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Sanctions pénales dans les pays musulmans -

passé, présent et futur 2006

Sami Aldeeb*

www.sami-aldeeb.com

saldeeb@bluewin.ch

Résumé: Sanctions pénales dans les pays musulmans - passé,


présent et futur, par Sami Aldeeb.
Pour les musulmans, comme pour les juifs, seul Dieu, à travers ses
livres sacrés, décide ce qui est licite et ce qui ne l'est pas. C'est la
différence avec la conception occidentale selon laquelle la loi est
faite par les hommes pour les hommes. Cette différence dérive du
fait que l'Evangile, contrairement au Coran ou à l'Ancien
Testament, comporte des normes juridiques très limitées. Les
sanctions en droit musulman se trouve dans le Coran et la Sunnah,
complétées par l'État en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Elles
ont pour but de sauvegarder la religion, la vie et l'intégrité
physique, la raison, la progéniture, et la propriété. Elles sont
variées: crucifixion, lapidation, la loi du talion, l'amputation, la
flagellation, le banissement, le paiment d'une compensation.
Certaines ont un caractère social(affranchir un esclave, et nourrir
et habiller des pauvres), voire religieux (jeûner). Malgré sa
sévérité, le Coran incite les victimes et leurs parents au pardon. La
plupart des pays musulmans ont renoncé à ces sanctions et les ont
remplacées par des sanctions similaires à celles prévues en
Occident, mais d'autres continuent à les appliquer ou les ont
* Docteur en droit, responsable du droit arabe et musulman à Institut
suisse de droit comparé, Lausanne. Professeur invité à la Faculté de droit
d'Aix-Marseille III. Dernier ouvrage: Introduction à la société musulmane:
fondements, sources et principes, Eyrolles, Paris, 2005. Email:
saldeeb@bluewin.ch. Les écrits de l’auteur dans: http://www.sami-
aldeeb.com/ et http://groups.yahoo.com/group/sami/. Les opinions
exprimées dans ce texte n'engagent que leur auteur.
2

réintroduites. Le retour à ces sanctions réclamé par des groupes


islamistes est dicté par leur désir de se conformer aux
prescriptions religieuses. Deux projets de code pénal de la Ligue
arabe et du Conseil de coopération des pays arabes du Golfe vont
dans ce sens.

Summary : Penal sanctions in Muslim countries - past, present and


future, by Sami Aldeeb
For Muslims, as for Jews, only God, through his holy books,
decides what is licit and what is illicit. This is the difference with
the Western conception according to whcih law is made by men for
men. This difference originates in the fact that the Gospel, contrary
to the Koran or the Old Testament, includes very limited legal
norms. Sanctions in Muslim law are in the Koran and the Sunnah,
completed by the State according to its discretionary power. They
have for goal to protect religion, life and physical integrity,
reason, offspring, and property. They are various: crucifixion,
lapidation, lex talionis, amputation, flagellation, banishment,
paiment of compensation. Some have social character (to free a
slave, and to feed and dress poor people), or even religious (to
fast). In spite of its severity, the Koran incites victims and their
parents to forgive. Most Mulsim countries have renounced to these
sanctions and replaced them by sanctions similar to those foreseen
in the West, but some others continue to apply them or
reintroduced them. The return to these sanctions requested by
Islamist groups is dictated by their desire to conform themselves to
the religious prescriptions. Two penal code drafts done by the
Arab League and the Cooperation Council for the Arab States of
the Gulf go in this direction.

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Ce texte tente de répondre aux questions suivantes: qui fixe les


sanctions en droit musulman? Où se trouvent-elles? Quel est leur
3

objectif? En quoi consistent-elles? Peut-on les atténuer? Quelle fut


leur évolution dans les pays arabo-musulmans? Quel sera leur
avenir?

1. Qui fixe les sanctions?

La sanction est une mesure de réprobation prévue par celui qui fait
la loi contre celui qui viole cette loi. À la base de la sanction, il y a
l'idée de la qualification des actes humains classés généralement en
cinq catégories: les actes obligatoires, les actes interdits, les actes
recommandés, les actes permis et les actes reprouvés. Ou plus
sommairement, l'idée du bien et du mal, du licite et de l'illicite.
Dans chaque société, c'est le groupe dominant qui détermine ce qui
est bien et ce qui est mal, ce qui est licite et ce qui est illicite. Le
bien et le mal prennent alors la coloration de la conception morale
du groupe au pouvoir. Ainsi dans une société démocratique, c'est la
majorité qui décide le bien et le mal. Dans un système dictatorial,
ceci est décidé par le dictateur; dans une société esclavagiste, par
les esclavagistes; dans une société mafieuses 1, par les parrains de la
mafia nationale (comme la mafia sicilienne), ou internationale.
Pour les Musulmans, tous les groupes susmentionnés ne font que
défendre leurs intérêts. Seul Dieu peut décider ce qui est mal et ce
qui bien, à travers les messages divins transmis par les prophètes.
L'homme ne peut intervenir que dans les domaines non réglés par
la loi religieuse ou pour déduire, par analogie à partir des normes
religieuses, d'autres normes qui s'appliquent à des cas non prévus
initialement par ces normes religieuses. Pour un non croyant, ce
système s'apparente au système dictatorial utilisant Dieu pour
mieux dominer les hommes en exploitant leurs instincts religieux
par un procédé de menaces et de promesses divins ou terrestres (al-
tarhib wal-targhib). Pour un croyant, par contre, c'est le seul
moyen pour éviter l'arbitraire des humains et leur défaillance:
- L'arbitraire: parce que la loi sert les intérêts de celui qui la
fait, et
1 Étymologiquement, le terme italien mafioso signifie beau, bien élevé, fier. En
1863, la pièce de théâtre à succès I mafiusi di la Vicaria, jouant des scènes de la vie
dans les prisons de Palerme a causé la perversion de ce terme dans le sens actuel de
malfaiteur (Pitrè, Giuseppe: La mafia e l'omertà, Brancato editore, s.l., 2002, p. 10-
11).
4

