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Un ange passe

Les anges de la littérature

Gallimard
© Éditions Gallimard, 2004.
Des êtres intermédiaires
entre la Divinité et nous
VOLTAI R E
J E A N D'O R M E S SON

L'espion du To ut-Puissant*

Gabriel était channant. Personne n'avait jamais


fait mieux. Il était beau. Il savait tout. Il craignait
Dieu et il marchait dans sa voie. Au niveau le
plus élevé de l'administration de l'univers et de
l'éternité, il servait la justice et la vérité. Il était
pur de toute bassesse et de toute vanité. C'était
un ange. C'était même un archange. Et Dieu
l'aimait entre tous .
Ses états de service faisaient pâlir ses confrères.
Michel et Raphaël, qui étaient ses amis, nourris­
saient pour lui une affection mêlée d'admiration.
Il alliait le courage à la fidélité. Dieu, si puissant
et si sage, se montrait souvent imprudent. Il se
laissait aller à des foucades et à des entraînements
qui consternaient les siens et qui lui faisaient
ensuite verser des larmes de sang. Il s'était mon­
tré, à l'époque du Déluge, d'une scandaleuse
partialité en faveur des poissons. Il s'était mal
conduit avec Job. Il avait laissé détruire le tem­
ple de Jérusalem. Il avait autorisé des massacres

* Extrait de Le rapport Gabriel (Folio n° 3475).


10 Un ange passe

qui faisaient honte au ciel. Il n'est pas tout à fait


sûr que, dans une grande et vieille querelle, tous
les torts aient été du côté d'Adam et Ève. Ceux
qui ne l'aimaient pas ou qui le connaissaient mal
l'accusaient parfois - un peu vite, eux aussi ­
de ne pas se donner la peine de réfléchir aux
conséquences de ses actes et de faire n'importe
quoi . Beaucoup lui reprochaient la création du
monde et des hommes, et le tenaient pour respon­
sable du mal qui ravageait la Terre. Plus d'une
fois, Gabriel, avec fermeté et respect, avait mis
Dieu en garde .
Il y avait eu une affaire qui avait laissé des
traces dans le cœur de Gabriel. Au temps de sa
jeunesse, à une époque où il ne portait pas
encore, sur les portraits que nous avons de lui, sa
célèbre barbe blanche, Dieu avait beaucoup aimé
une autre créature - peut-être, au témoignage
des rares privilégiés qui les avaient connues l'une
et l'autre, plus séduisante et plus radieuse que
Gabriel lui-même. Parce qu'elle brillait de mille
feux et qu'une sombre lumière semblait irradier
d'elle, Dieu l'avait appelée Lucifer. Tout porte à
croire que Gabriel, malgré sa hauteur d'âme et sa
grande dignité, ressentit dans son cœur les
atteintes du chagrin et de la jalousie.
Lucifer, qui était brûlé d'une ambition dévo­
rante, ne mit pas longtemps à devenir la coque­
luche de l'éternité. Et il exerça sur Dieu une
influence détestable. Au désespoir de Gabriel,
Dieu témoignait à Lucifer une confiance absolue
et se montrait partout avec lui . Au point que les
trônes et les dominations, ces pestes de l'éternité,
L'espion du Toul Puissant 11

les appelaient les Jumeaux ou le Couple et qu'on


avait parfois du mal à les distinguer l'un de
l'autre. Ils allèrent, je le crains, jusqu'à rêver d'un
monde où ils régneraient de concert. Par je ne
sais quelle aberration, emporté par la passion,
saisi d'un coup de folie - Quos vult perdere . . -,
.

Dieu nomma Lucifer à la tête de sa garde noire.


L'ange des ténèbres aimait à défiler dans les
plaines de l'éternité à la tête de ses troupes . Il ré­
pandait la terreur. Il aspirait à grimper toujours
un peu plus haut. Le masque tomba enfin. La
révolte de Lucifer, qui se refusait à partager le
pouvoir, et de la garde noire, à qui se rallièrent
d'innombrables cohortes d'anges emportés par
l'orgueil et par la rébellion, est dans toutes les
mémoires : en vers ou en prose, sur la toile ou le
bois, dans la pierre, en musique, d'innombrables
ouvrages lui ont été consacrés. Un jour, peut­
être, nous apporterons notre lot de documents
inédits et de témoignages de première main au
dossier inépuisable de la révolte des anges . Pour
'
le moment au moins, n y revenons pas ici. Nous
avons tous vu et revu le film des événements qui,
pendant tant de millénaires, ont fait trembler
l'éternité, nous avons encore dans les oreilles le
sifflement des stukas, le claquement sec des kala­
chnikovs , le crépitement des grenades, le bruit
sourd des pièces lourdes, le fracas des bombes
échangées dans l'infini par les anges fidèles et les
anges révoltés. Sans l'aide de saint Michel et de
ses escadrilles, de saint Georges et de sa cavale­
rie - surtout les fameux dragons qui crachaient
leur feu meurtrier -, il n'est pas impossible que
12 Un ange passe

Dieu eût succombé et que le tout, à jamais, eût


sombré dans le mal.
Les yeux du Tout-Puissant s'étaient ouverts un
p eu tard. Gabriel, rentré en grâce, dirigea les
services secrets et les missions spéciales avec une
efficacité redoutable. On répète souvent, et on n'a
pas tort, que Dieu est omniscient. C'est d'abord
grâce à Gabriel - qui devait y gagner, auprès
des trônes et des dominations, le surnom de
Gaby 007 - que Dieu sait tout sur tout. Hermès
de l'infini, Fouché de candeur et de grâce, Cana­
ris de l'éternité, James Bond aux ordres de Dieu,
avec des vols de chérubins dans le rôle de Money­
penny, Gabriel joua un rôle décisif dans la vic­
toire, au moins relative - car la guerre s'acheva,
nous le savons tous, sur une paix de compro­
mis -, des forces du bien sur les forces du mal.
Missions de c onfiance

Dieu, après la guerre, et dans les siècles des


siècles, avait pris l'habitude de confier à Gabriel
les tâches les plus délicates et des missions de
confiance. Agent secret de Dieu, l'ange Gabriel
les avait remplies à la satisfaction tant de son
maître que de ses contacts ici-bas et, sur la terre
comme au ciel, une légende dorée s'était tissée
autour du messager du Très-Haut.
C'était lui qui, au nom du Seigneur des mon­
des, le Très-Miséricordieux, avait remis à Abra­
ham, obscur émigré d'Ur, père des trois religions
du Dieu unique et du Livre, la Pierre noire de la
Kaaba.
C'était lui que Dieu avait envoyé à Daniel -
celui de la fosse aux lions , de la fournaise ar­
dente et des trois mots menaçants, Mené, Tequel,
Parsîn, tracés par une main mystérieuse sur les
murs du palais de Nabuchodonosor lors du ban­
quet de Balthasar - pour lui annoncer, au loin,
après les horreurs de la déportation à Babylone
et tant de tribulations, la venue d'un sauveur :
« Je vais t'apprendre ce qui arrivera au terme de
14 Un ange passe

la colère, car il y a un temps marqué pour la fin


du malheur. »
C'était lui encore qui avait été chargé d'appor­
ter un message à un prêtre d'un grand âge, du
nom de Zacharie, qui était attaché au temple de
Jéru sal e m . Zacharie ét a it occupé à brûler l'en­
cens devant la foule en prière dans le temple du
Seigneur lorsqu'il aperçut, debout à la droite de
l'autel, une créature vêtue de blanc et d'une
beauté aveuglante. Il fut troublé en la voyant et
la frayeur s'empara de lui. Il laissa tomber à ses
pieds la cassolette d'encens .
- Ne crains rien, Zacharie, lui dit la radieuse
apparition. Je me tiens devant Dieu à qui l'avenir
appartient. J'ai été envoyé vers toi pour te parler
et pour t'apporter une bonne nouvelle.
Et Gabriel apprit à Zacharie éberlué que sa
femme Élisabeth, qui était déjà âgée et qui ne lui
avait jamais donné d'enfant, allait avoir un fils.
Aux yeux au moins des hommes, ce fils devait
connaître une fin tragique puisqu'il allait être
décapité et que sa tête tranchée serait posée sur
un plat. Mais, auparavant, mystère des âmes et
des destins, dans un vêtement de poil de cha­
meau, une ceinture de cuir autour des reins,
nourri de sauterelles et de miel sauvage, il allait
aplanir les chemins du Très-Haut, baptiser le
Sauveur avec l'eau du Jourdain et rendre impé­
rissable le nom de Jean-Baptiste.
Six mois à peine après l'annonce faite à Zacha­
rie - mais les j ours, les mois, les siècles, et les
millénaires se confondent dans l'éternité -, c'est
Gabriel encore, qui avait à peine eu le temps de
regagner l'au-delà et de rentrer chez lui, que
Missions de confiance 15

Dieu envoya à nouveau dans une ville de Galilée,


appelée Nazareth, auprès d'une jeune fille fian­
cée à un homme de la maison de David, nommé
Joseph, qui exerçait le métier de charpentier. Le
nom de la jeune fille était Marie, et sa mère, chez
qui elle habitait, s'appelait Anne. Gabriel pénétra
chez elle sans frapper, avec un peu de sans-gêne,
et lui dit :
- Je te salue, Marie, pleine de grâce. Le
Seigneur est avec toi.
Comme Daniel, comme Zacharie, Marie fut
troublée par la beauté de Gabriel Elle eut un
mouvement de recul .
- N'aie pas peur, lui dit Gabriel.
Et, s'inclinant devant elle, il entra aussitôt, sans
précautions inutiles, dans le vif du sujet :
- Tu vas être enceinte et tu donneras le jour à
un fils qui régnera sur le monde.
- Comment cela se ferait-il ? dit Marie qui,
avant ses malheurs, était gaie et primesautière et
qui en savait un bout sur les choses de la vie. Je
n'ai pas connu d'homme : je suis vierge.
Gabriel lui répondit :
- Le Saint-Esprit viendra sur toi et le Tout­
Puissant te couvrira de son ombre. C'est pour­
quoi l'enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de
Dieu. Car il n'est rien d'impossible au pouvoir de
l'Esprit .
- Je suis la servante du Seigneur, dit Marie en
inclinant la tête à son tour d'un geste irrésistible
et à j amais immortel. Qu'il en soit fait selon ta
parole .
Gabriel la salua en silence e t l a quitta aussi vite
qu'il était apparu.
16 Un ange passe

Quelques siècles plus tard, qui passèrent


comme des éclairs aux yeux de l'éternité, Gabriel
fut envoyé, une cinquième et dernière fois, sous
le pseudonyme de Jibraîl, auprès d'un ancien
berger d'une quarantaine d'années, issu d'une
grande famille de la tribu des Quraych, qui vivait
en ascète dans la caverne de Hirâ au flanc de la
montagne de la Lumière, en Arabie. Il s'appelait
Muhammad, ou Mahom, ou Mohammed, ou en­
core Mahomet. Jibraîl lui transmit les paroles de
Dieu et Mahomet, qui ne savait ni lire ni écrire
mais à qui la foi servait de guide, les rapporta au
cercle restreint de ses proches. Ce sont eux qui
constituèrent le premier noyau de ces muslimân
dont le Coran est la bible. Muslimân est le pluriel
du mot muslim qui signifie « celui qui remet (son
âme à Dieu) ». Un j our, l'ange des ténèbres réus­
sit à se substituer à Jibraîl : c'est l'origine du pas­
sage connu sous le nom de « versets sataniques ».
Plus encore, beaucoup plus, qu'auprès d'Abra­
ham, de Daniel ou de Zacharie, la mission de
Gabriel auprès de Marie - que les trois autres
n'avaient fait que préparer et qui ne tendait à
rien de moins qu'à effacer les effets de la révolte
de Lucifer - et la mission auprès du Prophète
devaient entraîner toute une cascade de consé­
quences dont on pourrait parler longuement et
qui n'ont pas fini de peser sur les hommes . Dieu
eut la bonté de s'en déclarer satisfait et témoigna
de ce jour une gratitude et une bienveillance
encore accrues à son agent très spécial.
VO L T A IRE

Ange'

Ange, en grec, envoyé; on n'en sera guère plus


instruit quand on saura que les Perses avaient
des Péris, les Hébreux des Malakim, les Grecs
leurs Daimonoï.
Mais ce qui nous instruira peut-être davantage
ce sera qu'une des premières idées des hommes a
toujours été de placer des êtres intermédiaires
entre la Divinité et nous ; ce sont ces démons, ces
génies que l'Antiquité inventa ; l'homme fit tou­
jours les dieux à son image. On voyait les princes
signifier leurs ordres par des messagers, donc la
Divinité envoie aussi ses courriers : Mercure, Iris,
étaient des courriers, des messagers.
Les Hébreux, ce seul peuple conduit par la
Divinité même, ne donnèrent point d'abord de
noms aux anges que Dieu daignait enfin leur
envoyer ; ils empruntèrent les noms que leur
donnaient les Chaldéens, quand la nation juive
fut captive dans la Babylonie ; Michel et Gabriel
sont nommés pour la première fois par Daniel,

* Extrait de Dictionnaire philosophique (Folio n° 2630).


