place à l’étrange apaisement, à la montée de l’im-
prévisible renaissance.

Que s’est-il passé. Où se sont faufilés ces milliers d’infiniment


Les nouvelles ne sont pas très bonnes

petits tissus de sensations qui composaient l’être-au-monde que tu


étais. Tu n’habites plus la même maison intérieure. D’autres fondations,
subrepticement, se mettent en place. Tu entends différemment l’expres-
sion « étape fondatrice ».

Tu sais en quelques secondes décliner l’identité de ce que tu ne


nommes pas encore ta maladie. Type de carcinome, taille, grade, vitesse
de division cellulaire.

Tu comprends que l’annonce d’un cancer peut signer une


seconde vie. Faire sortir de l’œuf l’être si mal mis au monde.

33
Marc Chevallier

Dans l’armoire

1) Je suis capable de reconnaître un buffet basque ou un lit


breton, et inversement. Je connais plus ou moins bien le mobilier
français dans toutes ses périodes et tous ses styles et je prétends
distinguer le mobilier espagnol haute époque, le mobilier vénitien et
allemand des XVIIe et XVIIIe siècles, le mobilier hollandais et anglais
des XVIIIe et XIXe siècles ou encore le mobilier scandinave et améri-
cain des XIXe et XXe siècles. Sans que je sache d’où me viennent ces
connaissances, je suis bien souvent capable d’identifier un meuble
Biedermeier ou Chippendale au premier coup d’œil. Mais je suis inca-
pable de décrire une armoire normande, pourtant la seule véritable
pièce de mobilier à avoir agrémenté l’enfance misérable de mes grands-
parents paternels, aux confins de l’Orne et de la Sarthe dans l’entre-
deux-guerres. Sa rareté même la destinait à être un casus belli, divisant
irrémédiablement les fratries après le décès des parents, quand l’heure
était venue de choisir celui ou celle qui en hériterait.
2) L’armoire occupe le plus grand mur du salon de la maison de

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mes parents. Je ne peux garantir qu’il s’agisse d’une armoire normande.
Ce que je peux dire avec une relative certitude, c’est qu’elle est en chêne,
qu’elle date du XIXe siècle, que le bandeau sculpté avec une remar-
quable précision et un rare sens de l’épure sous ses deux portes
représente un vase avec des fleurs, tandis que celui à son fronton porte
un motif idéalisé difficile à identifier, quelque chose comme un éven-
tail ou la queue d’un paon faisant la roue. Ses pieds sont galbés selon
une forme vaguement Louis XV. Sa corniche amovible me semble plus
récente que le reste du meuble, comme souvent sur les armoires anci-
ennes. Je ne peux pas dire que je l’aime. Elle est sans doute trop rustique
pour mon goût comme pour le décor où elle s’insère. Je dois cependant
reconnaître que sa taille sied au volume de la pièce et qu’elle n’est pas
dépourvue d’élégance, le menuisier qui l’a bâtie ayant subtilement
atténué sa corpulence par des lignes d’une grande finesse. Si on l’ouvre,
ses gonds grincent avec un bruit que je reconnaîtrais entre mille. Ses
parois intérieures sont tapissées d’un adhésif reproduisant la toile de
Jouy (3) . Elle est aujourd’hui organisée en étagères mais dans mes
premiers souvenirs, elle faisait fonction de penderie. Elle était alors
dans un coin de la chambre de la maison de mes grands-parents pater-
nels où ma sœur et moi dormions occasionnellement quand ils
habitaient encore F. Je me souviens que nous avions peur que quelque
chose tapi là, dans l’ombre de cette armoire, ne jaillisse pour nous
sauter à la gorge, et que ce quelque chose était le manteau de fourrure
de ma grand-mère, accroché innocemment sur son cintre à nous atten-
dre (4). Notre frayeur était encore accrue par le papier peint rouge à
fleurs géantes de la chambre qui tapissait nos cauchemars (6).
Nous l’avions tous oubliée, cette armoire qui finit par échoir à
mon père en héritage. Pourtant elle avait accompagné mes grands-
parents jusqu’à la ville de T., où ils avaient déménagé une fois retirés des
affaires, quittant F. comme on fuit à Varennes. Elle avait retrouvé sa
place dans une autre chambre d’une autre maison, face au lit cosy si
Dans l’armoire

inconfortable de notre enfance. Après la mort de mes grands-parents,


j’avais fait le tour de la maison et ouvert avec une curiosité sacrilège tous
les placards, tous les tiroirs, toutes les armoires, médusé devant les piles
de draps encore parfaitement rectilignes et presque pressé d’y mettre le
désordre, surpris de découvrir des objets et des vêtements inconnus,
ceux d’une autre vie, d’avant ma naissance. Arrivé devant l’armoire dans
la petite chambre, je me suis rendu compte que je n’avais aucune idée de
ce que j’allais y trouver, que j’avais couché des années dans cette cham-
bre sans même jamais jeter un œil à l’intérieur. Je tournai la clé, ouvris
la porte qui crissa sur ses gonds et sursautai à la vue du manteau de
fourrure, surgi du passé comme une bête fauve palpitante, comme si
j’avais trouvé ma grand-mère encore vivante dans cette armoire.
3) Plus connu sous le nom de Vénilia, l’adhésif décoratif s’est
répandu comme une épidémie dans les foyers au cours des années
1970. Égayant et couvrant les imperfections des parois intérieures des
meubles anciens, il est alors devenu pour certains l’alpha et l’oméga de
la décoration. La mère d’un de mes oncles aimait ainsi à en recouvrir la
moindre boîte à chaussures. Elle alla jusqu’à tapisser entièrement la
chambre de mon cousin avec du Vénilia, opération qui s’avéra coûteuse
et beaucoup plus compliquée que sa simplicité tant vantée ne le laissait
croire. On dit que pour finir, devant chaque froncement rebelle de l’ad-
hésif et chaque raccord laissant entrevoir le plâtre, elle accrocha un
cadre ou disposa un meuble.
4) Je ne crois pas avoir jamais vu ma grand-mère paternelle
porter son manteau de fourrure. Un mystère que j’expliquerais par sa
pudeur de femme de commerçant : surtout ne pas attirer l’attention
avec un tel signe extérieur de richesse, éviter le clinquant et le tape-à-
l’œil, qui pourraient donner à penser aux clients qu’ils en paient un peu
le prix chaque jour en achetant leur boudin.
Malgré ce que je viens de dire, une image s’impose à mon esprit,
celle de ma grand-mère portant le fameux vison, une pochette de soirée

37
à chaînette dorée accrochée à son épaule, souriante – événement plutôt
rare – la tête et le corps penchés en appui sur une jambe, comme
lorsqu’elle essuyait un compliment ou répondait à une politesse. S’agit-
il d’un véritable souvenir ou bien d’un fantasme mis en scène ? Je ne
saurai le dire au juste, mais j’incline à penser que j’ai réellement vu une
telle scène, soit que j’y ai assisté en personne, soit qu’une photographie
ait suffisamment impressionné ma mémoire pour la faire mienne. Je n’ai
en effet pas inventé la pochette, que je retrouve sur une autre photogra-
phie d’un événement bien plus récent et auquel il ne peut y avoir aucun
doute que j’ai assisté : le cinquantième anniversaire de mariage de mes
grands-parents.
Tout avait commencé par une messe, naturellement. La
photographie a été prise juste après la cérémonie, sur le parking devant
l’église. On y voit ma grand-mère maternelle, en chapeau comme à son
habitude (10), encadrée sur sa gauche par mon grand-père paternel (5)
arborant le sourire de sphinx que je vois depuis parfois glisser sur le
visage de mon père, et sur sa droite par ma grand-mère paternelle
portant sa pochette sur le joli tailleur gris chiné à boutons dorés dans
lequel elle a du être enterrée (7). Sur cette photo aussi, décidément, elle
sourit. Il me semble d’ailleurs qu’elle a souri comme cela toute la sainte
journée, savourant la joie de l’événement, ce dont un peu hâtivement, je
ne l’estimais pas capable à l’époque. Elle souriait encore le soir tombé,
sous l’éclairage des néons de la petite salle communale au carrelage
jaune hideux où mes grands-parents avaient décidé de nous donner à
danser. Nous n’avions pas vraiment répondu à cette invitation, oscillant
entre la consternation et l’hilarité devant le musicien qu’ils avaient
engagé pour la soirée, un handicapé moteur ou mental – probablement
un peu des deux – qui pianotait sur son orgue électronique des airs
désuets aux arrangements easy-listening. Dans mon souvenir, ma
grand-mère continuait de sourire, pour une fois toute à son plaisir et
indifférente à l’opinion des autres. Je crois l’avoir invitée à valser et avoir
Dans l’armoire

ri avec elle tandis que nous tourbillonnions sur le carrelage jaune, avant
de m’échapper pour attraper un train. Je serais heureux en tout cas que
cela ait été effectivement le cas, comme d’un moment unique de
complicité entre elle et moi.
5) Il m’attend comme à chaque fois, calme et résigné avec sa
moue d’enfant triste, sur le mur du bureau. Depuis son halo pastel, son
regard noir jaillit hors du hideux cadre-cercueil et se plante dans le
mien. L’inflexion dure des sourcils, les coins abaissés de sa bouche
disent assez le scepticisme souffrant qui l’anime à ma vue. Rappelle-toi
qui tu es, semble-t-il me dire.
Bien que je sache depuis toujours que cette photo en noir et
blanc colorée à la peinture et au crayon figure mon grand-père, je n’y ai
jamais reconnu celui que j’ai connu et côtoyé des années durant avant
qu’il ne meure. Je voulais plutôt croire qu’il s’agissait d’un enfant
emporté par une obscure épidémie. Son portrait devenait dès lors une
sorte de mausolée, invitant sans cesse, par sa présence incongrue dans
ma chambre d’enfant de la maison de mes grands-parents, à se montrer
digne de celui qui avait souffert pour nous.
Pourquoi me suis-je identifié dès le plus jeune âge avec le garçon
du portrait ? Sa mélancolie était mienne, le strict de ses vêtements et de
sa coiffure dénotaient celui de ma vie entière, le pastel des couleurs
trahissait chez moi toute absence de passion.
Faut-il ajouter qu’il s’appelle Gilbert, tout comme mon deu-
xième prénom, après lui ?
Je le regarde aujourd’hui comme celui que j’ai été et que je ne suis
plus. Et qui, à chaque fois que je reviens chez mes parents, m’invite en
silence à honorer sa mémoire.
6) J’ai installé sur le classeur à cylindre où je range mes papiers
la curieuse lampe chinoise qui trônait autrefois sur le lit cosy de ma
chambre d’enfant chez mes grands-parents. Son kitsch de bazar venait
alors surcharger un peu plus un décor déjà écrasé par un papier peint

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rouge sang à fleurs de pavot géantes. Absolument effrayants, possible-
ment carnivores, les bourgeons-bubons et les corolles au pistil velu
envahissaient mes nuits et celles de ma sœur. La lampe chinoise, malgré
son excentricité, était alors pour nous un phare rassurant dans cet océan
de terreur.
En tirant sur une chaînette, la pagode à son pied s’illuminait, de
rouge encore. Il fallait tirer dessus une nouvelle fois pour que la libéra-
tion vienne : l’ampoule s’allumait derrière l’abat-jour où apparaissait
sur un fond d’eau de mer une myriade de poissons multicolores, qui se
mettaient à tourner avec la chaleur dégagée par le filament. Le rouge du
papier était dès lors plus terne et les fleurs plus figées que dans mes
rêves.
Le coucher était souvent accompagné du cérémonial de la boîte
à musique. Celle-ci, dissimulée dans le socle en bois peint de la lampe,
dévidait dans nos oreilles bourdonnantes de sommeil ses notes
aigrelettes et tristes. La figurine chinoise en métal doré qui servait à
remonter le mécanisme tournoyait lentement sous nos yeux fatigués
jusqu’à ce que la dernière note résonne, suspendue dans le silence déjà
empoisonné par les fleurs écœurantes. Une mélancolie incompréhen-
sible me submergeait à l’écoute de la mélodie, comme un avant-goût des
deuils futurs.
7) Je n’ai pas voulu aller voir ma grand-mère paternelle dans son
cercueil, au contraire de mon grand-père quelques années plus tôt. Je
sais aujourd’hui que je refusais l’épanchement incontrôlable qui m’au-
rait alors saisi. Au lieu de cela, je suis resté douloureusement étranger à
la cérémonie durant toute la journée, l’observant d’ailleurs, juché sur le
promontoire de ma sensibilité incomprise. Surpris de devoir participer
à un rite dont le sens m’échappait, je grimaçais à l’écoute des trois
vieilles qui chantaient faux en s’accompagnant à l’orgue pendant le ser-
vice funèbre et je contenais à peine mon énervement devant les
condoléances rien moins que sincères de cousins éloignés. Sept ans
Dans l’armoire

auparavant, j’avais sangloté le dos collé au mur de la pièce où avait lieu


la mise en bière de mon grand-père. Il me semble que je m’étais placé
le plus loin possible du cercueil et que je ne m’en étais approché que
parce que ma grand-mère, mon père et ma tante l’avaient tous fait. Je
n’aurais pas compris d’ailleurs que ma grand-mère aimait mon grand-
père si je ne l’avais pas vue soudainement s’affaisser pour enlacer son
cadavre. De son vivant, il était celui contre qui elle s’emportait en des
termes qui nous surprenaient toujours par leur crudité, quand il restait
dans son bureau toute une après-midi à lire le journal local de la
première à la dernière ligne, qu’il ne mettait pas ses chaussures neuves
pour aller à la supérette ou qu’il s’arrosait de l’eau de toilette bon
marché cachée dans son établi.
Comme mon père et ma tante, j’aurais voulu embrasser le visage
de cire sur l’oreiller en dentelle, à l’expression méconnaissable et aux
paupières comme collées aux globes oculaires. Mais tout au plus, j’ai pu
poser mes mains sur le cercueil pour le regarder, mes doigts effleurant
le satin ivoire du linceul matelassé qui le couvrait presque jusqu’aux
épaules.
8) Ce n’était pas grand-chose à vrai dire, juste un morceau de
papier journal vieux d’une quinzaine d’années, d’environ vingt
centimètres sur dix, jauni et fragilisé par le temps aux pliures. Je suppose
que l’article faisait partie d’une série consacrée par le journal local à ces
mystères de la ville de F. auxquels ses habitants ne prêtent que rarement
attention, parce qu’ils se fondent dans leur quotidien. Si je me rappelle
bien, le journaliste prenait prétexte de la réouverture de la grande
brasserie située en face de l’église pour attirer l’attention sur le fronton
en pierre de taille coiffant l’arête de l’immeuble au dessus de la double
porte d’entrée. Depuis la reconstruction de la rue à la fin des années
1940, le profil stylisé d’un homme penché sur sa charrue creusant de
profonds sillons parallèles, les muscles tendus par l’effort, domine là-
haut. Pour tout habitant fraîchement débarqué, pour peu qu’il lève la

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tête et cherche le pourquoi des choses, la silhouette massive a en effet
tout d’une énigme, puisqu’elle ne semble se référer à rien, et surtout pas
au nom de la brasserie, s’étalant sur un arc de cercle en lettres roses fluo-
rescentes : La Renaissance. L’article ne tardait pas à rassasier la curiosité
supposée de ses lecteurs : pendant des décennies et jusqu’au début des
années 1990, l’établissement s’était appelé Le Laboureur. Il avait changé
de nom après avoir été fermé quelque temps et – c’est ma mémoire qui
prend le relais – avait vu son décor d’origine disparaître pour s’adapter
enfin au goût du jour. Les banquettes en skaï rouge fatiguées avaient
cédé la place à des chaises tubulaires vertes à l’assise franchement raide,
les miroirs piqués avaient été déposés au profit d’un crépi saumon
parsemé d’appliques halogènes, tandis que son carrelage typique de
bistrot avait été remplacé par de grands carreaux anthracite. Malgré le
mariage osé des teintes roses et vertes, l’aspect de l’ensemble était
devenu parfaitement froid au visiteur et c’est sans doute pour atténuer
l’hostilité de ce cadre qu’avaient été disposés ça et là, entre les groupes
de tables, des murets de séparation couronnés de jardinières en fleurs
artificielles.
L’article passait outre le résultat discutable de ce bain de
jouvence pour s’attarder sur les hautes heures du Laboureur pendant les
années 1960. Mettant au jour un passé mangé aux mites dont je me
demande encore comment il en avait eu connaissance si ce n’est en tant
que témoin – un souvenir d’enfant intimidé par le monde d’adultes
rassemblés là à fumer, trinquer et parler fort ? – le journaliste écrivait
que Le Laboureur était le samedi après-midi le lieu de rendez-vous des
chevillards, cette corporation depuis longtemps disparue de courtiers,
qui achetaient aux agriculteurs leurs animaux d’élevage pour les mener
à l’abattoir. Ceux qu’on appelait communément les marchands de besti-
aux s’asseyaient après le marché autour de tables mises bout à bout pour
tirer le bilan de leurs affaires, sous l’autorité avare de mots d’une figure
respectée, dont le rédacteur consciencieux nous livrait le nom pour
Dans l’armoire

l’histoire : « Monsieur Tiphagne ». Malgré l’à-peu-près déformant son


patronyme, il ne nous a pas été difficile de reconnaître mon grand-père
maternel, dont le souvenir hantait encore la chronique locale vingt-cinq
ans après sa mort. C’était pour moi une sensation curieuse que de lire
l’hommage à un homme que je n’avais pas connu autrement que par la
mosaïque des souvenirs familiaux. Ceux-ci dessinaient toujours les
mêmes motifs : le veuvage précoce, le remariage avec ma grand-mère
pendant la guerre, les bombardements, les privations, la Résistance
dont il ne consentait à parler que certains soirs, rares, où une tablée
parvenait à fléchir sa volonté de ne plus ressusciter ces temps barbares.
Puis la Libération et les années heureuses qui avaient suivi, jusqu’à la
faillite, la maladie soudaine, la mort jeune encore. Ces événements
avaient pris la couleur sépia de la mélancolie dans les yeux de ma mère,
à jamais blessée d’avoir été expulsée du paradis originel – en l’occur-
rence de la longue bâtisse aux grandes fenêtres entourée de son
surprenant jardin surplombant la ville, dont le nom, la « Villa du
Sauvage », m’a toujours laissé rêveur. C’était une histoire que je portais
en moi, dormant ou veillant, et qui n’attendait qu’un signe pour pren-
dre corps. Une histoire tout à la fois extraordinairement présente et de
plus en plus floue à mesure qu’on cherchait à en préciser les détails –
les gens, les lieux, les dates – ma mémoire d’enfant impuissante à
combler les failles qui s’agrandissaient dans celle de ma grand-mère.
Une histoire que je me racontais parfois sans trop savoir s’il fallait y
croire, s’était vue soudain objectivée sur papier journal, sans le sceau de
l’intimité familiale. Comme un objet qu’on aurait chez soi depuis
toujours et auquel on ne prêterait pas attention, jusqu’à ce qu’un visi-
teur nous en révèle la valeur. Mon grand-père soudain vivant pour moi.
Pour que ce relevé topographique d’histoire familiale ait été
complet, il aurait fallu que le journaliste entraîne ses lecteurs là où mon
aïeul, comme beaucoup d’adultes, n’avait sans doute jamais mis les
pieds, et qu’il monte les marches de marbre qui s’enroulent encore au

