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Sophie Bobbé
Cathie Silvestre
Jean-Claude Stoloff
Comment ne pas perdre la chose, tation de l’éphémère de la pen-
comment rester au plus près de sée ? Et quand une belle échap- Daniel Zaoui.
ce qu’elle est ? Comment se sou- pée survient, n’est-ce pas alors la
venir de cette proximité avec la preuve que la magie, si elle existe,
fontaine et le mur, comment ne ne saurait être donnée d’emblée ?
pas éloigner l’évocation d’une Nous espérons des textes courts,
tendresse, comment accepter petits, concis, vifs ; un accent en-
la force d’une forme pensée et levé, un ton qui l’emporte. Une sé-
sentie pour la première fois ? quence, un surgissement de pensée
« Oui beaucoup voulurent se dé- qui mène à une rupture et trace une
tacher de ces signes qui avaient voie subite. Un détail qui s’impose,
usurpé des choses. Mais était- se fond ou s’efface. Un éclairage
ce possible, dites-moi ? »1 qui ouvre un regard sur une ombre.
L’esquisse pourrait être ce qui « Où sont ces temps d’autre-
réunit la chose et la pensée de la fois… où il arrivait qu’un poème,
chose ; et qui ne se perd pas dans un mot juste, une idée scientifi-
son explication. La chose ana- que agisse sur la vie d’hommes
lytique, est-il nécessaire de le mûrs avec la force d’impact d’un
rappeler, court après une forme véritable choc émotionnel. »2
qui lui soit fidèle. Une forme qui
1) Y. Bonnefoy, « Une autre époque de l’écriture »,
tienne de l’art et de la théorie. La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993,
Les esquisses ne se nourrissent-el- p. 143.
2) S. Ferenczi, « Ignotus le compréhensif », Psy-
les pas de ce voisinage inattendu chanalyse 3. Œuvres complètes, Paris, Payot, 1974,
entre la sûreté du trait et l’accep- p. 248.
A.N.
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Retours
Retourner, se retourner
Retournement en son contraire, renversement.
Revenir sur ses pas et s’attarder
Faire retour sur soi, se remémorer
Impossible retour ou retour interdit.
Lieu imaginaire suscitant la convoitise ou mouvement désiré pour revenir en arrière.
Recommencer, effacer, répéter.
Retour du thème musical. Retour au texte.
L’inquiétude de l’étrange, Unheimlich.
Retour au pays natal. Exil. Nostalgie d’Ulysse.
Circularité et retour au même, circularité du temps.
Nous avons souhaité nous laisser langage, des formes d’expression. saisie d’un rapport au temps qui
guider par la polyphonie du re- Faire retour signale l’impossible. n’évite ni la nostalgie ni la cruauté,
tour ; accepter, susciter les allées Point de perspective toujours en ni peut-être même les lieux com-
et venues imaginaires entre temps fuite et à ce titre récurrent : les tex- muns que chacun arpente en se-
et lieux, comme entre champs tes qui composent ce numéro 2, cret, timidement, à voix basse.
différents de la connaissance, du dans leur diversité, esquissent la
page 2
Sommaire du numéro 2
Retour Page 4
Anny Dayan Rosenman, maître de conférence en littérature (Université Paris-Diderot)
Chiasmes Page 34
Patrick Miller, psychanalyste
page 3
Anny Dayan Rosenmann
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leva ses chaussures et elle monta à rale, la langue perdue.
l’étage, se pénétrant de la fraîcheur Mais non, elle était bien chez elle.
de chaque marche, comme si elle À la maison.
dansait. Lorsqu’elle se retourna la grand-
Ce n’était plus une maison mais mère était assise dans un fauteuil.
un immeuble et la porte de l’ap- Elle portait son grand châle de vi-
partement était ouverte. Au fond, site, en soie blanche brodée. Elle
il y avait la chambre de la grand- la regardait en silence, sans l’ac-
mère. Il était inutile de la chercher, cueillir et sans commenter son re-
de l’appeler. Elle n’était pas là. Il tour, comme si elle n’était jamais
fallait l’attendre. Elle l’attendrait. partie, ou jamais revenue.
Elle lui expliquerait pourquoi elle Elle lui tendait un verre de thé, pe-
n’avait pas pu venir à son enterre- tit, doré, à double fond, un de ces
ment, pourquoi elle vivait si loin. verres au-dessus desquels chante
Elle avait eu tant de mal à revenir. le jet de la théière.
La pièce était agitée de pulsations Le verre était plein de sable.
régulières qui faisaient trembler
les objets et vibrer les miroirs. La
clarté qui l’avait suivie, et avait pé-
nétré avec elle dans la pièce, deve-
nait, à nouveau, insoutenable. Elle
ouvrit un tiroir puis essaya de le
refermer. C’était impossible. Des
flots de sable avaient commencé à
en couler. Un sable rouge au-des-
sus duquel s’élevait une buée im-
palpable et que le vent emportait
par la fenêtre. Celle-ci ne donnait
plus sur le jardin, mais sur une mer
étrange et belle, presque rose avec
des franges turquoise, une mer im-
mobile et silencieuse. Elle se dit
qu’elle avait déjà vu ce paysage,
elle s’en souvenait, c’était un ta-
bleau de Chirico. Elle se mouvait
dans un tableau. Elle avait à nou-
veau perdu sa route, alors qu’elle
était venue de si loin pour entendre
la rumeur de l’océan, et le bruit des
palmes dans le vent, et la voix ber-
ceuse de la grand-mère, qui lui di-
sait qu’elle était une gazelle, dans
l’autre langue, si douce et si guttu-
page 5
Daniel Zaoui
1) Extraits de Sigmund Freud, Arnold Zweig, la Correspondance, 1927-1939, Paris, Gallimard, 1 973.
2) Les citations tirées des lettres sont entre guillemets.
3) Publiés respectivement en 1927 et en 1933.
4) cité par S. Friedlander : L’Allemagne nazie et les juifs, Paris, Seuil, 1997 : 76.
5) Pour Zweig, allemand par toutes ses fibres, être étranger en Allemagne est inconcevable ! page 6
barrasse du préjugé national juif désert, un peu écossais (!), situé sans l’analyse je n’aurais jamais
comme un chien se débarrasse de entre la baie et la pleine mer » ou trouvé l’accès à mes forces de pro-
ses puces quand il va dans l’eau7… encore : « le paysage qui nous en- duction les plus propres ». Et quel-
Mais est-ce que j’appartiens com- toure nous plaît autant que celui de ques années plus tard, de Berlin
me citoyen à ceux qui m’ignorent la Provence ou de la forêt de Vien- également, il écrit à Freud :
depuis De Vriendt »8. ne ». Et un peu plus tard : « main- « J’ai repris mon analyse pour la
tenant il pleut chez nous avec une mener à bonne fin… cela avance
Malgré la souffrance qu’il éprouve violence sauvage, les flots battent merveilleusement… et derrière les
à s’adapter à la vie en Palestine, la montagne comme chez R.L. Ste- heures singulières apparaît com-
il lui arrive quelquefois d’être un venson ». me une puissante statue voilée,
peu moins pessimiste ; mais ces votre figure et votre visage, celui
notations sont rares et elles son- On peut se demander ce qui a pu de ce vieux Juif qui n’a pas craint
nent comme celles d’un étranger en entraîner la perte d’illusion sur le les refoulements d’une époque de
visite : « Je suis sûr que cela aussi sionisme dont Zweig fait état et l’humanité ». Peu de temps après
va se normaliser, que nous aurons ce, en sachant que la Correspon- son arrivée en Palestine, il va en-
de bons sentiments d’attachement dance , dans la mesure où elle core reprendre une analyse. On
pour le pays et les gens, et que nous est incomplète9, ne nous donne peut observer alors l’accentuation
apprécierons avec reconnaissance aucune indication sur ce point. On de l’idéalisation de Freud : « Cher
la quantité de gens fins et aima- peut risquer une hypothèse : Zweig père Freud, je vais retourner en
bles que nous avons ici » ou bien avait entrepris une analyse à Berlin analyse… il y a ici le Dr S. et je
encore : « il reste assez d’éléments et on peut supposer que l’un des ef- commence demain… au fond je
positifs humains, pour que la vie fets de cette analyse avait entraîné suis continuellement en contact
nous paraisse ici satisfaisante ». une désidéalisation de certains des avec vous, chaque heure d’analyse
Est-ce que les « éléments positifs idéaux paternels et parmi ceux-ci, y pourvoit… J’étais trop stupide
humains » sont ceux qui ne sont l’idéal sioniste. Est-ce que, pour et timide pour vous demander de
plus sionistes ? Zweig, le sionisme avait alors pris faire mon inventaire (sic) analyti-
Ces lettres à Freud reflètent un dé- la signification d’une sorte de ma- que… Si j’étais resté à Vienne… ».
sespoir qui s’apparente plus à un ladie infantile : ainsi ce qu’il écrit Et à propos de leur correspondan-
exil qu’au retour d’un sioniste dans de la « ruse de l’idée et du menson- ce : « Vous lisez d’ailleurs entre les
une Palestine, terre promise, où il se ge » cités plus haut ? Est-ce que ce lignes et même à l’intérieur de la
sent étranger. Par contre, s’il est un fils de paysan allemand était passé feuille de papier » ou encore : « de-
chose que Zweig aime sans restric- dans son analyse de l’idéal de la puis de nombreux jours, je pense
tion en Palestine, ce sont les paysa- terre promise à l’idéalisation du continuellement à vous, j’ai même
ges et la nature, mais cela surtout « père Freud » ? En 1927, il avait rêvé de vous… l’amnésie des rê-
dans la mesure où ils lui rappellent dédicacé à Freud son ouvrage Ca- ves de ma jeunesse ne veut pas cé-
l’Europe : « Le Carmel est en ce liban : « Je ne sais pas si je vous ai der… Votre génie et l’excellent Dr
moment un paysage grandiose et déjà écrit à propos de Caliban que S. sauront y faire une brèche ». On
6) Le « on » représente Zweig ; d’autres émigrants qu’il connaissait, tel Eitigon, ne se sont pas « débarrassés de leur préjugé national juif ».
7) À cette même époque, on sait que « dans les régions de langue allemande », on parlait de la vermine sioniste…
8) L’ouvrage de Zweig, le retour de De Vriendt fut publié à Berlin en 1932. C’est l’histoire de l’assassinat, à Jérusalem, par un « sioniste radical »
dixit Zweig, de l’écrivain juif hollandais homosexuel, J. de Haan.
9) Incomplète car les deux Ernest, le fils de Freud et celui de Zweig, ont « choisi » les lettres à publier ou non pour la « Correspondance ».
