Vous êtes sur la page 1sur 12

Franz Crahay

L'argument ontologique chez Descartes et Leibniz et la critique


kantienne
In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 47, N°16, 1949. pp. 458-468.

Citer ce document / Cite this document :

Crahay Franz. L'argument ontologique chez Descartes et Leibniz et la critique kantienne. In: Revue Philosophique de Louvain.
Troisième série, Tome 47, N°16, 1949. pp. 458-468.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1949_num_47_16_4213
L'argument ontologique

chez Descartes et Leibniz

et la critique kantienne

La controverse, vieille et jamais close, autour de l'argument


ontologique illustre bien — pour peu qu'on ne refuse pas, en la
réduisant prématurément, la diversité des intentions qui s'y affrontent
— l'essentielle difficulté d'une solution, dite authentique, préalable
sinon extérieure à toute philosophie de l'histoire de la question.
Du point de vue de cette diversité d'intentions, et pour nous
en tenir à une phase typique de la controverse, la prudence com
mande de ne point relire Descartes et Leibniz comme si d'avance
ils avaient répondu à Kant, ni Kant comme s'il avait circonscrit
Descartes et Leibniz. Honnêtement pratiquée, la méthode que reflète
ce précepte, dans la mesure où elle nous met en face de postulats
irréductibles absolument, nous interdit de trancher absolument aucun
des points litigieux. Du moins les fait-elle apparaître, et à leur
place. Tel est bien le seul dessein de ce bref article : localiser et
souligner les apories d'un dialogue, en quelque sorte intemporel,
sur l'idée et l'existence de Dieu.
Non qu'il faille se réjouir trop tôt de voir Kant pris à son propre
piège de l'antinomie. Il lui reste une issue possible : le transcen-
dantal. Mais l'interprétation de ce transcendantal, comme d'ailleurs
la recherche d'un fondement en dernière analyse des questions posées
et des réponses proposées touchant la preuve ontologique, et de
leur diversité, engagerait la discussion, à un niveau plus général,
sur l'explication en histoire de la philosophie conçue comme une
certaine philosophie de l'histoire de la pensée. A cette discussion,
les lignes qui suivent, oeuvre d'une méthode courante et utile de
confrontation, voudraient n'être qu'une propédeutiqiue par rembarras
où elles nous laissent.
L'argument ontologique 459

* * *

Les raisonnements par lesquels Descartes prétend prouver que


Dieu existe, écrit Leibniz à la princesse Elisabeth, « nous font vio
lence sans nous éclairer » (1). Surtout ce raisonnement qui part de
la notion de parfait et dont Descartes, justement, affectionnait la
forme ramassée. Même sous la forme plus explicite qu'elle revêt
par exemple au § 14 des Principes (2) et que Leibniz paraphrase
dans ses Animadversiones (3), l'argumentation manque, aux yeux de
ce dernier, de minutie, de rigueur logique. Elle consiste à poser que
tout ce qui peut se démontrer d'une notion — ou idée — appart
ient, est légitimement attribuable à l'objet de cette notion ; à définir
ensuite Dieu comme l'être absolument parfait et à conclure, l'exi
stence étant une perfection, que Dieu existe.
Leibniz propose, à cette argumentation, un double amendement.
D'abord, à la notion de perfection, qui ne permet pas d'inférer ana-
lytiquement l'existence, il substitue celle d'être nécessaire, d'être
par soi (ens a se), en qui l'essence renferme l'existence. Mais,
affirmer d'emblée que l'être nécessaire existe, quelque clairement
et distinctement qu'on en conçoive l'idée, serait encore forcer le
sens des mots. Il y a toujours danger de prendre pour clair et dis
tinct ce qui n'est qu'obscur et confus, et de proclamer vraie une
idée impossible, objet d'une définition purement nominale, comme
celle de la plus grande vitesse (4). L'impossible, c'est le contradict
oire ; le possible, le non-contradictoire. De fait, l'idée de Dieu ne
porte en soi nulle contradiction : pour cette raison qu'elles sont
toutes positives, les formes simples que l'Etre Suprême réunit en
lui n'interfèrent pas (s> ; en ce sens, l'entendement divin est appelé
la « région des vérités éternelles » (6). L'idée de Dieu, par là-même,
possède un privilège unique : il suffit de prouver que Dieu est pos
sible pour prouver qu'il est. Dieu, l'être par soi, est possible, donc

f1» Lettre à Elisabeth (1678). Ed. Riechl, litt. 191.