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pied du comptoir de la Renaissance, jusqu’au premier étage et la salle
des billards, désormais fermée au public. La nuit tombée, l’éclairage de
la ville ébauchait un tableau expressionniste sur ses grandes baies
vitrées. Autour des tapis verts, dans le rayon de lumière tracé par l’opa-
line, des générations d’adolescents y avaient trompé l’ennui des week-
end, s’enhardissant à faire rougir les filles dont les rires hésitaient entre
gêne et plaisir. C’était un jeu auquel il était difficile d’échapper, comme
à un rite initiatique, sous peine d’être laissé à l’écart. Je n’y étais pas
doué et j’enviais l’assurance de ceux qui pouvaient débiter les fadaises
les plus éhontées sans jamais ne rencontrer que l’indulgence émoustil-
lée des filles. Je me demande quel genre d’adolescent était mon père, lui
qui fréquenta cet endroit avant moi. Était-il aussi téméraire qu’il semble
prendre plaisir à nous le laisser croire ou bien le garçon brun chétif des
photos de l’époque, avec son regard noir intense et ses airs de petit rital,
se consumait-il lui aussi, appuyé sur les billards, de ne pas oser ?
9) Dressant la table pour dîner avec K. et sa mère, je sors les
serviettes de table assorties à la nappe grise à motifs géométriques qui
me viennent de ma grand-mère maternelle. Je réalise que je ne les avais
encore jamais utilisées et qu’elles n’ont pas été lavées depuis la dernière
fois que ma grand-mère les a elle-même lavées et repassées sur la petite
table de sa cuisine qui me sert aujourd’hui de bureau.
C’est sans doute une douce illusion liée à l’émotion qui me gagne
quand son souvenir s’immisce, mais en collant mon nez sur ces servi-
ettes, j’ai eu l’impression très nette de retrouver l’odeur dégagée par le
linge propre impeccablement aligné dans ses armoires. Même si je
doute qu’une telle odeur ait pu survivre toutes ces années – au bas mot
cinq ans – j’ai quelques scrupules à utiliser ces serviettes ce soir, ce qui
achèverait avec la prochaine lessive de dissiper le parfum de ces lieux
aimés et perdus.
10) Feutre vert en hiver, panama crème en été, elle ne sortit
jamais qu’en chapeau jusqu’à un âge très avancé. À chacun de ses pas
Dans l’armoire

résonnait le toc discret du bout ferré de sa canne à pommeau d’argent,


concession à l’âge et aux chutes spectaculaires auxquelles elle nous avait
habitués. Elle s’appuyait d’ailleurs moins sur celle-ci qu’elle ne s’assu-
rait de la déclivité du terrain en tapotant légèrement le sol devant ses
pieds. Elle effectuait alors de très longues promenades autour de son
immeuble, boucles qui allèrent se rétrécissant avec le temps mais finis-
saient invariablement sur une chaise de la cuisine de ma mère, à qui elle
venait apporter son sourire quotidien. Le dimanche, elle arrivait lestée
d’une tarte aux pommes emballuchonnée dans un grand torchon blanc,
délicieuse rosace de cathédrale en pâte feuilletée. Une fleur fraîche à la
boutonnière – l’élégance des petits riens, elle se présentait à nous en
riant : « Je suis la marquise de la Bourse Plate ».
Ce n’est que bien après que je pris la mesure de ce dénuement
dont elle avait eu à cœur de tirer le meilleur parti pour régaler notre
enfance. Dans l’armoire au bas de laquelle elle rangeait nos jouets, seuls
deux robes et un imperméable avaient pendu pendant des années,
frugalité difficile à imaginer à vingt ans de distance. Lorsque l’âge lui
rendit la solitude pesante et qu’elle décida de quitter son appartement
pour la société rassurante de la maison de retraite, elle emporta le strict
minimum et se désintéressa du reste. On ouvrit les armoires, on ouvrit
les placards. La penderie avait fini par se garnir à force d’économies de
bouts de chandelles, mais il restait peu à débarrasser dans les autres
meubles : vaisselle, linge, bijoux, ce qu’elle avait sauvé autrefois de la
faillite avait été méthodiquement distribué, transmis, offert au fil du
temps, comme un renoncement préparé de longue date.
Des années plus tard, dans la garde-robe de la chambre médica-
lisée où elle avait finalement été transportée, son tailleur bleu ciel et un
chemisier blanc brodé attendaient seuls encore leur heure. Dans son
sommeil agité et sans retour, sa main s’accrochait aux barres latérales
du lit. De temps en temps, le bracelet de sa montre à son poignet
amaigri tintait contre leur métal. J’étais reconnaissant qu’on la lui eut

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laissée, comme ses autres bijoux, lui évitant cette dépossession
prématurée qui précède toujours les mauvaises nouvelles. Nous as-tu
entendu cet après-midi chanter pour toi ces airs d’opérette que tu faisais
jouer sur ton tourne-disque crachotant quand nous étions enfants
jusqu’à rendre folles tes voisines ? Ding ding ding, ding ding dong,
sonne sonne sonne, sonne sonne donc ! As-tu senti alors que nous
tenions tous ta main à tour de rôle ? Sais-tu que lorsque nous t’avons
quittée l’espace d’une heure, nous avons roulé jusqu’au pied des
remparts du château – où les travaux de restauration avaient mis au jour
de nouveaux vestiges bien encombrants, comme tout passé régurgité –
et garé la voiture devant l’église Trinité, celle dont les cloches chantaient
autrefois à tes fenêtres ? Là dans l’obscurité seulement trouée par nos
trois cierges, nos haleines mêlées dans le froid ont poussé ma petite
prière athée vers toi, tandis qu’au dehors la pluie dégouttait des
gargouilles verdies par des siècles de temps ingrat. Ding ding ding, ding
ding dong, sonne sonne, sonne sonne, joyeux carillon ! Écoute, ce sont
les cloches de Trinité qui sonnent huit heures à présent. Veux-tu que
j’ouvre la fenêtre pour te les faire entendre ? Moi, je sais pourquoi tu
prenais autant de plaisir à leur chant. C’est parce que l’homme que tu
aimais les avait ramenées dans son camion pour remplacer celles détrui-
tes par les bombardements. Raconte-moi, raconte-moi encore cette
guerre, les parachutages la nuit, la peur d’être pris toujours. Donne-moi,
oh laisse-moi ta main. Cette nuit, nous te veillerons. Dis-moi, quelles
étaient les paroles de la chanson de ton Berry natal que tu nous chan-
tais quand nous étions malades ? Dis, Mémé, dis. Et comment s’ap-
pelaient les deux bœufs de la ferme de tes parents ? Mouton et
Racinieux, c’est ça ? Dis, Mémé, dis. Reste avec nous encore un peu, s’il
te plait. Le printemps n’est pas encore là et les fleurs que tu as plantées
ne refleuriront pas sans toi. Demain, tu sais, on taillera les branches des
tilleuls dans le jardin. Demain, tu sais, même les arbres auront mal.

Les appels de note renvoient aux différents paragraphes numérotés du texte, qu’on choisira de lire dans l’ordre… ou pas
Blandine Longre

Songe manqué
À lui, qui ne se reconnaîtra pas.

Twice or thrice had I loved thee,


Before I knew thy face or name,
So in a voice, so in a shapelesse flame
Angels affect us oft, and worship’d be
(Air and Angels, John Donne)

Je t’ai aimé deux ou trois fois


Avant de découvrir ton nom, ton visage,
Ainsi les anges souvent nous apparaissent, dignes d’être adorés,
Sous l’aspect d’une voix ou d’une flamme informe

Longtemps, j’ai rêvé de faire le même cauchemar que Robert


Smith. Celui qui ouvrait Kyoto Song. À croire que cette chanson n’avait
été conçue que pour mieux alimenter mes propres rêveries : succession
de tableaux fragmentés, songes en boucle, à l’image de ceux que j’aimais
réinventer une fois éveillée – dès l’instant que le cours des jours heures
minutes de la réalité imposée ne s’acharnait pas à en estomper le
souvenir.

Ce n’était pas tant l’étrangeté des ondulations mélodiques, tenta-


tives japonisantes, ni la pesanteur des percussions, idéales pour le vague
à l’âme, qui nourrissaient mon obsession ; mais quelques mots seule-

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ment, qui ne laissaient pas de me séduire : ce stranger lying next to me qui
incarnait l’idée, oui, fascinante, de m’endormir seule puis de m’éveiller
au sortir d’un cauchemar, at quarter to three, pour investir, sans transi-
tion, un autre rêve – tangible, celui-là.
Un rêve dans lequel je me trouvais étendue aux côtés d’un
inconnu dont les contours se faisaient mouvants. Sautant quelques
mesures, j’associais sa présence à It tastes like nothing on earth – suggestion
d’un plaisir hors d’atteinte, néanmoins palpable dès que Kyoto Song s’en-
clenchait d’elle-même. Et j’avais beau me dire que ce morceau lancinant
n’était peut-être qu’un songe morbide, qu’il suffisait de s’arrêter sur
cette death in the pool pour s’en convaincre, rien n’aurait pu m’ôter de
l’esprit que ce cauchemar-là avait du bon. La faute à cet inconnu, qui
finirait par prendre corps et visage.
De la même façon que Smith avouait son impuissance à s’extir-
per du rêve à tiroirs qu’il avait lui-même composé, I see no further now than
this dream, les cloisons de sa chanson-cauchemar se refermaient autour
de moi dès que l’envie s’imposait. Au point de ne plus rien voir sentir
entendre frémir rêver qui ne soit pas Kyoto Song. Au point de laisser le
champ libre à la touche repeat greffée dans la tête, pensées rivées sur cet
inconnu dont l’apparition, si on excluait celle qui empruntait la voie des
songes, se faisait désirer.
Malgré tout, je le cherchais, celui qui saurait effacer ce que les
autres, ombres sans relief, avaient cru pouvoir imprimer en moi ; je le
cherchais trop, accumulant les rencontres aux petits lendemains sans
suite qui vaille la peine d’être racontée. Aussi, quand il prit forme, ce
fut à mon insu ; modifiant imperceptiblement la courbe du quotidien,
s’y accumulant tant et si bien que le personnage qu’il composait, pour-
tant secondaire à mes yeux voilés, allait se rendre indispensable à mon
décor.
Car dès le début, j’ai su. Su que sa présence appelait une douceur
que seule cette chanson semblait à même d’incarner. It’s so smooth it even
Songe manqué

feels like skin. J’ai su, deviné qui il était. Quand, précisément ? Peut-être à
la seconde où il s’est assis près de moi l’air de rien, ainsi qu’il en
prendrait l’habitude des mois durant. Malgré les dizaines de places
encore vacantes dans l’amphithéâtre. Et, le soir même, j’ai su de
nouveau, dès l’instant où il s’est faufilé, nonchalant, entre mes amis et
moi, tandis que nous nous apprêtions à partir en quête de livres. Qu’il
a insisté, à peine timide, pour nous accompagner. Qu’il a fait le chemin
du retour à mes côtés. J’ai su et je n’ai pas voulu voir ni écouter ni savoir
– de la même façon que j’ignorais délibérément, crainte de la voir
s’éloigner de moi, la seule image vraiment glaçante de la chanson
refuge : ce cri retenu, Hold my mouth to hold in a scream, que je ne compre-
nais pas.
Je savais mais refusais d’y voir autre chose qu’un mirage trop
lumineux pour être palpable, incompatible avec mes obscurités. Every
mirage I see is a mirage of you, lançait justement Smith dans une autre chan-
son – même album, même obsession, mais plus tardive, celle-ci.
Je préférais le rêver. A stranger lying next to me.
C’est vrai, il s’immisçait souvent dans mes rêves. Parfois tel qu’il
était de jour, d’autres fois métamorphosé par la nuit. Mais, toujours, je
le reconnaissais à la plénitude qui l’accompagnait, constance de sa
présence.
J’aurais dû les écouter, mes rêves, plutôt que de laisser ma raison
se fier aux incertitudes qui l’assaillaient, insidieuses, dès le réveil. Oui,
c’était un fait : près de lui, le corps se troublait, tout autant que dans les
songes qu’il peuplait. Et le corps aurait cédé si l’esprit – qui, lui, ne
savait céder qu’au doute – n’avait fait rempart, repoussant toute tenta-
tive trop marquée de sa part ; refusant d’entendre ce que son corps à lui
s’efforçait de dire au mien ; ou bien acceptant ses approches pour ce
qu’elles n’étaient pas, comme les élans d’une amitié qui ne pouvait en
être une.
Me reste un instant qui résiste à l’oubli, dont la saveur

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épiphanique est contaminée par l’amertume – un de ces moments figés
qu’on revit par procuration mémorielle, histoire de se faire du bien du
mal, c’est selon. Un intervalle hors-temps depuis la cabine télé-
phonique, sol crasseux, vitres poussiéreuses, dans laquelle je m’étais
calfeutrée, appelant je ne sais qui ni pourquoi, un soir où nous rent-
rions ensemble d’une virée en librairie. Lui s’était éloigné de quelques
pas, profil tourné vers l’avenue qui passait là.
On se connaissait depuis quelques semaines et, déjà, je reculais
devant les signes d’un désir qui ne demandait qu’à être entendu. Les
gestes attentionnés, maladroits, les livres prêtés échangés vivement
discutés, les bribes de poèmes jamais choisies au hasard, griffonnées sur
des coins de page déchirés qu’il glissait vers moi durant les longues
heures de cours assénés dans un silence par trop réel. Sans omettre tous
ces effleurements qui provoquaient légers battements de cœur et que
j’évitais de toucher de trop près, peur de m’y frotter. Près de lui, je m’in-
terdisais de penser à lui. Loin de lui, je faisais taire la voix qui
chuchotait que oui, il n’y avait pas à se tromper, A thousand voices whisper
it true. Tout en moi refusait d’y croire, optant d’instinct pour l’idée que
je ne méritais pas le monde qu’il m’offrait.
Que je ne le méritais pas, lui.
Pourtant, entre ces murs de verre, coupée du bruit des moteurs
et de l’air froid, je contemplai enfin cet inconnu qui n’en était plus un ;
celui qui tenait à m’accompagner partout où j’allais, et dont j’avais si
vite accepté l’omniprésence. Je le regardai et compris.
Pourquoi il était là. Et pourquoi il tenait tant à sa place. Next to
me. Tout près, si près qu’il suffisait d’oser. Si près que c’en était une
évidence. Qu’il suffisait de tendre un peu la main, sans trembler, pour
le toucher du doigt et faire en sorte que rêve et réalité s’assemblent. Et
que le geste que je m’apprêtais à faire marquerait le début d’une chose
si belle ou si terrible que c’en était presque douloureux.
À l’aune de cette révélation, le monde avait légèrement changé
Songe manqué

d’axe et la pensée d’un renouveau possible affleurait, fragile, à la surface


du réel. It tells me how it feels to be new. Des secondes durant lesquelles tout
devint soudain presque vivable.
J’ai failli oser. Me laisser porter par cet élan intime qui ne dura
pas plus de quelques secondes. Car une fois sortie de l’espace clos, ma
résolution bascula dans le flottement de l’illusion. Ce n’était qu’un rêve.
Toute lucidité s’était évaporée, pareille aux songes dont on veut s’em-
parer à pleines mains et qui retournent à la poussière dès l’instant où les
paupières se rouvrent.
C’est ainsi que j’oscillais, pensées élimées et flottantes. Et que lui
restait là. En attente. Et que je me perdais avec d’autres, fugaces et sans
saveur, me contentant d’une médiocrité que je me gardais bien de lui
confier, à lui qui avait pourtant dû deviner de quelle façon j’usais
certaines de mes nuits.
Mes doutes subsistaient, que son attitude incertaine ne cessait
d’entretenir. Alors je me répétais que son désir était une illusion d’op-
tique, que si j’agissais, tout serait perdu, lui avec. À d’autres moments,
je le tenais pour seul responsable, trop beau pour être vrai. Il ne pouvait
appartenir qu’au petit monde de mes rêveries, le seul dans lequel je ne
m’accordais aucune limite.
Le soir où il m’a embrassée, des mois plus tard, je faisais encore
la sourde oreille. Alors que tout venait d’être bouleversé, j’ai voulu
comprendre, obstinée. Savoir si c’était pour de vrai. If this is real I have to
see. Disposer de preuves concrètes qui éradiqueraient à jamais le doute.
Alors qu’il n’y avait rien à comprendre. Ni à prouver. Que c’était ainsi,
depuis le début. Que ce baiser, il aurait pu le commettre avant, des mois
plus tôt, et qu’il n’en aurait pas été différent. Et que seul mon acharne-
ment à le réfréner sans mot dire l’en avait dissuadé.
Cette fois, le corps ne le repoussa pas. Mais peut-être était-il déjà
trop tard. Et plutôt que d’accepter simplement ce qu’il m’offrait, mon
esprit joua les difficiles, persuadé qu’il n’avait agi ainsi que par désœu-

51
vrement, qu’il ne pouvait s’agir d’amour, qu’il ne valait pas mieux,
finalement, que d’autres. À croire que je voulais le voir capituler.
Ce qu’il fit, en me quittant – en me fuyant. Très vite. En l’espace
de quelques semaines. S’éloignant sans adieux véritables. Blessé par mes
doutes mes revirements mes mots tranchants.
Je n’avais pas encore été confrontée au transitoire. À l’idée que
tout passe se corrompt ; qu’on a beau s’efforcer de rattraper les choses
en songe, rien n’y fait. J’avais cru sa présence éternelle. Sans me douter
qu’il ne tarderait pas à devenir un fantôme de plus.
Ce que les voix chuchotantes de Kyoto Song avaient oublié de me
dire.
Kyoto Song, chanson dont le sens allait s’effriter, me condamnant
à rester sur une unique bribe que je comprenais enfin - to hold in a scream :
cri que je ravalais, inarticulé, tout autant que ce que j’avais manqué.

Source / Bande-son
Kyoto Song
The Blood
(Robert Smith & The Cure, The Head on the Door)
Guillaume Attal

Un livre d’hiver
(extrait)

– Il fait toujours bon vivre quand il fait beau ! Elle l’écoutait en


souriant car elle savait que pour lui il faisait toujours bon vivre et que
cet enthousiasme s’appliquait à chaque situation. Il faisait bon être avec
lui.
Ils marchaient dans le jardin, plein du bruit des enfants après
l’école. Ils formaient un couple, un élément en parfaite osmose avec la
vie qui les entourait. Ils étaient à leur place.
– J’aime être avec toi, dit-elle en lui souriant.
– Moi aussi, répondit-il, confiant dans leur bonheur, avare de
paroles qui pourraient venir tout gâcher. Ils s’assirent sur un banc dans
les bras l’un de l’autre, mollement agrippés à cette douceur qu’ils
partageaient quand ils étaient ensemble. Le soleil se coucherait ce soir
et les laisserait une fois de plus mourir un peu, envahis de chaleur et de
rêves vécus chaque jour.

53
– Tu me manques.
– Toi aussi.
– Je pense à toi tous les jours. Et quand je réalise que c’est
impossible que j’te voie ça m’rend fou. J’ai envie de prendre l’avion et
d’te r’joindre.
– Mais je rentre dans un mois ! C’est rien !
– C’est trop long. Mais si ça te fait plaisir de pas être avec moi…
– Soit pas bête !
– J’suis bête si j’veux.
– Ben moi aussi.
– Nan, toi t’as pas l’droit.
– Si j’ai l’droit.
– Nan. Tu me manques.

Elle avait peur de le revoir. Elle avait beau savoir de tout son
cœur qu’elle l’aimait, deux mois d’absence l’avaient déshabituée à sa
présence physique. Elle attendait sa valise et fut un peu surprise de
trembler en la prenant. Elle passa la douane et se retrouva face à la foule.
Elle le chercha un instant et le vit, souriant. Les larmes lui montèrent
aux yeux et elle s’avança, doucement. Lui aussi. Ils s’enlacèrent lente-
ment et commencèrent à s’embrasser. Le désir ne cessait de monter,
leurs baisers n’en finissaient pas. Il commença à lui toucher les fesses, à
la caresser. Elle le repoussa un peu en le regardant, de la joie plein le
visage. Une fois dans le bus pour retourner en ville, ils commencèrent
par s’embrasser, puis se touchèrent. Il défit sa braguette, elle commença
à le branler, lui faisait pareil. Elle se mit sur ses genoux et commença à
faire l’amour avec lui. La route était calme et dégagée. Elle les menait,
ensemble, vers un lit de nuages ou de braises.
Un livre d’hiver

– Tu me manques beaucoup.
– Toi aussi. Mais y’a le téléphone !
– Et la branlette.
– Pardon ?
– Rien, j’suis juste un peu fatigué.
– Qu’est-ce qui y’a ? Dis-moi.
– Rien. Juste une journée d’merde. Y fait gris, t’es pas là. Tout
m’fait chier. J’ai envie d’prendre un cachet ou d’la bière et dormir.
– Ça sert à rien.
– Qu’est-ce t’en sais ?
– Tu peux faire autre chose. Va t’balader, ça t’fera du bien.
– La bière aussi.
– Ouais, mais les ballades c’est mieux.
– Tu sais c’que j’en pense.
– Quoi ?
– J’préfère la bière.
– T’es con.
– Non, juste fatigué. Ça va toi ?
– Oui oui, j’m’ennuie un peu, c’est tout. Le soleil, la plage et rien
à faire.
– Ici c’est pareil, mais sans le soleil et la plage. J’ai bientôt plus
de crédit. J’te laisse. Bisous
– Bisous. À bientôt.

L’aéroport était pratiquement vide à cette heure-ci. Les quelques


personnes qui étaient là se trouvaient toutes devant la porte des arrivées.
L’avion venait juste d’atterrir. Il avait le temps de sortir fumer une ciga-
rette. Il grelottait mais savait que ce n’était pas à cause du froid. Dans
quelques instants elle serait là. Il pourrait la toucher, la sentir, l’em-
brasser. Il avait envie de pleurer. Il jeta sa cigarette et rejoignit le trou-

55
peau. Il faisait attention de ne rien laisser transparaître de son état. Les
portes s’ouvrirent. Ce n’était qu’un technicien. Puis ce fut l’équipage, et
bientôt, un flux lent et régulier de passagers. Soudain, une chevelure
blonde, une tête qui tourne à droite, leurs regards qui se croisent, deux
sourires…

– Tu veux qu’je vienne te chercher ?


