Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=CIS&ID_NUMPUBLIE=CIS_127&ID_ARTICLE=CIS_127_0181
2009/2 - n ° 127
ISSN 0008-0276 | ISBN 9782130572565 | pages 181 à 198
RÉSUMÉ
La sociologie n’a guère étudié à chaud la crise de 1929 et pas davantage jusqu’ici la
crise actuelle. Celle-ci est l’objet, notamment de la part des économistes, de deux types de
raisonnement : l’un centré sur la période très récente, l’autre s’intéressant aux trente-cinq
dernières années. La sociologie n’est pas démunie pour étudier la crise, à condition d’in-
nover dans ses catégories et de reconnaître l’importance de nouveaux objets.
Mots clés : Crise, Mondialisation, Sociologie, Économie.
SUMMARY
In 1929 hardly any sociological research studied the crisis and, to date, there is very
little on the present situation. At the moment, the economists in particular have develo-
ped two types of argument. One focuses on the very recent period, the other deals with
the past thirty-five years. Sociology is not lacking in ways and means to study the crisis
but it must update its categories and recognize the importance of new objects.
Key words : Crisis, Globalisation, Sociology, Economics
Rapprochement ?
Les deux grandes familles de raisonnement sur la crise qui vien-
nent d’être distinguées ne sont pas nécessairement contradictoires,
même si on peut trouver des variantes extrêmes et opposées de
l’une et de l’autre. Ainsi, certains économistes non seulement consi-
dèrent que la crise est avant tout monétaire et financière, mais pro-
posent, pour en sortir une solution élémentaire : le rétablissement,
mais à l’échelle planétaire et pas seulement américaine, des princi-
pes du Glass Steagall Act, voté aux États-Unis en 1933 dans les
semaines ayant suivi la mise en place de l’administration Roosevelt,
qui instaurait une stricte séparation entre les activités de marché, et
celles de la banque de dépôt. Autrement dit, le retour à une respon-
sabilité de ceux qui prêtent, et qui doivent s’assurer de la solvabilité
des emprunteurs, alors que la « titrisation » permet aux banques de
se débarrasser du risque en « titrisant » leurs créances. Ou si l’on
préfère, la reconstruction de la barrière qui sépare les banques des
marchés financiers, et qui, s’il s’agit des États-Unis, a été abolie
en 1999, avec l’abrogation du Glass Steagall Act sous la forme du
Gramm-Leach-Bliley Act qui rend possible de transformer en titres
négociables sur les marchés financiers des créances que les banques
devaient jusque-là conserver.
Symétriquement, la deuxième famille de raisonnement peut
s’affranchir, à la limite, de toute réflexion sur le court terme et sur la
crise dans ses dimensions financières, voire économiques, pour s’in-
téresser à des vastes changements dont ces dimensions ne sont qu’un
aspect particulier. L’écrivain Amin Maalouf, par exemple, parle
d’un dérèglement du monde, d’un ensemble de « perturbations »
qui relèvent d’un épuisement culturel, civilisationnel. Et au plus
loin de l’idée d’un « choc des civilisations », il s’inquiète de voir
l’Occident cesser d’être fidèle à ses propres valeurs, au cœur des-
quelles il place l’héritage des Lumières, en même temps que le
monde arabe s’enfermerait selon lui dans une impasse culturelle et
historique. Il en appelle au refus de trois « tentations », celle du
« précipice » (quelques hommes sautent dans le vide en voulant
entraîner dans la chute la cordée tout entière), celle de la « paroi »
(le retrait, le repli, on s’arc-boute en attendant que l’orage passe), et
188 Michel Wieviorka
Changements
Tout au long de l’ère classique des sciences sociales, massive-
ment jusque dans les années 1960, et encore assez souvent aujour-
d’hui, quelques principes de base dominaient la recherche. Exami-
nons les deux plus importants.
