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PRIX

AU REVOIR JEAN RENOIR


DES LYCÉENS

LÀ-HAUT 2017-2018

d’Albert Dupontel

AGIR
Ce dossier pédagogique est édité par Réseau Canopé dans le cadre du prix
Jean Renoir des lycéens 2017-2018, attribué par un jury de lycéens à un film
choisi parmi sept films présélectionnés par un comité de pilotage national,
composé de représentants de la Dgesco (Direction générale de l’enseignement
scolaire), de l’inspection générale de l’Éducation nationale, du CNC (Centre
national du cinéma et de l’image animée) et de la Fédération nationale des
cinémas français.
Le prix Jean Renoir des lycéens est organisé par le ministère de l’Éducation
nationale, en partenariat avec le CNC, la Fédération nationale des cinémas
PRIX JEAN RENOIR français et avec le soutien des Ceméa, de Réseau Canopé, des Cahiers du
cinéma, de Positif et de Phosphore.
DES LYCÉENS
LES LYCÉENS ÉLISENT
eduscol.education.fr/pjrl
LEUR FILM DE L’ANNÉE

Au revoir là-haut
Réalisation : Albert Dupontel
D’après le roman de Pierre Lemaitre, Prix Goncourt 2013,
paru aux Éditions Albin Michel.
Avec : Nahuel Perez Biscayart, Albert Dupontel, Laurent Lafitte, Niels Arestrup,
Émilie Dequenne, Mélanie Thierry
Genre : fiction
Production : France/ADCB Films, Gaumont, France 2 Cinéma
Distribution : Gaumont
Durée : 1 h 57
Sortie : le 25 octobre 2017

Ressources pédagogiques : http://aurevoirlahaut-lefilm.com


Directeur de publication
Gilles Lasplacettes
Directrice de l’édition transmédia
Stéphanie Laforge
Directeur artistique
Samuel Baluret
Chef de projet
Éric Rostand
Auteur du dossier
Philippe Leclercq
Chargée de suivi éditorial
Julie Betton
Iconographe
Adeline Riou
Mise en pages
Isabelle Guicheteau
Conception graphique
DES SIGNES studio Muchir et Desclouds

Photographies
de couverture et intérieur
© Jérôme Prébois/ADCB Films

ISSN : 2425-9861
© Réseau Canopé, 2018
(établissement public à caractère
administratif)
Téléport 1 – Bât. @ 4
1, avenue du Futuroscope
CS 80158 © Laurent Lufroy –
86961 Futuroscope Cedex Photos Jérôme Prébois
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Entrée en matière

POUR COMMENCER
Après des études de médecine, Albert Dupontel (né en 1964) se réoriente vers la comédie. De 1986 à
1988, il suit les cours d’Antoine Vitez à l’école du Théâtre national de Chaillot, puis intègre un bref
atelier dirigé par Ariane Mnouchkine, qui le marque durablement. Alain de Greef, l’ancien directeur
et créateur des programmes humoristiques de Canal+ (Les Nuls, Les Deschiens, Groland…), lui offre de
raconter ses « Sales histoires » à l’écran. Cette série de sketches à l’esprit corrosif fait long feu, et Albert
Dupontel trouve le moyen d’étendre son audience dans des émissions de divertissement populaire.
Le succès cathodique aidant, il entame dès 1990 une série de one-man-show qui le conduisent jusqu’à
l’Olympia en 1992 (« Sales spectacles 2 »). Mais, l’humoriste, nourri au comique absurde des Monty
Python et d’une certaine bande dessinée (celle de Marcel Gotlib, père de Superdupont, dédicataire avec
de Greef d’Au revoir là-haut), rêve de cinéma.

Acteur d’abord chez Jean-Michel Ribes (Chacun pour toi, 1994) et Jacques Audiard (Un héros très discret,
1996), il réalise Bernie en 1996, un premier long-métrage à l’humour acide dans lequel il tient le rôle
principal (une constante dans ses propres films). Dupontel, qui trouve le cinéma hexagonal anémié,
n’hésite pas à forcer sur le Grand-Guignol… Le film crée le choc et la polémique.

