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L’AbîME BLANC

Jean MAMBRINO
– Sélections de Poèmes –
Image de couverture : http://jrmb-stock.deviantart.com//

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il passe, s’efface, saisit au vol tes


paroles qui émiettent leur appel sur
fond d’absence, d’effacement et de
souci,

toujours prêtes { surgir de l’abîme


blanc, { te dire l’impossible, si facile et
familier, à te prendre, te reprendre,
t’entreprendre,

pour se cacher derrière toi, devant ce


que tu es, loin devant, à côté, invisible
à force de proximité,

attirant vers soi ton souffle dans le sien


qui le fait naître, le retient, le reçoit, le
refait, et le désire plus que toi,

seul aimé

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mais comment peux-tu chercher celui


celui qui te poursuit en préparant
d’avance le chemin devant tes pas,

quand tu entrevois l’autre que tu n’es


pas encore, bien qu’{ ton insu il ne
fasse qu’un avec toi,

suivant le même tâtonnement aussi sûr


que la trace intracée de la flèche vers le
centre de la cible,

où se dévoile ton cœur lorsqu’il vibre


sous la pointe de ce long désir
irrésistible

dont tu mourras

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il suffit de se taire au fond de la pensée


pour deviner l’alliance qui règne entre
l’explosion inimitable

des milliards de galaxies, et la ronde


orangée de cette capucine, dont l’or
pâli tremble

du bonheur sous la caresse de la brise,


imprégnant de son inspiration celui qui
abandonne la jouissance

de tout empreindre, pour accueillir


avec simplicité, au-delà de lui-même, la
grâce

d’exister ensemble

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il y a une invitation de l’Obscur qui


parle sans mot dire, dans l’intime, avec
ses lèvres closes,

prêtes { l’unique baiser dont l’âme


(est-ce son nom ?) a soif, sans avoir
besoin

d’user d’autres vocables que ces


syllabes modelés par un silence qu’il
faut prendre de loin

pour aller dans le sens de leur


musique, où les notes inventent des
accords presque impossibles

à entendre

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la bignone rouge n’est-elle pas fascinée


par le mur qu’elle effleure d’une
imperceptible étreinte,

sa bouche posée sur les pierres de la


vieille maison se souvenant des noces
de la terre dans ses fondations,

les rocs et les fleurs aimantés par on


ne sait qu’elle puissance en forme de
frôlement et de divination, qui éloigne

et joint les séparés ou communiants,


alors qu’ils s’ignorent comme les
visages des aimants, transmués en

pur silence

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ce qui bat sourdement dans le cœur en


sang, dans la gorge des lézards, le
ventre des volcans,

se repose { l’intérieur des souvenirs du


cristal, reflétant les ordres d’une
transparence

calculée, où le déferlement tranquille


de l’univers rayonne au fond des roses
et des regards,

dont les rayons appréhendent à leur


tour le toucher délicieux qui les attire,
les avertir, les ralentir, et de part en
part, { l’entour, les

métamorphose

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ni le chant de la grive, soûle de raisin


et de soleil, dans les forêts nocturnes
de la mémoire, ne peut atteindre le
veilleur

aux créneaux du sommeil, ni le choral


inaudible des sphères qui ruisselle hors
de l’espace noir où tourbillonnent les
tempête d’étoiles,

quand l’oreille intérieure attend


seulement ce souffle caché derrière le
silence auquel il faut revenir,

car c’est de lui que dépendent les


pauses, les soupirs, les appels de cette
voix adorables, qui n’en peut plus
d’attendre et de tendrement

supplier

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puisqu’il arrive qu’un éclair tombe


aussi amoureusement qu’un fruit mûr
de l’arbre du monde, la suavité d’un
don venu

du ciel peut aussi transpercer toute


stérilité, la rendant féconde par
l’apport d’une semence

d’un autre lieu, qui la transfigure et la


transforme peu à peu en une nouvelle
race que le poète a nommé divine,

sans connaître la voix intérieure à sa


voix, et le sens de l’étrange lenteur,
dont la patience change son être

en chair à feu

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une main te saisit soudain à la gorge


quand tu sors de l’épaisseur de la nuit,
pour dégorger au bord de l’aube la
dernière étoile ;

et boire l’eau spirituelle où se baignent


les oiseaux, messagers du jour, de la
promesse de l’air

remplissant ton âme avant tes


poumons, qui s’empressent d’accueillir
la tendresse du souffle dont tu ne sais

ni d’où il vient ni où il va, mais qui te


presse de dire oui { l’appel de chaque
main, chaque cœur, chaque regard.