- la défaillance: parce que ce qui est bon pour les uns peut
être jugé comme mauvais par les autres.
Pour un croyant, Dieu est bienveillant, désintéressé et peut d’autant
mieux veiller sur le bien-être terrestre des humains et sur leur salut
éternel qu’il se situe lui-même sur un plan supérieur. Cette situation
lui permet d’être omniscient et de connaître les tenants et les
aboutissants de toute chose. Il est le seul à pouvoir faire la loi,
décider de ce qui est licite et de ce qui ne l'est pas, et prévoir des
sanctions à l'encontre de ceux qui violent ses interdits 2. Nous citons
ici quelques versets coraniques qui illustrent cette conception:
Ceux qui ne jugent pas d'après ce que Dieu a fait descendre,
ceux-là sont les mécréants, … les oppresseurs, ... les pervers
(5:44, 45, 47)3.
Lorsque Dieu et son envoyé ont décidé d'une affaire, il
n'appartient pas à un croyant ou à une croyante d'avoir le
choix dans leur affaire. Quiconque désobéit à Dieu et à son
envoyé, s'est égaré d'un égarement manifeste (33:36).
La parole des croyants lorsqu'on les appelle vers Dieu et son
envoyé, pour que celui-ci juge parmi eux, [consiste] à dire:
"Nous avons écouté et nous avons obéi" (24:51).
Ne dites pas, conformément aux mensonges proférés par vos
langues: "Ceci est permis, et ceci est interdit", pour fabuler
sur Dieu le mensonge. Ceux qui fabulent sur Dieu le
mensonge ne réussissent pas (16:116).
Ô vous qui avez cru! N'interdisez pas les bonnes [choses] que
Dieu vous a permises, et ne transgressez pas. Dieu n'aime pas
les transgresseurs! (5:87).
La Déclaration islamique universelle des droits de l'homme,
promulguée en 1981 par le Conseil islamique (dont le siège est à
Londres), affirme dans ses considérants:

2 Voir Odeh, 'Abd-al-Qadir: Al-tashri' al-islami muqaranan bil-qanun al-wad'i,


Dar al-kitab al-'arabi, Beyrouth, 1979, vol. 1, p. 17-25; Yassin, Muhammad Na'im:
Al-wajiz fil-fiqh al-jina'i al-islami, Dar al-furqan, Amman, 1983, p. 24-36.
3 Les chiffres cités dans cet article sans autres précisions renvoient au Coran dont
nous utilisons notre traduction.
5

Forts de notre foi dans le fait que Dieu est le maître souverain
de toute chose en cette vie immédiate comme en la vie ultime
[...]
Forts de notre conviction que l'intelligence humaine est
incapable d'élaborer la voie la meilleure en vue d'assurer le
service de la vie, sans que Dieu ne la guide et ne lui en assure
révélation:
Nous, les Musulmans, [...] nous proclamons cette
Déclaration, faite au nom de l'islam, des droits de l'homme
tels qu'on peut les déduire du très noble Coran et de la très
pure Tradition prophétique (Sunnah).
À ce titre, ces droits se présentent comme des droits éternels
qui ne sauraient supporter suppression ou rectification,
abrogation ou invalidation. Ce sont des droits qui ont été
définis par le Créateur - à lui la louange! - et aucune créature
humaine, quelle qu'elle soit, n'a le droit de les invalider ou de
s'y attaquer4.
Il existe à cet égard une différence entre la Bible et le Coran, textes
législatifs, et l'Évangile, texte moraliste avec très peu de normes
juridiques. Lorsque les scribes et les pharisiens amenèrent à Jésus
une femme surprise en flagrant délit d'adultère et lui demandèrent
ce qu'il pensait de la lapidation prévue par la loi de Moïse
(Lévitique 20:10; Deutéronome 22:22-24), il leur répondit: "Que
celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre".
Et comme tous sont partis sans oser jeter une pierre, il dit à la
femme: "Moi non plus, je ne te condamne pas. Va désormais ne
pêche plus" (Jean 8:4-11). Une histoire similaire est arrivée à
Mahomet. On lui amena un homme et une femme juifs qui avaient
commis l'adultère. Il s'informa de la peine prévue dans la Bible. Les
Juifs lui répondirent que la Bible prévoit la lapidation (Lévitique
20:10; Deutéronome 22:22-24) et que leur communauté avait
décidé de changer cette norme parce qu'on ne l'appliquait qu'aux
pauvres. En lieu et place de cette peine, cette communauté avait
décidé de noircir le visage des coupables au charbon, de les mener
en procession et de les flageller, indépendamment de leur statut
4 Texte dans Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Les musulmans face aux droits de
l'homme: religion, droit et politique, étude et documents, Winkler, Bochum, 1994, p.
486-496.
6

social. Mahomet refusa cette modification estimant qu'il était de


son devoir de rétablir la norme de Dieu. Il récita alors le verset:
"Ceux qui ne jugent pas d'après ce que Dieu a fait descendre, ceux-
là sont les pervers" (5:47)5. Le Coran d'ailleurs n'hésite pas à
utiliser une expression juive pour dénoncer le refus des Juifs
d'appliquer la Bible: "Ceux chargés de porter la Torah mais qui ne
l'ont pas portée ressemblent à l'âne qui porte des livres" (62:5).

2. Où se trouvent les sanctions?

Dans les systèmes démocratiques, les sanctions se trouvent dans les


lois approuvées par le pouvoir législatif, émanation du peuple.
Dans les systèmes religieux, les sanctions se trouvent dans des
sources de nature religieuse. Pour le droit religieux juif, elles sont
dans la Bible, principalement ses cinq premiers livres appelés le
Pentateuque. Elles sont aussi prévues dans les sources secondaires,
notamment la Mishnah et le Talmud, qualifiés de Bible orale
rapportée par les autorités religieuses juives.
En droit musulman, les sanctions sont prévues dans le Coran, qui
est la première source du droit, principalement dans la partie
médinoise révélée après la création de l'État islamique entre 622 et
632. Elles sont cependant difficiles à localiser dans le Coran parce
que ce dernier n'est pas présenté par ordre chronologique ou
thématique, mais par ordre de longueur des chapitres. Pour les
trouver, il faut disposer d'une table analytique juridique du Coran6.
À côté du Coran, il y a les recueils de la Sunnah de Mahomet qui
rapportent ses paroles, faits et gestes. La Sunnah de Mahomet est la
deuxième source du droit. Elle s'impose au Musulman en vertu
même du Coran:
Obéissez à Dieu et à l'envoyé. Si ensuite vous tournez le dos,
[...] Dieu n'aime pas les mécréants! (3:32).
Ô vous qui avez cru! Obéissez à Dieu, et obéissez à l'envoyé
et à ceux parmi vous chargés des affaires. Si vous vous

