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Les trois médecines de Descartes

par Claude ROMANO

| Presses Universitaires de France | XVIIe siècle

2002/4 - n° 217
ISSN en cours | ISBN 9782130529576 | pages 675 à 696

Pour citer cet article :


— Romano C., Les trois médecines de Descartes, XVIIe siècle 2002/4, n° 217, p. 675-696.

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Les trois médecines de Descartes1

Considérés souvent comme de simples curiosités ou, au mieux, comme des docu-
ments d’histoire des sciences, les fragments médicaux de Descartes étaient restés
jusqu’ici enfermés au tome XI de l’édition Adam et Tannery dans un ordre dispersé,
datés approximativement et dans leur latin d’origine. Grâce à la toute récente édition
qu’en a donné Vincent Aucante2, ils peuvent commencer à sortir de leur oubli. Qui,
en lisant Descartes, n’a secrètement sauté les passages qu’il consacre à la circulation
des esprits animaux et de leur feu subtil sans lumière ? Qui a pris au sérieux ses
explications de la fièvre et les remèdes qu’il préconise pour la dissolution des calculs
rénaux ? Et, pourtant, tout le mérite d’Aucante aussi bien dans cette édition que
dans son travail de thèse jusqu’à présent inédit3 a été de montrer que la médecine de
Descartes est non seulement cohérente avec sa philosophie, mais qu’elle en donne
une illustration exemplaire. N’ayant pas la compétence du spécialiste pour discuter
de l’édition elle-même, je prendrai ici la liberté – en prolongeant certaines remarques
d’Aucante aussi bien dans cette édition que dans sa thèse – de tenter de formuler
quelques-unes des questions posées par ces textes.

Loin de constituer un appendice à l’œuvre philosophique et scientifique, les écrits


médicaux de Descartes (en prenant le mot « médecine » dans son sens le plus vaste,
incluant l’anatomie, la physiologie, l’embryologie) correspondent, d’après un calcul
d’Aucante, à un cinquième environ de l’œuvre, correspondance non comprise. Mais
l’unité de la médecine cartésienne est apparue depuis longtemps problématique aux
exégètes. Il semble, en effet, qu’après avoir formulé le programme d’une médecine

1. Je remercie J.-L. Marion pour sa relecture critique de ce texte.


2. Descartes, Écrits physiologiques et médicaux, présentation, textes, traductions, notes et annexes de
Vincent Aucante, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2000.
3. V. Aucante, L’horizon métaphysique de la médecine de Descartes, thèse, Lille, 1999.
XVII e siècle, no 217, 54e année, no 4-2002
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purement mécaniste, application de la Méthode et « fondée en démonstrations


infaillibles »4, Descartes se soit heurté de plus en plus nettement à l’impossibilité de
sa réalisation. Il se serait alors tourné vers une médecine plus empirique, prenant
pour objet non plus le corps réduit à ses seules propriétés géométriques, mais
l’homme tout entier en tant que composé psychophysique. Cette seconde médecine,
qui fait intervenir une causalité proprement psychique dans la genèse de bon
nombre de maladies, serait illustrée exemplairement par la correspondance avec Éli-
sabeth. Une telle lecture a été notamment celle de Gueroult :

Il paraît des plus vraisemblables que Descartes a commencé par la médecine, phy-
sique pure, pour s’élever à une médecine du composé substantiel, et qu’une des prin-
cipales raisons qu’il a eues de confesser son échec médical partiel fut la conviction
grandissante que les conceptions purement mécanistes ne peuvent suffire à élaborer
la médecine, le corps humain n’étant pas uniquement étendue pure, mais aussi subs-
tance psychophysique.5

Cette reconstruction soulève pourtant quelques difficultés. Y a-t-il eu – tout au


moins aux yeux de Descartes – « échec » de la médecine scientifique ? Il est vrai
que l’Abrégé de médecine qu’il promettait à Huygens6 en 1638 n’a jamais vu le jour. Il
est vrai aussi que Descartes confie à plusieurs reprises ses doutes et ses difficultés
dans l’élaboration d’une médecine scientifique. Il écrit, par exemple, à Mersenne,
en février 1639, à propos de ses recherches anatomiques et de ses travaux de
dissection :

C’est un exercice où je me suis souvent occupé depuis onze ans, et je crois qu’il
n’y a guère de médecin qui y a regardé de si près que moi. Mais je n’y ai trouvé aucune
chose dont je ne pense pouvoir expliquer en particulier la formation par les causes
naturelles, tout de même que j’ai expliqué, en mes Météores, celle d’un grain de sel ou
d’une petite étoile de neige [...]. Mais je n’en sais pas encore tant pour cela, que je
puisse seulement guérir une fièvre. Car je pense connaître l’animal en général, lequel
n’y est nullement sujet, et non pas encore l’homme en particulier, lequel y est sujet.7

Mais ces textes sont-ils suffisants pour pouvoir conclure à un « échec » ? Il fau-
drait d’abord proportionner celui-ci aux réussites médicales de l’époque. Or Des-
cartes, non moins que Molière, se plaît à souligner l’ « ignorance des médecins »8 de

4. Lettre à Mersenne, janvier 1630, AT I, p. 106.


5. M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, 1968, t. II, p. 247-248. Il semble qu’Aucante
reprenne au moins partiellement à son compte cette interprétation : cf. Écrits physiologiques et médicaux,
p. 197 : « L’idéal d’une médecine scientifique, telle que l’envisageait le Discours, a dû céder la place à cette
“médecine pratique” [...] où l’habitude acquise par l’exercice est reine » (nous soulignons). Même erreur
chez É. Aziza-Shuster : il y aurait eu « retournement » et « désaveu » du projet cartésien (Le médecin de
soi-même, PUF, 1972, p. 11).
6. Lettre à Huygens, 25 mai 1638, AT I, 507.
7. Lettre à Mersenne du 20 février 1939, AT II, 525-526. Cf. aussi à Newcastle, octobre 1645 ; à
Chanut, mai 1646, AT IV, 440.
8. Lettre à Mersenne, 23 novembre 1646, AT IV, 565.
Les trois médecines de Descartes 677

son temps, mettant en garde ses amis contre leurs remèdes. Mais surtout, si on la
regarde de près, la chronologie ne permet guère de se rallier à la thèse de Gueroult.
Il n’y a eu ni échec de la médecine dualiste et déductive, ni abandon de celle-ci au
profit d’une seconde qui en serait, dès lors, le « succédané »9. Il est frappant, au
contraire, de constater que, du Discours de la méthode à la lettre-préface des Principes,
aucune rétractation n’intervient ni aucune modification quant au statut épistémolo-
gique général de la médecine. Dans la VIe partie du Discours, Descartes affirme, en
effet, la possibilité de trouver, à partir des « notions générales touchant la phy-
sique » et en procédant avec ordre et méthode, « des connaissances qui soient fort
utiles à la vie »10 en vue d’une maîtrise scientifique et technologique de la nature. Or
cette maîtrise, ajoute-t-il, « n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infi-
nité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et
de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la
conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien, et le fondement de
tous les autres biens de cette vie »11. La médecine se trouve ici placée aux côtés des
arts mécaniques en tant qu’application légitime de la physique. Elle est, du moins
en droit, sa première et principale application puisque la santé est le premier des
biens en cette vie. Dix ans plus tard, Descartes maintient cette même symétrie
entre la médecine, les arts mécaniques et la morale : la philosophie doit être cette
« parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la
conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les
arts »12. En tant qu’elles constituent des connaissances acquises méthodiquement à
partir des vrais principes, la médecine, la morale et la mécanique apparaissent donc
dérivées de la physique et comparables à trois branches dont celle-ci serait le
tronc13 ; et Descartes, à cette époque, ne doute pas de pouvoir achever sa physique,
si du moins il avait la possibilité de procéder aux expériences nécessaires14, ni, par
suite, de pouvoir « traiter exactement de la médecine »15 : bref, il n’a nullement
rompu avec le projet d’une médecine exacte adossée à la physique et fondée sur
des démonstrations certaines.
Ainsi, à l’encontre de la thèse qui ne verrait qu’un lien de succession entre ces dif-
férentes approches médicales, il faut soutenir : premièrement, que Descartes n’a
jamais renoncé au projet d’une médecine démonstrative, même s’il en a différé sans
cesse la réalisation ; deuxièmement, que cette médecine dualiste et mécanique
coexiste apparemment sans difficultés à ses yeux avec une médecine du composé
psychophysique humain qui voit dans les passions la cause de nombreuses maladies,
par exemple dans la tristesse la cause de la « fièvre lente »16 ; enfin, que si Descartes a
fait part à ses correspondants de doutes et d’hésitations, celles-ci touchaient moins

