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« Les Dames galantes »

au fil  des mots 014

 N’y a pas1 long-temps qu’une trés-belle, honneste et grande dame, que j’ay cogneu2,
allant ainsi solliciter3 son procez à Paris, il y eut quelqu’un qui dit : « Qu’y va-elle faire ?
Elle le perdra ; elle n’a pas grand droit. » Et ne porte-elle pas son droit sur la beauté de son
devant, comme Cesar portoit le sien sur le pommeau et la pointe de son espée ?

1 effacement du pronom personnel sujet dans une structure impersonnelle en tête


d’énoncé
2 nous écririons connue
3 Littré : « solliciter une affaire, faire les démarches nécessaires pour qu’elle ait un heu-
reux succès » ; Mme de Sévigné : « [Charles, comte de Brancas, surnommé le Distrait] solli-
cita l’autre jour un procès à la seconde [chambre] des enquestes ; c’estoit à la premiere qu’on le
jugeoit : cette folie a fort rejoui les senateurs ; je crois qu’elle lui a fait gagner son procès. »
Les demandeurs et défendeurs faisaient au juge de leur affaire des présents appe-
lés épices : le mot est attesté dans ce sens depuis 1450 env. ; cf. Les Plaideurs.

 Ainsi se font les gentilshommes cocus aux palais4, en recompense5 de ceux que mes-
sieurs les gentilshommes font sur mesdames les presidentes et conseilleres. Dont aussi
aucunes de celles-là ay-je veu, qui ont bien vallu sur la monstre6 autant que plusieurs
dames, damoiselles et femmes de seigneurs, chevalliers et grands gentilshommes de la
cour et autres.

4 (de justice)
5  « en contrepartie » ‖ mesdames les presidentes et conseilleres sont des titres de cour-
toisie employés ici à des fins plaisantes : les femmes n’avaient pas accès aux carrières
judiciaires (à aucune profession libérale, d’ailleurs)
6 Mérimée et Lacour : « à la revue d’effectif. Terme militaire. » — É. Vaucheret : « à
l’épreuve (comme les chevaux que les maquignons font courir) » ‖ cf. « Les Dames ga-
lantes » au fil des mots 006, p. 18, note 122.

 J’ay cogneu une dame grande, qui avoit esté trés-belle, mais la vieillesse l’avoit effa-
cée7. Ayant un procez à Paris, et voyant que sa beauté n’estoit plus8 pour ayder à sollici-
ter et gaigner sa cause, elle mena9 avec elle une sienne voisine, jeune et belle dame ; et
pour ce l’appointa10 d’une bonne somme d’argent, jusques à dix mille escus ; et, ce qu’elle ne
put ou eust bien voulu faire elle-mesme, elle se servit de cette dame11 ; dont elle s’en
trouva trés-bien, et la jeune dame, et tout, en deux bonnes façons12.
7 « enlaidie, défigurée »
8 « voyant qu’il n’y avait plus sa beauté »
9 « emmena »
10 « la rémunéra, la rétribua » ‖  Quand la livre était l’unité monétaire, l’écu valait 3
livres.
11 (ellipse) ce qu’elle ne put ou eust bien voulu faire elle-mesme, elle se servit de cette dame
[pour le faire]
12 « et toutes deux ensemble, chacune à sa façon »

 N’y a pas long-temps que j’ay veu une dame mere y mener une de ses filles, bien
qu’elle fust mariée, pour luy ayder à solliciter son procez, n’y ayant autre affaire13 ; et de
fait elle est trés-belle, et vaut bien la sollicitation14.

13 « bien que la fille mariée n’ait pas été, de son propre chef, partie au procès »
14 formule à double sens : la fille mariée est capable de solliciter pour sa mère ; très
belle, elle vaut la peine qu’on la sollicite.

 Il est temps que je m’arreste dans ce grand discours de cocuage : car enfin mes lon-
gues paroles, tournoyées dans ces profondes eaux et ces grands torrents, seroyent noyées ;
et n’aurois jamais fait15, ny n’en sçaurois jamais sortir, non plus que d’un grand labyrin-
the qui fut autresfois16, encor que j’eusse le plus long et le plus fort fillet du monde pour
guide et sage conduite.

15  « fini, terminé »
16 allusion mythologique, Dédale, constructeur du labyrinthe, ayant donné à Ariane
(Ἀριάδνη, la fille de Minos et de Pasiphaé), l’idée du fil pour aider Thésée à en sortir

 Pour fin je conclurray17 que, si nous18 faisons des maux, donnons des tourmens, des
martyres19 et des mauvais tours, à ces pauvres cocus, nous en portons bien la folle en-
chere20, comme l’on dit, et en payons les triples interests : car la pluspart de leurs perse-
cuteurs et faiseurs d’amours, et de ces damerets21, en endurent bien autant de maux ; car
ils sont plus sujets à jalousies, mesmes22 qu’ils en ont des marys aussi bien que de leurs
corrivals23 : ils portent24 des martels25, des capriches26, se mettent aux hazards27 en dan-
ger de mort, d’estropiemens28, de playes, d’affronts, d’offenses, de querelles, de craintes,
peines et morts ; endurent froidures, pluyes, vents et chaleurs. Je ne conte pas la verol-
le29, les chancres30, les maux et maladies qu’ilz y gaignent, aussi bien avec les grandes
que les petites ; de sorte que bien souvent ils acheptent bien cher ce que l’on leur donne ;
et la chandelle n’en vaut pas le jeu31.
17 graphie assez fréquente ; cf. la préface d’Henri Estienne à sa Precellence du langage
françois : « … remettant le jugement à ce que dit un de nos anciens proverbes françois,
par lequel je conclurray : Chacun dit, j’ay bon droit, mais la veue descouvre le faict » ; Les di-
verses leçons, d’Antoine du Verdier : « Ie conclurray donc qu’on doit marier les filles du ſei-
xieme au dixhuictieme an : & ne dilayer plus loing ſi on peut : car alors elles ſont meures & preſtes
à rendre fruict. »
18 ce collectif représente l’amant de la femme mariée
19  « cruelles souffrances »
20 Huguet : Folle enchère est une mise ou offre qu’on fait en justice, qui excède la juste
valeur de la chose vendue, ou qu’on ne peut pas payer… On dit prov. qu’un homme a payé
la folle enchère de sa faute, quand il en a porté la peine, quand on s’est vengé de lui. FUR. —
Cela le fit opiniâtrer davantage à son entreprise, et il jura hautement que quelqu’un en
paierait la folle enchère. ID. Rom. bourg. I, 146. — Taisez-vous, vous dis-je, vous pourriez
bien porter la folle enchère de tous les autres. MOL. G. Dand. I, 6.
L’expression se trouve déjà chez du Haillan (« quelqu’vn paye touſiours la folle enche-
re, ou comme on dit en commun prouerbe, porte la paſte au four ») et, antérieurement, chez
Guillaume Coquillart ainsi que dans un rondeau de Jean d’Anjou [1425-1470], duc de Ca-
labre et de Lorraine, fils du roi René, rondeau inséré dans les Œuvres de Charles d’Orlé-
ans. Ceux qui citent Littré et l’ont lu un peu vite attribuent le poème à Charles d’Orléans.
Chose qui plaist est à demy vendue,
En quelconque marchandie que ce soit,
Mais l’ueil prise tel chose qui decoit*, *« trompe, induit en erreur »
Le plus souvent, quant elle est bien congnue ;
Car, quant Amour se vendoit à Priere,
Peu de marchans y conquestoit proufit ;
Desir survient qui met la fole enchiere,
A qui marchié de raison ne suffit.
Adonc vela qui apovrist, et tue
Le maleureux que chascun monstre au doit,
Disant : C’est cil qui plus fait qu’il ne doit,
Dont s’ordre n’est à son droit maintenue.
Chose qui plaist est à demye vendue.
21 Littré : « homme dont la toilette et la galanterie ont de l’affectation — Diminutif de
dame, exprimant le goût de se parer comme une petite dame. » Le mot est d’abord attesté
chez Gringore (Les dispenses sont causes de grans maulx ; On dispense dameretz, fringuereaulx).
Exemple chez Brantôme, à propos d’Alfonso de Ávalos y de Aquino, marquis del Vasto
« fort dameret, s’habillant toujours fort bien, tant en paix qu’en guerre, et se parfumant fort, jus-
ques aux selles de ses chevaux ».
22  « surtout »
23 adaptation du latin corrīuālis (influence du grec συνεραστής ?).
Littré : « Corrival, dit le Complément du Dict. de l’Académie, est dans Montaigne, qui l’a
formé. » S’il est vrai que le mot est employé dans les Essais : « teſmoin l’elephant corriual
d’Ariſtophanes le grammairiẽ, en l’amour d’vne ieune bouquetiere en la ville d’Alexandrie », le
philosophe, qui connaissait l’anecdote par Plutarque et Pline, avait pu trouver le vocable
latin dans ce contexte chez Bodin (qui fit paraître en 1555 sa traduction latine commen-
tée des Cynegetica d’Oppien). Rabelais se sert deux fois du mot dans Pantagruel, 1532.
Brantôme emploie corrival ailleurs dans ses écrits :
Monsieur de Strozze fut fait et créé absolu Colonel-General des Bandes françoises, sans avoir compagnon ny
corrival.
C’estoit à franchir un grand fossé plain d’eau où il [Henri II] se plaisoit le plus : dont une fois M. de Bonnivet,
son corrival en cela, et qui luy tenoit teste, se cuyda noyer.
« Est-il possible que cet homme ait esté mon corrival ? oüy, je le voy, car, ostée ma grandeur, il m’emporte
d’ailleurs. »
Ilz ont eu tous deux des rencontres d’amour, à ce qu’on disoit, que les plus grands de la court se fussent don-
nez au diable, par maniere de parler, pour estre leurs corrivaux.
Le pluriel corrivals (un lapsus ?) est isolé.
Noël et Carpentier, II (1831), p. 773 :

24 « supportent »
25  « tourment, inquiétude, souci » cf. « Les Dames galantes » au fil des mots
008, p. 8, note 43.
26 peut représenter l’italien capriccio ou l’espagnol capricho (qui vient de l’italien)
27 « courent le risque »
28 estropiement ← italien stroppiamento
29 (conte pour « compte ») c’est le même mot que variole ; on a donc distingué la petite
verolle « variole » et la grosse verolle « syphilis »
30 chancre (mou) « ulcère vénérien »
31 c’est chez Noël du Fail et Montaigne (De la præſumption) qu’on trouve d’abord « Le
ieu ne vaut pas la chãdelle » [la soupe ne vaut pas le chou, dit-on en néerlandais : het sop is de
kool niet waard] ; Brantôme renverse l’expression, ce qui revient à dire que le mal qu’on
se donne ne compte pas au regard du résultat obtenu.
● Jean Alexandre C. Buchon (1839), croyant peut-être à une erreur, réduit à néant
l’effet recherché (sans mentionner son intervention) et fait dire une banalité à l’écrivain ;
une édition de 1790 avait déjà procédé ainsi.
La traduction due à A. R. Allinson rend par “the game is truly not worth the candle” ;
or le texte suivi était celui — correct — de l’édition (1857) d’Henri Vigneau [†1883 ; té-
moin, avec Zola, de Manet, dans son duel avec Edmond Duranty en 1870].

 Tels y en avons-nous veu miserablement mourir, qu’ils32 estoyent bastants33 pour con-
querir tout un royaume ; tesmoin M. de Bussi34, le nompair35 de son temps, et force au-
tres.

32 (nous écririons « vus ») « qui » cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 012,
p. 25, note 214.
33 « avaient les capacités »
34 Bussy d’Amboise, cousin de Brantôme ; cf. « Les Dames galantes » au fil des mots
01, p. 29, note 128.
35 (on rencontre les graphies nompair, nomper, nonper)
Issu du latin pār, păris « pareil ; égal ; pair », l’ancien français pair, per (d’où l’an-
glais ‘peer’) avait pour antonyme nompair (etc.), traduction du latin impār et qui avait
pour sens fréquent « sans égal, inégalable, qui surpasse tous les autres », cf. « hors pair »,
‘peerless’.

