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Destin(s) individuel(s) et principe de raison

Martine de Gaudemar

On sait que Leibniz a voulu sauver la contingence des actions libres des êtres
raisonnables en distinguant, au sein d'une même conception de la vérité caractérisée par
l'inhérence du prédicat (ou du conséquent) au sujet (ou à l'antécédent)1, une forme
enveloppée et non expresse de la connexion entre prédicat et sujet, connexion qui
exigerait un procès à l'infini de l'analyse si on voulait la démontrer par l'analyse des
termes.
Je considérerai ce point (en tant que prétention ou exigence) comme acquis et
comme un point de départ, et me contenterai ou plutôt m'efforcerai d'éclairer en quel
sens on peut comprendre, dans ce contexte leibnizien, que l'individu raisonnable soit dit
"faber fati aut fortunae", artisan ou ouvrier de son destin2.
Je distinguerai un sens faible et un sens plus fort de l'expression. Le sens le plus
fort pourra être compris ou admis grâce à un renouvellement -dans un sens leibnizien-
du concept de notion complète, jamais complètement abandonné par Leibniz, même s'il
est relégué au second plan dans les textes qui suivent l'introduction du concept de
monade.
Pour ce faire :
- Je résumerai d'abord l'argumentation qui plaide l'incompatibilité du Principe de raison
avec un sens fort de l'expression "faber fati" : pour ne pas y contrevenir, cette thèse
réduit la liberté des esprits à une assomption raisonnable d'un destin préinscrit, que la
créature raisonnable ne fait que porter au jour ou mettre en acte. Cette manière de
comprendre le leibnizianisme est la plus courante et la moins coûteuse (en hypothèses);
elle permet en outre de concilier le leibnizianisme avec les doctrines qui s'y opposent,
comme celles qui voient dans la liberté des esprits la liberté du tournebroche, à peine
raffinée par l'octroi aux esprits d'une mécanique spirituelle plus subtile que celle du
tournebroche.
- Je résumerai ensuite les arguments qui s'inscrivent en faux contre cette lecture,
traditionnelle même lorsqu'elle n'est pas malveillante, arguments qui favorisent la
compréhension de l'expression leibnizienne dans un sens de co-opération de la créature
avec (son) destin. Plus proche du leibnizianisme de la maturité, cette position qui
favorise une lecture dynamique de la raison d'agir selon une inclination risquerait
toutefois de ne pas être compatible avec la doctrine de la notion complète telle qu'on la
trouve exposée dans le Discours de Métaphysique.
- C'est pourquoi, ne me suffisant pas de déclarer l'abandon du déterminisme logique ou
conceptuel, abandon qui, au moins dans une forme forte, me parait improbable, j'ai
voulu dans un troisième temps proposer une hypothèse sur la notion complète qui
permettrait de la concilier avec le langage dynamique corollaire du concept de "loi de

1
. Primae veritates, trad. M. Fichant, in G.W. Leibniz, Recherches générales sur
l'analyse des notions et des vérités, éd. J.B. Rauzy, Paris, Puf "Epiméthée", 1998, p.
460.
2
. comme il l'indique en plusieurs textes. Voir notamment Brouillon de préface à G.
Burnet, et Conversation sur la liberté et le destin, in G. Grua, G.W. Leibniz. Textes
inédits, Paris, PUF, 1948, p.459 et p.481.
2
série". Ce sera ma manière de "pousser plus avant la petite fable", comme Leibniz le
disait de Valla à la fin des Essais de Théodicée3.

1- L'individu assume son destin


(en quoi le Principe de Raison est ou semble incompatible avec une inflexion de son
destin par l'individu humain)

En posant qu'il se trouve toujours une raison A PRIORI en vertu de laquelle se


produit une action ou un évènement, le Principe de raison apparaît d'abord difficilement
compatible avec une véritable production de son destin par l'individu raisonnable, qui
ne saurait dès lors qu'assumer de manière active et réfléchie un destin auquel il
acquiesce de manière très proche de l'attitude stoïcienne.
Les thèses leibniziennes qui soutiennent cette conception sont bien connues. J'en
retiendrai principalement deux :
a) la détermination intégrale des évènements et des actions d'une substance individuelle,
puisqu'ils "lui arrivent dans un certain ordre"4.
b) La connexion de toutes les actions individuelles dans un univers donné.
Ces deux thèses (doctrine de la notion complète individuelle, et doctrine de
l'entr'expression, ou Hypothèse d'Harmonie ou des Accords) sont solidaires et
expriment l'impossibilité de séparer l'individu et son action du contexte où il est inscrit5.
Une seule variation en effet, même infime, ne pourrait qu'engendrer un autre monde que
le monde considéré, elle serait donc imaginée, rêvée, mais non réalisable; il n'est donc
pas possible de faire varier en quoi que ce soit une trajectoire individuelle correspondant
à une notion complète ou à la nature idéale de la chose, connectée à toutes les
trajectoires des individus formant ce monde6.
Cette première perspective d'interprétation a le mérite de faire ressortir
l'importance du contexte dont l'action individuelle est solidaire et même indissociable.
Elle met l'accent sur le rôle de l'attention à soi et de l'action sur soi, qui permet à un
individu raisonnable de reconnaître la part prise à l'évènement et de s'y associer en
connaissance de cause et de fin, si le monde actuel va vers la cité de Dieu, et que tout
individu y contribue, y compris par ses limitations et errements.
Le fatum christianum pour lequel plaide Leibniz montre ici ses ressources
supérieures à celles du fatum stoïcum, en permettant un élan et une gratitude, là où le
stoîcien est réputé ne pouvoir s'appuyer que sur une "patience par force".
Supériorité aussi en ce sens que l'individu, miroir du monde, peut déchiffrer en
lui-même les traces qui correspondent à un destin apparemment extérieur, mais qui
provient des actions conjuguées, présentes, passées et à venir, de l'ensemble des
individus, ainsi que des décrets divins qui sont de tout temps ou plutôt hors temps.

