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adolescents en difficulté
Je vais devant ou tu vas derrière ?
ISBN : 2-87415-351-6
Dépôt légal : D/2003/6840/94
Adolescents difficiles…
adolescents en difficulté
Je vais devant ou tu vas derrière ?
Réjane PEIGNY,
animatrice de l’atelier d’écriture.
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Avant-propos
Cet ouvrage est le deuxième issu d’un atelier d’écriture destiné aux
travailleurs sociaux de l’aide à la jeunesse. Je soutiens cet atelier,
parce qu’il permet de faire connaître un secteur social trop discret et
parce qu’il donne l’occasion à ces travailleurs de jeter sur la feuille
tout ce qu’ils retiennent souvent en eux sans pouvoir le faire
connaître.
Ce sont des jeunes avec qui il faut à tout prix créer un lien et
pouvoir le maintenir un certain temps. Et cela prend en effet du temps,
car ils ne croient plus dans les adultes. Ils vont d’ailleurs les tester, eux
qui disent leur vouloir du bien, et repousser les limites de l’acceptable
afin d’obtenir ce qu’ils croient devoir systématiquement générer : le
rejet, le renvoi, la confirmation qu’ils n’intéressent ni leurs pairs, ni
les adultes.
10 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Nicole MARÉCHAL,
ministre de l’Aide à la Jeunesse et de la Santé.
∆
Préfaces
Ainsi, il est très clair que l’intervention auprès des jeunes difficiles est
efficace si elle arrive à rendre un sens à la vie du jeune, s’il arrive à se
construire un projet de vie. Même tardivement, après bien des déboires,
des échecs, des désillusions, des ruptures, des violences, des actes déses-
pérés, les chemins d’une vie positive, socialement acceptable peuvent
s’ouvrir. Souvent, ce projet est le fruit, un peu inespéré, peu explicable, de
la rencontre avec une personne qui a donné sens à ce que le jeune vivait et
ce qu’il pouvait espérer. On a enfin misé sur lui, non comme une dernière
chance car c’est bien cela le lot de ces jeunes difficiles, c’est qu’ils ont gas-
pillé de multiples fois leur dernière chance. Et pourtant, après la dernière
chance, leur vie a continué. Ils sont allés au plus bas, ils sont allés jusqu’à
la prison voire à la tentative de suicide et pourtant, ils ont survécu.
Ainsi, nous mettons le doigt sur une des principales erreurs faites
dans l’aide à la jeunesse, c’est de croire qu’on est au bout de ce qu’on
peut faire et donc, chaque fois, travailler dans la discontinuité, à la
petite semaine, à la petite mesure de huit ou quinze jours, du petit pla-
cement au petit accueil. Comment pouvons-nous avoir la naïveté de
croire qu’une mesure, toute provisoire et éphémère va faire virer le
Titanic de leur vie déchirée ? Pour changer de cap, pour rebondir, pour
devenir un résilient, comme on dit aujourd’hui, il faut non une ren-
contre, une mesure magique mais un réel investissement en respect,
affection, engagement, professionnalisme et en temps.
Il faut que ces petites mesures, ces interventions modestes de
chacun d’entre nous prennent sens en s’inscrivant dans un espoir à
long terme pour ce jeune en difficulté. Chacun à notre place, même si
nous ne voyons le jeune que quelques minutes, nous devons être por-
teurs de ce message. De même ce message est porté, dans cet ouvrage,
par des petites touches successives qui donnent une grande idée du
travail accompli et à accomplir.
Michel BORN,
professeur, Université de Liège.
> Christian MORMONT
Destin (Fiction)
Luc MORMONT – Vent Debout
Durant toutes ces années, ils ont cherché en vain une case où me ranger.
J’étais violent, ennuyeux, bon à rien, voleur, dissipé, arrogant.
Moi, j’avais envie d’être chez ma mère parce que mon beau-père
faisait du mal à mes frères et à mes sœurs et qu’elle, elle laissait faire
et que moi, j’avais envie d’être auprès d’elle pour la protéger.
Et toujours, je fuyais sans m’intéresser aux endroits ni aux personnes.
On m’a fait rencontrer beaucoup de gens qui voulaient beaucoup de
choses pour moi, enfin, c’est ce qu’ils disaient mais moi je voulais
être auprès des miens.
Un jour, ils m’ont dit qu’ils ne savaient plus quoi faire avec moi,
que mon cas n’était plus de leur compétence.
Depuis, je vis dans un centre hospitalier où on me donne des médica-
ments. Ils ont dit que ça me calmerait.
Je ne parle plus beaucoup
j’attends
j’attends
que maman
vienne me voir.
***
16 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Il y a…
Les auteurs
∆
–2–
Difficiles ou difficiles à éduquer,
qui sont ces jeunes ?
Vous vous rendez compte. À quinze ans : « J’ai trop envie de vivre
seul ! Il y a plein de gens qui pourront m’aider : le CPAS, l’aide à
la jeunesse… » Et nous, alors ? Il n’est pas bien ici ? Mais il ne
pense qu’à lui, ce gamin. Qu’est-ce qui s’est passé ? Moi, je
pleure. Mais mon mari, il s’énerve.
Il sait crier, le père de Jacques. Et il ajoute une punition, pour faire
bonne mesure, pour être à la hauteur. C’est que Jacques devient agressif.
Oh ! Même violent, oui. Et avec son petit frère. On ne peut quand
même pas le laisser faire. Il ne nous laisse pas le choix. Même son
père, il en a peur, parfois. Il l’a privé de sortie. Alors Jacques s’est
enfui. Quand il est rentré, au matin, son père l’a giflé. Il l’avait
bien mérité, mais il est reparti. Deux jours sans nouvelles. Puis, il
y a eu le coup de téléphone. La police : Jacques titubait dans la
rue. Mais il n’y a pas eu de poursuites, c’est déjà ça. On s’en tire
à bon compte. Sauf pour la honte, les voisins, et tout ça.
Le Parquet n’a pas le temps et ne le poursuit pas. C’est le retour à
la maison et le mutisme. Et ça continue : l’école avertit d’absences
injustifiées ; il a encore découché deux fois cette semaine. Hier,
Jacques a volé l’argent de son frère et est rentré comme hébété.
Mais qu’est-ce qu’on doit faire ? Mon mari a été menacé au
travail : trop d’absences pour raisons familiales. S’il perd son
emploi, à quarante ans, vous vous imaginez bien qu’il ne retrou-
vera rien, déjà que moi, je suis au chômage depuis trois ans… Il
paraît qu’on doit aller au SAJ. Toutes ces lettres, on n’y comprend
rien. Son père, c’est le juge qu’il veut voir…
On dit aux parents, pour faire simple, que c’est presque pareil, que
le conseiller trouvera la solution et un rendez-vous est pris. Ils ont de
la chance : le poste de conseiller-adjoint vient d’être pourvu après un
an de vacance. Avant, il y avait quatre à six semaines d’attente.
Devant la conseillère, la mère, gênée, déballe son quotidien, ses
angoisses, son incompréhension, ses difficultés, la situation, à la
maison, intenable…
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 21
Attendu que :
• les faits sont très graves (le « meilleur ami du moment » est désor-
mais quadriplégique, le libraire souffre de séquelles importantes.) ;
• à aucun moment, le mineur n’a voulu profiter des mesures d’aide
et de protection qui lui ont été proposées ;
• l’expertise psychosociale conclut à une totale absence de prise de
conscience, à un sentiment d’omnipotence impressionnant chez
un jeune de cet âge, à un refus de coopérer et d’accepter les
mesures prises ;
• les rapports de l’institution concluent à une inaccessibilité totale
aux méthodes pédagogiques qui y sont déployées.
***
***
La démesure et l’imprévisibilité
Ce qui frappe l’observateur, dans un premier temps, c’est l’aspect
perturbant de la présentation, du contact, des attitudes, des comporte-
ments, des expressions, des discours. Ils sont comme tous les ados,
mais « plus » : en caricature, en démesure.