10) Zweig attend les épreuves de son livre le Bilan du Judaïsme allemand de l’année 1933 page 7
peut penser que, pour Zweig, c’est Zweig que son analyse n’aura pas un homme de culture pour s’inté-
surtout le génie de Freud qui pour- de fin ? grer en Palestine. L’histoire n’a pas
rait y « faire une brèche » et enfin : fourni au peuple juif l’occasion de
« j’ai parlé de vous dans mon livre De son côté, Freud est surpris par développer un état et une société…
le Bilan dans presque trop d’en- la facilité de leurs échanges épis- En Palestine, vous avez au moins
droits… On sentira qu’elles10 sont tolaires : « Je vous écris volontiers la sécurité personnelle et vos droits
un faible résumé de l’admiration, et facilement et remarque que je de l’homme. Et où iriez-vous ? En
de la reconnaissance et de l’amour vous écris beaucoup de choses que Amérique, il vous faudrait en plus
que je - et pas seulement moi - vous j’aurais retenues en m’adressant à renoncer à votre langue qui n’est
porte… ». d’autres ». Cette correspondance pas un vêtement mais votre propre
Un enfant qui voudrait être unique concerne leurs travaux personnels peau [on peut imaginer qu’il en va
pour le « père Freud » ? Reconnais- en cours : ils s’adressent leurs der- de même pour Freud] Je pense que
sance et amour qui vont le pousser niers ouvrages12, se parlent de leurs vraiment, vous devriez rester où
à vouloir intriguer pour que Freud soucis de santé respectifs, de leurs vous êtes ».
reçoive le prix Nobel ; et Freud lui relations communes : ainsi d’Eiti-
répond de « ne pas se laisser tour- gon, de Thomas Mann. Freud parle Et Freud de rêver l’Angleterre
ner la tête par la chimère Nobel ». librement à Zweig de leur apparte- comme il le fait dans le Moïse de
nance juive : « Je suis désireux de la même époque13 : « La Palestine
On voit ainsi comment l’exil en le lire (le Bilan) maintenant que je fait au moins partie de l’empire
Palestine, est aussi synonyme, sais que vous êtes guéri de votre britannique, ce n’est pas à négli-
pour Zweig, de l’absence du « père amour malheureux envers la pré- ger » ce à quoi Zweig réplique :
Freud » avec qui il aurait souhaité tendue patrie… Une telle exalta- « Je suis ‘subject of Palestine’14 et
faire son analyse. tion ne vaut rien pour nous autres » il le faut bien… oui, les Anglais…
Freud : « Votre exposé de la maniè- (nous autres, les juifs déracinés ?) notez, qu’individuellement ils sont
re dont les circonstances en Terre Et dans une lettre de février 1934 : charmants… » Réserve de Zweig,
sainte soutiennent les résistances « Vous avez raison de penser que l’ancien militaire, patriote de la
à l’analyse est très impressionnant nous voulons rester ici dans la grande guerre ?
[et plus loin] Quand l’analyse n’a soumission. Et où irais-je dans De même, en 1939, l’opinion de
pas pu lever l’amnésie infantile, ma dépendance et ma détresse ? Freud à propos de l’Angleterre
elle n’a naturellement pas montré Et l’étranger est partout si inhos- devient plus circonspecte, il écrit :
son pouvoir dernier. Ce n’est pas pitalier ». Il continue à propos de « L’Angleterre est certes mieux à
la faute de l’analyste… Une vraie Zweig : « Je comprends que vous beaucoup de points de vue mais
analyse11 est un lent processus… vouliez quitter la Palestine, non ici on s’adapte très difficilement.
Pourtant, les analyses partielles et seulement coupé de vos sources de L’Amérique me semble un anti-
superficielles, comme cela se pro- revenus mais aussi isolé dans une paradis, mais elle a tant d’espace
duit dans votre cas, sont aussi fruc- atmosphère nationaliste. Ce n’est et de possibilités, et à la fin on est
tueuses et bienfaisantes. » Est-ce la pas la première fois que j’entends intégré… Einstein a dit récemment
« statue voilée » qui répond alors à parler des difficultés éprouvées par à un visiteur que l’Amérique lui est
11) Au passage, Freud égratigne les « charlatans comme Otto Rank qui affirment pouvoir guérir une grave névrose obsessionnelle en quatre mois ! ».
12) Ainsi par exemple, les Nouvelles Conférences, Malaise dans la culture, les ébauches du « roman historique » sur Moïse pour Freud ; le cas du sergent Grisha,
Éducation devant Verdun, le retour de De Vriendt pour Zweig.
13) « Le Britannique compte que son Government enverra un navire de guerre si l’on touche à un seul de ses cheveux », L’homme Moïse et la religion monothéiste,
Paris, Gallimard, 1986 : 211.
14) La Palestine était sous mandat britannique depuis 1922. page 8
apparue au début comme la carica- qu’à la condition de n’être lu qu’en Mais ce nomade a besoin d’un
ture d’un pays mais maintenant il allemand, sa langue maternelle - point fixe qu’il puisse retrouver
s’y sent très à l’aise. » ou paternelle ? -, au risque sinon après chaque départ : « L’inconnu
de disparaître. « Mais qu’est-ce ne ferait pas peur, si je pouvais
Dans l’échange de correspondance que je fais ici maintenant ? ». Il ne laisser ici une maison perma-
entre les deux hommes, on s’aper- manque pas de rappeler qu’il est nente dans laquelle le retour irait
çoit que l’élément le plus impor- européen : « Hier je suis arrivé à de soi… Et sinon, où aller ? C’est
tant mis en avant - et qui revient le Marseille et m’annonce, rayonnant presque pareil, où qu’on soit, si
plus souvent - dans les difficultés de joie, comme Européen… ». l’on n’est pas chez soi ». Chez soi,
d’intégration de Zweig en Pales- L’Allemagne, centre de l’Europe, pour Zweig, la maison permanente
tine, porte sur son impossibilité à est chevillée au corps de Zweig, dans laquelle le retour irait de soi,
renoncer à la langue allemande, alors qu’Einstein, qui a émigré en ce ne peut être que la terre natale,
qui, comme le lui a écrit Freud, Amérique, s’y est adapté sans les une Allemagne idéalisée ? En effet,
constitue sa « peau et non le vête- états d’âme de son compatriote : il écrit à Freud : « Nous avons notre
ment » : « Il y a quinze jours, j’ai « Où dois-je m’installer avec l’at- germanité en commun si ce n’est
fait ici, avec les travailleurs de tente de quelque durée ? En Améri- que c’est une germanité passée, à
gauche, une grande manifestation que me dit mon entendement. Mais ce qu’il me semble ». On peut pen-
anti-guerre et ceux-ci ont cherché mon cœur ne veut pas aller si loin. ser que cette germanité ressemble
à maintenir la fiction nationaliste Il me console avec le visage de à un roman des origines.
selon laquelle on ne m’aurait pas caméléon des espérances, disant Freud, par contre, n’y croit plus :
compris si je parlais allemand et que l’Allemagne sera de nouveau « Nous venons tous deux de là-bas
ils ont fait traduire mon discours ouverte dans quelques années ». encore que l’un de nous se croie
en Ivrith - comme si les 2 500 par- aussi allemand, l’autre pas ». Là-
ticipants ne parlaient pas Yiddich Zweig rappelle le « nomadisme bas, pour Freud, dans cette lettre,
chez eux… Je suis maintenant de- involontaire » de son enfance : de façon étonnante, ce serait la
puis presque deux ans ici et… les « de Glogau à Kattowitz, comme Palestine - et plus loin, il ajoute :
gens réclament leur hébreu et je ne enfant ; après la guerre de Ber- « Nous ne voulions pas le croire
peux leur en fournir. Mais, où vivre lin à Starnberg, puis de nouveau à l’époque, mais c’était vrai, ce
sinon ici ? Je suis un écrivain alle- à Berlin et d’Eichkamp à Haifa que les autres racontaient des Bo-
mand et un Européen allemand… par Sanary ». Et l’on voit en effet ches ». Les Boches et non plus les
Des conditions minables, encore le « nomade » Zweig quitter son Allemands.
amoindries par le nationalisme exil palestinien, passer de Zurich à
hébreu des Hébreux qui n’autori- Amsterdam, à Paris puis à Trieste Zweig : « Mon passeport est échu
sent officiellement l’impression15 entre août et octobre 1937. Sans en avril. Je ne peux pas en de-
d’aucune autre langue. C’est pour- compter les voyages en Europe mander le renouvellement au III°
quoi je dois mener ici une existen- nombreux depuis 1933. « Moi en Reich. Je ne voudrais pas rompre
ce traduite ». tout cas, je suis arrivé ici (à Haïfa) volontairement mon lien avec le
profondément rafraîchi par le long peuple allemand… Je peux avoir
L’existence ne se conçoit pour lui séjour londonien, par vous et vos le passeport palestinien dans quel-
que comme écrivain allemand et entretiens »16. ques semaines… Combien de
15) En Palestine, les immigrés d’Europe centrale s’interdisaient souvent de parler entre eux une langue autre que l’hébreu. N’en va-t-il pas de même
pour Zweig et l’allemand ?
16) Freud était réfugié à Londres depuis quelques mois.
page 9
temps l’Allemagne sera-t-elle en-
core brune ? »
page 10
Jean-Claude Stoloff
1) E. Lévinas, Éthique comme philosophie première, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1998 : 107.
2) E. Lévinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1982 : 191.
