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COBRESPONDANCE

LETTRE DE M. G. MONOD EN RÉPONSE A L'ARTICLE DE M. FUSTEL


DE COULANGES, INTITULÉ De l'analyse des textes historiques.
RÉPLIQUE DE M. FUSTEL DE COULANGES.

MONSIEUR ET CHER confrère,


La situation d'un historien sévèrement critiqué pour un de ses
écrits est toujours un peu embarrassante. S'il ne dit rien, c'est qu'il
n'a rien à répondre et qu'il souscrit à sa condamnation; s'il riposte,
c'est qu'il a un mauvais caractère et un amour-propre singulièrement
chatouilleux. Cet embarras s'accroît encore si son critique lui est
notoirement supérieur par l'âge, la position et le talent, et s'il ne
peut, sans présomption,lui répondre du même ton sur lequel il a été
attaqué. J'éprouve quelque chose de cet embarras en présence de
l'article si sévère que M. Fustel de Coulanges a publié dans la Revue
dès questions historiques du 1er janvier dernier, à l'occasion d'un
article de moi sur les Aventures de Sichaire, paru dans la Revue
historique du l« juillet 1886. Si je n'écoutais que mes inclinations,
ma déférence pour la personne de M. Fustel de Coulanges, mon
respect pour son érudition, mon admiration pour son talent, je
garderais en ce moment le silence; je me contenterais d'étudier
de nouveaules points sur lesquels il a fait porter ses critiques et de
profiter de ce qu'elles contiennent de juste. Mais son article ayant paru
dans une Revue dont beaucoup de lecteurs ne peuvent juger de mon
travail que par ce que M. Fustel de Coulanges lui-même en dit, je
suis presque contraint de leur expliquer en quoi ses attaquesmeparais-
sent excessives ou injustes. Je suis aussi obligé de me défendre par ma
situation même de professeur. Ce n'est pas seulementtelle ou telle opi-
nion soutenue par moi que M. Fustel de Coulanges combat; c'est la
méthode même de mes travaux et de mon enseignement qu'il déclare
pernicieuse.
L'article de M. Fustel de Coulanges contient à la fois une réfutation
du commentaire que j'ai donné des chapitres xlvii du 1. VII et xix
du 1. IX de Grégoire de Tours et une critique de la méthode que, selon
lui, j'appliquerais à l'étude de l'histoire. Je dirai brièvement en quoi
cette réfutation et cette critique ne me paraissent pas fondées. Je
n'entrerai pas dans une discussion approfondie; elle serait sans
intérêt pour ceux de vos lecteurs qui n'ont pas mon travail sous les
yeux. Je tiens seulementà leur prouver que je n'ai pas été aussi
léger qu'ils ont pu le croire, sur la foi de mon éminent et persuasif
contradicteur.
Je ferai observer tout d'abord que la réfutation de M. Fustel de
Coulanges est purement négative. Il conteste la légitimité et l'exac-
titude de mon explication du texte de Grégoire de Tours; il ne nous
dit pas quelle explication il substituerait à la mienne. Je dois donc
me borner à prouver que mon essai d'interprétation était légitime et
n'a pas le caractère d'absurdité et de fantaisie que mon critique lui
attribue. Or, qu'ai-je tenté de faire ? Je me suis trouvé en présence
de personnages que, d'après leurs noms, leurs sentiments et leurs
mœurs, j'ai pris pour des Francs. J'en ai conclu qu'ils avaient dû
agir conformémentaux coutumes franques et que, traduits en justice
pour leurs actes, ils avaient été jugés conformément à ces mêmes
coutumes, sauf dans le cas où l'intervention épiscopale les a décidés
à y déroger. Ces prémisses une fois posées, mon système me parais-
sait rendre assez bien compte des diverses péripéties du drame pour
que mon interprétation devînt, dans l'ensemble, assez plausible. Je
dis plausible et non certaine, car je crois difficile, en ces matières,
d'atteindre à la certitude. Je ferai d'ailleurs remarquer que ma seule
prétention dans cet article sur les aventures de Sichaire a été de
tracer un tableau de mœurs, de compléter,d'après ce que noussavons
des coutumes franques, ce qui dans le récit de Grégoire est incom-
plet ou obscur. Je n'ai point cherché, comme on le fait trop souvent,
à tirer des textes de Grégoire des conclusions juridiques rigoureuses
sur les institutionsdu vie siècle. M. Fustel de Coulanges me conteste
mon point de départ lui-même et toutes les conséquences que j'en tire.
