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Deux couleurs spécifiques, le vert et l’orange, sont ici analysées sur le

stoir e

Sous la direction de Jérôme Grévy,


Christine Manigand et Denise Turrel
temps long, du Moyen Âge à nos jours, à travers les représentations, les
pratiques sociales et les expressions politiques. Leur choix renvoie à un lien
étroit avec le végétal et des couleurs intermédiaires, fruit d’un mélange.
Qualifiées de « secondaires », ces couleurs sont chargées de symboles et
d’identifications aussi fortes que les couleurs primaires. Que sont alors
i
leurs résonances anciennes et leurs évolutions au fil des siècles ?
Des historiens, des historiens de l’art, des littéraires, des linguistes Vert et orange
acceptant l’invitation de Jérôme Grévy, Christine Manigand, Denise Turrel,
ont répondu à ces interrogations. Leurs regards croisés, portés sur des Deux couleurs à travers l'histoire
territoires et des pays différents, l’Allemagne, la France, l’Irlande, la
Palestine, l’Ukraine, éclairent des usages pluriels des couleurs, de leurs
représentations et de leurs instrumentalisations.
Complexes constructions culturelles, les couleurs vert et orange
Sous la direction de
véhiculent un large éventail de sens, de codes politiques et sociaux aux Jérôme Grévy, Christine Manigand et Denise Turrel
connotations parfois contradictoires mobilisées à des fins diverses, qu’il
s’agisse du sort réservé aux roux, de la Révolution orange, du vert adopté
par les Irlandais et des partis écologiques.
En plaçant le vert et l’orange au cœur de leurs analyses, les auteurs
proposent une réflexion originale et cohérente sur les rapports que des

Vert et orange. Deux couleurs à travers l'histoire


individus et des groupes sociaux entretiennent au cours des siècles avec les
couleurs.

Ont contribué à cet ouvrage : Marie-Cécile BAUChET, Guillaume BOURGEOIs,

res
Philippe BOURMAUD, Philippe CAUvET, Laurent COLAnTOnIO, Fabien COnORD,

toi
Jérôme GRÉvY, Laurent hABLOT, Laure LÉvÊQUE, Christine MAnIGAnD,

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Lie
Annie MOLLARD-DEsFOUR, nicole PELLEGRIn, Denise TURREL, solange vERnOIs,

3
Tra
ux
hélène YÈChE.

En couverture : Heures de Marguerite d’Orléans, vers 1430 (détail), Paris, BnF,


ms. lat. 1156 B, fol. 166 - “Ukraine together – Yushchenko”, The Orange Revolution, Ukraine,
© 2004 by M. A. Cholewicz (Gdańsk, Poland)

IsBn : 978-2-84287-594-7
28 €
Vert et orange

Deux couleurs à travers l’histoire


Collection Histoire

Dirigée par Michel Cassan

La collection Histoire fondée par les PULIM, sous la direction scientifique de


Michel CASSAN (Comité éditorial : Lucien BELY, Jean BOUTIER, Sophie CASSAGNES-
BROUQUET, Michel CASSAN, Paul D’HOLLANDER, Jacqueline LALOUETTE, Nicole
LEMAITRE) embrasse toutes les périodes et tous les champs de la recherche en histoire,
histoire de l’art, archéologie. La nouvelle collection accueille en priorité les travaux
inédits effectués et dirigés par les membres du Cerhilim, (Centre d’études et de
recherches historiques de l’Université de Limoges). Elle comprend deux séries :
Trajectoires qui réunit des ouvrages attentifs à des destinées exceptionnelles, des
parcours biographiques, des itinéraires de vies aussi particuliers qu’illustratifs de
réalités massives ;
Lieux qui rassemble des livres sensibles à la dimension aussi bien physique et
matérielle des espaces qu’à la charge mémorielle d’un site, d’un édifice, d’un
monument.

Voir la liste des titres parus en fin de volume


Vert et orange

Deux couleurs à travers l’histoire

Sous la direction de
Jérôme GRÉVY, Christine MANIGAND & Denise TURREL
Première partie
Représentations et pratiques sociales
L’orange et le vert au Moyen Âge

Laurent HABLOT
Université de Poitiers

Or des Dieux, fruit de jouvence ou couleur du traître

Traiter de la couleur orange au Moyen Âge revient quasiment à évoquer


une couleur qui n’existe pas, du moins pas telle que nous l’entendons
aujourd’hui : positionnée au sein d’un spectre chromatique, dégageant une
gamme de nuances, étalonnée sur un nuancier. En réalité, l’orange médiéval
n’est pas une couleur à proprement parler mais davantage, comme bien des
couleurs de ce temps, l’interpolation de considérations pratiques, esthétiques
et symboliques. L’orange est d’ailleurs longtemps une couleur relativement
rare et ce n’est qu’à la fin du Moyen Age qu’elle devient véritablement
appréciée et produite. Durant presque toute cette période en effet cette
couleur reste partiellement indéfinie tant d’un point de vue chromatique que
terminologique et symbolique.
Couleur intermédiaire résultant d’un mélange, l’orange reste technique-
ment délicat à produire selon les critères qui définissent une couleur de
qualité à cette époque : la saturation et la stabilité. Du fait de sa nature hété-
rogène, cette couleur porte à la fois la mauvaise part symbolique des couleurs
primaires qui la composent – le rouge et le jaune –, et le poids négatif du
mélange dans une société où le pur est seul valorisé. En revanche, sa bonne
part tient essentiellement à sa proximité chromatique avec la couleur or dont
elle constitue un ersatz couramment employé.
Car cette couleur reste, à tous points de vue, très dépendante de sa source
naturelle : le fruit de l’oranger que l’on découvre alors. L’orange est donc une
couleur indissociable du fruit qui la génère et dont elle tire tardivement son
nom. C’est d’ailleurs ce fruit qui, par relation homophonique à la pomme

Vert et orange. Deux couleurs à travers l’histoire, p. 21-42.


Laurent HABLOT

d’or – celle d’Adam, celle de Pâris et celle des attributs du pouvoir – condi-
tionne en grande partie la résurgence symbolique et chromatique de l’orange.
En raison de ces différents paramètres que nous allons développer,
l’orange apparaît comme un parfait témoin des processus de valorisation
d’une couleur dans les pratiques sociales et les identités politiques au Moyen
Age.

L’orange, couleur inconnue, beau roux ou mauvais jaune ?


Si l’on suit la courte synthèse consacrée à cette couleur par Michel
Pastoureau1, la couleur orange supporte le double défaut d’être une couleur
textile qui résulte d’un mélange tinctorial et l’intermédiaire entre deux
couleurs elles-mêmes discréditées : le roux et le tanné2.
L’orangé peut en effet se produire en associant au bain de gaude, qui
donne un jaune franc, du brésil, du kermès ou de la garance, pigments de
tonalité rouge. Toutefois, pour diverses raisons de qualité et de principe
symbolique, les statuts de métier interdisent cette pratique 3. L’introduction du
safran dans la teinture dans le courant du Moyen Age, bien que permettant
d’obtenir un jaune chaud et saturé supérieur à celui produit par la gaude, reste
longtemps très limitée, tant en raison du prix extrêmement élevé du pigment
que de sa nuance orangée. Dans les sensibilités médiévales en effet le jaune
et ses nuances orangées souffrent d’un rejet, en partie lié au développement
de l’antijudaïsme, qui succède à la vogue qu’avait connue le jaune à la fin de
l’Antiquité et à la valorisation biblique des roux 4.
L’orange, indéfini dans sa chromatique, l’est aussi dans sa terminologie.
Le mot orange apparaît très tard dans le vocabulaire pour qualifier la couleur,
par métonymie avec le fruit qu’il désigne jusqu’alors et depuis seulement
deux siècles environ. Ce terme est attesté dès la fin du XIVe siècle, selon
Michel Pastoureau, tandis que le Dictionnaire historique de la langue
française Le Robert le retrouve seulement en 1553, résultant d’un phénomène

1
M. Pastoureau, Jésus chez le teinturier : couleurs et teintures dans l’Occident
médiéval, Paris, 1997, p. 154 et note 109.
2
Sur ce discrédit du roux, voir notamment les nombreux travaux de Michel
Pastoureau, Jésus chez le teinturier, op. cit., p. 146 et suiv. ; « Les couleurs de
Judas » ; Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Paris, 2004 ; « Tous les
gauchers sont roux », Le genre humain, t. 16-17, 1988, p. 343-354 ; « Formes et
couleurs du désordre : le jaune avec le vert », Médiévales, 1983, n° 4, p. 62-73.
3
J. F. Willems, Collection des « keuren » ou statuts de tous les métiers de Bruges,
Gand, 1842, p. 91 et G. De Poerk, La draperie médiévale en Flandre et en Artois.
Technique et terminologie, Bruges, 1951, t. I, p. 188, cités dans Pastoureau, Jésus
chez le teinturier, op. cit., p. 154, note 108.
4
M. Pastoureau, Jésus chez le teinturier, op. cit., p. 146 et suiv.