18 Un ange passe

esclave chez ces peuples. Le Juif Tobie, qui vivait


à Ninive, connut l'ange Raphaël qui voyagea avec
son fils pour l'aider à retirer de l'argent que lui
devait le Juif Gabaël.
Dans les lois des Juifs, c'est-à-dire dans le Lévi­
tique et l e Deutéronome, i l n'est pas fait la moin­
dre mention de l'existence des anges, à plus forte
raison de leur culte ; aussi les saducéens ne
croyaient-ils pas aux anges.
Mais dans les histoires des Juifs il en est beau­
coup parlé. Ces anges étaient corporels ; ils
avaient des ailes au dos, comme les gentils feigni­
rent que Mercure en avait aux talons ; quelque­
fois ils cachaient leurs ailes sous leurs vêtements .
Comment n'auraient-ils pas eu de corps, puisqu'ils
buvaient et mangeaient, et que les habitants de
Sodome voulurent commettre le péché de pédé­
rastie avec les anges qui allèrent chez Loth ?
L'ancienne tradition juive, selon Ben Maimon,
admet dix degrés, dix ordres d'anges : 1. Les
chaios acodesh, purs, saints. 2. Les ofamin, rapi­
des . 3. Les oralim , les forts. 4. Les chasmalim, les
flammes. 5. Les séraphim, étincelles. 6. Les mala­
kim, anges, messagers, députés. 7. Les éloim , les
dieux ou juges. 8. Les ben éloim, enfants des dieux.
9. Cherubim, images. 10. Ychim, les animés.
L'histoire de la chute des anges ne se trouve
point dans les livres de Moïse ; le premier témoi­
gnage qu'on en rapporte est celui du prophète
Isaïe, qui, apostrophant le roi de Babylone,
s'écrie : « Qu'est devenu l'exacteur des tributs ?
les sapins et les cèdres se réjouissent de sa chute ;
comment es-tu tombé du ciel, ô Helle!, étoile du
Ange 19

matin ? » On a traduit cet HelieZ par le mot latin


Lucifer; et ensuite, par un sens allégorique, on a
donné le nom de Lucifer au prince des anges qui
firent la guerre dans le ciel ; et enfin ce nom, qui
signifie phosphore et aurore, est devenu le nom
du diable .
L a religion chrétienne est fondée sur l a chute
des anges. Ceux qui se révoltèrent furent préci­
pités des sphères qu'ils habitaient dans l'enfer au
centre de la terre, et devinrent diables. Un diable
tenta Ève sous la figure du serpent, et damna le
genre humain. Jésus vint racheter le genre hu­
main, et triompher du diable, qui nous tente en­
core. Cependant, cette tradition fondamentale ne
se trouve que dans le livre apocryphe d'Énoch, et
encore y est-elle d'une manière toute différente
de la tradition reçue.
Saint Augustin, dans sa cent neuvième lettre,
ne fait nulle difficulté d'attribuer des corps déliés
et agiles aux bons et aux mauvais anges . Le pape
Grégoire second a réduit à neuf chœurs, à neuf
hiérarchies ou ordres, les dix chœurs des anges
reconnus par les Juifs: ce sont les séraphins, les
chérubins , les trônes, les dominations , les vertus,
les puissances, les principautés, les archanges et
enfin les anges qui donnent le nom aux huit
autres hiérarchies .
Les Juifs avaient dans le temple deux chéru­
bins ayant chacun deux têtes, l'une de bœuf et
l'autre d'aigle, avec six ailes. Nous les peignons
aujourd'hui sous l'image d'une tête volante, ayant
deux petites ailes au-dessous des oreilles. Nous
peignons les anges et les archanges sous la figure
20 Un ange passe

de jeunes gens, ayant deux ailes au dos. À l'égard


des trônes et des dominations, on ne s'est pas
encore avisé de les peindre.
Saint Thomas, à la question CVIII, art. 2, dit que
les trônes sont aussi près de Dieu que les chéru­
bins et les séraphins, parce que c'est sur eux que
Dieu est assis. Scot a compté mille millions d'an­
ges . L'ancienne mythologie des bons et des mau­
vais génies ayant passé de l'Orient en Grèce et à
Rome, nous consacrâmes cette opinion, en admet­
tant pour chaque homme un bon et un mauvais
ange, dont l'un l'assiste, et l'autre lui nuit depuis
sa naissance jusqu'à sa mort ; mais on ne sait pas
encore si ces bons et mauvais anges passent
continuell ement de leur poste à un autre, ou s'ils
sont relevés par d'autres. Consultez sur cet arti­
cle la Somme de saint Thomas .
On ne sait pas précisément où les anges se
tiennent, si c'est dans l'air, dans le vide, dans les
planètes : Dieu n'a pas voulu que nous en fussions
instruits.
ALPHONSE DAUDET

Le Curé de Cucugnan *

Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes pro­


vençaux publient en Avignon un joyeux petit
livre rempli jusqu'aux bords de beaux vers et de
jolis contes. Celui de cette année m'arrive à l'ins­
tant, et j'y trouve un adorable fabliau que je vais
essayer de vous traduire en l'abrégeant un peu. . .
Parisiens, tendez vos mannes. C'est d e l a fine
fleur de farine provençale qu'on va vous servir
cette fois ...
L'abbé Martin était curé. .. de Cucugnan.
Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait
paternellement ses Cucugnanais ; pour lui, son
Cucugnan aurait été le paradis sur terre, si les
Cucugnanais lui avaient donné un peu plus de
satisfaction. Mais, hélas ! les araignées filaient
dans son confessionnal, et, le beau jour de Pâques,
les hosties restaient au fond de son saint ciboire.
Le bon prêtre en avait le cœur meurtri, et tou­
jours il demandait à Dieu la grâce de ne pas
mourir avant d'avoir ramené au bercail son trou­
peau dispersé.

* Extrait de Lettres de mon moulin (Folio n° 3239).


22 Un ange passe

Or, vous allez voir que Dieu l'entendit.


Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin
monta en chaire.
- Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous
voulez: l'autre nuit, je me suis trouvé, moi misé­
rable pécheur, à la porte du paradis.
« Je frappai: saint Pierre m'ouvrit !

« - Tiens ! c'est vous, mon brave monsieur


Martin, me fit-il ; quel bon vent . . . ? et qu'y a-t-il
pour votre service ?
« - Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand
livre et la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis
pas trop curieux, combien vous avez de Cucu­
gnanais en paradis ?
« - Je n'ai rien à vous refuser, monsieur
Martin; asseyez-vous, nous allons voir la chose
ensemble.
« Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit,

mit ses besicles :


« - Voyons un peu : Cucugnan, disons-nous .
Cu. . . Cu. . . Cucugnan. Nous y sommes. Cucu­
gnan. . . Mon brave monsieur Martin, la page est
toute blanche. Pas une âme. . . Pas plus de Cucu­
gnanais que d'arêtes dans une dinde.
« - Comment ! Personne de Cucugnan ici ?
Personne ? Ce n'est pas possible ! Regardez
mieux . . .
« - Personne, saint homme. Regardez vous­
même, si vous croyez que je plaisante.
« Moi, pécaïre ! je frappais des pieds, et, les

mains jointes, je criais miséricorde. Alors, saint


Pierre:
« - Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut
Le Curé de Cucugnan 23

pas ainsi vous mettre le cœur à l'envers, car vous


pourriez en avoir quelque mauvais coup de sang.
Ce n'est pas votre faute, après tout. Vos Cucu­
gnanais, voyez-vous, doivent faire à coup sûr leur
petite quarantaine en purgatoire.
« - Ah ! par charité, grand saint Pierre! faites

que je puisse au moins les voir et les consoler.


« - Volontiers, mon ami. . . Tenez, chaussez
vite ces sandales, car les chemins ne sont pas
beaux de reste . . . Voilà qui est bien . . . Maintenant,
cheminez droit devant vous. Voyez"vous là-bas,
au fond, en tournant ? Vous trouverez une porte
d'argent toute constellée de croix noires . . . à main
droite . .. Vous frapperez, on vous ouvrira . . . Ades-
sias ! Tenez-vous sain et gaillardet.

Et j e cheminai.. . j e cheminai! Quelle battue!


j'ai la chair de poule, rien que d'y songer. Un
petit sentier, plein de ronces, d'escarboucles qui
luisaient et de serpents qui sifflaient, m'amena
jusqu'à la porte d'argent.
- Pan ! pan !
- Qui frappe! me fait une voix rauque et
dolente .
- Le curé de Cucugnan.
... ?
- De Cucugnan.
- Ah ! . . Entrez.
.

Un grand bel ange, avec des ailes


sombres comme la nuit, avec une robe resplen­
dissante comme le jour, avec une clef de diamant
pendue à sa ceinture, écrivait, cra-cra, dans un
grand livre plus gros que celui de saint Pierre . . .
24 Un ange passe

« - Finalement, que voulez-vous et que de­


mandez-vous ? dit l'ange.
« - Bel ange de Dieu, je veux savoir, - je suis

bien curieux peut-être, - si vous avez ici les


Cucugnanais.
« - Les ? ..

« - Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan . . .

que c'est moi qui suis leur prieur.


« - Ah ! l'abbé Martin, n'est-ce pas ?

« - Pour vous servir, monsieur l'ange.

« - Vous dites donc Cucugnan . . .

« E t l'ange ouvre e t feuillette son grand livre,

mouillant son doigt de salive pour que le feuillet


glisse mieux . . .
« - Cucugnan, dit-il e n poussant un long sou­
pir . . . Monsieur Martin, nous n'avons en purga­
toire personne de Cucugnan.
« - Jésus ! Marie ! Joseph ! personne de Cucu­

gnan en purgatoire ! Ô grand Dieu ! où sont-ils


donc ?
« - Eh ! saint homme, ils sont en paradis. Où

diantre voulez-vous qu'ils soient ?


« - Mais j'en viens, du paradis . ..

« - Vous en venez ! ! . . . Eh bien ?

« - Eh bien ! ils n'y sont pas ! . . . Ah ! bonne

mère des anges ! . . .


« - Que voulez-vous, monsieur l e curé? s'ils

ne sont ni en paradis ni en purgatoire, il n'y a


pas de milieu, ils sont . ..
« - Sainte croix ! Jésus, fils de David ! Aï ! aï !

aï ! est-il possible ? . . Serait-ce un mensonge du


grand saint Pierre ? . Pourtant je n'ai pas entendu
.

chanter le coq ! . . . Aï ! pauvres nous ! comment


Le Curé de Cucugnan 25

irai-je en paradis si mes Cucugnanais n'y sont


pas ?
« -
Écoutez, mon pauvre monsieur Martin,
puisque vous voulez, coûte que coûte, être sûr de
tout ceci, et voir de vos yeux de quoi il retourne,
prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez
courir . . . Vous trouverez, à gauche, un grand
portail. Là, vous vous renseignerez sur tout. Dieu
vous le donne !
« Et l'ange ferma la porte.

« C'était un long sentier tout pavé de braise

rouge. Je chancelais comme si j'avais bu ; à cha­


que pas, je trébuchais ; j'étais tout en eau, chaque
poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et j e
haletais de soif. . . Mais, ma foi, grâce aux sanda­
les que le bon saint Pierre m'avait prêtées, je ne
me brûlai pas les pieds .
« Quand j'eus fait assez de faux pas clopin­

clopant, je vis à ma main gauche une porte . . .


non, u n portail, un énorme portail, tout bâillant,
comme la porte d'un grand four. Oh ! mes en­
fants, quel spectacle ! Là on ne demande pas
mon nom ; là, point de registre. Par fournées et à
pleine porte, on entre là, mes frères, comme le
dimanche vous entrez au cabaret.
« Je suais à grosses gouttes, et pourtant j'étais

transi, j'avais le frisson. Mes cheveux se dres­


saient. Je sentais le brûlé, la chair rôtie, quelque
chose comme l'odeur qui se répand dans notre
Cucugnan quand É loy, le maréchal, brûle pour la
ferrer la botte d'un vieil âne. Je perdais haleine
dans cet air puant et embrasé ; j'entendais une
26 Un ange passe

clameur horrible, des gémissements, des hurle­


ments et des jurements.
« - Eh bien ! entres-tu ou n'entres-tu pas,
toi ? - me fait, en me piquant de sa fourche, un
démon cornu.
{( - Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de

Dieu.
« - Tu es un ami de Dieu . . . Eh ! b . . . de tei­
gneux ! que viens-tu faire ici ? ..
{( - Je viens . . . Ah ! ne m'en parlez pas, que je

ne puis plus me tenir sur mes jambes . . . Je viens .. .


Je viens de loin . . . humblement vous demander. . .
si . . . si, par coup de hasard . . . vous n'auriez pas
ici . . . quelqu'un . . . quelqu'un de Cucugnan . . .
{( - Ah ! feu d e Dieu ! t u fais la bête, toi,
comme si tu ne savais pas que tout Cucugnan est
ici . Tiens, laid corbeau, regarde, et tu verras
comme nous les arrangeons ici, tes fameux Cu­
cugnanais . . .

{( E t j e vis, a u milieu d'un épouvantable tour­

billon de flamme :
« Le long Coq-Galine, - vous l'avez tous
connu, mes frères, - Coq-Galine, qui se grisait si
souvent, et si souvent secouait les puces à sa
pauvre Clairon.
{( Je vis Catarinet.. . cette petite gueuse . . . avec

son nez en l'air . . . qui couchait toute seule à la


grange . . . Il vous en souvient, mes drôles ! . . . Mais
passons, j'en ai trop dit.
« Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son
huile avec les olives de M. Julien.
« Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant pour
Le Curé de Cucugnan 27

avoir plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées


aux gerbiers.
« Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la

roue de sa brouette.
« Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son

puits .
« Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait

portant le bon Dieu, filait son chemin, la barrette


sur la tête et la pipe au bec . . . et fier comme Arta­
ban . .. comme s'il avait rencontré un chien.
« Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre,

et Toni . . . »

É mu, blême de peur, l'auditoire gémit, en


voyant, dans l'enfer tout ouvert, qui son père et
qui sa mère, qui sa grand-mère et qui sa sœur...
- Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon
abbé Martin, vous sentez bien que ceci ne peut
pas durer. J'ai charge d'âmes, et je veux, je veux
vous sauver de l'abîme où vous êtes tous en train
de rouler tête première. Demain je me mets à
l'ouvrage, pas plus tard que demain. Et l'ouvrage
ne manquera pas ! Voici comment je m'y pren­
drai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire
avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à
Jonquières quand on danse .
« Demain lundi, je confesserai les vieux et les

vieilles . Ce n'est rien.


« Mardi, les enfants. J'aurai bientôt fait.

Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra


être long.
« Jeudi , les hommes . Nous couperons court.
28 Un ange passe

« Vendredi , les femmes . Je dirai : Pas d'his­


toires !
« Samedi, le meunier ! . . . Ce n'est pas trop d'un
jour pour lui tout seul . . .
« Et, s i dimanche nous avons fini, nous serons
bien heureux.
« Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est
mûr, il faut le couper ; quand le vin est tiré, il
faut le boire. Voilà assez de linge sale, il s'agit de
le laver, et de le bien laver.
« C'est la grâce que je vous souhaite. Amen ! »

Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.


Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des
vertus de Cucugnan se respire à dix lieues à l'en­
tour.
Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein
d'allégresse, a rêvé l'autre nuit que, suivi de tout
son troupeau, il gravissait, en resplendissante pro­
cession, au milieu des cierges allumés, d'un nuage
d'encens qui embaumait et des enfants de chœur
qui chantaient Te Deum, le chemin éclairé de la
cité de Dieu.
Et voilà l'histoire du curé de Cucugnan, telle
que m'a ordonné de vous la dire ce grand gueu­
sard de Roumanille, qui la tenait lui-même d'un
autre bon compagnon.
AL EXA N D R E P O U C H K I N E

Le Prophète

Tourmenté d'une soif spirituelle,


j'allais errant dans un sombre désert,
et un séraphin à six ailes m'apparut
à la croisée d'un sentier.
De ses doigts légers comme un songe,
il toucha mes prunelles.
Mes prunelles s'ouvrirent voyantes
Comme celles d'un aiglon effarouché.
Il toucha mes oreilles,
elles se remplirent
de bruits et de rumeurs.
Et je compris l'architecture des cieux
et le vol des anges au-dessus des monts,
et la voie des essaims
d'animaux marins sous les ondes,
le travail souterrain
de la plante qui germe.
Et l'ange, se penchant vers ma bouche,
m'arracha ma langue pécheresse,
la diseuse de frivolités et de mensonges,
et entre mes lèvres glacées
de sa main sanglante
30 Un ange passe

il mit le dard du sage serpent.