 J’en alleguerois une infinité d’autres que je laisse en arriere, pour finir et dire36, et
admonester37 ces amoureux, qu’ils pratiquent le proverbe de l’Italien qui dit : Che molto
guadagna chi putana perde ! 38

36 « Je pourrais en citer d’innombrables autres que je laisse de côté pour achever


mon propos » — finir et dire : hendiadys
37 « inciter, exhorter ces amants »
38 variante d’un proverbe attesté depuis au moins 1547 :
Aſſai guadagna, chi puttana perde
Aßez gaigne qui putain perd
(assai et assez = « beaucoup »)

 Le comte Amé de Savoye second39 disoit souvent :


En jeu d’armes et d’amours,
Pour une joye cent doulours,
usant ainsi de ce mot anticq40 pour mieux faire sa rime. Disoit-il encor que la colere et
l’amour avoyent cela en soy fort dissemblable, que la colere passe tost41 et se defait fort
aisement de sa personne quand elle y est entrée, mais malaisement l’amour.

39 É. Vaucheret :
Amé, ou Amédée VI, fils d’Aymon le Pacifique, comte de Savoie (1343-1383), que Brantôme appelle
à tort « le second ». Il fut surnommé le « Comte vert », pour s’être présenté avec armure et livrée
vertes lors d’un tournoi donné à Chambéry. Le Dauphiné ayant été légué à la France (1349), il con-
clut en 1355 avec le nouveau dauphin (Charles, fils du roi Jean le Bon) un traité qui fixait les limi-
tes des deux États et épousa, comme gage de paix, Bonne de Bourbon, cousine du roi. Il eut des
démêlés avec son cousin Jacques de Savoie, prince de Piémont, les marquis de Saluces et de Mont-
ferrat. Il fit campagne en Grèce et Bulgarie pour porter secours à Jean Paléologue, allié à sa famil-
le. Durant le schisme d’Occident, il se prononça pour Robert de Genève (le pape d’Avignon Clé-
ment VII), son parent. Ayant accompagné Louis d’Anjou au royaume de Naples, il mourut de la
peste au cours de cette expédition. Il avait réuni à ses États les seigneuries de Vaud, Gex, Fauci-
gny, Valromey, Quiers, Coni, Cherasco. Il fut le créateur de l’ordre de l’Annonciade. La phrase ci-
tée par Brantôme est empruntée à la Chronique de Savoie de Guillaume Paradin (Lyon, Jean de
Tournes, 1561) dans laquelle les chapitres CXV et suivants du livre II sont consacrés au « Comte
vert ». Elle a trait à la campagne de Bulgarie (1366), où, après la prise de Varna, six de ses cheva-
liers furent tués en essayant de surprendre la forteresse de Calocastre « dont les autres estant re-
poulsez se retirerent au camp tout honteux de leur perte. Pour les quels consoler jura le comte
Amé qu’il ne dormiroit jamais de bon somme qu’il n’eust vengé la mort de ses six chevaliers et
neuf escuyers. Disant davantage, que de jeu, d’armes et d’amours, pour une joye cent doulours :
apophtegme que ledit seigneur avoit souvent à la bouche, pour autant que l’issue des desseings ne
respond gueres souvent au gré de l’espoir qu’on en conçoit, en matiere d’affaires de guerre » (li-
vre II, chap. CLIV, p. 244-245).
● Le Comte vert citait un dicton, attesté par ailleurs et dont Villon fera bon usage :
Or ont ces folz amans le bond,
Et les dames prins la vollée ;
C’est le droit loyer qu’amours ont ;
Toute foi y est vïolée,
Quelque doulx baiser n’acollée.
De chiens, d’oyseaulx, d’armes, d’amours, [occupations aristocratiques]
— Chascun le dit à la vollée —
Pour ung plaisir mille doulours.

(Il existe bien des variantes textuelles.) Le bond est emprunté au jeu de paume (courte paume, real
tennis), cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 04, p. 11, note 77 ; d’où l’analyse de Le Duchat :
« Bailler le bond à quelcun, dans les Arrêts d’Amour, c’eſt lui faire faux bond, le trahir en le quittant. Vil-
lon, dans ſon grand Teſtament,
Or ont les folz amans le bond
Et les Dames prins la vollée.
C’eſt-à-dire, le tems eſt venu, que les Dames ayant donné congé à leurs premiers amans, ont pris
le parti entr’elles d’être volages. »
Voir aussi Louis Thuasne, Villon et Rabelais (1911), p. 457-458, sans oublier Rychner et Henry (1974).
40 « ancien »
41 « se dissipe vite, est passagère »

 Voilà comment il se faut garder de cet amour, car elle42 nous couste bien autant qu’elle
nous vaut, et bien souvent en arrive43 beaucoup de malheurs. Et, pour parler au vray, la
pluspart des cocus patients44 ont cent fois meilleur temps, s’ils se sçavoyent cognoistre45
et bien s’entendre avec leurs femmes, que les agents ; et plusieurs en ay-je veu qu’encor
qu’il y allast de leurs cornes, se mocquoyent de nous46 et se ryoient de toutes les humeurs
et façons de faire de nous autres qui traittons l’amour avec leurs femmes ; et mesmes
quand nous avions à faire à des femmes rusées, qui s’entendent avec leurs marys et nous
vendent : comme j’ay cogneu un fort brave et honneste gentilhomme qui, ayant longue-
ment aymé une belle et honneste dame, et eu d’elle la jouissance qu’il en desiroit y avoit
longtemps, s’estant un jour apperceu que le mary et elle se mocquoyent de luy sur quel-
que trait, il en prit un si grand despit qu’il la quitta, et fit bien ; et, faisant un voyage loin-
tain pour en divertir sa fantaisie47, ne l’accosta48 jamais plus, ainsi qu’il me dist. Et de tel-
les femmes rusées, fines et changeantes, s’en faut donner garde comme d’une beste sau-
vage : car, pour contenter et appaiser leurs marys, quittent leurs anciens serviteurs, et
en prennent puis aprés d’autres, car elles ne s’en peuvent passer.

42 cet amour, car elle : pour Brantôme et ses contemporains, le genre grammatical
d’amour est indifférent ; l’incohérence du cas présent rappelle « cet erreur, si c’en est une »
(J.-J. Barthélemy, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, VIII (1789 = 2e éd.), ch. 75, p. 327) cf.
« Les Dames galantes » au fil des mots 04, p. 22, note 185 et 06, p. 25, note 159.
43 (forme impersonnelle) « résulte »
44 opposition traditionnelle πράττειν/agere : πάσχειν/pati (Littré cite Oresme : Et celui
qui feroit injuste à se meisme, il seroit agent ou faisant et pacient tout ensemble ou regart de se
meisme), que Brantôme adapte à son propos, distinguant le mari trompé qui réagit à la
situation et son homologue qui se contente de la subir et d’en prendre son parti
45 « s’ils sont capables de voir les choses en face, d’admettre la réalité »
46 (voir note 18)
47 « pour la chasser de son esprit » divertir au sens étymologique de « détourner »
48 « aborda, approcha »

 Si ay-je cogneu une fort honneste et grande dame49, qui a eu cela en elle de malheur que,
de cinq ou six serviteurs que je luy ay veu de mon temps avoir, se sont morts50 tous les uns
aprés les autres, non sans un grand regret qu’elle en portoit ; de sorte qu’on eust dit d’elle
que c’estoit le cheval de Sejan51, d’autant que tous ceux qui montoyent52 sur elle mouroyent
et ne vivoyent guieres ; mais elle avoit cela de bon en soy et cette vertu que, quoy qui ayt
esté, n’a jamais changé ny abandonné aucun de ses amys vivants pour en prendre d’au-
tres ; mais, eux venans à mourir, elle s’est voulu toujours remonter de nouveau pour n’aller
à pied ; et aussi, comme disent les legistes53, qu’il est permis de faire valloir ses lieux et sa
terre par quiconque soit, quand elle est deguerpie54 de son premier maistre. Telle cons-
tance a esté fort en cette dame recommandable55 ; mais, si celle-là a esté jusques-là ferme,
il y en a eu une infinité qui ont bien branslé56.

49 À en croire la tradition commentariale, soit la sœur de François Ier, Marguerite de


Valois ou d’Angoulême ou d’Alençon ou de Navarre, soit Louise de Vitry, dame de Simiers ;
autant dire que nul n’en sait rien.
50 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 012, p. 7, note 64.
51 Aulu-Gelle, Nuits attiques, III, IX (hinc prouerbium de hominibus calamitosis ortum dici-
que solitum : ille homo habet equum Seianum) : le cheval de Séius (Cn. Seius), censé avoir été
funeste à ses maîtres successifs.
Allusion classique (la source étant généralement Érasme, Adagia ou Laus Stultitiæ),
à laquelle sont aussi associées des inexactitudes non moins classiques : le 1er possesseur
de l’animal ne s’appelle pas Séjan (Sēiānus) et n’a rien à voir avec Tibère (Ben Jonson,
Seianus His Fall) ; « Séjan » n’est pas le nom du cheval ; « Séjan » est un calque de l’adjectif
latin tiré du nom propre, ni plus ni moins que cicéronien ou virgilien.
Voici comment Mme de Genlis adapte le passage d’Aulu-Gelle, dans son ouvrage dont le
titre est un programme : Les Annales de la Vertu, ou Histoire universelle, iconographique et lit-
téraire, à l’usage des Artistes et des jeunes Littérateurs, et pour servir à l’éducation de la Jeunesse
(Tome troisième, nouvelle édition, 1806, p. 166, en note) :
Un certain Seïus avoit un superbe cheval, mais dont tous les possesseurs périrent de mort violen-
te : Seïus fut condamné au dernier supplice ; ensuite Dolabella acheta ce cheval, et eut la tête cou-
pée ; le cheval passa ensuite à Cassius, qui se fit donner la mort par un esclave ; enfin Antoine eut
ce cheval et s’arracha la vie. De là vient ce proverbe appliqué aux malheureux : Cet homme a le che-
val seïen. Il en est de même de l’étymologie de cet ancien adage : L’or de Toulouse. Cæpio ayant pillé
les temples de Toulouse, tous ceux qui touchèrent aux trésors de ce temple périrent misérable-
ment.
Lalanne écrit : « Brantôme a mal traduit la locution proverbiale equus Seianus […]. » Mais
l’écrivain n’a fait que suivre, comme bon nombre de ses prédécesseurs et successeurs,
une tradition fautive, de Rabelais à Louis de Jaucourt.

Lope de Vega, El Peregrino en su patria (1604) : Sejanvs michi Pegasvs (frontispice) « le che-
val de Séius a été mon Pégase », le malheur a été ma source d’inspiration ; mais voir Paul
Groussac (1903), p. 162.

Similitude. La Rochefoucauld, Mémoires :


Mme de Chevreuse avoit beaucoup d’esprit, d’ambition et de beauté ; elle étoit galante, vive, har-
die, entreprenante ; elle se servoit de tous ses charmes pour réussir dans ses desseins, et elle a
presque toujours porté malheur aux personnes qu’elle y a engagées.
Note (éd. Jules Gourdault, t. II, 1874, p. 5, n. 2) :
Amelot de la Houssaye dit, dans la préface de l’édition de 1689, que l’on comparait la duchesse
« au cheval de Séjan, dont tous les maîtres avoient eu une fin malheureuse. »
52 montoyent sur elle (« la chevauchaient ») ne mériterait pas de remarque, n’était l’em-
ploi, deux lignes plus bas, de la formule elle s’est voulu toujours remonter de nouveau pour
n’aller à pied
53  « juristes »
54 « abandonnée par » — le verbe est passé dans l’usage familier au XVIIe siècle (« Nous
fatiguerons tant notre provincial [M. de Pourceaugnac], qu’il faudra qu’il déguerpisse ») ; dé-
guerpir est l’intensif de guerpir, d’origine germanique (all. werfen, néerl. werpen, angl. to
warp) et appartenant au vocabulaire juridique : délaissement de la possession d’un im-
meuble réel (surtout pour se soustraire aux charges foncières qui le grèvent), par exten-
sion délaissement d’une personne, ainsi dans le Récit de la première croisade :
Pernez a cels essample qui ancïenement Prenez exemple sur ceux qui, jadis,
Guerpirent lur teres et lur edifïement Renoncèrent à leurs terres et à leurs constructions
Por servir Damedeu le roi omnipotent… Pour servir Seigneur Dieu, le roi tout-puissant.
55 « Une telle constance a été, chez cette dame, on ne peut plus digne d’éloge »
Tmèse : fort en cette dame recommandable (mais ce bel exemple n’arrive pas à da-
mer le pion à l’incomparable « Nous l’avons en dormant, madame, échappé belle »)
56 « mais si cette dame-là est allée aussi loin dans la constance, il y en a eu une infinité
qui ont été volages »

 Aussi, pour en parler franchement, il ne se faut jamais envieillir dans un seul trou57, et
jamais homme de cœur ne le fit ; il faut estre aussi bien adventurier deçà et delà58, en amours
comme en guerre, et en autres choses : car, si l’on ne s’asseure que d’une seule anchre en
son navire, venant à se decrocher59, aisement on le perd, et mesmes quand l’on est en pleine
mer et en une tempeste, qui est plus sujette60 aux orages et vagues tempestueuses que non
en une calme61 ou en un port.

