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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Le κληρωτήριον (« machine à tirer au sort ») et la démocratie


athénienne
Paul Demont

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Demont Paul. Le κληρωτήριον (« machine à tirer au sort ») et la démocratie athénienne. In: Bulletin de l'Association Guillaume
Budé, n°1,2003. pp. 26-52;

doi : 10.3406/bude.2003.2095

http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_2003_num_1_1_2095

Document généré le 30/05/2016


I. LITTÉRATURE GRECQUE

LE KÂripuTripiov (« " MACHINE " À TIRER AU SORT »)


ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE

Nombreux et divers sont les emplois, religieux, politiques,


juridiques, littéraires, du tirage au sort dans l'ensemble du
monde grec antique 1. Son rôle est notamment essentiel dans le
fonctionnement de la démocratie athénienne, comme les
Anciens le savaient bien et comme les Modernes ont pu le
vérifier par d'étonnantes découvertes archéologiques. C'est là
un aspect qui distingue fortement la démocratie antique et la
démocratie moderne 2. On analysera ici d'abord ce lien, en
reprenant la seconde partie de la Constitution d'Athènes, en
évoquant les définitions traditionnelles de la démocratie, et en
donnant quelques exemples épigraphiques du tirage au sort à
Athènes ou sous influence athénienne. Seront ensuite
présentées les découvertes qui ont permis de reconstituer, par des
raisonnements assez complexes, le fonctionnement probable
des « machines à tirer au sort ». Cela conduira à quelques
réflexions sur la reconstitution de la chronologie de leur
utilisation et sur le sens que revêtait l'emploi de ces « machines ».
Le mot grec les désignant est le mot xÀ7]pcoTY]pt,ov. Ce mot
était très mal connu et très mal attesté avant la publication de la
Constitution d'Athènes attribuée à Aristote, en 1891. Quand
on l'y a trouvé, on l'a d'abord interprété comme un nom de

1. J'ai abordé certains de ces aspects dans : « Lots héroïques : remarques


sur le tirage au sort de Ylliade aux Sept contre Thèbes », Revue des Etudes
Grecques, 113, 2000, p. 299-325, « Enigmes et tirage au sort dans la religion
grecque : quelques remarques », Actes du XXXITT' Congrès de l'Association
des Professeurs de langue ancienne de l'enseignement supérieur (APLAES),
edd. M. Decorps, E. Foulon, Clermont-Ferrand, 2000, p. 37-56, « Le tirage au
sort des magistrats à Athènes : un problème historique et historiographique »,
dans Pubblico sorteggio e cleromanzia : alcuni esempi, a.c. d. F. Cordano e
C. Grottanelli, Università degli Studi di Milano, 2001, p. 63-81.
2. Voir sur cet aspect, en dernier lieu, Giovanna Daverio Rocchi, « Spazi e
forme del sorteggio democratico », in Pubblico ... (cf. n. 1), notamment
p. 95-96, et mon étude dans le même volume.
LE xAY]p00T7)pt.OV ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE 27

lieu 3. La traduction du traité qui est publiée dans la collection


Budé, dont la première édition (toujours rééditée à l'identique)
par Mathieu et Haussoullier remonte à 1922, propose ainsi le
sens de : « salle pour le tirage au sort » (63. 2, 64. 2-3).
Cependant, depuis la mise en série de découvertes spectaculaires,
effectuée en particulier par l'archéologue américain Sterling
Dow, le sens universellement accepté n'est plus celui-ci, mais
celui qui a été proposé par Sterling Dow, à savoir : « allotment
machines », « machines à tirer au sort ». Cette nouvelle
traduction est celle qui figure (sans que la correction soit signalée)
dans la reprise de l'édition Mathieu-Haussoullier aux «
Classiques en poche » des Belles Lettres. Le klèrôtèrion, « machine
pour le tirage au sort », a ainsi pu devenir une sorte de symbole
de la démocratie athénienne.

Démocratie athénienne et tirage au sort

La seconde partie de la Constitution d'Athènes est consacrée


à la description du régime athénien dans la deuxième moitié du
quatrième siècle, à l'époque du rédacteur, que ce rédacteur soit
Aristote lui-même ou quelqu'un de son école, entre 335 et 321
avant notre ère. La place qu'y tient le tirage au sort ne peut
échapper au lecteur. Pour « toutes les magistratures ordinaires »
(c. 43, 1) à l'exception des trésoriers des fonds militaire et de la
caisse des spectacles, de l'intendant des fontaines et,
généralement, des fonctions militaires, reviennent comme un refrain les
mots xXYjpouaiv ou xÀYjpouvTai vel sim., « ils tirent au sort »,
« sont tirés au sort » (on en rencontre environ 31 exemples des
chapitres 43 à 62 ; environ, car le papyrus ne permet pas de

3. Le mot appartient, du point de vue de la formation des noms, à la série des


dérivés neutres à suffixe en -nfjpiov. Ce suffixe, originellement en liaison avec les
noms d'agent en -T/jp, est rapidement devenu indépendant, et il est le plus
souvent formé directement sur une racine verbale. Cette formation fournit des
noms d'instruments (par ex. crrpsêÀcoTYjpiov, « instrument de torture »), des
noms de lieux (comme PouXeunfjpiov, « salle du conseil »), des noms de
cérémonie ou de fêtes religieuses (ainsi vixYjxrjpia, « sacrifice de victoire »). Cf. P.
Chantraine, La Formation des noms en grec ancien, Paris, 1933, p. 62-64, qui
ne le cite pas. Le mot a certainement été employé dans l'antiquité à la fois
comme un nom de lieu (Pollux, IX, 44 ; Phrynichos, Praep. soph., éd. de
Borries, 1911, 81, 19) et comme un nom d'instrument (Pollux, X, 61 mentionne
un klèrôtèrion parmi les « instruments des tribunaux », en ajoutant
qu'Aristophane, dans un contexte perdu, l'a employé comme un nom de lieu [Fragm. 146
K, 152 K-A] ; sur Aristophane, voir aussi infra p. 42 et 45-46).
ZO P. DEMONT

savoir s'il faut lire yû\f]pouaiv « ils tirent au sort », ou TrXrjpoo-


<kv « ils remplissent » à 63. 1 et 30. 5) : cela concerne les
500 bouleutes, les 10 trésoriers d'Athéna, les 10 vendeurs, les
10 receveurs, les 10 comptables, les 10 vérificateurs (avec
2 assesseurs), l'intendant, les 10 surveillants des temples, les
10 responsables de la ville, les 10 responsables des marchés, les
10 surveillants des mesures, les 10 puis 35 gardiens du blé, les
10 surveillants du port, les Onze, les 5 introducteurs de
poursuites en eisagogè, les 40 pour les autres poursuites, les
5 chargés de la voirie, les 10 comptables (et 10 associés), le
secrétaire de prytanie (autrefois élu), le secrétaire des lois, les
10 sacrificateurs, les 10 préposés aux fêtes, l'archonte de Sala-
mine, le démarque du Pirée, les 9 archontes et leur secrétaire,
qui tirent au sort les juges, les 10 organisateurs des Dionysies,
les 10 responsables des concours. Au total, plusieurs centaines
de citoyens étaient donc tirés au sort chaque année dans les
années 330 avant notre ère, citoyens qui dans chaque charge, ne
pouvaient être renouvelés (sauf exceptions) ; et il faut y ajouter
les 6000 héliastes répartis par le sort jour après jour entre les
tribunaux avec un très grand luxe de précautions 4. La
Constitution d'Athènes est donc venue massivement à l'appui des
analyses que présente par ailleurs Aristote, dans la Politique,
sur le lien entre la démocratie et le tirage au sort, par exemple
dans ce passage du livre IV : 8oy.zï 8ï][j.oxpaT(.xov eîvoa to
xAyjpfoToeç zivoii tolc, àpyàç, to 8' odpsxàç oXiyjxpyiy.6v « On admet
qu'est démocratique le fait que les magistratures soient
attribuées par tirage au sort, oligarchiques le fait qu'elles soient
pourvues par l'élection » (Pol. IV. 9, 1294b8).
Ces analyses de la fin du quatrième siècle reprennent elles-
mêmes une thématique plus ancienne. Elle est attestée dès
Hérodote (III. 80), donc vers le milieu du cinquième siècle, et
probablement Euripide {Suppliantes, v. 406 sqq.), dans deux
textes très souvent rapprochés l'un de l'autre. Dans Hérodote,
un Perse, Otanès, fait l'éloge de I'lctovojjUY], « égalité devant la
loi », nom donné au régime dans lequel le peuple commande
(7tXt]6oç àp^ov), ce qui est une façon d'évoquer un régime
démocratique sans employer le mot, et il déclare : TtàXto fzèv yàp
àp/ei ; il faut ici suppléer le sujet du verbe, ttXt]0oç : « le