D'un glaive il fendit ma poitrine
et en arracha mon cœur palpitant,
et dans ma poitrine entrouverte
il enfonça une braise ardente.
Tel un cadavre,
j'étais gisant dans le désert,
Et la voix de Dieu m'appela :
Lève-toi, prophète,
vois, écoute et parcourant
et les mers et les terres,

Brûle par la Parole


les cœurs des humains.

(21 mars 1856)


CHARLES BAUDELAIRE

Réversibilité*

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,


La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on
froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,


Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de
fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,


Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

* Extrait de Les Fleurs du Mal (Folio n° 3219).


32 Un ange passe

Ange plein de beauté, connaissez-vous les r ide s ,

Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment


De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux
avides,
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,


David mourant aurait demandé la santé
Aux ém anati on s de ton corps enchanté;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de j oie et de lumières!
Chacun de nous vit avec un ange
ERRI D E LUCA
D A N IEL P E N N A C

C'Est Un Ange *

Cela s'annonça par l'évanouissement discret de


la mère. Un blanc monté en neige qui tombe sur
lui-même. Un souffle.
- Clara !
Mais Clara se trouvait déjà dans les bras d'un
flic à blouson d'aviateur, et « par ici » disait le
docteur, et la tribu des vingt-trois de suivre le
Marty dans les couloirs de l'hôpital (vingt-deux
pour être exact, Julie restant auprès de Benja­
min), et les couloirs de défiler en cadence, jusqu'à
la table sur laquelle tout commence, où Clara se
réveille, où, manches retroussées, le docteur est
parti à la pêche au vivant, et la tribu se refenne
comme la mêlée sur le ballon, un fameux pack
poussant et soufflant au rythme de Clara, c'est
qu'ils se sont entraînés avec elle, tous, pendant
ces derniers mois, aspirant, retenant, poussant et
soufflant, les arrières eux-mêmes se mêlant de la
partie, les pas prévenus, les extérieurs, les dubi­
tatifs de la vie, les pas vraiment concernés, se

* Extrait de La petite marchande de prose (Folio n° 2342).


36 Un ange passe

surprenant à aspirer tout l'air du monde, la reine


Zabo «( mais qu'est-ce que je fabrique ? je suis
complètement idiote . . . »), et poussant à s'en faire
sauter sa tête de champagne, co mm e si c'était un
livre qui allait surgir entre ces cuisses-là, aspi­
rant, le Mossi, retenant, le Kabyle, et poussant, le
divisionnaire en personne «( après tout, la quié­
tude est peut-être pour demain. . . »), Leila, Nour­
dine, Jérémy et le Petit tournant autour de la
mêlée sans souci du hors-jeu, cherchant par où
le ballon va sortir, être le premier sur le ballon,
tout est là . . .
Mais le ballon sort très au-dessus de leurs
têtes . . .
Brandi par les mains victorieuses de Marty.
Et la mêlée d'éclore, têtes renversées, prenant
ses distances comme sur une rentrée de touche,
pour mieux voir ce que le docteur va introduire
dans le grand jeu.
C'est tout pareil à un nouveau-né habituel et,
comme d'habitude, ça n'a rien à voir avec.
Pour commencer, ça ne crie pas.
Et ça regarde. On se sent même vaguement
gêné, vu qu'on était là pour voir.
Et ça ne manifeste pas la moindre trouille.
Pensif, plutôt. L'air de se demander ce que
tous ces sportifs fichent ici.
Puis se décidant à leur sourire.
Ce qui est très rare, un sourire de nouveau-né.
En général il faut attendre un peu pour le sou­
rire, le temps que se forment les premières illu­
sions. Tandis que là, non, un sourire, d'entrée de
jeu. Et qui colle parfaitement avec le reste. Le
C'Est Un Ange 37

reste, c'est Clara Malaussène et c'est Clarence de


Saint-Hiver. C'est l'ovale de Clara sous la mèche
de Clarence, c'est la blanche blondeur Saint-Hiver
sur la Méditerranée Ma laussène, c'est mat et
c'est lumineux, ça vient à peine de naître et c'est
déjà sc ru pule u x tout soucieux de ne vexer per­
,

sonne, de n'oublier ni le père ni la mère dans la


distribution des ressemblances. . . Mais ce qui
conjugue le mieux l'attention rêveuse de Clara et
l'enthousiasme pensif de Clarence, c'est ce sou­
rire justement, avec un rien de personnel, tout de
même, une babine un peu plus troussée que
l'autre, une petite pointe de gaieté dans un trop­
plein de sérieux, l'air de trouver qu'après tout, les
gars, c'est pas si grave que ça .. . on s'en remet­
tra . . . vous verrez ...
- C'est un ange, dit Jérémy.
Qui ajoute, après un temps de réflexion :
- On l'appellera comme ça.
- Ange ? Tu veux l'appeler Ange ?
Jérémy a toujours baptisé.
Thérèse a toujours contesté.
- Non, dit Jérémy, on l'appellera « C'Est Un
Ange».
- En un seul mot ? C'Estunange ?
- Avec tous ses mots , et des majuscules par-
tout.
« C'Est Un Ange» ?

- C'Est Un Ange.
E R R I DE LU CA
Montedidio *

Chacun de nous vit avec un ange, c'est ce qu'il


dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le
perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu'il
trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il
va à pied : « Tu ne peux pas t'en aller à Jérusa­
lem », lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre,
demande Rafaniello. « Cher Rav Daniel, lui
répond l'ange qui connaît son vrai nom, tu iras à
Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même
si je suis un ange et toi tu iras jusqu'au mur
occidental de la ville sainte avec une paire d'ailes
fortes, comme celles du vautour. » Et qui me les
donnera, insiste Rafaniello. « Tu les as déjà, lui
dit celui-ci, elles sont dans l'étui de ta bosse. »
Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de
sa bosse jusqu'ici un sac d'os et de pommes de
terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont
des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en
baissant de plus en plus la voix et les taches de
rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés
en haut sur la grande fenêtre .

* Extrait de Montedidio (Folio n° 3913).


L'ange le lui a répété, parce qu'il faut dire les
choses deux fois aux hommes : « Oui, tu voleras
avec tes ailes jusqu'à Jérusalem et tu feras des
souliers avec Rav Iohanàn hassàndler » qui serait
chez nous don Giuvanne le cordonnier. Comment
était l'ange de son pays, lui ai-je demandé.
Quelqu'un qui savait faire de la vodka avec de la
neige, m'a-t-il répondu. Je la connais la neige,
elle est tombée en cinquante-six et elle a nettoyé
la ville, Naples n'a jamais été aussi blanche. « La
neige ne nettoie pas, elle recouvre, laisse tout
pareil, mais elle ne balaie rien », m'enseigne Rafa­
niello et je me tais.
J'écoute ses histoires et je voudrais lui dire que
moi aussi je sais voler, mais seulement au-dessus
de Naples. Je voudrais lui dire comment on fait,
comme on doit placer son corps, que ce sont les
yeux qui guident, quand tu regardes en haut tu te
soulèves, en bas tu descends. Je voudrais lui dire
ce que j'ai appris dans mon sommeil, mais je me
tais, moi je sais seulement flotter en l'air, le
sérieux des ailes lui appartient. Puis mast'Errico
revient, je décharge les planches qui sont brutes
mais les échardes ne me font rien, désormais j'ai
du cuir sur la peau. Les histoires de Rafaniello
me rendent j oyeux, mettent de l'air dans mes os,
une joie d'oiseau voilier. Le soir, aux lavoirs,
mon bras veut partir derrière le boumeran. Je
ralentis la poussée et le frein durcit mon nou­
veau muscle, lui donne la forme d'une fronde.
ANDRÉ GIDE

Bernard et l'ange *

Il méditait depuis quelques instants, lorsqu'il


vit s'approcher de lui, glissant et d'un pied si
léger qu'on sentait qu'il eût pu poser sur les flots,
un ange. Bernard n'avait jamais vu d'anges, mais
il n'hésita pas un instant, et lorsque l'ange lui
dit : « Viens», il se leva docilement et le suivit. Il
n'était pas plus étonné qu'il ne l'eût été dans un
rêve. Il chercha plus tard à se souvenir si l'ange
l'avait pris par la main ; mais en réalité ils ne se
touchèrent point et même gardaient entre eux un
peu de distance. Ils retournèrent tous deux dans
cette cour où Bernard avait laissé l'orphelin, bien
résolus à lui parler ; mais la cour à préseIit était
vide.
Bernard s'achemina, l'ange l'accompagnant,
vers l'église de la Sorbonne, où l'ange entra
d'abord, où Bernard n'était jamais entré. D'autres
anges circulaient dans ce lieu ; mais Bernard
n'avait pas les yeux qu'il fallait pour les voir. Une
paix inconnue l'enveloppait. L'ange approcha du

* Extrait de Les faux monnayeurs (Folio n° 879).


42 Un ange passe

maître-autel et Bernard, lorsqu'il le vit s'age­


nouiller, s'agenouilla de même auprès de lui. Il
ne croyait à aucun dieu, de sorte qu'il ne pouvait
prier; mais son cœur était envahi d'un amoureux
besoin de don, de sacrifice ; il s'offrait. Son émo­
tion demeurait si confuse qu'aucun mot ne l'eût
exprimée ; mais soudain le chant de l'orgue
s'éleva.
« Tu t'offrais de même à Laura », dit l'ange ; et

Bernard sentit sur ses joues ruisseler des larmes.


« Viens, suis-moi. »

Bernard, tandis que l'ange l'entraînait, se heurta


presque à un de ses anciens camarades qui
venait de passer lui aussi son oral. Bernard le
tenait pour un cancre et s' étonnait qu'on l'eût
reçu . Le cancre n'avait pas remarqué Bernard,
qui le vit glisser dans la main du bedeau de l'ar­
gent pour payer un cierge. Bernard haussa les
épaules et sortit.
Quand il se retrouva dans la rue, il s'aperçut
que l'ange l'avait quitté. Il entra dans un bureau
de tabac, celui précisément où Georges, huit
jours plus tôt, avait risqué sa fausse pièce. Il en
avait fait passer bien d'autres depuis. Bernard
acheta un paquet de cigarettes et fuma. Pourquoi
l'ange était-il parti ? Bernard et lui n'avaient-ils
donc rien à se dire?. . . Midi sonna. Bernard
avait faim. Rentrerait-il à la pension? Irait-il
rejoindre Olivier, partager avec lui le déjeuner
d'Édouard ? . . . Il s'assura d'avoir assez d'argent
en poche et entra dans un restaurant. Comme il
achevait de manger, une voix douce murmura :
« Le temps est venu de faire tes comptes. »
Bernard et l'ange 43

Bernard tourna la tête. L'ange était de nouveau


près de lui.
« Il va falloir se décider, disait-il. Tu n'as vécu

qu'à l'aventure. Laisseras-tu disposer de toi le


hasard? Tu veux servir à quelque chose. Il im­
porte de savoir à quoi.
- Enseigne-moi ; guide-moi » , dit Bernard.
L'ange mena Bernard dans une salle emplie de
monde. Au fond de la salle était une estrade, et
sur cette estrade une table, un homme encore
jeune parlait.
« C'est une bien grande folie, disait-il, que de

prétendre rien découvrir. Nous n'avons rien que


no�s n'ayons reçu. Chacun de nous se doit de
comprendre, encore jeune, que nous dépendons
d'un passé et que ce passé nous oblige. Par lui,
tout notre avenir est tracé. »
Quand il eut achevé de développer ce thème,
un autre orateur prit sa place et commença par
l'approuver, puis s'éleva contre le présomptueux
qui prétend vivre sans doctrine, ou se guider lui­
même et d'après ses propres clartés.
« Une doctrine nous est léguée, disait-il . Elle a

déjà traversé bien des siècles. C'est la meilleure


assurément et c'est la seule ; chacun de nous se
doit de le prouver. C'est celle que nous ont trans­
mise nos maîtres . C'est celle de notre pays, qui,
chaque fois qu'il la renie doit payer chèrement
son erreur. L'on ne peut être bon Français sans la
connaître, ni réussir rien de bon sans s'y ranger. »
À ce second orateur, un troisième succéda, qui
remercia les deux autres d'avoir si bien tracé ce
qu'il appela la théorie de leur programme; puis
44 Un ange passe

établit que ce programme ne comportait rien de


moins que la régénération de la France, grâce à
l'effort de chacun des membres de leur parti. Lui
se disait hom me d'action; il affir:mait que toute
théorie trouve dans la pratique sa fin et sa preuve,
et que tout bon Français se devait d'être com­
battant .
« Mais hélas , ajoutait-il, que de forces isolées,

perdues ! Quelle ne serait pas la grandeur de notre


pays, le rayonnement des œuvres, la mise en va­
leur de chacun, si ces forces étaient ordonnées, si
ces œuvres célébraient la règle, si chacun s'enré­
gimentait ! »
Et tandis qu'il continuait, des jeunes gens
commencèrent à circuler dans l'assistance, distri­
buant des bulletins d'adhésion sur lesquels il ne
restait qu'à apposer sa signature.
« Tu voulais t'offrir, dit alors l'ange. Qu'attends­

tu ? »
Bernard prit une de ces feuilles qu'on lui
tendait, dont le texte commençait par ces mots :
«Je m'engage solennellement à . » Il lut, puis
. .

regarda l'ange et vit que celui-ci souriait ; puis il


regarda l'assemblée, et reconnut parmi les jeunes
gens le nouveau bachelier de tantôt qui, dans
l'église de la Sorbonne, brûlait un cierge en re­
connaissance de son succès; et soudain, un peu
plus loin, il aperçut son frère aîné, qu'il n'avait
pas revu depuis qu'il avait quitté la maison pater­
nelle. Bernard ne l'aimait pas et jalousait un peu
la considération que semblait lui accorder leur
père. Il froissa nerveusement le bulletin.
« Tu trouves que je devrais signer ?
Bernard et l'ange 45

- Oui, certes, si tu doutes de toi, dit l'ange .


- Je ne doute plus », dit Bernard, qui j eta loin
de lui le papier.
L'orateur cependant continuait. Quand Bernard
recommença de l'écouter, l'autre enseignait un
moyen certain de ne jamais se tromper, qui était
de renoncer à jamais juger par soi-même, mais
bien de s'en remettre toujours aux jugements de
ses supérieurs.
« Ces supérieurs, qui sont-ils? » demanda Ber­

nard ; et soudain une grande indignation s'em­


para de lui.
« Si tu montais sur l'estrade, dit-il à l'ange, et

si tu t'empoignais avec lui, tu le terrasserais sans


doute . »
. .