– Non, j’arrive super tard. J’prendrai un taxi.
– Pour chez moi ?
– Non, chez moi.
– J’viens te chercher.
– J’te jure, c’est vraiment pas la peine.
– Ça m’fait plaisir.

Elle se réveilla dans ses bras, il faisait jour et la lumière entrait


dans la chambre à travers les rideaux. Elle se leva en faisant attention de
ne pas le réveiller.
– Qu’est-ce que tu fais ? dit-il les yeux fermés en s’étirant dans
le lit.
– J’vais faire du café.
– Viens là.
Elle s’approcha. Il l’attrapa par les fesses et la serra contre lui en
inspirant. Puis il expira lentement, profondément.
– Allez, arrête tes conneries. J’vais faire du café. Elle se libéra de
l’étreinte et ouvrit les rideaux. Il se retourna dans le lit en grognant. Elle
se sentait bien, il était là, avec elle. Rien d’autre n’avait d’importance.
La machine à café était à sa place. Elle aussi.
– Et mes jambes, tu les aimes mes jambes ?
– Oui oui. T’as pas vu mes cigarettes ?
Un livre d’hiver

– Tu m’as beaucoup manqué.


Ils étaient nus et enlacés dans un lit. Ils venaient de faire l’amour
pour la troisième fois.
– Mais on s’est appelé tous les jours.
– Je sais, c’était pire.
– T’aurais préféré qu’on s’appelle pas.
– J’aurais préféré être avec toi.
Il embrassa ses cheveux et elle lui rendit son baiser sur le torse. Il
se tordit pour attraper une cigarette sans troubler leur bien être. Il l’al-
luma. La pluie battait contre les carreaux et la lumière artificielle de la
rue dessinait des ombres au plafond.
– Tu fumes trop.
Il ne répondit pas. Tant qu’il était avec elle, il se foutait du reste.
Il se foutait de la mort, du chômage, de la faim dans le monde. Son
monde se limitait à elle, ou plutôt à eux. Il fit un rond avec la fumée qui
s’éloigna lentement en s’élargissant. Tout était lenteur et mollesse,
tendresse et bien être. Cela ne devait jamais cesser, et pourtant, il savait
qu’arriverait un jour où tout cela serait perdu à jamais. Il écrasa son
mégot et la serra contre lui. Il aurait voulu pleurer dans ses bras. Sa
main descendit doucement vers son sexe. Il commença à la caresser. Elle
se mit à respirer en rythme.
– Je t’aime, lui susurra-t-elle à l’oreille avant de tressaillir en
enfonçant ses ongles dans son dos.
Tout serait perdu un jour, mais chacun de ces instants est éter-
nel.

Il ouvrit les rideaux, inspira doucement sur sa cigarette, baissa


son bras en avalant la fumée, leva l’autre bras qui portait le café, un
oiseau passa par la fenêtre, puis se mit à survoler la Seine. Il volait dans
le froid de l’hiver, vers son nid. La rue grondait de mille tonnerre, les

57
gens ne se voyaient plus tant ils étaient nombreux.
Il s’éloigna de la fenêtre et décida de sortir et d’aller voir ce qu’il
y avait à Beaubourg. Il s’assit pour terminer sa cigarette.

La vie leur souriait. Ils étaient bien ensemble et rien d’autre


n’avait d’importance. Elle lui prit la main. Sa main à elle était froide.
Elle tressaillit. Il tourna lentement la tête, souriant. Il la prit dans ses
bras. Il se sent bien. Elle aussi, mais elle a quand même presque envie
de pleurer.
– On fait quoi aujourd’hui ?
– Rien
– C’est parfait.
C’est tellement agréable d’être amoureux. Je m’souviens de
journées entières passées dans le bonheur le plus parfait juste parce
qu’elle était là. Il ne me fallait rien de plus. Je la regarde, elle me sourit,
et je sais qu’il ne me faut rien de plus.

Il rentrait chez lui. Il était tellement déchiré qu’il ne savait plus


s’il était bien ou pas. Tout ce qu’il savait c’était qu’il était temps d’aller
se coucher, qu’il avait poussé son corps et son esprit à leurs limites et
que maintenant une bonne douche et au lit. Il penserait à ce qu’il avait
fait demain. Il ne pouvait plus. Il aurait voulu encore. Il marchait dans
un monde brouillé par la drogue et la fatigue. Il aimait ces moments où
rien de plus n’arrivait. Il n’en pouvait plus et donc se sentait plein.
L’hiver commençait bien.
Elle était dans son bain, les yeux mi-clos, respirant profondé-
ment. Elle avait besoin de ne penser à rien, et pourtant, les images du
moment qu’elle venait de partager la hantaient. Ses doigts qui se sont
introduits en elle avec un soupir, ses cris lâchés, son désir brûlant, elle
Un livre d’hiver

voulait oublier tout ça, passer à autre chose, mais dès qu’elle fermait les
yeux elle revoyait la scène qui repassait sans cesse. Elle sortit de la baig-
noire, se sécha, se regarda dans la glace et soupira. Elle alla s’allonger sur
le lit et voulut s’endormir là, ne plus penser. Ça n’marchait pas. Elle se
leva, s’habilla et se mit au travail, sans entrain, comme un fantôme.

La musique lui déchirait les oreilles et le café lui brûlait la gorge.


Il avait fini par mettre la coke sur la table et mettre du rhum dans le
café. Il n’avait pas fait l’amour depuis longtemps et cet enchevêtrement
de corps, de muqueuses et de sensations lui faisait vraiment perdre la
tête. Il ne savait plus du tout ce qu’il faisait.

Elle se sentait triste d’être désirée physiquement. Elle avait


toujours aimé qu’on l’aime pour autre chose. Elle se sentait objet. Elle
avait tant à lui dire, mais le désir pressant et la fougue des baisers et des
soupirs l’empêchait de le faire. Elle voulait que ce soit fini, et pourtant,
elle était bien, elle était même très bien.

Il se roula une cigarette et se fit une ligne pendant que l’eau


bouillait. Il prépara son café et se mit à lire en musique. Il sentait la
cocaïne qui lui coulait dans la gorge et elle commençait à pousser, à lui
faire oublier son mal de dos, à lui faire oublier tout ce qu’il y avait
autour de lui au profit de cette attention toute particulière qu’elle lui
apportait. Un état où tout va vite, est précis, où aucune émotion ne
vient troubler la concentration. Il lisait au maximum. Il vivait au maxi-
mum, et pourtant, il n’était engagé dans rien, légèrement en dehors. Il
survolait la vie. Il termina sa cigarette. Le soleil blanc de l’hiver
commençait à entrer dans sa chambre. Il ne le vit pas, comme une

59
colonne ne voit pas l’oiseau posé à son sommet.
La fenêtre était ouverte. Elle regardait tomber la pluie. Le ciel
bleu et la lumière aveuglante de l’hiver avaient laissé place à la pénom-
bre et au bruit des gouttes. Elle ne voulait rien faire d’autre. Elle ne
pensait pas, elle n’était pas là. Elle aurait voulu que ce soit toujours
ainsi. On sonne à la porte. Des filles qui vendent des journaux. Elle
retourne dans sa chambre, allume la radio.

– Allo ? Ouais c’est moi.


– Tu vas bien ?
– On fait aller.
– Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
– Tu sais pour l’autre jour…
– Oui, quoi ? Elle se sentait sale.
– Ben, j’voulais te dire merci, mais aussi, tu sais…
– Oui, je sais.
– Tu m’connais. J’suis pas plus sérieux que ça, enfin, tu vois c’que
j’veux dire.
– Ouais. T’inquiète pas, y’a pas d’soucis.
– Ok. Alors… à bientôt.
Elle se laissa tomber sur le canapé et resta immobile pendant une
bonne minute. Puis les idées revinrent, et enfin, elle passa un bon coup
de balai dans sa tête et se leva. Une fois debout, elle réalisa qu’elle ne
savait pas pourquoi elle s’était levée.

Je t’aime !

Je n’en peux plus du silence, se dit-elle, encore dans son salon,


Un livre d’hiver

perdue dans cette absence qui ne la quittait plus ces derniers jours. Elle
attendait que quelque chose la sorte de sa torpeur, ou plutôt quelqu’un.
Ça ne pouvait pas durer. Elle devait réagir. Ils avaient fait l’amour et
voilà tout. Il n’y a pas de quoi en faire un fromage. Elle l’avait déjà fait
avec d’autres et pourtant, jamais elle n’avait ressenti cela après pendant
si longtemps. Elle ne l’aimait pas, du moins pas comme ça, c’est peut-
être à cause de ça. Elle était triste, mais elle venait d’apercevoir la porte
de sortie. Elle mit son manteau et alla acheter des cigarettes.

Rentré chez lui, il se sentit sale et alla prendre une douche. Il


changea les draps, nu dans sa chambre, s’allongea sous les couvertures,
encore sonné du rapport qu’il venait d’avoir et relâché comme
quelqu’un qui a poussé son corps à la limite et s’accorde enfin un peu
de repos. Pourquoi passait-il sa vie à faire des choses qui l’amenaient au
seuil de la rupture ? Pourquoi toujours la même chose ? Sa vie lui
échappait complètement, et pourtant il s’en était sorti jusqu’ici. Cela
pourrait continuer éternellement. Faites que ce soit un peu plus court
se dit-il avant de prendre une profonde inspiration et de laisser le
sommeil l’envahir. Il était midi et la rue grouillait de bruits et de gens.

61
Anne-Marie Teysseire

Maruset

Août 1935 : au lieu-dit « La Verrerie », commune de Lalligié,


Ardèche, naît Maruset. Dans la clairière. Ceinte de bois, trouée de
marécages.
Le même soir, aux derniers répons des grenouilles, sa mère
meurt, emportant son histoire.

Décembre 1935 : les quatre sœurs de sa mère, habillées de


chagrins immémoriaux, s’éloignent dans le chemin qui passe dans le
bois, qui quitte la clairière.
L’enfant, déjà habité du vide, reste avec son père.

Ainsi se suivent les jours, entre soupirs et chagrins. Les tantes


viennent aider. Pensez, un homme seul. C’est malheureux à dire, mais
c’est le petit qui aurait dû…enfin.

63
On ravaude des vêtements, on rentre le foin, on sort les vaches,
on balaie au genêt le sol, on en chasse les poules.
On garde bien tenue la clairière, pour que le bois ne la mange
pas. On tient le bois en respect.
Chacun son domaine.
Dans ce cercle de terre, Maruset, autour des marécages, des
étangs, des parcelles de blé, de foins, des carrés de pommes de terre, suit
son père. Il est sans tristesse et sans joie. Le père fait ce qu’il doit faire.
Maruset colle à ses sabots.

Octobre 1942 : les tantes auxquelles la guerre ne fait pas oublier


leurs devoirs, tout habillées de noir, avec aux bras de lourds paniers,
viennent par le chemin qui passe par le bois.
Maruset doit aller à l’école.
On le lave, on l’habille. Il suit ses tantes sans savoir. Autour des
parcelles, puis dans le chemin qui quitte la clairière. Sans savoir.
Au sortir du bois, le voilà en enfer.

Juin 1948 : Maruset et son père, reviennent à la ferme par le


chemin du bois. Tous les deux ont le même pas lourd, mais Maruset a
le cœur gonflé de paix. Fini enfin le village, les enfants qui rient, qui le
frappent en riant. Les filles, les garçons, les adultes qui moquent son
visage d’idiot, sa pauvre langue mi-patois, mi-français embarrassée de
bêtise et de peur, et puis le maître, qui frappe à grands coups de canne,
cette tête où rien ne veut rentrer.
Il retrouve pour toujours son cercle de terre.
Le chemin du bois se referme derrière lui.

Les habits sombres des tantes apparaissent moins souvent. Elles


sont occupées ailleurs, dans d ‘autres villes, avec leurs familles.
Elles viennent aux grandes fêtes et en été. Puis seulement en été.
Maruset

Puis seulement quelquefois. Alors on lave, on frotte un peu de linge, on


chasse les poules de la cuisine, on mange ensemble, comme aux foins
quand un voisin d’au-delà de la clairière, vient donner un coup de main.
On remplit de vin le verre de Maruset. C’est un homme à présent. On
en rit... Pauvre garçon... C’est malheureux à dire... C’est lui qui aurait
dû... On rit de traiter en homme ce pauvre corps, habillé comme un
épouvantail, qui a le regard de biais, un sourire béat, et qui pue.
Les tantes, en été, le bousculent, le houspillent. Puis repartent
par le chemin après avoir tenté de rendre un semblant d’humanité à la
cuisine et aux chambres que le père, qui boit un peu, néglige.

Puis le père fait ce qu’il doit faire au jour le jour, et Maruset colle
à ses sabots.
Le soir, quand un peu de clarté s’attarde sur le cercle de terre
tout ceint de la noirceur des bois, Maruset sans rêve et sans angoisse,
entend les grenouilles chanter.

Septembre 1954 : sur le chemin qui passe par le bois, le père fait
une entrée pétaradante. Il a acheté une moto. Maruset, regard en biais,
se tient en retrait, excité et fébrile.
Désormais, c’est le crâne coiffé d’un Cromwell, que le père part
au village et en revient, le nécessaire tenant dans ses sacoches.
Le père fatigue un peu. Maruset sait bien les gestes de chaque
jour, pour ce qui concerne le cercle de terre et les bêtes qui cohabitent
avec eux.
Quand, le regard en dessous, il avance une main vers la jambe
d’une cousine venue les visiter, on l’arrête d’un ordre bref en patois.

Les ajoncs profitent des étangs, les genêts colonisent lentement


les bords de la clairière.
Et le soir sous la lampe jaune, aux chants des grenouilles,

65
Maruset et son père boivent du vin rouge.

Juillet 1964 : le père est à l’hôpital. Par le chemin du bois, débar-


quent tantes, cousins et cousines qui pestent de ne pouvoir amener leurs
voitures plus près. Leurs tailles se sont arrondies, ils ont un travail en
ville, un appartement dans un immeuble, et quelquefois des enfants en
faculté. Ils parlent des journaux télévisés et de De Gaulle.
Les trois tantes survivantes et les cousines frottent dans l’étang
des assiettes et des verres noirs de crasse et de tanin.
On s’installe au soleil sur l’herbe, après les foins, pour éviter la
cuisine désormais abandonnée aux poules et la chambre, unique à
présent pour eux deux, dont on aperçoit le grabat semblable à une niche
de chien.
Les cousins les plus jeunes ont amené un transistor et se
proposent en riant, d’amener Maruset au bal.
Maruset, le regard en biais, ricane, embarrassé de lui-même, et
agité de toute cette compagnie.
Les tantes soucieuses, parlent entre elles. Tout seul... C’est
malheureux à dire, mais c’est pas sa mère qui aurait dû... Enfin.
Quand l’ombre s’allonge, que le chemin du bois a absorbé enfin
la troupe bruyante, Maruset remplit son verre, son estomac et son
cœur, de vin rouge pendant que les grenouilles font leur tintamarre.
Il boit sous la lampe jaune, oublie les ordres paternels en patois,
et s’endort sur la table dans les coassements.

Mars 1966 : les tantes en noir sont réapparues sur le chemin et


Maruset, peigné, habillé
d’un costume donné par un oncle ou un cousin, les a suivies pour
enterrer son père.
Les carrés de pommes de terre sont envahis de mauvaises herbes,
l’étang près de la maison s’est couvert d’ajoncs et de roseaux qui l’ont
Maruset

asséché.
Un homme, de Riotord, vient souvent à la ferme. Il amène une
bouteille de vin rouge et Josiane, une clocharde obèse et hébétée.
Quand Maruset a bien bu, ils enfourchent la moto et entament
le tour de la clairière par les chemins défoncés qui font bondir, désor-
donnés, les appas de Josiane. Maruset a le regard de biais et Josiane, l’air
ravie.
L’homme de Riotord, observe l’étrange attelage pétaradant qui
prend le chemin du bois, puis il fouille dans les tiroirs.

Septembre 1966 : une tante se dévoue... Elle avait promis à sa


pauvre mère... Un pauvre bougre tout seul comme ça... Et amène
Maruset en ville.
Briqué, peigné, morigéné, sous la férule de la vieille, il découvre
la banlieue de Lyon.
Les premiers temps, ahuri, il se tient. Comme on dit...

Puis au mariage d’un cousin, le voilà ivre, tâtant les cuisses,


ricanant le regard en biais, puis se fâchant contre des interdits qu’il ne
reconnaît pas comme les ordres en patois de son père.
Il fugue en zigzaguant …
Ça n’est plus possible. On le ramène à la clairière, aux
grenouilles, à la crasse.

L’homme de Riotord est toujours là. On boit, on roule sous la


table avec les poules, dans les ornières avec Josiane.
Les meubles disparaissent, les outils et même le bouc.
Au village, on sait. Les hommes rigolent. Les femmes s’indignent
un peu... Pauvre bougre, enfin... C’est comme ça.
Les bois gagnent la clairière.

67
Décembre 1967 : avec l’homme de Riotord, vient un employé
des Eaux et forêts. Il ne prend pas la peine de rentrer dans la ferme. Il
mesure, il arpente.
Maruset est ivre-mort. L’homme de Riotord repart avec la moto.
Maruset reste seul dans les ombres qui arrivent.

Janvier 1968 : l’homme de Riotord prévient la mairie qu’il a


trouvé Maruset, mort sous la lampe. Aussi noir que le sol, que sa niche,
que son feu éteint depuis longtemps.

Février 1968 : deux tantes habillées de sombre, sont allées au


cimetière mais n’ont pas emprunté le chemin qui va à la clairière.