<2) DescaRTES, Les Principes de la Philosophie, I, 14. Ed. AdanvTannery, t. IX,
Pxinc, p. 31.
<3) Animadversiones in Cartesium, ad artic. (14), in Opuscula philosophica
selecta, Boivin, p. 15.
(4) V. not. Meditationes de Cognitione, Veritate et Ideis, in Opuscula selecta,
éd. Boivin, p. 2 ; Discours de Métaphysique, § XXIV.
<s> Lettre à Elisabeth (1678).
<•> Monadologw, § 44.
460 Franz Crahay

Dieu est : moyennant cette substitution et cette addition, la preuve


de l'existence de Dieu par la seule analyse de son idée devient
valable.
* # *

Dans quelle mesure la critique de Leibniz respecte-t-elle la


lettre et l'esprit cartésiens ?
On ne peut dire qiue Descartes désapprouverait l'exposé syllo-
gistique de ses preuves, encore que la forme reste pour lui secon
daire. Il déclare par exemple au P. Bourdin qu'il s'en est servi
toutes les fois qu'il en a eu besoin (7). Et plusieurs textes en t
émoignent, entre autres dans les Réponses aux premières et aux
deuxièmes objections : « ce que nous concevons clairement et di
stinctement appartenir à la nature de quelque chose peut être...
affirmé... de cette chose ; or il appartient à la nature de Dieu
d'exister... donc on peut avec vérité assurer de Dieu qu'il existe » (8).
Mais Descartes se défend bien de n'avoir fait que reprendre le vieil
argument réfuté par Saint-Thomas et qui de la notion — entendue
sous le nom de Dieu — « d'être tel qu'aucun être plus grand ne
peut être conçu », tire frauduleusement l'existence de Dieu. Il aurait
répondu à Leibniz ce qu'il répondait à Caterus (9> : qu'il y aurait
en effet vice de forme à tirer une existence d'une simple conception
de l'entendement {« ce qui est signifié par un mot ne paraît pas
pour cela être vrai ») mais qu'il s'en était soigneusement gardé.
La Cinquième Méditation et les Réponses nous renseignent d'ail
leurs abondamment sur ce que les textes les « mieux en forme »
nous laissent soupçonner : aussi rigoureusement démonstratif qu'il
paraisse se vouloir par endroits, Descartes ne cherche jamais à
camoufler une illégitime « réalisation de concept ». L'esprit d'une
« ratiocinatio strictior » où Leibniz prétend lui en remontrer (10) nous
fait dévier de l'intention profonde de Descartes. L'examen de la
critique de Kant sera l'occasion d'y revenir.
Contre les corrections proposées par Leibniz au fond même de
la preuve des Principes, Descarte n'eût pas moins protesté. En
premier lieu, le souci de ne passer de l'idée à l'affirmation de l'exis-

7> Réponses aux Septièmes Objections, A. T., t. VII, p. 544.


8) Réponses aux Deuxièmes Objections, A. T. IX, p. 117.
•> Réponses aux Premières Objections, A. T. IX, pp. 91-95.
10) Animadveraiones in Cartesium, § 14.
L'argument ontologique 461