Mais l'ange, en souriant :


« C'est contre toi que je lutterai. Ce soir, veux­

tu? . .
- Oui » , dit Bernard.
Ils sortirent. Ils gagnèrent les grands boule­
vards. La foule qui s'y pressait paraissait unique­
ment composée de gens riches ; chacun paraissait
sûr de soi, indifférent aux autres, mais soucieux.
« Est-ce l'image du bonheur? » demanda Ber­

nard, qui sentit son cœur plein de larmes.


Puis l'ange mena Bernard dans de pauvres
quartiers dont Bernard ne soupçonnait pas
auparavant la misère. Le soir tombait. Ils errè­
rent longtemps entre de hautes maisons sordides
qu'habitaient la maladie, la prostitution, la honte,
le crime et la faim. C'est alors seulement que
Bernard prit la main de l'ange, et l'ange se détour­
nait de lui pour pleurer.
46 Un ange passe

Bernard ne dîna pas ce soir-là ; et quand il


rentra à la pension, il ne chercha pas à rejoindre
Sarah ainsi qu'il avait fait les autres soirs, mais
monta tout droit à cette chambre qu'il occupait
avec Boris.
Boris était déjà couché, mais ne dormait pas
encore. Il relisait, à la clarté d'une bougie, la
lettre qu'il avait reçue de Bronj a le matin même
de ce jour.
« Je crains, lui disait son amie, de ne jamais
plus te revoir. J'ai pris froid à mon retour en
Pologne. Je tousse ; et bien que le médecin me le
cache, je sens que je ne peux plus vivre long­
temps . »
En entendant approcher Bernard, Boris cacha
la lettre sous son oreiller et souffla précipitam­
ment sa bougie.
Bernard s'avança dans le noir. L'ange était entré
dans la chambre avec lui mais, bien que la nuit ne
fût pas très obscure, Boris ne voyait que Bernard.
« Dors-tu ? )) demanda Bernard à voix basse.
Et comme Boris ne répondait pas , Bernard en
conclut qu'il dormait.
« Alors, maintenant, à nous deux )), dit Bernard
à l'ange.
Et toute cette nuit, jusqu'au matin, ils luttèrent.
Boris voyait confusément Bernard s'agiter. Il crut
que c'était sa façon de prier et prit garde de ne
point l'interrompre. Pourtant il aurait voulu lui
parler, car il sentait une grande détresse. S'étant
levé, il s'agenouilla au pied de son lit. Il aurait
voulu prier, mais ne pouvait que sangloter :
Bernard et l'ange 47

« Ô Bronja, toi qui vois les anges, toi qui


devais m'ouvrir les yeux, tu me quittes ! Sans toi,
Bronja, que deviendrai-je? Qu'est-ce que je vais
devenir ? »
Bernard et l'ange étaient trop occupés pour
l'entendre. Tous deux luttèrent jusqu'à l'aube.
L'ange se retira sans qu'aucun des deux fût vain­
queur.
N I COLAS LESKOV

L 'Ange scellé *

Cela se passait la veille du premier de l'an. Le


temps était abominable. Une de ces tempêtes de
neige qui soufflent au ras du sol et sont si
communes en hiver dans les steppes au-delà de
la Volga avait rabattu une multitude de voyageurs
vers une auberge solitaire perdue au milieu des
plaines infinies . Il y avait là des nobles, des mar­
chands, des paysans, des Russes , des Tchouva­
ches. Impossible d'observer les rangs et les grades
au milieu de · cet entassement : les uns se sé­
chaient, les autres se chauffaient, les troisièmes
cherchaient quelque petit coin pour s'y installer
tant bien que mal. L'atmosphère étouffante de
l'izba obscure et basse était chargée des vapeurs
que dégageaient les vêtements mouillés. Il n'y
avait plus une place de libre ; des gens étaient
étendus sur les bancs, sur le poêle et jusque sur
le sol de terre battue.

* Extrait de Lady Macbeth au village (Folio n° 1399).


L 'Ange scellé 49

Le patron, un moujik à l'aspect sévère, n'était


nullement satisfait de cette affluence et des pro­
fits qu'il en retirerait. Ayant brutalement refermé
la porte cochère sur le dernier traîneau occupé
par deux marchands qu i avaient réussi à s'intro­
duire dans la cour, il mit le cadenas et pendit la
clef sous les icônes .
« Et maintenant, déclara-t-il d'un ton ferme, je

n'ouvrirai plus, quand bien même on viendrait se


casser la tête contre ma porte. »
Ayant prononcé ces mots il enleva sa pelisse de
mouton et se signa d'un geste large, à l'ancienne
manière ; il se préparait déjà à grimper sur le
poêle surchauffé quand soudain une main timide
frappa à la fenêtre.
« Qui est là ? demanda l'aubergiste d'un ton

irrité .
- C'est nous, répondit-on derrière la fenêtre.
- Et alors, que voulez-vous?
- Laisse-nou s entrer, au nom du Christ 1. . .
Nous nous sommes égarés . . . Nous sommes gelés . . .
- Ê tes-vous nombreux ?
- Non, non . . . dix-huit en tout . . . dix-huit, dit en
bégayant et en claquant des dents l'inconnu qui
tremblait de froid évidemment.
- Je n'ai pas de place. L'isba est déjà pleine
de monde.
- Laisse-nous du moins nous réchau ffer un
peu.
- Qui êtes-vous ?
- Des voituriers.
- A vide ou chargés ?
50 Un ange passe

Chargés , frère ; nous transportons des pel­


leteries.
- Des pelleteries? Vous transportez des pelle­
teries et vous demandez à coucher dans l'isba !
Voilà bien les gens d'aujourd'hui ! Passez votre
chemin !
- Mais que devraient-ils faire? intervint un
voyageur allongé sur un banc sous une pelisse
d'ours.
- Décharger leurs fourrures et s'installer des­
sous. Voilà ce qu'ils devraient faire », répondit
l'aubergiste. Et ayant encore copieusement inju­
rié les v oituriers il monta sur le poêle et ne bou­
gea plus.
Le voyageur à la pelisse d'ours se mit à lui
reprocher avec véhémence sa dureté, mais l'autre
ne daigna même pas lui répondre. Cependant un
petit homme roux à la barbe en pointe intervint
de l'autre bout de l'isba pour le défendre :
« Ne blâmez pas le patron, monsieur ; il sait ce

qu'il dit et leur donne un bon conseil : ils ne cou­


rent aucun danger avec leur chargement de pel­
leteries.
- Vraiment ? fit d'un ton interrogatif le voya­
geur de sous sa pelisse.
- Oui, aucun, et il leur rend service en ne les
laissant pas entrer.
- Comment cela?
- Parce qu'ils acquelTont ainsi de l'expérience ;
e t, d'autre part, s'il se présente encore quelque
voyageur égaré, il trouvera ici une petite place.
- Qui donc le diable nous amènera-t-il en­
core ? grommela le personnage à la pelisse.
L'Ange scellé 51

- Toi, ne parle pas à tort et à traver,s ! lança


l'aubergiste. L'ennemi des hommes peut-il ame­
ner quelqu'un ici ? Ne vois-tu pas l'icône du Sau­
veur et la face de la Mère de Dieu ?
- C'est juste, appuya le p etit homme roux. Ce
n'est pas le diable, c'est un ange qu i conduit tout
homme racheté.
- Eh bien ! moi, je ne l'ai pas vu, cet ange . Et
comme je suis très mal ici, je ne veux pas admet­
tre que ce soit mon ange qui m'y ait conduit » ,
répondit l e voyageur bavard.
L'aubergiste se contenta de cracher de dépit ;
le petit rouquin, lui, observa avec bonhomie qu'il
n'est pas donné à tout le monde de connaître les
voies angéliques et que seul un homme expéri­
menté peut s'en faire une certaine idée.
« Vous en parlez comme si cette expérience

vous l'aviez eue, dit l'homme à la pelisse.


- Oui, je l'ai eue.
- Comment cela ? Auriez-vous vu un ange ?
Vous aurait-il conduit ?
- Oui, j'en ai vu un et il m'a conduit.
- Vous plaisantez, vous vous moquez de moi ?
- Que Dieu me garde de plaisanter sur un tel
sujet.
- Qu'avez-vous donc vu ? Comment cet ange
vous est-il apparu ?
, - C'est une longue histoire, monsieur.
- Eh bien, racontez-la-nous, cette histoire,
car décidément il est impossible de dormir ici.
- À vos ordres.
- Racontez donc, je vous en prie. Nous vous
écoutons. Mais pourquoi restez-vous là à genoux ?
52 Un ange passe

Venez près de nous; on se serrera encore un peu


et vous vous assiérez.
- Non, je vous remercie. À quoi bon vous
gêner ? En outre, cette histoire, il est plus conve­
nable de la raconter à genoux, car il s'agit d'une
chose sainte et même terrible.
- Comme vous voudrez. Mais racontez-nous
au plus vite comment vous avez vu un ange et ce
qu'il a fait.
- Puisque vous le désirez ... je commence. »

II

Ainsi que vous pouvez assurément vous en ren­


dre compte, je suis un personnage tout à fait
insignifiant, rien qu'un moujik, et j'ai reçu une
instruction conforme à mon état, une instruction
des plus simples. Je ne suis pas d'ici, je viens de
loin. Je suis maçon de mon état et suis né dans
la vieille foi russe. Resté tôt orphelin je partis
avec des gens de chez nous et travaillai dans dif­
férentes régions, mais toujours dans la même
artèl, celle d'un paysan de notre village, Louka
Kirilov. Ce Louka Kirilov vit encore; c'était notre
premier entrepreneur. Son affaire était ancienne,
elle lui venait de ses parents. Loin de dissiper son
bien il l'avait encore augmenté et s'était constitué
un trésor abondant; et cependant, c'était et c'est
un homme excellent qui jamais n'a fait de tort à
personne.
Où n'avons-nous pas été avec lui ! Je crois que
nous avons traversé la Russie dans tous les sens,
L'Ange scellé 53

et nulle part je n'ai rencontré de patron plus


juste, plus honnête. Nous vivions avec lui comme
sous un patriarche, car il était non seulement le
chef de l'entreprise mais aussi notre maître pour
tout ce qui concernait la foi. Nous le suivions par
les routes comme les Juifs suivaient Moïse dans
leurs pérégrinations à travers le désert. Nous
avions même avec nous notre tabernacle dont
nous ne nous séparions jamais . Ce tabernacle
c'était notre « bénédiction de Dieu » : Louka Kiri­
lov aimait passionnément la peinture sacrée et il
avait, messieurs, des icônes admirables, œuvres
anciennes des meilleurs isographes, tant grecs
que russes, des écoles de Novgorod et des
Stroganov, icônes plus belles les unes que les
autres et dont l'éclat tenait non pas tant à la ri­
chesse de leurs garnitures qu'à la finesse et à
l'harmonie de la peinture. Je n'ai jamais rien vu
d'aussi pur, d'aussi élevé.
Il y avait là des Déesis , et le Sauveur non peint
de main d'homme avec les cheveux mouillés, des
saints, des martyrs, des apôtres ; mais les plus
belles étaient les icônes qui comportaient de
nombreux personnages et figuraient les Fêtes, le
Jugement dernier, les Conciles, les Pères de
l'Église, les six jours de la Création, la Semaine
sainte, la Paternité de Dieu, Pantaléon le Guéris­
seur, la Trinité et Abraham sous le chêne de
Mambré. Impossible d'ailleurs d'énumérer toute
cette splendeur. De telles icônes, on n'en peindra
plus , ni à Moscou, ni à Pétersbourg, ni à
Palikhovo. Pour ce qui est de la Grèce, n'eh par­
lons pas : cet art y est depuis longtemps en oubli .
54 Un ange passe

Nous aimions à la passion ces saintes images


devant lesquelles brûlaient constamment des
veilleuses remplies d'huile et nous entretenions
aux frais de l'artèl un cheval et une charrette
destinés au transport de cette « bénédiction de
Dieu » qui nous suivait partout dans deux gran­
des caisses.
Deux de ces icônes cependant étaient placées à
part. L'une, œuvre des anciens peintres des tsars,
reproduisait un vieil original grec : la Reine des
Cieux prie au jardin, et tous les arbres, cyprès et
oliviers , se courbent devant Elle jusqu'à terre.
L'autre était un Ange Gardien de l'école des Stro­
ganov. Impossible de décrire la beauté de ces
saintes images . À la vue de la très pure Reine des
Cieux devant qui se prosternent les arbres insen­
sibles, votre cœur frémissait et fondait dans la
poitrine. Et cet Ange, quel ravissement ! C'était
quelque chose d'ineffable ! Son visage - je le
vois encore - brillait d'une lumière divine et
secourable. Un regard doux, des oreilles finement
ourlées en signe qu'il entend tout ; une robe étin­
celante, un gorgerin doré, une armure emplumée,
une ceinture autour de la taille, sur la poitrine, la
face de l'enfant Emmanuel ; dans la main droite,
une croix ; dans la gauche, un glaive flamboyant.
Une merveille, une vraie merveille ! . . . D es che­
veux blonds et bouclés s'enroulant autour des
oreilles et tracés avec la fine pointe d'une aiguille.
De grandes ailes blanches comme neige par­
dessus et azur en dessous, chacune des plumes,
chacune des barbes se détachant nettement. Tu
contemples ces ailes et tes craintes disparaissent
L 'Ange scellé 55

aussitôt ; tu pries : ({ Protège-moi ! » e t tu t e cal­


mes, la paix descend en ton âme. Telle était cette
icône !
Ces deux images étaient pour nous ce que pour
les Juifs était le Saint des Saints orné par l'art
miraculeux de Vesséliil .
Les icônes dont je vous ai parlé précédemment
nous les transportions dans des caisses que l'on
chargeait sur la voiture, mais ces deux dernières
ne nous quittaient j amais : Mikhaï1itsa, la femme
de Louka, portait la Reine des Cieux ; quant à
l'Ange, c'était Louka qui le portait sur sa poitrine
dans un sac de brocart doublé de coutil sombre,
muni d'un bouton et orné d'une croix vermeille
en damas. Ce sac, notre patron le suspendait à
son cou par un cordon de soie verte. Et où que
nous allions , l'Ange sur la poitrine de Louka
Kirilov semblait toujours conduire nos pas. Nous
allons à travers les steppes pour nous rendre aux
lieux de nos travaux et Louka ouvre la marche en
faisant tournoyer en guise de bâton sa sagène
encochée. Derrière lui vient Mikhaï1itsa en voi­
ture portant l'icône de la Mère de Dieu, puis notre
artèl. Autour de nous , des herbes , des fleurs , des
troupeaux, parfois quelque berger jouant de la
flûte . . . Quelle joie pour le cœur, pour l'intelli­
gence !
Tout allait bien et nous avions du succès dans
toutes nos entreprises. Nous obtenions des tra­
vaux avantageux, la paix régnait parmi nous et
nous recevions des nôtres des nouvelles rassu­
rantes. Nous bénissions pour tout cela l'Ange qui
nous conduisait et nous eussions préféré, je
56 U n ange passe

crois , renoncer à la vie que de nous séparer de


son i cône tnerveilleuse.
Comment admettre d'ailleurs la perte de notre
p récieux protecteur, quelles que fussent les cir­
constances ? Et cependant, ce malheur nous guet­
tait ; et ainsi que nous le comprimes plus tard, il
fut le fait non de la malice des hommes mais de
la volonté de notre guide lui-même. Cet outrage,
il le voulut lui-même afin de nous faire sainte­
ment éprouver la souffrance et nous montrer
ainsi la vraie voie, auprès de laquelle toutes les
voies que no u s avions suivies jusqu'alors n'étaient
que désert et ténèbres.
Mais pennettez-moi de vous demander si mon
récit vous intéresse et si je ne fatigue pas en vain
votre attention ?
- Du to ut ! Q ue di t e s -vou s là ? Faites-nous le
plaisir de continuer, insistâmes-nous , très inté­
ressés.
- Parfait, je vous obéis et vous raconterai donc
les choses merveilleuses qui nous arrivèrent grâce
à l'Ange.
GINA B. NAHAl
Roxane o u le sa ut de l'ange ·

Un jour qu'elle avait trois ans , Roxane fu t


éveillée par une étrange odeur. Elle s'assit sur le
drap qui recouvrait leur mince natte de toile,
unique protection contre les insectes. Elle é tait
une toute petite enfant, si fine et si légère que les
autres ne la sentirent pas remuer. Roxane tendit
le bras et réveilla Myriam : « J'ai rêvé que j'étais
un oiseau. »
Myriam soupira et se tourna de l'autre côté .
Âgée de neuf ans , elle s'était toujours occupée de
ses j eunes frères et sœurs.
« Tu as mal quelque part ? demanda-t-elle sans

ouvrir les yeux.


