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L'aporie de la mort
La mort ne semble poser actuellement qu'un problème affectif et existentiel :
Comment supporter que nous puissions un jour voir ne plus exister les êtres que nous aimons ?
Si la mort est la fin de tout, les souffrances atroces les plus injustes — et notre époque en a
connu par millions, pour ne pas parler des époques antérieures — sont sans sanctions, sont pour
ceux qui les sont subies le dernier mot après lequel tout est dit, comme est sans recours pour ceux
qui les ont fait subir sans être punis le plaisir sadique d'avoir pu faire ce qu'ils ont fait; et nos
indignations les plus légitimes ne sont que paroles sans portée.
Que signifie tout ce qui donne un sens à notre vie — l'art, la science, l'admiration pour ceux qui
se dévouent pour les autres hommes — si, un jour, tous les hommes seront morts sous l'effet d'une
catastrophe cosmique inéluctable ?
Reste alors, tout au plus, comme dès l'Antiquité certains philosophes l'avaient proposé, de
s'entraîner à devenir indifférent à la souffrance et à la mort pour être heureux, quoi qu'il arrive, par
la maîtrise de soi ainsi acquise, puisque cette indifférence ferait que rien de mal ne pourrait alors
nous arriver : ce qui serait mal pour les autres ne serait plus mal pour nous.
A Léon Brunschvicg qui disait que le problème de sa mort ne le préoccupait pas du tout,
Gabriel Marcel rétorquait : "Et le problème de la mort de Madame Brunschvicg ?"
Si Brunschvicg n'a pas répondu, Epictète avait répondu, par avance, que quand on embrasse
les êtres qu'on aime, il faut en même temps se dire qu'ils vont mourir pour s'y préparer et
s'entraîner à l'accepter.
En fait, Pascal l'avait remarqué, les hommes emploient une autre méthode : ils se bornent à ne
pas penser à ce tragique de leur existence, à n'y penser qu'au moment de la mort, qu'au moment de
la souffrance, à espérer qu'ils ne souffriront pas et qu'ils mourront sans s'en apercevoir.
En réalité, la mort pose également un problème intellectuel.
Dire qu'après la mort de notre organisme nous n'existons plus implique que nous ne
sommes que notre organisme.
Or, nous sommes abuse conscience et la conscience ne se réduit pas à l'organisme.
Dans la mesure où l'organisme se distinguerait de la matière par la finalité, étant donné que la
finalité suppose une intention, donc une conscience, les mêmes raisons qui réduiraient la
conscience à l'organisme, réduiraient l'organisme à la matière, de sorte que dire que la conscience
ne se réduit pas à l'organisme, c'est dire que la conscience ne se réduit pas à la matière.
Non seulement, en effet, on n'a pas jusqu'à présent réussi à expliquer la conscience à partir de
la matière, mais la science s'est faite, au contraire, comme l'a souligné Jacques Monod[1], en
refusant la conscience à la matière, par opposition à l'animisme des enfants et des primitifs.
La conscience, c'est, en particulier, l'intention et l'intention , c'est, d'une certaine manière, le
futur déterminant le présent alors que, pour la science, c'est le passé qui le détermine.
La science ne connaît que des états réels positifs présents déterminant des états réels positifs
présents alors que la conscience connaît aussi — sinon surtout — des négations et des
interrogations, le passé et le futur[2].
Comment définir alors la matière autrement comme ce qui n'est pas conscience ou état
conscient, de sorte que, par définition, la matière est le contraire de la conscience et comment
quelque chose peut-il engendrer ce qui est son contraire, — ce qu'il n'est absolument pas, ce qu'il ne
contient d'aucune manière, ce qui n'a avec lui rien de commun, — sinon par une véritable création
ex nihilo, c'est-à-dire un miracle ?
Certains parlent à ce propos d'émergence, mais c'est baptiser la difficulté; ce n'est pas la
résoudre. Pour résoudre la difficulté au niveau de l'organisme, on avait dit que la finalité n'y est
qu'apparente, qu'elle n'est que l'effet du hasard. Mais cette ressource manque ici, car je peux dire
que la conscience d'autrui n'est effectivement qu'apparente comme cela a lieu avec certains logiciels
qui permettent un dialogue entre un malade et un ordinateur tel que le malade croit avoir affaire à
un véritable médecin; mais il y a une conscience pour laquelle je ne peux pas le dire, c'est la mienne
dont j'ai une expérience irrécusable.
Non seulement nous ne sommes pas qu'organisme, non seulement nous sommes aussi
conscience, mais nous sommes plus conscience qu'organisme. Je peux condamner mon corps pour
des raisons esthétiques — parce que je ne le trouve pas beau —, pour des raisons morales — parce
qu'il m'entraîne à des comportements que je juge immoraux —, pour des raisons religieuses[3].
Beaucoup pensent qu'il faut lui commander, agir sur lui, lui imposer sa volonté. Et condamner,
commander, agir sur, imposer sa volonté impliquent que, d'une certaine manière, on n'est pas son
corps et qu'on est plus que lui.
Nous sommes plus que notre organisme d'une autre manière. Nous ne sommes pas seulement
conscience, nous somme aussi esprit, c'est-à-dire de capables de sortir — dans la discussion et le
comportement moral — de notre organisme et de notre conscience pour nous comparer
impartialement à autrui, en n'étant plus tel individu, mais en étant en quelque sorte universel[4].
D'où l'idée que nous sommes essentiellement une âme et que cette âme préexiste au corps et
lui survit, qu'elle peut donc exister indépendamment de lui. Mais cette idée n'est pas plus tenable
que celle qui nous réduit à notre corps. L'âme se définit par la pensée; or, il n'y a pas de pensée
pure; toute pensée passe par le langage, donc par le corps, ou par des intuitions sensibles, donc
derechef par le corps.