57 pour évident qu’il puisse être, le sens trivial n’est ni le seul, ni le plus intéressant ;
Brantôme emprunte ici à l’Antiquité et aux classiques, passant d’un seul trou à une seule
anchre.
Mus non uni fidit antro (chez Érasme, Adagia, qui cite Plaute) « une souris [ou bien un rat] ne se fie
pas à un seul trou »
Souris qui n’a qu’un trou est bien tost prise ;
Pauvre souris, qui n’a qu’un trou ;
Dolente la souris Qui ne set qu’un seul pertuis (XIIIe s.) ; voir Morawski, no 449, 1035 et 1036.
Moult a souris povre recours,
Et met en grand peril la druge [« sa fuite »]
Qui n’a qu’ung pertuys à refuge. (Rose)
I holde a mouses herte nat worth a leek
That hath but oon hole for to sterte to,
And if that faille, thanne is al ydo. (Chaucer, Prologue de The Wife of Bath’s Tale)
No hay cosa más perdida, hija, que el mur que no sabe sino un horado ; si aquél le tapan, no havrá donde se
esconda del gato. (Celestina)

Les navires antiques avaient parfois deux ancres, l’une à babord, l’autre à tribord.

Ἀγαθαὶ δὲ πέλοντ’ ἐν χειμερίᾳ Ainsi, par une nuit orageuse, deux bonnes ancres
νυκτὶ θοᾶς ἐκ ναὸς ἀπεσκίμφθαι δύ’ ἄγκυραι. assurent souvent le salut d’un esquif léger.
Pindare, Olympiques, VI, épode 5 On a stormy night it is good to have two anchors
to throw down from a swift ship.
(transl. by Basil L. Gildersleeve)

Oὔτε ναῦν ἐξ ἑνὸς ἀγκυρίου Ni fixer un navire par une seule petite ancre,
οὔτε βίον ἐκ μιᾶς ἐλπίδος ὁρμιστέον. ni ancrer sa vie sur un seul espoir.
(dans le Florilège de Stobée ; attribué
tantôt à des célébrités, tantôt à de quasi-inconnus)
Souvent cité sous la forme Ἐπὶ δυοῖν ὁρμεῖ (ou Duabus ancoris fultus) par ceux qui empruntent di-
rectement ou non à Érasme, Adagia, ou à Michel Apostolios, Συναγωγὴ παροιμιῶν (Recueil de proverbes),
l’expression elle-même étant tirée de Démosthène.

Il faut donc plus d’une corde à son arc et ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
58 « un peu partout »
« Nous ne pensons ici qu’à vaguer deçà et delà, afin que je devienne eine bereiste Dame pour quand
j’aurai l’honneur de vous revoir. » Écrivant de Venise, le 12 septembre 1664, à son frère Charles-
Louis, l’électeur Palatin résidant à Heidelberg, c’est ainsi que Sophie de Hanovre résumait son
voyage en Italie. Eine bereiste Dame : une dame qui a vu du pays.
Dorothea Nolde, « Princesses voyageuses au XVIIe siècle », Clio, numéro 28-2008.
59 « si (le navire) vient à rompre ses amarres »
60 « exposée » — comme le genre du mot navire a été hésitant du XVe au XVIIe siècle,
l’écrivain le traite d’abord comme un masculin, puis, dans le même énoncé, passe au fé-
minin.
61 « qu’il ne le serait sur une mer étale ou dans un port » — il s’agit du calme plat, de
la bonace ; calma est du féminin en espagnol, en portugais et en italien

 Et dans quelle plus grande et haute mer se sçauroit-on mieux mettre et naviguer que de
faire l’amour à une seule dame ? Que si de soy elle n’a esté rusée au commencement62, nous
autres la dressons63 et l’affinons par tant de pratiques64 que nous menons avec elle, dont
bien souvent il nous en prend mal, en la rendant telle pour nous faire la guerre, l’ayant fa-
çonnée et aguerrie. Tant y a65 (comme disoit quelque gallant homme) qu’il vaut mieux se
marier avec quelque belle femme et honneste, encor qu’on soit en danger d’estre un peu
touché de la corne et de ce mal de cocuage commun à plusieurs, que d’endurer tant de tra-
verses66 et faire les autres cocus ; contre l’opinion de M. du Gua67 pourtant, auquel moy
ayant tenu propos un jour de la part d’une grand dame qui m’en avoit prié, pour le marier,
me fit cette response seulement, qu’il me pensoit de ses plus grands amis et que je luy en
faisois perdre la creance68 par tel propos, pour luy pourchasser69 la chose qu’il haïssoit le
plus, que le marier et le faire cocu, au lieu qu’il faisoit les autres ; et qu’il espousoit assez de
femmes l’année70, appellant le mariage un putanisme71 secret de reputation et de liberté,
ordonné par une belle loy ; et que le pis en cela, ainsi que je voy et ay noté, c’est que la plus-
part, voire tous, de ceux qui se sont ainsi delectez à faire les autres cocus, quand ils viennent
à se marier, infailliblement ilz tombent en mariage, je dis en cocuage ; et n’en ay jamais veu
arriver autrement, selon le proverbe : Ce que tu feras à autruy, il te sera fait.

62 « Car si, d’elle-même/par caractère, elle n’est pas rusée au départ »


63 (la leçon adoptée est celle de L. Lalanne ; M. Rat donne l’addressons) « nous autres la
formons » ; pour nous autres, voir note 18
64  Littré, 9° : « menées, intelligences secrètes », donc manœuvres, intrigues, ma-
nigances
65 « quoi qu’il en soit, en tout cas, toujours est-il » Montaigne : Toute garde porte viſage
de guerre. Qui ſe iettera ſi dieu ueut ches moi ; mais tant y a que ie ne l’y apelairai pas.
66 « déconvenues, rebuffades, revers »
67 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 08, p. 17, note 103.
68  « confiance »
69 pourchasser est, au départ, un simple intensif de chasser ; il a pris, entre autres, le
sens de « chercher à obtenir, à se munir, à se procurer » (le verbe est passé en anglais,
avec restriction sémantique : to purchase « acheter ») — « en lui procurant »
70 « à longueur d’année »
71 1re attestation du mot, que Brantôme a emprunté à l’italien : puttanesimo se trouve
déjà chez l’Arétin

 Avant que finir72, je diray encores ce mot, que j’ay veu faire une dispute73 qui est encores
indecise : en quelles provinces et regions de nostre chrestienté et de nostre Europe il y a
plus74 de cocus et de putains ? L’on dit qu’en Italie les dames sont fort chaudes, et, par ce75,
fort putains, ainsi que dit M. de Beze76 en une epigramme, d’autant qu’où le soleil, qui est
chaud et donne le plus, y eschauffe davantage les femmes, en usant de ce vers :
Credibile est ignes multiplicare suos77.

72 avant suivi d’un infinitif a connu quatre constructions successives :


avant rendre la place ;
avant que partir ;
avant que de mourir ;
avant d’en estre plus fort assailly.
Chez Brantôme, il y a plusieurs occurrences de la 1re, de nombreuses de la 2e et de la 3e, et
peu de la 4e.
73 « un débat » (sur une question qui n’est pas encore tranchée)
74 (latinisme) « le plus »
75 « pour cette raison »
76 Théodore de Bèze [1519-1605], théologien protestant, successeur de Calvin.
77 l’épigramme en question fait partie d’un recueil de jeunesse (Theodori Bezæ Vezelii
Poemata Iuuenilia), publié en 1548, et a pour titre : In Italiam.

Cur Italas urbes Phœbus torrentior urat, Pourquoi Phébus brûle-t-il de feux plus vifs les villes d’Italie ?
Si quæras fieri qua ratione putem ? Si vous me demandez les raisons de ce fait,
Nec, uicina magis quia Phœbi semita, dicam, Je ne vous dirai pas : La route de Phébus en est plus rapprochée,
Dicere nec mendax qua solet Astrologus. Ni tels mensonges familiers aux astrologues.
Verum aliud dicam, quod si uis teste probari, Mais je vous dirai une autre raison (et si vous en voulez une
Hoc tibi uel gemino testæ probare licet. Deux témoins vous la donneront plutôt qu’un) : [attestation
Nulla magis tellus pulchris fœcunda puellis Il n’est pas de contrée plus féconde en belles jeunes filles
Italia, nulla est terra beata magis. Que l’Italie ; — il n’est pas de terre plus heureuse.
Hi sunt nimirum, quos Phœbus dum uidet, ignes, Assurément, quand Phébus voit ces beaux feux d’amour,
Credibile est ignes multplicare suos. On comprend qu’il redouble les siens.

La traduction est celle d’Alexandre Machard (1879) qui, après avoir cité notre passage de
Brantôme, ajoute le commentaire que voici :
La vraie pensée de Bèze, mal compris par Brantôme, est plus délicate : il adresse un compliment
aux femmes d’Italie ; et ce sont elles dont les feux doublent ceux du soleil.
 L’Espagne en est de mesme, encor qu’elle soit sur l’occident ; mais le soleil y eschauffe
bien les dames autant qu’en orient78.

78 les noms usuels de nos jours des points cardinaux, emprunts à l’anglais remontant
e
au XII siècle, n’appartenaient pas à la langue courante et Brantôme n’utilise aucun d’eux ;
il se sert des désignations traditionnelles, dont nous n’avons conservé que les adjectifs
dérivés : septentrion, midi, couchant/ponant/occident, levant/orient.

 Les Flamendes, les Suisses, les Allemandes, Angloises et Escossoises, encor qu’elles tirent
sur le midy et septentrion79, et soyent regions froides, n’en participent pas moins de cette
chaleur naturelle, comme je les ay cogneuës aussi chaudes que toutes les autres nations.

79 « bien qu’elles se trouvent dans la partie méridionale de l’Europe du Nord »

 Les Grecques ont raison de l’estre, car elles sont fort sur le levant80. Ainsi souhaite-on en
Italie Greca in letto81 ; comme de vray elles ont beaucoup de choses et vertus attrayantes en
elles, que, non sans cause, le temps passé elles sont estées82 les delices du monde83, et en ont
beaucoup appris aux dames italiennes et espagnoles, depuis le vieux temps jusques à ce
nouveau ; si bien qu’elles en surpassent quasi leurs anciennes et modernes maistresses :
aussi la reine et imperiere84 des putains, qui estoit Venus, estoit Grecque.

80 « les Grecques ont un motif pour l’être » — (l’édition de Maurice Rat donne « sur le
devant », coquille aussi divertissante que malencontreuse)
81 « une Grecque dans son lit »
82 (on a pu écrire, au XIXe siècle, que les Italiens qui avaient suivi Catherine de Médi-
cis avaient introduit dans notre langue la construction du participe été avec l’auxiliaire
être, cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 01, p. 21, note 75.)
« Mil IIIIc LXXII, l’on a ouy grouter [coasser] ou chanter les raynes [grenouilles] le soir du darrier
[dernier] jour de fevrier. Lequel fevrier, des ledit tier jour, quinze jours durans a esté tres cler et
aussi doulz que devroit estre mois d’avril, et des la jusques a la fin a esté icellui fevrier tres pluyeux
et sont estées les eaues tres grandes pour la continuacion des pluyes jusques aujourdui XIe de
mars, l’an que dessus. Lesquelles pluyes faillirent le IXe dudit mois et le soir devant, qui fut le lan-
demain des Brandes [dimanche des brandons, 1er de Carême], entre huit et dix heures apres midi de
nuyt, tonna tres fort et esloida et n’a fait gelée dont l’on doige conter, sinon une matinée en la fin
de la lune, qui fut passée le sambadi penultime dudit fevrier. »
Source : http://www.calames.abes.fr/pub/#details?id=D47B10021
83 deliciæ mundi, τὰ τερπνὰ τοῦ κόσμου
84 l’initiale d’emperiere, graphie ordinaire chez Brantôme, influencée par imperatrix
 Quant à nos belles Françoises, on les a veu85 le temps passé fort grossieres86, et qui se con-
tentoyent de le faire87 à la grosse mode88 ; mais, depuis cinquante ans en çà, elles ont em-
prunté et appris des autres nations tant de gentillesses, de mignardises, d’attraits et de ver-
tus, d’habits, de belles graces, lascivetez, ou d’elles-mesmes se sont si bien estudiées à se fa-
çonner, que maintenant il faut dire qu’elles surpassent toutes les autres en toutes façons ;
et, ainsi que j’ay oüy dire, mesmes aux estrangers, elles valent beaucoup plus que les autres,
outre que les mots de paillardise françois en la bouche sont plus paillards, mieux sonnants
et esmouvans89 que les autres.

