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L’échappée Comité de rédaction :

Sophie Bobbé

de l’esquisse Antoine Nastasi, rédacteur en chef

Cathie Silvestre

Jean-Claude Stoloff
Comment ne pas perdre la chose, tation de l’éphémère de la pen-
comment rester au plus près de sée ? Et quand une belle échap- Daniel Zaoui.
ce qu’elle est ? Comment se sou- pée survient, n’est-ce pas alors la
venir de cette proximité avec la preuve que la magie, si elle existe,
fontaine et le mur, comment ne ne saurait être donnée d’emblée ?
pas éloigner l’évocation d’une Nous espérons des textes courts,
tendresse, comment accepter petits, concis, vifs ; un accent en-
la force d’une forme pensée et levé, un ton qui l’emporte. Une sé-
sentie pour la première fois ? quence, un surgissement de pensée
« Oui beaucoup voulurent se dé- qui mène à une rupture et trace une
tacher de ces signes qui avaient voie subite. Un détail qui s’impose,
usurpé des choses. Mais était- se fond ou s’efface. Un éclairage
ce possible, dites-moi ? »1 qui ouvre un regard sur une ombre.
L’esquisse pourrait être ce qui « Où sont ces temps d’autre-
réunit la chose et la pensée de la fois… où il arrivait qu’un poème,
chose ; et qui ne se perd pas dans un mot juste, une idée scientifi-
son explication. La chose ana- que agisse sur la vie d’hommes
lytique, est-il nécessaire de le mûrs avec la force d’impact d’un
rappeler, court après une forme véritable choc émotionnel. »2
qui lui soit fidèle. Une forme qui
1) Y. Bonnefoy, « Une autre époque de l’écriture »,
tienne de l’art et de la théorie. La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993,
Les esquisses ne se nourrissent-el- p. 143.
2) S. Ferenczi, « Ignotus le compréhensif », Psy-
les pas de ce voisinage inattendu chanalyse 3. Œuvres complètes, Paris, Payot, 1974,
entre la sûreté du trait et l’accep- p. 248.

A.N.

page 1
Retours
Retourner, se retourner
Retournement en son contraire, renversement.
Revenir sur ses pas et s’attarder
Faire retour sur soi, se remémorer
Impossible retour ou retour interdit.
Lieu imaginaire suscitant la convoitise ou mouvement désiré pour revenir en arrière.
Recommencer, effacer, répéter.
Retour du thème musical. Retour au texte.
L’inquiétude de l’étrange, Unheimlich.
Retour au pays natal. Exil. Nostalgie d’Ulysse.
Circularité et retour au même, circularité du temps.

Nous avons souhaité nous laisser langage, des formes d’expression. saisie d’un rapport au temps qui
guider par la polyphonie du re- Faire retour signale l’impossible. n’évite ni la nostalgie ni la cruauté,
tour ; accepter, susciter les allées Point de perspective toujours en ni peut-être même les lieux com-
et venues imaginaires entre temps fuite et à ce titre récurrent : les tex- muns que chacun arpente en se-
et lieux, comme entre champs tes qui composent ce numéro 2, cret, timidement, à voix basse.
différents de la connaissance, du dans leur diversité, esquissent la

page 2
Sommaire du numéro 2
Retour Page 4
Anny Dayan Rosenman, maître de conférence en littérature (Université Paris-Diderot)

Le retour en Allemagne d’un sioniste exilé en Palestine.


« Dialogues » entre Arnold Zweig et Sigmund Freud Page 6
Daniel Zaoui, psychanalyste

Un retour porteur d’avenir Page 11


Jean-Claude Stoloff, psychanalyste

L’éternel retour dans la guerre Page 13


Ariel Colonomos, chercheur (CNRS), enseignant à Sciences Po.

Le retour de Vera Page 16


François Mortier, anthropologue

Des processus psychiques mémoriels spécifiques ? Page 18


Jean José Baranes, psychanalyste

Retour d’Ulysse Page 20


Joëlle Picard, psychanalyste

L’espoir du retour Page 23


Monique Selz, psychanalyste

Retours musicaux Page 26


Christian Corre, musicologue, directeur de recherche (Université Paris VIII)

Carrère et les Retours Page 29


Rachel Rosenblum, psychanalyste

Chiasmes Page 34
Patrick Miller, psychanalyste

Un messager obstiné Page 37


Cathie Silvestre, psychanalyste

Et une contribution de Myriam Revault d’Allonnes,


philosophe, professeur des universités à l’École Pratique des Hautes Études. Page 41

page 3
Anny Dayan Rosenmann

Retour plages d’ombre se refermaient sur


son passage. Elle hésitait à chaque
carrefour, et puis un instinct sûr
la guidait vers la droite ou vers la
gauche, et elle se voyait courant
comme au ralenti sur les avenues
bordées de palmiers géants, des
palmiers dont la tête, étrangement
semblait avoir blanchi. Bientôt
elle irait vers la mer. Bientôt elle
pourrait se pencher vers les petites
flaques qui parsèment la grève et
qui reflètent le ciel, s’allonger, les
yeux fermés, bercée par la rumeur
de l’océan, imprimer son corps
Elle avait marqué un temps d’ar- lence de la lumière, et l’exaltation dans le sable spongieux et attendre
rêt sur la passerelle de l’avion. que suscitait en elle ces colonnes la prochaine marée qui la laverait
Elle était restée immobile, les yeux de poussière qui derrière quelques de toute cette tristesse et de tout cet
fermés, tous les sens en alerte. La dérisoires bâtisses, attestaient la oubli.
ville l’accueillait avec d’étranges présence proche du désert. Enfin, Mais d’abord, trouver la maison.
caresses de sable et de vent chaud, se dit-elle, et elle prit place dans Pourquoi n’y avait-il personne
elle se moulait à chaque courbe de la longue file des voyageurs. Il lui dans les rues, aucune ombre pour
son corps, comme une masse brû- semblait pourtant qu’elle ne recon- s’abriter de la lumière devenue si
lante, élastique, faisant renaître en naissait rien, ni les espaces, ni les cruelle, aucun bruit autre que celui
elle des rythmes oubliés. lieux, pas même la langue dont les de ses pas ? Elle savait en même
Ne pas bouger. Laisser cette goutte échos la cernaient. Il n’y eut pas temps qu’il n’y avait plus person-
de temps s’iriser, la laisser faire la de formalités, pas de bagages à ne pour l’accueillir, que la maison
suture entre le moment du départ prendre et elle se retrouva soudain sans doute, n’existait plus, mais
dont la cicatrice n’était déjà pres- dehors, seule, dans une ville ex- elle s’engagea sans hésiter dans
que plus visible et la blessure de traordinairement claire, qui avait la rue qu’elle avait reconnue, qui
ce retour, aiguë, violente comme la présence éblouissante et l’évi- était désormais en pente abrupte.
un spasme. Les trépidations de dence fantomatique d’une photo- La maison se trouvait, à présent, au
l’avion se calmaient tandis que graphie surexposée, avançant avec sommet de la pente, et dès la porte
s’accéléraient celles de son cœur. une impatience qui la faisait pres- passée, dès le premier palier, elle
L’aéroport déployait des espaces que trembler. s’appuya contre le mur, les bras en
arides, comme chauffés à blanc, Elle se mouvait dans une lumière croix, emplie d’un bonheur extra-
et elle se rendait compte, que dans blanche, ou plus précisément les ordinaire, se laissant pénétrer par
la grisaille ouatée de sa vie quo- rues s’éclairaient, s’irradiaient de- la fraîcheur des carrelages, comme
tidienne, elle avait oublié la vio- vant elle, tandis que de grandes dans ses souvenirs. Ensuite elle en-

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leva ses chaussures et elle monta à rale, la langue perdue.
l’étage, se pénétrant de la fraîcheur Mais non, elle était bien chez elle.
de chaque marche, comme si elle À la maison.
dansait. Lorsqu’elle se retourna la grand-
Ce n’était plus une maison mais mère était assise dans un fauteuil.
un immeuble et la porte de l’ap- Elle portait son grand châle de vi-
partement était ouverte. Au fond, site, en soie blanche brodée. Elle
il y avait la chambre de la grand- la regardait en silence, sans l’ac-
mère. Il était inutile de la chercher, cueillir et sans commenter son re-
de l’appeler. Elle n’était pas là. Il tour, comme si elle n’était jamais
fallait l’attendre. Elle l’attendrait. partie, ou jamais revenue.
Elle lui expliquerait pourquoi elle Elle lui tendait un verre de thé, pe-
n’avait pas pu venir à son enterre- tit, doré, à double fond, un de ces
ment, pourquoi elle vivait si loin. verres au-dessus desquels chante
Elle avait eu tant de mal à revenir. le jet de la théière.
La pièce était agitée de pulsations Le verre était plein de sable.
régulières qui faisaient trembler
les objets et vibrer les miroirs. La
clarté qui l’avait suivie, et avait pé-
nétré avec elle dans la pièce, deve-
nait, à nouveau, insoutenable. Elle
ouvrit un tiroir puis essaya de le
refermer. C’était impossible. Des
flots de sable avaient commencé à
en couler. Un sable rouge au-des-
sus duquel s’élevait une buée im-
palpable et que le vent emportait
par la fenêtre. Celle-ci ne donnait
plus sur le jardin, mais sur une mer
étrange et belle, presque rose avec
des franges turquoise, une mer im-
mobile et silencieuse. Elle se dit
qu’elle avait déjà vu ce paysage,
elle s’en souvenait, c’était un ta-
bleau de Chirico. Elle se mouvait
dans un tableau. Elle avait à nou-
veau perdu sa route, alors qu’elle
était venue de si loin pour entendre
la rumeur de l’océan, et le bruit des
palmes dans le vent, et la voix ber-
ceuse de la grand-mère, qui lui di-
sait qu’elle était une gazelle, dans
l’autre langue, si douce et si guttu-
page 5
Daniel Zaoui

Le retour en Allemagne d’un C’est naturellement difficile à croi-


re après vingt ans de sionisme…
Mais Dita et moi sommes aussi

sioniste exilé en Palestine. peu émigrants ici que dans le midi


de la France ». Mais dans d’autres
passages de ces lettres, Zweig don-
ne l’impression que c’est en Pro-
« Dialogues » entre Arnold Zweig vence qu’il aurait préféré émigrer
1 et notamment à Sanary. Et il insiste
et Sigmund Freud . encore sur sa condition d’émigrant
dans son journal le 31 décembre
1933 : « En Palestine : en terre
étrangère »4. Peu de temps après
son arrivée, il écrit à Freud : « J’ai
entrepris ce soir de tenir une confé-
Le père d’Arnold Zweig, Adolf, me ni illusion : « Je n’attends plus rence » qui a pour titre : « Les
avait été contraint par l’antisé- rien du “pays de nos pères”. Je n’ai conséquences psychiques du déra-
mitisme à changer de métier et à plus aucune illusion sioniste. Je cinement » et un peu plus tard une
quitter son village natal. Ce « pay-considère la nécessité de vivre ici autre conférence sur : « Émigration
san Allemand » selon son fils2, parmi des juifs sans enthousiasme, et névrose » C’est dire son enthou-
était alors devenu militant sionistesans embellissements et même sans siasme !
jusqu’à la fin de sa vie. Arnold sonraillerie […] Je suis reconnaissant Et Zweig, le sioniste déraciné,
fils, patriote militariste pendant la
pour la ruse de l’idée qui nous lia poursuit : « je me révolte contre
guerre de 1914, était ensuite de- à cette conception curieuse quand toute l’existence ici en Palestine.
venu pacifiste et socialiste, ce dont
nous étions jeunes gens et nous Je ne me sens pas à ma place… je
témoigneront ses livres : « le Cas contraignit à venir ici dans l’inté- n’ai aucun rapport avec la nationa-
du sergent Grischa » et « Éduca- rêt de nos enfants et de nos jeunes lité juive. Je suis Juif, Dieu oui ».
tion devant Verdun »3. Il avait aussi
amis et encore : Ce n’est pas que Il veut dire sans doute juif, plus
repris l’idéal sioniste paternel quije sois personnellement déçu car sioniste ! mais toujours allemand,
le conduisit à émigrer en Palestine nous sommes très bien ici. Mais comme il écrivait : « Je fais mes
lorsque, en 1933, il sentit que sa tout était mensonge de ce qui nous fouilles sur la guerre comme un al-
vie était menacée dans l’Allema- amena ici ». Ruse et mensonge se lemand autant que comme Juif…
gne nazie. trouveraient au cœur de l’idéal sio- Comme étranger pourchassé5 on ne
niste de Zweig… saurait mieux faire que d’aller loin
Mais, curieusement, Zweig partit « Je constate sans affect que je des régions de langue allemande,
alors en Palestine sans enthousias- n’appartiens pas à ce pays-ci… ici par conséquent où l’on6 se dé-

1) Extraits de Sigmund Freud, Arnold Zweig, la Correspondance, 1927-1939, Paris, Gallimard, 1 973.
2) Les citations tirées des lettres sont entre guillemets.
3) Publiés respectivement en 1927 et en 1933.
4) cité par S. Friedlander : L’Allemagne nazie et les juifs, Paris, Seuil, 1997 : 76.
5) Pour Zweig, allemand par toutes ses fibres, être étranger en Allemagne est inconcevable ! page 6
barrasse du préjugé national juif désert, un peu écossais (!), situé sans l’analyse je n’aurais jamais
comme un chien se débarrasse de entre la baie et la pleine mer » ou trouvé l’accès à mes forces de pro-
ses puces quand il va dans l’eau7… encore : « le paysage qui nous en- duction les plus propres ». Et quel-
Mais est-ce que j’appartiens com- toure nous plaît autant que celui de ques années plus tard, de Berlin
me citoyen à ceux qui m’ignorent la Provence ou de la forêt de Vien- également, il écrit à Freud :
depuis De Vriendt »8. ne ». Et un peu plus tard : « main- « J’ai repris mon analyse pour la
tenant il pleut chez nous avec une mener à bonne fin… cela avance
Malgré la souffrance qu’il éprouve violence sauvage, les flots battent merveilleusement… et derrière les
à s’adapter à la vie en Palestine, la montagne comme chez R.L. Ste- heures singulières apparaît com-
il lui arrive quelquefois d’être un venson ». me une puissante statue voilée,
peu moins pessimiste ; mais ces votre figure et votre visage, celui
notations sont rares et elles son- On peut se demander ce qui a pu de ce vieux Juif qui n’a pas craint
nent comme celles d’un étranger en entraîner la perte d’illusion sur le les refoulements d’une époque de
visite : « Je suis sûr que cela aussi sionisme dont Zweig fait état et l’humanité ». Peu de temps après
va se normaliser, que nous aurons ce, en sachant que la Correspon- son arrivée en Palestine, il va en-
de bons sentiments d’attachement dance , dans la mesure où elle core reprendre une analyse. On
pour le pays et les gens, et que nous est incomplète9, ne nous donne peut observer alors l’accentuation
apprécierons avec reconnaissance aucune indication sur ce point. On de l’idéalisation de Freud : « Cher
la quantité de gens fins et aima- peut risquer une hypothèse : Zweig père Freud, je vais retourner en
bles que nous avons ici » ou bien avait entrepris une analyse à Berlin analyse… il y a ici le Dr S. et je
encore : « il reste assez d’éléments et on peut supposer que l’un des ef- commence demain… au fond je
positifs humains, pour que la vie fets de cette analyse avait entraîné suis continuellement en contact
nous paraisse ici satisfaisante ». une désidéalisation de certains des avec vous, chaque heure d’analyse
Est-ce que les « éléments positifs idéaux paternels et parmi ceux-ci, y pourvoit… J’étais trop stupide
humains » sont ceux qui ne sont l’idéal sioniste. Est-ce que, pour et timide pour vous demander de
plus sionistes ? Zweig, le sionisme avait alors pris faire mon inventaire (sic) analyti-
Ces lettres à Freud reflètent un dé- la signification d’une sorte de ma- que… Si j’étais resté à Vienne… ».
sespoir qui s’apparente plus à un ladie infantile : ainsi ce qu’il écrit Et à propos de leur correspondan-
exil qu’au retour d’un sioniste dans de la « ruse de l’idée et du menson- ce : « Vous lisez d’ailleurs entre les
une Palestine, terre promise, où il se ge » cités plus haut ? Est-ce que ce lignes et même à l’intérieur de la
sent étranger. Par contre, s’il est un fils de paysan allemand était passé feuille de papier » ou encore : « de-
chose que Zweig aime sans restric- dans son analyse de l’idéal de la puis de nombreux jours, je pense
tion en Palestine, ce sont les paysa- terre promise à l’idéalisation du continuellement à vous, j’ai même
ges et la nature, mais cela surtout « père Freud » ? En 1927, il avait rêvé de vous… l’amnésie des rê-
dans la mesure où ils lui rappellent dédicacé à Freud son ouvrage Ca- ves de ma jeunesse ne veut pas cé-
l’Europe : « Le Carmel est en ce liban : « Je ne sais pas si je vous ai der… Votre génie et l’excellent Dr
moment un paysage grandiose et déjà écrit à propos de Caliban que S. sauront y faire une brèche ». On

6) Le « on » représente Zweig ; d’autres émigrants qu’il connaissait, tel Eitigon, ne se sont pas « débarrassés de leur préjugé national juif ».
7) À cette même époque, on sait que « dans les régions de langue allemande », on parlait de la vermine sioniste…
8) L’ouvrage de Zweig, le retour de De Vriendt fut publié à Berlin en 1932. C’est l’histoire de l’assassinat, à Jérusalem, par un « sioniste radical »
dixit Zweig, de l’écrivain juif hollandais homosexuel, J. de Haan.
9) Incomplète car les deux Ernest, le fils de Freud et celui de Zweig, ont « choisi » les lettres à publier ou non pour la « Correspondance ».
10) Zweig attend les épreuves de son livre le Bilan du Judaïsme allemand de l’année 1933  page 7
peut penser que, pour Zweig, c’est Zweig que son analyse n’aura pas un homme de culture pour s’inté-
surtout le génie de Freud qui pour- de fin ? grer en Palestine. L’histoire n’a pas
rait y « faire une brèche » et enfin : fourni au peuple juif l’occasion de
« j’ai parlé de vous dans mon livre De son côté, Freud est surpris par développer un état et une société…
le Bilan dans presque trop d’en- la facilité de leurs échanges épis- En Palestine, vous avez au moins
droits… On sentira qu’elles10 sont tolaires : « Je vous écris volontiers la sécurité personnelle et vos droits
un faible résumé de l’admiration, et facilement et remarque que je de l’homme. Et où iriez-vous ? En
de la reconnaissance et de l’amour vous écris beaucoup de choses que Amérique, il vous faudrait en plus
que je - et pas seulement moi - vous j’aurais retenues en m’adressant à renoncer à votre langue qui n’est
porte… ». d’autres ». Cette correspondance pas un vêtement mais votre propre
Un enfant qui voudrait être unique concerne leurs travaux personnels peau [on peut imaginer qu’il en va
pour le « père Freud » ? Reconnais- en cours : ils s’adressent leurs der- de même pour Freud] Je pense que
sance et amour qui vont le pousser niers ouvrages12, se parlent de leurs vraiment, vous devriez rester où
à vouloir intriguer pour que Freud soucis de santé respectifs, de leurs vous êtes ».
reçoive le prix Nobel ; et Freud lui relations communes : ainsi d’Eiti-
répond de « ne pas se laisser tour- gon, de Thomas Mann. Freud parle Et Freud de rêver l’Angleterre
ner la tête par la chimère Nobel ». librement à Zweig de leur apparte- comme il le fait dans le Moïse de
nance juive : « Je suis désireux de la même époque13 : « La Palestine
On voit ainsi comment l’exil en le lire (le Bilan) maintenant que je fait au moins partie de l’empire
Palestine, est aussi synonyme, sais que vous êtes guéri de votre britannique, ce n’est pas à négli-
pour Zweig, de l’absence du « père amour malheureux envers la pré- ger » ce à quoi Zweig réplique :
Freud » avec qui il aurait souhaité tendue patrie… Une telle exalta- « Je suis ‘subject of Palestine’14 et
faire son analyse. tion ne vaut rien pour nous autres » il le faut bien… oui, les Anglais…
Freud : « Votre exposé de la maniè- (nous autres, les juifs déracinés ?) notez, qu’individuellement ils sont
re dont les circonstances en Terre Et dans une lettre de février 1934 : charmants… » Réserve de Zweig,
sainte soutiennent les résistances « Vous avez raison de penser que l’ancien militaire, patriote de la
à l’analyse est très impressionnant  nous voulons rester ici dans la grande guerre ?
[et plus loin]  Quand l’analyse n’a soumission. Et où irais-je dans De même, en 1939, l’opinion de
pas pu lever l’amnésie infantile, ma dépendance et ma détresse ? Freud à propos de l’Angleterre
elle n’a naturellement pas montré Et l’étranger est partout si inhos- devient plus circonspecte, il écrit :
son pouvoir dernier. Ce n’est pas pitalier ». Il continue à propos de « L’Angleterre est certes mieux à
la faute de l’analyste… Une vraie Zweig : « Je comprends que vous beaucoup de points de vue mais
analyse11 est un lent processus… vouliez quitter la Palestine, non ici on s’adapte très difficilement.
Pourtant, les analyses partielles et seulement coupé de vos sources de L’Amérique me semble un anti-
superficielles, comme cela se pro- revenus mais aussi isolé dans une paradis, mais elle a tant d’espace
duit dans votre cas, sont aussi fruc- atmosphère nationaliste. Ce n’est et de possibilités, et à la fin on est
tueuses et bienfaisantes. » Est-ce la pas la première fois que j’entends intégré… Einstein a dit récemment
« statue voilée » qui répond alors à parler des difficultés éprouvées par à un visiteur que l’Amérique lui est