30 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Les discours
Ils sont convaincus – ou se convainquent – de vivre dans une
JUNGLE. La loi y est celle du plus fort, ce que nombre de phéno-
mènes sociétaux leur prouvent.
Ils sont convaincus – ou se convainquent – d’être les étendards
d’une nouvelle génération qui serait en opposition totale et agressive
avec les préceptes éducatifs et moraux du passé, que nous représentons.
L’ado en général a pour fonction de créer le conflit de génération
et de valeur pour se construire mais, généralement, il cherche à trans-
former le passé nul en un futur meilleur pour tous, où chacun sera res-
pecté et libre. Pas ici. Dans cette jungle, le plus fort est libre de faire
ce qu’il veut, sans tenir compte des besoins de l’autre. Il n’y a pas de
meilleur recherché, si ce n’est pour soi-même.
***
36 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Ineptie (Fiction)
Luc MORMONT – Vent Debout
Deux adolescents se rencontrent dans un parc :
— P. : Salut.
— A. : Salut, man.
— P. : T’es revenu en ville ?
— A. (souriant) : Oui, je suis sorti la semaine dernière.
— P. (soucieux) : On m’avait dit que tu en avais pour plusieurs
mois. T’avais pas blessé la vieille ?
— A. (toujours souriant) : Si, elle a bien morflé… Mais en fait, cet
arrachage, c’était une récidive, et mon juge m’a placé dans un centre
fermé. Je suis trop violent… Je passe à l’acte, comme ils disent. Je
suis entré là il y a deux mois…
— P. (curieux) : Et tu es déjà en sortie autorisée ?
— A. (de plus en plus souriant) : Non ! Je me suis fait virer !
— P. (interloqué) : Viré d’un centre fermé ?
— A. (triomphant) : J’ai frappé un éduc. Ils m’ont dit que c’était
un cas d’exclusion. Et je me suis retrouvé dehors.
— P. (perplexe) : Et ton juge ?
— A. (souverain) : Ce bouffon ? Il m’a engueulé. Il m’a menacé
d’une mesure plus grave. Il n’y avait plus de place dans aucun centre,
alors il m’a donné des heures de travaux à faire. Je commence lundi
prochain.
— P. (désarçonné) : Où vas-tu ?
— A. (ricanant) : Dans un home pour personnes âgées.
— P. (mi-figue mi-raisin) : Génial ! Comme ça, tu seras à la
source !
***
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 37
Ces « durs des durs », ces « affreux jojos », ceux dont plus per-
sonne ne veut entendre parler ne représentent qu’un infime pourcen-
tage de la population de l’aide à la jeunesse. Mais ils existent, nous les
rencontrons, nous avons appris à les connaître et ils méritent que nous
leur tendions la main…
38 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Plus encore que pour les majeurs, la délinquance « cachée » est consi-
dérable chez les mineurs d’âge. La visibilité de leurs actes est moindre.
Ce qui contribue à renforcer un sentiment d’impunité bien ancré, qui
tend à s’enraciner de plus en plus profondément au fil du temps.
2. Un comportement destructuré
Les jeunes placés dans notre établissement sont mal dans leur peau
et dans leur tête. Depuis la naissance, ils n’ont jamais connu la stabi-
lité. Échecs et ruptures ont trop souvent fait partie de leur quotidien.
De là sont induits des sentiments de rejet, de ne pas exister, de ne
pas être reconnu… qu’ils expriment par des comportements agressifs
et violents, des passages à l’acte (certains jeunes représentent de réels
dangers) ou encore des attitudes de repli. Autant de traductions d’un
équilibre psychologique passablement perturbé.
refusons à jeter l’éponge. Car, derrière ces jeunes qui dérangent et qui font
peur, se cachent des potentialités non explorées qui leur permettront de se
faire une place au sein de la société. Une de nos missions consiste à les
déceler et à aider les jeunes à les exploiter de façon positive.
Si notre action éducative veut être efficiente, il est indispensable
de mettre en œuvre une pédagogie adaptée, alternative et individua-
lisée à CHAQUE situation prise en charge.
***
Jules…
Je suis né le vendredi 28 novembre 1980.
Ma maman souffre d’un coup de déprime et, à six mois, je suis
amené par une assistante sociale à la pouponnière.
Maman m’oublie.
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 45
Ils ont fait une enquête. Je suis autorisé à rentrer chez ma mère.
D’abord certains week-ends. Et des congés scolaires. Et toutes les
grandes vacances. Mes sœurs restent en institution. Les contacts avec
maman ne sont pas autorisés.
Comme j’ai 7 ans, je suis admis dans un IMP. C’est une sorte
d’institut : une école avec un internat, une maison pour ceux à qui il
manque une case.
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 47
Le directeur : Tu dois savoir que dans notre institution tous les pen-
sionnaires doivent retourner au moins deux week-ends par mois en
famille, ce qui pour toi nous pose problème.
La grand-mère : En tout cas, pour moi ce n’est plus possible de le
reprendre ; son père n’en veut plus car il y a Roberto qui ne passe pas
encore ses nuits ; moi, je ne sais plus de chemins avec Jules, il fume
et depuis qu’il a volé, je n’ose plus le laisser tout seul.
Jules : De toute façon, vous n’en avez rien à cirer de moi.
Le référent: Jules me dit souvent que l’endroit où il se sentait le mieux
c’était à la maison familiale. Ne pourrait-on pas envisager de les
contacter pour savoir si un nouvel accueil de Jules serait possible?
La déléguée : Si Madame la conseillère est d’accord je veux bien les
contacter pour savoir s’il y a de la place.
Je suis placé en CAU. Il paraît que c’est bien. On ne doit pas aller
à l’école, on a des activités. C’est comme les vacances.
D’abord, je suis là pour 20 jours, au terme desquels mon admission
sera renégociée à la maison familiale. Moi, je ne veux pas y retourner :
je suis accusé à tort.
J’abandonne l’école.
Je voudrais m’occuper des autres.
Un mois de farniente.
J’ai seize ans. Je suis dans les conditions pour m’inscrire au CEFA.
Enfin je vais pouvoir faire la vente. Deux jours de cours par semaine.
Ça n’a pas duré. Une réunion de mise au point est prévue chez mon
juge, avec mon délégué. Il paraît qu’une évaluation sérieuse de mon
projet s’impose.
J’ai envie de rêver, de quitter les institutions. Et si c’était moi, cette
fois-ci, qui décidais ? D’autres jeunes du home l’ont fait. Partir… Et
pourquoi pas l’Afrique ? Tout se bouscule : pour y faire quoi ? avec qui ?
combien de temps ? combien ça va coûter ? qui pourrait m’accueillir ?
Le 3 novembre.
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 53
Début février.
Retour dans le froid.
Avec mon éducatrice, on me recherche un kot. J’ai dix-huit ans. Je
ne veux pas de prolongation. Je veux voler de mes propres ailes.
***
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 55
Poupée
Texte anonyme
J’avais mal aux dents
Je l’ai dit à ma maman
mais elle ne m’a pas écoutée
elle était en train de téléphoner
alors je l’ai dit à mon papa
mais il ne m’a pas écoutée
y avait du foot à la télé.
Je l’ai dit à ma poupée
Mais elle a gardé ses yeux fermés…
***
Et les filles ?
Jacqueline SPITZ – La Maison heureuse
La réflexion et la discussion sur les particularités des conduites et
des rôles sociaux des filles et des garçons gardent toute leur actualité.
Il est dès lors judicieux de se demander comment se présentent les
filles qui nous occupent, d’observer les caractéristiques qu’elles
mettent en avant.
***
58 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Viol collectif
Texte de Sophie, adolescente
Pour toutes les filles qui en ont souffert… Même si tu as goûté le goût
amer, sister, reste fière, pépère, sévère, ne baisse jamais les bras à terre.