où l’autre est toi

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ainsi tu peux te tenir aux côtés de


l’origine, lieu intarissable des sources
de ta joie,

alors que son secret vient de loin vers


toi, et s’approche chaque jour
davantage de l’éloignement des cimes,

dont tu contiens le reflet par l’odeur de


la neige t’imprégnant { distance de sa
proximité,

car ce secret qui s’éloigne et te presse


contre lui t’inonde d’une fraîcheur où
tu reconnais l’abîme

dans son intimité

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est-il possible alors de concilier


l’attente et l’abandon, l’acte intérieur
qui s’arrête, paisiblement tourné

vers l’ouvert, disponible au vide où


peut germer en ta vacance une lumière
encore à venir,

et la réponse à cet appel si pressant et


si tendre, qui murmure à la part
démunie de ton âme

abandonne-toi, malgré misère ou ennui


d’être { celui qui te donne ta confiance
elle-même, et t’enveloppe

dans sa nuit

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et pourquoi cette faim de cruauté (non


pas la ponte des œufs dévorant le
ventre qui se remet, ni l’étreinte

de la mort { l’instant de volupté) mais


le sel des larmes d’autrui bues avec
délice et défi

par des lèvres gercées, visage enfoui


dans le sable du désert où l’âme lèche
sa soif,

alors que cette ligotée peut défaire ses


nœuds si elle se donne { la vérité de la
Vie, à la promesse de cette nuit dont
chaque étoile est une goutte

de pluie et de feu

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si la route entortillée siffle dans le noir


et claque comme le furieux d’un cobra,

elle regroupe le troupeau obscur des


en-bas, et les chasse vers le gouffre où
s’engloutit la pensée même

d’un chemin, effaçant le moindre pas,


puisque toute direction est abolie,
toute espérance mensongère,

ou pire, les lendemains péris, et que


seul persiste l’odeur du cadavre de
l’amour, gisant dans le trou ténébreux

d’un petit jardin

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nul n’est chez soi, m’as-tu dit, ma


maison elle-même m’abandonne, se
défait, ma seule amie s’appelle

personne, et me dérobe son visage, son


nom, mes yeux s’envolent avec les
oiseaux dont j’ignore la migration,

et tout pays est mon exil où mes mains


tâtonnent à la recherche de mon
ombre, celle-là même

qui m’a été arrachée, me laissant nue,


sans abri, sans repère, sauf un reflet
dans mes orbites vides, et l’écho d’une
voix disparue, murmurant :

ce que tu aimes

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le mal erre ainsi en vain par les défilés


noirs qui imprègnent chaque celle dont
tu sors

depuis la fondation du monde, puisque


rien ne brûle en dehors de celui

qui remplit ta bassesse de son


obscurité { laquelle il t’unit, quand il
enfouit la question que tu es

dans sa mutité ineffable où s’enfonce ta


prière, jusqu’{ la surprise de l’ultime
réveil

au lieu-dit

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est-ce qu’une certaine haleine ne peut


aviver la lumière obscure qui enlace et
féconde ton désir plus grand que toi,

celle dont le bruissement inaudible te


souffle les mots que tu murmures en
son absence, et sans quoi

ce désir oublie de briller d’une autre


manière, par la même lumière, quand
un ange passe à ras de terre

avec un peu de boue à la pointe des


ailes, pour partager la glaise où le plus
Haut repose

tout en bas

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le soupir qui monte aux lèvres de, ton


esprit sous la pression du temps, peut
se joindre à ce souffle insensible

transfigurant la fable de ta vie, et te


remplir d’une espérance où les larmes
illuminent ton chemin,

puisque dès l’ouverture absolue dont


tu viens, il animait tes jeux, tes rires et
tes rêves,

pour guérir les blessures infligées à


l’innocence, grâce { ce désir issu du
cœur de toi-même, et qui ne fait qu’un

avec le sien

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que se passe-t-il lorsque les sommets,