85 nous écririons vues


86 « sans finesse, brutes, frustes »
87  euphémisme traditionnel pour « faire l’amour »
88 traduction du latin médiéval (XIVe siècle) grosso modo « à peu près, tant bien que
mal, sans recherche particulière »
Symphorien Champier, Le Myrouel des Appothiquaires et pharmacopoles (1513) :
Mais… ne croys-ie pas icelle thyriaque [thériaque] avoir la proprieté de celle de Andromachus ne de Galien ;
mais ie confesse bien qu’elle soit meilleure et moins maulvaise que celle que l’on fait ailleurs à la grosse
mode et en lieu où n’a pas la commodité qu’est à Lyon des simples… »

Saint François de Sales, lettre du 12 septembre 1617 :


Ie voudrois avoir un bon marteau pour esmousser la poincte de vostre esprit, qui est trop subtil és pensées de
vostre advancement. Ie vous ay dit si souvent qu’il faut aller à la bonne foy en la devotion, et, comme l’on dit,
à la grosse mode.

Nouveaux complimens de la place Maubert (1644), La rencontre et compliments de deux fruictieres :


Je pance, pour moy, que j’en auron assé [des pois] : car nous n’en vendon qu’à des pauve personnes, et je les
faison cuire à la grosse mode, en pleine yau : je bouton tras sciaux d’yau dans un grand chaudron, puis j’y
metton environ demy boiciau de poüas, et quan ty sont un peu trop clairs, j’y laissons les ecales et meslons
avec cela des chapelures de pain salé, cela les fait senty un peu de sé [suif], et pi j’y bouton un petit tantinet
de faines harbes. Mamie, y trouvon cela si bon qui en lichon leur doigts, encore trop heureux à qui en aira.
89 « stimulants, excitants »

 De plus, cette belle liberté françoise, qui est plus à estimer que tout, rend bien nos dames
plus desirables, aymables, accostables et plus passables90 que toutes les autres ; et aussi que
tous les adulteres n’y sont si communement punis comme aux autres provinces91, par la pro-
vidence92 de nos grands senats93 et legislateurs françois, qui, voyant les abus en provenir
par telles punitions, les ont un peu bridées, et un peu corrigé les loix rigoureuses du temps
passé des hommes, qui s’estoyent donnez en cela toute liberté de s’esbattre et l’ont ostée
aux femmes ; si bien qu’il n’estoit permis à la femme innocente d’accuser son mary d’adul-
tere, par aucunes loix imperiales et canon94 (ce dit Cajetan95). Mais les hommes fins firent
cette loy pour les raisons que dit cette stance96 italienne, qui est telle :
Perche, di quel che Natura concede
Cel’ vieti tu, dura legge d’honore ?
Ella a noi liberal largo ne diede
Com’ agli altri animai legge d’amore.
Ma l’huomo fraudulento, e senza fede,
Che fu legislator di quest’ errore,
Vedendo nostre forze e buona schiena,
Coprì la sua debolezza con la pena97.

90 « accessibles »
91 « dans les autres pays »
92 « sagesse »
93 « assemblées, parlements » (en tant qu’institutions judiciaires)
94 « les Pandectes, le Digeste » ‖ TLFi et CNRTL, sous canon2, donnent comme étymon
grec χανών (avec khi initial), ce qui serait difficilement défendable s’il ne s’agissait pas
d’une belle bourde (voir l’Iliade, XX, 168, où Achille, face à Énée, est comparé à un lion
furieux, χανών « la gueule béante ») ; lire κανών (avec kappa initial) « règle ».
95 ?Tommaso De Vio [1469-1534], dominicain et cardinal ; né à Gaète (dans le Lazio),
l’ancienne Caieta, il fut surnommé Caietanus en latin, d’où Cajetan. Professeur de théolo-
gie, il eut un débat public avec Pic de La Mirandole et, envoyé comme légat en Allemagne,
tenta — sans succès — de ramener Luther à la foi catholique. ● Mais Tommaso De Vio
n’était pas juriste et, entre 1216 et 1621, il y a eu dix autres cardinaux ayant pour patro-
nyme Caetani (sans compter ceux qui n’étaient pas cardinaux) ; à qui pense Brantôme ?
96 « strophe »
97 (auteur non identifié) Pourquoi, ce que la nature nous accorde, nous l’interdis-tu, inflexi-
ble loi de l’honneur ? Elle nous a, comme aux autres animaux, fait le présent généreux et sans res-
triction de la loi d’amour. Mais l’homme trompeur et sans foi, qui de cette erreur fit une loi, consta-
tant nos forces et voyant que nous avions bon dos, se servit du châtiment pour dissimuler sa fai-
blesse.

 Pour fin98, en France, il fait bon faire l’amour. Je m’en rapporte à nos autentiques doc-
teurs d’amours, et mesmes à nos courtisans, qui sçauront mieux sophistiquer99 là dessus que
moy. Et, pour en parler bien au vray, putains partout, et cocus partout, ainsi que je le puis
bien tester100, pour avoir veu toutes ces regions que j’ay nommées, et autres ; et la chasteté
n’habite pas en une region plus qu’en l’autre.

98 « en conclusion »
99 « finasser, ergoter »
100 « ainsi que je puis bien en attester, en témoigner »

 Si feray-je encor question, et puis plus, qui, possible, n’a point esté recherchée de tout le
monde, ny, possible, songée101 : à sçavoir-mon102 si deux dames amoureuses103 l’une de
l’autre, comme il s’est veu et se void souvent aujourd’huy, couchées ensemble, et faisant ce
qu’on dit donna con donna104 (en imitant la docte Sapho105 lesbienne), peuvent commettre
adultere, et entre elles faire leurs marys cocus.
101 « Je poserai pourtant encore une question (et j’arrêterai là), question que peut-
être personne au monde n’a encore creusée, n’y ayant peut-être même pas songé »
102 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 05, p. 21, note 152.
103 « amantes »
104 « ce qu’on appelle [en italien] l’amour entre femmes »
105 Sappho, poétesse grecque du VIIe s. av. J.-C., native d’Eresos, sur l’île de Lesbos ;
son œuvre est en dialecte éolien (son nom est Σαπφώ en koinê, mais Ψαπφώ en éolien).
Son talent lui valut le surnom de dixième Muse (Ἐννέα τινές φασιν τὰς Μοῦσας εἶναι. Ἐγὼ
δὲ φημὶ Λεσϐίαν Μοῦσαν τὴν δεκάτην. Neuf, disent certains, est le nombre de Muses ; pour ma
part, je déclare que la poétesse de Lesbos est la dixième Muse), d’où le compliment de docte
dont Brantôme la gratifie (comme du Bellay : Sapphon, la docte grecque ; cf. Echo/ Echon).

 Certainement, si l’on veut croire Martial106 en son premier livre, epigramme CXIX, elles
commettent adultere ; où il introduit et parle à une femme nommée Bassa, tribade, luy fai-
sant fort la guerre de ce qu’on ne voyoit jamais entrer d’hommes chez elle, de sorte qu’on la
tenoit pour une seconde Lucresse107 ; mais elle vint à estre descouverte, en ce que l’on y
voyoit aborder ordinairement force belles femmes et filles ; et fut trouvé qu’elle-mesme
leur servoit et contrefaisoit d’homme et d’adultere, et se conjoignoit108 avec elles ; et use de
ces mots geminos committere cunnos. Et puis, s’escriant, il dit et donne à songer et deviner cet-
te enigme par ce vers latin :
Hic, ubi vir non est, ut sit adulterium.
« Voilà un grand cas, dit-il, que, là où il n’y a point d’homme, qu’il y ait de l’adultere109. »

106 Brantôme va paraphraser une épigramme de Martial (I, 90 ; mais on ne peut pas
dire qu’il y ait normalisation des références…) et en citer la chute.

Ad Bassam tribadem
Quod numquam maribus iunctam te, Bassa, uidebam,
quodque tibi mœchum fabula nulla dabat ;
omne sed officium circa te semper obibat
turba tui sexus, non adeunte uiro ;
esse uidebaris, fateor, Lucretia nobis :
at tu (pro facinus) Bassa, fututor eras.
Inter se geminos audes committere cunnos
mentiturque uirum prodigiosa Venus.
Commenta es dignum Thebano ænigmate monstrum :
hic ubi uir non est, ut sit adulterium.

[À la lesbienne Bassa]
Parce que jamais je ne te voyais, Bassa, d’hommes avec toi et parce que personne ne racontait que
tu étais une débauchée* et que tu étais entourée de gens de ton sexe pour te servir et que jamais un
homme ne t’approchait, j’avoue que tu me paraissais une Lucrèce. Mais, horreur ! c’est toi, Bassa,
qui étais le baiseur. Tu oses accoupler des cons identiques et un prodigieux clitoris te fait ressem-
bler à un homme**. Tu as imaginé une monstruosité digne de l’énigme de Thèbes*** : ne pas avoir
besoin d’homme pour être adultère.
(Traduction : Philippe Remacle)
Le latin trĭbas, trĭbădis est une adaptation du grec τρῐϐάς, τρῐϐάδος, au sens propre « frotteuse », de
τρίϐειν « user par frottement » ; comme Galien emploie aussi le verbe avec le sens de « masser »,
on pourrait interpréter par « masseuse ». Tribade avait déjà été employé par Henri Estienne.
* (le texte dit : « aucune rumeur ne t’attribuait d’amant », mœchus, de μοιχός)
** « Tu as l’audace d’unir deux cons jumeaux et ton organe monstrueux se donne faussement
pour celui d’un mâle. » J’emprunte la traduction de cette phrase à la thèse de Sophie Malick-
Prunier, soutenue en 2008 à Paris-IV, « Le corps féminin et ses représentations poétiques dans la
latinité tardive », dont je retiendrai la remarque suivante (p. 81) :
Enfin, nous souhaiterions revenir sur une idée reçue tenace portant sur MARTIAL. Longtemps
considéré comme un auteur proche de la pornographie, il a souvent été jugé peu recommandable
en raison du nombre relativement important d’épigrammes vulgaires, voire obscènes. Or, si ces
épigrammes existent, il ne faut pas oublier qu’il s’agissait de pièces attendues par un public friand
de ce type de jeu souvent purement littéraire. Si le satiriste met volontiers en scène les déborde-
ments sexuels les plus salaces, les écarts les plus fantaisistes, les libertinages les plus inavoués, ce
qui pousse dans un premier temps à considérer bien des épigrammes comme un manifeste pour
une certaine permissivité en matière sexuelle, il ne faut pas oublier que MARTIAL ne peint la plu-
part du temps ces débordements que pour les stigmatiser. Bien sûr, il y a là souvent jeu, badinage,
bon mot, plus que dénonciation véritable. Mais il n’en reste pas moins que le fait de souligner les
écarts, par jeu ou non, nécessite une référence aux principes moraux communs à la société, et
constitue en filigrane un rappel du discours de la norme auquel il se réfère. En ce sens, la dérision
ne fonctionne que sur la base d’un fond moral qui se caractérise, chez les Romains, par sa répres-
sion fondamentale.
*** allusion au Sphinx (cf. Œdipe)
107 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 10, p. 9, note 80.
108 « s’unissait (sexuellement) à elles » — inséparable de Matthieu, XIX, 6 « ce qui est
conjoint l’homme ne le doit separer » (ὃ οὖν ὁ θεὸς συνέζευξεν ἄνθρωπος μὴ χωριζέτω, Quod
ergo Deus coniunxit, homo non separet), que, du reste, Brantôme a déjà cité.
109 le législateur romain n’ayant envisagé que l’adultère de l’épouse avec un partenai-
re masculin (pouvant déboucher sur divorce, répudiation, …), Martial plaisante en se de-
mandant si l’adultère est constitué avec une complice (co-respondent, dirait-on en droit dans
les pays anglophones), amante au lieu d’amant.

