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« Les fondamentalistes ne sont pas les vrais détenteurs du message coranique »

Mahnaz Shirali

LE MONDE | 26.12.2015

Les nouvelles revendications et réaffirmations des adeptes du fondamentalisme qui sont en train
de surgir dans le monde déstabilisent l’Occident. L’objet et l’enjeu de leurs réaffirmations
religieuses échappent aux observateurs : les uns parlent de déshonneur de l’islam, les autres
tiennent le fondamentalisme pour l’islam véritable ; sans oublier certains sociologues, qui
remettent en question l’intégration des enfants de migrants et montrent du doigt l’échec du
modèle français. Ces approches sont vides de sens pour comprendre les événements auxquels
on assiste. Dans une « Lettre ouverte au monde musulman » diffusée sur Internet, le philosophe
Abdennour Bidar demande aux musulmans d’ôter à haute voix toute islamité à ces
fondamentalistes, en annonçant, très fermement : ils ne sont pas des musulmans, car l’islam est
une religion de paix.

Sur le bord opposé, certains affirment que l’interprétation littérale des radicaux musulmans de
l’écriture correspond au sens véritable de l’islam. Ils estiment que, au-delà de cette acception
primitive, tout relève de l’invention des musulmans occidentalisés, incapables de saisir le
message coranique, par intérêt ou par faiblesse mentale. Ces approches ont, certes, la capacité
de décrire la confusion des sociétés occidentales devant ces revendications religieuses, mais
elles sont théologiquement et philosophiquement problématiques.

Enfermé dans la rigidité d’un savoir canonisé

Théologiquement, d’abord, car personne, en islam, n’aura l’autorité d’ôter l’islamité à un individu
ou à un groupe d’individus. Les déclarations d’apostasie des ayatollahs chiites ou des oulémas
sunnites n’ont jamais reposé sur un fondement théologique valide. Et si le clergé n’est pas
qualifié pour exclure quiconque de l’islam, qui le sera ?

Philosophiquement, ensuite, car désigner les fondamentalistes comme les vrais détenteurs du
message coranique ne semble pas relever de l’autorité des observateurs occidentaux, si
prestigieux soient-ils. Les religions constituent une succession de différentes interprétations au fil
de leur trajectoire historique et elles ne sont ni modernes ni rétrogrades, elles sont à l’image des
hommes qui y croient et des sociétés où elles sont pratiquées.

Or attribuer la détention du sens véritable d’une religion à un groupe d’individus ou à une


époque précise relève de la logique qui a animé les guerres de religion tout au long de l’histoire
de l’humanité. Enfin, si le modèle d’intégration français est loin d’être parfait, il serait absurde de
lui attribuer la violence des jeunes fondamentalistes musulmans sans tenir compte des facteurs
internes qui les motivent.

Ainsi, l’incompréhension du fait religieux, en général, et la confusion sur le phénomène du


fondamentalisme, en particulier, discréditent ce type d’analyses. Alors que, depuis le XIX e siècle,
le judaïsme et le christianisme se sont ouverts à l’exégèse scientifique, l’exégèse du Coran, elle,
demeure interdite aux musulmans. Depuis le XIII e siècle, l’exclusivité du droit de l’interprétation
du fait coranique revient aux oulémas (détenteurs du savoir religieux, ou prétendus tels) qui ont
soustrait la religion à la raison interrogative, contribuant ainsi à la dispersion de penseurs libres.

Les mouvements libres au sein de l’islam n’arrivent pas à s’affirmer


Aujourd’hui encore, l’islam est enfermé dans la rigidité d’un savoir canonisé, qui empêche la
lecture critique des textes sacrés. Le Coran est réduit à un ensemble de définitions, de normes
dogmatiques et de conduites contraignantes. Les musulmans sont censés être fidèles à un savoir
juridique canonisé, qui les enferme dans un dogme où nul n’est autorisé à accéder à l’étude
critique de la tradition religieuse. La référence systématique au Livre saint est à l’œuvre, sans
tenir compte du caractère symbolique du texte et, encore moins, du contexte historique, social
et politique de l’époque où il a été révélé. Toute lecture critique des textes de la tradition
religieuse est susceptible d’entraîner la désacralisation de cette tradition, et toute réflexion sur le
sens ultime des textes fondateurs signifie le rejet du message divin.

Limiter le fait religieux à une dimension uniquement canonique – entendons par là juridique –
ôte aux croyants le droit à la réflexion sur le sens du religieux. Cette interdiction de l’exégèse des
textes sacrés conduit inévitablement aux contresens et emprisonne les musulmans dans
l’ignorance. Ils prennent les versets du Coran à la lettre et s’y référent avec la même simplicité
qu’à un livre de cuisine, comme si le message divin ne comportait aucun mystère ni énigme.
Confondant le sens spirituel et l’allégorie, ils réduisent le Coran à un manuel technique ou
juridique qui offre des solutions précises aux problèmes pratiques de la vie.

Lire aussi : Gilles Kepel : « Le logiciel du djihadisme a changé »

Les musulmans, pour beaucoup d’entre eux, identifient le texte écrit du Coran (mushaf) à la
Parole transcendante de Dieu, sans prendre en considération les processus successifs de
transmission orale et la transformation de la parole en texte écrit. L’approche traditionaliste
n’accepte aucune réflexion spéculative de la part des croyants sur le sens de l’appartenance du
fait coranique à la sphère orale laisse la place à l’interprétation, alors que dans sa fixation écrite,
surtout dans l’interprétation figée que véhicule l’orthodoxie, le message divin perd sa
signification ouverte. Il en résulte que les mouvements libres au sein de l’islam n’ont pas pu
s’affirmer et ils ont été systématiquement réduits au silence, au moment où les fondamentalistes
propagent la violence au nom de l’islam partout dans le monde.

Mahnaz Shirali est sociologue à Sciences Po. Née à Téhéran en 1965. Elle a publié La Jeunesse
iranienne : une génération en crise (PUF, 2001), et La Malédiction du religieux. La défaite de la
pensée démocratique en Iran (François Bourin éditeur, 2012).

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