Il nie que je puisse avoir aucune opinion sur la nationalité des person-
nages mis en scène par Grégoire il me reproche aussi d'avoir dit
que Sichaire était un assez riche propriétaire. Pourtant M. Fustel de
Coulanges lui-même écrivait, il y a quelques mois, dans ses Recherches
sur quelques problèmes d'histoire (page 448, 1. 1.) à propos du même
texte « Le principal personnage est Sichaire, assez riche pro-
priétaire foncier. Les autres s'appellent Austrésigile, Chramnisinde,
Ebérulf. Il est assez vraisemblable qu'ils étaient de race franque. »
Je sais bien qu'il ajoute que la race importe peu et que la forme des
noms n'est pas un sûr indice pour déterminer les nationalités; il n'en
est pas moins vrai que sa méthode d'analyse lui donnait dans ses
Recherches des résultats sensiblement différents de ceux qu'il
m'oppose clans son article. Je crois que quiconque lira sans préven-
tion les deux chapitres de Grégoire et surtout le second dont M. Fustel
de Coulanges s'est abstenu de parler, n'hésitera pas un instant à
reconnaître que c'est des barbares qui sont en scène, et .que dès lors
mon commentairepourrait bien n'être pas tout à fait erroné.
Je n'abuserai pas de la patience de vos lecteurs en entreprenant de
discuter chacun des points sur lesquels M. Fustel de Coulanges me
critique. Comme ils n'ont pas mon texte sous les yeux, cette discus-
sion les ennuierait sans les convainere.Il en est où je reconnais avoir
fait des hypothèses hasardées et inutiles(quand j'ai supposerai- exem-
ple,que le grand-père de Sichaire s'appelaitSichaire, mais j'ai indiqué
que c'était une pure hypothèse) il en est d'autres où j'aurais dû
mieux motiver mon opinion et indiquerqu'on pouvait comprendrele
texte autrement que moi (par exemple dans ce que j'ai-dit des parti-
cipes villa) mais le fond même de mon commentaire ne me paraît
pas avoir été ébranlé par les objections de M. Fustel de Coulanges;
sur plusieurs points de détail, il me semblem'avoir opposé des argu-
ties plutôt que des raisons et avoir même involontairement travesti
ma pensée. Il prétend (p. 8) que d'après moi le meurtrier du servi-
teur du prêtre de Manthelan était ivre, « par la raison que Tacite rap-
porte que les Germains étaient sujets à s'enivrer. » Je n'ai point dit
une pareille niaiserie. J'ai supposé que ce meurtre était causé par
l'ivresse, parce qu'îL n'est pas vraisemblable qu'un homme dans son
bons sens tue le serviteur qui vient l'inviter « à une collation » (ce
n'est pas moi, c'est M. Fustel de Coulanges qui, au nom de la
méthode analytique, traduit: act Mbendian par à une collation),
parce qu'on l'invitaità venir se joindre à un ivrogne notoire et parce
que nous savons d'ailleurs à quels excès la fête de Noël donnait occa-
sion. Voici mon texte <c On ne peut mettre que sur le compte de
l'ivresse l'acte de furieuse brutalité dont l'un d'eux se rendit coupable.
A la vue du serviteur qui venait l'inviter,il tira son épée et, d'un coup,
l'étendit raide mort. C'était là un de ces accidents qui n'étaient point
rares dans la société germanique.Tacitenous parle des terribles effets
de l'ivresse sur les lourdes et silencieuses natures germainesqui se
ruaient aux coups et aux meurtres sans même avoir commencé par
s'insulter. » Il faut vraiment avoir bien grande envie de me prendre
en faute pour trouver à redire à ce passage, et surtout pour le trans-
former eommefaitM.FusteldeCoulanges.il est si désireux de me
contredire, qu'il ajoute que cet homme n'était certainementpas ivre,
puisqu'il sortaitdePoffiee.Jelui dirai à mon tour « Qu'ensavez-vous?
•Grégoire de Tours ne nous dit pas qu'il sortait de l'office, et d'ailleurs
<ce ne serait pas la première ni la dernière fois qu'on aurait vu un
iiomme ivre dans une église.» M. Fustel de Coulanges me critique
encore pour avoir traduit injitclicio civium, par « le tribunal des
hommes libres, » et il soutient que civis signifie la classe intermé-
diaire entre les grands et le peuple. « Civis, ajoute-t-il, se dit de tout
ce qui est inférieur à la classe sénatoriale, mais supérieur aux classes
infimes de la société, » et il affirme que Grégoire distingue absolument
ceux qui sont gêner s senatorio de ceux qui sont simplementcives. Je
répondrai que cives n'a nullement dans Grégoire le sens juridique
précis que M- Fustel de Coulanges, toujours préoccupé d'idées
romaines,lui attribue. Il signifie simplementles habitants libres d'une
civitas, et plus spécialement d'une ville. Il distingue les senatores
parmi les cives, mais il ne les place nullement en dehors des cives.
Ommatius est ex semttoribus civïbusqiie firvertzz.s Francilien est e:z
senatoribiis civis Pictcmus (Grég. x, 31, 12, 14). Nous savons que
l'élection des évêques était faite par le populus tout entier, clerici,
nobUitas, plehs tirhana vel rustica, comme dit laVifaS.Germani.
