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Tours par l'évêque lui-même, et que les portiones villœ font déjà
pressentir l'organisation féodale.
J'arrive à la seconde partie de la réponse de M. Monod, et ici je
suis embarrassé. Après s'être défendu si peu et si vaguement, il se
rattrape sur l'attaque. Peut-être est-ce à mon tour de me plaindre.
Son ironie n'est pas très tendre, malgré les éloges qu'il veut bien y
mêler. Faut-il me défendre ?P
Je pense qu'il suffira de montrer que, dans ses attaques aussi, il
procède par à peu près et avec peu d'exactitude. Par exemple, j'avais
indiqué (p. 8) qu'il était inutile de faire tout un développement sur
l'ivresse, alors que Grégoire de Tours n'a certainement pas dit que
l'homme fût ivre; et voici M. Monod qui prétend que j'ai affirmé que
l'homme n'était certainement pas ivre. Vous voyez la nuance. Il
s'écrie alors Qu'en savez-vous? Assurément je n'en sais rien;
aussi ne l'ai-je pas dit. Plus loin. M. Monod donne à entendre que je
me suis trompé sur le sens du mot cives, lequel a deux significations
assez distinctes dans lalanguede Grégoire; et il m'accuseden'avoirpas
dit que cives signifie les habitants d'une civitas. Or, c'est précisément
ce que j'ai dit ( p. 22-23). Il est vrai que je l'ai dit dans une partie de
phrase dont M. Monod cite l'autre partie. Il me reproche, en traduisant
Tacite, de n'avoir pas confondu auctoritas avec arbitrium. Il m'était
arrivé de dire qu'il fallait traduire la Germanie de Tacite d'après la
langue latine il change « langue latine en institutionsromaines.
» « »
Ce n'est pas tout à fait la même chose. Visiblement il m'a lu vite. Le
mal n'est pas grand, je l'avoue, puisqu'il ne s'agit que de moi, et
non plus de Grégoire de Tours.
Il me malmène fort pour m'être contredit. A l'en croire, j'aurais
parlé trois fois en dix ans de l'affaire de Sichaire, et de trois manières
tout à fait différentes. Il fait donc un récit, fort joli ma foi, de mes
contradictions. Notez que j'aurais bien pu me contredire; je me suis
quelquefois contredit, j'espère bien me contredire encore, car j'espère
travailler encore beaucoup. Mais par malheur, sur le point précis où
mes contradictions l'amusent, il se trouve qu'il n'y a pas eu contra-
diction. Ici encore il m'a lu vite. Les trois fois que j'ai parlé de cette
affaire, j'ai dit que Grégoire décrivait en premier lieu un arbitrage
épiscopal. Les trois fois j'ai dit qu'il décrivait en second lieu un acte
judiciaire, mais un acte judiciaire qui, au lieu d'aboutir à un juge-
ment légal, aboutissait à ce que Grégoire appelle une pacification
contra leges. ut pacifiez redderentur. Où donc me suis-je contre-
dit ? Mais, dit M. Monod, il y a dix ans je ne signalais pas la présence
du comte aux débats, tandis que je l'ai signalée l'année dernière. Cela
est vrai. Mais M. Monod néglige de dire qu'il y a dix ans il s'agissait
d'une simple indication en note au bas d'une page. Dans cette note je
signalais en quelques mots très brefs les deux points essentiels, c'est-
à-dire les deux décisions auxquelles le comte ne s'était pas mêlé, et
je renvoyaispour le reste le lecteur à Grégoire de Tours. En bonne
conscience, indiquer un chapitre de Grégoire dans une simple note,
puis dix ans après expliquer ce chapitre, est-ce se contredire ?P
Il paraît qu'en même temps que je suis fort sujet à me contredire,
je suis « systématique à l'excès. » Voilà un bien gros reproche. Mais
je me l'explique. Depuis quinze ans je combats avec quelque force ce
qu'on appelle le système germaniste..Te signale des séries de faits et
de documents qui mettent en défaut ce système étroit, incomplet, aux
trois quarts inexact. Il en est résulté que les érudits les plus ancrés
dans ce système sont justement ceux qui m'ont accusé d'être sys-
tématique. Ils ne m'adresseraient pas ce reproche si je consentais à
ne voir, parmi les faits et les textes, que ceux qui ont un caractère
germanique, et si je m'obstinais comme eux à fermer les yeux à tous
les autres. Croyez bien que je ne serais pas systématique si je parta-
geais leur système. Mais il n'importe dût-on m'accuser d'être roma-
niste, je continuerai à dire Ne soyez pas germaniste. Au moins, ne
le soyez pas au point ou l'on en est venu dans Les aventures de
Sichaire. Ne le soyez pas au point de dénaturer deux pages de
Grégoire de Tours pour leur donner une signification germaniste. Ne
soyez pas systématique au point de transformer un arbitrage épisco-
pal en un mail de la loi salique.
Je pense maintenant, monsieur le directeur, qu'aucun de vos lec-
teurs ne se méprend sur la portée de notre débat. Je n'ai attaqué ni
l'ensemble des travaux ni l'enseignementde M. Monod. Ce n'est pas
M. Monod que j'ai combattu, c'est seulement un article de trente-deux
pages. Je n'ai vraiment pas besoin de dire qu'en signalant les inex-
actitudes de ce travail, je ne songeais nullement à diminuer la
grande valeur de l'homme. On peut s'être trompé et être encore un
érudit. J'ajouterai presque qu'il est utile de s'être trompé et d'en
avoir été averti. Celui qui a contredit M. Monod n'est peut-être
pas le dernier de ses amis. N'exagérons pas d'ailleurs ce désaccord.
Deux travailleurs peuvent se séparer sur un point de la science, tout
en marchant de concert sur l'ensemble. Le désaccord peut paraître
d'autant plus vif que chacun d'eux a un plus vif amour de la
vérité. Mais un tel désaccord ne porte atteinte ni à la sincérité scien-
tifique ni à la valeur d'aucun des deux. Je suis donc bien sûr de
n'avoir affaibli en rien l'autorité de M. Monod comme professeur. Si
mes observations avaient eu, si peu que ce fût, un tel effet, personne
n'en serait plus affligé que moi, et je me sentirais atteint moi-même
dans l'un de mes sentiments les plus profonds et les plus tenaces.
Veuillez agréer, monsieur le directeur, avec mes remerciements,
l'expression de mes sentiments les plus distingués.
FUSTEL DE COULANGES.