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Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des

auteurs et ne reflètentpas nécessairement les vues de l'UNESCO. Les


appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui y figurent n'impliquent de la part de l'UNESCO aucune
prise de position quant au statut juridique des pays, territoires,villes
ou zones ou de leurs autorités,ni quant à leurs frontièresou limites.
Publié en 2004 par :
Organisation des Nations Unies pour ïéducation,la scienceet la culture
Secteur des sciencessociales et humaines
7,place de Fontenoy,75350 Paris 07 SP
Sousla directionde Modda Goucha,Chefde la Section de la philosophie
et des scienceshumaines,assistée de Mika Shino et de Feriel Ait-Ouyahia
O UNESCO
Impriméen France
Sommaire

D e la pluralité des postures de questionnement 5


Jean-Godefioy Bidima
Diversité culturelle c o m m e vérité de l'universel 11
Spéro Stanislas Adotevi
Ordres de coexistence et formes de reconnaissance :
les philosophies et les droits culturels 23
Jean-Godefioy Bidima
La spécificité culturelle à la lumière de la rationalité
philosop hique 47
Issiaka-ProsperLaLèyê
L'internationalisme en philosophie 65
Richard Shusterman
Philosophie et cultures :pour un humanisme 73
à visage humain
Christian SrOttman n
Traduction et dialogue entre les cultures 91
Marc Ballanfit
Conceptualisation et transculturaiité 97
Kieong H e 0
Penser autrement 103
François Ju Dien
Introduction

De la pluralité des postures


de questionnement

Jean-GodefroyBidima

La question de la ((diversité culturelle et des ((droits


)
)

culturels ))se réfere au moins à trois champs ; d’abord à


la philosophie,ensuite à l’anthropologiepolitique,enfin
au droit international.Lnphilosophie est convoquée pour
conjuguer aux modes conditionnel et indicatif les rap-
ports ambigus qu’elle entretient avec les cultures.
L’anthopologie politique sonde les liens que les cultures
ont les unes avec les autres en mettant à jour non seule-
ment l’ordonnancementdes symboles,mais aussi l’arti-
culation des pratiques aux représentations.L e droit inter-
nntioiolml encadre les régimes normatifs ainsi que les moda-
lités de reconnaissancedes cultures soit dans une optique
nationaliste, soit dans une orientation cosmopolitique.
Néanmoins,la philosophie,l'anthropologiepolitique et
le droit international n'épuisent pas les domaines que la
notion de droit culturel peut recouvrir, car, comment
poser la question des droits culturels sans faire appel à L'é-
thique qui montrera à la société les fondements et les
principes normatifs qui composent cette notion ? Et
peut-onsérieusement parler des droits culturels sans s'oc-
cuper de L'économie, cette partie de la culture humaine
que les discours pudiques et ((désintéressés ))des institu-
tions (ycompris des institutionsphilosophiques !)taisent
volontiers ? Car, après tout,les types de mode de pro-
duction,le rapport à l'activitéinstrumentale et la manière
dont le capital tisse et impose ses rationalitéset symboles
font partie de ces instances par lesquelles on reconnaît à
une culture le droit d'exercer une pleine souveraineté sur
ses propres représentations. L'éthique et l'économie ne
peuvent nous faire oublier que la question des droits cul-
turels touche aussi à la production du sacré. L'humain
étant, jusqu'aux dernières nouvelles, un animal qui se
vante dans son langage d'être la seule créature douée de
parole.I1 se tue à dire qu'il est parfois lié aux ordres trans-
cendants et à ce qui embrasse dans un même mouvement
ses symboles de l'absolu et du sublime.Comment peut-
on poser le problème de ses droits culturels sans toucher
au sacré ? Par qui les droits culturels sont-ilsformulés et
niés ? Par des Sujets qui,dans la solitude de leur hybris et

6
dans la conjonction de leurs efforts,essayent de reposer
la question de la dignité et de l’autodétermination.Soit !
Mais,que ces Sujets s’effacentpour se représenter sous
un masque plus grand (tribu,peuple, nation, État,syn-
dicat, etc.) n’enlève rien au fait que ce ne sont pas des
Sujets transcendantaux. Ils sont doués d’intelligenre
(admettons-le,puisqu’on le répète !)mais aussi de pas-
sions (heureusement celles-ci sont quand m ê m e sur-
veillées par une raison qui se veut parfois insomniaque !)
et surtout de... sexualité (!)a
,jouterait cet étrange docteur
Freud !Une petite habitude très curieuse consiste dans
les constructions philosophiques et juridiques à poser la
question des droits culturels en se référant aux Sujets
(pensantset de droit !)dignes et propres : la reconnais-
sance, les contacts,les normes, les chartes et les traités
semblent être formulés par des Sujets qui,doués de paro-
le comme on vient de le voir, seraient de purs esprits
ignorant tout du désir, de l’inconscientet de la sexualité !
Quels refoulements s’ajoutent au désir de reconnaître les
droits aux autres cultures ? Quelle est la fonction de la
peur et du narcissisme quand on dénie des droits culturels
aux autres ? Quelle est la place de l’inconscient? Quels
sont les rapports hommes-femmes-domination-langage
dans cette formulation des droits ?
O n pourrait multiplier les questions, mais ce qui
semble intéressant consiste dans le fait que la philosophie,

7
que l‘on croit toujours éloignée des préoccupations quo-
tidiennes,puisse poser cette question aujourd‘hui dans
l’enceinte de l’UNESCOavec un avantage et un
inconvénient. Le premier tient, outre la vocation de
l’UNESCOde ne pas exclure ni hiérarchiser les cultures,
au pluralisme qui préside à cette discussion avec, dun
côté,des penseurs africains (Laleyê,Adotevi,Bidima) et,
de l’autre,des Européens (Balanfat et Trottmann). Mais
méfions-nousdes dualismes et des répartitions factices !
Ces deux groupes ne sont composés que de (( traîtres ))
qui,dans le traitement de la philosophie,semblent dire à
ceux qui,assez facilement,assignent des places et dessi-
nent les rôles : (( nous ne sommes pas là (le temps et
l’espace) où vous croyez que nous sommes !))Laléyê et
Adotevi sont africains, mais leurs discours puisent à la
fois dans l’expériencedu monde africain,dans l’hégélia-
nisme et la phénoménologie.Balanfat est européen,mais
il est un passeur de l’Inde,qui occupe sa réflexion.
Trottmann est un autre européen du XXI‘ siècle, mais
c’est par le détour (et non le retour !)du Moyen-âgequ’il
pose ce problème des droits culturels.Bidima, enfin,est
africain,mais cherchez-leaussi du côté d’Adorno,qu’il
utilise et trahit à la fois.Car,c’estpar l’analyseadornienne
qu’ilrepose le problème des droits culturels.Qu’on puisse
éclairer le contemporain par le médiéval,qu’on réussisse
à éclairer l’Europeet le monde par l’Afrique,par l’Inde

8
et inversement,nous conduit à dire que c’est dans l’écla-
tement des perspectives,la trahison des assignations et la
confusion des rôles que les rapports entre la philosophie
et les droits culturels s’inscrivent. Quant à l’inconvé-
nient,il réside dans le fait que la philosophie ne peut cri-
tiquer les institutions culturelles qu’en s’appuyant sur
elles pour s’exprimer.
Adotevi renoue avec une critique de la notion d’uni-
versel. Son propos consiste à dire que (< le Divers est au
ceur de l’universelcomme sa présence et sa vérité ». Ce
divers est justement expérimenté dans la tâche du tra-
ducteur. Ballanfat, traducteur de textes de philosophie
indienne,estime que la traduction est une invention per-
manente d’unelangue par une autre.Cette opération est
un gage pour la reconnaissance des autres cultures.
Laléyê souligne la position paradoxale de la philosophie
concernant la spécificité culturelle.(<Le combat contre la
spécificitéculturelle sera mené par le philosophe au nom
des injonctions dune raison que la philosophie place jus-
tement au-dessus,mais non point en dehors de ses réali-
sations historiques ». Quant à Trottmann, il montre
comment Abélard et Nicolas de Cues avaient déjà à leur
époque posé la question des droits culturels à travers le
thème de la Paix. Bidima, enfin, essaye d‘étudier com-
ment les (( ordres de coexistence )) des cultures s’imbri-
quent dans des (( formes de reconnaissance ». Il cherche

9
par là à interroger les droits culturels au sein de l’image
que les philosophies se font les unes vis-à-vis des autres.
I1 se demande surtout ce que nous refoulons quand nous
posons tous, avec la bonne conscience qui caractérise
notre modernité, la question des ((droits culturels D.

10
Diversité culturelle c o m m e vérité
de l’universel

Spéro Stanislas Adotevi

La question soulevée par le concept de (< diversité cultu-


relle )) n’est pas seulement d’actualité,elle est décisive au
regard des dogmes qui s’effritentet dont,selon les agnostiques
de la modernité,il ne reste que des reliquats spirituels.I1 s’a-
git d’un débat non seulement incontournable,mais qui est
aussi au cceur de nos angoissescontemporaines.La notion de
(( diversité culturelle », quelle que soit l’uulisation qu’onen
fait, renvoie aujourd’hui à une urgence,celle de retrouver la
terre ferme, de nous tenir réunis et d‘exprimer malgré la
( Différence », grâce à elle, notre capacité à v
( ivre ensemble.
L‘important, écrivait le Chancelier de l’Hospitalà son
souverain au sujet des guerres confessionnelles,n’est pas de
savoir quelle est la vraie religion, mais de savoir comment
les hommes peuvent vivre ensemble.’
~~

1. Jean Claude Guillebaud, La Refondation du Moide,Seuil, sep-


tembre 1999.
C'est là une bonne manière de poser la question de la
(
( diversité ».Il ne s'agit pas,comme s'y adonnent certaines
Écoles regroupantdes tendances parfois opposées et souvent
contradictoires,de coaguler la diversité en ((Différence », de
la figer dans la dénonciation des pensées totalitaires et
réductricespour glorifier un relativismeintégral dénonçant
toute adhésion à l'« Universel », dans une même méfiance
vis à vis de toute vérité,de toute certitude...
Sans doute, les ravages causés par la pensée totalitaire
réductrice,et ceux que l'ondésigne dans la vulgate écono-
miciste contemporainepar l'expressionde ((Mondialisation »,
peuvent conduire à un scepticisme généralisé,et partielle-
ment justifié,à l'endroitdun universel qui,par infirmité
congénitale,a évacué de son système un monde naturelle-
ment pluriel. Une telle démarche procède assurément
dune certaine rationalité et exprime une certaine vérité,
notamment lorsqu'elle constate,avec raison,que l'histoire
de l'universel,telle qu'elle s'est dévoilée dans sa rencontre
avec l'Occident,n'a fait que déployer des projets ethnoci-
daires dont la finalité a été de réduire le sens du divers. D e
fortes inégalités, attachées aux sources européocentristes
de la modernité,ont fragilisé les valeurs et remis en cause
l'héritage de l'universel.
Cette attitude peut se comprendre, et se comprend
aisément.Mais ce n'est pas parce que le Droit a pu servir
à la fois Hitler et Staline,et tous les voyous du même aca-
12
bit, qu’ila cessé d’être déterminant dans notre existence.
Malgré les injustices, les inégalités, malgré l’arrogance
des puissants,nous avons,au-delàde nos différences par-
ticulières,une idée inaliénabledu droit,même si celui-ci
n’aété qu’unemise en forme des principes et représenta-
tions qui lui fournissent trop souvent sa légitimité.
I1 suit de ce qui précède que ce n’estpas parce qu’ily a
eu manipulation totalitaire de l’universelqu’onpeut s’auto-
riser à penser que cette pratique a pu abolir la vérité du plu-
ralisme culturel. L‘histoire de la complicité de l’universel
avec l’occidentn’ajamais anéanti le sens du divers.puisque
le divers est au cœur de l’universel comme sa vérité. Par
conséquent,toute démarche voulant prendre prétexte des
avatars de l’histoirepour poser en termes de gémellité rivale
la relation entre l’Universel et le Pluriel est non seulement
insuffisante sur le plan intellectuel,mais inefficace sur le
plan de l’action lorsqu’ellene cache pas quelques pensées
inavouables.En d’autres termes, reconnaître que le monde
est divers,ce n’estpas l’enveloppersous la forme de la dzffé-
rence pour aboutir à un discours régressif sur l’altérité et
ainsi faire silence sur l’essentielen fixant l’intelligence sur
l’accessoire afin d’éviter les débats de l’heure.Ceux qui
expriment les angoisses et les hantises des hommes et des
femmes de notre temps face à l’énormere-tribalisationqui
va de pair avec la finalité uniformisante de la mondialisa-
tion,cette perversion de l’universeldans la marchandise.

13
En vérité tous ces débats qui opposent radicalement
Diversité et Universel soit sont le fruit d'un paralogisme,
soit souvent semblent perdre de vue l'histoire en train de
sefaire. Lorsque Gandhi écrit :
Je ne veux pas que m a maison soit entourée de murs de
toutes parts et mes fenêtres barricadées.Je veux que les cul-
tures de tous les pays puissent souffler aussi librement que
possible autour de ma maison.Mais je refuse de m e laisser
emporter par aucune,
il énonce la volonté d'aujourd'hui qui est l'impératif
de se cabrer devant la pensée globalisante pour créer un
nouvel imaginaireoù la Diversité deviendrait,dans notre
action historique,l'élémentirremplaçable de notre aven-
ture vers un univers humain commun.
I1 est assurément très aisé de faire l'archéologiedes tra-
ces de l'universel à travers les âges et dans le monde. I1
serait sans doute possible d'y lire l'odyssée du soliloque
particulier de l'universel,en collusion essentielle avec
l'occident.D'Alexandre le Grand à la Paix Romaine,de
saint Paul aux philosophes des Lumières, des théoriciens
de la colonisation aux théoriciens hégéliano-marxistes de
l'émancipation:tous universalistes,ils opposent le Progrès
en marche aux ténèbres et aux traditions des indigènes.
Mais ce voyage solitaire par-dessus la diversité ne
nous enseigne rien que nous ne connaissionsdéjà :cefia-

14
e a de violeme, de désnlstre et de déuastdtion qu’ona de plus
en plus tendance à évacuer de la conscience (( civilisée ))
est puissamment résumé par Castoriadis en ces termes :
Des civilisations par ailleurs très raffinées mais fondées
sur la conscience collective du groupe, de la tribu, de la
caste ont été balayées au contact de l’homme occidental
[...INon parce qu’il avait une arme à feu ou un cheval,
mais parce qu’ilpossédait un état de conscience différent,
le rendant capable de se retrancher du monde et de le
retrouver par une activité intérieure.’

Ce qui retient notre attention dans cette histoire,c’est


la fulgurante extension jusqu’à nous de cet universel
dévoyé,emmitouflé dans son enveloppe globalisante sous
un patronyme encore plus efficace grâce à l’amplification
et à l’accélérationde la révolution technologique qui abo-
lit temps et distances. U n véritable ouragan qui, plus
qu’un discours économique, va, selon Albert Jacquard,
au-delàdes choses,définit les genres,donne des orienta-
tions et gouverne toutes les sociétés.Conclusion :
Dans notre société occidentale,le discours des écono-
mistes s’exprime désormais comme s’exprimeseul en Iran
le discours des ayatollahs.’
~ ~__

2.Cornelius Castoriadis, (< D e l’Utilitéde la connaissance n, Revue


européenne de science sociale 79 (1988).
3.Albert Jacquard,jacatieI‘écopiomietrionphante,Calmann w, 1995.

15
Tel est le nouveau visage de l'universelpris en otage
par la mondialisation. I1 induit dorénavant un discours sur
le changement social tout entier,et frappe d'obsolescence
les références de jadis. La mondialisation, écrit Zaki Laïdi,
enserre désormais touts les autres faits sociaux dans une
chaîne de causalité dont le point de départ serait le global
et non le

Ainsi,la cannibalisation de l'universel par la mondia-


lisation a fait dune théorie économique non plus une
théorie où ïéconomie est la seule réalité pour l'homme,le
triomphe de la production, de la distribution et de la
consommation des biens à l'échelle planétaire,en somme
une économie sans frontière, mais une philosophie, une
politique,un système d'organisation,sociale,une culture,...
une théologie.En un mot,dernier avatar de l'intégrisme
universalisant issu de la fureur solipsiste de l'occident,la
mondialisation est aujourd'hui, toujours selon Jacquard5,
(( synonyme d'esclavage pour la majorité des hommes ».

Qu'ils soient citoyens des pays du Sud ou relégués dans


les couches défavorisées des pays du Nord.
Face à une telle situation, une situation pleine de
danger pour tous,penser le monde dans un contexte où

4.Zaki Laïdi, in Libération,avril 1999.