22
L’orange et le vert au Moyen Âge

de dénomination semblable à celui de la couleur rose, extrapolation de la


fleur homonyme dès la fin du XIIe siècle5.
Pour expliquer ce retard à la fois chromatique et terminologique,
M. Pastoureau avance alors le possible impact de l’homophonie entre le
terme oraegne ou araegne et le mot araigne qui désigne couramment
l’araignée, insecte à la symbolique alors très négative. L’approche étymolo-
gique est souvent très pertinente pour appréhender une réception symbolique.
Dans le cas présent pourtant, cette lecture reste semble-t-il assez fragile dans
la mesure où la similitude phonétique avec l’araignée n’affecte pas le fruit
qui reste lui toujours chargé d’une symbolique positive.
C’est donc bien du côté des couleurs similaires et des capacités tincto-
riales qu’il faut rechercher les raisons de l’insuccès de l’orange. Ne faut-il
pas d’ailleurs relativiser ce prétendu discrédit ? Certes, l’orange ne semble
pas tenir une place de choix dans le vêtement, en Occident du moins.
Pourtant, si l’on questionne les miniatures médiévales des XIIIe-XVe siècles,
force est de constater que la couleur orange est loin d’être absente, contraire-
ment à ce que sa symbolique laisse attendre et à ce qu’en disent les auteurs.
Mais est-ce bien de l’orange ? En effet, de nombreux jaunes et la plupart des
rouges de l’enluminure tirent vers cette couleur chaude et lumineuse qui
semble revêtir autant les personnages valorisés comme les anges, les rois ou
les prophètes que de mauvais bougres. Il importe donc de souligner une fois
encore l’écart entre la perception théorique de cette couleur et sa figuration
obtenue dans l’enluminure au moyen de la gaude, du curcuma, de l’orpiment,
de l’or à la coquille, du cinabre et du minium selon que l’on dérive du jaune,
du rouge ou de l’or6.
Dans un monde où les couleurs restent absolues et changent avec le temps
et les matériaux, c’est l’intention qui importe plutôt que le résultat. Cette no-
tion est évidente pour les couleurs héraldiques ou liturgiques qui ne tiennent
alors aucun compte des nuances7. De ce point de vue, il est évident que le
rouge orangé des tuniques royales et angéliques renvoie d’abord à la pourpre
impériale tandis que le brun orangé des cheveux des juifs ou du pelage de
Fauvel évoque surtout la rousseur des mauvais. La mauvaise part de l’orange
résulte de la couleur de base dont il dérive, de celui qui le porte et des autres
couleurs auxquelles il est associé.
Les travaux de Michel Pastoureau sur le roux, le tanné et le jaune et leur
symbolique négative permettent de souligner que, dans le cas de l’orange,

5
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, dir. A. Rey, Paris,
1998, p. 2473.
6
Sur ces pigments et leur usage dans la miniature voir par exemple C. Mediavilla,
Calligraphie, Paris, 1993, p. 62-73 et G. Garrigou, Naissance et splendeurs du
manuscrit monastique, Nancy, 1994, p. 43-51.
7
Voir sur le sujet M. Pastoureau, « Le temps mis en couleurs : des couleurs
liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », Bibliothèque de l’École
des chartes, 157-1, janv.-juin 1999, p. 111-135.

23
Laurent HABLOT

c’est avant tout l’imprécision de son origine et l’instabilité du produit obtenu


qui pénalisent durablement la couleur, tant sur le vêtement que dans l’image.
La donne change visiblement à la fin du Moyen Âge, à partir du moment où
l’orange obtenu par les teinturiers n’est plus le produit d’un mélange mais le
résultat d’une teinture au safran, produit rare, cher et délicat à mettre en
œuvre et réservé à des textiles précieux comme la soie. Mais surtout à partir
du moment où l’ensemble des qualités attribuées au fruit éponyme,
désormais bien connu et régulièrement consommé, bénéficie à la couleur.
L’orange devient alors une couleur progressivement assimilée à l’exotisme et
au jaune d’or, signe du pouvoir et de la richesse dans les sociétés orientales et
asiatiques.

L’orange, un fruit connu et précieux


La couleur orange tire indubitablement son nom du fruit de l’oranger. Ce
terme désigne en réalité deux fruits distincts connus par le monde médiéval.
L’orange amère, citrus aurantium, ou bigaradier, originaire d’Asie du
Sud-Est, est transmise par les Perses aux Arabes par lesquels elle atteint
l’Europe méditerranéenne. Dite orange de Séville, elle est cultivée en Italie et
Provence depuis le XIIe siècle. Qualifiée de « pomme d’orenge » d’après
l’italien arancio lui-même dérivé du persan narrang et le latin pomum qui
désigne n’importe quel fruit ou objet sphérique8.
L’orange douce, citrus sinensis, originaire de Chine, est quant à elle
introduite en Europe à la fin du XIVe siècle par les marchands méditer-
ranéens, Portugais, Italiens. Les textes la mentionnent sous le nom de « pom-
me de Chine », termes que l’on retrouve dans l’allemand apfelsine. Ses quali-
tés gustatives et médicinales encouragent le développement de sa consom-
mation et, par voie de conséquence, la multiplication des représentations de
ce produit qui reste un véritable fruit de luxe au début XVe siècle. On le
trouve par exemple cité dans le Ménagier de Paris et dans la comptabilité
bourguignonne où il est recommandé au roi Charles VI par le duc Jean sans
Peur pour ses vertus médicinales9.
A cette époque, le Tacuinum sanitatis, traité arabe traduit au XIIIe siècle
et diffusé dans les cours italiennes à la fin du siècle suivant, situe les
propriétés de l’orange dans la théorie des humeurs, lui prêtant les qualités de
froid et d’humide. Ce texte recommande de la consommer bien mûre et la
décrète bonne pour les estomacs bilieux mais mauvaise pour les flegma-
tiques. Du fait de ses humeurs froides, l’orange amère convient particuliè-
rement aux complexions chaudes et sèches, aux jeunes, l’été, dans les régions

8
Sur l’origine de ce terme chromatique lire Le Robert, op. cit., p. 2473-2474. Le
terme de pomme, du bas latin poma, désigne à l’origine tout type de fruit comestible
issu de l’arbre. Il est progressivement appliqué à la pomme, en latin malum, pour
contourner la lecture étymologique l’associant à l’adjectif malus. Sur l’origine du mot
pomme voir Le Robert, op. cit., p. 2834-2835.
9
B. Schnerb, Jean sans Peur, le prince meurtrier, Paris, 2005, p. 341.