J’ai dû encaisser ces êtres du mal qui m’ont pénétrée, qui m’ont
baisée et sans pitié m’ont délaissée. J’ai perdu ma virginité sans
dignité, pire, mon identité.
Ils m’ont laissée glacée gisant sur le seuil de leurs actes. Seule,
innocente, idiote et naïve, je voulais juste m’intégrer dans ce monde
artificiel. Étaient-ils sans compassion ou moi sans imagination à toute
cette science-fiction ? Avec haine, je dégaine ce riot-gun à tous ceux
qui pensent pouvoir me dresser comme un animal sans foyer.
Comment pourrais-je rester impassible devant le sabotage de mon
image ? La couleur de ma peau n’altère pas l’intensité du message. Je
vais leur montrer à tous ces pédés qui sans gêne vont s’empresser de
tout raconter qu’un jour, ce sera à mon tour de les enculer et là ils vont
hurler pour toutes les cicatrices qui m’ont défigurée pour l’éternité. Et
pour tous ceux qui ont ri de ma misère, je leur ferai bouffer les
couilles de leur père, c’est bien avec ça qu’ils sont venus sur cette
putain de terre. Même si je n’en ai pas l’air, j’ai vécu des galères que
même un putain de ver de terre n’a pas connues dans cet univers.
Personne n’a cru en moi, mais j’ai gardé la foi. Plus d’une fois on
m’a montrée du doigt, ça m’a fait mal ; tu vois que malgré ça, c’est
clair que je serre les dents pour ne point avoir d’attachement avec tous
ces gens. Mais pourtant, c’est vrai que de temps en temps, avec le
temps, en regardant autour de moi, j’aimerais quand même bien quel-
qu’un qui m’ouvre les bras rien que pour moi, ce serait plus sympa !
Et donc ! S’il te plaît, la ferme, car j’ai été trop de fois déçue par
des personnes de confiance, j’ai été trop de fois trompée par l’igno-
rance de l’enfance.
Et non, je ne pleure pas sur mon sort car mon sort est en accord avec
mon esprit et mon corps. Et oui, je m’isole quand tout me désole,
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 59
j’aime quand je vole pour imiter mes idoles. Vous avez commis un
viol, à vous de réparer ce que vous m’avez infligé. Par manque d’idées,
vous m’avez écrasée. Mais vous n’êtes point excusés. Car vous avez
des yeux pour voir et un esprit pour percevoir. Malgré ça, vous m’avez
regardée hurler, pleurer, sans vous demander ce que je pouvais bien
penser. Vous m’avez engueulée, pire qu’humiliée sans aucune pitié.
Mais ça m’écœure n’avez-vous donc pas de cœur ? Car j’ai le même
âge que vos petites sœurs. Mais quand aurez-vous capté que vous
m’avez encombrée d’une tonne de saletés ? Quand et comment retrou-
verai-je mon intimité, retrouverai-je le chemin de la liberté ?
Ok, ma vie n’a encore aucun sens mais je sais que je ne veux point
finir en transe avec des salopards qui pensent qu’à soulager leur panse.
De combat en combat depuis mon enfance, ma vie est en suspens,
mais bref, je veux aller de l’avant. Car regarde bien ce clochard, je ne
veux pas finir sur un banc à rêver de dollars. Regarde ce taulard, tant
pis, il est beaucoup trop tard, son esprit s’est endormi depuis des
décennies. Comment pourrait-il continuer sa vie ? Son cœur en a trop
pâti et je ne veux point finir comme lui : il pourrait devenir milliar-
daire, son esprit restera toujours enterré sous terre. Persévérer, à quoi
ça sert si ton esprit est grillé, consumé, calciné. Mais malgré tout ce
passé gâché, je n’ai point pu oublier d’avoir été considérée comme une
ratée. Toutes ces idées mal pensées, m’ont déchirée, arrachée, déchi-
queté en moi tout espoir du verbe « aimer ». Sans évidence, je me suis
dégradée, écrasée alors que je ne voulais faire qu’exister. Mon cœur ne
cherchait que réconfort, douce passion et affection, mais ne pouvait
résister à exploser. Mais seule avec tous ces éclats à ramasser,
comment aurais-je pu me débrouiller ? À chaque pas où je voulais
avancer, cette pression d’être rejetée qui ne veut point me lâcher.
Pourquoi dès mon arrivée ont-ils dû me cracher dessus comme sur une
vulgaire poupée en papier mâché ? Alors, bien sûr ! Rêver est ma seule
liberté pour résister à cette dure réalité. Et non, rien ne s’arrête, la vie
va beaucoup trop vite pour que tu restes à rien faire et à bouffer les
restes que les gens trop fiers laissent. Et malgré ta détresse, ils s’en
délectent de ta tristesse ; il n’y aura point de caresse, tu seras tenue en
60 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
laisse dans ce monde d’invasions où nous jouons tous les rôles des
pions. Mais si nous sommes les acteurs, qui sont les spectateurs ? Avec
vigueur, nous pensons tous avoir plus d’ampleur dans ce monde de
rancœur. Mais c’est dans mon sang que coulent la haine et toutes ces
choses obscènes qui m’ont explosé à la face comme une balle de riot-
gun. Mais quel décalage à mon âge, je dois voir du paysage ; au
contraire, c’est pire qu’un mirage de rage. Je veux m’en sortir de cet
empire dans lequel ils m’ont soumise à la peur, la violence et les cris.
Et sans façon, jamais ne se gomment des gros boulets de canon.
***
Petite déesse
Texte de Sophie, adolescente
La vie, ça fait mal dès que ça commence,
c’est pour cela qu’on pleure tous à la naissance.
La naissance est une merveille mais il faut savoir la préserver jus-
qu’au bout.
La rage, la haine, la tristesse, corrompues par une vérité mal vue :
elle vit dans la détresse à cause des maladresses des gens qui la
délaissent.
Ça blesse de ne plus avoir d’adresse,
mais t’en fais pas, c’est pas une faiblesse !
Quelques caresses auraient fait de toi une déesse,
mais t’en fais pas, t’es plus solide qu’une forteresse.
Progresse et laisse tomber ce stress, ta justesse, petite déesse.
***
DIFFICILES OU DIFFICILES À ÉDUQUER … 61
De l’adolescence difficile
Brigitte DECELLIER – Service Airs Libres
On dit d’un fleuve emportant tout
qu’il est violent,
mais on ne dit jamais rien
de la violence des rives qui l’enserrent.
BERTOLT BRECHT
∆
–3–
Les bases de notre intervention
Le courant psychodynamique
La psychanalyse prit naissance à la fin du XIXe siècle. Elle est à la
fois une méthode d’investigation du psychisme, une méthode de trai-
tement : la cure, et une conception psychologique de l’être humain.
Dans la cure, l’important est moins ce qui est dit que ce qui se joue
de très particulier entre l’analyste et l’analysant. À l’occasion de cette
relation, les désirs inconscients du patient reviennent à la surface. Ce
processus, appelé le transfert, constitue l’outil thérapeutique par
excellence pour autant qu’il soit bien pris pour ce qu’il est, c’est-à-
dire non pas une remémoration mais une répétition d’éléments dont
l’origine infantile échappe au patient.
Le courant systémique
Le terme « systémique » est apparu dans la langue française au
début des années septante. Cette perspective était induite par la prise
en compte de l’importance de relier l’étude psychologique à la
connaissance des milieux de vie et des conditions d’existence. Elle
tentait d’organiser en un ensemble cohérent des données jusque-là
éparses. Elle est née de la rencontre de la théorie générale des sys-
tèmes et des théories de la communication.
70 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Le courant comportementaliste
Ce courant s’intéresse exclusivement à l’observable, aux compor-
tements dont l’organisation résulte d’un ou plusieurs apprentissages.