11) Au passage, Freud égratigne les « charlatans comme Otto Rank qui affirment pouvoir guérir une grave névrose obsessionnelle en quatre mois ! ».
12) Ainsi par exemple, les Nouvelles Conférences, Malaise dans la culture, les ébauches du « roman historique » sur Moïse pour Freud ; le cas du sergent Grisha,
Éducation devant Verdun, le retour de De Vriendt pour Zweig.
13) « Le Britannique compte que son Government enverra un navire de guerre si l’on touche à un seul de ses cheveux », L’homme Moïse et la religion monothéiste,
Paris, Gallimard, 1986 : 211.
14) La Palestine était sous mandat britannique depuis 1922. page 8
apparue au début comme la carica- qu’à la condition de n’être lu qu’en Mais ce nomade a besoin d’un
ture d’un pays mais maintenant il allemand, sa langue maternelle - point fixe qu’il puisse retrouver
s’y sent très à l’aise. » ou paternelle ? -, au risque sinon après chaque départ : « L’inconnu
de disparaître. « Mais qu’est-ce ne ferait pas peur, si je pouvais
Dans l’échange de correspondance que je fais ici maintenant ? ». Il ne laisser ici une maison perma-
entre les deux hommes, on s’aper- manque pas de rappeler qu’il est nente dans laquelle le retour irait
çoit que l’élément le plus impor- européen : « Hier je suis arrivé à de soi… Et sinon, où aller ? C’est
tant mis en avant - et qui revient le Marseille et m’annonce, rayonnant presque pareil, où qu’on soit, si
plus souvent - dans les difficultés de joie, comme Européen… ». l’on n’est pas chez soi ». Chez soi,
d’intégration de Zweig en Pales- L’Allemagne, centre de l’Europe, pour Zweig, la maison permanente
tine, porte sur son impossibilité à est chevillée au corps de Zweig, dans laquelle le retour irait de soi,
renoncer à la langue allemande, alors qu’Einstein, qui a émigré en ce ne peut être que la terre natale,
qui, comme le lui a écrit Freud, Amérique, s’y est adapté sans les une Allemagne idéalisée ? En effet,
constitue sa « peau et non le vête- états d’âme de son compatriote : il écrit à Freud : « Nous avons notre
ment » : « Il y a quinze jours, j’ai « Où dois-je m’installer avec l’at- germanité en commun si ce n’est
fait ici, avec les travailleurs de tente de quelque durée ? En Améri- que c’est une germanité passée, à
gauche, une grande manifestation que me dit mon entendement. Mais ce qu’il me semble ». On peut pen-
anti-guerre et ceux-ci ont cherché mon cœur ne veut pas aller si loin. ser que cette germanité ressemble
à maintenir la fiction nationaliste Il me console avec le visage de à un roman des origines.
selon laquelle on ne m’aurait pas caméléon des espérances, disant Freud, par contre, n’y croit plus :
compris si je parlais allemand et que l’Allemagne sera de nouveau « Nous venons tous deux de là-bas
ils ont fait traduire mon discours ouverte dans quelques années ». encore que l’un de nous se croie
en Ivrith - comme si les 2 500 par- aussi allemand, l’autre pas ». Là-
ticipants ne parlaient pas Yiddich Zweig rappelle le « nomadisme bas, pour Freud, dans cette lettre,
chez eux… Je suis maintenant de- involontaire » de son enfance : de façon étonnante, ce serait la
puis presque deux ans ici et… les « de Glogau à Kattowitz, comme Palestine - et plus loin, il ajoute :
gens réclament leur hébreu et je ne enfant ; après la guerre de Ber- « Nous ne voulions pas le croire
peux leur en fournir. Mais, où vivre lin à Starnberg, puis de nouveau à l’époque, mais c’était vrai, ce
sinon ici ? Je suis un écrivain alle- à Berlin et d’Eichkamp à Haifa que les autres racontaient des Bo-
mand et un Européen allemand… par Sanary ». Et l’on voit en effet ches ». Les Boches et non plus les
Des conditions minables, encore le « nomade » Zweig quitter son Allemands.
amoindries par le nationalisme exil palestinien, passer de Zurich à
hébreu des Hébreux qui n’autori- Amsterdam, à Paris puis à Trieste Zweig : « Mon passeport est échu
sent officiellement l’impression15 entre août et octobre 1937. Sans en avril. Je ne peux pas en de-
d’aucune autre langue. C’est pour- compter les voyages en Europe mander le renouvellement au III°
quoi je dois mener ici une existen- nombreux depuis 1933. « Moi en Reich. Je ne voudrais pas rompre
ce traduite ». tout cas, je suis arrivé ici (à Haïfa) volontairement mon lien avec le
profondément rafraîchi par le long peuple allemand… Je peux avoir
L’existence ne se conçoit pour lui séjour londonien, par vous et vos le passeport palestinien dans quel-
que comme écrivain allemand et entretiens »16. ques semaines… Combien de

15) En Palestine, les immigrés d’Europe centrale s’interdisaient souvent de parler entre eux une langue autre que l’hébreu. N’en va-t-il pas de même
pour Zweig et l’allemand ?
16) Freud était réfugié à Londres depuis quelques mois.
page 9
temps l’Allemagne sera-t-elle en-
core brune ? »

Ce lien avec le peuple allemand,


Zweig ne le rompra pas puisque
- est-ce un hasard si, en 1948 pré-
cisément, l’année de la création de
l’état d’Israël, c’est-à-dire, pour
Zweig, la possibilité d’obtenir non
plus un passeport britannique mais
un passeport israélien - il accepte
de faire une conférence à Berlin
Est, va y recevoir le prix Lénine,
et signe ainsi son retour sur la terre
allemande : est-ce « un retour qui
irait de soi » comme il le demandait
à Freud ? Ce n’est pas sûr. Il restera
en Allemagne de l’Est jusqu’à sa
mort, en 1968, comme chantre du
socialisme tout d’abord, une ma-
nière de faire retour à son socialis-
me d’antan mais progressivement,
il se fera plus discret. Peut-être ce
retour sur sa terre natale aura-t-il
aussi pris pour lui un certain goût
d’exil.

page 10
Jean-Claude Stoloff

Un retour La terre sainte n’existe pas, et re-


courir à cette notion comme par-
fois s’y laissent malheureusement

porteur d’avenir entraîner certains cercles ultra-or-


thodoxes juifs, dans le sillage des
intégrismes des deux autres re-
ligions monothéistes, ce n’est ni
plus ni moins que de renouer avec
une idolâtrie de la terre.
« Souviens-toi de ton futur ! » De même dans la cure analytique
la fonction du transfert est de per-
Rabbi Nahman de Braslav mettre que la voie régrédiente vers
le passé, plutôt que de s’embourber
dans des chemins sans issue, soit
mobilisée en promesse d’un futur.
1 932. La montée de nazisme se losophes du siècle à se compro- L’un de mes patients me raconte
fait de plus en plus pressante. Tout mettre avec le régime national-so- comment, arraché à son pays natal
en reconnaissant sa dette envers cialiste, Lévinas oppose une autre à l’âge de onze ans, il lui fallut at-
Martin Heidegger, Emmanuel démarche, spécifique au judaïsme : tendre près de trente années pour
Lévinas s’oriente de plus en plus non pas le retour à la terre natale réaliser que, devenu adulte, il lui
vers une mise en cause de son mais à une terre promise, montée était enfin possible d’y retourner.
ontologie. « Être ou ne pas être, vers un idéal et la réalisation d’un Il suffisait pour cela de se rendre
est-ce la question ? »1 N’est-ce projet éthique. dans une agence de voyage et d’y
pas plutôt l’éthique orientée par Quel contresens donc, que d’inter- acheter un billet d’avion. Arrivé
le souci d’Autrui qui constitue la préter le retour à Sion comme la re- sur les lieux, attaqué par une vive
philosophie première ? « Au my- conquête d’une terre appartenant au angoisse, il ne put cependant y res-
the d’Ulysse retournant à Ithaque, peuple juif de toute éternité, et non ter bien longtemps, ce qui l’obli-
nous voudrions opposer l’histoire ainsi que l’avaient conçu les pères gea à poursuivre son périple dans
d’Abraham quittant à jamais sa fondateurs du sionisme, comme un les pays voisins. Ce n’est que quel-
patrie pour une terre encore incon- projet avant tout politique, destiné ques années plus tard, renouvelant
nue et interdisant à son serviteur de à construire pour les juifs dispersés l’expérience mais en étant cette
ramener même son fils à son point et exposés à l’antisémitisme, une fois accompagné, qu’une vérita-
de départ. »2 À la philosophie de société démocratique et moderne, ble intégration de la retrouvaille
Heidegger incapable de se prému- porteuse de valeurs morales. du passé devint possible. Un des-
nir contre les sirènes du retour à « Dans la Bible il n’est point de tinataire, un autre était là présent,
la race, au sol et au Volk, au point chose ou de lieu qui soient saints auquel il était devenu enfin pos-
d’amener l’un des plus grands phi- en eux-mêmes »3. sible de raconter ce que ces lieux

1) E. Lévinas, Éthique comme philosophie première, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1998 : 107.
2) E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1982 : 191.
3) A. Heschel, Les Bâtisseurs du temps, Paris, Éditions de Minuit, 1957 : 182. page 11
représentaient pour lui. dernier ne constituant en fait qu’un
Au cours du premier voyage, le moyen de conquérir un territoire, le
retour au pays natal c’était donc ça, qui avait toujours échappé à la
comme abîmé dans un agrippe- juridiction du moi. Cette conquête
ment, angoissant et nostalgique, à rend possible qu’à partir d’un re-
un lieu, alors que ce qui était visé tour vers le passé du « nouveau »
par cette démarche de retour était puisse advenir, échappant ainsi au
bien autre chose : retrouver au tra- ressassement et à la répétition cy-
vers de ces lieux, non seulement un clique. À partir de l’intégration du
passé infantile, mais aussi et sur- fond pulsionnel de l’être, une flui-
tout le moi infantile démuni, dont dité nouvelle du temps et du sujet
le sujet s’était trouvé brutalement passant par la mise en place de
et passivement séparé lors de ses projets identificatoires, deviennent
onze ans, sans rien pouvoir faire alors possibles, alors qu’a contra-
pour s’y opposer. rio la pulsion nostalgique, contrai-
Au cours du deuxième voyage, tel gnant à retourner vers du même,
l’analyste accompagnant l’analy- rend impossible cette projection
sant dans son périple analytique, la vers un futur.
personne à laquelle il avait décidé Freud écrira d’ailleurs quelques
de lier son avenir lui avait permis années plus tard que l’une des fi-
d’établir enfin un lien entre son nalités essentielles de l’analyse
passé et son futur. réside dans le domptage de la pul-
Tout en élaborant sa première to- sion. C’est la définition même de
pique Freud poursuit l’espoir, qui la sublimation, conçue comme
se révélera par la suite illusoire, travail de transformation de l’ins-
d’une restitutio ad integrum de la tinct. C’est bien ce qui fait de la
mémoire infantile permettant de psychanalyse « un travail culturel,
retrouver le tableau complet des à peu près comme l’assèchement
années oubliées. C’était faire fi de du Zuyderzee. »5
cette partie de notre psychisme, « Lekh lekha : va pour toi » (Gn
le ça, qui par définition échappe 12-1) l’injonction faite à Abraham
à la remémoration. À partir de la ne vaut-elle pas aussi pour le sujet
deuxième topique la finalité de la en analyse ?
psychanalyse se modifie et Freud
la résume ainsi : « Là où était du
ça, du moi doit advenir »4. Insis-
tons sur l’a(d)venir. Contrairement
à ce qui a pu être véhiculé par une
certaine vulgate, le but du traite-
ment analytique ne se résume donc
pas à la retrouvaille du souvenir, ce

4) S. Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », OCF, XIX, Paris, PUF, 1995 : 163.
5) Ibidem. page 12
Ariel Colonomos

L’éternel retour finalement en dit long sur le destin


des générations et sur les liens en-
tre la vie et la mort.

dans la guerre Elle est un des rares phénomènes


que chaque discipline des humani-
tés se sent autorisée à s’approprier.
« Nous nous souvenons du vieil adage : si vis pacem, para bel- Freud en parle : Alexandre aurait
lum. Si tu veux maintenir la paix, arme pour la guerre. Il serait
rêvé d’un « Satyre » lors d’une
d’actualité de le modifier : si vis vitam, para mortem. Si tu veux
de ses campagnes, la conquête
endurer la vie, organise-toi en vue de la mort. »
Sigmund Freud1
de « Tyr » précisément2. Il y a là
quelque chose de véritablement
plaisant dans cette trace de l’inci-
tation au combat ; à compter qu’ils
aient des patients aussi augustes
L’histoire est pavée de bonnes et elle est à des degrés divers le pro- les analystes d’aujourd’hui en fe-
mauvaises intentions. Au registre longement. Dans son récit, la guer- raient prestement leur affaire. Il
des mauvaises la guerre est une de re devient annoncée, l’inimitié en- peut certes paraître surprenant que
ses récurrences les plus marquan- tre les parties est légendaire, seul les confidents auxquels le Macé-
tes, pour des sociétés prises isolé- le conflit armé pourrait servir de donien s’adressa lui indiquèrent
ment comme pour les plus larges catharsis. La guerre est expliquée le sens politique du fruit de ses
ensembles qui les englobent, les dans l’après-coup, elle suivrait les pensées nocturnes : il « fallait »
blocs. La guerre est une vieille his- lois de l’équilibre de puissance et redoubler d’effort pour assiéger
toire qui toujours fait retour. Elle de la maximisation de la force, si cette ville à la consonance si pro-
est un « fait total », où se cristal- on ne bombe pas le torse l’autre en che de la figure fantasmée et rêvée,
lisent les particularités tant indivi- profite pour vous abattre, ne pas elle « devait » être sienne. Si tel
duelles que collectives. La guerre baisser la garde, d’où l’obsession était en effet son désir, a priori et
c’est la réalisation du conflit, le de la dissuasion. Elle est la répé- simplement (tout du moins suivant
passage à l’acte de l’agressivité. tition d’une règle qui traque dans une interprétation contemporaine
Ironie de l’histoire, la répétition leur régularité les rapports violents à peine orthodoxe) aurait-il mieux
dans la guerre c’est aussi sa dé- entre les peuples. Dans le discours valu cerner la compréhension des
négation ; le « plus jamais ça », la des belligérants, il est aussi ques- causes d’une telle audace, sans tout
même scansion dans l’après-coup. tion du retour d’un instinct qui de suite en inférer une obligation.
Passé le premier temps de l’offus- prend sa source dans la croyance
cation des belles âmes et des naïfs, en une destinée manifeste, une pré- À l’époque, les interprètes des rê-
la guerre ne surprend pas ou peu, destination qui pour être validée ves sont des oracles, le rêve est
elle est ancrée dans un passé dont nécessite la conquête. La guerre l’indication d’un grand dessein, il

1) Sigmund Freud, « Thoughts for the Times on War and Death » (1 915), Volume XIV The Standard Edition of the Complete Psychological Works
of Sigmund Freud, London, the Hogarth Press, 1953 : 300.
2) Sigmund Freud, « The Interpretation of Dreams » (1 900), Volume IV The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund
Freud, London, the Hogarth Press, 1953 : 99 (note 1). page 13
est prémonitoire. L’oracle est la ture, ceux d’aujourd’hui prennent il ne ferait que travestir la pulsion
marque accomplie de la répétition une forme moins pittoresque et agressive, en somme simple men-
puisqu’il est l’avant-première de fantasmatique, plus incarnée dans songe. Et pourtant les imaginaires
l’ouverture de la grande tragédie et une humanité presque aussi étran- de guerre sont aussi des rêves de
aussi de la réalisation de tous les gement inquiétante. La figure de grandeur de bienfaisance, là aussi
possibles. L’oracle parle de des- l’ennemi originel fait retour dans ils sont la partition d’une histoire
tin et du retour du même, il est la ses formes dérivées. qui toujours se répète. Des rêves
voix d’une partition bien réglée qui parfois sont réalité. On peut
qui pose le sort des humains face S’il en était besoin, ce récit anti- tuer pour sauver, on peut aussi
aux dieux. L’oracle sert d’inter- que rappelle que la guerre est tout tuer sans savoir que l’histoire vous
médiaire entre ces deux espèces autant affaire de grandeur, d’hubrys donnera raison. Comme si la vie
et s’assure d’insuffler le vent de que de peur : on combat celui à qui se nourrissait de la mort qui est
la tragédie dans une existence qui l’on attribue des pouvoirs fantas- l’engrais du désir dans la dialecti-
n’a de sens que dans la traversée matiques, on défie celui que l’on que des générations. C’est là où la
des grands bouleversements pour désire. Dans le cas de Tyr, Alexan- guerre et le conflit sont des voies
arriver à la grande santé, prélude dre fut victorieux. Il ne connut plus d’aiguillage de nos existences ; ils
à un désordre successif. Une vraie tard ses limites que dans une mort sont la cadence répétée d’un face à
vision dionysiaque, sans que pour trop tôt advenue. Quoi qu’il en soit, face entre les générations dans une
autant elle n’éclipse la vie. c’est un trait que le Freud politique histoire tragique, là où « dans les
ne peut que dénoncer, un chemin révolutions les fils tuent leurs pè-
Pourquoi chasser le Satyre ? La dangereux de l’inconscient qui lui res et où dans les guerres ce sont
prévalence du fantasme d’une al- fait dire qu’un de ses aspects est les pères qui envoient leurs fils au
térité ennemie est un des trépieds le « mal en nous ». Aussi dans le trépas ». Pour le meilleur et pour
de l’aventure belliqueuse. Le rêve cas de l’invention des diables, une le pire. Le vrai éternel retour dans
d’Alexandre renseigne plus que bien préoccupante paranoïa. la guerre.
de prime abord il n’y paraît sur
une des caractéristiques des guer- Le héros vit dans ce « déjà-vu » de
res d’aujourd’hui, notamment les l’inimitié fantasmée comme de la L’annonce de Freud dans sa lettre
guerres préventives et les actions réalisation de la grandeur de soi, sur ses considérations sur la mort -
de force motivées par les dangers il est visionnaire et a des appari- « si vis vitam para mortem » - est à
du terrorisme. Certains le font va- tions. Est-il de ce fait l’interprète ce titre à la fois énigmatique et lu-
loir et ils sont partiellement avisés d’un destin en surplomb ? En par- mineuse, sibylline presque et donc
dans leur constat (pas nécessaire- tie oui, d’où le rôle des oracles qui oraculaire. Chez un auteur qui, en
ment dans les conclusions qu’ils viennent lui souffler son histoire. s’adressant à Einstein, à la guerre
en tirent), l’usage de la force est Un versant de cette grandeur, c’est disait n’y connaître pas grand-
aujourd’hui justifié, parfois excusé aussi le désir de faire le bien de la chose (énième manifestation de
et, semblerait-il, suscité par la dé- part d’un guerrier qu’il faut davan- sa « vantardise au rabais »4), cette
nonciation du danger des « diables tage prendre au sérieux qu’on ne paraphrase intuitive fait penser ou
du jour »3. Le Satan d’Alexandre a le fait. La lecture ordinaire de ce plutôt laisse songeur. Que nous
le mérite d’être plus vrai que na- message est de le stigmatiser car dit-elle ontologiquement et politi-

3) Et l’exagération de leur pouvoir de nuisance. John Mueller, « Terrorism and the Dynamics of Threat Exaggeration », American Political Science
Association, Washington, August 2005 : 23.
4) C’est l’expression utilisée par Freud dans une lettre adressée à Marie Bonaparte en 1933. Sigmund Freud, Ernest Jones, Correspondance complète
(1908-1939), Paris, PUF, 1998 : 817-8. page 14
quement ? Plutôt, comment com-
prendre si vis pacem para bellum à
la lumière de sa paraphrase ? Dans
une cérémonie ordonnée et intros-
pective parfois joyeuse et souvent
industrieuse, la paix est la prépa-
ration voilée à la mort d’un col-
lectif dont les membres devraient
être conscients de leur finitude et
de leur agressivité les uns vis-à-vis
des autres qui n’est que la dérivée
des conflits entre les générations
qui les minent. Le vivre ensem-
ble serait une coexistence sur la
brèche, vivace et intense, dans la
connaissance de la finitude qui ne
tient pas uniquement de la nature
biologique mais également du dé-
sir. Il nous embarque dans une des-
tinée, se joue sur un mode tragique,
on voudrait le modérer raisonna-
blement sans le brider. Dans ce
jeu des temporalités entre le futur
dans la préparation de la mort et le
présent de l’exigence du primum
vivere, c’est ensuite question de
dosage et d’intuition, bref de sou-
plesse dans les allers et retours.

page 15
François Mortier

Le retour de Vera gues années. Alors les Salemitains


s’éparpillent sur tout le territoire
de la commune. Certains choisis-
sent d’émigrer. Une énième vague
d’émigration. Se sacrifier pour le
bien commun est dans l’ordre des
choses.