3
. G.W. Leibniz, Essais de Théodicée, III, §413.
4
. Voir Système Nouveau de la nature et de la communication des substances, GPIV,
485: "Cette hypothèse est très possible. Car pourquoi Dieu ne pourrait-il pas donner
d'abord à la substance une nature ou force interne qui lui fasse produire par ordre tout ce
qui lui arrivera, c'est-à-dire toutes les apparences ou expressions qu'elle aura".
5
. Id.: "Et cette nature de l'âme étant représentative de l'univers d'une manière très
exacte, la suite des représentations que l'âme se produit, répondra naturellement à la
suite des changements dans l'univers même".
6
. Voir Leibniz à Burnett, GP III, 260: "Mais le principe de l'unité contient la puissance
Active primitive, ou la force primitive, laquelle ne se perd jamais et persévère toujours
dans un ordre exact de ses modifications internes qui représentent celles de dehors.
3
Mais la supériorité du fatum christianum sur les autres types de fatum est une
supériorité dans le même genre, pourrait-on dire. L'individu qui s'associe au destin en
reconnaissant la part qu'il y prend, part active ou part de tolérance ou complaisance
passive, ne saurait en infléchir si peu que ce soit la trajectoire ; en effet il ne le pourrait
ni surtout ne le voudrait, puisque la connexion prédicative qui fait sa nature implique
ses états d'âme et ses dispositions à agir dans ce sens et ce sens seul : il n'y a en lui
aucune raison d'agir autrement, aucun autre prédicat contenu virtuellement en sa notion.
Belzébuth, Judas l'attestent dans la Confessio Philosophi, comme Sextus dans la
Théodicée. Cette thématique du destin individuel traverse en effet l'ensemble de
l'oeuvre leibnizienne.
Exacte, cette perspective reste pourtant étroite et unilatérale, faute d'entrer dans
le détail des singularités de cette nature individuelle qui soutient les trajectoires
destinales7. L'individu s'associe au destin en comprenant la part qu'il y prend ; il est
l'artisan de son destin dans ce sens faible où son énergie est mobilisée pour mettre en
acte les virtualités comprises dans sa nature, accordée aux autres natures avec lesquelles
il forme ce monde (et non un autre qui serait imaginable, mais non pas réel). Il ne peut
donc s'en plaindre. Tout au plus pourrait-il se plaindre d'avoir été choisi pour exister
comme composante du monde que Dieu a choisi de créer; car s'il se plaint de sa nature
solidaire de ce destin, c'est qu'il se plaint d'être celui qu'il est8.

2- L'individu "artisan" de son destin

Cette première perspective est donc juste mais unilatérale et comme trop
générale en ce qu'elle n'envisage pas le détail de l'action individuelle, ce que je vais
m'efforcer de faire à présent.
Peut-on envisager autrement le rapport d'un individu à son destin ? Peut-on
donner à l' expression de "faber fortunae aut fati", un sens plus fort que la seule mise en
acte ou mise en oeuvre d'un élément par un simple ouvrier au sein d'un édifice dont le
plan d'ensemble n'est pas celui du sujet artisan, mais celui du divin architecte ?
A la première perspective qui paraît étroitement liée au déterminisme
conceptuel, on peut opposer l'argumentation de Catherine Wilson lorsqu'elle met
l'accent sur l'abandon de ce déterminisme par Leibniz, abandon corollaire de sa
promotion de la monade à partir de 1695. Leibniz aurait "laissé tomber" (drop) le
déterminisme logique de la doctrine de la notion complète, en faveur d'une nouvelle
théorie de la force primitive et du développement des virtualités9.
Leibniz met effectivement en avant depuis les dernières années 1690 l'énergie de
la puissance primitive, principe de développement dont découle la série des opérations

7
. J'appelle "trajectoire destinale" la trajectoire qui constitue un destin pour l'individu.
8
. Voir Confessio philosophi, éd. Y. Belaval, Vrin, Paris, 1970, pp. 103, 109. Essais de
Théodicée §410: "Sextus prierait peut-être les dieux de changer les destins, de lui
donner un meilleur coeur".
9
. Voir Catherine Wilson, Leibniz's metaphysics. A historical and comparative study,
Manchester University Press, Manchester 1989. Je souscris en grande partie à cette
lecture, même si je chercherai dans un troisième temps à concilier le langage de la loi de
série avec celui de la notion complète (jamais complètement abandonnée par Leibniz,
même s'il s'estompe et demeure en arrière-plan).
4
10
internes de la monade. On peut penser ce principe de développement ou pouvoir
primitif comme une intégrale de menues dispositions dues à la nature individuelle,
laquelle comprend les relations de cet individu avec tout le contexte, comportant ainsi
les traces de ce qui arrive, est arrivé, ou arrivera dans l'univers; ou, mieux encore qu'une
intégrale, on peut penser la puissance primitive comme une opération continue
d'intégration de dispositions qui elles-mêmes "destinent", au sens où elles dessinent les
perspectives désirables pour un individu, et en quelque sorte l'adressent comme un
message dont il serait porteur sans le savoir11. Dans l'univers leibnizien, ce message ne
semble pouvoir être adressé qu'à Dieu, à l'univers en développement, et au bien public
futur qui le symbolise. Mais c'est l'individu qui S'ADRESSE plutôt qu'il n'est destiné,
c'est-à-dire qu'il SE destine, même si c'est sans bien savoir à qui il s'adresse, et à quoi ou
à qui il se destine12.

Cette deuxième perspective se différencie de la précédente, non seulement en


donnant le détail de l'opération, mais en permettant de penser, comme nous allons le
voir à présent une manière d'infléchir la trajectoire personnelle qui s'appuie sur le
Principe de continuité et la Science de l'infini.

L'attention à soi et le travail sur soi que préconisent les Nouveaux Essais II, XXI,
rendent possible non seulement une reprise en première personne des dispositions
internes qui destinent, -au sens où l'individu reprendrait le message dont il est porteur à
son compte (se l'appropriant comme l'indiquait déjà la première perspective)-, mais ils
autorisent aussi un jeu stratégique et tactique à partir de leur multiplicité, et finalement
une modification progressive de la physionomie intérieure selon une visée propre
fondée sur une inclination.
Non que Leibniz ait renoncé à sa critique de la liberté d'indifférence et d'un
absurde "vouloir vouloir": il faut une raison d'agir et de préférer une orientation à une
autre. Mais les raisons d'agir sont nombreuses, et ne sont pas toujours harmonisées ; dès
lors, une inclination prend parfois une place disproprotionnée et il n'est pas impossible
de conjuguer d'autres dispositions pour la remettre à sa place. On ne peut attaquer de
front une disposition actuellement dominante, mais on peut faire des alliances entre les
autres dispositions, ce qui suppose bien sûr une inclination majeure pour effecteur un tel
travail tactique.
Pour rendre compréhensible ce travail intérieur, Leibniz substitue au modèle
irrationnel du clinamen sans raison, celui de la tangente, du petit effort soutenu qui
permet de s'éloigner progressivement de l'orientation initiale et de prendre en quelque
sorte de l'élan et de la vitesse dans une direction qui ne cesse d'accroître l'écart avec
l'orientation initiale.
La connexion naturelle entre deux états n'étant plus comprise comme une
détermination causale, mais comme une infinité d'intermédiaires entre deux états
donnés, rend possible un pouvoir naturel sur soi qui ne revient pas au libre arbitre
indifférent, lequel pèserait sans raison dans un sens plutôt qu'un autre, mais fait une
place à une sorte d'indifférence relative ("respective et limitée", écrit Leibniz dans le