24
L’orange et le vert au Moyen Âge

chaudes. À la fin du siècle, l’Ortus sanitatis recommande la consommation


de ce fruit aux femmes enceintes, contre la nausée et souligne ses vertus
d’antidote contre les poisons. Il est intéressant de noter qu’au XVIe siècle, ce
fruit est parfois confondu avec la tomate, autre pommodoro.
Ces innovations alimentaires, ajoutées à la nouvelle capacité technique de
produire cette couleur, à la dénomination précise du fruit et de la couleur,
contribuent à revaloriser cette dernière qui pénètre alors le monde des repré-
sentations mentales, iconographiques, chromatiques, littéraires et embléma-
tiques, proposant une nouvelle synthèse entre une symbolique antique
redécouverte et l’apport chrétien.

L’orange, or des Dieux, fruit de Pâris, et attribut du pouvoir


Dans la mythologie grecque, l’orange renvoie principalement à deux
mythes : les pommes d’or du jardin des Hespérides et la pomme du jugement
de Pâris. Dans le premier mythe, les pommes d’or sont celles données par
Gaïa à Héra comme cadeau de noces et conservées par les Hespérides, filles
d’Atlas, dans un jardin aux confins du monde. Un des douze travaux
d’Héraclès consiste à rapporter les pommes à Eurysthée. Trouvant tant bien
que mal le jardin, Heraclès en tue le gardien, le dragon Ladon, puis emporte
les pommes. Une autre version du mythe rapporte qu’il confia cette tâche à
Atlas tandis qu’il le remplaçait dans le soutènement du ciel.
Dans le second mythe, tous les dieux sont conviés à l’occasion des noces
de Pélée et de Thétis, sur l’Olympe, à l’exception d’Eris, déesse de la discor-
de. Pour se venger, cette dernière jette au milieu des convives une pomme
d’or sur laquelle est inscrite la mention « Pour la plus belle ». Trois déesses
revendiquent alors le fruit : Héra, Athéna et Aphrodite. Afin de mettre un
terme à leur dispute, Zeus ordonne à Hermès d’emmener les déesses sur le
mont Ida, à charge pour Pâris, fils de Priam, roi de Troie, de désigner la
gagnante. Le jeune homme accorde finalement le prix à Aphrodite qui lui a
promis l’amour d’Hélène, femme de Ménélas roi de Sparte. Pâris enlève alors
Hélène et déclenche la guerre de Troie.
Ces mythes antiques sont évidemment connus au Moyen Âge : les récits
mythologiques par l’intermédiaire des textes de Virgile ou d’Ovide, les textes
d’Homère par des versions latines comme les récits de la guerre de Troie de
Dictys et Darès qui suscitèrent de nombreuses chroniques. À la fin du XIIe
siècle, Benoît de Sainte-Maure s’en inspira pour écrire son poème du Roman
de Troie, roman en vers le plus diffusé du XIIIe siècle par des copies, des
versions en prose, des traductions et des mystères10. Cet intérêt justifie que
dès le milieu du XIVe siècle, Boccace se tourne à nouveau vers les textes
originaux dont sa transcription marquera le point de départ de l’exploitation
des textes antiques. Un bon exemple de la diffusion de cette culture partagée

10
Sur la diffusion de cette littérature dans l’Occident médiéval voir M.-R. Jung, La
légende de Troie en France au Moyen Age, analyse des versions françaises et
bibliographie raisonnée des manuscrits, Bâle, 1996.

25
Laurent HABLOT

est offert par la fondation, le 1er janvier 1395 de l’ordre de la Pomme d’or.
Cette société chevaleresque rassemble quarante nobles auvergnats qui se
jurent assistance mutuelle et prennent pour devise une pomme d’or avec
autour le mot LA PLUS BELLE ME DOIT AVOIR, allusion évidente à la pomme
du jugement de Pâris11.
L’ensemble de ces références contribue certainement à faire de l’orange
le fruit de l’Arbre du paradis qui est autant la pomme d’or des Hespérides que
le fruit de la discorde.
L’amalgame entre l’Arbre de la connaissance et l’oranger est fréquent au
Moyen Âge, soit pour évoquer un espace paradisiaque, soit en référence à la
faute originelle et à son rachat. En témoignent de nombreuses représentations
de cet arbre, identifiable à son port simultané de fleurs et de fruits (et d’épi-
nes pour le bigaradier) et réputé être fécond toute l’année, qui se multiplient à
partir de la seconde moitié du XVe siècle, qu’il s’agisse de miniatures à
l’instar des Heures de Marguerite d’Orléans, peintes vers 1430 (figure 1)12,
de celles d’Etienne Chevalier, peintes vingt ans plus tard (figure 2)13 ou
encore des Grandes Heures d’Anne de Bretagne au début du siècle suivant14,
de tapisseries comme la Dame à la licorne tissées vers 148015 ou de peintures
de chevalet tel que le Retable de l’Agneau mystique achevé en 143216. Le
fruit lui-même, devenu symbole de fécondité, est mis en scène dans la
peinture comme dans la très célèbre Annonciation de Van der Weyden de
143417 ou sur le tableau non moins connu des Époux Arnolfini de Jan Van
Eyck, vers 143418.
Fruit du paradis, la pomme d’or/d’orange se retrouve parfois en
concurrence avec la pomme ou la grenade, entre les mains du Christ enfant
dans les bras de sa mère, nouvel Adam incarné par une nouvelle Ève et
chargé de racheter les péchés des hommes. Mais cette pomme d’orange dans
les mains du Christ renvoie encore à la pomme d’or, attribut du pouvoir, que
l’iconographie médiévale place dans les mains des puissants, soit comme une
simple boule dorée soit sous la forme plus élaborée de l’orbis terrarum figuré
en carte OT19 qui, comme le souligne Jean Fréron, désigne « le roy [qui] est

11
A. Bossuat, « Un ordre de chevalerie auvergnat : L’Ordre de la Pomme d’Or »,
Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, 46, 1944, p. 83-98.
12
Paris, BnF, ms. lat. 1156 B, f° 166.
13
Jean Fouquet, Heures d’Etienne Chevalier, Chantilly, Musée Condé, folio de la
fontaine des apôtres et folio de saint Jean à Patmos.
14
Paris, BnF, ms. lat. 9474, f° 168.
15
Tapisseries de la Dame à la Licorne, Paris, Musée national du Moyen Age.
16
Hubert et Jan Van Eyck, Retable de l’agneau mystique, Gand, cathédrale Saint-
Bavon.
17
Rogier Van der Weyden, Triptyque de l’Annonciation, Paris, Musée du Louvre.
18
Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini, Londres, National Gallery.
19
Sur le sujet voir notamment F. Garnier, Le langage de l’image au Moyen Age,
t. II, Paris, 1989, p. 163 et suiv.

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L’orange et le vert au Moyen Âge

ainsi fait car il se siet en une chaiere vestu de pourpre, coronne a son chief, en
sa main destre un sceptre, en la senestre la pomme d’or ».
De multiples autres lectures sont d’ailleurs possibles et l’on peut supposer
que dans la figuration précoce de cet arbre dans le décor marginal des Heures
de Marguerite d’Orléans, peintes vers 1430, l’oranger a surtout comme
fonction l’évocation de l’Orient20.