Or, les formules disent que l'élection est faite consensu civium. Ici
encore ce n'était vraiment pas la peine de me chercher noise pour
un détail que je pouvais aisément 'justifier. Ailleurs j'ai traduit:
Pars Chramnislncli, par « le parti de Chramnisinde.» M. Fustel de
Coulanges me reproche à ce sujet d'ignorer que partes signifie « les
parties » et non les « partis.» Je ne l'ignorais pas, puisqu'â deux re-
prises, pages 279 et 283, j'ai traduit partes par « les parties, » Mais
nous savons aussi que l'on venait rarement seul dans les tribunaux à
cette époque; on y venait entouré de eojurateurs, de parents, d'amis
nous voyons que Sichaire, Austrighysèle, Chramnisinde n'agissent pas
seuls, mais avec des troupes armées leurs complices sont solidaires
de leurs crimes j'étais donc fondé à penser que si Grégoire a dit: Pars
Chram.nisindi,ei non Chramnisindits, c'est qu'il a entendu« Cliram-
nisinde et ceux qui étaientavec- lui.» Je pourrais multiplier ces exemples
et montrer que si je n'ai pas discuté chacun des points difficiles ou dou-
teux de mon texte, ce n'est pas parce que je ne me suis pas douté d"e ces
difficultés, mais parce que j'ai voulu faire un tableau de mœurs et non
une dissertation juridique. J'ai, de propos délibéré, composé une nar-
ration et non institué une discussion autrement j'aurais écrit au
moins cent pages et non trente-deux. J'ajouterai qu'avec les procédés
de critique de M. Fustel de Coulanges, je me ferais fort de démolir
toutes les théories sur l'époque mérovingienne, de "Waitz, de Sohm,
de Fahlbeck, de Guîzot et de M. Fustel de Coulanges lui-même. Si
l'on veut ne rien dire qui ne soit scientifiquement certain, s'abstenir
de toute hypothèse, il faut se contenter de traduire les textes sans
rien y ajouter, et encore. la traduction elle-même sera un tissu
d'interprétations hypothétiques il faut se contenter de les trans-
crire.
Ceci m'amène au second point traité par mon honorable contra-
dicteur, à la question de méthode. D'après lui, j'aurais substitué à
la méthode d'analyse des textes, la seule bonne, pratiquée par
Guérard, Quicherat et M. Fustel de Coulanges, une soi-disant méthode
comparative « qui n'est qu'un joli chemin pour glisser dans l'erreur. »
Je me hâte d'ajouter que mon critique ne rejette pas absolument la
méthode comparative (et il ne le pourrait sans ingratitude, car le beau
livre de La Cité Antique, qui vivra autant que la langue française,
est un des plus illustres et aussi un des plus hardis modèles de la
méthode comparative) mais il veut qu'on analyse avant de com-
parer. Dans ces termes, l'opinion de M. Fustel de Coulanges sera,
je pense, acceptée de tous les historiens. J'avoue humblement que
je me suis toujours efforcé de procéder ainsi, même en racontant les
aventures de Sichaire. Si je n'ai pas réussi, c'est ma capacité, non
mes intentions, qu'il faut accuser. Je n'ai jamais voulu, je le jure,
pervertir la jeunesse et l'entraîner vers une méthode facile et sédui-
sante, qui dispenserait de lire les textes et se contenterait de les
illustrer par des rapprochements ingénieux. Si j'ai jamais rendu
quelque service par mon enseignement, c'est à force d'inviter les
jeunes gens à lire, à dépouiller et à analyser les textes.
N'y a-t-il donc dans le développementde M. Fustel de Coulanges
sur les deux méthodes, que l'exposé d'une vérité évidente par elle-
même, d'un truisme auquel tout le monde est prêt d'avance à donner
son plein assentiment? A-t-il tout à fait tort de dire que nous ne`
comprenons pas la méthode historique tout à fait de la même façon ?P
Je ne le pense pas, et si en théorie nous sommes parfaitement
d'accord, en pratique nous sommes à des points de vue sensiblement
différents.
