Vous êtes sur la page 1sur 20

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.

185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
CONSTRUIRE UNE CHAÎNE DE VALEUR « TOURISME DURABLE » SUR
UN TERRITOIRE : UNE APPROCHE PAR LA THÉORIE DE L’ACTEUR-
RÉSEAU

Corinne Van Der Yeught

Management Prospective Ed. | « Management & Avenir »

2016/2 N° 84 | pages 159 à 177


ISSN 1768-5958
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-management-et-avenir-2016-2-page-159.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Management Prospective Ed..


© Management Prospective Ed.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable »
sur un territoire : une approche par la Théorie de
l’Acteur-Réseau1
Corinne VAN DER YEUGHT 2

Résumé
L’objet de cet article est de comprendre comment peuvent être créées
des chaînes de valeur « tourisme durable » sur les territoires. La Théorie
de l’Acteur-Réseau est mobilisée afin de saisir les différentes étapes
par lesquelles ont été établies les connexions entre participants de
plusieurs réseaux de tourisme responsable et solidaire en Provence
et en Méditerranée. À l’issue d’une analyse multi-sites, un modèle
de chaîne de valeur « tourisme durable » est proposé.

Abstract
The purpose of this paper is to clarify how “sustainable tourism”
value chains may be built on territories. The approach is based on
the Actor-Network Theory to identify the different stages whereby
connections have been established between the actors of several
networks of responsible and mutually beneficial tourism in Provence
and in Mediterranean territories. Following a multi-site analysis, the
model of a “sustainable tourism” value chain is proposed.

Introduction

Dans le sillage du Sommet de la Terre de Rio (1992), l’industrie des voyages et du


tourisme s’est engagée sur la voie du Développement Durable (DD ensuite) afin de
répondre aux nombreux enjeux économiques, environnementaux, sociaux et culturels
du tourisme pour les territoires et leurs populations (Bensahel et Donsimoni, 1999).
Le concept de Tourisme Durable (TD) a alors émergé, donnant lieu à de nombreuses

1 Certains éléments de cet article ont fait l’objet d’une présentation au colloque de l’AFMAT
organisé les 12 et 13 mai 2015 à Strasbourg.
2 Corinne VAN DER Y EUGHT  : Maître de conférences hors classe, IAE,
Université de Toulon, Groupe de Recherche en Management (GRM, EA 4711) -
corinne.van-der-yeught@univ-tln.fr

159
N°84 - Mars 2016

définitions que l’Organisation Mondiale du Tourisme résume ainsi : « un tourisme qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
tient pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux
actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’envi-
ronnement et des communautés d’accueil »3. Ce concept « valise » recouvre en réalité
différentes formes de tourisme telles que le tourisme responsable (qui implique une
démarche volontaire de responsabilité sociale et environnementale de la part des ac-
teurs économiques), l’écotourisme (qui valorise des activités fondées sur la nature),
le tourisme solidaire (qui associe la population locale au développement du projet
touristique), ou encore le tourisme équitable (qui met l’accent sur une répartition de
la rente touristique bénéficiant équitablement à la population). En France, le TD est
à présent reconnu comme une priorité stratégique (Conseil National du Tourisme,
2010) et il constitue un axe directeur parmi les cinq pôles d’excellence présentés par
le Ministre des Affaires étrangères lors des Assises Nationales du Tourisme en juin
2014. Dans les pays émergents, il est souvent considéré comme un levier économique
au service du développement local, mais ses impacts réels sont très variables selon les
pays, en particulier sur les populations les plus pauvres (Mitchell, 2012).

Un temps précurseur, l’industrie du tourisme semble aujourd’hui progresser difficilement


en TD. Une caractéristique majeure du tourisme est le nombre de TPE4 qui composent
l’offre sur un marché globalement atomisé (plus de la moitié des entreprises touris-
tiques françaises sont des entreprises individuelles). Or, malgré certains atouts liés à
leur flexibilité et à leur indépendance financière, les petites entreprises sont réputées
souffrir d’importantes limitations financières et managériales dans leurs efforts en res-
ponsabilité sociétale et en DD (Spence, 1999 ; Jenkins, 2004 ; Lepoutre et Heene, 2006 ;
Bon et al., 2013). Les convictions éthiques des dirigeants ainsi que la mise en réseau
des organisations dans le cadre de relations collaboratives, sont souvent présentées
comme des solutions à ces difficultés (Lepoutre et Heene, 2006), en particulier dans
la perspective d’un TD (Šavriņa et al., 2008 ; Rusko et al., 2009 ; Albrecht, 2013). Bien
que la recherche en tourisme accorde une importance croissante à ces formes d’action
collective de type réticulaire visant le DD des destinations, à notre connaissance, peu
de travaux se sont intéressés à la façon de procéder pour y parvenir.

Dans ce contexte, nous souhaitons comprendre comment la construction de chaînes


de valeur TD au sein d’un territoire peut être réalisée. Cette recherche adopte une
approche centrée sur l’offre qui constitue, selon nous, une étape préalable indispen-
sable à l’analyse d’une chaîne de valeur TD. Le territoire est ici envisagé au sens large
sachant qu’il peut devenir une destination s’il constitue un espace social, économique
et naturel, relativement cohérent, doté d’une autonomie de décision et potentiellement
attractif pour les touristes auxquels une offre adaptée est proposée (Frick et Van der
Yeught, 2011a). Sa compétitivité dépend ainsi de son aptitude à valoriser et à protéger
ses ressources attractives (approche par l’offre) (Flagestad et Hope, 2001 ; OMT, 2004,

3 http ://sdt.unwto.org/fr/content/definition
4 Selon la classification retenue par la Commission européenne, les TPE (très petites entre-
prises) ont moins de 10 salariés et réalisent un CA annuel inférieur à 2 millions d’euros, les PE (petites
entreprises) ont entre 10 et 49 salariés et réalisent un CA annuel inférieur à 10 millions d’euros, les ME
(moyennes entreprises) ont entre 50 et 249 salariés et réalisent un CA annuel inférieur à 50 millions
d’euros.

160
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

p. 8), puis de son image et de la perception qu’en ont les visiteurs (approche par la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
demande). L’article est structuré en trois parties. La première expose le cadre concep-
tuel et théorique retenu, fondé sur la chaîne de valeur et la Théorie de l’Acteur-Réseau
(TAR). La seconde est dédiée à l’étude empirique. La troisième présente et discute les
résultats, avant de conclure sur les limites et les perspectives de recherche futures.

1. Le cadre conceptuel et théorique

1.1. Le concept de chaîne de valeur pour un tourisme durable


La chaîne de valeur est définie par Kaplinsly et Morris (2001, p. 4) comme l’ensemble
des activités requises pour amener un produit ou un service de l’étape de sa concep-
tion à celles de sa vente au consommateur et de sa mise au rebut après utilisation, en
passant par toutes les différentes phases de production impliquant une combinaison de
transformation physique et l’intervention de divers producteurs de services. Mitchell
(2012) précise que la chaîne de valeur n’a pas de réalité tangible, il s’agit simplement
d’un outil conceptuel. Elle est d’ailleurs mobilisée dans la littérature de façons diverses
depuis l’utilisation intra-firme de Porter (1986) jusqu’à l’utilisation inter-firmes donnant
lieu à une chaîne de valeur étendue susceptible d’intégrer de nombreux intervenants
selon un maillage complexe (Kaplinsky et Morris, 2001 ; Acquier et al., 2011). Au cours
des vingt dernières années, la prise en compte des principes du DD a donné lieu au
concept de chaîne de valeur durable ou responsable impliquant l’intégration et la réali-
sation d’objectifs économiques, sociaux et environnementaux dans la coordination des
processus inter-organisationnels clés (Carter et Rogers, 2008 ; Acquier et al., 2011).
Bien qu’il suscite un intérêt grandissant parmi les chercheurs, ce sujet est toutefois
traité de façon fragmentée, peu d’auteurs adoptant une approche systémique intégrant
toutes les dimensions de la durabilité (Morali et Searcy, 2013).