La revalorisation emblématique du fruit et de la couleur à la fin


du Moyen Âge
Cette éclosion du thème et de la couleur dans l’iconographie médiévale va
de pair avec l’apparition de l’orange fruit et couleur dans l’emblématique
princière alors que l’un et l’autre sont absents de l’héraldique21. Là encore le
fruit précède la couleur.
Après cette première référence au fruit dans la devise de l’ordre de la
Pomme d’or en Auvergne à la fin du XIVe siècle, et peut-être en relation
directe, l’orange réapparaît dans l’emblématique de Jean, duc de Berry
(figure 3)22. Au nouvel an 1414, le duc fait réaliser « 858 feuilles d’orenges
pour faire la livrée de mondit seigneur le duc ledit jour »23. La même année,
Louis de Guyenne (fils aîné de Charles VI) lui offre « un gros balay
cabochon, appellé le balay de la Chasteigne, assis en une branche d’orangier
que mons. de Guienne donna à Monseigneur aux estrainnes le 1er jour de
janvier l’an 1414 »24. On retrouve cette devise dans des articles d’inventaires
et sur le décor de ses manuscrits25, à l’exemple de ce dossier brodé à ses
devises et à son mot en 1416 : « un dosselet... de veloux blanc, semé de

20
Paris, BnF, ms. lat 1156 B, au folio 148 : la lutte des cigognes et des pygmées, au
folio 166 : saint Jean-Baptiste et au folio 174 : Marie-Madeleine.
21
Les traités, notamment anglais, de la fin du Moyen Age et du début de l’époque
moderne mentionnent la couleur tanné, orange foncé mais son emploi reste
excessivement rare (M. Pastoureau, Traité d’héraldique, Paris, 1993, p. 105).
22
Les devises du duc Jean de Berry vers 1416 : l’ours, le cygne et la branche
d’oranger, détail du dais surmontant le siège du duc, Très Riches Heures du duc de
Berry, Chantilly, Musée Condé, f° 2r, le mois de janvier. J. Favière, « Histoires
d’oranges de Jean de Berry à Jacques Cœur », Mélanges J. Y Ribault, Cahiers
d’archéologie et d’histoire du Berry, 1996, p. 149-153.
23
J. Favière, « Histoires d’oranges… », art. cité, p. 149-153, compte de 1413-1415,
Nouvel An 1414 : « Pour 858 feuilles d’orenges pour faire la livrée de mondit
seigneur le duc ledit jour, pesants 36 marcs 2 onces 12 esterlins (pour près de 9 kilos
d’or) ».
24
L. Pannier, « Les joyaux du duc de Guyenne », Revue archéologique, XXVI,
1874, p. 71, article 16.
25
Voir par exemple le décor emblématique des Très Riches Heures du duc de Berry
(Chantilly, Musée Condé, Ms. 84) en particulier le dais du duc sur le mois de janvier
(fol. 2).

27
Laurent HABLOT

branches d’orengier et de pommes de pin ; et est brodé tout entour de son


mot : Le temps vendra... »26.
Ce végétal est plus tard repris comme emblème par Jacques Cœur. On
retrouve en effet l’oranger dans quelques décors de manuscrits lui ayant
probablement appartenu27, sur des tapisseries, et principalement sur les
sculptures et vitraux de son hôtel et de sa chapelle à Bourges 28. Le choix de
l’oranger tient sans doute autant à la culture chrétienne et courtoise de
Jacques Cœur qu’à son intérêt commercial et culturel pour l’Orient.
La devise de l’oranger est également associée au roi René à travers sa
devise de la souche qui connaît un certain nombre d’évolutions29. Symbole
du chagrin amoureux – après la mort de son épouse Isabelle de Lorraine en
1453 –, cette souche sèche est agrémentée d’un scion reverdissant après son
remariage avec Jeanne de Laval. Connue dès 1457, cette devise signifie, pour
Christian de Mérindol, l’espoir du roi de voir se développer sa postérité30.
Cette devise est également une allusion à son prénom, re-natus. Selon la
tradition, saint René avait été ressuscité dans son enfance par saint Maurille
et avait reçu ce prénom en souvenir du miracle. Le rejet figuré est

26
E. Gondret-Lebailly, « Le Dauphin Louis, duc de Guyenne, et les arts précieux
(1409-1415) », Bulletin monumental, t. 163-164 (2005), p. 357-374. Compte de 1415 :
« Gauvin Trente, marchand de Luques, pour une chambre de drap de Damas blanc
brodé d’or et de soye a ours et oranges portants feuilles et pommes, qui est la devise
de Mons. De Berry... et de 8 pieces de tapisseries d’Arras brodées a ladite devise d’or
et de layne, que mondit seigneur a fait donner a Mons. De Berry » ; J. Guiffrey,
Inventaire de Jean de France, duc de Berry (1401-1416), Paris, 1894-1896, inventaire
de 1415, articles 1220, 86, 87, 88, 532, 534, 538, 547, 1148.
27
C’est peut-être le cas du Boèce, De consolation de philosophie, Paris, Musée du
Louvre, départ. des Arts graphiques, inv. 9838.
28
C. de Mérindol, « De l’emblématique et de la symbolique de l’arbre à la fin du
Moyen Age », dans L’arbre, histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du
fruit au Moyen Age, Cahiers du Léopard d’Or, Paris, 1993, voir planche 8, p. 122, et
du même : « Le sceau de Jacques Cœur », RFHS, nº 54-59, 1984-1989, p. 161-168 ;
« Nouvelles observations sur l’hôtel Jacques Cœur à Bourges : l’hommage au roi »,
BSNAF, 1989, p. 189-210 ; « L’hôtel Jacques Cœur à Bourges, la demeure d’un
bourgeois homme du roi, nouvelles lectures », BSNAF, 1994, p. 109-127 ; « La
décoration de la porte piétonnière de l’hôtel Jacques Cœur à Bourges », RFHS, n° 65,
1995, p. 108-120. Et J. Favière, « Histoires d’oranges… », art ; cité, p. 149-153.
29
L. Germain, La souche et l’orange, emblèmes du roi René, Caen, 1896 et C. de
Mérindol, Le roi René et la seconde maison d’Anjou, Emblématique, art, histoire,
Paris, 1987. Voir cette devise mise en scène sur une lettrine de lettre d’anoblissement
produite par René d’Anjou dans les illustrations de mon article consacré au vert dans
le même recueil, fig. 3.
30
Une clef de voûte de la chapelle du manoir des Rivettes, près d’Angers, ayant
appartenu à Jeanne de Laval porte ses armes, postérieures à la mort du roi, entourées
d’une branche d’oranger avec fleurs et fruits. En 1471, le roi René avait commandé à
ses gens du manoir de Gardanne de décorer d’orange des rameaux de houx pour
recevoir son épouse, cité dans C. de Mérindol, Le roi René, op. cit., p. 144-145 et
notes.

28
L’orange et le vert au Moyen Âge

fréquemment une branche d’oranger, qui se retrouve dans les emblèmes de


Jeanne de Laval et renvoie à l’idée d’éternité associée à cet arbre. La
présence d’un écu aux armes du prince fréquemment suspendu aux branches
de l’oranger renforce encore cette lecture, puisque ce rituel renvoie à la
fécondité du lignage – en lien avec l’arbre généalogique –, à l’exercice de son
pouvoir – évocation des espaces de justice créés par exposition temporaire ou
pérenne des armoiries –, à sa dimension eschatologique – l’arbre comme for-
mulation de l’Arbre de vie, élément essentiel du lien entre le ciel et la terre et
symbole du paradis. Cette devise s’élabore encore vers 1475 en une branche
d’oranger avec un fruit à moitié mûr – parti vert et orange – (1472-1476)
associée au mot VERT MEUR « vert et mûr ». M. de Mérindol y voit une
allusion à la jeunesse passée du roi et à sa fin prochaine.
Dernier témoignage du succès emblématique de l’orange : la devise de
Jeanne Seymour (l537), troisième épouse d’Henry VIII en 1536, qui reprend
ce végétal sans doute déjà employé par son mari 31. Cette figure, extrêmement
complexe, annonce le monde de l’emblème allégorique, revisité à la lumière
du goût anglais pour l’héraldique. On y retrouve la rose Tudor, un phénix,
symbole de résurrection et peut-être devise de la maison Seymour, et un
oranger, symbole de vie éternelle et de fécondité puisque la reine donne enfin
à Henry VIII le fils tant attendu en 1537.
L’ensemble de ces témoignages emblématiques permet de souligner la
valeur symbolique de l’orange à la fin du Moyen Âge. Dans l’emblématique
du XVe siècle, l’orange est donc associé à l’idée de fécondité féminine déjà
retenue par Pline, qui soulignait que l’arbre produit des fruits toute l’année et
qu’il a la particularité de porter simultanément fleurs et fruits. Il est par
extension symbole de l’amour comme dans le poème du Castillan Hernando
del Castillo et se trouve mis en scène dans les figurations de mariages.
Représentation symbolique de l’Arbre de la connaissance, il est aussi un
arbre exotique, rare, précieux, révélateur des ailleurs vers lesquels s’ouvre
l’élite européenne à la fin du Moyen Âge.
Il faut pourtant attendre encore pour voir l’orange apparaître comme
couleur emblématique. Le héraut Sicile n’en pipe pas mot, même dans les
couleurs composées de son Blason des couleurs en armes écrit vers 1440.
Bien que valorisé par l’art du XVIe siècle, comme en atteste la Sibylle de
Delphes de la chapelle Sixtine peinte par Michel Ange vers 1510, il ne
devient couleur emblématique qu’à la fin du siècle quand Henri III de France
et Guillaume Ier d’Orange Nassau (mort en 1584) l’adoptent comme couleur
de livrée. Pour ce dernier toutefois, ce choix chromatique est d’abord une
figure parlante allusive à sa principauté. Cette relation homophonique n’avait
pourtant jamais été établie par aucun de ses prédécesseurs des maisons des