3) A. Heschel, Les Bâtisseurs du temps, Paris, Éditions de Minuit, 1957 : 182. page 11
représentaient pour lui. dernier ne constituant en fait qu’un
Au cours du premier voyage, le moyen de conquérir un territoire, le
retour au pays natal c’était donc ça, qui avait toujours échappé à la
comme abîmé dans un agrippe- juridiction du moi. Cette conquête
ment, angoissant et nostalgique, à rend possible qu’à partir d’un re-
un lieu, alors que ce qui était visé tour vers le passé du « nouveau »
par cette démarche de retour était puisse advenir, échappant ainsi au
bien autre chose : retrouver au tra- ressassement et à la répétition cy-
vers de ces lieux, non seulement un clique. À partir de l’intégration du
passé infantile, mais aussi et sur- fond pulsionnel de l’être, une flui-
tout le moi infantile démuni, dont dité nouvelle du temps et du sujet
le sujet s’était trouvé brutalement passant par la mise en place de
et passivement séparé lors de ses projets identificatoires, deviennent
onze ans, sans rien pouvoir faire alors possibles, alors qu’a contra-
pour s’y opposer. rio la pulsion nostalgique, contrai-
Au cours du deuxième voyage, tel gnant à retourner vers du même,
l’analyste accompagnant l’analy- rend impossible cette projection
sant dans son périple analytique, la vers un futur.
personne à laquelle il avait décidé Freud écrira d’ailleurs quelques
de lier son avenir lui avait permis années plus tard que l’une des fi-
d’établir enfin un lien entre son nalités essentielles de l’analyse
passé et son futur. réside dans le domptage de la pul-
Tout en élaborant sa première to- sion. C’est la définition même de
pique Freud poursuit l’espoir, qui la sublimation, conçue comme
se révélera par la suite illusoire, travail de transformation de l’ins-
d’une restitutio ad integrum de la tinct. C’est bien ce qui fait de la
mémoire infantile permettant de psychanalyse « un travail culturel,
retrouver le tableau complet des à peu près comme l’assèchement
années oubliées. C’était faire fi de du Zuyderzee. »5
cette partie de notre psychisme, « Lekh lekha : va pour toi » (Gn
le ça, qui par définition échappe 12-1) l’injonction faite à Abraham
à la remémoration. À partir de la ne vaut-elle pas aussi pour le sujet
deuxième topique la finalité de la en analyse ?
psychanalyse se modifie et Freud
la résume ainsi : « Là où était du
ça, du moi doit advenir »4. Insis-
tons sur l’a(d)venir. Contrairement
à ce qui a pu être véhiculé par une
certaine vulgate, le but du traite-
ment analytique ne se résume donc
pas à la retrouvaille du souvenir, ce
4) S. Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », OCF, XIX, Paris, PUF, 1995 : 163.
5) Ibidem. page 12
Ariel Colonomos
1) Sigmund Freud, « Thoughts for the Times on War and Death » (1 915), Volume XIV The Standard Edition of the Complete Psychological Works
of Sigmund Freud, London, the Hogarth Press, 1953 : 300.
2) Sigmund Freud, « The Interpretation of Dreams » (1 900), Volume IV The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund
Freud, London, the Hogarth Press, 1953 : 99 (note 1). page 13
est prémonitoire. L’oracle est la ture, ceux d’aujourd’hui prennent il ne ferait que travestir la pulsion
marque accomplie de la répétition une forme moins pittoresque et agressive, en somme simple men-
puisqu’il est l’avant-première de fantasmatique, plus incarnée dans songe. Et pourtant les imaginaires
l’ouverture de la grande tragédie et une humanité presque aussi étran- de guerre sont aussi des rêves de
aussi de la réalisation de tous les gement inquiétante. La figure de grandeur de bienfaisance, là aussi
possibles. L’oracle parle de des- l’ennemi originel fait retour dans ils sont la partition d’une histoire
tin et du retour du même, il est la ses formes dérivées. qui toujours se répète. Des rêves
voix d’une partition bien réglée qui parfois sont réalité. On peut
qui pose le sort des humains face S’il en était besoin, ce récit anti- tuer pour sauver, on peut aussi
aux dieux. L’oracle sert d’inter- que rappelle que la guerre est tout tuer sans savoir que l’histoire vous
médiaire entre ces deux espèces autant affaire de grandeur, d’hubrys donnera raison. Comme si la vie
et s’assure d’insuffler le vent de que de peur : on combat celui à qui se nourrissait de la mort qui est
la tragédie dans une existence qui l’on attribue des pouvoirs fantas- l’engrais du désir dans la dialecti-
n’a de sens que dans la traversée matiques, on défie celui que l’on que des générations. C’est là où la
des grands bouleversements pour désire. Dans le cas de Tyr, Alexan- guerre et le conflit sont des voies
arriver à la grande santé, prélude dre fut victorieux. Il ne connut plus d’aiguillage de nos existences ; ils
à un désordre successif. Une vraie tard ses limites que dans une mort sont la cadence répétée d’un face à
vision dionysiaque, sans que pour trop tôt advenue. Quoi qu’il en soit, face entre les générations dans une
autant elle n’éclipse la vie. c’est un trait que le Freud politique histoire tragique, là où « dans les
ne peut que dénoncer, un chemin révolutions les fils tuent leurs pè-
Pourquoi chasser le Satyre ? La dangereux de l’inconscient qui lui res et où dans les guerres ce sont
prévalence du fantasme d’une al- fait dire qu’un de ses aspects est les pères qui envoient leurs fils au
térité ennemie est un des trépieds le « mal en nous ». Aussi dans le trépas ». Pour le meilleur et pour
de l’aventure belliqueuse. Le rêve cas de l’invention des diables, une le pire. Le vrai éternel retour dans
d’Alexandre renseigne plus que bien préoccupante paranoïa. la guerre.
de prime abord il n’y paraît sur
une des caractéristiques des guer- Le héros vit dans ce « déjà-vu » de
res d’aujourd’hui, notamment les l’inimitié fantasmée comme de la L’annonce de Freud dans sa lettre
guerres préventives et les actions réalisation de la grandeur de soi, sur ses considérations sur la mort -
de force motivées par les dangers il est visionnaire et a des appari- « si vis vitam para mortem » - est à
du terrorisme. Certains le font va- tions. Est-il de ce fait l’interprète ce titre à la fois énigmatique et lu-
loir et ils sont partiellement avisés d’un destin en surplomb ? En par- mineuse, sibylline presque et donc
dans leur constat (pas nécessaire- tie oui, d’où le rôle des oracles qui oraculaire. Chez un auteur qui, en
ment dans les conclusions qu’ils viennent lui souffler son histoire. s’adressant à Einstein, à la guerre
en tirent), l’usage de la force est Un versant de cette grandeur, c’est disait n’y connaître pas grand-
aujourd’hui justifié, parfois excusé aussi le désir de faire le bien de la chose (énième manifestation de
et, semblerait-il, suscité par la dé- part d’un guerrier qu’il faut davan- sa « vantardise au rabais »4), cette
nonciation du danger des « diables tage prendre au sérieux qu’on ne paraphrase intuitive fait penser ou
du jour »3. Le Satan d’Alexandre a le fait. La lecture ordinaire de ce plutôt laisse songeur. Que nous
le mérite d’être plus vrai que na- message est de le stigmatiser car dit-elle ontologiquement et politi-
3) Et l’exagération de leur pouvoir de nuisance. John Mueller, « Terrorism and the Dynamics of Threat Exaggeration », American Political Science
Association, Washington, August 2005 : 23.
4) C’est l’expression utilisée par Freud dans une lettre adressée à Marie Bonaparte en 1933. Sigmund Freud, Ernest Jones, Correspondance complète
(1908-1939), Paris, PUF, 1998 : 817-8. page 14
quement ? Plutôt, comment com-
prendre si vis pacem para bellum à
la lumière de sa paraphrase ? Dans
une cérémonie ordonnée et intros-
pective parfois joyeuse et souvent
industrieuse, la paix est la prépa-
ration voilée à la mort d’un col-
lectif dont les membres devraient
être conscients de leur finitude et
de leur agressivité les uns vis-à-vis
des autres qui n’est que la dérivée
des conflits entre les générations
qui les minent. Le vivre ensem-
ble serait une coexistence sur la
brèche, vivace et intense, dans la
connaissance de la finitude qui ne
tient pas uniquement de la nature
biologique mais également du dé-
sir. Il nous embarque dans une des-
tinée, se joue sur un mode tragique,
on voudrait le modérer raisonna-
blement sans le brider. Dans ce
jeu des temporalités entre le futur
dans la préparation de la mort et le
présent de l’exigence du primum
vivere, c’est ensuite question de
dosage et d’intuition, bref de sou-
plesse dans les allers et retours.
page 15
François Mortier
page 16
Au moins, Vera évite les lieux com- si le Duce… paix à son âme… Le dis, il faut rentrer au pays. »
muns : seul à avoir tenu tête à la mafia ! - « Rentrer au pays… »
- « Mais qu’est-ce tu viens me
casser les… tu es bien comme Et puis, un jour, les passeports - « Va savoir qui a lancé l’idée…
mon frère, toi ! » Grondé comme qu’on n’attendait plus vraiment Moi, c’est ce que j’ai entendu dire
à l’école. Probablement un signe sont prêts. Quelques maigres éco- en tout cas. Le conseil de famille,
d’intégration. nomies gonflées par les 500.000 li- c’est pas pour les enfants. Mastro
- « Mieux vaut se taire que dire des res d’indemnité d’urgence versées Bartolo peut-être, ou la tante Giu-
bêtises. Moi Vera je dis toujours la par l’État. A-Dieu-vat. seppina ou peut-être un docteur ?
vérité. C’est ce que je répète tout le Oui, peut-être bien un docteur…
temps à mes enfants. » Toronto. Vendre des journaux, faire Et tu devines la suite ? Eh bien oui,
Mastro Bartolo pèse ses mots, son des ménages, conditionner des lé- nous avons refait le voyage en sens
élocution se fait lente. Maria et gumes, effectuer de menus travaux inverse, quinze jours de bateau et
Vera sont muettes. de couture. Pas facile d’embaucher retour à la case départ ! »
- « La terre s’était entrouverte… et au petit matin ou tard le soir. Le
de la lave en coulait ? ! Qui t’a ra- froid, la neige. Les ordres qu’on ne Bien embarrassé, Mastro Bartolo.
conté ces sornettes ? C’est dans la comprend pas. Et ce pâle soleil qui Peur de faire mauvaise figure. Un
Bible ! C’est une image ! » ne ressemble en rien au soleil de retour aussi rapide, ça allait jaser
Maria plonge le nez dans son as- Sicile. Un hiver mémorable. Pas au pays… D’habitude, quand un
siette. de procession cette année. émigré rentre, c’est les deux pieds
devant. C’est ça la tradition. Tu as
Souvenir des côtes de Sicile qui Vera a encore pris du poids et ses vu le cimetière ? C’est les Nations
s’estompent à l’horizon. Maria règles ne sont toujours pas reve- Unies ! Pauvre de nous, des morts-
sort de son silence mais s’étouffe nues. Santa Madonna, qu’est-ce vivants qui n’avaient même pas
rapidement : que nous allons devenir ? Protégez- leur place au cimetière…
- « C’est comme si on m’avait nous du mauvais œil ! On se résout
planté un couteau dans le cœur. » enfin à consulter un médecin. Puis Douloureux soulagement du re-
un autre. Des traitements qui n’y tour.
