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Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
la raison instrumentale que cette forme de gouvernement induit ; mais sans verser pour autant
dans le romantisme.
En ce sens, lorsque l’histoire est racontée du point de vue du vainqueur, elle fait
intervenir comme condition de la narration une forme de partage entre gagnants et perdants
qui n’était pas encore décidée pour les protagonistes de l’histoire se faisant. C’est ainsi que
les partages entre la vérité et la fausseté d’une théorie ou entre l’efficacité et l’inefficacité
d’une technique, qui clôturent les controverses au sein desquelles ces partages émergent,
peuvent se retrouver implicitement érigés en substrat anhistorique d’une histoire. Dés lors,
celle-ci apparait rétrospectivement comme prédéterminée par une raison à l’œuvre qu’on
retrouverait de façon embryonnaire dans les prémisses d’une histoire qui se déploierait sur le
mode dialectique d’un grand syllogisme! C’est pourquoi, pour reprendre les mots d’Isabelle
Stengers à propos des controverses scientifiques dans L’Invention des sciences modernes, au
lieu de reprendre le partage obtenu à l’issue de la controverse, l’approche constructiviste doit
« au contraire mettre en lumière la situation d’indécision foncière, c'est-à-dire aussi l’ensemble des facteurs
éventuellement ‘’non scientifiques’’ qui ont joué dans la création du rapport de force final dont nous héritons
1
lorsque nous pensons que la crise a fait, effectivement, la différence entre vainqueurs et vaincus. »
1
STENGERS Isabelle, L’Invention des sciences modernes. Paris : Flammarion, 1993, p.17
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Dans une société où le déterminisme monte la garde aux frontières de la démocratie, l’indéterminisme
est politique. Si la technique recèle beaucoup de potentialités inexplorées, aucun impératif
technologique ne détermine la hiérarchie sociale actuelle. La technique est plutôt la scène de luttes
sociales – selon Latour, un ‘’parlement des choses’’ où les alternatives politiques se font
concurrence. (p.54)
Mais comment se monte cette grande scène démocratique ? En supprimant les fissures
qui séparaient la société des sciences et de la technique, puis en intégrant la politique comme
ce qui injecte de l’indéterminisme dans le déterminisme « qui monte la garde aux frontières de
la démocratie », ne risque-t-on pas de réintroduire une nouvelle dualité qui serait elle-même
issue d’une controverse ? En somme ne risque-t-on pas de déplacer le lieu de la fracture au de
lui régler ses comptes ?
Il importe donc de rejouer sur un mode nouveau le grand partage entre le social et la
technique. D’une part, Feenberg reprend le « principe de symétrie généralisé»3 chez Bruno
Latour, qui élargit la notion d’acteur à tous les êtres hybrides susceptibles de compliquer le
2
« Marxism and the critique of social rationality : from surplus value to the politics of technology ». In :
Cambridge Journal of Economics. Jan 2010, Vol. 34 Issue 1, p.37
3
LATOUR Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique. Paris : La
Découverte, 2010, pp.128-131
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grand partage moderne de l’humain et du non-humain. D’autre part, il s’agit de poser les
bases d’une herméneutique de la technique grâce à laquelle il doit être possible de penser la
façon dont les usagers de la technique se réapproprient le sens. Ces deux approches
participent d’une conception de l’action et d’une politique des techniques comme
rationalisation démocratique. (p.97)
Alors que les acteurs ont toujours au feu plusieurs philosophies, les sociologues pensent qu’ils
doivent s’en tenir à quelques-unes seulement ; alors que les acteurs peuplent le monde de formes
d’existence très diverses,les sociologues du social leur expliquent de quels éléments le monde est
« réellement » composé.6
4
LATOUR Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie. Paris : La Découverte, 2010, p.71
5
Ibid. p.72
6
Ibid. p.76
4
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Latour explique dans l’interlude que « dans ‘’network’’ il y a ‘’net’’, le filet, et ‘’work’’, le travail. En
fait nous aurions du dire ‘’worknet’’ au lieu de ‘’network’’. C’est sur le labeur, le mouvement, le flux et les
changements qu’il faut mettre l’accent. » Et sur la notion d’acteur nous retrouvons une étrange résonnance
heideggerienne lorsque le « professeur » explique que « les outils ne sont jamais de ‘’simples’’ outils prêts à
l’usage : ils modifient toujours les objectifs que vous avez à l’esprit. » Ibid. p.208
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au tournant du XVIIIe et du XIXe, s’est imposé comme une condition nécessaire pour une
pensée de l’homme moderne devenu à la fois objet et sujet de la connaissance8, la généalogie
foucaldienne a pour but de montrer que la stabilité n’explique rien. Les transcendantaux ne
sont pas nécessaires puisqu’il est possible, au contraire, d’en localiser l’émergence et les
transformations historiques à partir des archives laissées. De même pour la question du
pouvoir élaborée à partir des années 1970, Foucault veut montrer que cette chose à laquelle on
se réfère comme ce qu’il serait possible de posséder, tient parce que des processus historiques
concrets, des dispositifs, des stratégies rendent son existence possible sur le mode de ce à quoi
on pourrait se référer pour expliquer ou justifier nos actions :
Il faut admettre que ce pouvoir s’exerce plutôt qu’il ne se possède, qu’il n’est pas le « privilège »
acquis ou conservé de la classe dominante, mais l’effet d’ensemble de ses positions stratégiques –
effet que manifeste et parfois reconduit la position de ceux qui sont dominés. Ce pouvoir d’autre part
ne s’applique pas […] à ceux qui « ne l’ont pas » ; il les investit, passe par eux et à travers eux ; il
prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur
les prises qu’il exerce sur eux.9
Aussi, dans une conférence de 1982 sur le rapport entre le pouvoir et le sujet, Foucault
ajoute que le « pouvoir » (avec des guillemets) doit être distingué des « capacités objectives »,
c'est-à-dire du type de pouvoir qu’on exerce sur les choses ; mais aussi des « rapports de
communication » qui transmettent l’information par quelque médium symbolique ; bien que
ces trois types de relations soient « toujours imbriquées les unes dans les autres, se donnant un
appui réciproque et se servant mutuellement d’instrument. »10 Dés lors, le « pouvoir » doit
être pensé sur le mode agonistique plutôt que comme une forme d’antagonisme. Il s’agit
exclusivement de relations entre « partenaires ». Cependant, Foucault prend soin de préciser
que cela ne réfère pas à « un système de jeu, mais simplement […] à un ensemble d’actions
qui s’induisent et se répondent les unes les autres »11. Le « pouvoir » est quelque chose fluent
et d’non-décidé qui ne cesse de produire ses termes. Cependant, en distinguant les relations de
pouvoir des types de rapports que l’on peut entretenir dans le cadre de la manipulation
d’objets ou dans les rapports communicationnels, Foucault évite de figer le concept de
« pouvoir » sur le mode analytique ou synthétique. La « relation de pouvoir » n’est donc pas
un atome social permettant de fonder une ontologie, puisqu’elle est toujours compliquée par
8
FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Paris : Gallimard, 1998, pp.329-333
9
FOUCAULT Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard, 2007, p.35
10
FOUCAULT Michel, « Le sujet et le pouvoir ». In : Dits et écrits II, 1976-1988, Paris : Gallimard,
p.1063
11
Ibid. p.1062
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des dispositifs et des rapports communicationnels ; de sorte qu’elle ne peut fournir l’élément
ultime à partir duquel il serait possible fonder une théorie de la société ou de l’action.