tence que par le détour du possible n'est certes pas étranger à ce


dernier. L'âme, passant en revue les diverses notions qu'elle ren
ferme en elle-même, aperçoit, dans la notion de Dieu, « non pas
seulement une existence possible, comme dans les autres [notions]
mais une existence nécessaire et éternelle » (11). Un passage des
réponses à Caterus recourt à la même médiation. Dès qu'on exa
mine si l'existence convient à l'être souverainement puissant, on
connaît d'abord clairement et distinctement « qu'au moins l'exis
tence possible lui convient, comme à toutes les choses dont nous
trouvons en nous l'idée distincte » (12). Si Descartes, toutefois, insiste
beaucoup moins et moins souvent que Leibniz sur ce maillon qu'est
le possible, c'est d'abord qu'entre la simple idée ou notion et son
objet (la res) la « nature vraie » — forme, essence — joue précisé
ment le rôle que Leibniz laisse au possible (13) : assurer, du moment
qu'elle est clairement et distinctement perçue, le contact de l'e
ntendement et de l'être. La nature vraie et immuable chez l'un, le
non-contradictoire chez l'autre, représentent — d'un point de vue
épistémologique — cette tendance à l'être actuel, cet appel d'exis
tence qu'un autre pouvoir (14) viendra ou non combler. C'est aussi,
et il faut y insister, que l'idée de Dieu reste un cas unique. Certes
Leibniz déclare que le passage du possible au réel, dans le cas
de Dieu, s'opère sans autre recours (15). Mais, plus que Descartes,
il hésite devant l'exception. Descartes, lui, sait qu'à ce point il
touche l'être, l'être dont la plénitude nourrit toute sa démarche.
Ici plus qu'ailleurs, à l'esprit, si proche de sa source, doit suffire
une « simple inspection », un acte d'attention qui révèle, exception
nellement claire et distincte, l'idée d'un Dieu souverain. Il n'y a
pas lieu que nous nous attardions à son existence possible : parce
que nous considérons, poursuit la réponse à Caterus, cette puissance
infinie qui permet à l'être souverain d'exister par sa propre force,

<u> Principes I, 14, a. T. IX, Princ, p. 31.


<12) Réponses aux Premières Objections, A. T., IX, p. 94.
(JS> Du moins en tant qu'il s'agit du rôle logique (voire épistémologique) <le
ces deux notions de « possible » et de « nature vraie », rôle qui ne les emipêc'he
pas de correspondre à deux intuitions métaphysiques irréductibles.
<14) Chez Leibniz, un Dieu qui « se règle » sur le principe du meilleur ;
chez Descartes, un Dieu qui crée en toute liberté. C'est pourquoi, dans une
perspective cartésienne, l'expression « appel d'existence » n'a qu'une portée épis
témologique.
(1S) Cf. Lettre à Elisabeth (1678); Meditationea d& Cognitione...
462 Franz Crahay

nous ne pouvons pas ne pas conclure que cet être-là existe et a


toujours existé : c'est la « lumière naturelle » qui nous livre une
sorte de « proposition générale » (universelle) mais singulière : « ce
qui peut exister par sa propre force existe toujours ». Car Dieu
seul est '« causa sui », cause efficiente, sans doute, pourvu que, sur
cette notion, nous effectuions un « passage à la limite par lequel,
amenant progressivement l'idée de cause à coïncider en Dieu avec
son effet, nous le concevions comme une cause efficiente qui diffère
de son effet moins que toute quantité donnée » (16).
Sur l'exigence de non-contradiction, le P. Mersenne avait re
cueil i une objection très voisine de celle de Leibniz (l7). « S'il n'im
plique point que Dieu existe, écrit l'objecteur, il est certain qu'il
existe ». Mais la mineure « or il n'implique point qu'il existe » fait
difficulté. Car, comment savoir qu'il « n'implique point » {qu'il n'est
pas contradictoire) que Dieu existe si, comme vous l'avouez, on ne
comprend l'infini qu'imparfaitement ) Descartes commence par dé
noncer le sophisme (du moins formel) de cet argument que l'on
voudrait substituer à celui de sa cinquième méditation, « car dans
la majeure, ce mot « il implique » regarde le concept de la cause
par laquelle Dieu peut être, et, dans la mineure, il regarde le seul
concept de l'existence et de la nature de Dieu ». Il reste pourtant
que, matériellement, l'argument n'a pas tort. Cela dit, le fait que
nous ne concevons l'infini que très imparfaitement ne nous empêche
nullement de nous assurer que sa nature n'implique point contra
diction ni d'en avoir une idée suffisamment claire « pour connaître...
que l'existence nécessaire lui appartient ». Sans doute, le caractère
contradictoire d'un concept résulte de la non-connexion de ses
« notes » et, habituellement, une analyse nous renseigne. Mais elle
n'est pas de mise ici. Le paradoxe de Dieu c'est de n'être conce
vable qu'imparfaitement et pourtant posé comme existant de toute
nécessité, plus clairement et plus distinctement qu'on ne verra jamais
l'objet d'aucune autre idée. — Leibniz non plus, d'ailleurs, ne songe
pas à une analyse exhaustive de l'idée de Dieu : formes simples
primitives, ses éléments, d'emblée et sans heurt, existent.
Au fond, la perfection se retrouve ici : « non esse sed bene
esse ». Si Leibniz refuse d'y articuler sa preuve c'est, en fin de