5. Jacquard,op. cit.

16
la diversité culturelle ne serait que décorative et non créa-
trice correspondrait à asseoir une démarche conçue
comme une adaptation théorique aux exigences de cette
économie,qui ne fait pas de l’hommeson souci et dont
la seule culture est la discipline monétaire. Cela revien-
drait à élaborer un discours alibi qui justifierait les inté-
grismes de tout bord.
Or,il est clair que ce n’estpas ce vers quoi le monde
veut - et doit - tendre. Sur l’ensemblede la planète les
hommes et les femmes sont aujourd’huiconfrontés à des
problèmes qu’ilsne peuvent résoudre les uns sans les aut-
res. La recherche de ce que l’on appelle aujourd’huile (<
nouvel ordre du monde ))n’estrien d’autreque l’exigen-
ce de voir naître une nouvelle humanité,où une atten-
tion inquiète serait accordée à l’apparitiond’un nouveau
discours qui donne à l’homme le droit de prendre la
parole. En un mot,c’est une exigence d’expression nou-
velle dans de nouveaux rapports entre les hommes où se
définirait la nécessité de vivre ensemble, une nécessité
qui nous tiendrait tous réunis malgré nos différences.
Dans un article paru dans Le Moizde Diploinatiqtie de
janvier 2000,Denis Duclos écrit très justement :
Ilévidence nous aveugle. Nous ne voyons plus ce qui
nous arrive. Et ce qui nous arrive i l’échelle de notre
époque,c’estla fin dune fiction et le début dune autre.La

17
fin de l'unification humaine dans le même projet fatal du
jeu d'argent ; et le début dune recherche de diversité. La
fin d u n idéal de toute puissance sur les hommes ; le début
dune nouvelle quête d'autonomie et de respect mutuel. Le
problème de l'époque,c'est de mettre à sa juste place l'u-
nité humaine permise par l'information,sans que le fan-
tasme totalisant qui l'accompagne comme son ombre
mette à mal la liberté des vivants.
Par conséquent,le monde bouge. I1 a bougé et conti-
nue de bouger.Différents échecs,dont certains ont tourné
au désastre en Asie et en Afrique du fait de la dictature
d'un universalisme dévoyé,tout comme d'autres projets
qui ont pu porter des fruits dans ces mêmes pays,
démontrent qu'il est possible de conjuguer les traditions
propres de chaque culture avec les ressources écono-
miques, scientifiques et technologiques les plus moder-
nes. Ces échecs et/ou ces réussites ont révélé que le déve-
loppement était une entreprise plus complexe qu'on ne
l'avait d'abord supposé.Qu'il ne pouvait plus se conce-
voir comme un processus unique, uniforme et Linéaire où
serait niée la diversité des cultures et des expériences cul-
turelles et ainsi restreintes dangereusementles ressources
créatrices de l'humanité.
Cela revientà dire que la notion de ((diversitéculturelle ))
n'est pas un concept contemplatif,mais un vécu existentiel,
une réalité de terrain,comme le montrent les expériencesde

18
développementréussies. Abstraite,cette notion peut donner
lieu à toutes sortes de manipulations et conduire à un retour
délirant à l’impensableoubliant qu’iln’y a jamais eu de cul-
ture hemétiquement fermée,que toutes les cultures sont
influencées par d‘autressur lesquelleselles-mêmesinfluent à
leur tour.Aucune n’estnon plus immuable,Jtgéeou statique.
Par ailleurs,s’il existe encore de nombreux groupes qui sou-
haitent revenir à leurs anciennes traditions ou les perpétuer,
au prix parfois dun retour aux horreurs des guerres tribales,
la grande majorité d’entre eux entendent participer à la
modernité dans le cadre de leurs propres traditions.Or,par-
tout où la tradition rencontre la modernité un processw
d’hybrihtion s’engagepresque toujours.Parce que tous les
êtres humains, universellement,ont besoin de communi-
quer leur expérience,leurs espoirs et leurs craintes,comme
ils l’onttoujours fait.
Llenseignement qu’il faut dégager de cette hybrida-
tion entre le ((pluralisme ))et l’universelest que le plura-
lisme culturel est un trait omniprésent et permanent
dans les sociétés,et que l’identificationà un groupe eth-
nique est une réponse normale et saine aux dérives de l’u-
niversel,particulièrement aux pressions de la folie meur-
trière de la mondialisation.
Le débat est donc un débat autour de notre avenir.
Pour que les communautés du monde puissent faire de
meilleurs choix que par le passé en matière de dévelop-
19
pement humain,il faut commencer par leur donner les
moyens de définir leur avenir par référence à ce qu’elles
ont été, à ce qu’ellessont aujourd’hui et à ce qu’ellesveu-
lent devenir un jour.Chacune d‘elles a des racines,et une
filiation physique et spirituelle qui remontent symboli-
quement à l’aubedes temps ; elle doit donc être en mesure
de les honorer.I1 est essentiel que les valeurs,les systèmes
de croyances et les autres caractéristiques culturelles de
chaque peuple soient compris,et d’abord par les indivi-
dus directement concernés. Ces caractéristiques jouent
un rôle irremplaçable en définissant l’identitédes indivi-
dus et des groupes,et constituent un langage commun
au moyen duquel les membres d’une société communi-
quent entre eux sur des problèmes existentiels hors de
portée du discours quotidien.Mais à mesure que chacun
s’enfonceplus avant sur le territoire encore inexploré,il
a des chances inespérées qu’il y découvrira l’empreinte
inéluctable dune humanité commune.
Au XXI‘siècle, après les tragédies du passé et particu-
lièrement les boucheries du XX‘ siècle,le pluralisme ou la
diversité culturelle,fait incontournablede notre existence,
est indispensable,et même bénéfique parce qu’il prend
en compte les richesses accumulées par l’hommeen ter-
mes de sagesse et d’ art de vivre.
Jusqu’alors,chaque culture,chaque vision du monde,
chaque système économique prétendait imposer sa défini-
20
tion de l’humanité à toutes les autres. C’est encore vrai,
nous dit Denis Duclos,mais désormais ces unités collecti-
ves ont été contraintes de composer leurs divergences,de
((faire société D. Si même,continue Duclos,le capitalisme,
dernière forme concrète de la pensée totalisante,ne peut
réussir à immerger complètement les masses humaines
dans sa seule logique comptable,dont la cruauté s’aggrave
désormais de la précision scientifique mise à son service,
c’estparce que dans cette société barricadée sur elle-même,
il y a encore cette ouverture,la pluralité,comme une porte
qui s’ouvre pour nous permettre de survivre,de respirer,
en brisant cette clôture du monde humain sur lui-même.
Notre époque ne peut donc qu’être celle du souci
politique de la diversité, puisque celle-ci a fait irruption
dans notre présent de par l’essence même de cette
Universalité,celle que nous souhaitons et qui est en train
de se produire par la rencontre des hommes de toute
nation contre les fureurs lobotomisantes des discours
économicistes.Aussi, l’émergencede la diversité cultu-
relle comme problème central de notre époque se mani-
feste-t-ildans tous les domaines imaginables,matériels et
humains. Sans doute, la conscience de sa signification
fondamentale charrie encore quelques parasites. Mais les
peuples commencent seulement à se respecter les uns les
autres,à mettre ensemble leurs ressources communes.

21
Nous vivons une époque extraordinaire du dévelop-
pement humain où les valeurs niées (la diversité) ou tra-
vesties (l'universel) par la mondialisation marchande s'af-
firment comme deux dimensions de notre destin, une
époque où va naître un autre langage dont l'homme est
le cœur. A la condition que nous parvenions à poser la
diversité en pivot de notre histoire comprise comme
échéance de notre aventure commune vers 1' Universalité.

22
Ordres de coexistence et formes
de reconnaissance :
les philosophies et les droits culturels

Jean-GodefroyBidima

Coexistence et reconnaissance
La philosophie qui, au-delà de ses multiples défini-
tions antagoniques et énonciations obliques,se veut cette
inflexion de la pensée sur un pan de l’expérience,a tou-
jours ce mouvement contradictoire de dire et de traduire
à la fois les diverses figures et métaphores du réel histo-
rique,mais en même temps de prendre ses distances avec
ce même réel. Cette distance ne signifie pas que la phi-
losophie adopte vis-à-visdu réel un regard d‘en haut qui
avec une arrogance professorale que rassure un galimatias
soigneusement entretenu et transmis,ferait chaque fois
la leçon à un réel qu’ellecroit décadent. La distance vis-
à-visdu réel ne veut pas dire que la philosophie prend le
large pour laisser à leurs misérables problèmes les
humains à la fois écrasés par la mesquinerie toujours
renouvelée,mais encouragés à aller à la rencontre tou-
jours ajournée de ce je ne sais quoi qui les tire de l'avant.
L a distance que la philosophie prend avec le réel a au
moins trois signifZcations:a) d'abord,la philosophie,bien
que nourrie, élevée et entretenue comme une plante à
l'intérieur dune culture, se veut l'une des instances de
remise en question de cette propre culture ; le paradoxe
de cette situation de la philosophie est qu'elle ne peut
prendre des distances avec une culture que dans le langa-
ge même de cette culture, autrement dit elle ne peut
remettre en question les clichés du langage d'une culture
qu'en forgeant un métalangage à partir des éléments déjà
là. En définitive,la distance veut dire ici immersion dans
la culture, reprise critique et changement de mode de
perception,d'action,d'intuition et d'expérimentation au
sein d'une culture qui ne vit pas seule au monde. b)
Ensuite,la distance signifie que la philosophie,avant d'ê-
tre un corpus de textes qui entrent en dialogue ininter-
rompu,est d'abord un acte de signature d'une subjecti-
vité.Le philosopher estprimordial et Luphilosophie comme
discipline impliquant des procédures, des textes, des
codes, un personnel et des institutions garantes de la
transmission (éditions) est seconde par rapport au philo-
sopher. Prendre des distances en philosophie suppose

24
aussi mesurer chaque fois cette tension féconde qui existe
entre le philosopher dans ses balbutiements et audaces et
la philosophie dans ses concrétisations. c) La distance
signifie aussi que la philosophie se laisse féconder par ce
qui n’est pas la pensée, par ces moments de baibutie-
ments par lesquels l’interrogation se formule. (( Penser
philosophiquement c’est, estime Adorno, penser les
intermittences,c’est se laisser déranger par ce qui n’est
pas la pensée elle-même D’. Penser de manière philoso-
phique et prendre de la distance impliquent enfin déva-
luer les écarts au sein de l’expérience,écarts entre la phi-
losophie et son propre langage, écarts entre la philoso-
phie et la vision du monde qui la transporte,écarts entre
les proclamations et les actions,écarts entre les idéaux et
les réalisations, écarts entre une culture et une autre,
écarts entre l’individudans ses ambitions et sa commu-
nauté dans ses aspirations. C’est dans la production de
ces écarts et de ces failles dans un monde qui gagne à les
recouvrir que l’on peut distinguer la pensée philoso-
phique dune simple technique intellectuelle.C’est dans
l’évaluationdes failles sur le plan des droits culturels que
nous nous placerons.

~ ~~~~

1. Theodor W Adorno,Modèles critiqiies, Paris :i’ayot, 1980,p. 142.

25
Formes de coexistence, critères de rtjG2rences et de reconnaissance
La diversité culturelle pose d‘abord le problème de la
coexistence des cultures.Mais la coexistence est un fait :ce
qui devient problématique, c’est la reconnaissance qui,
elle, relève de la morale d’abord, du droit ensuite.
C o m m e n t reconnaître ldutre culture ? Problème de procé-
dure qui, lui-même,renvoie à celui d‘une critériologie ;
comment et avec quel matériau intellectuel et politique
élaborer les dispositifs dune telle reconnaissance ? A sup-
poser que de tels critères existent,comment faire en sorte
que ceux-cisortent un peu de leur exiguïté ethnocentrique
pour épouser le point de vue de l’universel? Et ïuniversel,
qu’est-ce? Défini par qui ? où ? En fonction de quels inté-
rêts stratégiques ou émancipatoires ? L‘universelest-il une
simple extension géographique où le spécifiquement
humain impliqué dans chaque culture ? Comment recon-
naître une autre culture relève,disions-nous,de la procé-
dure,mais la grave question reste celle de la Référence. Au
n o m de quoi reconnaître /autre culture ? La question de la
référence renvoie aux multiples fondementsnormatifs qui
justifient cette reconnaissance.Et comment dire et décrire
ces normes, ces habillages rationnels par lesquels les
mythes,les autres formes de récits et les interdits fonda-
teurs se légitiment ? Comment ce bricolage - au sens de
Levi-Strauss- qu’estla production de la norme justifica-
trice se heurte à deux moments historiques de toute récep-

26
tion de la norme à savoir,le (( champ de l’expérience )) et
(< l’horizond’attente)) (Koselleck) ? Comment assurer le
statut de la norme dans l’émiettementactuel des horizons
d’attente et des (( sphères de reconnaissance ))pour parler
comme M.Walzer ? Comment reconnaître,au nom de
quoi reconnaître,et surtout quelle sera la forme d e cette
recorznalssrtnce ?Sera-t-elleune reconnaissance agonistique
à la manière de la reconnaissance hégélienne qui s’inscrit
toujours dans l’horizondune lutte pour la reconnaissance ?
La lutte étant ici ce qui donne consistance et assure la per-
manence dans le fait que ce que je suis est aussi en partie
constitué par l’autre.La forme de la reconnaissance des
cultures entre elles est-elle la lutte ? Et comment se met-
tent en place les acteurs de cette lutte ? Quelle est l’intri-
gue de la pièce ? Comment s’ordonnent les places et se
structurent les rôles ? Quels sont la place de la force et le
statut du droit dans cette reconnaissance de type agonis-
tique ? Que veut dire aujourd’huilutter pour un droit à la
culture ? La deuxième forme de reconnaissance sera iré-
nique (sans lutte pour la reconnaissance) telle que nous la
retrouvons chez Levinas. L‘autre nd pas 2 être connzi au
risque de réduire cette altérité radicale à moi,il a tout sim-
plement ct être reconnu comme autre, comme ce visage qui
me dépasse,qui est plus grand que moi et qui,chaque fois,
est pour moi un mobile d’enseignement et un motif din-
terpellation,car, de lui je réponds.Traduit dans la problé-

27
matique de la diversité culturelle,on aura à peu près ceci :
l'autreculture est plus grande que la mienne,elle est pour
moi un mobile d'enseignement et une figure qui m'inter-
pelle, je suis dans cette relation asymétrique responsable
d'elle. Ces deux formes de reconnaissance posent de
manière cruciale, outre le problème du désir, celui plus
intéressant du lien. Quést-cequi$it lien à l'intérieurd'une
culture et quést-ce qui pourrait $ire lien entre les cultures ?
Le lien lui-mêmerenvoie aux formes de négociation qui,
dans la perspective de quelqu'un comme Habermas, doi-
vent suivre une argumentation rationnelle aux procédures
rigoureusement et publiquement définies. Le lien peut
aussi renvoyer aux notions de choix et de &chion sur le juste
dans une société plurielle comme l'estimeraitRawls.Le lien
fait encore référence à la notion de consensus entre les cul-
tures ou entre les communautés:ce consensus se fait-ilpar
recoupement comme le voudrait Rawls ou bien est-il un
(( consensus conflictuel N comme l'estimeRicœur ? D ansce
polythéisme des valeurs,comme le dirait Max Weber, dans
ce supermarché des croyances libérales, dans cette chapel-
le de la mondialisation où l'onégrène la litanie des droits
culturels, dans ces discours presque biaisés où les institu-
tions ne convoquent souvent la philosophie .quepour la
transformer parfois en un discours d'accompagnement tbéo-
rique, en tout cas bien élevé et inoffensifqui,à son corps
défendant,rendra peut-êtreprésentable la férocité des lut-

28
tes de pouvoir,ce qui est souvent oublié,c’estle marché, et
à travers lui,cet équivalent universel qu’est la marchandi-
se comme dirait Marx. Et pour que les notions de ((droit
à la culture », de (< droits culturels N ne deviennent pas de
simples marchandises, il importe de les référer à l’expé-
rience historique qui a plusieurs entrées. Puisque nous
sommes en philosophie,situons-noussur le plan des rap-
ports de la philosophie et des cultures non européennes.

Formes d2mergence :lafible de La (


( naissance de laphilo-
sophie )
)

D’ailleurs,la question ainsi posée est faussée car elle


sous-entend que la philosophie, réalisation et élaboration
étrangère, occidentale en l’occurrence,se dresse face aux
cultures non occidentales afin de décerner des brevets de
reconnaissance.Posons la question autrement. Comment
la philosophie répond-elleaujourd’huià la question de son
origine ? Cette question permet de savoir comment elle se
positionne dans le supermarché de la reconnaissance des
droits culturels.Pour schématiser,deux tendances au moins
répondent à cette question ; celle des giogrphes et celle des
historiens. Les philosophes-géographessont ceux qui ont
attribué l’origine de la philosophie à un lieu donné : la
Grèce antique. Ces géographes prêtent attention A ce qui
est consigné et dessiné,raison pour laquelle la gaphie est
une chose importante qui garantit la pertinence du

29
concept.A partir du paradigme géopaphique, on a édifié
une science continuiste dont l'illustrationest la présenta-
tion d'une histoire de la philosophie linéaire. O n com-
mence par les présocratiques pour finir aux postmodernes
et cela dans un mouvement ascensionnel qui rappelle tout
le temps l'origine grecque de la grande partie de son
lexique.La philosophie est inséparablede certaineslangues,
on dirait qu'il y a un lien consubstantiel entre ces langues
et la philosophie,Heidegger,par exemple,pense ici au grec
et à l'allemand comme langues philosophiques par excel-
lence.Inséparable de certaines langues,la philosophie l'est
aussi de l'écriture; point de philosophie sans écriture,dit-
on souvent.C e paradigme géographique a émigré en colo-
nies africaines au point que vers les années 1976,un livre
dun philosophe béninois Hountondji' commence par
cette phrase curieuse que nous citons de mémoire : (( Par
philosophie africaine,j'entends l'ensemble des textes pro-
duits et écrits par des Africains [...])) Le paradigme géo-
graphique porte attention au dessin,à la raphie, et le des-
sein de la philosophie est associé au dessin.Avant de parler
des droits culturels des minorités,des droits des opprimés,
des droits des rouges,des verts et des bleus,il faudrait peut-
être être attentifà l'intérieurde la philosophie à cette néga-
tion des droits à laphilosophiepour des formesde pensée qui

2.Voir Sur laphilosophieafiicnine,Paris :Maspéro, 1977.

30
n’associentpas nécessairement la réflexion à la graphie et la
pensée au seul dessin.Ne soyons pas injustes,le paradigme
géographique n’a jamais fermé la porte de la philosophie
aux autres cultures,celles-ci sont aimablement invitées à
s’inscriresur la liste d‘aptitude à la philosophie ; à elles la
charge de trouver des équivalents de polis, de tecbrzè ou de
pymis dans leurs propres cultures. Ensuite,nous trouvons
ceux qui remettent le destin de l’originede la philosophie,
non dans un lieu privilégié ni même dans un idiome parti-
culier,mais dans l’émerveillementet l’étonnement( t b m -
nznzein) ; c’est ce que Platon d’abord et Aristote ensuite
diront. La philosophie a pour origine l’étonnement du
Sujet devant le spectacle de l’histoirede la nature,de son
histoire propre et de l’ordonnancementdes institutions.En
débarrassant l’originede la philosophie du privilège dun
lieu de prédilection, en l’émancipantde la graphie, on la
remet à tous comme un (( bien commun ». D u coup,le
( droit à la philosophie )
( )pour reprendre le titre dun l ivre
de Derrida,devient le premier pas,même s’il n’estpas l’es-
sentiel,des droits culturels.La philosophie ne pourra for-
muler ces droits et ne pourra critiquer l’absencedes droits
de l’hommeque si elle sait maîtriser sa tentation à exclure
des cultures qui n’ontpas connu d’écriture.Hors de la phi-
losophie,les États et les civilisations produisent aussi des
hégémonies qui nient les droits culturels,sur quoi se fon-
dent leurs procédures et justifications.