31
H. S. London, Royal Beast, Londres, 1958, p. 59. Cette devise se retrouve sur le
livret de pièce musicale à la gloire d’Henri VIII composé sur le thème de sa devise de
la rose Tudor, entre 1509 et 1533 (Londres, B. L., Royal Ms. 11. E. xi, fol. 2).

29
Laurent HABLOT

Baux et de Chalon, princes d’Orange, preuve que le temps de la couleur


orange fut le fruit d’une lente, très lente maturation !

Fig. 1 – Heures de Marguerite d’Orléans


Au milieu du XVe siècle, le motif de l’oranger avec fleurs et fruits se multiplie dans le
vocabulaire décoratif, pour évoquer l’Orient en particulier.
Paris, BnF, ms. lat 1156 B, f° 166, vers 1430.

Fig. 2 – Le Livre d’Heures d’Etienne Chevalier


Symbole de fécondité, d’innovation, de raffinement, l’oranger est fréquemment retenu
dans les emblèmes des hommes nouveaux. En fleur et paré de ses fruits, il orne ici les
armes d’Etienne Chevalier, trésorier du roi Charles VII et proche de Jacques Cœur.
Chantilly, musée Condé, vers 1450 © RMN-Grand-Palais (domaine de Chantilly) /
René Gabriel Ojéda.

30
L’orange et le vert au Moyen Âge

Fig. 3 – Les Très Riches Heures du duc de Berry, Le calendrier. Le mois de janvier
par les frères de Limbourg. L’orange apparaît dans l’emblématique de Jean, duc de
Berry, aux côtés de l’ours et du cygne, quelques années avant sa mort en 1416, peut-
être en relation avec l’ordre de la Pomme d’or fondé en Auvergne quelques décennies
plus tôt, peut-être aussi pour évoquer les angoisses spirituelles du vieux duc sentant la
mort venir. Chantilly, musée Condé, f° 2r © RMN-Grand-Palais (domaine de
Chantilly) / René-Gabriel Ojéda.

Histoire emblématique et symbolique du vert au Moyen


Âge : une synthèse
Le vert, couleur naturelle s’il en est, prédomine notre environnement
visuel. Au moins entre Pâques et la Toussaint ou, si l’on préfère, entre le
début du printemps et la fin de l’automne. C’est donc la principale couleur de
nos climats tempérés, celle qui s’associe formellement à ce renouvellement
cyclique et annuel de la nature qui n’a jamais cessé d’émerveiller les hom-
mes. On s’attendrait de ce fait à ce que la société médiévale, comme tant
d’autres, ait réservé une place de choix à cette couleur dans ses systèmes
symboliques, emblématiques, iconographiques. C’est bien le cas, mais dans
une certaine mesure seulement. En effet, comme souvent en ce domaine, les

31
Laurent HABLOT

choses ne sont pas si simples. Il convient donc de faire le point sur cette
question en s’attachant d’abord au problème de la (re)production de cette
couleur qui semble avoir conditionné en partie son interprétation symbolique
et, dans une moindre mesure, son emploi iconographique et emblématique.

Produire du vert au Moyen Âge : un véritable défi technique


Aussi surprenant que cela puisse paraître, la production du vert est un
exercice technique délicat pour les spécialistes de la couleur au Moyen Âge :
un problème difficilement résolu par les teinturiers mais assez bien maîtrisé
par les miniaturistes.
Comme pour la plupart des couleurs médiévales, l’impact technique de la
teinture textile semble avoir en partie orienté la lecture symbolique du vert.
C’est du moins un des partis pris par Michel Pastoureau pour analyser cette
question. Ce spécialiste part en effet du principe que les représentations vesti-
mentaires somptuaires et l’insignologie militaire se basent en grande partie
sur les textiles et leurs propriétés chromatiques telles que la densité de la
couleur, le coût de la teinture, la stabilité du bain, etc.
On peut légitimement penser que divers jus végétaux permettaient d’obte-
nir une teinture verte riche de tonalités variées. Ce qui est alors effectivement
le cas avec la fougère, le plantain, le bouleau couramment utilisés à cet effet
au Moyen Âge. Le problème se situe plutôt au niveau de la fixation de cette
teinture et de l’incapacité du mordant, alors constitué par l’urine ou l’alun, à
la stabiliser. Le vert médiéval est longtemps une couleur pâle qui s’affadit
encore avec le temps. Le vert produit est donc tout le contraire d’une « belle
couleur » qui, au regard des hommes de ce temps, doit être dense et saturée.
L’obtention d’un vert de qualité pour teindre les textiles devra attendre la fin
du Moyen Âge, lorsque les teinturiers établissent le constat qu’un bain
successif de bleu (guède) et de jaune (gaude) donne un vert franc et durable
même si ce mélange reste durablement condamné par les statuts de métiers 32.
Comme nous le verrons, cette instabilité du vert semble avoir en partie condi-
tionné sa lecture symbolique et, de ce fait, son utilisation par les sociétés
médiévales.
La production de la couleur ne se limite pourtant pas à la teinture textile.
Diverses solutions techniques ont été mises au point par la chimie empirique
des miniaturistes et plus tard des verriers pour obtenir un vert de qualité.
Plusieurs recettes nous sont parvenues qui permettent de produire du vert
avec notamment de la poudre de malachite (carbonate de cuivre) utilisée
depuis l’Antiquité, du vert de gris (hydrocarbonate de cuivre obtenu par
immersion de plaques de cuivre grattées et enduites de miel ou de sel dans un

32
Sur le sujet voir, entre autres publications du même auteur, M. Pastoureau, Jésus
chez le teinturier : couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Paris, 1997, « Le
vert, du chimique au symbolique », p. 72 et suiv. C’est pourtant ce mélange qui
composait tous les verts de la célèbre tapisserie de l’Apocalypse d’Angers qui ont,
aujourd’hui, tous viré au bleu.

32
L’orange et le vert au Moyen Âge

bac d’urine ou de vinaigre) qui donne une belle teinte mais très corrosive
souvent associée à une couche protectrice à base de safran, du vert de vessie à
partir du jus de neprun (prune du Latium) conservé dans une vessie de porc,
du vert de bourdaine ou vert d’épine qui donne un vert teinté de bleu. À cette
liste s’ajoutent les verts obtenus grâce au prunellier, au lis (vert de flambe),
aux pétales de rose ou à l’iris33.
Les verts de très haute qualité ne manquent donc pas dans l’enluminure
où leur exploitation renseigne également sur leurs fonctions symboliques, en
contradiction parfois avec leur signification textile !

Une lecture symbolique dépendante des arts textiles ?


