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Arris Bouaziz

Moissons du sang

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Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2008
Ce livre est dédié à ma mère et à tous ceux qui
résistent, ainsi qu’aux enfants d’Algérie ; victimes de la
dictature militaire et l’endoctrinement islamiste aveugle.
Nul ne résiste à la force de la vérité, il faut combattre
donc le démon du mensonge avec la lumière de la raison.
Ibn Khaldoun

Il faut être toujours ivre, tout est là :


c’est l’unique question. Pour ne sentir l’horrible fardeau
du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la
terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ?
De vin, de poésie u de vertu, à votre guise.
Mais enivrez-vous.
Baudelaire
Dans une anxiété pesante, dans un désaccord avec ma
pensée, je m’affalai sur le même siège orange du troisième
quai de la gare routière, sur lequel fut assise pour la der-
nière fois la fille de l’écrivain, un certain dimanche du
mois de juillet à seize heures. De ce siège je revoyais son
regard clair et ses mèches rebelles qui me taquinaient. Je
me suis accroupi devant elle, pour bien voir dans le blanc
de ses yeux. Et elle me disait toute perplexe : « Veux-tu
que je revienne demain ? ». « Oui, toujours, je ne supporte
point ton éloignement. En ton absence je deviens orphelin
et triste sera ma vie » ; répondis-je sur le coup obstiné-
ment. Pourtant on ne s’était rencontré que deux fois ; je ne
savais par quel mystère je m’étais attaché à ses traits, mais
je savais juste que cette fille de l’écrivain, abandonnée
depuis l’âge de douze ans, me paraissait alors comme l’un
de ses meilleurs poèmes de défi, d’espoir, qu’on n’a pas
encore exprimés. Oui, tout comme l’arbre fleuri au prin-
temps, a d’abord subi l’hiver, pour elle, la souffrance finie
toujours par abandonner sa victime au seuil du bonheur.
Conformément au temps qui ne s’arrêtait jamais, elle au-
gurait bien dans toutes situations. Elle était le contraire
caressé de Mériem, cette héroïne qui marquera ma vie à
jamais.
Au deuxième jour d’attente, sous cette vague de cha-
leur, alors habillé seulement d’une chemise flottante d’une
couleur imprécise et d’un large pantalon de toile, qui dé-
nota un laisser-aller flagrant. La fille de l’écrivain que
j’attendais ne s’était toujours pas manifestée. Par moment,
sa silhouette s’éclipsait dans ma pensée par de belles
voyageuses qui défilaient en tous sens. Elle ressurgissait
de loin, car je croyais à son retour, mais à l’approche

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d’une inconnue, tout coule à pic en moi. « Elle n’arrivera
donc jamais », pensai-je. Je levai mes yeux et me brusquai
face à une Nissan de la BMPJ – véhicule des brigades mo-
biles de la police judiciaire, spécialisées dans la lutte anti-
terroriste – colorée en bleu et blanc. Trois agents debout,
épiant de loin tout ce qui se tramait dans cette gare. Ils
étaient gais. Ils riaient entre eux. Parfois ils saluaient les
passants. Quelques fois échangeaient des embrassades
avec d’autres anonymes ; ils se permettaient même de
s’éloigner de la Nissan pour faire des virées au milieu des
voyageurs, qui attendaient dans ces poussiéreux quais.
Aussi se permettaient-ils des moments de drague en toute
confiance et sécurité, comme s’ils ne portaient pas
d’uniformes. En faufilant à travers les passagers, ces dé-
tenteurs d’autorité, pour attirer l’attention d’une fille,
spectaculairement, ils n’hésitaient pas à terroriser un pau-
vre citoyen en contrôlant son identité et en fouillant ses
bagages. Deux pigeons bariolés de blanc, qui béquetaient
des fragments de cacahuètes jonchant le sol de la gare,
chancelaient à travers les pieds de passants.
Des barbus, en solitaire survenaient de çà et là, affluant
de nulle part et prenaient siège entre nous autres. Ils
n’étaient point effarouchés par ces femmes boudinées dans
des pantalons transparents, dans des habits courts et
échancrés, qui dandinaient leurs corps sous les rythmes
excitants des regards. Tout exprimait une concordance
forcée, mais en paradoxe avec un temps moderne. Ins-
tamment/sur ce, j’avais compris que ce pays de toutes les
tares ne se remettra plus et le soleil ne saura ja-
mais/éternellement en quel lieu se coucher.
Lorsqu’un bus flotta devant mes yeux, je sus que j’étais
coincé là depuis longtemps dans le flot de mes idées. Sans
consolations, le bruit des moteurs me faisait mal. Je
m’étais relevé tranquillement jusqu’au minibus qui l’avait
prise la dernière fois. Là, au fond, où elle siégeait religieu-
sement d’habitude, il n’y avait personne : c’était un vide