- Non. Mais je ne sens plus mes jambes. »
Myriam posa une main sur le front de Roxane.
« Tu n'as pas de fièvre, conclut-elle. Rendors­
toi. »
Une heure plus tard, Myriam se réveilla in­
quiète . Elle vit que Roxane n'avait pas bougé.
Les autres enfants dormaient. Mais elle se rendit

* Extrait de Roxane ou le saut de l'ange (Folio n° 3589).


58 U n a nge passe

compte que la pièce respirait une curieuse odeur.


Loin des senteurs communes de peau et de che­
veux, de restes de nourriture, de vêtements trop
vieux et de cette terre b a tt ue , sèche et impitoya­
ble, Myriam la Lune sentit l'exhalaison de la mer.
Elle alluma une bou gi e et regarda autour d'elle.
Tout semblait à sa place. Puis elle vit Roxane :
ses cheveux étaient mouillés, ses bras ouverts, et
elle flottait dans une mer de plumes blanches.
Roxane paraissait si paisible et belle, immer­
gée dans ses rêves de montagnes lointaines et de
vagues d'émeraude, que Myriam eut peur de la
perdre à j amais si quelqu'un se risquait à la ré­
veiller. Elle resta allongée près d'elle, devant le lit
de plumes qui semblaient presque bleues sous le
clair de la lune, et elle souhaita rêver ses rêves .

Myriam revit ces plumes blanches tant d e fois,


sentit si souvent la Caspienne dans leur ville
séparée de la mer par des milliers de kilomètres,
qu'elle craignit certaines nuits que Roxane ne se
noie. Anxieuse de ce qui arriverait si on le décou­
vrait, elle fourra le plumage dans l'édredon.
Détachant la couture du bout des doigts, elle le
glissa sous la garniture de coton que l'âge avait
jaunie et l'usage, évidée. Cependant le secret de
Roxane devint trop lourd pour que Myriam,
seule, en porte tout le poids . Une nuit que l'air de
la chambre était à ce point humide que la buée
perlait, gouttant du toit sur les visages et les
mèches des enfants, elle partit chercher sa mère.
Endormie et pieds nus , son tchador vaguement
enroulé à la taille, Shusha arriva dans la pièce et
Roxane ou le saut de l'ange 59

resta un instant à observer Roxane sans remar­


quer les plumes.
« Regarde ! dit Myriam qui en recueillit une

poignée dans ses mains et les montra. Je me


réveille souvent la nuit et voilà ce que je trouve
dans le lit. »
Comme frappée par la foudre, Shusha se mit à
hoqueter. Puis elle fut parcourue d'un trem­
blement si puissant que Myriam dut reculer pour
ne pas trembler aussi . D'exsangue, la peau de sa
mère devenait transparente.
« Quelqu'un d'autre est-il au courant ? demanda

Shusha.
- Non. » Myriam regrettait d'être allée la cher­
cher. « J'ai toujours tout caché . Je suis sûre que
personne ne se doute de rien. »
A ce moment précis, Tala'at, la deuxième fille,
s'agita dans son sommeil. Une main sur son cou
et bientôt sur ses seins, elle chuchotait d'une voix
rauque à un amant imaginaire. Âgée de seule­
ment huit ans , elle n'avait encore jamais eu de
contact avec un homme hors de sa proche famille.
Pourtant Tala'at était déjà mue par son appétit
de chair, par cette passion brutale et inflexible
qui gouvernerait plus tard son existence d'adulte.
Shusha détourna les yeux et sortit. Assise sur
les marches à regarder la cour, elle fit signe à
Myriam de prendre place près d'elle. Shusha
était une femme éblouissante - la peau mate,
les yeux noirs, d'une beauté si frappante qu'elle
plongeait dans le chagrin et dans la confusion
toute personne qui la voyait sans voile. Mais elle
60 Un ange passe

avait toujours paru ignorante, honteuse peut-être,


de sa propre beauté.
« Comprends-tu que tu n'as pas le droit de par-

ler de ces plumes ? »


Myriam hocha la tête.
« Sais-tu d'où elles viennent ? »

Myriam voulut répondre, mais elle se tut.


Tous nourris du respect impérieux de la parole
émise, de son pouvoir et de ses conséquences, ils
vivaient ensemble sous une toile de silence, un
manteau de secrets vieux d'un millénaire.
Myriam ne dit donc rien, et Shusha ne lui
apprit pas ce qu'elle savait déjà : que les plumes
de sa sœur provenaient de ses rêves, que dans
ceux-ci Roxane volait comme un oiseau, peut-être
comme un ange, par-dessus une mer immense et
sans rivage qui l'entraînait bien loin des confins
du ghetto , et que des vagues d'eau, de vent,
paraient parfois d'écume la lisière de ses nuits ,
outrepassant les règles du souhait et du vrai,
qu'enfin cette écume revenait ruisseler dans le lit
de Roxane où elle révélait la langueur de ses rêves.
ALIX DE SAIN T -ANDRÉ

L 'ange et le réservoir de liquide


à freins ·

Elle remarqua alors que l'ange de Guillaume


s'était perché sur la borne Michelin, au-dessus de
la voiture bousillée. Qu'est-ce qu'il fichait là ?
D'habitude, il ne bougeait jamais de son arbre,
sauf les fois où il l'accompagnait au car. Bizarre.
Stella l'avait connu il y avait tout juste un mois.
Le jour où, en rentrant du collège comme
aujourd'hui, elle avait découvert Guillaume dans
les branches, les joues bleu marine avec la langue
toute sortie, noire comme une langue de girafe.
Au départ, elle s'était approchée pour caresser
Hitlère qui pleurait, couchée au pied du châtai­
gnier, quand son nez avait cogné contre les
semelles pleines de boue d'une paire de bottes en
caoutchouc. Dans les bottes, il y avait les pieds
de Guillaume, au-dessus le corps de Guillaume
avec le surplomb baveux de sa langue noire, et
au-dessus encore, au sommet de l'arbre, le dos
voûté comme un vautour, l'ange .

* Extrait de L'ange et le réservoir de liquide à freins (Folio


Policier n° 6).
62 Un ange passe

Stella, comme beaucoup de petites filles de ce


temps-là', il y a plus de vingt ans maintenant,
avait passé sa petite enfance dans la crainte d'une
app ari tion soudaine de la Sainte Vierge qui lui
aurait demandé de faire construire une basili que
dans le j ardi n Elle n'étai t plus une petite fille,
.

mais c'était bien la première fois de sa vie qu'elle


voyait un ange pour de vrai. Il avait l'air très
embêté, et chantait une chose un peu solennelle
mais très douce, pour Hitlère sans doute.
- N'ayez pas peur, Mademoiselle ! lui avait-il
dit alors d'une voix de marbre où résonnait un
léger écho . De fait elle s'était sentie très calme, et
avait regardé le malheureux Guillaume avec plus
de curiosité que de crainte - et ne parlons même
pas d'apitoiement. C'était pour Hitlère qu'elle
avait de la peine. La mort, c'est triste pour ceux
qui restent, comme disaient les Toupies, surtout
quand ce sont de vieilles animales qui n'ont pas
d'entendement. Pauvre Hitlère, elle n'avait plus
désormais que la compagnie de ses puces . . .
Pendant longtemps, a u moins une semaine,
l'ange n'avait plus rien dit à Stella. Il restait là,
en haut du châtaignier de Guillaume, voûté sous
la pluie comme sous le soleil, prostré dans une
bouderie sans fin.
Pourtant Stella ne s'était pas découragée . Elle
avait déployé pour l'apprivoiser plus de patience
qu'avec son écureuil Rousset, une patience angé­
lique, comme qui dirait.

* En 1 970. Malgré des « événements » encore récents, le


monde des en fan ts et celui des adultes demeuraient assez
étanches pour autoriser de belles crises d'adolescence.
L'ange et le réservoir de liquide à freins 63

Elle ne savait pas son nom (il ne répondait


jamais à ses questions) et l'avait donc baptisé
Nestor, d'autorité, à cause du Nestor de Tintin,
sans doute . Tous les matins en partant attendre
le car, et tous les soirs en rentrant, elle lui ra­
contait ses journées en parlant tout bas, sûre que
l'ouïe des anges était prodigieuse, et tentait de le
réconforter ainsi dans sa douleur farouche et
muette.
Curieusement, ce fut un jour où Stella ne pen­
sait pas du tout à lui et rentrait en chantant ({ A
la santé de Noé patriarche di-i-gne, qui le premier
a planté, sur terre, une v i i gne » qu'elle entendit
- -

pour la deuxième fois le son de sa voix. Il accom­


pagnait sa chanson à boire un peu comme un
orgue qui jouerait de plusieurs tuyaux à la fois,
mais à l'intérieur de sa tête. C.' était assez curieux
et plutôt agréable. Arrivée au pied de l'arbre,
Stella vit que Nestor souriait dans les feuilles.
({ Elle vous plaît, ma chanson ? » L'ange ne répon­

dit pas, mais éclata d'un grand rire de clochettes,


une sorte de carillon, et se suspendit à une grosse
branche par les pieds comme une chauve-souris,
dans la position dite, à. l'école, ({ du cochon
pendu » .
Depuis, même si leurs liens s'étaient resserrés,
l'ange n'était jamais familier. Les rares fois où il
avait parlé à Stella, c'était toujours très poliment,
presque cérémonieusement, comme si le français
n'était pas sa langue maternelle et qu'il l'eût
appris dans un vieux manuel de convel'sation
pour diplomates .
É M ILE Z O LA

Le Rêve '

Et, d'une marche lente, entre la double haie


des fidèles, Angélique et Félicien se dirigèrent
vers la porte. Après le triomphe, elle sortait du
rêve, elle marchait là-bas, pour entrer dans la
réalité. Ce porche de lumière crue ouvrait sur le
monde qu'elle ignorait ; et elle ralentissait le pas,
elle regardait les maisons actives, la foule tumul­
tueuse, tout ce qui la réclamait et la saluait. Sa
faiblesse était si grande, que son mari devait
presque la porter. Pourtant, elle souriait tou­
j ours, elle songeait à cet hôtel princier, plein de
bijoux et de toilettes de reine, où l'attendait la
chambre des noces, toute de soie blanche. Une
suffocation l'arrêta, puis elle eut la force de faire
quelques pas encore. Son regard avait rencontré
l'anneau passé à son doigt, elle souriait de ce lien
éternel. Alors, au seuil de la grand'porte, en haut
des marches qui descendaient sur la place, elle
chancela. N'était-elle pas allée jusqu'au bout du
bonheur ? N'était-ce pas là que la joie d'être finis-

* Extrait de Le Rêve (Folio n° 1 746).


Le Rêve 65

sait ? Elle se haussa d'un dernier effort, elle mit


sa bouche sur la bouche de Félicien. Et, dans ce
baiser, elle mourut.
Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur,
de son geste habituel de b é né di ctio n pastorale,
aidait cette âme à se délivrer, calmé lui-même,
retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés,
rentrant dans l'existence, avaient la sensation
extasiée qu'un songe finissait. Toute la cathédrale,
toute la ville étaient en fête. Les orgues gron­
daient plus haut, les cloches sonnaient à la volée,
la foule acclamait le couple d'amour, au seuil de
l'église mystique, sous la gloire du soleil printa­
nier. Et c'était un envolement triomphal, Angé­
lique heureuse, pure, élancée, emportée dans la
réalisation de son rêve, ravie des noires chapelles
romanes aux flamboyantes voûtes gothiques,
parmi les restes d'or et de peinture, en plein
paradis des légendes.
Félicien ne tenait plus qu'un rien très doux et
très tendre, cette robe de mariée, toute de dentel­
les et de perles, la poignée de plumes légères,
tièdes encore, d'un oiseau. Depuis longtemps, il
sentait bien qu'il possédait une ombre . La vision,
venue de l'invisible, retournait à l'invisible. Ce
n'était qu'une apparence, qui s'effaçait, après
avoir créé une illusion. Tout n'est que rêve. Et,
au sommet du bonheur, Angélique avait disparu,
dans le petit souffle d'un baiser.
ALOYSIUS BERTRAND

L'Ange et l a fée *

Une fée est cachée en tout ce que tu vois.


VICTOR HUGO

Une fée parfume l a nuit de mon sommeil fantas­


tique des plus fraîches, des plus tendres haleines
de juillet, - cette même bonne fée qui replante
en son chemin le bâton du vieil aveugle égaré, et
qui essuie les larmes, guérit la douleur de la petite
glaneuse dont une épine a blessé le pied nu.

La voici, me berçant comme un héritier de


l'épée ou de la harpe, et écartant de ma couche
avec une plume de paon les esprits qui me déro­
baient mon âme pour la noyer dans un rayon de
la lune ou dans une goutte de rosée.

La voici, me racontant quelqu'une de ses histoi­


res des vallées et des montagnes, soit les amours

* Extrait de G a sp ard de la Nuit (Poésie/Gallimard n° 1 36).


L 'Ange et la fée 67

mélancoliques des fleurs du cimetière, soit les


joyeux pèlerinages des oiseaux à Notre-Dame-des­
Cornouillers .