Conçue à l’origine pour l’industrie manufacturière, la chaîne de valeur nécessite cer-


taines adaptations dans le cas des activités de services et du tourisme. Certains auteurs
préfèrent d’ailleurs parler de « configuration de valeur » (Stabell et Fjeldstad, 1998) ou
« d’éventail de valeur » (Flagestad et Hope, 2001) en raison du caractère non séquentiel
des processus de production des services. De ce fait, jusqu’à une période récente, les
recherches sur ce thème ont essentiellement concerné les industries manufacturières,
plus rarement les activités de services (Font et al., 2008 ; Tejada et al., 2011). Appliquée
au tourisme, la chaîne de valeur peut concerner plusieurs niveaux d’analyse depuis le
niveau micro des entreprises jusqu’au niveau macro des destinations touristiques. Elle
peut également être centrée sur la demande (Stabell et Fjeldstad, 1998 ; Commission
européenne 2000a et b) ou sur l’offre (Flagestad et Hope, 2001). L’approche par la
demande tient compte du caractère co-produit des activités de service (Teboul, 1999)
et elle met l’accent sur l’expérience vécue par les touristes (Commission européenne
2000a et b). L’approche par l’offre, adoptée dans cette recherche, se concentre sur la
configuration de valeur proposée à l’échelle territoriale. Elle est au cœur du modèle
de « l’éventail de valeur » élaboré par Flagestad et Hope (2001) pour les stations de
sport d’hiver, dans lequel les auteurs décomposent l’offre touristique d’une destination
en une constellation d’activités primaires et secondaires créatrices de valeur, suivant

161
N°84 - Mars 2016

la méthode recommandée par Porter (1986). Généralement éclatée entre différents


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
prestataires (Acquier et al., 2011), une chaîne de valeur en TD suppose des respon-
sabilités partagées entre les entreprises et le territoire ainsi que l’articulation des
différentes activités relevant des deux niveaux, micro et macro. À partir d’une étude
réalisée auprès de 25 tour-opérateurs, dont 4 ONG spécialisées dans le tourisme, Font
et al. (2008) expliquent ainsi comment les différents maillons de la chaîne de valeur
durable des tour-opérateurs sont étroitement reliés aux destinations. Les auteurs dis-
tinguent quatre grands groupes d’activités dans la chaîne de valeur TD : 1/ l’héber-
gement, 2/ les transports, 3/ les activités, excursions et visites, 4/ l’alimentation et
l’artisanat. Ils concluent sur l’imbrication des responsabilités entre les tour-opérateurs
et les destinations pour chacun des maillons. Dans les pays en développement, ce
sujet est particulièrement sensible en raison des nombreux enjeux du tourisme pour
les communautés et les individus qui participent (ou souhaiteraient participer) au
processus de création de valeur touristique. À l’issue d’une étude réalisée dans douze
pays en voie de développement, Mitchell (2012) montre, par exemple, que le tourisme
bénéficie de façon très variable aux populations les plus démunies, indépendamment
du type de tourisme pratiqué. Selon cette étude, aucun affichage « tourisme durable »
ne garantirait d’effets positifs sur le développement.

Si la construction et l’analyse d’une chaîne de valeur touristique à l’échelle territoriale


sont importantes, il nous semble essentiel de pouvoir expliquer pourquoi et comment
l’articulation entre certains opérateurs et activités se réalise, ou ne se réalise pas, en
particulier lorsque des objectifs de durabilité sont poursuivis. Pour approfondir cet
aspect de la problématique, nous proposons de mobiliser la Théorie de l’Acteur-Réseau
(TAR ensuite).

1.2. La Théorie de l’Acteur-Réseau (TAR)


La TAR (ou sociologie de la traduction) est née dans les années 1970. Elle est mobilisée
pour expliquer les processus de changement dans la société, en particulier les innova-
tions. En sciences de gestion, elle offre une vision renouvelée de l’organisation mettant
l’accent sur les interrelations, les connexions établies entre des entités hétérogènes,
humaines et non humaines (appelées actants) qui vont progressivement constituer un
réseau à l’origine d’un nouveau collectif révélateur d’un changement ou d’une innova-
tion (Callon, 2006 ; Latour, 2006). Les actants peuvent être des personnes, des objets,
des concepts, des artefacts… auxquels sont reconnues les mêmes capacités à agir ou
interagir de manière spécifique avec les autres entités, humaines et non humaines
(Callon, 2006). Ils intéressent le chercheur dans la mesure où ils constituent des mé-
diateurs qui « transforment, traduisent, distordent, et modifient le sens ou les éléments
qu’ils sont censés transporter » (Latour, 2006, p. 58). Dans le référentiel de la TAR, la
traduction désigne le processus (potentiellement réversible) de connexions établies
entre médiateurs (Callon et Latour, 2006 ; Latour, 2006). Elle se présente comme le
résultat d’une négociation dans laquelle le traducteur contribue à la construction du
lien reliant ces entités hétérogènes à l’origine du réseau (Walsh et Renaud, 2010).
Dans cette approche, le réseau ne désigne pas un ensemble de points interconnectés
mais « une chaîne d’actions où chaque participant est traité à tous égards comme un
médiateur » (Latour, 2006, p. 189). Il retrace le flux des traductions successives et l’ob-

162
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

servateur doit s’attacher à saisir les négociations et les ajustements qui interviennent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
entre les actants pendant le processus (Callon, 2006). Ce travail est facilité quand
existent des controverses car le chercheur peut alors saisir les argumentations et les
points de vue contradictoires exprimant des visions du monde différentes (Callon,
1986 ; Latour, 2006). Une traduction réussie permet d’aligner les positions (Walsh et
Renaud, 2010). Durant le processus, des intermédiaires interviennent qui véhiculent les
perspectives et les problématiques des actants. Les actants et les intermédiaires étant
trop nombreux pour être tous pris en compte individuellement dans le processus de
traduction, des porte-parole sont identifiés (Walsh et Renaud, 2010). Le succès de ces
derniers dépend de leur légitimité, car « traduire, […] c’est également exprimer dans
son propre langage ce que les autres disent et veulent, c’est s’ériger en porte-parole.
À la fin du programme, s’il a réussi, on n’entend plus que des voix parlant à l’unisson
et se comprenant mutuellement » (Callon, 1986, p. 204).

La TAR est avant tout une méthode « conçue pour suivre les collectifs en train de se
faire » (Callon, 2006, p. 275). Elle nécessite une approche diachronique, longitudinale,
dans laquelle les savoirs, leur construction, leur diffusion et leur appropriation jouent
un rôle central.

1.3. Les étapes du processus de traduction


Dans un article séminal, Callon (1986) décompose le processus de traduction en quatre
étapes qui ne suivent pas nécessairement de logique chronologique et peuvent se
chevaucher (Walsh et Renaud, 2010).