Notre divergence vient de ce que M. Fustel de Coulanges attribue
à la méthode analytique des vertus que je ne lui reconnais pas au
même degré, et trouve à la méthode comparative seule des dangers
qu'elle partage selon moi avec la méthodeanalytique. Celle-ci, à ses
yeux, est objective et on peut arriver par elle à la certitude et à
l'évidence, tandis que la méthode comparative serait essentiellement
subjective. Il croit arriver par sa méthode à des vérités scientifiques,
tandis que moi je me laisserais aller à de décevants mirages. Je suis,
je l'avoue,enfaitde méthodes,beaucoupplus sceptique que lui; je suis
d'accord avec lui lorsqu'il pense qu'il y a beaucoup d'hypothèses,
d'imaginationsvaines, d'erreurs même dans ce que j'écris ou enseigne;
mais je ne crois pas que sa méthode le préserve beaucoup plus que la
mienne de l'erreur, si tant est que j'aie une méthode différente de la
sienne. Quand on a affaire à une époque où les textes sont aussi
• rares, aussi incomplets, aussi obscurs que pour le haut moyen âge,
il est impossible de se passer d'hypothèses, d'éliminer tout élément
subjectif et imaginatif. Sauf sur des questions d'infime détail (telles
que la belle et probante démonstration de M. Fustel de Coulanges sur
le sens des mots inter quatuor solia, dans la loi salique), dès qu'on
traite un point d'histoire ou de droit un peu général, on est obligé,
non seulement d'analyser, mais aussi d'interpréter. Or, toute inter-
prétation est un peu subjective. On a beaucoup reproché à M. Renan
d'avoir dit qu'il fallait « solliciter doucement les textes. » Ce procédé
de « sollicitation » peut être en effet dangereux; il est blâmable si
on l'applique dans un esprit de dilettantisme, plus soucieux de l'art
que de la vérité Il est légitime, si on l'applique avec précaution et
conscience.L'un sollicitera les textes en rapprochant deux textes dont
la connexion n'est peut-être pas certaine un autre les sollicitera en
analysant les textes à la lumière de certaines idées préconçues et de
raisonnements ingénieux. Je dirai même que celui-là aura le moins de
chancesdese tromper qui aura présents à la fois à l'esprit le plus grand
nombre de faits, qui aura la conception historique générale la plus
juste, qui aura l'imaginationla plus vive d'une époque, qui par consé-
quent pratiquera la méthode comparative simultanément avec la mé-
thode analytique. M. Fustel de Coulanges nous dit qu'il connaît des
chaires où l'on explique la Germaniede Tacite uniquement d'après lois
germaniqueset scandinaves, au lieu de chercherle sens latin et romain
de ses expressions. Je ne doute pas que le premier système (s'il est
vrai qu'il y ait des gens qui l'appliquent exclusivement) doit donner
.parfois de singuliers résultats, mais le second est-il donc si sûr? Tacite
décrivait des institutionsqu'il ne pouvait ni connaître ni comprendre
à fond avec des expressions faites pour des institutions et des mœurs
tout autres. Il doit y avoir chez lui des contre-sens fréquents et on
risque de les accentuer en appuyant sur le sens technique de certains
mots au lieu de les corriger par des comparaisons.C'est ce qui est ar-
rivé à M. Fustel de Coulangesquand, pour définir le rôle des asses-
seurs du tribunal de princeps germain, il a longuement insisté sur le
sens grammatical du motauctoritas au lieu de le rapprocher du mot
arbUrium qui est employé plus haut dans un cas tout à fait
analogue pour définir le rôle du peuple dans le tribunal de la cité.
La comparaison lui eût évité ici l'erreur où l'analyse l'a entraîné.
On commettra autant, peut-être plus d'erreurs, en expliquant la
Germanie d'après les institutionsromaines qu'en l'expliquant d'après
les institutions franques, saxonnes et scandinaves.
Je citerai d'autres exemples plus frappants pour prouver que la
méthode analytique n'a pas.plus qu'une autre le privilège de l'infailli-
bilité.ne mène pas plus qu'une autre à la certitude. M. Fustel de Cou-
langes,avant de me reprocher de n'avoir rien compris à l'histoire de
Sichaire, d'y avoir mis vingt choses que Grégoire ne dit pas et omis
vingt choses qu'il a dites,a lui-même parlé deux fois de cette histoire,
dans son livre sur les Institutionspolitiques de l'ancienne France,
page 510, et dans ses Recherches sur quelques points d'histoire, page
498. Or, chose curieuse, ce censeur si sévère des erreurs d'autrui a
émis les opinions les plus contradictoiressur le texte qu'il me reproche
d'avoir mal interprété. Dans V Histoire des institutions politiques, il
nous dit qu'il existait à l'époque franque des tribunaux d'arbitrage où
le comte ne jouait aucun rôle, et il oppose ces tribunaux au tribunal
du comte qui seul aurait eu la justice eoërcitive. Comme preuve, il
cite le chapitre XLVII du livre VII de Grégoire de Tours et deux des
plaids qui y sont racontes, le second « qui fixe une indemnité » et
dont une des parties rejettela décision, et le troisième dont la décision
est acceptée des deux parties.Il ajouteque dans ces deux cas le comte
ne se mêle en rien à l'affaire. » Or il suffit d'ouvrir Grégoire pour
s'assurer que cette affirmation est erronée. Dans le premier cas,,l'évê-
que a cité les parties adjuncto judice, c'est-à-dire « de concert avec
le comte»; dans le second partes a judice ad civitatem deductœ
sunt, c'est-à-dire « les parties sont amenées à la ville par le comte.»
Pourquoi M. Fustel de Coulanges a-t-il analysé aussi inexactementce
texte? C'est que l'idée qu'il s'était faite du tribunal arbitral offusquait
son esprit et l'empêchait de lire le texte tel qu'il est.Dans ses Recher-
ches, il est revenu sur le même texte, et cette fois-ci, non seulement
le comte joue un rôle, mais il en joue un très important L'évêque,
qui agissait seul dans l'Histoire, n'agit plus que « de concert avec le
comte. » Le comte est présent au secondplaid (Grégoire nele dit pas)
« probablement il le préside » (je le crois aussi, mais c'est une hypo-
thèse, et M. Fustel de Coulanges use ici d'un procédé qu'il m'a dure-
ment reproché). « Le comte amène les deux parties à comparaître.