pour une raison inconnue de moi, le fabricant de mon bureau m’interdit d’ouvrir un tiroir sans que
les deux autres soient soigneusement et complètement refermés… Le concepteur a disparu; la firme a
d’ailleurs (avec quelque justice) fait faillite depuis longtemps; je ne suis pas assez bricoleur pour
12
« La domination, c’est une structure globale de pouvoir dont on peut trouver parfois la signification et
les conséquences jusque dans les trames les plus profondes de la société ; mais c’est en même temps une
situation stratégique plus ou moins acquise et solidifiée dans un affrontement à longue portée historique entre
des adversaires. […] Mais ce qui fait de la domination d’un groupe […] et des résistances ou des révoltes
auxquelles elle se heurte, un phénomène central dans l’histoire des sociétés, c’est qu’elles manifestent, sous une
forme globale et massive, à l’échelle du corps social tout entier, l’enclenchement des relations de pouvoir sur les
rapports stratégiques, et leurs effets d’entrainement réciproque. » FOUCAULT Michel, « Le sujet et le
pouvoir », Ibid. p.1062
13
« La relation de pouvoir et l’insoumission de la liberté ne peuvent donc être séparées. Le problème
central du pouvoir n’est pas celui de la ‘’servitude volontaire’’ (comment pouvons-nous désirer être esclaves ?) :
au cœur de la relation de pouvoir, la ‘’provoquant’’ sans cesse, il y a la rétivité du vouloir et l’intransitivité de la
liberté. Plutôt que d’ ‘’un antagonisme’’ essentiel, il vaudrait mieux parler d’un « agonisme » - d’un rapport qui
est à la fois d’incitation et de lutte […] une provocation permanente. » Ibid. p. 1057
14
REVEL Judith, Foucault, une pensée du discontinu. Paris : Mille et une nuits, 2010, pp.626-273
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découvrir l’anti-programme qui mettrait fin à cette aberration; il n’empêche: vingt fois par jour
depuis dix ans, je suis ‘obligé’ d’obéir à cette loi morale tatillonne car je ne suis pas ‘autorisé’ à
laisser ouvert les trois tiroirs à la fois. Je peste mais je m’exécute, et j’avoue sans honte que je
n’applique quotidiennement aucune autre loi morale avec autant de rigueur inflexible. Dame, c’est
que j’y suis ‘tenu’. La loi morale est dans nos cœurs, certainement, mais aussi dans nos dispositifs. Au
surmoi de la tradition, il faut bien ajouter le sous-moi des techniques afin expliquer la rectitude, la
fiabilité, la continuité de nos actions.15
C’est que l’objet technique incorpore ce que Latour nomme ailleurs le « programme »
du constructeur. Ce programme est la traduction d’une loi (morale) énoncée par un locuteur,
qui peut bien être justifiée symboliquement par une référence au grand Autre, mais dont
l’obéissance est garantie du fait qu’elle se trouve comme fondue dans l’acier sur un mode qui
n’implique aucun rapport thématisé de la part des usagers. C’est ainsi que se constitue une
« socialité compliquée »16 des humains : le respect de la loi morale est délégué à l’objet
technique qui réimpose aux hommes certains comportements. C’est ce que Latour entendrait
avec se notion de « prescription » (p.77). Aussi, cette prescription ne prend effet que si
l’usager, comme sujet libre, ne connait pas l’« anti-programme » qui permettrait de
contourner la loi. En ce sens, un hacker disposant des outils adéquats ou un cambrioleur armé
d’un pied de biche seraient-ils en capacité de défaire ou contourner la loi ? Il semble que pour
Latour, « le sort d 'un énoncé est dans la main des autres et toute méthode de suivi d'une
innovation n'a pas d'autre but que de reconstituer à la fois la succession des mains qui
transportent l'énoncé et la succession des transformations qu'il subit. » 17 Entre l’émission et la
réception, il y a une rupture. La force de l’énoncé du donneur d’ordres n’est donc jamais assez
grande que pour déterminer complètement l’effet qu’il produira sur les autres acteurs (parmi
lesquels il faudra mettre le sociologue). Mais pour maximiser les probabilités que l’injonction
soit obéie, l’énonciateur doit travailler à la construction d’un réseau en déléguant l’interaction
à des médiateurs humains et non-humains qui traduiront à leur tour le message, devançant
ainsi les effets de de l’anti-programme…
15
LATOUR Bruno, « La fin des moyens » . In: Réseaux, 2000, volume 18 n°100, p.49
16
Latour distingue entre la socialité complexe des grands singes et la socialité compliquée des hommes
par la capacité de déléguer une part de l’interaction : « Les deux adjectifs, bien qu’ils aient exactement la même
étymologie, vont permettre de différencier deux formes relativement différentes d’existence sociale :
‘’complexe’’ signifiera la présence simultanée dans chaque interaction d’un grand nombre de variables que l’on
ne peut distinguer discrètement ; ’’compliqué’’ la présence successive de variables discrètes que l’on peut trier
une par une et plier dans une sous forme de boite noire. Compliqué s’oppose à complexe autant qu’à simple. »
LATOUR Bruno, « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité ». In : DEBARY Octave
TURGEON, Laurier (dir.), Objets et Mémoires. Paris et Québec : Éditions de la Maison des Sciences de
l’Homme et Presses de l’Université Laval, 2007, p.43
17
LATOUR Bruno, MAUGUIN P., TEIL G, «Une méthode nouvelle de suivi socio-technique des