Mastro Bartolo est de ceux-là. Ma-


réchal-ferrant, forgeron, 65 ans
passés, connu et respecté de tous
jusque dans les villages voisins,
il dirige l’une des confréries qui,
chaque année, pour la fête de l’Im-
maculée Conception, se partagent
Le visage couvert de savon à - « Et qui le connaît ici ? » l’honneur de porter en procession
barbe, Mastro Bartolo se rue à tra- - « Mastro Bartolo vous dites ? une pesante effigie de la Vierge à
vers la porte disloquée de l’échop- Ah… Alors tout va bien ». travers les rues du vieux centre en
pe. Quelques dizaines de mètres le partie abandonné. Avec son épou-
séparent de la maison familiale. La Salemi. Une bourgade à 80 km de se Maria, 64 ans, couturière, et sa
ruelle est obstruée par les gravats Palerme, perchée sur une colline fille Vera, 37 ans, assistante mater-
mais le voilà déjà devant l’entrée : d’où l’on domine toute la région : nelle, il vient d’emménager dans
en haut de l’escalier en partie ef- vers l’ouest et le sud, vignes et une maison standard du nouveau
fondré, Vera, tétanisée, les yeux champs d’oliviers à perte de vue centre, au pied de la colline. Marié
fixés dans l’espace béant ouvert descendent doucement jusqu’à la depuis 4 ans, Francesco, 31 ans,
par la secousse. côte. Vers l’est, une vaste vallée au visiteur médical, habite à quelques
pied d’une barrière montagneuse. mètres de là.
Janvier 1968. Un violent tremble- Salemi a gardé de son passé mé-
ment de terre ravage la Sicile occi- diéval un aspect singulier. Le vieux La main accompagne le souvenir
dentale, détruisant une trentaine de centre, d’où émerge en ruine la tour d’un geste saccadé de bas en haut :
communes. Vingt ans plus tard, un d’un château arabo-normand, est - « D’abord une sorte de hurlement,
étranger séjourne longuement dans un dédale de ruelles étroites dis- on ne savait pas d’où ça venait. Et
l’une d’entre elles. posées autour d’une rue principale tout d’un coup… ». Maria ne va ja-
formant une boucle. Vu de la val- mais plus loin que quelques bribes
- « Ah un Français… » lée, on dirait une tortue. Protection maintes fois entendues ailleurs.
- « Et qu’est-ce qu’il vient faire idéale contre les envahisseurs. - « Mais pour l’amour de Dieu, je
ici ? » Du jour au lendemain, le « centre ne sais pas quoi te dire de plus…
- « Un anthropologue ! Vraiment ? historique » devient impraticable. Demande plutôt à Mastro Bartolo.
Mais on n’est pas des bêtes ! » La reconstruction prend de lon- Ou à Francesco. »

page 16
Au moins, Vera évite les lieux com- si le Duce… paix à son âme… Le dis, il faut rentrer au pays. »
muns : seul à avoir tenu tête à la mafia ! - « Rentrer au pays… »
- « Mais qu’est-ce tu viens me
casser les… tu es bien comme Et puis, un jour, les passeports - « Va savoir qui a lancé l’idée…
mon frère, toi ! » Grondé comme qu’on n’attendait plus vraiment Moi, c’est ce que j’ai entendu dire
à l’école. Probablement un signe sont prêts. Quelques maigres éco- en tout cas. Le conseil de famille,
d’intégration. nomies gonflées par les 500.000 li- c’est pas pour les enfants. Mastro
- « Mieux vaut se taire que dire des res d’indemnité d’urgence versées Bartolo peut-être, ou la tante Giu-
bêtises. Moi Vera je dis toujours la par l’État. A-Dieu-vat. seppina ou peut-être un docteur ?
vérité. C’est ce que je répète tout le Oui, peut-être bien un docteur…
temps à mes enfants. » Toronto. Vendre des journaux, faire Et tu devines la suite ? Eh bien oui,
Mastro Bartolo pèse ses mots, son des ménages, conditionner des lé- nous avons refait le voyage en sens
élocution se fait lente. Maria et gumes, effectuer de menus travaux inverse, quinze jours de bateau et
Vera sont muettes. de couture. Pas facile d’embaucher retour à la case départ ! »
- « La terre s’était entrouverte… et au petit matin ou tard le soir. Le
de la lave en coulait ? ! Qui t’a ra- froid, la neige. Les ordres qu’on ne Bien embarrassé, Mastro Bartolo.
conté ces sornettes ? C’est dans la comprend pas. Et ce pâle soleil qui Peur de faire mauvaise figure. Un
Bible ! C’est une image ! » ne ressemble en rien au soleil de retour aussi rapide, ça allait jaser
Maria plonge le nez dans son as- Sicile. Un hiver mémorable. Pas au pays… D’habitude, quand un
siette. de procession cette année. émigré rentre, c’est les deux pieds
devant. C’est ça la tradition. Tu as
Souvenir des côtes de Sicile qui Vera a encore pris du poids et ses vu le cimetière ? C’est les Nations
s’estompent à l’horizon. Maria règles ne sont toujours pas reve- Unies ! Pauvre de nous, des morts-
sort de son silence mais s’étouffe nues. Santa Madonna, qu’est-ce vivants qui n’avaient même pas
rapidement : que nous allons devenir ? Protégez- leur place au cimetière…
- « C’est comme si on m’avait nous du mauvais œil ! On se résout
planté un couteau dans le cœur. » enfin à consulter un médecin. Puis Douloureux soulagement du re-
un autre. Des traitements qui n’y tour.
Des cousins installés à Toronto. changent rien. La terre saisie à pleines mains
Une décision grave, mûrie des qu’on s’en emplirait presque la
mois durant. Mais que faire à Sa- Conseil de famille : bouche.
lemi ? La maison est inhabitable et - « Qu’est-ce que tu me parles de
la forge appartient au passé. Vera mauvais œil ? ! » - « Mastro Bartolo est rentré ! »
est presque en âge, elle pourrait - « C’est bien des histoires de bon- - « Mastro Bartolo ? ! »
trouver un bon parti. Mais Fran- nes femmes, ça… » - « Oui, il paraîtrait que Vera… »
cesco, quelle situation espérer ? - « Et moi je te dis que la terre, elle - « Ah bon ! »
Travailler la vigne ? Beaucoup de finit toujours par se venger ! » - « Je le tiens de ma commère : ses
fatigue pour pas grand-chose. Un - « En tout cas, le Canada, ce n’est draps étaient tachés de sang, du
poste dans l’administration ? Les pas bon pour elle. » bon sang bien rouge ! »
concours, c’est du pipeau… Beau- - « Et pour qui c’est bon d’après - « Santa Maria, un miracle ! »
coup trop de compromissions pour toi ? Ici, on est tous comme des - « Santa Maria ! »
arriver à quelque chose. Je ne sais poissons hors de l’eau… »
pas si je me fais comprendre… Ah - « Si Vera doit guérir, je vous le
page 17
Jean José Baranes

Des processus Freud et Winnicott (« analyse finie


et infinie » et « constructions dans
l’analyse » d’un côté, « aspects mé-

psychiques tapsychologiques et cliniques de la


régression au sein de la situation
analytique » de l’autre), dévelop-

mémoriels pait et approfondissait les travaux


des précurseurs qui de longue date
s’étaient intéressés aux cas diffici-

spécifiques ? les, aux souffrances narcissiques


identitaires, aux pathologies nar-
cissiques (la liste des qualificatifs
serait trop longue) devenus, avec
le temps, l’ordinaire du psychana-
lyste.
La psychanalyse dite « de première faisait appel à l’affect, au corps,
topique » (le système refoulement, à la sensorialité, voire, à certains Je soulignerai ici quelques points
affect, représentation de J. Cour- égards, se jouant dans un véritable clés concernant ces patients.
nut) a très généralement cédé la corps à corps psychique entre les De l’avis des divers auteurs, ces
place de nos jours, pour des rai- deux protagonistes de la cure. patients ont traversé durant leur
sons complexes où le Socius tient première enfance de véritables ex-
une place non négligeable, à une De ce fait, les débats classiques périences de détresse psychique/
psychanalyse en deuxième, voire sur l’interprétation (de transfert, vécues-non vécues/ou plus précisé-
pour certains en 3e topique, dans dans le transfert, du transfert) ont ment non inscrites psychiquement
laquelle le clivage et le déni rem- donné progressivement de plus dans le système langagier en tant
placent le refoulement, ce qu’af- en plus de place à la question de que représentation de mot. Un des
firmait d’ailleurs André Green dès la construction par l’analyste, non effets de cette traversée initiale -
1975 dans son rapport de Londres pas construction qui serait recons- véritable traversée du miroir - aura
« L’analyste, la symbolisation et truction de l’histoire (ou de la pré- été la mise en place d’un système
l’absence »1. Changement de para- histoire) oubliée comme l’envisa- défensif hyperorganisé contre tou-
digme qui entraîne du même coup geait Freud, mais construction à te intrusion, qu’elle soit interne ou
une mutation assez radicale dans deux de l’espace et du sujet dans externe, qui témoigne durablement
les théories de la mémoire, dès le site analytique. Ce fut l’objet du de la vulnérabilité des frontières
lors que le retour des évènements très intéressant rapport de J. Press entre dedans et dehors.
psychiques ne pouvait plus relever au dernier congrès des psychana-
du seul symptôme psychisé tel que lystes de langue française (Genève, Ce système rigide, inscrit dans
le lapsus ou l’acte manqué, mais mai 2008) qui, tentant de concilier le caractère (on pense à l’analité

1) Rapport du 29° Congrès de l’IPA, Londres. page 18


primaire), est rétif à toute mobili- Nous ne sommes plus ici, on l’a risquerait pas de devenir, métapho-
sation pulsionnelle régressive qui compris, dans l’univers bien tem- re de l’inassouvissement prenant le
exposerait le patient à l’émergence péré de la névrose, du symptôme relais du complexe d’Œdipe, notre
de la catastrophe psychique, et de et du rêve ; pour autant, il nous faut nouvelle mythologie du manque à
ce fait, il se voit mis en crise par cependant souligner, afin de ne pas être et de l’inachèvement ?
une situation analytique disons imputer à tous nos patients une
« traditionnelle » qui tablerait sur mère morte ou une dépression ma-
une élaboration psychique ordi- ternelle, les points de passage pos-
naire, névrotico-normale, d’où la sibles entre ces pathologies nar-
nécessité soit de réviser sa pra- cissiques, bien caractéristiques de
tique d’analyste, soit de recourir nos patients en carence de repères
éventuellement à d’autres cadres, œdipiens, et la souffrance d’être,
ou « praticables » analytiques tels le manque à être le plus ordinai-
que le groupe, la relaxation ou le re. M. Gauchet définit l’homme
psychodrame analytique. contemporain par sa soumission
à l’Idéal d’une Société qui, loin
Parmi ceux-ci, le psychodrame d’exiger de lui l’intégration aux
analytique m’apparaît comme lou- attentes surmoïques, sociétales et
pe grossissante, observatoire privi- groupales, dont chacun reconnaît
légié des processus psychiques mé- aujourd’hui l’affaiblissement, lui
moriels spécifiques à l’œuvre dans proposait au contraire comme mo-
ces situations. Il a la même fonc- dèle sociétal un projet individuel :
tion de « projecteur » quant aux l’accomplissement de soi. Se réa-
modalités selon lesquelles le ca- liser personnellement, profession-
dre analytique accueille, contient, nellement, amoureusement devient
transforme les mouvements psy- dès lors le paradigme prévalent, et
chiques mobilisés, qui concernent une tâche par essence impossible,
de manière prévalente, comme je qui ouvre à l’immense champ des
le soulignais plus haut, les percep- inaccomplissements et des fragili-
tions, la sensorialité, l’acte et le tés dépressives-narcissiques.
corps.
Tous inachevés donc, mais pour
L’hallucinatoire régrédient du rêve autant… tous traumatisés préco-
est alors remplacé par un halluci- cement ? Il y a lieu tout de même
natoire direct, celui que pressentait d’en douter, et de se demander si
Freud dans son article de 1937 sur le recours à la carence précoce de
les constructions en analyse, et que l’environnement et à la théorie du
les travaux de Sára et Cesar Botel- trauma précoce - quelles qu’en
la2 ont développé, témoignant éga- soient les formes - si florissants
lement de la précarité de l’Œdipe. dans les écrits contemporains ne

2) S. et C. Botella, « À propos du processuel (automate ou sexuel infantile ?) », Revue Française de psychanalyse, tome LIX, n° spécial congrès,
1995 : 1 609-15. page 19
Joëlle Picard

Retour d’Ulysse ce poème est actuel, pour chaque


lecteur. Mais nous n’y entendons
pas, bien sûr, la même chose que
ses premiers auditeurs, ou ce qu’un
(fantaisie psychanalytique) Grec du Ve siècle y entendait, ni ce
que, plus tard, aux différentes épo-
ques où ce texte a continué d’être
lu, chacun y a trouvé.
Ce retour d’Ulysse m’évoque le
récit d’un rêve, mais un rêve que
je partagerais avec d’autres ; cela
me fait penser au retour du refoulé,
et plus généralement, au processus
analytique.
Le retour à Ithaque est un retour
« Retours ». Immédiatement me études plus récentes tentant de lire dans un monde humain, à la fois
reviennent à l’esprit « retour du dans les poèmes homériques un té- repérable géographiquement (Itha-
refoulé » et « Le Retour d’Ulysse moignage sur l’état d’une société que, Sparte, Pylos sont des villes
dans sa Patrie ». Pourquoi cette (Moses Finley1). L’Odyssée peut réelles, contrairement à l’Ile de Cir-
association ? Monterverdi, sans se lire aussi comme la réappropria- cé ou à la cité des Phéaciens). Mais
doute, pour la rêverie, la fantai- tion par Ulysse de son corps et de Ithaque, en l’absence d’Ulysse, est
sie. Mais, surtout, ce qui me frap- son identité (Laurence Kahn2 et un monde immobile, ce que sym-
pe, c’est la violence de ce retour Pierre Vidal-Naquet3), en tout cas bolise le linge tissé le jour et défait
d’Ulysse, sa difficulté, et le souve- comme la conception du monde la nuit par Pénélope. On ne peut
nir du lit d’Ulysse et Pénélope. Le des anciens grecs (Vidal-Naquet3). pas y grandir : les prétendants sont
pulsionnel du texte d’Homère ! Il s’agit là d’interprétations, au toujours de jeunes nobles (pendant
Comment entendre l’Odyssée ? sens strict : en lisant un texte, on dix ans !) et Télémaque, qui à la fin
Comment, d’ailleurs le faire de tente d’en percevoir un sens, sous- de l’Odyssée doit théoriquement
textes très anciens, et toujours vi- jacent au sens manifeste. avoir un peu plus de vingt ans, ce
vants pour nous ? Peut-on retrou- Et si les mythes sont les rêves des qui pour un héros d’Homère est
ver la « réalité » du monde homé- peuples (André Green4), ils nous l’âge adulte, est constamment dé-
rique ? Cela a tenté et tente nombre parlent de nous, faisant naître en peint comme un adolescent à peine
d’historiens. Je ne pense pas tant nous des émotions et des asso- sorti de l’enfance. Si l’on n’y gran-
à la réalité de la guerre de Troie ciations différentes selon les épo- dit pas, on n’y meurt pas non plus ;
comme a pu la concevoir Schlie- ques, les auditeurs. On lit toujours d’ailleurs ce que tisse Pénélope est
man par exemple, ou aux essais de l’Odyssée (ce n’est pas l’Epopée le linceul destiné à Laërte, le vieux
géographie de l’Odyssée, qu’aux de Gilgamesh), c’est-à-dire que père d’Ulysse. Et ce n’est qu’en

1) M. Finley, 1983, Le Monde d’Ulysse, Paris, Petite Collection Maspero.