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froid. Je regagnai alors ma place, tout désarmé ; j’étais
enivré par mes regards, là ou mes yeux se posaient, j’étais
en ribote. Car je ne pouvais pas me retenir et me taire. Le
monde qui m’avait lâché semblait me fuir. Quelque chose
agonisait en moi, sous mon torse je sentais un étrangle-
ment, l’attente n’a pas pu alléger ma douleur, plutôt, elle
devint corvée… Que faire ? Écrire ? Il faut avoir bien
l’Algérie devant les yeux pour ne pas tout gâcher. Et puis,
ne dit-on pas que « quand l’écrivain se met à écrire, la
plume lui excelle la danse des pleurs ? Suis-je réellement
près a cela ? Je replaçai mon cartable noir sur mon giron
en guise de support, je ressortis mon bloc note pour écrire.
En l’ouvrant, j’avais oublié que j’avais déjà griffonné
quelques choses là.
« Passé de l’autre coté sans avoir choisi où coopter,
sans atteindre l’âge, sans avoir contribué à l’erreur, quel-
ques fois sans nous mêler de ce qui nous regarde, sans être
avisé, injustement… Mourir sans avoir effleuré aussi ar-
dûment une lèvre humide d’amour, toujours
indisponible… Sans avoir connu ce dernier, en soiffard…
Sans avoir vu nos rêves prendre forme… Mourir sans sa-
voir où, ni quand ou comment, simplement, car la mort est
partout… Non plus en hôte… Mais en séjournant avec
toute sa férocité. L’instinct de la mort s’accroît. La mort
qui s’étend est sans valeur… Sans poids… Elle nous sourit
de tout coin afin de voler nos vies. Elle est à chaque ins-
tant près de nous, en muette, elle nous accompagne
comme nos ombres pour nous ravir si l’on crie des meur-
trissures de nos coeurs… Captivité sans issue…
Processions funèbres… Sonates de deuil… Nous voilà
habitons parmi les tombes. Chaque jour la foule emplit les
rues. Les lamentations qui bouleversaient les villages au
moment où le clair de lune est figé sur les pierres, ont
abandonnées les vivants. Le soleil se cache entre les crê-
tes. Et mourir indûment c’est pas gai, même pour un
chien… Ainsi, elle court dans toute sa banalité… Bombes

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humaines… Contorsions… Attentats… Par-delà les cols
on enterre sans linceul, sans les prières des marabouts…
Et les fossoyeurs n’ont plus de forces. Alors quelques-uns,
tentent de renaître là où meurent les râles de leurs soupirs.
Dans ce flux d’attentes ou l’on ai guetté à chaque empan,
aussi malheureuses, les fleurs, ne parvient plus à arranger
les couleurs… Misonéismes… Rejets… Édifices de
connaissances saturés, l’on se regarde alors passivement
avec le désir de parler tout on imaginant le jour où la mort
serra en face de nous… où fuirons-nous ? Si nous ne tuons
pas nous mourons. Mais si nous tuons aurons-nous pas de
la peine ? Avons-nous oublié le pris de la vie ? En récalci-
trants peut-être, l’on se dévisage béatement, sans vigueur
et puis on comprend que ça ne va plus et tout va à vau-
l’eau. Rester ici, c’est mourir à coup sûr. Il faut partir. À
force de partir, l’on sait plus où on va. On n’a plus de
pays. Les lieux d’exil nous lacèrent. Dans cet avatar tour-
menté et tourmenteur, vous sentirez et nous sentirons
l’idée et l’envie de nous révolter contre la société, contre
tous ceux qui ont fait de nous des outils, nous canonnant la
poitrine. Cependant, dans cette attente ou les cœurs en
tribulation se désespèrent, l’on ressent, puis on cède sans
se comprendre. Mais voyons ! Nous n’avons rien gagné et
nous gagnerons rien, quand tout espoir est perdu entre
nous. Pourtant on doit se comprendre, car on a la même
langue et le même langage. Quand on se comprend, nous
inventerons l’union et nous verrons se réaliser nos aspira-
tions et les choses iront selon notre volonté et l’astre qui
avait peur de resplendir dans le ciel éclairera notre longue
marche. C’est dans cet entrebâillement phraséologique, où
s’enfante la défaillance que réside le tout. Il faut se com-
prendre. Sommes nous pas dans le même pétrin ? Sommes
nous pas semblables ? Fils d’Adam, tisonnez cette lumière
enfouie au plus profond de vous. De mon côté, je cherche
à me rappeler la cause de notre malentendu. Je n’ai rien
encore trouvé. J’ai tout oublié le jour ou s’étaient déchaî-