5 Voir Muslim, récit 3212; Al-Tirmidhi, récit 3157; Abu-Da'ud, récits 3857 et
3858; Ibn-Majah, récit 2548; Ahmad, récits 2250, 4437 et 17794.
6 Voir la table analytique dans: Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Introduction à la
société musulmane: fondements, sources et principes, Eyrolles, Paris, 2005,
p. 367-415.
7

disputez à propos d'une chose, ramenez-la à Dieu et à


l'envoyé, si vous croyez en Dieu et au jour dernier. Voilà ce
qui est mieux et un meilleur aboutissant (4:59).
Non! Par ton Seigneur! Ils ne croiront que lorsqu'ils te
demanderont de juger ce qui les diffère, qu'ils n'auront trouvé
en eux-mêmes nulle gêne pour ce que tu auras décidé, et
qu'ils se soumettront complètement (4:65).
Quiconque obéit à l'envoyé obéit à Dieu (4:80).
À partir du Coran et de la Sunnah, les juristes musulmans ont
développé un système juridique qui couvre tous les aspects de la
vie, y compris ceux des sanctions, en recourant notamment à
l'analogie. Toutefois, ces juristes ont octroyé au pouvoir étatique le
droit de sanctionner des délits qui ne sont pas prévus par le Coran.
C'est ce que l’on appelle les sanctions discrétionnaires (ta'zir), par
opposition aux sanctions coraniques (hudud).
La plupart des pays arabes ont abandonné les sanctions coraniques,
optant pour un système de sanctions repris principalement de
l'Occident. Il reste cependant quelques pays qui continuent à
recourir aux sanctions dites islamiques ou y sont retournés. Nous y
reviendrons. Par conséquent, pour voir quelles sont les sanctions
appliquées dans un pays arabe donné, il faut examiner le système
juridique pour savoir si le délit sanctionné est toujours régi par le
droit musulman, ou si, au contraire, il est régi par un droit moderne.
Ainsi, l'Arabie saoudite continue à appliquer les sanctions
islamiques contre des délits comme le vol, l'adultère, l'atteinte à la
vie et à l'intégrité physique et l'apostasie7, alors que l'Égypte a
abandonné ces sanctions.

3. Quel est l'objectif des sanctions?

Les juristes musulmans se sont demandé si les normes islamiques,


y compris celles fixant les sanctions, ont un objectif. Les Ash'arites
estiment que Dieu fixe les normes de façon souveraine et n'a de
comptes à rendre à personne.8 Ils invoquent à cet effet le Coran qui
dit:
7 Voir sur la pratique de l'Arabie saoudite concernant ces délits non codifés: Ibn-
Dhafir, Sa'd Muhammad: Al-ijra'at al-jina'iyyah fi jara'im al-hudud fil-mamlakah
al-'arabiyyah al-su'udiyyah, Riyadh, chez l'auteur, 1999.
8

On ne lui demande pas [compte] sur ce qu'il fait, mais on leur


demande [compte] (21:23).
La majorité des juristes est cependant d'un avis contraire. Ces
juristes invoquent aussi le Coran qui, lui-même, indique des
objectifs qu'il tend à réaliser:
Récite ce qui t'a été révélé du livre et élève la prière. La
prière interdit la turpitude et le répugnant (29:45).
Vous avez une vie dans le talion, ô dotés d'intelligence! Peut-
être craindrez-vous [Dieu] (2:179).
Je n'ai créé les djinns et les humains que pour qu'ils m'adorent
(51:56).
Autorisation est donnée à ceux qui sont combattus [de
combattre], parce qu'ils ont été opprimés. Dieu est puissant
pour les secourir (22:39).
Ils ajoutent que si l’on nie l'existence d'objectif, cela signifie que
Dieu agit par distraction, ce qui est contraire à ce qu'affirme le
Coran:
Nous n'avons pas créé le ciel, la terre et ce qui est parmi eux
par jeu. Si nous avions voulu prendre une distraction, nous
l'aurions prise de notre part, si nous étions à [le] faire (21:16-
17).
On classe à cet égard ces objectifs en trois catégories principales: la
réalisation des intérêts indispensables, des intérêts nécessaires et
des intérêts d'amélioration. Nous nous limiterons ici aux intérêts
indispensables qui sont de cinq ordres:
A) La préservation de la religion (din). Le droit musulman
garantit la liberté religieuse: "Nulle contrainte dans la
religion! La bonne direction s'est distinguée du fourvoiement.
Quiconque mécroit aux idoles et croit en Dieu, tient à l'attache
la plus sûre et imbrisable" (2:256). Mais, en même temps, afin
de sauvegarder la religion, il punit de mort celui qui
abandonne l'islam ou tente de détourner un Musulman de sa
foi, estimant que "La subversion est plus forte que tuer"
(2:191).

8 Voir Aldeeb Abu-Sahlieh: Introduction à la société musulmane, op. cit., p. 237-


238.
9

B) La préservation de la vie et de l'intégrité physique (nafs). Pour


ce faire, le droit musulman prescrit la loi du talion et le
paiement du prix du sang. Il prive de l'héritage, l'héritier qui a
intenté à la vie du défunt. Il interdit aussi le suicide et le
sanctionne dans l'autre vie.
C) La préservation de la raison ('aql). La raison humaine doit être
préservée pour que la personne ne nuise pas à elle-même et à
la société et ne soit pas à la charge de cette dernière. Dans ce
but, le droit musulman interdit la consommation du vin et des
narcotiques.
D) La préservation de la progéniture (nasl). Pour ce faire, le droit
musulman règle le mariage et le protège, interdit l'adultère et
l'accusation calomnieuse d'adultère, et punit sévèrement ces
deux infractions.
E) La préservation de la propriété (mal). Pour ce faire, le droit
musulman réglemente les transactions visant à acquérir la
propriété, prévoit l'amputation de la main du voleur, prescrit
le dédommagement en faveur de la victime, et impose
l'interdiction judiciaire des prodigues et des faibles d'esprit
pour qu'ils ne dilapident pas leurs biens. Il veille au partage
des biens, interdit l'accaparement des produits de
consommation et condamne l'exploitation d'autrui par l'usure.
Les intérêts susmentionnés sont classés par ordre de priorité, avec
des conséquences importantes:
- La préservation de la religion passe avant la préservation de la
vie. Ainsi on ne peut invoquer l'interdiction de tuer ou de se
suicider pour ne pas participer à la guerre sainte ou pour ne
pas mettre à mort un apostat.
- La préservation de la vie passe avant la préservation de la
raison. Ainsi si la soif met en danger la vie, il est permis de
consommer du vin
- La préservation de la vie passe avant la préservation des
biens. De ce fait, si une personne a faim et risque de mourir,
elle a le droit de voler le bien d'autrui, quitte à le dédommager
ultérieurement si elle a les moyens.
- La préservation de la vie passe avant le respect des normes en
rapport avec la progéniture. Ainsi si une femme est malade,
10