31
Procédures et justifications

Universalismes,colonisations
Nous savons qu'Érasme s'indignait du sort qui était
réservé aux peuples colonisés dont certains droits étaient
niés : ((toute autorité sur les peuples ne trouve de fonde-
ment que dans le consentement et que la conquête ne
peut créer des titres D ~ .Mais cela n'a vraiment pas gêné les
signatairesdu Traité de Tordesillas en 1494qui traçait une
frontière entre les terres colonisables par l'Espagneet cel-
les qui l'étaient par le Portugal,Erasme arrive peut-être
un peu tard et les peuples autochtones n'avaient rien à
dire !La négation du droit des minorités l'était ici au nom
de la colonisation,mais une autre négation du droit des
minorités se faisait au nom de l'universalisme.Les mono-
théismes, malgré certains aménagements et adaptations
locales4,avaient pour principe d'effacer les différences cul-
turelles afin de fondre tous les croyants soit dans la com-
munauté des croyants (la umma islamique) soit dans la
communion des saints (chez les catholiques). Dans ce
programme,ce qui compte c'est de se mouler dans une

3. Cité par Josépha h o c h e , ((Internationalisation des droits de


l'homme et protection des minorités n, in A.Fenet et GSoulier (éds.),
Les Minorités et h r s droits depuis 1789,Paris :L'Harmattan,l989,p. 76.
4.Ibid.,p. 77.
32
même foi qui ne supporte pas de demi-mesuresni de par-
ticularismes.Au nom du suprahistorique,on nie I’histo-
rique qui,lui,ne chemine qu’àtravers les particularités et
appartenances.La deuxième négation du droit des mino-
rités au nom dun universalisme abstrait fut la Révolution
française.La défense des droits de l’Hommeet le souci de
la constitution d’unÉtat-nationont donné lieu à I’étouf-
fement des cultures minoritaires en France ; les langues
bretonne et basque en ont payé les frais. Cette politique G
d’égalisation républicaine )) a produit en colonies des
ravages sur le plan psychologique,et les élites africaines
actuelles portent encore les stigmates de cette politique.
Comment promouvoir les cultures autochtones sans per-
dre de vue le point de vue de l’universel?

La charte des droits culturels :La dénégation économique


Les droits culturels ne résolvent pas un problème
pragmatique, et n’articulent pas la recherche des droits
sur la manière dont les gens produisent et reproduisent
leurs vies. Les revendications culturelles dédouanent sou-
vent l’humanisme bourgeois qui disserte tranquillement
sur les droits de l’hommemais qui n’entendpas étendre
ces droits au plan économique.Lisons quelques articles :
Article 7 - Dans le cadre général du droit à I’informa-
tion, toute personne seule ou en commun, a droit à une
information qui contribue au libre et plein développement

33
de son identité culturelle dans le respect mutuel de la
diversité des cultures [...]a) le droit de rechercher,recevoir
et transmettre des informations,b) le droit de contribuer à
leur promotion et à leur diffusion c) le droit de corriger et
de faire rectifier les informations erronées sur les cultures.
Le commentateur de cet article dans le livre cité uti-
lise un procédé d‘atténuation,qui indique quand même
la grande omission de cet article : la dimension écono-
mique :(( la lettre “ b en précisant les libertés formelles
de participation indique que celles-ci supposent un
minimum de libertés matérielles D ~ .En effet, on recon-
naît un droitformelà condition de faire l’impassesur les
conditions matérielles de production de la culture.
Aujourd‘hui, une culture pauvre matériellement n’a
aucune chance de promouvoir les éléments qu’ellepro-
duit,même si on lui reconnaît des droits. En n’insistant
pas sur les fondements matériels qui doivent garantir le
respect des droits culturels,on fait comme si la société
avait pour fondement la loi ; c’est là,comme le dit Marx,
(( une illusion juridique D ~ ,car (
( la société n’a pas pour

fondement la loi [...]Bien au contraire,la loi doit être

5. Patrice Meyer-Bisch (éd.), Les droits culturels,projet de décima-


tion,Ed. UNESCO,Éditions universitiares,Fribourg, 1993,p. 14.
6. Karl Marx, Révolution et contre-révolutionen Europe in Guvres,
tome IV,Édition annotée par Maximilien Rubel, Paris :Gallimard,
1994,p. 171.

34
fondée sur la société,elle doit être l’expression de ses
intérêts et besoins »’.
Article 1 - L‘expression identité culturelle est comprise
comme l’ensembledes références culturelles par lequel une
personne ou un groupe se définit,se manifeste et souhaite
être reconnu’.