De fait, la théologie judéo-chrétienne préfère l'idée de résurrection des corps à celle d'une
survie d'une âme indépendante du corps. D'ailleurs, si la conscience justifiait l'existence d'une âme,
c'est-à-dire le maintien de l'existence après la mort, il faudrait accorder une âme aux animaux qui
sont conscients et une survie de cette âme — comme le dit Descartes dont c'est la raison principale
pour laquelle il leur refuse, contre toute vraisemblance, la conscience[5].
Mais cela n'enlève rien à la force des arguments qui critiquent la réduction de notre existence à
celle de notre corps.
Dira-t-on que le corps est, du moins, la condition nécessaire à l'existence de l'individu, même
s'il n'en est pas la condition suffisante ? Certes, cela ne suffit cependant pas pour nier une existence
ne dépendant plus du corps; car cela veut dire qu'il faut aussi autre chose que le corps. Et puisqu'il
faut autre chose, cela veut dire que cette autre chose existe, elle, indépendamment du corps, que,
par conséquent, elle devrait pouvoir lui préexister et lui survivre. Mais qu'est-ce que cette autre
chose et dans quelle mesure est-elle nous, comme prétend être l'âme, dans quelle mesure est-elle
individuelle comme l'âme l'est, comme il est nécessaire qu'elle le soit si elle est nous, alors qu'il
semble difficile de séparer notre individualité de celle de notre corps ?
Lorsque nous sommes ainsi acculés à une aporie, lorsqu'il faut choisir entre deux thèses
contradictoires, chacune victorieuse de l'autre dans la critique qu'elle lui adresse, c'est en général
qu'elles présupposent, l'une et l'autre, une thèse qui semble aller de soi, qu'il faut, au contraire,
récuser et dont l'admission entraîne cette contradiction. Ce qui semble ici aller de soi, c'est la
réalité du temps. Elle est présupposée aussi bien par ceux qui pensent que nous ne survivons pas à
la mort de notre organisme que par ceux qui pensent que nous lui survivons. Dans le premier cas,
le monde continue à exister après notre mort, dans l'autre c'est nous qui continuons à exister après
elle.
La thèse selon laquelle le temps est irréel, thèse apparemment métaphysique, a été, tous
comptes faits, contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre, plus soutenue par des physiciens —
il est vrai, seulement à partir du début du XXème siècle — que par des philosophes.
Ils l'ont fait, d'ailleurs, évidemment, non pas par rapport au problème de la mort, mais pour
résoudre des problèmes purement scientifiques.
Et il n'y a guère qu'Einstein à avoir montré explicitement la conséquence de l'irréalité du temps
par rapport à notre situation devant la mort. Dans une lettre de condoléances à la soeur et au fils de
Michele Besso à propos de la mort de celui-ci, il leur écrit : "Pour nous, physiciens [la] séparation
entre passé, présent et avenir ne garde que la valeur d'une illusion, si tenace soit-elle."[6]
Quant à Kant, le plus important des philosophes qui ont soutenue la thèse de l'irréalité du
temps, il ne l'a pas fait en vue de résoudre le problème de la mort, mais en vue de résoudre des
problèmes épistémologiques; il l'a fait si peu en vue de résoudre le problème de la mort qu'en
contradiction avec cette thèse, il affirme la réalité d'une durée de l'existence de l'âme indéfiniment
persistante.
Ce n'est donc pas une thèse dont on doit suspecter a priori qu'elle n'est pas intellectuellement
rigoureuse parce que ceux qui la proposent auraient trop intérêt affectivement à ce qu'elle soit vraie
— a wishful thinking.
C'est la théorie de la Relativité qui a amené de nombreux physiciens à nier la réalité du temps :
"Subjectivement, dit Hermann Weyl, il y a un abîme entre nos modes de perception du temps
et de l'espace, mais il ne reste pas trace de cette différence qualitative dans l'univers objectif, que
la physique cherche à épurer de l'intuition immédiate. Cet univers est un continuum à quatre
dimensions qui n'est ni l'espace, ni le temps."[7] En effet, affirme Olivier Costa de Beauregard, "la
Relativité est une théorie pour laquelle tout est déjà écrit"[8]; et Roger Penrose explique que "les
particules ne se déplacent pas, étant représentées par des courbes statiques, tracées dans
l'espace-temps."[9]
En fait, la distinction entre l'espace et le temps ne s'est pas effacée dans la théorie de la
Relativité, car la coordonnée temporelle, dans cette théorie, est affectée du facteur i (racine carrée
de -1); elle s'exprime donc par un nombre imaginaire[10], à la différence des coordonnées spatiales.
L'assimilation du temps à l'espace, contrairement à ce que pensent ces auteurs, étaient plus
légitime dans la physique pré-relativiste.
Lagrange, à la fin du XVIIIème siècle, disait qu'"on peut regarder la mécanique comme une
géométrie à quatre dimensions."[11]
Soient, en effet, deux courbes L et S et soient l un point de L défini par sa distance par rapport
à un point-origine sur L et s un point de S défini par sa distance par rapport à un point-origine sur
S. On peut faire correspondre à tout point s un point l selon la relation l = f(s). On peut calculer la
dérivée de f(s) en chaque point l et sa dérivée seconde. Il ne s'agit, comme on voit, que de géométrie
et, par conséquent, que d'espace; et cependant, si on pose que s est une mesure du temps, que la
dérivée de f(s) est une vitesse et que sa dérivée seconde est une accélération, on retrouvera tous les
théorèmes de la cinématique[12]. Autrement dit, la physique relativiste a rendu, d'une certaine
manière, le temps plus spécifique qu'il ne l'était dans la physique classique.