1) La problématisation : il s’agit de la formulation d’un problème ou d’une question


susceptible de fédérer les acteurs concernés qui ne peuvent atteindre leurs objectifs
qu’en répondant à la problématisation commune (Walsh et Renaud, 2010). Il faut, pour
cela, identifier les différents actants impliqués et leurs enjeux, puis définir des points
de passage obligés (PPO) se présentant comme des énoncés capables de produire de
la convergence entre les actants. Walsh et Renaud (2010) mettent en lien l’objectif
commun compris dans la problématisation avec l’opportunisme des acteurs. La pro-
blématisation peut alors s’interpréter comme l’alignement des problématiques des
différents actants.

2) Le dispositif d’intéressement : les actants doivent accepter la problématisation


proposée par le traducteur. Des alliances (tacites ou explicites) sont alors scellées au-
tour de cette problématisation qui peut entrer en compétition avec d’autres. Comme
le précise Callon (1986, p. 185) chacune des entités convoquées peut se soumettre au
plan initial ou refuser la transaction. L’éventail des stratégies composant le dispositif
d’intéressement est illimité : simple sollicitation, séduction, négociation, emploi de la
force… L’objectif est de couper les liens que chaque entité pourrait établir avec des
entités remettant en cause la problématisation. Si l’intéressement est réussi, il instaure
les fondations de l’alignement des actants identifiés et le processus de traduction peut
se poursuivre. En revanche, l’échec dans l’intéressement d’un actant risque de compro-
mettre l’implication d’autres actants et donc de déstabiliser et de fragiliser le réseau
tout entier (Walsh et Renaud, 2010).

163
N°84 - Mars 2016

3) L’enrôlement : il s’agit de définir et de coordonner les rôles des différents actants.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
Selon Walsh et Renaud (2010), l’enrôlement correspond à toutes les négociations mul-
tilatérales déployées pour faire aboutir l’intéressement. Pour Callon (1986, p. 189),
« l’enrôlement est un intéressement réussi ». Il conduit à la mobilisation des actants
qui deviennent des parties intégrantes du réseau en train de se constituer. Cette étape
suppose de nombreuses transactions, des négociations multilatérales, voire des combats
entre forces opposées avant de parvenir à un accord sur le changement désiré. Le tra-
ducteur doit persuader tous les actants que la solution apportée par la problématisation
est adaptée à leurs propres problématiques. L’enrôlement prend place au travers de
la participation active, souvent informelle, de certains destinataires du changement
qui vont ainsi co-construire le changement. Cela n’est possible que si des porte-pa-
role représentatifs sont identifiés. Progressivement, l’alignement des porte-parole par
l’échange et le dialogue se met en place (Walsh et Renaud, 2010).

4) La mobilisation des alliés : elle retrace les déplacements nécessaires pour parvenir
au soutien actif des actants enrôlés. Ces derniers s’expriment par le biais de porte-parole
représentatifs émergeant à différents niveaux selon une logique de cascade (Walsh et
Renaud, 2010). Si les porte-parole sont représentatifs, un vrai dialogue conduisant à
un alignement peut s’instaurer entre porte-parole par le biais du traducteur et de sa
problématisation. Quand les trois alignements (actants, intermédiaires, porte-parole)
ont atteint un niveau jugé suffisant par le traducteur, le changement peut être considéré
comme institutionnalisé. La chaîne d’intermédiaires aboutissant à un seul porte-parole,
par un jeu de traductions successives, constitue le réseau qui donne lieu à un nouvel
état du monde. Des controverses et des actions de dissidence sont encore possibles.
Elles peuvent remettre en cause la représentativité des porte-parole et contester le
changement généré. Il faut alors revoir le dispositif d’intéressement qui se révèle inef-
ficace à l’arrivée (Callon, 1986).

Nous proposons de mobiliser cette théorie afin de saisir les différentes étapes suscep-
tibles de donner lieu à une chaîne de valeur TD sur un territoire, et de comprendre
comment se font (ou ne se font pas) les associations requises pour y parvenir.

2. L’étude empirique

2.1. La méthodologie : une étude de cas multi-sites avec design enchâssé


Cette recherche est décrite sous la forme d’une étude de cas multi-sites avec design
enchâssé comportant plusieurs niveaux d’analyse (Lecocq, 2002 ; Yin, 2003 ; Musca,
2006 ; Hitt et al., 2007). Elle s’inscrit dans le cadre d’un programme de recherche plus
large, initié en 2009, en collaboration avec l’association à but non lucratif Citoyens de
la Terre (CT, par la suite), située à Marseille, qui a choisi de concentrer ses efforts sur la
diffusion d’un tourisme responsable, solidaire et durable en Provence et en Méditerranée,
auprès des professionnels. Depuis 2007, deux grands projets structurent les activités
de CT : Éveil et AREMDT qui constituent pour notre recherche des cas imbriqués.

Dans cette recherche, nous désignons par « Éveil » un réseau de professionnels du


tourisme de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) ayant adopté la méthode

164
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

d’amélioration continue « Éveil-Tourisme responsable et solidaire » afin de progresser


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
vers un tourisme durable. Cette méthode a été élaborée entre 2004 et 2006 par CT
avec l’aide d’un petit groupe de professionnels impliqués dans l’éducation à l’environ-
nement et au DD5. Entre 2007 et 2014, Éveil a fait l’objet d’une expérimentation sur le
Pays d’Aubagne et de l’Étoile (PAE). Il constitue le cas pilote dans l’analyse multi-sites.
Nous avons étudié l’évolution de ce réseau de façon longitudinale de 2009 à 2014, par
le biais de différentes méthodes : étude documentaire des différents supports produits
par l’association depuis 2007 ; observation simple et participante ; entretiens semi-di-
rectifs auprès des responsables de l’association CT (30 entretiens effectués) et auprès
des membres du réseau Éveil (enquêtes réalisées en 2012 et 2013). En 2012, le réseau
comptait 17 participants qui ont été interrogés à partir d’un guide d’entretien compor-
tant huit thèmes6. En 2013, nous avons complété les résultats de la vague précédente
en interrogeant 11 participants (3 avaient quitté le réseau entre-temps et 3 n’ont
pas répondu à nos sollicitations). Le guide d’entretien comportait exclusivement des
questions relatives à l’innovation7. La masse des données collectées autorise à présent
une analyse à deux niveaux : celui des petites organisations composant le réseau et le
niveau collectif intégrant différentes parties prenantes telles que l’association coor-
donnatrice, les autres fondateurs et les institutions locales.

Fondé en 2007, le réseau AREMDT8 (Agir Responsables En Méditerranée par le


Développement du Tourisme) regroupe des représentants de huit pays du Maghreb,
du Proche-Orient et d’Europe du Sud, souhaitant partager leurs compétences et leurs
expériences en matière de tourisme responsable et solidaire. Chaque membre est lui-
même, dans son pays, au service de communautés locales souhaitant développer un
tourisme durable : les objectifs peuvent être d’assurer la promotion sociale de personnes
vulnérables (en particulier les jeunes, les femmes, les communautés rurales ou de
montagne) (tourisme solidaire et équitable) et/ou la protection de l’environnement
naturel et culturel (écotourisme), ou encore favoriser la rencontre entre hébergeurs et
voyageurs (tourisme responsable et solidaire). Nos recherches sur le réseau AREMDT
ont débuté en 2014 dans le cadre d’un programme financé par la région PACA afin
de renforcer l’entrepreneuriat solidaire en Méditerranée. Nous avons rencontré les
membres du réseau AREMDT en janvier 2015, lors d’une réunion organisée à Marseille,
et nous leur avons exposé nos objectifs et notre protocole de recherche. Nous leur avons
transmis un questionnaire, traduit en anglais, et nous avons recueilli leurs réponses,

5 Pour une présentation plus détaillée du cas Éveil, voir par exemple Van der Yeught (2014,
2015).
6 Les thèmes abordés étaient : les motivations pour entrer dans la démarche ; l’évolution perçue
par chaque participant depuis son entrée dans la démarche ; les éléments jugés les plus pertinents pour
l’évolution de l’organisation participante ; les éléments de la démarche à améliorer et à renforcer ; les
freins pour progresser dans la démarche ; la communication des participants vis-à-vis de leurs parties
prenantes ; les perspectives envisagées pour la démarche ; une conclusion sous forme d’évaluation glo-
bale et de suggestions à ajouter.
7 Les thèmes abordés étaient : les innovations réalisées, les difficultés rencontrées, les solu-
tions mises en œuvre, les projets innovants envisagés.
8 Le nom est aussi un clin d’œil au village d’Aremd, situé dans le Haut Atlas marocain, dans
lequel a été créé le réseau AREMDT en mai 2007. Le « T » final rappelle que le tourisme responsable et
solidaire en est le pivot. La Charte du réseau a été élaborée et rédigée sur place par les membres fonda-
teurs.