10
. Voir par exemple A Fardella, mars 1690, in Nouvelles lettres et opuscules, éd.
Foucher de Careil, p.324: "in omni substantia, nihil aliud est quam natura illa seu vis
primitiva, ex qua sequitur series operationum ejus internarum".
11
. Nouveaux Essais (NE) III, II §2.
12
. Par exemple, les haïsseurs des choses ou ceux qui sont perpétuellement mécontents
ne savent pas qu'ainsi ils haïssent Dieu et eux-mêmes. Quant à ceux qui travaillent pour
le bien public, ils ne savent pas que ce faisant ils font voir qu'ils aiment Dieu.
5
13
Contra indifferentiam ): l'esprit peut ajourner indéfiniment la décision qu'il prendrait
s'il ne faisait que calculer sa trajectoire et en exécuter le résultat ; il peut dès lors se
détourner de son bien ou du moindre bien que son inclination présente pourrait obtenir,
s'il ne poursuit pas nécessairement son bien, mais peut laisser agir en lui des
déterminations ou motivations secondaires14.
L'exemple le plus célèbre est celui de Médée :
Médée connaît et peut voir ce qui est meilleur pour elle à condition de soutenir son
attention, et de ne pas la laisser détourner par la colère présente contre Jason. Mais elle
se laisse aller au plaisir présent et intense de la vengeance, au détriment du bonheur
paisible futur qu'elle pourrait se préparer avec ses enfants. Ainsi Leibniz interprète-t-il
les célèbres vers d'Ovide15.
En cela Leibniz est très aristotélicien. Aristote expliquait en effet qu'il était
naturel au médecin d'exercer sa dynamis soignante, mais qu'il pouvait, dans un contexte
particulier, s'abstenir de la mettre en oeuvre, voire en user pour empoisonner le patient
qu'il eût été naturel de guérir. Une raison d'agir peut toujours faire obstacle à
l'orientation naturelle. Il ne s'agissait pas chez Aristote d'invoquer une puissance des
contraires au sens que lui donnerait au XVIIe siècle le concept de liberté d'indifférence,
puisque l'alternative "soigner ou ne pas soigner" n'est pas symétrique, et que le médecin
est incliné par la possession de sa technè à soigner plutôt qu'à ne pas soigner. Mais cette
raison inclinante n'est pas plus chez Aristote que chez Leibniz nécessitante, si certains
affects comme la colère ou la haine, qui suscitent le désir de vengeance16, peuvent on le
sait combattre l'aptitude naturelle à soigner le malade. C'est ainsi qu'on peut comprendre
que la magicienne Médée n'utilise pas ses pharmaka, métaphore de son art et de ses
pouvoirs, pour soigner comme elle le fit jadis dans la nef Argo pour Jason et ses
compagnons, mais déchaîne plutôt les pouvoirs destructeurs de son art comme elle le fit
à l'égard de son frère quand elle mit en pièces son cadavre pour retarder l'avancée de
leur père à sa poursuite. L'ambivalence des ressources naturelles chez Aristote peut être
mise au service de visées meurtrières, grâce à la mise en oeuvre d'un art qui suppose la
prévalence de certaines dispositions sur d'autres.

Leibniz propose donc une attention ou un travail qui rusent avec l'état présent
des forces intérieures. L'accent se porte donc à la fois sur le dynamisme des substances
qui se portent spontanément vers un bien, et sur l'attention des esprits capables d'utiliser
leurs ressources intérieures pour se déterminer et infléchir le tempérament qui
commande leur destin.
Alors qu'un arbre fruitier ne peut trouver que dans une raison extérieure un
obstacle à sa nature de porteur de fruits, un esprit peut trouver dans une raison intérieure
une motivation pour se transformer et infléchir son tempérament, en développant une
disposition plus qu'une autre, et en contrecarrant indirectement l'une de ses dispositions.

13
. G. Grua, op. cit., 385. Voir les remarques de J.B. Rauzy, G.W. Leibniz, Recherches
générales sur l'analyse des notions et des vérités, op. cit., p. 324.
14
. En ce sens, il peut s'empêcher de pécher, contrairement à ce qu'indique Daniel
Blumenfeld dans son article très argumenté : "Superessentialism, Counterparts, and
Freedom" (Leibniz: Critical and Interpretive Essays, Michael Hooker Ed, University of
Minnesota Press, Minneapolis 1982, p. 105).
15
. Confessio Philosophi, op. cit., p. 73. Théodicée II, §154., 297. Voir aussi Hobbes (Of
libertie and necessitie, trad. F. Lessay, Paris, Vrin, 1993, p. 100), et Spinoza (Ethique
III, Proposition II, Scolie).
16
Aristote, Rhétorique II.
6
Ce pouvoir que donne l'attention à soi et le travail sur soi est à la fois le principe
de l'action pécheresse et celui de l'action sage : le sage l'utilise pour se donner "avec le
temps" les convictions, les pensées, les désirs et les habitudes qu'il n'a pas encore
acquises, mais qui sont déjà en lui virtuellement comme des tendances inopérantes ou
des raisons insensibles. Le principe de raison, qui veut qu'un prédicat soit toujours
contenu par quelque raison dans le sujet, est donc respecté. L'intégration des petits
efforts soutenus dévie progressivement la trajectoire qui résultait des sollicitations et
incitations spontanées, et la tourne vers ce qu'on souhaiterait être, ce qui suppose qu'on
l'est déjà quelque peu17.
Le modèle de la tangente est illustré par la conduite du Général des jésuites
François Borgia qui, "accoutumé à boire largement, se réduisit peu à peu au petit pied,
lorsqu'il pensa à la retraite en faisant tomber chaque jour une goutte de cire dans le
bocal qu'il avait coutume de vider"18. Ainsi se change-t-on sans forcer sa nature, qui
comporte en elle la sobriété. François Borgia souhaitait être ou redevenir sobre, il l'était
déjà potentiellement, ou plutôt virtuellement s'il en avait l'inclination fondée sur de
multiples dispositions auxquelles seuls l'habitude et les plaisirs qui la cimentent, prétend
Leibniz, s'opposait.
Il faut toutefois supposer, pour que cette décision ne soit pas sans raison, mille
élans insensibles qui portent le Général des Jésuites à lutter contre une habitude
agréable. Or le recours aux perceptions confuses, aux pensées sourdes, aux élans
infiniment petits, aux "raisons insensibles"19 pour comprendre les actions individuelles,
est solidaire du concept de "loi de série" qui régit les mutationes de la créature. Cette loi
de série conserve la même raison à travers les changements, en sorte que la personne
soit reconnaissable malgré ses transformations, et qu'elle puisse se transformer sans
modifier le sentiment que les autres ont d'elle, sentiment que nous appréhendons comme
un je ne sais quoi (nescio quid) qui la singulariserait, faute de pouvoir comme Dieu
saisir d'une seule vue la raison de la série.
Le principe de développement qui fait le pouvoir primitif ou la loi de série est en
effet intelligible en droit, mais cela ne signifie pas que l'individu le maîtrise. Il inspire
les changements internes de l'individu. Ces changements sont le fait de l'individu, qui
les conduit sans les maîtriser, conformément à sa "nature" qui, elle, ne change pas. La
monade est en changement continuel, elle ne fait pas de saut et il n'y a de rupture
qu'apparente, son "essence" se conservant même en cas d'évanouissement, si celle-ci
consiste précisément dans la "conservation d'une même raison durant toute la
transition"20 .
Dès lors la "loi de série" qui exprime la puissance réglée d'une créature
individuelle déterminée succède à la "notion complète" comme un concept plus puissant
et plus souple que celle-ci, et capable donc de l'intégrer : la connexion entre deux états
successifs de la monade y est naturelle mais non nécessaire21, ce qui interdit de déduire
un état d'âme présent de l'état qui précède, et autorise au contraire les tactiques, les