on permet à un homme de la soigner au cas où l’on ne trouve


pas de femme-médecin.
- La préservation de la vie d'autrui passe avant la prière. Ainsi
si quelqu'un se noie, il faut renoncer à la prière à l'heure fixe
pour le sauver. De même, on interdit aux soldats en guerre et
aux femmes enceintes de jeûner.
- Pour faire la prière, le musulman doit se diriger vers la
Mecque. Mais s'il ne connaît pas la direction de la Mecque,
ceci n'est pas un prétexte pour ne pas prier. L'obligation de
base de faire la prière passe avant le respect de la norme
complémentaire.
Si les juristes musulmans tentent toujours de trouver un objectif
derrière chaque norme, ils constatent cependant que certaines
normes dérivent d'une volonté unilatérale de Dieu, sans objectif
apparent, ou que la raison humaine est incapable de la découvrir,
tout au moins dans cette vie. C'est notamment le cas "des quantités
légales" (al-muqaddarat al-shar'iyyah): nombre des génuflexions
dans la prière et des tours à faire autour de la Kaaba lors du
pèlerinage, pourcentage de la zakat, nombre de fouets pour les
différentes peines9.

4. En quoi consistent les sanctions?

Il y a deux méthodes pour présenter les sanctions: soit on fait un


inventaire des sanctions en indiquant les délits pour lesquels elles
s'appliquent, soit, au contraire, on fait un inventaire des délits en
indiquant les sanctions prévues pour ces délits. Le sujet traité nous
impose la première démarche. Il ne s'agit cependant pas de faire un
traité général sur les sanctions en droit musulman. Nous nous
limiterons aux sanctions citées par le Coran comme mesures
prescrites ou appliquées dans le passé (par Dieu, Pharaon, etc.), ou
à appliquer dans l'avenir contre des délinquants. Selon le droit
musulman, toute norme appliquée avant la mission de Mahomet et
mentionnée dans le Coran est considérée comme valable pour les
Musulmans tant qu'elle n'est pas désapprouvée ou abrogée par le
Coran ou une parole de Mahomet.

9 Sur ces différents objectifs, voir Ibid, p. 238-247.


11

On remarquera que le droit positif d'inspiration laïque s'intéresse


uniquement au temporel, punissant les actes qui portent atteinte à
autrui, alors que le droit musulman prévoit des sanctions aussi pour
la violation d'obligations religieuses comme l'apostasie (abandon de
l'islam pour une autre religion, la rupture publique du jeûne, voire
le non accomplissement de la prière (en Arabie saoudite). Pour cette
raison, Ibn-Khaldoun (d. 1406) considère le système religieux
supérieur au système laïc. Il distingue à cet effet la gestion de la
société en vue de sa réussite temporelle, et la gestion de la société
en vue du salut de ses membres. Ce salut, pour lui, n'est assuré que
par une société théocratique, gérée par une loi divine. Il écrit à cet
égard:
Le but de l'existence humaine n'est pas seulement le bien-être
matériel. Ce bas-monde est vanité et futilité. Il finit par la
mort et l'extinction… Est blâmable tout ce qui n'est dicté que
par des considérations politiques, sans intervention supérieure
de la loi religieuse… Le législateur (Dieu) connaît mieux que
la masse ce qui est bon pour elle, dans la mesure où il s'agit
de ses problèmes spirituels… Les lois des hommes ne
concernent que les intérêts temporels: "Ils connaissent un
aspect de la vie présente, tandis qu'ils sont inattentifs à l'Au-
delà" (30:7). Au contraire, le dessein du Législateur, vis-à-vis
de l'humanité, est d'assurer son bonheur dans l'Autre-Vie10.
Ce mélange entre le temporel et le spirituel mène à des sanctions
que le législateur laïc ne connaît pas, comme le jeûne, dont nous
parlerons plus loin. D'autre part, le Coran prévoit des sanctions
dans l'autre vie: la privation du paradis et de ses délices:
nourritures, boissons, y compris du vin, et surtout les femmes ou,
selon une théorie moderne iconoclaste, des raisins blancs11 . D'autre
part, il y a la sanction du feu de la Géhenne et les supplices qui
l'accompagnent, que nous laisserons de côté. Nous excluons aussi
les sanctions prévues en temps de guerre: mise à mort des
prisonniers, l'expulsion de l'ennemi et la destruction de ses biens,

10 Ibn-Khaldoun: Discours sur l'histoire universelle, trad. Monteil, Impr.


catholique, Beyrouth, 1967, p. 368-369.
11 Luxenberg estime qu'une lecture erronée du Coran a transformé des raisins blancs
en houris aux grands yeux (Luxenberg, Christoph: Die Syro-Aramäische Lesart des
Koran, ein Beitrag zur Entschlüsselung der Koransprache, Das Arabische Buch,
Berlin, 2000, p. 226).
12

etc. Nous nous limiterons donc aux sanctions dans cette vie à
l'égard des coupables en temps de paix:
Crucifixion
La crucifixion est probablement la sanction la plus humiliante et la
plus dissuasive. Le Coran en parle à propos de la crucifixion de
Jésus, en la niant:
[…] ils ont dit: "Nous avons tué le Messie, Jésus fils de
Marie, l'envoyé de Dieu". Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié,
mais il leur a semblé (4:157)12.
D'après le Coran, Pharaon recourait à la crucifixion (voir 7:124;
12:41; 20:71; 26:49). Cette sanction est prévue pour le délit de
harabah (insurrection, brigandage):
La rétribution de ceux qui guerroient contre Dieu et son
envoyé, et qui s'empressent de corrompre sur la terre, c'est
qu'ils soient tués, ou crucifiés, ou que soient coupés leurs
mains et leurs pieds opposés, ou qu'ils soient bannis de la
terre. Ils auront l'ignominie dans la [vie] ici-bas, et dans la
[vie] dernière un très grand châtiment. Sauf ceux qui sont
revenus avant que vous n'ayez le pouvoir sur eux. Sachez que
Dieu est pardonneur et miséricordieux (5:33-34).
Lapidation
Le Coran mentionne la lapidation en tant que sanction appliquée
par Dieu contre Sodome (11:82-83; 15:74; 27:58; 51:33), par
Pharaon (44:20) ou d'autres peuples qui ont précédé Mahomet
(tribu de Chuaib: 11:91; gens de la caverne: 18:20; tribu
d'Abraham: 19:46; tribu de Noé: 26:116; habitants de la Cité:
36:18).
Contrairement à une idée largement répandue, le Coran ne prévoit
pas la sanction de la lapidation contre l'adultère, mais les coups de
fouet (nous y reviendrons), même si Mahomet l'a appliquée à
l'égard des Juifs, en vertu d'une norme biblique. Toutefois Omar, le
deuxième calife, a fait admettre par une assemblée que le Coran
12 Cette opinion concernant la crucifixion rappelle Les Actes de Jean (apocryphe,
par. 90) qui mentionnent une parole de Jésus: "Je ne suis pas non plus celui qui est
sur la croix". Des écrits des premiers siècles indiquent que Simon de Cyrène aurait
été crucifié à la place de Jésus (Le Coran, traduction de Denise Masson, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1967, p. 819, note du verset 4:157).
13