2) L. Kahn, 1981, « Ulysse », Dictionnaire des Mythologies, Yves Bonnefoy (éd.), Paris, Flammarion.
3) P. Vidal-Naquet, 1981, Le Chasseur Noir, Paris, Maspero.
4) A. Green, « Le mythe : un objet transitionnel collectif », Le temps de la réflexion, 1, 1980 : 99-131. page 20
revoyant son maître qu’Argo, le prééminence de symptômes ré- l’instar des éléments refoulés du
vieux chien d’Ulysse, peut enfin pétitifs et la dépense économique psychisme.
reprendre le cours de sa vie, c’est- qu’elle entraîne, dans un intérieur
à-dire, à ce moment, mourir. déserté par ses forces vives, refou- À son retour, Ulysse donc se re-
Dans ce monde intemporel, les lées dans l’inconscient. Le palais trouve seul, abandonné (avec ses
jours se passent en festins toujours d’Ulysse serait une métaphore du trésors offerts par les Phéaciens)
identiques, jour après jour, festins psychisme occupé de symptômes, sur une plage d’Ithaque qu’il ne re-
dont on a pu souligner le carac- où le refoulé est pressenti et tout connaît d’abord pas. Déjà, il s’agit
tère d’« hubris » : on ne voit pas à la fois nié, tout comme Pénélope de ne pas reconnaître ; plus tard, il
les prétendants sacrifier aux dieux et les siens attendent Ulysse sans s’agira de ne pas être reconnu. Ce
la part qui leur est réservée, et ils l’attendre et le croient mort sans qu’on retrouve, ce qui revient, est
pillent et consomment sans frein pouvoir en faire le deuil. méconnaissable et paraît étranger.
les biens de l’absent. D’ailleurs, D’ailleurs il lui faudra du temps
ces prétendants, qui sont-ils ? C’est Et Ulysse ? Pendant ces longues pour se faire connaître et recon-
la fine fleur de la noblesse d’Itha- années, refoulé par Poséidon loin naître, ce qui fait écho aux innom-
que, ils pourraient tous légitime- de sa terre natale, il erre dans un brables déguisements du refoulé
ment prétendre au trône si Ulysse monde inhumain, magique, en gé- dont les rejetons se manifestent de
était mort, et s’ils ne se compor- néral dangereux et parfois favora- manière diverse, et qui doivent être
taient pas en prédateurs, occupant ble, mais toujours régi par des lois déguisés (rêves, lapsus, actes man-
le palais, dévorant les biens, et ce, qui échappent à l’ordre humain. Il qués) pour être perçus et accéder à
de plus, d’une manière impie. Fes- y est perdu, égaré, balloté, entre la conscience.
tin à la fois glouton et démesuré, des écueils mortels, des dangers Il s’agit en premier d’une recon-
sans vrai désir, mais apparaissant où il devient « personne », où donc naissance non verbale, sensorielle :
comme pure répétition et décharge il risque de perdre son identité Ulysse est reconnu d’abord par son
pulsionnelle et pouvant ainsi rui- (chez le cyclope Polyphème). Il chien, Argo, puis sa nourrice, en le
ner toute l’économie de la Maison rencontre des femmes, dangereu- baignant, palpe la cicatrice d’une
d’Ulysse. Le manifeste, donc, est ses telle Circé transformant ses vielle blessure à la cuisse et sait
un manifeste inacceptable, déran- compagnons en pourceaux, image alors que c’est bien lui. Pour nous
geant, douloureux mais apparem- même d’une mère archaïque dévo- aussi le sensoriel est souvent en
ment tout puissant. Il occupe la rante, à l’opposé de Calypso, qui, séance signe que quelque chose de
maison d’Ulysse et on n’échappe par amour, lui propose de deve- refoulé se fait jour (reviviscences
pas plus à l’emprise des préten- nir immortel, donc de perdre son d’odeurs, de lumières). En revan-
dants qu’on n’échappe à celle des humanité ; cette mère idéalement che, Ulysse se révélera à son fils
symptômes et de la répétition. bonne est tout aussi omnipotente Télémaque : nous ne sommes plus
Quant à Ulysse, il n’est ni mort – et captatrice. Voyage d’Ulysse alors dans le sensoriel et l’impli-
personne ne peut l’affirmer – ni dans l’inconscient ? Éléments re- cite, mais dans un lien de filiation
vraiment vivant ; Pénélope elle- foulés de l’inconscient figurés par clairement repéré comme tel.
même ne croit pas son retour pos- ces monstres, à quoi Ulysse peine Et ce retour, quand il se mani-
sible, bien qu’elle agisse comme à échapper ? feste, est violent : Ulysse retrouve
si elle l’attendait. Ne pourrait-on Il aspire au retour depuis des an- son palais après avoir tué tous les
y voir la perception préconsciente nées, avec douleur. Mais ce retour prétendants dans un bain de sang,
d’éléments refoulés ? est incertain, dangereux lui aussi ; décrit avec une précision anatomi-
L’analogie est tentante avec la il n’est pas attendu, loin de là, à que, et un plaisir certain :
page 21
« Mais Odysseus le frappa de sa de jeunesse, n’a pu, à moins qu’un traduisant une libération d’éner-
flèche à la gorge, et la pointe tra- Dieu lui soit venu en aide, le trans- gies liées et refoulées, mais jamais
versa le cou délicat. Il tomba à la porter, et même le mouvoir aisé- assurée de sa pérennité.
renverse, et la coupe s’échappa de ment. Et le travail de ce lit est un Retour d’Ulysse, retour du refou-
sa main inerte, et un jet de sang signe certain, car je l’ai fait moi- lé ? Ou l’Odyssée comme méta-
sortit de sa narine, et il repoussa même, sans aucun autre. Il y avait, phore de la cure analytique ?
des pieds la table, et les mets rou- dans l’enclos de la cour, un oli-
lèrent épars sur la terre, et le pain vier au large feuillage, verdoyant
et la chair rôtie furent souillés. Les et plus épais qu’une colonne…
Prétendants frémirent dans la de- Je coupai les rameaux feuillus et
meure quand ils virent l’homme pendants de l’olivier, et je tranchai
tomber. Et, se levant en tumulte de au-dessus des racines le tronc de
leurs sièges, ils regardaient de tous l’olivier, et je le polis soigneuse-
côtés sur les murs sculptés, cher- ment avec l’airain, et m’aidant du
chant à saisir des boucliers et des cordeau. Et, l’ayant troué avec une
lances… »5 tarière, j’en fis la base du lit que je
C’est là le début du massacre des construisis au-dessus… »6
prétendants, ou plutôt de leur exé- C’est à ce détail intime que Péné-
cution. La violence et la haine sont lope reconnaît Ulysse. N’est-ce pas
patentes, comme le plaisir du sang une manière assez claire de dire
et de l’angoisse des prétendants. que la reconnaissance mutuelle est
Mais, contrairement à ces derniers, basée sur un échange sexuel ?
Ulysse utilise sa violence de ma-
nière somme toute contrôlée, et Ulysse, se dévoilant dans sa forme
dans le but de les punir et de ré- réelle à la fin de l’Odyssée, n’est-il
tablir la loi (contrairement à eux, pas une représentation du dévoile-
qui, un peu plus haut dans le poè- ment d’éléments refoulés se ma-
me, s’étaient amusés à l’humilier nifestant sans leurs déguisements
et le frapper par pur plaisir). antérieurs. Ce retour va mettre
La dimension sexuelle de ce retour de l’ordre dans la maison-psyché
d’Ulysse sera manifeste dans ses (nous pensons à « la petite maison
retrouvailles avec Pénélope ; en ef- de l’âme », si beau titre d’un livre
fet celle-ci ne veut pas croire à son de Laurence Kahn) et permettre à
retour et lui tend un piège… à pro- l’économie – du domaine, du psy-
pos du lit conjugal : pour l’éprou- chisme – de reprendre sur un mode
ver, elle propose de dresser le lit moins coûteux, plus propre à la
hors de la chambre conjugale, et il vie.
s’étonne : Le retour d’Ulysse serait donc plu-
« Qui donc a transporté mon lit ? tôt la levée du refoulement que le
Aucun homme vivant, même plein retour du refoulé, levée heureuse,

5) Homère, 1877, Odyssée, Chant XXII, traduction Leconte de Lisle, Paris, Ed. Alphonse Lemerre.
6) Homère, 1877, Odyssée, Chant XXIII, traduction Leconte de Lisle, Paris, Ed. Alphonse Lemerre.. page 22
Monique Selz

L’espoir du retour Or, la question du point de départ


est posée dès les tout premiers cha-
pitres de la Genèse. Sur l’incitation
du serpent, Adam et Ève mangent
de l’arbre de la connaissance du
bien et du mal. Leurs yeux se des-
sillent et ils savent qu’ils sont nus.
Ils se font des pagnes avec des
feuilles de figuier, ils se cachent.
Alors, dit le texte, « L’Éternel ap-
pela l’homme et lui dit : « Où es-
tu ? »5. Cette question, attribuée à
C’est selon deux axes, difficiles à l’homme qui « se rapporte à l’ori-
Dieu, est la question humaine par
dissocier l’un de l’autre, que s’ins- gine, non pas en demeurant, mais
excellence : où es-tu, où en es-tu de
crit la question du retour : celui de en s’éloignant, disant ainsi que la
toi, de ta vie, où est l’homme en toi,
la « construction de la perte » par vérité du commencement est dans
où est l’autre en toi ? Elle renvoie
la séparation et celui du départ sur la séparation »3.
à la notion de l’exil, c’est-à-dire
la route de l’exil. Le retour implique donc le départ,
celle du séjour, de l’installation, du
qui suppose lui-même la possibi-
déplacement, donc du mouvement
Le retour, ce peut être le retour à lité de la séparation, sans laquelle
et de l’existence.
l’intégrité, restitutio ad integrum. le mouvement n’est pas possible.
C’est ainsi que, lors de mes études Et ce mouvement, comme le sou-
Si les épisodes bibliques relatant
de médecine, on m’avait enseigné ligne Philippe Lacoue-Labarthe,
des déplacements et des rencontres
ce qu’était la guérison. Il pour- reprenant les propos de Blanchot,
sont nombreux, il importe cepen-
rait s’agir également du retour au est celui de l’exil : « Je dirai volon-
dant de noter qu’ils témoignent
point de départ comme l’indique tiers […] que la séparation – Dieu
tous d’une même chose : aborder
la première définition qu’en donne si l’on y tient – est l’origine de
l’exil à partir de la question d’un
le Dictionnaire culturel en langue l’être parlant […] Cette séparation
retour possible ou non, c’est faire
française : « mouvement vers l’ar- originaire, que la légende, toujours
fausse route. Il n’y a pas de retour
rière ; déplacement vers le point de lisible, appelle, exode, exil, voire
à l’origine, le déplacement se fait
départ »1. Sans oublier le retourne- expérience (exposition au péril du
toujours vers un ailleurs. Autre-
ment sur soi conduisant à tourner Dehors), n’est jamais qu’un autre
ment dit, le retour est un fantasme,
en rond ou encore à tourner le dos mot pour désigner ce que nous ap-
en rapport avec la nostalgie de la
pour regarder vers l’arrière2. À ces pelons à bon droit l’existence […]
perte de l’infantile, du maternel…
éléments de définition, j’associe Abraham, le Juif, est la figure de
En ce sens, la terre promise ne peut
immédiatement cette phrase de l’existence. »4
être que la métaphore d’un abou-
Maurice Blanchot : Abraham est

1) Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, Paris, 2 005.


2) M. Selz, « Sur l’interdit du regard », Le Coq Héron (à paraître).
3) M. Blanchot, L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969 :185.
4) P. Lacoue-Labarthe, « La séparation, c’est le commencement », La séparation, André Barbier et Jean-Michel Porte (eds), Paris, In Press, 2003 : 141.
5) Genèse 3, versets 8-9, La Bible, traduction par les membres du Rabbinat Français, Paris, Librairie Colbo, Paris 1966 : 4. page 23
tissement possible, après l’exil et façon de l’empêcher de s’absenter, Le patient dont j’ai cité les paroles
la traversée du désert. Quelle que mais cela l’empêche lui aussi de se n’a pas pu élaborer la perte. Pour se
soit la définition que l’on donne au mouvoir. détacher de l’objet primaire, il faut
terme de retour, plusieurs notions que celui-ci existe en tant qu’objet
inséparables y sont contenues, Ces quelques paroles illustrent une appartenant au monde extérieur. Il
pêle-mêle : le déplacement, le dé- problématique très fréquemment est donc nécessaire que la sépara-
part, le mouvement, le lieu, l’exil, rencontrée dans la clinique : celle tion entre sujet et objet se soit ef-
d’un départ impossible parce que
la séparation… Elles appartiennent fectuée dans un premier temps.
la séparation ne s’est pas faite. Pas
toutes au même registre lexical : de séparation, pas de départ, pas de
celui du lieu, de la topographie, voyage, pas de retour. On voit ainsi L’objet perdu n’est pas un objet
registre dont Freud s’est très lar- comment relation à l’autre et mou- possédé un jour, puis secondaire-
gement servi pour ses élaborations vement sont étroitement intriqués. ment perdu. Le lieu de l’objet, le
métapsychologiques. Par la riches- Autrement dit, l’espoir du retour monde extérieur, celui de l’autre,
se des images qu’il contient, ce re- est dans la séparation, mais s’il n’y de l’étranger, doit trouver existen-
gistre nous offre la métaphore par a pas d’espoir de retour, il n’est pas ce, être instauré en tant que tel, pour
excellence permettant de représen- possible de se séparer, donc de se que l’objet soit établi comme objet
ter les différents mouvements psy- mettre en route. perdu. Pouvoir perdre l’objet sup-
chiques. pose que ce dernier existe en tant
Mais de qui parle-t-on lorsqu’on qu’autre. Ainsi, ce que j’appelle la
« Depuis un bateau sur lequel je parle du retour ? S’agit-il du sujet « construction de la perte », étape
suis, je monte les marches d’une ou de l’objet ? S’il est difficile de fondamentale de l’installation du
échelle fixée sur le quai, avec un les dissocier dans la mesure où ils sujet dans son lieu, d’où lui viendra
bout dans une main pour aller sont inévitablement arrimés l’un à la potentialité d’entrer en relation
amarrer le bateau. Mais le bout est l’autre, je voudrais, sans doute un avec les autres, réside dans l’éla-
trop court, je ne peux pas le fixer peu artificiellement, m’intéresser boration de l’absence de l’objet,
sur l’amarre. Je pense qu’il est ici, d’abord à l’objet, dont le retour rendue possible grâce à un dosage
question de séparation. » Il évoque conditionne celui du sujet. Winni- adapté de présence et d’absence.
alors un déjeuner récent avec sa cott introduit une notion tout à fait Se séparer revient à construire de
mère. « Face à elle, je me décom- fondamentale en ce qui concerne l’autre, c’est-à-dire à établir une
pose, je ne sais pas quelle est ma la construction subjective : c’est solution de continuité entre soi et
place. D’une certaine façon, je ne celle, dans les premiers moments l’autre. Mais la perte de l’objet
peux pas la voir et en même temps, de la vie, d’une tolérance à la sépa- ne peut être expérimentée qu’à la
j’ai le sentiment d’une absence de ration de l’objet primaire, limitée condition de l’existence de l’objet.
lien. Mais si je me décolle de ma dans le temps6. Et cette notion ne L’alternance de présence et d’ab-
mère, si je me détache du sein, peut être disjointe de cette autre : sence permet progressivement la
elle tombe, donc je provoque son la sensation de perte elle-même, si « construction de la permanence
anéantissement. Lui être indispen- elle « peut devenir une façon d’in- de l’objet », sous certaines condi-
sable est une façon de m’assurer tégrer son expérience propre »7 et tions. Parmi celles-ci, il y a lieu
qu’elle ne va pas partir, pas s’ab- organiser alors le mode relation- d’insister sur le regard que porte la
senter, pas aller ailleurs ». D’où nel du sujet d’une façon négative, mère sur son enfant.
son impuissance et son immobi- est néanmoins le fondement de la « La mère regarde le bébé et ce que
lité : s’accrocher à l’objet est une construction de soi. son visage exprime est en relation

6) D.W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 : 6-39.
7) D.W. Winnicott, op. cit, 1975 : 33. page 24
directe avec ce qu’elle voit »8. Et sera pas possible de se mettre en Ainsi, la confiance dans le retour de
ce que le bébé voit, lorsqu’il regar- route. Se mettre en route, c’est par- l’objet est ce qui permettra au sujet
de sa mère, c’est lui-même. Ainsi, tir sur le chemin de l’exil. Et nous de prendre une assise dans le mon-
il ne se vivra comme extérieur à nous trouvons là à la rencontre de de, d’édifier un lieu où il séjourne
elle que si elle est en mesure de le deux mouvements. D’une part, et d’où il lui sera possible de partir
voir comme tel et de lui renvoyer c’est dans une dynamique d’exil sans crainte excessive. Partir, c’est
une image de lui, séparé d’elle. que se constitue le sujet, comme alors « quitter le lieu où l’on naît »,
À cette fonction de miroir de la le formulent si bien Maurice Blan- pour reprendre la formule de Lya
mère viennent s’ajouter la capacité chot et Philippe Lacoue-Labarthe. Tourn : l’exil suppose séparation et
d’être seul en présence de l’autre et D’autre part, les effets d’un exil perte d’un lieu, mais aussi investis-
la survie de l’objet à la destructivi- mal assumé pourront provoquer la sement d’un autre lieu. C’est bien
té du sujet.9 Deviennent possibles mise en route d’une démarche ana- le double mouvement impliqué
alors, le cheminement, le voyage, lytique, dont la représentation mé- par l’analyse : explorer le passé,
dit Winnicott, qu’accomplit le pe- taphorique est depuis longtemps se l’approprier et s’en émanciper
tit enfant, allant de l’objet subjec- selon moi celle du départ sur les assez pour permettre au « nou-
tif, vécu comme une partie de soi, routes de l’exil, selon le modèle de veau » de surgir, selon la célèbre
jusqu’à l’objet comme être séparé, l’exil abrahamique11. citation que Freud fait de Gœthe :
existant comme chose en soi10. Ce Cette image souligne le double « Ce que tu as hérité de tes pères,
voyage est cependant conditionné paradoxe apparent sur lequel re- acquiers-le pour le posséder »14. Et
par les qualités de l’objet primaire, pose le principe de l’analyse. Le l’analyse peut se concevoir comme
dont dépendent celles de l’objet in- retour vers l’arrière comme condi- une remise en chantier de la sépa-
terne et de l’objet transitionnel. La tion d’un mouvement vers l’avant ration psychique conduisant à un
carence de l’objet externe ou son suppose que ce mouvement même déplacement et à un décentrement
absence trop prolongée leur enlève de retour soit devenu possible. subjectif, en vue de cesser de faire
toute signification. Au-delà d’une On en revient à la condition sine « un » avec l’objet.
certaine limite, dans la réalité qua non de tout mouvement : la
psychique de l’enfant, la mère est mise en place de la séparation. Etre dans la sécurité du retour de
morte, et sa mort est définitive. Il La construction subjective repose l’objet apparaît comme la condi-
n’y a plus d’espoir du retour de la sur « l’interdiction de faire retour tion de base pour que le petit en-
présence. L’expérience de la non- au lieu d’où l’on a été expulsé »12 fant prenne le risque de s’aventu-
présence de l’objet renvoie alors et s’inscrit donc toujours dans un rer sur le chemin de l’exil qu’est la
au non existant, au vide, au néant. mouvement d’exil depuis l’origi- vie, sans s’arc-bouter sur l’espoir
Et lorsqu’il n’y a plus d’espoir de ne. C’est, à sa façon, ce qu’énonce d’un impossible retour à l’origine.
retour de la présence, le non exis- Didier Anzieu, sur « le double in-
tant devient la seule chose réelle. terdit du toucher »13, qui s’oppose
S’il n’y a pas, pour le sujet, d’es- à la fois à la pulsion d’attachement
poir de retour de l’objet, il ne lui et à la pulsion d’emprise.

8) D.W. Winnicott, op. cit, 1975 : 155.


9) M. Selz, « Survivre plutôt que perdre », Survivre au psychodrame, SPASM, ETAP (Etudes et traitements analytiques par le psychodrame), Conférences
2008, 31 rue de Liège, 75 008 Paris (à paraître).
10) D.W. Winnicott, op. cit, 1975 : 33.
11) M. Selz, « L’exil : une métaphore du cheminement analytique », Le Coq Héron, 170, 2002 : 115-25.
12) L. Tourn, Chemin de l’exil, vers une identité ouverte, Paris, Éditions Campagne première, 2003 : 14.
13) D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995 : 161-79.
14) S. Freud, Abrégé de Psychanalyse, Paris, PUF, 1975 : 84. page 25
Christian Corre

Retours musicaux diffus et plus vaste d’associations


qu’elle fait vibrer, et davantage
encore en amont, antérieurement à
toute référence signifiante, en tant
que phénomène : à la fois pour ap-
paraître et symbole.
C’est pourquoi, dans mon herbier
de citations, je puis en sélectionner
quelques-unes et en déployer tour à
tour les implications particulières.
En voici trois :

(1) A la fin du Concerto pour


violon d’Alban Berg, l’instrument
soliste fait émerger d’une
Dans mon travail de musicologue, l’écoute, ne correspond pas seule- séquence atonale de plus en plus
le problème de la citation ne cesse ment à une volonté de représenter, aérée le thème du choral Es ist
de m’accompagner depuis trente mais à une transgression au niveau genug (« C’est assez »). Peu après
ans, de me hanter - comme il le fait de sa forme temporelle. Certes, la retentit, pour de bon, la version à
au cœur de la musique elle-même. musique s’abandonne au temps, quatre voix du même choral, selon
Voleur de mots, voleur de sons : le mais elle veut le surmonter aussi : l’harmonisation originale de Bach.
musicien aussi se livre à tous les par l’écriture, les lois harmoni- Isolé du reste de l’orchestre, le
rapts et à tous les détournements. ques, les structures rythmiques, les quatuor de clarinettes auquel il est
Désappropriation, réappropriation, multiples systèmes d’organisation confié, et dont la sonorité rappelle
manipulation sont au cœur de la de son devenir. Ce qui fait retour celle de l’orgue, accentue le
création musicale : à cet égard la dans une œuvre (motif principal, caractère séparé du fragment : mais
citation en constituerait peut-être thème cyclique, leitmotiv, refrain, son écriture franchement tonale,
le principe premier. Sans doute les variation, etc.) ne provient en prin- à elle seule, y suffisait déjà. La
citations relèvent-elles aussi d’ef- cipe que d’elle-même. Alors que la citation ne confronte pas seulement
fets de sens plus ou moins codés : « réminiscence » - autre nom don- des éléments distincts : elle joue sur
la musicologie leur attribue sou- né volontiers en musique à la cita- des écarts de langages plus vastes,
vent de réelles vertus illustratives, tion - implique une extériorité plus
historiquement et stylistiquement
descriptives, évocatrices… Mais il radicale, tout en restant pourtant de
éloignés. Bien sûr, Bach n’a jamais
m’importe d’en saisir plus profon- la musique. La question ponctuel-
cessé d’être présent à la mémoire
dément la portée, là où se dévoile le, anecdotique, de sa provenance
des musiciens Viennois : mais
le mode d’existence spécifique de ne se pose que secondairement ;
ici, il revient en personne, « tel
l’œuvre musicale, son rapport bien bien plutôt, c’est l’énigme de son
particulier au monde phénomé- qu’en lui-même enfin l’éternité le
avènement qui impose d’être in-
nal. La citation, dans la durée de terprétée, à travers le réseau plus change ».