9. Gueroult, op. cit., p. 268.


10. Discours de la méthode, AT VI, 61.
11. Ibid., AT VI, 62.
12. Principes, préface, AT IX-2, 2.
13. Ibid., AT IX-2, 14, l.25-28.
14. AT IX-2, 17, l.10-16.
15. AT IX-2, 17, l.6-7.
16. Lettre à Élisabeth, 18 mai 1645, AT IV, 201.
678 Claude Romano

aux fondements mêmes de sa théorie médicale, qu’à ses prolongements thérapeu-


tiques immédiats17. Bref, comme l’indiquait d’ailleurs H. Dreyfus-Le Foyer dans un
article ancien mais séminal, « Descartes n’a pas songé à substituer une médecine ani-
miste à une médecine mécaniste »18.
Mais alors, comment comprendre la coexistence de ces différentes médecines à
l’intérieur de l’édifice conceptuel de Descartes ? Tenter de répondre à cette question,
c’est s’interroger sur l’arrière-plan philosophique – et métaphysique – de la méde-
cine de Descartes, mais c’est sans doute aussi, de manière plus décisive, s’interroger
sur ce qui fait l’étrange modernité de son œuvre. Il se pourrait, en effet, que la méde-
cine cartésienne, par ses tensions et ses présupposés, reflète une situation qui, par
bien des aspects, soit encore aujourd’hui la nôtre. D’un côté, Descartes est assuré-
ment l’un des tout premiers, sinon le premier, à avoir formulé l’idée d’une médecine
purement scientifique dont la thérapeutique serait une simple application et qui
pourrait, dès lors, nous garantir une maîtrise en droit illimitée sur notre nature, nous
« exempter d’une infinité de maladies » et « même aussi peut-être de l’affaiblissement
de la vieillesse »19, exercer son contrôle sur la mort elle-même en nous permettant
d’ « obtenir quelques délais de la nature »20. Il ouvre ainsi la voie à la médecine
moderne comme techno-science. Mais Descartes est aussi paradoxalement le pre-
mier à avoir étendu le mécanisme au-delà de la nature mécanique elle-même, c’est-à-
dire à avoir formulé avec toute la rigueur requise l’idée d’une causalité de l’âme sur le
corps où prennent leur source les maladies, et à avoir ainsi inauguré une idée qui va
faire fortune quelques siècles plus tard : celle d’une médecine psycho-somatique.
Loin de s’opposer ou de se contredire, ces deux médecines reposent, d’ailleurs, sur
le même présupposé mécaniste et se complètent. En outre, Descartes est aussi, plus
discrètement, l’inventeur d’une troisième voie thérapeutique dont la nouveauté est
passée généralement inaperçue, celle d’une médecine que le sujet serait seul à pou-
voir s’appliquer, puisqu’elle repose tout entière sur son instinct : si nous savons
écouter notre nature, nous sommes nos propres et nos meilleurs médecins21. Il four-
nit ainsi aux idées de médecine « naturelle » et d’automédication leur premier fonde-
ment théorique.
Si Descartes semble si bien délimiter le champ et l’étendue de nos pratiques
médicales, le problème décisif qui se pose est le suivant : la coexistence, dans son
œuvre, de ces trois types de médecine est-elle purement fortuite, ou bien celles-ci
forment-elles trois aspects d’une même révolution conceptuelle ou – pour employer
un langage à la mode – d’un même changement de paradigme ? Nous ferons l’hypo-
thèse suivante : elles reposent toutes trois non seulement sur l’abandon, mais sur le
démantèlement du concept grec de technè, de compétence pratique, qui prescrivait

17. Cf. la lettre au marquis de Newcastle d’avril 1645, qui fournit une explication purement méca-
niste de la fièvre et conclut pourtant : « Cela fait que la fièvre peut être guérie par une infinité de divers
remèdes, et que néanmoins tous les remèdes sont incertains » (AT IV, 191).
18. H. Dreyfus-Le Foyer, « Les conceptions médicales de Descartes », Revue de métaphysique et de
morale, 1937, p. 267 et 284 (nous soulignons).
19. Discours de la méthode, AT VI, 62.
20. Lettre à Huygens, 25 janvier 1638, AT I, 507, l.19.
21. Lettre au marquis de Newcastle, octobre 1645, AT IV, 329, et Entretien avec Burman, AT V, 179.
Les trois médecines de Descartes 679

son horizon à la médecine antique et médiévale. Ce démantèlement enveloppe de


nombreuses conséquences dont nous allons pouvoir mesurer progressivement la
portée.

LA MÉDECINE DÉMONSTRATIVE

Pour saisir l’originalité de la position de Descartes, il faut se reporter à une époque


où elle n’était pas encore atteinte. Dans le Studium bonae mentis, si l’on en croit la para-
phrase de Baillet, Descartes aurait classé la médecine au nombre des sciences libérales
(ou arts libéraux) qui, « outre la connaissance de la Vérité, demandent une facilité
d’esprit, ou du moins une habitude acquise par l’exercice »22. Cette définition est la
reprise, pratiquement littérale, du concept aristotélicien de technè : toute compétence
pratique (technè) est, en effet, pour Aristote, « une disposition acquise (hexis) à pro-
duire accompagnée de règle »23, disposition dont « la possession suppose un exercice
antérieur »24 dans la mesure où il faut l’avoir apprise pour pouvoir l’exercer et où,
inversement, c’est seulement en l’exerçant qu’il est possible de l’apprendre. Mais tout
change avec les Regulae... : il s’agit, cette fois, de penser la médecine comme un
embranchement de la science universelle fondée sur la Méthode et, pour cela, de
dénoncer toute analogie possible entre la science et les arts, entre epistémè et technai :

Ainsi, rapportant à tort les sciences qui consistent tout entières en ce que connaît
l’esprit, aux arts, qui requièrent certain usage et disposition du corps, remarquant
aussi qu’un seul homme ne peut pas apprendre ensemble tous les arts [...] ils [les
hommes] ont cru qu’il en est aussi de même dans les sciences, et les distinguant l’une
de l’autre selon la diversité de leur objet (diversitate objectorum), ils pensèrent qu’il fallait
poursuivre chacune d’elles séparément et en omettant toutes les autres.25

La fausse comparaison entre les sciences et les arts résulte ici de ce qu’on les
comprend tous deux, à la manière d’Aristote, comme des hexeis 26. De même que
chaque art ne possède de compétence qu’à l’intérieur de son domaine d’exercice, de
même chaque science devrait se définir par son « objet », c’est-à-dire, en termes aris-
totéliciens, par le genre d’étant auquel elle se subordonne. Ce faux parallélisme
empêche d’apercevoir ce qui va être la thèse de Descartes : qu’une science ne se défi-
nit pas par son genre, mais par un ordre démonstratif et sériel à l’intérieur duquel
elle prend place et en vertu duquel elle dérive de principes premiers universels, car
les plus simples et les plus évidents. Il s’agit, en somme, de promouvoir une connais-
sance absolument universelle – l’universalis sapientia (X, 361) – qui embrasse toutes les

22. AT X, 202.
23. Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140 a 4.
24. Ibid., II, 1, 1103 a 32.
25. AT X, 359-360. Sauf légère modification, nous citons les Regulae d’après la traduction de
J..L. Marion, Règles utiles et claires..., La Haye, M. Nijhoff, 1977.
26. La science est, pour Aristote, hexis apodeiktikè : « disposition qui est apte à démontrer » (ibid., VI,
3, 1139 b 31 sq.).
680 Claude Romano

sciences particulières et qui, comme la lumière du soleil, « demeure toujours une et


semblable à soi, si différents que puissent être les sujets auxquels elle s’applique »
(X, 360). Du coup, la médecine ne doit plus se définir par un domaine propre et
exclusif, le corps humain malade, mais par son insertion dans un ordre de dérivation
qui la rattache aux principes de la science des corps en général, la physique. Si elle veut
revendiquer, elle aussi, le titre de science, c’est-à-dire de « connaissance certaine et
évidente » (Règle II), elle doit décliner d’abord – au moins provisoirement – son sta-
tut de savoir utile à la vie (X, 361). Si elle veut entrer dans la connexio scientiarium, elle
doit éliminer toute référence au probable, qui était par excellence son domaine en
tant que technè, et prendre pour modèle une méthode plus universelle encore que
celle des mathématiques, et dont celle-ci découle à son tour27. La seule expérience qui
est ici requise, ce n’est plus l’empeiria d’Aristote, ce savoir du contingent qui relève du
sens commun et s’oppose au savoir nécessaire et divin de la science, mais l’intuitus
évident en tant qu’organon d’une connaissance certaine, « la conception d’un esprit
pur et attentif si aisée et si distincte qu’il ne reste plus aucun doute sur ce que nous
entendons » (X, 368). Bref, la médecine doit obéir aux préceptes généraux formulés
par les règles V à VII : réduire le complexe au simple afin de disposer toutes choses
en séries et, en partant des connaissances les plus simples et les plus indubitables,
s’élever déductivement aux plus complexes sans possibilité d’erreur, par un mouve-
ment continu de la pensée. En suivant cette Méthode, la médecine est promise à un
progrès continu : elle doit pouvoir accéder « à la connaissance de toutes choses »
(X, 372) dans son domaine et parvenir, en même temps qu’au « faîte de la connais-
sance humaine » (X, 364), au faîte de sa puissance. Ce « rêve positif », comme l’a
appelé Gueroult28, n’anticipe pas seulement celui des Lumières, il s’oppose à l’un des
traits fondamentaux de la technè médicale telle qu’elle était conçue depuis l’Anti-
quité : être une compétence qui inclut essentiellement la connaissance de ses pro-
pres limites. En tant que savoir qui veille à ses propres conditions d’exercice et qui
ne se laisse pas abstraire d’elles – savoir transcendant, par conséquent, la distinction
moderne de la théorie et de la pratique et portant non seulement ce qu’il faut faire,
mais sur comment il faut le faire et quand il faut le faire –, la technè est d’abord et
avant tout, comme le rappelle Platon, une connaissance du possible et de l’impos-
sible29. Mais la question des limites de son pouvoir est étrangère à la médecine carté-
sienne, elle est même contradictoire avec son statut, puisque, étant démonstrative,
elle doit être infaillible et, étant infaillible, elle doit pouvoir s’appliquer à tout : « Tirer
des vérités de n’importe quel sujet » (X, 374).
Si Descartes n’a pas élaboré positivement cette médecine, du moins a-t-il livré
suffisamment d’indications qui permettent d’en comprendre les ressorts et d’en tra-