Des cousins installés à Toronto. changent rien. La terre saisie à pleines mains
Une décision grave, mûrie des qu’on s’en emplirait presque la
mois durant. Mais que faire à Sa- Conseil de famille : bouche.
lemi ? La maison est inhabitable et - « Qu’est-ce que tu me parles de
la forge appartient au passé. Vera mauvais œil ? ! » - « Mastro Bartolo est rentré ! »
est presque en âge, elle pourrait - « C’est bien des histoires de bon- - « Mastro Bartolo ? ! »
trouver un bon parti. Mais Fran- nes femmes, ça… » - « Oui, il paraîtrait que Vera… »
cesco, quelle situation espérer ? - « Et moi je te dis que la terre, elle - « Ah bon ! »
Travailler la vigne ? Beaucoup de finit toujours par se venger ! » - « Je le tiens de ma commère : ses
fatigue pour pas grand-chose. Un - « En tout cas, le Canada, ce n’est draps étaient tachés de sang, du
poste dans l’administration ? Les pas bon pour elle. » bon sang bien rouge ! »
concours, c’est du pipeau… Beau- - « Et pour qui c’est bon d’après - « Santa Maria, un miracle ! »
coup trop de compromissions pour toi ? Ici, on est tous comme des - « Santa Maria ! »
arriver à quelque chose. Je ne sais poissons hors de l’eau… »
pas si je me fais comprendre… Ah - « Si Vera doit guérir, je vous le
page 17
Jean José Baranes
2) S. et C. Botella, « À propos du processuel (automate ou sexuel infantile ?) », Revue Française de psychanalyse, tome LIX, n° spécial congrès,
1995 : 1 609-15. page 19
Joëlle Picard
5) Homère, 1877, Odyssée, Chant XXII, traduction Leconte de Lisle, Paris, Ed. Alphonse Lemerre.
6) Homère, 1877, Odyssée, Chant XXIII, traduction Leconte de Lisle, Paris, Ed. Alphonse Lemerre.. page 22
Monique Selz
6) D.W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975 : 6-39.
7) D.W. Winnicott, op. cit, 1975 : 33. page 24
directe avec ce qu’elle voit »8. Et sera pas possible de se mettre en Ainsi, la confiance dans le retour de
ce que le bébé voit, lorsqu’il regar- route. Se mettre en route, c’est par- l’objet est ce qui permettra au sujet
de sa mère, c’est lui-même. Ainsi, tir sur le chemin de l’exil. Et nous de prendre une assise dans le mon-
il ne se vivra comme extérieur à nous trouvons là à la rencontre de de, d’édifier un lieu où il séjourne
elle que si elle est en mesure de le deux mouvements. D’une part, et d’où il lui sera possible de partir
voir comme tel et de lui renvoyer c’est dans une dynamique d’exil sans crainte excessive. Partir, c’est
une image de lui, séparé d’elle. que se constitue le sujet, comme alors « quitter le lieu où l’on naît »,
À cette fonction de miroir de la le formulent si bien Maurice Blan- pour reprendre la formule de Lya
mère viennent s’ajouter la capacité chot et Philippe Lacoue-Labarthe. Tourn : l’exil suppose séparation et
d’être seul en présence de l’autre et D’autre part, les effets d’un exil perte d’un lieu, mais aussi investis-
la survie de l’objet à la destructivi- mal assumé pourront provoquer la sement d’un autre lieu. C’est bien
té du sujet.9 Deviennent possibles mise en route d’une démarche ana- le double mouvement impliqué
alors, le cheminement, le voyage, lytique, dont la représentation mé- par l’analyse : explorer le passé,
dit Winnicott, qu’accomplit le pe- taphorique est depuis longtemps se l’approprier et s’en émanciper
tit enfant, allant de l’objet subjec- selon moi celle du départ sur les assez pour permettre au « nou-
tif, vécu comme une partie de soi, routes de l’exil, selon le modèle de veau » de surgir, selon la célèbre
jusqu’à l’objet comme être séparé, l’exil abrahamique11. citation que Freud fait de Gœthe :
existant comme chose en soi10. Ce Cette image souligne le double « Ce que tu as hérité de tes pères,
voyage est cependant conditionné paradoxe apparent sur lequel re- acquiers-le pour le posséder »14. Et
par les qualités de l’objet primaire, pose le principe de l’analyse. Le l’analyse peut se concevoir comme
dont dépendent celles de l’objet in- retour vers l’arrière comme condi- une remise en chantier de la sépa-
terne et de l’objet transitionnel. La tion d’un mouvement vers l’avant ration psychique conduisant à un
carence de l’objet externe ou son suppose que ce mouvement même déplacement et à un décentrement
absence trop prolongée leur enlève de retour soit devenu possible. subjectif, en vue de cesser de faire
toute signification. Au-delà d’une On en revient à la condition sine « un » avec l’objet.
certaine limite, dans la réalité qua non de tout mouvement : la
psychique de l’enfant, la mère est mise en place de la séparation. Etre dans la sécurité du retour de
morte, et sa mort est définitive. Il La construction subjective repose l’objet apparaît comme la condi-
n’y a plus d’espoir du retour de la sur « l’interdiction de faire retour tion de base pour que le petit en-
présence. L’expérience de la non- au lieu d’où l’on a été expulsé »12 fant prenne le risque de s’aventu-
présence de l’objet renvoie alors et s’inscrit donc toujours dans un rer sur le chemin de l’exil qu’est la
au non existant, au vide, au néant. mouvement d’exil depuis l’origi- vie, sans s’arc-bouter sur l’espoir
Et lorsqu’il n’y a plus d’espoir de ne. C’est, à sa façon, ce qu’énonce d’un impossible retour à l’origine.
retour de la présence, le non exis- Didier Anzieu, sur « le double in-
tant devient la seule chose réelle. terdit du toucher »13, qui s’oppose
S’il n’y a pas, pour le sujet, d’es- à la fois à la pulsion d’attachement
poir de retour de l’objet, il ne lui et à la pulsion d’emprise.
page 26
On n’a plus affaire à l’héritage citation. Non seulement parce qu’il analogies frappantes, ressem-
technique général attaché à son nom est destiné à irriguer tout l’opéra blances passagères qu’on voudrait
- intégration extensive de procédés de Wagner ; mais aussi parce que éclaircir, bref tout ce qui peut
contrapuntiques anciens, densité son extrême concision, sa structure « nous passer par la tête », « nous
de la polyphonie, richesse du ramassée autour de données faire penser à », tout ce qui vient
développement motivique : l’effet essentielles (mélodie/harmonie, par intermittence s’interposer
produit est celui de l’« extrait » en horizontal/vertical, consonance/ entre la musique proposée et
soi, même si par ailleurs il peut être dissonance, tension/détente…) nous. Citer, c’est être en quête
perçu comme référence savante ou font de lui un véritable idéogramme de tels instants, surprenants mais
hommage nostalgique à la tradition sonore. Inaugural, emblématique, il fugitifs, où le musicien s’efforce
allemande. Les musicologues le demande à être partout, y compris moins d’exprimer un affect que
savent : par la grâce de quelques hors de l’œuvre porteuse. C’est d’imiter le flux aléatoire et pluriel
notes, l’organisation sérielle qui pourquoi Alban Berg, qui le cite de la vie psychique elle-même, au
régit l’œuvre dans sa totalité dans le 6e mouvement (final largo point de recourir techniquement à
prévoyait bien cette incursion : desolato) de la Suite Lyrique, aura l’association libre. Le petit motif
mais la cohérence d’ensemble, au pour tâche de se débarrasser du passera donc comme une ombre, et
nom de laquelle on peut l’analyser, cliché amoureux afin d’en faire ne reviendra plus ; on aura à peine
n’explique en rien son caractère exactement le contraire : une vraie eu le temps de le reconnaître. Cette
d’image sonore. Enfin, bien que les réminiscence. Qu’est-ce à dire ? Il fois, la citation n’entend pas rompre
circonstances de composition (mort faut d’abord que Berg nous fasse ouvertement avec son contexte : elle
de la jeune Manon Gropius, proche confiance en tant qu’auditeurs, joue au contraire sur une proximité
de Berg) aient dicté ce choix à supposés attentifs, et doués d’une de fait entre tonalité élargie et
partir de la signification littérale du mémoire musicale suffisante pour atonalité, ou plus précisément
texte, l’anecdote, pour émouvante identifier à la fois le fragment et entre le chromatisme de Wagner
et légitime qu’elle soit, fait plutôt son halo de connotations… Mais et l’écriture dodécaphonique telle
écran au geste esthétique : le il ne s’agit encore trivialement que que Berg pouvait l’adapter (par
sens religieux du renoncement de « comprendre les intentions de exemple en en tirant des résultats
face à l’inéluctable appartient l’auteur », et Berg exige plus. Il tonaux). Les quatre archets se
à la seule musique, et l’ultime faut surtout que la réminiscence partagent hâtivement ces quelques
souvenir d’enfance qui suivra, plus soit ressentie dans le registre de sons, dans la continuité d’une
atemporel encore (« wie aus weiter l’involontaire, comme un moment durée homogène : c’est un modèle
Ferne »), permettra à l’œuvre de de distraction chez le compositeur d’intégration réussie, grâce au
s’acheminer vers une conclusion en plein travail, à la manière d’une raffinement de l’écriture. Le spectre
vraiment séraphique. de ces « absences si caractéristiques a disparu : il n’est pas pour autant
de Berg » remarquées de son vivant oublié, et les multiples quatuors
(2) Une sixte ascendante à vide, par Adorno. Ce « Tristan » qui qui exécutent la Suite lyrique ont
suivie d’une courte descente s’invite ainsi coïncide bien avec à cœur de le faire plus ou moins
chromatique aboutissant à un choix compositionnel : mais « ressortir ».
l’« accord » fameux qu’on sait, il instaure avec nous une relation
lui-même relayé par un second d’un autre ordre. Il veut rejoindre le
chromatisme ascendant : le dessin cortège des souvenirs musicaux qui
du motif initial de Tristan, figure accompagnent ordinairement toute
musicale du Désir, est déjà une écoute : associations spontanées,
page 27
(3) Convoquée dans les grandes compositeur se vérifie ainsi.
circonstances nationales, la Pourtant un doute subsiste : une
Marseillaise appartient au domaine telle interprétation ne fait-elle pas
public, à la vie quotidienne ; elle est subrepticement la part trop belle à
moins œuvre musicale que moment ce qui, dans la citation, emprunte
d’une réalité à la fois acoustique, volontiers au modèle anachronique
politique et sociale. Ses vertus de la musique descriptive (par
incantatoires sont rigidement exemple à des fins de couleur
bornées par l’histoire (chant locale) ? Cela cadre mal avec le
guerrier, symbole révolutionnaire, Debussy de la maturité, de plus
label sonore de l’identité en plus aventureux, abstrait, à la
française) ; proche du pathos le plus poursuite (dit Boulez) d’un rêve
vulgaire à l’heure des célébrations d’improvisation vitrifiée : sans
collectives, elle garde, à la surface autre but que lui-même, et peu
d’une mémoire individuelle, soucieux de regarder en arrière…
quelque chose d’impersonnel. Son Alors il faut peut-être assigner
nom et sa mélodie se confondent à cette Marseillaise, au-delà de
en un unique stéréotype. D’où le son ironie, la même fonction
traitement que lui réserve Debussy paratextuelle que celle des titres,
dans les dernières mesures du 12e discrètement poétiques, donnés par
des Préludes pour piano (2e livre). Debussy à chacun de ses Préludes,
Suspendue entre ciel et terre, mais qu’il a tenu à inscrire, à
décomposée et étirée en valeurs chaque fois, à la fin. Comme eux,
longues, ce n’est pas elle qu’on elle est à la frontière, ou dans les
entend, mais des sons qui nous la marges ; en même temps qu’elle,
rappellent : nous la reconstruisons on reconnaît une dernière fois le
après coup. Sa Marseillaise motif principal du Prélude, mais
ressemble aux drapeaux tricolores c’est bien elle qui dit adieu. Nous
du « 14 juillet » de Monet : retrouvons l’univers du sens : feux
suggestion sonore et impression d’artifice ! Et du même coup, la
visuelle se rejoignent. Donc rien citation, par sa banalité, exhibe un
ici de cet ébranlement subjectif si de ses pouvoirs encore inaperçus,
souvent lié au souvenir : la citation avatar quelque peu pervers de
retentit moins dans le temps que l’impressionnisme musical : faire
dans l’espace, avec l’immédiate communiquer la musique avec tout
objectivité d’un phénomène naturel. ce qui l’environne et qui n’est plus
La « musique de plein air », si tout à fait elle, à savoir la réalité.
chère à l’imagination Debussyste,
ne fait guère bon ménage avec
les profondeurs de l’intériorité.