4. Cf. en dernier lieu A. Boegehold, The Lawcourts at Athens. Sites,


buildings, equipment, procédure and testimonia (The Athenian Agora, 28)
Princeton, 1995.
le xÂ7)p cor/) p t.ov et la démocratie athénienne 29

peuple exerce les magistratures par le sort ». On observera


qu'Hérodote n'hésite pas à mettre ces propos dans la bouche
d'un Perse du sixième siècle, bien que, comme il le reconnaît
lui-même, une pareille chose puisse paraître « incroyable » à
beaucoup de ses lecteurs 5. Dans les Suppliantes d'Euripide, la
même idée d'égalité dans la répartition des charges est
S'
exprimée, cette fois à propos de l'Athènes de Thésée : StJ^oç
àvdcacJEL SLaSo^oaaiv ev \xiç>zi êviaumoucnv, « le peuple règne par
des successions annuelles à tour de rôle » ; le Iv \iipzi évoque
implicitement le tirage au sort. Au quatrième siècle, Platon
propose d'une façon plus constitutionnelle une définition
similaire : 87](j.oxpaTia yivsTat, Ôtocv (...) xaï. obç to 7roXù ànb xXyjpwv
ai àp/ai èv aÙTïj yiyvovTai « la démocratie advient quand (...) et
les magistratures y sont le plus souvent attribuées par des
tirages au sort » (Rép. VIII. 557a5) 6.
Les inscriptions attiques attestent concrètement la réalité de
cet état de fait. Outre xÀY]poûv et ses composés, y sont employés
notamment les verbes xua^susiv (m. à m. « tirer à la fève »), et
Xay^dcveiv (« obtenir par le sort », pour désigner celui qui est tiré
au sort), ainsi que leurs composés, et/ou l'adverbe àsi au sens
distributif de « à chaque fois » : on lit par exemple, dans une
inscription de l'année 419-418, 1. 22 : ol Tafziai ol Xa/ovreç, 1. 25
: oi aiei Tafjiai, « les trésoriers successifs », 1. 38 : fxexà tov
e]7T!.aTaTov T[ov]ai[Vt. ovtov, « avec les présidents successifs » 7.
Un exemple particulièrement intéressant ne concerne pas
Athènes, mais une cité qui dépendait d'Athènes, par le biais de la
ligue de Délos. C'est un exemple classique de l'influence, et
même de l'exportation de procédures analogues à celles de la
démocratie athénienne hors d'Athènes, et, en l'occurrence, de
l'exportation du choix par tirage au sort. Il s'agit de la cité
d'Erythrées, en Ionie, sur la côte, en face de Chios, et d'un texte
qui enregistre probablement son retour forcé dans l'alliance
après une révolte, vers 453-452 avant notre ère 8. L'inscription
définit les organes du gouvernement de la cité. Voici une
traduction des 1. 8-16 : « Que le Conseil soit de 120 hommes
désignés par tirage au sort ([à]7c-[o x]uàp.o). Que [...] dans le

5. Il y revient encore en VI. 43.


6. On peut ajouter, en particulier, Dissoi Logoi 7, [Xén.], Const. d'Ath. 1.3,
Xén., Mém. 1.2.9, Isoc, Aréop. 22-23.
7. Syll.3 21 (= Michel 75).
8. Meiggs-Lewis n° 40 (= Syll.3 8, IG I3, 14).
30 P. DEMONT

Conseil, et que ne soit conseiller aucun étranger, ni personne


d'âge inférieur à 30 ans. Qu'on poursuive tout contrevenant.
Qu'on ne soit pas conseiller dans un intervalle de quatre ans.
Que les envoyés spéciaux et le chef de garnison fassent le tirage
au sort (y.\joijjLZ\Jao(.[i]) et installent le Conseil, et le chef de
garnison les Conseils futurs, pas moins de 30 jours avant la
sortie de charge du Conseil. Qu'ils prêtent serment par Zeus,
par Apollon, par Déméter » (...) Le modèle de la démocratie
athénienne s'accompagne, on le voit, de particularités locales :
il n'y a que 120 bouleutes et non 500 comme à Athènes, on peut
exercer un nouveau mandat au bout de quatre ans. Ce modèle
est cependant tout à fait reconnaissable, par la place accordée
au tirage au sort pour le choix annuel du Conseil de la cité ; et le
reste du texte ne fait que confirmer l'importance du rôle des
Athéniens dans les affaires de la cité.
Le rôle considérable que jouait le tirage au sort dans la
démocratie athénienne est donc bien documenté, par la description
aristotélicienne, par les définitions de la démocratie et par les
inscriptions. Quelles étaient les techniques employées pour ces
choix par tirage au sort ?

La technique du tirage au sort

Le sens premier du verbe xuafxsueiv, que nous venons de


rencontrer, est « tirer à la fève » et l'on pouvait donc utiliser des fèves
ou des boules en forme de fèves, fabriquées en argile, en bois ou
en métal, pour le tirage au sort, qu'elles aient été inscrites (un
grand nombre de boules de ce type ont été retrouvées,
notamment en Sicile, sans qu'on sache si elles étaient effectivement
utilisées pour des tirages au sort 9) ou qu'il s'agisse d'un tirage
entre deux fèves, l'une blanche (indiquant le succès), l'autre
noire (indiquant l'échec), comme cela est aussi très bien attesté,
cette fois dans les textes. Le verbe xXyjpoûv, lui, renvoie
probablement, d'après l'étymologie, à un système reposant sur des
sorts-baguettes, bouts de bois coupés (du genre de ce que nous
appelons en français « tirer à la courte paille », ou par des
lancers de baguettes) l0. Dans les deux cas, cependant, le verbe a

9. Cf. Federica Cordano, « Strumenti di sorteggio e schedatura dei citadini


nella Sicilia greca », Pubblico... (cf. n. 1), p. 83-94.
10. Je renvoie sur ce point à mon article : « Lots héroïques : remarques sur le
tirage au sort de Y Iliade aux Sept contre Thèbes », REG, 113, 2000, p. 299-325,
p. 302-303.
LE XÀY]p 00X7) p (,0V ET LA DÉMOCRATIE ATHENIENNE 31

perdu peu à peu son sémantisme précis, et pris la signification


générale de « tirer au sort ». Mais selon quels procédés ?
On possède dans le chapitre 63 de la Constitution d'Athènes
une description précise de l'un des procédés utilisés, qui
concerne la sélection quotidienne des membres des tribunaux
populaires, et leur répartition entre les tribunaux ouverts au
jour dit. Voici la traduction de l'édition Mathieu-Haussoullier,
avec des modifications (indiquées en italiques) pour tenir compte
des découvertes dont il sera ensuite question n. Plusieurs
instruments sont mentionnés par le traité aristotélicien, et en
particulier des tablettes individuelles (7uvàxux), en buis, qu'on affiche
(ou plus exactement, qu'on fiche, ou qu'on enfonce, è[i.7nr)Yvuai)
de telle façon qu'elles soient installées sur une machine à tirer
au sort (xAy]poùTY)pt.ov), en colonnes, établies par lettres de
l'alphabet (xocvovlç) ; et aussi des « cubes » (xuêoi) blancs ou
noirs, en bronze, qui servent au tirage au sort proprement dit.

Ta 8k [x(,6a)]x!.a ià 8é[x]a x[£Îxai è]v x[£> E(j.]7tpoG0£v [x]ïjç


eÎct68ou [x]a6' Éxàaxyjv xyjv cpuXyjv. È7uyÉ[yp]aiTxa(. 8' ère' aùxoav
xà aTo[(,]xsîa [iéj_pi [toû] K. è[Tr]et,Sàv 8' l(ji6àX<0CTtv ol Sixacrrai
x[à] TCLvàx!.a sic xo xt,6am[ov], ècp' où àv f] £7ci[ysypa]jzfiivov xo
to aùxo Ô7r[s]p £7t[l tw 7c]t,vaxiG) Icttiv a[ùx]<ï> x<ï>v
GXOt.;(EtG)[v, Sl.a]a£L(TaVTOÇ XoG u[7î7]]pÉTOU £ÀX£l Ô [6£
èZ, éxàafxjou tou xiêdmo[u 7rt,v]àx(,ov ëv. oOtoç 8e
£[i.[7T^xT]7]c;, xat, è[nvrppj\)(si xà 7n.[v]àxia [xà èx xo]u xiêcoxiou eiç,
[ècp'
xrjv xavoviSa, Vjç to a]ùx6 ypà(X[xa £7I£0"tlv 07i£p ètzi xoù
[xiêcoTio]u. x[X7]pouxat. 8'] oôxoç, i'va [ir] àei ô aùxoç £fi.Tr[7)yvûoov]
xaxoupyfj. eiai Se xavovtSEÇ [tcevxe é]v éxàcrxa) xwv xArjpoûXT)-
pioiv. ô[xav 8è] èfx6àX7) xoùç xuêouç, o ap^cov xtjv cpuXvjv xXy)p[oT
xaxà x]Xï]po)X7]p[,ov. sîat 8è xuëoi ^a[Xxoî, [X£]Xav£<; xai Xeuxoi.
oaouç 8' àv Sé[yj Xa^E^v] 8Lxao"xàç, xoaouxoi è[j,6àXXov[xa(. Xe]u-
xoi, xaxà 7tevx£ TCLvàxLa ctç, ot 8è [piÉXjavEÇ x6v aùxov xpoîiov.
8'
£7TEi8àv l[^aip^] xoùç xùêouç, xaXsrxoùç elXtjxoxocç ô
8È xai ô £pL7iy]XX7]ç eiç xov à[pi6pt.6]v.
« Les dix boîtes sont placées dans l'avant-cour de l'entrée
réservée à chaque tribu : elles sont marquées des caractères de
l'alphabet jusqu'au K. Quand les juges ont déposé leur tablette
dans la boîte portant la même lettre, prise dans les caractères de