165
N°84 - Mars 2016

puis nous avons effectué des entretiens via skype afin de préciser certains éléments.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
Nous avons ensuite procédé à l’analyse de ces données en les confrontant aux résultats
obtenus dans le cas pilote. L’analyse a été réalisée de façon manuelle pour les don-
nées concernant Éveil, puis le logiciel Nvivo a été utilisé pour l’analyse des données
d’AREMDT. La condensation a fait l’objet de plusieurs modèles de tableaux visant à
ne pas perdre toute la richesse du matériau collecté (Miles et Huberman, 2003). Une
synthèse est présentée en Tableau 1. Chaque entité étudiée fait l’objet d’un code qui
est précisé dans le tableau et rappelé dans les extraits de verbatim.

2.2. L’analyse multi-sites


Suivant la méthode recommandée par la TAR, nous avons reconstitué les étapes des
processus de traduction suivis dans chaque réseau étudié afin d’identifier les facteurs cri-
tiques intervenant dans la constitution d’une chaîne de valeur TD au sein d’un territoire.

Étape 1 : La problématisation

Les actants et leurs enjeux

La particularité des réseaux étudiés réside dans la multiplicité et la variété des acteurs/
actants pris en compte. Quatre grandes catégories peuvent être distinguées :

(1) Les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS, par la suite) : elles jouent
une fonction centrale dans le dispositif de création et de déploiement des chaînes de
valeur comme le montre l’analyse effectuée à l’étape 2.

(2) Les pouvoirs publics : ils peuvent jouer un rôle de facilitateurs (Fr-Éveil ; AJZ-Tu),
être quasiment absents des projets (Li-33N), ou encore représenter des obstacles plus
ou moins sérieux en raison des tracasseries administratives imposées aux microstruc-
tures touristiques (Ma-AZ ; Ma-Mi), voire des difficultés à reconnaître les droits des
communautés locales (Jo-Da). Dans certains cas, les conflits politiques d’un passé récent
constituent des éléments de contexte douloureux qui impactent encore les perceptions
des communautés et des porteurs de projets (Al-RA ; Bo-Al ; Li-33N). Même lorsqu’ils
apportent leur soutien, comme en France ou en Tunisie, l’immixtion de la dimension
politique est un réel facteur de risque, susceptible de compromettre le déploiement
des chaînes de valeur en TD comme en témoigne le gel du projet Éveil à la suite du
changement de majorité politique intervenu à Aubagne en 2014.

(3) Les communautés locales : elles constituent des ensembles hétérogènes. Seul le cas
Fr-Éveil s’appuie dès l’origine sur des professionnels du tourisme. Dans tous les autres
cas, il s’agit de populations vulnérables, souvent sans formation, parfois déstabilisées
par des conflits militaires ou politiques, qui souhaitent reprendre leur destinée en
main, assurer leur survie et contribuer au développement économique et social de
leur territoire. La notion d’empowerment est ainsi évoquée à six reprises par le cor-
respondant jordanien. L’éducation et l’émancipation économique des femmes sont au
centre des projets Marocains (Ma-Mi), Jordanien, Libanais et Algérien. L’autonomie
alimentaire et économique est recherchée en Bosnie. Dans tous les cas, le tourisme
est considéré comme un levier du développement local, créateur de richesses écono-

166
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

miques et d’émancipation sociale. Le TD est quant à lui, porteur de valeurs humanistes


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
et éthiques en mesure de rallier les parties prenantes.

(4) Les actants non humains : ils sont illustrés dans tous les cas par les infrastructures
de base (routes, transports locaux, accès à l’eau, capacités d’accueil, traitement des
déchets…) et par la richesse du patrimoine naturel et/ou culturel. On trouve ensuite
les règlementations nationales jugées souvent trop tatillonnes et inappropriées aux
microstructures touristiques (Fr-Éveil ; Ma-AZ ; Bo-Al ; Tu-AJZ), voire injustes (Jo-Da).
En ce qui concerne les infrastructures, deux situations peuvent être distinguées en
fonction du développement du pays : tandis qu’en France, les membres du réseau Éveil
déplorent l’absence ou le coût des solutions assurant la durabilité de leurs activités
(pistes cyclables, technologies susceptibles de réduire les impacts environnementaux,
gestion des déchets), dans les autres pays, ce sont les infrastructures de base qui sont
déficientes et doivent préalablement être construites pour permettre la création d’une
chaîne de valeur TD.

Les points de passage obligés

Face aux enjeux des différents actants dans le contexte où ils se trouvent, le TD (et ses
déclinaisons) se présente comme le point focal de problématisations assurant la conver-
gence requise entre les actants. Dans tous les cas étudiés, le TD est considéré comme un
levier de développement économique et social, en tant qu’activité économique à part
entière (Fr-Éveil) ou comme source de revenus complémentaires (tous les autres cas).
Il est également porteur de valeurs assurant un large ralliement de parties prenantes.
Ces valeurs répondent aux aspirations des dirigeants des organisations touristiques
(Fr-Éveil), elles rassurent les résidents qui redoutent les effets pervers du tourisme de
masse (Ma-AZ), et plus largement, elles concilient des intérêts divergents (Fr-Éveil ;
Ma-Mi ; Jo-Da ; Bo-Al ; Tu-AJZ).

Étape 2 : Le dispositif d’intéressement

Afin de comprendre quels étaient les aspects favorisant ou défavorisant la constitu-


tion de chaînes de valeur TD, nous avons recherché les ressorts de chaque dispositif
d’intéressement. Nous avons ainsi confronté les attentes des différents acteurs et les
réponses apportées dans chaque réseau. Quatre grands facteurs d’intéressement peuvent
ainsi être identifiés (l’ordre de présentation n’est pas nécessairement hiérarchique) :

1) L’intérêt économique est le premier facteur d’intéressement tous cas confondus :


les différents acteurs impliqués dans les chaînes de valeur TD souhaitent générer de la
richesse économique grâce au tourisme qu’il s’agisse d’une activité principale ou d’un
complément de revenu. Bien que les motivations éthiques arrivent en première position
des réponses apportées par les membres du réseau Éveil (enquête de 2012), tous ont
réduit leurs charges (eau, électricité, énergies, autres consommables et production de
déchets) et plusieurs ont développé un nouveau positionnement stratégique grâce à la
reconfiguration de leur offre (aménagements spécifiques pour accueillir les personnes
handicapées et leurs accompagnants, achats locaux-bio-équitables répondant aux at-
tentes de nouveaux segments de clientèle). La controverse la plus récurrente concerne
la commercialisation de l’offre touristique qui est jugée globalement insuffisante sur le

167
N°84 - Mars 2016

territoire (8 participants sur 17). De même, plusieurs correspondants AREMDT expri-


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
ment clairement des besoins en commercialisation (Jo-Da ; Li-33N ; Tu-AJZ), voire la
nécessité de constituer une destination cohérente lorsque les délimitations adminis-
tratives posent problème au plan touristique (Ma-AZ ; Bo-Al). Les alliances constituées
visent alors à atteindre ces objectifs d’ordre économique.