27. C’est ce qui fait que Descartes, comme le remarque Aucante, n’aurait jamais franchi, sans
doute, « le pas qui l’eût fait entrer dans la médecine quantitative où s’engagèrent plusieurs de ses
contemporains, comme le fameux Harvey ou le Padouan Santorio » (loc. cit., p. 108), de même qu’il ne
s’est jamais engagé, à la différence de Kepler et de Galilée, dans l’élaboration d’une physique mathéma-
tique (cf. J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1991, p. 202 sq.).
28. Op. cit., II, p. 224.
29. Sur cette définition, cf. République, II, 360 e - 361 a.
Les trois médecines de Descartes 681

cer une esquisse. Son objet n’est pas l’homme, mais sa machine physiologique. En
appliquant cette méthode universelle de décomposition du complexe en simple, le
traité de L’homme procède ainsi à une déshumanisation préalable et méthodique de l’objet
même de la médecine30, c’est-à-dire du corps réduit aux trois natures simples de la
figure, de l’étendue et du mouvement (X, 418), de telle sorte que tout ce qui est sus-
ceptible de s’y rencontrer puisse être expliqué sans reste (sans reliquat de finalité),
par les seules lois de la mécanique :

Il faut que je vous décrive, premièrement le corps à part, puis après, l’âme aussi à
part ; et enfin, que je vous montre comment ces deux natures doivent être jointes et
unies, pour composer des hommes qui nous ressemblent (AT XI, 119-120).

Pour décrire les mécanismes de cette machine qui n’est ni animale ni humaine et
qui, à cet égard, possède le statut d’une fiction, Descartes s’appuie sur les progrès de
la physiologie nouvelle : ceux accomplis par Vésale, par Berengario, par Fabrice
d’Acquapendente, par Fernel, par Willis. Mais « les expériences sont souvent trom-
peuses » (X, 365) et Descartes en pratique assez peu. Ainsi, d’un autre côté, il s’en
remet à l’autorité des grands anciens sur des points essentiels, comme il s’en remet à
la tradition pour sa morale provisoire : il reprend à son compte, sans plus d’examen,
les esprits animaux de Galien pour expliquer l’influx nerveux ou la chaleur interne
du cœur d’Aristote31. Mais ces emprunts à la physiologie ancienne et scolastique sont
intégrés à un schéma fonctionnel qui exclut toute force cachée, telle la faculté pulsi-
fique (vis pulsifica) de Fernel pour expliquer les battements cardiaques, ou toute qua-
lité occulte qui choisirait et attirerait dans chaque partie du corps les « amas de peti-
tes parcelles de viandes » dont le sang est composé – bref, toutes ces « chimères
incompréhensibles »32 dont ses prédécesseurs ont peuplé l’organisme. Ainsi, la dis-
tribution des particules sanguines peut s’expliquer entièrement par le mouvement et
la figure, c’est-à-dire par leur localisation, leur vitesse et la taille des pores où elles
pénètrent ; l’action du cœur dérive des seules lois de la dilatation du sang qui résulte
de sa chaleur33. Évidemment, cette physiologie ne serait achevée que s’il était pos-
sible de rendre compte par des principes mécaniques non seulement du fonctionne-
ment de l’organisme, mais d’abord et surtout de sa formation. L’embryologie, bien
représentée dans le recueil d’Aucante34, est ainsi la véritable clé de voûte de l’édifice :
elle seule permettrait de combler le hiatus qui demeure dans la connaissance
humaine entre l’inorganique et l’organique.

30. Plus près de nous, René Leriche énoncera explicitement ce que Descartes laisse dans
l’implicite : « Si l’on veut définir la maladie, il faut la déshumaniser », dans « De la santé à la maladie »,
Encyclopédie française, t. VI, 1936, 6-22.
31. Pour une analyse détaillée de cet héritage, cf. H. Dreyfus-Le Foyer, art. cité, p. 242 sq., G. Can-
guilhem, La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1977, chap. II, et Aucante,
Écrits..., appendice 6.
32. La description du corps humain, AT XI, 250-251.
33. Ibid., AT XI, 244.
34. Cf., dans les Écrits physiologiques et médicaux, les Primae cogitationes circa generationem animalium, les
Fragments de 1630-1632, la quatrième partie de la Description du corps humain.
682 Claude Romano

Le schéma explicatif unifié de Descartes permet, dès lors, de subordonner entière-


ment la pathologie à la physiologie et de faire de la première une conséquence de la
seconde. Puisque toute vie provient de la chaleur du cœur, même les infections doi-
vent dériver d’une élévation thermique du sang en certaines parties du corps et donc
d’un trouble vasculaire : « La pathologie cartésienne, conclut H. Dreyfus-Le Foyer,
peut se résumer en deux propositions : 1 / non seulement la fièvre, mais la tota-
lité des entités morbides se réduit à une certaine forme d’infection sanguine ;
2 / l’infection a pour étiologie une déficience du mécanisme cardio-vasculaire »35.
Selon une telle étiologie, il faut le remarquer, il ne peut y avoir à proprement parler ni
symptôme, ni diagnostic, ni pronostic mais seulement un savoir causal, prédictif et
général. La pathologie devient objective : elle fait découler causalement toutes les mala-
dies de ce trouble unique affectant la fonction circulatoire et la fluidité du sang. Ici,
aucune diversité de facteurs pathogènes, aucune idée finaliste de « défense orga-
nique ». Les concepts de « santé » et de « maladie » apparaissent désormais probléma-
tiques puisque des concepts hippocratiques imprégnés de finalité comme ceux
d’équilibre et de déséquilibre des quatre qualités fondamentales (chaud, froid, sec,
humide) en sont nécessairement absents. En tant que savoir prédictif universel fondé
sur une explication causale univoque, la médecine ne peut avoir aucun égard, non
plus, pour les variations individuelles. Son objet n’est pas l’homme malade. Et si Des-
cartes n’a jamais fourni la thérapeutique qui lui corresponde – les fragments théra-
peutiques, tels les Remedia et vires medicamentorum de 1628 ne proposent qu’une phar-
macopée somme toute assez banale – on peut penser qu’elle aurait consisté presque
exclusivement en des moyens mécaniques propres à modifier la chaleur du sang dans
le cœur d’où dérivent toutes les autres fonctions. Bref, il n’y a ici qu’un schéma étiolo-
gique tout à fait universel et s’appliquant inconditionnellement : un trouble fonction-
nel unique entraîne des dysfonctionnements divers et, le cas échéant, des lésions
organiques. Abstraite de tout savoir du particulier, la médecine peut se passer aussi de
toute relation thérapeutique. De la théorie, la pratique n’est plus qu’une simple appli-
cation. Et c’est justement parce que la mise en pratique de la science ne pose ici aucun
problème particulier que le progrès illimité des connaissances peut se transformer en
domination illimitée de la nature. Le rapprochement des arts mécaniques et de la
médecine, dans le Discours de la méthode, est éloquent : il faut rechercher « une pratique
par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’air [...], nous les pourrions
employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi, nous rendre comme
maîtres et possesseurs de la Nature » (AT VI, 62) : réduite au rang de moyen au ser-
vice de la théorie, c’est-à-dire d’un savoir causal universellement valable, la médecine
réalise le programme d’une techno-science dont l’application pratique ne pose aucun
problème pratique mais seulement des problèmes théoriques – c’est-à-dire, juste-
ment, techniques. Par là, Descartes ouvre la voie à toutes les tentatives qui viseront à
transposer purement et simplement dans l’ordre médical la méthode des sciences de
la nature. Pourquoi ne pas considérer la pathologie comme une simple application de
la physiologie ? Ce programme a été deux siècles plus tard celui de Claude Bernard et,