Si l’on suit l’analyse de Michel Pastoureau, l’instabilité de la teinture
verte contribue en partie à l’associer à une symbolique du même ordre,
évoquant ce qui est éphémère, mouvant, en bonne ou en mauvaise part : la
jeunesse, l’espérance, la chance, le hasard, le jeu, le destin, la folie, le
désordre, l’immaturité. Une couleur ambivalente dont la lecture symbolique,
positive ou négative, se fait essentiellement par association ou contextua-
lisation.
En dépit de cette ambiguïté initiale, il semble toutefois que, pratiquement
et symboliquement, le vert brille d’abord par sa discrétion plutôt que par sa
valeur négative. C’est ce que confirme en partie l’usage de cette couleur dans
les pratiques liturgiques, qui restent un bon indicateur des usages textiles des
couleurs médiévales. Ces couleurs liturgiques, normalisées à la fin du
XIIe siècle par le futur Innocent III, classent en effet le vert comme la medius
color à utiliser les jours où ni le blanc, ni le rouge ni le noir ne conviennent.
Dans un système chromatique qui s’articule autour des opposés traditionnels
du blanc/rouge et blanc/noir, le vert intervient donc comme une « soupape »,
une couleur en plus, une couleur hors système 34.
L’usage du vert dans l’enluminure semble le réserver en priorité à la
représentation de la nature, ce qui n’est pas vraiment une surprise ! Même s’il
a été démontré que l’idée « réaliste » de la nature ne se développe dans les
représentations médiévales qu’à partir du XIIe siècle. Pourtant, associé à la
nature, le vert ne se contente pas de représenter les choses telles qu’elles sont.
Il charge ces figurations de l’idée de mouvement, de croissance. C’est la
branche qui pousse, le fleuron qui s’épanouit, l’eau qui coule, les ailes des
anges qui battent. Cependant, une lecture appliquée de ces paramètres
symboliques est souvent décevante. Si l’on prend l’exemple du célèbre vitrail
de la crucifixion de la cathédrale de Poitiers (vers 1160), le vert y colore tout

33
Sur la production de la couleur verte dans la miniature médiévale, voir
C. Mediavilla, Calligraphie, Paris, 1993, p. 62-73 et G. Garrigou, Naissance et
splendeurs du manuscrit monastique, Nancy, 1994, p. 43-51.
34
Voir sur le sujet M. Pastoureau, « Le temps mis en couleurs : des couleurs
liturgiques aux modes vestimentaires (XIIe-XIIIe siècles) », Bibliothèque de l’École
des chartes, 157/1, janv.-juin 1999, p. 111-135.

33
Laurent HABLOT

autant la dalmatique des anges que l’auréole de Marie-Madeleine, la tunique


du bourreau, les éléments végétaux, etc. (figure 4)35
De façon stricte, le vert est donc plus spécifiquement la couleur de la
nature croissante et renaissante du printemps. Cette nature que l’on domes-
tique plus précisément dès la seconde moitié du XIVe siècle dans le cadre du
jardin princier, où se multiplient à dessein les tonalités de vert et la sélection
des herbacées36.
La reviviscence des thèmes naturalistes dans le courant du XIV e siècle
contribue au développement de la célébration curiale du 1 er mai. Elle hérite
de la tradition des floralies antiques qui fêtent la renaissance de la nature et
durant lesquelles les jeunes gens amoureux sillonnent la campagne ornés de
feuillages qu’ils s’échangent. À cette occasion, le prince habille sa cour d’une
livrée uniforme de couleur verte tandis que les courtisans se parent de
couronnes de feuillages. Ceux qui s’en dispensent sont l’objet de moqueries,
d’où l’expression « je vous prends sans vert ». De nombreuses illustrations et
plusieurs textes confirment cet usage37. C’est bien sûr cette fête qui illustre le
mois de mai dans les Très riches Heures du duc de Berry38.
Cette renaissance cyclique de la nature porte bien évidemment le sens
chrétien de la résurrection très largement développé dans la thématique du
lignum vitae, l’arbre de la croix devenu arbre de vie glosé par Jacques de
Voragine dans sa Légende dorée, allégorie à laquelle invite notamment
l’Évangile de Luc quand le Christ se compare à l’arbre : « si l’on traite ainsi
l’arbre vert que deviendra l’arbre sec ? »39.
Par extension, le vert est associé à la jeunesse, à la vigueur physique et
sexuelle : cette association est déjà vérifiable dans vocabulaire latin avec les
homophonies entre viridis (vert), vir (homme), vivere (être vigoureux), vis
(force), ver (printemps). Très versés dans ce genre de jeux de langage, les
hommes du Moyen Âge établissent très tôt des parallèles de cette nature. On
ne sera donc pas surpris de voir le vert lié dans la miniature et l’iconographie

35
Vitrail de la crucifixion, cathédrale de Poitiers, vers 1155-1160.
36
Sur les jardins au Moyen Âge, voir les travaux d’Élisabeth Antoine, par exemple
« Les jardins d’agrément au XIVe siècle », dans Paris et Charles V, dir. F. Pleybert,
Paris, 2001, p. 151-165.
37
Je renvoie ici à la communication de Madame Pellegrin dans ce même volume.
Voir notamment L’annonce aux bergers par le maître de Bedford (Vienne,
Nationalbibliothek, ms. 1855, f° 65 v°). Le Journal d’un Bourgeois de Paris rapporte
qu’au printemps 1418, des gens de l’hôtel du roi étaient partis couper du mai au bois
de Boulogne (cité dans A. Forgeais, Collection de plombs historiés trouvés dans la
Seine, Paris, 1863, p. 39) et dans ses mémoires, Pierre de Fénin rapporte qu’à l’arrivée
devant Compiègne, le bâtard de Bourbon et ses gens « avaient chacun un chapeau de
feuillage vulgairement dit de may sur leur tête armée » (J. B. de Vaivre, « A propos
des devises de Charles VI », Bulletin monumental, nº 141, 1983, p. 95).
38
Chantilly, musée Condé, ms. 84, f° 5 v°.
39
Psautier de Robert de Lindesey. Londres, Society of Antiquaries, ms. 59,
f° 38 v°.

34
L’orange et le vert au Moyen Âge

à la fécondité ou à des scènes de noces comme dans l’illustration du Roman


de la Rose, les noces de la Vierge des Heures d’Etienne Chevalier
(figure 5)40 ou encore les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck41.
Cette lecture symbolique est devenue commune au Moyen Âge, comme
en témoigne le bâton utilisé par le fourrier à la cour de Bourgogne à la fin du
XVe siècle, qui « doibt porter un baston le quel doit être vert en signifiance
du bois. Il doit le porter en manière comme s’il vouloit tousjours hurter à un
huys pour demander ouverture… il doit battre le lit du prince de son
baston »42. Cette perpétuité souhaitée du lignage du prince se retrouve encore
dans ses actes avec le développement à la fin du XIIIe siècle de l’usage du
scellement de cire verte sur lacs de soie verte et rouge pour les actes royaux à
valeur perpétuelle.
La figure de l’homme sauvage se situe dans le prolongement direct de
cette association entre le vert, la vigueur physique et sexuelle et la nature.
C’est bien entendu le cas du chevalier vert des romans arthuriens, homme à
peau verte et probable avatar d’un personnage de la mythologie celtique.
Chargé de mettre à l’épreuve la force physique et la tempérance sexuelle des
chevaliers de la Table ronde, Gauvain en particulier, il reste, amical et
terrifiant, inclassable entre le mal et le bien. Ces hommes verts et sauvages
constituent d’ailleurs un des motifs courants du charivari chargé de rééqui-
librer par la mascarade une atteinte à la norme conjugale, à l’instar du célèbre
Bal des ardents organisé par Charles VI en janvier 139343. Mais l’homme
sauvage est aussi une figure courante du blason à partir du XIVe siècle. Il
apparaît principalement en qualité de support héraldique, c’est-à-dire une
figure chargée de soutenir l’écu. Véritable contrepoint à l’ange qui renvoie à
la portée eschatologique des armoiries, l’homme sauvage associé au signe
lignager par excellence semble investi de la fonction symbolique de
proclamer la « verdeur » du lignage. Ces deux supports alternent d’ailleurs
pour soutenir l’écu du commanditaire dans les Heures d’Etienne Chevalier
précédemment citées.
Cette vigueur excessive déteint peut-être à son tour sur la symbolique du
vert que Michel Pastoureau veut encore voir associé au désordre et à la folie,
principalement par association à d’autres couleurs comme le jaune ou
l’orange44.

