Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
« Indigènes de la République »
25 janvier 2010
Introduction
Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des musulmans de plus en plus
nombreux sont partis vivre et travailler dans les pays occidentaux, encouragés par les autorités
de ces pays, qui avaient un gigantesque besoin de main-d'oeuvre pour reconstruire tout ce que
la guerre avait détruit. La majorité d'entre eux n'était partie du pays d'origine qu'à titre
temporaire, mais nombreux furent ceux qui restèrent à titre définitif dans ces pays où ils
avaient passé l'essentiel de leur vie, fondé des familles et préparé leur avenir. Aujourd'hui, ces
immigrés et leurs descendants se comptent par dizaines de millions en Europe et en Amérique.
Ils sont confrontés à des questions existentielles d'une extrême complexité.
Par exemple, doivent-ils se considérer comme des musulmans vivant « comme en terre
d'exil » dans les pays occidentaux (ces régions qualifiées dans le passé de « dar al harb »
(régions de guerre), repliés sur eux-mêmes au sein de communautés musulmanes, préservant
le mode de vie islamique, les coutumes et traditions des terres d'origine de leurs ancêtres ?
Doivent-ils revendiquer l'application de la charia aux membres des communautés musulmanes
des pays occidentaux, pour ce qui concerne les questions de statut personnel telles que le
mariage, le divorce, l'héritage, etc... (comme cela se fait depuis des siècles dans certains pays
asiatiques tels que l'Inde, qui compte plus de 140 millions de musulmans ?).
Ou bien ces immigrés (et leurs enfants nés en terre d'Occident en particulier) doivent-
ils s'intégrer à la population de leur propre pays natal, se soumettre aux lois nationales, et en
accepter l'application même quand elles sont incompatibles avec les règles du droit musulman
?
Dans un ouvrage publié en automne 2009, intitulé « Mon intime conviction », (1)
Tariq Ramadan analyse ces questions, et formule des propositions pour faire avancer le débat
dont elles font régulièrement l'objet.
Poète ou végétarien ?
Contrairement à beaucoup de fils d'immigrés, Ramadan n'a pas une mentalité
d'immigré, ou d'exilé dans son pays natal. Il est Suisse et parfaitement heureux de sa situation.
C'est un « Européen musulman » qui se sent bien dans sa peau, bien dans son environnement,
bien dans sa double culture (occidentale et islamique) ou dans sa triple culture (francophone,
anglophone et arabe).
Ramadan refuse de jouer à ces jeux réducteurs, où il s'agit de dire clairement et sans
nuance... (sans ambiguïté !), si l'on est d'abord musulman, ou d'abord Européen. D'après lui, la
question n'a pas de sens. « Dans l'ordre religieux et philosophique, celui qui donne sens à la
vie, l'être humain est d'abord athée, bouddhiste, juif, chrétien et musulman : son passeport, sa
nationalité ne répondent pas à la question existentielle. Quand il faut voter pour un candidat,
l'individu a une identité citoyenne, et il est d'abord un Américain, un Italien, un Français ou un
Britannique s'engageant dans les affaires de son pays. Selon l'ordre ou le champ d'activité,
l'individu a donc d'abord telle ou telle identité, sans que cela soit contradictoire. » (9) A titre
d'illustration, il explique qu'un poète végétarien interviendra, dans un cercle de poésie, en sa
qualité de poète, mais s'identifiera ensuite comme un végétarien, quand il passera à table.