Ses lois, en effet, sont valables même si on inverse le sens du temps. Supposons que l'on ait filmé le
mouvement brownien d'une particule ou le mouvement d'un pendule entre son point extrême le
plus bas et son point extrême le plus haut. Il sera impossible, si on fait visionner le film dans le sens
où il a été tourné et dans le sens inverse, de savoir, au vu de la suite des images, dans lequel cas on
l'a visionné dans le sens où il a été tourné. Or on ne peut concevoir un temps sans asymétrie; peut-
il y avoir, en effet, un temps réel, si on peut remonter dans le passé ? Et si n'est réel que ce que peut
décrire la science, le temps n'est donc pas réel.
Il est vrai qu'il existe une loi physique qui, elle, n'est pas réversible — le second principe de la
thermodynamique que Bergson a appelé "la plus métaphysique des lois de la physique"[13] :
Au cours du temps, l'entropie d'un système isolé ne peut que croître ou, à la limite, rester
constante. Il est vrai inversement, puisqu'un système n'est qu'un ensemble de particules, qu'on ne
voit pas comment un ensemble de particules peut avoir une évolution irréversible, si chacune des
particules a une évolution réversible.
la physique préquantique.
Pour celle-ci, en effet, selon un texte célèbre de Laplace, "une intelligence qui, pour un instant
donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et les situations respectives des êtres
qui la composent, si d'ailleurs elle est assez vaste pour soumettre ces données à l'Analyse,
embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du
plus léger atome."[14] Cela signifierait que, comme le dit Bergson, "tout est donné", que le temps ne
fait rien, "et du moment qu'il ne fait rien, il n'est rien."[15]
De fait, Laplace continue en affirmant : "l'avenir et le passé seraient présents [aux] yeux"
d'une telle intelligence puisqu'elle pourrait ainsi connaître avec une absolue certitude le passé et le
futur.
Bergson en déduit que, puisque le temps existe, la réalité n'est pas déterminée absolument. On
aurait pu en déduire inversement que, puisque la science implique le déterminisme absolu, le
temps n'existe pas.
En fait, Poincaré a démontré dès 1892 qu'on ne peut calculer l'évolution d'un système de plus
de deux corps parce qu'on ne peut intégrer les équations différentielles auxquelles il donne lieu.
Et en écho au texte de Laplace, James Lighthill, président de l'International Union of theorical
and applied Mechanics, affirmant "parler au nom de l'ensemble de la grande fraternité des
praticiens de la mécanique", a déclaré en 1986 : "Nous sommes profondément conscients,
aujourd'hui, de ce que l'enthousiasme de nos prédécesseurs pour les succès merveilleux de la
mécanique newtonienne [sur laquelle s'est basé Laplace] les a conduits à des généralisations, dans
le domaine de la prédictibilité […] que nous savons maintenant fausses. Nous voulons
collectivement présenté nos excuses pour avoir induit le public cultivé en erreur."[16]
Et, de plus, la mécanique quantique a remplacé, au niveau des particules élémentaires, le
déterminisme strict par un simple déterminisme probable.
Aussi est-ce à partir d'autres considérations que la physique contemporaine a été amenée à
nier la réalité du temps.
Et, d'abord, à partir de la relativité de la simultanéité affirmée par la théorie de la Relativité. :
"L'assertion que les événements A et B sont simultanés […], remarque Kurt Gödel dans un texte
célèbre, en 1949, perd sa signification objective dans la mesure où un autre observateur peut
affirmer, avec la même prétention à la vérité, que […] B est arrivé avant A."
Or, "l'existence d'un laps de temps objectif signifie (ou, au moins, est équivalent au fait) que la
réalité consiste en une suite infinie de couches de maintenants qui viennent à l'existence
successivement Mais, si la simultanéité est quelque chose de relatif au sens que nous avons dit, la
réalité ne peut être décomposée en une telle suite d'une manière objective."
Mieux, "l'essence [d'un laps de temps objectif] est que seul le maintenant existe."
Si le maintenant est relatif, cela signifierait donc que l'existence est relative; mais "le concept
d'existence ne peut être relativisé sans que sa signification ne soit complètement détruite."
Gödel en déduit qu'ainsi "on obtient une preuve non équivoque en faveur des philosophes qui,
comme Parménide, Kant et les idéalistes modernes, nient l'objectivité du changement et
considèrent le changement comme une illusion ou une apparence due à notre mode spécial de
perception."[17]
On pourrait aboutir à la même conclusion à partir des voyages dans le passé qu'autorise la
théorie de la Relativité.
Pour cette théorie, en effet, d'une part, l'espace est courbe; d'autre part, l'espace et le temps
sont imbriqués l'un dans l'autre de sorte que si l'un est courbe, l'autre l'est nécessairement aussi.
Cette courbure peut être ouverte comme celle d'une hyperbole ou fermée comme celle d'un cercle
ou d'une ellipse. Or, dans une courbe fermée en avançant toujours devant soi on revient à son point
de départ, comme sur une sphère ou comme sur la Terre.
Les cosmologistes parlent, pour ce dernier cas, d'une courbe fermée du genre-temps (closed
timelike curve).
Kurt Gödel dans le même texte que nous avons cité, approuvé par Einstein, en déduit la
possibilité de voyages dans le passé. Certes, le fait qu'il y ait fermeture des courbes genre-temps
dépend de la manière dont la matière est répartie dans l'univers; mais comme rien n'oblige la
matière à être répartie de manière à ce que la courbe genre-temps ne soit pas fermée, cela montre
que les voyages dans son passé sont possibles, du moins théoriquement.
A vrai dire, doublement théoriquement.
Théoriquement parce que, comme nous venons de le voir, reste à savoir comment en réalité la
matière est répartie dans l'univers.
Théoriquement aussi parce que la vitesse nécessaire pour que le voyageur ne soit pas mort
avant d'arriver, la masse de carburant pour obtenir cette vitesse rendent ce voyage pratiquement
impossible.