40
Heures d’Etienne Chevalier, Chantilly, Musée Condé, Le mariage de la Vierge.
41
Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini, Londres, National Gallery.
42
V. Gay, Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renaissance, 2 volumes,
Paris, [1887] 1928, art. Bâton de lit, p. 130.
43
Sur cet événement voir F. Autrand, Charles VI, la folie du roi, Paris, 1986, p. 299
et suiv.
44
M. Pastoureau, « Formes et couleurs du désordre : le jaune avec le vert »,
Médiévales, n° 4, 1983, p. 62-73.

35
Laurent HABLOT

Le vert du blason
Si l’on en croit l’auteur d’un traité de blason des années 1430,
la dernière couleur que l’on rencontre en armoirie est le vert. En blason, on la
nomme sinople. Elle est vert comme les prés, les bois, les champs et la
verdure du jardin. Mais certains la trouvent pâle et de peu de prix. D’autres
affirment qu’elle est la moins noble des couleurs du blason. Pourtant, parmi
les vertus, le vert signifie joie, hardiesse et jeunesse. Et en pierreries, il est
semblable à l’émeraude, pierre très précieuse. Au sein des couleurs, le vert est
moyen entre le bleu et le noir et trouve sa complexion dans l’un et dans
l’autre : humide comme le bleu, froid comme le noir. Cependant, quand
certains disent que le vert est la moins noble des couleurs, cela s’entend en
peinture et en teinture, mais non pas du vert franc et naturel qui se trouve au
milieu des herbes, des arbres et des montagnes. Car il n’y a plus belle chose à
voir que cette verdure : elle réjouit le cœur et la vue et fait chanter les oiseaux.
Et pour ce aussi est le mois de mai le plus délectable de tous45.
En dépit de tout ce qu’il comporte de théorique, ce traité ne véhicule pas
trop d’erreurs sur les applications héraldiques de cette couleur. Les compta-
ges effectués par Michel Pastoureau démontrent en effet que le vert/sinople
reste la couleur la moins prisée des six couleurs héraldiques que sont l’azur,
le gueules, le sable, le sinople, l’or et l’argent. Apparue tardivement pour
colorer les figures, elle ne se trouve composant le fond d’armoiries que dans
le courant du XIIIe siècle46. D’abord désignée sous le nom de vert, cette
couleur se voit attribuer, dans le courant du XIV e siècle, le terme de sinople
jusqu’alors attaché au rouge47. Peut-être par souci de ne pas confondre la
fourrure vair, alors très usitée par le blason, et la couleur verte 48.
Servant surtout à colorer les éléments « naturels » et végétaux de l’écu, le
vert suffit également à faire de tout oiseau vert un papegau, un perroquet.
C’est encore la couleur centrale de l’escarboucle, pierre précieuse magique et
rayonnante des romans de chevalerie (dans laquelle on retrouve cette idée de
mouvement), et progressivement confondue avec l’émeraude. Elle orne le
cœur des armes de Navarre dont l’escarboucle se transforme progressivement
en chaînes, commémorant mythiquement la prise du camp enchaîné des
Sarrasins à Las Navas de Tolosa en 1212. La pierre d’escarboucle devient
dans les récits du XVe siècle l’émeraude arrachée du turban du sultan
Miramamolin49. Car au XVe siècle, lorsque naissent ces légendes, le vert,

45
Sicile, Le blason des couleurs en armes, livrées et devises, éd. H. Cocheris, Paris,
1857.
46
M. Pastoureau, Traité d’héraldique, Paris, 1993, p. 113-121.
47
Le mot sinople vient du latin sinopis (rouge, de couleur rouge) lui-même forgé
sur le nom d’une ville d’Asie Mineure, Sinopa (patrie de Diogène) où la terre était
ocre rouge, cité dans Pastoureau, Traité…, op. cit., p. 103, n. 19.
48
Ibid., p. 103 et G. J. Brault, Heraldic Terminology in the XIIth and the XIIIth
Centuries, with special Reference to Arthurian Literature, Oxford, 1972, p. 275-276.
49
M.-L. Surget, « Les armes d’Evreux-Navarre dans les miniatures », RFHS, n° 76,
2006, p. 106.

36
L’orange et le vert au Moyen Âge

c’est l’exotisme et l’Islam50, un raccourci qui conduira, au XIXe siècle, à


relire toutes les armoiries portant du sinople à la lumière des croisades.
Le sinople est donc, par sa rareté même, une couleur qui interpelle. Ce qui
suffit sans doute à justifier sa forte fréquence dans les armoiries imaginaires.
C’est notamment le cas dans les armoiries arthuriennes où le chevalier vert
est le plus souvent un jeune chevalier au comportement audacieux ou
insolent, facteur de désordre51. Il en va de même pour les héros troyens dans
l’Armorial Lebreton dont les armoiries imaginaires comportent pour 23 % du
sinople quand seulement 4 % des armoiries réelles portent cette couleur52.
Dans ce monde imaginaire d’ailleurs, la combinaison héraldique jaune/vert
est effectivement associée aux fous53.
Mais c’est surtout dans l’emblématique, qui se développe en marge de
l’héraldique à partir du milieu du XIVe siècle, que le vert trouve son plein
épanouissement.

Le vert emblématique, un renouveau au XIVe siècle


Le vert est, à la fin du Moyen Âge, une couleur en plein renouveau. Un
succès probablement dû à de nouveaux procédés techniques permettant de
teindre enfin dans une couleur franche et stable. Le vert, coloration obligée
des fêtes du mai, lié au renouveau de l’intérêt aristocratique pour la nature,
symbole de fécondité – nécessité aristocratique et royale s’il en est –, habille
les princes et colore leurs espaces privés de plus en plus fréquemment 54. Les
mentions de chambres vertes sont nombreuses ainsi que les décors peints
attestés ou conservés. Cette couleur devient même un des outils de représen-

50
Voir sur cette question la communication de Philippe Bourmaud dans le présent
ouvrage. Plusieurs sources s’accordent pour avancer que du temps de Mahomet, les
premiers drapeaux brandis par les guerriers musulmans étaient verts, allusion au
paradis verdoyant, où des sources d’eau couleraient en abondance, où les fidèles
porteront des habits de soie verts (Coran 18 : 31). Avant l’islam, la légende d’al-
Khadir (celui qui est vert), témoigne de l’importance de cette couleur pour ce peuple.
Il semblerait que longtemps seuls les califes ont été autorisés à porter un turban de
cette couleur.
51
M. Pastoureau, L’armorial des chevaliers de la Table ronde, Paris, 2006, p. 40.
Voir le recensement complet de ces chevaliers arthuriens de différentes couleurs dans
G. J. Brault, Early Blazon, op. cit., p. 31-35. Voir aussi les exemples cités par M. de
Combarieu, « Les couleurs dans le cycle du Lancelot-Graal », Senefiance, n° 24,
1988, p. 451-588.
52
N. Civel, « Les insignes héraldiques des Troyens dans l’armorial Lebreton »,
dans Une histoire pour un royaume, éd. M. Aurell et alii, Paris, 2010, p. 409-433.
53
M. Pastoureau, « ... Le jaune avec le vert », art. cité.
54
Sur la mode aristocratique du vert, voir C. de Mérindol : « Couleur étoffe et
politique à la fin du Moyen Âge. Les couleurs du roi et les couleurs d’une cour
ducale », dans Recherches sur l’économie de la France médiévale. Les voies fluviales.
La draperie, actes du 112e congrès national des sociétés savantes, Paris, 1989, p. 220-
249.