Comment se fait justement la reconnaissance ? C’est


ce que cet article ne dit pas. La question peut se scinder
en deux : d‘abord,le mobile de la reconnaissance,ensuite
la justice.S’agissantdes mobiles : qu’est-cequi détermi-
nera les nations technologiquement fortes à reconnaître
les cultures des peuples technologiquement faibles ?
L‘altruisme? Mais quelle est la valeur de celui-ci? La cha-
rité ? Qu’est-ce qui la distinguede la volonté de puissance ?
La disposition bienveillante ? Essayons de trouver une
différence de nature - pas de degrés !- entre elle et la
condescendance bien élevée !La reconnaissance aurait-
elle ici pour enjeu épistémologique la constitution réci-
proque des cultures les unes par les autres ? A supposer
que cela soit vrai,quelle est la valeur d’unetelle consti-
tution ? A moins de mettre au centre du problème de la
reconnaissance la force, un peu comme le fait Hegel ?
Alors, si cette hypothèse est acceptable, qu’est-cequi
~~~~ ~ ~ ~~

7.Ibid.,p. 172.
8. Les droits rultzirels, op. rit.. p. 12.

35
déterminera celui qui est le plus fort à reconnaître le plus
faible ? Parce qu’iln’apas fait cas des modalités de la recon-
naissance culturelle, le projet déclaratif n’a pas vraiment
pensé à la justice.Celle-cine va pas sans la reconnaissance,
comme le dit Ricœur, mais cette reconnaissance - et
Ricœur n’introduitpas cette variante dans sa conception de
la société comme (( schème de coopération - ne peut
faire l’économie de la force. Nietzsche - que nous sui-
vons sur ce point - estimait que (( la justice (l’équité)
prend naissance entre les hommes jouissant dune puis-
sance à peu près égale [. ..]c’est quand il n’y a pas de
supériorité nettement reconnaissable,et qu’unconflit ne
mènerait qu’àdes pertes réciproqueset sans résultat,que
naît l’idée de s’entendreet de négocier sur les prétentions
de chaque partie... la justice est donc échange et balance
[...]De même,la reconnaissance ))lo. Quelle est la force
qui soutiendra cette exigence de reconnaissance des
droits culturels ? La force soutient le droit ? Voilà le para-
doxe dans lequel est posée cette question des droits cul-
turels dans un monde ou le seul droit est la force !

9.Paul Ricoeur,Lejuste, Paris, Ed.Esprit,1995,pp. 191-192.


10.Friedrich Nietzsche,Humain Cop Humain,I, Guvresphilo-
saphiques complètes, tome III, vol. I, Paris : Gallimard, 1988,
pp. 88 89.

36
Lieux et manifestations de la reconnaissance

De La démocratie et de Lindétermination
Pour que les peuples se reconnaissent entre eux et sur-
tout qu’on puisse donner à la reconnaissance des droits
culturels une teneur,il faut reposer l’unedes questions
fondamentales de la démocratie,à savoir celle de son
indétermination, comme le pense Claude Lefort. En
démocratie,le pouvoir n’appartientplus à personne ; ni
l’État,ni le peuple, ni la majorité, ni les minorités ne
représentent des réalités substantielles.Aucun groupe ne
peut s’approprierou incarner le pouvoir. Le sens de ce qui
advient demeure en suspens.Lefort affirme : ((En regard
de ce modèle, se désigne le trait révolutionnaire et sans
précédent de la démocratie. Le lieu du pouvoir devient
un Lieu vide [...]L‘essentielest qu’ilest interdit aux gou-
vernants de s’approprier,de s’incorporerle pouvoir. Son
exercice est soumis à une procédure d’une remise en jeu
périodique [...]Vide,inoccupable - tel qu’aucun indivi-
du ni aucun groupe ne peut lui être consubstantiel - le
lieu du pouvoir s’avèreinfigurableDI’. Comment,dès lors,
assurer les droits des minorités quand le Lieu du politique
(en démocratie au moins) est un epace vide ? Qui doit

1 1. Claude Lefort,Essais sur lepolitique,SIP-,W siècles, Ed.Seuil,


1986, pp. 26-27.

37
dire le sens quand celui-ciest dans une sorte d'indétermi-
nation ? Lefort affirme que (( la démocratie se révèle ainsi
la société historique par excellence,société qui, dans sa
forme,accueilleet préserve l'indétermination»lL. Dans les
monarchies, les princes incarnent les pouvoirs, dans les
totalitarismesun homme ou un groupe prétend incarner
le pouvoir au nom du prolétariat (dans le communisme)
ou de la nation (dansle fascisme), mais dans la démocra-
tie rien de tel, le jeu est structuré de telle sorte que la
remise en jeu des places est permanente. La question des
droits culturels doit donc se poser en tenant compte de ce
lieu vide ; or,on la pose comme si la démocratie qui est
l'idéalde nos souhaits de gouvernement était un lieu aux
significations et positions fortement ancrées comme dans
les totalitarismes:comment garantir à la fois ce régime de
recommencement perpétuel qu'est la démocratie et la
reconnaissance des droits culturels ?

Folklorisation et idéologie
Les droits culturelset leur reconnaissanceont souvent
pris l'aspect de la folklorisation. O n ne reconnaît les
droits des cultures autochtones,ou des cultures minori-
taires, que pour les reléguer au rang de folklore. O n
reconnaît bien à une culture le droit de s'exprimer par sa

12.Ibid.,p. 55.

38
langue, on admire - exotisme oblige !- ses danses, on
raffole de ses mythes, contes, légendes et épopées - le
goût de l’archaïque!- mais à vrai dire, la reconnaissance
ne se fait qu’àmoitié,car aussitôt ((reconnue », ces droits
culturels rentrent dans la consommation de l’industrie
czilturelle (Adorno). O n consomme les danses exotiques,
on s’évade de l’univers productiviste par un ressource-
ment auprès des ((autres », et on ne les aime (sans forcé-
ment les respecter !)que dans la mesure où ils sont aut-
res et ne partagent rien en commun avec nous.C’est leur
étrangeté radicale,parfois inquiétante,qui devient pour
les uns un adjuvant devant les blocages d’unecivilisation
qui a privilégié le profit,et pour les autres,un moyen de
se donner bonne conscience. D u côté de ceux qui veu-
lent faire reconnaître leurs droits bafoués, ils tombent
souvent dans cette ambiguïté defiire glisser revendica-
tion des droits uers le ressentiment. C’est ce qu’Albert
Memmi disait vers les années cinquante ; l’exclusiondes cul-
tures non curopéennes a donné lieu à un type particulier
d‘absolutisdon kirpropre culture pat les colonisés : ((au
mythe négatifimposé par le colonisateur,succède un mythe
positif de lui-mêmeproposé par le colonisé »I1. A la dévalo-
risation succède I’absolutisation de soi : (( un élément

13.Albert M e m m i , Portlnit du colonisé. Paris : BouchedChasteli


Corréa, 1957.p. 178.

39
essentiel de sa reprise de soi (du colonisé) et de son com-
bat, il va l'affirmer, la glorifier jusqu'à l'absolu »14.
Souvent,cette absolutisation de sa propre culture dont
les droits culturels ne sont que l'unedes expressions,fait
des cultures dominées les havres du conservatisme.
Pourquoi ? Parce que les anciennes négations qui ont
dénié les droits culturels ont produit chez les anciens
opprimés une nouvelle négation,celle du caractère rela-
tif de leur culture.O u bien on tombe dans la folklorisa-
tion où le caractère intempestif de chaque culture est
étouffé,ou bien on tombe dans I'absolutisationde ce qui
devient un prélude à l'intolérance. Aujourd'hui
d'ailleurs,la discussion sur les droits culturels est admi-
nistrée,c'est-à-direque comme le suggère Habermas, U la
discussion en tant que telle se trouve administrée :délé-
gués professionnels parlant ex cathedra, débats publics,
tables rondes [...]))15. Les sociétés démocratiques qui
posent la question des droits culturels risqueraient de
promouvoir une démocratie formelle dans la mesure où
les institutions et les procédures à partir desquelles on
pose aujourd'hui la question des droits culturels fonc-
tionnent et développent leurs motifs, indépendamment
des citoyens.En regardant du côté de ceux-ci,on remar-

14. Ibid.,p. 178.


15.Jürgen Habermas, L'Espncepublic, Paris :Payot, 1986,p. 172.

40
quera que la question des droits culturels ne relève pas
uniquement du ressort juridique et par conséquent du
privilège des bureaucrates et des élites, mais qu’elle tou-
che aux divers régimes affectifs des peuples Quelles sont
les passions qui sont en jeu chez les peuples dont les
droits culturels sont déniés ? Cette question est impor-
tante eu égard au paradoxe qui consiste souvent pour un
peuple aux droits culturels non reconnus à trouver inutile
la revendication des droits culturels.D’habitude,certains
peuples ((vaincus N s’identifientaisément à la culture du
vainqueur et ne reviennent le plus souvent sur leur pro-
pre culture que par (( dépit amoureux », c’est-à-dire
quand ils ont été écartés dans leur désir de fusion et de
participation à la culture dominante. I1 est donc urgent
de poser aussi la question des droits rzilturels - à côté des
principes juridiques,des normes éthiques et procédures
administratives - en termes d’inuestissemezts.Qu’est-ce
qui explique aujourd’hui la dépolitisation des citoyens et
la défiance que ceux-ci ont vis-à-vis du politique ?
Comment expliquer que cette question des droits cultu-
rels ne soit aujourd’huiqu’unluxe pour des franges de la
population qui ne croient plus tellement au droit ?
Comment évaluer cette désdection du politique,ce senti-
ment d‘aigreuret de scepticisme,cette colère refoulée et ce
sentiment d‘impuissance qui habitent les citoyens au sein
dun espace à peine public ? Comment fonctionne le désir ?

41
Quelle est la place des refoulements et des transferts ? Quel
est le rôle des colères et rancœurs dans la revendication des
droits culturels ? O n a toujours négligé le rôle des affects
soit dans la formulation du droit soit dans la trajectoire du
Sujet dit de droit. L'héritage de la tradition rationaliste qui
se méfiait des affects est encore présent malgré tout ce que
la découverte de l'inconscient a permis de savoir sur les
actions humaines ; il semble utile de revenir sur tout ce qui
regarde l'inconscientafin que dans le terme ((droits cultu-
rels »onne puisse pas exclurel'unedes composantesde toute
création culturelle,à savoir les affects".

Le rôle des narrations régionales


U n individu,une personne ou un peuple rêve - quelle
est la dimension onirique dans la revendication des
droits culturels ? - se projette - quel est le rôle de I'uto-
pie dans la reconnaissance des droits culturels ? - et se
fait des récits sur ses origines, ses multiples transmis-
sions,ses projections et son bricolage particulier des nor-
mes. Toute communauté, en se développant comme

-
16.JohnRawls délimite le terrain propre de l'équitéet ne fait pas
du tout cas des affects :t< La théorie de la justice comme équité n'est
raisonnable qu'à condition d'obtenir l'adhésiondes citoyens de la
bonne manière, c'est-à-direen s'adressant à la raison de chacun )) in
Libéralismepolitique, p. 182.

42
communauté historique, construit un certain type de
rationalité ; par conséquent,si on veut poser la question
des droits culturels, il faudrait revoir, dans le même
temps,la question du type de rationalité que nous avons
alors en tête. Les communautariens comme McIntyre
attirent notre attention sur le fait qu’uneG Rationalité N
(en général,déductive et abstraite !)n’existepas, qu’iln’y
a de rationalité que narrative,autrement dit,qu’elledoit
comprendre les entités comme la Nation,les ethnies,les
communautés historiques qui se constituent à partir des
multiples sphères et des récits variés. O n doit donc par-
tir de ces récits sans s’y enfermer.

Conclusion
II est dans les habitudes d’attendreénormément de la
philosophie, comme si elle-même n’était pas une
conjonction de récits que limitent l’espace,le temps et
même les styles d’exposition.Il est commode de se
dispenser de réfléchir et d’adopter cette attitude bien-
veillante d’attente des (( solutions philosophiques »,
comme si la philosophie elle-même,qui aime raconter
(encoreun récit !)qu’ellese place du point de l’universel,
ne se nourrissait pas des récits ordinaires et de I’expé-
rience du monde (Experimenturn Mundi .?, même si on
doit reconnaître que son originalité tient à la manière
dont elle rumine et digère cette expérience. Cela peut

43
aussi arranger (qui.)de demander à la philosophie de se
soumettre à la dictature de l’immédiat,c’est-à-direde
donner des solutions immédiates aux problèmes du
monde ; ce faisant,on oublie que la philosophie se sert
des médiations et les épouse parce qu’elle est un travail
sur le temps et une œuvre dans le temps,ce dernier impli-
quant à la fois la vitesse, la lenteur et surtout la durée.
O n demande aussi parfois à la philosophie d’avoir ce que
Bouveresse appelle un ((caractère héroïque ». Qu’il y ait
un héroïsme de la philosophie qui doit résister à des pou-
voirs arrogants, cela s’est vu dans l’histoire à partir du
Grec Socrate dans l’Antiquité, en passant par le juif
Hollandais Spinoza au XVII‘siècle jusqu’auTchèque Jan
Pato-ka au XX’ siècle. Ce qui est parfois insupportable,
c’est la manière dont les philosophes présentent l’histoire
de la philosophie comme une suite de succès qui sont le
fait d’êtres exceptionnels. Cette présentation anhisto-
rique de l’histoirede la philosophie impressionne et incite
les non philosophes à se tourner naturellement vers le
philosophe devenu l’oraclequi leur déchiffrera l’énigme
des problèmes que leur existence et leur coexistence
posent. Bien entendu,cette position peut - du point de
vue du pouvoir symbolique - avantager le philosophe.
Ce que nous remarquons aussi,c’est la focalisation sur
un certain type de langage et de ton.O n s’attendsouvent
à ce que la philosophie, face aux passions qui agitent

44
l’espace public, demeure (( neutre », ((objective n, ((clai-
re et distincte )) ; pour cela, on attend de philosophe un
méta-discourssur la science,les mythes,la logique,l’é-
pistémologie, la politique, l’art et le droit. Discours
brillant, c’est-à-direincompréhensible,discours univer-
sel, c’est-à-diren’attaquant pas les privilèges !. Mais la
passion pour la vérité (Quid est veritas ?), le goût de l’é-
quité et sa manie de poser des problèmes de finalité,l’in-
citent souvent à laisser de côté ce ton tranquille,petit
bourgeois,pour interroger,après l’avoirfait de son statut
et de ses problèmes de formulation et de contextualisa-
tion,la culture au sein de laquelle elle émerge et surtout
l’arbitrairetoujours coriace des institutions.
Ce dont il est question ici dans la revendication des
droits culturels renvoie sur le plan juridique à de nou-
veaux défis qui concernent à la fois la mobilité des popu-
lations,les nouveaux nationalismes,l’irruptiondes nou-
velles maladies, l’arrogance presque parfaite des puis-
sants, bref les principes sur lesquels se fonde le droit
international.Sur le plan philosophique,deux concepts
sont en jeu : l’ztniversditéet la singzdarité.O n pose sou-
vent la question en termes d’alternative: soit l’universa-
lité,soit la particularité.L‘universalité est entendue ici de
manière abstraite,autrement dit des particularismes,qui,
par des contingences historiques,se présentent et s’im-
posent comme l’universalité et comme la Rationalité.

45
Quant aux particularismes, ils donnent l’impression que
les productions culturelles s’autosuffisent.Ils ne voient
pas,le plus souvent,que la différence affirmée et exacer-
bée conduit à manquer le spécifiquement humain qui se
révèle dans des situationslimites comme la peur,la mort,
la maladie et la détresse. Peut-être- ce n’estqu’unehypo-
thèse - un droit cosmopolitiquepeut jouer un rôle éman-
cipateur aujourd’hui.Le test de l’universalisme consiste
aujourd‘hui,comme le dit Habermas,à :((briser les chaî-
nes dune prétendue universalité de principes universa-
listes, épuisés sélectivement et appliquées sans égale au
contexte [...]requiert aujourd’hui encore, des mouve-
ments sociaux et des luttes politiques, et ce afin d‘ap-
prendre à [...]partir des expériences douloureuses... que
personne n’a le droit d’être exclu de l’universalisme
moral [. ..]Celui qui, au nom de l’universalisme,exclut
l’Autre,qui pour l’autre a le droit de rester un étranger
trahit sa propre idée. Ce n’estque dans la libération radi-
cale des histoires de vie individuelles [. ..]que s’affirme
l’universalitéDI-.

17.Jürgen Habermas,D e I’Ethiguede la discussion,Paris : CEW,


1992,pp. 107-108.

46
La spécificité culturelle à la lumière
de la rationalité philosophique

Issiaka-ProsperLalèyê

Deux relations unissent fortement la philosophie à la


culture. La première est génétique,la seconde fonction-
nelle. L‘histoire contient de nombreuses illustrations de
la relation génétique ; mais c’est d’un regard à la fois
anthropologique et sociologique qu’il faut attendre de
quoi expliquer la relation fonctionnelle. La relation
génétique devrait donc être qualifiée d’historico-géné-
tique,et la relation fonctionnelle gagnerait à être consi-
dérée comme structuro-fonctionnelle.
En effet, l’histoiremontre clairement qu’ila fallu un
cadre social et culturel pour abriter la naissance de la phi-
losophie.Cela signifie que la pratique philosophique n’est
pas consubstantielle à la culture. I1 n’apas suffi qu’ily ait
une culture pour qu’ily ait en même temps une philoso-
phie. Au contraire, une culture parmi plusieurs autres a
réuni à un moment donné tout ce qu’ilfallait pour que la
philosophie naisse,et la philosophie a alors vu le jour. I1
s’est agi d’une naissance longue dans le temps ; nonobstant
le fait que les nombreux siècles qui nous séparent de l’évé-
nement tendent à nous le faire voir comme instantané.
Une longue gestation a précédé et préparé l’événe-
ment. Cela implique que d‘autrespratiques ont pré-exis-
té à la pratique philosophique et que,pour une certaine
période au moins, il a été possible de confondre les unes
et les autres. C o m m e l’on sait, le mythe, la religion,la
politique,la poésie,la magie autant que la science (dans
l’acception que nous lui donnons aujourd‘hui impli-
quant notamment la mathématique,la physique et les
sciences de la vie) ont eu à Co-existeravec la pratique phi-
losophique naissante.Cela implique aussi que ce sont ces
autres pratiques,contemporaines de la pratique philoso-
phique en train de naître,qui lui ont fourni,en plus du
cadre d’émergence,les motifs,la matière et, par ce biais,
la finalité propre à la philosophie comme telle. Ainsi,
tout en devant d’existerà des pratiques différentes d’elle,
une fois née, la philosophie ne pouvait que prendre
appui sur ces pratiques autres pour développer sa propre
substance et déployer ainsi sa spécificité.
Les démêlés des premiers philosophes avec leurs conci-
toyens,notamment ceux de Socrate comme figure emblé-
matique de ces philosophes des débuts de la philosophie,
48
illustrent les rapports complexeset dynamiques de la philo-
sophie avec les pratiques qui l’ontd’abord précédée et qui
ont ensuite continué à Co-existeravec elle. D u point de vue
de la structure sociale,la constitutionprogressive du corps
des philosophes s’est faite à la faveur dune différenciation
lente des rôlessociaux.Le prêtre, le magicien,le médecin,le
grammairien,l’hommepolitique apparurent ainsi comme
autant d’ancêtres du philosophe emporté lui-mêmedans la
recherche de sa propre identité.Là aussi,la confusion entre
les rôlesfut inévitable.Mais progressivement,la philosophie
s’est installée dans une fonction critique qui dun côté l’a
détachée de la religion de l’autre,l’a rendue présente dans
tous les aspects du savoir qui se rapportent à la recherche
d’uneplus grande adéquation de la connaissance avec son
objet.De la sorte,l’espritphilosophique prenait place dans
les sciences pré-existantes dont il renforçait l’aspirationà la
vérité,et auxquelles il était soucieux d‘apporterles garanties
les plus solides autant pour se construire que pour se trans-
mettre. C’est ainsi que la logique prit corps et devint,
d‘Aristoteà nos jours,le véritable fer de lance de la pratique
philosophique en tant que réflexion.
Une connaissance qui se préoccupe de son adéqua-
tion à son objet ne saurait ni répudier l’action,ni se per-
mettre d’être sourde à ses enseignements.Il lui faut,au
contraire,les rechercher,les organiser en rendant systé-
matiques - sinon méthodiques - les allées et venues de la

49
théorie à la pratique. Cette attention de la pensée pour
l’actiondurant les premiers moments de la consolidation
de la pratique philosophique s’orienta suivant deux
directions complémentaires de la conduite individuelle
et de la conduite du groupe.La philosophie naissante se
faisait ainsi éthique et politique.
Brièvement replacée dans le contexte socio-historico-
culturelde son émergence progressive,discrète mais certaine,
la pratique philosophique laisse apercevoir la complexité de
ses rapports avec la culture. I1 s’agit de rapports qui furent
à la fois conflictuels et complémentaires.Puisqu’ilsfurent
marqués par la fécondité de l’unautant que de l’autredes
deux protagonistes,on pourrait les qualifierde dialectiques.
Concrètement,dès que la culture grecque du sixième siècle
avant Jésus-Christa donné le jour à la pratique philoso-
phique, rien dans cette culture ne pouvait plus être ni se