35. H. Dreyfus-Le Foyer, art. cité, p. 257.


Les trois médecines de Descartes 683

plus largement, celui d’une « époque qui croyait, comme l’écrit Canguilhem, à la
toute-puissance d’une technique fondée sur la science »36. Mais ce rêve techno-
scientiste est-il vraiment derrière nous ? Il faut rappeler, en tout cas, les motifs qui le
rendent caduc. La physiologie clinique, expérimentale, présuppose la pathologie, donc
un « art » du diagnostic sans lequel elle n’aurait même aucune idée de ce qu’il lui fau-
drait chercher. Elle doit faire intervenir à un moment ou à un autre de son développe-
ment l’observation d’un comportement individuel et l’expression linguistique d’une
expérience. Quant à la maladie, elle est un fait humain, soumis à des normes indivi-
duelles, une « nouveauté physiologique »37 modifiant les normes de vie du malade et
nullement la simple conséquence de lois physiologiques universelles. C’est ce qui fait
qu’ « il n’y a pas de pathologie objective »38, et qu’il faut renoncer à la tentation de
rêver une clinique qui serait la simple application d’un savoir positif à l’efficacité tou-
jours plus scientifiquement garantie.
Entre cette médecine positive et la technè dont elle provient, il ne peut subsister
désormais qu’un abîme. Non seulement parce que la technè, en tant que connaissance
du possible et de l’impossible, échappe à toute idée d’un pouvoir hégémonique
s’exerçant inconditionnellement sur la maladie, elle ne peut se déployer, au con-
traire, qu’en prenant appui sur la physis du malade et en œuvrant de concert avec
elle ; mais d’abord, et surtout, parce que la technè médicale doit placer au centre de ses
soins l’homme malade lui-même, avec l’ensemble des dimensions qui définissent sa
situation – une situation toujours singulière : ses émotions, son mode de vie, sa per-
sonnalité. C’est ce qui fait de la médecine une discipline de l’interprétation, et tout le
contraire d’une science exacte. C’est ce dont témoigne un passage étonnant de la
République où sont distingués deux types de médecins. Les médecins-esclaves (qui
n’ont affaire qu’à des patients-esclaves) se comportent, affirme Platon, comme des
tyrans qui prescrivent à tout le monde une recette générale (ils font, dit Platon, une
« ordonnance de routine ») sans poser aucune question ni informer d’aucune
manière le malade. Pour eux, l’exercice de la médecine est de l’ordre d’une rationalité
purement technique et opératoire, n’ayant aucun égard à la singularité de la situation
où elle s’inscrit. Mais le vrai médecin procède tout autrement : « Après avoir procédé
à un examen du mal depuis son début et, à la fois, selon ce qu’exige la nature d’un tel
examen, entrant en conversation, tant avec le patient lui-même qu’avec ses amis,
ainsi, en même temps que du malade il apprend personnellement quelque chose, en
même temps aussi, dans toute la mesure où il le peut, il instruit à son tour celui qui
est en mauvaise santé ; bien plus, il n’aura rien prescrit qu’il n’ait auparavant, de
quelque façon, gagné sa confiance »39. La technè médicale ne peut être efficace et
intervenir à bon escient que si elle respecte la singularité de son « objet », la personne
humaine, qui ne se réduit pas à sa composante « biologique » mais inclut l’ensemble
de ses relations à un entourage – relations grâce auxquelles l’homme peut justement
se définir comme un vivant politique et, à travers la parole échangée, comme un

36. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 3e éd., 1991, p. 48.


37. Ibid, p. 56.
38. Ibid., p. 153.
39. Platon, Lois, IV, 720 d (trad. L. Robin).
684 Claude Romano

vivant pourvu de logos. Et si elle inclut la multiplicité de ces facteurs, c’est parce que
la constitution du corps malade a toujours partie liée avec la constitution de
l’homme comme tel. Aussi, dans le Phèdre, à Socrate qui demande : « Crois-tu que
l’on puisse comprendre la nature de l’âme sans la nature du tout ? », son interlocu-
teur répond : « Si l’on en croit Hippocrate Asclépiade, on ne peut même rien com-
prendre au corps sans cette méthode »40. La méthode médicale consiste en un discer-
nement des particularités qui déterminent le rapport de chaque âme et de chaque
corps – donc de l’homme – à la totalité dans laquelle ils s’insèrent. Ici, comme le
souligne Gadamer, « la nature du tout englobe l’ensemble de la situation existentielle
du patient, voire l’ensemble de celle du médecin »41.
En même temps que la technè, c’est donc l’homme malade, sa singularité, sa parole,
sa souffrance, son histoire, l’ensemble de ses relations sociales et le tout de sa situa-
tion existentielle, qui sont évincés de la médecine – et, par suite, aussi, le médecin lui-
même et la relation thérapeutique. Il va falloir, dans un second temps, réintroduire de
l’extérieur la subjectivité du patient, mais on ne pourra plus le faire, désormais, que
par un coup de force : soit en ramenant les maladies à des affections de l’âme, soit en
ramenant la thérapeutique elle-même à un discernement subjectif de l’instinct.

LA PSYCHO-SOMATIQUE CARTÉSIENNE

La première branche de cette alternative trouve sa réalisation principalement


dans la correspondance avec Élisabeth. Tout en maintenant jusqu’au bout l’idéal
d’une médecine scientifique, il semble que Descartes ait été de plus en plus enclin à
s’avancer dans cette voie en distinguant une médecine de « l’animal en général » et
une autre de « l’homme en particulier »42. Ce qui fait de l’homme un objet médical et
biologique d’exception, c’est l’union d’une âme et d’un corps. Cette union est si
intime qu’il faut bien se résoudre, en dépit de la distinction réelle des substances, à la
qualifier elle-même de « substantielle »43. Mais quelles conséquences cette union
entraîne-t-elle pour la médecine ? À l’étiologie générale de la fièvre que Descartes
fournissait dans une lettre au marquis de Newcastle, d’après laquelle elle « est causée
de ce qu’il s’amasse une humeur corrompue dans le mézentaire » provoquant des
troubles du système vasculaire44, se juxtapose maintenant une explication toute
différente :

La cause la plus ordinaire de la fièvre lente est la tristesse ; et l’opiniâtreté de la


Fortune à persécuter votre maison, vous donne continuellement des sujets de

40. Platon, Phèdre, 270 c, et le commentaire éclairant de Gadamer, Philosophie de la santé, trad. de
M. Dautrey, Grasset, 1998, p. 51 sq.
41. Gadamer, op. cit., p. 52.
42. Lettre à Mersenne, 20 février 1639, AT II, 526 (déjà cité).
43. « [...] hominem esse verum ens per se, non autem per accidens, et mentem corpori realiter et substan-
tialiter esse unitam, non per fictum aut dispositionem [...] sed per verum modum unionis » (à Régius,
janvier 1642, AT III, 492-493).
44. Pour plus de détails, AT IV, 190.
Les trois médecines de Descartes 685

fâcherie, qui sont si publics et si éclatants, qu’il n’est pas besoin d’user de beaucoup
de conjectures, ni être fort dans les affaires, pour juger que c’est en cela que consiste
la principale cause de votre indisposition.45

Une autre lettre à Élisabeth explicite davantage cette causalité que l’âme exerce
sur le corps :
Car la construction de notre corps est telle, que certains mouvements suivent en
lui naturellement de certaines pensées ; comme on voit que la rougeur du visage suit
de la honte, les larmes de la compassion, et les ris de la joie [...] [il en va ainsi pour]
certaines gens, qui sur le rapport d’un astrologue ou d’un médecin, se font accroire
qu’ils doivent mourir en certain temps, et par cela seul deviennent malades, et même
en meurent assez souvent, ainsi que j’ai vu arriver à diverses personnes.46

Nos passions, nos émotions – c’est-à-dire nos pensées – agissent directement sur
notre machine par l’intermédiaire du cerveau et, plus particulièrement, de la glande
pinéale, soit quand nous sommes en bonne santé (les rires, les larmes, la rougeur),
soit pour causer directement des maladies, et même la mort. Descartes ne fournit
pas ici le schéma étiologique général qui permettrait d’expliquer de quelle manière
des passions peuvent provoquer des maladies, mais l’on peut conjecturer qu’une
perturbation du mouvement des esprits animaux doit pouvoir agir, par l’intermé-
diaire du système nerveux, sur le système vasculaire d’où découle l’ensemble des
pathologies organiques47. L’essentiel, ici, est que cette causalité psychique n’invalide
pas l’explication mécanique des maladies, mais qu’elle se contente d’en prolonger
l’étiologie générale en lui adjoignant, en quelque sorte, un maillon supplémentaire.
À cette étiologie plus complexe correspond une nouvelle thérapeutique. Ce que
prône Descartes, ce n’est pas l’éradication pure et simple des passions et une
manière d’insensibilité stoïcienne, mais une méthode consistant à détourner son
attention de tous les sujets pénibles :
... une personne qui aurait une infinité de sujets de déplaisir, mais qui s’étudierait
avec tant de soins à en détourner son imagination, qu’elle ne pensât jamais à eux, que
lors que la nécessité des affaires l’y obligerait, et qu’elle employât tout le reste de son
temps à ne considérer que des sujets qui lui pussent apporter du contentement et de
la joie [...] je ne doute point que cela seul ne fût capable de la remettre en santé, bien
que sa rate et ses poumons fussent déjà fort mal disposés par le mauvais tempéra-
ment du sang que cause la tristesse.48

Cette discipline de l’attention culmine lorsque celle-ci ne se fixe plus sur rien et
flotte en quelque sorte dans un état quasi hypnotique :

... délivrer l’esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sor-
tes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s’occuper qu’à imiter ceux

45. Lettre à Élisabeth du 18 mai 1645, AT IV, 201.


46. Lettre à Élisabeth, juillet 1647, AT V, 65-66.
47. Cf. Les passions de l’âme, I, art. 46.
48. Lettre à Élisabeth, mai ou juin 1645, AT IV, 219-220.
686 Claude Romano

qui, en regardant la verdeur d’un bois, les couleurs d’une fleur, le vol d’un oiseau et
telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu’ils ne pensent
à rien.49

C’est ainsi que Descartes se serait guéri lui-même d’une toux sèche héritée de sa
mère. Mais comment fonctionne cette méthode ? Descartes l’explique dans un pas-
sage du Traité des passions :

[Presque toutes les passions sont] accompagnées de quelque émotion qui se fait
dans le cœur, et par conséquent aussi en tout le sang et les esprits, en sorte que, jus-
qu’à ce que cette émotion ait cessé, elles demeurent présentes à notre pensée en
même façon que les objets sensibles y sont présents, pendant qu’ils agissent contre
les organes de nos sens. Et comme l’âme, en se rendant fort attentive à quelque autre
chose, peut s’empêcher d’ouïr un petit bruit, ou de sentir une petite douleur, mais ne
peut s’empêcher en même façon d’ouïr le tonnerre, ou de sentir le feu qui brûle la
main : ainsi, elle peut aisément surmonter les moindres passions, mais non pas les
plus violentes et les plus fortes...50