Le comte était présent, car aucune composition ne pouvait se faire sans
lui.» (M. Fustel de Coulanges avait dit dans son Histoire exactement
le contraire ) Pour compléter ces contradictions, il nous dit dans son
article de la Revue des questions historiques, à propos du plaid
dont la décision a été acceptée par Chramnisinde (p. 26) « Cette
nouvelle action n'a rien d'un arbitrage ..H ne semble pas que la
composition ait pu être refusée par le demandeur, car c'était un
véritable jugement. » Or dans l'Histoire, ce plaid est qualifié 'de
tribunal arbitral; et dans les Recherches, nous lisons « Cette com-
position n'a pas été obligatoire; la décision du tribunal n'a pas été
forcément exécutoire. » Ainsi M. Fustel de Coulanges a parlé trois
fois des aventures de Sichaire, et chaque fois il a donné du même
fait une interprétation différente. Dans l'Histoire, il dit le comte ne
parait pas dans les Recherches le comte préside il affirme dans
ses Recherchesil n'y a pas jugement, maisarbitrage; etdanslaiîeime.
il n'y a pas arbitrage, mais jugement. Qui faut-il croire, l'auteur de
VEistoire^aiiteurdesRecherches ou le rédacteur de la Revue desqués-
tions historiques ? Pour moi, je suis très loin de faire un crime à mon
contradicteur de ses propres contradictions; il arrive à tout le monde
de se tromper, etil est tout naturel de changerd'avis sur des questions
aussi controversables. Mais si ce sont là les résultats merveilleux
de la méthode analytique, je ne vois pas trop ce qu'elle peut repro-
cher à la méthode comparative et quand on a soi-même donné d'un
fait trois interprétations dont deux au moins sont erronées, est-il
juste de me morigéner de si haut et de me dénoncer comme un
ennemi des saines méthodes, parce que j'ai hasardé une quatrième
intei'prôtation ?a
Rappellerai-je maintenant les analyses si ingénieuses par lesquelles
M. Fustel de Coulanges a prouvé que le Romanûs possessor de la loi
salique désigne un affranchi, que la tertia des lois burgonde et
wisigothique désigne non la propriété d'un tiers d'une terre, mais la
jouissance du tiers de ses revenus ? Citerai-je en regard les analyses
par lesquelles on a réfuté ces démonstrations? Si l'analyse était un
instrument aussi sûr que le croit mon contradicteur, pourrait-elle
être employée à deux fins ? M. Fustel de Coulanges est-il bien certain
de n'avoir pas été entraîné, en ces deux occasions et dans d'autres
encore, par des idées préconçues sur le rôle et la situation des bar-
bares dans l'empire romain ? Si sa méthode d'analyse nous amenait
à des certitudes scientifiques, comment se ferait-il que M. Fustel de
Coulanges ait tant de peine à faire accepter par les spécialistes quel-
ques-unes des découvertes auxquelles il tient le plus et qu'il doit à
cette méthode ? Je ne parle pas des érudits allemands, qu'il peut
croire prévenus, mais d'esprits impartiaux et précis, comme
M. Mispoulet ou M. Dareste.
Je serais désolé si l'on concluait de ces observations que je
n'apprécie pas à leur valeur les travaux de M. Fustel de Coulanges.
A mes yeux il est un maître, non seulement par la puissance de son
esprit et la beauté de son style, mais aussi et surtout par l'étendue
de sa science, la sagacité de ses analyses, l'originalité de ses recher-
ches. Il m'est bien permis de trouver en même temps qu'il est systé-
matiqueà l'excès, et que, sans le vouloir, il se laisse parfoisentraîner,
soit par des conceptions à priori, soit par l'attrait de la nouveauté.
J'ajouterai que ces tendances, si périlleuses qu'elles soient, font une
partie de son mérite. C'est grâce à elles qu'il n'écrit pas une ligne
qui laisse les historiens indifférents, qu'il y a toujours à s'instruire
auprès de lui, ne fut-ce que parce qu'il vous oblige toujours à réviser
les opinions reçues, à examiner de nouveau ce qu'on était habitué à
tenir pour démontré. Nul n'a une conception plus haute et plus
juste des devoirs de l'historien, et je suis heureux en finissant cette
lettre de m'associer aux belles paroles par lesquelles il termine son
réquisitoire contre la méthode comparative « La première chose
qu'il faut recommanderà ceux qui commencent l'étude de l'histoire,
c'est cette absolue indépendance, cette indépendanee à l'égard de
soi-même, sans laquelle il n'y a pas de recherche historique. Si vous
voulez étudier les anciens peuples, comprenez leurs idées telles
qu'ils les ont exprimées, non pas telles que votre esprit moderne
se les figure. Si c'est -le moyen âge que vous voulez connaître,
n'allez pas vous faire à l'avance une opinion de toutes pièces. Ne
soyez ni germaniste ni romaniste vous ne verriez que la moitié des
choses, et cette moitié même, vous la comprendriezmal. N'expliquez
pas tout par la loi salique, vous fausseriez presque tout. Rien ne se
refuse plus à vos systèmes étroits que le moyen âge. Les faits sont
aussi variés que les documents sont nombreux. Lisez chaque docu-
ment en lui-même, étudiez-le et comprenez-le suivant sa nature
propre. L'étude isolée de chaque documentvous montrerala diversité
et la variété des faits. »
On ne saurait mieux dire, ni dire plus vrai. Je suis tellement
pénétré des vérités contenues dans ces lignes que je me suis
demandé en les lisant si c'était bien à moi que s'adressait cette
leçon, ou si M. Fustel de Coulanges n'avait pas plutôt ici fait son
examen de conscience.