Mais tandis qu'elle me veillait endormi, un


ange, qui descendait les ailes frémissantes du
temps étoilé, posa un pied sur la rampe du gothi­
que balcon, et heurta de sa palme d'argent aux
vitraux peints de la haute fenêtre.

Un séraphin, une fée, qui s'étaient enamourés


naguère l'un de l'autre au chevet d'une j eune
mourante, qu'elle avait douée à sa naissance de
toutes les grâces des vierges et qu'il porta expirée
dans les délices du Paradis !

La main qui berçait mes rêves s'était retirée


avec mes rêves eux-mêmes . J'ouvris les yeux. Ma
chambre aussi profonde que déserte s'éclairait
silencieusement des nébulosités de la lune ; et le
matin, il ne me reste plus des affections de la
bonne fée que cette quenouille ; encore ne suis-je
pas sûr qu'elle ne soit pas de mon aïeule.
TRACY C HEVALIER

Le récital des anges *

MAUDE COLEMAN

E n voyant l'ange sur l a tombe à côté d e la


nôtre, papa s'est écrié : « Que diable ! »
Maman s'est contentée de rire.
Je l'ai regardé sous toutes les coutures, à m'en
dévisser le cou. Il était là suspendu au-dessus de
nous, le pied en avant, la main tendue vers le
ciel. Il portait une longue robe à l'encolure car­
rée, ses cheveux défaits flottaient sur ses ailes . Il
regardait en bas, dans ma direction, mais j 'avais
beau le fixer, il ne semblait pas me voir.
Maman et papa se sont mis à discuter. Papa
n'aime pas l'ange, je ne sais pas si mère l'aime ou
non, elle n'a rien dit. Je crois que l'urne que papa
a fait mettre sur notre tombe la gêne davantage.
J'aurais voulu m'asseoir, mais je n'ai pas osé. Il
faisait très froid, trop froid pour s'asseoir s ur la

* Extrait de Le récital des anges (Folio n° 3648).


Le récital des anges 69

tombe, et puis la reine est morte, ce qui, je crois,


signifie que personne ne peut ni s'asseoir, ni
jouer, ni se permettre le moindre laisser-aller.
J'ai entendu sonner les cloches hier soir quand
j 'étais au lit et, en entrant ce matin dans ma
chambre, Nanny m'a dit que la reine était morte
dans la nuit. J'ai mangé très lentement mon por­
ridge, je voulais voir s'il avait un goût différent
maintenant que la reine est morte, mais il avait
le même goût, trop salé. Mrs . Baker le prépare
toujours comme ça.
Tous ceux que nous avons croisés en nous
rendant au cimetière étaient en noir. Je portais
une robe de laine grise et un tablier blanc, je les
aurais sans doute mis de toute façon, mais,
d'après Nanny, une petite fille pouvait les porter
quand quelqu'un était mort. Les petites filles
n'ont pas à se mettre en noir. Nanny m'a aidée à
m'habiller. Elle m'a permis de porter mon man­
teau écossais noir et blanc et le chapeau assorti,
mais elle n'était pas sûre pour mon manchon en
lapin aussi ai-j e dû demander à maman qui a
répondu que peu importait ma tenue. Maman
avait une robe de soie bleue et 'un châle, ce qui
n'a pas plu à papa.
Tandis qu'ils discutaient au suj et de range, j'ai
enfoui mon visage dans mon manchon. La four­
rure est toute douce. Soudain, j'ai entendu un
bruit, comme des petits coups sur une pierre. J'ai
levé la tête et j'ai vu une paire d'yeux bleus qui
m'observaient par-dessus la sépulture à côté de
la nôtre. Je les regardai fixement et le visage
d'un garçon a alors surgi derrière la tombe. Ses
70 Un ange passe

cheveux étaient pleins de boue et ses joues en


étaient barbouillées elles aussi. Il m'a adressé un
clin d'œil, puis il a disparu derrière la tombe.
J'ai regardé maman et papa, ils avaient fait
quelques pas dans l'allée afin de voir l'ange sous
un autre angle. Ils n'avaient pas remarqué le gar­
çon. J'ai marché à reculons entre les tombes,
sans les lâcher des yeux. Une fois que j'ai été sûre
qu'ils ne me voyaient pas, je me suis esquivée
derrière la pierre tombale.
Le garçon était adossé à celle-ci, assis sur ses
talons .
« Pourquoi as-tu de la boue dans les cheveux ?

lui ai-j e demandé.


- J'étais dans une fosse » , a-t-il répondu.
Je l'ai regardé de près. Il était couvert de boue,
il en avait sur sa veste, sur ses genoux, sur ses
chaussures et jusque sur ses cils.
« Je peux toucher la fourrure ? demanda-t-il.

- C'est un manchon, dis-je. Mon manchon.


- Je peux le toucher ?
- Non. » M'en voulant alors de lui avoir
répondu ça, je lui tendis le manchon.
Le garçon cracha sur ses doigts, les essuya sur
sa veste, puis il tendit la main et caressa la four­
rure.
« Qu'est-ce que tu faisais dans une fosse ?
demandai-je.
- l'aidais l'père.
- Qu'est-ce qu'il fait ton père ?
- Il creuse les tombes, tiens ! Je l'aide. »
Nous entendîmes alors une espèce de miaule­
ment de chat. Nous jetâmes un coup d' œil par-
Le récital des anges 71

dessus la tombe. Une fillette s e tenait dans l'allée,


elle me regarda droit dans les yeux, de la manière
dont j'avais regardé le garçon. Toute vêtue de
noir, elle était très jolie avec ses yeux bruns qui
brillaient, ses longs cils et sa peau nacrée. Ses
cheveux châtains étaient longs et bouclés, beau­
coup plus beaux que les miens, raides comme
des baguettes de tambour et d'une couleur indé­
finissable. Grand-mère appelle ça un blond dé­
lavé, c'est peut-être vrai mais pas très gentil.
Grand-mère dit toujours tout ce qui lui passe par
la tête.
La fille me rappelait mes chocolats préférés ,
fourrés à l a noisette, e t j'ai tout d e suite s u , rien
qu'à la voir, que je voulais en faire ma meilleure
amie. Je n'ai pas de meilleure amie et je prie le
ciel de m'en donner une. Je me suis souvent
demandé, tandis qu'assise à St. Anne's je grelot­
tais (pourquoi fait-il toujours aus si froid dans les
églises ?), si les prières ça marche vraiment, eh
bien on dirait, cette fois, que le bon Dieu m'a
exaucée.
« Voyons, sers-toi de ton mouchoir, Livy ! Ah !
La gentille petite fille ! » La mère de la fillette
remontait l'allée en tenant la main d'une enfant
plus jeune. Un grand gaillard, à la barbe rousse,
les suivait. La plus jeune des filles n'était pas
aussi jolie. Elle avait beau ressembler à l'autre,
elle n'avait ni le menton aussi fin, ni les cheveux
aussi bouclés, ni les lèvres aussi pulpeuses. Ses
cheveux étaient plus mordorés que châtains et
elle regardait tout comme si rien ne pouvait la
72 Un ange passe

surprendre. Elle nous repéra vite, le garçon et


moi.
« Lavinia », reprit la plus grande, en haussant

les épaules et en rejetant la tête en arrière, ce qui


fit frissonner ses boucles . « Écoutez, mère, je
veux que papa et vous m'appeliez Lavinia et non
pas Livy. »
Je décidai donc sur-le-champ que je ne l'appel­
lerais jamais Livy.
« Ne manque pas de respect envers ta mère,

Livy, dit l'homme. Pour nous, tu es Livy, un


point c'est tout. Livy c'est un très joli nom, tu
sai s . Quand tu seras grande, nous t'appellerons
Lavinia. »
Lavinia regarda le sol en fronçant les sourcils.
« Et maintenant, arrête de pleurer, poursuivit­

il. Elle a été une bonne reine et elle a vécu long­


temps, mais une petite fille de cinq ans n'a pas
besoin de pleurer comme une madeleine. Et puis
tu vas effrayer Ivy May. » li hocha la tête en
direction de la sœur.
Je regardai à nouveau Lavinia. Pour autant
que je sache, elle ne pleurait pas du tout, elle
entortillait un mouchoir autour de ses doigts, j e
lui fi s signe de venir.
Lavinia sourit. Sitôt que ses parents eurent le
dos tourné, elle sortit de l'allée et alla nous rejoin­
dre derrière la tombe.
« J'ai cinq ans moi aussi, dis-je, une fois qu'elle

fut à côté de nous, et en mars, j'aurai six ans .


- Pas possible ! dit Lavinia. Figure-toi que
moi, en février, j'aurai six ans.
Le récital des anges 73

- Pourquoi tu appelles tes parents mère et


père ? Moi j'appelle les miens maman et papa.
- Mère et père c'est beaucoup plus élégant. »
Lavinia avait les yeux rivés sur le garçon à genoux
près de la tombe. « Dis-moi, s'il te plaît, comment
t'appelles-tu ?
- Maude, répondis-je avant de me rendre
compte qu'elle s'adressait au garçon.
- Simon.
- Tu es très sale.
- Arête » , dis-je.
Lavinia me regarda.
« Arrête quoi ?
- C'est un fossoyeur, c'est pour ça qu'il est
tout couvert de boue. »
Lavinia recula d'un pas.
« Apprenti fossoyeur, rectifia Simon. J'ai
commencé par être pleureur pour les entrepre­
neurs de pompes funèbres, mais l'père m'a em­
mené avec lui sitôt que j'ai su m'servir d'une
bêche.
- Il y avait trois pleureuses à l'enterrement de
ma grand-mère, dit Lavinia. L'une d'elles a même
été fouettée pour avoir ri .
- Ma mère dit qu'il n'y a plus beaucoup d'en­
terrements comme ça, ajoutai-je. Elle dit que ça
coûte trop cher et qu'on ferait mieux de dépenser
cet argent pour les vivants .
- Dans notre famille, on a toujours des pleu­
reuses aux enterrements. J'aurai des pleureuses
au mien.
- Tu vas mourir ? demanda Simon.
- Bien sûr que non !
74 Un ange passe

- Toi aussi, tu as laissé ta gouvernante chez


t oi ? » demandai-je, histoire de changer de sujet
avant que Lavinia ne s'énerve et s'en aille.
Elle rougit. « Nous n'avons pas de gouvernante.
Mère est parfaitement capable de s'occuper de
nous elle-même. »
Je ne connaissais pas d'enfants n'ayant pas de
gouvernante .
Lavinia regardait mon manchon. « Alors, tu
l'aimes mon ange ? demanda-t-elle. Mon père
m'a laissée le choisir.
- Mon père ne l'aime pas, déclarai-je tout en
sachant que je ne devais jamais répéter ce que
papa avait dit. Il appelle ça des fadaises senti­
mentales . »
Lavinia fronça les sourcils. « Si tu veux savoir,
père déteste votre ume. Et puis, qu'est-ce qu'il a
mon ange ?
- Je l'aime, dit le garçon.
- Moi aussi, mentis-je.
- Je le trouve si joli, soupira Lavinia. Quand
j'irai au ciel, je veux que ce soit un ange comme
ça qui m'y emporte.
- C'est le plus joli du cimetière, dit le garçon
et, crois-moi, je les connais tous . Il y en a trente
et un. Vous voulez les voir ?
- Trente et un, c'est un nombre premier, dis­
je. Ça n'est pas divisible par quoi que ce soit, sauf
par un et par lui-même . » Papa venait de m'expli­
quer les nombres premiers, mais je n'avais pas
tout compris .
Simon tira de sa poche un morceau de char­
bon et il se mit à dessiner à l'arrière de la pierre
Le récital des anges 75

tombale. Il eut tôt fait de faire apparaître une


tête de mort, avec des orbites toutes rondes et un
triangle noir en guise de nez, des rangées de
dents carrées et une ombre d'un côté du visage.
({ Ne fais pas ça », dis-j e . Il feignit de ne pas

avoir entendu . {{ Tu n'as pas le droit.


-- Bien sûr que si. Tant que je veux. Regarde
les tombes autour de toi. »
Je regardai celle de notre famille. Tout en bas
du socle sur lequel reposait l'urne, on avait gravé
une minuscule tête de mort. Papa serait furieux
s'il l'ap prenait. Je m'aperçus alors que chaque
tombe autour de nous avait sa tête de mort. Je ne
les avais pas remarquées j u squ'ici .
({ Je vais en graver une sur chaque tombe du

cimetière, reprit-il .
- Pourquoi ? demandai-je . Oui, pourquoi une
tête de mort ?
- Ça te rappelle ce qu'y a au-desso u s, non ?
Quoi qu'on mette sur la tombe, y a que des os là­
dedans . . .
- Vilain garçon » , lança Lavinia. Simon se
leva.
({ Je vais t'en dessiner une, dit-il. J'en dessine-

rai une derrière ton ange.


- Essaye et tu verras ! » dit Lavinia.
Simon lâcha aussitôt le m orceau de charbon.
Lavinia regarda autour d'elle comme si elle
voulait s'en aller.
({ Je connais un poème, dit soudain Simon.

- Quel poème ? Un d e Tennyson ?


- Je sais pas trop de qui. Ça dit comme ça :
76 Un ange passe

A Nunhead un garçon
En son cercueil de plomb
Un jour se réveilla.
Tel est l'confort,
Que j'savions pas
Que j'étais mort.

- Pouah ! C'est répugnant ! » déclara Lavinia.