2) Pour réaliser leurs objectifs, les communautés ont besoin de ressources financières
et de nouvelles compétences et capacités. C’est là qu’interviennent les coordonnateurs,
tous issus de l’économie sociale et solidaire (ESS) : ils obtiennent des financements
pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers d’euros, ils créent des centres de
formation (Ma-Mi ; Jo-Da ; Bo-Al ; Li-33N ; Al-RA ; Tu-AJZ) et ils aident les acteurs éco-
nomiques à améliorer leurs répertoires de compétences et de capacités. Ces résultats
s’expliquent par : (1) la force des réseaux de l’ESS qui confortent la légitimité de leurs
membres et favorisent ainsi les octrois de fonds, et (2) leurs capacités à mutualiser
des ressources, mobiliser des compétences individuelles et générer des compétences
collectives grâce aux nombreuses expérimentations mutualisées au sein des réseaux.

3) La force des réseaux de l’ESS offre également aux acteurs socio-économiques la


possibilité de nouer des partenariats et d’accroître leur pouvoir de négociation (ou de
lobbying) face à des autorités publiques parfois peu soucieuses des intérêts des groupes
minoritaires. Ces facteurs d’intéressement sont explicites dans le cas pilote, certains
membres du réseau Éveil interrogés en 2012-2013 exprimant clairement leur besoin
de « porte-parole » pour se faire entendre des autorités territoriales. Dans le cas du
Maroc, de la Jordanie ou de la Bosnie, c’est précisément le besoin de faire entendre la
voix des communautés concernées qui explique l’organisation en réseau et l’assistance
apportée par les acteurs de l’ESS.

4) Les valeurs humanistes et éthiques constituent le quatrième facteur d’intéressement


identifié. La convergence des valeurs est apparue comme la principale motivation des
participants du réseau Éveil interrogés en 2012-2013, alors que les responsables de
l’association coordonnatrice avaient évoqué des motivations prioritairement écono-
miques. La question des valeurs et d’un comportement éthique d’origine endogène
s’est ainsi révélée essentielle pour la suite de nos recherches. Dans les autres cas, les
valeurs sont également importantes. Elles sont explicitées dans plusieurs chartes (dont
celles des réseaux AREMDT et Éveil9). Elles constituent d’une part, un repère pour les
acteurs qui peuvent rapidement déterminer leur ralliement en raison de la conver-
gence (ou pas) entre systèmes de valeurs, et d’autre part, un dispositif d’alignement
des comportements au sein du réseau.

Étape 3 : L’enrôlement

Dans tous les cas étudiés, des porte-parole représentatifs sont identifiés à différents
niveaux (communautaire, territorial, national et international). Plusieurs répondants
citent des noms de personnalités locales particulièrement actives qui n’hésitent pas
à investir leur temps et leur argent dans les projets collectifs, voire à s’opposer aux
autorités locales afin de défendre des intérêts collectifs qu’elles jugent légitimes. La

9 Pour une présentation détaillée de chaque charte, consulter les sites : http ://www.aremdt.
org/content/charte et http ://www.eveil-tourisme-responsable.org/content/charte-et-principe

168
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

mission du réseau AREMDT étant d’assurer les connexions au niveau international,


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
nous déduisons que les connexions ont déjà été établies aux échelons inférieurs quand
l’adhésion à AREMDT est actée. Toutefois, les situations ne sont pas figées. Des jeux
de pouvoir et des controverses agitent certaines communautés et peuvent encore
compromettre les processus de traduction en cours.

Étape 4 : La mobilisation des alliés

Si des intermédiaires actifs et des porte-parole représentatifs peuvent être identifiés


dans tous les cas, l’alignement actants - intermédiaires - porte-parole n’est pas tou-
jours stabilisé, et les changements recherchés ne sont pas toujours institutionnalisés.
Ainsi, dans le cas pilote, une nouvelle majorité politique conduit au gel du projet en
2014. Dans le cas Ma-AZ, l’absence de réel projet collectif joint à l’opportunisme de
certains acteurs, compromet la pérennité du réseau. En Bosnie (Bo-Al), le réseau n’a
pas encore été structuré. Les coordonnateurs notent qu’aucune contribution finan-
cière n’est actuellement demandée aux familles, mais que cela ne pourra pas durer.
Les représentants marocain (Ma-Mi), tunisien et algérien soulignent les difficultés à
trouver de réels bénévoles désintéressés. Des dissidences sont donc toujours possibles.

L’analyse inter-sites structurée grâce à la TAR est synthétisée en Tableau 1.

169
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

170
Réseau AREMDT France Maroc Jordanie Bosnie Liban Algérie Tunisie
Interlocuteurs Citoyens de SODEV : association Dana : coopéra- Alterural : 33 North : entre- Res’Art : réseau AJZ : Association
AREMDT la Terre : Membre du réseau marocain de l’ESS tive communau- Association de prise de tourisme de femmes des Jeunes de
Association (REMESS) taire locale de promotion du alternatif (créée artisanes, asso. Zammour
(créée en 2001) Dana et Qadisiyah tourisme rural en 1996) « Femmes en (créée en 1991)
(créée en 1994) (créée en 2009) communication »
N°84 - Mars 2016

Réseaux et com- Réseau Éveil AZMOTER Melouia Dana and Territoire de Al kwakh eco- Res’Art Alger AJZ Région de
munautés étudiés Pays d’Aubagne Commune rurale Douar de Qadisiyah Local Crepolsko lodge (Hermel) (2003) Zammour – Béni
(périodes de et de l’Étoile de Aoufous Boukhalfa Community Bukovik et Deir el Ahmar Khédache (début
lancement) (PAE) (Années 2000) (Missour) (1999) Cooperative Nahorevo (2009) (plaine de Bekaa) des années 1990)
(2007-2014) (1994) (1990), entrée
dans le réseau
plus récente
Codes utilisés Fr-Éveil Ma-AZ Ma-Mi Jo-Da Bo-Al Li-33N Al-RA Tu-AJZ
Contexte initial Sensibilisation Recherche Communauté Création réserve Territoire monta- Forte instabilité Pays très marqué Instabilité poli-
accrue du public de revenus rurale souhai- naturelle de Dana gneux à fort po- politique depuis par la guerre tique depuis 2011
au DD complémentaires tant assurer son (1993) => évic- tentiel touristique la guerre civile civile et le ter-
Contexte poli- développement tion des commu- sans cohérence Toutes les activi- rorisme. Grande
tique favorable Besoin de se fédé- en particulier, nautés locales administrative tés économiques méfiance chez
(Agenda 21 local) rer pour obtenir grâce à l’accueil et des activités Importants dépendent du les porteurs de
les autorisations touristique traditionnelles dommages liés à secteur privé projets privés.
nécessaires la guerre Forte inertie de
l’administration
PPO Tourisme respon- Tourisme Tourisme Tourisme soli- Tourisme Tourisme respon- Tourisme Tourisme respon-
sable et solidaire : solidaire : solidaire et daire, équitable et solidaire et sable et solidaire : solidaire : sable, solidaire et