17
. C'est ainsi que nul ne se veut méchant sans l'être déjà, indique la Confessio, op. cit.,
p. 77.
18
. NE II, XXI, § 35.
19
. Grua 488: Et ces sortes de raisons insensibles entrent dans notre choix, dans le cas
d'une indifférence apparente.. Voir GPVI, 564, Théodicée 304, 324.
20
. Expression que j'emprunte à Jules Vuillemin, La philosophie de l'algèbre, Paris,
PUF, 1962.
21
. Lettre de Leibniz à Bourguet, GPIII, 558. Le naturel est intermédiaire entre
l'essentiel et l'accidentel.
7
adresses, les méthodes et autres détours d'une monade qui est douée de réflexion ou en
torsion naturelle sur elle-même.
Se complaisant dans les ténèbres passionnelles ou cherchant en tâtonnant une
lueur pour éclairer les replis de sollicitations encore inopérantes, l'individu raisonnable a
toujours en lui une lumière virtuelle22 qui lui permet de s'orienter dans le labyrinthe des
inclinations.
C'est ainsi qu'il peut être dit activement "artisan de son destin", qu'il consente à
la trajectoire qui sera la sienne s'il ne fait rien pour changer la prévalence momentanée
de son inclination, ou qu'il travaille au contraire à l'infléchir. Quoi qu'il fasse, il est
d'ailleurs assuré que son action contribuera à l'avènement du monde choisi par Dieu et
qu'il a été choisi pour cela, la prescience de Dieu se réglant sur l'évènement et pas
l'inverse23.
*
Un sens plus fort de l'expression "artisan de son destin", mettant l'accent sur un
sujet qui est l'auteur et le producteur de ses actions et pas seulement l'ouvrier de leur
apparition au grand jour de l'actualité, suppose donc, pour être compatible avec le
principe de raison, l'accent sur la dynamique appétitive de la monade réfléchissante
pourvue de lumière naturelle et l'effacement relatif du concept de "notion complète" en
faveur de celui d'une "loi de série" infinie dont chaque état momentané est une
dérivation.

3- Les destins individuels des personnes

On pourrait cependant faire valoir contre cette perspective un certain nombre


d'objections:
a) Même si le concept de "loi de série" intègre en quelque sorte la "notion
complète" en la dynamisant, autorisant ainsi une stratégie active de production de soi, il
importe de ne pas oublier le contexte, ou l'ordre et la connexion de toutes choses, sur
lesquels la première perspective mettait fort justement l'accent, ce que l'intégration des
petites déterminations, sollicitations et influences prend d'ailleurs à présent
silencieusement en charge.
b) D'autre part, dans des textes postérieurs à l'introduction de la monade, comme
les textes de 1697 sur la liberté des créatures et l'élection divine, édités par G. Grua,
Leibniz parle de "personnes" déterminées, dont la notion pleine enveloppe telle série
d'actions libres et de grâces, à travers laquelle Dieu considère les actions de cette
personne sous l'angle de leur possibilité 24. Leibniz utilise donc encore à cette époque
l'expression de "notion pleine" s'agissant non pas de n'importe quel individu mais d'une
"personne", c'est-à-dire d'un esprit ayant une place déterminée dans la cité de Dieu, et
répondant à un nom propre.
Utilisant le lexique de la notion dans ce contexte renouvelé (introduction du
concept de "monade", et discours moral de la "personne"), Leibniz nous invite à
reprendre le travail sur les destins individuels et à remettre les notions sur le métier, ce
que je ferai en tentant de conjuguer le lexique logique de la notion avec le langage
mathématique et dynamique de la loi de série. Dorénavant je parlerai de destin(s) au
pluriel, précisément pour examiner la possibilité pour une même personne d'avoir

22
. Voir Confessio Philosophi, op. cit., p. 75.
23
. Théodicée 412: "il est bon de remarquer qu'on ne demande pas pourquoi Dieu
prévoit la chose, car cela s'entend; c'est parce qu'elle sera".
24
. Grua 383.
8
plusieurs destins, ce qui semble strictement impossible dans l'univers leibnizien, mais
qu'il faut tout de même envisager si l'on veut donner un sens à l'expression de Jupiter en
Théodicée 413: "Si vous voulez renoncer à Rome, les Parques vous fileront d'autres
destinées, vous deviendrez sage, vous serez heureux."25
Pour comprendre ces autres destinées possibles pour une personne qui pourrait
changer d'orientation et renoncer à certaines satisfactions, je propose d'utiliser un
concept de famille d'individus portant le même nom et ayant des destins différents dans
différents mondes possibles, tels les différents Sextus qui apparaissent à la fin des
Essais de Théodicée. Leibniz avait alors poussé plus avant la fable de Valla en faisant
de Pallas Athénè celle qui fait voir miraculeusement à Théodore, dans le "palais des
destinées", les différentes possibilités qui s'ouvrent devant Sextus, ces possibilités qu'il
va refuser pour "s'abandonner à son destin" 26 , ne pouvant se résoudre à renoncer à
Rome, l'objet de ses désirs.
Mais avant de détailler les avantages et les difficultés de cette hypothèse d'un
concept complexe intégrant les différents individus possibles dotés chacun d'une notion
individuelle complète, ou d'une nature régie par une loi de série, et que Leibniz répartit
entre différents univers possibles mais incompossibles, il faut en souligner certains
présupposés . Le premier a trait au nom propre):

a- le nom propre
Comme nous l'avons rappelé, l'individu, porté vers son destin par une orientation
spontanée qui intègre la multiplicité infinie de ses déterminations, conserve son identité
alors même qu'il se transforme continuellement selon une loi, la même "raison" se
conservant pendant toute "transitio". L'altération continue ne nuit pas à la persistance de
l'identité individuelle: la personne reste la même, qu'elle vieillisse, tombe malade,
change d'apparence, voire, dans les cas-limites, subisse une transformation miraculeuse
comme dans les contes. La fiction servant à Leibniz à bien examiner la nature de nos
idées, elle sert dans ce cas à montrer que la nature individuelle peut subsister là où
l'apparence de l'espèce à laquelle cet individu appartient naturellement, disparaît ou se
dissipe, tel individu humain apparaissant maintenant sous l'apparence d'un âne ou d'un
perroquet.
On peut penser que la persistance d'une même raison à travers les changements
justifie que l'individu porte le même nom, et que celui-ci tient lieu de l'attribution au
sujet des prédicats correspondants à ces diverses vicissitudes, actions et évènements. Le
nom propre serait comme un résumé des informations dont Dieu seul pourrait disposer
puisqu'elles enveloppent toute la suite des choses27.