innovations : le graphe socio-technique». In : VINCK Didier (ed.), Gestion de la recherche, Paris : De Boeck,
1991, p.421
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Cela étant, Feenberg insiste sur le fait que la construction des réseaux se fait toujours
« en simplifiant » (p.92) ses membres18. Il s’agit d’un processus de traduction par lequel une
fonction est assignée aux membres de ce réseau. Cette simplification serait comme une forme
de recouvrement symbolique qui court chaque fois le risque d’échouer. Les qualités refoulées
lors du processus de simplification sont donc susceptibles de revenir au premier plan. Ainsi
l’être technique peut-il échapper aux projets de son créateur voire même se retourner contre
lui s’il est pris dans un autre système fonctionnel. C’est sur ce point que Feenberg établit sa
critique:
l’idée d’un système technique implique un contrôle presque total à partir d’un centre, d’un lieu
de pouvoir [ou une intériorité stratégique]. La pratique analytique de la théorie des réseaux d’acteurs
contredit cette proposition, tout comme le monstre de Frankenstein contredisait les prétentions de son
créateur et « redéfinissait [son] identité et leurs rapports mutuels (p.92).
Le concept de système reflète les représentations spontanées des propriétaires, des dirigeants ou des
organisateurs responsables d’un appareil qui réalise leur programme. Leur tendance naturelle est
d’asservir l’appareil à leurs stratégies et de considérer tout ce qu’ils ne contrôlent pas comme
‘’environnement’’ [ou extériorité tactique]. Mais cette compréhension téléologique des systèmes viole
le principe de symétrie de Latour. Les intentions des dirigeants ne sont pas plus fondamentales que les
caprices des personnes (et des choses) inscrites involontairement dans le réseau dont le « système »
est un sous-ensemble. Une théorie réticulaire de la politique de la technique impulsée par ces acteurs
non officiels implique l’usage de nouvelles catégories qui ne dépendent pas des évidences des
dirigeants. (pp.96-97)
18
Prenant en ce sens le contrepied Latour chez qui, cette la simplification répond à un processus de
« purification ». Il revient au sociologue de ne pas la répéter dans son compte rendu en cherchant, au contraire,
l’extraordinaire « complication » qui apparait dés lors qu’il troque ses lunettes modernes contre une monture
plus souple et mieux adaptée pour rendre visible les différentes formes de délégation que cette « simplification »
recouvre d’un voil d’évidence… Au problème du simple et du complexe, Latour substitue une pragmatique du
simplifié et du compliqué, de l’intéressant et de l’inintéressant ; étant donné que le collectif constitué implique la
médiation du compte rendu par lequel s’opère le travail de mise en réseau des controverses…
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S’il y a constitution d’un centre stratégique capable de produire des systèmes qui
s’imposent à une extériorité dominée ; et si cet exercice du pouvoir laisse une « marge de
manœuvre » en ce sens que l’émetteur n’est jamais à même de produire inconditionnellement
l’obéissance de ceux qu’il interpelle ; il faut bien supposer une extériorité tactique susceptible
de lui résister. Or ce partage entre gagnants et perdants introduit dans la manière de raconter
la controverse une téléologie qui contredit le premier principe de symétrie selon lequel il faut
éviter de raconter les controverses à partir des catégories issues de cette même controverse.
Aussi, pour Latour, les entités transcendantes auxquelles se réfère la sociologie critique (force
la justice, la société, la structure, la nature, etc.) sont toujours produites localement. Et si le
sociologue, est celui dont la pratique consiste à décrire des êtres visibles localement, et que
ces êtres locaux invoquent des entités transcendantes ; la possibilité même que ces entités
invisibles puissent être invoquées doit être expliqué et selon les mêmes méthodes. Mais
contrairement à Latour, Feenberg comprend que ces entités générales sont toutes « des
produits du réseau dont elles appartiennent, non des présuppositions de celui-ci »19. En ce
sens, il se réfère l’ontologie moderne dont Latour conteste la pertinence20. Enfin, cette posture
théorique induirait, d’un point de vue criticiste, « des implications politiques conservatrices
puisque dans chaque situation conflictuelle, le parti le plus fort établit la définition des termes
de base, comme ‘’culture’’, ‘’nature’’ et ‘’société’’, alors que le vaincu ne peut invoquer une
‘’essence’’ objective pour soutenir sa revendication».21
19
(Traduction personnelle) FEENBERG Andrew, « Modernity Theory and Technology Studies :
Reflections on Bridging the Gap ». In : MIT Press, 2003,p.88 Il est à noter que pour Latour les acteurs et actants
ne sont pas à proprement parler « dans le réseau », ce qui réintroduirait la forme de dualité qu’il veut précisément
conjurer. Au contraire, comme expressément mentionné dans un passage cité ci-dessus, les acteurs de l’ANT
sont pris dans un « worknet » au sens où c’est par le labeur qu’ils produisent du réseau. Ils sont acteurs et actants
précisément parce qu’ils agissent, c'est-à-dire qu’ils ont la capacité de « faire faire » des choses aux autres. Cf.