Jacques Merleau-Ponty a calculé que, si on peut transformer la matière complètement en
énergie, si le voyage dure dix ans et si le poids de la fusée est d'une tonne, le poids du carburant
serait de l'ordre de cent milliards de milliards de tonnes et la vitesse d'au moins 210.000
kilomètres-seconde.
Soit, d'autre part, un Univers en forme de fer à cheval ou dont une partie est en forme de fer à
cheval — ce qu'autorise la théorie de la Relativité. Ludwig Flamm a montré, dès 1916, à partir des
équations d'Einstein, qu'on peut réunir par une sorte de tunnel, à travers l'hyperespace qui les
sépare, les deux branches de ce fer à cheval.
Si ce tunnel débouche à un endroit de l'espace-temps antérieur à celui par lequel on y a
pénétré, on aura voyagé dans le passé. Ici encore, le voyage n'est que théoriquement possible. Les
équations d'Einstein prédisent à ces tunnels une vie trop courte.
Il est vrai que Kip Thorn et Stephen Hawking ont imaginé de les protéger en les tapissant d'une
matière qu'ils appellent exotique parce qu'elle doit être très différente de toute matière que nous
connaissons. Mais il est vrai qu'il ne s'agit que d'une hypothèse qu'on ne peut, de l'aveu de ses
auteurs, considérer comme suffisamment fondée, faute d'une connaissance suffisante des lois de la
gravitation quantique.
Mais il importe peu, pour démontrer l'irréalité du temps, que ces voyages soient pratiquement
possibles; il suffit qu'ils le soient théoriquement. Encore faut-il qu'ils soient théoriquement
possibles et, par conséquent, en particulier, qu'ils ne soient pas contradictoires.
Or, si je remonte à une époque précédant ma naissance, je pourrais tuer mon père de sorte
qu'à la fois je ne naîtrais jamais et qu'en même temps je suis né puisque je voyage dans le passé. Si
je remonte à une époque de peu postérieure à ma naissance, je serai dédoublé en bébé et homme
d'âge mûr; comment puis-je être dédoublé et comment, d'ailleurs, dire que je suis revenu dans le
passé, c'est-à-dire dans le passé tel qu'il était, puisque le passé auquel je suis remonté ne
comportait ma présence comme adulte ?
Mais la possibilité théorique des voyages dans le passé est la conséquence nécessaire de la
théorie de la Relativité qui est une théorie amplement vérifiée et, de plus, on aurait démontré
l'existence d'électrons tournant dans des boucles temporelles fermées.
Ne faut-il pas penser plutôt que l'apparente contradiction des voyages dans le passé est due à
un manque de concept. Supposons que nous constations que Pierre est à Paris et que nous
constations que Pierre n'est pas à Paris et que, d'autre part, nous n'ayons pas le concept de temps.
Nous serions face à une contradiction que nous ne pourrions résoudre puisque nous ne
pourrions dire, faute du concept de temps : "Pierre est à Paris à tel moment" et "Pierre n'est pas à
Paris à tel autre moment".
Ne doit-on pas penser que la contradiction des voyages dans le passé résulte, de la même
manière, d'un manque de concept ?
L'ordre de succession est donc essentiel et comment l'obtenir entre des réalités présentes ?
Dira-t-on que les souvenirs se modifient qualitativement avec le temps, comme le vin qui se bonifie
avec l'âge, de sorte que les réalités présentes correspondant à des réalités passées sont
qualitativement différentes suivant l'ancienneté de ces réalités ?
Mais des réalités présentes qualitativement différentes ne sont que des réalités présentes
qualitativement différentes; comment puis-je savoir que des qualités différentes correspondent à
une succession temporelle si je n'ai pas constaté au moins une fois que telle qualité corresponde à
telle ancienneté et telle autre qualité à telle autre ancienneté et cela suppose que j'ai l'expérience de
l'ancienneté indépendamment de la réalité présente du souvenir, autrement dit, que mon souvenir
ne se borne pas à sa réalité présente.
Il ne s'agissait que des souvenirs incorporés en quelque sorte à la perception — perception de la
phrase ou perception de la mélodie, — du passé vécu comme présent, de ce que Husserl appelle
"rétention" ou "souvenir primaire", Bergson "présent réel, concret, vécu", Fraisse "présent
psychologique" ou "présent perçu".
L'impossibilité d'expliquer le présent du passé, le passé-présent, par le seul fait que le souvenir
est une réalité présente est encore plus manifeste lorsqu'il s'agit de souvenirs proprement dits,
c'est-à-dire non pas de souvenirs incorporés à une perception, mais de souvenirs appréhendés pour
eux-mêmes — ce que Husserl appelle des souvenirs secondaires — qui visent un passé séparé du
présent, par exemple, mon séjour à Rome, il y a un an.
Dira-t-on qu'en fait, ce n'est pas du passé que je prends conscience, mais de la réalité présente
du souvenir ?
Mais, d'abord, je n'ai pas le sentiment, dans la mémoire, de prendre conscience d'une réalité
présente, d'un souvenir, mais d'une réalité passée — le souvenir n'étant pas ce dont je prends
conscience, mais constituant la prise de conscience.
Admettons cependant que je m'illusionne : "Mon enfance qui n'est plus, est dans le temps qui
n'est plus; mais son image […], c'est dans le temps présent que je la regarde, parce qu'elle est dans
la mémoire."[23]
Encore faut-il que je pense que cette image est l'image d'un événement du passé que j'ai vécu.
J'ai des images dont effectivement je pense qu'elles sont l'image d'un événement du passé que
j'ai vécu; mais j'ai aussi des images dont je pense qu'elles sont des fictions. Comment je distingue
les unes des autres ? Parce qu'elles sont qualitativement différentes — les premières ayant, par
exemple, la qualité a et les autres la qualité b ? Mais comment sais-je que la qualité a correspond à
une image-souvenir et la qualité b à une image-fiction ?