faire comme avant. Il y eut ainsi une culture grecque pré-
philosophique et une culture grecque philosophique,voire
postphilosophique.Cela veut dire que,produite par la cul-
ture, la philosophie était à son tour devenue productrice
ou,au moins,Co-productricede la culture.
Pendant plus de vingt cinq siècles et à partir de ce
foyer de la culture grecque qui eut à lui fournir non seu-
lement sa langue et ses principaux concepts comme
autant d‘outils,mais surtout ses premiers acteurs remar-
quables, ses premiers problèmes réels et donc aussi ses

50
premières solutions dans les divers aspects de la vie
humaine individuelle et collective,la philosophie entre-
prit de parcourir les autres sociétés de l’Occidenteuro-
péen,sociétés dispersées dans l’espaceautant que dans le
temps. Au contact de chaque culture nouvelle pour elle
parce que non-grecque,qu’ils’agisse de la culture latine,
de la culture arabe ou m ê m e des cultures européennes,la
philosophie a toujours dû apparaître comme une pratique
exogène, comme une mode d’abord venue d’ailleurs.
L‘habillage linguistique de la pratique philosophique était
évidemment le signe le plus apparent de cette extériorité
de la philosophie par rapport à la culture qui était en train
d’enrecueillir l’héritage,sinon la tradition’.
Mais au delà des mots plus ou moins déformés,
comme le mot philosophie lui-mêmeà partir de sa forme
grecque originelle,il y avait dans cet héritage les concepts,
les problèmes,la méthode et, pour tout dire, l’esprit phi-
losophique. C’est cet esprit philosophique vécu sur le
mode de la tradition (c’est-à-direavec une conscience
claire et forte d’être d’abord des continuateurs) qui s’em-
parait des problèmes propres aux cultures d’accueilde la

1. Cf.I.-I! Lalèyê, N De la genèse traditionnelle de la philosophie


aux fonctions philosophiques de la pensée dans les traditions négroa-
fricaines actuelles », Retue Sénégalnise de Philosophie no 15/16,janvier
1992,pp. 119-137.

51
pratique philosophique. C’est donc cet esprit philoso-
phique qui entreprenait et, de fait,réalisait ((l’endogénéi-
sation ))de la philosophie en l’enrichissantd‘apports nou-
veaux ; comme ce fut le cas pour la philosophie scolas-
tique à travers les grands saints philosophes (saint
Augustin, saint Anselme, saint Thomas,etc. )ou pour la
philosophie européenne moderne et contemporaine à tra-
vers tous les penseurs qui,de Descartes à Piaget en pas-
sant par Francis Bacon,Galilée,Newton,Kant,Husserl et
Bachelard, ont appliqué leur expertise philosophique à
l’étudede la science,de ses méthodes et de ses résultats.
Ainsi, d‘abord exogène par rapport à une culture qui
vient de l’adopter,la philosophie devenait progressive-
ment endogène. Fille dune culture étrangère,elle deve-
nait,grâce au travail des philosophes autochtones,partie
intégrante de la nouvelle culture à la racine de laquelle
elle se trouvait lentement hissée, devenant, ce faisant,
mère, marraine ou même marâtre de la culture qui s’est
ouverte à elle. C’est cette philosophie aux rapports com-
plexes et multiformes avec la culture qu’il nous faut
interroger à l’occasion de cette table ronde sur la ques-
tion de la diversité culturelle.M a contribution à notre
débat se fera selon deux axes. Le premier sera porté par
le souci de clarifier un peu la relation qui unit la philo-
sophie à la culture.Le second examinera les rapports de
la philosophie et des cultures négroafricaines.

52
O n rencontre dans l’opinionpublique,parfois même
chez des philosophes,l’idéeque la philosophie sait tout,
ou devrait tout savoir.Cette vision romantique du phi-
losophe et de la philosophie est sérieusement contredite
par l’existence,de nos jours,des connaissances particu-
lières nombreuses et diverses,aussi scientifiquesles unes
que les autres,dont le dénominateur conimun semble
être d’avoirpris de la distance par rapport à la philoso-
phie ou d’éviteren permanence toute collusion avec elle.
L‘énorme travail accompli par les philosophes eux-
mêmes pour élucider le statut et les rôles de la science
n’estpas étranger ce mouvement par lequel l’espacede
connaissance réservé à la philosophie au sens strict donne
l’impressionde n’avoirfait que se rétrécir. Les différentes
sciences particulières semblent ainsi sortir de la philoso-
phie. Observant ce phénomène de diversification du
savoir d’un point de vue matériel, on peut avoir l’im-
pression que la philosophie a été progressivement vidée
sinon de sa substance,mais dune certaine substance.
Loin de se vider de sa substance en voyant s’éloigner
d’elle les connaissances particulières comme autant de
sciences,la philosophie s’est,au contraire,trouvée dans
les conditions idéales pour mettre en évidence et prati-
quer ce qui fait sa spécificité par rapport à toutes les aut-
res formes de la connaissance humaine. Sans prétendre
résoudre ici ce problème intéressant mais vaste et com-

53
plexe, il faut néanmoins l’évoquer lorsqu’on aborde la
question des rapports entre la philosophie et la culture.
Cela, parce que la philosophie,dune certaine manière,
semble s’être évertuée à contourner la spécificité cultu-
relle. Dans la mesure où les générations successives de
philosophes,(à l’intérieurdun même continuum socio-
culturel réunissant des groupes de philosophes contem-
porains les uns des autres mais évoluant dans des milieux
culturels différents mais contigus dans l’espace) se sont
toujours efforcées de s’adonner à la pratique philoso-
phique sur un mode traditionnel, les principaux
concepts de la philosophie et la principale tournure
d’esprit du philosophe sont passés dune culture à l’autre
en donnant l’impression de ne pas souffrir de la spécifi-
cité culturelle en tant que telle. Ainsi,chaque philosophe
a dû paraître dialoguer avec les autres philosophes en se
plaçant en dehors de sa société,de sa culture et comme
par dessus les épaules de ses concitoyens. Cette impres-
sion de discours socio-culturellement désincarné est
comme renforcée par l’ambition de chaque philosophe
d‘être compris, non seulement par les philosophes éloi-
gnés et à venir, mais encore par tout être doué de rai-
son », comme Emmanuel Kant a pu l’écrire.
Mais ce n’estlà qu’uneimpression.En deçà et au-delà
de ce qui corrobore cette aspiration des philosophes à une
validité universelle de leurs réflexions se trouve le fait

54
indéniableque chaque philosophe est bien un socius de sa
société ; qu’ilest à ce titre, à la fois produit par sa culture
et Co-producteuravec ses concitoyens de sa culture. Le
biais par lequel la spécificité culturelle prend sa revanche
sur l’universalitéde la philosophie n’estautre que celui de
la contemporanéité du philosophe avec ses concitoyens,
lesquels ne sont évidemmentjamais tous des philosophes.
C’est cette contemporanéité qui oblige le philosophe à
s’intéresser aux problèmes de ses concitoyens. C o m m e
Platon a bien su le mettre en évidence dans son allégorie
de la caverne,les liens qui unissent chaque philosophe à
ses concitoyens sont inévitablement contraignants pour
lui. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il quittera le ciel
illuminé des idées une fois qu’il en a fait l’expérience,
pour retourner dans l’obscuritérelative, mais réelle, de la
caverne où l’attendentses concitoyens,ses semblables.
La position de la philosophie sur la spécificité cultu-
relle apparaît ainsi comme paradoxale. Cette spécificité
culturelle semble se glisser dans la philosophie du philo-
sophe non pas à son insu, mais comme à son corps
défendant. Pour lui,la spécificité culturelle ne constitue
pas une fin en soi. Son objectif immédiat n’est ni de la
célébrer ni d’œuvrerpour sa réalisation.Qui plus est, le
philosophe peut être conduit à combattre plus ou moins
ouvertement tel ou tel aspect d’une spécificité culturelle
donnée. Ce combat contre la spécificité culturelle sera

55
mené par le philosophe au nom des injonctions d'une
raison que la philosophie place justement au-dessus,
mais non point en dehors,de ses réalisationshistoriques.
Dans la mesure où les sciences ethno-anthropolo-
giques se sont elles-mêmes définies comme les sciences
de la différence culturelle2,c'est d'elles que l'on devrait
attendre qu'elles nous disent d'une part ce qu'est la culture,
et de l'autre en quoi consiste la spécificité culturelleà l'o-
rigine dune si grande diversité des cultures. Or,l'étude
des cultures soucieuse dun minimum d'objectivité est
une activité beaucoup moins ancienne que la réflexion
philosophique. Car, la culturologie n'a pris conscience
delle-même et ne s'est mise à tendre vers l'objectivité
scientifique que dans la deuxième moitié du XIX' siècle
avec les travaux de B.Tylor et L.H.Morgan. Le structu-
ralisme de Claude Lévi-Strauss,unanimement considéré
comme le plus haut degré de scientificité atteint par l'an-
thropologie au XX' siècle, donne dabord l'impression

2. (( [...]nous sommes [...]à même de cerner les contours de


l'ethno-anthropologie.Celle-ciprocède dune tradition savante , qui
s'intéresse de manière privilégiée aux faits de culture ou de civilisa-
tion,à leur diversité,et aux sociétés,groupes ou organisations qui en
sont les supports.[...]L'humanité fabrique de la culture et de la dif-
férence.Les traditions sont réinventées.L'ethnologieest actuelle )), cf.
Ph Laburthe-Tolra et J.-I? Warnier, Ethnologie Anthropologie, Paris,
Presses Universitaires de France,1993,p. 13.

56
d’expliqueret de fonder la diversité de la culture.Mais la
mise en évidence,derrière les faits culturels aux chatoie-
ments infinis,de structuressimples rigoureusementsem-
blables les unes aux autres, milite beaucoup plus en
faveur dune identité foncière des cultures humaines
qu’ellene justifierait leurs interminables différences les
unes par rapport aux autres’.
C’estla notion lévi-straussiennede transformation des
structuresqui est ici visée.Ce que révèle l’analysestructu-
rale est que deux contes choisis dans des culturesaussi éloi-
gnées l’unede l’autreque la culture négroafricaine et la
culture amérindiennepar exemple,peuvent avoir la même
structure de base. C’est-à-direque leurs deux charpentes
sous-jacentes sont semblables ; à ceci près que ces char-
pentes étant composées dun m ê m e nombre d‘éléments
opposés deux à deux,ces éléments n’occupentcependant
pas les mêmes positions sur les diagrammes de ces char-
pentes. Ces deux contes sont donc similaires sans être
identiques. Le rôle joué dans l’un par le caméléon par
exemple étant dans l’autrejoué par le castor ou par le caca-
~~ ~ ~~~~~~

3. Cf. T.-P. LalkyG, (< C o m m e n t meurent les cultures ?


Interrogations philosophico-anthropologiques sur le concept de
génocide culturel », dans Boustany Katia et Dormoy Daniel (dit),
GENOCIDE(S),Collection de Droit International,Publications du
Réseau Vitoria, Editions Bruylant., Editions de l’université de
Bruxelles, 1999,pp. 265-293.

57
toès. Cette découverte qui valut - et vaut encore - tant
d'éloges à l'endroit de l'anthropologie structurale de
Claude Lévi-Straussexplique sans doute de quelle manière
les cultures different les unes des autres,puisqu'elle dit en
quoi consiste cette différence.Mais ce qu'elle enseigne est
que,d'une certaine manière,les cultures des hommes sont
équivalentes les unes aux autres4. Ajoutons cependant
qu'une telle équivalence des cultures n'est que de droit.
Car l'histoire montre, au contraire, que la coexistence
entre les cultures a toujours été marquée par la prédomi-
nance paisible, ou guerrière, de quelques-unessur l'en- '
semble des autres. M ais il est facile de comprendre aussi
que la supériorité physique ou militaire qu'une culture A
acquiert sur une culture B ne suffit pas pour illustrer la
supériorité qualitative de A sur B. Cette supériorité n'est
justement que militaire,et l'intérêtde l'éclairagedu structu-
ralisme de Lévi-Strauss,c'est de souligner une équivalence
des cultures en deçà et au delà des rivalités des sociétés
humaines pour s'assurer lajouissanceplus ou moins exclusive
de la plus grande part possible des ressources disponibles.

4.Cf.I.-P. Lalèyê, «La participation effective de la philosophie à


l'identité culturelle négro-africaine. D u folklore aux éléments struc-
turaux fondamentaux de la question)),in LIAfiique et leproblème de
son identité, Alwin Diemer édit., Verlag Peter Lang, Frankfurt am
Main, Berne, New York, 1985,pp. 115-133.

58
C’est dire que,m ê m e considérée comme scientifique,
l’anthropologiene peut ni prescrire ni justifier la diversité
culturelle. Elle ne peut que la constater et l’expliquer.
C’est ce dont on a raison de savoir gré à l’anthropologie
structurale.

C’est dans le contexte de la colonisation que s’est pro-


duite la rencontre entre la philosophie et les cultures afri-
caines.La déstructuration-restructurationdes sociétés afri-
caines perpétrée par la domination coloniale s’est opérée,
comme nous le savons,sous le double éclairage de l’idéolo-
gie politique des colonisateurs et de leur religion.Or,cette
dernière se caractérise par une très ancienne collaboration
avec la pensée philosophique qu’une certaine théologie a
pu considérer comme sa servante.Par suite,la question de
la philosophicité (ou non-philosophicité) des cultures
négroafricaines n’apas tardé à présenter un certain intérêt.
Cependant, les penseurs européens qui ont étudié
cette question de la philosophicité des pensées africaines
étaient moins sensibles aux différences entre ces cultures
les unes par rapport aux autres à l’intérieurde leur afri-
canité qu’à la différence apparemment insurmontable
entre elles et les cultures européennes engagées dans leur
(mission c
( ivilisatrice ». C’est donc le dénominateur phi-
losophique commun à ces cultures négroafricaines que
ces philosophes européens se devaient de trouver.

59
Ainsi,la philosophie (européenne)n’aété sensible à la
diversité culturelle négroafricaine que pour aussitôt cher-
cher à la nier. C’est pourquoi il fut question de LA phi-
losophie bantu, de LA philosophie africaine, et même
pour certains penseurs de LA philosophie archaïque,
sinon même de LA philosophie primitive.
Les cultures négroafricaines,soumises à l’éclairage de
la rationalité philosophique européenne, révélaient la
part de rationalitéqu’ellesrecèlent.Ce faisant,elles accé-
daient d’une part au rang de pensées philosophiques et,
de l’autre,faisaient accéder les peuples qui vivaient d’el-
les à l’humanité. Les Négroafricains devenaient ainsi
dignes d‘accueillir le message du Christ Sauveur.
Cette double ((promotion H paraissait excessive et inad-
missible à ceux qui tenaient l’humanité négroafricaine
pour une sous-humanitépendant que,pour d’autres,ce
n’était là qu’une condition sine qua non de l’admission
des Noirs dans la classe des hommes.
Lorsque des Africains initiés à la philosophie euro-
péenne5se mirent à leur tour à philosopher sur leurs pen-

5. Cf.1.-I? Lalèyê,Laphilosophie ?Pozivquoi en Afrique ? Unephé-


noménologie de la question, Publications Universitaires Européennes,
série XX,no 11, Herbert Lang et Cie SA, édit.,Berne (Suisse) et
Franckfurt (Allemagne), 1975,65 p.

60
sées et sur leurs cultures,ils reprirent tout naturellement
cette problématique de la philosophicité (ou non philo-
sophicité) des pensées négroafricaines. Mais, au lieu de
survoler les spécificités culturelles négroafricaines,c’est,
au contraire,dans leurs plis intimes qu’ils se mirent à
démontrer l’existence d’une véritable philosophie. Le
philosophe africain dont l’œuvrefut la plus significative
à cet égard aura sûrement été l’AbbéAlexis Kagame du
Rwanda.
C o m m e dit plus haut et pour peu qu’on observe
grâce à l’histoire les transits opérés par la philosophie
dans différentes cultures,la préoccupation de la pratique
philosophique n’a été ni de revendiquer une spécificité
culturelle“,ni de militer en faveur d’uneculture considé-
rée dans son ensemble au détriment dune autre culture.
La seule culture pour laquelle il est possible de soutenir
que des philosophes ont toujours combattu est la culture
philosophique. Or,celle-ci n’estjustement pas une culture
au sens ethno-anthropologiquedu terme. C’est probable-
ment la raison pour laquelle en moins de trois décennies
(de 1970 à 2OOO), la première génération de philosophes

6.L‘essence grecque dr la philosophie peut être soulignée pour


des raisons raciales ou pour des raisons culturelles. Pour m a part, c’est
la détermination culturelle que je retiens. La position de Martin
Heidegger sur cette question m e semble quelque peu discutable.

61
africains’dont le cheval de bataille n’étaitautre que la phi-
losophicité (non philosophicité) de la pensée-négroafricaine
a atteint un état d’essoufflementindiscutable.
Les titres dethnophilosophes et d’europhilosophes
balancés comme autant d’invectives d‘un pôle à l’autre
de l’aréopagedes philosophes négroafricains du dernier
quart du vingtième siècle ont lassé aussi bien les prota-
gonistes dun débat fastidieux qu’un public par ailleurs
pressé par des difficultés qui ne semblent pas mériter l’at-
tention de la philosophie en tant que telle.
Que ceux qui ont osé douter que les Africains sont des
hommes soient contraintsde prouver que les attitudes,les
comportementset les pensées de ces Africains sont ration-
nels afin de les agréer dans la grande famille des Hommes,
c’est pour eux un supplice et un châtiment bien mérité !
L‘humanité de chaque homme, quelles que soient la cou-
leur de sa peau ou la forme de son nez, passe par une
cohumanité*qu’ilest vain de vouloir nier.La philosophie

7.Abstraction faite de Antoine Guillaume h o , né vers 1703 à


him,au sud-ouestdu Ghana actuel,qui s’est retrouvé en Hollande
en 1707.Ce dernier publia trois ouvrages importants en philosophie
dont l’un,celui de 1729,porta sur les droits des Africains en Europe.
O n pourrait,pour cette raison,le considérer comme le plus ancien
des philosophes africains historiquement connus !
8.Cf.1 . 2 Wèyê,N Le même et l’autrede l’homme.Le savoir aux pri-
ses avec la différence ))in Phihophies aficaines :n-auerrées des expériences,

62
n’apas pour mission de révéler la spécificité culturelle ; ce
n’est pas là sa vocation. Car la philosophie ne donne à
personne aucun droit ; et pas davantage aux cultures.
Les seuls droits dont elle se réclame elle-mêmesont et
ne sont que ceux de la raison.
Que le penseur africain d’aujourd’huisoit de forma-
tion philosophique ou non, ses tâches se distinguent de
la revendication de la spécificité des cultures négroafri-
caines. Elles se trouvent plutôt dans un monde en voie
de globalisation aujourd’huitrès avancée. L‘accélération
de l’histoire,commencée avec le déroulement de l’an-
neau du temps par les religions monothéistes,a atteint,
de nos jours,(avec la mise au point,d’unepart,des tech-
nologies de l’information et de la communication et,
d’autre part, du déchiffrement et de la manipulation des
gènes du vivant), une vitesse de croisière qui ne laisse
rien ni personne en dehors de son élan.
Que le penseur négroafricain ait été déstabilisé,dés-
tructuré en m ê m e temps que sa société,son système poli-
tique, son univers symbolique,etc., c’est là l’effet d’une
histoire dont le ressassement n’apporterait rien dintéres-
sant. Par maturité autant que par réalisme, le penseur

Rue Descartes no 36, Collège International de Philosophie, Juin


2002,Paris, PUE pp. 75-91.

63
négroafricain se doit de se remettre à penser.II se doit de
puiser dans toutes les ressources de l'intelligence,de l'i-
magination et de la volonté pour faire face avec ses conci-
toyens aux défis du présent, à ses contraintes comme à
ses brimades.
Dès lors,tant mieux si la tournure d'esprit philoso-
phique, la méthode philosophique et, pour tout dire, la
tradition philosophique peuvent apporter à ce penseur
un certain concours. Ce n'est que par cette voie appa-
remment détournée que la rationalité philosophique,
sans militer aveuglément pour la spécificité culturelle
négroafricaine, s'appuiera sur ce que les cultures négroa-
fricaines contiennent d'utile et d'utilisable pour renforcer
la Co-humanitédes hommes.

64
L'internationalismeen philosophie

Richard Shusterman

Conçue comme une enquête sur les significations et


les aspects les plus fondamentaux de l'expériencehumaine,
la philosophie semble dépasser les frontières nationales
tout en conservant certains caractères nationaux. Si elle
prétend traiter des vérités universelles,elle est pourtant à
l'évidence issue de contextes sociaux particuliers ainsi
que de traditions nationales. C o m m e on le sait, la ten-
dance à la mondialisation dans les communications,l'in-
dustrie, et les sciences économiques a donné à notre
expérience une dimension de plus en plus internationale.
Les conférences internationales, les associations, et les
revues de philosophie prennent également une part
croissante dans notre activité philosophique.Bon nomb-
re d'entre nous ont forgé leurs conceptions philoso-
phiques en étudiant et en enseignant dans d'autres lan-
