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INTRODUCTION

Jean-William DEREYMEZ
Olivier (HL
Gérard SABATIER

Il fut un temps où gouverner signifiait voyager.


Pouvoir, ç'était d'abord se fa ire voir. Que l'on songe à
Philippe IV dit le Be l arpentant son royaume de Bruges
jusqu'à Bayonne, à Charles Quint dont les pre mières années
se passèrent en errances enlre les multiples héritages du prince
fla mand . Avant la sédentari sation versai ll aise. la cour de
France s'adonna à ce nomadi sme po litique. El le le fit avec
profusion mais auss i avec précaution. La prése nce phys ique
du monarque étai t requise en ces temps où la résidence va lait
possession: pour arbi trer les diffé re nds, imposer un po int de
vue, consommer des revenus, réprimer des révoltes, en un
mot pour régner. Et j'on ne sera pas surpris qu'un e anen lion
sc rupuleuse ait en to uré la mise au point des règ les de ce tte
souveraineté déambulatoire. Les " En trées" dans les "bonnes
villes", sy mbole de l'assujettisseme nt à la fig ure du Prince,
appartiennent à ce tte configuration soc iale, celle qu i ren d
l' e mpri se de l'a utorité inséparable d'une ex hi bi tion
souveraine, ce ll e qui pousse l'appareil d'Étal à s'exe rcer de
façon itinérante. D'où l'importance d'un cérémonial poli tique
qui prenait alors la fOlme d'une croisade, sans terme ni retour.

Une souveraineté déambulatoire


_ Avec le développement de l'État monarchique, pu is de
l'Etat-nation, avec surtout l'appa riti on d'une bureauc ratie
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j, W. Dernmez. a. lM. G. Subarier Introdu ctiol! II