25
. On comparera cette tentative avec la définition par Lewis ("Counterpart theory and
quantified modal logic", The Journal of Philosophy 65 N° 5, 1968, 114) de l'essence
d'un individu par l'ensemble des attributs qu'il partage avec tous ses "jumeaux" ou
"doubles" dans d'autres mondes : "we might say, speaking causally, that your
counterparts are you in other worlds, that they and you are the same; but this sameness
is no more a literal identity than the sameness between you today and you tomorrow. It
would be better to say that your counterparts are men you would have been had the
world been otherwise."
26
. Essais de Théodicée III, 413. Ce texte évoque donc la possibilité de s'abandonner ou
non à son destin.
27
. Leibniz à Arnauld, juillet 1686, GPII, 53: "il faut aussi qu'il y ait une raison A
PRIORI qui fasse qu'on dit véritablement que c'est moi qui ai été à Paris, et que c'est
encore moi et non un autre qui suis maintenant en Allemagne; et par conséquent il faut
que la notion de "moi" lie ou comprenne ces deux états."
9
Si les altérations importantes ou sensibles ne nuisent pas à la possibilité de
nommer du même nom un individu non ressemblant à lui-même (comme le sont G.W.
Leibniz au berceau et G.W. Leibniz à Paris, sensiblement différents en apparence), c'est
qu'il peut et doit y avoir une règle persistante, même "fort composée", qui soit la
"raison" des mutationes appartenant au même sujet qui les produit dans un certain ordre,
lors même que cet ordre nous semble plutôt un désordre ; car de même qu'il n'y a "point
de visage dont le contour ne fasse partie d'une ligne géométrique"28, on doit de manière
analogue pouvoir trouver une règle de variation qui fasse voir la "raison" commune au
visage de l'enfant et à celui du vieillard, à l'individu indemne et à celui qui a été défiguré
par ce que nous appelons un "accident" (et qui est en fait un traumatisme, soit un
changement brutal, ou comme une brusque accélération de la mutatio).
On peut supposer cette règle ou cette raison à l'arrière-plan de notre sentiment
d'un "je ne sais quoi", d'une qualité individuelle irréductible 29 qui intègrerait les
composantes infinies de cette individualité que nous ne pouvons définir, n'étant pas des
intelligences infinies.

b) Série d'individus portant le même nom


Je propose de présupposer également une règle de variation permettant de produire la
série30 des individus portant le même nom: cette règle serait la raison fondant
l'attribution du même nom à des individus qui en toute rigueur ne sont que des individus
ressemblants ou approchants, et qui ont tout ce que nous connaissons de l'individu
historique, mais non pas tout "ce qui est déjà en lui sans qu'on s'en aperçoive, ni, par
conséquent, tout ce qui lui arrivera encore."31 Autrement dit, ils paraissent les mêmes
pour le moment, mais l'insensible qui les différencie doit se développer avec le temps,
produire des orientations différentes ou même divergentes, et engager des destinées
individuelles distinctes voire opposées dans différents mondes32.
Il ne s'agit pas pour autant de revenir au concept "incomplet" que fait valoir
Arnauld dans sa correspondance avec Leibniz, quand il déclare naïvement qu'il serait
toujours demeuré le même moi, soit qu'il se fût marié, soit qu'il eût vécu dans le célibat,
et qu'il en conclut qu'il faut que sa notion ne comprenne ni l'une ni l'autre de ces
déterminations. Ce serait en effet revenir à une indétermination ou une potentialité vide,
susceptible d'être remplie par une détermination ou une autre, ce que récuse
explicitement Leibniz, et qui ouvrirait la porte à la liberté d'indifférence, ou pouvoir
d'agir sans raison.

28
. Discours de Métaphysique, VI.
29
. Comme cette "règle" ou "raison" correspond à un mode d'opération (modus
operandi) de la personne, on l'appellerait peut-être, selon la formule de G.G. Granger,
un style, ce qui exprimerait mieux cette qualité individuelle que l'haecceitas soclastique,
concept que Leibniz répugne souvent à employer.
30
. et non l'ensemble ou la classe, notions qui relèveraient d'une perspective
extensionnelle qui n'a pas été, comme le rappelait, à Berlin, Emily Grosholz, celle de
Leibniz, .
31
. Essais de Théodicée, III, 414.
32
. Voir Nouveaux Essais, XXVII, § 23. Il pourrait y avoir un globe dont tous les
habitants ne différeraient pas sensiblement de chacun de nous, ce qui ferait des "paires
de personnes" semblables. Seules les constitutions insensibles, perceptibles aux seules
intelligences divines ou angéliques les feraient différer. Leibniz ajoute donc pour
terminer: "puisqu'il y a une diversité individuelle, il faut que cette différence consiste au
moins dans les constitutions insensibles, qui se doivent développer dans la suite des
temps."
10
Le concept de famille d'individus approchants portant le même nom n'est pas
non plus un concept spécifique, plus pauvre qu'un concept individuel. Il est au contraire
un concept plus riche, plus ramifié et arborescent, ce que certains appelleraient peut-être
une structure, à condition de la doter d'une dynamique, en sorte qu'elle puisse être la
matrice engendrant des concepts individuels différents, comportant donc des virtualités
multiples, non contradictoires mais qui ne peuvent se développer en même temps : ou
Sextus va à Rome ou en Thrace ou à Corinthe, mais il ne peut s'orienter vers ces
destinations différentes dans le même mouvement. Or l'on sait que le Sextus qui obéit à
Jupiter va vers une ville semblable à Corinthe, ou va en Thrace, mais que lorsqu'il
méprise l'avis des dieux, il va à Rome en dépit de leur conseil de renoncer à Rome. Ces
Sextus sont incompossibles, comme les mondes dont ils sont solidaires.