37
Laurent HABLOT

tation des puissants avant de connaître une nette régression, passé le règne de
Charles VII, supplantée par de nouvelles couleurs à la mode et beaucoup plus
« sérieuses » comme le noir et le bleu55.
À l’époque du « Prince Noir », dont le surnom n’apparaît d’ailleurs que
tardivement, le comte/duc de Savoie Amédée VI se fait déjà surnommer le
comte vert en raison de ses livrées et de son ordre du Collier à cette couleur56
tandis qu’à compter du règne de Charles V, dans les années 1370, le vert
entre dans la trilogie des couleurs royales – rouge, blanc, vert, pour n’en plus
sortir avant les années 1480. Ces couleurs « savoyardes » puis « italiennes »
ont en effet aussi été celles du roi de France57. Elles sont particulièrement
mises en valeur sous le règne de Charles VI où elles habillent le roi, son
personnel, colorent ses emblèmes et sont adoptées par tous ceux qui
souhaitent d’une façon ou d’une autre se rattacher au roi qu’il s’agisse des
Bourgeois de Paris58, de son gendre Richard II d’Angleterre, de ses oncles et
neveux, les ducs de Bourgogne ou d’Orléans. Le vert est une couleur à la
mode à la cour de France et entre tour à tour dans l’emblématique de Jean
sans Peur, en alliance avec le blanc et le vert, dans celles des Orléans ou du
maréchal Boucicaut, fondateur d’un ordre de L’écu vert à la dame blanche59.
De nombreux emblèmes princiers ou devises retiennent des végétaux de
cette couleur, à commencer par le genêt et les feuilles de hêtre ou de mai de
Charles VI qui renvoient, comme les autres devises du roi, au thème de la
résurrection60. Mais c’est aussi le cas du chêne de Philippe le Hardi, du

55
Sur le succès de ces deux couleurs, voir M. Pastoureau, Bleu, histoire d’une
couleur, Paris, 2000 et du même auteur, Noir, histoire d’une couleur, Paris, 2009.
56
Sur cette emblématique voir D. Boulton, The knights of the Crown, the
Monarchical Orders of Knighthood in Later Medieval Europe 1325-1520,
Woodbridge, 1987, rééd. corrigée 2000, p. 249-270 ; M. Pastoureau, « L’emblé-
matique princière à la fin du Moyen Âge, essai de lexique et de typologie », dans
Héraldique et emblématique de la maison de Savoie (XIe-XVe s.), éd. B. Andenmatten
et alii, Lausanne, 1994, p. 11-43 ; du même « De la croix à la tiare. Amédée VIII et
l’emblématique de la maison de Savoie », dans Amédée VIII-Félix V, Premier duc de
Savoie et pape (1383-1451), A. Paravicini Bagliani dir., Lausanne, 1992, p. 89-104.
57
Sur l’usage de ces trois couleurs par le roi de France voir L. Hablot, La devise,
mise en signe du prince, mise en scène du pouvoir, Turnhout, à paraître, p. 470 et
suiv. ; et H. Pinoteau, La symbolique royale française Ve-XVIIIe siècles, La Roche-
Rigault, 2003, p. 110 et suiv.
58
Voir par exemple l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris en 1392 (Jean Froissart,
Chroniques, Livre II, Londres, British Library, ms. Harley 4379, f° 3).
59
Sur ces emblématiques voir L. Hablot, La devise…, op. cit., devisier.
60
Ibid. À en croire les comptes de l’Ecurie, la devise de la feuille de mai apparaît
en 1399. Associée à la couleur verte, cette devise complète fréquemment le genêt et
renvoie aux feuilles de hêtre des bois (désigné par le mot May ou arbre de may)
fréquemment utilisées pour réaliser des couronnes de feuillages portées lors des fêtes
du Mai. Colette Beaune signale une distribution de 491 houppelandes vertes et noires
à genêt et mai brodés sur la manche gauche en 1400. Dans les comptes de l’Ecurie
c’est surtout en 1402 que le mai est à l’honneur. Il décore des selles, des ceintures, des

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L’orange et le vert au Moyen Âge

houblon de Jean sans Peur, de l’ortie de Louis d’Orléans, du mouron


d’Isabeau de Bavière, du châtaignier de Charles III de Navarre, du plantain
d’Humbert de Savoie, etc.
À la fin du siècle encore, alors même que le noir impose son austérité aux
cours d’Europe, René d’Anjou retient pour devise la souche reverdissante
produisant, dans une parfaite transition entre nos deux journées d’études, une
orange à demi mûre associée au mot VERT MEURT : allégorie de son prénom,
de sa lignée éteinte et de la mort inéluctable qui obsède les princes du temps
(figure 6)61.

Couleur discrète, couleur difficile, couleur délicate, couleur des exclus et


des héros, couleur des pauvres et couleur des princes, le vert est avant tout
pour le Moyen Âge la couleur d’une création divine que les hommes tentent
tant bien que mal d’imiter et de domestiquer, en commençant par leur propre
nature, pour y gagner la liberté que le vert des temps modernes symbolisera
bientôt.

épées. Les inventaires de 1420 et 1421 le mentionnent sur de nombreux articles. Il est
important de souligner que le mai semble faire son apparition avec une nouvelle
combinaison chromatique : vert/blanc/rouge/noir. Depuis 1390 en effet, Charles VI
avait substitué, au vert/blanc, la combinaison rouge/blanc/noir en alternance avec la
combinaison rouge/vert/blanc/noir. La combinaison tricolore, excluant le vert, semble
liée aux périodes de crises politiques ou peut-être tout simplement à certaines périodes
de l’année. La combinaison quadricolore apparaît dès 1393 puis disparaît au profit de
la combinaison tricolore. On la retrouve en 1398. Un article du compte de 1399
mentionne deux selles dont on précise qu’elles sont décorées d’éléments bordés de
drap de quatre couleurs, « c’est assavoir rouge, blanc, vert et noir, faiz de nouvelle
devise ». L’union du vert et du mai semble aller de soi puisque cette feuille évoque la
fête du 1er mai où chacun s’habille de vert, mais elle révèle aussi sans doute une
certaine disposition d’esprit du souverain. Signe de fête, cette devise témoigne peut-
être des périodes de raison qui alternent avec celles de crises.
61
Voir par exemple la lettre d’anoblissement de Jehannon Roy (1475), Aix, Bibl.
mun., ms. 1804.

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Laurent HABLOT

Fig. 4 – Vitrail de la Crucifixion. Cathédrale de Poitiers, vers 1155-1160.


Le vert, couleur polysémique du mouvement et de la vie, colore ici la dalmatique des
anges, l’auréole de Marie-Madeleine, la tunique du bourreau, les éléments végétaux.
© Cliché Laurent Hablot.

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L’orange et le vert au Moyen Âge

Fig. 5 – Le livre d’Heures d’Etienne Chevalier : Les Heures du Saint-Esprit, Le


mariage de la Vierge. Le vert, couleur de la fécondité, est fréquemment associé
comme ici à des scènes de noces. Chantilly, musée Condé © RMN-Grand-Palais
(domaine de Chantilly)/René-Gabriel Ojéda.

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Laurent HABLOT

Fig. 6 – Lettre d’anoblissement de Jehannon Roy (1475).


La lettrine R de René – Renatus – se transforme ici en sa devise de la souche
d’oranger reverdissant, associée au mot VERT MEURT : allégorie de son prénom, de sa
lignée éteinte et de la mort inéluctable qui obsède les princes du temps.
Aix-en-Provence, Bibl. mun., ms. 1804.

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