Trois ans plus tard, il « récidive » avec Le Créateur, ou la lente descente aux enfers d’un jeune auteur
dramatique. La singularité de son cinéma se précise. L’acteur-réalisateur est fasciné par la folie, la rage,
le chaos ; il en fait le moteur d’une dramaturgie hystérisée jusqu’à l’absurde.

Entouré de ses acteurs habituels (Hélène Vincent, Claude Perron, Roland Bertin…), Dupontel sort
Enfermés dehors en 2006, et confirme sa tendresse pour les marginaux et son goût pour la mise en
scène spectaculaire. La caméra y est virevoltante, le rythme trépidant, les gags cartoonesques (dans
la veine plastique de Tex Avery).

Le Vilain, en 2009, s’appuie sur les mêmes lois féroces du comique américain. À l’image de sa double
source d’inspiration burlesque – « l’usine à gags » de Mack Sennett et l’innocence infantile de Harry
Langdon –, Dupontel incarne à nouveau un personnage à la psychologie régressive, capable de passer
en un clin d’œil du gentil benêt au méchant sauvage, de la douceur lunaire à la violence extrême.

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Transfuge comique, le réalisateur n’est d’aucune chapelle et pratique les mêmes écarts de langage
cinématographique dans sa carrière d’acteur qu’il continue de mener activement, jouant à la fois pour
Gaspar Noé (Irréversible, 2002), Danièle Thompson (Fauteuils d’orchestre, 2006), le duo Gustave Kervern/
Benoît Delépine (Louise-Michel, 2008), Jean Becker (Deux Jours à tuer, 2008) et Bertrand Blier (Le Bruit des
glaçons, 2010).

Enfin, 9 mois ferme (2013), sa cinquième réalisation où il partage l’affiche avec Sandrine Kiberlain,
marque un tournant dans sa filmographie, touchée par une forme de maturité. Le personnage de
justicier maladroit qu’il incarne s’avère davantage soucieux de faire le bien, abandonnant le soin à sa
comparse d’exprimer sa colère et sa démesure. Le dispositif, toujours aussi baroque et foisonnant, est
cependant moins agressif, plus fédérateur. Une tendance qui se confirme avec Au revoir là-haut, adapté
du best-seller homonyme de Pierre Lemaitre (prix Goncourt 2013).

SYNOPSIS
Novembre 1919. Deux rescapés des tranchées, l’un dessinateur de génie, l’autre modeste comptable,
décident de monter une arnaque aux monuments aux morts. Dans la France des années folles, l’entre-
prise va se révéler aussi dangereuse que spectaculaire.

FORTUNE DU FILM
Après un passage remarqué au festival francophone d’Angoulême dont il fait l’ouverture, Au revoir là-
haut est très bien accueilli à sa sortie, tant par la presse que par les spectateurs qui atteignent presque
les 2 millions (en décembre 2017).

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Zoom

Trois personnages éclairés par une lampe à pétrole. De gauche à droite : Albert, Louise et Édouard.
Ce dernier, portant masque et écharpe autour du cou, brandit devant Albert un écriteau sur lequel
est griffonné : « Comment me trouves-tu ? » La question, cruciale aux yeux de l’homme sans visage,
est soulignée par le regard en coin de la gamine vers Albert, dont la réponse apparaît dans son large
sourire adressé en retour à Édouard.

La circulation des regards entre les deux hommes est au cœur dramaturgique non seulement de cette
image, mais aussi du film et de l’ensemble du cinéma de Dupontel. Lequel raconte depuis son premier
long-métrage (Bernie) la même histoire obsessionnelle de déclassés, d’exclus, d’oubliés (volontaires,
comme ici), unis dans une combative amitié et la même vision amère pour tous les préjudices subis.

C’est cet intense regard de vérité, éclairé à la faible lueur de la lampe de Louise, qui forge l’unité de
l’œuvre et sert de ciment au maquignonnage de ses deux héros rescapés. Et c’est encore par ce double
regard, dont le sens est pris en charge par la fillette, agent de transmission de la clandestinité et de
la bonne entente des deux hommes (Louise sert de traductrice entre Édouard et Albert), que passe la
quête d’identité et de reconnaissance de l’homme masqué.