L’hédonisme proclamé du
page 28
Rachel Rosenblum
1) Ce texte constitue un fragment d’un travail en cours. Merci de ne pas l’utiliser ou le citer sans autorisation de l’auteur : rachelrosenblum@wanadoo.fr
2) film réalisé par Emmanuel Carrière, avril 2004.
3) 2007, Roman russe, Paris, POL. Toutes les citations sont extraites de cet ouvrage. page 29
Au cœur du système des dispari- pour y tourner un film sur un autre on le lui demande. On voit Tamas
tions, constituant en quelque sorte disparu, une sorte de « frère-en- chanter quand sa sœur l’exhorte
son point de fuite, se tient en effet disparition » de son grand-père. à le faire. On voit Tamas écouter
un personnage essentiel aussi bien Ce disparu, c’est le soldat hongrois la vieille Elzbieta (celle à qui il a
pour le film que pour le roman : Andras Tamas que l’on croit décé- jadis donné son premier baiser)
c’est celui du grand-père maternel der au cours de la deuxième guerre chanter pour lui. « Je suis rentré
du cinéaste, cet immigrant géor- mondiale, et qui est officiellement quand les fleurs de l’acacia sont
gien au regard sombre, au regard déclaré mort en décembre 1954, tombées. » Kotelnitch est une sorte
triste et fuyant, cet homme cultivé, mais que l’on retrouve 56 ans plus de purgatoire, un lieu où des êtres
qui après avoir « collaboré » en tard à l’orée du XXIeme siècle alors transitent, restent en souffrance ou
servant de traducteur aux Alle- qu’il a passé un demi-siècle dans sont définitivement égarés, oubliés,
mands dans la France occupée, est un hôpital psychiatrique russe, « perdus ». Mais qu’en est-il de ces
brutalement enlevé au moment de sans savoir que la guerre était finie, autres retours que l’on trouve dans
la Libération pour ne plus jamais muré dans une langue que ses an- Retour à Kotelnich et dans Un ro-
revenir ni mort, ni vivant. Peut-être ciens geôliers percevaient comme man russe ?
ce grand-père a-t-il été exécuté. En un impénétrable silence.
tout cas, il a disparu sans laisser de
traces. Le retour en Hongrie du soldat Le retour des tragédies
disparu est orchestré par ceux qui
D’une certaine façon, c’est pour l’ont connu adolescent comme Inexplicablement, inexorablement,
le chercher, pour le retrouver, que un retour triomphal. Le film dé- Emmanuel Carrère semble pour-
son petit fils a accepté de tourner crit par contre, une sinistre farce. suivi par la tragédie. Ce déchaî-
un film à Kotelnitch. Kotelnitch est Le fils prodigue est maintenant un nement de violence est ce qui le
le lieu des disparitions inexplica- vieillard au regard vide. Il est éden- pousse à écrire. Il s’agit, dit-il,
bles et des retours inattendus. té, amputé d’une jambe. La plupart d’une sorte d’exorcisme.
« Pourquoi aller en Russie, pour- de ses contemporains ont disparu. « La folie et l’horreur ont obsédé
quoi revenir à Kotelnitch, sinon De sa vie, de ses cinquante années ma vie […] Les livres que j’ai écrits
parce que s’est échoué là le des- passées à l’hôpital psychiatrique, il ne parlent de rien d’autre. Après
tin de ce Hongrois qui me permet ne reste rien. Ses geôliers sont par- L’Adversaire, je n’en pouvais plus.
d’approcher par un chemin détour- tis ou morts. Ceux qui l’entourent J’ai voulu y échapper. J’ai cru y
né celui de mon grand-père ? […] ont retenu deux choses de sa vie. échapper en aimant une femme et
Lui aussi a disparu à l’automne Tamas était un bon menuisier : il en menant une enquête. L’enquête
1944. Lui aussi s’est rangé du côté avait construit un étonnant piège à portait sur mon grand-père mater-
des allemands. Mais lui, 56 ans rats. Tamas aimait les choux. nel, qui après une vie tragique a
plus tard, il est revenu. Il est reve- disparu à l’automne 1944 et, très
Le retour de Tamas n’annule en
nu d’un endroit qui s’appelle, Ko- probablement, a été exécuté pour
rien sa disparition, ne compense
telnich, où je suis allé, et où je de- faits de collaboration. »
en rien l’horreur d’une vie réduite
vine qu’il me faudra revenir. Car,
à néant. Il s’agit d’un retour qui ne
Kotelnich, pour moi, c’est là où on Mais la mort de ce grand-père fait
séjourne quand on a disparu… » répare rien, qui ne comble rien ; étrangement retour dans la vie du
d’un retour qui sert seulement à narrateur, avec le suicide de son
Emmanuel Carrère s’est en effet accentuer la souffrance. On voit cousin François chez lequel il re-
initialement rendu à Kotelnitch Tamas sourire docilement quand trouve « ce regard fuyant et tra-
page 30
qué… le regard du grand-père… ». grands romans Dostoïevskiens, Car- mon grand-père […] cet homme était
Pour exorciser ce fantôme, pour- rère ne se contente-t-il pas d’égrener nommé et enterré publiquement, du
suit alors Carrère, « j’ai suivi des des faits divers horribles ? Son « ro- moins déclaré mort. »
chemins hasardeux. Ils m’ont en- man russe » est-il autre chose que le Il s’agissait donc de « donner une
traîné jusqu’à une petite ville per- prolongement de documentaires sur sépulture au disparu… [de] rendre
due de la province russe où je suis des êtres insignifiants ? La question hommage à sa mémoire ne serait-
resté longtemps, aux aguets, à at- du bien et du mal semble même ne ce qu’en reconnaissant sa mort, ne
tendre qu’il arrive quelque chose. pas devoir se poser à propos du pa- serait-ce qu’en écrivant son nom ».
Et quelque chose est arrivé : « un tient hongrois qui se présente comme C’est une semblable « sépulture »
crime atroce ». La folie et l’hor- un être évidé. Et pourtant, l’horreur que propose Romain Gary, lorsque
reur le rattrapent avec l’assassinat impassible où baigne sa non-vie, les dans un acte incongru, il témoigne
de son interprète. L’auteur écrit : souffrances extrêmes infligées aux pour ceux qui n’ont pas eu d’exis-
« Pour les croyants, l’instant de la anonymes de Kotelnich ne cessent tence, les tire de l’anonymat en pro-
mort est celui où on voit Dieu, non de poser le problème du mal. nonçant leur nom.
plus dans un miroir obscurément
mais face à face… »4 Tel n’a pas En effet, tout comme les grands ro- Romain Gary nous raconte en effet
été le cas pour son interprète ou mans russes - et ceux de Dostoïe- comment il a pris au sérieux la re-
pour son cousin François. « Fran- vski rapportent souvent des faits- quête étrange d’un homme rencon-
çois était fou. Il y avait en lui un divers - celui de Carrère est le récit tré à Wilno : « Si un jour tu deviens
ennemi ricanant celui qui l’a jeté d’une volonté de rédemption. Walter écrivain, ce sera à toi de garder notre
par la fenêtre… Cet ennemi rica- Benjamin concevait sa tâche d’in- mémoire. Les mots servent à cela,
nant, c’est celui que la Bible appel- tellectuel comme celle qui consiste à empêcher que les hommes s’ef-
le le Satan, c’est-à-dire l’Adver- à sauver de l’oubli le discours des facent complètement… Pour moi,
saire ». C’est, comme on le sait, le vaincus. Il s’agissait pour Benja- contente-toi de leur dire : “Au n° 16
titre de l’un des livres de Carrère. min de proposer une alternative à de la Grande-Pohulanka habitait un
Cet « adversaire » semble prendre l’histoire, une histoire alternative. certain M. Piekielny”.» Longtemps
de nombreuses formes. Peut-on lui Mais ceux dont Emmanuel Carrère plus tard, rencontrant la reine d’An-
faire face ? tente la rédemption ne sont même gleterre, Romain Gary se surprend
pas des vaincus. Leurs histoires ne à prononcer devant celle-ci l’étran-
constitueront jamais une histoire al- ge message dont l’avait chargé le
Répondre aux tragédies ? ternative. Insignifiants, humiliés ou monsieur de la rue Pohulanka : « Au
simplement oubliés, ils ne renvoient numéro 16 de la rue, habitait Mon-
En intitulant son livre Un roman pas à une histoire mais à un simple sieur Pikielny. » Le simple fait de
russe, Carrère se livre-t-il à un acte témoignage. Ainsi, à la fin du film le nommer sauve l’existence de
de dérision ? Suffit-il qu’un roman sur Kotelnitch, Carrère prononce le M. Piekielny de l’insignifiance to-
situe son action en Russie pour qu’il nom de son grand-père : tale et de l’oubli5. Le simple fait de
devienne un roman russe ? On pense « Je me suis retrouvé trois mois plus nommer son grand-père - Georges
évidemment à Dostoïevski et à toute tard à enregistrer dans un studio une Zourabichvili, disparu en 1944 -
la grande tradition russe de réflexion dizaine de phrases décrivant briè- permet à Carrère de manifester
sur le mal. Mais, face à l’ampleur des vement, et précisément le destin de une sorte de piété. « J’ai pensé
4) J’ébauche une critique de ce courant « classique » dans « Cure ou répétition du Trauma ? », Revue française de psychosomatique, 28, 2005 : 69-90.