Parce que j'ai constaté qu'une image ayant la qualité a est une image-souvenir ?
Il faudrait donc que je puisse reconnaître une image-souvenir indépendamment de cette
qualité, sinon je ne pourrais que constater qu'il y a deux sortes d'images sans pouvoir déterminer
lesquelles sont des images-souvenir.
Comment les faux souvenirs peuvent-ils alors se confondre avec les vrais souvenirs ?
En réalité, les faux souvenirs sont, d'abord, de simples images-fiction formées à partir des
récits que, par exemple, les parents de Piaget lui ont fait ou à partir de ce qu'ont suggéré les
psychiatres à leurs patientes; ils sont devenus des souvenirs en tant que souvenirs de ces images-
fiction et ils sont faux souvenirs, non par confusion d'une image-fiction et d'une image - souvenir,
mais par confusion d'un souvenir d'un événement réel, ayant eu lieu en dehors du sujet, et d'un
souvenir d'une image-fiction qui, lui aussi, est un événement réel, mais qui n'a eu lieu que dans
l'esprit du sujet.
Le vrai souvenir et le faux souvenir sont, tous les deux, de vrais souvenirs et le faux souvenir
n'est pas faux parce qu'il ne serait pas un souvenir, mais parce qu'il y a erreur sur son contenu. Les
images-fiction sont donc intrinsèquement différents des souvenirs et, si une confusion est possible,
c'est lorsqu'il ne s'agit plus d'images - fiction, mais de souvenirs d'images - fiction, lesquels
évidemment sont, en tant que souvenirs, intrinsèquement identiques aux souvenirs d'événements
réels.
L'argumentation sera évidemment la même si au lieu parler d'images, on parle de réalités
purement physiologiques. Ce qui ne veut pas dire — cela va de soi — que la conscience n'a pas
besoin de réalités physiologiques, mais que ces réalités sont insuffisantes.
Et puisque la conscience, par la mémoire, peut atteindre le passé, c'est qu'elle transcende le
temps; car si elle restait dans l'ordre du temps, le passé, pour elle, ne serait plus et, par conséquent,
elle ne pourrait l'atteindre.
La subjectivité du temps
Mais elle ne la transcende pas complètement. Elle n'en est pas moins séparée de ce dont elle se
souvient et elle en souffre si elle s'en souvient avec nostalgie ou s'en félicite si elle se souvient d'une
situation douloureuse dont elle est sortie ; et, de plus, le moment où elle s'en souvient ne dépend
pas d'elle.
Si la théorie de la Relativité affirme qu'on peut revenir dans le passé, ce n'est pas en remontant
le temps, mais en continuant à aller toujours dans le même sens et à force d'aller vers le futur,
comme à force d'aller vers l'Est on arrive à l'Ouest; il n'y a pas irréversibilité du temps pour elle.
Et si, pour certains théoriciens de la mécanique quantique, une particule peut remonter le
temps, c'est du moins le temps qu'elle remonte. Alors que la physique n'utilise absolument pas les
concepts liés aux sensations — les couleurs, les odeurs, les goûts, les sons, — sinon
exceptionnellement, par simple commodité et en pouvant s'en passer, — elle ne peut se dispenser
d'utiliser les concepts temporels. Ce qui montre bien que la réalité qu'elle nous fait connaître est
absolument indépendante des sensations et qu'elle n'est que relativement indépendante du temps.
Ces connaissances, puisqu'elles sont intuitives, semblent renvoyer à un être; ce ne peut être le
temps car le temps n'est pas un être. Il reste que l'être auquel renvoient les connaissances soit l'être
auquel renvoient les intuitions sensibles. Et, certes, les intuitions sensibles ne sont ni a priori ni
nécessaires. Mais il faudrait distinguer en elles leur matière et leur forme. Elles ne seraient
sensibles que par leur matière, et ce serait leur forme qui serait a priori et dont la connaissance
serait a priori et nécessaire. Le temps serait une forme a priori de l'intuition sensible.Le temps
serait ainsi purement subjectif.
Cette argumentation soulève beaucoup de problèmes.
Mais surtout elle se heurte à une objection que formule dès 1840 Trendelenburg, qui est
fondamentale et à laquelle nous nous bornerons : Kant n'a pas démontré que "le temps n'est que la
condition subjective sous laquelle peuvent trouver place toutes nos intuitions." Il peut se faire que
le temps soit à la fois la condition subjective sous laquelle peuvent trouver place toutes nos
intuitions et une propriété en soi des objets dont nous avons l'intuition.
Ce serait une sorte d'harmonie préétablie comme il y a harmonie préétablie entre le sang
capable de transmettre l'oxygène à travers le corps qui en a besoin et l'air extérieur qui contient de
l'oxygène, entre le bébé qui a l'instinct de téter et le sein de la mère qui permet la tétée.
D'ailleurs, une forme ne peut s'appliquer à n'importe quel contenu : Je peux mettre dans une
cage des objets solides; je ne peux y mettre des liquides ou des gaz. Je peux encadrer un tableau; je
ne peux encadrer une odeur.
Il ne faut donc pas démontrer seulement que le temps est en fait subjectif, mais qu'il est de son
essence de l'être, qu'on ne peut le concevoir que subjectif.
Il faut, par conséquent, faire une phénoménologie du temps. C'est à quoi se sont attelés
Heidegger et Sartre. L'un déduit le temps de ce que le sujet — le Dasein — est souci, l'autre qu'il
existe sous l'obligation d'assumer son être.
Mais ce n'est pas, en fait, une phénoménologie du temps; c'est une phénoménologie du sujet.
Elle ne démontre pas que le temps est, par essence, subjectif; elle démontre que le sujet est, par
essence, temporel.