profess ionn alisée, l '~ppare il de. domi nation état~que vin t ~e organi sateurs de ce qui fut au dépa rt une journée d'études
fi xer en un point préc Is. Cette naissance de la Capitale. défi me organi sée à l'Institut d'É tu des Polit iq ues de Grenoble e n
tout à la fois comme un ce ntre et comme un surplo mb , octobre 1995 céder à une toute autre in vi tation que celle du
transforma radicaJemenlle visage du voyage de souveraineté. pittoresque.
Ses Fonctions, elles-mêmes, se modifièrent. Pou r Loui s- Partant du constat que le regard ne s'arrê te pas sur ce
Philippe ou Loui s-Napoléon. le cérémonial du déplacement e n qui est inscrit dans l'espace fa mil ier, ils o nt voulu écla ire r un
province visait à établir un con.tac t direct avec le ~londe des type de ritualité poli tique mal conn u et cela non pas en dépi t
notables et le peuple des terroirs. A assure r le tnomphe de mais à cause de son insc ription au plus profond de nos
j'exécuti f su r le législatif au coeur de ~a lutte entre l ~s. "t~t ~s" évidences: la visite officie ll e d u chef d'État. Il a fallu à cet
séparées du pouvoir. A renforcer l'all.e~eance de ~ rt:nphene.s effet revenir sur quelque s Cl priori qui pouvaient être jugés
au nouvel ordre des institutions politiques. Mals, Il y av ail comme ouvrant sur des illusions d'optiques. D'abord, insister
enco re un souverain, un corps et un visage qui vena,ient sur le fait que cette pratique rit uelle ne saurait se présenter
incarner le rég ime politique. Aux début s de la Ille me comme le simple héritage où J'app lication doc i le d'u n modèle
République, e n revanche, la so uveraineté fut pr~clan~ée préalablement consigné. Ici comme ai ll eurs, le présen t ne
ano nyme puisque co llective., L'efface~en.t de la toncllon découle pas mécaniqueme nt de lo intains dispos itifs. comme si
présidentie lle renforça cette d~perso.n~ahsatton en donn~~t le l'instituti on du voyage de souverain eté éta it en que lque sorte
jour à une nouvelle économIe polltlqu~ du voyage d ~tat. annoncée par l'in vent ivi té d'un homme ou d'une équipe. A
Époque incommode .où pour 9uitter l' E.lysée, . il fallait. au défaut d' un commu n point d'origine, on parlera plu s
président de la républtque un p re~exte : so]~ une lI1au ~urau on. vo lontiers d'un faisceau de co mmenceme nts. C'est pourquoi,
soi t une comm émorati on. Amst, de Sadi Carnot feta nt e n au lieu de se demander que l fut l'ancêtre ou le point de départ
juille t 1888, au château de Pé rier-Milord , le cente nai re de d u voyage de souveraineté, les aute urs de cet ouv rage furen t
j'asse mblée de Vizi ll e: il eût dro it aux ho mm ages des plutôt portés à se demande r ce que devrai t e nfermer une
drapeaux aux vents, des mains le~ées et des vivats c~mme auX théorie du déplacement souve rain pour qu'une no tion comme
rastes du train présidentiel mai s parce que sa pr~se n c~ se celle de "voyage" y trouve, au fi l du te mps, une forme de
proclamait au service d'un événement sole nnel qUI venall la co hére nce spéc ifique. C'est dire. e n d',lU tres termes, qu 'il
justifier. , , ' . importait par dessus tout de ne pas séparer la compré hension
Le voyage d'Etat a donc profondément evo lue. Mal S du phénomène de l'époque qui , à partir et e n amon t d u
pourquoi s' intéresser aujourd'hui à celte institution.oubliée ? spectacle. le fait surgir à notre perception.
Que peuvent nous apprendre l'hi stoire et la soci?logle de cette Par ailleurs, dire la vérité du voyage. c'est en dire
mi se en scène politique? A un moment ou le caract,ère plusieurs, contradictoires et changeante s, et les d ire chac une
éphé mère des "déplacements" en province du. chef de l'Etat se lon son mode d'organi sation el se lon la langue qui lui
passe pour l'aveu de leur valeur anecdotique, où I ~ ur convient du fait des lieux et des milieux qui la consacrent. Une
ré putation évoque volonti ers l'e nnui civique ?'un e~e rc l c.e diversité de manières accordée à la diversité des usages qu i
protoco laire, vo ire la facticité d'une théâtralité a~lstoc ral1qu~, il orchestrent la force expressive attribuée et reconnue au voyage
y a là co mme un par.ado~e. Un p~rado.xe et un n sq ue : ~e lu i ~e d'É tat. Comment e n douter: le décor d'un te l cérémonial n'est
verser dans une lu stolre d'antiquaires ou une SOCIO logie pas simple support de sens. Il tire son exemp larité de la
d'érud it s. S'i nté resser à ce cé rémonial, ce fut , en fait. pour les situation qui parle à travers lui: des rapports sociaux qui le
12 1. IV. Dererme:. O. IhI. G. Sabatier Imroduction 13