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nées les colères avec une violence inouïe. Je cherche au-
jourd’hui encore à la grande surdité de ceux qui
m’écoutent… Mais… Quand on ne se comprend plus, je
n’attends qu’une chose : m’en fuir aussi avant qu’il ne soit
trop tard et partir en dérobade sans savoir où… Mon exil
serra sûrement très long, ces voies sont corrosives et j’ai
peur que le jour où je reviendrai, le temps n’ait déjà fait
son œuvre… Soliloquais-je au fin fond de mon âme, désa-
busée, devant une baissière, me demandant en toute
crédulité : Mais, quel est cet attendu qui sauverait ce bled
où l’on ne fait que détruire, condamner et punir ? Dans ce
pays où le politique prime toujours sur le juridique, entre
appelants et concluants, l’on se dit souvent, enfin, com-
ment instrumentaliser ce système ? Et l’on se bute
inéluctablement sur une décennie noire. Peut-on arranger
alors cette vérité ? Je pense qu’on ne doit que se soumettre
devant elle, afin de s’accepter idéologiquement et se
converger à l’avenir. Car l’utilité des droits de l’homme
justement, c’est de régir la société internationale et non la
détruire. Avions-nous oublié que nous sommes au pays de
Caracalla ? Acceptez-vous que tout un peuple serait porté
sur des charrettes aux roues de silicium que tirent des
ânes, vers un royaume d’injustice ? Sommes-nous dans la
djahilia et des âges lors desquels régnaient les palais de
sable dans des formes évanescentes, tapissés par des soie-
ries et des étoffes en dorures ? ».
Je tournais la page.
« Repus de la guerre, las de combats, en passant près de
la place où vous vous êtes revus pour la dernière fois, au-
tour de qui maintenant l’herbe a poussé, dans vos têtes y
aura sûrement des images et souvenirs qui se télescopent,
s’entremêlent, que vous ne pouvez décrypter sur le coup.
Mais, regardez-la bien et vous conclurez que les temps qui
s’écoulent sous vos yeux, en prenant vos âges avec eux, ne
reviendront jamais, mais vous verrez aussi vos souvenirs
en vie et vous-mêmes, assis ou marchant, la main dans la

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main, vous vous caressant par les yeux. Cela vous rendra
sûrement triste, car au bord de cette nostalgie, les jérémia-
des et les déchirures recousues refont surfaces. Tout de
même, en parcourant en routard vos cœurs, qui vous es-
quisseront un rictus sarcastique, vous verrez qu’en vérité
vous pleurez inutilement, car vos corps sont pas réduits en
poussière, et cet instant du passé n’est présentement que la
mémoire vivante d’un rêve atrophié ». Ce sont les mots
qui me saluent à chaque fois que j’ouvre mon petit machin
d’écriture d’alors. Dans des yeux noyés dans la fuite en
avant d’un souhait qui ne verra peut-être jamais de jour, et
qui rend plus lisible, plus déchiffrable les stigmates de
mon extranéité, de ma souffrance.
Et je m’attelai à l’écriture de mon premier roman, en
cet instant. Peut-être du n’importe quoi, et n’importe
comment, mais en épaves qui guettaient inlassablement le
calme des vagues pour se reposer sur un rivage quel-
conque, je raccommodais monèmes, lexèmes à phonèmes,
afin de préparer une ambroisie, pour avoir suffisamment
du temps à refaire mon monde qui s’ensauvageait, et qui
tentait quotidiennement de m’entraîner vers l’animalité.
Donc c’était une manière à moi de fuir cette froideur de
mes concitoyens et de me maintenir dans cet espace
d’humain, sensible, fragile et sans complications, et
l’instant d’après, je me sentis mieux. J’ouvris les yeux, me
redressai, et je me disais ; je me disais alors, si je n’écris
pas je porterai sur moi ma peine, comme l’escargot sa co-
quille. C’était ce que je sentis à l’instant même. Je ne
savais pas écrire peut-être, ce que je racontais ne me sem-
blait souvent qu’un remplissage de feuilles. Mais une
chose était sûre, dans cet exil noir, à l’image d’une rose
niellée, boudant la rosée et l’aube printanier, devant mes
feuilles qui tombaient par terre, j’écrivais, j’écrivais peut-
être parce que c’est ma manière de prendre la parole, ou
juste pour retenir ce qui venait de se passer. En rescapé, je
n’inventais rien, j’écrivais, tout en lourant notes à notes,