5) J’ai tenté dans ce texte de respecter le vocabulaire, quasiment ou explicitement religieux de Carrère (le mal, l’ennemi, l’adversaire, Satan). Emmanuel
Carrère, 1993, L’adversaire, Paris, POL. page 31
qu’écrire cette histoire ne pouvait à Sciences Po., secrétaire perpé- « Emmanuel, je sais que tu as l’in-
être qu’un crime ou une prière. » tuelle de l’Académie française, la tention d’écrire sur la Russie, sur ta
mère de Carrère a connu la pauvre- famille russe, mais je te demande
Il s’agit pour Carrère de sauver té quotidienne des exilés russes. La une chose, c’est de ne pas toucher
d’autres que lui. Mais il s’agit aus- grande dame du quai Conti est née à mon père. Pas avant ma mort. »
si pour lui de tenter son propre sa- Zourabichvili. Il ne s’agit pourtant Carrère refuse. Il estime légitime,
lut. Ce salut par le récit ressemble pas pour elle de masquer son iden- voire vital, pour lui, pour ses pro-
quelque peu à une psychanalyse. tité georgienne (noms difficiles à ches, pour leurs descendants, pour
Carrère nous dit qu’il allait trois prononcer ; arbres généalogiques tous ceux que cette histoire concer-
fois par semaine chez un psycha- surchargés). Le déni qu’elle pra- ne, de sortir du silence, de parler du
nalyste au moment de la rédaction tique est autre. Il s’agit pour elle, grand-père, de revenir sur le passé.
d’Un roman russe. Ce salut engage suggère le « roman » de son fils, de Il fallait que quelqu’un se charge
une autre forme de retour. maintenir à distance la souffrance des souffrances, que quelqu’un fas-
de son propre père, sa folie et sa se retour sur ces souffrances, que
mort. Dans un itinéraire qui res- quelqu’un prenne le risque de leur
Faire le choix du retour semble à celui de Sarah Kofman, donner une voix. Ce sera lui. Quel
Hélène Carrère d’Encausse semble est alors le sens de ce retour ?
Au cœur du livre de Carrère, voici s’être construite une identité-écran.
une image : le petit Emmanuel est Peut-être a-t-elle eu raison de le
dans une piscine. IL nage en di- faire. J’ai trop souvent souligné Le sens du retour : Une réponse
rection de sa mère. Cette image de moi-même les dangers du Mourir apaisée ?
nostalgie, nostalgie pour la présen- de Dire pour ne pas admirer la rési-
ce de sa mère, s’incarnera aussi, au lience que manifeste cette capacité C’est un retour quasiment litté-
cours du livre en nostalgie pour la de survivre à tout prix. ral. Emmanuel Carrère accomplit
langue de sa mère. Mais il ne s’agit le même itinéraire que sa mère,
pas seulement de nostalgie. Mais une telle mise à distance a mais il l’accomplit à l’envers. Là
un prix. « Mon grand-père [écrit où Hélène Carrère avait poursuivi
Pour sa mère, il y a en effet danger Carrère] aurait maintenant plus de l’aller simple qui menait sa famille
à parler de certains événements, à cent ans. Il est très probable qu’il de Georgie en France, et qui la
se tourner vers un passé mortifère. a été abattu quelques heures, quel- menait elle-même d’une insuppor-
Elle a choisi de nier, d’interdire la ques jours ou quelques semaines table souffrance (celle que décrit
souffrance « Never explain, never après sa disparition. Mais pendant son frère Nicolas, celle dont meurt
complain » lui fait dire Carrère. des années, des dizaines d’années, son neveu François) à l’évitement
Qui est sa mère ? ma mère s’est efforcée - ou inter- de celle-ci, Emmanuel choisit de
dit, mais c’est pareil - d’imaginer faire retour », en partant pour la
Hélène Carrère d’Encausse est un l’inimaginable : qu’il vivait quel- Russie, mais aussi en refusant le
personnage public, une célèbre que part, qu’il était prisonnier ; non-dire, en défaisant les « identi-
historienne de la Russie, une intel- peut-être qu’un jour il reviendrait. tés-écran. »
lectuelle spectaculairement fran- Aujourd’hui encore, je le sais par- Dans un travail de Pénélope étalé
çaise qui réussit à transformer son ce qu’elle me l’a dit, il lui arrive de sur deux générations Emmanuel
identité russe en objet de savoir, à rêver de son retour. » Carrère fait retour sur l’itinéraire
se référer à cette identité de façon Ce refus d’accepter le deuil se tra- de sa mère jusqu’à affronter ce
explicite mais distante. Professeur duit alors par une interdiction : qu’ailleurs il décrit comme le mal
page 32
ou l’ennemi, Carrère s’inspire d’un (mon grand-père) pour Ania et son
courant désormais classique de la fils, pour ma mère, et pour moi. »
psychanalyse des traumas6. Les
souffrances que l’on a niées, évi- Une voix nous parle à travers les
tées, passées sous silence ne ces- films comme à travers le livre. Cet-
sent de faire retour, de hanter ceux te voix témoigne. Tout comme le
qui les ont fuies. Quelles que soient documentaire tourné par Carrère,
les raisons (amour ou honte) pour documentaire sans sujet reconnais-
lesquelles on leur a refusé le deuil, sable autre que le moi qui s’affirme
les morts sans sépulture s’instal- à travers le regard porté, le roman
lent dans les vivants, font de ces s’affirme en effet comme une
vivants leurs cryptes, deviennent autofiction (ou plus simplement
« dybbuks » ou fantômes, revien- une autobiographie dit Carrère) où
nent de génération en génération. l’auteur réunit… « deux ans de ma
Les non-dits s’incrustent. Ne pas vie, Kotelnitch, mon grand-père,
reconnaître la mort peut empêcher Sophie et moi »
de vivre. Il est alors significatif que les mo-
ments les plus forts du témoignage
En choisissant de lever l’interdic- prennent la forme de chansons : la
tion formulée par sa mère, Car- chanson que chantait la traductrice
rère prend un risque. Mais, si dan- Ania avant d’être brutalement as-
gereux qu’il soit, ce retour sur la sassinée ; la chanson que Tamas
réalité traumatique et honteuse ne esquisse sur l’instigation de celle
semble pas l’avoir détruit. En effet, qui, l’aimait il y a un demi-siècle ;
entre lui et la violence déchaînée la berceuse en russe dont Emma-
des océans dont parlaient Sarah nuel Carrère se souvient et qu’il
Kofman ou Primo Lévi, il y a eu chante lui-même à la fin de Retour
la distance d’une génération ; entre à Kotelnich. Retour à la mère, re-
lui et le grand-père disparu toutes tour à la langue de la mère, retour
sortes de médiations symboliques aux musiques d’autrefois. Retour
sont apparues. Ces médiations qui affirme, face à la « malédic-
ont été reprises, amplifiées, ré- tion », la solidarité des vivants.
fractées par l’écriture du Roman Retour qui tente de mettre en échec
russe. Entre lui et la violence de « l’adversaire ».
l’événement, Carrère a introduit
la présence rassurante des bords
de la piscine, les bras tendus de
cette mère à laquelle son livre,
comme une lettre, est adressé.
« Je me suis retrouvé… [écrit-il]
à chanter une berceuse, pour lui
1) Poème de Kobayashi, Issa, cf. 2002, Anthologie du poème court japonais, Paris, Gallimard, coll. Poésie.
2) Avec le poète A. Alexandridis.
3) Pain, beurre, miel.
4) « weit ins Unbefahrne hinaus. » P. Celan, Anabase. « parti dans le large non-navigué. » (Traduction J.-P. Lefebvre). Littéralement : « qui n’a jamais
été voyagé, traversé ». Tous les mots en allemand dans la suite du texte sont tirés du poème « Anabase » de Celan. Cf. P. Celan, 1998, Choix de Poèmes,
Paris, Gallimard.
5) Xénophon, 1957, Anabase, Paris, Belles Lettres, tome II, livre IV. page 34
mer vers les terres… et la sortie dem’a réveillé. Je me suis alors rendu pour la première fois, de la musi-
l’exil, cette montée [étant] aussi un
compte que je hurlais. J’ai ressenti calité de sa propre langue. Nous
retour qui, paradoxalement, s’ef- une douleur atroce à l’estomac. lisons mitsammen.
fectue dans l’avenir. » Comme si la paroi avait été trouée Unbefahrne : « où l’on n’a jamais
à l’emporte-pièce. » Il s’est re- voyagé, que l’on n’a jamais tra-
« De la pierre de taille tranché depuis longtemps de la vie versé ».
du pont, d’où amoureuse, il a pétrifié ses désirs Dans la respiration de l’écriture
il est allé et s’est enveloppé dans une gan- se glisse la lumière11 : Herzhelle,
s’écraser dans la vie, initié gue de pierre. « La douleur était meerfarben, Leucht-glockentöne.
au vol par les blessures, - du insupportable. Elle ne voulait pas Balises lumineuses (photophores)
Pont Mirabeau. »6 passer. J’ai fini par me faire couler mais aussi sonores par le mouve-
un bain chaud. Dans la baignoire, ment de l’eau. Atemreflexen : ré-
En exergue de ce poème une ci- j’ai commencé à penser aux cir- flexes respiratoires, beauté fugace
tation de Marina Tsvetaïeva ; en constances de ma naissance. Je (sekundenschön).
cyrillique avec la traduction : suis resté incarcéré dans le ventre
« Tous les poètes sont des juifs ». de ma mère pendant trois jours. « Tressaillantes beautés de secon-
Pont Mirabeau d’où Paul Celan Son ventre était devenu comme de des : sons des balises lumineuses
se jettera dans la Seine une nuit la pierre. » (doum - doun , oununde suspirat
d’avril 1970. cor) ausgelöst, eingelöst, unser. »
Unwegsam8 : « non-cheminable.
Dans la vie. Impraticable ». Unser : nôtres.
Étroit le chemin frayé par l’écri- Unwegsam-wahre : « impratica-
ture. Minéral. Quel souffle pourra ble-vrai ». La poésie de Paul Celan vient réfu-
réanimer en parole le mot-pierre Hinauf und Zurück : « en haut ter le verdict de Theodor Adorno :
dans la bouche du poète déporté (monter depuis la mer jusque dans « Écrire un poème après Auschwitz
mort étranglé en Sibérie ? les terres) et retour (thalassa ! tha- est barbare… »12 Mais elle rend
lassa !) ». difficile le retour à l’Anabase de
« Petit, In die Herzhelle Zukunft : Herzhel- Saint-John Perse13. Son hommage
Abandonné là, le : « clarté du cœur, zukunft : ave- à Dante et à la poésie (1965, pour
Petit grelot dans le vent glacé nir ». le septième centenaire de Dante),
Avec ton Montée et retour. Va-et-vient de la aussi juste fût-il, est difficile à lire.