Simon et moi nous mîmes à rire.
« L'père raconte que des tas de gens ont été

enterrés vivants, poursuivit Simon. n prétend qu'il


les a entendus gratter dans leur cercueil quand il
les recouvrait de terre.
- Vraiment ? Maman a peur d'être enterrée
vivante, dis-je.
- Je ne peux pas supporter d'entendre ça,
s'écria Lavinia en se bouchant les oreilles . Je m'en
vais. »
Elle partit entre les tombes retrouver ses pa­
rents. Je voulus la suivre, mais Simon reprit :
« Le grand-père il est enterré ici, dans la
prairie.
- Sûrement pas . . .
- Si.
- Montre-moi sa tombe. »
Simon pointa le doigt en direction d'une ran­
gée de croix en bois de l'autre côté de l'allée. La
fosse commune. Maman m'en avait parlé. Elle
m'avait expliqué que ce terrain était réservé à ceux
qui n'avaient pas de quoi s'acheter une conces­
sion.
« Où est s a croix ? demandai-je.
Le récital des anges 77

- Il en a pas . Les croix, ça dure pas. On a


planté un rosier comme ça on saura toujours où
qu'il est. On l'a chipé dans un des jardins au pied
de la colline.
J'aperçus un bout de rosier, coupé ras pour
l'hiver. Nous habitons au pied de la colline et
nous avons tout plein de roses devant la maison.
Peut-être que ce rosier était l'un des nôtres . . .
« I l travaillait lui aussi au cimetière, reprit

Simon. Pareil que l'père et moi . À l'entendre,


c'était le plus joli cimetière de Londres. Jamais il
aurait voulu être enterré ailleurs. Il en avait des
histoires à raconter sur les autres cimetières !
Des montagnes d'ossements partout. Des corps
enterrés dans un sac à ordures. Pouah ! Quelle
odeur ! Simon agita la main devant son nez.
« Sans parler des gars qui vous font disparaître

les corps pendant la nuit . . . Ici, au moins, il serait


bien en sécurité, avec un mur aussi haut que ça,
hérissé de pointes de fer.
- Il faut que je parte dis-je. Je ne voulais pas
paraître aussi effrayée que Lavinia, mais j'avoue
que je n'aimais pas entendre parler de l'odeur
des cadavres.
Simon haussa les épaules. « Y a des tas de cho­
ses que je pourrais te montrer. . .
- Peut-être une autre fois. Je courus rejoin­
dre nos familles qui cheminaient ensemble. Lavi­
nia prit ma main et la serra. l'en fus si heureuse
que je l'embrassai.
Tandis que nous gravissions la colline la main
dans la main, je pouvais entrevoir du coin de
l'œil une silhouette rappelant un fantôme qui
78 Un ange passe

sautait de tombe en tombe, nous suivait puis nous


dépassait en courant. Je regrettais que nous
l'ayons laissé.
Je donnai un discret coup de coude à Lavinia.
« li e s t drôle, tu n e trouves pas ? dis-je ponctuant

cela d'un signe de tête en d i rectio n de son ombre


alors qu'il se glissait derrière un obélisque.
- Il me plaît, dit Lavinia, même s'il parle de
choses horribles .
- Dis, tu n'aimerais pas, toi aussi, te sauver
en courant ? »
Lavinia me sourit. « Si nous le suivions ? »
Je ne m'attendais pas à cette réaction de sa
part. Je jetai un coup d'œil autour de moi, seule
la sœur de Lavinia nous regardait. « Allons-y » ,
munnurai-je.
Elle me donna la main et nous filâmes le re­
trouver.
Entre l 'abîme plein de noirceur
et les cieux
VICTOR HUGO
VICTOR H U GO

La plume de Satan *

La plume, seul débris qui restât des deux ailes


De l'archange englouti dans les nuits éternelles,
Était toujours au bord du gouffre ténébreux.
Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux
Quelque chose d'eux-mêmes au seuil de la nuit
triste,
Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste.

Cette plume avait-elle une âme ? qui le sait ?


Elle avait un aspect étrange ; elle gisait
Et rayonnait ; c'était de la clarté tombée.

Les anges la venaient voir à la dérobée.


Elle leur rappelait le grand Porte-Flambeau ;
Ils l'admiraient, pensant à cet être si beau
Plus hideux maintenant que l'hydre et le crotale ;
Ils songeaient à Satan dont la blancheur fatale,
D'abord ravissement, puis terreur du ciel bleu,
Fut monstrueuse au point de s'égaler à Dieu.
Cette plume faisait revivre l'envergure

* Extrait de La Fin de Satan (Poésie/Gallimard n° 88).


82 Un ange passe

De l'Ange, colossale et hautaine figure ;


Elle couvrait d'éclairs splendides le rocher ;
Parfois les séraphins, effarés d'approcher
De ces bas-fonds où l'âme en dragon se trans-
forme,
Reculaient, aveuglés par sa lumière énorme ;
Une flamme s emblait f otter dans son duvet ;
On sentait, à l a voir frissonner, qu'elle avait
Fait partie autrefois d'une aile révoltée ;
Le jour, la nuit, la foi tendre, l'audace athée,
La curiosité des gouffres, les essors
Démesurés, bravant les hasards et les sorts,
L'onde et l'air, la sagesse auguste, la démence,
Palpitaient vaguement dans cette plume immense ;
Mais dans son ineffable et sourd frémissement,
Au souffle de l'abîme, au vent du firmament,
On sentait plus d'amour encor que de tempête .

Et sans cesse, tandis que sur l'éternel faîte


Celui qui songe à tous pensait dans sa bonté,
La plume du plus grand des anges, rejeté
Hors de la conscience et hors de l'harmonie,
Frissonnait, près du puits de la chute infinie,
Entre l'abîme plein de noirceur et les cieux.

Tout à coup un rayon de l'œil prodigieux


Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle.
Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle,
La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l'on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Avec le glissement mystérieux d'une âme,
La plume de Satan 83

E ile se souleva debout, et, se dressant,


É claira l'infini d'un sourire innocent.
Et les anges tremblants d'amour la regardèrent.
Les chérubins jumeaux qui l'un à l'autre adhèrent,
Les groupes constellés du matin et du soir,
Les Vertus, les Esprits, se penchèrent pour voir
Cette sœur de l'enfer et du paradis naître.
Jamais le ciel sacré n'avait contemplé d'être
Plus sublime au milieu des souffles et des voix.
En la voyant si fière et si pure à la fois,
La pensée hésitait entre l'aigle et la vierge ;
Sa face, défiant le gouffre qui submerge,
Mêlant l'embrasement et le rayonnement,
Flamboyait, et c'était, sous un sourcil charmant,
Le regard de la foudre avec l'œil de l'aurore.

L'archange du soleil, qu'un feu céleste dore,


Dit : - De quel nom faut-il nommer cet ange, ô
Dieu ?

Alors, dans l'absolu que l'Être a pour milieu,


On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre : - Liberté.
P I E RRE A U T I N - G R E N I E R

Cruauté >

Des anges, nous n'en avions j amais vu pour


de bon jusqu'à ce matin de mistral où Madeleine
en a trouvé un, empêtré dans les barreaux de la
grille d'entrée comme pris dans les mailles d'un
filet. Maintes fois j'avais prévenu que cette clô­
ture était un véritable piège pour tout ce qui
vole . Si l'on m'avait laissé l'initiative, il y a belle
lurette que j'aurais supprimé cette enceinte et
lâché la maison au milieu des champs, libre !
Mais Madeleine a toujours prétexté que notre
bull-terrier opérerait alors de véritables rafles
dans les poulaillers et clapiers des fermes alen­
tour et la clôture ainsi est restée. Est-ce cepen­
dant suffisante raison si ce chien a des instincts
de panthère noire pour nous claquemurer tels
des sauvages derrière nos remparts ?
Toujours est-il que nous nous retrouvions avec,
sur les bras, cet ange à l'air halluciné et battant
la breloque, très abîmé quand même par sa dé­
concertante aventure. Ses plus mauvaises plaies

* Extrait de Je ne suis pas un héros (Folio nO 3798).


Cruauté 85

lavées à l'eau claire puis désinfectées, nous l'avons


frictionné d'huile adoucissante ; il nous fallut
aussi confectionner une attelle pour maintenir
l'une de ses ailes assez sérieusement endomma­
gée. C'est Madeleine qui eut l'idée de l'installer
ensuite un peu à l'écart sous les combles où, à
l'abri de tout danger, il pourrait petit à petit
reprendre du poil de la bête . Ce qu'il fit, ma foi,
assez vite. Il n'y a pas deux jours, nous le vîmes
tenter une sortie et venir s'ébrouer un instant
dans la cour, sous le doux soleil de décembre.
Bien qu'encore un peu diaphane d'apparence,
notre ange, c'est évident, recouvrait vie.
Aussi, quelle diabolique inspiration nous poussa,
ce matin, à partir passer la j ournée en ville, lais­
ser la lucarne des combles ouverte et notre ange
livré à lui-même avec seulement une cuvette d'eau
fraîche et quelque nourriture ? C'était se montrer
certes bien léger que céder au caprice de Made­
leine pour cette sortie en ville et ne prévoir une
seconde rien du drame qui devait s'ensuivre.
Mais a-t-on toujours prescience des catastrophes
qui nous habitent ?
Ainsi , rentrés de notre escapade à la tombée
du soir et constatant la disparition de notre
protégé, une minute nous suffit pour imaginer le
pire . . . Nous découvrîmes effectivement notre
ange tout au fond du jardin, entre les griffes de
Bull qui, lui ayant déjà dévoré la moitié du crâne,
s'en amusait maintenant comme d'une vulgaire
volaille, prenant un malin plaisir à faire craquer
sous ses crocs sanguinolents la fragile carcasse ;
86 Un ange passe

ce chien s'acharnait comme un démon sur le


cadavre du malheureux ange ! Devant l'affreux
spectacle force nous fut d'admettre qu'à l'image
de l'homme, les bêtes de même se montrent sou­
vent d'une cruauté inouïe entre elles.
ED GAR ALLAN P O E

L 'Ange du bizarre >

Par tempérament, je ne suis nullement ner­


veux, et les quelques verres de laffite que j'avais
sirotés ne servaient pas peu à me donner du cou­
rage, de sorte que j e n'éprouvai aucune trépida­
tion ; mais je levai simplement les yeux à loisir,
et je regardai soigneusement tout autour de la
chambre pour découvrir l'intrus. Cependant, je
ne vis absolument personne.
« Humph ! - reprit la voix, comme je conti­

nuais mon examen, - il vaut gué phus zoyez zou


gomme ein borgue, bur ne bas me phoir gand
che zuis azis isi à godé de phus. »
À ce coup, je m'avisai de regarder directement
devant mon nez ; et là effectivement, m'affron­
tant presque, était installé près de la table un
personnage, non encore décrit, quoique non abso­
lument indescriptible. Son corps était une pipe
de vin, ou une pièce de rhum, ou quelque chose
analogue, et avait une apparence véritablement
falstaffienne. À son extrémité inférieure étaient

* Extrait de Histoires grotesques et sérieuses (Folio n° 1 040).


88 Un ange passe

ajustées deux caques qui semblaient remplir l'of­


fice de j ambes. Au lieu de bras, pendillaient de la
partie supérieure de la carcasse deux bouteilles
passablement longues, dont les goulots figuraient
les mains.
En fait de tête, tout ce que le monstre pos­
sédait était une de ces cantines de Hesse, qui res­
semblent à de vastes tabatières, avec un trou
dans le milieu du couvercle . Cette cantine (sur­
montée d'un entonnoir à son sommet, comme
d'un chapeau de cavalier rabattu sur les yeux)
était posée de champ sur le tonneau, le trou étant
tourné de mon côté ; et, par ce trou qui semblait
grimaçant et ridé comme la bouche d'une vieille
fille très cérémonieuse, la créature émettait de
certains bruits sourds et grondants qu'elle don­
nait évidemment pour un langage intelligible.
« Che tis, - disait-elle, - gu'y vaut gue phus

zoyez zou gomme ein borgue, bur hêtre azis là,


et ne bas me phoir gand che zuis azis isi, et che
tis ozi qu'il vaut gue phus zoyez eine pette blis
grose gu'ine hoie bur ne bas groire se gui hait
imbrimé tans l'imbrimé. C'est la phéridé, la phé­
ridé, mot bur mot.
- Qui êtes-vous, j e vous prie ? - dis-je avec
beaucoup de dignité, quoique un peu dé­
monté ; - comment êtes-vous entré ici ? et qu'est­
ce que vous débitez là ?
- Gomment che zuis handré, - répliqua le
monstre, - za ne phus recarte bas, et gand à ze
gue che tépide, che tépide ze gue che drouffe pon
te tépider ; et, gand à ze gue che zuis, ché zuis
L'Ange du bizarre

chistement phenu bur gue phus le phoyiez bar


phus-memme.
- Vous êtes un misérable ivrogne, - dis-je, et
je vais sonner et ordonner à mon valet de cham­
bre de vous jeter à coups de pied dans la rue .
- Hi ! hi ! hi ! - répondit le drôle, - hu ! hu !
hu ! bur za, phus ne le buphez pas !
- Je ne puis pas ! - dis-j e , - que voulez-vous
dire ? Je ne puis pas qu oi ?
- Zauner la glauje » , - répliqua-t-il en es­
sayant une grimace avec sa hideuse petite bouche.
Là-dessus, je fis un effort pour me lever, dans
le but de mettre ma menace à exécution ; mais le
brigand se pencha à travers la table, et, m'ajus­
tant un coup sur le front avec le goulot d'une de
ses longues bouteilles, me renvoya dans le fond
du fauteuil, d'où je m'étais à moitié soulevé.
J'étais absolument étourdi, et, pendant un mo­
ment, je ne sus quel parti prendre . Lui, cepen­
dant, continuait son discours :
« Phus phoyez, - dit-il - gue le mié hait de

phus dénir dranguille ; et maindenant phus zau­


rez gui che zuis. Recartez-moâ ! che zuis l'Anche
ti Pizarre .
- Assez bizarre, en effet, - me hasardai-je à
répliquer ; - mais je m'étais touj ours figuré
qu'un ange devait avoir des ailes.
- Tes elles ! - s'écria-t-il grandement cour­
roucé. - Gu'ai-che avaire t'elles ? Me brenez-phus
bur ein boulet ?
- Non ! oh non ! - répondis-je très alarmé, -
vous n'êtes pas un poulet ; non certainement.
90 Un ange passe

- À la ponne heire ! Denez-phus tonc dran­


guille et gombordez-phus pien, hu che phus
paderai engore affec mon boing. Z' est le boulet
qui ha tes elles, et l'ipou gui ha tes elles, et le
témon qui ha tes elles, et le cran tiable qui ha tes
elles . L'anche, il n'a bas t'elles, et che zuis l'Anche
ti Pizarre .
- E t cette affaire pour laquelle vous venez,
c'est . . . c'est . . ?
.