Il faut favoriser L’union fait la Il faut soutenir les Il faut revaloriser,


équitable : écotourisme : écotourisme : équitable :

les actions volon- force : « on résout Il faut assurer le Il faut défendre Il faut exploiter la initiatives locales moderniser et Il faut satisfaire
taires et concrètes les obstacles en- développement et maintenir richesse du pa- afin d’améliorer commercialiser les membres de la
de développement semble, on simpli- économique et les droits de la trimoine naturel les conditions de l’artisanat fé- communauté et
touristique du- fie les procédures social grâce à communauté et culturel local vie des commu- minin algérien plus largement le
rable en tenant pour chacun » l’éducation des locale en l’aidant afin de créer une nautés concernées afin d’améliorer territoire
compte des jeunes, la forma- et en la formant. micro-destination la participation
motivations et tion des femmes, L’écotourisme doit de tourisme rural des femmes à
Tableau 1 - Synthèse de la condensation des données

des systèmes de et l’accueil des maintenir la vie à la périphérie de l’économie


valeurs des par- touristes sur place, préser- Sarajevo
ties prenantes ver le village de
Dana et contri-
buer au DD

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Réseau AREMDT France Maroc Jordanie Bosnie Liban Algérie Tunisie

Dispositif Apports en compé- Accompagnement Obtention de Obtention de Allocation de mi- Obtention de Formation, ac- Apports en
d’intéressement tences par AREMDT financements financements. cro-subventions financements compagnement, compétences
Mise en réseau Capacité collective Création d’activi- Apports en compé- Aide à la com- Formation commercialisation Amélioration des
Valeurs (Charte pour obtenir des tés économiques tences et capacités mercialisation Aide à la création Mise en réseau conditions de
Éveil) autorisations Développement Commercialisation Création de lien de produits tou- travail
administratives. de compétences et Réseautage entre des acteurs ristiques et à la Création d’évè-
Sensibilisation aux capacités souvent isolés commercialisation nements et
valeurs du TD Soutien individuel d’expositions
Porte-parole Oui, actifs à plu- Oui, actifs mais Oui aux niveaux Oui, la coopé- Oui, aux niveaux 33 North aux Oui, quelques Oui, niveaux
représentatifs sieurs niveaux : non officiels communautaire, rative assure réseau, territoire, niveaux national et membres actives + local, national et
réseau, terri- local, national, cette fonction à et international international chef de projet qui international
toire, national et international différents niveaux Localement, anime le réseau et
international local, national, coopératives de assure l’interface
international femmes internationale
Mobilisation Oui, participa- Le réseau manque Oui, participation Oui, la communau- Réseau très jeune Les coopératives Le réseau n’a pas Mobilisation de
tion active des d’objectifs depuis importante de té parvient à réali- en phase de fonctionnent bien cessé de croître compétences pour
membres du que les autori- la population ser ses objectifs et construction Absence de réseau depuis sa création surmonter les dif-
réseau sations ont été aux activités de à prospérer formel Mobilisation régu- ficultés, création
délivrées l’association De nouveaux lière de quelques d’une charte pour
villages intéressés membres harmoniser les
par le tourisme comportements
solidaire
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

Controverses Gestion des Individualisme et L’État veut contrô- Défendre les droits Tensions commu- Forte instabilité Opportunisme et Tensions interper-
déchets, opportunisme de ler les activités de la communauté nautaires politique manque de profes- sonnelles
Commercialisation certains acteurs associatives locale Réglementation Utilisation des ré- sionnalisme des Réglementation
Technologies inadaptée seaux sociaux très femmes artisanes inadaptée
durables Division adminis- peu d’Internet
trative pénalisante
Institution- Forte dépendance Absence de projet Oui : création Oui : la coopéra- Création d’une as- Des coopératives Oui, le réseau Oui, l’expérience
nalisation à la politique du collectif de nombreuses tive a atteint ses sociation et d’une actives, pas de perdure et il béné- réussie de
territoire : gel du La pérennité coopératives et objectifs et elle fait charte envisagées réseau formel ficie d’une bonne Zammour fait
projet en 2014 du réseau est activités viables des émules reconnaissance actuellement des
compromise nationale émules dans la
région de Chenini
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :

171
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
N°84 - Mars 2016

3. Résultats et discussion
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
3.1. Modélisation d’une chaîne de valeur tourisme durable
L’accent mis par la TAR sur le dispositif d’intéressement et sur les controverses per-
met d’identifier certaines fonctions essentielles d’une chaîne de valeur TD à l’échelle
d’un territoire et de comprendre comment les connexions requises sont (ou devraient
être) réalisées. Dans les cas étudiés, ces fonctions sont, en grande partie, assumées
par des organisations de l’ESS qui ne se limitent pas au rôle de porte-parole. Quatre
grandes fonctions interdépendantes se révèlent déterminantes dans les processus de
traduction observés :

(1) La fonction de soutien au développement économique : avant d’envisager le


développement du tourisme, des infrastructures de base sont requises nécessitant des
financements (routes, canalisations d’eau, irrigation, gestion des déchets et des eaux
usées, construction d’écoles et de centres de formation professionnelle, construction de
gîtes et de centres d’accueil…). L’union faisant la force, les communautés étudiées ont
su s’organiser et/ou se faire accompagner par des ONG pour obtenir ces financements.
Au-delà des infrastructures de base, la question des technologies nécessaires pour
mettre en œuvre un développement touristique durable reste toutefois en suspens,
comme en témoigne le cas pilote car bien que les professionnels engagés dans le réseau
Éveil adoptent une attitude proactive, ils déplorent tous le manque d’infrastructures et
de technologies durables. Il y a là de nouveaux actants à créer ou à rendre accessibles.

(2) La fonction de transmission des compétences, de développement des ca-


pacités et de sensibilisation aux valeurs humanistes et éthiques du TD : elle se
révèle cruciale dans tous les cas étudiés, avec des adaptations selon les contextes (de
l’alphabétisation jusqu’aux transferts de savoir-faire en TD). Dans les pays émergents, il
s’agit de développer des capabilities (cf. Amartya Sen10). Les transferts de compétences
en TD sont ici favorisés par les mises en réseaux qui permettent de mutualiser de
nombreuses expérimentations réalisées sur différents territoires, grâce à la médiation
des organisations coordonnatrices, toutes issues de l’ESS.

(3) La fonction de mise en lien des acteurs et de lobbying face à la puissance


publique : dans tous les cas étudiés, les acteurs expriment le besoin de créer des
alliances, d’une part, pour conforter leur position et constituer une offre cohérente
en tourisme durable, et d’autre part, pour accroître leur capacité de négociation face
aux autorités publiques.

(4) La fonction de commercialisation de l’offre touristique : cette fonction, absolu-


ment incontournable pour justifier l’existence d’une chaîne de valeur TD, est générale-
ment tenue pour acquise dans la littérature. Or, dans les cas étudiés, aucun territoire
n’est vraiment organisé en destination touristique avec un système de management
centralisé. Chaque cas illustre plutôt des variantes du community model, identifié par
Flagestad et Hope (2001), qui se caractérise par la collaboration de différentes parties

10 Les capabilities « expriment la liberté réelle qu’a une personne de choisir sa vie parmi les
différentes vies qu’elle peut mener » (Sen, 1993, p. 218).

172
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

prenantes poursuivant des intérêts potentiellement contradictoires et devant parvenir


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
à des compromis. Dans plusieurs cas étudiés, les délimitations administratives ne sont
pas cohérentes au plan touristique et, sans management centralisé, la commercialisation
de l’offre touristique est problématique.