C'est gratuitement qu'Heidegger affirme qu'"il n'y a pas de temps naturel dans la mesure où le
temps appartient toujours essentiellement au Dasein."
Et si Sartre démontre qu'il n'y a pas de temps de l'en-soi, c'est en considérant l'en-soi comme
un type de réalité ontologique par opposition à un autre type de réalité ontologique, le pour-soi,
c'est-à-dire la conscience : c'est ce qui n'est pas en autre chose, ce qui est sans rapport avec autre
chose. Mais ce n'est pas de cet en-soi dont il s'agit quand nous nous demandons si les choses en-soi
sont dans le temps; en-soi, en ce sens, ne concerne pas un caractère de la réalité ou d'un certain
type de réalité, mais la réalité par rapport à la connaissance; les choses en-soi sont les choses telles
qu'elles sont par opposition aux choses telles qu'elles nous apparaissent, si elles ne nous
apparaissent pas telles qu'elles sont. Il est pour le moins possible que les choses en-soi dans ce
deuxième sens ne soient pas en-soi dans le premier sens. Or, c'est le deuxième sens qui, seul, ici
nous importe; et il reste alors à démontrer qu'en ce sens il n'y a pas de temps des choses en-soi. Il
est vrai que Sartre montre aussi que, sans une conscience capable de comprendre le temps, je ne
pourrai savoir si le temps existe, si le passé a été, si le futur sera. Mais cela prouve que la conscience
est nécessaire à la connaissance du temps et même à la connaissance de l'existence du temps, — ce
qui est exact, nous l'avons vu, — non qu'elle est nécessaire à l'existence du temps.
Le présent
Puisque c'est du temps qu'il faut faire la phénoménologie, considérons un caractère essentiel
du temps, le présent.
C'est un caractère d'autant plus essentiel que c'est lui, comme on a vu que l'a souligné Gödel,
qui définit le réel.
Einstein a affirmé que la physique n'a pas d'expression pour ce qui est maintenant (pas plus,
d'ailleurs, pour ce qui est passé ni pour ce qui est à venir)[28] : "Le maintenant est […] éliminé […]
de la construction conceptuelle du monde objectif."[29]
Carnap a prétendu le réintroduire à partir de la mécanique quantique. En effet, pour celle-ci le
futur n'est que probable, donc indéterminé; le passé, au contraire, est déterminé; le présent serait
alors l'instant où on passe de l'indéterminé au déterminé.
Hugo Bergman lui a objecté qu'à tous moments on passe de l'indéterminé au déterminé; il y a
eu un tel passage il y a deux mille ans, comme il y en aura dans deux mille ans; il y a donc eu un
état présent de l'univers il y a deux mille ans comme il y aura un état présent de l'univers dans deux
mille ans c'est-à-dire un état présent passé et un état présent futur.
Ce qui nous intéresse, c'est de définir l'état présent qui est présent par opposition à un état
présent passé ou à un état présent futur, celui qui a lieu actuellement et la définition de Carnap ne
le permettrait pas. C'est que le problème n'est pas de définir l'état présent de l'univers, mais de
définir l'instant où tel état de l'univers bien particulier est présent et, si les choses sont ainsi
précisées, l'objection tombe; car, pour un état donné de l'univers le passage de l'indéterminé n'a
lieu qu'une fois.
En réalité, la véritable objection à la thèse de Carnap se situe autre part : le passage de
l'indéterminé au déterminé, en mécanique quantique, ne correspond pas au présent, mais au
moment où la particule considérée est en contact avec un appareil de mesure ou interagi avec
d'autres particules — c'est ce qu'on appelle la décohérence -ce qui veut dire que si le futur est
effectivement toujours indéterminé, le passé peut l'être aussi s'il n'y a pas eu mesure ou interaction
et qu'il peut donc y avoir présent sans passage de l'indéterminé au déterminé.
La définition de Carnap ne correspond qu'au cas de l'indéterminisme macroscopique produit
par la liberté humaine et, par conséquent, qu'aux actions humaines; en effet, tant qu'elles n'ont pas
eu lieu, elles sont indéterminées et futures; dès qu'elles ont eu lieu, elles sont déterminées et
passées et lorsqu'elles ont lieu, elles sont présentes et passent de l'indéterminé au déterminé.
Mais ce n'est évidemment pas ce que veut dire Carnap et, de plus, une définition du présent
doit s'appliquer à tous les événements et non aux seuls événements ne relevant que de l'action
humaine.
La remarque d'Einstein reste donc valable. Le présent ne correspond pas à une réalité
objective. Si, d'ailleurs, il correspondait à une réalité objective, on serait entraîné dans des
contradictions insurmontables.
Un commencement du temps est impensable, puisque le commencement signifie que, l'instant
avant le commencement, ce qui a commencé n'existait pas, qu'il y a donc un instant avant le
commencement et que, s'il s'agit du commencement du temps, il y a un instant avant le
commencement du temps — ce qui serait contradictoire.
Il faut donc admettre qu'il s'est écoulé une suite infinie d'instants jusqu'à maintenant; et une
suite infinie est une suite qui n'a pas de fin, qui n'est pas achevée.
Or, la suite des instants qui s'est écoulée jusqu'à maintenant a une fin : maintenant; elle est
achevée à l'instant présent : comme dit Saint Thomas, "si le monde a toujours existé, un nombre
infini de jours a précédé celui-ci. Mais on ne peut parcourir l'infini. Donc on ne serait jamais
arrivé au jour présent, ce qui est évidemment faux."[30 ]
On dira, certes, que l'objection tombe si, comme on le fait spontanément, on part du présent
pour remonter vers le passé, car en le faisant on remonterait indéfiniment sans contradiction.
Mais on ne peut le faire qu'en allant dans le sens contraire du temps, en allant du moins passé
vers le plus passé alors que le temps va du plus passé vers le moins passé. On éviterait une
contradiction que pour tomber dans une autre contradiction.