LATOUR Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie. Op. Cit. p.209)
20
LATOUR Bruno, La société comme possession – la preuve par l’orchestre. In : DEBAISE Didier
(dir.), Philosophie des possessions, Dijon : Presses du Réel, 2011, pp. 9-34. url : http://www.bruno-
latour.fr/node/141 (consulté le 17/07/2012)
21
Ibid.
10
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Tout le versant pragmatique de l’ANT est ainsi balayé sous le tapis moderniste. C’est
pourquoi Feenberg est obligé d’invoquer la notion de « système » comme d’un « sous-
réseau » pour penser les formes de partage entre dominants et dominés. En effet, alors que
chez Latour les réseaux sont construits et sans cesse compliqués par les acteurs et actants –
humains ou non-humains - dans leur travail incessant de mise en relation des controverses et
par lequel les acteurs sont transformés en retour ; pour Feenberg la notion de réseau –
entendue sur fond d’une ontologie réactive post-moderne – doit être comprise comme
désignant la trame neutre et fondamentale du monde sur laquelle se distribuent les êtres. C’est
pourquoi la différence qualitative nécessite de faire intervenir des entités transcendantes, sous
peine de sombrer dans le relativisme le plus complet. On comprend dés lors comment
Feenberg en vient à représenter un Latour butant sur le problème de la résistance des acteurs,
ne voyant pas que la récalcitrance est au cœur de la méthodologie :
considérons la demande de justice faite par les faibles et les dominés. Le concept de justice tient
ici comme une alternative à l’organisation de la société, qui hante la société réelle comme une
possibilité d’être encore mùeilleure. Qu’est-ce qui peut fonder le fait de se référer à de tels principes
22
« Pourquoi tant de valeurs ne peuvent plus résister aux attaques ? À cause d'unautre phénomène que je
cherche à documenter depuis mon initiation auxenquêtes de terrain, en Afrique, au début des années soixante
dix, et que l'onpeut désigner par l'expression de ‘’fin de la parenthèse moderniste’’. Dans toutce qui va suivre, le
terme de ‘’ modernisation’’ ou de ‘’Modernes°’’ s’oppose à’’écologie°’’. Entre moderniser ou écologiser, il faut
choisir. » Introduction de LATOUR Bruno, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des
Modernes, Paris : La Découverte, à paraitre en septembre 2012. url : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/251
(consulté le 16/07/2012)
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transcendants [tels que la nature ou la justice] si le sens même (very meaning) de la société est défini
23
par les forces qui effectivement l’organisent et la dominent ?
23
(Traduction personnelle) FEENBERG Andrew, « Modernity Theory and Technology Studies :
Reflections on Bridging the Gap ». Op. cit.p.89
24
« La transcendance de la nature, son objectivité, ou l’immanence de la société, sa subjectivité,
proviennent du travail de médiation sans dépendre de leur séparation contrairement à ce que prétend la
constitution des modernes. Le travail de mise en nature ou de mise en société provient de l’aboutissement
durable et irréversible du travail commun de délégation et de traduction. En fin de compte, il y a bien une nature
que nous n’avons pas faite ou une société que nous pouvons changer, il y a bien des faits scientifiques
indiscutables et des sujets de droit, mais ils deviennent la double conséquence d’une pratique visible en continu,
au lieu d’être, comme chez les modernes, les causes lointaines et opposées d’une pratique invisible qui les
contredit. » LATOUR Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Op. cit. p.192
25
Latour distingue entre la socialité complexe des grands singes et la socialité compliquée des hommes
par la capacité de déléguer une part de l’interaction : « Les deux adjectifs, bien qu’ils aient exactement la même
étymologie, vont permettre de différencier deux formes relativement différentes d’existence sociale :
‘’complexe’’ signifiera la présence simultanée dans chaque interaction d’un grand nombre de variables que l’on
ne peut distinguer discrètement ; ’’compliqué’’ la présence successive de variables discrètes que l’on peut trier
une par une et plier dans une sous forme de boite noire. Compliqué s’oppose à complexe autant qu’à
compliqué » LATOUR Bruno, « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité ». In : DEBARY
Octavec, TURGEON, Laurier (dir.), Objets et Mémoires. Paris et Québec : Éditions de la Maison des Sciences
de l’Homme et Presses de l’Université Laval, 2007, p.43
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les objets techniques, à moins qu’ils ne retournent à leur avantage le système hégémonique
lui-même en tentant de faire prise à l’aide des contre-programmes que ce système technique
hégémonique ne cesse d’induire malgré lui.
Mais qu’est-ce qui rend cette troisième symétrie nécessaire ? Ne vient-elle pas doubler
la symétrie entre gagnants et perdants ? Et si ce n’est pas le cas, et que cette troisième
symétrie est bien « au principe d’une politique démocratique de rationalisation subversive »
(p.97), n’a-t-on pas seulement déplacé la fracture fondamentale qui s’exprimait dans le
rapport sujet/objet ou social/technique vers le partage moral du maitre et de l’esclave ?
Dans les deux cas, pour reprendre une métaphore Deleuzienne, un mode de pensée néo-
classique qui pose le problème du possible et de l’impossible, de l’être et le non-être, vient
systématiquement buter contre le monde néo-baroque de Latour dont la pensée des modes
d’existence substitue à la question de l’être et du non-être, celle du Pli, c'est-à-dire de
l’événement que constitue le passage du virtuel à l’actuel, de l’ordinaire au remarquable26.