Galet blanc dans la bouche. » 7
respiration. Ausgelöst/eingelöst9. Son lyrisme épique semble impu-
Sichtbares/Hörbares (à voir/à en- dique, comme s’il avait été écrit
J’écoute un autre patient : « De ce tendre). avant 1945 :
rêve obscur il ne me reste presque Cheminer dans la langue étran- « Pareils aux Conquérants noma-
rien sinon l’image d’un trou noir. gère avec le témoin étranger10 qui des maîtres d’un infini d’espace,
Dans mon rêve je criais, et ce cri s’émerveille en lisant Paul Celan les grands poètes transhumants,
6) « Et avec le livre de Tarussa », écrit le 20 septembre 1962, cf. P. Celan, 1998, op. cit.
7) « Sibérien » (1 961), poème écrit en pensant à Ossip Mandelstam, déporté en Sibérie et mort près de Vladivostok en 1938, cf. P. Celan, 1998, op. cit.
8) Ce mot, et tous ceux qui suivent en allemand, provient du poème « Anabase » (1 961) de P. Celan, 1998, op. cit.
9) Intraduisible : « mouvement de sortie et mouvement de rentrée/retour, expiration/inspiration ».
10) Sissy Boehringer.
11) Titre du premier recueil posthume de P. Celan, 1989, Lichtzwang. Contrainte de Lumière, Paris, Belin.
12) 1986, Prismes. Critique de la culture et de la société, Paris, Payot.
13) 1924, Anabase, Paris, Gallimard. page 35
honorés de leur ombre, échappent
longuement aux clartés de l’os-
suaire. S’arrachant au passé, ils
voient, incessamment, s’accroître
devant eux la course d’une piste
qui d’eux-mêmes procède. Leurs
œuvres, migratrices, voyagent avec
nous, hautes tables de mémoire que
déplace l’histoire. »14
Xénophon écrit :
« Quand tous les Grecs y furent ar-
rivés (au sommet de la montagne
d’où l’on voit la mer), ils s’em-
brassèrent, ils sautèrent au cou de
leurs généraux et de leurs chefs de
lochos, les larmes aux yeux. »15
Ceux que personne n’attendait, le
matin de leur arrivée Gare de l’Est
eurent-ils les larmes aux yeux en
traversant Paris jusqu’à l’hôtel Lu-
tétia ?16 Le pouvaient-ils encore ?
Sichtbares. Hörbares. Que pou-
vaient-ils voir ? Qui pouvait les
entendre ?
Revenir sans retour.
1) S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1980 : 43-115.
2) Op cit., 1981 : 52 et suiv.
3) Op cit., 1981 : 62. page 37
Chemin de vie, disputé à la mort jour, la répétition d’un quotidien sa provende au jour le jour, aussi
et à ses avatars, chemin de durée à peine interrompu par l’intervalle bien qu’à l’acmé du plaisir, mort
variable et imprévisible, il est tou- du silence et de l’absence noctur- qui, par son « ombre portée » est
tefois jalonné de signes avant-cou- nes, en estompent les contours, et aussi « le grand effet de relief de
reurs, tels que nous les rappelle ce nos propres yeux demeurent aveu- l’existence »6, négatif qui, à ce titre
conte de Grimm.4 Un homme par- gles obstinément sur cet à-venir ne cesse de dispenser du positif.
vient à pactiser avec la Mort, non d’ombre pérenne. Ombre tendue et insistante dont la
pour qu’elle l’épargne, mais pour Le sommeil fait retour nuit après perception pousse, pour déjouer
qu’elle le prévienne et qu’il ne soit nuit, mais ce retour nous y sommes son emprise et la tenir en échec, à
pas pris au dépourvu. Il vit ainsi sa consentants, voire demandeurs ir- faire, savoir, entreprendre, aimer,
vie, tranquille, sans frayeur, atten- rités s’il vient à se refuser. Quoi de soit à réclamer encore un coin de
dant sinon espérant, le signal pro- plus doux que le sommeil envelop- miroir, encore un retour maîtrisé
mis. pant après la tétée, après l’amour, du reflet qui éloigne l’absence
La vieillesse arrive avec son cor- voilant les limites, allégeant les et l’obscur. L’on tente bien ainsi
tège de petites misères, qu’il sur- corps, s’adjoignant Morphée pour d’écarter la nostalgie de l’inanimé,
monte sans trop de peine, jusqu’au des mises en scène où le désir est mais la rigueur cruelle de l’avan-
jour où la Mort surgit et lui dit que roi ? Repli narcissique, retrait des cement du temps en ligne droite
son heure est venue. Comment dit- investissements extérieurs sont et à fonds perdus, conduit à faire
il, et ta promesse de me prévenir ? exigés par ce double familier, ce té- retour vers l’illusion de circularité
Et la Mort de lui citer alors, tous moin à la fois discret et loquace de au-delà de la répétition et de ses
les messagers avant-coureurs qu’il nos égarements et de nos douleurs fantômes récurrents, jusqu’à trou-
avait négligé de prendre en comp- les plus intimes : nous sommes in- ver enfin le moyen de moins céder
te : fièvre, douleurs, vertiges, mais vités au sommeil et dociles à ses au sommeil et de ne pas craindre
plus particulièrement le sommeil rites et commandements, comme de dépenser sans compter.
qui, tout au long de la vie, impose nous le sommes à ses rêves avec Quoiqu’il en soit, le recours à la
d’être pareil à un gisant toutes les leurs rébus, leurs énigmes, et la mort plane comme une présence
nuits. part d’inconnu qui s’y révèle, mais lointaine et que l’on veut docile,
Et en effet, « l’étrange et doulou- nous sommes également condam- elle doit faire signe le plus tard pos-
reux visage », celui dont on se dé- nés à lui être livrés, à lui dédier en sible, mais aussi répondre à l’appel
tourne avec frayeur ou colère, se toute inconscience et nécessité, un sans délai, quant choisir la dispari-
pare des attraits du sommeil et de tiers de notre vie. tion, semble restituer une maîtrise
l’oubli, il se glisse au plus intime Comme le familier se renverse imaginaire sur un territoire subjec-
et ne nous quitte pas d’une se- en étrange inquiétant, comme un tif mis à mal. Ce qui pourrait se
melle, puisqu’il est l’autre face de même mot peut avoir des sens op- dire : reprendre la main.
nous-mêmes, celle qui est « enca- posés, comme le double est à la On peut ainsi évoquer la partie
puchonnée de ténèbres »5. Nous en fois illusion d’immortalité et figure d’échecs entre la Mort et le Cheva-
percevons obscurément la présen- de la mort, le sommeil réparateur lier, dans le film de Ingmar Berg-
ce familière et inquiétante, mais la s’étend sur notre vie comme l’om- man, Le septième sceau, partie dont
promesse confiante du retour du bre projetée de la mort qui prend le but est de faire perdre la main et
4) J. et W. Grimm, « Les messagers de la mort », Les contes, Paris, Flammarion, 1977 : 897 et suiv.
5) J.-P. Vernant, « Une face de terreur », La mort dans les yeux, Paris, Hachette, 1985 : 48.
6) W. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, coll Champs, 1977 : 47. page 38
l’initiative à la Mort, jusqu’au mo- peut donner corps à ce concept8. me qu’il a pris
ment où l’échiquier se renverse, si- Rien en effet si ce n’est la répéti- Il le tient bien. On le hait, même
gnant la fin de partie, mais de telle tion elle-même qui s’inscrit dans la chez les immortels. »9
sorte qu’un doute subsiste de sa- vie même, s’insinue dans la force Ils sont fils de Nuit qui les enfanta
voir lequel, des deux protagonistes du lien, parvenant à faire de Éros sans s’être unie d’amour, Nuit dont
en a précipité l’échéance. le passeur de Thanatos. le domaine est situé, dans une pro-
Alliage précaire et instable des for- fondeur terrifiante et plus abyssale
Freud précise que le double de- ces de vie et de mort, qui sort de encore que l’infernal chtonien où
vient une figure d’épouvante par l’abstraction pour s’incarner de fa- séjournent les morts.10
retour à une formation psychique çon limpide dans le sommeil, dont Clémence Ramnoux rappelle une
des temps originaires dépassés et les effets réparateurs et conser- « énigme héraclitéenne » : « Tha-
par régression à un temps de non- vateurs sont tissés avec l’oubli, natos est tout ce que nous voyons
délimitation du moi par rapport au l’abandon, le repli sur soi, toutes en nous réveillant, et tout ce que
monde7. formes où domine l’inertie. Écono- nous voyons en dormant est Hyp-
On voit donc ces enroulements mie et parcimonie subverties tout nos ». Elle en propose une élabo-
multiples, nouant l’espace et le de même par la fantasmagorie qui ration qui reviendrait à remplacer
temps, dérivant imaginairement devient activité prégnante, foison- Thanatos par « Vie-et-mort », du
la linéarité de la vie : on peut faire nante, libidinale. Mais là encore le fait que celui qui est éveillé a com-
retour dans l’espace, tel Œdipe re- renversement ou le retournement pris l’intrication nécessaire des
venant à Thèbes pour y trouver sa de la vie et de la mort, du positif deux : « Quand l’homme a décou-
mort et accomplir son destin, on et du négatif, sont perceptibles vert cette loi, et ne l’oublie plus,
ne peut faire retour dans le temps, dans le déroulement interminable alors il est réellement devenu un
sauf peut-être en appelant à la du fil associatif, ombilic du rêve, homme intelligent… il sait la for-
toute-puissance d’un inconscient conduisant à un inconnaissable, un mule : Vie et Mort, au fond, c’est
censé ignorer la négativité, mais irreprésentable, autant dire retour tout Un. »11
également le temps, accessible d’une négativité au cœur du flux
seulement dans l’expérience de la onirique. Soutenir cette intrication dans ses
discontinuité de la sensation. Hypnos et Thanatos sont frères différents avatars, sans consentir
La ligne droite et la logique binaire jumeaux et divinités redoutables trop vite au retournement et à la
semblent en effet superbement te- quoiqu’opposés, tels ils apparais- déliaison, est le travail d’une vie :
nues à l’écart des représentations sent dans la Théogonie, citée par arpenter le chemin le plus long
inconscientes qui obéissent aux Clémence Ramnoux : dans la lumière, se détourner du té-
règles des processus primaires, et « L’un circule sur terre et sur le nébreux, repousser la mort dans ses
Freud a toujours affirmé que rien large dos de la mer, abîmes, vivre, en sachant que l’on
dans l’inconscient ne peut donner Doux et suave pour les hommes. doit « une mort à la nature », en-
un contenu à la pensée de la des- L’autre avec un cœur de fer, un fin céder à la victoire de la nuit. Et
truction de la vie, dans la mesure poumon d’airain, quand vient ce moment où la dette
où aucune expérience vécue ne Sans pitié dans la poitrine : l’hom- de vie doit être acquittée, quand il
7) S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1986 : 239.
