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Economies, sociétés,
civilisations
Barret-Kriegel Blandine. Histoire et politique, ou l'histoire science des effets. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 28ᵉ
année, N. 6, 1973. pp. 1437-1462;
doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1973.293434
https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1973_num_28_6_293434
Histoire et politique
science
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dénoncé l'événement ? mais celle qui l'a fait le plus gravement avec les
meilleures raisons, l'argumentation la plus solide, c'est l'histoire elle-même
apparemment plus menacée, condamnation donc plus lourde à lever ici qu'ailleurs.
La réapparition de l'événement est en effet, pour l'histoire, le signe manifeste
de la résurgence de l'histoire politique, du savoir politique, à laquelle peu ou
prou dans son orientation fondamentale, l'histoire des Annales avait dû
tourner le dos. La transformation, néanmoins, qui se dessine dernièrement
au sein des études historiques est, d'une certaine manière, incomparable avec
celle opérée au début du siècle, contre la vieille histoire traditionnelle. Prenons
garde de ne pas nous laisser prendre au seul écho des mots d'ordre. Comme
avant-hier, on s'intéresse aujourd'hui à l'événement et à la politique, mais
les mots ont changé de sens.
A peine la vieille histoire était-elle vraiment une histoire, elle qui composait
et recomposait inlassablement, qui ressassait, disait Lucien Febvre, des
tableaux. Histoire « évolutionniste », cadenassée aux textes, et soudée aux
seules archives, ignorant la géographie, méprisant la linguistique, produit
« d'un travail de fenêtres closes et de rideaux tirés » (L. Febvre, Combats pour
l'Histoire, p. 6). Et c'est pourquoi, comme les impressionnistes, voulant peindre
sur le motif, sortirent leurs chevalets dehors, Lucien Febvre recommandait
aux jeunes historiens : « pour faire de l'histoire, tournez le dos résolument
au passé, vivez d'abord, mêlez-vous à la vie » {ibid., p. 32).
Orientation d'abord négative de l'histoire des Annales, exprimant
l'opposition à l'histoire événementielle traditionnelle, trop noyée dans les chronologies
et les anecdotes pour s'intéresser utilement à l'explication rationnelle du
devenir social. Orientation programmative aussi, par quoi s'établit
l'élargissement du savoir historique : l'histoire a joué le long terme contre le court terme 3,
l'économique contre le politique 4, la nature contre l'humain, le trop humain 5 :
nul mieux que F. Braudel n'a su peut-être ressaisir et concentrer cette vision
historique sensiblement indifférente à l'événement. Découvrant l'horizon infini
de la longue durée, l'histoire totale réclamée par Lucien Febvre en a pris une
formidable dimension, une augmentation considérable de souffle et d'élan :
histoire des prix, histoire des monnaies, c'est l'histoire économique qui s'est
enfin esquissée, une histoire économique des historiens et pas seulement des
économistes, avec Labrousse et ses disciples. Histoire des groupes sociaux,
à travers la répartition, la redistribution des propriétés, en particulier l'histoire
de la classe paysanne avec Marc Bloch, Georges Lefebvre et plus récemment
Le Roy Ladurie, histoire des siècles avec P. Chaunu, des civilisations mêmes
avec F. Braudel. Bref la grande histoire.
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destin qu'il fabrique à peine, dans un paysage qui dessine derrière lui et devant lui les
perspectives infinies de la longue durée » (F. Braudel, ibid., Finale).
6. Marc Bloch, Apologie pour l'Histoire, p. xv.
7. Cf. les travaux d'A. Kriegel, J. Baechler et A. Besançon.
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8. Les historiens le soulignent assez, l'histoire de l'histoire est à faire et il est arbitraire
sinon dangereux pour comprendre l'effort des Annales de référer à la seule histoire histo-
risante. Aussi nous réservons-nous, dans des travaux ultérieurs, d'aborder le rapport de
l'histoire moderne à l'histoire classique qui est esquivé ici faute de place, et d'analyser
ainsi plus objectivement l'effort polémique des historiens pour construire la rationalité
positive de l'histoire contre toutes les doctrines qui assimilent l'histoire au péché, à la
chute et le voue à l'irrationalité.
Q. « Les sociologues de leur côté, dans l'enthousiasme de leurs premières conquêtes,
s'attaquaient avec allégresse à une discipline si mal défendue. Les tenants de l'école
durkeimienne ne dissipaient pas l'histoire en fumée. Ils se l'annexaient en maîtres.
Tout ce qui dans le domaine des sciences historiques leur semblait susceptible d'analyse
rationnelle leur appartenait. Le résidu, c'était l'Histoire : une mise en page chronologique,
tout au plus, d'événements de surface, le plus souvent fils du hasard. Disons un récit (...).