26
Chez Leibniz, « une perception conscience se produit lorsque deux parties hétérogènes au moins entrent
dans un rapport différentiel qui détermine une singularité. » En ce sens, « [l]a ‘’bonne forme’’ macroscopique
dépend toujours de processus microscopiques. Toute conscience est seuil. » Ce seuil marque l’événement par
lequel les petites perceptions qui sont chaque fois plus petites que le minimum possible » et donc « infiniment
possibles », s’actualisent en entrant dans « des rapports différentiels, et produisent ainsi la qualité qui surgit au
13
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Or, pour qu’il y ait du remarquable, cela suppose des rapports différentiels. Chez Latour cela
implique une mise en relation controverses (et non des êtres individués) qui, par les contrastes
qu’ils produisent, ne cessent de compliquer la scène qui se trouve sans cesse peuplée de
nouveaux acteurs potentiels… A contrario, Greenberg semble toujours supposer un élément
totalisant (synthétique a priori) composé d’au moins deux régions (analytiques) obtenues par
division ; de sorte que la question est de savoir comment, à partir de cette division,
reconstituer la synthèse d’où l’on est parti. Arrivé à ce point, lorsqu’on tente de pousser
jusque dans ses retranchements spéculatifs le projet praxéologique de Feenberg, il semble
bien que le projet tombe sur des impasses dont on voit difficilement l’issue, à moins de
recouvrir ce qui précisément pose problème. Il ne revient cependant pas au présent travail de
juger du projet. Il nous suffit de soulever des problèmes !
Quelle politique ?
Par contre il revient au présent travail d’ouvrir certaines autres perspectives. De quel
lieu parle Feenberg ? Comment se situe-t-il en rapport à son propre discours ? Il semble en
effet que l’auteur doive supposer une attitude de surplomb par rapport au problème qui
l’active dés lors qu’il impose certaines formes de rationalité réticulaire comme fondamentales.
Plus profondément, cela renvoie à deux manières de pratiquer la philosophie ou la sociologie
et qui doublent les questions politiques. Mais n’est-ce pas à ce point de disjonction que la
question politique prend toute son ampleur ?
Face à cette question, le sociologue mobilisé par Latour ne serait pas mal à l’aise car sa
pratique le met au même niveau que les objets qu’il décrit. Même plus, le second principe de
symétrie l’oblige à maximiser l’importance des êtres rejetés qui n’entrent pas dans les
catégories moderne. De sorte que le sociologue convoqué par Bruno Latour ne cesse jamais
de changer la situation par la façon d’interagir avec les acteurs et actants lorsqu’il traduit dans
son compte rendu le travail de création de réseaux effectué par les médiateurs mobilisés en
vue de produire un article véridique et bien écrit : « un bon compte rendu est un compte rendu
seuil de conscience considéré (le vert, par exemple). Les petites perceptions ne sont pas donc pas des parties de
la perception consciente, mais des réquisits ou éléments génétiques, des ‘’différentielles de la conscience’’. »
DELEUZE Gilles, Le Pli. Leibniz et le baroque. Paris : Les Editions de minuit, 2005, pp.116-118
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qui trace un réseau. J’entends par là une chaîne d’actions où chaque participant est traité
comme un médiateur. »27
27
LATOUR Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie, Op. cit. pp.187-189
28
Ibid. p.183
15
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Feenberg concerne la possibilité d’une transformation du monde, tel qu’il a été façonné par un
centre stratégique dominant. Or, selon Feenberg, « les agents d’une telle transformation du
réseau forment un ensemble intéressant, que la sociologie de la technique n’a pas
suffisamment étudié. Foucault les appelle ‘’les intellectuels spécifiques’’ pour les distinguer
du type d’intellectuel littéraire qui parle traditionnellement au nom de valeurs universelles »
(p.101). Ce qui importe dans cette notion d’intellectuel, c’est la spécificité des pratiques qui
lui permettent de parler, une manière singulière et irréductible de faire prise avec le monde
qui ne lui donne pas le droit de parler pour les autres.
Mais qu’est-ce qu’un intellectuel ? Quel est son rôle selon Foucault? Lorsque, dans un
entretien posthume de 1984, François Erwald lui demandait : «que faut-il faire, que faut-il
vouloir ? » Foucault répondait sans hésiter :
Le rôle d’un intellectuel n’est pas de dire aux autres ce qu’ils ont à faire. De quel droit le ferait-il ?
[…] Le travail d’un intellectuel ,n’est pas de modeler la volonté politique des autres ; il est, par les
analyses qu’il fait dans des domaines qui sont les siens, de réinterroger les évidences et les postulats,
de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser, de dissiper les familiarités admises, de
reprendre la mesure des règles et des institutions et, à partir de cette reproblématisation (où il joue
son métier spécifique d’intellectuel) de participer à la formation d’une volonté politique (où il a son
rôle de citoyen à jouer).29
Comme philosophie, cette démarche [inspirée par la philosophie de Whitehead] est innovante et
provocante, mais est-ce que ces innovations philosophiques sont généralisables au point d’atteindre
[become generally available to] les gens ordinaires de sorte qu’elles se substituraient aux fondements
transcendants qui sont désormais disqualifiés comme moyen de résistance ? Requérir du le sens
commun qu’il devienne Latourien promet d’être fort difficile !30
29
FOUCAULT Michel, « Le souci de la vérité ». In : Dits et écrits II, 1976-1988, loc. cit. p.1496
30
FEENBERG Andrew, Modernity theory and technology studies. Loc. cit. p.91
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Paradoxalement, cette remarque trouve sa place dans le contexte de ce qui se veut être
une critique de « l’opérationalisme de Latour » en ce qui mènerait à un « conformisme non-
critique » (uncritical conformism) dés lors qu’on ne ferait pas intervenir de transcendance.31
C’est que la notion de critique suppose toujours une position de transcendance ou de
surplomb à partir de laquelle elle pourrait évaluer ce qui se passe en contrebas. Cela ne peut
fonctionner que syr base d’une représentation méréologique dans laquelle les être
s’imbriquent nécessairement. Le rationnel est réel, le réel est rationnel ! Il est alors possible de
subsumer le particulier sous le général, bien qu’on laisse une « marge de manœuvre » aux
singularités ; toujours déjà retraduite en particuliers. Mais ce faisant, ce n’est pas en tant
qu’intellectuel spécifique que le théoricien pose son problème, c’est en tant qu’ingénieur du
monde. Cependant, que ce soit comme citoyen ou comme homme politique qu’est-ce qui peut
bien fonder l’autorité de celui qui parle lorsqu’il s’agit de prescrire conduites ? Quel est donc
le programme politique du citoyen Feenberg ?