L'intérêt de ce concept de famille d'individus approchants, c'est de pouvoir


penser la pluralité des destins possibles pour une même personne, qui devient dès lors
"artisan de son destin" au sens fort, puisqu'elle actualise les virtualités de telle version
de son identité, plutôt qu'une autre version possible. La raison de préférer tel destin à un
autre peut bien être infime et embryonnaire, comme nous l'avons vu : elle produira avec
le temps des différences considérables. Cette raison, parfois infime, peut même être peu
sensible au sujet, qui aurait besoin de beaucoup d'attention à lui-même et à ses actions
pour l'apercevoir.
Il s'agit de considérer un même individu comme recélant virtuellement des
formes jumelles de lui-même, qu'il peut travailler à faire apparaître ou non, selon qu'il
infléchit sa trajectoire comme l'indique le modèle de la tangente, ou qu'il la conserve
comme elle se donne actuellement; dans les deux cas il ignore largement l'avenir qu'il se
prépare (puisque cet avenir est dépendant de toute la suite des évènements de l'univers),
et il ignore donc le personnage qu'il va devenir tout en en ayant le pressentiment. C'est
pourquoi le Sextus qui renonce à Rome et va en Thrace ne sait pas qu'il va épouser la
fille unique d'un roi et succéder à ce dernier : il ne s'agit pas de calcul stratégique, sauf à
supposer un calcul inconscient. Une même personne porte avec elle divers individus
approchants et donc diverses destinées possibles.
Non pas n'importe quel individu ni n'importe quelle destinée, puisqu'il y faut la
raison fondant l'attribution du même nom propre et correspondant à cette individualité
qui enveloppe l'infini. Les individus approchants ont donc entre eux un certain "air de
famille", qui n'est pas une somme finie de traits communs, mais bien quelque chose
comme un style de constitution et d'opération que nous ne saisissons que comme un
sentiment de "je ne sais quoi" (nescio quid ) faute de pouvoir l'analyser.
Le cas des personnages de fiction est sur ce point instructif : traversant les
siècles et les genres littéraires, certains personnages ressurgissent périodiquement dans
notre culture, porteurs de destinées analogues et de ressemblances fortes, sans qu'il
s'agisse pour autant des mêmes individus si leur histoire n'est pas exactement la même,
et que leur constitution appétitive diffère insensiblement ou même sensiblement. Médée
par exemple n'est pas la même dans Euripide, dans Sénèque, chez Ovide, chez
Corneille, Pasolini, Jean Anouilh ou Christa Wolff. Cependant ces différentes Médée
portent le même nom, et cette dénomination n'est pas totalement arbitraire puisque nous
savons tous ordinairement distinguer "une" Médée d'une autre magicienne comme Circé
ou Alcina, même si ces dernières ont des traits communs avec elle comme la séduction,
la dangerosité, la situation de femme abandonnée et qui se venge. C'est dire que Médée
a des traits distinctifs particuliers individualisants et ne se laisse pas définir ou épuiser
par les "essentialia" de la femme fatale.
Médée ne s'enfuit pas avec Jason de la même manière dans toutes les versions de
ce qui apparaît comme un mythe, et elle ne tue pas toujours ses enfants : elle tue parfois
les deux, parfois l'un et parfois elle en est accusée à tort. Comme on sait, la variation du
11
récit est essentielle au mythe, qui est mythe non pas malgré ses variations différentielles
mais à travers elles, puisqu'il n'a d'existence et ne peut être connu que dans ses versions.
La proposition d'appliquer à une même personne la conception leibnizienne des
individus approchants se heurte toutefois à une difficulté que nous n'avons jusqu'ici
qu'effleurée: à supposer une raison commune à tous ces individus possibles dont un seul
vient au jour de l'actualité, on pourrait se demander si la "raison" qui fonde l'attribution
à ces différents individus possibles du même nom, ne correspond pas plutôt à un
concept incomplet qu'à un concept individuel complet.
Dira-t-on, en s'appuyant sur le grand travail de Mme Hidé Ishiguro 33, que les
personnages non historiques correspondent à des concepts incomplets, ou que le
concept réunissant ces individus est plutôt une classe d'individus possibles portant le
même nom, individus qui partagent un certain nombre de prédicats et sont distincts des
autres sur certains points ? Dira-t-on avec elle que c'est un problème "technique
métalogique" de savoir si nous devrions appeler César un individu approchant qui ne
traverserait pas le Rubicon mais partagerait beaucoup de propriétés avec César ?
Je ne pense pas pour ma part que ce soit un problème relevant seulement de la
logique: il relève aussi de l'anthropologie, et donc de la manière dont les cultures
reconnaissent de fait des individus approchants, historiques ou légendaires, comme
faisant partie de la même famille d'individus, comme des versions du même personnage
et portant donc à juste titre le même nom. Nous savons reconnaître Médée, même
lorsqu'elle ne fait que ressembler à la Médée d'Euripide, mais ne lui est pas identique.
Nous sommes peut-être dans une position assez analogue, comme le dit de manière un
peu tranchée Benson Mates34, vis-à-vis de Pégase, d'Alexandre le Grand, d'Agamemnon
ou du roi Arthur : nous les reconnaissons à certains traits, tout en sachant que ces traits
en quelque sorte métonymiques de la personne ne les épuisent nullement et fonctionnent
comme des noms propres, soit comme des descriptions définies correspondant à des
êtres dont la description n'est jamais terminée puisqu'elle enveloppe toutes les
corrélations à un univers (mythique ou historique) qui a un avenir; leur concept ne
saurait être clos comme l'est un concept spécifique. Comme une culture n'est pas
terminée, et que d'autres versions de Don Giovanni ou d'Oedipe peuvent advenir, on ne
peut déclarer incomplète leur notion individuelle.
Je ne recevrai donc pas comme décisive pour notre question la distinction entre
individu historique et individu de fiction, si tous ont des concepts comportant des
"existentialia" contingents, des propriétés intermédiaires entre essentiel et accidentel, et
pas seulement des "essentialia" nécessaires. Le nom de Médée ne désigne donc pas une
"espèce" ou une classe dont chaque Médée serait un exemplaire, ce qui empêche de
prêter à Leibniz une conception extensionnelle de la signification qui n'était pas la
sienne.

En revanche, ne faudrait-il pas distinguer entre l'individualité empirique infinie


et l'individualité épistémique, dont le concept serait incomplet ? Ranger les personnes
historiques et les personnages de fiction dans une même matrice d'engendrement, n'est-
ce pas faire bon marché de la différence entre les noms propres du langage ordinaire,
qui n'ont pas de véritable contenu prédicatif, et le nom propre épistémique, qui apporte
une connaissance d'une individualité construite à partir de traits choisis pertinents et