L’âme peut donc agir volontairement sur les effets physiques des passions par
l’intermédiaire d’une causalité psychophysique. Dreyfus-Le Foyer n’a pas tort de
parler, à ce propos, d’une « véritable méthode psychothérapeutique »51. Mais ne
ferait-on pas aussi bien de parler d’une méthode « psycho-somatique » ? Non pas
toutefois, en un sens seulement analogique. Si le mot, bien entendu, ne sera inventé
qu’un siècle et demi plus tard52, Descartes est certainement celui qui a rendu conce-
vable la chose (à supposer qu’elle fût concevable). En effet, pour que quelque chose de
tel qu’une médecine psycho-somatique puisse être pensé, il faut que plusieurs condi-
tions soient remplies : 1 / admettre au moins une forme de dualisme, c’est-à-dire
poser l’existence d’une entité psychique distincte de l’entité somatique et susceptible
d’exercer sur elle une influence ; 2 / supposer que cette influence puisse être décrite
en termes de causalité : certaines maladies sont de nature « psychogène » ; 3 / enfin,
et c’est le principal, il est nécessaire que cette extension du concept de causalité
aux rapports du psychique et du somatique ne détruise pas le schéma étiologique
général des maladies mais se contente de le compléter ou de le complexifier. Or ces
trois conditions se trouvent justement réunies chez Descartes, et cela, pour la pre-
mière fois.

49. Ibid., AT IV, 220.


50. Les passions de l’âme, I, art. 46, AT XI, 363-364. Dans d’autres textes, le remède consiste plutôt
dans un exercice de la générosité où l’âme trouve dans sa propre force et vertu une joie supé-
rieure aux affections de la Fortune. Nous n’examinerons pas cet aspect, qui nous entraînerait trop loin
dans la morale cartésienne. Cf. lettre à Élisabeth du 18 mai 1645, AT IV, 203, et Les passions de l’âme,
AT XI, 442.
51. Art. cité, p. 275.
52. Il sera forgé par le psychiatre et médecin de Leipzig J. C. Heinroth (1773-1843) avec celui de
« somato-psychique » dans un écrit consacré à l’influence des passions sur la tuberculose et l’épilepsie :
cf. Edward L. Margetts, « The early history of the word “Psychosomatic” » , Canadian Medical Association
Journal, 63 (1950), p. 402-404.
Les trois médecines de Descartes 687

Avant Descartes, en effet, les doctrines de Platon ou d’Augustin étaient bel et


bien dualistes, mais leur dualisme excluait quelque chose de tel qu’une causalité effi-
ciente de l’âme sur le corps. Cela, en premier lieu, parce que le concept d’aition,
comme l’a souligné Heidegger, « n’a, dans l’horizon de la pensée grecque, rien de
commun avec l’opérer et l’effectuer »53. Le sens primordial de la causalité, celui qui
subsume tous les autres, pour Platon comme pour Aristote, c’est son sens final.
Mais ensuite, et surtout, parce que si l’âme est, pour Platon, principe (archè) de
quelque chose, ce n’est pas d’effets mécaniques dans le corps, mais seulement de la
vie du corps ou, plutôt, de son être-en-vie. Étant ce qui se meut soi-même54, elle est
ce qui donne au corps de se mouvoir : « Quand une chose se meut elle-même, ne la
désignerons-nous pas comme une chose en vie ? [...] Mais quoi, quand nous consta-
tons en certains êtres l’existence d’une âme, le cas est-il différent du précédent, ou
ne lui est-il pas identique ? Ne faut-il pas s’accorder à dire, de cet être, qu’il est en
vie ? »55. La composition de l’âme et du corps qui est propre à tout vivant ne peut pas
signifier, dans ce contexte, une interaction causale. Aussi n’y a-t-il qu’une lointaine
analogie entre une affirmation comme celle du Charmide – « on ne doit pas chercher
à guérir le corps sans chercher à guérir l’âme »56 – et l’idée moderne de psycho-
somatique. Chez Descartes, inversement, c’est parce que le corps se réduit à une
machinerie physiologique dont la « vie » n’est que le fonctionnement, que l’âme ne
peut plus être un principe vital et que le rapport des deux substances devient un rap-
port purement causal – au sens de la seule causalité admise par Descartes, la causa-
lité mécanique. L’union permet « la force qu’a l’âme de mouvoir le corps et le corps
d’agir sur l’âme en causant ses sentiments et ses passions »57. Ainsi, la mort n’est pas
la cessation de l’union, mais la cessation de l’union résulte causalement de la mort,
c’est-à-dire du fait que la machine corporelle est « rompue »58.
Mais Descartes n’est pas seulement le premier à avoir supposé l’existence d’une
véritable action de l’âme sur le corps et, par suite, d’une psychogenèse des maladies,
il est aussi le dernier – tout au moins à son époque. Après Descartes, en effet, cette

53. Cf. Heidegger, « Die Frage nach der Technik », dans Vorträge und Aufsätze, GA, Bd. 7, Frankfurt
am Main, 2000, p. 9 sq. Trad. fr. dans Essais et conférences, Paris, 1958, p. 13 sq.
54. Cf. la définition de l’âme dans les Lois (X, 896 a) comme « le mouvement qui est capable de se
mouvoir lui-même », c’est-à-dire la vie.
55. Lois, X, 895 e.
56. Charmide, 157 e. On ne peut comprendre une telle affirmation si l’on ne prend pas en considéra-
tion le fait que le dualisme platonicien enveloppe toujours un ordre hiérarchique (le corps doit obéir à
l’âme) et possède, à cet égard, un sens d’abord éthique : ce que veut souligner ici Platon, c’est que ce
qu’on appelle « santé physique » n’est jamais dissociable d’une « santé éthique », c’est-à-dire d’un juste
rapport entre l’âme et le corps où celui-ci est subordonné à celle-là. C’est pourquoi le Timée peut
affirmer que le rétablissement de la santé consiste toujours dans le rétablissement d’une juste propor-
tion entre l’âme et le corps ; car « il n’est point de proportion ou de disproportion plus importante que
celle de l’âme elle-même par rapport au corps lui-même » (Timée, 87 c-d ). En somme, la seule vraie thé-
rapeutique est philosophique, elle consiste à rendre l’homme meilleur, et c’est bien celle que conseille le
Charmide quand il recommande aux médecins de recourir à des incantations, c’est-à-dire à des discours
contenant de belles pensées – à rien d’autre qu’à la philosophie elle-même !
57. Lettre à Élisabeth, 21 mai 1643, AT III, 665.
58. Les passions de l’âme, I, art. VI, AT XI, 330-331.
688 Claude Romano

idée d’une interaction causale entre les deux substances dont il reconnaît lui-même
qu’elle est à la fois confuse et contradictoire59 va être peu à peu abandonnée. La plu-
part des cartésiens, à l’instar de Régius, tendront à faire de l’homme un « être par
accident » – à commencer par Malebranche dont l’occasionnalisme maintiendra la
distinction des substances tout en abandonnant toute idée d’une efficace réelle entre
elles60. Quant aux médecins, tels La Forge61, ils ne retiendront de la médecine carté-
sienne que son versant mécaniste et liront l’ensemble de l’œuvre à la lumière du
traité de L’homme. Non seulement la psycho-somatique cartésienne est unique en
son genre, mais elle fournit d’une certaine manière les bases conceptuelles de celles
qui vont suivre.
Il suffit d’ailleurs de comparer le schéma étiologique des maladies proposé par
Descartes avec celui de ses lointains successeurs. Pour lui, nous l’avons vu, ce sont
d’abord les émotions qui, par l’intermédiaire du système nerveux, affectent le fonc-
tionnement de l’organisme. Le fondateur de l’École de Chicago, Franz Alexander,
ne s’exprime pas autrement : pour lui, « l’expression “maladie psycho-somatique”
signifie la présence de facteurs émotionnels à rôle étiologique », ce qui implique que
« la plus grande partie des maladies sont psycho-somatiques »62. Ainsi, reprenant
l’exemple même de Descartes, il affirme qu’ « il existe pour chaque situation émo-
tionnelle un syndrome spécifique de modifications physiques, de réactions psycho-
somatiques telles que le rire, les larmes, la rougeur »63, et que, de la même manière,
la plupart des troubles fonctionnels à l’origine de dysfonctionnements organiques
résultent de conflits émotionnels par l’intermédiaire des voies nerveuses et humora-
les. Il y a ici un dualisme qui est induit par le concept même de maladie psychogène,
de sorte que, si Alexander rejette la distinction cartésienne en affirmant qu’elle est
« ce que le point de vue psycho-somatique essaie d’éviter », c’est parce qu’il mécon-
naît que le cartésianisme ne se caractérise pas moins par l’union substantielle que par
la distinction réelle. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas de reconnaître, quelques pages
plus loin, que « le problème de la psychogenèse est étroitement lié à l’ancien dua-
lisme de la psychè et du soma »64. Bien entendu, il existe plusieurs écoles psycho-
somatiques (avec ou sans tiret) et l’essentiel de leur outillage conceptuel est
emprunté à Freud et non à Descartes. Mais le freudisme n’exclut pas le dualisme et il
présente au contraire, au plus haut point, l’association d’un psychologisme et d’un