Nous avons vu que pour Feenberg des systèmes techniques hégémoniques pouvaient se
constituer et exercer un certain pouvoir sur des formes d’extériorité qui peuvent à leur tour
répondre de manière tactique. Or, il lui tient à cœur de maintenir un principe de symétrie entre
programme et anti-programme dans le cadre des controverses techniques qui peuvent naitre.
Aussi, désire-t-il que cette extériorité puisse se constituer en système de contre-pouvoir
capitalisant assez de force pour retourner la nuisance technique émise par l’émetteur. En effet,
Feenberg constate que des « militants profanes unis par un problème commun tel qu’une
menace sur leur environnement proche ou une maladie chronique incurable, développent un
savoir situé quand ils s’affrontent à ces problèmes. Ils sont à même d’essayer d’influencer
l’opinion publique. » (p.97) Pourtant, dans les situations conflictuelles, les mêmes militants
sont généralement confrontés à des experts qui, grâce à leur savoir, jouissent d’une autorité
certaine auprès des décideurs politiques. Même plus, il semblerait que désormais « la
technique constitue une puissance qui, dans nombre de domaines, l’emporte sur le système
politique lui-même. » (p.109) Au fur et à mesure où tout se technicise, cela a pour effet
d’affaiblir les chances de voir émerger un « espace public technique » dans lequel les citoyens
prendraient part aux décisions techniques.
31
Ibid. p.90
17
Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
Rejetant d’emblée la forme d’autogestion, de même que l’autre extrême que constitue la
forme de gouvernement technocratique, il s’agira donc de proposer une voie du milieu. Si,
d’une part, la forme technocratique exclut du débat tout ce qui pourrait faire progresser la
technique ; d’autre part, Feenberg constate que malgré « ses défauts évidents, la
représentation est nécessaire partout où la distance et le nombre de gens rendent impraticable
la délibération directe en face à face. » (p.112) Aussi, conformément au principe de symétrie
élargi que Feenberg reprend à demi mesure, il y a des raisons de se méfier de la manière dont
certains acteurs politiques invoquent le grand partage entre la technique neutre et
l’engagement politique. Cette technique semble neutre du fait d’manque de ce qu’il qualifie
de « dialogue innovant » et qui soit susceptible de mobiliser une part significative de la
population autour d’une controverse technique. Dés lors doit-on faire appel à l’autorité
légitime et traditionnelle des représentants politiques ou technocratiques. Ceux qui atteignent
ces sphères de pouvoir sont généralement choisis pour leurs compétences. Le problème c’est
que cela tend à diminuer davantage la participation. Aussi, la sphère démocratique tend de
plus en plus à être rongée et subordonnée aux discours technocratiques de vérité. Or, « si la
technologie est politique et la conception technique une forme de législation, alors elle doit
assurément représenter des intérêts comme le font les décisions et les lois politiques
ordinaires. Mais la représentation technique sera différente de la représentation électorale à la
quelle nous sommes habitués dans la mesure même où la technique est différente de la loi. »
(p.117) Quels sont, dés lors, les « intérêts de participation » (p.120) susceptibles de constituer
un espace public « local » dans l’espace « global » réticulaire sur un mode qui fasse émerger
des formes de résistance tactique ?
Dans cet espace réticulé post-moderne, les acteurs sont les « nœuds » qui ont des
intérêts variés32. Par exemple, « les travailleurs ont des intérêts de participation dans des
32
La position de Feenberg n’est pas sans rappeler celle de Lyotard. Ce dernier met l’accent sur le caractère
agonistique des actes de parole dans une approche cybernétique que l’on pourrait qualifier de compliquée : «
[l]es atomes sont placés à des carrefours de relations pragmatiques, mais ils sont aussi déplacés par les messages
qui les traversent, dans un mouvement perpétuel. » Les « ‘’coups’’ ne peuvent pas manquer de susciter des
18
Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
‘’contre-coups’’ ». Il est une différence, c’est que pour Feenberg In : LYOTARD Jean-François, La conditions
postmoderne, Paris : Les éditions de minuit,2009, p.33
33
HABERMAS Jürgen, « Trois versions de la démocratie libérale » In : Le Débat
2003/3 (n° 125), Paris : Gallimard url : http://www.cairn.info/revue-le-debat-2003-3-p-122.htm (consulté
le 17/07/2012)
34
Ibid.
19
Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
Par contraste, la tradition républicaine ne se fonde plus tant sur des droits subjectifs
mais sur un droit objectif qui doit s’imposer de façon homogène aux sujets de droit qu’il
constitue sur le mode de l’interpellation juridique. Le principe qui guide est celui de la
« souveraineté populaire » qui n’est autre qu’une forme d’auto-gouvernement du peuple par
lui-même. Le but étant, par la force de la loi garantissant la liberté positive de participation, de
produire des « sujets politiquement responsables d’une communauté de sujets libres et
égaux. »35 Elle suppose donc des processus inclusifs en vue de promouvoir la participation à
la formation de l’opinion et de la volonté. De façon analogue, chez Feenberg la notion
d’intérêt de participation permet d’inciter les acteurs à participer à l’élaboration ou au
processus de délibération concernant les controverses techniques. Idéalement, le système
républicain suppose que que ce soit le tout de la société qui s’auto-détermine. Les sujets
supposés sont donc collectifs. Dans le système républicain, on pose cependant la question des
minorités.
35
HABERMAS Jürgen, « Qu’est-ce qu’une politique délibérative ? ». In : L’intégration républicaine :
essais de théorie politique. Paris : Fayard, 1998, p.261
36
FOUCAULT Michel, « Il faut défendre la société » Cours au collège de France, 1973, Paris :
Gallimard, 1997, pp.208-209
37
HABERMAS Jurgen, loc. cit. p.268
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Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
reprendre De Certeau. Car une fois dépassé un seuil, ce pouvoir capitalisé risquerait de
contester la validité même de la volonté générale. Mais n’est-ce pas sur ce mode que se
maintient le pouvoir technocratique dans la forme de gouvernement néolibéral ? Quoi qu’il en
soit, pour Habermas, le modèles républicains et le modèle libéral s’oppose l’un à l’autre.