33
. Hidé Ishiguro, Leibniz's philosophy of logic and language, Cambridge University
Press, Cambridge 1990 (2de édition), p. 135.
34
. Benson Mates, The philosophy of Leibniz, Oxford University Press, New-York,
1986, p. 67.
12
déterminés ? Notre recours à l'anthropologie, science sociale qui construit ses
instruments, ne se retourne-t-elle pas ici contre notre hypothèse ?
Jean -Claude Pariente qui soutient cette différence dans son grand livre sur Le
langage et l'individuel, donne pour soutenir cette distinction l'exemple de Léonard de
Vinci35. Comme signifiant du langage ordinaire, "Léonard" fait référence à l'individu
empirique et historique, qui est porteur d'une infinité de prédicats. A partir de cet
ensemble infini, on peut sélectionner des traits pertinents comme le fait par exemple
Freud lorsqu'il étudie Léonard de Vinci de manière à constituer un type de "personnalité
libidinale" qu'on pourra appeler du même nom de "Léonard" ; cette individualité
épistémique fait abstraction du milieu social et culturel, alors qu'une autre "individualité
épistémique" en tiendrait compte, tout en négligeant la dynamique pulsionnelle, et
pourrait elle aussi s'appeler Léonard de Vinci. Par conséquent ces objets, construits par
différentes approches épistémiques, dans le langage propre à divers types de
connaissance, viendraient peupler la classe des Léonard, dont le Léonard historique et
empirique ne serait plus qu'un membre parmi d'autres virtuels et non encore construits.
A ce qui pourrait dans cette intéressante distinction faire objection à mon
hypothèse, je réponds que je ne suis pas sûre que la distinction entre l'individualité
historique et l'individualité épistémique soit de l'ordre de l'opposition: je pense qu'il
s'agit plutôt d'une distinction de degré d'abstraction et de degré de construction. Jean-
Claude Pariente dit bien que l'individualité historique se fragmente en plusieurs
individualités épistémiques qui ne la recouvrent pas : c'est dire que l'individualité
historique est bien en arrière-fond, présente virtuellement dans toutes les individualités
épistémiques qu'elle soutient et nourrit.
Je prétends donc que tous les objets de connaissance construits à partir
d'individualités concrètes et donc infinies, gardent ce caractère infini comme à leur
lisière, ou comme un halo : l'individualité concrète, faite de virtualités infinies, les
entoure, les soutient et reste la source active d'où ils procèdent. En témoigne le fait
qu'on peut encore puiser dans ces virtualités pour constituer d'autres individus
épistémiques encore non produits, voire pour affiner ou corriger le concept ainsi
construit. De plus ces nouveaux individus épistémiques vont contracter de nouveaux
liens avec d'autres concepts de ces sciences sociales et rétroactivement modifier les
relations internes à ces univers poétiques ou gnoséologiques. Oedipe entre chez Freud
en relation non seulement avec Antigone sa fille, mais avec Hamlet, le Roi Lear,
Othello, ainsi qu'avec les Dora, Hans et autres personnages de l'univers freudien. A
travers Lacan lecteur de Freud, c'est aussi Aimée, et les soeurs Papin qui entrent dans
cet univers et font entendre avec les premiers personnages leurs consonances ou
dissonances.
La distinction fondamentale -pour notre problématique du destin individuel-
n'est donc pas celle de l'individu historique et empirique opposé aux individualités
épistémiques, même si le degré de connaissance croît avec les objets construits à partir
des individualités.
En effet, il n'est que de regarder les personnages de fiction qui n'ont jamais été
des individualités historiques pour comprendre qu'ils peuvent eux-aussi porter des
individualités épistémiques selon qu'on fait jouer Médée, Hamlet ou Don Juan dans un
discours où ils exhiberont une certaine personnalité libidinale ou une logique appétitive,
un rapport social ou un rapport entre les sexes. Toutes ces individualités ont des
concepts comportant une infinité de déterminations, même lorsque ceux-ci font
abstraction de certaines dimensions.

35
. Jean-Claude Pariente, Le langage et l'individuel, Armand Colin, Paris, 1973, p.
268sq.
13
Nous refuserons donc de donner à l'opposition historique /imaginaire, une
importance qui ne convient pas ici, puisqu'un même ordre régit les personnages de
légende et les personnages historiques, et qu'ils sont, dirait-on, constitués de la même
étoffe narrative . Ce qui nous intéresse ici, c'est que le nom propre recouvre toujours
une multitude indéfinie sinon infinie d'individus passés, présents et à venir qui ont des
destinées différentes. En supposant que la sélection de traits caractéristiques laisse
subsister en arrière-plan l'infinité virtuelle des déterminations, je dirai qu'une même "loi
de série", ou un même concept complexe, doit pouvoir engendrer ou correspondre à des
individus différents portant le même nom, ayant un air de famille, un certain style voisin
ou parent de constitution et d'opération, mais faisant des choix différents qui n'engagent
pas la même destinée. Ainsi la Médée d'Euripide qui tue ses enfants et la Médée de
Christa Wolff accusée à tort de les avoir tués.
Ces personnages vivent dans des espaces culturels et narratifs différents, dans
des mondes différents, incompossibles dans le même temps historique, mais pas
nécessairement incompatibles en droit si nous les recevons bien dans une même culture.
A cette condition (qui tient à la réception des textes), ils sont bien des variations du
même personnage, dont le concept complexe comprend tous les concepts complets des
Médée, Hamlet, Don Juan, Antigone passées présentes, ou à venir dans un nouveau
texte ou une nouvelle fiction.
Cette condition (tenant à la culture) neutralise, dira-t-on, la perspective créatrice
qui était celle de Leibniz, puisque la différence entre les personnages historiques et les
personnages possibles s'accentue chez lui, jusqu'à être soulignée de manière décisive
dès lors que les premiers engagent un choix divin du Meilleur des Mondes. Ce qui
sépare du tout au tout chez Leibniz les personnages historiques des autres, c'est la
décision créatrice de Dieu. J'en conviens : la famille d'individus approchants se tient
dans un espace couvrant l'ensemble des mondes possibles et pas seulement le nôtre,
neutralisant quelque peu l'importance du choix divin de cet univers comportant un seul
d'entre les individus de ces familles.
Mais pourquoi le Dieu leibnizien ne pourrait-il produire une structure complexe
soutenant deux usages du concept de famille d'individus portant le même nom ?
1) En un premier usage, cette structure engendrerait, selon les espaces, des individus
différents ayant une bonne raison de s'appeler du même nom, mais dont un seul serait
actualisé, c'est-à-dire pourrait s'approprier ce destin dans un procès de subjectivation
réservé aux existants.
2) En un usage plus fort de notre hypothèse, cette structure ramifiée soutiendrait l'action
d'un individu se constituant progressivement comme celui qui aura été le Sextus
historique, ou celle qui aura été la Médée de Christa Wolff, en écartant à chaque
inflexion de sa trajectoire les autres Sextus et Médée possibles, et en faisant voir par
l'évènement qu'il auront été choisis par Dieu pour exister dans ce monde-ci, comme
personnage historique ou comme personnage de fiction36. Il y faudra bien sûr une raison
A PRIORI, c'est-à-dire une motivation décisive pour jouer de ses inclinations et faire
prévaloir certaines sur d'autres, mais cette motivation décisive, sans laquelle on
reviendrait au "vouloir vouloir" justement dénoncé par Leibniz, n'apparaîtra que
rétrospectivement si la constellation intérieure n'est pas maîtrisable, et la motivation
décisive pas toujours facile à déchiffrer.
Une telle construction intellectuelle qui enveloppe des concepts individuels
différents serait une structure hiérarchisée: elle pourrait peut-être comporter des