59. Lettre à Élisabeth, 26 juin 1643, AT III, 693 : « [Il ne me semble pas] que l’esprit humain soit
capable de concevoir bien distinctement, et en même temps, la distinction d’entre l’âme et le corps, et
leur union ; à cause qu’il faut, pour cela, les concevoir comme une seule chose, et ensemble les conce-
voir comme deux, ce qui se contrarie ».
60. Cf. G. Rodis-Lewis, L’anthropologie cartésienne, Paris, PUF, 1990.
61. Louis de La Forge, L’homme de René Descartes (1664), réédité dans le « Corpus des œuvres de phi-
losophie de langue française », Paris, Fayard, 1999.
62. F. Alexander, « Problèmes méthodologiques en médecine psychosomatique », L’Évolution psy-
chiatrique, no 3, 1953, p. 333 sq.
63. F. Alexander, La médecine psychosomatique, trad. de S. Horinson et E. Stern, Paris, 1952, p. 3.
64. Ibid., p. 43 et 47. Symptomatique de cette même erreur, un livre récent consacré au même sujet
débute ainsi : « Bien que tenue par un non-sens pour bon nombre d’estimables cartésiens, la notion de
“psychosomatique”... » (P.-H. Keller, La médecine psychosomatique en question, Paris, Odile Jacob, 1997,
p. 17).
Les trois médecines de Descartes 689

positivisme qui culmine dans l’idée d’un déterminisme psychique pouvant éventuel-
lement se traduire en un déterminisme physique (les « névroses d’organe »). La
chose est plus explicite encore chez Groddeck pour lequel l’organisme est « vécu » et
« agi » par un Ça tyrannique et tout-puissant conçu comme une pure entité psy-
chique : « Le Ça de l’être humain “pense” bien avant que le cerveau n’existe ; il pense
sans cerveau, construit d’abord le cerveau »65. Dans tous les cas, alors même qu’elle
se proclame une médecine de l’homme total, la médecine psycho-somatique se
voit toujours confrontée au même dilemme : d’un côté, la nécessité de distinguer
deux entités pour pouvoir établir entre elles un lien causal (sans quoi, elle ne pour-
rait atteindre à aucun statut explicatif, donc scientifique) ; de l’autre, la nécessité
d’affirmer que ces deux entités n’en forment qu’une seule, sans quoi il n’y aurait
jamais de maladie humaine. On retrouve là exactement les termes de Descartes.
Mais une chose est de dire que la maladie doit être comprise comme un phénomène
humain total, une autre est de dire qu’elle peut être expliquée par quelque chose de tel
qu’une causalité psychique. Ce qui rend hautement problématique cette extension
du concept physique de « cause » au-delà de la sphère de la physique que Descartes a
été le premier à tenter, c’est la considération suivante : pour pouvoir établir un lien
causal entre deux événements préalablement identifiés, il doit être possible d’inter-
venir de l’extérieur sur le système afin de modifier les antécédents causaux et d’étu-
dier l’éventuelle répercussion de cette modification sur ses présumés « effets ». Sans
la possibilité d’une telle intervention, il est tout à fait impossible de faire le départ
entre une succession régulière et un strict rapport causal – ce serait le chant du coq
qui ferait se lever le soleil. « L’idée d’atteindre une cause, comme l’écrit Pradines, est
en somme toujours l’idée de produire un effet »66. Mais agir extérieurement sur le
système (en l’occurrence le psychisme dans son rapport au somatique) est une possi-
bilité qui n’existe absolument pas dans le cas d’une maladie : au cours d’une psycho-
thérapie, le thérapeute ne modifie rien chez son patient, c’est le malade qui, dans les
meilleurs des cas, modifie son attitude, c’est-à-dire un élément du système. Même le
thérapeute est ici un élément à l’intérieur du système formé par le patient et par
l’ensemble de ses relations sociales. Bref, il n’y a ici aucune possibilité logique de dis-
tinguer une vraie causalité d’une simple corrélation. En l’absence d’un tel critère, le
concept de maladie psycho-somatique n’a donc aucune portée explicative. Elle cons-
titue tout au plus une description dont le trait distinctif est qu’elle repose sur une
contradiction dans les termes et qu’elle possède, pour reprendre une formule de
Medard Boss, « à peu près la même stabilité qu’un cloître érigé sur la pointe du para-
tonnerre d’un gratte-ciel »67. Mieux vaudrait dire, sans doute, que la maladie en tant
qu’elle est liée à l’histoire du patient, à des comportements, à sa vie affective, rela-
tionnelle, etc., est un phénomène qui possède d’emblée du sens et que c’est seulement
à ce titre – en tant qu’événement doué de sens – qu’elle constitue, à travers un savoir
de type causal, l’objet et l’enjeu d’une thérapeutique.

65. W. G. Groddeck, Le livre du Ça, trad. de L. Jumel, Paris, Gallimard, 1973, p. 282.
66. M. Pradines, Philosophie de la sensation, Paris, 1928, II, 1, p. 87. On trouve une thèse analogue
dans G. von Wright, Explanation and Understanding, Cornell Univ. Press, 1971.
67. M. Boss, Introduction à la médecine psychosomatique, trad. de W. Georgi, Paris, PUF, 1959, p. 1.
690 Claude Romano

MÉDECIN DE SOI-MÊME

Les deux premières médecines sont solidaires : loin de s’exclure, elles se complè-
tent. La considération de l’union rend possible une nouvelle thérapeutique qui para-
chève l’ancienne et ne la supprime pas. Il en va tout autrement de cette idée récur-
rente qui traverse plusieurs textes à partir de 1645, selon laquelle nous devons être
nos propres et nos meilleurs médecins. Sa formulation la plus nette se trouve dans
une lettre au marquis de Newcastle :
Tout ce que j’en puis dire à présent [i.e. de la médecine] est que je suis de l’opinion
de Tibère, qui voulait que ceux qui ont atteint l’âge de trente ans, eussent assez
d’expériences des choses qui leur peuvent nuire ou profiter, pour être eux-mêmes
leurs médecins.68

Cette médecine empirique que chacun est susceptible d’exercer sur lui-même,
tout opposée qu’elle soit à la médecine scientifique, trouve cependant sa justification
dans le système de Descartes. Elle s’installe dans le seul domaine où est « levée » la
contradiction de l’union substantielle, celui de la pratique ou de l’usage de la vie, là
où nous faisons tous une expérience continuée de notre nature indivisiblement cor-
porelle et spirituelle :
C’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires [entendons :
non philosophiques], et en s’abstenant de méditer et d’étudier aux choses qui exer-
cent l’imagination, que l’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps.69

C’est donc dans ce domaine obscur où toute évidence intellectuelle fait défaut – et
n’est pas même à espérer – que doit prendre place la thérapeutique dont parle Descar-
tes. Or, pour exempt qu’il soit de toute certitude, ce domaine de la pratique n’est pas
pour autant dépourvu de tout fil conducteur. Infrascientifique, labyrinthique, il mani-
feste des signes qui ne trompent pas. Il en va ainsi de nos sens : la garantie divine nous
assure qu’ils ne sont pas trompeurs et qu’il est possible de nous en remettre à eux
comme à des instruments fiables, non pas parce qu’ils nous présenteraient les choses
telles qu’elles sont en vérité, mais parce qu’en les transposant à travers un système de
signes ils nous permettent de bien juger des rapports qu’elles entretiennent avec
l’exigence de conservation de notre corps. Aussi la Sixième Méditation précise-t-elle
que, touchant non à la vérité des choses mais à leur utilité pour nous, nos sens nous
« signifient plus ordinairement le vrai que le faux, touchant les choses qui regardent
les commodités et les incommodités du corps »70. Il y a ici une sorte de langage que
nous parle notre nature71. Le vrai aussi bien que le faux dans l’ordre pratique, ce sont

68. Lettre au marquis de Newcastle, octobre 1645, AT IV, 329.


69. Lettre à Élisabeth, 28 juin 1643, AT III, 692.
70. Méditation Sixième, AT IX, 71.
71. Cette idée d’un langage de la nature d’institution divine sera reprise par Malebranche et surtout
par Berkeley. Le passage décisif, à ce propos, se trouve au début du Monde où les idées issues des sens
sont décrites à la fois et indissociablement comme des signes institués par la Nature et comme des
représentations (AT XI, 4).
Les trois médecines de Descartes 691