Ces quatre fonctions viennent compléter et préciser les enseignements de la littérature,


en particulier, les activités principales distinguées par Font et al. (2008) et l’éventail
de valeur de Flagestad et Hope (2001), pour conduire au modèle de chaîne de va-
leur « tourisme durable » proposé en Figure 1. La forme générale du modèle proposé
s’appuie sur celle, bien admise, du modèle de Porter (1986). Elle est ici adaptée au
contexte de l’étude.

Figure 1 - La chaîne de valeur « tourisme durable »

Transports Accueil Restauration Visites Autres acti-


Activités primaires

Hébergement Alimentation Excursions vités liées au


Boissons Activités sur tourisme
place Artisanat
Souvenirs
Achats
M
Contexte et tissu économique local (fournisseurs locaux/bio/équitables, agriculture biolo-
A
gique, relations entre acteurs économiques, réseautage)
R
Infrastructures et technologies (générales, en tourisme, en DD et TD) C
Activités secondaires

H
E
Apports en compétences, capacités, valeurs éthiques

Gestion du patrimoine (naturel et culturel)

Marketing : élaboration, mise en cohérence, promotion et commercialisation de l’offre


touristique

3.2. Portée et limites de la recherche


Dans cette recherche, nous avons souhaité comprendre comment la construction de
chaînes de valeur « tourisme durable » au sein des territoires pouvait être réalisée.
L’analyse multi-sites effectuée apporte des réponses à la problématique posée et
contribue par là même à enrichir les connaissances théoriques et managériales sur
le sujet traité.

Au plan théorique, deux principaux apports peuvent être distingués. Premièrement,


cette recherche confirme que chaque maillon de la chaîne de valeur TD doit intégrer
les objectifs holistes du DD et les pratiques désormais reconnues pour y parvenir :
respect des principes de l’éco-conception, intégration des populations vulnérables
dans les processus productifs, répartition équitable de la rente touristique, maîtrise
des externalités négatives, valorisation respectueuse du patrimoine naturel et culturel,

173
N°84 - Mars 2016

afin de contribuer à la création d’une valeur partagée entre opérateurs touristiques,


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
communautés locales et territoires (Flagestad et Hope, 2001 ; Porter et Kramer, 2006,
2011 ; Font et al., 2008 ; Mitchell, 2012). Quoique importants, ces éléments paraissent
toutefois insuffisants pour expliquer les processus de construction d’une chaîne de
valeur TD complexifiée par l’implication de nombreux acteurs/actants aux objectifs
potentiellement divergents, ce qui justifie le recours à la TAR. Deuxièmement, en mobi-
lisant la TAR, cette recherche permet de compléter et de clarifier certains aspects de la
littérature. La méthode suivie fait ainsi apparaître des fonctions essentielles, rarement
envisagées dans la littérature (transferts de compétences et de capacités, constitution
de réseaux, convergence par les valeurs) ou considérées comme acquises (contexte
favorable, préexistence du tissu économique, des infrastructures et des technologies
durables, management centralisé et commercialisation de l’offre touristique). Cinq ca-
tégories d’activités secondaires relevant de l’organisation territoriale sont identifiées,
elles complètent et précisent la littérature existante (Flagestad et Hope, 2001). En outre,
le distinguo établi entre activités primaires et secondaires est ici très net. Les activités
primaires sont classées en cinq catégories bien distinctes quand la littérature a tendance
à effectuer des regroupements induisant de la confusion (Flagestad et Hope, 2001 ;
Font et al., 2008). Par exemple, le modèle de l’éventail de valeur de Flagestad et Hope
(2001) intègre parmi les activités primaires des prestations très diverses telles que
les services médicaux et bancaires ou encore la police qui, selon nous, constituent des
activités de soutien au sens de Porter (1986) car elles ne participent qu’indirectement à
l’attractivité touristique et ne créent de valeur qu’en liaison avec les activités primaires.

Au plan managérial, cette recherche montre comment diverses difficultés et carences


observées dans les territoires peuvent être compensées par des apports externes.
Dans les réseaux étudiés, ce sont les coordonnateurs qui s’efforcent de compenser les
lacunes observées dans chaque contexte, allant souvent bien au-delà du simple rôle
de porte-parole. Ces organisations, toutes issues de l’ESS, recherchent les fonds per-
mettant de financer les infrastructures nécessaires au développement économique et
touristique. Elles mettent en relation les acteurs économiques et leur transfèrent les
compétences et les capacités dont ils ont besoin pour réaliser leur projet. Elles exercent
une fonction de lobbying face à des autorités publiques parfois peu soucieuses des
minorités ou des populations vulnérables. Elles peuvent aussi prendre le relais de la
puissance publique pour donner plus de cohérence à l’offre touristique du territoire
et en assurer la commercialisation. En ce sens, elles remplissent les fonctions de mé-
diateurs éthiques véhiculant des valeurs et des transformations indispensables pour
concrétiser des chaînes de valeur TD (Frick et Van der Yeught, 2011b).

En conclusion, la TAR mobilisée dans cet article permet de révéler des aspects de la
chaîne de valeur TD généralement passés sous silence dans la littérature et pourtant
indispensables à sa réalisation. Les fonctions identifiées sont particulièrement per-
tinentes dans les territoires offrant un riche patrimoine naturel et culturel, mais ne
disposant pas d’un système de management centralisé susceptible d’assurer un dé-
veloppement touristique durable dont bénéficierait l’ensemble des parties prenantes
(Flagestad et Hope, 2001 ; Mitchell, 2012). L’étude présente toutefois deux principales
limites d’ordre méthodologique. D’une part, la collecte des données n’a pas encore pu
être réalisée aux deux niveaux (organisationnel et réticulaire) dans tous les cas et seul

174
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

le cas pilote fait, à ce jour, l’objet d’une étude longitudinale approfondie. D’autre part,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
nous ne disposons pas de données portant sur les visiteurs qui permettraient d’évaluer
leur ressenti face aux efforts déployés dans les différents sites. De ce fait, l’étude s’est
concentrée sur l’offre et elle ne prend pas en compte les effets des actions engagées
sur les visiteurs (participation active ou pas, degré de satisfaction). Cette recherche
pourra donc être poursuivie par des enquêtes menées au plus près des communautés
concernées et de leurs clients, ce qui nécessite des ressources humaines et financières
supplémentaires. Par ailleurs, les résultats obtenus suscitent de nouveaux questionne-
ments. En particulier, la plupart des projets étudiés ne sont pas parvenus à un niveau
d’institutionnalisation garantissant leur pérennisation. L’instabilité politique dans les
pays arabes, la difficulté croissante à obtenir des financements, les opportunismes
individuels, peuvent remettre en cause ces programmes. L’innovation sociale étant
un marqueur génétique des organisations de l’ESS, il y a fort à parier que de nouvelles
réponses seront apportées et partagées au sein de ces réseaux, ouvrant ainsi sur des
perspectives de recherches futures.