Mais qu’est ce qui fait la légitimité de ces deux formes de gouvernement ? Pour
Habermas, la loi ne se suffit pas elle-même, elle suppose une forme de normativité qui la
ratifie. Aussi, qu’est-ce qui justifie les normes ? Non pas une autre norme, mais un test
répondant au principe de publicité kantien : « elles doivent résister à un test d’universalisation
qui examine ce qui est également bon pour tous »39. Aux deux modèles politiques qui scindent
l’espace politique (étatique) en deux, Habermas ajoute un troisième qu’il qualifie de politique
délibérative, dont la pensée est transversale aux deux premières. Aussi est-elle toujours déjà
en germe et présupposée par les deux grandes forems de gouvernement – libéral ou
républicain. Ce processus délibération ne se pourtant fonde plus sur la contrainte des lois, de
l’appareil d’Etat ou sur le fonctionnement des marchés mais sur une théorie procédurale de la
discussion :
38
FOUCAULT Michel, loc. cit. p.209
39
HABERMAS Jürgen, Droit et démocratie. Entre faits et normes. Paris : Gallimard , 1997, p.172
40
HABERMAS Jürgen, « Qu’est-ce qu’une politique délibérative ? ». loc. cit. p.271
21
Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
loisn des compotements, etc. La procédure délibérative qui a lieu dans les espaces publics doit
être dite « neutre » en ce sens qu’elle ne présuppose aucun jugement axiologique. En même
temps les acteurs y participent avec tout le poids de leur vie. Le cours de la discussion, les
traductions dans le langage de l’universel, doivent assurer le filtrage et le tri et la
reconstruction des questions susceptibles d’être portées à la discussion des institutions
politique légales. En ce sens, « nous devons accepter de nous engager dans une pratique
d’entente dont les procédures et les conditions communicationnelles ne sont pas à notre
discrétion »41. Dés lors,
[l]a raison pratique n’investit plus les droits de l’homme universels ou la morale sociale concrète
d’une communauté déterminée, mais les règles de discussion et les formes d’argumentation qui
empruntent leur contenu normatif à la base de validité de l’activité orientée vers l’entente, et donc en
dernière instance à la structure de la communication au moyen du langage et à l’ordre irremplaçable
d’une socialisation qui s’est opérée au moyen de la communication.42
Du fait même qu’ils parlent, les hommes produisent de l’entente. Or cette entente repose
elle-même sur une reconstruction qui bien que « toujours faillible et éventuellement fausse,
n’affecte pas le savoir toujours déjà opérant. C’est pourquoi nous pouvons supposer que la
pratique de l’argumentation constitue un foyer dans lequel les effets d’entente déployés par
les participants d’une argumentation, quelles que soient leurs différences d’origine,
convergent au moins intuitivement. »43 Cette reconstruction habermassienne, qui recouvre
l’équivocité et l’ambivalence des rapports sous un voile d’univocité rationnelle, est analogue à
ce que Feenberg qualifie de simplification dans le cadre des techniques et que Latour nomme
purification. Ce processus d’appauvrissement tend à masquer les petites différences qui se
retrouvent ainsi reléguées dans la vase de l’histoire, à moins qu’elles ne parviennent à
retraduire leurs propres intérêts dans la grammaire de l’universel, recodée en règles
procédurales, mais qu’on présuppose comme seul valide. Cependant, remarque Judith Butler,
affirmer « que l’universel n’a pas encore été formulé, c’est insister sur le fait que ce ‘’pas
encore’’ est propre à la compréhensions de l’universel lui-même : ce qui reste ‘’irréalisé’’
dans l’universel constitue son essence. »44 En somme les entités universelles susceptibles de
mettre tout le monde d’accord sont fonction d’une manière de poser le problème qui les
41
HABERMAS Jürgen, Droit et démocratie. Entre faits et normes. loc. cit. p.336
42
Ibid. p.321
43
Ibid. p.337
44
BUTLER Judith, Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Brezje : Editions
Amsterdam, 2008, p.129
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Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
requirert comme leur solution nécessaire. On comprend que dans ce cadre certains soient
réticents à ce qu’on change les données du problème, puisque cela induirait une posture
minoritaire, pour ne pas dire singulière, donc irréductible, et qui ne se laisse pas capturer dans
une dialectique du général et du particulier sans faire éclater le processus de falsification que
ce dernier suppose.
Aussi, bien que Habermas précise que « la conception de la démocratie que développe
la théorie de la discussion rejoint l’approche distanciée des sciences sociales, pour laquelle le
système politique n’est ni le sommet ni le centre, ni même le modèle structurant de la société,
mais un système d’action parmi d’autres »45, c’est pourtant sur ces mêmes institutions que
cette théorie vient se greffer, non plus comme ce qui vient justifier rationnellement une
situation politique, mais en déterminant la condition même de possibilité de toute
justification, à savoir l’entente intersubjective qui, du fait qu’elle suppose la parole commune,
se trouve toujours déjà prise dans un procès d’universalisation. En ce sens que la délibération
est comme le filtre toujours déjà à l’œuvre qui permet à la sphère politique d’être enrichie
« des ressources du monde vécu – autrement dit d’une culture politique […] - ressources qui
se constituent et se régénèrent en grande partie spontanément et qui, en tout cas, ne tolèrent
guère les interventions de l’appareil politique. »46 Mais inversement, la politique ne tolère
guère les interventions spontanées des problèmes de la sphère privée, à moins que ce
problème n’ait été retraduit dans le langage de l’universel. En ce sens, « l’Etat de droit ne peut
poursuivre les opérations d’intégration du droit formel, qu’à un niveau réflexif. Autrement dit,
l’intégration sociale opérée au niveau politique doit passer par le filtre de la discussion. »47
Les procédures délibératives dans l’espace public sont des écluses qui permettent
d’irriguer l’appareil d’Etat et le système technique avec d’un flux de questions issues du
tumulte de la vie publique. En même temps, l’écluse filtre et en trie les problèmes susceptibles
d’être discutés en passant les revendications singulières au crible de l’universel. Cela permet
ainsi d’éviter les débordements excessifs qui risqueraient de déstabiliser l’équilibre du
système étatique. En retour, l’appareil d’Etat et les systèmes techniques d’experts déversent
dans la vie publique des eaux ainsi purifiés qui sont toujours susceptibles de générer de
45
HABERMAS Jürgen, Droit et démocratie. Entre faits et normes. loc. cit. p.327
46
Ibid.