 J’ay cogneu une courtisanne à Rome, vieille et rusée s’il en fut oncq, qui s’appelloit Isabel-
le de Lune110, Espagnole, laquelle prit en telle amitié111 une courtisane qui s’appelloit la Pan-
dore112, l’une des belles pour lors de tout Rome, laquelle vint à estre mariée avec un som-
mellier de M. le cardinal d’Armaignac113, sans pourtant se distraire114 de son premier mes-
tier ; mais cette Isabelle l’entretenoit115, et couchoit ordinairement avec elle ; et, comme de-
bordée et desordonnée116 en paroles qu’elle estoit, je luy ay oüy souvent dire qu’elle la ren-
doit plus putain, et luy faisoit faire des cornes à son mary plus que tous les rufians117 que
jamais elle avoit eu. Je ne sçay comment elle entendoit cela, si ce n’est qu’elle se fondast sur
cette epigramme de Martial118.

110 Isabel de Luna [†1565] est l’héroïne de deux nouvelles de Bandello (II, LI : Isabella
da Luna spagnuola fa una solenne burla a chi pensava di burlar lei ; et IV, XVI : Castigo dato a
Isabella Luna meretrice per la inobedenzia a li commandamenti del governatore di Roma), et non
pas une seule, comme l’écrivent Lalanne et Vaucheret. Bandello fut évêque d’Agen pen-
dant cinq ans.
111 « affection, tendresse, amour »
112 Πανδώρα : la dame porte un nom évocateur d’un personnage mythologique (la
prétendue boîte de Pandore n’en était pas une : il s’agissait d’une grosse jarre, πίθος/ pi-
thos : c’est le terme que la tradition fait traduire par « tonneau » quand il est question de
Diogène le Cynique, voir le tableau de John William Waterhouse, 1882).

113 Georges d’Armagnac [† 1585], évêque de Rodez, puis cardinal


114 « se détourner »
115 « subvenait à ses besoins financiers / sexuels »
116 « dépravée et triviale » Le rapprochement avec le portrait de la dame par Bandello
s’impose :
Parla molto bene italiano, e se è punta, non crediate che si sgomenti e che le manchino parole a punger chi la
tocca, perché è mordace di lingua e non guarda in viso a nessuno, ma dà con le sue pungenti parole mazzate
da orbo. È poi tanto sfacciata e presuntuosa che fa professione di far arrossire tutti quelli che vuole, senza
che ella si cangi di colore.
Elle parle bien italien et, si on l’égratigne, n’allez pas croire qu’elle se laisse démonter et que les
mots pour rembarrer celui qui l’égratigne lui fassent défaut, car elle est mordante et peu lui im-
porte à qui elle s’adresse : elle lui rentre dedans avec des paroles blessantes. Elle est si impudente
et sûre d’elle qu’elle se prétend capable de faire rougir qui elle veut, sans que son propre visage se
colore ou se décolore. (II, LI)

Ella, che tra l’altre sue notabili parti bestemmia crudelissimamente Iddio e tutti li santi e sante del paradiso…
La dame, qui, entre autres talents remarquables, a celui de proférer les plus affreux jurons impli-
quant Dieu et l’ensemble des saints et saintes du paradis… (IV, XVI)

Dans cette dernière nouvelle, Bandello prête à la courtisane, à qui un huissier vient de signifier
une citation à comparaître, la réaction suivante : « Pesa a Dios, ¿qué quiere esto borrachio vigliaco? »,
ce qui a provoqué une réaction assez négative d’Alfonso Reyes (En torno al imperialismo de la lengua
española ; 1919 ?) ; mais, en l’espèce, l’écrivain italien ne se souciait ni d’exactitude, ni d’authenti-
cité.
117 « proxénètes, souteneurs »
118 l’écrivain laisse entendre, par la même occasion, qu’il parle d’une cortigiana onesta
(raffinée, cultivée)

 On dit que Sapho de Lesbos a esté une fort bonne maistresse en ce mestier, voire, dit-on,
qu’elle l’a inventé, et que depuis les dames lesbiennes l’ont imitée en cela, et continué jus-
ques aujourd’huy ; ainsi que dit Lucian119 : que telles femmes sont les femmes de Lesbos, qui
ne veulent pas souffrir les hommes, mais s’approchent des autres femmes ainsi que les
hommes mesmes. Et telles femmes qui ayment cet exercice ne veulent souffrir les hommes,
mais s’adonnent à d’autres femmes ainsi que les hommes mesmes, s’appellent tribades120,
mot grec dérivé, ainsi que j’ay appris des Grecs, de τρίϐω, τρίϐειν, qu’est autant à dire que121
fricare, freyer122 ou friquer, ou s’entrefrotter ; et tribades se disent fricatrices, en françois fri-
catrices, ou qui font la friquarelle123 en mestier de donna con donna, comme l’on a trouvé ain-
si aujourd’huy.
Juvenal parle aussi de ces femmes quand il dit :
frictum Grissantis adorat,
parlant d’une pareille tribade qui adoroit et aimoit la fricarelle d’une Grissante124.

119 Lucien de Samosate ; Brantôme va paraphraser un passage du Dialogue des courtisa-


nes (Ἑταιρικοὶ Διάλογοι), V : Klônarion et Léaïna (Κλωνάριον καὶ Λέαινα)
Λέαινα - Ἡ γυνὴ [ἡ Μέγιλλα] δὲ δεινῶς ἀνδρική ἐστιν.
Κλωνάριον - Οὐ μανθάνω ὅ τι καὶ λέγεις, εἰ μή τις ἑταιρίστρια τυγχάνει οὖσα· τοιαύτας γὰρ
ἐν Λέσϐῳ λέγουσι γυναῖκας ἀρρενωπούς, ὑπ’ ἀνδρῶν μὲν οὐκ ἐθελούσας αὐτὸ πάσχειν, γυναιξὶ δὲ
αὐτὰς πλησιαζούσας ὥσπερ ἄνδρας.
Léaïna (« la lionne ») : Mais cette femme [Méguilla] est terriblement masculine.
Klônarion (« la brindille », cf. notre « clone ») : Je ne comprends pas ce que tu veux dire, à moins qu’il
ne s’agisse d’une "tribade" ; on dit, en effet, qu’il existe à Lesbos des femmes d’allure masculine qui
se refusent aux hommes, mais qui, comme des hommes, ont des rapports avec les femmes.
À un lecteur moderne, Lucien donne l’impression d’utiliser (déjà) le procédé qui consiste à attirer
le chaland par une mise en appétit graveleuse qui ne tiendra pas ses promesses ; voici les deux
dernières répliques du dialogue entre la Brindille et la Lionne :
Κλωνάριον - Τί ἐποίει, ὦ Λέαινα, ἢ τίνα τρόπον; τοῦτο γὰρ μάλιστα εἰπέ.
Λέαινα - Μὴ ἀνάκρινε ἀκριϐῶς, αἰσχρὰ γάρ· ὥστε μὰ τὴν Oὐρανίαν οὐκ ἂν εἴποιμι.
Klônarion Que t’a-t-elle fait, Léaïna, et dans quelle position ? C’est surtout cela qu’il faut
que tu me dises.
Léaïna Ne me demande pas plus de détails, car c’est si laid [ou honteux], (je le jure) par
la Céleste [Aphrodite], que je ne saurais le raconter.
120 comme Brantôme s’est déjà servi du mot tribade (à propos de Bassa, chez Martial,
voir p. 15 et note 106), nous sommes en présence d’ajouts successifs et de remaniements
121 « ce qui équivaut à »
122 « frayer » ; frĭcāre « frotter » (cf. frictionner), cf. italien fregare, espagnol fregar —
comme le verbe latin avait deux formes de supin, frictum et frĭcātum, il y a eu deux séries
de dérivés nominaux, d’où frictrix (chez Tertullien ; voir Paul McKechnie, “Tertullian’s De
Pallio and life in Roman Carthage”, 1992 : il s’agit de prostituées) et frĭcātrix.
123 fricarelle est attesté dès 1581 dans la 1re traduction en français qu’utilise Brantô-
me des œuvres de Lucien de Samosate, due au médecin Filbert Bretin [1540-1595] — un
des collaborateurs de la Cosmographie universelle de Thevet — pour rendre ἑταιρίστρια :

● Il faut remarquer que le sémantisme du terme n’est pas le même chez le traducteur et
chez l’écrivain. Pour F. Bretin, une fricarelle est une "tribade", une lesbienne ; pour Bran-
tôme, la fricarelle [11 occurrences] est une activité sexuelle particulière (et non pas une
personne qui s’y adonne) : des femmes font / aiment / se servent de la fricarelle/friquarelle, et
c’est cette dernière acception qui se retrouvera, par exemple, dans les Bijoux indiscrets
(Seconde Partie, ch. XIV, 26e essai de l’anneau, le Bijou Voyageur : celui de Cypria, la Maro-
caine) :
E quando i campioni noſtri ebbero poſto fine alla battaglia, facemmo la fricarella per riſvegliar il guſto a quei
benedetti Signori i quali ci pagarono con generosità.
Et quand nos champions eurent cessé le combat, nous fîmes la fricarelle pour réveiller le désir
chez ces Seigneurs bénis, qui nous payèrent avec générosité.
On notera que, par ailleurs, dans ses Mémoires-Journaux, Pierre de L’Estoile insère en dé-
cembre 1581 un dialogue intitulé la Frigarelle (Ieanne, l’on dit de toi choſe eſtrange et nouuelle,
Comment tu te conioins auec la Frigarelle, Cette riche et grand’ dame, et qu’elle te le fait, Ainſi que
ſi c’eſtoit quelque maſle en effet…). — Frigarelle pourrait bien être italien (auquel cas, fricarel-
le serait un remodelage français ?) : j’ai trouvé sur Internet une recette de cuisine, mise
en ligne en 2010, de frigarelle di fegato, signée Ninny Di Stefano Busà (sur volapoesia).
124 Grissantis n’existe pas ; Juvénal, Satire VI, v. 322 :
ipsa Medullinæ fluctum crisantis adorat variantes : frictum, fructum
L’interprétation du passage, peu clair (peut-être corrompu ?), est une pomme de discor-
de, en fonction de la leçon textuelle choisie et du sens attribué au verbe dont cris(s)antis
est le participe présent (voir, en dernier lieu, James L. Butrica [†2006], “Criso and Ceueo”,
in Glotta 2006/82, 1-4, p. 25-35).
Mais, en tout état de cause, prendre grissantis/crissantis pour une femme, c’est prendre le
Pirée pour un homme.

 Le bon compagnon Lucian en fait un chapitre125, et dit ainsi que les femmes viennent mu-
tuellement à conjoindre126, comme les hommes conjoignants, des instruments lascifs, obs-
curs et monstrueux, faits d’une forme sterile. Et ce nom, qui rarement s’entend dire de ces
fricarelles, vacque librement partout, et qu’il faille que le sexe femenin soit Filenes127, qui fai-
soit l’action de certaines amours hommasses128. Toutesfois il adjouste qu’il est bien meilleur
qu’une femme soit adonnée à une libidineuse affection de faire le masle, que n’est à l’homme
de s’effeminer ; tant il se monstre peu courageux et noble. La femme donc, selon cela, qui
contrefait ainsi l’homme, peut avoir reputation d’estre plus valeureuse et courageuse qu’une
autre, ainsi que j’en ay cogneu aucunes, tant pour leur corps que pour l’ame.

125 Ce passage repose pour l’essentiel sur un texte dont l’attribution est controversée :
Lucien de Samosate pour les uns, Pseudo-Lucien pour les autres (l’idée n’est pas neuve :
Lucianus num auctor dialogi ἜΡΩΤΕΣ existimandus sit, de Guilelmus Lauer, remonte à 1899
et l’auteur y récapitule les doutes formulés par ses prédécesseurs).

Ce texte, célèbre pour sa description d’une Aphrodite de Praxitèle à Cnide (connue par
des copies, cf. la Venus de’ Medici aux Uffizi), est intitulé Ἔρωτες, soit Amores, Amours,
Affairs of the Heart, etc. ; mais le pluriel peut renvoyer aux personnifications de l’amour
(Πόθος/Pothos, Ἵμερος/Himéros, Ἔρως/Érôs…) ou bien aux orientations sexuelles.