comportait un verset prévoyant la lapidation, et que ce verset a été


abrogé dans sa lettre, mais maintenu dans son contenu 13. Ce verset
dit:
Si le vieux et la vieille forniquent, lapidez-les à titre de
punition de la part de Dieu. Dieu est fier et sage!
C'est cette sanction qui est prévue dans les pays qui appliquent les
sanctions islamiques, à l'exception de la Libye. Kadhafi invoque le
fait que ce verset n'existe pas dans le Coran, et, de ce fait, il refuse
de l'appliquer. Nous y reviendrons.
La peine de mort en vertu de la loi du talion
La peine de mort, sans spécification des modalités d'exécution, est
prévue en tant que sanction en vertu de la loi du talion:
Ô vous qui avez cru! On vous a prescrit le talion au sujet des
tués: homme libre pour homme libre, serviteur pour serviteur,
femelle pour femelle. Celui qui a été gracié d'une chose par
son frère, qu'il fasse suivre [le pardon par une compensation]
selon les convenances et la lui restitue avec bienveillance.
Voilà un allégement de la part de votre Seigneur et une
miséricorde. Quiconque transgresse après cela, aura un
châtiment affligeant (2:178).
C'est pourquoi nous avons prescrit pour les fils d'Israël que
quiconque tuerait une personne sans que ce soit contre une
autre personne et sans [raison de] corruption sur la terre, c'est
comme s'il avait tué tous les humains. Quiconque la fait
vivre, c'est comme s'il faisait vivre tous les humains. Nos
envoyés sont venus à eux avec les preuves. Puis, après cela,
beaucoup d'eux sont excessifs sur la terre (5:32).
Nous y avons prescrit pour eux vie pour vie, œil pour œil, nez
pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Et le talion
[s'applique aux] blessures. Après, quiconque en fait aumône,
cela sera une expiation pour lui. Ceux qui ne jugent pas
d'après ce que Dieu a fait descendre, ceux-là sont les
oppresseurs (5:45).

13 Aldeeb Abu-Sahlieh: Introduction à la société musulmane, op. cit,, p. 209.


14

La rétribution d'un méfait est un méfait semblable. Mais


quiconque gracie et fait une œuvre vertueuse, son salaire
incombe à Dieu. Il n'aime pas les oppresseurs (42:40)
Amputation d'un membre
Le Coran indique que la sanction de l'amputation de la main et du
pied a été pratiquée par Pharaon (7:124; 20:71; 26:49).
Il prévoit l'amputation d'un membre en vertu de l'application de la
loi du talion, dont il est question dans les versets susmentionnés:
œil pour œil, dent pour dent, etc. Évidemment cela nécessite la
présence d'un membre équivalent chez la personne coupable. Ainsi,
une femme qui arracherait un testicule à un homme devra payer le
prix du testicule qu'elle n'a pas.
D'autre part, il prévoit l'amputation comme sanction du délit de
harabah, comme indiqué par le verset 5:33 susmentionné.
Enfin, il prévoit l'amputation de la main contre le délit de vol.
Le voleur et la voleuse, à tous deux coupez leurs mains, en
rétribution pour ce qu'ils ont réalisé, comme intimidation de
la part de Dieu. Dieu est fier et sage! (5:38)
Prix du sang
Il est prévu par le verset 2:178 susmentionné, en cas de pardon
dans l'application de la loi du talion. Il est aussi prévu pour
homicide involontaire.
Il n'appartient pas à un croyant de tuer un autre croyant, si ce
n'est par erreur. Quiconque tue par erreur un croyant libèrera
une nuque [d'esclave] croyant et remettra à ses gens le prix
du sang, à moins qu'ils [en] fassent aumône. Mais si [le tué]
est un croyant appartenant à des gens ennemis à vous il
libèrera une nuque [d'esclave] croyant. S'il appartenait à des
gens avec lesquels vous avez un engagement il remettra à ses
gens le prix du sang et libèrera une nuque [d'esclave] croyant.
Quiconque ne trouve pas devra jeûner deux mois qui se
suivent pour que Dieu reviennent sur vous. Dieu est
connaisseur et sage (4:92).
Coups de fouet
Le Coran prescrit des coups de fouets en cas d'adultère:
15

La fornicatrice et le fornicateur, fouettez chacun d'eux de cent


coups de fouet. Ne soyez point pris de compassion envers eux
dans la religion de Dieu, si vous croyez en Dieu et au jour
dernier. Qu'un groupe de croyants soient témoins de leur
châtiment (24:2).
Cette sanction est aussi prescrite contre celui qui accuse autrui
d'adultère, mais sans apporter quatre témoins. Le Coran dit:
Ceux qui jettent [le discrédit] sur les femmes préservées sans
apporter quatre témoins, fouettez-les de quatre-vingts coups
de fouet, et n'acceptez plus jamais leur témoignage. Ceux-là
sont les pervers (24:4).
Privation du droit de témoigner
Le verset 24:4 susmentionné prive le calomniateur du droit de
témoigner. Il en est de même en cas de faux témoignage en matière
de testament (5:107-108).
Affranchissement d'un esclave
Le Coran prescrit dans le verset 4:92 susmentionné la libération
d'un esclave en cas d'homicide involontaire. Il en est de même en
cas de manquement à un serment:
Dieu ne s'en prendra pas à vous pour la frivolité dans vos
serments, mais il s'en prendra à vous pour ce dont vous vous
êtes engagés [par] serments. Son expiation sera de nourrir dix
indigents, du milieu de ce que vous nourrissez vos gens, ou
de les vêtir, ou de libérer une nuque [d'esclave]. Quiconque
ne trouve pas [devra] jeûner trois jours. Voilà l'expiation pour
vos serments, si vous avez juré. Et gardez vos serments. Ainsi
Dieu vous manifeste ses signes. Peut-être remercierez-vous!
(5:89)
Enfin, cette sanction est prévue contre celui qui compare sa femme
au dos de sa propre mère (formule par laquelle le mari dit qu'il
s'abstiendra des rapports sexuels avec sa femme, comparée à sa
propre mère) :
Ceux qui assimilent leurs femmes au dos maternel, puis
retournent sur ce qu'ils ont dit, [devront] libérer une nuque
[d'esclave] avant qu'ils ne se touchent. Voilà à quoi vous êtes
exhortés. Dieu est informé de ce que vous faites (58:3).
16