11. Cf. le très important commentaire de P. J. Rhodes, A Commentary on


the Aristotelician Athenaion Politeia, Oxford, Clarendon Press, 1981 ; voir
aussi M. H. Hansen, La Démocratie athénienne à l'époque de Démosthène,
Paris, Les Belles Lettres, 1993 (= The Athenian Democracy in the Age of
Demosthenes, Oxford, 1991), et Aristotele, La Costituzione degli Atenesi, éd.
A. Santoni, Cappelli Editore, Bologna, 1999.
32 P. DEMONT

l'alphabet, qui figure sur la dite tablette, l'appariteur secoue les


boîtes et de chacune d'elles le thesmothète tire une tablette. Le
[premier] tiré est appelé l'afficheur. Il est chargé d'afficher les
tablettes, à mesure qu'elles sortent de la boîte, sur le tableau à
rainures (dans la colonne) qui porte la même lettre que la boîte.
On le désigne par le sort, afin que ce ne soit pas toujours le
même qui affiche, et pour qu'il ne puisse pas commettre de
fraude. Il y a cinq tableaux (colonnes) dans chaque salle (dans
chaque appareil à tirer au sort). Quand il a mis les cubes [en
nombre voulu dans l'urne] ([dans les appareils]), l'archonte
procède au tirage au sort [des juges] salle par salle (appareil par
appareil). Les cubes sont en bronze : il y en a des noirs et des
blancs. Autant il faut désigner de juges, autant on met de cubes
blancs ; [toutefois] un seul cube compte pour cinq tablettes et la
proportion est la même pour les cubes noirs. Quand [l'archonte]
a extrait les cubes [en nombre voulu], le héraut procède à l'appel
des juges que le sort a désignés. L'afficheur aussi en fait partie ».

Les modifications apportées à la traduction sont dues à deux


importantes séries de découvertes archéologiques.
La première a pour origine la nouvelle compréhension
proposée par Sterling Dow en 1937 de deux passages dans deux
inscriptions gravées vers 164/3 avant notre ère 12. Son analyse a
été précisée et développée dans un article sur « Aristotle, the
Kleroteria and the Courts » 13, et enfin reprise, avec quelques
modifications, par B.D. Meritt et J.S. Traill dans le volume XV
de la remarquable série américaine The Athenian Agora,
volume consacré aux conseillers athéniens, où elles portent les
n° 220 et 221 14. Ces inscriptions, il est important de le noter,
sont des décrets pris en l'honneur de prytanes, donc de bouleu-
tes, appartenant à la tribu Erechtheis et à la tribu Ptolémais.
Les blocs ont été patiemment reconstitués à partir de nombreux
fragments en marbre de l'Hvmette par les archéologues. Sur un
petit fragment du n" 221, on lit notamment aux lignes 10-12 :
« [Que le secrétaire de la prytanie insjcrive ce Qaypà^ca 8è
x6(k[) [décret] sur un appareil à tirer au sort en (]xX7]p«T7)p!.ov
Xl6l[) pierfre et qu'il l'installe dans l'enceinte sacrée où le tirage
au sort a été effe]ctué (] l6yj[) ». Le texte grec conservé sur le
fragment est celui qui est ici indiqué entre parenthèses ; le reste

12. Prytaneis, A Study of the Inscriptions honouring the Athenian


Councillors (Hesperia, Suppl. I), Athènes, 1937, p. 198-215.
13. Harvard Studies in Classical Philology, 50, 1939, p. 1-34.
14. Princeton, 1974, p. 180-183.
LE xA7)p0ûT7]piOV ET LA DEMOCRATIE ATHÉNIENNE 33

est restitué par Dow et les éditeurs ultérieurs, l'édition de


Meritt et Traill, après relecture de la pierre, proposant une
innovation importante à la fin de la citation 15. Ces restitutions
s'appuient bien sûr sur des parallèles, et notamment, pour le
point qui nous occupe, sur l'inscription n° 220 (n° 79 de S.
Dow) où on lit (1. 28 :]ia.v eic, xÀ7]p[et 1. 29 :]to èv toi T£fi.[). Il y a
des difficultés dans ces reconstitutions. La principale réside
dans les trois lettres i6yj de la 1. 12 de la seconde inscription,
lettres dont la lecture-même n'est, semble-t-il, pas aisée, comme
en témoigne la note citée de The Athenian Agora. Le parallèle
de l'inscription 220 donne cependant une relative sûreté à la
restitution du mot teu.£voç, « enceinte sacrée ». En tout cas, la
restitution des trois mentions du mot klèrôtèrion est tout à fait
certaine, et c'est là l'essentiel. Les deux décrets ainsi
reconstitués prescrivent donc qu'on devra graver leur texte, afin de les
officialiser et de les pérenniser, sur un « klèrôtèrion en pierre »,
que, probablement, on placera ces pierres gravées dans une
enceinte sacrée (peut-être celle où a eu lieu le tirage au sort). Or
la pierre sur laquelle est gravée l'inscription n° 220 porte au dos
des rainures multiples, organisées en six colonnes, et ces
rainures en colonne sont une caractéristique que cette pierre partage
avec une série de blocs avec rainures, retrouvés sur l'agora
d'Athènes depuis longtemps. La première publication de
Sterling Dow, en 1937, en procure d'excellentes photographies. Le
mieux conservé, le seul bloc entier, qui porte le n° I dans la
publication de Dow, a une seule colonne de rainures [Figure 1] ;
sur le bloc qui porte le n° II, dont le haut seul est conservé, on
observe deux colonnes verticales, et, sur la photo prise du haut
[Figure 2], on voit très bien, sur le dessus de la pierre, un orifice
dans lequel on peut faire passer un tube, dont le logis est visible
aussi sur la photo prise de face [Figure 3] .
Si Sterling Dow a pu faire figurer un schéma [Figure 4]
expliquant le fonctionnement de ces machines, c'est que la
mention qui figure dans nos deux inscriptions l'a conduit à
identifier ce type de pierre à rainures aux klèrôtèria à colonnes
mentionnés par Aristote. En effet, si ces appareils sont très
variés par le nombre de colonnes et par la taille, ce qui conduit à
penser qu'ils étaient utilisés non seulement pour le tirage au

15. « The restoration of lines 11-12 remains doubtful, but we suggest that
the temenos was defined as that precinct èv on ô xAyjpoç èxpiôï) : the sanctuary in
which the sélection by lot was consummated » (p. 182).
34 P. DEMONT

[Figure | Figure 4]

Reproduit avec l'aimable autorisation de la revue Hesperia d'après Sterling Dow, Pryla-
neis, (Hesperia, Suppl. I), Athènes, p. 200-204. > 1937 by The American School of
Classical Studies at Athens.

sort des jurys, mais aussi pour diverses magistratures et


diverses occasions, ils se ressemblent beaucoup et forment,
incontestablement, une série 16.

16. A la quinzaine d'exemplaires athéniens qui ont été reconstitués


s'ajoutent désormais des pièces en provenance d'autres cités : cf. Kl. Mùller, « Zwci
Kleroterion-Fragmente ans Paros », AA, 1998, p. 167-172 et J.-Ch. Moretti,
« Klèrôtèria trouvés à Délos », Bulletin de Correspondance Hellénique, 125,
2001, p. 133-143. On trouvera aussi dans l'étude de J.-Ch. Moretti une
traduction et une analyse d'une curieuse devinette du poète comique Euboulos
décrivant un klèrôtèrion (Poetae Comici Graecae, t. V, fragm. 106, cf. Athénée, X,
450 B-C).
LE xX7]pCu>TY]piOV ET LA DEMOCRATIE ATHÉNIENNE 35