Ἄγε νῦν, ὦ νεώτερε χρόνε καὶ τῶν ξένων ἡδονῶν νομοθέτα, καινὰς ὁδοὺς ἄρρενος τρυφῆς ἐπι-
νοήσας χάρισαι τὴν ἴσην ἐξουσίαν καὶ γυναιξίν, καὶ ἀλλήλαις ὁμιλησάτωσαν ὡς ἄνδρες· ἀσελγῶν δὲ
ὀργάνων ὑποζυγωσάμεναι τέχνασμα, ἀσπόρων τεράστιον αἴνιγμα, κοιμάσθωσαν γυνὴ μετὰ γυναι-
κὸς ὡς ἀνήρ· τὸ δὲ εἰς ἀκοὴν σπανίως ἧκον ὄνομα – αἰσχύνομαι καὶ λέγειν – τῆς τριϐακῆς ἀσελ-
γείας ἀνέδην πομπευέτω. Πᾶσα δ᾽ ἡμῶν ἡ γυναικωνῖτις ἔστω Φιλαινὶς ἀνδρογύνους ἔρωτας ἀσχη-
μονοῦσα. Καὶ πόσῳ κρεῖττον εἰς ἄρρενα τρυφὴν βιάζεσθαι γυναῖκα ἢ τὸ γενναῖον ἀνδρῶν εἰς
γυναῖκα θηλύνεσθαι;
Traduction de Filbert Bretin :

« Allons, homme de la génération nouvelle, législateur d’étranges voluptés, inventeur de routes


nouvelles à la lubricité des hommes, accorde donc aux femmes une égale licence. Qu’à votre exem-
ple elles s’unissent les unes aux autres. Que, ceinte de ces instruments infâmes inventés par le li-
bertinage, monstrueuse imitation faite pour la stérilité, une femme embrasse une autre femme,
comme le ferait un homme ! Que ce mot, qui frappe si rarement vos oreilles et que j’ai honte de
prononcer, que l’obscénité de nos Tribades triomphe sans pudeur ! Que nos gynécées se remplis-
sent de Philénis, qui se déshonorent par des amours androgynes ! Et combien encore ne vaudrait-
il pas mieux qu’une femme poussât la fureur de sa luxure jusqu’à vouloir faire l’homme, que de
voir celui-ci se dégrader au point de jouer le rôle d’une femme ? » E. Talbot, 1912

“Come now, epoch of the future, legislator of strange pleasures, devise fresh paths for male lusts,
but bestow the same privilege upon women, and let them have intercourse with each other just
as men do. Let them strap to themselves cunningly contrived instruments of lechery, those mys-
terious monstrosities devoid of seed, and let woman lie with woman as does a man. Let wanton
tribadism — that word seldom heard, which I feel ashamed even to utter — freely parade itself,
and let our women’s chambers emulate Philaenis, disgracing themselves with Sapphic amours.
And yet would it not be better to see a woman play the man than to see men take on the role of
women?” A. M. Harmon, Loeb, 1913

“Come, men of the new age, you legislators of strange thrills; after having blazed unfamiliar trails for
men’s pleasures, grant women the same licence: let them comingle as do the males; let a woman, gird-
ed with those obscene implements, monstrous toys of sterility, lie with another woman, just as a
man with another man. Let those filthy lesbians — a word that only rarely reaches our ears since
modesty forbids it — triumph freely. Let our schools for girls be nothing but the domain of Phile-
nis, dishonored by androgynous loves. And yet would it not be better to see a woman play the
man than to see men take on the role of women?”
Different Desires : A Dialogue Comparing Male and Female Love attributed to Lucian of Samosata,
translated by Andrew Kallimachos, 2000, sur Διοτίμα/Diotima

Je complète par la traduction de Bernadette J. Brooten (Love between women : early Christian respon-
ses to female homoeroticism, 1996, p. 54), notamment parce qu’elle a eu raison de voir dans la der-
nière phrase citée une exclamative, et non pas une interrogative :
“Come now, epoch of the future, legislator of strange pleasures, devise fresh paths for male lusts, but
bestow the same privilege upon women, and let them have intercourse with each other just as men do.
Let them strap to themselves cunningly-contrived instruments of licentiousness, those mysterious
monstrosities devoid of seed, and let woman lie with woman as does man. Let tribadic licentiousness —
that word seldom heard, which I feel ashamed even to utter — freely parade itself, and let our women’s
chambers emulate Philainis, disgracing themselves with androgynous amours. And how much better
that a woman should force her way into the province of male luxury than that the nobility of the male
sex should become effeminate and play the part of a woman !”

On peut donc ne pas s’en tenir à l’amphigouri de Brantôme et voir que nous avons là sa
première allusion à ces accessoires qu’« on a voulu appeler godemichis », comme il va le
préciser plus loin (voir p. 30).
Chez l’auteur des Amours, il entre dans la stratégie rhétorique du personnage, Chariclès/
Χαρικλῆς, de se montrer effarouché par le mot "tribade" ; il est donc cohérent qu’il ait
recours à des contorsions verbales pour éviter le mot ὄλισϐος/olisbos.
126 voir note 108
127 Philaïnis (Φιλαινίς) [déjà mentionnée, cf. « Les Dames galantes » au fil des mots
03, p. 17 et 18, note 128] est un personnage à propos duquel on a écrit à tort et à travers
dès l’antiquité, dont la réputation est sulfureuse, mais qu’on a du mal à cerner : Lucien
ou le Pseudo-Lucien s’en prend à elle, Athénée de Naucratis (Deipnosophistes) l’innocente.
Pour faire le point : http://users.tellas.gr/~sarbonne/poesie5.htm#philaennis (sic).
Maurice Rat l’appelle Philinna : confusion avec un autre personnage de Lucien.
(Femenin est la plus ancienne forme attestée.)
128 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 02, p. 125 et note 194.

 En un autre endroit, Lucian introduit deux dames129 devisantes de cet amour ; et une de-
mande à l’autre si une telle avoit esté amoureuse d’elle, et si elle avoit couché avec elle, et ce
qu’elle luy avoit fait. L’autre luy respondit librement : « Premierement, elle me baisa ainsi que
font les hommes, non pas seulement en joignant les levres, mais en ouvrant aussi la bouche (cela s’en-
tend en pigeonne130, la langue en bouche) ; et, encor qu’elle n’eust point le membre viril et qu’elle
fust semblable à nous autres, si est-ce qu’elle disoit avoir le cœur, l’affection et tout le reste viril ; et
puis je l’embrassay131 comme un homme, et elle me le faisoit132, me baisoit et allantoit (je n’entends
point bien ce mot133) ; et me sembloit qu’elle y prist plaisir outre mesure ; et cohabita134 d’une cer-
taine façon plus agreable que d’un homme. »

129 Brantôme revient à Klônarion et Léaïna et va faire un montage d’extraits choisis


chez Filbert Bretin et qu’il adapte ; ainsi le début provient de Ἐφίλουν με τὸ πρῶτον ὥσ-
περ οἱ ἄνδρες, οὐκ αὐτὸ μόνον προσαρμόζουσαι τὰ χείλη, ἀλλ᾽ ὑπανοίγουσαι τὸ στόμα…
qui montre les ébats sexuels entre trois femmes, dont Léaïna à qui les deux autres don-
naient des baisers, ἐφίλουν.
130 cf. Rémy Belleau : Ô doux baiser colombin, Poupin, sucrin, tourterin ; Marc Papillon de
Lasphrise (Sonnet des femmes mariées) : Faire semblant d’aimer qui luy est odïeux, Ne vouloir un
mary que pour un bel ombrage, L’amadoüer souvent d’un doulx-coulant langage, D’un baiser co-
lombin, d’un sousris gracïeux… ; du même (Stances de la Delice d’Amour) : La bouche de m’Amour
sera pleine d’attraicts, (Grande comme son œil) messageant les doulx traicts, Si bien que sans par-
ler la Belle represente Un baiser colombin, le doux avant-coureur... ; Ronsard : Nous fismes un
contract ensemble l’autre jour, Que tu me donnerois mille baisers d’Amour, Colombins, tourterins,
à levres demi-closes ; du même : Mon plaisir en ce mois c’est de voir les Coloms S’emboucher bec à
bec de baisers doux & longs, Dès l’aube jusqu’au soir que le Soleil se plonge.
131  « je la serrai entre mes bras, je l’étreignis »
132  euphémisme traditionnel pour « faire l’amour »
133 « (elle) haletait, avait le souffle court » l’original dit ἤσθμαινε (cf. asthme) ; la plu-
part des éditions de Brantôme donnent me baisoit et allantoit [sans virgule] alors que le
texte de F. Bretin donne & me baisoit, & alautoit [avec virgule]:

Voir sur ce point les remarques de Gary Ferguson, Queer (Re)Readings in the French Renais-
sance : Homosexuality, Gender, Culture (2008), p. 279-280.
À partir de la leçon me baiſoit & allentoit, Le Duchat commente :
C.-à-d. me baiſoit, & me faiſoit pâmer de Plaiſir. Alentir dans Nicot ſe dit de la Douleur, ou des For-
ces, qui diminuent, ou ſe rallentiſſent.
Ce qui présente l’avantage de donner une idée du genre d’erreur que Brantôme a pu
commettre.
134  cohabiter s’employait depuis le XIVe siècle pour « s’accoupler »

 Or, à ce que j’ay oüy dire, il y en a en plusieurs endroits et regions force telles dames et
lesbiennes, en France, en Italie et en Espagne, Turquie, Grece et autres lieux. Et où les fem-
mes sont recluses, et n’ont leur entiere liberté, cet exercice s’y continue fort : car, telles
femmes bruslantes dans le corps, il faut bien, disent-elles, qu’elles s’aydent de135 ce remede,
pour se raffraischir un peu, ou du tout qu’elles bruslent136.
Les Turques vont aux bains plus pour cette paillardise que pour autre chose, et s’y adonnent
fort ; mesme les courtisannes, qui ont hommes à commandement137 et à toutes heures, en-
cor usent-elles de ces fricarelles, s’entrecherchent et s’entr’ayment les unes les autres, com-
me je l’ay oüy dire à aucunes en Italie et en Espagne. En nostre France, telles femmes sont
assez communes ; et si dit-on pourtant qu’il n’y a pas longtemps qu’elles s’en sont meslées,
mesmes que la façon138 en a esté portée d’Italie par une dame de qualité que je ne nomme-
ray point.

135 « se servent de, aient recours à »


136 « ou qu’elles se consument tout à fait »
137 « à leur disposition »
138 « façon d’agir, comportement », si l’on veut ; mais l’acception de « mode » pourrait
convenir (c’est l’origine de l’anglais fashion) et Greimas et Keane citent un exemple pris
chez François de La Nouë [1531-1591], Discours politiques et militaires (1587), p. 193-194 :

[mode « goûts collectifs, manières passagères de vivre, de penser, de sentir » est attesté
depuis 1549, chez Robert Estienne, Dictionnaire françois latin (2e éd.)]
 J’ay oüy conter à feu M. de Clermont-Tallard le jeune139, qui mourut à La Rochelle,
qu’estant petit garçon, et ayant l’honneur d’accompagner M. d’Anjou, despuis nostre roy
Henri IIIe, en son estude, et estudier avec luy ordinairement, duquel M. de Gournay140
estoit precepteur, un jour, estant à Thoulouze, estudiant avec sondit maistre dans son
cabinet, et estant assis dans un coin à part, il vid, par une petite fente (d’autant que les
cabinets et chambres estoyent de bois, et avoyent estés faits à l’improviste et à la haste
par la curiosité141 de M. le cardinal d’Armaignac142, archevesque de là, pour mieux rece-
voir et accommoder le roy et toute sa cour), dans un autre cabinet, deux fort grandes
dames, toutes retroussées et leurs callessons143 bas, se coucher l’une sur l’autre, s’entre-
baiser en forme de colombes, se frotter, s’entrefriquer, bref se remuer fort, paillarder et
imiter les hommes ; et dura leur esbattement prés d’une heure, s’estans si fort eschauf-
fées et lassées qu’elles en demeurerent si rouges et si en eau, bien qu’il fit144 grand froid,
qu’elles n’en purent plus et furent contraintes de se reposer autant. Et disoit qu’il vit
joüer ce jeu quelques autres jours, tant que la cour fut là, de mesme façon ; et oncques
plus n’eut-il la commodité de voir cet esbattement, d’autant que ce lieu le favorisoit en
cela et aux autres il ne put.
Il m’en contoit encor plus que je n’en ose escrire, et me nommoit les dames. Je ne sçay
s’il est vray ; mais il me l’a juré et affirmé cent fois par bons sermens. Et, de fait, cela est
bien vraysemblable : car telles deux dames ont bien eu tousjours cette reputation de fai-
re et continuer l’amour de cette façon, et de passer ainsi leur temps.
139 Henri de Clermont-Tallard [1548-1573]
140 Jean Paul de Selve, évêque de Saint-Flour ; il possédait le prieuré de Gournay (sur
Marne ?), d’où le nom que lui donne Brantôme.
Cf. DE WITTE Charles-Martial. Notes sur les ambassadeurs de France à Rome et leurs correspondances
sous les derniers Valois (1556-1589). In: Mélanges de l’École française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes
T. 83, N°1. 1971. pp. 89-121.
141  « soin »
142 voir note 113
143 cf. Montaigne, la richeſſe des caleſſons de la Signora Liuia ; mot attesté en français de-
puis 1563 (« ſept aulnes de Ollande pour faire ſix paires de calleſons à la royne [Mary Stuart] »),
emprunté à l’italien calzoni, augmentatif de calze « chausses »
144 nous attendrions fist