(iG) £ Gilson, Etudes sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation


du système cartésien, Vrin, 1930. Ch. V: «Une nouvelle idée de Dieu», p. 230.
<17> Deuxièmes Objections et Réponses, A. T., IX, pp. 100 et 118-119.
L'argument ontologique 463

compte, parce que de la perfection à l'existence le lien n'est pas


vraiment analytique : l'ontologie leibnizienne ne renie pas ses pré
misses logiques. Or, voyons la preuve cartésienne de la Cinquième
Méditation. Je découvre en moi plusieurs idées, vraies et immuables
natures : je ne les ai donc pas feintes, de sorte que ce que j'aperçois
clairement et distinctement appartenir à la « nature » des choses leur
appartient « en effet ». De là, je tire une preuve de Dieu, dont je
trouve en moi l'idée — celle d'un être tout parfait — ; en effet,
je connais clairement et distinctement qu'une actuelle et éternelle
existence appartient à sa nature. Donc Dieu existe. Voilà le nœud.
Ce n'est pas assez que d'être logicien : et Descartes nous invite à
« porter toute notre attention » sur l'idée de l'être parfait et à « Voir »
qu'en lui l'existence ne se sépare pas de l'essence. Il est vrai que
notre habitude de distinguer en toutes choses l'existence de l'essence
peut nous nuire de telle sorte que l'argument nous paraisse sophis
tique. Mais, finalement, nous ne sommes pas libres de concev
oirun Dieu sans existence. Ou il y a sophisme, c'est à arguer
du fait que la montagne, que je ne puis concevoir sans vallée,
n'existe pas nécessairement pour en conclure que, de la même man
ière, Dieu, que je ne puis concevoir sans existence, n'existe pas
non plus nécessairement (18) : il faut ici refuser la simple analogie.
L'existence n'est en rien une perfection, dira Kant. Gassendi l'avait
fait remarquer (19). — Si, répond Descartes, mais il s'agit de s'en
tendre. Prenons « propriété » au sens de « tout ce qui peut être attr
ibué » (20) ; l'existence est une propriété {que serait-elle sinon 7) ;
l'existence nécessaire est une propriété (« prise dans le sens le moins
étendu ») de Dieu seul ; dans cette perspective du parfait, elle est
perfection (21). « C'est pourquoi aussi l'existence du triangle ne doit
pas être comparée avec l'existence de Dieu » : il y a, entre les
deux, toute la distance du possible au nécessaire. L'essence divine
est sans pareille : en elle seule, si l'on veut, l'esprit perçoit comme
nécessaire, comme analytique, la liaison de l'essence — infinie per
fection — et de l'existence. La clef de voûte de l'édifice cartésien
est moins affaire de raisonnement que d'expérience (22).

<18> Cf. l'objection que Descartes prévient dans le corps même de la médit
ation cinquième, A. T., IX, Med., p. 53.
<19) Cinquièmes Objections, A. T., VII, p. 323.
(20) Réponses aux Cinquièmes Objections, A. T., VII, pp. 379 sqq,
(ax> Cinquième Méditation ; premières, deuxièmes, cinquièmes objections et
réponses, passim.
464 Franz Crahay

En résumé, d'une part Leibniz a voulu pousser Descartes dans


une direction que Descartes n'avait pas prise. D'autre part, et sans
s'y attacher expressément, Descartes — contrairement à ce que
semble penser Leibniz, a bien vu le parti à tirer, dans une argu
mentation plus explicite, des notions de possible et de non-contrad
ictoire. Mais à quoi bon ce surcroît si l'idée de parfait nous éclaire ?
Qu'elle s'unisse à l'existence dans un jugement analytique ou syn
thétique, peu importe, pourvu qu'elle s'y unisse nécessairement.
Perfection, l'existence l'est certes, mais dans un cas exceptionnel.

* * *

Descartes n*a-t-il pas, par là, prévu la critique de Kant (23' ?