Mais pour la comprendre, il fallait ajouter un autre élément


décisif, la seconde grande découverte archéologique qui a
éclairci le problème, à savoir l'étude systématique des plaques
ou pinakia retrouvées à Athènes, notamment dans les fouilles
de l'Agora. Car ce sont ces plaques qui étaient destinées à être
insérées, « affichées », ou plutôt « fichées » dans les rainures des
appareils à tirer au sort. Un livre magistral de J.H. Kroll, Athe-
nian Bronze Allotment Plates 17, a renouvelé la question ;
d'autres plaques ont été découvertes depuis lors, à Athènes et
ailleurs. Ce sont des plaques rectangulaires en bronze, portant
en général un nom, un patronyme et un démotique, un poinçon
et deux types de figures : une chouette ou une gorgone ; elles
datent du quatrième siècle et présentent des variations qui ont
permis à Kroll de distinguer six « classes » correspondant à des
évolutions depuis leur apparition jusqu'à leur disparition. Les
plaques à figure de chouette (avec une branche d'olivier)
reproduisent manifestement le revers de la pièce attique de trois
oboles, qui servait à la rémunération des Héliastes, et, depuis
longtemps, on en a conclu que c'étaient des plaques de jurés,
pour les tirages au sort quotidien. Ces plaques en bronze
n'apparaissent que dans la première moitié du siècle. Les autres
sont probablement les plaques des citoyens qui se présentaient
pour le tirage au sort annuel des magistratures 18, et certaines
apparaissent jusqu'à l'époque de la Constitution d'Athènes. Le
point le plus remarquable est que ces plaques furent très
souvent regravées (dans la proportion de 5 fois sur 6) 19, et parfois
plusieurs fois de suite : on doit en conclure que ces plaques
appartenaient successivement à différents citoyens, ce qui les
différencie évidemment des cartes d'identité que nous
connaissons de nos jours.
Deux exemples peuvent être pris, dans une documentation
considérable.
Dans le premier (n° 14 Kroll) [Figure 5], on lit facilement :
KÀsocpavToç KXsàv-Spou èx Kspauiojv c'est-à-dire « Cléophan-
tos, fils de Kléandros, du dème du Céramique », et on peut
apercevoir les traces d'une gravure précédente. Il s'agit d'une
plaque avec chouette. Dans le second exemple (n° 92 Kroll,
plaque avec Gorgone) [Figure 6], sous « Diodoros, du dème de
Phréarroi », on lit « Phainippos, du dème d'Oa ». Phréarroi est

17. Cambridge, Mass., 1972.


18. Kroll, p. 55.
19. Kroll, p. 71.
36 P. DEMONT

[Figure 5] [Figure 6]

Reproduit avec l'aimable autorisation de Harvard University Press d'après John H.


Kroll, Athenian Bronze Allotment Plates, Cambridge, Mass., p. 28-29, 158-159 © 1972 by
the Président and Fellows of Harvard Collège.

un dème proche du cap Sounion, appartenant à la tribu Léontis,


tandis qu'Oa est un dème urbain, appartenant à la tribu Oinéis.
Il est peu probable que la plaque soit passée directement de
Phainippos à Diodoros. On peut penser qu'elle est revenue à un
organe athénien central, qui l'a réutilisée pour un citoyen qui
ne paraît pas lié directement au précédent usager de la plaque.
La regravure est une indication concrète très saisissante d'un
principe essentiel dans la démocratie athénienne, celui de la
rotation des charges, principe qui était assuré par le tirage au
sort. Une autre observation importante a été faite au sujet de
ces plaques. On les a parfois retrouvées dans des tombes.
S'agissait-il de citoyens morts dans l'exercice de leur charge ?
En tout cas, ces plaques faisaient partie du prestige et de
l'identité sociale du mort. Ce fait montre l'importance que les
citoyens leur attribuaient. De ces deux points de vue, celui de la
rotation organisée par la cité, et celui du prestige individuel
qu'on pouvait retirer d'un tirage au sort, ces plaques sont un
témoignage particulièrement émouvant de la démocratie
athénienne en acte 20. Représentons-nous aussi, à l'arrière-plan,
l'activité artisanale considérable, dans Athènes, pour la
confection, la gravure ou la regravure, chaque année, de ces plaques
d'identité, sans parler de la fabrication et de l'entretien des
appareils à tirer au sort pour les différentes charges.
Ainsi donc, deux inscriptions du second siècle concernant
des prytanes athéniens, des plaques de la première moitié du
quatrième siècle relatives à des citoyens athéniens très divers, et

20. Comme dans le cas des klèrôtèria, des pinakia en provenance d'autres
cités qu'Athènes ont été retrouvées. Pour le cas de Khodes, voir en particulier
RM. Fraser, A BSA, 67, 1972, p. 119-121,
LE xXY)p<JûTy]pt.OV ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE 37

une description de la fin du quatrième siècle ont permis, une


fois mises ensemble, de reconstituer de façon probable le mode
de désignation des jurés que décrit Aristote. Les 6000 juges
potentiels de l'année (le caractère annuel de leur sélection,
même à l'époque des pinakia de bronze, a été bien dégagé par
Kroll 21) sont répartis une fois pour toutes en 10 sections de 60,
dans chaque tribu, numérotées de a à x, et cette répartition
figure sur leur plaque d'identité, caractérisée par une chouette
et une lettre de a à x (en l'occurrence la lettre x sur la plaque
n° 14). Les juges se présentent tôt le matin avec leur plaque
d'identité (sur l'agora à l'angle N-E ?). L'accès aux tribunaux se
fait par 10 portes, une par tribu, avec 10 boîtes par porte, et un
archonte avec un esclave à chaque porte. Ils déposent leur
plaque dans l'une des 10 boîtes correspondant à leur section. A
chaque porte il y a aussi deux machines à tirer au sort, avec des
rainures disposées en cinq colonnes (numérotées par section :
a,6,y,8,£, Ç,7],6,(.,x), permettant qu'on y loge les plaques de
juges, et à gauche un entonnoir et un tuyau débouchant sur un
robinet. L'archonte tire au sort une plaque dans chaque boîte
de section, ce qui désigne dix « afficheurs » par tribu, jamais les
mêmes, pour éviter les trucages. Chacun prend la boîte de sa
section et est chargé de remplir les rainures de la machine à
tirer au sort dans sa colonne, à partir du haut de la colonne, au
fur et à mesure que l'archonte tire au sort les plaques. Tous les
juges présents sont finalement affichés. Pour une journée
donnée, un certain nombre de tribunaux et de juges était
nécessaire. L'archonte verse dans l'entonnoir un nombre de cubes 22
blancs correspondant au nombre des rangées horizontales de
5 juges nécessaires et un nombre de dés noirs correspondant au
nombre de rangées complètes en trop. On ouvre la base de la
machine pour faire sortir les dés : à chaque fois, une rangée de
5 nouveaux noms est désignée ou rejetée, selon que sort un cube
blanc ou noir, en commençant par le haut. On atteint
nécessairement le nombre souhaité de juges. Il y a aussi une ou des

21. Par ex. p. 73-74 et 78-79.


22. Le mot « cubes », employé par Aristote, doit-il s'entendre au sens propre,
ou est-il employé, alors qu'il s'agit en fait de boules rondes (qui sembleraient
plus appropriées aux témoignages athéniens), parce qu'il est traditionnel et
remonte à une procédure antérieure utilisant des sortes de dés ? Il est
impossible de répondre à cette question. Les tuyaux des exemplaires déliens, qui sont
intégrés dans la stèle, à la différence des exemplaires athéniens, sont de section
carrée (Moretti [cf. n. 16], p. 140).
38 P. DEMONT

urnes contenant des fèves marquées en fonction du nombre de


tribunaux nécessaires, en nombre correspondant au nombre de
juges. Les juges désignés sont appelés par le héraut et tirent au
sort (ils doivent montrer la fève en l'air) l'une de ses fèves, qui
les affecte automatiquement à un tribunal. L'archonte met
alors sa plaque d'identité, qu'il a récupérée, dans une boîte
numérotée de la même façon et affectée à ce tribunal. Personne
ne sait ainsi d'avance, non seulement s'il sera juge, mais à quel
tribunal il sera affecté pour la journée. Et il reçoit un bâton de
la couleur du tribunal, et avec la lettre prévue. A l'entrée dans le
tribunal (une entrée avec un linteau de la couleur fixée), il
montre son bâton et sa fève, et reçoit un jeton. Les tablettes des
juges écartés leur sont rendues. Après la séance, un juge par
tribu, tiré au sort, est chargé de rendre les plaques aux juges qui
peuvent ainsi demander le misthos en échange du jeton qu'on
leur a donné au moment du vote (contre le jeton reçu à
l'entrée).
Le processus est donc désormais à peu près reconstitué avec
certitude pour l'attribution quotidienne des juges aux
tribunaux. A peu près, seulement, parce qu'il y a encore des
discussions sur certains points 23. La nature exacte du procédé a varié
au cours du quatrième siècle, des années 390 environ jusqu'à
322, date de l'abolition provisoire du tirage au sort par le
nouveau régime oligarchique. De plus, à l'époque d'Aristote, les
pinakia des héliastes sont en bois, en buis exactement, mais on
a retrouvé dans une tombe une plaque de magistrat en bronze,
ce qui, avec d'autres indices, suggère que les pinakia pour les
magistratures, à la différence des plaques de jurés, pouvaient
avoir été permanentes 24. Tout au long du siècle, les appareils à
tirer au sort étaient certainement en bois eux aussi, puisqu'on
n'en a retrouvé aucun qui soit en pierre et date de cette époque.
Mais l'essentiel est qu'à partir de cette reconstitution, et étant
donné la variété des pinakia du quatrième siècle et des klèrolè-
ria du second siècle qui ont été retrouvés, on a considéré, de
façon tout à fait vraisemblable, que le même procédé était
employé aussi mutatis mutandis pour tous les cas où il fallait
désigner des citoyens par le sort, et notamment pour le tirage au
sort des Bouleutes.