Ces idées ont rencontré du succès en France au cours des deux der-
nières décennies, principalement dans l’intervention auprès des
autistes, des déficients mentaux et des toxicomanes. Toutefois, ces
LES BASES DE NOTRE INTERVENTION 75
Le courant cognitiviste
Le cognitivisme s’intéresse au traitement de l’information, aux
structures mentales et aux comportements, comme produits de l’acti-
vité mentale. Il traite donc des processus mentaux et du langage. Les
concepts touchent à la manière dont l’information entre, à la mémoire,
à l’attention, aux processus, schémas et événements cognitifs.
***
∆
–4–
Modèles d’intervention
Quelques exemples de nos pratiques
Michaël comparaît en audience publique.
Le juge de la jeunesse donne solennellement lecture de la citation à comparaître,
qui contient une impressionnante liste de faits délictueux à charge du mineur.
Ensuite, il demande à Michaël s’il a quelque chose à ajouter.
Michaël se lève et, à haute et intelligible voix :
— Mais, Monsieur le juge, tout ce que vous venez de dire, c’est des couilles…
aussi vite les oublier, les abandonner, les repousser, les éjecter. La
création du lien elle-même plonge ces jeunes au cœur de leur problé-
matique, les amène à la source de leurs angoisses, à l’objet de leurs
désillusions. Alors ils consacrent toute leur énergie à la mise au point
d’un véritable test à l’égard des adultes, nous l’appellerons le « test de
la crédibilité et de la solidité ».
Ils mettent leurs questions en actes. Tantôt ils sont plutôt charmants
et charmeurs, tantôt ils sont plutôt opposants, vindicatifs, agressifs. Ils
sont souvent plus doués pour se faire remarquer que pour parvenir à être
pris au sérieux. Ils utilisent leurs poings plus que les mots quand ils
veulent se faire entendre, ils se cachent derrière l’alcool ou la drogue
quand ils ne savent plus « faire face ». C’est d’être rassurés qu’ils ont
besoin, ces jeunes… Ils veulent savoir si l’adulte va « tenir le coup ».
Or la société tout entière (que ce soit au niveau de l’école, du quar-
tier, des mouvements de jeunesse ou des clubs sportifs, des interve-
nants sociaux) leur apporte une réponse mitigée, faite de « oui mais »,
qui aboutit souvent, au nom de leur intérêt, à une exclusion.
Davantage encore insécurisés, ils sont pris dans ce qu’ils voudraient
tant éviter : l’abandon et le rejet.
***
Cheminement
Si nous sommes d’accord pour dire que le placement n’est généra-
lement pas la meilleure solution – il serait la moins mauvaise – pour
les jeunes et les familles que nous accompagnons, en revanche, le
renvoi d’un jeune d’une institution est toujours la plus mauvaise.
C’est une aberration pédagogique.
Il est, en effet, paradoxal de renvoyer des jeunes en raison de leurs
symptômes et de leurs difficultés, puisqu’ils sont à l’origine de la
prise en charge spécialisée.
Il est aussi paradoxal que nos institutions perpétuent le scénario fami-
lial de l’abandon. Cette similitude de fonctionnement est une violence
qui discrédite notre fonction d’aide. Cela maintient auprès du jeune l’ap-
prentissage de l’abandon comme modèle relationnel préférentiel.
Quel type d’adulte ce jeune deviendra-t-il si la représentation fonda-
mentale qu’il se fait de toute relation émotionnelle est celle de l’instabi-
lité, de l’éphémère, de l’abandon et de la banalisation de la perte du lien?
Enfin, le renvoi ne le conforte-t-il pas dans sa conviction que
l’adulte – et les institutions qu’il représente – est peu fiable, incapable
de le contenir et impuissant à l’aider ?
Le renvoi confirme et entretient une pédagogie de l’échec. L’échec
du contrat qui implique d’une part la soumission à la règle dans l’ici
et maintenant, et d’autre part l’obligation de la disparition rapide des
MODÈLES D ’ INTERVENTION … 87
L’apprentissage de la négociation
Les jeunes que nous accueillons sont convaincus du fait que seul
l’acting est porteur de message et moteur d’interpellation de l’adulte
qu’il force au changement.
La sanction réparatrice
Il n’existe aucun modèle éducatif sans référence aux limites, puni-
tions et récompenses. Notre spécificité est de mettre en place un
modèle éducatif qui responsabilise l’adolescent face à ses transgres-
sions, qui l’aide à dissocier l’acte du message dont il est porteur et qui
le rend conscient de la nécessité d’une réparation.
Le travail familial
Le modèle d’intervention sur lequel nous nous appuyons s’inspire
du concept de « cothérapie scindée », de Guy Ausloos. Celui-ci
propose que les entretiens familiaux soient menés par deux interve-
nants : l’un d’entre eux (l’assistante sociale chez nous) gère l’en-
semble de la dynamique familiale et les rapports famille-institution,
l’autre (l’éducateur référent) est le porte-parole du jeune et soutient le
projet pédagogique de l’institution.
L’assistante sociale veille au maintien et à la consolidation du lien
parents-institution par des contacts téléphoniques hebdomadaires, des
entretiens réguliers à domicile ou au foyer. L’éducateur référent quant
MODÈLES D ’ INTERVENTION … 93
Le travail en réseau
Des collaborations avec des services extérieurs sont nécessaires
pour une prise en charge efficace.
La scolarisation ou rescolarisation
Un programme spécifique est mis en place, en collaboration avec
les mandants, la famille et l’école, en vue d’un réaccrochage scolaire
ou professionnel. Les jeunes déscolarisés participent à des activités
scolaires organisées au sein du foyer et poursuivent des démarches
auprès de services extérieurs avec lesquels la situation scolaire est
évaluée, des orientations recherchées, des stages envisagés.
Le travail communautaire
Nous constatons souvent que les jeunes que nous accueillons, blessés
et abîmés par leur histoire, se maintiennent généralement dans des dyna-
miques d’échec et des comportements de destruction. Beaucoup man-
quent des ressources qui leur permettraient de sortir de leur marasme, de
passions qui leur donneraient le goût et le sens de vivre. Les réunions de
jeunes, les activités culturelles, les ateliers créatifs que nous organisons
leur offrent de nouvelles découvertes, des expériences qui élargissent
leur vision du monde, des expériences de réussites… autant de possibles
pour l’éclosion de leurs compétences. Ce sont également des moyens
pour cultiver la solidarité et l’action créatrice.
***
Sans doute faut-il préciser d’emblée que l’on peut distinguer, chez
nous, la population dite « délinquante », les filles qui passent à l’acte,
de la population dite « psychiatrique », qui présente par ailleurs des
troubles du comportement assimilés à des troubles psychiatriques.
Or, je me souviens de m’être demandé d’emblée pourquoi cette
jeune fille était allée dans un hôpital psychiatrique. Ce qui nous était
décrit ne s’apparentait pas, à nos yeux en tout cas, à des troubles psy-
chiatriques, ni même à quelque comportement face auquel un hôpital
psychiatrique aurait pu s’avérer indispensable. Enfin, il nous a fallu la
moitié, si ce n’est les trois quarts de l’entretien, pour comprendre que
cette jeune fille était hospitalisée depuis l’âge de douze ans, soit
depuis quatre années dans deux hôpitaux différents…
Un deuxième élément a fini par nous intriguer : l’équipe du dernier
hôpital paraissait épuisée. Et c’est ainsi que nous avons finalement
appris que l’autorité de placement avait été interpellée car la « malade »
avait, quelque temps auparavant, frappé, au point qu’il y avait lieu de
96 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Une question, dès lors, se posait : cette jeune fille était-elle malade,
et donc irresponsable ? Ou responsable ? Auquel cas que faisait-elle
dans un hôpital psychiatrique ?