page 26
On n’a plus affaire à l’héritage citation. Non seulement parce qu’il analogies frappantes, ressem-
technique général attaché à son nom est destiné à irriguer tout l’opéra blances passagères qu’on voudrait
- intégration extensive de procédés de Wagner ; mais aussi parce que éclaircir, bref tout ce qui peut
contrapuntiques anciens, densité son extrême concision, sa structure « nous passer par la tête », « nous
de la polyphonie, richesse du ramassée autour de données faire penser à », tout ce qui vient
développement motivique : l’effet essentielles (mélodie/harmonie, par intermittence s’interposer
produit est celui de l’« extrait » en horizontal/vertical, consonance/ entre la musique proposée et
soi, même si par ailleurs il peut être dissonance, tension/détente…) nous. Citer, c’est être en quête
perçu comme référence savante ou font de lui un véritable idéogramme de tels instants, surprenants mais
hommage nostalgique à la tradition sonore. Inaugural, emblématique, il fugitifs, où le musicien s’efforce
allemande. Les musicologues le demande à être partout, y compris moins d’exprimer un affect que
savent : par la grâce de quelques hors de l’œuvre porteuse. C’est d’imiter le flux aléatoire et pluriel
notes, l’organisation sérielle qui pourquoi Alban Berg, qui le cite de la vie psychique elle-même, au
régit l’œuvre dans sa totalité dans le 6e mouvement (final largo point de recourir techniquement à
prévoyait bien cette incursion : desolato) de la Suite Lyrique, aura l’association libre. Le petit motif
mais la cohérence d’ensemble, au pour tâche de se débarrasser du passera donc comme une ombre, et
nom de laquelle on peut l’analyser, cliché amoureux afin d’en faire ne reviendra plus ; on aura à peine
n’explique en rien son caractère exactement le contraire : une vraie eu le temps de le reconnaître. Cette
d’image sonore. Enfin, bien que les réminiscence. Qu’est-ce à dire ? Il fois, la citation n’entend pas rompre
circonstances de composition (mort faut d’abord que Berg nous fasse ouvertement avec son contexte : elle
de la jeune Manon Gropius, proche confiance en tant qu’auditeurs, joue au contraire sur une proximité
de Berg) aient dicté ce choix à supposés attentifs, et doués d’une de fait entre tonalité élargie et
partir de la signification littérale du mémoire musicale suffisante pour atonalité, ou plus précisément
texte, l’anecdote, pour émouvante identifier à la fois le fragment et entre le chromatisme de Wagner
et légitime qu’elle soit, fait plutôt son halo de connotations… Mais et l’écriture dodécaphonique telle
écran au geste esthétique : le il ne s’agit encore trivialement que que Berg pouvait l’adapter (par
sens religieux du renoncement de « comprendre les intentions de exemple en en tirant des résultats
face à l’inéluctable appartient l’auteur », et Berg exige plus. Il tonaux). Les quatre archets se
à la seule musique, et l’ultime faut surtout que la réminiscence partagent hâtivement ces quelques
souvenir d’enfance qui suivra, plus soit ressentie dans le registre de sons, dans la continuité d’une
atemporel encore (« wie aus weiter l’involontaire, comme un moment durée homogène : c’est un modèle
Ferne »), permettra à l’œuvre de de distraction chez le compositeur d’intégration réussie, grâce au
s’acheminer vers une conclusion en plein travail, à la manière d’une raffinement de l’écriture. Le spectre
vraiment séraphique. de ces « absences si caractéristiques a disparu : il n’est pas pour autant
de Berg » remarquées de son vivant oublié, et les multiples quatuors
(2) Une sixte ascendante à vide, par Adorno. Ce « Tristan » qui qui exécutent la Suite lyrique ont
suivie d’une courte descente s’invite ainsi coïncide bien avec à cœur de le faire plus ou moins
chromatique aboutissant à  un choix compositionnel : mais « ressortir ».
l’« accord » fameux qu’on sait, il instaure avec nous une relation
lui-même relayé par un second d’un autre ordre. Il veut rejoindre le
chromatisme ascendant : le dessin cortège des souvenirs musicaux qui
du motif initial de Tristan, figure accompagnent ordinairement toute
musicale du Désir, est déjà une écoute : associations spontanées,
page 27
(3) Convoquée dans les grandes compositeur se vérifie ainsi.
circonstances nationales, la Pourtant un doute subsiste : une
Marseillaise appartient au domaine telle interprétation ne fait-elle pas
public, à la vie quotidienne ; elle est subrepticement la part trop belle à
moins œuvre musicale que moment ce qui, dans la citation, emprunte
d’une réalité à la fois acoustique, volontiers au modèle anachronique
politique et sociale. Ses vertus de la musique descriptive (par
incantatoires sont rigidement exemple à des fins de couleur
bornées par l’histoire (chant locale) ? Cela cadre mal avec le
guerrier, symbole révolutionnaire, Debussy de la maturité, de plus
label sonore de l’identité en plus aventureux, abstrait, à la
française) ; proche du pathos le plus poursuite (dit Boulez) d’un rêve
vulgaire à l’heure des célébrations d’improvisation vitrifiée : sans
collectives, elle garde, à la surface autre but que lui-même, et peu
d’une mémoire individuelle, soucieux de regarder en arrière…
quelque chose d’impersonnel. Son Alors il faut peut-être assigner
nom et sa mélodie se confondent à cette Marseillaise, au-delà de
en un unique stéréotype. D’où le son ironie, la même fonction
traitement que lui réserve Debussy paratextuelle que celle des titres,
dans les dernières mesures du 12e discrètement poétiques, donnés par
des Préludes pour piano (2e livre). Debussy à chacun de ses Préludes,
Suspendue entre ciel et terre, mais qu’il a tenu à inscrire, à
décomposée et étirée en valeurs chaque fois, à la fin. Comme eux,
longues, ce n’est pas elle qu’on elle est à la frontière, ou dans les
entend, mais des sons qui nous la marges ; en même temps qu’elle,
rappellent : nous la reconstruisons on reconnaît une dernière fois le
après coup. Sa Marseillaise motif principal du Prélude, mais
ressemble aux drapeaux tricolores c’est bien elle qui dit adieu. Nous
du « 14 juillet » de Monet : retrouvons l’univers du sens : feux
suggestion sonore et impression d’artifice ! Et du même coup, la
visuelle se rejoignent. Donc rien citation, par sa banalité, exhibe un
ici de cet ébranlement subjectif si de ses pouvoirs encore inaperçus,
souvent lié au souvenir : la citation avatar quelque peu pervers de
retentit moins dans le temps que l’impressionnisme musical : faire
dans l’espace, avec l’immédiate communiquer la musique avec tout
objectivité d’un phénomène naturel. ce qui l’environne et qui n’est plus
La « musique de plein air », si tout à fait elle, à savoir la réalité.
chère à l’imagination Debussyste,
ne fait guère bon ménage avec
les profondeurs de l’intériorité.
L’hédonisme proclamé du

page 28
Rachel Rosenblum

Carrère rejoindre, de se faire écho. Il s’agit


en fait de la même œuvre. Mêmes
évènements, mêmes personnages,

et les Retours 1 même narrateur, même thématique


du retour. Mais on trouve toutes
sortes de retours chez Emmanuel
Carrère, et c’est de ces retours qu’il
sera ici question.

Le retour est tout d’abord retour à


un lieu : celui qui donne son titre
au film Retour à Kotelnitch. Mais
ce lieu est en fait un non-lieu, un
nom sur la carte, une gare que l’on
voit filer à toute vitesse et où nul ne
Deux films et un roman nouveau retour : le retour au point s’arrête jamais, sinon sur ordre ou
de départ. à la suite d’une condamnation ou
Dominant la fin du XXème les récits d’un internement. Ce non-lieu est
de retour ont bien des traits com- On ne trouve rien de tout cela chez peuplé de non-personnes, d’habi-
muns. Des exilés en mal d’origine Emmanuel Carrère. S’il y a parfois tants qui comme ceux de La Steppe
entreprennent une quête initiatique nostalgie, il n’y a ni déception, ni de Tchekhov ont peine à sortir de
qui culmine avec la visite à la mai- soulagement dans les œuvres (films, l’anonymat ; de personnages dont
son natale ou à celles des parents ou livre) récemment rendues publiques la misère est telle qu’elle les prive
encore des grands parents. La mai- dont les deux premières, des docu- d’une identité. Kotelnich est un
son retrouvée n’est jamais celle du mentaires tournés pour la télévision, lieu où l’on disparaît. Carrère évo-
souvenir. Elle n’est plus le lieu d’une s’intitulent Le soldat perdu et signi- que ces voyageurs du Transsibérien
origine, mais celle d’une déposses- ficativement Retour à Kotelnitch2 ; que l’on a vus un jour descendre
sion. C’est un lieu non seulement dont la troisième s’intitule Un ro- du train et qui ne sont jamais reve-
perdu, mais désormais indifférent, man russe3 et se présente effective- nus. Ces voyageurs font écho aux
habité par d’autres et résonnant de ment comme un roman. Si roman 80.000 Hongrois disparus pendant
leurs voix. Le récit du retour offre il y a, ce roman est un fourre-tout : la guerre, ou encore à la traductrice
alors une expérience douce-amère, commentaire sur les deux films, ré- de son premier séjour dont l’auteur
une carte dubitative, un circuit en cit autobiographique peuplé de per- apprend, en revenant à Kotelnitch
trois étapes qui mène de la nostal- sonnages identifiables, méditation qu’elle et son tout petit garçon ont
gie à la déception, puis enfin au sur des faits-divers, écho d’une ana- été sauvagement assassinés. Cette
soulagement quand l’entreprise du lyse en cours. Le livre et les films litanie des disparus ne cesse de dé-
retour s’inverse pour permettre un ne cessent de s’entrecroiser, de se signer une disparition première.

1) Ce texte constitue un fragment d’un travail en cours. Merci de ne pas l’utiliser ou le citer sans autorisation de l’auteur : rachelrosenblum@wanadoo.fr
2) film réalisé par Emmanuel Carrière, avril 2004.
3) 2007, Roman russe, Paris, POL. Toutes les citations sont extraites de cet ouvrage. page 29
Au cœur du système des dispari- pour y tourner un film sur un autre on le lui demande. On voit Tamas
tions, constituant en quelque sorte disparu, une sorte de « frère-en- chanter quand sa sœur l’exhorte
son point de fuite, se tient en effet disparition » de son grand-père. à le faire. On voit Tamas écouter
un personnage essentiel aussi bien Ce disparu, c’est le soldat hongrois la vieille Elzbieta (celle à qui il a
pour le film que pour le roman : Andras Tamas que l’on croit décé- jadis donné son premier baiser)
c’est celui du grand-père maternel der au cours de la deuxième guerre chanter pour lui. « Je suis rentré
du cinéaste, cet immigrant géor- mondiale, et qui est officiellement quand les fleurs de l’acacia sont
gien au regard sombre, au regard déclaré mort en décembre 1954, tombées. » Kotelnitch est une sorte
triste et fuyant, cet homme cultivé, mais que l’on retrouve 56 ans plus de purgatoire, un lieu où des êtres
qui après avoir « collaboré » en tard à l’orée du XXIeme siècle alors transitent, restent en souffrance ou
servant de traducteur aux Alle- qu’il a passé un demi-siècle dans sont définitivement égarés, oubliés,
mands dans la France occupée, est un hôpital psychiatrique russe, « perdus ». Mais qu’en est-il de ces
brutalement enlevé au moment de sans savoir que la guerre était finie, autres retours que l’on trouve dans
la Libération pour ne plus jamais muré dans une langue que ses an- Retour à Kotelnich et dans Un ro-
revenir ni mort, ni vivant. Peut-être ciens geôliers percevaient comme man russe ?
ce grand-père a-t-il été exécuté. En un impénétrable silence.
tout cas, il a disparu sans laisser de
traces. Le retour en Hongrie du soldat Le retour des tragédies
disparu est orchestré par ceux qui
D’une certaine façon, c’est pour l’ont connu adolescent comme Inexplicablement, inexorablement,
le chercher, pour le retrouver, que un retour triomphal. Le film dé- Emmanuel Carrère semble pour-
son petit fils a accepté de tourner crit par contre, une sinistre farce. suivi par la tragédie. Ce déchaî-
un film à Kotelnitch. Kotelnitch est Le fils prodigue est maintenant un nement de violence est ce qui le
le lieu des disparitions inexplica- vieillard au regard vide. Il est éden- pousse à écrire. Il s’agit, dit-il,
bles et des retours inattendus. té, amputé d’une jambe. La plupart d’une sorte d’exorcisme.
« Pourquoi aller en Russie, pour- de ses contemporains ont disparu. « La folie et l’horreur ont obsédé
quoi revenir à Kotelnitch, sinon De sa vie, de ses cinquante années ma vie […] Les livres que j’ai écrits
parce que s’est échoué là le des- passées à l’hôpital psychiatrique, il ne parlent de rien d’autre. Après
tin de ce Hongrois qui me permet ne reste rien. Ses geôliers sont par- L’Adversaire, je n’en pouvais plus.
d’approcher par un chemin détour- tis ou morts. Ceux qui l’entourent J’ai voulu y échapper. J’ai cru y
né celui de mon grand-père ? […] ont retenu deux choses de sa vie. échapper en aimant une femme et
Lui aussi a disparu à l’automne Tamas était un bon menuisier : il en menant une enquête. L’enquête
1944. Lui aussi s’est rangé du côté avait construit un étonnant piège à portait sur mon grand-père mater-
des allemands. Mais lui, 56 ans rats. Tamas aimait les choux. nel, qui après une vie tragique a
plus tard, il est revenu. Il est reve- disparu à l’automne 1944 et, très
Le retour de Tamas n’annule en
nu d’un endroit qui s’appelle, Ko- probablement, a été exécuté pour
rien sa disparition, ne compense
telnich, où je suis allé, et où je de- faits de collaboration. »
en rien l’horreur d’une vie réduite
vine qu’il me faudra revenir. Car,
à néant. Il s’agit d’un retour qui ne
Kotelnich, pour moi, c’est là où on Mais la mort de ce grand-père fait
séjourne quand on a disparu… » répare rien, qui ne comble rien ; étrangement retour dans la vie du
d’un retour qui sert seulement à narrateur, avec le suicide de son
Emmanuel Carrère s’est en effet accentuer la souffrance. On voit cousin François chez lequel il re-
initialement rendu à Kotelnitch Tamas sourire docilement quand trouve « ce regard fuyant et tra-
page 30
qué… le regard du grand-père… ». grands romans Dostoïevskiens, Car- mon grand-père […] cet homme était
Pour exorciser ce fantôme, pour- rère ne se contente-t-il pas d’égrener nommé et enterré publiquement, du
suit alors Carrère, « j’ai suivi des des faits divers horribles ? Son « ro- moins déclaré mort. »
chemins hasardeux. Ils m’ont en- man russe » est-il autre chose que le Il s’agissait donc de « donner une
traîné jusqu’à une petite ville per- prolongement de documentaires sur sépulture au disparu… [de] rendre
due de la province russe où je suis des êtres insignifiants ? La question hommage à sa mémoire ne serait-
resté longtemps, aux aguets, à at- du bien et du mal semble même ne ce qu’en reconnaissant sa mort, ne
tendre qu’il arrive quelque chose. pas devoir se poser à propos du pa- serait-ce qu’en écrivant son nom ».
Et quelque chose est arrivé : « un tient hongrois qui se présente comme C’est une semblable « sépulture »
crime atroce ». La folie et l’hor- un être évidé. Et pourtant, l’horreur que propose Romain Gary, lorsque
reur le rattrapent avec l’assassinat impassible où baigne sa non-vie, les dans un acte incongru, il témoigne
de son interprète. L’auteur écrit : souffrances extrêmes infligées aux pour ceux qui n’ont pas eu d’exis-
« Pour les croyants, l’instant de la anonymes de Kotelnich ne cessent tence, les tire de l’anonymat en pro-
mort est celui où on voit Dieu, non de poser le problème du mal. nonçant leur nom.
plus dans un miroir obscurément
mais face à face… »4 Tel n’a pas En effet, tout comme les grands ro- Romain Gary nous raconte en effet
été le cas pour son interprète ou mans russes - et ceux de Dostoïe- comment il a pris au sérieux la re-
pour son cousin François. « Fran- vski rapportent souvent des faits- quête étrange d’un homme rencon-
çois était fou. Il y avait en lui un divers - celui de Carrère est le récit tré à Wilno : « Si un jour tu deviens
ennemi ricanant celui qui l’a jeté d’une volonté de rédemption. Walter écrivain, ce sera à toi de garder notre
par la fenêtre… Cet ennemi rica- Benjamin concevait sa tâche d’in- mémoire. Les mots servent à cela,
nant, c’est celui que la Bible appel- tellectuel comme celle qui consiste à empêcher que les hommes s’ef-
le le Satan, c’est-à-dire l’Adver- à sauver de l’oubli le discours des facent complètement… Pour moi,
saire ». C’est, comme on le sait, le vaincus. Il s’agissait pour Benja- contente-toi de leur dire : “Au n° 16
titre de l’un des livres de Carrère. min de proposer une alternative à de la Grande-Pohulanka habitait un
Cet « adversaire » semble prendre l’histoire, une histoire alternative. certain M. Piekielny”.» Longtemps
de nombreuses formes. Peut-on lui Mais ceux dont Emmanuel Carrère plus tard, rencontrant la reine d’An-
faire face ? tente la rédemption ne sont même gleterre, Romain Gary se surprend
pas des vaincus. Leurs histoires ne à prononcer devant celle-ci l’étran-
constitueront jamais une histoire al- ge message dont l’avait chargé le
Répondre aux tragédies ? ternative. Insignifiants, humiliés ou monsieur de la rue Pohulanka : « Au
simplement oubliés, ils ne renvoient numéro 16 de la rue, habitait Mon-
En intitulant son livre Un roman pas à une histoire mais à un simple sieur Pikielny. » Le simple fait de
russe, Carrère se livre-t-il à un acte témoignage. Ainsi, à la fin du film le nommer sauve l’existence de
de dérision ? Suffit-il qu’un roman sur Kotelnitch, Carrère prononce le M. Piekielny de l’insignifiance to-
situe son action en Russie pour qu’il nom de son grand-père : tale et de l’oubli5. Le simple fait de
devienne un roman russe ? On pense « Je me suis retrouvé trois mois plus nommer son grand-père - Georges
évidemment à Dostoïevski et à toute tard à enregistrer dans un studio une Zourabichvili, disparu en 1944 -
la grande tradition russe de réflexion dizaine de phrases décrivant briè- permet à Carrère de manifester
sur le mal. Mais, face à l’ampleur des vement, et précisément le destin de une sorte de piété. « J’ai pensé