23. Cf. J.D. Bishop, « The Cleroterion », Journal of Hellenic Studies, 90,
1970, p. 1-14.
24. Kroll, p. 76.
LE xX7]pWTY]p!.0V ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE 39

Chronologie et sens du tirage au sort

Tous ces documents archéologiques éclairent


considérablement les techniques du tirage au sort au quatrième siècle. Mais
que se passait-il avant le quatrième siècle ? Les renseignements
manquent pour donner une réponse assurée, et, de façon plus
générale, la chronologie de l'introduction du tirage au sort est
controversée.
Aristote, une fois encore, donne une indication importante
sur un changement qui est intervenu, mais cette indication est
malheureusement peu claire : « Pour les fonctions tirées au sort,
on distinguait autrefois (-rcpoTcpov p.èv) celles qui en même
temps que les neuf archontes étaient tirées dans l'ensemble de
la tribu, et celles qui, tirées au Théseion, étaient réparties entre
les dèmes. Mais les dèmes s'étant mis à vendre ces charges, on
les tire au sort, elles aussi, dans l'ensemble de la tribu, à
l'exception des membres du Conseil et des gardes, dont la désignation
a été laissée aux dèmes » (62.1). Que faut-il entendre par «
autrefois » ? Comme très souvent dans la Constitution d'Athènes,
l'adverbe renvoie probablement au cinquième siècle et on peut
penser, avec Mabel Lang 25, que cette réforme du tirage au sort
date de la restauration démocratique de 403 : c'est peut-être
celle qui a conduit à l'introduction des klèrôtèria décrits
ci-dessus. Mais peut-on alors remonter plus haut et reconstituer
la pratique du tirage au sort dans l'Athènes de Péricles ? On
distinguera ici le cas du tirage au sort des principaux
magistrats, les archontes, celui des membres du Conseil des Cinq-
Cents, la Boulé, et celui des juges de l'Héliée.
Avant d'aborder la question des archontes, il faut rappeler un
fait : le tirage au sort n'est pas en lui-même, de toute éternité,
un processus démocratique. J'ai eu l'occasion d'étudier,
ailleurs, les scènes formulaires de tirage au sort dans l'épopée,
et leur reprise dans la poésie et dans la tragédie. J'ai rappelé
en conclusion les analyses de Fustel de Coulanges il y a un
siècle, dans une étude de la Nouvelle revue historique de droit
français et étranger, 2, 1878, reprise après sa mort dans le
recueil Nouvelles recherches sur quelques problèmes d'histoire
qu'édita Camille Jullian en 1891, nous délivrant « de l'idée
préconçue que le tirage au sort ne pouvait qu'être un procédé

25. « Allotment by tokens », Historia, 8, 1959, p. 80-89, p. 83.


40 P. DEMONT

démocratique » 26. Comment assurer une répartition égalitaire


des honneurs entre un groupe d'égaux, faut-il préférer le choix
par élection (ou désignation) au choix par tirage au sort, voilà
des questions qui sont importantes dès Ylliade et les autres
épopées : pensons notamment au choix d'Ajax par tirage au sort
au chant VII, et à son exclusion, par élection, après la mort
d'Achille, du droit à recevoir les armes de celui-ci.
Or le récit historique présenté dans la première partie de la
Constitution d'Athènes, indique au c. 8, parmi les mesures
prises par Solon à Athènes, l'institution du choix des archontes
par tirage au sort, à partir d'une base très restreinte. Ce choix,
dans la perspective qui vient d'être évoquée, pouvait être,
à l'époque, aristocratique ou oligarchique ; il n'est devenu
démocratique que plus tard. Si l'on accepte de considérer
que ce chapitre correspond à la réalité historique, c'est
seulement à partir de la réintroduction du tirage au sort, en 487-
486, après une longue interruption de son usage sous les Pisis-
tratides, interruption qui s'est prolongée ensuite (Const.
d'Ath., 22.6), que ce rôle démocratique peut lui être attribué,
et cela, grâce aux réformes de Clisthène et de ses successeurs,
qui ont considérablement élargi les bases du tirage au sort, à
savoir le remodelage de l'Attique et, plus tard, l'élargissement
à la troisième classe de la cité athénienne, les zeugites, à partir
de 457/456 avant notre ère, de l'accès à l'archontat (Const.
Ath. 26. 2). Dans cette hypothèse, le tirage au sort des
archontes était à l'origine, avant tout, un moyen de choisir entre ceux
qui se flattaient d'être les meilleurs, d'être des égaux, des gens
auparavant sélectionnés notamment par élection, et sur des
critères censitaires ou de naissance, les TrpoxpiToi., en essayant
d'éviter les conflits d'honneur, et c'est seulement de façon
rétrospective qu'on a pu y voir une caractéristique de la
démocratie naissante. Mais l'évolution démocratique du tirage au
sort l'a fait passer, en ce qui concerne les archontes, d'un
processus de choix à l'intérieur d'une élite, à un processus d'alter-

26. P. 147-179, p. 148. Cette « idée préconçue » vient d'Aristote et de la


tradition de la pensée politique classique, et c'est pourquoi la question du tirage
au sort est à la fois un problème historique et un problème historiographique
(selon le titre de mon étude citée supra n. 2) et c'est pourquoi il reste très
controversé. Aux problèmes posés par l'interprétation démocratique
rétrospective du tirage au sort des archontes, s'ajoutent les contradictions internes au
corpus aristotélicien. Voir aussi, sur tous ces points, mon étude dans Pubblico...
[cf. n. 1].
LE xXY)pWT7)pL0V ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE 41

nance et de répartition du pouvoir entre presque tous les


citoyens 27.
Après les archontes, passons au Conseil des Cinq-Cents, qui,
lui, est en lui-même une institution démocratique représentant
l'ensemble du corps civique et vraisemblablement créée par la
réforme de Clisthène (507/506 avant notre ère), à moins qu'elle
ait seulement fait l'objet d'une réorganisation complète à ce
moment. Sur l'introduction du tirage au sort pour le choix des
bouleutes, on a encore moins de renseignements que pour les
archontes. Le témoignage essentiel est l'inscription concernant
la cité d'Erythrées que j'ai mentionnée au début de ma
communication : il montre que le tirage au sort des bouleutes à Athènes
remonte certainement à la première moitié du siècle,
puisqu'une cité sujette se voit imposer par Athènes un Conseil tiré
au sort sous la surveillance d'Athènes. Une date plus haute
encore pour cette introduction du tirage au sort, outre qu'elle
est tout à fait cohérente avec la remarque générale d'Otanès sur
la démocratie, chez Hérodote, que nous avons citée au début de
cet exposé, est tout à fait vraisemblable. Bien que les historiens
soient partagés sur cette question, Clisthène, qui est présenté
comme le grand réformateur (ou le créateur) de la Boulé, est
probablement aussi celui qui a institué leur choix par tirage au
sort.
Le troisième grand corps qui est choisi par tirage au sort est
le corps des Héliastes. En l'absence, dans ce cas aussi, de
témoignages sur la chronologie de l'institution, c'est le créateur de
l'Héliée, Solon, qui peut avoir instauré ce mode de choix : c'est
en effet en tant que fondateur des tribunaux populaires, dit
Aristote dans la Politique, que Solon est l'initiateur du
processus conduisant à la démocratie extrême, qui, pour Aristote, est
caractérisée par l'extension du tirage au sort au détriment de
l'élection : comme le dit Aristote, selon certains, Solon aurait
détruit le pouvoir des éléments oligarchiques du régime
athénien « en rendant le tribunal de l'Héliée maître de tout, alors
qu'il était tiré au sort » (II. 1274a5).

27. Il est paradoxal que nous trouvions la description la plus précise de ce


système de rotation pour les charges dans la description du régime dit de
Dracon (Const. Ath. 4.3), et que ce soit par extrapolation à partir de ce texte
qu'est reconstruite la procédure de l'Athènes classique. Cela montre bien,
d'ailleurs, que ce n'est pas le système de la rotation qui est en lui-même
démocratique, mais seulement l'extension de la base de sélection à l'ensemble
du peuple.
42 P. DEMONT

Aux incertitudes concernant la date de l'introduction du


tirage au sort dans la démocratie athénienne selon les
différentes charges, s'ajoutent celles qui sont relatives aux techniques
utilisées au cinquième siècle (et peut-être avant) pour ces
tirages au sort. Comme on l'a vu, il semble bien que les plaques de
jurés, puis les plaques de magistrats, du quatrième siècle
correspondent à une innovation ; le premier emploi du mot
klèrôtèrion est dans Y Assemblée des femmes d'Aristophane, en 392,
et c'est aussi dans cette pièce qu'il est fait pour la première fois
allusion à des « lettres » sous lesquelles on classait les jurés,
selon des modalités d'ailleurs un peu différentes du processus
aristotélicien. Pour tenter de reconstituer les tirages au sort
du cinquième siècle, il faut faire intervenir une autre
découverte archéologique, mais l'interprétation qui en a été
proposée 2H présente, il ne faut pas se le dissimuler, un caractère
beaucoup plus hypothétique que celle des découvertes évoquées
jusqu'ici.
On a retrouvé dans des fouilles de l'agora d'Athènes, dans les
années 1950, des plaques de terre cuite de 6 cm x 3 cm, dans un
contexte de la deuxième moitié du cinquième siècle, qui
présentent des caractéristiques curieuses. Sont reproduites ici les
photographies publiées dans la première publication les
évoquant 29 : elles sont coupées en deux par une coupure en zig-zag,
très probablement volontaire, car elle est effectuée avant
cuisson. Cela invite à penser qu'on pouvait, ou qu'on devait,
reconstituer la plaque initiale en mettant les deux bouts ensemble,
selon le principe des jetons de reconnaissance, ou <tuu.6oà<x. Sur
une des faces, quelques lettres se lisent, qui doivent être l'abrié-
vation du nom d'une tribu athénienne : AEO pour AEONT1H.
Ces lettres ont été inscrites sur le tesson avant sa coupure. Sur
l'autre face, en revanche, c'est seulement sur la partie
supérieure qu'on lit des lettres : H A Al MOS, pour le dème d'Hali-
mous, au sud-est d'Athènes. Et sur la partie inférieure, on lit
quelque chose comme IlOA, qui peut être une abréviation
pour II OA ET EU « vendeur », l'une des charges attribuées par
tirage au sort chaque année [Figure 7].