En réalité, ces contradictions n'existent que parce qu'il y aurait objectivement un instant
privilégié dans le cours du temps — le présent — à partir duquel on peut remonter dans un sens
(vers le passé) ou continuer dans l'autre (vers le futur).
S'il n'y a pas de présent, le temps s'étend sans discontinuité; il n'y a plus, pour parler comme
Saint Thomas, d'infini parcouru.
Mais c'est à condition que le présent ne soit pas en-soi, qu'il ne soit que subjectif. Ce qui
confirme philosophiquement la remarque épistémologique d'Einstein.
Si le présent ne correspond pas à une réalité en-soi, il faut donc en déduire qu'il correspond à
une réalité subjective — comme le fait Einstein en parlant de "moi-maintenant"[31 ].
Encore faut-il le montrer. C'est ce qu'essaie de faire Adolf Grünbaum. Il se pose la question
suivante : "Si un événement physique arrive maintenant (présentement, à l'instant présent), quel
attribut ou quelle relation qui soit en liaison avec cette arrivée peut-on légitiment affirmer pour le
qualifier ainsi ? " Et il répond : "Ce qui est nécessaire pour qualifier l'événement ainsi est qu'au
temps t au moins un être humain ou un organisme conscient ait l'expérience de l'événement au
temps t." Par expérience, il précise qu'il faut entendre perception. Et il conclut que "le présent
dépend de la conscience."[32]
La réponse signifie que, si au temps t au moins un être humain ou un organisme conscient ne
perçoit pas un événement, on ne peut qualifier cet événement de présent.
Mais qu'on ne puisse qualifier un événement de présent entraîne-t-il nécessairement qu'il ne
puisse être présent ? On en doutera d'autant plus si on se reporte à la question à laquelle répond
cette réponse. Grünbaum ne dit pas : "Si un événement physique arrive maintenant
(présentement, à l'instant présent), quel attribut ou quelle relation qui soit en liaison avec cette
arrivée peut-on légitimement affirmer ?", mais "Si un événement physique arrive maintenant
(présentement, à l'instant présent), quel attribut ou quelle relation qui soit en liaison avec cette
arrivée peut-on légitimement affirmer pour le qualifier ainsi ?"
Sous la première forme, on chercherait un attribut ou une relation qui soit en liaison avec le
fait que l'événement est présent indépendamment de toute intention de le qualifier ainsi.
Choisir la deuxième forme, c'est donc impliquer qu'autre chose est le fait pour un événement
d'être présent et le fait de pouvoir le qualifier de tel.
Et s'il en est ainsi, il est évident qu'on ne peut dire que "le présent dépend de la conscience"; ce
qui dépendrait de la conscience, c'est la possibilité de qualifier un événement de présent.
Prenons un exemple pour bien montrer l'objection : Ce qui est nécessaire pour qualifier
quelqu'un comme ayant un cancer est qu'on fasse une biopsie et que cette biopsie soit positive;
mais on ne peut en déduire que l'existence du cancer dépend de la biopsie; il a ou il n'a pas de
cancer indépendamment de la biopsie; ce qui dépend de la biopsie, c'est seulement la connaissance
qu'il a un cancer.
Si Grünbaum n'est pas conscient de ce problème, c'est qu'il est épistémologue et qu'il raisonne
en scientifique qui ne s'intéresse qu'à ce qu'on peut connaître : une chose qui est, mais qu'on ne
peut connaître est considérée comme n'étant pas.
Ce qui est possible, mais indémontrable et invérifiable ne relève pas de la science.
Mais si on veut établir que le présent n'est que subjectif, il faut établir qu'un présent non perçu,
non seulement est indémontrable et invérifiable, mais est impossible.
Et qu'on ne dise pas qu'il y a eu dans le passé des actes de perception, qu'il y en aura dans le
futur, que donc l'acte de perception ne suffit pas à définir le présent puisqu'il y a des actes de
perception passés, des actes de perception présents et des actes de perception futurs; qu'il faudrait
dire alors que le présent est l'acte de perception présent — ce qui serait une définition tautologique.
En réalité, l'acte de perception présent ne se distingue pas seulement des actes de perception
passés et des actes de perception futurs par le fait qu'il est présent et que les autres sont passés ou
futurs, mais par le fait que ceux-ci ne sont pas des actes de perception, mais des souvenirs ou des
anticipations d'actes de perception de sorte que les seuls actes de perception sont les actes de
perception présents et que l'acte de perception suffit donc à définir le présent.
S'il en est ainsi, je ne peux pas envisager, même seulement comme simple possibilité, un
présent sans conscience, car ce serait contradictoire puisque, d'une part, en parlant de présent, je
dirais implicitement qu'il y a nécessairement conscience et, d'autre part, je dis explicitement qu'il
n'y a (peut-être) pas conscience. On ne peut donc objecter, comme on l'a objecté à Kant, qu'au
présent subjectif correspond peut-être un présent objectif de la réalité en-soi. Et si le présent est
subjectif, le temps dont il est un élément essentiel, l'est aussi.
Le temps est donc subjectif comme le sont les sensations. Il n'y a pas en-soi des couleurs, des
bruits, des odeurs, des goûts. Il n'y a pas plus en-soi un présent, un passé, avenir ni une durée. Il
est vrai qu'il y a quelque chose qui correspond aux sensations et qui semble en-soi : des ondes
électromagnétiques correspondant aux couleurs, des vibrations de l'air correspondant aux bruits,
des agencements d'atomes correspondant aux odeurs et aux goûts.
Mais, comme on voit, il s'agit de quelque chose de tout à fait différent des sensations
auxquelles ce quelque chose correspond. Il y a de même quelque chose qui correspond en-soi au
temps : il ne dépend pas de la subjectivité que nous soyons éloignés de la Révolution française de
215 ans et non de 600 ou 50 ans ni que l'assassinat d'Henri IV ait eu lieu après la bataille de
Marignan et non avant. Et ce quelque chose est tout à fait différent du temps puisqu'il est sans
présent, donc sans passé et sans avenir.