4) J’ébauche une critique de ce courant « classique » dans « Cure ou répétition du Trauma ? », Revue française de psychosomatique, 28, 2005 : 69-90.
5) J’ai tenté dans ce texte de respecter le vocabulaire, quasiment ou explicitement religieux de Carrère (le mal, l’ennemi, l’adversaire, Satan). Emmanuel
Carrère, 1993, L’adversaire, Paris, POL. page 31
qu’écrire cette histoire ne pouvait à Sciences Po., secrétaire perpé- « Emmanuel, je sais que tu as l’in-
être qu’un crime ou une prière. » tuelle de l’Académie française, la tention d’écrire sur la Russie, sur ta
mère de Carrère a connu la pauvre- famille russe, mais je te demande
Il s’agit pour Carrère de sauver té quotidienne des exilés russes. La une chose, c’est de ne pas toucher
d’autres que lui. Mais il s’agit aus- grande dame du quai Conti est née à mon père. Pas avant ma mort. »
si pour lui de tenter son propre sa- Zourabichvili. Il ne s’agit pourtant Carrère refuse. Il estime légitime,
lut. Ce salut par le récit ressemble pas pour elle de masquer son iden- voire vital, pour lui, pour ses pro-
quelque peu à une psychanalyse. tité georgienne (noms difficiles à ches, pour leurs descendants, pour
Carrère nous dit qu’il allait trois prononcer ; arbres généalogiques tous ceux que cette histoire concer-
fois par semaine chez un psycha- surchargés). Le déni qu’elle pra- ne, de sortir du silence, de parler du
nalyste au moment de la rédaction tique est autre. Il s’agit pour elle, grand-père, de revenir sur le passé.
d’Un roman russe. Ce salut engage suggère le « roman » de son fils, de Il fallait que quelqu’un se charge
une autre forme de retour. maintenir à distance la souffrance des souffrances, que quelqu’un fas-
de son propre père, sa folie et sa se retour sur ces souffrances, que
mort. Dans un itinéraire qui res- quelqu’un prenne le risque de leur
Faire le choix du retour semble à celui de Sarah Kofman, donner une voix. Ce sera lui. Quel
Hélène Carrère d’Encausse semble est alors le sens de ce retour ?
Au cœur du livre de Carrère, voici s’être construite une identité-écran.
une image : le petit Emmanuel est Peut-être a-t-elle eu raison de le
dans une piscine. IL nage en di- faire. J’ai trop souvent souligné Le sens du retour : Une réponse
rection de sa mère. Cette image de moi-même les dangers du Mourir apaisée ?
nostalgie, nostalgie pour la présen- de Dire pour ne pas admirer la rési-
ce de sa mère, s’incarnera aussi, au lience que manifeste cette capacité C’est un retour quasiment litté-
cours du livre en nostalgie pour la de survivre à tout prix. ral. Emmanuel Carrère accomplit
langue de sa mère. Mais il ne s’agit le même itinéraire que sa mère,
pas seulement de nostalgie. Mais une telle mise à distance a mais il l’accomplit à l’envers. Là
un prix. « Mon grand-père [écrit où Hélène Carrère avait poursuivi
Pour sa mère, il y a en effet danger Carrère] aurait maintenant plus de l’aller simple qui menait sa famille
à parler de certains événements, à cent ans. Il est très probable qu’il de Georgie en France, et qui la
se tourner vers un passé mortifère. a été abattu quelques heures, quel- menait elle-même d’une insuppor-
Elle a choisi de nier, d’interdire la ques jours ou quelques semaines table souffrance (celle que décrit
souffrance « Never explain, never après sa disparition. Mais pendant son frère Nicolas, celle dont meurt
complain » lui fait dire Carrère. des années, des dizaines d’années, son neveu François) à l’évitement
Qui est sa mère ? ma mère s’est efforcée - ou inter- de celle-ci, Emmanuel choisit de
dit, mais c’est pareil - d’imaginer faire retour », en partant pour la
Hélène Carrère d’Encausse est un l’inimaginable : qu’il vivait quel- Russie, mais aussi en refusant le
personnage public, une célèbre que part, qu’il était prisonnier ; non-dire, en défaisant les « identi-
historienne de la Russie, une intel- peut-être qu’un jour il reviendrait. tés-écran. »
lectuelle spectaculairement fran- Aujourd’hui encore, je le sais par- Dans un travail de Pénélope étalé
çaise qui réussit à transformer son ce qu’elle me l’a dit, il lui arrive de sur deux générations Emmanuel
identité russe en objet de savoir, à rêver de son retour. » Carrère fait retour sur l’itinéraire
se référer à cette identité de façon Ce refus d’accepter le deuil se tra- de sa mère jusqu’à affronter ce
explicite mais distante. Professeur duit alors par une interdiction : qu’ailleurs il décrit comme le mal
page 32
ou l’ennemi, Carrère s’inspire d’un (mon grand-père) pour Ania et son
courant désormais classique de la fils, pour ma mère, et pour moi. »
psychanalyse des traumas6. Les
souffrances que l’on a niées, évi- Une voix nous parle à travers les
tées, passées sous silence ne ces- films comme à travers le livre. Cet-
sent de faire retour, de hanter ceux te voix témoigne. Tout comme le
qui les ont fuies. Quelles que soient documentaire tourné par Carrère,
les raisons (amour ou honte) pour documentaire sans sujet reconnais-
lesquelles on leur a refusé le deuil, sable autre que le moi qui s’affirme
les morts sans sépulture s’instal- à travers le regard porté, le roman
lent dans les vivants, font de ces s’affirme en effet comme une
vivants leurs cryptes, deviennent autofiction (ou plus simplement
« dybbuks » ou fantômes, revien- une autobiographie dit Carrère) où
nent de génération en génération. l’auteur réunit… « deux ans de ma
Les non-dits s’incrustent. Ne pas vie, Kotelnitch, mon grand-père,
reconnaître la mort peut empêcher Sophie et moi »
de vivre. Il est alors significatif que les mo-
ments les plus forts du témoignage
En choisissant de lever l’interdic- prennent la forme de chansons : la
tion formulée par sa mère, Car- chanson que chantait la traductrice
rère prend un risque. Mais, si dan- Ania avant d’être brutalement as-
gereux qu’il soit, ce retour sur la sassinée ; la chanson que Tamas
réalité traumatique et honteuse ne esquisse sur l’instigation de celle
semble pas l’avoir détruit. En effet, qui, l’aimait il y a un demi-siècle ;
entre lui et la violence déchaînée la berceuse en russe dont Emma-
des océans dont parlaient Sarah nuel Carrère se souvient et qu’il
Kofman ou Primo Lévi, il y a eu chante lui-même à la fin de Retour
la distance d’une génération ; entre à Kotelnich. Retour à la mère, re-
lui et le grand-père disparu toutes tour à la langue de la mère, retour
sortes de médiations symboliques aux musiques d’autrefois. Retour
sont apparues. Ces médiations qui affirme, face à la « malédic-
ont été reprises, amplifiées, ré- tion », la solidarité des vivants.
fractées par l’écriture du Roman Retour qui tente de mettre en échec
russe. Entre lui et la violence de « l’adversaire ».
l’événement, Carrère a introduit
la présence rassurante des bords
de la piscine, les bras tendus de
cette mère à laquelle son livre,
comme une lettre, est adressé.
« Je me suis retrouvé… [écrit-il]
à chanter une berceuse, pour lui

6) 1960, La promesse de l’aube, Paris, Gallimard.


7) cf. note 1. page 33
Patrick Miller

Chiasmes tée » et aussi « marche à l’intérieur


d’un pays en s’éloignant des cô-
tes ».

Le patient se souvient des flancs


escarpés de l’île des Cyclades où
il était venu se reposer après avoir
longuement veillé son père gra-
vement malade. Puissant père de
sa préhistoire, secrètement adoré,
qu’il avait pensé haïr pendant si
longtemps. Ce matin de juin, dans
l’île aux reliefs tourmentés, le télé-
phone a sonné. εμπρος. Son père
ne l’avait pas attendu. Un blanc,
Retour du Japon. Poème court. Nous prenons la voiture, nous nous une matité de silence hors du
éloignons du bord de mer par des temps. « Puis [dit-il] j’ai entendu,
« Pas à pas routes sinueuses qui nous mènent très loin, quelqu’un crier, ce cri
Dans la montagne d’été - vers l’intérieur montagneux de s’est rapproché et j’ai réalisé que
soudain - la mer. »1 l’Eubée. j’étais en train de hurler, un hurle-
« On arriva le cinquième jour à ment de bête. »
Un peu plus tard – un matin de juin la montagne sacrée qui s’appe- Moment où se télescopent le passé,
sur une rive de la mer Egée. Lau- lait le Mont Techès. Les premiers l’avenir pressenti et redouté, et le
rier blanc en fleurs. Conversation qui eurent gravi jusqu’au som- présent. Instant pur, hors de soi,
de petit-déjeuner au Kafeneion2 : met aperçurent la mer et jetèrent excorporation déréalisante et re-
ψωμι, βουτυρο, μελι3. de grands cris… Xénophon crut tour à l’enveloppe corporelle. Est-
De nos paroles croisées, mot après qu’il ne s’agissait pas d’une baga- ce que le nouveau-né entend son
mot, surgit : biophore. Mot incon- telle. Il monta à cheval, prit avec cri lors de sa première expiration ?
nu. Unbefahrne.4 lui Lycius et les cavaliers Grecs et Ce fracas sonore et lumineux peut-
La serveuse, despina ! va-et-vient, courut le long du flanc de la co- il lui appartenir ? Ou bien n’y a-t-il
ses oublis répétés la font sans cesse lonne pour amener du secours : il encore personne, souffle de chair
revenir sur ses pas. Despina, vous distingua bientôt que les soldats inqualifiable ?
nous avez oubliés ! criaient la mer, la mer (θαλασσα, Dans son essai sur Paul Celan voi-
θαλασσα). »5. ci comment Martine Broda définit
Anabase (anabasis) signifie « mon- l’anabase : « La remontée de la

1) Poème de Kobayashi, Issa, cf. 2002, Anthologie du poème court japonais, Paris, Gallimard, coll. Poésie.
2) Avec le poète A. Alexandridis.
3) Pain, beurre, miel.
4) « weit ins Unbefahrne hinaus. » P. Celan, Anabase. « parti dans le large non-navigué. » (Traduction J.-P. Lefebvre). Littéralement : « qui n’a jamais
été voyagé, traversé ». Tous les mots en allemand dans la suite du texte sont tirés du poème « Anabase » de Celan. Cf. P. Celan, 1998, Choix de Poèmes,
Paris, Gallimard.
5) Xénophon, 1957, Anabase, Paris, Belles Lettres, tome II, livre IV. page 34
mer vers les terres… et la sortie dem’a réveillé. Je me suis alors rendu pour la première fois, de la musi-
l’exil, cette montée [étant] aussi un
compte que je hurlais. J’ai ressenti calité de sa propre langue. Nous
retour qui, paradoxalement, s’ef- une douleur atroce à l’estomac. lisons mitsammen.
fectue dans l’avenir. » Comme si la paroi avait été trouée Unbefahrne : « où l’on n’a jamais
à l’emporte-pièce. » Il s’est re- voyagé, que l’on n’a jamais tra-
« De la pierre de taille tranché depuis longtemps de la vie versé ».
du pont, d’où amoureuse, il a pétrifié ses désirs Dans la respiration de l’écriture
il est allé et s’est enveloppé dans une gan- se glisse la lumière11 : Herzhelle,
s’écraser dans la vie, initié gue de pierre. « La douleur était meerfarben, Leucht-glockentöne.
au vol par les blessures, - du insupportable. Elle ne voulait pas Balises lumineuses (photophores)
Pont Mirabeau. »6 passer. J’ai fini par me faire couler mais aussi sonores par le mouve-
un bain chaud. Dans la baignoire, ment de l’eau. Atemreflexen : ré-
En exergue de ce poème une ci- j’ai commencé à penser aux cir- flexes respiratoires, beauté fugace
tation de Marina Tsvetaïeva ; en constances de ma naissance. Je (sekundenschön).
cyrillique avec la traduction : suis resté incarcéré dans le ventre
« Tous les poètes sont des juifs ». de ma mère pendant trois jours. « Tressaillantes beautés de secon-
Pont Mirabeau d’où Paul Celan Son ventre était devenu comme de des : sons des balises lumineuses
se jettera dans la Seine une nuit la pierre. » (doum - doun , oununde suspirat
d’avril 1970. cor) ausgelöst, eingelöst, unser. »
Unwegsam8 : « non-cheminable.
Dans la vie. Impraticable ». Unser : nôtres.
Étroit le chemin frayé par l’écri- Unwegsam-wahre : « impratica-
ture. Minéral. Quel souffle pourra ble-vrai ». La poésie de Paul Celan vient réfu-
réanimer en parole le mot-pierre Hinauf und Zurück : « en haut ter le verdict de Theodor Adorno :
dans la bouche du poète déporté (monter depuis la mer jusque dans « Écrire un poème après Auschwitz
mort étranglé en Sibérie ? les terres) et retour (thalassa ! tha- est barbare… »12 Mais elle rend
lassa !) ». difficile le retour à l’Anabase de
« Petit, In die Herzhelle Zukunft : Herzhel- Saint-John Perse13. Son hommage
Abandonné là, le : « clarté du cœur, zukunft : ave- à Dante et à la poésie (1965, pour
Petit grelot dans le vent glacé nir ». le septième centenaire de Dante),
Avec ton Montée et retour. Va-et-vient de la aussi juste fût-il, est difficile à lire.
Galet blanc dans la bouche. » 7
respiration. Ausgelöst/eingelöst9. Son lyrisme épique semble impu-
Sichtbares/Hörbares (à voir/à en- dique, comme s’il avait été écrit
J’écoute un autre patient : « De ce tendre). avant 1945 :
rêve obscur il ne me reste presque Cheminer dans la langue étran- « Pareils aux Conquérants noma-
rien sinon l’image d’un trou noir. gère avec le témoin étranger10 qui des maîtres d’un infini d’espace,
Dans mon rêve je criais, et ce cri s’émerveille en lisant Paul Celan les grands poètes transhumants,

6) « Et avec le livre de Tarussa », écrit le 20 septembre 1962, cf. P. Celan, 1998, op. cit.
7) « Sibérien » (1 961), poème écrit en pensant à Ossip Mandelstam, déporté en Sibérie et mort près de Vladivostok en 1938, cf. P. Celan, 1998, op. cit.
8) Ce mot, et tous ceux qui suivent en allemand, provient du poème « Anabase » (1 961) de P. Celan, 1998, op. cit.
9) Intraduisible : « mouvement de sortie et mouvement de rentrée/retour, expiration/inspiration ».
10) Sissy Boehringer.
11) Titre du premier recueil posthume de P. Celan, 1989, Lichtzwang. Contrainte de Lumière, Paris, Belin.
12) 1986, Prismes. Critique de la culture et de la société, Paris, Payot.
13) 1924, Anabase, Paris, Gallimard. page 35
honorés de leur ombre, échappent
longuement aux clartés de l’os-
suaire. S’arrachant au passé, ils
voient, incessamment, s’accroître
devant eux la course d’une piste
qui d’eux-mêmes procède. Leurs
œuvres, migratrices, voyagent avec
nous, hautes tables de mémoire que
déplace l’histoire. »14
Xénophon écrit :
« Quand tous les Grecs y furent ar-
rivés (au sommet de la montagne
d’où l’on voit la mer), ils s’em-
brassèrent, ils sautèrent au cou de
leurs généraux et de leurs chefs de
lochos, les larmes aux yeux. »15
Ceux que personne n’attendait, le
matin de leur arrivée Gare de l’Est
eurent-ils les larmes aux yeux en
traversant Paris jusqu’à l’hôtel Lu-
tétia ?16  Le pouvaient-ils encore ?
Sichtbares. Hörbares. Que pou-
vaient-ils voir ? Qui pouvait les
entendre ?
Revenir sans retour.

14) Saint-John Perse, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade.


15) Op. cit.
16) Lieu d’accueil des déportés à leur retour des camps. page 36
Cathie Silvestre

Un messager obstiné temporaire puis définitive, de l’ob-


jet tout d’abord, puis du sujet lui-
même, voilà ce que met en scène
le « jeu de la bobine », au décours
d’une élaboration inconsciente et
« Dans ce qui te tient lieu d’histoire, n’as-tu jamais vu de failles ? d’une saisie anticipatrice, amenant
Les temps morts, les passages à vide. Le désir fugitif et poignant de d’ailleurs l’enfant à tenter de faire
ne plus entendre, de ne plus voir, de rester silencieux et immobile. disparaître sa propre image du mi-
Les rêves insensés de solitude. » roir : en sortant du champ reflété,
Un homme qui dort, Georges Perec il s’efface à ses propres yeux, re-
joignant l’autre dans la capacité
– redoutable - de produire de l’ab-
sence.
Dans la cure, la compulsion de
répétition dessine, avec « le reflet
« Au-delà du principe de plaisir »1, dant toutefois aux forces de vie, la renouvelé d’un passé oublié », le
écrit en 1920, marque un tournant jouissance du chemin le plus long visage têtu et borné du destin. Et
dans la pensée freudienne, en pla- pour aller vers l’immobilité. l’on peut voir à l’œuvre cet « éter-
çant la compulsion de répétition au Scandale de ce retour vers l’ina- nel retour du même » qui déploie
cœur du dispositif psychique. Cer- nimé, ainsi posé comme partie pre- sa force d’attraction et sa séduc-
tes, le retour du refoulé, le retour- nante de la dynamique vitale, ce tion irrésistible, puisées dans une
nement, le transfert, la régression, qui laisserait la répétition comme dynamique pulsionnelle dirigée
avaient déjà et depuis longtemps seule voie de maîtrise apparem- vers « le rétablissement d’un état
ouvert la voie, le narcissisme éga- ment active, sur l’inéluctable per- antérieur »3, au-delà même de son
lement, lieu de retour sur soi des te. La force de l’interprétation du investissement du but et de la satis-
investissements libidinaux qui jeu dit « de la bobine »2 est là, dans faction recherchée.
avaient été dédiés aux objets. le pressentiment par le petit enfant, Force de répétition, force de
Cependant la réflexion ainsi ouver- de l’exigence qui lui est imposée conservation, que Eros peut seule-
te, à partir de la nature conserva- désormais, de devoir pactiser avec ment venir perturber en imposant
trice des pulsions, de leur ten- une absence qu’il pourra, au mieux, le bruit de la vie, son frémissement,
dance affirmée au retour à l’avant, espérer être suivie de retour. Façon sa séduction antagoniste, presque
constitue une spéculation hardie d’apprendre en fait, à apprivoiser par dérogation à cette poussée qui
et troublante : « le non-vivant était et assumer dès ce moment, l’intri- vise, non pas le mouvement, mais
là avant le vivant », et c’est là que cation étroite de la présence et de l’inertie, quand l’apaisement des
la vie pulsionnelle chercherait son l’absence dans la dynamique de tensions tient lieu de plaisir.
accomplissement ultime, en concé- la vie et du lien libidinal. Absence

1) S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980 : 43-115.
2) Op cit., 1981 : 52 et suiv.
3) Op cit., 1981 : 62. page 37
Chemin de vie, disputé à la mort jour, la répétition d’un quotidien sa provende au jour le jour, aussi
et à ses avatars, chemin de durée à peine interrompu par l’intervalle bien qu’à l’acmé du plaisir, mort
variable et imprévisible, il est tou- du silence et de l’absence noctur- qui, par son « ombre portée » est
tefois jalonné de signes avant-cou- nes, en estompent les contours, et aussi « le grand effet de relief de
reurs, tels que nous les rappelle ce nos propres yeux demeurent aveu- l’existence »6, négatif qui, à ce titre
conte de Grimm.4 Un homme par- gles obstinément sur cet à-venir ne cesse de dispenser du positif.
vient à pactiser avec la Mort, non d’ombre pérenne. Ombre tendue et insistante dont la
pour qu’elle l’épargne, mais pour Le sommeil fait retour nuit après perception pousse, pour déjouer
qu’elle le prévienne et qu’il ne soit nuit, mais ce retour nous y sommes son emprise et la tenir en échec, à
pas pris au dépourvu. Il vit ainsi sa consentants, voire demandeurs ir- faire, savoir, entreprendre, aimer,
vie, tranquille, sans frayeur, atten- rités s’il vient à se refuser. Quoi de soit à réclamer encore un coin de
dant sinon espérant, le signal pro- plus doux que le sommeil envelop- miroir, encore un retour maîtrisé
mis. pant après la tétée, après l’amour, du reflet qui éloigne l’absence
La vieillesse arrive avec son cor- voilant les limites, allégeant les et l’obscur. L’on tente bien ainsi
tège de petites misères, qu’il sur- corps, s’adjoignant Morphée pour d’écarter la nostalgie de l’inanimé,
monte sans trop de peine, jusqu’au des mises en scène où le désir est mais la rigueur cruelle de l’avan-
jour où la Mort surgit et lui dit que roi ? Repli narcissique, retrait des cement du temps en ligne droite
son heure est venue. Comment dit- investissements extérieurs sont et à fonds perdus, conduit à faire
il, et ta promesse de me prévenir ? exigés par ce double familier, ce té- retour vers l’illusion de circularité
Et la Mort de lui citer alors, tous moin à la fois discret et loquace de au-delà de la répétition et de ses
les messagers avant-coureurs qu’il nos égarements et de nos douleurs fantômes récurrents, jusqu’à trou-
avait négligé de prendre en comp- les plus intimes : nous sommes in- ver enfin le moyen de moins céder
te : fièvre, douleurs, vertiges, mais vités au sommeil et dociles à ses au sommeil et de ne pas craindre
plus particulièrement le sommeil rites et commandements, comme de dépenser sans compter.
qui, tout au long de la vie, impose nous le sommes à ses rêves avec Quoiqu’il en soit, le recours à la
d’être pareil à un gisant toutes les leurs rébus, leurs énigmes, et la mort plane comme une présence
nuits. part d’inconnu qui s’y révèle, mais lointaine et que l’on veut docile,
Et en effet, « l’étrange et doulou- nous sommes également condam- elle doit faire signe le plus tard pos-
reux visage », celui dont on se dé- nés à lui être livrés, à lui dédier en sible, mais aussi répondre à l’appel
tourne avec frayeur ou colère, se toute inconscience et nécessité, un sans délai, quant choisir la dispari-
pare des attraits du sommeil et de tiers de notre vie. tion, semble restituer une maîtrise
l’oubli, il se glisse au plus intime Comme le familier se renverse imaginaire sur un territoire subjec-
et ne nous quitte pas d’une se- en étrange inquiétant, comme un tif mis à mal. Ce qui pourrait se
melle, puisqu’il est l’autre face de même mot peut avoir des sens op- dire : reprendre la main.
nous-mêmes, celle qui est « enca- posés, comme le double est à la On peut ainsi évoquer la partie
puchonnée de ténèbres »5. Nous en fois illusion d’immortalité et figure d’échecs entre la Mort et le Cheva-
percevons obscurément la présen- de la mort, le sommeil réparateur lier, dans le film de Ingmar Berg-
ce familière et inquiétante, mais la s’étend sur notre vie comme l’om- man, Le septième sceau, partie dont
promesse confiante du retour du bre projetée de la mort qui prend le but est de faire perdre la main et