Il me sembla dès lors évident que le personnel de l’hôpital, proba-
blement à juste titre, tentait de faire correspondre le profil de cette
jeune fille à la réalité de notre institution ou en tout cas de montrer
qu’il ne correspondait pas à la réalité de la leur, au mépris peut-être de
certains constats qui ne nous étaient pas transmis.
C’est sous cet éclairage que nous avons accepté cette jeune fille
qui, par ailleurs, ne souhaitait pas du tout quitter l’hôpital où elle
vivait depuis des années. Elle nous disait, d’ailleurs : « Moi ? Je suis
folle. »
Nous appuyant sur tout cela, et sur les dires de l’hôpital : « Tout le
travail d’intervention que nous avons pu mener est arrivé à ses fins, il
n’y a plus de raison que nous continuions d’intervenir ! », nous déci-
dons de la contrarier : « Non, tu n’es pas folle ! Tu es comme les
autres. Et si tu viens chez nous, tu seras prise en charge comme toutes
les autres filles. Si dans ton évolution, tu crées des problèmes, nous te
considérerons comme responsable. Pas comme une malade. »
Elle s’entête à dire qu’elle est folle et, puisque nous ne voulons pas
la croire, elle va nous le prouver. Et effectivement, elle s’y efforce,
avec une certaine constance. Pendant plusieurs mois, nous sommes
face à des comportements invraisemblables. En tout cas insuppor-
tables dans une institution d’aide à la jeunesse : elle s’accroche à un
pont pour sauter dans le canal, crée des embouteillages au centre de la
ville parce qu’elle va sauter sous un bus, s’auto-mutile, répète qu’elle
va se jeter de la fenêtre et exerce sa violence sur les autres.
Ces comportements tendent clairement à nous persuader que c’est
bien à l’hôpital qu’elle doit retourner, d’autant que chacune de ses
conversations téléphoniques avec l’hôpital se conclut par : « Non, non
tu ne peux pas revenir ! Non, non, tu sais bien qu’on a dit que tu ne
reviendrais pas ! »
La jeune fille que nous accueillons est ce que nous appelons une
« abandonnique ». Une personne tant abandonnée qu’elle recherche à
tout prix la relation, le lien affectif, mais qui ne veut pas admettre
qu’il existe ! Dès l’instant où ce lien s’installe, elle le rompt, par peur
de souffrir plus encore d’une rupture qu’elle n’aurait pas décidée.
Le seul lien qu’il lui restait, malgré toutes les épreuves qu’elle lui
avait fait subir, était celui qui la reliait à cet hôpital. Cette structure
très lourde, par voie de médicaments, grâce au nombre de personnes
et à leur travail, avait pu supporter ses différents symptômes. Oui, un
lien s’était créé. Que nous étions en train de rompre.
Quand le psychologue rédigea un rapport positif : « Cela va beau-
coup mieux. On peut envisager ton départ », elle mit le feu à ses
cheveux. Comment aurait-elle mieux exprimé son angoisse : « Vous
voyez bien que je ne suis pas prête… »
Par la suite, nous avons recouru, une fois, à une nouvelle hospita-
lisation de quinze jours.
En effet, à l’approche de ses dix-huit ans, une nouvelle peur
apparut. Car atteindre sa majorité signifiait un arrêt dans ce chemin
parcouru ensemble. Et c’est tout de même extrêmement paradoxal
quand on sait que ce chemin consistait, justement, à éviter les nou-
velles ruptures…
C’était bien sûr prévisible et nous avions, des mois à l’avance,
cherché des ressources, notamment du côté de la maman. Nous avions
envisagé tout ce qui lui aurait permis de ne pas se sentir isolée, évo-
quant même des possibilités d’intervention au-delà de la majorité.
Mes propos s’étaient voulus rassurants : « En tout cas, de chez nous,
tu ne seras pas renvoyée ! », mais dix-huit ans était pour elle un cap
tellement insurmontable, qu’à deux mois de son anniversaire, elle fit
une très jolie crise.
Nous l’avons décodée. Il fallait qu’elle soit à nouveau hospitalisée,
non pas parce qu’on pensait que c’était le meilleur endroit pour elle,
mais tout simplement parce qu’elle n’était plus en mesure de se gérer.
Et nous non plus, d’ailleurs…
Une hospitalisation, limitée dans le temps et dans ses objectifs, avec
une aide médicamenteuse, a été mise en place dans une logique très
précise avec le psychiatre qui avait assuré l’aide ambulatoire. Ensuite,
pour ne pas la laisser, soudain, livrée à elle-même, le tribunal de la jeu-
nesse a décidé d’une prolongation: elle pouvait revenir chez nous.
Mais là encore cette décision fut prise dans des limites très pré-
cises. Il s’agissait de nous donner plus de temps. Nous voulions lui
trouver un nouvel endroit de vie qui ne soit pas en rupture.
Boire des tasses de café. Discuter autour d’une table, parfois sans
objet. Accoutumer quelqu’un à votre présence. L’apprivoiser. À
condition que l’autre accepte de vous voir entrer et vous asseoir.
***
MODÈLES D ’ INTERVENTION … 103
Imaginez. Vous avez seize, dix-sept ans. Vous êtes face à trois autres
jeunes, inconnus jusque-là. Dans un groupe où chacun essaie de donner
le change, de se montrer sûr de soi, malgré sa peur de l’inconnu, de ne
pas être à la hauteur. Confié à des éducateurs qui, vous dit-on, vont vous
accompagner dans une aventure exigeante et pleine d’imprévus.
Pendant un mois, équipier sur un voilier… Tenir la barre.
Participer aux manœuvres d’entrée et de sorties de ports. Naviguer le
plus souvent entre les côtes françaises et britanniques, dans un climat
aussi souriant que notre bonne météo. Et la vie à bord ! Ça tangue
continuellement. Préparer les repas. Faire la vaisselle. Entretenir les
lieux. Puis il y a les autres. Sur une dizaine de mètres carrés.
S’entendre avec ceux que l’on n’a pas choisis. Négocier, entendre les
remarques, commentaires et interpellations pas toujours faciles à
accepter. Être secoué dans ses affirmations, dans sa façon de regarder
le monde, de se regarder soi…
Ou alors randonneur… Traverser les vallées écossaises, le maquis
corse ou les massifs du sud marocain. Mettre un pied devant l’autre
avec, sur le dos, un sac de 16 kg, contenant ce qui garantira un
minimum de confort au quotidien. Tous les matins, petit déjeuner rus-
tique, toilette rudimentaire si on a la chance d’être proche d’un point
d’eau. Démonter sa tente. Remettre tout dans son sac. Reprendre la
route. Le soir au bivouac, cuire un repas dans sa gamelle (il aura les
qualités gastronomiques de ce que l’on aura porté, dans le sac à dos).
Ici, on est moins collés les uns aux autres, mais ces autres sont aussi
présents. Chacun son caractère, son histoire, ses moments de blues ou
de fureur. Les éducateurs sont là pour conseiller, stopper les déra-
104 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
pages, écouter aussi, et susciter une réflexion sur ce qui est vécu main-
tenant et qui rappelle furieusement des habitudes parfois sources de
bien des ennuis.
Mais reprenons, étape par étape, pour mieux cerner cette démarche
et les objectifs qui la soutiennent.
1. Cadrage initial
Depuis de nombreuses années, les différentes autorités qui nous
adressent les jeunes ont bien compris que nous ne pourrions travailler
que si l’adolescent adhérait au type de travail proposé.
Il s’agit d’une aventure requérant de la part du jeune beaucoup
d’énergie. Tirer ou pousser quelqu’un n’aurait guère de sens ; la par-
ticipation à un projet n’est donc jamais imposée.
2. Première confrontation
Avant le départ véritable, pendant cinq à six jours, les jeunes d’un
même groupe participent à une randonnée en autonomie totale.
Marcher toute la journée, bivouaquer dans les bois.