Depuis la fin de la guerre où il a perdu sa mâchoire inférieure, Édouard n’est pas seulement méconnais-
sable. Il est devenu littéralement invisible, caché derrière l’identité du poilu défunt Eugène Larivière
et un morceau d’étoffe qui lui dissimule la quasi-totalité du visage. Pour renaître aux yeux de son ami
Albert et à ses propres yeux, il doit d’abord rendre à son visage la « partie » d’humanité que la guerre
lui a volée. Et pour renaître, il ne peut être vu – et se refléter dans le regard d’autrui sans crainte de
l’épouvanter – qu’en prenant l’apparence, la forme humaine que lui offre le masque. Le faux, donc,
pour escamoter le vrai, l’invisible, le monstrueux, et donner l’illusion de la réalité par la dissimulation.
Cacher, masquer pour apparaître, retrouver une visibilité, une réalité, une existence. Mieux, sublimer
son apparence nouvelle et en faire un geste artistique.

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Le masque porté par Édouard n’est pas seulement fait pour déguiser la laideur, il est conçu pour être
admiré pour ses qualités plastiques, sa créativité extravagante qui rappellent les somptueux masques
vénitiens qui sont l’art de dissimuler en donnant à voir, qui font de l’artifice de la mystification une
plaisante parade. Dans la vaste et cynique mascarade d’immédiat après-guerre, où les imposteurs tels
que Pradelle abritent leurs vilenies derrière des faciès de respectabilité pour mieux duper les autres,
Édouard fait de son masque un objet destiné à lui sauver la face, à lui restituer une place dans le monde
des vivants. Par ce masque d’une beauté sublime – et d’autres encore, inspirés de l’art moderne et de
la culture populaire début de siècle –, Édouard Péricourt se réinvente des visages au gré de son humeur
du jour (tantôt flamboyant, ironique, vengeur, artiste) pour mieux détourner l’attention, l’effroi, ou la
gêne suscitée par ce qu’il cache : la laideur physique d’un homme, ou l’odieux rappel des horreurs de
la guerre. Car si l’artifice réussit à faire illusion et à dissimuler l’affreuse vérité, il ne fait pas oublier le
trou, le vide, la ruine d’un visage sans nom. Derrière la séduisante apparence, il n’y a de fait plus guère
de vie, plus d’homme, plus que les ravages et les souvenirs hideux de la guerre, plus rien. Édouard,
« gueule cassée », est déjà mort. Son masque en est le signe splendide et dérisoire.

Carnet de création

Si seuls deux jours de lecture du roman de Pierre Lemaitre ont suffi à faire naître l’idée de son adap-
tation cinématographique, trois années (dont deux de préparation) ont ensuite été nécessaires à Albert
Dupontel pour mener à bien son ambitieux projet. Pour l’heure, le franc-tireur du cinéma, qui n’a
jamais tourné que ses propres scénarios, ne voit pas la densité de l’œuvre littéraire comme un obstacle.
Début 2014, il rédige même un traitement d’une vingtaine de pages (premier d’une série de treize
scénarios). Dupontel est enthousiaste. Les idées du roman croisent les siennes. Au revoir là-haut repré-
sente, selon lui, une puissante charge critique contre notre époque dans laquelle « une petite minorité,
cupide et avide, domine le monde, [où] les multinationales sont remplies de Pradelle et de Marcel
Péricourt, sans foi ni loi, qui font souffrir les Maillard 1… » Sensible, par ailleurs, au souffle romanesque
de cette fresque historique et sociale, il ajoute que « l’intrigue de l’arnaque aux monuments aux morts
crée un fil rouge donnant rythme et suspense au récit ».

1
Dossier de presse du film. De même pour les trois citations suivantes.

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Des rencontres ont lieu avec Pierre Lemaitre qui lui accorde une « liberté totale ». Le bouillonnant scé-
nariste choisit alors « d’aller à l’essentiel. À savoir, précise-t-il, la relation forte et passionnée Albert/
Édouard, que j’ai confrontée assez tôt dans le scénario à l’arnaque proposée par Édouard […] ».