gues et au sein de cultures nationales différentes.C'est en
ce sens que l'on peut dire que notre éducation philoso-
phique est internationale. Mais existe-t-ilune philoso-
phie internationale, un modèle ou encore une mission
internationalistepour la philosophie ? Et si c'est le cas,en
quel sens ?
Bien que l'on puisse douter de l'existence d'une telle
philosophie,on ne saurait nier l'existence d'un champ
philosophique international.Mais comment est-il struc-
turé, et comment est-il relié aux traditions philoso-
phiques nationales ? Comment,à leur tour,ces traditions
sont-ellesconstituées et se distinguent-ellesles unes des
autres,de quelle manière peut-onen faire la synthèse ou
les transcender dans une philosophie qui pourrait préten-
dre être une philosophie internationale à part entière ?
Ce n'est pas par la spéculation philosophique pure
que l'on peut le mieux répondre à de telles questions,
mais plutôt par une étude historique détaillée et par l'a-
nalyse sociologique du champ philosophique internatio-
nal.I1 nous faut comprendre comment les traditions phi-
losophiques nationales se développent et sont reliées
entre elles ; comment et pourquoi des philosophes
appartenant à une tradition nationale donnée sont
reconnus (ou ignorés) par des philosophes appartenant à
d'autres traditions ; comment les théories philoso-
phiques circulent dans le domaine international et com-
ment leur diffusion est liée à des structures de pouvoir et
d'influence plus larges. Nous devons examiner en quoi
66
les différences entre les traditions nationales ont favorisé
ou gêné l'avancement de la compréhension philoso-
phique au plan international. I1 nous faut également
explorer comment les technologies avancées de commu-
nication et les nouvelles tendances politiques et écono-
miques favorables à l'essor des organismes multinatio-
naux ont influencé l'internationalismeen philosophie.
En conclusion,de même que nous devons explorer les
voies par lesquelles la philosophie peut dépasser les fron-
tières nationales pour conduire au dialogue internatio-
nal,de même nous devons évaluer le prix de cette inter-
nationalisation en termes de confusion, d'exclusion,et
de standardisation.
L'internationalismeétant un concept philosophique
qui n'est ni familier ni bien défini,je commencerai par
présenter quelques-uns des modèles et des buts théo-
riques de l'internationalisme philosophique, puis je
décrirai les principales stratégies, non seulementde com-
munication entre les traditions philosophiques nationa-
les mais encore d'identification de ces dernières, ainsi
que les principales difficultés qui se font jour à cette
occasion.Dans un précédent article,j'ai exposé ces diffé-
rents modèles, problèmes, buts et stratégies de façon
concrète et très détaillée tout en faisant une critique
généalogique des origines internationales,des ambitions,
des réussites et des échecs d'une des principales revues

67
internationales d'esthétique'.Plusieurs essais qui suivent
se rapportant aux concepts que j'avaisalors présentés,je
me bornerai à en récapituler certains points principaux.
U n premier modèle d'internationalisme se fonde sur
la notion de langue dominante (master-language) ou
encore de culture dominante cherchant à réunir la diver-
sité culturelle sous son égide souveraine afin de promou-
voir l'avancementde la pensée dans le monde.Certes,un
grand nombre de nations ont déployé cette stratégie
(consciemment ou inconsciemment) à des fins d'impé-
rialisme culturel ; mais ce n'est pas dire pour autant
qu'un tel impérialisme culturel n'ait parfois su se mont-
rer bienveillant et libérateur et ne signifie donc pas que
le modèle soit tout à fait inacceptable.
Il existe un autre modèle d'internationalisme résolu-
ment plus pluraliste et multiculturel. Alors que le pre-
mier tente d'ignorerou de surmonter les différences en
s'appuyant sur la force d'une tradition dominante parti-
culière, le second les accepte et s'efforce de jeter des

1. Voir Richard Shusterman, (< Aesthetics between Nationalism


and Internationalism P, journal of Aesthetics and Art Criticism, 5 1
(1993),157-167.Voir également N C o m m e n t l'Amériquea volé l'i-
dentité philosophique européenne )), in S. Douailler, J. Poulain et
P Vermeren (éditeurs), L'identité Philosophique Européenne (Paris :
L'Harmattan, 1993),253-266.

68
ponts afin de parvenir,par le dialogue et la collaboration,
à la synthèse internationale d’un ensemble qui préserve
l’intégritédes différentes traditions.
Mais il y a également un troisième modèle de l’interna-
tionalisme philosophique dans lequel les différences natio-
nales et culturellesne doivent ni être surmontéesni mutuel-
lementadaptées et respectées.Elles peuvent être simplement
écartées comme étant non pertinentes à ce qui importe vrai-
ment en philosophie.Car,si nous concevonsla philosophie
comme un pur exercice de la raison à la recherche des
aspects fondamentaux et des vérités universelles de I’expé-
rience humaine, alors toute bonne philosophie doit être
internationale,même lorsque cette philosophie ainsi que
son objet semblent profondément ancrésdans une tradition
culturelle spécifique. Selon ce modèle, la philosophie est
toujoursd’emblée internationale,en fait plus qu’internatio-
nale,elle est universelle et traite de fondamentaux qui trans-
cendent toutes les frontières nationaleset culturelles.
Bien qu’ilsoit en cela l’héritierde la prestigieusephi-
losophie des Lumières,il ne m e semble pas que ce modèle
essentialiste offre une voie très prometteuse pour la com-
préhension de l’internationalisme en philosophie.
D‘abord,sa conception de l‘universalisme escamote,
voire ignore, la plupart des problèmes intéressants
concernantl’internationalisme; par exemple son rapport
à l’État-Nationet par conséquent à la politique,y compris
69
à la politique culturelle.D'ailleurs,ce modèle fait sou-
vent appel aux notions d'essence humaine anhistorique
et de raison universelle qui ne sont plus très crédibles.
I1 semble donc qu'il ne nous reste que les deux autres
modèles précédemment esquissés, qui présentent eux-
mêmes différentesvariétés ou sous modèles. Bien qu'il soit
souvent l'expressionde l'objectifchauvin de dominer le
monde à travers l'impérialisme culturel et l'exclusion des
traditions philosophiques étrangères,le modèle de l'inter-
nationalisme peut également se comprendre comme une
tentative non nationaliste de reprendre l'idéalde la raison
universelle,quoiqu'en un sens historiciste et non fonda-
mental. La raison universelle peut en conséquence être
considérée non pas comme donnée ou garantie par la
nature humaine,mais plutôt comme devant être réalisée
dans le dialogue et le débat à travers la force non imposée
de la persuasion rationnelle.Même si la rationalité est tou-
jours historique, contingente,et variable, il peut y avoir
assez de pratiques et d'intérêtscommuns pour permettre,
de façon non essentialiste,une convergence croissante de
vues sur les vérités et les valeurs universelles.
La philosophie internationale serait ainsi un effort
consenti vers une unité de pensée mondiale non coercitive
qui surmonterait les différences culturelles dans le discours
unificateur rationdiste ou dans la tradition qu'il incarne.
Ceci pourrait se voir comme la renaissance du projet

70
moderniste d'unificationprogressive par la rationalisation
progressive du monde.D'ailleurs,un tel projet est favorisé
non seulement (ou même principalement) par la théorisa-
tion philosophique mais également par les forces et les
modes matériels de production à une époque où l'influen-
ce dune mondialisation accrue tend à unifier et à norma-
liser les pratiques et les expériences.I1 suffit à cet égard de
considérer à quel point l'introductionde l'informatiquea
instauré une logique commune de travail là où les pratiques
locales étaient très différentes au départ ; ou comment la
restauration rapide standardisée et les divertissements de
masse ont aidé à homogénéiser des goûts différents.
I1 est important de comprendre que le modèle de l'in-
ternationalisme se référant à une tradition dominante
(master-tradition) est compatible avec l'existence et la
reconnaissance de différentes traditions nationales. O n
peut concevoir la coopération dune pluralité de traditions
nationales sous l'égided'un discours relevant d'une tradi-
tion dominante relativement neutre par rapport à la
notion de nation,la philosophie et la science prétendant
constituer une telle tradition.Ainsi, le modèle dun dis-
cours international se référant à une tradition dominante
n'estpas confiné par principe au chauvinisme d'unetradi-
tion nationale modèle,quand bien même ce dernier tente
d'exploiter les expressions de l'idéald'une tradition domi-
nante qui reste neutre par rapport à la notion de nation.

71
Contrairement à ces variétés d'internationalismemoniste,
un autre modèle met en avant les valeurs de la pluralité et
de la différence.Si le premier modèle a pu être comparé à
une langue dominante mondiale (master-language), ce
second modèle peut être vu comme un multilinguisme en
lequel la communauté internationaleparle et pense ensem-
ble dans une multitude de langues différentes et de tradi-
tions que ses divers membres maîtrisent et incarnent à des
degrés divers.Si le modèle d'unelangue dominanteuniver-
selle (master-language)évoque la crainte du totalitarisme et
de la conformité répressive,la valorisation de l'hétérogénéi-
té linguistiqueet de la différence culturelle menace d'inter-
dire une communication efficace (et par conséquent une
véritable communauté internationale)par la confusion des
langues ou par une compartimentation des différencesqui
ne permet aucun vrai mélange des cultures.
Ii serait absurded'essayer de déterminer ici par un raisonne-
ment a priori le modèle le plus prometteur pour la philosophie.
Peut-êtrey a-t-ilune fapn de réconcilierou d'équilibrer ces dif-
férentes approches ? En outre,si nous avons posé l'alternative
entre une tradition exemplaire unique et une pluralité de tradi-
tions nationales,nous n'avonspas encore abordé les questions
crucialesde la fapndontles traditionsnationalesenphilosophie
se constituent,se distinguent,et sont reliéesentre elles. D e telles
questions exigent un traitement conceptuel et empirique très
complexe,qui dépasse de loin les iimites de ce court article.

72
Philosophie et cultures :
pour un humanisme à visage humain

Christian Trottmann

C’est un lieu commun de rappeler que la philosophie


est née dans la culture grecque.Mais en cette occasion où
nous envisageons l’ouverturede la philosophie aux cultu-
res qui ne sont pas issues de celle des Grecs, il convient
peut-êtrede le rappeler pour montrer qu’une telle ouver-
ture ne va pas de soi. Pour le Grec, tout homme qui ne
parle pas sa langue est un barbare, et on sait que ce quali-
ficatif (substantivé ici) découle dune onomatopée évo-
quant le cri des oiseaux. Or les oiseaux, pour un poète
comique grec comme Aristophane, exprimant ici la
conviction de ceux qui en son temps partagent sa ((culture »,
sont ces vivants qui émettent des sons semblables à ceux
de nos paroles,mais qui ne pensent pas. C o m m e eux,tout
ce qui est barbare ne saurait avoir accès au Logos,à la pen-
sée qui,de son côté,ne saurait s’exprimerqu’en grec. Ce
mythe d’une langue originelle trouvera d’autres versions
plus ou moins ethnocentriques. I1 nous permet de voir que
l'aspirationde la pensée philosophique à une valeur uni-
verselle ne va pas d'emblée de soi et se pose d'abord à tra-
vers la question des rapports entre le langage (et en parti-
culier les langues diverses qui l'expriment)et la pensée. Le
langage qui ne semble partagé par aucun vivant autre que
l'homme est-il une différence spécifique à portée univer-
selle ? Chaque langue influe-t-ellesur la pensée humaine
au point de lui conférer une spécificité qui la rendrait irré-
ductible à une pensée exprimée en une autre langue ? La
diversité des langues et des cultures apparaîtrait ainsi
d'emblée comme une ((Babel de la pensée ». M ais précisé-
ment,la diversitédes cultures correspond-elleà celle des lan-
gues ? Et la philosophie peut-ellese définir par la seule réfé-
rence (ethnocentrique)au Logos,ou bien le renvoi à la sages-
se implique-t-ilun autre rapport à la pensée ?

Définitions:des c
ulm
esà la culturepour un humanisme
ouvert
Le professionnel de la philosophie a toujours à cœur
de définir ce dont il parle,et nous touchons ici à une dif-
ficulté propre au terme de culture.M is au pluriel,il sug-
gère un sens proche du terme allemand,encore que cette
langue préfère l'employerau singulier. La culture serait la
civilisation,et les grandes cultures correspondraient aux
grandes civilisations qui se sont développées au cours de

74
l’histoire. Les grandes cultures regrouperaient dans
l’espace,et même dans le temps,des entités que les lan-
gues séparent.Peuvent ainsi trouver place aux côtés de la
culture dite occidentale,une culture indienne,chinoise,
une culture perse,arabe...Mais peut-onparler en ce sens
de culture russe ou américaine ? Y a-t-il une culture afri-
caine unifiée ? S’ily a plusieurs cultures qui se dévelop-
pent sur un même..continent, Africain, mais aussi
Européen,quels seront leurs rapports,entre elles et avec
la philosophie ? Ce pluriel imposé aux cultures par l’é-
quivalence instaurée par la langue (ou la culture ?)alle-
mande avec les grandes civilisations ne risque-t-ilpas de
conduire à la conclusion qu’enleur pluralité,les cultures
ou civilisations ne peuvent que s’affronteren un champ
clos qui porte un nom :l’Histoire? C e sont évidemment
les valeurs nationalistes qui s’érigent alors en arbitres
d’unprogrès historique de la Culture ou de la civilisation
retrouvant un singulier que ne justifierait que la raison
des plus forts,supposant au mieux de manière idéaliste
une immanence de la raison qui serait toujours la plus
forte dans l’Histoire.Pour Hegel, on s’en souvient, le
Weltgeist, l’Espritmondial (sinon universel pour autant)
se constitue comme résultante des Wolksgeister apportant
successivement lors de leur domination historique leur
touche originale à une culture cumulative de l’humanité.
Mais en une telle vision cumulative et quantitative ne

75
risque-t-onpas de perdre les différences qualitatives ?
Cette perte a un nom et une réalité :acculturation qui
est le revers d'impérialisme.
Le mot culture,pris cette fois au singulier et en son
acception originelle même, peut nous garder dune telle
dérive nationaliste. Le terme est transposé de l'activité
agricole de mise en valeur de la terre, à celle qui permet de
développer les facultés humaines fdu corps et surtout de
ïesprit. I1 y a une culture physique, et une culture de
l'esprit. Mais précisément cette culture des facultés intel-
lectuelles de l'homme peut-elle être voulue pour elle-
même ? C'est ici que le philosophe rencontre le problème
de la culture.Peut-ilse contenter d'être ce ((culturiste de la
pensée », qui développe les subtilitésde la logique en leurs
plus ultimes exigences,comme d'autresfont gonfler biceps
et pectoraux ? En un temps où la philosophie analytique
domine une bonne partie de la (( culture philosophique
occidentale », la question revêt une nouvelle actualité.
Platon voyait en la gymnastique un art de vérité com-
parable à celui de la philosophie,auxquels il faudrait oppo-
ser des arts de flatterie,respectivement celui de la parure et
la rhétorique (sans oublier ïopposition entre diététique et
cuisine,par où il complétait une réflexion sur la culture,
nous y reviendrons). Pourtant,si le maquillage,(justement
nommé en italien (( truco N; trucarsi = se truquer, se
maquiller), ou la mode sont trompeurs, il y a aussi une
76
démesure du body bziilding (je demande ici qu’onexcuse
les connotations implicites de mon recours aux langues
de nos voisins européens). De même,en ce qui concerne
la culture de l’esprit,les excès de technique peuvent être
contre-productifs (autre italianisme). Kant refuse préci-
sément de voir en le philosophe seulement un
(< Vernzinjkzrnsder », un artiste,virtuose de la raison.Le
logicien aguerri,ciseleur de concepts,n’estpas nécessai-
rement un homme cultivé. Ici encore une certaine pra-
tique de la philosophie attachée surtout à la formalisa-
tion logique des propositions dans l’ignorance de son
histoire et de la pensée des grands philosophes qui la
jalonnent manifeste peut-être aujourd‘hui comme hier
un manque de culture au cœur même de la philosophie.
Mais il ne suffit pas d‘être un érudit connaisseur des sub-
tilités de la pensée sinon de toutes les autres (ce qui serait
impossible), du moins d’un grand nombre de cultures
différentes pour être un véritable philosophe, aux yeux
de Kant comme à ceux des humanistes.
Nous atteignons ainsi le véritable sens du mot culture.
U n homme cultivé ne fait pas seulement preuve de
savoir,mais aussi de savoir-vivre.I1 est même censé avoir
été conduit de l’unà l’autre.La culture a d’abord une
valeur éthique. Et l’enjeu principal dune réflexion sur
philosophie et cultures, malgré le pluriel qui nous diri-
gerait d’emblée en une direction politique,est peut-être

77
d‘abord éthique. Pour parler d‘une culture humaniste
que je connais moins mal que les autres,je rappellerai
que,de Cicéron à Dante,l’enseignementtraditionnel des
lettres conduit aussi à l’acquisition des vertus. L‘enjeu
n’est pas seulement moral, il est encore spirituel (sinon
religieux). Pour les médiévaux, comme l’a bien montré
Jean Leclercq, l’amourdes lettres conduit à l’amour de
Dieu (il est même la voie royale vers lui,pour reprendre
ici,non sans distorsion,les termes de Freud). Mais peut-
être nous faut-ilpour être philosophe avoir l’humilitéde
comprendre que la culture comme art de vivre commence
bien en deçà de l’amourdes lettres ? La philosophie n’est
pas d‘abord philologie (et moins encore logologie), et
nous entrevoyons ici que le rapport au langage ne suffit
pas à définir l’attitude philosophique. L‘attitude de l’hu-
maniste cultivé ne consiste pas en un étalage de sa culture,
mais en une humanité respectueuse précisément de la cul-
ture de l’autre.Tout humanisme vrai est en ce sens
(( humanisme de l’autrehomme ) )selon l’expressionheu-

reuse de E.Levinas.Cela nous invitedonc à définirla cul-


ture en un sens radicalement humble comme art de vivre.
Dans ces conditions,toute culture est porteuse d’une
sagesse ; elle intéresse à ce titre une philosophie qui se
définit également au plus près de l’étymologiecomme
recherche amoureuse de la sagesse. La quête de la sagesse
pourrait ainsi commencer dès la cuisine,et plus généra-

78
lement dans les arts du corps. Le présocratique en avait
déjà conscience,disant à celui qui l’avaitsuivi : (( entre,
la sagesse est aussi dans cette cuisine)).Ce qui est plus dif-
ficile encore à admettre pour un occidental serait qu’ily
ait une sagesse du corps pratiquée à travers l’art du mas-
sage par exemple. Celui des enfants indiens par leurs
mères en serait un modèle admirable. Dans le domaine
du massage,l’occident a sans doute encore beaucoup à
apprendre de l’Orientquant aux préliminaires érotiques
également. Mais, contrairement à ce que ces exemples
pourraient nous laisser croire, il ne s’agit nullement de
réduire à ces composantes les plus matérielles une quête
occidentale de la sagesse dans les autres cultures. Moins
encore de faire une fois de plus de la philosophie un
instrument de conquête des trésors de sagesse inscrits
dans les autres cultures.A u contraire,elle nous semble
aussi pouvoir jouer un rôle de communication entre les
cultures et sur les thèmes les plus ultimes qui sont ceux
où se rencontrent l’éthiqueet la religion. Ces problèmes
revêtent une nouvelle actualité au début du XXI‘siècle,et
les événements du 11 septembre 2001 ne sont que la par-
tie visible d’un gigantesque iceberg encore à explorer.
Cherchant à apporter ici la contribution de m a propre
culture de spécialiste de l’histoire de la philosophie
médiévale et renaissante,je voudrais dans un second
temps rappeler comment quelques auteurs du Moyen

79
Age et de la Renaissance ont voulu penser la manière
dont la philosophie peut contribuer à un dialogue entre
les cultures religieuses. Mais auparavant, je voudrais
commencer par un rappel à l’humilitédans la réflexion
sur les rapports entre philosophie et culture.

Philosopher avec des marmites et des cuillers : deux


visages de l’humanisme
Permettez-moi,pour illustrer ce que l’excèsde culture
peut avoir d’opposé à la philosophie,de revenir à la source
platonicienne.Dans l’HippiasMajeur, Socrate est opposé
au sophiste le plus cultivé, doué d’une mémoire prodi-
gieuse qu’ilinterroge sur le Beau.Dans l’HippiasMineur,
le même sophiste est présenté comme polymathe,maî-
trisant toutes les techniques au point de pouvoir se vêtir
de pied en cape,mais surtout comme moralisant à partir
des personnages de la mythologie homérique.C’est l’oc-
casion d’une discussion très intéressante sur le mal com-