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tout en rapiécant courageusement et minutieusement par
devoir de mémoire et de fidélité, un récit pourtant réel que
chacun pouvait vivre à sa manière et où toute une vie était
égarée. J’écrivais, parce que je ne voulais plus voir le peu-
ple bercé et berné par les cassolettes d’encens qu’on lui
agitait dessous les narines… Afin de donner un peu d’air à
ces mots qui se trottaient dans ma tête, qui me lutinaient,
me secouaient, et puis me malmenaient… Mais j’écrivais
sans cesse afin de créer des heures de plus, en dehors du
temps, afin qu’il n’y ait jamais cette fin qui s’apprêtait à
venir, et me feraient apparaître le lendemain alors tel un
désert aride, crevassé, sans l’ombre agréable des palmiers.
J’écrivais non parce que je suis libelliste. Mais sous un
coup de cœur permanant, peiné, je me sens forcé de dévier
les sentiers battus, et par amour pour ce pays, je dois
continuer la marche à destin tragique du fils du pauvre et
d’un vigile qui ont été surpris incongrûment sur un layon
bien layé par cet argus qui s’étendait longitudinalement
sur un jard à couleur de sang.
Et pourquoi m’avait-elle promis le retour ? Etait-ce une
manière à elle d’apprendre aux gens à patienter et à
s’investir dans l’attente et l’espoir ? Ne dit-on pas que
l’attente devint généralement corvée ? Mais par quel mys-
tère, cette fille abandonnée, avait pu réussir sa vie ?
Eprouvait-elle réellement de la haine envers son père
comme elle me le faisait sentir à chaque fois que je le lui
évoquais ? Vivait-elle avec la peine de ce sentiment telle
une esclave juive en errance à travers les temps ?
C’étaient ces questionnements, dans l’attente de cette fille
que je ne reverrais peut-être jamais, qui avaient fécondé
ma plume en me bannissant du bonheur et m’axant sur
cette avalanche de misère qui se poursuivait dans l’avaloir
de mes mésaventures. Alors, je tissais les mots pour com-
prendre et faire comprendre aux miens que la situation de
drame qu’on vivait était expugnable, et ce qui semblait
égarement en nous n’était en réalité que détermination et

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liberté. Et si l’on se mettait tous, à l’instar de cette fille, à
arborer le sourire, à semer l’espoir, ces derniers se répan-
draient, se déploieraient et chemineraient sur tous les
sentiers, comme un liseron géant tintant ses cloches épar-
ses pour un nouveau jour luisant.
Donc, si nous voulons connaître la paix, je vous invite à
la reconnaître, mais, préparons les pans de nos bras, car
nous allons en avoir besoin ; nos larmes couleront à foi-
son, ne craignez rien, vos cils ne se rallongeront pas. Ne
soyons pas préoccupés à éperonner ce passé, car la paix, à
l’instar de la révolution, exige un souffle d’air pur. S’il
vous arrive à venir à résipiscence, tachez de reconnaître le
mal que vous faites et d’accepter au même temps
d’attendre chaque jour, pour parvenir enfin à oublier ce
mal, qui est votre destinée dans le temps. Cependant, arro-
sons plutôt cet espoir présentement bourgeonné par la
lucidité, la tolérance, pour que l’avenir ait une raison de
fleurir. Et faire de l’Algérie, « terre des hommes », la terre
promise de la vraie démocratie, la terre où se cicatrisent
les blessures.
Livré à l’engrenage de cette attente cupide qui
s’alimentait de ma cervelle, je retournai inlassablement à
cette gare routière dans l’espoir d’un nouvel amour, d’une
nouvelle vie. Là du moins, j’avais à préserver le peu de foi
qui me restait et qui me menaçait de l’abandon. Itérative-
ment je me plaçais sans répit dans le même siége où nous
fussions tout spontanés pour la dernière fois, j’attendais
dans mon ironie mordante, en proie au hasard et au déter-
minisme, afin de m’introduire tel un intrus dans l’espoir de
mon espoir avec opiniâtreté. Je ne voyais point ces men-
diants qui se déplaçaient, mains tendues, de quai en quai,
ni même ces beautés pressées de booker1 une place pour
un rendez-vous lointain, point encore le bruit fracassant
des bus vétustes. Mais, l’approche de pigeons était reli-
gieuse, et j’avais compris pourquoi ces oiseaux étaient
1
booker = réserver