 J’en ay cogneu plusieurs autres qui ont traitté de mesmes amours, entre lesquelles
j’en ay oüy conter d’une de par le monde qui a esté fort superlative145 en cela, et qui
aymoit aucunes dames, les honnoroit et les servoit plus que les hommes et leur faisoit
l’amour comme un homme à sa maistresse ; et si les prenoit avec elle, les entretenoit à
pot et à feu146, et leur donnoit ce qu’elles vouloyent. Son mary en estoit trés-aise et fort
content, ainsi que beaucoup d’autres marys que j’ay veu147, qui estoyent fort aises que
leurs femmes menassent ces amours plustost que celles des hommes, n’en pensant leurs
femmes si folles ny putains. Mais je crois qu’ilz sont bien trompez : car, à ce que j’ay oüy
dire, ce petit exercice n’est qu’un apprentissage pour venir à celuy grand des hommes ;
car, aprés qu’elles se sont eschauffées et mises bien en rut les unes et les autres, leur cha-
leur ne se diminuant pour cela, faut qu’elles se baignent par une eau vive et courante,
qui raffraischit bien mieux qu’une eau dormante ; aussi que je tiens de bons chirurgiens,
et veu que qui veut bien penser148 et guerir une playe, il ne faut qu’il s’amuse149 à la me-
dicamenter et nettoyer à l’entour ou sur le bord ; mais il la faut sonder jusques au fonds,
et y mettre une sonde et une tente150 bien avant.

145 « qui a porté cette pratique au plus degré »


146 (expression juridique) « en cohabitation, en partageant le vivre et le couvert »
147 nous écririons que j’ai vus
148 « panser »
149 « perde son temps »
150 Littré : « Terme de chirurgie. Faisceau de charpie longue, dont les filaments sont dis-
posés parallèlement et liés par le milieu avec un fil, et dont on se sert pour les plaies,
pour dilater certaines ouvertures, etc. » (Le sens premier est « sonde »)
D’où l’anglais tent “†probe ; roll of material for searching a wound.”

 Que j’en ay veu de ces lesbiennes qui, pour151 toutes leurs fricarelles, et entre-frotte-
mens, n’en laissent152 d’aller aux hommes153 ! Mesmes154 Sapho, qui en a esté la maistresse,
ne se mit-elle pas à aymer son grand amy Faon155, aprés lequel elle mouroit ? Car, enfin,
comme j’ay oüy raconter à plusieurs dames, il n’y a que les hommes ; et que de tout ce
qu’elles prennent avec les autres femmes, ce ne sont que des tiroüers156 pour s’aller pais-
tre157 de gorges-chaudes158 avec les hommes ; et ces fricarelles ne leur servent qu’à faute
des hommes159. Que160 si elles les trouvent à propos161 et sans escandale, elles lairroyent162
bien leurs compagnes pour aller à eux et leur sauter au collet.

151 « en dépit de, malgré »


152 « ne manquent pas »
153 c’est l’expression aller au mâle, qui appartient au vocabulaire de l’élevage, de l’art
vétérinaire et de l’éthologie, et ne s’emploie qu’en parlant des femelles des animaux.
Alfred Richard Allinson rend par “yet fail not at the last to go after men” (mais
finalement ne manquent pas de poursuivre les hommes, de leur courir après).
154  « surtout »
155 le beau Phaon (Φάων), de Mytilène ; une branche du cycle de légendes lui attribue
la conquête d’Aphrodite, une autre la séduction et l’abandon de Sapho qui, de désespoir,
se serait suicidée en se jetant dans la mer Ionienne du haut de la falaise de craie blanche
(30 mètres) à l’endroit appelé Ἅλμα (le Saut). Voir Suidas/Souda (Sigma, 108) [David A.
Campbell, ed. and trans. Greek Lyric I : Sappho and Alcaeus. Loeb, 1982, p. 7, commente :
This “‘other Sappho’ was almost certainly the invention of a scholar who wished to save
Sappho’s reputation”], la Géographie de Strabon (X, II, 9) qui cite cinq vers de Ménandre à
ce sujet, et Ovide, Héroïdes, XV, source probable de Brantôme.
156 Brantôme emprunte cette première métaphore à la fauconnerie ; Étienne Chara-
vay [1848-1899], Étude sur la chasse à l’oiseau au moyen âge (1873), p. 19 :
Il y a deux sortes de tiroirs [tiratorium] : l’un, de chair bien fraîche, n’est autre qu’une patte, une aile
ou un cou de geline ou d’autre volaille convenable ; l’autre se compose d’os ou de muscles garnis de
plumes ou de pennes et sert seulement à distraire l’oiseau ou à le purger des humeurs malfaisantes
[C’est le leurre].
Casey A. Wood and F. Marjorie Fyfe, The Art of Falconry (1943) :
Tiratorium carnosum : Tiring, the fresh leg or wing of chicken, or similar fresh meat.
Tiratorium nervosum : The cold drumstick, or wing of chicken, with feathers attached. A tiring with
very little nourishment.
Tiring, Tyring : A tough piece of meat, for instance a leg or wing with little flesh on it, given a
hawk to pull at for the purpose of quieting the bird or of prolonging the meal and exercising the
muscles of mastication and deglutition.
(Dans le cours de l’ouvrage, tiratorium est encore rendu par ‘the now obsolete drawer’ p. xl, par ‘cold
ration’ p. xli et par ‘emergency ration’ p. 174.)

« On appelle ainsi, en fauconnerie, l’aile de volaille qui sert à attirer l’oiseau qu’on veut
reprendre au poing » écrit Pierre de La Juillière, Les Images dans Rabelais (1912), p. 90, qui
renvoie notamment à ce passage (Comment le moyne feit dormir Gargantua, et de ses heures et
breviaire) :
J’ay composé avecques mon appetit [explique frère Jean des Entommeures], en telle paction que tous-
jours il se couche avecques moy, et à cela je donne bon ordre le jour durant : aussy avecques moy
il se lieve. Rendez tant que vous vouldrez vos cures, je m’en voys aprés mon tyrouer. Quel ty-
rouer, dist Gargantua, entendez vous ? Mon breviaire, dist le moyne : car, tout ainsi que les faul-
conniers, davant que paistre leurs oyseaulx, les font tyrer quelque pied de poulle, pour leur pur-
ger le cerveau des phlegmes et pour les mettre en appetit, ainsi, prenant ce joyeulx petit breviaire
au matin, je m’escure tout le poulmon, et voy me là prest a boyre.
Faire tirer l’oiseau « lui donner des abattis de volaille à déchiqueter » est attesté du XIVe s.
à 1876 (FEW).

Cf. Gunnar Tilander [1894-1973], Étude sur les traductions en vieux français du traité de fau-
connerie de l’empereur Frédéric II (ZrPh, XLVI, 1926, p. 285) :
Tireoir, tireour, tirour « membre d’oiseau ou de bête qu’on donnait à l’oiseau en vue de le calmer »
Li tireours est uns chascuns membres d’oisel ou d’autre beste apparilliez pour donneir au faucon
pour bechier [becqueter] en lui pour ce que li faucons ne soit de mal repous pour paour ou pour
autre cause.
Charles d’Orléans a utilisé cette thématique dans ses Rondeaux :
Mon cueur plus ne volera*, *« ne chassera plus au vol »
Il est enchaperonné* ; *(comme un faucon au repos)
Nonchaloir l’a ordonné,
Qui ja pieçà le m’osta.

Confort depuis ne luy a *Cure, pilule de plumes, d’étoupes ou de poils, qu’on


Cure ne a tirer donné*, donne aux oiseaux pour faciliter leur digestion ;
Mon cueur plus ne volera, donner à tirer, permettre au faucon de prendre quel-
Il est enchaperonné. ques beccades au tiroir, aileron de volaille préparé qui
sert à rappeler l’oiseau.
Se sa gorge gettera*, *Jeter sa gorge : les oiseaux, lorsqu’ils ont dévoré une
Je ne sçay ; car gouverné proie, rendent en pelote les plumes, poils et peaux qu’ils
Ne l’ay, mais abandonné ; ont avalés.
Soit com advenir pourra, ● Notes de Dunoyer de Noirmont, Histoire de la chasse
Mon cueur plus ne volera. en France, III (1868)
(Voir également le rondeau Quant commanceray a voler.)
Comme il y a deux sortes de tirouer/tiroir (2 graphies, 1 seule prononciation : /tiʁweʁ/),
encore faut-il choisir ; or Brantôme a eu recours à cette métaphore parce qu’elle est
animale et par ce qu’il veut dire que la fricarelle ne rassasie pas celles qui la pratiquent :
il s’agit donc de ce que Guillaume Tardif, l’Art de Faulconnerie (1492), appelle le past ner-
veux :
Pour entretenir l’oyseau en santé et le preserver de maladie, quatre choses sont necessaires, c’est
assavoir : le faire tirer, l’essuyer quant il est mouillié, le purger et le baigner. Fais le tirer past ner-
veux au matin et au soir devant qu’il mangue, et quant le vouldras faire voler. Le tirer en atten-
dant le gibier luy est bon. Si le tirouer est de plume, garde qu’il n’en avale, affin qu’il ne mette
riens en cure jusques au vespre : car au vespre il n’y a point de dangier.
157  « se nourrir » (a été remplacé par repaître)
158 nouvelle métaphore empruntée à la fauconnerie ; Littré, 5o :
Terme de fauconnerie. Gorge, le sachet supérieur de l’oiseau, qui se nomme vulgairement poche
[= jabot].
Par métonymie, ce qui entre dans la gorge de l’oiseau, l’aliment qu’on lui donne.
Enduire la gorge, se dit de l’oiseau qui digère trop vite les aliments.
Donner bonne gorge, repaître généreusement un oiseau.
Donner grosse gorge à un oiseau, lui donner une nourriture qui n’est pas détrempée dans l’eau.
Gorge chaude, la chair des animaux vivants que l’on donne aux oiseaux de proie. […]
Voler sur sa gorge, se dit de l’oiseau qui vole après le gibier, aussitôt après s’être repu ; et fig. d’une
personne qui danse aussitôt après être sortie de table.
Rendre [sa] gorge, se dit de l’oiseau qui rend la viande qu’il a avalée.
Par extension, rendre gorge, rendre ou vider sa gorge, vomir après un excès.
Fig. Rendre gorge, restituer par force ce qu’on a pris ou acquis par des voies illicites. […]
Faire rendre gorge à quelqu’un, l’obliger à restituer ce qu’il a pris.
Gorge froide désignait la viande des animaux morts.

Jean Plattard, le Vocabulaire de la fauconnerie dans Rabelais, in Revue des Études rabelaisien-
nes, X (1912), p. 367, élucide notre passage :
… Ces amourettes entre femmes ne sont que pour les mettre en appétit d’une plus sérieuse pâtu-
re, l’amour des hommes, qui est pour elles ce que la gorge chaude est aux oiseaux de volerie : l’ali-
ment par excellence.
159 « qu’en l’absence d’hommes, que par le manque d’hommes »
160 « En effet/Car »
161 « au bon moment, quand le besoin s’en fait sentir »
162 cf. « Les Dames galantes » au fil des mots 03, p. 21 et note 159.

