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Lectures allemandes Méconnu de ses contemporains, puis idolatré ou défiguré, Nietzsche est sans doute le philosophe dont I’ceuvre a suscité, outre-Rhin, les interprétations les plus contradictoires. sait Niewz- sche, sa phi- losophie, en Allemagne, lorsqu’il sombra dans la folie a par- tir de 1889? Qui, lorsqu’il mourut en 1900, avait le pressentiment que I’eeu- vre du solitaire de Sils-Maria marquerait la culture euro: péenne plus qu’aucune autre peut-tire? Il est malaisé de ré- pondre a ces questions. Nietz- sche, qui écrit des aphorismes si profonds sur la solitude, eut toute sa vie assez peu d’amis. ‘Quelques-uns exceptionnels — Jakob Burckhardt, Erwin Rohde, Lou Andréas Salomé, Richard Wagner, Paul Ree, Franz Overbeck — mais aussi assez médiocres comme Peter Gast. Sa rupture avec Wagner, les pamphlets contze le maitre de Bayreuth lui aliénérent la sym- pathie des cercles qu'il fréquentait jadis. Quant a I'université de son époque, elle Fignora complétement. Nietzsche en était tristement conscient et dans ses let tues, il necessait de souligner que son vrai public était partout en Europe, sauf en Allemagne: en France — il se réclamait de Montaigne, de Voltaire, admirait H. Taine et ses premiers lecteurs enthou- siastes furent E. Faguet, D. Halevy et Ch. Andler —, en Suéde — il vénérait Strindberg —, au Danemark, a Vienne et a Saint-Petersbourg. En 1888, il se de- mandait dans quelle université alle- ‘mande, quelqu’un oserait donner un cours sur son ceuvre comme le faisait, & Copenhague, Georges Brandes, qui ad 88 PAR ICHEL PAL Niotzsche, Pore par Stoering. mirait son «radicalisme aristocratique Niewzsche soulignait que ses compatrio- tes navaient jamais rien compris sa phi- Josophie et il doutait qu'ls fassent mieux dans Vavenir. Avant sa mort, des es- sayistes comme Maximilian Harden, édi- teur de la célébre revue Die Zukunft (L’aveniz) avaient pourtant souligné le caractére révolutionnaire de son ceuvre, son importance unique, mais il ne s'agis sait que d’exceptions. Tres t6t la presse allemande se dé- chaina contre Nietzsche. Les croyants ctiaient au blasphéme et voyaient en lui Vincarnation de I’Antéchrist, les con- servateurs lui reprochaient son amora- lisme et son anarchisme, les démocrates ses valeurs aristocratiques et les wagnériens d'avoir os¢ eritiquer leur idole. En dehors d’un petit ‘groupe d’amis qui suivirent son évolution avec autant dadmirs tion que d’angoisse, il éait seul L’université n’accordait guére importance a ses idées. Les pphilologues ne lui pardonnaient ‘pas es audaces de son premier li- vre La Naissance de la tagedie, qui malmenait leur science, les philosophes étaient en général scandalisés par ses audaces. Quant aux historiens, ils étaient résolument hostiles a auteur des Considérations inactuelles, comme le montre la rupture en tre Treitschke, professeur a Fri- bourg, et Overbeck, lami fidéle de Nietzsche. Tout au plus re- connaissait-on en lui «une ame noble», «un poete», un «dilet- tante de genie», un virtuose au talent gaspillé, un ascéte ou un mystique. Son naufrage dans la folie avait largement contribue a exacerber l'image négative de ‘Nietzsche: il faut relie les écrits de Mo- bius, Dégenérescence (1894) de Max Nor- ddau pour mesurer Ia haine qu’on lui por- tat. Nordau, adversaire acharné de tout modernism, pourfendeur de tout ce qui s'écartait du classicisme, n’hésitait pas & écrire que le sadisme était la source de la pensée de Nietzsche et que toute son aeu- vre était marquée du sceau de la folic. Certains livres en donnérent néanmoins tune image fort belle, comme I’étude de ‘Meta von Salis-Marschlins, ami de Nietz~ * Professeur d’Fsthetique et sciences de Pare 4 PUniversite de Paris, Pan théon-Sorbonne. A notamment publ Weimar en exit (6d, Payor, 1988) sche, qui en 1897 publia un remarquable portrait: Nietesche, philosophe et homme noble ou I’essai que lui consacra Lou An- dréas Salomé, en 1893 (1) Autre calamité: sa socur, Elisabeth Forster-Niewsche, qui épousa I'un des plus célébres agitateurs antisémites dont elle partageait les idées. En dépit d’un es- prit parfaitement borné, elle avait vite compris les multiples avantages qu’elle pouvait tirer du trésor que représentait oeuvre de son frére. Aprés s’étre débar- rassée de sa mére, en lui rachetant la part de ses droits, elleallait administrer asa fa- gon esarchives Nietzsche, se déclarant sa seule interpréte autorisée, Eliminant les allusions négatives la concernant — son frére s'en défiait comme della peste — tra- fiquant ses manuscrits, en y ajoutant des fragments antisémites, elle régna sur cet ‘empire jusqu’a sa mort (1935). Grande admiratrice du talent littéraire de Musso- lini, elle avait eu la joie, la dernigre année de sa vie, de recevoir la visite de Hitler dont elle admirait le «merveilleux livre» ‘Mein Kampf et, comme elle avait depuis Jongtemps souligné la convergence entre la pensée de Nietzsche et le national- socialisme, elle offrit au Fihrer la canne de son frére. ‘Méme si tous ces événements n’étaient ‘guére prévisibles al’époque, trés tot cer- tains admirateurs de Nietzsche s’étaient ingurgés contre autorité usurpée par Eli- sabeth. Le théologien Overbeck rout dabord, puis son disciple, Carl Albert Bernouilli, auteur de la monumentale Gude F. Overbeck et F. Niewsohe (Iéna 1908), o@ il s’en prenait a Elisabeth et a Peter Gast. Il s’en suivit un procés reten- tissant, suivi dans toute "Europe a tra vers la presse. Au début du sidcle, Niet sche n’était deja plus un inconnu. Il faisait l'objet d’études, de cours publiés, dont certains assez remarquables. Citons au hasard ceux du théologien R.H. Gratzmacher publiés & Iéna en 1910, de Raoul Richter, Privatdozent 4 Leipzig, auteur dune des premigres biograp! de Nietzsche (Leipzig, 1903), qui dénon-

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