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vénérés de toujours chez moi, comme des saints. Seule-
ment, cette fois-ci, ils étaient plusieurs. La pigeonne qui se
distinguait par sa couleur blanche, était suivie par quatre
pigeons ; je leur avais fragmenté une poignée de cacahuè-
tes et l’avais jetée devant mes pieds. Et pendant qu’ils
picoraient familièrement ce repas frugal, dans leurs volet-
tements, je remarquais que les quatre étaient des
pigeonneaux, nouvellement dénichés. Leurs plumages
épais étaient submergés et cotonnés d’un duvet fin, long et
jaune, les couvrant et leurs grimpant jusqu’à la tête telle
une vesce. Ces nidifuges n’étaient là que pour apprendre à
vivre. Je me demandai justement comment ces oiseaux
s’étaient imposés respect et sacralisation au mitan d’une
société qui minorait, qui ne se souciait pas du sort d’un
bipède.
Un peu plus loin de mon quai, j’entendis des voix juvé-
niles énoncer : « Désaltère-toi, ô assoiffé ! ». Ces petits
marchands qui devaient se réjouir de leur vacances, en-
traient et sortaient des bus et proposaient leurs
marchandises : Eau, limonade, glace, disaient-ils, dans
cette ville brûlée par le soleil d’été. Ces gosses transpor-
taient à longueur de journée la marchandise dans des
cageots en plastique légers et bien visibles, je me deman-
dai d’ailleurs s’il y avait un entrepôt de boissons glacées
dans cette gare. Travaillaient-ils pour leur compte ou pour
le compte d’une personne ou un groupe de personnes ? Au
milieu de la journée, à l’heure où le soleil au zénith darde
des rayons à faire fondre les pierres, à faire évanouir les
ânes, peu de voyageurs assoiffés et assommés par la cha-
leur résistaient à la couche de givre qui couvrit la bouteille
d’eau minérale ou de soda. Soudain le fourmillement de
ces gamins, m’a fait rappeler une lecture que j’avais faite
dans les archives de la guerre de libération algérienne, et
précisément, aux réactions françaises à la radio contre les
premiers attentats organisés au premier novembre 1954
par les indépendantistes, par la voix de Roger Léonard,

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Gouverneur général de l’Algérie, annonçait et clamait :
« Nous ne permettrons jamais que des fanatiques ou des
inconscients minent l’œuvre de la France. Nous applique-
rons toutes nos forces pour qu’il y ait moins de misère,
plus de travail, plus d’amitié aussi ». Apporte une bou-
teille, apporte… Entendons-nous dans cette atmosphère
aride qui m’essorait tel une étoffe de linge. Chaque fois
que le cageot se vidait un autre gosse mal mis se pointait
avec un autre plein de bouteilles givrées. Je me souviens
d’être resté longtemps muet et en les observant, j’entrevois
une colère immense qui nous guettait en se tonifiant. Aussi
loin de Kaboul, cette atmosphère algérienne ne différen-
ciait de rien de ce qu’on voit dans les documentaires
concernant l’Afghanistan. En effet, ce pays qui croule sous
l’influence persane, surtout après la conquête arabe en
651, a évolué semblablement à l’Algérie de 670. Cela dit,
depuis l’arrivée des barbares d’Arabie. Telle une malédic-
tion, depuis cette date, les berbères de l’Afrique du nord
n’ont pas connus le bonheur, pire encore, ils sont réduits
par toutes sortes de violences en minorité, qui n’à actuel-
lement aucun droit. Eh oui, où les arabes passent, la nature
cesse de s’exprimer.
Par une abréaction, je m’arrachai à la contemplation du
spectacle distrayant des gosses et des pigeons et me butai
brusquement sur un pilum enfoncé dans mon cœur. Sous
d’intolérables douleurs, j’imaginai Mériem, seule dans son
monde animal, ce monde inhumain dans lequel elle s’était
projetée. Et finalement, je me replongeai dans ce ciel iri-
descent où naquit cet amour pour Mériem que j’avais
ciselé à jamais sur l’épitaphe de mon cœur.

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