36
. Et, dirait-on aujourd'hui, choisis par l'auteur pour exister dans cet espace d'écriture-
là.
14
prédicats disjonctifs comme "aller ou non à Rome"37; elle comportera en tout cas
diverses ramifications correspondant aux différents "choix" ou orientations38 qui
engendrent des trajectoires différentes. Ce qui permet de penser une manière d'élection
de soi dans des circonstances données, conduite aussi plausible que celle que présente
Leibniz, où l'individu fait en sorte d'avoir été prédestiné en faisant voir par son acte
l'élection dont il aura été le bénéficiaire : la personne, ici, fait voir celle qui a été choisie
par Dieu parmi les différentes versions possibles de son personnage, en manifestant en
acte sa véritable constitution affective et appétitive, dont Dieu a la connaissance a
priori, et que nous ne pouvons connaître que par l'expérience toue en en ayant un
sentiment confus de nescio quid, ou un pressentiment.
La construction que je propose me semble donc à la fois fidèle à l'esprit
leibnizien, puisque Leibniz numérote les Sextus comme il le ferait d'une série, et
instructive pour penser l'individualité en train de se faire dynamiquement, en accord
avec les déterminations d'un univers qui en est le contexte et le soubassement.
Elle est compatible avec la notion d'une loi d'engendrement pour les actions et
évènements d'un même individu, loi qui se découvre progressivement dans les faits,
même si elle inspire de toujours l'action individuelle.
Dans cette perspective, l'individu est bien "l'artisan de son destin", même si ce
destin est compris dans la structure complexe porteuse de l'infinité des individus
possibles du même nom. Car nul sauf une intelligence infinie ne peut prévoir quelle
figure de soi actualisera l'individu porteur de ce nom, ni en vertu de quelle motivation il
préfèrera être César passant le Rubicon plutôt que César ne le passant pas. Avant le
passage en effet, l'individu lui-même ne sait pas quel César il va ou veut devenir, il ne
peut que le pressentir, car il ne maîtrise pas le principe de ses décisions ni la loi du
déploiement de ses perceptions et appétitions.
C'est ce qu'indique le Principe de raison : il doit y avoir une raison, par laquelle
le prédicat "passer le Rubicon" est contenu dans le sujet, mais nul sauf Dieu ne peut la
saisir, comme lui seul sait que le prédicat "passant le Rubicon" est le seul qui convient
ou conviendra en vérité à ce César que nous considérons comme historique; mais cela
n'empêche pas de créer un univers romanesque ou fictif où nous verrons un César ne
passant pas le Rubicon qui ressemble à ce premier comme un frère jumeau, et qui en fait
en quelque sorte varier l'essence. Cette fiction pourra servir d'expérience de pensée pour
discerner et éclairer ce qui a motivé "notre" César historique à passer le Rubicon. La
persistance du nom propre le fait fonctionner comme nom de famille39.
Dans l'univers leibnizien, il faut que cette structure produisant des personnages
approchants soit de toujours dans l'entendement de Dieu. De même que la disposition
infanticide doit être présente, en même temps que l'amour des enfants, dans toutes les
Médée (qu'elles l'actualisent ou pas), la disposition conquérante et transgressive doit se
trouver dans tous les César, même si elle est mise au service d'autres causes par un
César qui ressemblerait à François Borgia, et se détournerait progressivement de sa
route conquérante, ou par une Médée qui trouverait d'autres moyens plus adéquats de se
venger de Jason et se détournerait de sa pente meurtrière.

37
. C'est un point qui nécessite un travail ultérieur, peut-être en coopération.
38
. Michel Fichant a attiré mon attention sur le terme de choix, qui pourrait apparaître
comme dénotant un souci de préserver un libre-arbitre d'esprit assez peu leibnizien. Je
précise donc que les choix d'aller ici ou là ne sont pas nécessairement clairs ni
conscients.
39
. Peut-on penser qu'aux yeux de Leibniz la différence entre les différents individus
approchants a quelque chose de négligeable dans certains contextes ?
15
La structure complexe et ramifiée que je propose pour comprendre tous les
concepts complets des personnages portant le même nom propre concilie le langage de
la notion complète avec celui d'une loi de série infinie des actions et des personnages
qui émergent de ces actions.
Autre avantage: elle éclaire la thématique leibnizienne de l'endurcissement des
âmes. Les chances de se repentir diminuent toujours plus pour un damnable qui pourrait
encore se sauver, parce qu'un nombre de plus en plus élevé de parcours possibles sont
abandonnés avec le temps, et qu'il reste de moins en moins de carrefours pour saisir une
occasion de s'orienter différemment. Ou bien, pourrait-on dire dans un autre langage : la
virtualité ou la probabilité du repentir devient toujours plus petite relativement à la
vigueur des inclinations à l'envie et à la rage qui ont été cultivées par le pécheur40.
Infiniment petite, cette chance n'est pourtant jamais nulle, et c'est pourquoi il reste
toujours un élan, si petit soit-il, sur lequel s'appuyer pour faire machine arrière, se
détourner de la destinée qu'on n'a cessé de se forger auparavant, et faire son salut; ce qui
justifie la prière des proches pour le damnable qui apparaîtrait d'ores et déjà damné si
l'on négligeait cette chance infiniment petite.

Conclusion

Dans son brouillon de préface à Gilbert Burnet, daté par Gaston Grua de 1705,
Leibniz avait dit qu'il lui semblait avoir trouvé un fil dans le labyrinthe de la
contingence, de la liberté et du destin, et apporté quelque lumière dans cette obscurité :
il suffit de faire ce qui s'accorde avec les futurs certains pour devenir l'artisan de sa
fortune ou de son destin. S'il est certain qu'on sera ruiné, c'est qu'on aura suffisamment
négligé son sort pour se ruiner et devenir ainsi l'ouvrier de son infortune.
Pour ma part, je n'ai pas voulu me contenter de reprendre l'argumentation
leibnizienne selon laquelle la détermination est une inclination toujours plus grande à ce
qui arrivera : je l'ai poursuivie, poussant plus avant la fable leibnizienne des destinées,
prolongeant le fil leibnizien en tricotant le concept complexe d'une famille d'individus
qui portent le même nom, qui ont un style appétitif voisin, mais sont porteurs de destins
différents correspondant à des différences insensibles de constitution et d'orientation.
En combinant ce concept complexe avec le modèle de la tangente, on obtient la
possibilité d'une trajectoire imprévisible pour une intelligence finie mais intelligible en
droit, par laquelle un individu se sépare des individus voisins qu'il pourrait être, dévie
toujours plus d'une voie virtuellement tracée, déclinant une version unique parmi la
multitude des possibilités ou destinées désignées par le même nom propre. Ce qui est
bien infléchir son destin, sans contrevenir ni au Principe de contradiction ni au Principe
de raison, puisque le souverain être l'aura toujours su et il aura même choisi cet individu
pour cette déviation, dont il était porteur au titre de la constitution insensible, et dont
tous les esprits sont naturellement capables.

40
. C'et le cas de Belzébuth dans la Confessio Philosophi.
16

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