Nourrir et habiller des pauvres


Le Coran prescrit de nourrir et d'habiller des indigents pour
différents délits mineurs: manquement au jeûne (2:184) ou à un
serment (5:89); chasse en état de sacralisation (5:95); comparaison
entre la femme et le dos de la mère (58:4); empêchement de se
raser la tête durant le pèlerinage (2:196).
Faire un sacrifice
Le sacrifice est prescrit en cas d'empêchement de faire le pèlerinage
(2:196) et en cas de chasse en état de sacralisation (5:95).
Jeûner
Le jeûne est prescrit en cas d'empêchement de se raser la tête
durant le pèlerinage: (2:196), d'homicide involontaire (4:92), de
manquement à un serment (5:89), de chasse en état de sacralisation
(5:95) et de comparaison entre la femme et le dos de la mère (58:3-
4).
Autres sanctions
D'autres sanctions sont prévues par le Coran, dont nous
mentionnons:
- Battre la femme pour mauvais comportement (nushuz): 4:34.
- Reléguer la femme pour mauvais comportement (nushuz):
4:34.
- Confiner dans la maison jusqu'à la mort pour les lesbiennes:
4:15.
- Ne pas fréquenter ceux qui se moquent de la religion: 4:140.
- Bannissement pour délit de harabah (insurrection,
brigandage): 5:33.
- Retenir le malfaiteur comme rançon (histoire de Joseph):
12:75.
- Transformer des pêcheurs en singes et en porcs. Cette
sanction, comme on peut l'imaginer, est une mesure prise par
Dieu. Trois versets en parlent:
Vous avez connu ceux des vôtres qui transgressèrent le
Sabbat. Nous leur dîmes: "Soyez des singes humiliés!" (2:65)
Dis: "Vous informerai-je de ce qui est pire que cela, comme
rétribution auprès de Dieu? Celui que Dieu a maudit, contre
17

lequel il est en colère, ceux dont il a fait des singes et des


porcs, de même que celui qui a adoré les idoles, ceux-là ont
la pire situation et sont les plus égarés de la droite voie"
(5:60).
Lorsqu'ils ont été insolents au sujet de ce qui leur avait été
interdit, nous leur avons dit: "Soyez des singes humiliés!"
(7:166)
Ces versets sont souvent cités par certains milieux pour accuser les
Musulmans d'être des antisémites,14 mais en fait le Coran ne fait
que citer le Talmud (Talmud, Sanhédrin 109a).

5. Atténuation des sanctions

Révélé dans une société régie par la justice privée et la loi du


talion, le Coran ne pouvait pas ne pas tenir compte de cette réalité.
Il va jusqu'à voir un élément positif dans la loi du talion:
Vous avez une vie dans le talion, ô dotés d'intelligence! Peut-
être craindrez-vous [Dieu]! (2:179)
Ailleurs il dit:
Si Dieu ne repoussait pas les humains les uns par les autres,
la terre serait corrompue (2:251).
Si Dieu ne repoussait pas les humains les uns par les autres,
des ermitages, des églises, des lieux de prière et des
sanctuaires où le nom de Dieu est beaucoup rappelé auraient
été démolis (22:40).
Mais le Coran incite au pardon, comme nous l'avons vu dans les
versets 4:92, 2:178 et 42:40. D'autre part, il accorde au délinquant,
même pour un délit aussi grave que l'insurrection et le brigandage
(5:33-34), la possibilité d'échapper à la sanction s'il se rend avant
d'être pris par l'autorité. Il prévoit le remplacement d'une sanction
pénale par une sanction financière, comme indiqué plus haut. Il faut
ajouter que le Coran prévoit des conditions presque impossibles à
réaliser dans certains délits comme l'adultère, en exigeant le
témoignage de quatre personnes qui, selon les juristes musulmans,
14 Voir par exemple: http://moise.sefarad.org/belsef.php/id/953, qui indique
une étude diffusée par un Ministre-conseiller à l'information auprès de l'Ambassade
d'Israël, à Paris.
18

doivent avoir vu "la corde dans le puits", ou "la plume dans


l'encrier". Les juristes musulmans ont aussi fixé des restrictions
importantes pour éviter l'amputation de la main et du pied du
voleur.
On signalera aussi que le droit musulman punit de la peine capitale
l'apostasie, sanction prévue non pas par le Coran, mais dans des
récits de Mahomet. Mais ici aussi on permet à l'apostat de se
repentir et ainsi échapper à la sanction, même si son repentir
découle de la crainte de la sanction. Selon une parole de Mahomet,
on ne peut ouvrir le cœur de l'homme pour connaître les vraies
raisons de son repentir. Mais on estime que le repentir ne peut avoir
lieu que deux fois. Si le coupable apostasie une troisième fois, il est
passible de la peine capitale.15
On signalera enfin que si le pardon de la victime, voire de l'État, est
autorisé, ce pardon ne peut être accordé dans le délit d'adultère,
contrairement au droit positif qui permet au mari de pardonner à sa
femme.

6. Évolution des sanctions

La plupart des constitutions des pays arabes affirment que l'islam


est la religion d'État et que le droit musulman est une source
principale, voire la source principale du droit16. Malgré ces
affirmations, le droit musulman ne couvre aujourd'hui que le droit
de la famille et le droit successoral, ainsi que le droit pénal dans
quelques pays comme l'Arabie saoudite. Les autres domaines du
droit sont régis par des lois importées principalement de l'Occident,
à commencer par la constitution elle-même, le système judiciaire,
le droit réel, le droit des obligations, le droit commercial et le droit
pénal.
Certains pays arabes et musulmans, cependant, continuent à
appliquer les normes pénales musulmanes. C'est le cas de l'Arabie
saoudite où, en l'absence de normes pénales codifiées, on continue
à se référer au droit musulman classique. L'exécution de la peine se
15 Voir sur le délit d'apostasie, Aldeeb Abu-Sahlieh, Sami A.: Le délit d'apostasie
aujourd'hui et ses conséquences en droit arabe et musulman, in: Islamochristiana
(Rome), vol. 20, 1994, p. 93-116
16 Voir Aldeeb Abu-Sahlieh: Les musulmans face aux droits de l'homme, op. cit.,
p. 26-35.
19