Bibliographie
ACQUIER A., DAUDIGEOS T. et VALIORGUE B. (2011), « Responsabiliser les chaînes
de valeur éclatées », Revue Française de Gestion, vol. 6, n° 215, p. 167-183.
ALBRECHT J.-N. (2013), “Networking for sustainable tourism – towards a research
agenda”, Journal of Sustainable Tourism, vol. 21, n° 5, p. 639-657.
BENSAHEL L. et DONSIMONI M. (dir.) (1999), Le Tourisme, Facteur de développement
local, Presses Universitaires de Grenoble.
BON V., LACROUX A., TELLER P. et VAN DER YEUGHT C. (2013), « Les pratiques de
développement durable et de RSE en région PACA : la spécificité des petites entreprises
en question », Revue Recherches en Sciences de Gestion, n° 96, p. 178-197.
CALLON M. (1986), « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestica-
tion des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc »,
L’Année sociologique, n° 36, p. 169-208.
CALLON M. (2006), « Sociologie de l’acteur-réseau », in M. Akrich, M. Callon et B.
Latour (dir) (2006), Sociologie de la traduction, Textes fondateurs, École des Mines,
Paris, p. 267-276.
CALLON M. et LATOUR B. (2006), « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? », in M.
Akrich, M. Callon et B. Latour (dir) (2006), Sociologie de la traduction, Textes fonda-
teurs, École des Mines, Paris, p. 11-32.
CARTER C.-R. et ROGERS D.-S. (2008), “A framework of sustainable supply chain
management : Moving toward new theory”, International Journal of Physical Distribution
& Logistics Management, vol. 38, n° 5, p. 360-387.
COMMISSION EUROPÉENNE (2000a), Pour un tourisme côtier de qualité. La gestion
intégrée de la qualité (GIQ) des destinations touristiques côtières.

175
N°84 - Mars 2016

COMMISSION EUROPÉENNE (2000b), Pour un tourisme rural de qualité. La gestion


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
intégrée de la qualité (GIQ) des destinations touristiques rurales.
CONSEIL NATIONAL DU TOURISME (2010), Le poids économique et social du tou-
risme, Ministère de l’économie, de l’industrie et de l’emploi, Paris.
FLAGESTAD A. et HOPE C.-A. (2001), “Strategic success in winter sports destina-
tions : a sustainable value creation perspective”, Tourism Management, n° 22, p. 445-461.
FONT X., TAPPER R., SCHWARTZ K. et KORNILAKI M. (2008), “Sustainable Supply
Chain Management in Tourism”, Business Strategy and the Environment, n° 17, p. 260-271.
FRICK A. et VAN DER YEUGHT C. (2011a), « Expérimenter et innover pour tendre
vers l’excellence « durable » dans une destination », Téoros, vol. 30, n° 1, p. 33-43.
FRICK A. et VAN DER YEUGHT C. (2011b), « Diffusion de pratiques touristiques
durables : une approche par la théorie des parties prenantes et la théorie de l’ac-
teur-réseau », in L. Bergery (dir), L’Alter management : comment manager autrement ?,
Hermès Lavoisier, Paris, p. 147-175.
HITT M.-A., BEAMISH P.-W., JACKSON S.-E. et MATHIEU J.-E. (2007), “Building
theoretical and empirical bridges across levels : multilevel research in management”,
Academy of Management Journal, vol. 50, n° 6, p. 1385-1399.
JENKINS H. (2004), “A critical of conventional CSR Theory : an SME perspective”,
Journal of General Management, vol. 29, n° 4, p. 37-57.
KAPLINSKY R. et MORRIS M. (2001), A Handbook for Value Chain Research, Institute
of Development Studies, University of Sussex and School of Development Studies,
University of Natal, http ://www.prism.uct.ac.za/papers/vchnov01.pdf, consulté le
10 mai 2015.
LATOUR B. (2006), Changer de société, refaire de la sociologie, La Découverte, Paris.
LECOCQ X. (2002), « Contribution à une réflexion sur l’articulation des niveaux
d’analyse en sciences de gestion », in N. Mourgues, F. Allard-Poesi, A. Amine, S. Charreire,
J. Le Goff, Questions de méthodes en sciences de gestion, Ed. EMS, Caen, p. 173-192.
LEPOUTRE J. et HEENE A. (2006), “Investigating the impact of firm size on small
business social responsibility : a critical review”, Journal of Business Ethics, n° 67, p.
257-273.
MILES M.-B. et HUBERMAN A.-M. (2003), Analyse des données qualitatives, De Boek
Université, Bruxelles.
MITCHELL J. (2012), “Value chain approaches to assessing the impact of tourism
on low-income households in developing countries”, Journal of Sustainable Tourism,
vol. 20, n° 3, p. 457-475.
MORALI O. et SEARCY C. (2013), “A Review of Sustainable Supply Chain Management
Practices in Canada”, Journal of Business Ethics, n° 117, p. 635-658.
MUSCA G. (2006), « Une stratégie de recherche processuelle : l’étude longitudinale
de cas enchâssés », M@n@gement, 2006/3, vol. 9, p. 153-176.

176
Construire une chaîne de valeur « tourisme durable » sur un territoire :
une approche par la Théorie de l’Acteur-Réseau

ORGANISATION MONDIALE DU TOURISME (2004), Indicators of Sustainable


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Hassan II - Mohammedia - Mahir Med Aimane - 105.159.101.185 - 26/05/2020 15:20 - © Management Prospective Ed.
Development for Tourism Destinations, Madrid.
PORTER M.-E. (1986), L’Avantage concurrentiel – Comment devancer ses concurrents
et maintenir son avance, InterEditions, Paris.
PORTER M.-E. et KRAMER M.-R. (2006), “Strategy and Society. The link between
competitive advantage and corporate social responsibility”, Harvard Business Review,
December, p. 78-92.
PORTER M.-E. et KRAMER M.-R. (2011), “Creating shared value”, Harvard Business
Review, January-February, p. 62-77.
RUSKO R.-T., KYLÄNEN M. et SAARI R. (2009), “Supply Chain in Tourism Destinations :
The Case of Levi Resort in Finnish Lapland”, International Journal of Tourism Research,
n° 11, p. 71-87.
ŠAVRIŅA B., GRUNDEY D. et BĒRZIŅA K. (2008), “Cooperation – The form of sus-
tainable tourism industry in Latvia”, Baltic Journal on Sustainability, vol. 14, n° 2, p.
151-161.
SEN A. (1993), Éthique et économie et autres essais, traduction française de On Ethics
and Economics, Backwell Publishers, Oxford, 1991.
SPENCE L.-J. (1999), “Does size matter ? the state of the art in small business
ethics”, Business ethics : a European review, n° 8, p. 163-174.
STABELL C.-B. et FJELDSTAD O.-D. (1998), “Configuring value for competitive
advantage : on chains, shops, and network”, Strategic Management Journal, vol. 19,
n° 5, p. 413-437.
TÉBOUL J. (1999), Le temps des services, Éd. D’Organisation, Paris.
TEJADA P., SANTOS F.-J. et GUZMAN J. (2011), “Applicability of global value chains
analysis to tourism : issues of governance and upgrading”, The Service Industries Journal,
vol. 31, n° 10, p. 1627-1643.
VAN DER YEUGHT C. (2014), « Responsabilité sociétale et aptitude à l’innovation
durable des petites organisations », Revue de l’Organisation Responsable, vol. 9, n° 2,
p. 21-45.
VAN DER YEUGHT C. (2015), « Quelles compétences pour un management du déve-
loppement durable organisationnel ? Le cas des petites organisations touristiques »,
Revue Management & Avenir, vol. 4, n° 78, p. 79-98.
WALSH I. et RENAUD A. (2010), « La théorie de la traduction revisitée ou la conduite
du changement traduit. Application à un cas de fusion-acquisition nécessitant un
changement de Système d’Information », Revue Management & Avenir, vol. 9, n° 39,
p. 283-302.
YIN R.-K. (2003), Case study research : design and methods, Sage Publications Inc.,
Thousand Oaks, CA.

177

Vous aimerez peut-être aussi