Des quelque six cents pages du roman, Dupontel retricote un récit à la fois personnel et respectueux
de l’esprit du texte. Son intrigue, foisonnante, est extrêmement découpée – environ deux mille plans
au total ! La reconstitution de la Grande Guerre l’oblige à de sérieuses recherches. Il lit, « pioche des
informations visuelles sur Internet », visionne quantité de fictions (À l’Ouest, rien de nouveau de Lewis
Milestone, 1930 ; Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, 1957) et de documentaires tels qu’Apocalypse,
la Première Guerre mondiale (2014), une série colorisée par Lionel Kopp que Dupontel embauchera pour
retravailler les images de son film dans le style visuel des autochromes d’Albert Kahn.

Le Paris des années folles autant que les scènes de démobilisation font l’objet d’un important travail
de collaboration entre le metteur en scène et ses assistants, le décorateur (Pierre Queffelean) et la
costumière (Mimi Lempicka). Pour sa part, Cécile Kretschmar consacre cent vingt jours à la confection
des masques (le musicien de jazz, l’oiseau et le cheval l’accaparent jusqu’à six jours chacun, seize
pour les « grosses têtes »).

Sur le plateau, c’est l’effervescence. Dupontel, qui a dû reprendre le rôle d’Albert au pied levé (c’est
un autre acteur qui devait initialement incarner Maillard), répète beaucoup avec ses acteurs. Deux
équipes de tournage travaillent parfois simultanément. Des plans-séquences compliqués (tels que celui
du chien en ouverture sur le champ de bataille filmé au moyen d’un drone) exigent une préparation
longue et minutieuse. Nombre de plans, découpés par Cédric Fayolle (créateur des effets spéciaux), sont
tournés sur fond vert afin de pouvoir y insérer tous les trucages numériques durant la postproduction
(étalée sur neuf mois). Si bien qu’« un plan [du film] sur quatre 2 », auquel est encore ajouté un grain
numérique s’approchant de la pellicule, est truqué, conclut le metteur en scène.

2
« ITW – Albert Dupontel : dans les coulisses d’Au revoir là-haut », RS50, 28 octobre 2017. [En ligne] https://www.rollingstone.fr/
albert-dupontel-interview-coulisses-au-revoir-la-haut/

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Parti pris

« Avec la folie délirante et maîtrisée qui caractérise ses mises en scène, Albert Dupontel s’est jeté, avec
appétit, sur cette histoire, pleine de rebondissements. Son goût pour l’excès trouve ici un terreau idéal.
Jamais, dans ses films précédents, il n’avait atteint un tel niveau de perfection formelle, une telle unité
dans la construction, une densité aussi impressionnante, ni une telle beauté. »
Jean-Claude Raspiengeas, « La démesure et la jubilation du cinéma d’Albert Dupontel »,
La Croix, 25 octobre 2017, www.la-croix.com.

Matière à débat

STRUCTURE FILMIQUE
La fiction d’Au revoir là-haut enjambe un très long flash-back, né du récit brossé par Albert aux autorités
françaises qui l’ont interpellé lors de sa fuite au Maroc. Ces fréquents retours au présent du discours
(étendu à la voix off) pèsent du poids d’une nouvelle sanction sur les épaules de l’ancien combattant,
déjà durement éprouvé. Ils constituent surtout le moyen de couturer les grands pans de l’intrigue
et d’assurer l’unité dramatique, nonobstant les ellipses et épisodes du roman retranchés. Pauses,
parenthèses et carrefours narratifs, ils permettent de rediriger plus librement l’action, d’en ménager le
rythme et les rebondissements, de l’annoncer, de la résumer ou de la commenter, ou encore de risquer
de soudaines ruptures de tons et de registres sans (trop) malmener le spectateur. Ils offrent également
un solide point de vue (préférant le « je » au « il » du roman) sur les épisodes de la narration ainsi ficelée.