MODÈLES D ’ INTERVENTION … 107
Les jeunes qui participent aux expéditions ont pour la plupart entre
15 et 18 ans. Ils ont souvent connu de nombreux échecs, parfois de la
maltraitance, des négligences graves, des abandons. Ils sont dans une
impasse, ne savent plus ce qu’ils veulent, qui ils sont, ce qu’ils veulent
devenir.
N’étant plus enfants mais pas encore adultes, ils sont dans cet
entre-deux dont ils ne peuvent rien dire, encore moins aux adultes qui
leur demandent de formuler des projets.
Leur proposer un décalage, un éloignement, une aventure crée un
effet de surprise salutaire. Leur curiosité mise en éveil peut alors être
disponible pour de nouvelles expériences.
aux apprentissages. Elles jettent aussi une autre lumière sur des habi-
tudes, des comportements que le jeune pensait incontestables et
immuables. Une brèche peut alors s’ouvrir pour un remaniement de la
perception de soi et de sa place. Cette dynamique, quand elle est
amorcée, suscite un questionnement et permet d’intervenir sur la
chronicité d’une situation où tout semblait bloqué et sans issue.
savent qu’ils devront continuer à se côtoyer, que rien ne sera arrangé par
une fuite ou un changement dans la composition du groupe. Ce sont les
mêmes jeunes, les mêmes éducateurs qui doivent arriver au terme du
voyage. Chacun doit donc trouver une autre issue et négocier, dialoguer.
Vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec les mêmes personnes
est très contraignant. Il est difficile de tricher, de jouer sans cesse un rôle.
La proximité incite à une certaine transparence. Les membres d’une
équipe découvrent une convivialité et une confiance réciproque.
Les tâches sont partagées. La solidarité est indispensable à la sécu-
rité de tous. Chacun est responsable du travail qui lui est confié. S’il
ne l’accomplit pas correctement, les conséquences peuvent toucher
ses coéquipiers. La durée du projet, la constance des personnes
concernées limitent fortement les échappatoires. En cela, l’expédition
fonctionne comme un accélérateur de la séquence « action-réaction ».
Un travail non fait ou mal exécuté, un conflit non résolu déclenchent
des effets plus rapides et plus concrets qu’ailleurs. Il devient plus
facile de faire le lien avec l’origine de la difficulté, il est aussi plus
urgent d’y apporter une ébauche de solution. D’autre part, il est plus
ardu pour celui qui en est la cause de projeter les responsabilités sur
les autres ou sur l’extérieur et de se dérober.
Le goût de la découverte
Les jeunes qui nous sont confiés sont souvent démotivés à l’égard du
savoir et envisagent tout apprentissage sur le mode d’un ennui inson-
dable. Ils ont perdu toute confiance en leurs capacités de progrès.
MODÈLES D ’ INTERVENTION … 113
5. Au-delà
Le retour est un moment difficile et éprouvant, pouvant réserver de
douloureuses surprises. Pour chacun, il faut atterrir, retrouver ses
marques.
Dans le meilleur des cas, la piste est balisée. Des parents chaleureux
attendent avec impatience le retour de l’enfant prodigue. Celui-ci peut
être entendu dans ses émotions, ses envies de redémarrer autrement, sa
volonté de sortir de l’affrontement mutuel et d’y mettre du sien.
Pour d’autres, il n’y aura pas encore assez de « preuves » d’un
changement réel et ses bonnes résolutions seront considérées avec
méfiance. Il leur faudra, à ceux-là, patienter, rebondir, accuser le coup
et formuler, construire un projet personnel plus distant de leurs
proches qu’ils ne l’auraient voulu.
Pour d’autres encore, que personne n’attend, le centre d’héberge-
ment de Vent Debout offre un sas de décompression. Un accompa-
gnement individualisé peut alors se mettre en place selon les néces-
sités, selon l’évolution du jeune et de sa situation, et selon les données
géographiques.
Notre intervention consiste à les accompagner dans la recherche
d’un autre lieu de vie et doit être la plus brève possible. Nous pouvons
envisager des solutions allant de la guidance en famille à l’héberge-
ment. Ainsi, il n’est pas rare que certains jeunes vivent à Vent Debout
plusieurs mois, puis retournent progressivement en famille ou soient
accompagnés dans la vie autonome au départ d’un appartement.
À tout moment de l’année, l’équipe pédagogique intervient ainsi sur
le front des expéditions mais aussi sur l’hébergement. Ce type de travail
représente aussi une part très importante de notre activité. Les jeunes
vivant à Vent Debout gardent les spécificités liées à cet âge et à leurs
parcours douloureux. Ils requièrent, comme dans les autres institutions
accueillant de grands adolescents, beaucoup de souplesse et d’adapta-
tion de la part de l’équipe pluridisciplinaire, ainsi qu’un souci constant
de maintenir le lien au-delà des conflits du quotidien et des comporte-
ments provocants. Mais ceci pourrait être l’amorce d’un autre texte…
***
116 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
***
∆
–5–
Les intervenants sociaux
21 h 50
— Salut, tu vas bien ?
L’autre se retourne, souriant.
— Oui, ça va. La routine… Aujourd’hui Alain n’est pas allé aux
cours. Il est malade. Le docteur est venu et l’a mis en congé pour la
semaine. Sandra est rentrée il y a une heure. Elle n’avait pas l’autori-
sation de sortir. À son retour, ça a un peu gueulé. Elle râlait parce que
« Je n’ai pas à me mêler de son emploi du temps ! » À propos, elle a
passé la journée en ville avec son copain : l’école a téléphoné pour
signaler son absence. John, Karine et Pierre sont rentrés à l’heure. Ils
étaient exténués. Ils ont mangé, fait leurs devoirs, la vaisselle, puis ils
sont montés se coucher. André traîne encore entre la salle de bains et
sa chambre… Ah oui, n’oublie pas de réveiller tout le monde à 6 h 30,
pour les bus. Et puis, il faudra donner l’argent, pour l’excursion de
Karine et pour les photos d’identité de Sandra. N’oublie pas les reçus.
Bon… Là, je crois que je t’ai tout dit. Je vais te laisser. Je vais recher-
cher mon aînée chez sa copine, elle a eu son cours de danse aujour-
d’hui. Je pense qu’une fois rentré à la maison, j’irai me coucher sans
tarder. Je dois me lever tôt demain : mes deux cadets partent en excur-
sion et je dois être à 7 h 30 à l’école.
Il se lève, prend sa veste, son sac, serre la main de son collègue et sort.
***
128 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
dire que nous proposons des moyens pour atteindre ces objectifs –,
notre action est évaluable.
Prenons un exemple. Le juge écrit sur son ordonnance provisoire :
« Je veux que Pierre structure son temps, soit régulier à l’école et ne
commette plus d’acte de délinquance. » Nous allons réfléchir avec
Pierre à la manière la plus adéquate d’y arriver, à ce qu’il va mettre
concrètement en place. Nous élaborerons notre programme de prise
en charge en accord avec lui. Pour l’aider à structurer son temps, nous
noterons, par exemple : inscription dans un club sportif ou à une acti-
vité sociale. Pour l’aider à être régulier à l’école, nous pourrons
prévoir l’organisation pratique de son réveil, de ses trajets… Notre
action sera donc divisée en éléments faciles à mesurer.
***
Le 11 août 1989
Le jour où je commence à travailler, les filles sont en camp.
Ma première prestation de vingt-quatre heures, seule, je la fais le jour
de leur retour. Je les vois encore arriver: heureuses de retrouver le foyer,
me fixant comme une bête curieuse. Je ne suis pas très à l’aise, une des
jeunes vient de lancer son poing dans le carreau pour un motif futile. Je
tente de détendre l’atmosphère. Je fais un bon café. Nous nous asseyons
autour de la table et commençons à papoter. Les jeunes sont contentes.