47
Ibid. p.344
23
Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
nouvelles controverses. L’écluse est donc comme un élément qui abolit la différence en
l’instaurant. Il semble en effet qu’elle enferme le processus de complication dans une boucle
qui se répète en recodant les différences dans un langage rationnel à prétention universelle et
qui tend au rassemblement dans le même. Mais ce faisant cette interface instaure également
cette différence qu’elle tend à annuler. En ce sens ne retrouvons-nous la forme de la
domination décrite par Foucault comme « une situation stratégique plus ou moins acquise et
solidifiée dans un affrontement à longue portée historique entre des adversaires » caractérisés
par « leurs effets d’entrainement réciproque. » ?
La norme qui est dite, écrite ou fondue dans l’acier, pensée dans la forme de loi ou
comme objet technique, suppose des médiateurs ou des dispositifs dont la contrainte exercée –
en contrebande ou par voir officielle – permet de maximiser les chances d’obéissance.
Cependant, cette matérialisation écrite ou institutionnelle de la norme rigidifie ce qui était en
mouvement dans la controverse. L’appel à l’universalisme permet de recouvrir le doute
d’arbitraire que laisse planer cette forme de rigidifiassions dés lors que les exclus le sont
désormais pour de bonnes raisons. Aussi, cette crispation de la relation induit-elle
l’assujettissement des minorités, dont le mode d’interpellation s’inscrit désormais dans une
forme de domination. Ces derniers se retrouvent systématiquement capturés par des
alternatives infernales : soit ils rectifient leurs comportements par la reconstruction, en se
conformant aux réquisits d’une raison de sens commun qu’ils récusent par ailleurs ; soit ils
s’effacent définitivement dans le non-être politique qui de facto rend leur parole à
l’illégitimité de la voix est singulières. Comme exemple de reconstruction, il suffit de jeter un
œil à la manière dont Habermas justifie la désobéissance civile. Celle-ci « s’appuie […] sur
une compréhension dynamique de la Constitution comme projet inachevé »48. Du point de
vue juridique, ou bien la désobéissance confirme le système juridique et la forme de
gouvernement qu’elle induit ; ou bien elle n’est pas ! Quelle peut bien être la raison de la
contestation si ce qu’elle vise doit aller dans le sens commun ? Dans les traits de l’universel,
le citoyen universel s’exclame et l’intellectuel spécifique se tait! Cui bono.
Mais est-ce le sens le plus profond que l’on peut accorder à la contestation ? Quelles
pratiques politiques sont susceptibles d’accorder l’importance requise aux minorités - qu’elles
soient humaines ou non-humaines? Comment penser la controverse dans sa radicalité sans la
48
Ibid. p.411
24
Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
nier aussitôt au nom d’un intérêt plus grand nécessitant l’ordre et la discipline? Si l’on ne
commence pas par questionner le cercle anthropologique à partir duquel nous posons nos
problèmes, est-ce qu’on ne risque pas d’être aveugle aux autres possibles en répétant, encore
et encore, les mêmes structures de domination? Jusqu’où tenons-nous l’épreuve de la
contestation ? Jusqu’à quel point nos vérités les plus fondamentales valent-elles d’échapper à
l’épreuve de l’altérité, rencontrée dans la forme de l’autre monde, de la vie autre ou de l’être-
autre ? Car, comme l’écrivait Michel Foucault, « la contestation n’est pas l’effort de la pensée
pour nier des existences ou des valeurs, c’est le geste qui reconduit chacune d’elles à ses
limites, et par là à la Limite où s’accomplit la décision ontologique : contester, c’est aller
jusqu’au cœur vide où l’être atteint sa limite et où la limite définit l’être. Là, dans la limite
transgressée, retentit le oui de la contestation, qui laisse sans écho le I-A de l’âne
nietzschéen. »49
49
FOUCAULT Michel, Préface à la transgression. Hommage à Georges Bataille. Suivi de Ceci n’est pas
une préface, de Francis Marmande. Clamecy : Lignes, 2012, p.21
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Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
Index
LATOUR Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique.
Paris : La Découverte, 2010, 206p.
LATOUR Bruno, « La fin des moyens ». In: Réseaux, 2000, volume 18 n°100. pp. 39-58. url :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reso_0751-
7971_2000_num_18_100_2211 (Consulté le 15 juillet 2012)
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Jeffrey Tallane – ULB Aout 2012
LATOUR Bruno, MAUGUIN P. et TEIL G., « Une méthode nouvelle de suivi socio-
technique des innovations : le graphe socio-technique ». In : VINCK, Didier (éd.),
Gestion de la recherche. Paris : De Boeck, 1991, pp.419-480
LATOUR Bruno, « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité ». In :
DEBARY Octave et TURGEON Laurier (dir.), Objets et Mémoires. Paris et Québec :
Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme et Presses de l’Université Laval,
2007, 249 p.
LATOUR Bruno, « La société comme possession – la preuve par l’orchestre. » In :
DEBAISE Didier (dir.), Philosophie des possessions, Dijon : Presses du Réel, 2011,
pp. 9-34. url : http://www.bruno-latour.fr/node/141 (consulté le 17/07/2012)
REVEL Judith, Foucault, une pensée du discontinu. Paris : Mille et une nuits, 2010,
pp.626-273
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