Agréez, monsieur et cher confrère, avec mes remercîments pour
l'hospitalité de votre Revue, l'expression de mes sentiments
dévoués.
G. MONOD.
MONSIEUR LE DIRECTEUR,

M. Monod se plaint que j'aie été d'une sévérité excessive à son


égard. Je ne le pense pas. Cela serait trop contraire aux sentiments
qu'il sait que j'ai pour lui. S'il était vrai que je n'eusse pas apporté
dans la forme tous les ménagements qu'il eût fallu, j'aurais eu tort;
mais il en faudrait accuser mon peu d'adresse, non mon mauvais vou-
loir. M. Monod me doit au moins cette justice que je me suis abstenu
de toute attaque personnelle. Je ne crois pas qu'il ait rencontré une
seule épithète désobligeante s'adressant à sa personne. Il n'y a pas
un mot contre son érudition ni contre son talent. Je ne me suis atta-
qué qu'à une fausse interprétation qu'il donnait d'un récit de Grégoire
de Tours et à quelques théories historiques qu'il édifiait sur cette
interprétation J'ai pris chacune de ses affirmations, et j'ai mis les
textes en face d'elle. Je n'ai eu souci, visiblement, que de l'exactitude
historique.
Sur le fond même, je n'aperçois pas à laquelle de mes objections il
a répondu. Précisons bien et écartons le vague. Six objections rem-
plissaient presque tout mon article. 1° J'établissais (pages 11-16) que
l'on ne pouvait pas deviner la race d'un homme au ve siècle,
d'après la forme de son nom, et qu'il n'y a aucune raison suffisante
pour affirmer que tous ceux que Grégoire de Tours appelle cives turo-
nioi fussentforcément de race franque M. Monod ne répond rien sur
ce point, qui est pourtant la base unique de son système. 2° Je disais
encore(pages 16-20) que Grégoire, dans son long récit, ne fait aucune
allusion à la loi salique je demandais donc à M. Monod quelle con-
nexion il voyait entre ce récit et cette loi, et quelle raison il avait
eue pour adapter l'un à l'autre; sur ce point je ne reçois aucune
réponse. 3° J'ajoutais (pages 21-22) qu'il était faux d'attribuer aux
Francs l'usage des noms de famille passant du grand-père au petit-
fils M. Monod convient aujourd'hui que cet usage n'existait pas.
4° Je montrais, par la simple traduction mot à. mot (pages 23-25), que
Grégoire de Tours avait décrit un arbitrage épiscopal, et non pas un
mall salique, comme l'avait dit M. Monod; il passe condamnation sur
ce point. 5° J'ajoutais (pages 26-27) que les mots contra leges ne
doivent pas être interprétés comme s'il y avait contra legemsalicam;
il ne le soutient plus. 6° J'avertissais enfin (pages 28-32) que M. Mo-
nod n'avait pas le droit d'édifier un système sur les commencements
de la vassalité d'après la seule expression participes villœ, par la rai-
son que cette expression désigne des propriétaires de portiones, c'est-
à-dire de parties de village, et non pas, comme il l'a dit, des gasindi
ou des clients vivant sur la terre d'un chef sur cela il ne répondrien.
Dès que M. Monod m'accorde ces six points, que reste-t-il de son
interprétation de Grégoire de Tours ?P
Il se rabat sur des points secondaires, sur quelques menues criti-
ques que j'ai faites en passant. Encore n'est-ce pas pour les réfuter. Il
abandonne son interprétation dû adjuncto judice pour adopter la
mienne. Il ne voit plus dans les cives les hommes du mail. Il ne parle
plus de mannitio ni de chrenecruda. Seulement, il se plaint que ces
objections secondaires eussent trop peu d'importance et dit qu'il ne
fallait pas lui chercher noise pour si peu. Était-ce la peine de lui repro-
cher d'avoir représenté Sichaire comme « un grand propriétaire »
(c'est bien ce qu'il y a à la page 268 de la Revue historique), alors que
j'avais dit autrefois qu'ilétait « assez riche»? Était-ce la peine, ayant
dit moi-même que Sichaire était vraisemblablement un Franc, de
reprocher à M. Monod d'avoir dit qu'il l'était èvideynment ? Oui, c'en
était la psine, non pas parce que M. Monod exagérait, mais parce
que sur ces deux exagérations il édifiait deux systèmes. De Sichaire
grand propriétaire il faisait tout de suite un chef de gasindi et pres-
que un chef de vassaux (Revue historique, pages 268 et 282 n. 5.)
Siehaire évidemmentFranc lui servait de point de départ pour toute
une théorie de la loi salique appliquée à Tours par un évêque.