Je suis la nouvelle éducatrice qui remplace une folle. Jupes plissées et
deux longues tresses, l’ancienne éducatrice leur proposait des cours
d’anglais, faisait la purée avec de l’eau et venait travailler en Vespa. Mon
apparence est très différente. Jeans, pull et baskets, j’ai le look éducateur,
quoi! Les filles se présentent, friment un peu, rigolent. Bref, c’est gagné.
Les semaines, les mois s’écoulent.
Février 1990
Mon contrat passe à durée indéterminée. Enfin, je vais pouvoir être
enceinte : « Pas de bébé pendant la période d’essai », m’avait dit mon
directeur.
Août 1990
Depuis quelques mois, je suis l’éducatrice référente de Lara, une
jeune fille de dix-neuf ans qui vient d’accoucher d’un petit garçon.
La loi sur la majorité vient d’être modifiée : elle passe de 21 à 18
ans. Lara quitte l’institution…
LES INTERVENANTS SOCIAUX 133
Septembre 1990
Les jeunes sniffent du Sassi. Quand elles en reniflent trop, elles
perdent le contrôle d’elles-mêmes. Moi, je suis enceinte et la dernière
nuit que je preste est pénible. Sandrine, suite à une dispute avec sa
maman, se précipite vers un carreau et se cogne violemment la tête sur
le verre cassé. J’ai tellement peur de recevoir un coup dans mon gros
ventre que je fais appel au chef-éducateur. Ce n’est pas dans mes habi-
tudes, j’essaie toujours de régler les difficultés seule. Après avoir été
maîtrisée physiquement, Sandrine se calme, pleure, crie son déses-
poir. La crise passe.
Février 1991
Après mon congé de maternité, je reprends le travail en force :
deux nouveaux suivis individuels – chaque éducateur de l’institution
s’occupe plus particulièrement du dossier de deux jeunes, de l’accueil
jusqu’au départ de ces jeunes – complètement dissemblables. Claire a
quinze ans. Elle est issue d’un milieu modeste. Sa mère l’a aban-
donnée quand elle était encore en bas âge. Aujourd’hui, elle est rejetée
par sa famille suite à une plainte d’abus à l’encontre de son père.
Claire souffre, sniffe du Sassi pour oublier, fugue…
Sophie, même âge, est issue d’une famille bourgeoise du Brabant
wallon. Ses parents étaient séparés et son père, après avoir souffert
d’une grave maladie, est mort il y a six ans… Quand je la rencontre,
l’adolescente sent le poids d’un secret de famille. Elle est en rébellion
contre sa mère : elle refuse son autorité, sort le week-end et les pro-
longe jusqu’au mardi soir en usant d’amphétamines. Elle décroche au
niveau scolaire, des conflits verbaux de plus en plus violents appa-
raissent. L’institution met en place un travail familial et Sophie
apprend que son père, qui aurait bien voulu qu’elle vive avec lui, avait
choisi de mourir. Pendant plus de six ans, la famille avait préféré taire
ce choix…
Mes deux jeunes mettent des mois à se stabiliser.
Nous, institution, envisageons le temps comme un élément fonda-
mental de la thérapie ; tandis que le décret de l’aide à la jeunesse parle
134 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Janvier 1992
C’est moi qui suis choisie. Ce n’est pas facile. J’ai vingt-six ans, je
suis la plus jeune de l’équipe. Je sais qu’on m’attend au tournant.
Mon directeur et moi sommes d’accord : les nuits éveillées sont
inefficaces et inconfortables. Nous les supprimons. Restent donc uni-
quement des nuits dormantes (qui ne comptent toujours que pour
trois heures.)
Pour ma part, en plus des tâches inhérentes à ma nouvelle fonction,
je poursuis mon travail d’éducatrice référente. Durant les trois mois
suivants, je presterai près de 70 heures par semaine. Mais, je ne preste
« plus qu’une nuit » ! Ce qui éveille une jalousie qui atteindra son
paroxysme quand je n’en ferai plus du tout.
1993
Mon attention est accaparée par Claire et Sophie. Elles sont
enceintes toutes les deux. Par chance, les papas sont présents et prêts
à assumer leur rôle. Et il y a aussi le déménagement de l’institution à
préparer pour la fin de l’année…
LES INTERVENANTS SOCIAUX 135
Septembre 1993
Quelques semaines avant son accouchement, Claire me demande
d’y assister. Son ami ne se sent pas de taille à l’aider. J’accepte. C’est
un honneur pour moi. C’est l’aboutissement d’un long travail. Claire
va bien, dans son corps et dans sa tête.
Le 14 septembre 1993
Elle met au monde une petite fille qu’elle appelle Flore.
Le 23 novembre 1993
Je reçois un coup de fil désespéré de Claire : elle est à l’hôpital et
Flore ne s’est pas réveillée après son biberon du matin.
À peine ai-je raccroché, c’est l’hôpital qui m’appelle. J’essaie de
ne pas pleurer. Ils attendent mon arrivée et celle du papa ; puis, ils
annoncent à la jeune mère la mort de son bébé. Je rassure Claire
comme je peux, mais je ne sais que lui répondre quand elle me
demande de lui dire que son bébé n’est pas mort… C’est insuppor-
table. On se retrouve tous les trois avec Flore, morte, dans une des
chambres du service pédiatrique. On pleure. Après une heure, nous
quittons la chambre. Quand nous attendons l’ascenseur, un aide-soi-
gnant nous rejoint : nous devinons que cette grosse boule de drap qu’il
tient sous le bras est le corps de Flore. Il descend à la morgue. Nous
fuyons tous les trois par l’escalier de secours.
Fin 1993
L’institution a déménagé. Auparavant, nous occupions une partie
d’un ancien couvent, nous sommes maintenant dans une maison de
type familial. Pratiquement, nous passons d’un living-salle à manger
150 m2 à un de 40 m2. Tout le monde, jeunes et adultes, perd ses
repères. Mon directeur et moi sommes souvent appelés au téléphone,
tard dans la soirée ou en pleine nuit, pour calmer les crises.
Lors d’une soirée particulièrement mémorable, lorsque j’arrive
suite à l’appel des deux éducatrices, les jeunes ont déjà tout saccagé
dans la cuisine. Je dis bien : tout. Dans cet enfer, je maîtrise Nahima
en l’entourant de mes bras. Elle est en train de massacrer les carreaux
du bureau où se sont enfermées mes deux collègues. Le psychiatre du
Toboggan, qui travaille principalement au soutien de l’équipe éduca-
tive, est inquiet. C’est dur de redresser la tête. Mais tout le monde s’y
met et l’orage finit par passer.
1994
Les situations des jeunes s’aggravent. Auparavant, c’était principale-
ment les pères qui étaient absents. Maintenant, les mères « partagent ce
privilège ». Les conséquences sont alarmantes et déroutantes: nos jeunes
filles se font des bébés (souvent) toutes seules, comme le dit si bien la
chanson. Ainsi, Nahima, dont j’assure le suivi individuel depuis quelques
mois, se retrouve enceinte à quatorze ans. Je suis inquiète pour elle: elle
veut garder le bébé et son petit ami, le futur père, est ultra-violent.
27 novembre 1994
La police judiciaire de Bruxelles nous contacte : inquiète, elle se
demande si Audrey est au foyer. Mon directeur confirme la présence
de l’adolescente. Parallèlement, Audrey essaie de joindre sa mère, en
vain. Le lendemain, lundi, l’éducatrice référente et l’assistante sociale
iront rechercher Audrey à l’école pour lui annoncer une terrible nou-
velle. Son beau-père, en pleine crise de folie, a assassiné la mère
d’Audrey ainsi que sa propre fille, la demi-sœur d’Audrey, avant de
retourner l’arme contre lui. Il ne reste qu’Audrey.
LES INTERVENANTS SOCIAUX 137
Juillet 1995
Nahima met au monde un petit garçon. J’assiste à l’accouchement.