La question n'est pas aussi simple.
En tout cas — et ce sera le premier point de la réponse —
à la preuve cartésienne telle que la présente Leibniz, Kant, solid
ement installé dans son « monde de l'expérience », a porté un coup
décisif. Qu'est-ce donc que cette notion d'être parfait, ou nécess
aire, sinon l'objet d'une définition purement nominale (24), une idée
de la raison pure dans son usage transcendant ? Or si toute con
naissance vient de l'expérience et si toute expérience suppose l'in
tuition sensible, ce genre d'idée n'autorise nulle affirmation d'objet
correspondant, à plus forte raison nulle inference quant aux pro
priétés de cet objet. Prétend-on, à la notion d'être parfait et nécess
aire, substituer celle d'être souverainement réel, obligatoirement
existant ? La pétition de principe est flagrante : après avoir, a priori,
mis l'existence dans un concept, on assure qu'elle convient à ce
concept ; et à son objet ! Or, sans qu'aucune contradiction s'ensuive
(et il n'y a pas d'autre critère a priori d'une impossibilité), sujet
et prédicat se suppriment : ainsi le triangle et ses propriétés néces-

<22> Cf., à la suite des réponses II0, l'« instance »: «En cinquième lieu...»,
A. T., IX, Med., p. 126, not. «Car de cela seul et sans... raisonnement, ils
connaîtront que Dieu existe ».
(23> KANT, Critique de la raison pure, not. Dialectique transcendantale, 1. II,
ch. III, 4e section. — Le traité de 1763, Der einzig mogliche BeWeisgrund zu
einer Demonstration des Daseins Gottes, qui contient déjà l'essentiel de la réfu
tation, laisse pourtant subsister une forme de la preuve par le possible.
(24> Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues-Pacaud, p. 426. — Dans
le traité de 1763, Kant écrivait: «Man erdenltf sich... einen Begriff von einem
môglichen Dinge, in welchem man aile wahre Voll\ommenheit sich vereinbart
vorstellt » (Kant's Gesamm. Schr., II. Wer\<&, Bd. 2, S. 156).
L'argument ontologique 465

saires, ainsi Dieu et l'existence nécessaire (en admettant provisoir


ement l'existence à titre de propriété). Rétorquer qu'il y a précisé
mentun ou des sujets que l'on ne peut supprimer, c'est affirmer à
nouveau une ou des existences nécessaires, précédemment écartées
comme solutions purement verbales. Le possible, reconnu tout au
moins à l'être infiniment réel, nous tirera-t-il d'embarras ? Mais,
du possible à l'existant, le lien est analytique ou synthétique. Dans
le premier cas, l'existence de l'être parfaitement réel a strictement
même nature que le concept : elle n'est qu'une existence idéale.
Dans le second cas manque une garantie indispensable : l'expé
rience effective de l'existence nécessaire de cet être infini. Car un
prédicat logique diffère encore d'un prédicat réel. Autre chose est
l'existence pensée, autre chose l'existence donnée. De celle-ci, on
ne peut d'ailleurs faire un prédicat, une perfection parmi d'autres.
Elle reste une « absolue position » (25> ; en un sens (26), elle n'ajoute
rien au concept de l'objet, sans qiuoi le concept exprimerait moins
que son objet. Quant à l'existence pensée, elle se confond sans
plus avec la pure possibilité. Bref, on n'attribuera l'existence à un
concept qu'à condition de sortir du concept, autrement dit d'en
appeler à l'expérience ; et pareil recours, les idées pures n'en mé
nagent pas. Ainsi, d'aucune définition de Dieu — l'être parfait,
l'être nécessaire, l'être réel par excellence — on n'a le droit de
conclure que Dieu existe : la liaison analytique est fausse, l'exi
stence n'étant pas une perfection ; et non moins la liaison synthétique,
puisque l'objet d'une idée pure échappe à la spatio-temporalité,
condition de toute expérience. Par ailleurs, la majeure du syll
ogisme « quicquid ex notione rei demonstrari potest, id ret attribui
potest » ne signifie rien en langage kantien ou plutôt, si l'objet est
donné à l'expérience, elle est une tautologie, s'il ne l'est pas ou
ne peut l'être, une absurdité. L'argument ontologique — comme
l'a baptisé Kant — qui se fait fort d'extraire a priori une existence
d'un concept, n'est qu'une vaine démarche dialectique.