Dans la clairière, on plante très serrés des petits sapins noirs,


chacun entouré d’un grillage.
Denis Sigur

Génération
spontanée

J’ai fait un créneau minable. J’ai du m’y reprendre à plusieurs


reprises pour coincer ma Twingo entre deux voitures de livraison, quand
Jacques aurait casé sans problème son Voyager dernier modèle. Le
stress, sans doute. Ce rendez-vous avec Sarah ne me disait rien qui
vaille. Nos relations mère-fille s’étaient construites sur les bases du
conflit permanent et il n’y avait aucune raison pour que les choses
changent aujourd’hui.
Je jetai un rapide coup d’œil dans le rétroviseur pour vérifier que
le fond de teint de ce matin dissimulait encore les pattes d’oie au coin
des yeux que j’avais tant de mal à accepter. Premiers cheveux blancs,
premières rides ; les marques du temps me déprimaient. Et ce n’était pas
les gentilles remarques de mon mari, affirmant que tout cela bonifiait
mon charme naturel, qui pouvaient me rassurer. Jacques n’était pas
objectif ; il vivait dans la négation. En secret, je le surnommais
Monsieur Tout Va Bien.
Je coupai le contact, sortis de la voiture et me dirigeai vers Chez

69
Albert, le café faisant face au lycée où je pris place en terrasse. Encore
quelques minutes de répit et Sarah surgirait au milieu de la horde des
lycéens vomis par les grilles grandes ouvertes de l’Institut Saint-Joseph.
Le genre d’établissement pour gosses de riches en butte à l’obtention de
diplômes. Des études au coût exorbitant, un internat pour mauvais
jeunes gens de bonnes familles, le tout baignant dans une éthique
catholico-bourgeoise insupportable et bien loin de mes principes. Mais
bon, Sarah avait eu la chance d’être acceptée là après un départ fracas-
sant du public, alors autant ne pas faire la fine bouche.
Elle m’avait appelée la veille, juste après que j’ai couché les
petites. Jacques n’était pas encore rentré du bureau.
– Allô, Margie ?
– Bonsoir Sarah.
Voilà bien longtemps que le terme « maman » était rayé de notre
lexique de communication. Je trouvais cela ridicule, mais Sarah y tenait
et j’avais fini par céder à son caprice.
– Comment vas-tu Margie ? dit-elle d’un ton enjoué. Le genre
d’artifice qu’elle utilisait toujours pour se faire pardonner quelque
chose ou annoncer l’imminence d’une catastrophe.
– Tu ne pourrais pas m’appeler Marguerite, comme tout le
monde ? dis-je en soupirant.
– Oh ! Écoute… Tu sais bien que je trouve ce prénom vieillot et
ridicule. Si j’avais eu à choisir…
Je ne la laissai pas continuer. Ce discours-là, je l’avais entendu
mille fois.
– Qu’est-ce qui t’arrive Sarah ? Tu t’es fait virer ? Tu as besoin
d’argent ?
Elle prit sa voix de petite fille navrée :
– Pourquoi es-tu aussi agressive avec moi ?
– Oh ! Je ne sais pas, Sarah. Sans doute parce que ça fait trois
mois que tu es à Saint-Joseph et que depuis tout ce temps tu n’as pas
Génération spontanée

daigné une seule fois passer un coup de fil pour prendre des nouvelles
des petites, ou de moi…
Il y eut un léger silence à l’autre bout du fil.
– J’ai été très occupée, Margie. Il y avait les premières sessions
d’examen à préparer…
– Tu es bien sérieuse à présent, dis-je pleine d’ironie. Aurais-tu
accepté de grandir un peu ?
Elle ignora ma remarque.
– Margie, il faut qu’on parle. J’ai un truc à te dire…
– Nous y voilà ! dis-je en m’effondrant sur le canapé du salon.
Vas-y ! Annonce la couleur ; je suis assise…
– Non, pas au téléphone… Je préfère qu’on se voie.
– Hou ! C’est vraiment grave, alors ? continuai-je sur le même
ton plein de fiel. D’où m’appelles-tu ? Du commissariat ? Tu sais que
tu n’as droit qu’à un coup de fil. Il aurait mieux valu que tu appelles un
avocat peut-être ?
Sa voix se fit lasse.
– Margie, s’il te plaît !
– Ok, dis-je en baissant les armes. Où et quand ?
C’était suffisant pour qu’elle reprenne aussitôt ce ton enjoué et
superficiel qui m’avait toujours insupporté.
– J’avais pensé qu’on pourrait se retrouver demain midi, à la
sortie des cours. On mangera ensemble et je te raconterai tout…
– Tout ? J’espère au moins que je serai rentrée à temps pour
récupérer Jeanne et Sophie à la sortie de l’école…
À nouveau, elle éluda ma remarque.
– Demain midi, alors ? C’est moi qui t’invite. Si, si ! J’y tiens.
Embrasse les filles pour moi.
– C’est ça ; je les embrasserai…
Elle avait déjà raccroché.
Voilà comment, après avoir repassé la chemise quotidienne de

71
Jacques et conduit les jumelles à la maternelle, j’avais parcouru les
cinquante kilomètres qui maintenaient une distance polie entre Sarah
et moi.
Je sentais une boule au creux de mon estomac. Pourquoi diable
n’avions-nous jamais pu nous entendre, elle et moi ? Question de
générations ? Peut-être. Trop de différences de caractère ? Sans doute.
J’avais beau chercher, je ne trouvais rien de moi en Sarah. Mise à part la
ressemblance physique, nous n’avions rien en commun. Et encore,
même dans ce domaine je me devais d’apporter quelques nuances.
Certains traits du visage trahissaient la filiation. Mais alors que Sarah
se pavanait dans un corps d’adolescente aux lignes parfaites, les années,
l’abdication face aux turpitudes du quotidien, avaient déposé leur limon
sur mes cuisses et mes hanches. Si bien que lorsque je croisais ma
silhouette dans le reflet d’une vitrine de magasin, j’avais le sentiment de
me trouver nez à nez avec la réplique vivante d’une allégorie néolithique
de la fertilité. « La maternité m’a tuer ! » aurais-je pu écrire sur le mur
de mes lamentations.
Le serveur vint prendre commande. Je lui demandai un Coca
Light quand la sonnerie du lycée retentit. Dans les secondes qui
suivirent, il ne se passa rien. Puis, soudain, surgissant de toutes les issues
du bâtiment, une cohorte de fourmis humaines se répandit dans la
cour, convergeant vers la sortie dans un exubérant brouhaha.
Je la repérai immédiatement au milieu d’un groupe de lycéennes
avec lesquelles elle échangeait joyeusement. Une fois l’avenue traversée,
elle les quitta pour se diriger vers notre lieu de rendez-vous. L’instant
d’après, elle se tenait debout devant moi. Cheveux teints en orange,
vêtue d’un tee-shirt vert amande laissant voir son nombril, jean taille
basse hyper moulant et ballerines assorties à son tee-shirt, elle me souri-
ait avec cet air de dire : « Alors, comment me trouves-tu ? » que je lui
connaissais si bien.
Je me levai pour l’embrasser en lissant distraitement les plis de
Génération spontanée

mon tailleur gris souris.


– Tu as encore grossi, non ? demanda-t-elle en me tendant la
joue.
– Je ne sais pas, dis-je en me rasseyant. Ça fait longtemps que j’ai
renoncé à monter sur la balance. C’est pour me poser ce genre de ques-
tions que tu m’as fait venir ?
Voilà. Les hostilités étaient lancées. C’était plus fort que nous.
L’agression était devenue notre unique moyen de communication.
– Oh, écoute Margie ! Je disais simplement cela parce que je
m’inquiète pour toi. Mais si tu le prends mal... dit-elle en fourrageant
dans son sac en toile recyclée de l’US Army pour en extraire un paquet
de cigarettes.
C’est alors que je remarquai l’éclat d’un rayon de soleil sur sa
narine gauche.
– Oh, non ! Je n’y crois pas ! m’exclamai-je. Ne me dis pas que
tu t’es fait faire un piercing ! Tu tiens vraiment à te faire renvoyer aussi
de ce bahut ?
Un sourire narquois se dessina au coin de ses lèvres.
– T’inquiète, c’est un faux. Il est juste collé. Mais avoue que ça
me va plutôt bien non ?
– Ce n’est pas la question, Sarah ! Je dis simplement que tu
devrais arrêter ces enfantillages : ton accoutrement, la couleur de tes
cheveux, et maintenant ce diamant dans le nez... C’est... C’est...
J’étais au bord de l’exaspération.
– Mais puisque c’est un faux, je te dis ! s’emporta-t-elle à son
tour. Et puis je te signale que tu es tout de même plutôt mal placée
pour me faire ce genre de remarque. Je te rappelle que jusqu’à preuve du
contraire, c’est toi qui a un énorme papillon multicolore tatoué au bas
du dos, non ?
La remarque m’irrita d’autant plus que j’étais dans l’impossibi-
lité de nier.

73
– Ça n’a rien à voir, tentai-je de me défendre. À part mon mari
et mes enfants, personne ne peut le voir. Et puis j’étais jeune quand je
l’ai fait…
– Jeune ! s’exclama-t-elle. Mais ma pauvre Margie, tu n’as jamais
été jeune, c’est bien ça ton problème !
– J’ai la tête sur les épaules, moi !
– Et un papillon dans le dos…
– Ça ne vaut pas un diamant en toc au milieu de la figure !
Le ton était monté d’un cran sans que l’on y prenne vraiment
garde. Plusieurs clients assis non loin de là, commencèrent à nous jeter
des regards intrigués. Sarah s’en aperçut ; elle fronça les sourcils pour
me faire comprendre qu’on nous écoutait. J’eus soudain honte ; de moi,
de nous, de notre relation stérile.
– N’empêche... murmura-t-elle.
Il fallait toujours qu’elle ait le dernier mot.
– N’empêche quoi ? dis-je à voix basse. Si tu comptais que je te
félicite pour tes excentricités, hé bien, c’est raté. Maintenant, dis-moi
pourquoi tu m’as fait faire cinquante kilomètres. J’ai hâte de savoir à
quoi m’en tenir.
Le serveur apporta mon Coca Light. Sarah lui commanda la
même chose ; ce qui ne manqua pas de m’étonner.
– Tu as abandonné ton sacro-saint Tariquet ?
– Pour l’instant, oui, dit-elle en recrachant la première bouffée
de sa cigarette menthol.
– Au régime ?
– Disons momentanément à la diète, concéda-t-elle d’un air
mystérieux.
Malgré nos différends, il n’en fallait pas plus pour mettre en
alerte mon sens personnel des liens du sang.
– Tu es malade ? C’est ça ?
Elle leva la main en signe d’apaisement.
Génération spontanée

– Non ! Non ! Rassure-toi ; je vais bien. Simplement…


Elle marqua une pause, renversant sa longue chevelure rousse sur
le dossier de son siège, offrant son visage et son profond décolleté au
soleil printanier. Elle resta quelques secondes ainsi, muette et les yeux
clos, un exaspérant sourire de béatitude traversant son visage.
Je me sentais de plus en plus irritée par son attitude désinvolte,
ses airs de beauté épanouie et sûre d’elle. Je déplissai une nouvelle fois
ma jupe et arrangeai mon chignon. Puis, comme le serveur faisait une
nouvelle fois irruption pour apporter sa commande, je piochai une
cigarette dans le paquet laissé sur la table.
– Tu as recommencé à fumer ? s’étonna-t-elle.
– À l’instant, dis-je. Verrais-tu quoi que ce soit d’anormal à ce
que je suive ton exemple ? ajoutai-je ironiquement.
– Pas du tout, dit-elle en se redressant. Je suis sûre que cela te
ferait le plus grand bien de sortir de ton carcan de mère-au-foyer-
parfaite-et-irréprochable-envers-son-mari-et-ses-enfants…
– Laisse tomber ton couplet féministe, veux-tu ? la coupai-je. Et
dis-moi une bonne fois pour toutes, quelle stupéfiante nouvelle tu as à
m’annoncer.
D’un geste parfaitement simultané, nous avons écrasé nos ciga-
rettes dans le cendrier tout en nous défiant du regard. Ce fut elle qui
lâcha prise la première.
– J’ai rencontré quelqu’un, souffla-t-elle à demi voix en se lais-
sant aller contre le dossier de son fauteuil.
J’ouvris des yeux ronds comme des soucoupes.
– Et c’est pour me dire ça que tu m’as fait faire tout ce chemin ?
Non mais je rêve !
– Cette fois, ce n’est pas la même chose, dit Sarah d’une voix
presque suppliante.
J’avais de plus en plus de mal à garder le contrôle de mes nerfs.
Tout ce temps perdu, cette route que j’allais devoir affronter aux heures

75
de pointe, le ménage qui n’était même pas fait... Sans compter que je
n’avais aucune idée du repas que j’allais préparer ce soir. Et tout ça pour
que Sarah m’annonce qu’elle avait rencontré quelqu’un ! Tu parles d’une
nouvelle !
– Pas la même chose ? Bien sûr ! Mais tu dis ça à chaque fois, je
te signale. Et combien avons-nous vu de tes amoureux défiler à la
maison ? Combien ? Dis-le-moi, s’il te plaît, parce que là, moi, j’ai
perdu le compte…
– Cette fois, c’est du sérieux, insista-t-elle.
– Du sérieux ? m’emportai-je. Du sérieux comment ? Comme le
dernier, là, ce Wilburg ou Will quelque chose...
– Wilfried...
– Oui, si tu veux ; Wilfried. Peu importe. Lui aussi, c’était du
sérieux. Et tu nous l’as imposé dans notre maison de campagne pendant
la moitié des vacances de Pâques ! Un fainéant de trente ans, incapable
de lever le petit doigt pour donner un coup de main.
– Wilfried était peintre. C’est un artiste, Margie, soupira Sarah.
Les contingences matérielles, ce n’était pas son truc...
– Pas son truc ?! Mon cul, oui ! dis-je en chassant d’un geste de
la main le serveur venu nous apporter la carte du menu.
– Tu pourrais rester polie ! protesta mollement Sarah.
– Je parle comme je veux ! Et ce n’est pas toi qui vas me donner
des leçons, sifflai-je hors de moi. Parce que ton artiste de mes deux s’est
quand même tiré, ni vu ni connu, en embarquant l’ordinateur portable
de Jacques, je te signale ! Alors comme pur esprit éthéré, tu repasseras !
– C’est de l’histoire ancienne, soupira une nouvelle fois Sarah en
attendant que je me calme.
Ce que je tentai de faire en allumant une seconde cigarette.
– En tout cas, il est hors de question que tu amènes ton petit
copain à la maison avant d’être sûre que c’est le bon. Je n’ai pas envie
d’imposer aux filles une nouvelle expérience du type « gugusse qui se
Génération spontanée

trimballe à poil dans toute la baraque sous prétexte qu’il n’a pas été
fichu de trouver les serviettes de bain en sortant de la douche ». Elles
en parlaient encore deux mois après le départ de ton Wilfried.
– Je suis vraiment amoureuse, Margie, dit Sarah en appuyant sur
le « vraiment ».
– J’en suis ravie pour toi, répliquai-je sans masquer la pointe
d’ironie avec laquelle j’avais fait ce commentaire. Mais je ne cèderai pas.
Je ne veux pas voir le nouveau…
– Il s’appelle Jean-Baptiste ; et il a dix huit ans…
– Soit ! Je ne veux pas voir ton Jean-Baptiste chez moi, tout
majeur qu’il est, avant une période de probation.
– De combien ? hasarda Sarah.
– Bonne question, répondis-je du tac au tac. Vu que la durée
moyenne de tes relations amoureuses évolue entre un et six mois, je
pencherais pour un principe de précaution. Je tablerais sur un an.
– Impossible ! souffla Sarah qui sembla s’affaisser dans son
fauteuil.
Je connaissais suffisamment mon interlocutrice pour ne pas
tomber dans son piège grossier de Cosette abandonnée chez les
Ténardier.
– C’est à prendre ou à laisser, dis-je fermement.
– Un an ce n’est pas possible, dit-elle à nouveau.
– Et pourquoi donc ? lançai-je avec défi. Ton petit cœur n’est pas
assez grand pour tenir la distance ?
– Parce que je suis enceinte ! lâcha-t-elle en me regardant droit
dans les yeux.
Ce fut à mon tour de sombrer entre les accoudoirs de mon
fauteuil.
– Oh, mon Dieu ! Non ! Ce n’est pas possible ! Dis-moi que
c’est une blague...
Voyant que je vacillais sous le coup de la nouvelle, elle retrouva

77
soudain cet air de petite fille butée qui était le principe même de toutes
nos altercations.
– Il n’y a rien de plus sérieux. Je suis enceinte, Margie !
Je tentai de refaire surface en posant mes deux mains sur la table.
– Ok. Disons que c’est un accident. À ton âge, j’aurais cru qu’on
maîtrisait les techniques de contraception, mais bon... Je n’en suis plus
à une surprise près, venant de toi. Maintenant, il n’y a plus qu’à réparer
les dégâts...
Son signe de dénégation me coupa dans mon élan.
– Je veux garder cet enfant, dit-elle calmement.
– Le garder ?! Mais tu n’es pas sérieuse, là ?! As-tu pensé à la
réaction du lycée ? Et nous ? As-tu pensé à nous ? À moi ? À Jacques ?
Aux filles ? Comment crois-tu qu’elles vont encaisser la chose quand
tout ça va se savoir et qu’elles seront la risée de toute leur école ?
Sarah leva les yeux au ciel d’un air las.
– Il faut toujours que tu voies les choses de manière négative,
s’emporta-t-elle.
– Parce qu’il y a une autre manière de voir les choses, peut-être ?
Tu es complètement irresponsable, que veux-tu que je te dise ? Tu m’an-
nonces que tu es enceinte et je devrais réagir autrement ? Mais à quoi
t’attendais-tu ?
J’avais empoigné la table à deux mains pour ne pas hurler. Pas
suffisamment de toute évidence, à en juger par les regards des consom-
mateurs alentours à présent braqués sur nous.
– Je ne sais pas moi, dit Sarah d’un air ingénu qui finit de me
mettre hors de moi. Je pensais que la nouvelle te ferait plaisir. Et au lieu
de ça, tu es furieuse…
Je bondis de mon siège comme mue par un ressort. J’attrapai
mon sac à la volée et, après avoir jeté quelques pièces sur la table, je
quittai les lieux ulcérée en me frayant un passage entre les autres tables.
Puis, je me ravisai et fis demi-tour pour venir me planter devant Sarah.
– Hé bien oui ! Je suis furieuse ! hurlai-je sans plus de retenue.
Et j’ai sans doute quelque raison de l’être. Parce que je ne sais pas
comment tu réagirais à ma place, mais en ce qui me concerne, oui, que
ma mère, professeur de Lettres au lycée Saint-Joseph, vienne m’annon-
cer, à cinquante ans passés qu’elle est enceinte d’un de ses élèves, ça a le
don de me mettre en colère ! Désolée, Maman, mais parfois, je me
demande ce que j’ai bien pu faire au bon Dieu pour être ta fille !

79
Anita Fernandez

La dernière séance

20 rue Cassette. Je pousse la petite porte découpée dans l’im-


mense masse du vantail, ce n’est pas une petite porte, c’est une porte à
taille humaine, je le sais, mais je m’y arc-boute chaque fois comme si je
devais affronter la masse entière de l’entrée.
Il y a trois ans que, chaque jeudis, j’aborde cette cour patricienne.
Aujourd’hui, une fleur du lilas me jette un clin d’œil mauve.
Plaisir, je lui souris. La porte se referme dans mon dos. Je note, que
pour la quatrième fois, ce dernier jeudi du mois de mars, je ne bute pas
contre la barre de métal qui marque l’entrée, je n’ai plus besoin de
compter.
Je m’avance, le regard vers le ciel. Les pavés de la cour ne me
marquent aucune hostilité. Porte B, j’appuie sur le premier bouton face
à la plaque vieillissante du Docteur Cervelin. Ce geste ne me provoque
plus aucun battement de cœur, aucune crispation entre les côtes, un
geste ordinaire, ce qu’il y a derrière ne m’effraye plus. Peut être pour-
rais-je cesser ? À la pause d’été ? Il y a plusieurs jeudis que cette idée
m’effleure, mais je n’ose pas m’y arrêter. Dois-je en parler ? Ou bien est-

81
ce elle qui va me le suggérer ? Je tâte dans la poche arrière de mon jean,
les billets que vient de me cracher le distributeur de la Société Générale
à la sortie du métro. Je considère un instant l’économie que m’ap-
porterait la fin des séances, c’est une mauvaise pensée, interrompue par
le déclic de la porte d’entrée.
Je monte les deux étages, la moquette rouge est usée au centre de
chaque marche, une partie de cette usure m’appartient.
Madame Cervelin est penchée sur son bureau, les deux mains
posées à plat sur les pages de son agenda grand ouvert. Aujourd’hui,
exceptionnellement, il y a deux objets sur son bureau : son agenda et
une boite de Kleenex. Je n’y ai jamais vu un livre, un dossier, un carnet.
Je ne l’ai jamais vue prendre des notes ; elle doit le faire entre deux
rendez-vous. Elle lève la tête, pousse d’un doigt la mèche grise qui
descend sur ses lunettes :
– Nous avions rendez-vous ?
La question fige le mouvement que mon corps avait entamé vers
le fauteuil. Rendez-vous... Je jette un coup d’œil à ma montre, il est
exactement 13 heures 15; Il y a trois ans que je suis dans cette pièce
tous les jeudi, entre 13 heures 15 et 14 heures. Instant de panique, me
serais-je trompé de jour ? Comment est-ce possible ? À la vitesse d’une
course de neurones remontant le temps, je cherche à m’assurer de la
cohérence du défilement de la semaine : Dimanche, le rite du déjeuner
maternel. Lundi, arrivée Nicole, Roissy. Mardi, jour plein, mes 7 heures
de cours avec les terminales et hier soir, cinéma, hier, mercredi 29 mars.
– Nous sommes jeudi, docteur Cervelin…
– Très bien, allez-y.
Est-ce un piège ? Tente-t-elle de me faire vaciller ? Rien ne se lit
sur son visage, dans ce regard lointain qui oscille entre la réflexion
attentive et la douceur grand-maternelle. Je m’assieds dans le fauteuil,
baisse la tête vers mes genoux ; j’écoute le silence, c’est à moi qu’appar-
tient sa durée. Il me plaît, mais je ne le supporte que quelques minutes,
La dernière séance

j’ai besoin de parler, je suis là pour ça.


– Hier, mercredi…
Ridicule, pourquoi insister sur le jour, pour avoir raison ? Pour
lui faire remarquer que sa provocation ne m’a pas atteint, geste de fai-
blesse, geste de défense ?
– J’ai vu Temps Mort, un film coréen, gris…
Elle tourne une page griffonnée de son agenda, hésite, lui fait
faire un aller-retour, le ferme. Je crois lire un doute dans le regard qu’elle
lève sur moi. Elle murmure d’un ton à peine teinté d’interrogation :
– Un film coréen, gris...
Elle referme l’agenda. C’est alors que je le remarque : l’agenda de
ce matin est vert. Depuis le premier jeudi de janvier, l’agenda du
docteur Cervelin a une couverture grise. J’en suis sûr, sûr et certain ?
Oui, je déteste le vert, l’herbe humide, le collier de faux jade de Nadine,
le service de porcelaine que maman sort les jours de fêtes, d’ailleurs je
déteste les jours de fêtes…
– Quand je dis un film gris, je veux dire sans ouverture, figé,
temps arrêté.
Je fixe la tache verte de l’agenda sur le bureau. L’agenda des
premiers jeudi. Rappel de la torture des débuts. Fin de séance,
délivrance et perdition, les mains tachées de roux, glissent mon billet de
50 euros dans la couverture de son agenda vert. Mon regard ne s’est
élargi que plus tard. Tapisserie mauve, divan couvert d’un plaid râpé, la
fissure zigzag dans le stuc du plafond. Rien ne bouge. Elle m’attend, les
mains posées sur la couverture fanée de son agenda vert. Qu’est-ce que
je voulais dire ?
– Le cinéma... Temps Mort, un film lent, une histoire fermée, sans
passé, sans avenir. Une épreuve, je voulais voir si j’étais capable de
supporter un film autrement que pour repousser la solitude, que pour
oublier le chaos, autrement que pour faire passer les heures mauvaises.
J’ai pu m’oublier, moi...