La sociologie et la crise 193
Illustrations
Illustrons ces remarques rapides. Les grands problèmes du
monde contemporain sont globaux, planétaires : la crise américaine
des subprimes et du crédit à la consommation, par exemple, se pro-
longe par une crise mondiale de l’économie, elle est même la pre-
mière crise de la mondialisation. Le terrorisme le plus inquiétant, le
plus radical est porté par des logiques islamistes planétaires, et les
protagonistes du « 9-11 » n’avaient pas d’ancrage territorial, social,
politique ou culturel aux États-Unis, leur espace était la planète. Les
religions progressent selon des logiques mondiales, elles se déterri-
torialisent par rapport aux sociétés où elles sont nées : on peut être
musulman dans le Chiapas au Mexique, bouddhiste à Bergen en
Norvège, évangéliste au Nigeria.
194 Michel Wieviorka
Convergences
Dans certains cas, les orientations des sciences « dures » ou de la
nature et celles des sciences sociales relèvent d’un certain parallé-
lisme. J’ai été frappé, par exemple, à l’occasion d’une mission qui
m’avait été confiée, de voir récemment comment la réflexion sur la
biodiversité, mais aussi le fonctionnement de la recherche médicale
et pharmacologique, peuvent fournir des paradigmes stimulants à
ceux qui analysent les débats sociaux et politiques en cours à propos
de la diversité. De même, la montée en puissance du thème de la
diversité, naturelle ou autre, va de pair avec l’abandon, dans bien
des domaines, de l’idée de « one best way » et de l’évolutionnisme.
Dans certains cas, les sciences sociales et les sciences « dures »
trouvent leur convergence ou leur rapprochement dans le débat
public, et plus précisément dans l’action collective. Il y a longtemps
par exemple que les spécialistes de génétique des populations
affirment que pour eux, l’idée de race humaine est un non-
sens, puisque, en gros, la distance séparant deux supposées races
humaines est à peu près génétiquement la même que celle qui
196 Michel Wieviorka
EHESS-CADIS
wiev@ehess.fr
BIBLIOGRAPHIE
Camic C., Sociology during the Great Depression and the New Deal, in Socio-
logy in America. A History, ed. by Craig Calhoun, Chicago, University of
Chicago Press, 2007, p. 225-280.
Horowitz I., The Decomposition of Sociology, Oxford, 1993.
Le Cercle des économistes, Fin de monde ou sortie de crise ?, sous la dir. de Pierre
Dockès et Jean-Hervé Lorenzi, Paris, Perrin, 2009.
Loridon Frédéric, avec un ton hypercritique et souvent polémique, La crise de
trop. Reconstruction d’un monde failli, Paris, Fayard, 2009.
Loridon Henri, De la croissance zéro au développement durable, Paris, Collège de
France / Fayard, 2009, pour qui la diminution du taux de croissance de la
population, depuis 1969, est associée à la naissance des débats sur la « crois-
sance zéro » et à l’apparition de la notion de développement durable.
Maalouf Amin, Le dérèglement du monde, Paris, Grasset, 2009.
Morin E., Pour une crisologie, Communications, no 25, 1976, p. 149-163.
198 Michel Wieviorka
Schroeder Paul L., Burgess Ernest W. (1938), Introduction to The Family and
the Depression : A Study of One hundred Chicago Families, by Ruth Shonle
Cavan and Katherine Howland Ranck, VII-XII, Chicago, University of
Chicago Press, cité par Charles Camic, op. cit., p. 271.
Stiegler B., Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Paris, Galilée, 2009,
qui retrouve des préoccupations et des thématiques de la fin des
années 1960.
Touraine A., et al., Au-delà de la crise, Paris, Le Seuil, 1976.
Wieviorka M., Cahiers internationaux de sociologie : « Sociologie postclassique ou
déclin de la sociologie ? », CVIII, 2000, p. 5-35.
Wieviorka M., rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche sur La diversité, Paris, Robert Laffont, 2008.