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OU MÉMOIRE EN DEVENIR1
Fethi BENSLAMA*
Université Paris 7 – Denis Diderot
Centre de recherche psychanalyse et médecine
Déplacements
Cette opposition relève d’une divergence essentielle d’ordre pratique,
théorique et éthique. Je ne pourrai, ici, en développer tous les aspects.
Disons pour aller droit au but, qu’elle repose notamment sur l’utilisation de
la notion de culture dans la théorie du psychisme et dans les rapports
humains, dans ses applications à l’investigation et au traitement clinique
des sujets étrangers. J’avais lancé à un moment ce mot : « la culture c’est le
bouillon ». C’est à peine une boutade, car il suffit de revenir aux travaux des
culturalistes américains qui l’ont introduite dans le champ psychologique,
tel que chez un Ralph Linton dans Le Fondement culturel de la personnalité
(1945), pour voir que la culture occupe la place de l’une de ces totalisations
industrielles dont ce siècle a été si violemment prodigue, puisqu’elle est
explicitement comparée à l’eau dans laquelle se meut le poisson de l’aqua-
rium, poisson qui représente ici, bien sûr, l’individu humain.
Dans le prolongement même de cette conception, l’ethnopsychiatrie a
cherché à montrer que cette eau était aussi bien intrapsychique, produisant
par voie de conséquence, une série de notions qui aboutissent à l’ethnicisa-
tion croissante de la singularité psychique, telles que l’idée d’un incons-
cient ethnique : inconscient qui, si l’on en croit l’usage explicatif qui en est
fait, concerne toujours, comme par hasard, les Africains et les Maghrébins,
mais jamais les Européens. À croire que ces derniers seraient doués de fait,
d’un inconscient universel. N’est-il pas dès lors logique que, pour le
migrant et ses enfants, l’une des méthodes de traitement préconisé, consiste
à lui injecter, dans son nouvel aquarium, un peu du bouillon de culture de
son origine ? La théorie du « portage culturel » de l’ethnopsychiatrie ne dit
pas moins.
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(Ad-)venir du dehors
Sous cet angle, le terme d’exil trouve toute sa puissance de nomination,
puisque ce mot désigne par son préfixe ex- le dehors et par l’élément -il la
notion de lieu dans la langue française. Ce n’est donc ni arbitrairement, ni
par snobisme, que nous avons présenté le terme exil comme le terme clé du
déplacement humain, parce que l’expérience de l’exil est simplement l’ex-
périence du hors lieu, comme cela est inscrit dans le mot même. Et ce mot
est le seul qui désigne spécifiquement dans la langue française le déplace-
ment humain, à la différence de tous les autres mots, dont migration, qui
concerne l’ensemble de l’ordre animalier.
On découvre alors, que depuis la nuit des temps, la question de l’illité
(c’est-à-dire du lieu) et de l’exil est la question même de l’homme dans sa
recherche incessante à fonder ce qui lui donne abri contre l’errance et
l’oubli, ce qui lui permet de transmettre quelque chose qui n’est pas seule-
ment une trace du passé, un legs, un héritage, mais de transmettre un
devenir. Je ne citerai ici qu’un exemple, celui que la Genèse nous a légué,
narrant l’errance d’Agar avec son fils, envoyés dans le désert par Abraham,
quand, sur le point de mourir de soif, Dieu fait surgir sous le talon de
l’enfant Ismaël la source d’eau. Nous savons que le mythe des musulmans
fait de cette source l’emplacement de leur cité sacrée. L’adresse que la
Genèse met à la bouche de l’ange, est assurément l’une des plus puissantes
et des plus instructives quant à ce qu’est le lieu :
Qu’as-tu, Agar ? Ne crains pas, car Dieu a entendu la voix de l’enfant dans
le lieu où il est. Lève-toi ! Relève l’enfant et prends-le par la main, car je
ferai de lui une grande nation. (Genèse, 21 : 17-20)
L’entente de la voix de l’enfant dans le lieu où il est, telle est la conclusion
heureuse de l’errance, quand l’être est sauvé par l’ouverture du lieu. La
différence entre l’espace et lieu est assez claire ici. Il y a le désert comme
espace et s’il n’y avait que de l’espace, l’errance serait infinie. C’est à partir
de l’entente de l’enfant que le lieu s’ouvre. Il n’y a pas de mémoire sans lieu.
On voit dans ce passage comment le lieu où l’enfant est entendu et
désigné comme étant ce qui donne lieu à une descendance, autrement dit
à une filiation qui prend la dimension d’une maison. C’est cette question
que je voudrais approcher ici, autrement dit, la question du lieu en tant
qu’institué, ou de la problématique de filiation dans l’identité de l’exilé. Je
souhaite aborder spécifiquement ce qui se trame à travers la question de la
nationalité, de ses enjeux psychiques pour le sujet. Je le ferai par le biais
d’un exemple tiré de mon expérience clinique.