83
J’ai souvent dit mes paniques furieuses qui me font quitter la
salle, bondissant hors des profondeurs pour me sauver de l’asphyxie.
– J’y suis resté jusqu’à la fin.
Silence, une porte au loin. Je quitte du regard son vieil agenda. Il
fait chaud, trop. Elle semble complètement absente, elle m’attends ou
elle a oublié que j’étais là ? Elle fixe un point de la tapisserie, au dessus
du divan.
– Je n’étais pas seul, avec Nicole. Nicole et son odeur de mure.
Sentir, ressentir. Les odeurs traversent, je ne sais pas me défendre, elles
me font entrer l’étranger, l’extérieur...
Le regard de madame Cervelin ne quitte pas la vague mauve de
la tapisserie.
– J’ai supporté, tous les troubles, le calme dramatique du film,
la présence de Nicole, l’odeur de confiture, je ne sais pas si j’aime, mais
j’étais avec, j’étais bien…
J’ai murmuré cette dernière phrase, elle ne peut pas ne pas l’avoir
saisie. C’est la première fois que je prononce ces mots ici. Sursis, rémis-
sion ou le bout de l’épreuve ?
Elle a bougé, grincement feutré de son siège. Elle m’a entendu,
elle va parler, il faut qu’elle dise quelque chose. Silence.
Je lève brusquement la tête. Elle se lève en prenant appuie sur son
agenda. Elle s’approche de la fenêtre, l’entrouvre, reste de dos. Je n’ai pas
pu saisir son regard. L’air de la cour monte, rumeur légère. Depuis que
ce bureau m’abrite du monde trois quarts d’heure par semaine, je ne l’ai
jamais vue quitter son siège. Qu’est-ce qu’elle veut me dire ? Elle se
retourne :
– Oui...
– Quelque chose ne va pas madame Cervelin ?
Elle me regarde comme si elle me découvrait :
– Je ne me souviens plus si nous avions rendez-vous...
Elle a dit ça dans un souffle en se déplaçant lentement. Elle frôle
La dernière séance

le fauteuil où je suis assis, va jusqu’au le divan derrière moi. Je l’entends


s’allonger.
Je ne sais pas ce que je dois faire. J’hésite, respire longuement l’air
tiède qui monte de la cour, une fois, deux fois, puis je me lève. Sans la
regarder, je contourne son bureau et ferme la fenêtre. Je me retourne :
La jupe relevée au-dessus des genoux, elle dort.
Il est 13h42, ma dernière séance n’aura duré qu’une demi-heure.
Je tire l’argent de ma poche, pose mon billet sur le vieil agenda vert.
En descendant les escaliers, je ne sais pas pourquoi je pense à
L’Arroseur Arrosé, la première séance payante du cinématographe.

85
Fabienne Lambard

Exorcisme

– Cécile, arrête de te trémousser comme ça.


– Oui, maman.
Cécile est gentille. Elle obéit à sa maman. Pourtant, ça lui
démange, là, dans sa culotte.
– Cécile ! hurle la maman. Ce que tu peux être pénible, à la fin !
– Mais je fais rien, gémit la petite fille.
– Hein- hein ! fait Aymeric en hochant la tête. T’arrêtes pas de
bouger comme ça.
Et il joint le geste à la parole en se secouant sur sa chaise comme
un forcené. Sa vilaine tête hilare barbouillée de chocolat brave le regard
de sa sœur aînée. Cécile détourne les yeux pour ne pas céder à la tenta-
tion de le gifler. Sale gosse ! À sept ans, il a tout de la teigne et en plus
sa mère lui donne le bon Dieu sans confession. La petite fille se concen-
tre sur le bol qu’elle est en train de boire. Le chocolat. Il est bon. Après,
je vais manger toutes mes tartines. Et ensuite je pourrai me lever. Et là...
– Eh bien, Cécile, tu ne dis pas bonjour à ton papa ?

87
– Euh... si, bafouille-t-elle en s’essuyant la bouche.
Mais au moment où elle se lève de table pour embrasser son
père, Aymeric est déjà agrippé comme un singe à ses bras. Il se laisse
murmurer des mots d’amour : « Mon grand », « Mon petit
bonhomme en paille »... Les yeux mourants de plaisir, il se love dans le
cou de ce papa si merveilleux et celui-ci doit faire de violents efforts
pour s’en dépêtrer. Du haut de son piédestal, Aymeric toise sa sœur,
qui, elle, ne récolte que « Bonjour, jeune fille... As-tu bien dormi ? » et
un baiser de convenance. « Bien sûr, que papa t’aime, ma chérie ! lui dit
souvent maman lorsqu’elle se plaint de sa froideur, mais tu es une
grande fille, maintenant. Tu ne vas pas te laisser bisouiller comme un
bébé toute ta vie... » Non, bien sûr, Cécile n’est plus un bébé ; elle a
neuf ans. Mais elle ne se souvient pas d’avoir jamais été « bisouillée »
comme dit maman. C’est vrai, Aymeric est né deux ans après elle, puis
Constantin trois ans plus tard... Ce gros bébé de Constantin qui a pris
la place d’Aymeric dans les bras de papa... Mais bon, il est mignon, au
moins ! Cécile soupire et va ranger son bol, son couteau et sa cuillère
dans le lave-vaisselle. Sa maman lui sourit, et la petite fille sort de la
cuisine le cœur plus léger : maman l’aime, c’est certain.
Cécile profite de la solitude de sa chambre pour se gratter enfin
à travers sa robe. Mmmmh ! C’est bon ! Mais ça gratte toujours. Ça lui
a pris dans la nuit : des picotements d’abord, pas désagréables ;
amusants, même... Mais l’idée de mettre la main là... Maman lui dit tout
le temps de ne pas toucher à ça. Même dans la douche, il faut passer très
vite le gant à cet endroit. Cécile ne voit vraiment pas pourquoi. C’est
sûrement parce que c’est de là que vient le pipi. C’est sale, le pipi !
Alors, pourquoi on ne le lave pas plus particulièrement ? Mais la petite
fille n’est pas contraignante : inutile d’insister pour la faire obéir. « Tu
es l’aînée, tu dois montrer l’exemple ». Elle est fière d’être l’aînée : c’est
elle qui a la chambre individuelle, maintenant. Avant, elle la partageait
avec Aymeric. Maintenant, c’est Constantin qui souffre du caractère
Exorcisme

impossible de son frère. Mais après tout, chacun son tour. Et puis il lui
arrive de défendre le petit au risque de se prendre une bonne claque.
Mais ce sont des risques que Cécile assume.
C’est bien joli, tout ça, mais ça gratte toujours. Assise sur son lit,
la petite fille recommence à s’agiter de droite à gauche, de gauche à
droite. Sans succès. Peut-être un moustique l’a-t-il piquée là sans qu’elle
s’en rende compte ? Quelle drôle d’idée ! Il serait complètement fou, ce
moustique ! C’est vraiment trop dégoûtant. Mais ça gratte tellement
qu’il doit y avoir quelque chose. Cécile est désemparée : si elle osait, elle
se gratterait à travers sa culotte. Mais si maman arrivait... Un jour,
quand elle était plus petite, elle avait essayé. Et pourtant, ça grattait
vraiment moins : elle avait dû mal s’essuyer en allant aux toilettes. Elle
avait passé sa main sous sa jupe, mais à peine avait-elle esquissé ce geste
que maman était apparue : « Qu’est-ce que c’est que ces façons, Cécile ?
Retire ta main tout de suite ! » La petite fille s’était exécutée comme par
peur de se brûler. Sa mère avait un regard si horrifié... Le même que
lorsqu’elle avait aperçu Amandine, une petite voisine habituée à venir
jouer à la maison, jambes écartées et se touchant sans ambages l’entre-
jambe. Cet air... Puis la phrase définitive qu’elle avait prononcée juste
après son départ : « Ma petite fille... » – généralement, quand ça
commençait par « Ma petite fille », ce n’était jamais bon signe. Ce qui
s’était vérifié : « Je ne veux plus voir cette petite vicieuse traîner par ici.
Il te faudra trouver une nouvelle amie. » Cécile avait eu si peur que l’in-
cident ne se reproduise qu’elle n’avait jamais insisté pour introduire une
autre camarade chez elle. « Vicieuse », un mot qu’elle entendait tout le
temps chez sa grand-mère maternelle, à se demander si ce n’était pas un
héritage familial. Millie, la chienne était « vicieuse ». La femme du
boucher aussi. Quant aux membres de la gent masculine, c’était « à
croire qu’ils avaient le vice dans la peau… » Vice, vicieux, vicieuse,
Cécile avait bien cherché dans le dictionnaire, mais ce n’était pas plus
clair pour autant. En tout cas, ce n’était pas beau. N’empêche, elle aurait

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fait n’importe quoi pour être un peu vicieuse : ça grattait tellement !
Une solution, se cacher derrière son lit. Comme ça, si maman arrivait,
elle aurait le temps de retirer la main sans se faire voir... Bonne idée !
Cécile s’assied dos à son lit, face à la fenêtre. Elle a le cœur qui
bat très fort car elle sait que ce qu’elle va faire est défendu. Ses jambes
tremblent un peu au moment où sa main remonte du genou vers la
cuisse. Elle y est presque. Elle sent une chaleur plus intense à mesure
qu’elle dirige ses doigts vers son centre. Encore un peu et elle y est : son
index a rencontré le coton de la culotte. Mais horreur ! C’est tout
mouillé ! Ce n’est pas possible, se désespère la petite fille. Je l’aurais
senti... Elle se précipite sur son lit qu’elle a fait en hâte avant d’aller
prendre son petit déjeuner. L’ouvre : rien ! Non, elle n’a pas fait pipi au
lit. Pourquoi sa culotte est-elle mouillée, alors ? Cécile a des doutes :
est-il possible de faire pipi dans sa culotte sans s’en rendre compte ?
Cela lui semble peu probable. Alors quoi ? La solution : se changer
dans les toilettes.
La petite fille, une petite culotte propre glissée dans la manche
comme un mouchoir, ouvre la porte de sa chambre avec précaution et
se glisse dans la salle de bains de l’étage qu’elle ferme au verrou. Elle
aurait dû commencer par là au lieu de tergiverser. Elle fait glisser l’ob-
jet du délit jusqu’à ses mollets et s’installe sur la lunette comme si elle
envisageait de donner des suites. Mais ce quelle aperçoit est terrifiant :
il y a quelque chose de noir sur son fond de culotte, quelque chose de
noir et brillant, un peu comme un têtard. Le cœur de la petite fille bat
à tout rompre en même temps que des sueurs glacées gouttèlent sur ses
tempes. Elle se rattrape in extremis au lavabo. D’un côté, elle appellerait
bien maman à l’aide, mais de l’autre, elle a peur. C’est peut-être ça,
« être vicieuse » ? Avoir un truc noir qui coule à la place du pipi. Parce
que ce n’est pas une bête. C’est liquide. Surmontant sa répugnance,
Cécile a touché du doigt le truc noir : c’est gluant comme de la bave et
finalement, c’est bordeaux foncé comme les merises qu’elle écrase pour
Exorcisme

faire de l’encre au fond du jardin. Sur ses cuisses, il y a de petits fila-


ments brunâtres qui se sont étalés lorsqu’elle a baissé sa culotte. Un peu
comme du sang, mais ce n’en est pas puisque c’est presque noir ! Cécile
ne sait plus quoi faire. Elle entend des pas qui montent l’escalier : bien-
tôt l’heure de l’école et elle n’est pas prête.
– Cécile, tu t’es lavé les dents ?
– Oui, maman, dit Cécile d’une voix si inaudible que maman
réitère sa question.
La petite fille répond avec force la seconde fois. Que va-t-elle
faire avec « ça » dans sa culotte à l’école ? Elle décide de faire disparaître
le tout dans sa poche. Elle trouvera bien un endroit où cacher son
forfait. Minutieusement, elle efface d’un doigt humecté de salive les
traînées marron sur ses jambes, de peur de laisser des traces coupables
sur le gant de toilette puis s’essuie méticuleusement avant d’enfiler la
culotte propre. Sur le papier toilette rose, s’étalent de petits morceaux
noirs gluants. Enfin, elle tire la chasse d’eau pour éviter tout soupçon.
Au bas de l’escalier, son père la regarde d’un air peu amène : cela fait une
heure qu’elle s’est barricadée dans la salle de bains et qu’il l’appelle en
vain. Vraiment ? Elle n’avait rien entendu. Elle s’excuse humblement
avant de mettre chaussures et manteau. On ne fait pas attendre l’école.
Un frère au bout de chaque bras, elle sort.
Sur le chemin, elle se sent fatiguée, presque malade. Mais
Aymeric la ramène à la vie d’un coup de pied bien senti dans le mollet
droit. Elle riposte d’une claque efficace et le moutard se met à pleurer
bruyamment, attirant l’opprobre des témoins.
En classe, les démangeaisons reprennent de plus belle, mais
maintenant qu’elle sait ce qu’il risque de se passer si elle se gratte, Cécile
se retient de toutes ses forces. Et parallèlement, le reste lui échappe : les
multiplications sont fausses, les conjugaisons bâclées et la cerise sur le
gâteau, c’est lorsque Mme Bossard l’appelle pour réciter la poésie. Rien
ne sort. Le trou noir. Noir comme la tache des toilettes. Le résultat est

91
sans appel : zéro ! C’est la première fois de sa vie d’écolière que Cécile
a un zéro. À un autre moment, elle aurait pleuré, supplié la maîtresse,
peut-être. Aujourd’hui, elle retourne s’asseoir à sa place, droite comme
un i, les jambes serrées pour éviter les insupportables démangeaisons.
À la récréation, on l’entoure : que lui est-il arrivé ? De bonnes âmes s’in-
quiètent des futures réactions de ses parents. Mais Cécile les fait taire
d’un regard et s’en va s’asseoir sous un platane. Puis sur la lunette des
WC de l’école où, d’ordinaire, elle a ordre de ne pas poser ses fesses.
Pour l’hygiène, lui dit-on. Mais aujourd’hui, l’hygiène, elle s’en fiche.
Elle voudrait que cesse cette histoire et que son corps soit propre
comme avant. Quand elle baisse sa culotte, victoire ! celle-ci est aussi
blanche que lorsqu’elle l’a mise le matin. Mais lorsqu’elle a le malheur
de s’essuyer, la malédiction revient, abondante et terrible. Je vais peut-
être mourir, se dit la petite fille qui ignore tout de la vie. Avec le papier
rêche, elle essuie, elle frotte, elle frictionne, elle s’étrille jusqu’à ce que
« ça » disparaisse. Son sexe est en feu, mais au moins le papier est enfin
sec, sa culotte sera propre et elle sera sauvée. Elle sort des toilettes l’air
haineux et conquérant à la fois : qu’on ne s’avise pas de lui casser les
pieds, comme dit papa.
La journée passe plus lentement, on dirait. Ses mauvaises notes
en poche, Cécile n’a pas peur. D’abord, elle n’en parlera pas ; pas plus
que du reste, d’ailleurs. Aymeric tente de lui faire un croche-pied, mais
pour une fois, c’est elle la plus rapide ; le geste est mesuré, impeccable.
Sous les yeux ébahis du petit Constantin, Aymeric vole littéralement
sur le trottoir et va s’écraser à un mètre. Cécile se rend compte qu’elle
l’a poussé un peu fort, tout de même. Tous trois reprennent leur route
direction la maison et le cadet ne moufte pas.
C’est le soir que l’angoisse reprend. Cécile en est sûre, main-
tenant : elle va mourir comme dans le film. C’est le diable qui lui sort
par là. L’histoire lui revient : la jeune fille, maintenue par sa mère et des
voisines se faisait exorciser ; elle poussait des cris stridents et crachait
Exorcisme

un jus noir qui s’écoulait de ses commissures distendues par la posses-


sion. Un jus épais, semblable à celui qui s’écoule d’elle. C’était chez ses
grands-parents, il y a longtemps.
– Tu vois, lui avait dit sa grand-mère, cette fille est possédée par
le démon. Il n’y a qu’une seule chose à faire : l’exorciser !
Elle avait dit ce dernier mot sur un ton menaçant et confidentiel
à la fois, comme si elle l’avertissait, elle, de ne pas se laisser tenter par le
Malin. « Exooorciseeer ! » chuchotait Grand-Mère en la considérant
de ses yeux froids comme des cailloux.
C’est ainsi que Cécile avait appris ce que ça voulait dire. Ou du
moins, ce qu’elle avait cru comprendre : en gros, on montrait le cruci-
fix à la fille en faisant des prières et celle-ci avait beau ruer, ahaner et se
tordre en tout sens, le diable sortait comme une diarrhée de sa bouche.
Mais ces cris, cette violence insupportable, restaient gravés dans l’esprit
de la petite fille comme dans la cire chaude. Elle se sentait à présent
marquée du sceau de l’infamie comme cette malheureuse qui appelait
sa mère en gémissant, le front contre le sol maculé, après la « céré-
monie ». Voilà où elle en était arrivée : le diable s’était emparée d’elle.
Pour quelle raison, elle l’ignorait. Pour avoir menti ? Désobéi ? Elle
avait beau chercher, elle ne voyait pas. Pour avoir corrigé Aymeric,
alors ? Ça... elle ne pouvait le nier. Légitime défense, mais violence tout
de même. Est-ce qu’on allait l’exorciser à son tour, alors ?
Le sommeil finit par la prendre, mais les rêves de la nuit sont
d’une extrême fureur. Elle se tourne et se retourne sans pouvoir se
reposer vraiment. Des gestes spasmodiques s’impriment sur son petit
corps et sa tête s’affole de part et d’autre comme sous l’emprise d’un
cauchemar.
Quand au petit matin elle se réveille, elle se sent douloureuse et
brisée. Son bas-ventre, surtout, la fait souffrir. Dans la clarté fragile de
ses volets clos, elle voit ses mains très sombres. Mais le plus gênant,
c’est que leur enveloppe de peau semble avoir rétréci pendant la nuit