28. Mabel Lang, « Allotments by' tokens », Historia, VIII, 1959, p. 80-89.
29. Hespena, 20, 1951, pi. 25.
LE xA7)p<x>TY)pt.0V ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE 43

[Figure 7]

Reproduit avec l'aimable autorisation de la revue Hesperia d'après Hesperia, 20, 1951,
pi. 25. © 1951 by The American School of Classical Studies at Athens.

L'hypothèse de Mabel Lang est que ces plaques témoignent


d'un processus de tirage au sort antérieur aux klèrôtèria décrits
par Aristote, un processus qu'elle reconstitue ainsi. Dans
chaque tribu, les dèmes présentent leurs candidats, probablement
à la fois des volontaires et des citoyens désignés par leurs
compagnons de dèmes 30, dans le sanctuaire de Thésée, le jour
prévu pour le tirage au sort annuel des charges de magistrats.
On a préparé des plaques du genre de celles qui ont été
découvertes, à l'avance, par tribu, et par dèmes, en fonction de la
représentation des dèmes pour chaque charge, puis on inscrit
au hasard, sur la partie inférieure de certaines plaques, la
mention de la charge à pourvoir, au prorata du nombre de
postes à pourvoir. On distribue ensuite entre les représentants
des dèmes les parties supérieures des plaques ; ceux-ci se
présentent avec elles et sont alors choisis pour les charges en
question ceux dont les morceaux s'adaptent à un morceau
comportant l'indication de la charge.
Cette reconstitution est fragile ; elle présente néanmoins un
grand intérêt, celui de suggérer que la technique du tirage au
sort s'est peu à peu affinée au cours des cinquième et quatrième
siècles. Une étape initiale, antérieure à celle que nous venons
d'examiner, peut même être reconstituée en tenant compte du
sens propre du verbe xuafxeusiv. Je reproduis à nouveau ici les

30. P. 83 et n. 10.
44 P. DEMONT

hypothèses de Mabel Lang. Prenons l'exemple du Conseil des


Cinq-Cents : tous les candidats à des charges se rassemblent au
Theseion, tribu par tribu, le magistrat chargé de l'organisation
du tirage appelle les représentants de chaque dème, annonce le
nombre de sièges de bouleutes qui lui sont attribués, compte le
nombre des candidats, met dans une urne autant de fèves
blanches qu'il y a de postes, puis assez de fèves noires pour que le
total corresponde au nombre des candidats, et fait tirer au sort
chacun d'eux. Ce type de tirage au sort ne permettait pas de
contrôler facilement l'appartenance au dème en question des
citoyens, et on peut imaginer alors pourquoi Aristote dit,
qu'« auparavant », les dèmes « vendaient » parfois les charges
(62). L'étape reconstituée par Mabel Lang aurait donc été une
étape intermédiaire entre un tirage au sort anonyme par fèves et
le tirage au sort totalement individualisé des klèrôtèria. Avec
ces hypothèses, nous sommes allés, à ma connaissance du
moins, aussi loin qu'il est possible d'aller dans la reconstitution
des techniques du tirage au sort au sein de la démocratie
athénienne 31.
Je ne voudrais pas en rester à cet aspect technique, mais
poser aussi la question du sens que revêtait l'emploi du tirage
au sort, une fois que, de procédé aristocratique ou oligarchique
qu'il avait été, il fut devenu l'une des caractéristiques de la
démocratie. Bien sûr, le tirage au sort avait un sens politique,
que je vais brièvement caractériser. Mais on aurait tort, ou
plutôt on a eu tort, de négliger pour cette raison la permanence
de son sens religieux, un point que je voudrais faire apparaître
en conclusion, à partir notamment des hésitations de Platon à
son sujet.
Le sens politique peut à mon sens être envisagé de différentes
façons. Il faut se placer d'abord, comme on le fait le plus
souvent, du point de vue du régime dans son ensemble. Dans le
régime démocratique, c'est « le peuple », et non tel ou tel
individu, qui exerce les magistratures et commande, comme le
disent très explicitement Otanès dans Hérodote, et Thésée dans
les Suppliantes 32. Cet aspect de la rotation des magistrats a été

31. Voir aussi E.S. Staveley, Greek and Roman Voting and Elections,
Londres, 1972, p. 61-72.
32. Le principe de la rotation Iv fzépei. « à tour de rôle » (selon une expression
récurrente) est même exprimé dans les termes du vocabulaire successoral
par Euripide, ce qui n'est pas étonnant si l'on se souvient des rapports étroits
entre tirage au sort (xXyjpoç) et transmission du patrimoine (dont une partie
LE XÀ7)p(x)TY]p!.0V ET LA DEMOCRATIE ATHENIENNE 45

bien étudié, notamment par J.W. Headlam 33, et encore par M.


Hansen dans son livre magistral sur La démocratie athénienne
à l'époque de Démosthène, qui a récemment été traduit aux
éditions Les Belles Lettres, et il suffira ici de citer une
excellente formule de Hansen : « Les Athéniens tiraient leurs
magistrats au sort pour être sûrs qu'ils ne seraient pas les pilotes de
l'État (...). Dans une démocratie, la volonté de limiter le
pouvoir des magistrats s'associe avec celle de faire servir tout un
chacun à son tour en qualité de magistrat » 34.
La même réalité peut aussi être considérée du point de vue de
chaque citoyen athénien, et elle se présentait alors sous un
aspect différent. Pour un pamphlétaire que les Anglo-Saxons
appellent parfois le Vieil Oligarque, et dont la Constitution
d'Athènes est conservée dans les œuvres de Xénophon, le
tirage au sort est principalement le moyen pour le peuple de se
répartir les indemnités 35. Cette vision intéressée du problème
est très répandue. Prenons ici, bien qu'il concerne les héliastes
des tribunaux et non les magistrats à proprement parler, un
exemple grossissant, celui d'une comédie d'Aristophane,
Y Assemblée des femmes, représentée probablement en 391,
quand Praxagora expose à son mari Blépyros le nouveau régime
qu'elle a réussi à installer. C'est un retour carnavalesque à l'âge
d'or, mais qui se fait avec les instruments de la démocratie
athénienne, « les klèrôtèria » (v. 681), dont il révèle ainsi le sens
profond : la vraie démocratie, c'est la bombance par le tirage au
sort. Les tribunaux deviennent des banquets d'hommes, une
extension des « maisons d'hommes » si importantes dans la cité
grecque. Les femmes réalisent ici, remarquons-le, un rêve
d'hommes (v. 682-683) :

... xXïjpcoCTto toxvtocç, Icoç àv


ô 'hot.ytùv àniji ^aipcov Iv otzoLoù ypâ\iy.ixxi Semveî

s'appelle le xXyjpoç) dans les mythes et probablement dans la réalité de la Grèce


archaïque : il s'agit de « successions annuelles ».
33. Election by lot at Athens, Cambridge, University Press, 1891, rééd.
D.C. Macgregor, Cambridge, 1933, p. 183-190.
34. P. 275.
35. Pseudo-Xénophon, Constitution d'Athènes, c. 1, 3 : « Toutes les
magistratures dont l'exercice honnête apporte le salut, et l'exercice malhonnête le
danger, au peuple tout entier, le peuple n'éprouve aucun besoin d'y avoir part —
les Athéniens ne pensent pas qu'il leur faille, au moyen du tirage au sort, avoir
part aux charges de stratège ou d'hipparque [...]- ; mais toutes les
magistratures qui ont pour finalité la réception d'une indemnité et d'un profit pour la
maisonnée, voilà celles que le peuple cherche à exercer ».
46 P. DEMONT

« Je les tirerai tous au sort, jusqu'à ce que


chaque citoyen sache après tirage sous quelle lettre il dînera et
s'en aille tout content ».

Aristophane fait ici une allusion à la répartition complexe


des jurés athéniens en tribunaux désignés par des lettres 36. Ce
tirage au sort exceptionnel répartit entre tous les Athéniens la
nourriture, au lieu de sélectionner parmi eux qui exercera une
charge. Personne n'est exclu, contrairement à ce qui se passe
même dans les tribunaux athéniens (v. 687-690) :

... Ôtoj 8k to
fxr) '£sXxu<70tj xaG ô 8ei7tvrçc7£(,, toutouç à
Il p. àXX' oùx serrai toùto TCxp' •rç
yàp àcpBova TcàvTa
« - Et ceux dont la lettre sous laquelle ils dîneront ne sera pas
tirée, tout le monde les repoussera.
- Non, pas de ça chez nous, nous fournirons tout à tous en
abondance ».