Sa maman a promis de venir. Et elle vient ! C’est son petit-fils qui lui
fera faire le chemin de Bruxelles à Mons : depuis deux ans que sa fille
est au Toboggan, elle ne l’avait jamais fait.
La vie n’est pas facile pour Nahima. Elle a du mal à joindre les
deux bouts : la petite famille doit vivre avec 32 000 francs belges dont
est ôté un loyer de 16 000 francs. Son ami, qui est passé aux drogues
dites dures, promet toujours d’arrêter de la battre. Il ne tient pas ses
promesses. Quand les crises sont trop éprouvantes, Nahima appelle,
en vain, sa mère au secours. Je me sens trop investie. Je le suis.
Volontairement, mais aussi inconsciemment. Or, je dois rester pro.
Jusqu’à sa majorité, Nahima subira deux interruptions de gros-
sesse. Même quand je vais lui porter sa pilule contraceptive le jour où
elle doit la reprendre, elle finit quand même par l’oublier. Lors du
deuxième avortement, Nahima est enceinte de 14 semaines. Soit au-
delà du délai légal de 12 semaines. L’intervention est douloureuse.
Comme elle, j’ai mal au ventre.
Chaque fois que j’accompagnerai des jeunes pour des interruptions
de grossesse, je ressentirai cette même douleur dans le ventre. Et cette
sensation restera identique quand elles me diront qu’elles ont bien
réfléchi et qu’elles veulent garder leur bébé…
Pendant des années, je leur ai dit que, quelle que soit leur décision,
je les soutiendrais. Maintenant, je leur conseille d’avorter. Ce n’est
pas dans mes convictions mais ces jeunes filles, elles-mêmes, ne sont
pas finies. Elles n’ont pas encore réglé leur propre histoire. Comment
138 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
1996
En quelques mois, nous apprenons la mort par surdose de trois de
nos anciennes.
1999-2000
Le temps file.
Les conditions de travail des éducateurs s’améliorent : l’horaire
passe de 40 heures à 39. Puis de 39 à 38, en un an. Les heures de nuit
comptent entièrement. La fonction de l’éducateur est enfin un peu
plus reconnue.
Janvier 1999
On commence à évoquer la réforme de l’aide à la jeunesse.
L’institution a des sueurs froides. On parle de supprimer des lits et du
personnel.
Juin 1999
La réforme aboutit à la création de deux nouveaux emplois temps
plein pour l’équipe éducative (ils ne seront subsidiés qu’à partir de
janvier 2002). Cela améliore notre travail. On pense à doubler l’édu-
cateur référent, en tout cas dans les situations de grossesse.
Septembre 1999
C’est à cette époque que je rencontre Marie qui, à quatorze ans et
demi, vit depuis de longs mois dans la rue.
Marie a perdu son papa quand elle avait six ans. À cette époque,
les parents de Marie ne s’entendent plus. Ils boivent beaucoup.
Marie est la cadette et, aussi loin que ses souvenirs remontent, elle
se voit faisant les piqûres d’insuline à son papa. Quand le père
LES INTERVENANTS SOCIAUX 139
Janvier 2001
C’est très difficile, pour moi, d’aller visiter Marie en prison. Elle a
passé des pilules d’ecstasy dans une discothèque. Elle est petite,
mignonne, et personne n’avait rien remarqué. Mais elle a été
dénoncée. Voir ce bout de fille d’1m40 au parloir, dans la même aile
que Michèle Martin, l’épouse de Dutroux, me fend le cœur.
L’article 53 de la loi sur la protection de la jeunesse ne sera sup-
primé qu’en 2002 : s’il n’y a pas de solution de remplacement, le juge
140 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Janvier 2003
Marie revient nous voir, régulièrement. Elle a dix-huit ans. Elle
s’est enfin décidée à reprendre une formation.
***
LES INTERVENANTS SOCIAUX 141
∆
–6–
Évaluation de notre travail
***
Pour légitime qu’elle soit, cette évaluation n’a que peu de sens eu
égard au contexte particulier de notre travail. Elle n’est guère prati-
cable car elle ne tient pas compte de la subjectivité de notre action et
de notre interdépendance avec les autres acteurs sociaux.
***
148 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
∆
Conclusions
Pour conclure
Les auteurs
***
∆
Lexique
Un soir, au souper.
La jeune fille :
Je ne comprends pas pourquoi vous, les éducateurs, vous accordez autant
d’importance « aux mots et au contexte ».
L’éducateur :
Nous leur accordons de l’importance parce qu’ils sont des jalons qui nous
permettent de construire le territoire des autres.
La jeune fille :
Si tu le dis !
L’éducateur :
Un exemple ? Si un passant dit à un pêcheur : « Vous avez pris quelque chose ? »
les gens sourient.
La jeune fille
…
L’éducateur :
Attends… Et si un mec dit à ses copains toxicomanes : « Vous avez pris quelque
chose ? »
La jeune fille :
Vu sous cet angle, c’est clair !
L’éducateur :
CQFD.
Les abréviations
AS Assistant(e) social(e).
AMO Aide en milieu ouvert. (AJ). A pour activité l’aide préventive au béné-
fice des jeunes dans leur milieu de vie et dans leurs rapports avec l’envi-
ronnement social.
AWIPH Agence wallonne pour l’intégration de la personne handicapée. (RW).
AJ Aide à la jeunesse. (Communauté française).
CEFA Centre d’Éducation et de Formation en Alternance. (Enseignement).
CAS Centre d’accueil spécialisé. (AJ). A pour mission d’organiser un accueil
collectif de quinze jeunes qui nécessitent une aide particulière et spécia-
lisée eu égard à des comportements agressifs ou violents, des problèmes
psychologiques graves, des faits qualifiés infraction répétitifs ou lorsque
la demande d’accueil concerne un jeune qui est confié au groupe des ins-
titutions publiques de protection de la jeunesse.
152 ADOLESCENTS DIFFICILES … ADOLESCENTS EN DIFFICULTÉ
Divers
CONSEILLER, CONSEILLÈRE : il ou elle dirige le service de l’aide à la jeunesse
(SAJ) dans chaque arrondissement, conformément au décret de 1991 ; il propose
et conclut des accords d’aide aux bénéficiaires et à leur famille.
DÉLÉGUÉ (E) : travailleur social de terrain et membre du service social du tribunal
de la jeunesse (TJ), du service de protection judiciaire (SPJ) ou du service d’aide
à la jeunesse (SAJ).
DIRECTEUR, DIRECTRICE: il ou elle dirige le service de protection judiciaire (SPJ)
dans chaque arrondissement, conformément au décret de 1991; il met en œuvre les
mesures prises par le juge de la jeunesse en application de l’article 38 du même décret.
EVERBERG : Centre de placement provisoire (fermé, de type carcéral) pour mineurs
(garçons de plus de quatorze ans) ayant commis un fait qualifié infraction (grave),
créé le 01.03.2002 à Everberg par l’État fédéral avec la coopération des
Communautés française et flamande.
MAISON FAMILIALE : petit service résidentiel (AJ). A pour mission de prendre en
charge au minimum six et au maximum dix bénéficiaires en vue de leur offrir un
cadre familial (Arrêté Communauté française du 07.12.1987 abrogé le
15.03.1999).
MANDANTS : Les conseillers, les directeurs et les juges de la jeunesse.
MILIEU FERMÉ : hébergement privatif de liberté (uniquement en IPPJ ou à
Everberg).
RÉFÉRENT : travailleur social – éducateur – chargé spécialement de la prise en
charge et de l’accompagnement individuel d’un jeune au sein d’un service ou à
partir de celui-ci.
TYPE 8 : enseignement spécialisé adapté aux besoins éducatifs des enfants atteints de
troubles instrumentaux.
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Les services qui ont participé
à la rédaction de ce livre
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Bibliographie
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