93
tant elle a peine à les fermer. Lorsqu’elle allume la lumière, la vision de
ces mains souillées de brun est effrayante. Les lunes noires sous ses
ongles, en particulier. Que s’est-il passé ? Et cette douleur cuisante au
niveau de la culotte qui se rappelle à son bon souvenir... Soudain, elle
fait le lien entre ses mains brunes et la chose. Faute d’alternative, il lui
faut regarder. À cette heure-ci, pas de danger de se faire surprendre.
Après une vaine tentative sous la couverture, elle part, armée de sa
lampe de chevet, en expédition sous la chemise de nuit. Là, elle
comprend le pourquoi de la souffrance, le pourquoi des doigts sales :
elle s’est tant grattée durant la nuit que son ventre, son sexe saignent. Sa
chemise de nuit est tachée, ses draps aussi. Que va dire maman ? C’est
la première pensée qui lui vient, plus angoissante encore que cette vision
d’horreur, que cette sensation de brûlure. Aucun doute, Cécile est
habitée par le démon. C’est lui qui l’a poussée à se gratter à cet endroit,
c’est lui qui l’a incitée à taire ses mauvaises notes. Lui encore qui main-
tenant lui cherche des solutions pour se soustraire au regard maternel.
Assombrie par toutes ces pensées, la petite fille fait fonctionner ses
mains comme des pinces devant ses yeux. Elle les ouvre et les referme
pour sentir l’étroitesse de sa peau et relâche brusquement pour retrou-
ver celles d’avant. En même temps, elle contemple ses doigts rougeâtres
avec perplexité. Ils sont à la fois effrayants et magiques. Ses mains sont
celles d’une sorcière… Et cette sensation d’être une autre est effroyable-
ment délicieuse.
Une fois levée, la petite fille passe à l’offensive. Soudain, elle sait
ce qu’elle doit faire. Dans l’armoire, elle trouve des draps propres avec
lesquels elle recouvre le linge sali. Sa chemise de nuit valse sous la
commode, la culotte sanglante roulée à l’intérieur. Elle est nue, main-
tenant, la peau du pubis zébrée de griffures sauvages. Elle hésite avant
de ressortir la chemise de nuit, puis crache un peu dessus pour entamer
les travaux de nettoyage. Tout doit disparaître ! Cécile s’applique en
tirant la langue. Non seulement la tâche est ardue, mais elle a beau frot-
Exorcisme

ter, les écorchures restent gravées dans sa peau blanche. Et de plus –


mais c’est un peu secondaire – cela fait horriblement mal.
La petite fille est fière du résultat, mais elle répugne à mettre ses
doigts là, en bas. Elle sent que ça coule encore. Pourtant, prenant son
courage à deux mains, elle s’essuie vivement avec la chemise de nuit en
boule. Effectivement, ça coule toujours, mais rouge, cette fois. Ça
saigne : forcément puisqu’elle s’est grattée pendant son sommeil ! Au
moins, elle est soulagée que le noir de la veille ait disparu. Une fois les
plaies guéries, cela ne saignera plus. Voilà ! 7h30 : la chemise de nuit
retrouve sa place sous la commode, Cécile est vite rhabillée. Elle sourit,
maintenant : elle est débarrassée de la malédiction.
Quand elle descend, sa maman est encore seule dans la cuisine.
– Bonjour, ma chérie, tu as bien dormi ?
– Bonjour, maman. Oui, merci, fait Cécile feignant d’être encore
endormie.
La petite fille aide à mettre les bols et les couverts sur la table.
Elle est fière d’aider sa maman. Elle accomplit ces gestes rituels avec une
joie sincère, rien que pour le plaisir de la voir sourire.
– Qu’est-ce que tu as, Cécile ? l’interroge soudain sa mère. Tu es
toute pâlotte, ce matin…
– Rien, je t’assure, répond la petite fille en rougissant pour lui
donner tort.
– Fais voir un peu, poursuit l’inquisitrice d’un ton inquiet en
tentant de saisir le visage de sa fille entre le pouce et l’index.
– NON !
Le mot a fusé spontanément. La mère recule d’un pas. Jamais sa
fille ne lui a désobéi. Son visage est partagé entre la colère et l’incom-
préhension. Dans les yeux de Cécile, elle lit, certes, la crainte, mais aussi
le défi.
Choquée par sa propre réaction, la petite fille tente de se repren-
dre, mais la maman est désormais fermée. Elle ne dit plus « ma chérie »,

95
elle ne dit plus « pâlotte ». Elle crie. Elle menace. Elle fulmine. Cécile
baisse la tête. Elle aimerait pouvoir rembobiner la cassette au moment
où sa mère lui a demandé de montrer son visage et appuyer à nouveau
sur « lecture ». Là, elle serait en mesure d’affronter son regard. Le
temps a réparé les outrages de la nuit et elle est prête, maintenant. Mais
c’est trop tard. Sa mère la scrute comme une étrangère. Pire : une enne-
mie. Sa fille lui a dit « non », le mot interdit aux enfants.
Cécile danse d’un pied sur l’autre. Elle redoute la suite. Elle sait
que sa mère se plaindra d’elle auprès du père et qu’elle n’échappera pas
à la punition. Mais ce à quoi la petite veut échapper, c’est l’aveu. Et elle
protège farouchement son secret.
Soudain, la mère détourne les yeux. Elle est très contrariée, mais
Aymeric vient de faire son apparition, attiré par les cris. Conscient de
l’état de tension qui règne dans la pièce, il s’infiltre entre les
belligérantes comme un petit sauveur.
– Bonjour, ma petite maman, flûte-t-il d’une voix sucrée.
– Bonjour, mon petit ange, répond maman qui s’adoucit.
Assieds-toi vite, je te prépare ton lait…
« Mon petit ange »... Quel contraste avec ce regard haineux de
tout à l’heure, songe la petite fille. C’est lui l’ange, moi le démon. Moi
qui suis si douce, si raisonnable et lui, si égoïste et méchant. Certes,
« non » n’est pas le mot qui revient le plus souvent dans sa bouche ; lui,
c’est plutôt « oui, oui » et par derrière « compte là-dessus ! »... Tandis
que moi... Quel hypocrite ! Mais qui, à part moi, s’en est aperçu ?
Muette, Cécile laisse passer l’orage et ravale son chagrin. Elle
porte sur ceux qui l’entourent un regard sans concession, froid et clair-
voyant. Son petit déjeuner à peine achevé, elle s’éclipse sans un bruit
pendant que son petit frère, branché pour la journée, meuble de son
babil le silence oppressant de la cuisine.
Les pas de Cécile l’entraînent machinalement vers la salle de
bains. Sans réfléchir, elle pousse la porte puis verrouille derrière elle. Il
Exorcisme

lui semble vivre une scène familière. La seule différence d’avec la veille,
c’est qu’elle sait à présent ce qu’elle vient y trouver. L’effroi de sa décou-
verte matinale s’est mué en curiosité. Elle veut se rendre compte à quel
point elle a été mauvaise avec elle-même, combien elle s’est meurtrie.
Devant le grand miroir, elle soulève sa robe de jersey, mais le tissu, trop
ajusté à la taille, l’empêche d’agir. Qu’à cela ne tienne. Elle fait glisser la
fermeture éclair et la voilà en culotte face à son double. Sa première
pensée, à la vue de cette peau blanche marbrée de rouge, la renvoie, elle
ne sait pourquoi, au Martyre de Saint Sébastien, un tableau qu’elle a
adoré au Louvre. La tête de victime de Sébastien, auréolée de sainteté,
dressée vers les cieux comme pour implorer sa grâce... À moins que ce
ne soit pour le rendre témoin de son inutile sacrifice. Qui l’avait peint,
déjà ? Qu’importe ! Le martyre de Cécile lui semble un beau tableau.
Mais sainte, martyre, diablesse, que choisir ? Au hasard, elle le signe
d’un pied-de-nez et d’une langue longue et pointue au bout. Prends ça !
En attendant, sa culotte est à nouveau pleine de sang et il n’est pas ques-
tion d’aller en chercher une nouvelle. La petite fille saisit alors un gant
de toilette sec et le plie en quatre avant de le fourrer comme une couche
entre ses jambes. La voilà parée.
Fière de sa détermination, elle descend sans émoi l’escalier. Sa
mère, qui aide ses frères à s’habiller, la dévisage de loin, plus craintive
que fâchée. Par chance, le père n’est pas encore descendu : pas d’orage
en vue.
C’est à l’école que tout arrive. La matinée passe sans problème.
Mais à l’heure du déjeuner, ça se gâte. Cécile entend des rires étouffés
derrière son dos. On pouffe, on s’esclaffe... Même Vanessa, sa meilleure
amie du moment, semble prendre part à ces quolibets. C’est d’ailleurs
elle qui vient lui taper sur l’épaule :
– Dis donc, tu as l’œuf ? interroge cette dernière sous les yeux
étonnés de la petite fille.
« Tu as l’œuf » ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

97
– Ben... ouais, dit Cécile qui ne veut pas paraître stupide.
Vanessa écarquille les yeux comme des piscines : elle n’en croit
pas ses oreilles. Sa copine a l’œuf et elle en est fière ! Rouge de honte
pour Cécile et d’excitation malsaine pour elle-même, elle fait volte-face
et rejoint les autres en courant. Là, pia-pia-pia et rires forcés fusent
derrière la pauvre Cécile. Décidément, ce n’est pas sa journée ! Pour
échapper aux médisances et pour vérifier son petit bazar, elle se dirige
vers les toilettes. Ça devient une manie, chez elle !
Évidemment, on se doute du problème : le gant n’est pas resté
sagement en place. Il est bien dans la culotte, mais tout de travers. Et le
drame, c’est que la robe est tachée. Une belle tache marron, même. C’est
là que Cécile comprend l’expression de son amie. On l’a soupçonnée...
Non, c’est trop terrible. On a cru qu’elle s’était fait dessus ! Les larmes
montent aux yeux de la petite fille. D’abord elle a eu peur, puis mal. Et
maintenant, tout le monde se moque d’elle alors qu’elle n’y est pour
rien. Assise sur la faïence, elle libère tout son chagrin d’un coup. Assez !
Elle ferait n’importe quoi pour que cette histoire s’arrête. Elle envisage
une prière, mais l’incongruité du lieu l’en empêche. « Dieu est
partout », lui dit sa grand-mère. S’il est partout, c’est qu’il sait déjà tout
ça, alors ! Et il ne fait rien ? Les sanglots d’impuissance redoublent.
Cécile voudrait mourir. En attendant, elle ne veut plus sortir. De l’autre
côté de la porte, les maîtresses ont beau tambouriner, menacer d’enfon-
cer la porte, Cécile ne répond à aucune injonction. Elle reste assise avec
son désespoir, la culotte sur les chevilles.
À la fin, c’est le gardien de l’école qui démonte le loquet. Les
maîtresses, d’abord excédées, sont très inquiètes de ce qu’elle vont
découvrir. On emporte la petite fille à l’infirmerie dans une couverture.
Mme Pasquet, l’infirmière, reste seule avec elle. Cécile aimerait bien lui
répondre parce qu’elle est plutôt gentille, madame Pasquet. Mais par
où commencer ? Par le liquide noir ou par l’exorcisme ? Les
démangeaisons, ou le sang qui coule entre ses jambes ? Elle ne sait pas,
Exorcisme

alors elle se tait. Madame Pasquet lui prend la main et lui pose des
questions. De drôles de questions, en fait, qui parlent de messieurs.
Cécile n’y comprend rien du tout. Elle ne voit pas le rapport, surtout.
Madame Pasquet lui sourit et lui dit que le médecin scolaire va venir
l’examiner et qu’il va la soigner. Qu’elle pourra tout lui dire, à lui. Ça la
rassure : elle se dit que bientôt elle sera guérie.
Quand le médecin repart, après moult conciliabules avec les
enseignantes, Cécile est bien avancée : il paraît qu’elle est « devenue une
jeune fille » ! Mais elle ne voit pas ce qui a changé. Si : à partir de main-
tenant, elle verra son sang couler chaque mois. C’est le docteur qui le
lui a expliqué. Il lui a aussi parlé de la « reproduction » ; comment on
fait les bébés, en fait. Mais ça n’a rien à voir avec ce que Grand-Mère lui
avait dit. Finalement, c’est moins compliqué, comme ça. Maman arrive
tout essoufflée. La directrice la retient à la porte avec l’infirmière. Elle
entend sa mère dire : « Aïe, aïe, aïe ! » et « un peu tôt, tout de même »...
Mais ce qui compte, c’est qu’elle ne lui en veuille plus de ce matin : elle
lui sourit de loin. Quand elle s’approche enfin, c’est pour l’embrasser.
Pas excessivement tendre, le baiser : un baiser de connivence. C’est peut-
être « un peu tôt », mais sa maman semble fière d’elle.
Sur le chemin, celle-ci se met en devoir de tout lui expliquer,
« parce qu’il est temps, maintenant ». La petite fille, devenue « jeune »
ne lui dit pas que le médecin lui a déjà tout raconté. Elle écoute sa
maman de toutes ses oreilles, reconnaissante de recevoir tant de solli-
citude. Pour clore son discours très édulcoré sur les « bonheurs de la
vie », la mère s’arrête en pleine rue et, soudain blême, serre violemment
le bras de sa fille : « Promets-moi, lui dit-elle d’un ton anxieux, qu’à
partir de maintenant... tu ne joueras plus avec des garçons... »
Cécile ne voit pas le lien, mais elle promet sans la moindre hési-
tation. C’est finalement très bien, d’être une « jeune fille » : désormais,
elle ne s’occupera plus du tout de ses petits frères.

99
Pierre Favory

Les carnets
du doute

Les matinées sont lumineuses, à cinquante ans j’aimerais


qu’elles le soient toutes ! Je déjeune sur le coin de mon bureau, une
grande théière, un fruit, du pain – le pain grillé n’est pas meilleur
qu’un autre mais son odeur est incomparable, elle est comme l’idée du
repos.
Par la fenêtre je guette la tache rouge du rosier que j’ai sauvé, il
était écrasé au sol par le roncier, prêt à mourir. Après l’avoir dégagé je
l’ai palissé avec des branches de coudrier. Reculant pour juger de l’ef-
fet j’ai eu une telle impression de sauvetage que j’ai entrepris de faire
le tour de mon jardin, taillant la vigne et le rosier, coupant les ronces –
pourquoi avons-nous si peu d’empathie avec les plantes ?
Après la terrasse, le jardin forme une cuvette puis, contournant
deux bouquets de noisetiers, le chemin ponctué de fougères s’enfonce
dans l’ombre. Ce sont les pas, allant et venant, qui ont couché l’herbe.
Rien de plus.
Souvent, quand je lève les yeux rapidement, ta silhouette colorée

101
jaillit de ma mémoire. Je te vois t’éloignant, visage levé vers les arbres,
dans ta robe d’été rouge, si fine, si légère que mon cœur tremble.
Tes bras croisés dans le dos te donnent un port en même temps
droit et cambré. Tu marches et disparais entre le vert des feuilles, les
ombellifères masquant tes jambes.
Ce sentier est à toi, tu y seras toujours cachée comme la couleur
de l’ombre.
Mais tu peux y être bien, c’est un chemin où il fait bon se
perdre. Déjà quand ma famille acheta cette maison, on disait que le
père Ernst Sachs avait fini ses jours ici, oublié de tous, réprouvé par sa
hiérarchie, moqué par ses pairs, les entomologistes barbus de cette fin
du XIXe siècle. Je l’imagine lui aussi marchant, regardant les plantes à
ses pieds et les nommant mentalement.
C’est sans doute l’une des raisons du calme que je trouve ici plus
qu’ailleurs. Le renoncement de Sachs à se battre contre la calomnie
habite encore les lieux.
Le père Sachs, Sachs des anges comme on l’appela par la suite,
est bien oublié de nos jours. Son indignité a estompé la relative
notoriété qui fut la sienne avant 1860. Il avait commencé par s’in-
téresser aux fossiles d’insectes. L’une des rares manières d’en posséder
est de découvrir ceux qui, enfermés dans l’ambre, ont traversé les millé-
naires. Sachs qui avait passé son enfance au bord de la Baltique savait
les trouver. Pendant des semaines il partait seul, battant les forêts et les
landes. Son matériel chargé sur un mulet, il vivait de rien – le pain
blanc était comme une fête – et ce peu il le partageait encore avec les
rouliers, les charbonniers et les saisonniers, avec tous ces êtres qui, plus
près des bêtes que des autres hommes, lui semblaient aussi plus
proches d’une vérité informe – plus authentiques dirions-nous.
Rien ne me le prouve mais je suis bien sûr que le père Sachs,
dans sa robe tachée de tourbe, les pieds terreux, des grains de sable
craquant dans sa nourriture, devait se sentir un homme heureux.
Les carnets du doute

Sachs revenait de ses campagnes les poches pleines de ces


mystérieux fossiles. À Paris il faisait polir l’ambre jusqu’à le rendre
translucide, alors apparaissait cette fourmi ou ce scarabée à l’âge incal-
culable qui avait été emprisonné dans une goutte de résine. Ces bijoux,
sertis dans des boîtes de marqueterie qu’un façonnier du faubourg lui
fabriquait, étaient vendus ou offerts à l’évêque, au cardinal, parfois
même à une marquise. Ce petit commerce lui assurait le peu d’argent
dont il avait besoin et une grande liberté de mouvement. Il faut dire
que cette branche de la zoologie qui traite des animaux articulés était
très en vogue sous l’Empire. On agitait alors les théorie de Lamarck,
les comparant à celles de Cuvier, puis de Darwin qui ne tarderait pas
à publier son fameux traité.
Le monde des idées était fort agité. Le politique, basculant de
la République à la Restauration, de la royauté à l’Empire, entraînait
parallèlement, semble-t-il, l’affrontement des créationnistes et des
évolutionnistes, du transformisme au catastrophisme.
On herborisait sans cesse, on classait beaucoup. Le père Sachs,
homme de Dieu, aurait dû défendre la création en cherchant les
preuves raisonnables – on sent bien que le terme est impropre – de sa
dévotion. Il aurait dû marcher dans les pas de François ou de
Dominique, cueillant les simples, parlant aux oiseaux. Il fut tout
ailleurs.
Moi qui partage son peu d’intérêt pour le monde, je pense qu’il
voulait surtout ne plus être là – dans sa congrégation, sous cette règle
pesante. Il s’était fait prêtre pour échapper à la complexité des choix
humains, pas pour se croiser. S’il s’était contenté de commercer son
ambre sa vie se serait écoulée sans heurts, mais il voulut faire le savant
et s’intéressa aux idées. Ce revirement eut lieu presque par hasard – il
avait dû accompagner, à la demande de l’évêque, une de ses parentes,
provinciale lettrée – lorsqu’il entendit une conférence donnée par
Dufrénoy, un élève de Cuvier, dans l’amphithéâtre d’anatomie

103
comparée du Muséum. Cuvier cherchait avant tout à montrer que ses
travaux concernaient des animaux à jamais perdus. Saint-Hilaire,
Lamarck, croyant à la mutabilité, pensaient, eux, que les espèces
fossiles pouvaient ne pas avoir disparu, mais devaient avoir pris
d’autres formes. L’Américain Jefferson soutint même que les
mastodontes survivaient sans doute dans l’Ouest inexploré de son
continent.
Pour Sachs ce fut comme un éblouissement : on lui disait que
la science consistait à trouver ce que d’autres cherchaient. J’imagine
assez bien l’effet sur cet esprit un peu frustre, mêlant connaissances
fragmentaires et superstitions paysannes, de la révélation de son
incomparable et soudaine compétence. Après tout n’inventait-il pas
depuis toujours des animaux morts dans l’or orangé de l’ambre. Il se
sentit comme un guide. Il se dressa à demi, bousculant sa voisine,
bouche bée, illuminé par l’idée maintenant certaine qu’il venait d’être
désigné pour expliquer la création. Le drame était déjà joué.
Sachs, transfiguré, déploya tant d’énergie qu’en seulement huit
mois il construisit un projet d’expédition, obtint l’appui de l’évêché et
de quelques scientifiques et réunit l’argent nécessaire. Il courait de
l’aube au crépuscule, sa robe poussiéreuse retroussée en bataille, des
papiers plein les poings, forçant toutes les portes, se montrant autori-
taire avec les clercs, cauteleux devant les prêtres, charmeur avec les
nobles.
Il se pensait la science incarnée, portant au front une foi d’illu-
miné, il jurait savoir. Quoi ? Ses idées variaient, parfois son but était
de découvrir un animal vivant descendant de fossile, à d’autres
moments sa proie serait la preuve du cataclysme qui changea notre
climat, pas moins ! Inquiètes, ses vieilles connaissances lui parlaient
insectes et réclamaient de l’ambre. Il ricanait, la tête rejetée en arrière,
ne répondant même plus.
Il vendit les dernières pièces de sa collection pour acheter une
Les carnets du doute

machine toute nouvelle, un appareil photographique anglais avec pour


négatif des plaques de verre recouvertes de collodion humide. Il s’en
fit expliquer le maniement puis, contre l’avis général, partit vers le nord
malgré le début de l’hiver. Rien n’aurait pu l’arrêter, la simple idée
d’attendre le printemps le faisait grincer des dents.
Ces mois d’efforts avaient modifié son corps, c’est amaigri et
glabre, le visage sec et pâle, qu’il prit le train pour la frontière. Mais la
ligne enneigée interdisait tout trafic à partir de Compiègne. Debout
sur le quai, ses huit malles posées près de lui dans la boue, il comprit
immédiatement qu’une diligence régulière ne pourrait pas l’accueillir.
Pendant quelques instants la fatigue fut la plus forte, il ne savait que
faire et son indécision même l’horrifiait. Le vent se leva faisant courir
légèrement la neige sur les toits. Il aimait ce temps quand il marchait
au pas de son mulet. Il sourit, son erreur était là, avoir voulu changer
ce qui l’avait toujours fait vivre ! Il claqua des mains et se dit
« allons ! » Trois heures plus tard Sachs avait embauché un muletier et
son attelage, chargé son matériel, repris la route. Tout serait plus long
mais c’est ainsi que le pays se livre. Il eut la sensation trompeuse que
les choses avaient repris leur place.
Au long des routes glacées Sachs avait la certitude de monter
vers la gloire – son visage lui serait apparu dans un reflet, entouré de
rais semblables à ceux de l’Esprit saint qu’il n’en aurait pas été
étonné – en réalité, foulant le temps, il regagnait son enfance. Sa
mémoire lui avait désigné son but, les terres sans âge des confins de la
Baltique. Il était guidé par ses souvenirs, ce fut encore plus vrai quand,
engagé profondément dans le royaume de Prusse, il atteignit enfin la
large région de lacs qui s’étend de Rostock à Berlin. Il monta son
dernier campement à l’est de la ville de Meyenburg.
Au travail, les deux hommes ne se parlaient guère, leurs gestes
étaient réglés par l’habitude des semaines de voyage. Dételer les bêtes
et les nourrir, tendre les bâches qu’ils utilisaient comme toiles de tente,