De même pour lejudicium civium. Il explique aujourd'hui que ces
cives sont simplement des membres de la civitas de Tours, ainsi que
je l'avais dit. Mais ce que j'objectais à M. Monod, c'était d'avoir
interprété et décrit ce judicium civium comme si Grégoire de Tours
avait écrit mallum Francorum (Reo. hist., p. 275 et 284). Ainsi mes
critiques, même ces critiques secondaires, n'étaient pas de pures
arguties.
Sur la question de méthode, M. Monod accepte que les rapproche-
ments ne dispensent pas de l'analyse, et qu'on ne doit rapprocherque
les choses qui ont une connexion certaine. C'est tout ce que je voulais
établir, et il paraît que cela n'était pas inutile. Je n'ai pas voulu dire
d'ailleurs qu'il y eût deux méthodes, une méthode analytique et
une méthode comparative. Il n'y en a qu'une. Elle consiste à analyser
d'abord, à comparer ensuite. Qui néglige le premier point tombe
forcément dans l'erreur. Qui néglige le second arrive rarement à la
vérité.
Mais, dit M. Monod, l'analyse exacte est insuffisante ;'ilprofessedone
dans sa réponse qu'il faut interpréter et « solliciter » les textes. Je
ne le pense pas. Solliciter un texte, c'est le plier à nos idées, c'est
mettre en lui ce qui est en nous. Mais, ajoute-t-il, on ne le fera
« qu'avec précaution et conscience. » Je ne doute pas de la conscience,
mais quelle sera la mesure de la précaution? Chacun la mesurera
d'après son propre jugement, c'est-à-dire d'après son idée préconçue.
M. Monod veut être prudent, j'en suis sûr mais il a sollicité le texte
de Grégoire jusqu'à l'extrême imprudence. Je prends un menu
détail dans sa réponse même. Comme il tient à ce que le premier
meurtrier du récit ait été ivre, il soutient qu'il devait l'être dès le
moment où on l'invitait à venir boire chez un prêtre, « parce que
a-t-il dit
ce prêtre était un ivrogne notoire. » Mais où donc Grégoire
que ce prêtre fut un ivrogne ? Et si M. Monod n'a pas
trouvé dans
Grégoire que ce prêtre fût ivrogne, où donc â-t-il puisé ses rensei-
gnements particuliers? Sérieusement, à quoi servait-il d'ajouter
ce soi-disant trait de moeurs au récit de Grégoire ?P
Entendons-nous bien sur cette question de méthode que M. Monod
me paraît embrouiller un peu. Je n'ai jamais dit que les textes fus-
sent toujours suffisants, ni l'analyse toujours infaillible. La question
n'est pas là. Je ne repousse nullement l'hypothèse. Là où les textes
manquent, il peut être utile d'énoncer une hypothèse, pourvu qu'on
le dise. Mais quand on a un texte et qu'on l'analysa, je prétends que
l'analyse soit exacte. Mieux vaut une hypothèse qu'une analyse mal
faite. Je vais plus loin: mieux vaut une fausse hypothèse qu'une
fausse analyse. Car l'hypothèse ne trompe personne et n'est qu'une
pierre d'attente, au lieu que la fausse analyse d'un texte, que les lec-
teurs ne vérifient guère, formera autorité. M. Monod me fait l'amitié
de rappeler le fameux inter quatuor solia qui a joui quelque temps
d'une si grande vogue. M. Sohm, Jans ces trois mots tout seuls, avait
voulu voir les bancs d'un tribunal populaire, et voulant les voir il les
avait vus. Puis toute, l'érudition française avait marché à sa suite.
Ce n'était pourtant qu'un texte « sollicité, » c'est-à-dire interprété à
faux. Supposez que j'eusse gardé le silence sur l'article de M. Monod,
cet article ferait autorité, et l'on professerait partout que les Francs
avaient des noms héréditaires, que la loi salique était appliquée à •

Tours par l'évêque lui-même, et que les portiones villœ font déjà
pressentir l'organisation féodale.
J'arrive à la seconde partie de la réponse de M. Monod, et ici je
suis embarrassé. Après s'être défendu si peu et si vaguement, il se
rattrape sur l'attaque. Peut-être est-ce à mon tour de me plaindre.
Son ironie n'est pas très tendre, malgré les éloges qu'il veut bien y
mêler. Faut-il me défendre ?P
Je pense qu'il suffira de montrer que, dans ses attaques aussi, il
procède par à peu près et avec peu d'exactitude. Par exemple, j'avais
indiqué (p. 8) qu'il était inutile de faire tout un développement sur
l'ivresse, alors que Grégoire de Tours n'a certainement pas dit que
l'homme fût ivre; et voici M. Monod qui prétend que j'ai affirmé que
l'homme n'était certainement pas ivre. Vous voyez la nuance. Il
s'écrie alors Qu'en savez-vous? Assurément je n'en sais rien;
aussi ne l'ai-je pas dit. Plus loin. M. Monod donne à entendre que je
me suis trompé sur le sens du mot cives, lequel a deux significations
assez distinctes dans lalanguede Grégoire; et il m'accuseden'avoirpas
dit que cives signifie les habitants d'une civitas. Or, c'est précisément
ce que j'ai dit ( p. 22-23). Il est vrai que je l'ai dit dans une partie de
phrase dont M. Monod cite l'autre partie. Il me reproche, en traduisant
Tacite, de n'avoir pas confondu auctoritas avec arbitrium. Il m'était
arrivé de dire qu'il fallait traduire la Germanie de Tacite d'après la
langue latine il change « langue latine en institutionsromaines.