La réalisation de l'idée comique aux vers 834 et suiv. vérifie


cette annonce. Maintenant, tous les citoyens sont invités au
banquet public : le tirage au sort est vraiment égalitaire et
distributif, et non plus sélectif...

TcoiVTZc, iTreiyerrO'
occttoi, vuv yap outco Taux
£O0ù r/jç
àv ufjùv rt T\)yrt xX7)pouf
cppàcrT] xaG' exaarov àvSp Ôttol 8euz\rfiazxe
« Vous tous, citoyens, il en est maintenant ainsi :
venez vite trouver la générale,
pour que, par tirage au sort, la fortune
vous indique à chacun à votre tour l'endroit où vous dînerez ! »

Voilà donc deux aspects un peu différents, collectif et


individuel, du sens politique du tirage au sort. Est-ce à dire que ce

36. Les exemples donnés ne correspondent cependant pas exactement au


processus décrit par Aristote, car les premières lettres de l'alphabet, et non les
lettres à partir du X, sont employées pour désigner les lieux de banquet ;
diverses solutions ont été envisagées : cf. A. Sommerstein, Ecclesiazusae,
Warminster, 1998, ad v. 683. Le Ploutos (v. 277, 972, 1166-1167) confirme
l'existence, vers 390, des plaques de jurés avec des lettres.
LE xXY]pG)T7)p!.0V ET LA DEMOCRATIE ATHÉNIENNE 47

sens politique soit le seul ? M. H. Hansen, dans son excellent


livre sur la démocratie athénienne, écrit, contre Fustel de Cou-
langes : « II n'y a pas une seule source fiable qui atteste
franchement que le tirage au sort des magistrats ait eu à l'origine une
valeur religieuse » 37. Sans me prononcer sur la question de
l'origine, je voudrais suggérer qu'en pleine époque classique, la
valeur religieuse du tirage au sort n'était pas abandonnée.
En traduisant par « allotment machine » le mot xÀ7]pooTY)pt.ov,
Sterling Dow a très justement corrigé l'interprétation
antérieure et il est désormais incontestable que le mot désigne un
instrument pour le tirage au sort. Cependant, peut-être cette
traduction va-t-elle un peu trop loin dans le sens d'une simple
« machine », d'un simple procédé technique. Le tirage au sort
des magistrats par les thesmothètes avait lieu « dans le
sanctuaire de Thésée » (Eschine, III, 13). Dans la restitution des
deux inscriptions qu'il a proposée, S. Dow ajoute aussi, on l'a
vu, comme étant très vraisemblable, les mots « dans le
sanctuaire », qui indiquent que les décrets honorifiques gravés sur
les klèrôtèria seront disposés dans un espace consacré. Le
complément beaucoup plus hypothétique des derniers éditeurs :
« [qu'il l'installe dans L'enceinte sacrée où le tirage au sort a été
effejctué (]t6ï]]) » va plus loin, et impliquerait qu'au deuxième
siècle encore, on tirait au sort les bouleutes dans un temenos,
qui pouvait ensuite recevoir des inscriptions honorifiques en
l'honneur de ces bouleutes. On s'est demandé, dès la
découverte, pourquoi une inscription honorifique était gravée sur un
klèrôtèrion et non sur une stèle ordinaire. Sterling Dow évoque
plusieurs hypothèses : on ne se servait plus de ces appareils, car
le tirage au sort n'était plus pratiqué, et on réemployait les
pierres à d'autres usages ; ou bien on continuait à tirer au sort,
mais les appareils en question étaient abîmés, ou périmés.
Pourquoi, cependant, si ces blocs n'étaient plus utilisés comme
appareils à tirer au sort, préciser dans l'inscription honorifique
qu'elle sera gravée sur un « klèrôtèrion en pierre » ? Le
klèrôtèrion sur lequel figure l'inscription n° 221, tel qu'il est
reconstitué par les archéologues, est un appareil à six colonnes,
correspondant donc à un appareil utilisable pour le tirage au sort d'un
Conseil à l'époque où Athènes a comporté douze tribus, et donc
un appareil convenant au tirage des bouleutes honorés par
l'inscription. Ces appareils n'avaient-ils pas une valeur sacrée tenant

37. P. 74-76.
48 P. DEMONT

à l'usage qui en avait été fait, les rendant particulièrement


aptes, de ce fait, à recevoir des inscriptions honorifiques ? Un
cas fort semblable d'utilisation de ces appareils (brièvement
évoqué par S. Dow lui-même dans son article d'Hesperia, p. 215
n. 1), me paraît fourni par une inscription fameuse 38, qui a
longtemps fourni la seule attestation épigraphique du mot klè-
rôtèrion, un traité de sympolitie entre Milet et Smyrne (circa
245-243), qui prévoit les modalités d'une réorganisation du
corps civique à Smyrne et l'inscription par tirage au sort des
nouveaux citoyens dans les phratries existantes ; or le texte dit
que le résultat du tirage au sort devra être gravé sur les klèrôtè-
ria. Comme le dit justement S. Dow, « II est clair que les noms
tirés au sort devront être inscrits sur les machines qui ont servi
pour le tirage ».
Ces remarques sur le sens des inscriptions gravées sur des
appareils à tirer au sort vont dans le même sens que des
observations récemment présentées à M. Hansen par un savant qui
souligne l'allure de cérémonial que devaient avoir ces longues
heures passées à tirer au sort entre citoyens, leur allure
« rituelle » 39. Elles peuvent, je crois, être renforcées par
l'examen de certaines discussions anciennes sur le rôle du tirage au
sort. Je ne prendrai qu'un exemple à l'appui de ces hypothèses
sur le maintien du sens religieux du tirage au sort, même en
matière politique, dans l'Athènes classique et hellénistique,
celui de Platon, dont les hésitations sont particulièrement
intéressantes.
Le même Platon qui identifie, comme on l'a vu, démocratie
et tirage au sort, non sans ironie et dédain, dans le livre VIII de
la République, dresse dans les Lois une liste des titres
unanimement reconnus comme ouvrant un droit à l'exercice du pouvoir.
Il y en a sept (III, 689e). La progression, décrite comme une
« succession », est à la fois généalogique et logique. Elle passe,
comme ailleurs dans le même livre, de la famille à la cité. On
commence par trois titres qui reposent sur l'antériorité de la
naissance : le pouvoir exercé par les parents sur leurs enfants,
par les nobles sur les gens sans naissance, par les anciens sur les
jeunes. Un changement de perspective (au) apparaît avec le
passage au quatrième et au cinquième mode de commande-

38. OGIS 229, 1. 53.


39. V Bers, <i Just Rituals. Why the Rigmarole of Fourth-Century Athenian
Lawcourts ? », in : Polis and Politics, Studies in Ancient Greek History, éd. P.
Flensted-Jensen et al., p. 553-562.
LE xA7)p<JùTY]piOV ET LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE 49

ment, qui reposent sur la nécessité que représente la force : il


s'agit en effet du pouvoir du maître sur les esclaves et du
pouvoir des forts sur les faibles. Le lien n'est pas indiqué, mais
il est implicite. On se souvient des remarques de Calliclès sur
l'asservissement des forts par les faibles dans le Gorgias. Et
justement, Platon se situe ici dans la perspective d'une fameuse
citation de Pindare, reprise par la sophistique et par Calliclès.
La catégorie suivante est explicitement opposée à la précédente,
par le biais d'une apostrophe ironique à Pindare lui même : le
sixième titre à exercer un commandement est le savoir ; ce titre,
dit l'Athénien des Lois, ne repose pas, lui, sur la violence et
c'est véritablement un titre naturel à exercer le pouvoir, un titre
qui correspond aussi au « pouvoir de la loi sur des gens qui
l'acceptent ». Platon, semble-t-il, assimile ici le philosophe-roi
de la République et la construction des lois des Lois, d'une
façon qui devrait être prise en considération dans l'examen de
la question très controversée du rapport entre les deux oeuvres.
Vient enfin le dernier titre à exercer le pouvoir, le septième (un
chiffre qui a, bien sûr, une valeur particulière) :

A©. ©socpiXrj Se ys xal eùtu/t] riva Aéyovxsç é686|ry]v àç>~/J}v, zlç,


xAyjpov riva 7rpoàyoji.sv, xod Àa^ovra [jlsv àp^siv, SuCTxÀTjpoûvTa
Se àîuovTa apyeaQixi to Sixociotoctov sîvai cpafi,£v. KA. 'AA7]6éa-
Xéyeiç
« En mentionnant un septième mode de commandement, que
les dieux aiment et qui repose sur la bonne fortune, nous en
venons à ce qu'on appelle lot du sort ; quand on l'obtient, on
commande, quand on fait un mauvais tirage, on s'en va et on
obéit : voilà, disons-nous, ce qu'il y a de plus juste ».