fait souvent le vendredi après la prière en présence du public qui,


en cas de lapidation, participe au jet des pierres.
Le Soudan a appliqué le droit pénal musulman du mois de
septembre 1983 jusqu'au coup d'État de mars 1985, qui a renversé
le président Numeiri. Cette expérience a été bénéfique pour
l'Égypte, car elle a fait échouer le projet pénal islamique de 1982,
écarté en mai 1985. Le Soudan, cependant, a renoué avec le droit
pénal musulman en promulguant un nouveau code pénal musulman
de 1991, aussi sévère que le précédent, où toutes les sanctions
pénales islamiques y sont prévues.
L'application du droit pénal musulman dans ce pays a été soumise à
une attaque en règle de la part notamment d'Amnesty international
et de la Commission internationale des juristes. Amnesty
international dit, le 27 août 1984: "L'amputation délibérée et de
sang froid fait partie de toute évidence des châtiments cruels,
inhumains et dégradants"17.
A la suite de ces attaques, la Sous-Commission des Nations Unies
de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection
des minorités, par sa résolution 22/1984, dans laquelle le nom du
Soudan a été biffé, demanda aux pays qui pratiquaient l'amputation
de dicter d'autres normes conformes à l'article 5 de la Déclaration
universelle.
Le représentant du Soudan condamna cette résolution dans une
intervention devant ladite Sous-Commission, en date du 22 août
1984. Il dit:
La critique adressée aux normes musulmanes ne peut être
comprise que comme critique adressée à la religion
musulmane elle-même. De ce fait, mettre les normes
musulmanes sur la balance des droits de l'homme vise à
écarter les débats de la Sous-Commission de ses objectifs
principaux pour les mener au champ de l'évaluation des
normes et des législations sacrées18.
Dans les travaux de cette Sous-Commission, des experts du Maroc,
de la Jordanie et de l'Égypte sont intervenus pour donner leur avis
sur les pratiques soudanaises. Tous ces experts ont approuvé ce qui
se passe au Soudan et ont considéré que cela n'est pas contraire aux
17 E/CN.4/sub.2/1984/SR.23, p. 8-11; E/CN.4/sub.2/1984/SR.25, p. 14-15.
18 Texte arabe transmis par la représentante d'Amnesty international.
20

droits de l'homme, alors que ces pays n'appliquent pas le droit


pénal islamique.
Dans une autre intervention, dans le cadre du Séminaire sur la
promotion de la compréhension, de la tolérance et du respect dans
les domaines se rapportant à la liberté de religion ou de conviction
organisé par le Centre des Nations Unies pour les droits de
l'homme à Genève entre le 3 et le 14 décembre 1984, le
représentant du Soudan dit, le 12 décembre 1984, concernant cette
même résolution:
Cette résolution, de notre point de vue, est une condamnation
claire des enseignements et des normes de la religion
musulmane et dépasse dangereusement les limites, ce qui
approfondit le fossé entre les religions et les croyances et va à
l'encontre du respect des enseignements des religions sacrées.
Elle ne correspond pas aux buts du Séminaire en plus du fait
qu'elle utilise les droits de l'homme pour d'autres visées et va
à l'encontre de leurs objectifs. La promotion de la
compréhension et la tolérance exige le respect des
enseignements des religions19.
Signalons ici que, parmi les 57 pays faisant partie de l'Organisation
de la conférence islamique20 et les 22 pays faisant partie de la Ligue
arabe21, seuls onze pays ont aboli la peine de mort, à savoir:
l'Albanie, l'Azerbaïdjan, le Côte-d'Ivoire, le Djibouti, la Guinée
Bissau, le Kirghizstan, le Mozambique, le Sénégal, le Tadjikistan,
le Turkménistan et la Turquie. Le Djibouti est le seul pays arabe
parmi ces pays . Au Proche-Orient, le seul pays à avoir aboli la
22

peine de mort est Israël. Cependant, il s'agit d'une abolition


formelle. En effet, ce pays semble procéder parfois à des
exécutions extra-judicaires23. Ce qui constitue une forme encore
19 Texte arabe transmis par la représentante d'Amnesty international.
20 L'Organisation de la conférence islamique compte 57 pays musulmans
membres. Voir cette liste in: http://www.oic-oci.org/index_french.asp
21 La Ligue des États arabes compte 22 pays membres. Voir cette liste in:
http://www.arableagueonline.org/las/index.jsp
22 http://www.abolition.fr/ecpm/french/pays.php?&topic=54. Amnesty
international ne mentionne pas l'Albanie, le Kirghizstan et le Tadjikistan parmi les
pays abolitionnistes de droit (http://web.amnesty.org/pages/deathpenalty-
abolitionist1-fra).
23 Voir à cet égard: http://www.fidh.org/article.php3?id_article=911;
http://www.hri.ca/fortherecord2002/bilan2002/vol3/israelga.htm ;
21

plus sournoise d'atteinte à la vie faite sans procès, sans présence


d'avocat et sans appel.
La Libye a adopté entre 1972 et 1974 des lois régissant le vol et le
brigandage (loi 148/1972), l'accusation d'adultère (loi 52/1974) et
l'adultère (loi 70 /1973). Cette dernière loi ne prévoit que la peine
de flagellation (100 coups de fouet), cumulée avec une peine
discrétionnaire d'emprisonnement; elle écarte la peine de lapidation
non prévue par le Coran. J'ai demandé à un juge libyen si
l'amputation de la main du voleur est pratiquée dans son pays. Le
juge m'a répondu par la négative. Il m'a expliqué que Kadhafi ne
voulait pas entrer dans un conflit ouvert avec le peuple dans un
domaine aussi délicat que l'application du droit musulman. Il a
laissé aux comités populaires la responsabilité de légiférer, et aux
tribunaux la responsabilité de juger, lui-même se réservant la
responsabilité d'exécuter ou de ne pas exécuter les jugements,
paralysant ainsi la loi pénale islamique qui ne lui plaît pas. Ceci
rappelle un peu le droit de grâce accordé au chef de l'État en France
en matière pénale.