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HISTOIRE ROMANESQUE
Au revoir là-haut nous plonge, de fait, dans la folie furieuse de la Grande Guerre, puis dans l’urgence
festive des années folles. Après le théâtre des combats, le jeu des plaisirs et des manigances sur fond
d’amer retour à la vie civile des Gueules cassées et autres fracassés du feu guerrier.

La grande Histoire broie ici le destin des hommes. Tous sont en définitive à la recherche d’un amour
impossible ou perdu (d’un fils, d’un père, d’un frère, d’un(e) ami(e)…). Tous ont un mot d’excuse pour ce
qui entache leur moralité (le vol de la morphine pour Édouard, par exemple), mais un seul en cristallise
tous les maux – le lieutenant d’Aulnay-Pradelle, mélange intemporel de va-t’en-guerre et d’affairiste
véreux, prêt à tout pour arriver. Se chevauchent donc, dans un vaste élan romanesque, l’histoire
guerrière, la tragédie familiale, le drame de la vengeance, l’intrigue amoureuse, l’épopée sociale et la
question des rapports de classes.

MONUMENTS AUX MORTS


Certes, si le romanesque infuse amplement la fresque historique, c’est bien la page d’histoire – l’attaque
de la cote 113 du front (dans le Nord) – qui en constitue l’acte fondateur. Car c’est au fond des tranchées
et sur le champ de bataille que se noue l’amitié, ailleurs peu probable, entre Albert Maillard, obscur
comptable, et Édouard Péricourt, fils d’un riche industriel parisien. Laquelle se trouve aussitôt conso-
lidée par la dette contractée par Albert envers Édouard qui lui sauve la vie en pleine boucherie – grand
morceau de bravoure du film. La mise en scène en est au sens propre immersive : la caméra tourbillonne
au cœur et au rythme de l’avancée des hommes et des explosions d’obus, puis se retrouve violemment
enterrée avec Albert qui ne doit alors de retrouver son souffle qu’au cheval enseveli avec lui.

La démobilisation fait l’affaire des industriels, pas la paix des rescapés. La substitution et perte d’iden-
tité d’Édouard métaphorise la « mort » psychologique et morale des Gueules cassées, ainsi que le long
chemin d’absence réparatrice qu’ils doivent ensuite emprunter pour espérer revenir (et reprendre goût)
à la vie. Car le présent, quasiment autant que le passé, est cruel. La Nation ingrate préfère ériger des
stèles à la mémoire du million de poilus tombés au champ d’honneur plutôt que de se recueillir sur
leurs tombes (quand celles-ci sont dûment nommées…). La grandeur des cimetières, dont Pradelle fait
un infâme commerce, est alors inversement proportionnelle à leur petit nombre. Les rescapés sont,
quant à eux, délaissés, écartés du roman national dans l’immédiat après-guerre ; ils apparaissent
comme les orphelins d’un pays soucieux de panser ses plaies en repensant ses symboles patriotiques.

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La souffrance physique et morale d’Édouard trouve alors dans ses dons artistiques (développés aux
Beaux-Arts) le moyen de purger sa rancœur. Il s’agit pour lui de prendre le pays à son propre jeu de
dupes. Les monuments fantômes qu’il dessine et qu’il prétend vendre stigmatisent et tournent en
dérision le culte des morts face à l’oubli d’État des vivants. La fiction porte en son sein la question des
138 000 monuments commémoratifs érigés sur le territoire de 1919 aux années 1930. Selon la formule
apposée à leur frontispice « Morts pour la France », elle invite avec Pierre Nora et Antoine Prost à inter-
roger la création de la mémoire collective tout autant que le paysage mémoriel et les significations
funéraires (républicaines, civiques, patriotiques) des plaques, stèles et autres groupes sculpturaux
dédiés partout en France au souvenir de la Grande Guerre 3.

Envoi

La Chambre des officiers (2001) de François Dupeyron.


1914. Le départ joyeux d’un jeune officier. Les combats, un éclat d’obus… Puis, le long et pénible retour
à la vie d’un mutilé de guerre, la « gueule cassée ».

3
A. Prost, « Les monuments aux morts : culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? » dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I,
Paris, Éditions du Seuil, 1984.

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