» « »
Ce n'est pas tout à fait la même chose. Visiblement il m'a lu vite. Le
mal n'est pas grand, je l'avoue, puisqu'il ne s'agit que de moi, et
non plus de Grégoire de Tours.
Il me malmène fort pour m'être contredit. A l'en croire, j'aurais
parlé trois fois en dix ans de l'affaire de Sichaire, et de trois manières
tout à fait différentes. Il fait donc un récit, fort joli ma foi, de mes
contradictions. Notez que j'aurais bien pu me contredire; je me suis
quelquefois contredit, j'espère bien me contredire encore, car j'espère
travailler encore beaucoup. Mais par malheur, sur le point précis où
mes contradictions l'amusent, il se trouve qu'il n'y a pas eu contra-
diction. Ici encore il m'a lu vite. Les trois fois que j'ai parlé de cette
affaire, j'ai dit que Grégoire décrivait en premier lieu un arbitrage
épiscopal. Les trois fois j'ai dit qu'il décrivait en second lieu un acte
judiciaire, mais un acte judiciaire qui, au lieu d'aboutir à un juge-
ment légal, aboutissait à ce que Grégoire appelle une pacification
contra leges. ut pacifiez redderentur. Où donc me suis-je contre-
dit ? Mais, dit M. Monod, il y a dix ans je ne signalais pas la présence
du comte aux débats, tandis que je l'ai signalée l'année dernière. Cela
est vrai. Mais M. Monod néglige de dire qu'il y a dix ans il s'agissait
d'une simple indication en note au bas d'une page. Dans cette note je
signalais en quelques mots très brefs les deux points essentiels, c'est-
à-dire les deux décisions auxquelles le comte ne s'était pas mêlé, et
je renvoyaispour le reste le lecteur à Grégoire de Tours. En bonne
conscience, indiquer un chapitre de Grégoire dans une simple note,
puis dix ans après expliquer ce chapitre, est-ce se contredire ?P
Il paraît qu'en même temps que je suis fort sujet à me contredire,
je suis « systématique à l'excès. » Voilà un bien gros reproche. Mais
je me l'explique. Depuis quinze ans je combats avec quelque force ce
qu'on appelle le système germaniste..Te signale des séries de faits et
de documents qui mettent en défaut ce système étroit, incomplet, aux
trois quarts inexact. Il en est résulté que les érudits les plus ancrés
dans ce système sont justement ceux qui m'ont accusé d'être sys-
tématique. Ils ne m'adresseraient pas ce reproche si je consentais à
ne voir, parmi les faits et les textes, que ceux qui ont un caractère
germanique, et si je m'obstinais comme eux à fermer les yeux à tous
les autres. Croyez bien que je ne serais pas systématique si je parta-
geais leur système. Mais il n'importe dût-on m'accuser d'être roma-
niste, je continuerai à dire Ne soyez pas germaniste. Au moins, ne
le soyez pas au point ou l'on en est venu dans Les aventures de
Sichaire. Ne le soyez pas au point de dénaturer deux pages de
Grégoire de Tours pour leur donner une signification germaniste. Ne
soyez pas systématique au point de transformer un arbitrage épisco-
pal en un mail de la loi salique.
Je pense maintenant, monsieur le directeur, qu'aucun de vos lec-
teurs ne se méprend sur la portée de notre débat. Je n'ai attaqué ni
l'ensemble des travaux ni l'enseignementde M. Monod. Ce n'est pas
M. Monod que j'ai combattu, c'est seulement un article de trente-deux
pages. Je n'ai vraiment pas besoin de dire qu'en signalant les inex-
actitudes de ce travail, je ne songeais nullement à diminuer la
grande valeur de l'homme. On peut s'être trompé et être encore un
érudit. J'ajouterai presque qu'il est utile de s'être trompé et d'en
avoir été averti. Celui qui a contredit M. Monod n'est peut-être
pas le dernier de ses amis. N'exagérons pas d'ailleurs ce désaccord.
Deux travailleurs peuvent se séparer sur un point de la science, tout
en marchant de concert sur l'ensemble. Le désaccord peut paraître
d'autant plus vif que chacun d'eux a un plus vif amour de la
vérité. Mais un tel désaccord ne porte atteinte ni à la sincérité scien-
tifique ni à la valeur d'aucun des deux. Je suis donc bien sûr de
n'avoir affaibli en rien l'autorité de M. Monod comme professeur. Si
mes observations avaient eu, si peu que ce fût, un tel effet, personne
n'en serait plus affligé que moi, et je me sentirais atteint moi-même
dans l'un de mes sentiments les plus profonds et les plus tenaces.
Veuillez agréer, monsieur le directeur, avec mes remerciements,
l'expression de mes sentiments les plus distingués.
FUSTEL DE COULANGES.

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