7. Perspectives d'avenir

En Égypte, de nombreux projets de code pénal islamique ont été


présentés au parlement, mais ils n'ont jamais été adoptés. Le plus
important est celui de 1982, préparé par une commission
parlementaire et approuvé par l'Azhar24. D'autre part, la Ligue arabe
a établi un Projet de code pénal arabe unifié25 s'inspirant du droit
pénal musulman. Ce projet, qui n'a été adopté par aucun pays
arabe, va dans le même sens que le projet égyptien de 1982.
Les mouvements islamistes qui sont derrière ces projets souhaitent
réintroduire les normes pénales islamiques, là où elles ne
s'appliquent pas. Cette intention est explicite dans leurs modèles
constitutionnels. Ainsi, le Modèle constitutionnel de l'Azhar dit à
son article 71:
http://www.hrea.org/lists/hr-headlines-fr/markup/msg00603.html;
http://www.droitshumains.org/ONU_GE/Commission/60/p-o_2.htm.
24 Sur ces deux projets, voir Aldeeb Abu-Sahlieh: Les musulmans face aux droits
de l'homme, op. cit., p. 70-71.
25 Adopté par le Conseil des Ministres arabes de la justice en novembre 1996. Il
est publié par la Ligue des États arabes sous le titre: Al-qanun al-jaza'i al-'arabi al-
muwahhad, le Caire, sans date.
22

Les peines fixées par la loi islamique (hudud) sont prévues


pour les délits d'adultère, de fausse accusation d'adultère, de
vol, de brigandage (harabah), de consommation de vin et
d'apostasie.
Ces délits ne peuvent faire l'objet d'amnistie (art. 59). Il est aussi
question de l'application de la loi du talion (art. 76 et 78)26.
Rédigé à Londres, le Modèle constitutionnel du Conseil islamique
est plus discret. En son article 4.a, il stipule que "Tout ce qui fait
l'être humain, à savoir sa vie, ses biens et son honneur, sont sacrés
et inviolables: leur immunité ne saurait être levée que pour un
motif que la loi divine a décrété et selon la procédure que celle-ci
définit également"27.
La même discrétion se retrouve dans la 2ème Déclaration des droits
de l'homme de ce Conseil. L'article l.a prévoit: "La vie humaine est
sacrée et inviolable et tous les efforts doivent être accomplis pour
la protéger. En particulier, personne ne doit être exposé à des
blessures ni à la mort, sauf sous l'autorité de la Loi". S'entend, la loi
islamique. L'article 5.c ajoute: "La sanction doit être fixée
conformément à la loi islamique, proportionnellement à la gravité
du délit et compte tenu des circonstances dans lesquelles il a été
commis"28.
Signalons ici une polémique provoquée par Tariq Ramadan, qui a
proposé dans un texte envoyé le 30 mars 2005 à plusieurs journaux
et médias occidentaux "un moratoire immédiat sur les châtiments
corporels, la lapidation et la peine de mort dans tous les pays
majoritairement musulmans"29. Cette "concession" a été condamnée
par la "Commission de recherches juridiques" d'Al-Azhar qui
avance essentiellement trois arguments:
1) Elle relève d’abord : "Qui nie les hudud (les peines du
code pénal islamique), reconnues comme révélées et
confirmées, ou qui demande leur annulation ou leur
suspension alors qu’elles sont confirmées avec des preuves
définitives et indiscutables est à considérer comme un
individu qui délaisse un élément reconnu comme faisant

26 Ibid., p. 541-549.
27 Ibid., p. 557-565.
28 Ibid., p. 486-496.
29 Texte dans: http://www.tariqramadan.com/article.php3?id_article=258 .
23

partie de l’essentiel de la religion". Un des membres de la


Commission, Dr Mustapha Ash-Shuk’a, affirme que "les
hudûd sont une partie de la religion, qu’elles sont coraniques
et qu’elles ne peuvent faire l’objet ni de débat ni de
discussion".
2) La commission relève ensuite : "Les hudûd sont connues et
Tariq Ramadan demande leur arrêt parce que celles-ci font du
mal à l’islam : cela est un propos réfuté".
3) Enfin sur l’exemple de Umar Ibn Al-Khattab, le Dr Ash-
Shuk’a affirme que le calife "a suspendu les peines en
situation de guerre, pour une période déterminée puis il a
recommencé à les appliquer. Nous ne sommes pas
aujourd’hui en situation de guerre qui nous permettrait de
suspendre ces applications. On pourrait suspendre
l’application des hudûd en Irak, parce que c’est un pays en
guerre mais ces peines ne peuvent être suspendues en Égypte
ou dans un des autre pays islamiques".
L'avis susmentionné équivaut à une condamnation à mort pour
apostasie. Tariq Ramadan y répond:
1) A aucun moment je n’ai nié qu’il existait des textes
(qati’yya ath-thubût wa dalala)30 concernant les hudûd. Rien
dans l’Appel ne dit cela ou le laisserait entendre. Que ces
textes soient authentiques et aient été considérés comme
participant de ce qui est reconnu de l’essentiel de la religion
(mal’ûm min ad-dîn bi-darûra) est un fait que je ne conteste
pas.
2) Je n’ai jamais affirmé que les hudud faisaient du mal à
l’islam : j’affirme que leur application dans les contextes
sociaux et politiques actuels sont des trahisons car les
conditions d’application de ces peines ne sont pas réunies.
C’est d’ailleurs ce qu’exige la Commission elle-même dans
son communiqué puisqu’elle affirme : « Les autorités qui
appliquent les hudûd doivent surveiller et garantir que les
conditions soient réunies avec précision »

30 Dont l'authenticité et le sens sont certains.


24

3) Le Dr Ash-Shuk’a affirme que Umar Ibn Al-Khattab a


suspendu l’application de la peine concernant les voleurs
parce qu’il s’agissait d’une période de guerre. Les savants ont
effectivement divergé quant à savoir si la cause justifiante
(al-‘illa) était la guerre ou la famine, en soi, ou l’impossible
réunion des conditions pour l’application de la peine (‘adam
tawfîr ash-shurût). Mon humble avis est qu’il s’agit de
l’impossible réunion des conditions. De fait, ma question aux
savants (telle qu’elle est présente, avec une série d’autres,
dans l’Appel) est: les conditions sociales, politiques,
judiciaires et économiques sont-elles réunies dans n’importe
quelle société majoritairement musulmane pour que l’on
puisse y appliquer ces peines.31
Évidemment, l'Azhar ne pouvait faire autrement que défendre
l'application du droit musulman puisqu'il est derrière le projet du
code pénal égyptien dont nous avons parlé plus haut. Face aux
autorités religieuses conservatrices, il y a des intellectuels
musulmans, dont certains se disent musulmans, et d'autres, athées,
de gauche ou libres-penseurs. Ces intellectuels proposent
différentes méthodes pour pouvoir sortir de l'impasse posée par le
lien entre le droit et la religion. Nous avons exposé leur point de
vue largement dans notre dernier ouvrage32. Le lecteur intéressé
peut y revenir.

31 http://www.tariqramadan.com/article.php3?
id_article=309&var_recherche=azhar
32 Aldeeb Abu-Sahlieh: Introduction à la société musulmane, op. cit., p. 326-348.

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