105
monter le poêle et l’allumer. Cette nuit là était si froide qu’un espace
fut ménagé pour abriter les mules. C’est donc entouré de ces animaux
de bât que Sachs dîna, il y vit un signe propice et se couchant,
marmonna quelques phrases sur l’âne et le bœuf. Il dormit bien, il
était arrivé.
Au matin il dit sa messe, deux paysannes suivirent l’office et
communièrent. Il embrassa et plia l’étole, essuya le ciboire et souffla
la lumière rouge. Il venait de le dire : « Ite, missa est ! »
Il partit avec une seule mule, un paquetage réduit – son appareil
photo était le plus encombrant – et quelques outils. Le premier lac
était à moins de vingt kilomètres, les tourbières un peu plus au nord.
Son muletier le regarda s’éloigner avec une certaine inquiétude – ils
dormaient flanc à flanc depuis si longtemps que la solitude lui sembla
étrange – ou bien était-ce sa mule qu’il suivait des yeux ? Il ne la revit
d’ailleurs jamais.
Essayait-il de masquer sa progression ? Avançait-il sans projet ?
Personne ne put retracer précisément le parcours suivi par Sachs.
Pendant les deux mois que dura son périple solitaire il sembla marcher
dans les marais gelés cherchant quelque chose qui lui échappait. Il
questionnait les rares personnes qu’il rencontrait, portant la conversa-
tion sur les histoires concernant des pierres étranges ou des êtres
différents. Comme partout où des eaux dormantes forment le cadre
de pauvres vies les légendes sont nombreuses, personne ne se fit prier
pour les rapporter à un prêtre.
Le muletier était sans doute un homme taciturne et prudent. Ce
n’est qu’au bout de huit semaines – ses provisions s’épuisant – qu’il
s’inquiéta du sort de Sachs. Il prévint la gendarmerie de Meyenburg.
Le commandant du poste, intrigué par la nature scientifique de l’ex-
pédition, lança immédiatement des patrouilles – les guerres
napoléoniennes n’étaient pas oubliées et la suspicion d’espionnage
hantait les esprits. Ce n’est que le lendemain que Sachs fut retrouvé. Il
Les carnets du doute

avait troqué sa soutane contre des hardes de paysan, il était si sale et


affamé qu’il avait l’allure inquiétante d’un animal sauvage.
L’interrogatoire de police se passa fort mal car Sachs semblait avoir
perdu la raison, il ne prononçait que des phrases sans suite, tronquées,
ineptes. Répétant à tout propos les mots allemands Smetterling et
Engels. Il fallut user de violence pour lui arracher des mains le seul
objet qu’il possédât encore, une plaque photographique montrant,
selon les gendarmes, le vague reflet d’un personnage déguisé : un
masque de carnaval peut-être ?
À la requête de l’évêché parisien, l’église luthérienne intervint
directement auprès de la police allemande. On peut penser à ce qu’il
en coûta de mortification à l’évêque de demander grâce et protection
pour ce prêtre à demi fou. « Les catholiques n’en sortiront pas gran-
dis », confia-t-il à son entourage. La phrase peut sembler modérée, elle
recouvrait pourtant une rage dont Sachs fit les frais.
Escorté par la gendarmerie jusqu’à la frontière, il fut remis entre
les mains de deux solides prêtres qui le firent monter dans une voiture
fermée. À aucun moment on ne chercha à comprendre ce qui lui était
arrivé, ce qu’il cherchait, ce qu’il avait trouvé.
Il passa une année dans une institution conventuelle à appren-
dre, sous la férule de l’évêque, une histoire acceptable pour l’opinion :
Il avait été attaqué dans les marais alors qu’il cherchait une trace signi-
ficative du déluge dans des alluvions fossilisées. Les coups qui lui
furent portés lui firent momentanément perdre la raison, ce n’est que
la prière et le calme du couvent qui avaient pu le sauver. Le pouvoir
divin de l’apaisement. Sachs se soumit.
Mais le bruit commençait à courir dans Paris que Sachs, dans
une bouffée de mysticisme délirant, avait trouvé, au fin fond des
marais, un homme pourvu d’ailes : un ange ! ajoutait-on en riant.
« Sachs des Anges ! »
Le mot courut dans les salons scientifiques et les cabinets

107
d’amateurs, on en fit des bouts-rimés presque des chansons. On eut
même le bonheur de voir la marquise chapeautée de deux ailes de
papillon, parure que l’on donna, pendant quelques semaines, comme
« coiffure à la Sachs ». Puis la farce s’éteignit aussi vite qu’elle avait été
vive et les blagueurs s’ennuyèrent de nouveaux.
Le silence tombé, l’affaire Sachs à jamais oubliée, l’évêque leva
sa main de la tête courbée du pénitent. Sachs fut autorisé à faire
retraite ici, dans la maison que j’habite maintenant, qui appartenait
alors à l’ordre de saint Benoît. Il ne s’en éloigna jamais de plus de dix
kilomètres, relevé de ses fonctions sacerdotales il n’avait plus rien à
faire qu’à marcher dans l’allée du jardin.
Ma famille acheta cette propriété aux enchères à l’époque de ma
naissance, elle contenait encore quelques meubles, des malles en osier,
énormément de papiers et de poussière. Et, depuis lors, je possède ce
négatif au collodion, seule trace du passage de Sachs dans cette
maison. La plaque de verre à été emboîtée dans une forme de carton
qui porte quelques inscriptions passées. On devine les mots Mensch
et Smetterling, associés en un vocable qui peut se traduire par homme-
papillon et les mots colias crocea, famille des piéridès qui désignent
un papillon très courant en Europe. La signature de Ernst Sachs
termine cette ligne que je considère comme un testament.
J’ai utilisé un jaune soufré, commun aux piéridès, pour colorer
la photo que j’en ai fait tirer. Cette image en main je ne peux que m’in-
terroger : croyez-vous aux anges ?
Ignacio Padilla

Les anachroniques
Traduit de l’espagnol (Mexique) par Adélaïde de Chatellus

Ils parlaient de la guerre comme s'ils ne l'avaient pas perdue


trente ans plus tôt. Et comme s'ils pouvaient encore la gagner. Ils se
remémoraient les morts de ces temps-là avec la même ardeur celle
d'hier, et le récent suicide du sous-lieutenant Bautista prenait dans leurs
conversations l'éclat d'une tragédie aussi vieille qu'eux. Soudain cette
mort semblait aussi une farce, une mascarade identique à notre commé-
moration annuelle de la bataille du Zurco, avec ses airs d'image d'Épinal
baignée de sang d'apilex et bombardée à coup de pétards achetés chez
les Chinois. Il s'est tué comme un brave, dit le capitaine Margules
quand il entra en claudiquant dans le café de mon père. Ses camarades
acquiescèrent à l'unisson comme si la sentence était un ordre indis-
cutable. Mais le reste des présents ne parvenait pas à croire ce qui se
passait. Ceux d'entre nous qui habitaient près de chez le sous-lieutenant
n'auraient-ils pas dû entendre le tir ? Pourquoi se tuer à son âge ? Ne
l'avions-nous pas vu la veille, discutant avec les vétérans sur son éternel
banc de la place, à peaufiner avec eux les derniers détails de la prochaine
commémoration de bataille du Zurco ?

109
C'est le capitaine Margules lui-même qui le découvrit, lui qui
était allé le chercher quand il en avait eu assez d'attendre qu'il arrive
pour le coup de rouge de midi. Il n'accorda pas même dix minutes au
malheureux sous-lieutenant pour se présenter : à midi huit le capitaine
regarda sa montre, jura et sortit du café fumant de rage comme s'il avait
encore autorité sur son camarade et qu'il caressait le projet de le faire
fusiller pour insubordination, pour lèse majesté, ou pour ce qui me
passera par la tête, pédé, pas de temps à perdre avec des conneries. Le
capitaine hurlait ainsi le long de la rue qui conduisait chez le sous-
officier Bautista. Ainsi hurlait-il encore quand il poussa la porte et
flaira la douceur de la poudre brûlée, la consistance de la mort fraîche-
ment imprimée sur les murs et sur le lit de repos, entre les restes d'un
dîner à demi consommé et sur le grabat où le sous-lieutenant Bautista
sombrait dans une flaque si abondante qu'il était difficile de croire que
tant de sang ait pu couler dans un corps si petit. Ce n'est qu'en le voyant
que le capitaine Margules adoucit le ton et murmura nom de Dieu,
Quinito, c'est pas une heure pour se faire sauter la cervelle. Nom de
Dieu, répéta-t-il en lui fermant les yeux en un geste cent fois répété
quand tous deux étaient jeunes, mais si doux cette fois-ci que le capi-
taine rendit ensuite grâce au ciel que personne ne l'ait surpris dans un
tel instant de faiblesse.

***

Le capitaine Nicolas Margules organisait des réunions hebdo-


madaires où les vétérans du Régiment Santa Engracia discutaient de la
célébration de leur seule victoire dans une guerre lointaine et plutôt
trouble. Il convoquait les survivants de la Bataille du Zurco avec une
autorité aussi roublarde qu'incontestable. Il les réunissait chaque jeudi
dans le café que tenait mon père sous les arcades de la place. Et s'il y
avait un élément nouveau apporté par le souvenir de moins en moins
Les anachroniques

fiable de ses camarades, ou par le zèle archiviste du sous-lieutenant


Joaquin Bautista, le capitaine s'appliquait immédiatement à perfection-
ner le rituel. Une fois les détails peaufinés, les vétérans révisaient la
bataille de bout en bout comme s'ils étaient en effet sur le point de
risquer à nouveau leur peau face aux fédéralistes. Ils révisaient leur
chorégraphie guerrière avec un enthousiasme dans lequel les événe-
ments du passé acquéraient cette vigueur solennelle qui ne paraît
réservée qu'au futur : une postérité de tirs qui, par un étrange prodige
de la mémoire, paraissaient encore sur le point de retentir dans la vaste
plaine du Zurco. Ici nous posterons deux batteries, annonçait le capi-
taine Margules montrant de son bâton de commandement la carte de
campagne sur laquelle un demi siècle plus tôt les officiers du Régiment
Santa Engracia avaient dû indiquer leur triomphe. Nous les encer-
clerons par le flanc droit, poursuivait-il. Sur cette colline il faut faire
attention, Messieurs, car les fédéralistes y abattirent le général Irueguas,
qui tomba de cheval sans lâcher son sabre de la main, la gauche, bien
sûr, parce qu'il était gaucher. Ici nous avons rompu à pas d'heure la
colonne du Sixième de Sapeurs au prix de huit des nôtres contre vingt-
sept de ces salauds, pontifiait l'orgueilleux capitaine Margules lors des
répétitions.
Dans le troquet de mon père, soudain transformé en état-major
de vieilles badernes, le sous-lieutenant Joaquín Bautista présentait
ensuite une maquette fabriquée par ses soins avec des barres de pâte à
modeler et des massifs d'arbres rachitiques qui ressemblaient tant aux
vrais qu'il lui prenait même l'envie d'être nain pour s'allonger sous leur
ombre. Cette image millimétrique de nos champs de labour se remplis-
sait soudain de petits soldats en plastique peints par le sous-lieutenant
Bautista avec la patience infinie de l'enfant décati qu'il était à l'époque
devenu lui-même, tout comme ses compagnons de lutte. À peine le
sous-lieutenant posait-il sa maquette sur la table, qu'il devenait très
sérieux et récitait une élégie à ses camarades absents, non seulement

111
ceux tombés à la bataille du Zurco, mais ceux qui à partir de ce jour
glorieux avaient peu à peu succombé au passage du temps ou à la
cruauté de l'âpre gnôle qui depuis la capitulation était devenue l'ennemi
le plus farouche du Régiment Santa Engracia.
Quand le sous-lieutenant terminait sa litanie, le capitaine
Margules reprenait la parole et disait : Voici la Bataille du Zurco,
messieurs, telle qu'elle se produisit, et il est de notre devoir une fois de
plus d'y lutter pour la gloire de notre Seconde République et pour l'ex-
emple vivant des générations à venir. Plus tard, Monsieur le Maire nous
serinait le même refrain quand approchait la date de la commémora-
tion. C'est en ces termes encore que le curé nous sermonnait tous les
troisièmes dimanches de l'année et tous les après-midis du mois qui
précédait la commémoration du conflit historique. C'est le même
refrain que récitaient avec lassitude mon père et les parents de mes amis,
comme l'avaient fait les leurs depuis la guerre, une guerre qui pour nous
finissait par indiquer ni plus ni moins que le début même des temps.
Aux enfants que nous étions alors il semblait que cet événement
n'aurait jamais lieu, et qu'à force d'être annoncé il finirait par échouer,
au moins une fois dans son histoire, grâce à un météorite justicier ou à
un décret présidentiel qui nous libérerait de ce discours rabâché qui à
dire vrai nous faisait rire plus qu'il nous réjouissait. Mais la date arrivait
indéfectiblement. La commémoration revenait toujours dans nos vies
avec une constance absurde et pachydermique. Elle arrivait le jour précis
à l'heure précise, et il fallait voir comment les vieillards du Régiment de
Santa Engracia se comportaient. Ce jour-là l'air enfantin de leurs
réunions dans le petit café de mon père se dissipait par moments pour
les rendre authentiques, quasi épiques. On aurait dit qu'une conjonc-
tion astrale leur avait insufflé une sorte de sang nouveau la nuit précé-
dente. Impeccables et fiers, les vétérans descendaient très tôt le matin
les escaliers de la mairie, en martelant bien fort le carrelage, avec une
énergie martiale inhabituelle à cet âge. Ceux qui avaient été officiers
Les anachroniques

portaient la main à leur tempe quand ils croisaient le maire et le capi-


taine Margules, qui était avec lui, puis ils la laissaient choir avec un
dédain de cadets digne de plus nobles causes. Ils sortaient ensuite dans
la rue principale, faisant crisser le gravier, remuant les bras, marquant
sans doute le pas mentalement. Arrivant alors d'on ne savait où, d'une
fenêtre ouverte ou de la grille d'un balcon, on entendait un cri imper-
tinent qui les raidissait de fureur à la recherche du coupable anonyme
sans le moindre espoir de l'identifier, car ils savaient au fond que ce cri
offensif et sans maître faisait aussi partie de la commémoration : Au
Zurco, au Zurco, les tirs sont faux, au Zurco, au Zurco, Iruegas s'est
battu de dos. Derrière le balcon ou la fenêtre, le crieur disparaissait
toujours sans conséquences majeures, couvert par l'excuse d'être encore
un enfant, toujours un enfant, le plus audace de cet après-midi-là, celui
qui aurait été désigné par ses pairs pour s'initier avec ce cri à notre
propre et naissante fraternité, une confrérie qui à sa manière était aussi
une maquette enfantine et lilliputienne du Régiment Santa Engracia.
Je pense maintenant que crier ainsi et crier cela dans les fastes de
la Bataille du Zurco était notre manière de nous reconnaître, un insigne
pour nous intégrer sans douleur à la moquerie de notre passé villageois.
Le cri rimé était un outrage inévitable, même si nous ne pouvions
jamais savoir avec certitude pourquoi il indignait tant les anciens du
Santa Engracia. Nous comprenions à peine que ce refrain était une
remise en cause essentielle, la tache nécessaire dans une histoire qui se
voulait immaculée, le rappel de quelque chose d'ignominieux que même
nos parents ne comprenaient pas, même s'ils l'avaient peut-être crié
enfants, et même si maintenant eux-mêmes nous réprimandaient avec
une dureté usurpée quand nous venions de le faire : S'ils t'attrapent,
morveux, le capitaine va t'en coller une même si t'as pas dix ans, s'ils
t'attrapent, petit péteux, les héros de Santa Engracia vont te fusiller sans
procès. Face à de telles menaces, nous pensions que ce cri sur le général
Iruegas devait être une insulte non seulement contre les vétérans mais

113
aussi contre le village tout entier. Un outrage rituel qui cachait cepen-
dant un terrible secret, lequel referait surface plus tôt que tard, comme
il le fit finalement, comment le nier maintenant, le jour funeste où le
sous-lieutenant Joaquín Bautista se tua, quelle histoire, Messieurs, en
se tirant une balle dans la poitrine quand il approchait l'âge vénérable
de soixante dix ans.

***

Nous nous étions résignés à leurs fanfaronnades comme d'autres


se résignent à devenir chauves. Nous nous étions habitués à ce que la
commémoration de la Bataille du Zurco fasse partie de notre vie et de
notre mémoire. Mais nous ne nous fîmes jamais à l'idée d'accepter ceux
qui étaient embauchés chaque année pour incarner l'ennemi fédéraliste.
Ils arrivaient par vagues au mois d'août. Ils occupaient nos maisons, nos
squares et nos jardins avec un sans-gêne martial qui semblait destiné à
ce que nous les haïssions pour de vrai. C'était comme si la mise en scène
correcte de la Bataille du Zurco exigeait aussi une véritable aversion à
leur égard, l'ambiance d'un village occupé pour de vrai, toujours sur le
point d'être exposé, violé, raillé par une armée pernicieuse.
Je comprends maintenant que les vieux du Régiment Santa
Engracia aimaient cultiver cette xénophobie, peut-être parce qu'ils
savaient qu'en vainquant cette troupe détestable d'étrangers ils gagne-
raient une forme de gratitude, non seulement pendant la commémora-
tion de la bataille du Zurco mais dans un authentique conflit entre ceux
d'Ici et ceux de Là-bas. Il était habituel que nos parents se plaignent des
manières de l'ennemi, nom d'un chien, ils s'approprient les cantines et
les pensions, les salauds, ils se croient propriétaires même de la lumière
du jour. En tout cas nous savions que cette soldatesque de pacotille
nous apportait de l'argent. Les étrangers étaient financés par le
Ministère de la Culture dans une connivence suspecte avec une société
Les anachroniques

internationale d'individus payés pour la reproduction de batailles


célèbres de par le vaste monde. Ils arrivaient par cars scolaires et dilapi-
daient des fortunes en nourriture et en gnôle. Il fallait faire venir des
prostituées d'autres villages pour répondre à l'urgence de cette marée
colossale d'hommes relativement jeunes qui ne parvenaient pas à pren-
dre au sérieux leur mission consistant à se laisser vaincre par une troupe
de vieillards de plus en plus décimée. Peu avant l'arrivée des étrangers,
les rues étaient reconstruites et les maisons repeintes. Dans les dernières
années arrivaient aussi avec eux les techniciens d'une chaîne de télévi-
sion locale chargés de filmer ce grand événement. On en vint même à
dire que quelqu'un avait vu une émission consacrée à nos fastes sur une
chaîne de télévision étrangère.
Pendant ce temps l'ennemi s'installait bruyamment parmi nous
et se rangeait en ordre de bataille comme si cette dernière se réduisait à
des vacances tous frais payés, une opportunité pour oublier un temps
les études ou la routine du bureau qui était de toutes façons plus
appétissante que la vie de province. Le mépris de ces hommes pour ce
qui nous concernait n'avait d'égal que la vénération avec laquelle les
regardaient les filles qui recevaient de leurs mères une salve de mises en
garde, lesquelles n'étaient pas toujours suivies d'effet. Un an à peine
avant la mort du sous-lieutenant Bautista, nous fûmes secoués par le
scandale d'un jouvenceau d'une beauté extraordinaire qui était arrivé
avec les autres pour incarner, si je m'en souviens bien, un petit sergent
des forces fédéralistes. Le jeune homme ne devait pas avoir vingt ans,
mais il se comportait avec le dédain d'un général de division. C'était un
séducteur né, l'antithèse des anciens du Régiment Santa Engracia. Ses
camarades le traitaient avec l'admiration qu'aiguillonne la beauté, et les
nôtres le répudièrent aussitôt comme si sa seule existence était une aber-
ration de la nature. Les gars du village sentirent immédiatement le
danger de sa présence parmi les jeunes filles. Raison pour laquelle ils se
mirent aussitôt à le critiquer pour ses manières efféminées comme s'ils

115
pouvaient ainsi se mettre en valeur par simple comparaison ou parce
qu'entre ce damoiseau des villes et les rudes paysans du llano il devait
forcément y avoir une insurmontable différence de caste. Malgré tout,
il n'y eut pas de malentendus entre eux. Les bravades du garçon se
limitèrent aux lieux, aux femmes et aux rues qui lui étaient réservés, de
sorte que nous en arrivâmes à croire que sa visite resterait dans nos
annales sans heurts et sans éclat. Il n'en fut rien : la veille de la commé-
moration de cette année-là, le beau sergent fédéraliste fut retrouvé mort
dans le bordel d'un village voisin, poignardé avec une sauvagerie que
plus d'un jugea méritée car elle correspondait au dépit que sa seule
présence avait réussi à provoquer parmi les nôtres.