en apparence solitaires, laissent
échapper leur puissance

par mille torrents terribles, qui


s’endorment d’un seul coup, au
moment de se rejoindre au fond de la
vallée

en oubliant les avalanches, lorsque leur


tumulte soudain se réveille et
déclenche les machines de la mémoire

avec les rêves des angoissés de


l’impossible, alors que les blanches l{-
haut, aspirée par leurs cimes, sécrètent
à longueur de temps

la liqueur du ciel

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un seul palmier rassemble sous son


ombre toute l’eau vive du désert, et tu
sais par lui, si loin qu’il soit,

que celle-ci existe dans les profondeurs,


même si aucun pas ne s’inscrit dans le
sable

pour évoquer la souvenance d’une piste


perdue, tu es toi-même ton ombre et
ton désert,

et tu peux sentir l’arôme de la source,


si tu creuses lentement, chaque jour,
assez profond, pour retrouver la
fontaine

naissant de toi

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si tes mains offrent, qui offrira tes


mains, tes mains qui offrent le plaisir
des trembles, les yeux rieurs d’un
enfant, le chant du merle merveilleux,

qui offrira tes mains avec les caresses


modelant la chair ou la glaise, la coupe
vide de la prière entre tes mains
ouvertes,

alors que tout se tend vers la douleur


de n’être, l’étonnement de naître {
chaque instant sans raison,

depuis la saison verte enfuie loin


devant, si pleine d’une promesse
impossible à concevoir, que tu peux
seulement tenir tes mains ouvertes,

les yeux fermés

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entre les bras du vent qui valse, une


souple brassée de feuilles arrachées à
l’automne

tourbillonne dans une ivresse de


bonheur, avant de mourir au sein de la
flamme

qui les transfigure un bref instant,


alors que d’autres les rejoignent, que le
vent se multiplie à plaisir,

et que le bal pourpre et doré t’emporte


en la même danse, image de la même
gloire, où l’on te presse

de pénétrer

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l’image est bien le voile qui apporte du


ciel la variété des créatures,
rassemblées dans une nappe de délices,

précieuses merveilles qu’un soleil se


prépare à consacrer pour que tu
puisses les connaître en y communiant,

rendant grâce de leur bonté de te


nourrir, d’accepter de disparaître avec
candeur quand tu les reçois,

{ l’image de cette chair infinie qui te


partage son sang pour t’assimiler { son
être inatteignable,

ton chez-toi

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lorsque tu avances dans le temps d’un


glissement presque immobile, tu sens
parfois tout à coup,

si ton âme reste en attente derrière ta


chair, un toucher fragile semblable à
un baiser venu d’ailleurs, un tact qui
n’effleure même pas

tes lèvres intérieures, et pourtant si


mêlés { l’obscurité de ton essence que
tu ne peux reconnaître le signe qu’il te
fait

avec une grâce subtile, en ne te livrant


de son visage qu’une ombre de sourire,
pour te préparer avec douceur au jour
parfait

de ta naissance

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lorsque l’odeur du large emplit du bleu


ta chair avec la senteur sévère de
l’océan, l’exigence

suppliante de l’humble déité dont la


plénitude comble ton néant, ta bouche
mâchant l’azur

où tu savoures une autre vie, tu te


soumets avec transport à sa tendre
discipline, car c’est lui qui se remet

à ton désir, y reconnaît un reflet de sa


soif infinie, l’essence de son autre Moi
l’amenant

à « dé-devenir »

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comment refuser alors de voir ce


charme qui accompagne l’éveil de
l’aurore ainsi que l’adieu du soir,

une enfance éblouie, sans limité,


malgré les larmes { venir et l’amour
dilapidé, comme si la naissance

annonçait une promesse au-delà du


futur, et que l’épreuve même était une
montée, où la tendresse

des corps et des regards, { l’instant de


partir, préparait le commencement
ineffable du soir, premier matin
de l’éternité

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