mis par l’homme trompeur ou par l’homme sincère.
Mais ce n’estpas ce qui nous intéresse ici.Dans le Grand
Hippia,le même sophiste qui ne peut philosopher qu’à
partir de références aux poètes est conduit par Socrate à
s’interrogersur la beauté des marmites et des cuillers.Ayant
défini la beauté comme (( une belle vierge », ce qui ne
manque pas d‘un matérialisme (machiste) qui sera repris
par Nietzsche,il est amené à concéder qu’unebelle jument

80
est belle, voire une belle marmite bien rebondie et fonc-
tionnelle.M a is ce n’estpas sans protester au passage sur la
vulgarité des objets proposés par l’interlocuteurimaginaire
que Socrate met en scène pour éviter l’affrontementfacial.
Or,les caractéristiques de cet interlocuteur d’Hippias sont
bien celles de Socrate lui-même.(< pas distingué,populacier
au contraire, n’ayant d‘autre souci que celui du vrai ))
(288d). Le souci du vrai du philosophe exige qu’ildescende
avec réalisme à l’examendes réalités les plus humbles de la
vie au risque de choquer l’hommede culture.II bouleverse
les valeurs tant économiques qu’esthétiques en prétendant
encore que la cuiller en bois de figuier sera plus belle car
fonctionnelle qu’unecuiller en or.
S’il peut donc y avoir une philosophie des cultures,
gardons-nous de croire qu’elle doive se placer d’emblée
au sommet de leurs productions symboliques,dont les
mythes sont dans le contexte grec l’exemple par excellence.
Au contraire,le philosophe mobilise l’expérience com-
mune de chacun en un dialogue assumant la vie dans ce
qu’ellepeut avoir de charnel.Mais en cela il choque puri-
tains et hommes distingués. I1 y a donc une recherche de
la sagesse qui ne se conforme pas à l’art de vivre le plus
fondamental : au savoir-vivre.
Mais peut-être aussi ce savoir-vivre représente-t-ille
premier des obstacles épistémologiques (pour transposer
ici un terme de Bachelard) pour une enquête sur le fon-

81
dement de la culture ? Le philosophe est ainsi celui qui
croit qu'il peut penser par soi-même et révoque alors
brutalement une tradition culturelle. Descartes prend
ainsi congé de la scolastique.Mais, avant lui,Socrate de
la mythologie et des bonnes manières athéniennes. I1 y
aurait donc au cœur même de la culture occidentale une
attitude iconoclaste avant l'heureet qui aurait nom phi-
losophie ? Est-elle transposable aux autres cultures ?
Toute culture traditionnelle ne se défend-ellepas contre
un tel manque de manières ? Ne sera-t-ild'ailleurspas for-
cément sacrilège entraînant la condamnation du philoso-
phe dont celle de Socrate ne serait que l'inévitable geste
instaurateur ? Si la philosophie est capable de relativiser la
valeur des cultures ou plutôt les différentes valeurs ayant
cours dans les différentes cultures,elle ne peut plus jamais
les respecter naivement. (<Vérité en deçà des Pyrénées,
fausseté au-delà », le diagnostic sceptique de Montaigne
ou celui de Pascal ne peut être ni désabusé ni naif.
L'investigation éthique du philosophe ne peut s'arrêter au
constat de la diversité des cultures,celui-cidoit poursuiv-
re au-delàsa quête d'une vérité sur et pour l'homme.Sa
dénonciation inévitable d'une culture fermée au sens où
Bergson parlait de morale ou de religion fermée dans Les
deux sources de la morale et de la religion,le conduit alors
naturellementà contribuer à faciliter une communication
entre des cultures ouvertes ou rouvertes par la philosophie

82
même.Morale et religion seront évidemment le domaine
où ce besoin de communication se fait le plus criant.J’en
viens ainsi à mon dernier point.

La philosophie comme agent de dialogue entre les cdtures


religieuses
Passant ainsi sans crier gare de la cuisine au temple,
mon propos pourra sembler décousu,voire incohérent.
Mais c’est précisément parce que nous avons voulu défi-
nir humblement la culture comme ((savoir-vivre)>,que le
débat sur le fait religieux s’imposeà l’aubed’unXXI‘ siè-
cle marqué par les événements du I I septembre dernier.
Si l’hommecultivé,l’honnêtehomme de l’humanisme,
est celui qui est capable de s’entretenirposément avec ses
semblables sur les choses essentielles de la vie, il devra
aujourd’huicomme hier aborder le thème brûlant de la
religion. Le philosophe a peut-être un rôle à jouer
aujourd’huicomme hier dans le dialogue entre les reli-
gions. M o n propos n’est pas ici de donner des leçons
pour dire comment il faudrait s’y prendre
C o m m e spécialiste de la philosophie médiévale, lais-
sez-moiplutôt partager avec vous deux ou trois exemples
tirés de la période qui m’est chère de ce souci philoso-
phique d’une((paix de la foi D.

83
Le premier est celui d'Abélard. Bien connu comme
logicien révolutionnant au XII' siècle la théorie des uni-
versaux, comme théologien malheureux, condamné par
les conciles et châtré par l'onclede sa femme,c'est plutôt
dans ses dernières œuvres qu'il se montre enfin philoso-
phe. Disponibles en français depuis bientôt 10 ans grâce
à la traduction de M.D e Gandillac, il s'agit de son
Éthique qui porte le beau nom de Connais-toi toi-même,
et surtout de ses Conférences qui mettent en scène un
Dialogue entre un philosophe, un juifet un chrétien. Ce
philosophe d'ailleurs présente bien des aspects de lafihafi
qui fleurit dans les pays musulmans de ce temps,si bien
que, même si le Coran n'est pas explicitement nommé
dans ce Dialogue,il n'en est pas totalement absent.
Mais pour aller à l'essentiel,quel est le rôle assigné
par Abélard au philosophe dans le dialogue entre les reli-
gions ? Chacune se présente avec sa loi propre, mais le
philosophe revendique pour lui la loi naturelle,inscrite
non sur des tables de pierre, mais dans le cœur de chaque
homme. Ici encore,l'humanismedu XII' siècle ne vient-
il pas proposer entre des Religions que l'Islam appelle
(( du livre », un arbitre capable de penser par lui-même?
Mais Pierre Abélard va plus loin.Pour lui,le domaine de
discussion commun à tous les ((hommes de culture ))est
celui de l'éthique,dont il fait un équivalent de la divinitas,
nom par lequel il désigne aussi la théologie chrétienne.

84
En cela, il se fait l’héritierde Cicéron pour qui la philo-
sophie,d’abord éthique,se prolonge en un discours por-
tant sur ce qui est commun aux hommes et aux dieux.
Mais surtout le Philosophe d’Abélard définit ce champ
d‘investigation éthique commun aux hommes des trois
cultures de son temps : il s’agit de la quête du bonheur
dont le moyen n’est autre que la culture des vertus.
L‘ouverture humaniste du dialogue entre les cultures tel
que l’entend Abélard suppose donc qu’au-delàde la
diversité des valeurs culturelles, les hommes cultivés
puissent s’entendresur la base dune éthique des vertus.
Le thème ne retrouve-t-ilpas une actualité de premier
ordre depuis les travaux de M a c Intyre dans ce domaine ?
Après la vertu kantienne et sa normativité uniforme,la
redécouverte d’un pluralisme inscrit d’emblée (par
Platon au début du Ménon) dans la ruche des vertus,
requiert un dialogue entre les communautés sur ce qui
fait l’essentieldes vertus éthiques. Mais le dialogue ne
saurait s’en tenir là, et il faut aussi qu’il aborde la ques-
tion du bonheur,c’est-à-direde la finalité de l’homme.
Sur ce point beaucoup plus difficile,Abélard constate le
désaccord entre le Chrétien qui rapporte la béatitude à
une vision de Dieu atteinte après la vie,et le philosophe,
dont l’ascèse place dans l’horizon restreint à la culture
même des vertus le bonheur d’une paix intérieure ainsi
atteinte.

85
I1 n’estpas dénué d’intérêt de constater qu’au siècle
suivant, un des premiers franciscains et déjà largement
dissident,Roger Bacon, s‘appuiesur sa connaissance de
l’eschatologied’Avicenne pour établir une sorte de théo-
logie naturelle commune aux religions de son temps et
assurant non seulement une base de discussion entre
elles, mais un supplément d’âme pour l’éthique.Car il
considère celle-ci (et non la métaphysique) comme le
sommet de la philosophie.
C’est ce que j’ai appelé, dans un article qui vient de
paraître, les (( 17 thèses baconistes », en souvenir et cum
pano salis des 24 thèses thomistes du Père Garigou
Lagrange .Elles peuvent être ainsi résumées : 1 - Dieu est ;
2 - Son existence peut être connue de tout homme natu-
rellement ; 3 - Puissance,bonté,substance et essence infi-
nies,Dieu doit être le meilleur,le plus sage et le plus puis-
sant ; 4- Il est un et non plusieurs en son essence ; 5 - U n
en son essence,il est aussi trine selon un autre mode qu’il
appartient au métaphysicien de mettre en évidence ; 6- I1
a tout créé et gouverne toute chose selon son être de nature ;
7 - non seulement les corps, mais aussi les intelligences
angéliques, leur nombre et leurs opérations (pour autant
qu’ellessont connaissables en métaphysique par la seule rai-
son humaine) ; 8 - non seulement les anges,mais aussi les
âmes rationnelles des hommes ; 9 - qu’il a créées immor-
telles ; 10 - La félicité de l’autre monde est le souverain

86
bien ; 1 1 - L‘homme est capable d’une telle félicité ; 12 -
Dieu gouverne le genre humain selon sa libre volonté (in
vicl moris) comme il gouverne les autres réalités dans leur
être naturel ; 13 - Ceux dont la vie morale est conforme à
son gouvernement sont promis par Dieu à la félicité future,
ceux qui vivent mal à un horrible malheur, comme l’affir-
me Avicenne dans sa métaphysique ; 14- O n doit à Dieu
un culte respectueux et dévot ; 15 - C o m m e l’hommedoit
par nature à Dieu le respect,il doit à autrui la justice et la
paix, à soi-mêmel’honnêteté; 16 - Toutefois,il ne peut
connaître ces trois devoirs envers Dieu,le prochain et lui-
même par sa propre recherche,et a besoin que cette vérité
lui soit révélée ; 17 - La révélation doit avoir lieu par un
unique médiateur,entre Dieu dont il est le vicaire sur terre,
et le genre humain qu’ilgouverne au spirituelet au tempo-
rel comme législateur et grand prêtre. C‘est encore l’autorité
d’Avicenne qui est invoquée pour fonder cette doctrine
dun unique médiateur véritable (( Dieu humain )), plus
proche,semble-t-il,du Verbe incarné que du prophète.
11 y aurait beaucoup à dire sur ces 17propositions qui
constituent pour Bacon le supplément d’âme apporté à
l’éthique par la religion,et elles ne sauraient plus telles
quelles constituer une plate-forme de discussion pour
notre temps. Pas plus sans doute que la (( Cribmtio
Alcorrzni D de Nicolas de Cues,troisième philosophe inter-
venant quant à lui à la fin du Moyen Age (au w siècle)

87
et dont je voudrais encore évoquer le souci d’une conci-
liation des croyances religieuses.C e philosophe humanis-
te et chrétien très engagé,puisqu’ila fini cardinal,eut d’a-
bord le souci de l’unitéde sa propre Eglise.D’abordpar-
tisan du Concile,il se rallie finalement à ceux qui recon-
naissent la primauté du pontife romain. C’est que son
souci est alors la réunion des Eglises d’Orient et
d’occident. O n sait que c’est de retour de
Constantinople qu’il eut l’intuition de sa méthode de la
docte ignorance. Déjà, en son souci œcuménique, il
conçoit que les contradictoires ne sont pas à jamais oppo-
sés, mais coïncident en Dieu. Le rôle,le devoir même du
philosophe,sont donc de remonter en deçà des opposi-
tions jusqu’àla coïncidence des opposés,tout en sachant
pertinemment qu’elle se situe au-delà de son pouvoir
d‘investigation rationnelle,en Dieu.
Mais lorsqu’il apprend la chute de Constantinople,
l’ouverturespirituelle du cardinal s’élargit encore.Il n’est
plus temps de rechercher seulement une unité des catho-
liques derrière le Pape ou des chrétiens d’Orient et
d’occident,il faut trouver d’urgence une ((paix de la foi ))
entre les grandes religions.Le cardinal admet que Dieu
se satisfasse de la diversité des cultes qui lui sont rendus.
Cette diversité liturgique n’estpas opposition.Mais c’est
au niveau de la foi qu’ilfaut encore aller plus loin afin de
fonder la paix. Le traité intitulé la Paix de Idfoi, écrit en

88
1453,met en scène non plus seulement un dialogue
entre les tenants des trois grandes religions monothéistes,
mais sont aussi présents,Indien,Persan,turc ou Tartare,
pour ne citer qu’eux.C o m m e Roger Bacon,Nicolas de
Cues envisage une plate-formede croyances communes,
inspirée par un néoplatonisme christianisé.Ici encore ce
n’est pas le lieu de juger du contenu et de la pertinence
pour notre temps d’unetelle base de discussion.Saluons
du moins l’effortde conciliation par lequel le philosophe
tente de renouer le dialogue entre les grandes religions de
son temps dans un but à la fois ultime et urgent :la paix.

Conclusion
L‘opposition entre une philosophie au singulier et des
cultures posées en leur pluralité risque de s’accommoder
dune définition de la culture comme civilisation où le
progrès cumulatif de cette dernière serait bâti sur la perte
des différences qualitatives entre les cultures.II n’est pas
certain d’ailleursque la philosophie née dans le monde
grec soit ouverte,du moins d’emblée,à une telle diversité
conçue d’abord comme (( barbare n. M o n propos était
donc de faire retour à une définition plus humble de la
culture comme art de vivre et ouverture éthique à l’autre,
de la philosophie comme quête amoureuse de la sagesse.
Dans ces conditions,la philosophie ne se place pas dem-
blée au niveau des grandes spéculations métaphysiques,

89
mais peut se faire accueillanteà une sagesse du corps (et de
l’âme) présente dans les cultures dites traditionnelles.
Pourtant,elle est aussi subversion de ce qui,dans de telles
cultures,est agent d‘une fermeture sur soi induisant l’ex-
clusion. Le philosophe est nécessairement,à la suite de
Socrate, cet homme (( pas distingué, populacier au
contraire,n’ayantd‘autre souci que celui du vrai ».M ais ce
souci du vrai,choquant les bonnes manières de toute cul-
ture,n’est-ilpas l’art de vivre d’un humaniste authentique ?
Notons que ce souci n’estpas tant logique ou épistémolo-
gique que d’abord éthique.C‘est à ce titre que la morale et
la religion restent le domaine par excellence où le philoso-
phe peut jouer un rôle de communication entre les cultu-
res, et c’est ici qu’il assume sans les mépriser les grandes
spéculations métaphysiques qu’il avait délaissées dans un
premier temps. Plutôt que de prétendre dire comment il
doit s‘y prendre aujourd’hui,je m e suis contenté,en spé-
cialiste de la philosophie médiévale et renaissante, de
montrer comment des auteurs majeurs,mais méconnus de
cette époque,ont endossé un tel souci de paix religieuse.
Je ne l’ai pas fait pour proposer un retour à une sagesse du
passé dont le contenu peut sembler dépassé à bien des
égards.Jevoudrais plutôt en conclusioninciter à une dou-
ble réflexion philosophique sur l’art de vivre inscrit dans
les cultures traditionnelles et sur celui qui est inscrit dans
les grandes religions,en vue d‘un dialogue pacifiant.

90
Traduction et dialogue entre les cultures

Marc Ballanfat

Le discours convenu sur la nécessité de promouvoir le


dialogue entre les cultures risque fort de demeurer un
vceu pieux aussi longtemps qu’ilne se traduit pas concrè-
tement dans la réalité des échanges culturels que deux ou
plusieurs pays peuvent établir entre eux. Or,la pratique
de la traduction constitue un moyen privilégié d’instau-
rer entre deux cultures un espace de dialogue. Voilà
pourquoi les institutions internationales, et l’UNESCO
au premier chef, ont la mission de promouvoir une véri-
table politique de la traduction, seule condition réelle
dun dialogue culturel infini.
Le dialogue peut s’établir de plusieurs manières, fort
différentes,entre les cultures ou entre des cultures qui ne
semblent pas,à première vue,disposer des moyens,cul-
turels en particulier,pour le faire. Une culture donnée,
en effet, ne tend pas spontanément à s’ouvriraux autres,
m ê m e si un certain projet universaliste dont elle est por-

91
teuse la prédispose à se tourner vers le monde extérieur.
Car il existe de multiples façons pour une culture de se
tourner vers l’extérieur,depuis la guerre impérialiste, où
il s’agit d’imposerà l’autrepar la violence des valeurs cul-
turelles qui lui sont étrangères, jusqu’à l’imprégnation,
comme on voit une culture se laisser englober passive-
ment par une autre. Une culture peut donc entrer en
contact avec d’autres cultures sans parvenir à en dégager
un rapport culturel. Les échanges entre les cultures ne
sont pas ipso facto des échanges culturels.
Le dialogue culturel,au contraire,s’il existe, entraîne
l’existenced‘un rapport interculturelqui fait l’objet,à ïin-
térieur de chacune des culturesconcernées,d‘uneréflexion
proprement culturelle.En ce sens,il y a dialogue entre les
cultures lorsqu’ils’établit entre elles, sur la base dun rap-
port de fait (peu importe la façon dont il a été mis en
place), un climat de confiance et un intérêt propices à une
ouverture réciproque de chacune vers les autres,avec tout
ce qu’unetelle démarche entraîne,avant tout l’acceptation
de la critique,l’effortpour désapprendre le trop bien su,
l’adoptiondun autre point de vue. Le dialogue présuppose
l’égalitéde droit des partenaires culturels.
A cet égard, la traduction occupe une place privilé-
giée dans le dialogue entre les cultures.Au sens propre,
qui dit (( dialogue ))dit discours,échange au moyen du
discours,vertu du discours tenu entre deux ou plusieurs.

92
La métaphore du (( dialogue entre les cultures prend
)
)

tout son sens si l’ongarde à l’espritqu’ilexiste une forme


de dialogue interculturel sans lequel aucun dialogue au
sens large ne pourrait s’instaurer : il s’agit de la traduc-
tion. En effet, le fait même de traduire une langue dans
une autre crée pratiquement le premier espace à l’inté-
rieur duquel un dialogue pourra ultérieurement prendre
place. Sans la pratique avérée et consciente des traduc-
teurs,aucune culture ne peut dialoguer avec une autre.
Car, la traduction est autant pratique que réflexion.
U n traducteur qui s’affronteà une culture étrangère doit
résoudre un certain nombre de difficultés linguistiques et
culturelles,mais il ne peut le faire qu’enréfléchissant sur
le sens de la culture qu’iltraduit ainsi que sur celui de sa
propre culture. L‘habitude de traduire lui donne des
solutionsavantageuses,lui permet de tester des hypothè-
ses de compréhension, mais cela ne le dispense pas de
poursuivre une réflexion générale sur le sens que chaque
culture revêt pour l’autre.Ainsi, le dialogue est autant
discours que raison.
La traduction offre, en outre, la possibilité dappro-
fondir la connaissance des autres cultures en la confron-
tant à la difficulté, presque insurmontable,de rendre
compte de l’altérité en termes d’identité.Traduire, en
effet, c’est toujours dune manière ou d’une autre rame-
ner l’étrangeté de l’autrelangue aux propositions de la

93
sienne, c’est apprivoiser une langue étrangère dans les
mots familiers dune langue maîtrisée. Réciproquement,
le traducteur apprend aussi à se défaire des mécanismes et
des habitudes de sa langue au contact d’une autre,comme
s’il réapprenait à penser dans sa langue,devenue moins
familière pour le coup.Ainsi s’établitun dialogue, où il
s’agit bien pour chaque partenaire culturel d’interroger
l’autreculture et de se laisser interroger par elle en retour.
Depuis Cicéron,la traduction conditionnela possibi-
lité donnée à des cultures différentes de dialoguer.
Encore faut-ilqu’ilexiste une volonté politique de favo-
riser le travail culturel de traduction. Or,même s’il se
trouve des institutions,çà et là, pour permettre à un tel
dialogue culturel de se réaliser pratiquement,force est de
constater que le plus grand hasard semble régner dans le
choix et dans la fréquence des traductions. Pour tel
ouvrage majeur traduit dune culture dans une autre,par
exemple,tel autre est délaissé sans raisons apparentes. Les
traductions complètes d’auteurs étrangers sont rares, et,
même à l’intérieur d’une aire culturelle donnée, la tra-
duction intégrale des œuvres tarde à se faire. O n a donc
le sentiment que ce dialogue s’accomplitdans des condi-
tions aléatoires,voire périlleuses. Que faudrait-il alors
pour le rendre plus constructif et plus systématique ?
L‘UNESCO,l’unedes rares institutionsinternationa-
les à pratiquer in vitro la traduction,peut jouer un rôle

94
déterminant dans la définition d’unepolitique mondiale
culturelle en favorisant les travaux de traduction. O n
pourrait imaginer ainsi la mise en place d’un
Observatoire Mondial des Traductions,où il s’agirait,
dans un premier temps,à partir dune liste des langues
culturelles historiquement prédéterminées à la traduc-
tion,de dresser un tableau des œuvres culturelles majeu-
res qui attendent toujours d’être traduites.Les difficultés
liées à l’établissement,et des langues retenues, et des
œuvres à traduire,ne sont pas négligeables,mais elles ne
sont pas insurmontables. D u moins gagnerait-on,en
promouvant le travail des traducteurs,à poser les bases
d’undialogue infini entre les cultures,chacune se tradui-
sant dans les autres et les traduisant à son tour.