4) J. et W. Grimm, « Les messagers de la mort », Les contes, Paris, Flammarion, 1977 : 897 et suiv.
5) J.-P. Vernant, « Une face de terreur », La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985 : 48.
6) W. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, coll Champs, 1977 : 47. page 38
l’initiative à la Mort, jusqu’au mo- peut donner corps à ce concept8. me qu’il a pris
ment où l’échiquier se renverse, si- Rien en effet si ce n’est la répéti- Il le tient bien. On le hait, même
gnant la fin de partie, mais de telle tion elle-même qui s’inscrit dans la chez les immortels. »9
sorte qu’un doute subsiste de sa- vie même, s’insinue dans la force Ils sont fils de Nuit qui les enfanta
voir lequel, des deux protagonistes du lien, parvenant à faire de Éros sans s’être unie d’amour, Nuit dont
en a précipité l’échéance. le passeur de Thanatos. le domaine est situé, dans une pro-
Alliage précaire et instable des for- fondeur terrifiante et plus abyssale
Freud précise que le double de- ces de vie et de mort, qui sort de encore que l’infernal chtonien où
vient une figure d’épouvante par l’abstraction pour s’incarner de fa- séjournent les morts.10
retour à une formation psychique çon limpide dans le sommeil, dont Clémence Ramnoux rappelle une
des temps originaires dépassés et les effets réparateurs et conser- « énigme héraclitéenne » : « Tha-
par régression à un temps de non- vateurs sont tissés avec l’oubli, natos est tout ce que nous voyons
délimitation du moi par rapport au l’abandon, le repli sur soi, toutes en nous réveillant, et tout ce que
monde7. formes où domine l’inertie. Écono- nous voyons en dormant est Hyp-
On voit donc ces enroulements mie et parcimonie subverties tout nos ». Elle en propose une élabo-
multiples, nouant l’espace et le de même par la fantasmagorie qui ration qui reviendrait à remplacer
temps, dérivant imaginairement devient activité prégnante, foison- Thanatos par « Vie-et-mort », du
la linéarité de la vie : on peut faire nante, libidinale. Mais là encore le fait que celui qui est éveillé a com-
retour dans l’espace, tel Œdipe re- renversement ou le retournement pris l’intrication nécessaire des
venant à Thèbes pour y trouver sa de la vie et de la mort, du positif deux : « Quand l’homme a décou-
mort et accomplir son destin, on et du négatif, sont perceptibles vert cette loi, et ne l’oublie plus,
ne peut faire retour dans le temps, dans le déroulement interminable alors il est réellement devenu un
sauf peut-être en appelant à la du fil associatif, ombilic du rêve, homme intelligent… il sait la for-
toute-puissance d’un inconscient conduisant à un inconnaissable, un mule : Vie et Mort, au fond, c’est
censé ignorer la négativité, mais irreprésentable, autant dire retour tout Un. »11
également le temps, accessible d’une négativité au cœur du flux
seulement dans l’expérience de la onirique. Soutenir cette intrication dans ses
discontinuité de la sensation. Hypnos et Thanatos sont frères différents avatars, sans consentir
La ligne droite et la logique binaire jumeaux et divinités redoutables trop vite au retournement et à la
semblent en effet superbement te- quoiqu’opposés, tels ils apparais- déliaison, est le travail d’une vie :
nues à l’écart des représentations sent dans la Théogonie, citée par arpenter le chemin le plus long
inconscientes qui obéissent aux Clémence Ramnoux : dans la lumière, se détourner du té-
règles des processus primaires, et « L’un circule sur terre et sur le nébreux, repousser la mort dans ses
Freud a toujours affirmé que rien large dos de la mer, abîmes, vivre, en sachant que l’on
dans l’inconscient ne peut donner Doux et suave pour les hommes. doit « une mort à la nature », en-
un contenu à la pensée de la des- L’autre avec un cœur de fer, un fin céder à la victoire de la nuit. Et
truction de la vie, dans la mesure poumon d’airain, quand vient ce moment où la dette
où aucune expérience vécue ne Sans pitié dans la poitrine : l’hom- de vie doit être acquittée, quand il

7) S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1986 : 239.
8) S. Freud, 1975, Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, PUF.
9) C. Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit, Paris, Flammarion, coll Champs, 1986 : 50.
10) C. Ramnoux signale cette distinction faite par Eschyle dans l’Orestie, concernant la figure d’Hermès, entre un principe chtonien et un principe noc-
turne.
11) C. Ramnoux, op cit., 1986 : 58-9. page 39
s’agit de faire retour à la terre pour
ce que l’on a pu nommer le « der-
nier sommeil », où est-il possible
de trouver encore quelque clarté,
quelque chaleur, sinon en faisant
un dernier retour vers le passé,
vers les commencements ?

Rosebud, mot énigmatique, mot de


la fin d’une vie de grandeur et dé-
mesure, d’une vie qui s’est défaite
dans la folie, l’orgueil, la cruauté.
Citizen K enfermé sans retour dans
Xanadu, forteresse contenant tous
les trésors que le pouvoir et la ri-
chesse lui ont octroyés, s’en échap-
pera enfin en laissant glisser hors
de sa main, la miniature enneigée
contenant un traîneau d’enfant, ré-
plique de Rosebud, jouet aimé et
abandonné lors de son départ pour
la grande ville, sa gloire et son
malheur. Citizen K, perdu dans les
décombres d’une puissance déri-
soire, retrouve ainsi dans l’instant
de sa mort, son vif plaisir d’enfant
quand tout était encore neuf et
blanc.
Page redevenue vierge à l’ultime
instant pour que s’y inscrive le
chiffre secret du plaisir et de la vie,
quand l’ombre de la mort permet
son dévoilement.

page 40
Myriam Revault d’Allonnes

L’autorité du futur 1 la modernité. Il n’est pas non plus


- pas encore - le nôtre : celui que
nous qualifions, faute de mieux,
d’« hyper » ou d’« ultra » moder-
nité.

Koselleck […] a caractérisé ce
temps nouveau de la modernité
(Neuzeit) 4 sur le mode d’une auto-
appréhension ou d’une auto-re-
présentation : les Temps modernes
« se saisissent comme temps nou-
veaux » dès lors que « les attentes
dans leurs impatiences se sont de
plus en plus éloignées de toutes les
La condition historique : entre ex- même moment, Chateaubriand expériences faites auparavant »5.
périence et attente formule un diagnostic analogue : Autrement dit, le rapport entre
« le monde actuel, le monde sans l’« espace d’expérience » - les
Le monde que décrit Tocqueville autorité consacrée, semble placé acquis du passé incorporés dans
est-il encore celui dans lequel nous entre deux impossibilités : l’im- le présent et devenus habitus - et
vivons ? L’égalisation des condi- possibilité du passé… et l’impos- « l’horizon d’attente » - à savoir
tions et les comportements qu’elle sibilité de l’avenir »3. C’est ce toutes les modalités possibles par
induit sont-ils des phénomènes temps que, dans la préface de la lesquelles nous anticipons l’ave-
durables, irréversibles, toujours Crise de la culture, Hannah Arendt nir - s’est radicalement transfor-
actuels ? Le temps de Tocque- désignera comme l’« entre-deux » mé. Les deux champs se sont sépa-
ville est celui de la rupture et de ou la « brèche » (gap) qui apparaît rés : l’écart n’a cessé de se creuser
la brèche entre le passé et le futur. aux acteurs et aux témoins qui le entre l’ensemble des expériences
Rappelons la phrase déjà citée : vivent comme un intervalle entiè- que l’homme a recueillies et l’ho-
je « remonte de siècle en siècle rement déterminé par des choses rizon d’attente où se déploient les
jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; qui ne sont plus et par d’autres qui multiples perspectives auxquelles
je n’aperçois rien qui ressemble à ne sont pas encore. il aspire. Bien que l’expérience et
ce qui est sous mes yeux. Le passé Le monde qui est le leur succède à l’attente ne s’opposent pas de fa-
n’éclairant plus l’avenir, l’esprit la fracture révolutionnaire : il n’est çon bipolaire mais se condition-
marche dans les ténèbres »2. Au déjà plus celui où s’est inaugurée nent réciproquement, l’homme

1) Extrait du livre de Myriam Revault d’Allonnes, 2006, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil.
2) De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier Flammarion, tome II, 1981 : 399.
3) Mémoires d’outre-tombe, Paris, Pléiade, tome II, 1944 : 477 (souligné par moi).
4) Le terme «Neuzeit» désigne spécifiquement les temps modernes comme on le voit d’après le titre original de l’ouvrage de Blumenberg : Die Legimität der Neuzeit,
traduit en français par La légitimité des Temps modernes.
5) Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990 : 323. page 41
moderne en vient à percevoir son au passé auquel il se compare. célération donc que celle qui com-
au-delà projectif, l’horizon de Et donc, avec l’idée de progrès, mence au moment où les hommes
ses possibles en rupture avec les l’homme s’autorise de lui-même. ne reconnaissent plus que la seule
contenus et les réserves que pou- Il se considère comme celui qui autorité conférée par la raison, cel-
vait lui fournir le passé de la tradi- fait histoire et envisage la marche le qui œuvre à la perfectibilité de
tion. L’attente n’est pas déductible de l’histoire comme déductible de l’espèce humaine jusqu’à un terme
de l’expérience vécue. La tradition son auto-compréhension comme indéfini.
a perdu sa capacité à configurer le sujet rationnel, démiurge ou même Et surtout, cette accélération,
futur. créateur. Kant, dans la deuxième conjuguée au thème de la nou-
Trois topoi, trois thématiques for- section du Conflit des facultés, se veauté des Temps modernes, arra-
tes, ont investi ce nouveau rapport demande comment une histoire a che l’idée de Révolution à son an-
propre à la modernité entre espace priori est possible. Comment peut- cienne signification astronomique
d’expérience et horizon d’attente : on livrer « un récit historique di- (l’idée des révolutions circulaires),
l’idée que le temps est dynamisé vinatoire de ce que réserve l’ave- à l’ordre des mutations cycliques
en force historique, la croyance nir » ? Réponse : « Si le devin fait et autant qu’à l’idée d’un désordre
en une accélération liée à l’idée de organise lui-même les événements ou d’une instabilité incontrôlables
progrès, la conviction que l’his- qu’à l’avance il prédit »6. C’est (la stasis des Grecs). La révolution
toire est à faire et qu’elle est maî- bien le principe d’affirmation de devient, comme le dira Kant, signe
trisable par l’homme. C’est, pour soi qui « autorise » l’idée d’un dé- d’histoire : elle s’indique comme
rappeler la formule de Ricoeur, veloppement rationnel et progres- cet événement qui manifeste la dis-
une « qualité nouvelle du temps sif de l’histoire humaine. Et dans position morale de l’humanité et sa
qui s’est fait jour, issue du rapport cette perspective, l’histoire est un « marche en avant vers le mieux ».
nouveau au futur ». Les temps mo- « faire » plus qu’un « agir ». La signification des révolutions
dernes sont nouveaux parce qu’ils Parce que ce temps nouveau est modernes est donc sans précédent :
temporalisent l’histoire en insti- un temps accéléré, il engendre des « inextricablement liée à l’idée
tuant la différence des temps, la attentes de plus en plus impatien- que le cours de l’Histoire, brus-
discontinuité radicale du passé et tes. Ainsi, l’accélération rend per- quement, recommence à nouveau,
du présent. Koselleck rejoint ainsi ceptible l’amélioration du genre qu’une histoire entièrement nou-
la forte démonstration de Blumen- humain : Condorcet, dans l’Es- velle, une histoire jamais connue
berg sur la différence essentielle quisse d’un tableau historique de ou jamais racontée auparavant, va
entre l’ordre de l’eschatologie et l’esprit humain, consacre les huit se dérouler… »7
la nouveauté de l’idée de progrès. premières « époques » à l’histoire Enfin, le topos de la maîtrise,
Si cette dernière n’est pas la pure de l’humanité depuis ses origines énoncé par Kant dans la phrase
et simple transposition de l’espé- jusqu’aux temps où « les scien- déjà relevée - quand le devin fait
rance eschatologique, c’est qu’elle ces et la philosophie secouèrent le lui-même les événements qu’il
extrapole sur l’avenir à partir d’une joug de l’autorité ». La neuvième prédit - relève lui aussi d’une muta-
histoire voulue, pensée et faite par époque couvre la période qui va tion fondamentale : la capacité des
les hommes. Cette histoire « maî- de Descartes à la formation de la hommes à agir sur leur destin im-
trisée » par l’homme procède ainsi République française et la dixième plique que le futur soit remis à leur
de l’auto-justification du présent envisage « les progrès futurs de propre arbitre. Le paradigme de la
par l’avenir qu’il se donne face l’esprit humain » : vertigineuse ac- fabrication va investir le devenir

6) Conflit des facultés, Paris, Vrin, 1955 : 94.


7) Hannah Arendt, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard-Essais, 1967 : 36-7. page 42
historique : si nous ne comprenons totique, la marche de l’humanité L’effondrement de l’autorité du
que ce que nous produisons et si ce vers le mieux. Certains y voient futur. Quel espace d’expérience ?
que nous ne produisons pas nous même une marche vers le pire. Quel horizon d’attente ?
est inintelligible, il nous faut faire L’illimitation qui dilatait l’avenir
l’histoire et en dresser le plan pour en donnant à l’homme non seule- Nous savons - la chose a été trop
la rendre intelligible. Il nous faut ment le pouvoir de tout conquérir souvent relevée pour qu’on y in-
devenir les auteurs d’une histoire mais celui de se produire lui-même siste - que la « crise de l’autorité »
que nous pourrons d’abord domi- - de faire l’histoire et de faire his- a pris aujourd’hui un caractère
ner du regard en lui assignant une toire - s’est aujourd’hui retournée paroxystique en atteignant notam-
fin et qu’ensuite nous pourrons en désillusion, voire en effroi et en ment des institutions comme la fa-
maîtriser en y lisant les étapes de terreur. Car le thème de la maîtrise, mille, l’école ou même la justice.
la transformation effective de l’hu- combiné à celui de la table rase, a Non seulement parce que le fil de la
manité. L’histoire n’est plus seule- - comme on le sait - nourri le « ici, tradition a été rompu mais surtout
ment à penser, elle est à faire. Elle tout est possible » : c’est par ces parce que s’est effondrée l’autorité
est le processus même de la réali- mots que David Rousset désignait du futur. Il est clair, en effet, que
sation de l’homme parce qu’elle la présupposition fondamentale l’autorité ne s’épuise pas dans la
est l’histoire de l’homme auteur des camps d’extermination et de continuité de la tradition et que la
de lui-même. concentration, ces « laboratoires » crise de l’autorité ne procède pas
de la domination totalitaire. seulement de son érosion ni même
Or il nous apparaît aujourd’hui de l’arrachement à la précédence
que chacun de ces trois éléments Qu’en est-il aujourd’hui, après du passé. Elle se révèle aujourd’hui
est profondément révoqué en la remise en question de ces trois en pleine lumière dans l’écroule-
doute : aussi bien l’hypertrophie éléments constitutifs, de notre ma- ment de projets eux-mêmes liés au
de la rationalité technique et ins- nière d’être au temps et, par voie caractère déterminant de l’avenir.
trumentale que les déploiements de conséquence, de l’autorité du Ce qu’on appelé à tort ou à raison
catastrophiques des systèmes to- futur ? Que reste-t-il du schème « la fin des idéologies », l’effon-
talitaires ont remis en cause l’idée interprétatif proposé par Koselleck drement des mythes révolution-
des « temps nouveaux » au moins et qui permettait au moins de com- naires et des religions séculières :
en ce qui concerne le double fan- prendre que l’action s’augmentait tout cela contribue à radicaliser la
tasme du commencement absolu et de l’inscription dans un devenir ? crise en ébranlant profondément
de la « régénération » de l’homme La distance creusée entre l’espace notre rapport à la temporalité.
nouveau. Quant à l’accélération, d’expérience et l’horizon d’attente Avec la disparition de l’horizon
elle n’est pas celle qui nous rap- pouvait certes faire du passé un d’espérance séculière advient un
proche des temps meilleurs. Bien passé révolu - un passé dont on temps sans promesses et l’autorité
au contraire : Koselleck remarque ne pouvait plus s’autoriser - mais ne peut plus dès lors s’augmenter
lui-même que l’écart croissant en- elle entraînait une projection ré- de cette postériorité ou de cette
tre l’espace d’expérience et l’ho- troactive de l’avenir sur le présent : « avance » rétroactive qui orientait
rizon d’attente fait reculer ce der- le passé n’éclairant plus l’ave- le cours de nos actions. Le temps a
nier dans les lointains au fur et à nir, c’est à l’avenir qu’il revenait cessé de promettre quelque chose.
mesure que nous avançons. Nous d’autoriser le présent. Autrement dit, la « précédence »
n’adhérons plus aujourd’hui à l’es- qui augmente l’autorité (dont cel-
pérance des Lumières de voir se le-ci s’autorise) ne tient pas seule-
réaliser, fût-ce de manière asymp- ment à l’antériorité de ce qui nous
page 43
préexiste dans le passé mais à l’at- joug de l’autorité et à récuser tout mais « leur mémoire le remplit et
tente d’un avenir possible : le « pas mode de légitimation lié à la tradi- prophétise encore la liberté » - in-
encore » ou l’au-delà projectif qui tion, la proclamation d’un nouveau valide-t-elle la double fracture du
rassemble et organise nos actions. commencement historique et poli- discours de l’histoire - une histoire
Ces deux modalités de la précéden- tique n’a cessé de s’accompagner jamais connue ou jamais racontée
ce sont aujourd’hui profondément d’une référence à l’Antique. De auparavant – et de l’action – une
atteintes. Tel est sans doute l’un des fait, le rapport des Anciens et des histoire encore jamais faite ? Com-
ressorts majeurs de la crise de la Modernes est bien plus complexe ment faut-il entendre – eu égard
société contemporaine ou, comme qu’il n’y paraît. Et on ne peut le au refus de toute légitimité ancrée
le signalait Castoriadis, de la crise réduire à l’affrontement binaire dans la tradition – ce paradoxe de
de la « société comme telle pour entre un système de valeurs fondé l’ancien et du nouveau, ce para-
l’homme contemporain » : le passé sur le primat de la transcendance doxe d’une création qui cherche
et l’avenir ne sont plus « source et de la tradition et la prétention à se relier, à s’ancrer dans une
et racine pour personne »8. Mais avouée d’abolir toute référence à exemplarité afin d’assurer sa pro-
il faut souligner que le consente- l’« autorité ». En toute logique, la pre fondation ?
ment à cette double « avance » de rhétorique du nouveau propre à la Le phénomène est d’autant plus
l’antériorité et de la postériorité modernité […] aurait dû s’abstenir étonnant que la Révolution fran-
n’implique pas pour autant un sens de toute référence à un passé tenu çaise n’a pas inventé les Romains :
prédonné ni ne produit nécessai- pour révolu. Or il n’en est rien : à tout le XVIIIeme siècle est investi
rement des normes préétablies sur la fois les Temps Modernes se sont par les poses à l’antique. Comme
lesquelles il suffirait de se régler. institués comme un nouvel ordre si la différence des temps laissait
Car la perte de la tradition ne coïn- des temps et ils ont cherché, par ouvert l’écart entre un passé clos,
cide pas avec l’oubli du passé : si une impérieuse nécessité, à retrou- celui de la tradition, et un passé
la tradition enracine les généra- ver « ces routes inconnues aux mo- inachevé qui est ouverture à de
tions successives dans le caractère dernes » et frayées autrefois par les nouveaux commencements. Mon-
prédéterminé du passé, sa déshé- Anciens : Grecs et Romains. tesquieu insiste sur la distance in-
rence n’entraîne pas la perte de la Le geste des révolutionnaires fran- franchissable qui sépare l’austère
capacité à rouvrir un passé d’une çais et américains est à cet égard vertu des républiques antiques et
« fraîcheur inattendue » et pour éloquent. Toute la rhétorique des l’esprit du monde moderne. Rous-
lequel « personne encore n’a eu Révolutions modernes - américai- seau met en garde les citoyens de
d’oreilles »9. Rouvrir un passé qui ne et française - investie par une Genève contre la tentation de se
ne coïncide pas avec la tradition : énorme emphase des commence- prendre pour des Anciens : « Trop
ou encore être à l’écoute des signi- ments - fait appel à un certain pas- petits pour vous comparer à rien,
fications ouvertes qui appellent, sé gréco-romain. C’est à Sparte, à restez en vous-mêmes et ne vous
aujourd’hui encore, à l’initiative et Athènes et à Rome que renvoie, en aveuglez point sur votre position.
l’invention de l’inédit. permanence, un discours qui pro- Les anciens peuples ne sont plus
Il faut alors relever un étonnant clame dans le même mouvement sa un modèle pour les modernes ;
paradoxe, déjà présent à l’orée de radicalité inaugurale. L’étonnante ils leur sont trop étrangers à tous
la modernité. Malgré la revendi- phrase de Saint-Just - « Le mon- égards […], vous n’êtes ni romains
cation des Modernes à secouer le de est vide depuis les Romains » ni spartiates, vous n’êtes même pas

8) Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996 : 22, souligné dans le texte.
9) Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture, Paris, Gallimard-Essais, 1972 : 125.
10) Rousseau, IXe lettre écrite de la Montagne. Œuvres Complètes, Paris, Pléiade, III, 1964 : 880-1. page 44
athéniens… »10. Votre situation, l’imitation du modèle qui régit le véler une action sans précédent ».
poursuit en substance Rousseau, rapport que les hommes de la Ré- On voit bien comment l’« auto-
requiert des maximes particuliè- volution entretiennent avec les hé- risation » à commencer quelque
res, des institutions spécifiques, ros de l’Antiquité. Le recours aux chose de neuf inscrit l’invention au
l’élaboration d’un rapport nouveau Anciens perd alors son caractère sein d’un réseau de significations
à l’intérêt public. Et donc l’altérité énigmatique : il est résorbé dans ouvertes. Et la nécessité – pour
des Anciens – si on la considère le fantasme de la répétition histo- s’emparer du présent – de se rat-
comme un modèle – est inattei- rique et l’abolition - illusoire - de tacher, de se relier en arrière – afin
gnable : on ne peut la rejoindre, les la différence des temps. Le mort a d’assurer la fondation – ne s’arrête
routes en sont oubliées et perdues. saisi le vif, le passé s’est emparé pas au subterfuge de la répétition
Marx n’a pas manqué d’inter- du présent. qui dissout le vif du présent dans le
préter cet usage du passé antique passé. Il s’agirait en quelque sorte
gréco-romain comme un usage de renverser la célèbre phrase de
parodique : en jouant leur histoire Un passé pour lequel nous n’avons Marx - le mort saisit le vif - en une
travestis en Romains, les révolu- pas eu d’oreille ? autre question : comment la force
tionnaires auraient succombé à la imprévisible du présent peut-elle
fiction mythique et la Révolution, Tout autre est l’interprétation de ressaisir le vif du passé ?
pour s’accomplir, se serait drapée Hannah Arendt : elle ne fait pas de Aucun exemple ne permet - mieux
successivement dans le costume l’exemplarité du passé antique le que celui des révolutions modernes -
de la république romaine (1793- symptôme d’une ruse de la mémoi- de comprendre que si la disparition
94) puis dans celui de l’Empire re. Car précisément l’exemple n’est de la tradition dans le monde mo-
(avec Napoléon). L’identification pas le modèle. Si le passé antique derne a contribué à la perte d’un
avec les héros de l’Antiquité était est révélant, c’est qu’il ravive une certain paradigme de l’autorité,
le passage obligé par lequel devait expérience familière aux Anciens elle n’a pas été pour autant aban-
s’instaurer la société bourgeoise mais recouverte et oblitérée par le don du passé. Car ce dernier n’est
moderne. L’invocation des morts Moyen-Age chrétien. Le geste des pas monolithique et ne reçoit pas
de l’histoire - la Rome ressusci- révolutionnaires n’est donc pas un non plus de signification univoque.
tée - était ainsi la condition d’une geste répétitif qui prendrait appui A lire attentivement « La crise de
création historique qui se dissimu- sur les lambeaux ou les vestiges de l’autorité », on constate qu’Arendt
lait à elle-même en tant que créa- la tradition. Les hommes de la ré- - loin de ce conservatisme nostal-
tion, d’une action qui ne pouvait volution s’autorisent d’un héritage gique dont on l’affuble trop sou-
s’accomplir qu’au prix de sa pro- à réinvestir : le « trésor perdu » vent – n’identifie pas la tradition
pre méconnaissance. Au moment de la liberté qu’aucun testament et le passé : la disparition de la
même où les hommes paraissent n’aura légué à l’avenir […] Rappe- tradition dans le monde moderne
occupés à se transformer, eux et lant l’attention que Montesquieu, n’implique pas l’« oubli du pas-
les choses, à créer quelque chose lui aussi, portait aux Romains, sé », contrairement à ce que « vou-
de tout à fait nouveau, ils évoquent elle conclut que « sans l’exemple draient nous faire croire ceux qui
anxieusement les esprits du passé. classique dont l’éclat traversait les croient en la tradition d’un côté,
La tradition de toutes les généra- siècles, aucun des hommes des ré- et ceux qui croient au progrès de
tions mortes pèse comme un cau- volutions, des deux côtés de l’At- l’autre »11. Que les premiers le dé-
chemar sur le cerveau des vivants. lantique, n’aurait eu le courage plorent et que les seconds s’en féli-
Selon Marx, c’est la thématique de d’entreprendre ce qui devait se ré- citent ne change rien à l’affaire : ils

11) « Qu’est-ce que l’autorité ? », op. cit., 1972 : 124. page 45


campent sur des positions inver- l’auto-affirmation est loin d’avoir des « fondateurs » car ils étaient
sement symétriques. Ils ne voient coïncidé avec l’auto-habilitation conscients que « l’acte de fondation
pas que la chaîne qui lie entre elles mais - dans le cas de la Révolution lui-même, plutôt qu’un législateur
les générations successives est à la française - l’action politique, pé- immortel ou une vérité évidente ou
fois un fil conducteur (des balises, trifiée à l’image de la fabrication - toute autre source transcendante et
des repères, des « poteaux indica- s’est muée en Terreur, autrement dit surhumaine » deviendrait un jour
teurs) et ce qui rive les hommes à en volonté d’absolutiser et d’ache- « la source du pouvoir dans le nou-
un aspect prédéterminé du passé. Il ver l’œuvre politique. L’autorité a veau corps politique »13. Si « abso-
se peut alors que les hommes de la rechuté en commandement, la vio- lu » il y avait, il résidait dans l’acte
révolution, dégagés du poids de la lence a retrouvé le chemin du pou- même du commencement. Les pè-
tradition, aient cherché à regarder voir et le gouvernement est rede- res fondateurs ont ainsi transcendé
le passé des Anciens d’un œil nou- venu un mal nécessaire. Quant à la leur propre cadre conceptuel (anté-
veau, comme si cette réorientation Révolution américaine, si ambigu rieur à la Révolution) : ils ont réagi
du regard permettait à la faculté qu’ait été par ailleurs son devenir, « à l’horizon élargi de l’expérience
des commencements de s’inscrire elle a réussi à élaborer une idée que l’événement lui-même leur
dans la perpétuité d’un devenir. Ce entièrement nouvelle du pouvoir avait ouvert »14. Parce qu’elle fut
que représentait pour eux l’autorité et de l’autorité. Aux Etats-Unis, capable d’une institution durable,
excédait la problématique du com- c’est à la Cour suprême et non au la Révolution américaine n’a pas
mandement (ils savaient fort bien Sénat que revint d’être le siège de rechuté dans le fantasme de la ta-
que l’autorité ne se confond pas l’autorité. Il faut alors se rappeler ble rase pas plus qu’elle n’a abso-
avec le pouvoir) et avait partie liée la célèbre formule romaine : potes- lutisé l’achèvement de l’œuvre po-
avec l’énigmatique grandeur des tas in populo, auctoritas in senatu. litique. Son vice de fabrication et
commencements. L’exemplarité L’autorité même du pouvoir judi- sa faiblesse étaient ailleurs : ils ré-
des Anciens n’était pas le rappel ciaire le rendait impropre au pou- sidaient dans l’ambiguïté même de
d’un immémorial. Elle traduisait voir et réciproquement le Sénat, la quête du « bonheur », objet dont
au contraire, aussi paradoxal que doté du pouvoir de la législature, on ne savait pas très bien s’il dési-
cela puisse paraître, cette extraor- était inapte à exercer le pouvoir. gnait le droit au bonheur public ou
dinaire capacité à « considérer ce Les Pères fondateurs mirent ainsi la recherche du bien-être privé. Par
qui datait d’hier avec les yeux des en place un mécanisme consti- la suite, l’oubli du premier sens et
siècles à venir »12 : autrement dit la tutionnel dont la « surprenante l’accent mis sur le second firent
capacité à refigurer le passé, à en- stabilité » s’explique par la claire que le désir de prospérité et de ri-
tendre sa voix, à réinterpréter son distinction qu’ils établirent entre chesse occulta la participation aux
efficience à la lumière d’une force le pouvoir et l’autorité : l’autorité affaires publiques. A tel point que
inaugurale. de la Constitution réside dans cette non seulement la tradition révolu-
Il n’est pas question de mythifier capacité inhérente aux amende- tionnaire mais les Etats-Unis eux-
un tel geste : d’autant qu’à l’épreu- ments d’augmenter et d’étendre les mêmes oublièrent qu’ils étaient
ve de la finitude temporelle, les ré- fondements originaux de la Répu- issus d’une révolution et que « la
volutionnaires ont le plus souvent blique américaine. république avait vu le jour par un
échoué à instituer le « miracle » du Les révolutionnaires américains acte délibéré : la fondation de la
commencement. Non seulement se voyaient eux-mêmes comme Liberté »15.

12) Essai sur la révolution, op. cit., 1967 : 293.


13) Op. cit., 1967 : 302.
14) Op. cit., 1967 : 338.
15) Op. cit., 1967 : 319. page 46
L’ancien et le nouveau l’action d’un prince nouveau. Ici et s’alimente d’une mémoire vivante,
maintenant, dans cette Italie livrée d’une conversation infinie qui lui
Quoi qu’il en soit de ces équivo- à la servitude et au pillage, l’inven- permettra de conceptualiser l’ex-
ques […], on se souviendra que tion est possible. périence politique du présent. A
ce paradoxe d’une rupture inaugu- Dans une lettre célèbre (et souvent l’écoute de ces voix du passé pour
rale qui prétendait dans le même citée) à Vettori, en date du 10 dé- lesquelles personne peut-être n’a
mouvement renouer avec un héri- cembre 1513, Machiavel, interdit jamais eu d’oreille, il expérimente
tage sans testament fut également de séjour à Florence et exilé dans un monde mis en partage dans le
le geste de Machiavel. Fondateur la campagne toscane, raconte com- temps autant sinon plus que dans
de la politique moderne, héros de ment il occupe ses après-midi dans l’espace. Loin de ne constituer
son autonomisation, il se réclame la « pouillerie » de l’auberge où il qu’une réserve d’exemples in-
dans la dédicace du Prince, de la « s’encanaille » à jouer au tric-trac surpassables (au sens classique
« longue expérience des choses et autres jeux avec l’aubergiste, des exempla offerts à l’imitation),
modernes » mais aussi de la « lec- un boucher et deux chaufourniers. l’Antiquité donne à voir l’image
ture continuelle des antiques ». Puis, poursuit-il, « le soir tombe, je du possible. Le présent de l’ac-
Plus précisément encore, l’Avant- retourne au logis. Je pénètre dans tion s’autorise, dans une continuité
propos du premier livre des Dis- mon cabinet et dès le seuil, je me qui n’annule pas la différence des
cours sur la première décade de dépouille de la défroque de tous temps, d’un héritage à réinvestir.
Tite-Live, associe l’innovation au les jours, couverte de fange et de C’est la conscience de la nouveau-
lien renoué avec les Anciens : je boue, pour revêtir des habits de té du présent, de la capacité d’agir,
me suis déterminé, dit-il, à ouvrir cour royale et pontificale ; ainsi, ici et maintenant, qui lui donne
une route entièrement nouvelle, à honorablement accoutré, j’entre toute sa consistance.
travers des eaux et des terres in- dans les cours antiques des cours Ce recours aux Anciens comme à
connues. Et pourtant, il convien- des hommes de l’Antiquité. Là, une sorte de discipline de pensée
drait de retrouver et de réactualiser accueilli avec affabilité par eux, je confirme que l’espace d’expérien-
la trace de cette « antique vertu » me repais de l’aliment qui par ex- ce - par son amplitude même - ne
que nous donnent à voir, à travers cellence est le mien, et pour lequel coïncide pas avec le passé de la
de multiples exemples, l’histoire je suis né. Là nulle honte à parler tradition. C’est probablement cette
des royaumes et des républiques avec eux, à les interroger sur les intuition qui faisait dire à Arendt,
anciennes. mobiles de leurs actions, et eux, en en même temps qu’elle prenait
La façon dont la romanité républi- vertu de leur humanité, ils me ré- acte de l’usure irréversible d’une
caine se déploie dans les Discours pondent. Et, durant quatre heures certaine forme d’autorité, que le
manifeste bien que Machiavel ne de temps, je ne sens pas le moindre pêcheur de perles qui va au fond
cède pas à la singerie de l’antique ennui, j’oublie tous mes tourments, de la mer pour en extraire « le ri-
mais que l’inclination pour les je cesse de redouter la pauvreté, la che et l’étrange, perles et coraux »,
Anciens, l’insistance sur l’image mort même ne m’effraie pas »16. et les porter à la surface du jour,
de Rome, soustraites à la répéti- Loin d’abolir la différence des ne plonge pas dans le passé pour le
tion, donnent lieu à une prise de temps, l’écart entre le passé et le ranimer tel qu’il fut ni pour tenter
possession du présent. Et l’on se présent, les Anciens et les Moder- de renouveler des époques mortes.
souviendra des exhortations du nes, le texte révèle une tout autre Ce qui le guide, c’est la conviction
dernier chapitre du Prince : aucun expérience : celle du dialogue, que « dans l’abri de la mer… nais-
temps ne fut jamais plus propice à mieux, de l’entretien. Machiavel sent de nouvelles formes et confi-

16) Machiavel, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1952 : 1 436. page 47


gurations cristallisées qui, rendues de la condition temporelle des en ne lui accordant qu’une valeur
invulnérables aux éléments, survi- hommes et du style temporel du descriptive, l’hypothèse du « pré-
vent et attendent seulement le pê- monde18. Elle sauve la contingence sentisme » - l’inflation de l’instant
cheur de perles qui les portera au sans laquelle l’autorité se fige en et le triomphe de l’éphémère - qui
jour… »17 conservation du passé ou en dog- régirait aujourd’hui notre rapport
Symétriquement, l’idée me de l’avènement du futur. au temps, c’est une donnée irrécu-
d’« horizon d’attente » n’entraî- L’analyse métaphysique du phé- sable.
ne pas davantage l’adhésion aux nomène de l’autorité, telle que la Mais ce n’est pas en tant que tel,
grandes philosophies de l’Histoire conduit Kojève19, implique elle pris séparément, que chacun des
totalisantes, la croyance au progrès aussi qu’on la considère dans un modes du temps - passé, présent,
ou à la réalisation d’un « sens de monde à structure temporelle : avenir - fait autorité. Ils s’inscri-
l’histoire ». Relisant Koselleck, le fondement métaphysique de vent dans un mouvement de tem-
Ricoeur remarque à juste titre que l’autorité, c’est le Temps, entendu poralisation : le passé n’a d’autorité
l’idée d’« horizon d’attente » peut comme temps humain et histori- qu’en tant qu’il est historique (il est
garder une validité universelle bien que puisque l’autorité n’est pas un mon passé), l’avenir n’exerce une
au-delà des conditions de son émer- phénomène naturel mais social. autorité que parce qu’il est projet
gence au sein d’un certain régime Le Temps a donc, en tant que tel, et le présent est le temps de l’ac-
d’historicité ou de « temporalisa- la valeur d’une autorité : le Temps tion qui réalise à la fois le souvenir
tion », celui qui émane notamment fait autorité. Mais celle-ci ne se du passé et le projet d’avenir. Dans
de la philosophie des Lumières. Si manifeste pas seulement, comme ce mouvement de temporalisation
nous devons aujourd’hui renoncer on le croit le plus souvent, sous la de l’autorité, on reconnaît évidem-
aux trois grands topoi qui ont sou- forme du passé, autrement dit de ment l’empreinte du temps hege-
tenu ce processus de « temporali- l’autorité de la tradition. Certes, un lien, temps « de l’Action conscien-
sation » - l’idée de temps nouveau, passé est toujours « vénérable » : te et volontaire qui réalise dans le
celle de temps accéléré, la soumis- Max Weber insistait sur le fait que présent un Projet pour l’avenir, le-
sion de l’histoire au faire humain - la l’autorité traditionnelle est précisé- quel Projet est formé à partir de la
catégorie d’horizon d’attente reste, ment celle de l’« éternel hier ». Il y connaissance du passé. »20
comme celle d’espace d’expérien- a aussi une autorité du futur : c’est Or si l’inspiration hegelienne fait
ce, une notion structurante hors de de l’avenir que les jeunes – parce la force de la perspective de Ko-
toute fondation sur une philosophie qu’ils sont en projet - tirent leur jève, elle lui assigne aussi ses limi-
de l’Histoire : elle produit un hori- autorité. Il en va de même pour les tes. Sa force parce que Kojève par-
zon de sens qui permet d’orienter chefs charismatiques : le charisme, vient à déplacer les idées les plus
l’action en dehors de toute consti- soulignait encore Max Weber, est convenues (et notamment la subor-
tution hypostasiée d’un « sens de la grande puissance révolution- dination de l’autorité à la question
l’Histoire ». L’ouverture à un hori- naire des Temps modernes parce du pouvoir) en reliant l’autorité à
zon d’attente est ainsi une « méta- qu’il bouleverse, on y reviendra, à sa matrice temporelle : c’est sans
catégorie » ou, si l’on préfère, un la fois le passé et la régularité du aucun doute la condition pour que
« transcendantal » qui gouverne quotidien. Enfin, l’autorité du pré- l’autorité puisse être abordée en
- bien au-delà de la croyance au sent (de l’actuel) n’est pas moins tant que telle, dans sa dimension
« progrès » - la compréhension prégnante : si l’on accepte, même métapolitique, métajuridique. Ce

17) « Walter Benjamin », Vies politiques, Paris, Gallimard-Essais, 1974 : 305-6.


18) cf. tome III Temps et récit, notamment le chapitre VII « Vers une herméneutique de la conscience historique », Paris, Gallimard, 1 984.
19) cf. 2004, La notion de l’autorité, Paris, Gallimard.
20) Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947 : 369. page 48
qui pose problème, c’est que ce l’autorité a partie liée avec la perte nuer de commencer. Et de cette
mouvement de temporalisation de ces aspirations à l’achèvement, réversibilité procède la reconnais-
puisse coïncider absolument avec toute la question est de savoir sance d’une dissymétrie qui nous
la recollection d’un sens dans un comment l’autorité peut - au sein permet d’entrer dans le monde, de
devenir voué à l’accomplisse- du projet moderne - s’augmenter nous y inscrire et de commencer
ment : la structure temporelle de de potentialités inachevées : à la quelque chose.
l’autorité telle que l’aborde Kojève fois d’un passé vivant, réserve de
répond en effet au schème hegelien sens inépuisé et inépuisable, et du
de l’effectuation. Aussi bien, par caractère imprévisible d’un avenir
une étrange contradiction, l’ac- qui s’inaccomplit. Tel est le sens
tion n’est-elle autorisée à venir que nous accorderons au concept
que si elle ne porte en elle aucun de durée publique.
imprévu. Une analyse de l’autorité Si l’on a pu - à juste titre - analyser
pourrait cependant s’engager sur la crise de la transmission à travers
d’autres voies : l’autorité du temps des phénomènes de désaffiliation
- mais d’un temps non hegelien cette ou de désinstitutionnalisation du
fois - inciterait à penser que si, pour lien social ou encore de désappar-
nous modernes, l’autorité a en- tenance et de désencadrement du
core un sens, c’est parce que ceux collectif, ces analyses ont été me-
qui l’exercent autorisent ceux qui nées le plus souvent sous le signe
viendront après eux à entreprendre de la déshérence et de la perte. Or
à leur tour quelque chose de neuf, la générativité implique une dou-
c’est-à-dire d’imprévu. L’idée d’un ble orientation : vers nos prédé-
horizon d’attente n’est pas rendue cesseurs et vers nos successeurs.
caduque du fait de l’écroulement Elle est cette structure temporelle
des grandes philosophies de l’his- qui permet de penser une capacité
toire totalisantes. Elle ne s’effondre inaugurale inscrite dans la durée.
pas lorsqu’on a cessé de croire que « Commencer, c’est commencer
la dimension historique trouve son de continuer »21. Cette belle phrase
effectivité dans un développement d’Edward Saïd enrichit l’idée de
orienté vers une fin ultime. Elle commencement : elle n’en fait pas
oriente l’action, elle lui donne un seulement un point de départ mais
« sens » mais ne fait pas sa « fin » un point d’arrivée et de retour. Tout
une énigme résolue. commencement est certes unique
La double précédence dont s’auto- en son genre - il est « miraculeux »
rise l’autorité n’est donc ni la plé- - mais il entrelace l’évidence héri-
nitude d’un passé auquel on se ré- tée et la nouveauté. Le commen-
fère sur le mode de la soumission cement, dit en substance Edward
répétitive ni celle d’un avenir voué Saïd, est un jeu réciproque entre le
à l’accomplissement (autre moda- connu et l’inédit. Or la formule est
lité de la soumission). Si la crise de réversible : continuer, c’est conti-

21) La formule, reprise par Ricoeur, Temps et récit, tome III, Paris, 1984 : 333, est inspirée par la réflexion d’Edward Saïd sur les commencements.
Cf. 1975, Beginnings, Intentions and Method, Baltimore, The Johns Hopkins University Press. page 49

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