* * #

(2S) Einz. môgl. Beitieisgr., 1. Abteilung, I, § 2.


<a6> Ibidem, § 3: « Kann ich wohl sag en dasz im Dasein mehr als in der
blossen Môglichkeit ist ? ». Oui, répondra Kant, sous le rapport du «comment»
(wie), non sous le rapport du quoi (was). Cfr Critique de la raison pure, le pro
blème de la modalité du jugement.
466 Franz Çrahay

Cette critique porte-t-elle pleinement contre Descartes ou même


contre Leibniz ?
Il faut toujours craindre qu'un auteur, dans la mesure où il
s'affirme, n'utilise de ses devancier qu'une pensée schématisée. Le
S. Anselme de S. Thomas et de Descartes n'est pas le véritable
S. Anselme. De même, le Descartes de Leibniz et de Kant, sur ]e
problème particulier qui nous occupe, est moins le véritable Des
cartes que le défenseur — quel qu'il soit — d'une preuve sigou-
reusement a priori de l'existence de Dieu.
Précisément, l'on a essayé de montrer ci-dessus que Descartes
esquive la critique de Leibniz pour autant que son argument ne
se réduit point à une stricte démarche logique, pur alignement de
concepts, pour autant qu'il ne renonce pas à en appeler à l'expé
rience, si obscure soit-elle, d'une existence. Descartes ne peut pas
ne pas mettre Dieu dans ses prémisses. Ce n'est pas sans motif
qu'il réclame l'attention, qu'il exhorte à contempler l'être souve
rainement parfait, qu'il met en garde contre les préjugés. A ce
compte, la forme condensée de la preuve est la moins analogique
et la plus fidèle, la forme rigoureuse et complète ne visant qu'à
en exploiter le mouvement immédiat. Dans l'exception, Leibniz se
meut moins à l'aise que Descartes, comme en fait foi son indécision
sur l'idée de parfait. Il reconnaît pourtant que « celui qui a vu l'idée
de Dieu et vu que l'existence est une perfection doit avouer que
Dieu existe » <2/) et ne répugne pas à ce que la démonstration vaille
a priori. Ce que ses préoccupations de logicien lui masquent par
fois, c'est le postulat du réalisme intelligible, sans cesse sous-jacent
à son discours. Il ne doute pas — pas plus que Descartes, rassuré
dès avant l'épreuve critique — de la profonde parenté de l'esprit
et de l'être, et l'argument ontologique, pour autant qu'il y en ait
un, ne se comprend guère qu'à cette condition. La coupure n'exis
tantpas entre l'être dans l'entendement (esse m intellecia) et l'être
en soi, l'on peut sans heurt aller de l'un à l'autre : c'est la facilité
d'une telle position. L'on peut, à l'inverse, tout réduire à l'être
dans l'entendement : c'en est le péril.
Kant évite celui-ci en refusant celle-là. Rien n'empêche d'ad
mettre — et même toute réflexion sérieuse sur les antinomies y
conduit — que la pensée est en marge de l'être, qu'il y a entre le
logique et le réel une distance que seule la garantie de l'expérience

(") Lettre à Elisabeth (1678).


L' argument ontologique 467

sensible nous autorise à franchir. Car nulle expérience n'est con


naissance — et connaissance universalisable — si elle ne s'appuie
sur les formes de l'espace et du temps. Qu'une expérience ineffable
se dérobe à toute critique, soit, et le philosophe ne s'en tourment
era point. En fait, elle tend à envahir le discours, à se constituer
en preuve. Ainsi, il reste toujours que l'argument cartésien, en tant
qu'il se fait discours — même extrêmement condensé — tire une
existence d'un concept. Les Persans à qui Gobineau commentait
le Discours de la Méthode s'étonnaient que l'on ne tirât des impli
cations du cogito qu'un parti en somme modéré (28). Etonnement
symptomatique. Kant leur eût fait dire qu'en réalité ils n'y retrou
vaient pas Dieu. En cela, et d'une certaine façon contre Descartes,
il a le dernier mot : l'existence ne se laisse pas déduire.