 J’ay cogneu de mon temps deux belles et honnestes damoiselles de bonne maison,
toutes deux cousines, lesquelles ayant couché ensemble dans un mesme lict l’espace de
trois ans, s’accoustumerent si fort à cette fricarelle qu’aprés s’estre imaginées que le
plaisir estoit assez maigre et imparfait au prix de163 celuy des hommes, se mirent à le tas-
ter164 avec eux, et en devindrent165 trés-bonnes putains ; et confesserent166 aprés à leurs
amoureux que rien ne les avoit tant desbauchées et esbranlées167 à cela que cette frica-
relle, la detestant pour en avoir esté la seule cause de leur desbauche. Et, nonobstant,
quand elles se rencontroyent, ou avec d’autres, elles prenoyent tousjours quelque re-
pas168 de cette fricarelle, pour y prendre tousjours plus grand appetit de l’autre avec les
hommes. Et c’est ce que dit une fois une honneste damoiselle que j’ay cogneu169, à laquel-
le son serviteur demandoit un jour si elle ne faisoit point cette fricarelle avec sa compa-
gne, avec qui elle couchoit ordinairement. « Ah ! non, dit-elle en riant, j’ayme trop les hom-
mes. » Mais pourtant elle faisoit l’un et l’autre.

163  « en comparaison »
164 on attendrait se mirent à en taster avec eux
165  forme héréditaire
166  « avouèrent, confièrent »
167 « poussées »
168 « séances » (repas préfigure appetit)
169 nous écririons connue

 Je sçay un honneste gentilhomme170, lequel, desirant un jour à la cour pourchasser171


en mariage une fort honneste damoiselle, en demanda l’advis à une sienne parente. Elle
luy dit franchement qu’il y perdroit son temps ; d’autant, me dit-elle, qu’une telle dame
(qu’elle me nomma, et de qui j’en sçavois des nouvelles) ne permettra jamais qu’elle se
marie. J’en cogneus soudain l’encloüeure172, parce que je sçavois bien qu’elle tenoit cette
damoiselle en ses delices à pot et à feu173, et la gardoit precieusement pour sa bouche174.
Le gentilhomme en remercia sadite cousine de ce bon advis, non sans luy faire la guer-
re175 en riant, qu’elle parloit aussi en cela pour elle comme pour l’autre : car elle en tiroit
quelques petits coups en robbe176 quelquesfois ; ce qu’elle me nia pourtant.

170 de l’avis des commentateurs, l’apparition, deux lignes plus bas, de me dit-elle sem-
ble indiquer que Brantôme fait part d’une expérience personnelle
171 « poursuivre (comme un chasseur le gibier) ; courtiser (en vue de s’unir par le ma-
riage ou sans lui) »
172  fait de blesser un cheval avec un clou en le ferrant ; au figuré : « difficulté qui
arrête, empêchement, embarras, gêne, obstacle, le hic »
173 voir note 145
174 la Satyre Ménippée déclare, à propos de Charles-Emmanuel Ier de Savoie : « Mais la
France n’est pas un morceau pour sa bouche, quelque bipedale qu’elle soit. »
175  Littré, 11o : « Familièrement. Faire la guerre à quelqu’un, lui faire souvent des ré-
primandes, lui chercher querelle. »
176  « en cachette, à la dérobée, en douce »

 Ce trait me fait ressouvenir d’aucuns qui ont ainsi des putains à eux, mesmes qu’ilz
ayment tant qu’ils n’en feroyent part177 pour tous les biens du monde, fust178 à un prince,
à un grand, fust à leur compagnon ny à leur amy, tant ilz en sont jaloux, comme un ladre
de son barillet179 ; encor le presente-il à boire à qui en veut. Mais cette dame vouloit gar-
der cette damoiselle toute pour soy, sans en departir à d’autres ; pourtant si la faisoit-
elle cocuë à la derobade avec aucunes de ses compagnes.
177 « qu’ils ne les partageraient » ; de même, 3 lignes plus bas, departir
« partager »
178 « fût-ce »
179 le ladre ou mesel (lépreux) était inséparable ("jaloux") de ce qui per-
mettait de l’identifier, notamment ses vêtements distinctifs, ses gants,
sa panetière, son écuelle, sa clochette ou ses claquettes en bois ou sa cré-
celle (cliquette, tarterelle) pour signaler sa présence, son tonnelet (barillet)
qui lui servait non seulement à boire mais aussi à recueillir les aumônes.

L’illustration provient de l’ouvrage de Victor Gay, Glossaire archéologique du Moyen Age et


de la Renaissance, I (1887), p. 121 et reproduit une sculpture du cloître de Cadouin, en
Dordogne. On peut lire, sur le site du National Center for Biotechnology Information, un arti-
cle illustré de Keith Manchester et Christopher Knüsel intitulé “A Medieval Sculpture of
Leprosy in the Cistercian Abbaye of Cadouin” et dont voici le dernier paragraphe :
Only one sculpture of the medieval period illustrating the clinical features of leprosy, a carved
head with the facies leprosa, has been described in the literature. The present carving of Lazarus
from Cadouin shows a full-length individual with several of the cardinal and pathognomonic cli-
nical signs of lepromatous leprosy. It is suggested, therefore, that the sculptor must have been
personally familiar with sufferers of the disease in its advanced stages, and must have been acute-
ly aware of the less obvious features such as lagophthalmos. Indeed, the sculpture may represent
an actual individual sufferer of the disease. As the only recorded specimen displaying the peri-
pheral limb and facial features of advanced lepromatous leprosy within the Biblical context of the
parable of Lazarus, it is one of the most significant, clinically accurate, and best preserved objects
in the art history of leprosy.

 On dit que les belettes sont touchées de cet amour, et se plaisent de femelles à femel-
les à s’entre-conjoindre et habiter180 ensemble ; si que, par lettres hierogliphiques181, les
femmes s’entre-aymantes de cet amour estoyent jadis representées par des belettes. J’ay
oüy parler d’une dame qui en nourrissoit182 tousjours, et qui se mesloit de cet amour, et
prenoit plaisir de voir ainsi ces petites bestioles s’entre-habiter.

180  « s’accoupler » (de même, 3 lignes plus bas, s’entre-habiter)


181  l’adjectif est attesté depuis 1529 et veut dire « énigmatique »
182 « élevait »

 Voicy un autre poinct : c’est que ces amours femenines se traittent en deux façons, les
unes par fricarelles, et par (comme dit ce poete) geminos committere cunnos183. Cette façon
n’apporte point de dommage, ce disent aucuns, comme quand on s’ayde d’instruments
façonnez de [le manuscrit laisse ici un blanc], mais qu’on a voulu appeler des godemichis184.

183 voir note 106


184 « godemichets » 1re attestation du mot en 1578 chez Ronsard :
Amour, je ne me plains de l’orgueil endurcy,
Ny de la cruauté de ma jeune Lucresse,
Ny comme sans secours languir elle me laisse.
Je me plains de sa main & de son godmicy.

C’est un gros instrument qui se fait pres d’icy,


Dont chaste elle corrompt toute nuict sa jeunesse :
Voila contre l’Amour sa prudente finesse,
Voila comme trompe un amoureux soucy ;

Aussi pour recompense une haleine puante,


Une glaire espessie entre les draps gluante,
Un œil have & battu, un teint palle & desfait,

Monstrent qu’un faux plaisir toute nuict la possede.


Il vaut mieux estre Phryne & Laïs tout à fait,
Que se feindre Portie avec un tel remede.

TLFi : Prob. empr., par l’intermédiaire du cat. godomacil (1409 ds ALC.-MOLL, s.v. guadamassil), à
l’esp. gaudamecí « cuir de Gadamés [en Libye] » (gamache1*), l’impér. lat. gaude mihi « réjouis-moi »
(gaude michi en lat. médiév.), proposé comme étymon par FEW t. 4, p. 79b et t. 19, p. 50b, note 3,
n’ayant eu qu’une infl. second. par étymol. pop. (v. G. Tilander ds St. neophilol. t. 19, pp. 303-306 et
déjà A. Thomas ds Mél. Étymol.1, pp. 85-86).

DRAE : guadamecí.
(Del ár. hisp. ḡadamisí, y este del ár. ḡadāmisī, de Gadames, ciudad de Libia).
1. m. Cuero adobado y adornado con dibujos de pintura o relieve.

Voir en dernier lieu la mise au point de Germà Colón, Una palabra libre : francés godemichi,
godemiché < catalán godemací in Palabras, norma, discurso : en memoria de Fernando Lázaro
Carreter (2005), Luis Santos Río éd., p. 357-364. L’auteur cite en particulier un passage du
Speculum al foderi, texte catalan du XIVe ou du début du XVe siècle, dont voici une des
trois versions :
He sapiats que lo fembres que los ve talent ho volentat a tant que no s’avenen ab elles los hòmens,
he per aquesta rahó han las fembres de aquestes que usen lo godomací que és fet de coto he
confeccionat de dins en forma de vit, he usen ab ell, meten-lo’s en lo cony entrò que són fartes e
perden lo desig.

 J’ay oüy conter qu’un grand prince, se doutant deux dames de sa cour qui s’en ay-
doient, leur fit faire le guet185 si bien qu’il les surprit, tellement que l’une se trouva saisie
et accommodée d’un gros entre les jambes, gentiment186 attaché avec de petites bande-
lettes à l’entour187 du corps, qu’il sembloit un membre naturel. Elle en fut si surprise
qu’elle n’eut loisir de l’oster ; tellement que ce prince la contraignit de luy monstrer
comment elles deux se le faisoyent.

185 « les fit surveiller »


186 « habilement »
187 « autour »

 On dit que plusieurs femmes en sont mortes, pour engendrer188 en leurs matrices des
apostumes189 faites par mouvements et frottements point naturels. J’en sçay bien quel-
ques-unes de ce nombre, dont ç’a esté grand dommage, car c’estoyent de trés-belles et
honnestes dames et damoiselles, qu’il eust bien mieux vallu qu’elles eussent eu compa-
gnie190 de quelques honnestes gentilshommes, qui pour cela ne les font mourir, mais vi-
vre et resusciter, ainsi que j’espere le dire ailleurs ; et mesmes que, pour la guerison de
tel mal, comme j’ay oüy conter à aucuns chirurgiens, qu’il n’y a rien plus propre191 que
de les faire bien nettoyer là-dedans par ces membres naturels des hommes, qui sont
meilleurs que des pesseres192 qu’usent les medecins et chirurgiens, avec des eaux à ce
composées193 ; et toutesfois il y a plusieurs femmes, nonobstant194 les inconveniens qu’elles
en voyent arriver souvent, si faut-il qu’elles en ayent de ces engins contrefaits195.

188 « parce qu’elles ont provoqué l’apparition »


189 « abcès, tumeur purulente » ; déformation d’apostème, ἀπόστημα « abcès »
le sens fréquent est « grosseur, enflure » cf. Marot, Au Roy, Pour avoir esté desrobé :
Ce venerable hillot fut adverty
De quelque argent que m’aviez desparti
Et que ma bourse avoit grosse apostume.
190 compagnie (charnelle) « rapports sexuels »

Jean Devaux [1649-1729], L’Art de faire les raports en Chirurgie (éd. de 1743), p. 440.
191  « approprié, adéquat, convenable, idoine »
192 pessaire, dispositif introduit dans le vagin servant à provoquer les menstrues (em-
ménagogue) ou à guérir les maladies de la matrice ; bas latin médical pessarium, dérivé
d’un emprunt au grec πεσσός au sens technique de « tampon de charpie »
193 « avec des préparations liquides composées à cet effet »
194 É. Vaucheret enregistre dans son édition (p. 368) ne nobstant, refait directement
sur nobstant « malgré » (il a été jugé que nobstant telles clauses…)
195 « factice »

 J’ay oüy faire un conte, moy estant lors à la cour, que, la reine mere ayant fait com-
mandement de visiter196 un jour les chambres et coffres de tous ceux qui estoyent logez
dans le Louvre, sans espargner197 dames et filles, pour voir s’il n’y avoit point d’armes
cachées et mesmes198 des pistolets, durant nos troubles199, il y en eut une qui fut trouvée
saisie dans son coffre par le capitaine des gardes200, non point de pistolets, mais de qua-
tre gros godemichis gentiment façonnez, qui donnerent bien de la risée au monde, et à
elle bien de l’estonnement201. Je cognois la damoiselle ; je croy qu’elle vit encores ; mais
elle n’eut jamais bon visage202. Tels instrumens enfin sont trés-dangereux.

196 « fouiller »
197 « excepter »
198  « surtout »
199 (guerres de Religion)
200 (tournure passive) « il y en eut une dans le coffre de laquelle le capitaine des gar-
des découvrit et saisit »
201 « choc, frayeur (semblable à celle que provoque un coup de tonnerre) », d’où :
Incontinent qui fut bien estonné,
Ce fut Marot, plus que s’il eust tonné.
202 « elle n’eut jamais bonne mine, un visage éclatant de santé »

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