l’utile et le nuisible pour nous. Ce langage divin, Descartes l’appelle aussi « instinct ».
L’instinct se définit comme « une certaine impulsion de la nature à la conservation de
notre corps »72. Mais l’instinct possède une forme humaine et une forme animale :
pour les bêtes, il n’est qu’un mécanisme bien monté auquel l’animal doit obéir aveu-
glément73 ; mais l’homme n’obéit pas instinctivement à l’instinct, il s’en sert au lieu de
le servir. Et puisque celui-ci est fait pour lui de signes, il lui revient d’en déchiffrer le
message. C’est sur un tel déchiffrement que repose l’idée d’une médecine que la sub-
jectivité pourrait s’appliquer à elle-même, indépendamment de toute autorité exté-
rieure, de toute compétence et, a fortiori, de toute science médicale :
Même quand nous sommes malades, la Nature demeure néanmoins toujours la
même ; il semble même qu’elle ne nous fait tomber malades, que pour que nous nous
relevions plus valides, et en état de mépriser ce qui est contraire à la santé et la com-
promet ; mais il faut pour cela l’écouter.
Et encore :
La Nature arrive à se rétablir elle-même : elle a parfaitement conscience intérieure-
ment de son état, et le connaît bien mieux qu’un médecin qui ne voit que le dehors.74
Il va de soi que la « nature » dont parle ici Descartes et qu’il convient d’écouter
comme un oracle intérieur n’est pas la nature matérielle. Plus de quinze ans plus tôt,
Descartes avait pourtant mis en garde contre toute personnification de la nature qui
en ferait une sorte de « déesse » :
Sachez donc que par Nature, je n’entends point ici quelque déesse, ou quelque
autre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour signifier la
Matière même.75
Mais n’est-ce pas cette déesse à laquelle, à présent, il convient de prêter l’oreille ?
En fait, cette « Nature » dont il faut être conscient ou, plutôt, qui est consciente
d’elle-même (natura ipsi sui conscia), ce n’est rien d’autre que chaque homme en tant
que corps et âme, en tant que composé substantiel. Cette « conscience » immanente
à la nature n’introduit ici aucun animisme dans le monde matériel, mais renvoie à
cette signalétique naturelle qui est constitutive de l’instinct et en vertu de laquelle
chaque homme apparaît pour lui-même déchiffrable. Ainsi, une thérapeutique de
l’instinct est non seulement possible, aux yeux de Descartes, mais préordonnée à toute
autre et supérieure quant à ses résultats :
En effet, il me semble qu’il n’y a personne, qui ait un peu d’esprit, qui ne puisse
mieux remarquer ce qui est utile à sa santé, pourvu qu’il y veuille un peu prendre
garde, que les plus savants docteurs ne lui sauraient enseigner.76

72. Lettre à Mersenne, 16 octobre 1639, AT II, 599. Aucante a montré l’importance de cet instinct
pour la médecine de Descartes.
73. Lettre à Newcastle, 23 novembre 1646, AT IV, 573-575.
74. Entretien avec Burman, AT V, 179.
75. Traité de la lumière, AT XI, 36.
76. Au marquis de Newcastle, octobre 1645, AT IV, 330.
692 Claude Romano

Médecine solipsiste, en quelque sorte, comme il y a chez Descartes une métaphy-


sique solipsiste, et pour laquelle le médecin intérieur est préférable et supérieur au
médecin extérieur, et l’innocence de la nature à toutes les compétences humaines.
On conçoit que cette automédication systématique se situe aux antipodes de la
médecine scientifique. Fondée sur l’expérience intérieure, elle ne réintroduit pas seu-
lement une forme d’empeiria exclue par la méthode, mais aussi toute une sémiologie
qui avait été rendue caduque par le postulat mécaniste ; puisqu’elle doit se dérouler
dans le domaine de l’union et donc du sentiment, c’est-à-dire de l’obscur et du
confus, et en l’absence de toute certitude, elle doit procéder à la manière de la méde-
cine hippocratique par un déchiffrement de symptômes : elle sera, de nouveau, un
art. Et, dans la mesure où elle repose tout entière sur ce que l’instinct nous présente
comme utile ou nuisible à notre propre conservation, elle renoue aussi avec une cer-
taine finalité. Exclue de l’univers physique, celle-ci reflue tout entière en Dieu
puisque c’est lui qui, en ayant disposé les rouages de notre machine de telle manière
qu’ils puissent pourvoir à notre conservation vitale, nous parle un langage à la fois
obscur et limpide : incompréhensible à l’entendement mais transparent au senti-
ment. Plus exactement, cette finalité est à la fois en Dieu et en nous : en Dieu
comme créateur du monde, en nous comme ses interprètes. Bref, elle n’est pas dans
le corps considéré en lui-même (puisqu’il n’y a en lui qu’effets mécaniques) mais
dans le favorable et le nuisible tels qu’ils nous apparaissent d’instinct : elle est trans-
portée tout entière dans le domaine de la représentation. C’est l’esquisse d’un thème
que le XVIIIe siècle amplifiera et qui aboutira à la Critique de la faculté de juger de Kant.
L’originalité de cette doctrine cartésienne de l’automédication nous semble avoir
été largement méconnue. Certes, Aucante remarque à juste titre que « le privilège de
l’ego propre à Descartes trouve en cette matière une déclinaison médicale inat-
tendue »77 – et, pourrait-on ajouter, d’autant plus inattendue qu’elle étend le privilège
épistémique de l’ego au-delà de l’évidence du cogito, au-delà de la sphère de la pensée
claire et distincte, c’est-à-dire au-delà du champ de la science comme connaissance
certaine et indubitable. Mais cela ne l’empêche pas de reconduire à Hippocrate l’idée
du « médecin de soi-même », en renvoyant au passage suivant du traité Du régime :
« Il faut que l’homme qui est intelligent, comprenant que la santé est le premier des
biens, sache se secourir de son chef dans les maladies »78.
On trouve tout dans ce passage : l’idée que la santé est le premier des biens, l’idée
qu’ « il n’y a personne qui ait un peu d’esprit, qui ne puisse [...] remarquer ce qui est
utile à sa santé... » – tout, sauf précisément la notion de médecin de soi-même ! Car se
secourir soi-même dans les maladies, cela peut se faire sur la base de la seule expé-
rience, ou sur la base d’une véritable technè, d’un savoir pratique, d’une compétence.
Or l’expérience ne confère pas à elle seule une compétence médicale. Ce dont parle le
texte d’Hippocrate, c’est de cette seule expérience par laquelle nous pouvons tenter
de nous maintenir en bonne santé, nullement d’un savoir au sens propre : c’est pour-
quoi le mot technè n’y figure pas. Se secourir soi-même, ce n’est justement pas être son

77. L’horizon métaphysique..., op. cit., p. 413.


78. Cité par Aucante, L’horizon métaphysique..., p. 389.
Les trois médecines de Descartes 693

propre médecin, car cela impliquerait que nous n’eussions nul besoin de médecins – ce
qui n’est certainement pas la thèse d’Hippocrate.
Pourtant, cette même idée d’une filiation entre Hippocrate et Descartes a été for-
mulée par Évelyne Aziza-Shuster dans son livre Le médecin de soi-même : avec ce
thème, écrit-elle, Descartes aurait fait place à « l’idée hippocratique de vis medicatrix
naturae »79. On a beau parcourir tout le chapitre II où l’auteur cite un grand nombre
de textes du corpus hippocratique, ce qui est frappant, c’est que l’expression « méde-
cin de soi-même » – ou toute autre formule de même signification – ne s’y trouve
pas. Et si l’expression ne s’y trouve pas, c’est que la chose n’y figure pas non plus, et
cela, pour de bonnes raisons. En effet, la doctrine hippocratique selon laquelle le
médecin doit, par son activité, prolonger le mouvement de la physis dans la mesure
où c’est elle, et elle seule, qui guérit, repose justement sur une distinction stricte de
ce qui relève du domaine de la physis et de ce qui relève du domaine de la technè. Le
médecin soigne, la physis guérit. Ce qui relève de la compétence du premier ne peut
justement pas être attribué à la seconde : « Demander à la technè ce qui n’est pas de la
technè, ou à la physis ce qui n’est pas de la physis, c’est être ignorant »80. Ainsi, loin de
soutenir l’idée selon laquelle nous serions nos propres médecins, Hippocrate ne
cesse de mettre en garde contre quelque chose comme une médecine naturelle : la
médecine est une technè, et une technè seulement, une activité humaine et seulement
humaine, et c’est pourquoi elle possède une compétence et une efficace nécessaire-
ment limitées, fondées non sur un instinct infaillible, mais sur un jugement pratique.
L’hybris d’une médecine solipsiste qui déchiffrerait directement les signes divins,
d’une médecine à l’état de nature antérieure à toute institution humaine est on ne
peut plus étrangère à l’hippocratisme pour une autre raison, d’ailleurs évidente : c’est
que nous avons tendance à nous illusionner nous-mêmes sur nos propres maladies
et que nous avons besoin, pour en juger, du regard et du jugement d’un autre. Le
médecin « extérieur » ne vient pas s’ajouter au médecin intérieur, il est le seul et
unique médecin. Du reste, É. Aziza-Shuster doit bien reconnaître, in fine, que l’idée
d’automédication ne se trouve pas chez Hippocrate, ni d’ailleurs chez Platon81. Mais
alors, pourquoi l’y chercher ? Comment ne pas voir qu’entre l’idée de natura medica-
trix et celle d’internus medicus il y a une différence radicale ? Comment ne pas recon-
naître que l’arrière-plan métaphysique de ces doctrines – là la distinction physis-technè,
ici l’hyperbole d’une subjectivité transparente à elle-même et maîtresse d’elle-même
jusque dans ses instincts – est différent du tout au tout ? Cependant, dans sa quête
généalogique, Aziza-Shuster semble pouvoir se raccrocher du moins à un auteur
antique : Aristote. Voici le texte sur lequel elle assoit sa démonstration : « Il y a des
gens qui passent pour être leur propre et meilleur médecin, alors qu’à un autre ils ne
sauraient être d’aucune utilité »82.
Mais que veut dire ici Aristote ? Le contexte de ce passage est celui d’une distinc-
tion entre la technè, qui procède au moyen de la connaissance d’une règle générale, et

79. É. Aziza-Shuster, Le médecin de soi-même, op. cit., p. 20.