* * *

L'on ne voit pas que le dialogue puisse progresser encore dans


le même sens. A chaque pas, désormais, il nous renverra aux irr
éductibles convictions : d'une part, celle d'un réalisme intelligible qui
s'accommode d'un doute méthodique, ou celle — variante de la
première — d'un logicisme ontologique, fort de ce calcul qui assure
le plain-pied de l'esprit avec le monde, oeuvre d'un Dieu calcu
lateur ; d'autre part, celle d'un idéalisme critique, dédaigneux de
cette belle certitude d'une pensée qui de soi se meut dans l'être.
Inviter d'autres répondants ne peut en rien faciliter la solution.
Kant, selon M. Maritain, à prétendre que la déduction de l'infinie
perfection à partir de l'aséité s'appuie implicitement sur l'argument
ontologique, aurait commis un « sophisme palpable ». Il y a gros à
parier que les quatre cent quarante-trois pages qui précèdent l'accu
sation n'auraient jamais fait avouer à Kant que « c'est la Pensée
même, absolument incausée, qui cause en moi avec moi mon acte
de pensée » ni que « les privilèges d'une pensée qui a soi-même
pour existence et pour objet sont ceux d'un existant réel », a se (29).
La méthode suivie — celle du dialogue sans lieu ni date —
et l'intention qu'elle véhicule d'apporter à un problème métaphys
ique sinon une solution, du moins des éléments de solution, auto
risent certes à mesurer la cohérence intrinsèque de divers systèmes

(as) Gobineau, Religions et Philosophies dans l'Asie Centrale, pp. 129-130.


<2!)! MARITAIN, Les degrés du savoir, p. 444.
468 Franz Crahay

aux ressource® qu'ils déploient à se défendre les uns contre les


autres. Bien plus, une telle méthode ménage de réelles confront
ations, délimite des zones de doute, désigne des impasses. Mais
parce qu'elle contraint en fin de compte d'adopter tour à tour des
postulats différents sans être armée pour en opérer une réduction
efficace, notamment une réduction historico-psycho-sociologique, plus
encore que des échanges, elle établit des juxtapositions synoptiques.
Ainsi, eu égard à cette méthode (30), c'est un même problème qu'ont
soulevé Descartes, Leibniz et Kant : « peut-on démontrer a priori
que Dieu existe ? » De la diversité des moyens mis en œuvre pour
le résoudre (en y comprenant l'appareil conceptuel), donc de la
diversité des conclusions, l'on ne fournira les raisons qu'à l'intérieur
même des systèmes une fois développés autour de leurs postulats
idéels, avoués ou aisément avouables. Dès lors, en toute bonne foi,
l'on se contentera de montrer jusqu'à quel point les conclusions
répondent aux moyens et aux prémisses et, au besoin, de répéter,
à la manière d'Alain, que Descartes a raison, que Leibniz a raison,
que Kant a raison.
Qui ne s'y résigne point pensera que peut-être la solution d'un
des problèmes-clés de la métaphysique n'est pas ailleurs que dans
une réflexion englobante et continue sur les conditions concrètes
d'apparition et de rebondissement de ce problème, conditions grâce
auxquelles Descartes et Kant pourraient avoir raison l'un et l'autre.
Kant, disions-nous, échapperait pourtant à l'antinomie, à sup
poser qu'on l'y enfermât d'abord. Encore faudrait-il que le recul
transcendantal reçût une interprétation temporelle. Quitte, après
cela, à refaire de la dimension historique le scheme d'un transcen
dantalrégulateur !
Franz CRAHAY.

<30> La méthode ici critiquée, et adoptée dans le corps même de l'article, est
manifestement stylisée: strictement, elle serait une méthode d'examen des doc
trines orientée vers la solution de questions métaphysiques. En réalité il n'est pas
d'historien de la philosophie ni de métaphysicien utilisant l'histoire de la philo
sophie qui, à un moment donné, ne considèrent les conditions « a tergo » d'appar
itiondes problèmes. Encore ne le font-ils que plus ou moins systématiquement ;
en outre, lorsqu'ils le font, ils tournent par là même le dos à la recherche d'une
solution proprement métaphysique du débat.

Vous aimerez peut-être aussi