8) S. Freud, 1975, Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, PUF.
9) C. Ramnoux, La Nuit et les enfants de la Nuit, Paris, Flammarion, coll Champs, 1986 : 50.
10) C. Ramnoux signale cette distinction faite par Eschyle dans l’Orestie, concernant la figure d’Hermès, entre un principe chtonien et un principe noc-
turne.
11) C. Ramnoux, op cit., 1986 : 58-9. page 39
s’agit de faire retour à la terre pour
ce que l’on a pu nommer le « der-
nier sommeil », où est-il possible
de trouver encore quelque clarté,
quelque chaleur, sinon en faisant
un dernier retour vers le passé,
vers les commencements ?
page 40
Myriam Revault d’Allonnes
1) Extrait du livre de Myriam Revault d’Allonnes, 2006, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil.
2) De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier Flammarion, tome II, 1981 : 399.
3) Mémoires d’outre-tombe, Paris, Pléiade, tome II, 1944 : 477 (souligné par moi).
4) Le terme «Neuzeit» désigne spécifiquement les temps modernes comme on le voit d’après le titre original de l’ouvrage de Blumenberg : Die Legimität der Neuzeit,
traduit en français par La légitimité des Temps modernes.
5) Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, 1990 : 323. page 41
moderne en vient à percevoir son au passé auquel il se compare. célération donc que celle qui com-
au-delà projectif, l’horizon de Et donc, avec l’idée de progrès, mence au moment où les hommes
ses possibles en rupture avec les l’homme s’autorise de lui-même. ne reconnaissent plus que la seule
contenus et les réserves que pou- Il se considère comme celui qui autorité conférée par la raison, cel-
vait lui fournir le passé de la tradi- fait histoire et envisage la marche le qui œuvre à la perfectibilité de
tion. L’attente n’est pas déductible de l’histoire comme déductible de l’espèce humaine jusqu’à un terme
de l’expérience vécue. La tradition son auto-compréhension comme indéfini.
a perdu sa capacité à configurer le sujet rationnel, démiurge ou même Et surtout, cette accélération,
futur. créateur. Kant, dans la deuxième conjuguée au thème de la nou-
Trois topoi, trois thématiques for- section du Conflit des facultés, se veauté des Temps modernes, arra-
tes, ont investi ce nouveau rapport demande comment une histoire a che l’idée de Révolution à son an-
propre à la modernité entre espace priori est possible. Comment peut- cienne signification astronomique
d’expérience et horizon d’attente : on livrer « un récit historique di- (l’idée des révolutions circulaires),
l’idée que le temps est dynamisé vinatoire de ce que réserve l’ave- à l’ordre des mutations cycliques
en force historique, la croyance nir » ? Réponse : « Si le devin fait et autant qu’à l’idée d’un désordre
en une accélération liée à l’idée de organise lui-même les événements ou d’une instabilité incontrôlables
progrès, la conviction que l’his- qu’à l’avance il prédit »6. C’est (la stasis des Grecs). La révolution
toire est à faire et qu’elle est maî- bien le principe d’affirmation de devient, comme le dira Kant, signe
trisable par l’homme. C’est, pour soi qui « autorise » l’idée d’un dé- d’histoire : elle s’indique comme
rappeler la formule de Ricoeur, veloppement rationnel et progres- cet événement qui manifeste la dis-
une « qualité nouvelle du temps sif de l’histoire humaine. Et dans position morale de l’humanité et sa
qui s’est fait jour, issue du rapport cette perspective, l’histoire est un « marche en avant vers le mieux ».
nouveau au futur ». Les temps mo- « faire » plus qu’un « agir ». La signification des révolutions
dernes sont nouveaux parce qu’ils Parce que ce temps nouveau est modernes est donc sans précédent :
temporalisent l’histoire en insti- un temps accéléré, il engendre des « inextricablement liée à l’idée
tuant la différence des temps, la attentes de plus en plus impatien- que le cours de l’Histoire, brus-
discontinuité radicale du passé et tes. Ainsi, l’accélération rend per- quement, recommence à nouveau,
du présent. Koselleck rejoint ainsi ceptible l’amélioration du genre qu’une histoire entièrement nou-
la forte démonstration de Blumen- humain : Condorcet, dans l’Es- velle, une histoire jamais connue
berg sur la différence essentielle quisse d’un tableau historique de ou jamais racontée auparavant, va
entre l’ordre de l’eschatologie et l’esprit humain, consacre les huit se dérouler… »7
la nouveauté de l’idée de progrès. premières « époques » à l’histoire Enfin, le topos de la maîtrise,
Si cette dernière n’est pas la pure de l’humanité depuis ses origines énoncé par Kant dans la phrase
et simple transposition de l’espé- jusqu’aux temps où « les scien- déjà relevée - quand le devin fait
rance eschatologique, c’est qu’elle ces et la philosophie secouèrent le lui-même les événements qu’il
extrapole sur l’avenir à partir d’une joug de l’autorité ». La neuvième prédit - relève lui aussi d’une muta-
histoire voulue, pensée et faite par époque couvre la période qui va tion fondamentale : la capacité des
les hommes. Cette histoire « maî- de Descartes à la formation de la hommes à agir sur leur destin im-
trisée » par l’homme procède ainsi République française et la dixième plique que le futur soit remis à leur
de l’auto-justification du présent envisage « les progrès futurs de propre arbitre. Le paradigme de la
par l’avenir qu’il se donne face l’esprit humain » : vertigineuse ac- fabrication va investir le devenir
8) Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996 : 22, souligné dans le texte.
9) Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », La crise de la culture, Paris, Gallimard-Essais, 1972 : 125.
10) Rousseau, IXe lettre écrite de la Montagne. Œuvres Complètes, Paris, Pléiade, III, 1964 : 880-1. page 44
athéniens… »10. Votre situation, l’imitation du modèle qui régit le véler une action sans précédent ».
poursuit en substance Rousseau, rapport que les hommes de la Ré- On voit bien comment l’« auto-
requiert des maximes particuliè- volution entretiennent avec les hé- risation » à commencer quelque
res, des institutions spécifiques, ros de l’Antiquité. Le recours aux chose de neuf inscrit l’invention au
l’élaboration d’un rapport nouveau Anciens perd alors son caractère sein d’un réseau de significations
à l’intérêt public. Et donc l’altérité énigmatique : il est résorbé dans ouvertes. Et la nécessité – pour
des Anciens – si on la considère le fantasme de la répétition histo- s’emparer du présent – de se rat-
comme un modèle – est inattei- rique et l’abolition - illusoire - de tacher, de se relier en arrière – afin
gnable : on ne peut la rejoindre, les la différence des temps. Le mort a d’assurer la fondation – ne s’arrête
routes en sont oubliées et perdues. saisi le vif, le passé s’est emparé pas au subterfuge de la répétition
Marx n’a pas manqué d’inter- du présent. qui dissout le vif du présent dans le
préter cet usage du passé antique passé. Il s’agirait en quelque sorte
gréco-romain comme un usage de renverser la célèbre phrase de
parodique : en jouant leur histoire Un passé pour lequel nous n’avons Marx - le mort saisit le vif - en une
travestis en Romains, les révolu- pas eu d’oreille ? autre question : comment la force
tionnaires auraient succombé à la imprévisible du présent peut-elle
fiction mythique et la Révolution, Tout autre est l’interprétation de ressaisir le vif du passé ?
pour s’accomplir, se serait drapée Hannah Arendt : elle ne fait pas de Aucun exemple ne permet - mieux
successivement dans le costume l’exemplarité du passé antique le que celui des révolutions modernes -
de la république romaine (1793- symptôme d’une ruse de la mémoi- de comprendre que si la disparition
94) puis dans celui de l’Empire re. Car précisément l’exemple n’est de la tradition dans le monde mo-
(avec Napoléon). L’identification pas le modèle. Si le passé antique derne a contribué à la perte d’un
avec les héros de l’Antiquité était est révélant, c’est qu’il ravive une certain paradigme de l’autorité,
le passage obligé par lequel devait expérience familière aux Anciens elle n’a pas été pour autant aban-
s’instaurer la société bourgeoise mais recouverte et oblitérée par le don du passé. Car ce dernier n’est
moderne. L’invocation des morts Moyen-Age chrétien. Le geste des pas monolithique et ne reçoit pas
de l’histoire - la Rome ressusci- révolutionnaires n’est donc pas un non plus de signification univoque.
tée - était ainsi la condition d’une geste répétitif qui prendrait appui A lire attentivement « La crise de
création historique qui se dissimu- sur les lambeaux ou les vestiges de l’autorité », on constate qu’Arendt
lait à elle-même en tant que créa- la tradition. Les hommes de la ré- - loin de ce conservatisme nostal-
tion, d’une action qui ne pouvait volution s’autorisent d’un héritage gique dont on l’affuble trop sou-
s’accomplir qu’au prix de sa pro- à réinvestir : le « trésor perdu » vent – n’identifie pas la tradition
pre méconnaissance. Au moment de la liberté qu’aucun testament et le passé : la disparition de la
même où les hommes paraissent n’aura légué à l’avenir […] Rappe- tradition dans le monde moderne
occupés à se transformer, eux et lant l’attention que Montesquieu, n’implique pas l’« oubli du pas-
les choses, à créer quelque chose lui aussi, portait aux Romains, sé », contrairement à ce que « vou-
de tout à fait nouveau, ils évoquent elle conclut que « sans l’exemple draient nous faire croire ceux qui
anxieusement les esprits du passé. classique dont l’éclat traversait les croient en la tradition d’un côté,
La tradition de toutes les généra- siècles, aucun des hommes des ré- et ceux qui croient au progrès de
tions mortes pèse comme un cau- volutions, des deux côtés de l’At- l’autre »11. Que les premiers le dé-
chemar sur le cerveau des vivants. lantique, n’aurait eu le courage plorent et que les seconds s’en féli-
Selon Marx, c’est la thématique de d’entreprendre ce qui devait se ré- citent ne change rien à l’affaire : ils
21) La formule, reprise par Ricoeur, Temps et récit, tome III, Paris, 1984 : 333, est inspirée par la réflexion d’Edward Saïd sur les commencements.
Cf. 1975, Beginnings, Intentions and Method, Baltimore, The Johns Hopkins University Press. page 49