***

Comme un brave, continua le capitaine Margules avec une


emphase qui s'avéra vite énervante. Il mérite au moins la Médaille de la
Valeur militaire, ajouta à son tour l'appelé Béjar, trop alcoolisé pour une
heure aussi précoce. Ou des funérailles patriotiques, dit un autre, car
personne comme le sous-lieutenant n'avait apporté tant de lumières à
la connaissance de la Bataille du Zurco. L'idée ne déplut pas à ceux qui
cet après-midi-là se trouvaient dans le troquet de mon père. Il devenait
temps d'avoir des obsèques dignes de ce nom dans les parages. Alors
peut-être les membres du Régiment Santa Engracia pourraient-ils
laisser de côté leurs uniformes de campagne et déballer les uniformes
de gala qu'ils ne portaient pas depuis trente ans, quand le Grand
Brigadier avait visité le village en signe de reconnaissance. Le sous-lieu-
tenant suicidaire s'est dissout un instant dans la gnôle, et la nostalgie
sema chez les vieux un sourire qui semblait de gratitude, comme si l'ex-
tinction de leur camarade leur donnait une chance de se dépoussiérer,
non plus seulement avec le prétexte de la bataille mais celui d'un enter-
rement militaire comme on n'en n'avait pas vu depuis les dernières
Les anachroniques

glaciations. Ils seraient tous là, parés comme des hussards, portant par
groupe de six la malle de l'honorable Joaquín Bautista enveloppée dans
un drapeau, valeureux camarade, mort en accomplissant son devoir,
gardien jaloux de la sacro-sainte mémoire de nos héros, pilier de la
nation. Monsieur le Maire pourrait ensuite prononcer une harangue
émue depuis le balcon qui donnait sur la place, et le reste du village
verrait les survivants du Régiment Santa Engracia alignés en-dessous,
la main sur le sabre, contenant avec prestance l'expression de la peine
profonde que leur causait la perte d'un camarade de cette envergure,
messieurs, un titan qui hier encore n'aurait été qu'un vieux, un de plus,
qui jouait aux échecs sur les bancs de la place et consultait ostensible-
ment la montre à gousset que lui avait remise le général Iruegas en
personne à l'agonie. Cette montre avait dû maintenant passer aux mains
de sa nièce, qui devait aussi être présente aux obsèques, comme une
sorte de veuve soignée, pleurant, c'était sûr, la mort de son oncle, ah, si
honnête qu'il n'avait pas l'air d'un soldat, si bon qu'il écrivait même des
poèmes et qu'il avait du mal à ne pas aimer l'ennemi. Je ne comprends
rien à ces choses-là, avait coutume de dire cette femme lorsqu'elle venait
voir ma mère, mais mon oncle était un homme pacifique, croyez-moi,
il n'appréciait guère les bravades de ses camarades, et il lui arriva même
d'avoir des mots avec eux quand ils lui reprochèrent de cohabiter avec
les étrangers qui jouaient les fédéralistes. Je n'ai jamais vu mon cher
oncle aussi enragé que le jour où on lui dit qu'un fédéraliste avait été
poignardé là-bas, à Cruz de Piedra. Moi, il me semble que c'est à ce
moment là que le ciel lui est tombé sur la tête, ma commère, car croyez-
moi que depuis cette date les choses ne redevinrent jamais comme avant
entre mon oncle chéri et les membres du Santa Engracia, allez savoir
pourquoi.

***

117
Ils imaginaient les obsèques du sous-lieutenant Bautista, sentant
qu'ils renouaient avec leurs années de gloire. Ils se réjouissaient, bien
qu'ils savaient que ce n'était pas vrai, parce qu'au fond il y avait des
choses qui ne pouvaient être comme avant et que dans la mort de leur
camarade il y avait quelque chose de sentencieux. C'était aussi évident
que la disparition de l'un des leurs chaque année, aussi visible que leur
vieillissement quotidien et le fait qu'aucun d'eux ne pourrait ressusciter
son uniforme de gala pour l'enterrement du sous-lieutenant, car depuis
la visite du Grand Brigadier leurs tenues d'apparat avaient des blessures
de mites plus grandes que celles des balles. Et même si cet après-midi-
là ils avaient voulu qu'il en fût autrement, même s'ils se vantaient de la
fidélité de leurs commémorations, de l'enthousiasme de leurs acteurs et
du réalisme des costumes des fédéralistes, ils se rendaient compte qu'ils
auraient beau s'efforcer de s'adapter à tout ceci la vieillesse finirait pas
faire payer son inévitable solde. Ils éprouvaient désormais dans leur
corps les promenades jusqu'à la plaine du Zurco, la fatigue de la belli-
cosité, et le poids des armes. Ils comprenaient désormais qu'ils n'al-
laient pas faire long feu, et que dans la mort du sous-lieutenant il y avait
des choses qui n'allaient pas.
Ils se souvenaient malgré eux que dans les derniers mois les
apports du sous-lieutenant, leur camarade le plus dévoué, avaient été
incertains, et que ses notes récentes sur la Bataille du Zurco étaient
pleines d'erreurs qu'en d'autres temps il ne se serait pas permises lui-
même. Mais le plus grave était que la transformation du sous-lieutenant
Joaquín Bautista avait cessé d'être un secret, et que dans tout le village
la rumeur disait que des jours avant sa mort quelque chose s'était cassé
dans la fraternité, chose que tous ressentirent profondément quand ils
apprirent qu'il s'était donné la mort. À voix basse et de nuit, mon père
assurait que dans l'une de ses dernières réunions le capitaine Margules
aurait reproché durement au sous-lieutenant qu'il les informait de
moins en moins des résultats de ses incursions dans les archives du
Les anachroniques

Ministère de la Guerre à la capitale. Mon père ajoutait que cet après-


midi là le sous-lieutenant Bautista n'apprécia pas les reproches de son
ancien supérieur, et lui insinua de façon évasive qu'il y avait des choses
qu'il valait mieux ne pas savoir, Nicolas, et si les résultats de mes
voyages en ville t'intéressent tellement, je me chargerai moi-même sous
peu de révéler aux journaux des vérités grosses comme des maisons en
vertu desquelles le Régiment de Santa Engracia devra prendre des déci-
sions importantes. Il lui dit ensuite qu'il passait par une période un peu
difficile, avec l'espoir que ses camarades puissent lui donner un coup de
main, mais qu'ils n'aillent pas croire qu'il mendiait, il demandait
simplement son dû pour une vie entière passée à obéir à ses maudits
ordres et à perpétuer, il l'a dit comme cela, une infamie comme la
Bataille du Zurco.
Les commentaires de mon père sur le malentendu entre le sous-
lieutenant et ses camarades n'allaient pas plus loin, même si au fur et à
mesure que les jours passaient les assemblées du village y ajoutèrent
bien d'autres histoires, des rumeurs avérées ou malveillantes qui affir-
maient que le sous-lieutenant n'était pas homme à faire chanter ainsi
ses camarades, si bien que ses problèmes avec le capitaine Margules
devaient forcément avoir d'autres motifs, et qui sait, messieurs, qui sait
si ce qu'on disait du capitaine était vrai, que le matin où il trouva le
cadavre du sous-lieutenant il avait retourné la maison de fond en
comble cherchant en vain une boîte à tabac qui devait être pleine de
documents compromettants obtenus par le sous-lieutenant dans l'une
de ses ultimes visites à la capitale, quand il assista en tant que témoin à
l'exhumation des restes du Général Iruegas pour l'enterrer sous la
Rotonde des Grands Hommes. Du contenu de la boîte, on a dit beau-
coup de choses, toutes liées à la possible découverte du rapport d'un
médecin légiste, d'une preuve ou d'un témoignage irréfutable que le
Général Iruegas avait été abattu de dos, ce qui voulait dire soit qu'il
avait été tué par les siens soit qu'il fuyait les fédéralistes quand ceux-ci

119
l'abattirent dans la mythique charge de la Bataille du Zurco.
Je ne sais pas si je me souviens d'où sortit cette histoire de boîte
à tabac. Je sais seulement qu'elle resta gravée dans nos mémoires et dans
nos âmes comme la coda d'une chanson que nous chantions toujours à
tue-tête enfants pour blesser les vétérans du Régiment Santa Engracia.
Personne se s'inquiéta jamais de vérifier si telle fut la raison pour laquel-
le le sous-lieutenant Joaquín Bautista s'était donné la mort ou avait
perdu la vie. Peut-être que les vieux, le maire et même la police avaient
compris qu'il valait mieux ne pas le savoir. En tous cas, ce qui est sûr
c'est qu'à partir de ce moment-là la commémoration de la Bataille du
Zurco commença à s'affaiblir à l'instar de ses acteurs. Du jour au lende-
main, le ministère de la Culture cessa de s'intéresser à nous, les télévi-
sions cessèrent de venir et les vieux du Régiment Santa Engracia
moururent peu à peu sans que l'on puisse empêcher qu'avec eux
s'éteigne aussi notre village.

***

Un matin, alors que je prenais une correspondance dans une gare


du train de banlieue, je suis tombé sur Carlos Lagunas, mon compatri-
ote, ami d'enfance et petit neveu du sous-lieutenant Joaquin Bautista,
dont il finit par hériter de la montre qui avait appartenu au Général
Iruegas et des mêmes yeux tristes dont nous nous souvenions chez son
malheureux grand-oncle. Cela m'a frappé quand je l'ai revu, ses yeux,
qui semblaient les mêmes qu'il y a je ne sais combien d'années, même si
sa tristesse semblait maintenant accentuée par le martèlement naturel
d'une vie qui ne devait pas avoir été très différente de la mienne : un exil
perpétuel, à trimer entre des grandes villes sans parvenir jamais à se
sentir bien dans aucune d'entre elles ni avec quiconque qui ne fût d'une
façon ou d'une autre lié à un passé provincial aussi regretté que
honteux. J'arrivais d'un entretien d'embauche qui ne s'était pas très bien
Les anachroniques

passé, de sorte que je n'étais pas pressé et que ne n'étais pas en état de
dédaigner la rencontre avec une ancienne connaissance. Debout sur le
quai, la gabardine légèrement râpée, Carlos Lagunas lisait avec atten-
tion un journal sportif et ce faisant il bougeait les lèvres comme s'il lui
en coûtait de croire, ou pire encore, de comprendre ce qu'il lisait. Il se
tenait d'abord sur un pied et ensuite sur l'autre avec une oscillation
nerveuse qui me fit penser au pendule d'une montre. Je crus alors que
ce balancement était aussi une manière de démontrer qu'il ne parvenait
pas à se sentir à l'aise à cet endroit, comme s'il tentait discrètement de
prendre son envol et de s'en aller pour toujours dans un village où il
n'aurait pas à attendre des trains ni à occuper ses journées avec des
événements sportifs dont en réalité il se moquait comme d'une guigne.
Sans trop réfléchir je me suis approché de lui en espérant qu'il
me reconnaîtrait, ce qu'il fit aussitôt d'un bond plutôt pénible. Nous
nous sommes embrassés sans beaucoup d'enthousiasme, mais nous
avons tout de même fini à discuter au bar de la gare, chacun cachant de
son mieux son désir de prolonger la rencontre. À un moment de la
conversation, je lui ai demandé s'il était revenu un jour dans notre
village, et il a répondu que oui, il y avait une dizaine d'années, quand
son mère était morte et qu'il était allé hériter de la maison où était mort
le sous-lieutenant Joaquín Bautista, qui était restée vide depuis lors.
Naturellement, me dit Carlos Lagunas, il a trouvé la maison de son
grand-oncle en état de ruine. Il me raconta qu'il ne se souvenait de rien.
Ces chambres sordides, couvertes de graffitis et minées de seringues, de
sacs en plastique et d'excréments de vagabonds ne l'émurent pas. Il
pensa avec tristesse qu'il n'appartenait pas à cet endroit et qu'il n'était
qu'un homme des villes fouinant dans la maison d'un fantôme de villa-
geois. L'homme qui l'accompagnait lui dit que s'il voulait, il pouvait
entrer dans la pièce du fond. Carlos Lagunas accepta à contrecœur, et
en appuyant la main sur la poignée de porte il lui arriva quelque chose.
Il se sentit soudain guidé par une sorte d'intuition insoutenable, et le

121
souvenir le fit se déplacer à une vitesse croissante au fur et à mesure que
l'enfant qu'il avait été il y a longtemps, quand il visitait cette maison, se
réveillait en lui. C'est ainsi qu'il entra dans la chambre où était mort son
grand-oncle et que son regard se dirigea vers le sol à l'endroit où avait
dû se trouver le lit. Alors, avec une appréhension inexplicable, il se mit
à quatre pattes, fouilla dans le plancher, souleva soudain une plaque de
bois, plongea la main et sortit une petite boîte, un trésor qu'il avait sans
doute vu son grand-oncle ranger dans cette même cachette un après-
midi.
Comment ou pourquoi avait-il agi ainsi était une chose que
Carlos Lagunas ne parvenait pas à s'expliquer quand il me raconta son
histoire. Ce qui est sûr c'est qu'à ce moment-là il lui sembla presque
naturel que cet objet se retrouve entre ses mains. C'était comme s'il avait
toujours été à moi, me dit-il des années après quand nous parlions dans
le bar de la gare. Ou comme s'il l'avait attendu avec patience pour qu'un
jour bien des années et bien des morts plus tard lui-même abandonne
en courant cette maison et ouvre d'un seul coup, en pleine rue déserte,
cette boîte à tabac dont le contenu avait été inventé et imaginé par tous
ceux d'entre nous qui avions occupé son enfance.
Mais c'était autre chose, me précisa par la suite Carlos Lagunas
comme s'il était maintenant à côté de moi au moment d'ouvrir la boîte
et de trouver la preuve incontestable que le général Iruegas avait été
assassiné de dos. Ce n'était pas cela, insista mon compatriote. C'était
des lettres d'amour, putain, des lettres d'amour que mon oncle avait
reçues du petit sergent poignardé à Cruz de Piedra, le pédé. Il me
raconta aussitôt que le sous-lieutenant Joaquín Bautista gardait ces
lettres soigneusement attachées avec des rubans tricolores, les mêmes
que ceux avec lesquels il avait décoré auparavant son uniforme de
valeureux héros de la Bataille du Zurco. Carlos Lagunas me le dit sans
regret, plutôt gêné, pour son grand-oncle ou pour lui-même, je ne sais,
ou pour tout ce que cette révélation signifiait. Pendant que je l'écoutais
parler, je me suis dit que mon camarade avait eu cet après-midi là des
envies de crier son dépit, un désir irrépressible de scandaliser quelqu'un
dans ce village désert. Je l'ai imaginé au milieu de la rue, avec la boîte de
son oncle dans une main et les lettres d'amour du petit sergent fédéra-
liste dans l'autre, à regarder avec une détresse profonde vers la place où
nous avions si souvent vu descendre les héros du Régiment Santa
Engracia, cherchant du regard le balcon d'où lui-même une fois cria que
le Général Iruegas avait été tué de dos, réinventant le moment où le
sous-lieutenant Joaquín Bautista avait dû connaître la mort de son bien-
aimé. Tu crois qu'ils l'ont tué à cause de ça ? Lui ai-je demandé. Qui ?
Mon oncle ou le sergent ? a-t-il répondu. Je me suis alors dit que peu
importait : n'importe lequel d'entre eux ou tous les deux auraient pu
être tués parce qu'ils étaient pédés ou parce qu'ils fricotaient avec l'en-
nemi ou parce qu'ils menaçaient le Régiment Santa Engracia, le village
ou la nation elle-même en détruisant d'un coup les bastions que
jusqu'alors ils avaient défendu avec tant d'ardeur. Dans ce cas, peu
importait la vérité, et c'est ainsi que Carlos Laguna lui-même me le fit
comprendre quand il répondit finalement à ma question avec un
haussement d'épaules. Rien n'était sûr, rien ne l'avait jamais été. La
seule chose qui était sûre, c'était le silence. Le lourd silence qui ce soir
là finit par s'installer entre nous quand un haut-parleur quasi martial
annonça soudain l'arrivée du train qui partait à pas d'heure.

123
Repères
bibliographiques

Guillaume Attal publie pour la première fois.

Guillaume Boppe a publié Parler de soi crée des miroirs (poèmes),


éditions du Petit Véhicule, 2002. La mort dans l'âme, Les yeux creusés, Le
lépreux schön, éditions du Caillou, 2002 et 2003. Nouvelles et poèmes
publiés en revues, principalement Stalker, depuis une dizaine d'années.

Marc Chevallier a publié Un chagrin d'amour dans Rue Saint


Ambroise. Il travaille actuellement à un roman, Le Sauvage, dont le texte
publié dans ce numéro a constitué la matrice.

Pierre Favory est plasticien. Il ajoute des textes à ses travaux


qui deviennent depuis quelque temps des nouvelles autonomes. Les
carnets du doute est son deuxième texte publié par Rue Saint Ambroise.

Anita Fernandez a publié quelques scénarii, deux livrets de


comédie musicale, un livre sur le montage, un autre à propos d'une

125
correspondance : Les lettres d'Adèle à sa cousine Anne, et Pol-Arthur, roman
traduit en espagnol.

Fabienne Lambard a publié deux recueils de nouvelles aux


éditions du Petit Véhicule : Trois nouvelles petites sauces pour accommoder
l'Oye, 2006 et Les sept péchés capitaux (elles ont tout essayé...), 2009, ainsi
qu'un roman L'érotisme de la pelleteuse, 2007. Elle a également traduit de
l'anglais Sa sainteté le dalaï-lama : Liberté pour le Tibet.

Danielle Lambert a publié des extraits poétiques dans les


revues Le mensuel littéraire et poétique, Petite, Décharge, Gros textes, Contre-allées ;
les proses brèves de Charité désordonnée dans la revue Les Moments Littéraires
et plusieurs textes dans la revue Rue Saint Ambroise.

Blandine Longre, après avoir animé pendant dix ans la revue


littéraire en ligne Sitartmag, se consacre à la traduction littéraire et à
l'écriture (fiction et poésie en langue anglaise). Deux de ses nouvelles
ont été publiées dans la revue Le Zaporogue.

Juan Carlos Méndez Guédez, écrivain vénézuélien, a publié


plusieurs recueils de nouvelles dont Hasta luego, mister Salinger, Madrid
2004 et quatre romans : Retrato de Abel con isla volcanica al fondo, Caracas,
1997; Santa Cruz de Tenerife 1998; Arbol de Luna, Madrid, 2000; El libro
de Esther, Madrid 1999 et Una tarde con campanas, Madrid 2004.

Ignacio Padilla, écrivain mexicain, a publié de nombreux


recueils de nouvelles et romans dont certains ont été traduit en
français : Impossibilité des corbeaux, Mille et une nuits, 2001; Amphitryon,
Gallimard, 2001 et Spirale d'artillerie, Gallimard 2007. La nouvelle Les
anachroniques que nous publions dans ce numéro a obtenu le prix Juan
Rulfo 2009.
Isabelle Renaud a publié plusieurs nouvelles dans la revue Rue
Saint Ambroise. La nouvelle Le plancher est extraite du recueil Arts ménagers,
qui paraît ce mois-ci aux éditions Quadrature.

Denis Sigur a publié dans les revues N comme nouvelles, L'Ours


polar, Hauteurs et Rue Saint Ambroise et deux recueils de nouvelles : Petit
traité de savoir-vivre à l'usage de ceux qui vont mourir, 2007 et Crises de foi,
2009, aux éditions Edilivre-Aparis

Anne-Marie Teysseire a publié des poèmes et des nouvelles


dans les revues Le Croquant, Brèves et dans la revue du Village du Livre de
Cuisery.

127
{ L E S Pe t i t s ma ti ns}
Revue de création littéraire
11, allée Francis Lemarque
94100 Saint-Maur-des-Fossés

ruesaintambroise@gmail.com
http://ruesaintambroise.weebly.com/

Directeur de la publication
Bernardo Toro

Comité de lecture
Esteban Buch, Max Marcuzzi, Naïri Nahapétian,
Isabelle Renaud, Sophie Spandonis,
François Teyssandier, Bernardo Toro.

Maquette
Lpm d’après Labomatic

Vente au numéro 10 euros


Abonnement 3 livraisons par an
France 25 euros
Étranger 30 euros
Abonnement de soutien 50 euros

Dépôt légal juin 2009


1632-2584

Rue Saint-Ambroise préserve la couche d’ozone et préfère


les manuscrits envoyés par mail.
Achevé d’imprimer en août 2006
sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
58500 Clamecy
Dépôt légal : septembre 2006
Numéro d’impression : …

Imprimé en France

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