La phrase, en grec, est un peu alambiquée. Mais elle vient


incontestablement au terme d'une gradation, marquée par
l'intervention de la nécessité et de l'universalité pour le
cinquième titre à commander, puis de « la plus grande réputation »
pour le sixième et enfin du pouvoir « ami des dieux » pour le
tirage au sort. Le tirage au sort, qui est caractérisé comme
typique de la démocratie dans la République, est
manifestement ici, au terme de cette gradation, l'objet d'éloges, et il
apparaît avant tout comme le choix des dieux, même si une
cascade de particules de liaison et d'indéfinis suggère la
réticence de l'Athénien aux propos qu'il est en train de tenir.
Or, le même Athénien, plus loin, dans le livre VI des Lois,
adopte une position fort différente, lorsqu'il s'agit, cette fois, de
50 P. DEMONT

décider concrètement comment on choisira les conseillers de la


cité des Magnètes, et il propose alors une distinction bien
connue entre deux sortes d'égalité (757bl-6) :

Auotv yàp îaox^xotv ouaatv, ôfi.oûvu[i.o(.v [xÉv, È'pyw Se sic


a^sSov Ivavuaiv, xtjv [xèv éxépav eiç xàç xtfxàç 7ràaa tzoXic, Ixocvy]
7rapayay£Tv xoù 7ràç vo[zo0£X7)ç, xtjv fi-éxpco tcnrjv xat crra0[xa> xat
ô), xÀYjpa» à7T£u0'jvcov elç xàç Siavofiàç aùxrjv xyjv Se àÀTjOs-
xat àpi(TX7]v î(7OX7]xa oÙxsxl paStov roxvxt tSeTv. Atoç yàp
scttL
« Les deux égalités qui existent ont le même nom, mais sont en
fait à peu près contraires en tout point : la première, n'importe
quelle cité, n'importe quel législateur peuvent l'employer pour
les honneurs, l'égalité en mesure, en poids et en nombre, en la
dirigeant par le sort pour les répartitions ; la plus véritable et la
meilleure égalité, en revanche, ce n'est plus à tout un chacun de
la voir. Elle relève du jugement de Zeus ».

Cette fois, le septième et dernier mode de commandement,


attribué par le sort, que décrit Platon au livre III, ne vaut en
réalité plus grand-chose. Il est trop facile et trop arithmétique.
Le jugement de Zeus, ce n'est plus le sort, mais c'est le respect
de l'égalité dite géométrique, qui est proportionnelle aux
capacités, c'est-à-dire en particulier à la richesse, de chacun.
Cependant, même ce passage, si on le lit au delà de ces quelques
lignes, va dans le même sens que celui du livre III. Platon, en
effet, reconnaissant que l'on ne peut échapper à une certaine
dose de tirage au sort si l'on veut éviter l'hostilité du peuple,
recommande ensuite qu'on prie la divinité pour qu'elle fasse du
tirage au sort, autant que possible, un moyen juste de répartir
les charges (757e2-758a2) :

Aio xto Tou xA^poo îct6j àvdcyxï] 7rpofT/p7]CTa(76a!, Suctxoàiocç xtov


tioâàôjv êv£xa, 6eov xoà àyaBrjV xu/t)v xat xoxe Iv z\r/cac ETUxa-
Xoufzévouç àTTopGoûv aùxoùç xov xÀTjpov npoç xo Stxatoxaxov.
S'
ouxco 8ij ^pyjCTTÉov àvayxaLOjç fxèv xoïv taox^xotv àfxcpoîv, coç
£7r'
OXt [lâXlOTOL OÀiyif7XO(,Ç X7] £X£pa, TJl TTjÇ XUyjTjÇ S£Cl[X£V/].
« C'est pourquoi il est nécessaire d'utiliser l'égalité du tirage au
sort pour éviter l'hostilité du grand nombre, en demandant
quant à nous à la divinité et à la bonne fortune, dans ce cas aussi,
de redresser le sort dans le sens de la plus haute justice ; c'est
ainsi qu'il faut utiliser nécessairement à la fois les deux sortes
d'égalité, tout en limitant au minimum l'emploi de la seconde,
qui utilise la fortune ».
LE xX7)pO)T7)pLOV ET LA DEMOCRATIE ATHENIENNE 51

Ici encore, Platon est manifestement réservé à l'égard de


l'efficacité de l'intervention de la divinité pour redresser le
tirage au sort, mais il se réfère évidemment à des prières
accompagnant le recours au tirage au sort en matière politique. Ces
textes de Platon suffisent, je pense, à caractériser les deux
aspects du tirage au sort à Athènes en matière politique. Cette
institution est évidemment démocratique, et donc, pour
Platon, à la fois condamnable et d'une certaine façon inévitable, en
raison de la pression exercée dans la Grèce de son temps par les
masses populaires. Mais elle conserve aussi le prestige de son
caractère tout aussi évidemment religieux, qui permet de
rendre acceptable, même du point de vue platonicien, l'intégration
d'une petite dose, il est vrai minime et toute symbolique, dans
le choix des magistrats de la cité des Lois.
Ces hésitations de Platon permettent de comprendre que
l'institution du tirage au sort en politique ait subsisté bien après
l'époque classique, et par delà les vicissitudes politiques
d'Athènes. Il est très difficile de savoir quand et pourquoi
Athènes y a renoncé. De toute façon, on le sait, la démocratie
athénienne ne s'arrête pas, bien sûr, avec la bataille de Chéro-
née. Christian Habicht l'a rappelé avec autorité dans son beau
livre sur Y Athènes hellénistique qui a récemment été traduit
en français aux éditions des Belles Lettres par Martine et Denis
Knoepfler, et je ne peux faire mieux que citer un extrait de son
introduction : « Le fonctionnement de la justice et des cultes
publics, l'entretien de la ville, les finances et toutes les autres
branches de l'administration restèrent l'affaire des seuls
citoyens (...) L'Assemblée du peuple se réunissait au minimum
36 fois par année, et le Conseil, chaque jour, excepté lors des
fêtes les plus importantes. La liste des jurés, mise à jour chaque
année, contenait, avant comme après Chéronée, les noms de
6000 citoyens parmi lesquels on tirait au sort, de cas en cas,
les participants aux diverses cours de justice, parfois plus de
1500 pour un seul tribunal » 40. Ce serait une autre histoire que
d'essayer d'évaluer les heurs et malheurs du tirage au sort dans
l'Athènes hellénistique, selon les orientations plus ou moins
oligarchiques, plus ou moins démocratiques, des régimes
successifs. Evoquons seulement une inscription, qui se situe
chronologiquement, du point de vue de l'helléniste classique, très
tard, puisqu'elle date probablement du premier siècle avant

40. P. 23.
52 P. DEMONT

notre ère, sans qu'on puisse dire avec certitude si elle antérieure
ou postérieure à la prise d'Athènes par Sylla. Cette inscription,
publiée en 1971, est extrêmement discutée : selon les uns, elle
commente une révolution démocratique, et, selon les autres,
une restauration oligarchique... Il est impossible de trancher.
Mais l'essentiel, pour la question du tirage au sort, est qu'elle
présente, - cela du moins est indubitable -, dans deux lignes
consécutives, une mention de la démocratie (1. 7, èv Sy)(i.oxpa-
tLxl x[) et du tirage au sort (mais aussi de l'élection) (1. 8, rtov
xAyjpcot, xod ^[(.poTovioa èxXeyofjiévoûv...] ; et la mention du
tirage au sort de certaines charges ou des charges tirées au sort
est répétée 1. 11, tocç 8è xÀTjpooTtxçf, 1. 21, ràç xXrjp[co]Tàç
àp)(à[ç, et 1. 24, xAy)pooTyj 41. Quel qu'ait été le sens de la
démocratie en question, qu'elle ait été ou non plus nominale que
réelle, il est frappant de voir ainsi évoquée, à une date aussi
tardive du point de vue de l'helléniste classique, le lien entre
démocratie et tirage au sort. Et c'est pourquoi sont ici
reproduites les deux lignes où ce lien est resté inscrit jusqu'à nos jours
dans le marbre de l'Attique [Figure 8] 42.

n,urT/-. -1 y/*>n

[Figure 8]

Reproduit avec l'aimable autorisation de la revue Hesperia d'après Ilesperia, 10. 1971,
pi. 16 (Détail). €5 197] by The American School of Classical Studies at Athens.

Paul Demont
Université de Paris-IV Sorbonne
http:/monsite. wanado.fr/demontpaul

41. Voir The Athenian Agora. Vol. XVI. Inscriptions : The Decrees, A. G.
Woodhead, Princeton, 1997, n" 333 (et C. Habicht, p. 352-353) ; il est aussi
question, d'une façon certaine, du conseil de l'Aréopage.
42. Cet exposé, issu de mon séminaire d'Histoire des idées à l'Université de
Paris-IV Sorbonne, a été présenté, sous des formes différentes, à Madrid
(UNED), à Paris (Conférence à l'Association Guillaume Budé), à Florence
(Università degli Studi di Firenze), puis au Centre G. Glotz : je remercie très
vivement tous ceux et celles qui m'ont offert la possibilité de rencontrer ainsi
des publics très variés. Il a bénéficié, à chaque fois, de nombreuses observations,
ainsi que de la lecture attentive de Michel Sève et de Jean-Charles Moretti.
Patrice Harnon m'a transmis des informations précieuses.

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