- Zette avaire ! - s'écria l'horrible objet ; ­


oh ! guelle phile esbesse de vaguin mal ellefé
haites-phus tongue, bur temanter à ein tchiIitle­
mane et à ein anche z'il vait tes avaires ?
Ce langage dépassait tout ce que je pouvais
supporter, même de la part d'un ange ; aussi
ramassant mon courage, je saisis une salière qui
se trouvait à ma portée, et je la lançai à la tête de
l'intrus. Mais il évita le coup, ou j e le visai mal ;
car j e ne réussis qu'à démolir le verre qui pro­
tégeait le cadran de la pendule placée sur la che­
minée. Quant à l'Ange, il comprit mon intention,
et répondit à mon attaque par deux ou trois
vigoureux coups qu'il m'assena consécutivement
sur le front comme il avait déjà fait. Ce traite­
ment me réduisit tout de suite à la soumission, et
je suis presque honteux d'avouer que, soit dou­
leur, soit humiliation, il me vint quelques larmes
dans les yeux.
« Mein Gott ! - dit l'Ange du Bizarre, en appa­

rence très radouci par le spectacle de ma dé­


tresse, - le boffre omme hait drès iffre ou drès
avliché. Il ne vaut bas poire zeg gomme za ; il
vaut meddre te l'eau tans fodre phin. Denez,
L 'Ange du bizarre 91

puffez-moi z a ; puffez za, gomme u n carzon pien


zache et ne blérez blis maindenant, endentez­
phus ! »
Alors, l'Ange du Bizarre remplit mon verre (qui,
jusqu'au tiers seulement, contenait du porto)
d'un fluide incolore qu'il répandit d'un de ses
bras . J'observai que les bouteilles qui lui ser­
vaient de bras avaient autour du col des étiquet­
tes, et que ces étiquettes portaient l'inscription
Kirschenwasser.
La bonté attentive de l'Ange m'apaisa consi­
dérablement, et, soulagé par l'eau avec laquelle il
avait, à diverses reprises, coupé mon vin, je re­
trouvai enfin le calme suffisant pour écouter son
très extraordinaire discours . Je ne prétends pas
relater tout ce qu'il me dit ; mais ce que j'en
retins en substance, c'est qu'il était le génie qui
présidait aux contretemps dans l'humanité, et que
sa fonction était d'amener ces accidents bizarres,
qui étonnent continuellement les sceptiques .
Une ou deux fois, comme j e me hasardais à
exprimer ma totale incrédulité relativement à
ses prétentions , il se fâcha tout rouge, si bien
qu'à la fin je considérai comme la politique la
plus sage de ne rien dire du tout et de le laisser
aller son train.
Il parla donc tout à son aise pendant que je
restais étendu dans mon fauteuil, les yeux fer­
més, et que je m'amusais à mâcher des raisins et
à chiquenauder les queues à travers la chambre.
Mais l'Ange, cependant, interpréta cette conduite
de ma part comme un signe de mépris. Il se leva
dans un effroyable courroux, rabattit complète-
92 Un ange passe

ment son entonnoir sur ses yeux, lâcha un vaste


juron, articula une menace dont je ne saisis pas
le caractère précis, et finalement me fit un pro­
fond salut d'adieu en me souhaitant, à la manière
de l'archevêque de Gil BIas , beaucoup de bonheur
et un peu plus de bon sens .
Son départ fut pour moi un bon débarras .
JA C Q U E S PRÉ VERT
Le combat avec l 'ange *

A J. -B. Brunius

N'y va pas
tout est combiné d'avance
le match est truqué
et quand il apparaîtra sur le ring
environné d'éclairs de magnésium
ils entonneront à tue-tête le Te Deum
et avant même que tu te sois levé de ta chaise
ils te donneront les cloches à toute volée
ils te jetteront à la figure l'éponge sacrée
et tu n'auras pas le temps de lui voler dans les
plumes
ils se jetteront sur toi
et il te frappera au-dessous de la ceinture
et tu t'écrouleras
les bras stupidement en croix
dans la sciure
et jamais plus tu ne pourras faire l'amour.

* Extrait de Paroles (Folio n° 762).


J E A N - P A U L KA U F F M A N N

Un ange entre les tours *

1 er octobre 1 99 8 . 9 h 30. Je me propose, selon


l'habitude, de faire ma dévotion à Delacroix.
Débouchant du Luxembourg par la rue Bona­
parte, je distingue au loin sur la place Saint­
Sulpice un attroupement inhabituel. Postés près
de la mairie du Vr arrondissement, les badauds
ont tous le regard fixé vers l'église. L'anxiété se lit
sur leurs visages. L'air concentré et dur des agents
en tenue indique qu'un drame est en train de se
jouer. Je presse le pas.
Entre les deux tours de l'église, suspendu dans
le vide, marche un funambule. Il se trouve pres­
que à mi-distance. Le vent est très fort. Manifes­
tement le danseur de corde a du mal à tenir en
équilibre. Il flotte, oscille, s'employant à rester
immobile. Parfois le balancier qu'il tient s'agite
dangereusement . On dirait qu'il bat des ailes. Le
déploiement du contrepoids, la fragilité du fu­
nambule font penser au corps d'une libellule,
l'abdomen en forme de baguette.

* Extrait de La Lutte avec l'Ange (Folio n° 3727).


Un ange entre les tours 95

- C'est un ange ! s'exclame dans l'assistance


une voix fluette.
- Le saut de l'ange ! Eh bien ! il ne va pas
tarder à rejoindre le paradis , réplique une voix
d'homme.
La mauvaise plaisanterie provoque dans le pu­
blic des murmures de réprobation. Mezza voce,
on salue le courage de l'équilibriste, sa folle in­
conscience .
- Le fil n'est pas assez tendu, il va tomber !
- Le vent . . . C'est le vent qui le met en diffi-
culté .
- Mais non, il connaît son affaire . Regardez,
il guette l'accalmie.
- On dirait qu'il a froid.
Chacun y va de son commentaire. Les sautes
de vent détournent les jets d'eau qui éclabous­
sent la place et l'embrument de fines gouttelet­
tes. Les clients du café de la Mairie sortent pour
voir l'équilibriste, les consommateurs en terrasse
se sont levés. L'arrivée d'un fourgon des pompes
funèbres devant l'église ajoute à la confusion
générale. D'ordinaire plus assurés, les croque­
morts ne savent quelle contenance adopter. Ils
regardent hypnotisés le funambule en danger tout
en déchargeant distraitement les couronnes mor­
tuaires. L'irrésolution se lit sur les visages, à
l'image de l'homme immobilisé sur son fil. La
famille du défunt vient d'arriver.
- Il ne manquait plus que cela, s'exclame un
garçon de café. Si le glas se met à sonner, ça ris­
que de mal tourner.
- Pourquoi ? interroge un client.
96 Un ange passe

- Vous ne voyez pas ! La tour nord . . . C'est là


où se trouvent les cloches. Elles font un d e ces
bousins ! La surprise va le faire trébucher.
Sur les toits de l'église surgit un groupe d'hom­
mes. lis marchent avec précaution sur la terrasse.
« Les pompiers ! » murmure une voix. Je me

prends à songer qu'on a rarement contemplé


l'église avec une telle tension. En ce début
d'automne les deux tours peintes en 1 824 par
Delacroix se détachent avec une extrême netteté
dans l'air du matin. La forêt de colonnes que
déploie la façade fait plus que j amais ressortir la
théâtralité du sanctuaire et le caractère drama­
tique de cette voltige aérienne. On n'entend plus
que le murmure de la fontaine.
li faut viser longuement le filin pour en aperce­
voir la ligne qu'il trace entre les tours. Le trait
paraît dangereusement déraidi. Le pas que tente
d'accomplir le funambule .donne encore plus de
mou au câble. En même temps il se sert de cette
absence de tension comme d'un ressort. En plu­
sieurs bonds il se rapproche de la tour sud mais
une série de rafales lui fait perdre l'aplomb. Le
balancier tangue. L'acrobate est désarticulé. li plie
le genou droit. « Oh ! » soupire l'assistance. Par
cette génuflexion le héros semble demander
grâce . Mais à qui ? Au vent ? De fait, les rafales
s'apaisent.
En un instant, il se retrouve sur la tour sud. li
s'est servi de la corde comme d'un tremplin. Un
vrai numéro d'escamotage. On est passé de la
culbute annoncée au triomphe. Le funambule
lève les bras en signe de victoire. Plusieurs spec-
Un ange entre les tours 97

tateurs haussent les épaules, comme s'ils regret­


taient leur peur. L'assistance a déj à tout oublié.
[. .]
.

Près du commissariat il me semble reconnaître


le funambule . Les badauds l'entourent. li a les
cheveux en bataille, une fine moustache, et il
arbore un sourire enjôleur qu'il désamorce par
des clins d'œil narquois .
- Si le curé porte plainte, vous êtes cuit.
L'homme qui s'adresse au funambule est un
inspecteur de police. Très élégant, il porte une
chemise à col italien et une cravate à fleurs en
soie au nœud bien cossu. li parle au funambule
avec douceur, presque paternellement.
- Vous comprenez, il y a trop d'abus. La
grande mode aujourd'hui, c'est d'escalader de nuit
l'église et de parvenir au sommet d'une des deux
tours. C'est absolument interdit. Si j'ose dire, vous
avez trop tiré sur la corde.
- Ce sont les alpinistes qui tirent sur la corde.
Moi je marche dessus, ce n'est pas la même chose.
li parle avec un accent étranger. L'inspecteur,
qui ne sait trop si ce propos est insolent, décide
de ne pas relever. Mais il précise :
- C'est pire. Vous vous êtes laissé enfermer la
nuit dans l'église.
- Je me suis laissé enfermer, c'est vrai, mais
il fallait bien que je réceptionne le matériel.
- En plus, vous avez un complice !
Le funambule, embarrassé, garde le silence.
- Encore une fois, ça ne dépend pas de moi.
C'est le curé qui décidera. Au revoir, monsieur, et
98 Un ange passe

de grâce ne recommencez plus, vous nous avez


fait si peur.
Je m'approche du funambule qui murmure
alors que l'inspecteur s'éloigne :
- Je recommencerai, bien sûr. Il ne peut pas
comprendre . Pour un funambule ces deux tours
sont un défi.
- Qu'ont-elles de si particulier ?
- On dirait qu'elles ont été construites pour
nous. Trente-deux mètres de distance entre les
deux ! On peut fixer facilement un câble. Et à
soixante mètres de hauteur la . vue est extraordi­
naire. Même pour vous depuis la place ! Regar­
dez : les deux tours limitent l'espace comme la
bordure d'un tableau et font ressortir les caprices
de la lumière et les mouvements du ciel.
Il me raconte qu'il a naguère traversé la Tamise
sur un fil. Non sans fierté, il précise qu'il avait
bloqué à cette occasion la circulation pendant
deux heures .
- Un funambule n'est pas un ange, hélas ! il
ne vole pas, rigole-t-il, il marche, il avance péni­
blement sur le vide. Le vide a beau n'être ni solide
ni liquide, c'est un espace terriblement plein. Le
vide du funambule noie plus sûrement que l'eau
et ensevelit plus profondément que la terre,
déclare-t-il, sentencieux.
Il me parle avec enthousiasme de Saint­
Sulpice, « la plus belle église de Paris » . Je m'aper­
çois qu'il connaît bien son histoire, son archi­
tecture . Delacroix ? « J'ai voulu lui rendre
hommage », assure-t-il . Comme je m'étonne de la
nature de ce témoignage d'admiration il répond :
Un ange entre les tours 99

- Venez, allons le voir.


Au moment où nous entrons dans l'église, la
bière franchit le portique. La cérémonie des
obsèques est terminée . Une des personnes qui
suivent le cercueil tient une bouteille d'eau miné­
rale à la main. Le funambule se dirige vers la
chapelle des Saints-Anges.
- Là-haut, j 'ai lutté comme Jacob, plaisante­
t-il .
- Certes . Mais le combat n'est pas de même
nature.
- La Lutte est aussi une histoire d'équilibre.
Regardez l'Ange et Jacob, ce sont deux forces
égales agissant en sens contraire. Cette peinture
est fondée sur le principe de la composition des
forces, autrement dit de l'équilibre.
- Jacob et l'Ange ne font pas pour autant de
l'acrobatie sur un fil.
- Non, mais vous admettrez qu'ils sont en
équilibre instable. En réalité, c'est l'Ange qui fait
le boulot. Tout repose sur lui. Sa jambe droite a
une bonne assiette. Et regardez son bras gauche
qui fait balancier ! Il compense admirablement
la poussée de Jacob. Cet ange est un modèle pour
moi. Je n'ai cessé de penser à lui là-haut.
- Mais vous ne pouvez pas limiter cette pein­
ture à une histoire d'équilibre . . .
- Bien sûr que non ! Jacob affronte cette
épreuve seul. Il a tout écarté autour de lui : sa
famille, ses serviteurs, ses troupeaux. Il va fran­
chir un passage.
- Alors Jacob, c'est vous ! Vous enjambez le
vide, vous passez de la tour nord à la tour sud,
c'est votre gué du Yabboq ?
1 00 Un ange passe

- Je vous l'ai dit, mon modèle c'est l'Ange.


Jacob serait plutôt l'adversaire. C'est mon vide à
moi. L'Ange doit le maîtriser . . .
J'essaie en vain d'attirer son attention sur l'Hé­
liodore, sur l'ange volant qui fouette l'homme à
terre. Cette peinture ne l'intéress e pas .
Je comprends soudain pourquoi : Héliodore est
maladroit de ses pieds, il a perdu l'équilibre.
« Des êtres intermédiaires

entre la Divinité et nous (VOLTAIRE )

JEAN D'ORMESSON

L'espion d u Tout-Puissant 9
Missions de confiance 13
VO LTAIRE

Ange 17
ALPHONSE DAUDET

Le Curé de Cucugnan 21
A L EXAN D R E P O U C H KI N E

Le Prophète 29
C H AR L E S BAUDELAIRE

Réversibilité 31

« Chacun de nous vit avec un ange


(ERRI DE LUCA)

DANIEL P E N NAC

C'Est Un Ange 35

101
E RRI DE LUCA

Montedidio 38
ANDRÉ GIDE

Bernard e t l'ange 41
NICOLAS LESKOV

L'Ange scellé 48
GINA B. NAHAI

Roxane ou le saut de l'ange 57


ALIX DE SAINT-ANDRÉ

L'ange et le réselVoir de liquide à freins 61


ÉMILE Z O LA

Le Rêve 64
ALOYSIUS B E R T RAND

L'Ange et la fée 66
TRACY CHEVALIER

Le récital des anges 68

« Entre ['abîme plein de noirceur


et les cieux » ( V I C T O R H U G O )

VICTOR HUGO

La plume de Satan 81
PIERRE AUTINc G RENIER

Cruauté 84
E D GAR ALLAN POE

L'Ange du bizarre 87
JACQUES P R É V E RT

Le combat avec l'ange 93


JEAN- PA U L KAUFFMANN

Un ange entre les tours 94

1 02
Pierre AUTIN GRENIER Cruauté
Extrait de Je ne suis pas un héros (Folio n° 3798)
© Éditions Gallimard, 1 993

Charles BAUDELAIRE Réversibilité


Extrait de Les Fleurs du Mal (Folio n° 32 19)

Aloysius BERTRAND L'Ange et la fée


Extrait de Gaspard de la Nuit (Poésie/Gallimard n° 1 36)

Tracy CHEVALIER Le récital des anges


Traduit de l'américain par Marie Odile Fortier Masek
Extrait de Le récital des ariges (Folio n° 3648)
Harper Collins Publishers, Londres © Tracy Chevalier, 200 1
© Quai VoltairelLa Table Ronde, 2002, pour la traduction
française

Alphonse DAUDET Le Curé de Cucugnan


Extrait de Lettres de mon moulin (Folio n° 3239)

Erri DE LUCA Montedidio


Traduit de l'italien par Danièle Valin
Extrait de Montedidio (Folio n° 3913)
© Erri De Luca, 200 1
© Éditions Gallimard, 2002, pour la traduction française
Publication originale par Giangiacomo Fettrinelli Editore,
Milan

1 03

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