Ramadan va encore plus loin dans la définition de son identité personnelle. « Depuis
longtemps, je répète aux musulmans et à mes concitoyens que je suis suisse de nationalité,
égyptien de mémoire, musulman de religion, européen de culture, universaliste de principe,
marocain et mauricien d'adoption. » (10)
Pour Ramadan la société multiculturelle est un fait. Il ne s'agit plus d'être pour ou
contre, mais de faire avec. «Le défi de la diversité exige des solutions pratiques et impose aux
citoyens, aux intellectuels comme aux représentants religieux, de développer un esprit critique
et nuancé, toujours ouvert à l'évolution, à l'analyse et, bien sûr, à l'autocritique. Faire entendre
ses propres exigences tout en sachant écouter l'autre, concevoir le compromis tout en refusant
la compromission, affronter les certitudes ancrées et les esprits rigides ou dogmatiques dans
tous les camps, et surtout parmi sa famille culturelle et religieuse : tout cela n'est pas facile et
exige temps, patience, empathie et détermination. » (11)
Conclusion
En dévoilant son « intime conviction », Tariq Ramadan avait-il l'intention d'écrire un
véritable « guide du musulman perplexe en pays d'Occident » ? Le fait est qu'il s'est attaqué
tour à tour à chacune des grandes questions auxquelles les musulmans vivant dans les pays
occidentaux sont quotidiennement confrontés. Il n'a pas hésité à décortiquer tous les sujets, y
compris ceux qui fâchent. C'est le professeur Ramadan qui parle, et il fait méthodiquement le
tour de chaque question, en l'éclairant dans ses différents aspects, coiffant tour à tour ses
casquettes de sociologue, de politologue, d'historien ou de philosophe.
Ramadan s'adresse en priorité aux nouvelles générations de musulmans nés et élevés
dans les pays occidentaux, dont ils sont des citoyens à part entière. Il observe, à leur intention,
qu'ils ne sont pas en « terre d'exil » dans les pays occidentaux, et n'ont pas à regretter que
leurs ancêtres aient quitté leur terre d'origine. Ils doivent se sentir chez eux, bien dans leur
peau, bien dans leur environnement, dans les pays où ils sont nés. Ils doivent y vivre, et
participer pleinement à la vie commune, à la vie institutionnelle et politique, non pas avec un
référentiel de « minoritaire » (un concept vide de sens, à son avis), mais comme tout citoyen
du pays, à l'égal de ceux qui font partie de ce qu'on appelle la « majorité » de la population.
S'adressant à l'ensemble des membres de la communauté musulmane, Ramadan
explique ce que c'est qu'être un Occidental musulman, les défis que la communauté
musulmane doit relever, et la manière dont certains des problèmes peuvent être abordés. La
sécularisation et la laïcité garantissent aux musulmans le libre exercice de leur culte. Pour tout
le reste, les musulmans sont des citoyens comme les autres, qui doivent obéïr aux lois
nationales, aimer leur pays, participer à son développement en y préparant leur propre avenir,
en fonction de leurs aspirations individuelles, et au mieux de leurs capacités.
Le message central de Ramadan, c'est qu'il ne suffit pas aux musulmans de se plaindre
de leur condition actuelle, et de vouloir un avenir meilleur pour eux-mêmes et pour leur
communauté, pour que les changements se produisent. Ils doivent participer de manière active
à la solution des problèmes qui se posent à eux, après les avoir bien analysés dans tous leurs
aspects.
Ramadan adresse également, tout au long de l'ouvrage, un message aux citoyens des
sociétés occidentales, expliquant qu'ils ont besoin, pour leur part, de réviser en profondeur le
regard et les jugements qu'ils portent sur les musulmans qui vivent en terre d'Europe ou
d'Amérique. Ils doivent, en particulier, apprendre à faire la part des choses, et cesser d'
« islamiser », par exemple, les problèmes sociaux. Les gouvernements occidentaux doivent
accepter de traiter sur le plan politique des questions telles que le chômage ou la
marginalisation sociale, qui n'ont rien à voir avec la religion, et tout à voir avec les politiques
étatiques. « L'Occident, en même temps qu'un dialogue avec « l'autre », doit engager un
dialogue avec lui-même – sérieux, profond et constructif. » (38)
Notes et références
23) ibid, p 80
24) ibid, p 82
25) ibid, p 81
26) ibid, p 81
27) ibid, p 86
28) ibid, pp 86-87
29) ibid, p 87
30) ibid, p 88
31) ibid, p 88
32) ibid, p 89
33) ibid, p 93
34) ibid, p 94
35) ibid, p 95
36) ibid, pp 96-97
37) ibid, p 97
38) ibid, p 21