80. Hippocrate, De l’art, VI, 13, § 8.
81. Ibid., p. 34 et 36.
82. Éth. à Nic., X, 10, 1180 b 19 (trad. Gauthier et Jolif).
694 Claude Romano

la simple expérience, qui suppose uniquement la capacité d’observer les effets d’un
traitement dans un cas donné. Ce qu’affirme Aristote, c’est que certains « passent
pour » ou « semblent » (dokousin) être leur propre médecin, alors qu’ils procèdent
non en vertu d’une quelconque compétence, mais seulement de façon empirique :
bref, qu’ils ne sont aucunement leur propre médecin. C’est pourquoi, quand il s’agit
d’appliquer leurs recettes à autrui, ils sont de piètres thérapeutes.
Mais n’est-il pas possible de lire autrement ce texte ? Aziza-Shuster écrit, en effet :
« Le thème du médecin de soi-même est, chez Aristote, un cas particulier du thème
du médecin qui se guérit lui-même »83. Il faut donc examiner brièvement le texte où
cette question est abordée. Il s’agit du passage suivant de la Physique :

La nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en


laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. Je dis non par
accident, parce qu’il pourrait arriver qu’un homme, étant médecin, fût lui-même la
cause de sa propre santé ; et cependant, ce n’est pas en tant qu’il reçoit la guérison
qu’il possède l’art médical ; mais, par accident, le même homme est médecin et rece-
vant la guérison ; aussi ces deux qualités peuvent-elles se séparer l’une de l’autre.84

Aristote distingue ici deux sortes de mouvements : la hiatreusis, c’est-à-dire la


médecine en tant que technè, et la hugiasis, c’est-à-dire la guérison en tant que physis. La
physis, c’est ce qui possède en soi-même l’origine de son propre mouvement, ou plu-
tôt, selon la juste correction de Wieland85, une origine de son mouvement. La technè
produit elle aussi un mouvement, mais en tant que l’origine de ce mouvement
demeure extérieure à la chose. L’ambiguïté de l’expression « le médecin se guérit lui-
même » doit donc s’analyser en deux temps : le médecin est cause du « mouvement »
qu’est la guérison en un premier sens – par accident – en tant qu’il possède une technè
médicale ; mais il se guérit, en un second sens plus profond en tant qu’il est guéri,
c’est-à-dire en tant que la physis agit en lui, comme le principe par soi de la guérison.
Mais il faut en conclure alors que le médecin n’est jamais, au sens propre, médecin
de lui-même, puisque ou bien il se guérit lui-même, mais ce n’est pas alors en tant
que médecin, ou bien il applique sur lui son art, mais alors, il ne se guérit pas lui-
même. Bref, la technè du médecin implique essentiellement qu’il l’applique à d’autres,
et n’admet qu’accidentellement qu’il l’applique à soi. Si le médecin prétendait être
par essence médecin de lui-même, il confondrait technè et physis, il érigerait sa technè au
rang de physis, ce qui ne serait pas seulement absurde, mais délirant, monstrueux.
Faut-il rappeler qu’Aristote était fils de médecin ?
Si l’idée d’une automédication est entièrement étrangère à Aristote, c’est pour
une autre raison encore : pour lui, toute idée d’une supériorité de la connaissance
immédiate de soi par soi est absurde ; bien plus, il n’existe en vérité rien de tel qu’une
connaissance immédiate de soi par soi qui ne soit déjà médiatisée par une relation à
l’autre – et à cet autre le plus proche qu’est pour nous un ami : « De même que,

83. Op. cit., p. 42.


84. Physique, II, 1, 192 b 23 (trad. H. Carteron).
85. W. Wieland, Die aristotelische Physik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1970, § 15.
Les trois médecines de Descartes 695

lorsque nous voulons voir notre visage, nous le voyons en regardant dans un miroir,
de même, lorsque nous voulons nous connaître nous-mêmes, nous nous connais-
sons en regardant dans un ami. L’ami est, en effet, selon notre expression, un autre
nous-même »86. Aristote ajoute d’ailleurs la précision que seuls les imbéciles (anaisthè-
tos : littéralement, ceux qui ne sentent rien) ont la prétention de se contempler eux-
mêmes – les imbéciles, ou Dieu87. Rien ne peut être plus étranger à Aristote que
l’idée d’une médecine naturelle que nous nous appliquerions immédiatement à
nous-mêmes en vertu d’une connaissance immédiate et instinctive.
Nous touchons assez bien, avec cet exemple, à ce qu’Aucante appelle « l’hori-
zon métaphysique » de la médecine cartésienne. D’autant plus que cet horizon
n’embrasse pas uniquement la pensée de Descartes, il circonscrit aussi bien les fron-
tières d’une époque dont il y a lieu de se demander jusqu’à quel point elle est encore,
ou non, la nôtre. Le thème du « médecin de soi-même » a connu, en effet, une
étrange fortune au XVIIe siècle, sans qu’il soit aisé de dire si Descartes a joué le
moindre rôle dans ce phénomène88. En 1682, Jean Devaux publie à Leyde un
ouvrage intitulé : Le médecin de soi-même, ou l’Art de conserver la santé par l’Instinct qui sou-
lève de nombreuses controverses. Dix ans plus tard, Flamand publie des réflexions
analogues sous le titre : L’art de se conserver la santé ou le médecin de soi-même. En Angle-
terre, un peu plus tôt, le Dr John Archer a publié Everyman, his own doctor (Londres,
1673). Un passage de Devaux résume bien la nature de cette « médecine domes-
tique » qui consonne étrangement avec celle de Descartes :

L’Instinct est le grand médecin de tous les hommes en général et en particulier


préférable à tous les autres Médecins, et les remèdes qu’il nous fait trouver pour la
guérison de nos maladies [sont] préférables à tous les remèdes que l’art prépare à
grands frais.89

Bien sûr, avec la naissance de la clinique et l’invention de méthodes d’observation


et de diagnostic de plus en plus perfectionnées, avec le stéthoscope de Laennec puis
les appareils de visualisation et d’imagerie contemporains, la thèse d’une sémiologie
naturelle, immédiate qui serait le langage même de la Nature ne peut plus guère se
soutenir : les signes sont désormais la conséquence de gestes techniques et l’on
apprend de plus en plus que la nature, si elle peut contribuer à sa propre guérison,
peut dans d’autres cas, aussi nombreux, travailler à sa perte. La douleur n’est pas
toujours le signe d’un danger, elle peut-être parfois la maladie elle-même. Les pro-
cessus qui rendent possible la régénération des cellules peuvent aussi conduire, dans
certains cas, au cancer. La médecine naturelle et l’automédication tendent à devenir
des thèmes populaires en même temps que le projet technologique de Descartes
prend corps et acquiert une tangible réalité. La première médecine de Descartes a
triomphé de sa troisième.

86. Grande morale, II, 15, 1213 a 20-26 ; cf. aussi Éth. à Nic., IX, 9, 1169 b 30 sq.
87. Grande morale, II, 15, 1213 a, et Métaphysique, L, 7 et 9.
88. Nous suivons ici É. Aziza-Shuster, op. cit., chap. IV.
89. Cité par É. Aziza-Shuster, op. cit., p. 50.
696 Claude Romano

Mais jusqu’à quel point, si elles ne sont, en réalité, que l’envers l’une de l’autre ?
La médecine objective qui réduit le malade à une courbe de température sur un lit
d’hôpital ne peut manquer de susciter une médecine subjective, douce, naturelle ou
parallèle pour faire pendant à la déshumanisation qu’elle enveloppe à titre de pré-
misse méthodique. C’est que l’automédication, la médecine subjective, possède fon-
damentalement quelque chose en commun avec la médecine objective : toutes deux
reposent sur la même exclusion, celle de la technè. L’éviction, par Descartes, de la
notion d’un savoir pratique en tant que tel, c’est-à-dire d’un savoir qui, parce qu’il
porte sur le singulier et le contingent (il faudrait ajouter : l’historique), doit prendre
en compte, à chaque fois, dans son diagnostic et dans ses prescriptions,
l’individualité de son objet et le sens existentiel global de sa situation, d’un savoir
qui, pour ces raisons mêmes, est toujours limité et conscient de ses limites – cette
éviction ne peut donner lieu qu’à l’inflation d’une technique qui prétend ramener
chaque problème médical à l’inconnue d’une équation, d’un côté, et d’une médecine
privée, particulière, entretenue par le rejet de la première, de l’autre : d’une part, une
théorie qui fait de la pratique un simple prolongement et une application de lois
générales ; d’autre part, une pratique aveugle et sans théorie, ouvrant sur toutes les
dérives. Dans un cas comme dans l’autre, une médecine sans médecin, sans patient et,
surtout, sans relation thérapeutique, car celle-ci, à travers la parole échangée, à tra-
vers la saisie du sens global d’une situation, ne peut plonger ses racines que dans
l’humain pris comme référent ultime. Entre les deux, ne subsiste plus qu’une
psycho-somatique incapable de se formuler conceptuellement (car prétendant au
statut de science sur le modèle de la science objective) et s’efforçant désespérément de
jeter un pont entre des rives qui s’éloignent. Tantôt alibi d’une clinique objective qui
entend rejeter hors de son domaine tout ce qui relève de la « subjectivité », tantôt
outil d’une critique – mais combien faible dans ses arguments – de cette même
clinique.
Par ses réflexions médicales, Descartes n’a pas seulement innové à son époque : il
a tracé avec assez de précision les contours de la nôtre.
Claude ROMANO,
Université Paris-Sorbonne.

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