95
Conceptualisation et transculturalité

Kieong Heo

Je souhaiterais faire quelques remarques au sujet de la


transculturalité de la pensée. Tout d’abord,la difficulté
de la réception des concepts philosophiques qui s’avère
souvent confuse en Extrême-Orient,et en second lieu,la
nécessité d’un changement d’attitudesde la philosophie
occidentale à l’égard d’autres mondes, qui pourrait lui
permettre de surmonter ses propres limites.
Depuis l’introduction de la philosophie occidentale
en Asie, la pensée orientale se replie jusqu’à rejeter sa
propre vision du monde qui est la base de sa réflexion
philosophique. En même temps, l’acclimatation de la
pensée occidentale ne se fait pas sans difficulté.Sous l’u-
niformité du concept, le monde sinisé, qui n’a pas la
m ê m e perception de la réalité que l’occidentpour prati-
quer la philosophie,doit repasser par une terminologie
ancienne et faire appel à des mots dont la signification
traditionnelle brouille parfois le sens des concepts occi-
dentaux qu’ils sont censés traduire. O n reçoit ainsi la
philosophie occidentale formellement sans saisir la
valeur exacte de ses concepts, et cela donne lieu à des
confusions.Par exemple,en Corée comme au Japon,on
traduit éthique ))par le terme ((Yun-Ly))qui signifie éty-
mologiquement (( Ordre des choses à respecter en tant
qu’êtrehumain ». Ce terme se réfere à la dimension nor-
mative des rapports humains, mais abstraction faite de
toute relation de réciprocité.((Yun-Ly))peut se compren-
dre comme ((Principe du modèle de la morale n, confon-
dant alors morale et éthique.Par ailleurs,Morale se tra-
duit par un mot se composant de deux caractères :Voie
et Vertu,de sorte que le mot qu’ilsforment signifie litté-
ralement Vertu du Tao (To-dôcen sino-coréen). Or,la
voie de la vertu ne renvoie pas à la morale dans son
acception judéo-chrétienne. Par conséquent, ce mot,
lorsqu’onl’affecte à la traduction de (( morale D, donne
lieu,sur le plan philosophique, à de nombreuses ambi-
guïtés qui sont source de bien des malentendus. Dans le
champ pratique, on peut trouver un autre cas :Politique
se traduit en effet par un terme qui signifie littéralement
(( Gouverner avec rectitude )) vông-tchy en sino-coréen).

I1 s’agit dun mot archaïque, qui se réfère uniquement


aux attributs du souverain. Ce mot n’enveloppedonc pas
le sens d‘une participation de tous les membres de la
société aux décisions,comme l’exigela tradition républi-

98
caine occidentale. Autrement dit, étymologiquement
Jông-tcby ne suppose pas la notion de gouverner avec
tous,qui est au fondementde la démocratie.Ainsi,mal-
gré l’établissementdu système parlementaire,l’exercice
du pouvoir n’estjamais dissociable de la personne qui le
détient,et il repose sur son charisme et sa personnalité
plus que sur la légitimité conférée par le suffrage univer-
sel. C’est qu’en réalité, la Loi, au sens occidental du
terme, n’existepas en Asie orientale.Bien que le mot cor-
respondant au terme ((loi ))((Bôp
{ ))eii sino-coréen)existe,
il n’apas la même valeur. I1 renvoie à des normes écrites
formant un code des ((rites )) (ci Lib D) servant de référence
aux lettrés du gouvernement pour gérer l’Étatet réguler le
pouvoir exercé par le souverain.Cependant, comme les
rites ne sont que des règles à suivre et ne restent que des
normes à réaliser, ce ne sont pas des lois,au sens où cel-
les-ciimpliquent la notion d’obéissanceabsolue’.Et,dans
la conscience individuelle,le sens de l’obligationenvers la
loi n’estpas vraiment présent.Aussi assiste-t-onsouvent à
des écarts, voire à dérèglements. Ainsi, l’imprécision
conceptuelle retentit-elleaussi sur la vie pratique, ce qui

1. François Jullien remarque le problème de l’absence de la loi et


de la constitution politique en Chine en rappelant la formation de
l’ordre public en Europe et l’établissement de la loi qui se dégage de
la morale refoulée vers la sphère privée, François Jullien,Fonder .h
mor&, Grasset, 1995,p. 106.

99
fait obstacle à l’implantation et au fonctionnement d’un
système juridique fondé sur la théorie occidentale du
contrat social,qui n’opposepas loi et liberté.
Quant à la philosophie occidentale, depuis qu’elle
s’est séparée de la tradition métaphysique, il ne lui reste
que le rationalisme (< abstrait et absolu ». Mais celui-cine
peut fournir de solution à toutes les interrogations que
fait naître l’époqueactuelle.En effet,si l’onconsidère l’é-
thique, au sens occidental, on s’aperçoit qu’elle repose
sur une seule forme,celle de la réciprocité.Celle-ciest un
concept trop uniformisant. Au nom dune conception
abstraite de l’égalité, on occulte alors la diversité des
situations et le tranchant des différencesconcrètes.I1 fau-
drait se demander si la pensée occidentale,au contact des
valeurs qui ont cours en Extrême-Orient,ne doit pas sai-
sir l’occasion d’élargir son horizon afin d‘accéder à une
vision pluraliste des valeurs. Dans la tradition confu-
céenne,les rapports inter-individuelssont réglés en fonc-
tion de la place et du rôle qu’unenorme extérieure assi-
gne à chacun. C o m m e les relations inter-individuelles
sont prédéterminées,et qu’ellessont définies par des nor-
mes rituelles destinées à assurer le fonctionnementglobal
de la communauté, la réciprocité, au sens occidental,
n’estpas une valeur essentielle. Car,en Extrême-Orient,
la société précède les individus, et ce sont les normes
rituellesprésidant à son fonctionnementglobal qui régis-
sent les relations inter-individuelles.Et le rapport s’arti-
cule en fonction d’une valeur suivant le cas et la place.
Chaque type de relation exprime la valeur éthique parti-
culière qui la fonde.Il existe cinq types de rapports inter-
individuels. O n les appelle ((les cinq éthiques ».Ainsi le
rapport du premier type, entre parents et enfants,sup-
pose la proximité. Il repose pour les parents sur l’amour
qu’ils doivent à leurs enfants,et pour les enfants sur le
respect et l’affection qu’ils doivent à leurs parents. D e
part et d‘autre,ce ne sont donc pas les mèmes valeurs qui
entrent en jeu.Le deuxième type de rapport est celui qui
existe entre l’épouxet l’épouse.L‘un et l’autrese définis-
sent par des attributs différents,mais de même impor-
tance et d‘égale dignité, ce qui implique le respect
mutuel.Le troisième type de rapport est entre l’aînéet le
cadet. Le premier doit se montrer responsable du second
; le second doit lui témoigner de l’estime.Le quatrième
type,c’estle rapport entre amis qui repose sur la confian-
ce réciproque.En dernier lieu,vient le rapport entre le
souverain et le ministre - représentant du peuple -, que
régit la justice.Ainsi, le raisonnement confucéen ne se
déploie pas dans l’abstraction ni dans la recherche de
l’absolu.Ce qui fait sa rationalité est son caractère prag-
matique et concret.Par conséquent,on peut envisager les
relations inter-individuellesdans un champ éthique plu-
ridimensionnel.En effet, on constate qu’iln’y a pas une

101
seule éthique, celle reposant sur la réciprocité, mais des
éthiques'. E n somme, la philosophie occidentale elle-
même devrait ouvrir son horizon à d'autres mondes afin
de sortir de l'impasse et de perdurer.

2. Alain Badiou s'oppose à une éthique générale en proposant


N l'éthique - de )) diverses catégories, voir Alain Badiou, Lëthique :
Essai sur la conscience du mal,1993,Hatier, p. 28.

102
Penser autrement

François Jullien

La philosophie est-elle née en Grèce ? I1 semblerait


qu’elle serait plutôt née à Rome, de la traduction des
penseurs grecs, traduction qui implique un travail de
déracinement de la philosophie par rapport à sa langue
initiale,ainsi qu’uneélaboration sémantique.C’est par le
passage romain que s’estaffirmée l’universalitéde la phi-
losophie.Mais dans cette perspective encore,la philoso-
phie demeure historialement européenne. Qu’en est-il
des autres manifestations de la pensée dans le monde, et
notamment en Orient et Extrême-Orient ? L‘exclusion
de ce qui est oriental hors du champ de la philosophie,
qu’onrepère par exemple chez Hegel (Histoire de Laphi-
Losophie), est un geste dont la philosophie contemporaine
a du mal à se libérer,soupçonnant ces pensées orientales
d’être des pri-philosophies, i.e. des pensées demeurées
dans l’enfancede la philosophie.
I1 semble qu'il y ait urgence,aujourd'hui, à ouvrir la
philosophie au-delàde ses frontièresoccidentales,et à s'af-
franchir pour cela des rigiditésdu concept,comme le sou-
lignait Merleau-Ponty dans Signes : (< notre problème phi-
losophique est d'ouvrir le concept sans le détruire ». La
transition entre Hegel et Merleau-Ponty serait assurée par
Husserl,qui a introduit la notion de variation anthropo-
logique,permettant de poser toutes les cultures sur un
m ê m e plan : toute culture est une variation d'humanité.
En effet, si l'occident a ouvert le chemin de la vérité
comme chemin de la conscience, les philosophies
d'Extrême-Orient,au contraire, ont une conscience de
l'immanence qui fait l'économiedu concept de vérité ;ces
pensées se sont développées sans passer par la commodité
du concept,ni emprunter à la logique formelle,car elles se
défiaient de la toute-puissance du Logos pour accéder à
l'immanence ; elles n'ont pas tout misé sur la quête de la
Vérité, comme,pour sa part, y a été de plus en plus por-
tée la philosophie (européenne),se vouant à son projet de
connaissance,car elles se refusaient à séparer l'activitéde la
pensée d'une nécessaire ((transformation de soi ».
Parce qu'elles se situent sur le plan de l'immanence,ces
pensées sont-ellescondamnées ,à n'être que des pré-philo-
sophies,au statut balbutiant,dans l'enfancede la pensée ?
I1 faut s'opposer à cette idée,et sonder la pensée orientale.
Tout d'abord, la langue chinoise en elle-même n'est pas

104
réticente au concept.Les Chinois,en outre,ont connu la
possibilité de la philosophie,dans un contexte,analogue à
celui de la Grèce, de circulation des hommes et des idées.
Mais la Chine a recouvert la philosophie,pensant que la
dispute philosophique conduisait à la perte de la voie droite
du sage ; les pensées de Tchouang-Tseuet de Mencius font
apparaître le refus des procédures impliquées par la philo-
sophie car celles-ciécartent le penseur de l’immanence.Ce
choix s’expliquedonc par un souci de ne pas morceler le
réel dans une alternative pour-contre,thèse-antithèse; il y
a donc un refus de la logique de la contradiction.La pen-
sée chinoise,qui a envisagé l’exigencede vérité, ne l’a pas
retenue,mais écartée afin de se mettre en phase avec I’im-
manence. Alors que la philosophie occidentale a fait le
choix de la connaissance, les pensées d’Extrême-Orient
n’ontpas identifiéla prise de conscience avec la quête de la
vérité ; au contraire,elles montrent que non seulement la
prise de conscience ne se réduit pas à la quête de la vérité,
mais encore que celle-ciconstitue un obstacle à celle-là.
La pensée doit engager ce travail de mise en regard de
la pensée non-occidentaleavec l’histoirede la philosophie,
de mise en regard de la pensée européenne avec son dehors ;
faute de quoi,ce dehors risque d‘être enseveli sous les caté-
gories européennes. En effet, l’imprégnation des notions
occidentales dévie la pensée d’Extrême-Orient de sa ligne
originale ; la traduction des textes chinois anciens en chinois

105
moderne est déjà une perversion de la pensée.Aux XDC' et
xxesiècles, un semblable travail de traduction s'est mis en
œuvre pour introduire-assimilerles concepts occidentaux
en chinois. Depuis lors, la conceptualisation occidentale
tend à enfouir les pensées d'Extrême-Orient,qui relevaient
d'une tout autre expérience ; ainsi on a introduit des dis-
tinctions comme celle de subjectifet objectif,des notions
comme celle de monde,etc. Ces innovations ont conduit à
une réinterprétation des textes chinois par les catégories
européennes,et donc à un recouvrement de la pensée ori-
ginale par l'outillageeuropéen.C'est pourquoi il y a urgence
à accomplir un travail de mise en regard , afin de sauver la
lisibilité des pensées d'Extrême-Orient.
Mais comment des pensées qui se sont développées
indépendammentl'une de l'autre peuvent-elles se regar-
der ? I1 n'y a pas de catégorie capable de prendre d'em-
blée en charge la différence,pas de catégorie ((mondiale ».
Le concept de temps,par exemple, n'a été traduit en chi-
nois qu'à la fin du XIX'; auparavant,on trouvait la pen-
sée de quelque chose de l'ordre de la saison,de l'imma-
nence, de l'occasion,etc. I1 faut donc se garder d'une
koinè culturelle,prendre en considération un ((ailleurs ))
de la pensée. Mais se pose alors le problème de la com-
préhension.La pensée chinoise n'a pas pensé à penser l'ê-
tre, Dieu,la liberté, qui sont les questions fondamenta-
les de la philosophie européenne.

106
Est-ce à dire que la culture chinoise serait ineffable ?
Non, mais sa compréhension demande patience et atten-
tion.I1 faut se refuser à considérer l’Orientcomme l’envers
du rationalisme,à chercher secours dans l’irrationnel:cet
usage de 1’« exotisme ))est un effet de mode préjudiciable
tant à la philosophie qu’à la pensée extrême-orientale,
considérée sous l’angle du mysticisme. Pour qualifier la
pensée extrême-orientale,distinguons deux notions,celle
d((infid-philosophique)),et celle de ((sozis-philosophiqzie >) ;
la seconde désigne la tendance actuelle à s’opposerà la phi-
losophie sous prétexte de retour à la sagesse,c’estune phi-
losophie de marché qui fait le jeu de l’opinion.L‘injh-phi-
losophiqzie désigne au contraire ce qui est en amont de la
philosophie, le fond d’expérience commune à partir de
laquelle la philosophie a tracé une trajectoire.Or,remon-
ter à l’infra-philosophiquecontient un enjeu important
pour la philosophie,comme l’aremarqué Michel Foucault
(Entretiensau Japon): celle-ci ne pouvant plus être cons-
truction de systèmes,ne pouvant donc plus se penser dans
la logique hégélienne,elle est appelée à accomplir un tra-
vail de remontée hors de ses partis pris.
I1 apparaît donc nécessaire de considérer les pensées
extra-européennes, qui mettent à l’épreuve la pensée
européenne.Il ne s’agit pas d‘adopterune attitude relati-
viste, mais de mener une réflexion, de rechercher un
éclairage mutuel pour penser ce qui n’apas été pensé.

107
Présentation des auteurs

Jean Godefroy Bidima (Cameroun)


Né au village de Mfoumassi au Cameroun en 1958,
Jean Godefroy Bidima est Professeur Titulaire de Chaire
(Chaire Yvonne Arnoult) à la Faculté des Arts Libéraux et
des Sciences de l'université de Tulane,New Orleans (USA)
et Directeur de Programme au Collège International de
philosophie de Paris après avoir été Professeur à l'Institut
d'Éthique du Centre HospitalierUniversitaire Saint-Louisde
Paris.II a poursuivi ses études universitaires au Cameroun et
à Paris I-Sorbonne,et y a soutenu sa thèse de Doctorat sur
l'École de Francfort. I1 a été à la fois boursier de
( MissionswissenschaftlichesInstitut D de Aachen et Maître
(

de Conférence-invité à l'université de Bayreuth en


Ailemagne.
Publications : Lart négro-aficain (PUE Que sais-je ?
1997),L.apalabre, une juridiction de la parole (Michalon,
1997), La philosophie négro-aficaine (PUF,Que sais-je ?
1995), Théorie critique et modernité négro-aficaine :de
I'Ecole de Fran4ort à la R Docta Spes aficana )), (Publications
de la Sorbonne,1993),une vingtaine d'ouvrages en colla-

108
boration dont les derniers : Dds @ka Lexikon, (Metzler
Verlag, Stuttgart, 2OO2), Deleuze a n d Music (Edinburgh
University Press,Edinburgh,2004).

Spéro Stanislas Adotevi (Bénin)


Né en 1934 au Togo,docteur ès lettres (anthropologie)
de Paris V-Sorbonne,Stanislas Adotevi est professeur de
philosophie et visiting profissor dans plusieurs universités
américaines,il a été également professeur de philosophie à
Porto Novo et d'anthropologie et d'histoire des religions à
Paris-Vil.StanislasAdotevi a mené une carrière politique et
diplomatique : il a été ministre de la Culture et de
l'Information,directeur régional du Centre de recherche
pour le développement international pour l'Afrique de
l'Ouestet du Centre et Directeur régional de l'Unicefpour
l'Afriquede l'Ouest et du Centre.
I1 a notamment publié Development n n d Cultural
Identity (UA Summer 1973), Né'itude et négrologues
(UGE,1974),et D e Gnulle et les AJncairzs (Éd.Chah,
1990), B o m e Gozivernance, Décentralisation et Politique
Sociale en fiveur d e collectivités locales (à paraître).

kaka Prosper Lalèyê (Sénégal)


Professeur d'épistémologie et d'anthropologie à
l'Université Gaston-Berger de Saint Louis au Sénégal,
Isiaka E Latoundji Lalèyê a soutenu une thèse de
Doctorat en philosophie à l'université de Fribourg en

109
Suisse et une thèse de Doctorat d'État à l'université de
Paris V-René Descartes. Spécialiste de la phénoménolo-
gie et des religions traditionnelles négroafricaines,il est
l'auteur d'une œuvre abondante.O n lui doit notamment :
La Philosophie, Pourquoi en Afrique ? (Peter Lang,Berne,
1975),La conception de Lapersonne dans La pensé Yoruba :
une approche phénoménologique (Peter Lang, Berne,
1970),Pour une anthropologie repensée, Ori Ionishe ou de
La personne comme histoire (La pensée Universelle, Paris,
1977),et 20 Questions sur la philosophie africaine (Édi-
tions Xamal, Saint-Louis,2003).Récemment,il a colla-
boré en qualité d'expert indépendant, à la rédaction du
projet de convention de l'Unesco sur la diversité des
contenus et des expressions culturels.

Richard Shusterman (États-Unis)


Professeur de philosophie à Philadelphie et Directeur
de programme au Collège International de Philosophie
(Paris). I1 est, en français, l'auteur de Tart à l'état vif
(Minuit, 1992) et Sous l'inteiprétation (L'Éclat, 1994),
ainsi que de nombreux articles (Critique,Littérature,
Poésie, Revue d'esthétique, Cahiers du musée national
dart moderne...).
Ses derniers ouvrages ont pour titres Practicing
Philosophy : Pragmatism and the Philosophical Life
(Routledge,1997),Performing Live (Cornel1 Ut ZOOO),

110
Szqfdce and Depth (Cornel1 UP 2002), Kure la philoso-
phie (Kiinksieck,2002).
Christian Trottmann (France)
Agrégé de philosophie,né en 1955 au Togo,Christian
Trottmann est directeur de recherche au CNRS et direc-
teur de programme au Collège international de philoso-
phie. I1 enseigne à l’universitéde Bourgogne. Spécialisé
dans la philosophie médiévale et de la Renaissance,il a
consacré sa thèse à la vision béatifique dans le cadre dun
doctorat à l’Écolefrançaise de Rome.
Parmi ses publications :Ln vision de Dieu nux multi-
ples f i m e s (Vrin,2001) et Théologie et Noétique (Vrin,
1999),ainsi que plusieurs publications collectivessous sa
direction et une soixantaine d’articles,notamment sur la
philosophie médiévale.

Marc Ballanfat (France)


Professeur de philosophie et directeur de programme
au Collège international de philosophie,où il dirige un
séminaire sur ((L‘Inde et les métaphysiques de l’illusion».
Sa réflexion porte actuellement sur l’illusion,à travers les
différentes philosophies indiennes de la connaissance.I1
a centré son travail sur l’athéisme,le karma et l’illusionà
travers les philosophies indiennes de la connaissance.
Parmi ses publications : Les matérialistes dans lïndp
ancienne (L‘Harmattan,1997),La Métaphysique (Ellipses,

111
1998)Bouddha,autobiogrdphies (Berg international,2000),
Introduction auxphilosophies de I'Ina'e (Ellipses).

Kieong Heo (République de Corée)


Maître de conférence en Langues et littératures orien-
tales, Kieong Heo a une formation en philosophie et en
histoire. Spécialiste de la pensée confucéenne,ses travaux
portent sur la philosophie politique.
I1 est l'auteur de La conception de l'éthique et du poli-
tique dans Le conficianisme (Université de La Rochelle,
1999).

François Jullien (France)


Philosophe et sinologue,François Jullien est profes-
seur à l'universitéParis ViI-Denis Diderot.I1 est direc-
teur de l'Institut de la pensée contemporaine et du
Centre Marcel-Granet,et membre senior de l'Institut
Universitaire de France. I1 a notamment présidé
l'Associationfrançaise des études chinoises et le Collège
international de philosophie.
Champs de recherche : pensée chinoise (pensée de la
Chine ancienne et classique,le néoconfucianisme et ses
relations à la pensée européenne), comparatismeet inter-
culturalité. Entre autres activités éditoriales, il dirige la
collection (( Orientales )) aux Presses universitaires de
France.

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Ouvrages récents :Du R Temps », Eléments ditnephi-
losophie du vivre (Grasset, 2OO1), Penser dun dehors (la
Chine), Entretiens d’Extrême-Occident(Seuil, 2OOO), De
l’essence ou du nu (Seuil, 2OOO), Un sage est sans idée
(Seuil, 1998),Fonder La morde (Grasset, 1995, Biblio
poche, 1998) (Nombreuses traductions).

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Dumas-Titoulet imprimeurs
42100 Saint-Etienne
Dépôt légal :novembre 2004
N" dimprimeur :41527 G
Impriméen France

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