Que la descendance de l’enfant Ismaël soit liée à la nation, voici ce qui
nous permet de sortir assez rapidement d’une compréhension restrictive, et
partant réductrice du concept de filiation, celle qui consiste à s’en tenir à la
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Le dehors de l’origine
L’histoire de Samia commence deux ans avant notre première rencontre,
lorsque sa famille qui travaillait comme famille d’accueil à l’Aide sociale à
l’Enfance, dut abandonner le projet d’adoption qu’elle avait, pour Peggy,
placée chez elle, depuis la petite enfance. Les services administratifs décou-
vrirent, subitement, alors que le projet était fort avancé, que M. et Mme K.,
père et mère de Samia, étaient de nationalité algérienne (Mme K., préci-
sons-le, est née en France) et que l’adoption ne pouvait s’effectuer au profit
de ressortissants dont la juridiction du pays d’origine ne reconnait pas elle-
même l’adoption. La procédure fut interrompue et Peggy, de nationalité
française, demeura dans le statut qui était le sien, celui d’enfant pupille de
l’État placée chez M. et Mme K.
Ce coup d’arrêt a provoqué un bouleversement considérable dans la vie
de cette famille d’accueil. Peggy arrivée chez les K. alors qu’elle était nour-
risson, se considérait, en effet, comme leur enfant ; au point qu’à l’école,
elle refusait de répondre de son propre nom de famille. Elle avait fini par
trouver cette solution, d’écrire sur ses cahiers : Peggy B. (son patronyme)
famille K. C’est ainsi que cette enfant, tout en connaissant sa filiation natu-
relle, avait construit elle-même un montage, une fiction qui lui permettait
de faire face à sa situation. Je dois dire que je n’ai jamais vu chez un enfant
la volonté stupéfiante que j’ai observé chez Peggy de vouloir devenir la fille
de cette famille nourricière. Peggy s’est mise à ressembler aux autres enfants
du couple K., à parler l’arabe comme eux, bref à se fondre totalement dans
le paysage familial.
C’est à la suite d’un accident de voiture qui avait failli lui couter la vie,
que M. et Mme K. avaient décidé d’être candidats à l’adoption de Peggy ;
elle était restée plusieurs jours dans le coma, veillée jour et nuit par la
famille K. La promesse fut faite alors, que si elle se réveillait, M. et Mme K.
l’adopteraient. La sortie de Peggy du coma fut considérée comme une
renaissance, et M. et Mme K. entreprirent les démarches d’adoption, qui
se heurtèrent au bout de quelques mois à l’obstacle que j’ai indiqué. Je dois
préciser ici, pour donner une vue d’ensemble de ces faits, que Peggy avait
des grands-parents maternels très âgés qui étaient d’accord avec le projet
d’adoption. La famille K. avait, non seulement obtenu leur consentement,
mais les avait intégrés dans son cercle et leur portait aide et assistance.
J’ai reçu M. et Mme K. aussitôt que l’administration leur avait signifié
l’impossibilité de poursuivre la procédure d’adoption. Ils étaient défaits,
pleuraient et exprimaient un sentiment d’injustice. Un mois après, quand
je les ai revus, j’ai constaté un bouleversement frappant dans leurs atti-
tudes, dans leurs discours, et jusqu’à l’habillement même. Je ne pouvais pas
ne pas remarquer que Mme K. portait un foulard, certes léger, mais qui lui
couvrait une partie des cheveux. La première chose qu’elle me dit est qu’ils
viennent de découvrir que leur religion leur interdisait l’adoption, et que
même si on leur proposait aujourd’hui de réaliser l’adoption de Peggy, ils
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Fethi BENSLAMA
Bibliographie
• BENSLAMA F. (1992), « L’enfant et le lieu », Cahiers Intersignes, n° 3, pp. 51-68.
• BENSLAMA F. (1997), « L’exil et l’être-là », Migrants-Formation, n° 110,
pp. 146-160.
• BENSLAMA F. (1999), « L’enfant à l’épreuve de l’exil parental », Actes du
XV e Congrès National de la FNAREN, Nanterre.
• BENSLAMA F. (2001), « Épreuves de l’étranger », Cahiers Intersignes, pp. 14-15 :
9-30.
• BENSLAMA F. (2004), « Qu’est-ce qu’une clinique de l’exil », L’Évolution psychia-
trique, n° 1, Vol. 69.
• BENSLAMA F. (2004), « Psychopathologie de l’errance dans ses rapports avec la
culture », Annales Médico-Psychologiques, n° 235.
• BENSLAMA F. et al. (2005), Le Malaise adolescent dans la culture, Paris, éd.
Campagne Première.
• BENSLAMA F. (2006), « La contestation identitaire », L’École face à l’obscuran-
tisme religieux, Paris, Max Milo.
• FREUD S. (1988 [1921]), « Psychologie des foules et analyse du moi », dans
Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot.
• LEGENDRE P. (1974), L’Amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris,
Seuil.
• LINTON R. (1977 [1945]), Le Fondement culturel de la personnalité, Paris,
Dunod, en ligne sur http://classiques.uqac.ca
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