Mais, dans le cas des sensations, nous savons en quoi consiste ce quelque chose tandis que,
dans le cas du temps, nous ne le savons pas. Et, si nous le savons dans le cas des sensations, c'est
que ce quelque chose est spatio-temporel (ondes, vibrations, agencement d'atomes) et que nous
connaissons l'espace et le temps.
Il est vrai que, comme ce que nous avons dit du temps nous aurions pu le dire aussi de l'espace,
que tous les deux sont subjectifs pour des raisons analogues, le quelque chose auquel
correspondent les sensations n'est donc pas en-soi; il ne fait que sembler être en -soi dans la
mesure où on pense généralement que l'espace et le temps sont des réalités en-soi, qui sont — en
tous cas — plus en-soi que les sensations. Et, si nous ne savons pas en quoi consiste le quelque
chose en-soi à quoi correspond le temps (et l'espace), c'est que nous n'avons aucun concept au-delà
de l'espace et du temps.
Par rapport au problème de la mort, cette conclusion signifie que nous n'avons à admettre ni la
poursuite de l'existence de l'individu après la mort ni sa disparition alors que celle de la nature se
poursuivrait.
Il est vrai qu'il est difficile de penser sérieusement que la mort n'est pas réelle comme il est
difficile de le penser du temps. Mais il est aussi difficile de penser sérieusement que le monde n'est
pas coloré, bruyant, plein d'odeurs.
Même le physicien le plus persuadé que les couleurs ne sont que des ondes
électromagnétiques, que les sons ne sont que des agitations de l'air, que les odeurs que des
agencements d'atomes ne peut s'empêcher, hors de son laboratoire, de penser que les couleurs, les
odeurs et les sons sont réels et, s'il aime l'art, que c'est la plus haute réalité.
Mais si le temps est irréel, il y a, nous l'avons vu, une réalité qui lui correspond comme il y a
une réalité qui correspond aux sensations.
Il y a donc une réalité qui correspond à la mort. mais il n'y a aucune raison de ne pas penser
que cette réalité n'est pas moins différente de la mort — telle qu'elle nous apparaît — que sont
différentes les ondes électromagnétiques des sensations de couleurs, les vibrations de l'air des
sensations auditives, les agencements d'atomes des sensations gustatives ou olfactives.
Bibliographie
Notes
[2] Cf. Francis Kaplan, Le paradoxe de la vie, Paris, La Découverte, 1994, pp. 220-221.
[3] Cf. Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen-âge, Paris, ed.Lina Levi, 2003.
[4] Cf. Francis Kaplan, Des singes et des hommes, Paris, Fayard, 2001, pp. 153-168 et 247-253.
[5] Cf. Francis Kaplan, Des singes et des hommes, pp. 278-280.
[6] Albert Einstein, Correspondance avec Michele Besso, Paris, Hermann, 1979, p. 312.
[7] Hermann Weyl, Temps, espace, matière, trad. Gustave Juvet et Robert Leroy, Paris, ed. Albert Blanchard, 1922, p. 189.
[8] Olivier Costa de Beauregard, "Time in Relativity : arguments for a philosophy of Being" in J.T.Frazer ed., The voices of Times,
[9] Roger Penrose, Shadows of the Mind, London, Vintage, 1995, p. 389.
[10] imaginaire parce que, multiplié par lui-même, il donne un nombre négatif (-1), au contraire des nombres réels qui, qu'ils soient positifs
[11] Joseph Louis Lagrange, Théorie des fonctions analytiques, Paris, prairial an V, p.224.
[12] Cf. Georges Lechelas, Etude sur l'espace et le temps, Paris, Alcan, 1896, p. 68.
[13] Henri Bergson, L'évolution créatrice, in Oeuvres, édition du Centenaire, Paris, PUF, 1963, p. 701.
[14] Pierre Simon de Laplace, Introduction à la théorie analytique des probabilités in Oeuvres Complètes, Paris, t. VII, 1886, p.VI.
[16] James Lighthill, "The recently recognised failure of predictability in newtonian dynamics" in Proceedings of the royal Society, London,
[17] Kurt Gödel, "A remark about the relationship betweeen relativity and idéalistic philosophy" in Arthur Schlipp ed., Albert Einstein
[18] Louis de Broglie, Physique et Microphysique, Paris, Albin Michel, 1947, p. 208.
[19] Louis de Broglie, "L'espace et le temps dans la physique quantique" in Revue de Métaphysique et de Morale, avril 1949, p.119.
[20] J.P. Mathieu, A. Kastler et P. Fleury, Dictionnaire de physique, Paris, Masson, 1991, p. 408.
[21] Saint Augustin, Confessions, livre XI, trad. Pierre de Labriolle, Paris, Les Belles-Lettres, 1961, t. II, p. 314.
[24] Maurice Pradines, Traité de Psychologie générale, Paris, PUF, 1948, t. III, p. 87.
[25] Roland Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Paris, Desclée De Brouwer, 1949, t. I, p. 250 et t. II, p. 110.
[26] Jean Piaget, La formation du symbole chez l'enfant, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1968, p. 199.
[28] Albert Einstein, lettre à Ruth Levitova in Oeuvres choisies, présentées par Jacques Merleau-Ponty et Françoise Balibar, Paris,
[30] Saint Thomas, Somme théologique, I, qu. 46, art. 2, trad. Aimon-Marie Roguet, Paris, Cerf, t. I, 1996, p. 485.
[32] Adolf Grünbaum, "The meaning of time" in Milic Capek ed., The concepts of space and time, Dordrecht-Boston, D. Reidel Publishing