traversent , des codes politiques qu'il consacre, des présences la foi s psychologique et rég leme nt aire, individue ll e et
qu'il rapproche e l qu'il soume L. C'est ce qui fa it l'éclat de ces normative, est sans doute difficile à conceptualiser. El le re lève
rassemblements, celui que la pre sse gouverneme nt ale, partie. du code de c haque individu comme des ac tes in stüués qu i
prenante de la magie de J'évé nement, va dévide r com me une forgent la maj esté de la fo nction exécutive. C'est cependant à
litanie de triomphes tandi s que l'oppositi on dénon cera une en traquer les formes d'express ion à tra vers la succession des
façade plaq uée sur des réa lités que le voyage avait pour régimes politiques de Loui s X IV à la présidence de De Gaulle,
mission de d issimu ler. e t dans la RFA d'après 1949, que s'est attac hée celte rencontre
scientifique. Enfin , dernier défi: porter l'attention aux
opéralions de mise en scène d u voyage en les reli an t aux se ns
Un rituel de représentation et inté rêts qui y son t inves ti s localement. Il s'agit de
comprendre comment la tradition des voyages des chefs d'État
L'ouvrage est organisé autour de dix con tributions qui. peut affecter des vies singu lières. autori ser l'affirmat ion de
chacune, évoque par un fragment d'histoire la spécifIcité d'une certai~es préte ntions, s igner l'appartenanc e à des entités
ex pé rience. En dépit de le ur hétérogé né ité , ces textes abstra ites (royaume , empire . patrie, répub lique) , disc ipliner
présentent quelques traits commu ns. Sans prétendre être les c~nsen~ements et les inclinations, bref comment e lle peut
ex haustifs, il s veu lent suggérer l'intérêt d'un e e nquê te co~ sutu~r a sa façon un dispositif pédagogique. Ces mises en
approfondie sur ce mode de mise en forme et de représentation sce ne n attenden t pas qu'on le ur accorde une atte ntion
de la majesté politique. A cette fin , ils se proposen t de relever csthé t.ique, ce lle A
que nous avons par exe mple face à un ballet,
troi s défi s distincts. une pièce de th~atre ou une toi le de maît re. Elles se déploient
En premier lieu, saisir dan s l'univers des formes une a u trav~rs ~e signes et de pratiques qui tous expriment des
dimension politique trop souvent assimilée aux seuls contenus rev~nd l ca tlOn s, fixent des c royances, re nfo rcen t de s
des programmes électorau x ou aux débats parlementaire s: habitudes. Pre uve 9~e le pouvoir sy mbolique de ces voyages
celui du fonctionn ement symbolique de l'autorité étatique. Le dépend de la capacHe des constructions imaginaires à produire
voyage est bien sûr une pose acadé mique mais ce ll e-ci, par des eff~ts . En .somm,e, d'un rappo rt de puissan ce transfi guré
so n formalisme même, révèle ce qui const itue l'intimité de la e n representatJOn. C est à en dégager les fondements que se
méc anique du pouvo ir d'État. Ce sont ces poses de la sont auachés les participants de cette table ronde.
gralldeur d'Étal qui ont rete nu ici l'attention au titre d'une Ces que lq~ e s attendu s e xpliq ue nt la chronologie
interrogation sur la construction politique de la souveraineté. retenue ~our cet!e Journée. On y relèvera des manques et des
En second lieu, comprendre la nature de cett e re lation l;.0p ple~ns. MaI S, rappelons que fac e il la per manence de
équivoque qu i noue un homme à un régime. une fi gure à des 1 mstJ~ul1?n des voyages, le prob lème était moin s de garanti r
in slitutions, un visage à une abstr<.!ct ion. C'est là un point quantltauvemem l'étendue d'un corpus - e n meHant bout à
important. L'autorité est habitue lle ment saisie comme une b?u.t des pratiques sélect ionnées sur l'axe des changements de
prestation de l'homme ell posses.'iion d'Élal. Mais n'ex iste- I-il reglme - que d'assurer qualitativement l'obse rvation des
pris e n la matière des styles particuliers. des manières de faire struer.ures mêmes de ce Ue institution. Ca r relie est bi en la
qui s'adossent à l'unité accomplie d'une conception e t d'un e questIOn ce,nrrale privÎ.légiée par cet ouvrage: pourquoi, si la
pratique de la domination institutionnalisée? Celte dimension à Fr~nce ne s est pas toujours montrée prêle à recevoir ses chefs
d'Elat, ces dern iers se sont mo ntrés, e ux , hab iles pour ê tre
14 J . W. Dereymez. 0. 'hl. G. SabaTier

reç us. Hommes d'institution et d'apparat , ils ont accordé une


grande importance à la solennité de leur fo nctio ns, par
l'interpellation du regard, le déploiement des fastes, l'éclat des
costumes, en un mot par le déploiement de s signes d'une
majesté d'Étal qu'ils ont fait fonctionner comme un vérit able
rituel de représentation .

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