En 1934, dans les Annales Sociologiques, Bougie concédait que la sociologie « quelque
progrès qu'elle puisse accomplir » n'arriverait peut-être pas, malgré tout, à rendre mutile
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10. « Quand brusquement ce fut la révolution (...) ce fut cette prodigieuse synthèse
qui, remaniant les notions primordiales de temps, de longueur et de masse, embrassa la
physique dans son entier et lia en gerbes de lois les facteurs que l'ancienne conception
laissait séparés (...) [s'introduisait] la notion du discontinu dans la physique avec la
théorie des quanta (...), la tentative d'explication du monde par la mécanique newto-
nienne ou rationnelle se terminait par un échec brutal. Il fallait, aux anciennes théories,
substituer les théories nouvelles. Il fallait réviser toutes les notions scientifiques sur
lesquelles on avait vécu jusqu'alors (...). Tel est le climat de la science d'aujourd'hui (...).
Cette science, les postulats sur quoi elle reposait, sont tous ébranlés, critiqués, dépassés (...).
Allons-nous continuer, nous historiens, à les reconnaître à nous tout seuls comme
valables ? (...). Voilà toute la question. Y répondre, ce serait résoudre la crise de l'histoire »
(L. Febvre, Combats pour l'Histoire, pp. 30-31). « Notre atmosphère mentale n'est plus
la même. La théorie cinétique des gaz, la mécanique einsteinienne, la théorie des quanta
ont profondément altéré l'idée qu'hier encore chacun se formait de la science (...). Nous
ne nous imposons plus l'obligation de chercher à imposer à tous les objets du savoir un
modèle intellectuel uniforme emprunté aux sciences de la nature physique » (M. Bloch,
Apologie pour V Histoire) .
11. « Esquisse du concept d'Histoire », La Pensée, n° 121, juin 1965.
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12. La longue durée géographique est celle qui passionne et fascine F. Braudel. La
longue durée économique intéresse davantage E. Labrousse, P. Vilar.
13. Et il ajoute : « C'est par rapport à ces nappes d'histoire lente que la totalité de
l'histoire peut se repenser comme à partir d'une infrastructure. Tous les étages, tous les
milliers d'étages, tous les milliers d'éclatements du temps de l'histoire se comprennent
à partir de cette profondeur, de cette semi-immobilité, tout gravite autour d'elle » {Écrits
sur l'Histoire, p. 54).
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devient règle, prescription, coutume, le mouvement des prix, avec ses écarts
et ses distorsions, devient le héraut dçs troubles, de la révolte, d'une révolution.
Ainsi se constitue une anthropologie matérielle et se définit le concept
de la matérialité historique. Le poids de la vie matérielle : du climat 16, des
espaces géographiques, de la production, de la distribution, de la circulation
des richesses le long des axes naturels ou artificiels, des actes humains, se
mesure enfin. L'histoire, là, loin de retarder sur la sociologie, Га peut-être
précédée en découvrant, comme dans le tableau de classification des éléments
chimiques, des unités à déchiffrer : témoin, la sociologie de l'urbanisme née
des appels de l'histoire autant que des nécessités sociologiques. Il est trop tôt
peut-être pour dresser la cartographie de cette morphologie sociale.
Bien sûr l'histoire n'est pas seule, les disciplines qu'elle réunit pour découvrir
la matérialité sociale lui sont souvent extérieures, créées de prémisses et
d'orientations différentes des siennes : c'est vrai pour la démographie, c'est vrai pour
la linguistique. Mais le génie des historiens des Annales est d'avoir monté
et montré les réseaux d'interférences de ces multiples données. Ce faisant, ils
ont anticipé les découvertes qui caractérisent selon Michel Serres « le nouveau
nouvel esprit scientifique (...), intersection, intervention, interception » 17 ;
que la matérialité sociale est un système de croisement, de transferts, de
transports et d'échange des données, nous a-t-on dit autre chose dans ces longues
revues de détails où les historiens inventorient les multiples séries du matériel
humain ?
Certes, il n'est guère aisé de dégager le modèle de matérialité dominant,
pour bien des raisons : on a affaire à plusieurs modèles, les uns et les autres
contradictoires, et la matérialité sociale est loin d'être épuisée par la multitude
des « sous-disciplines » qui tentent de la déchiffrer. Pourtant, il ne s'agit plus
du concept de matérialité identique à celui des idéologies politiques ou histoires
classiques, ou du moins, il ne s'agit plus essentiellement d'un modèle de
matérialité de ce type dans la mesure où le modèle mécanique, même quand il
persiste, n'est jamais fréquent. F. Braudel dit bien que l'historien doit repérer
les limites et les forces d'inertie 18, ce qui pèse et ce qui freine mais ces images
assurément mécaniques d'opposition ou d'équilibre de force ne le conduisent
16. A ce propos, l'Histoire du climat depuis l'an mil tentée par E. Le Roy Ladurie
nous semble occuper une place charnière à l'intérieur de l'histoire géographisante.
Démarche conséquente, nous dirions presque jusqu'au-boutiste, dans la tentation de
penser l'histoire à partir des données géographiques. Place charnière car, parvenu à la
géographie pure (l'histoire du climat), l'historien (de la société) doit enfin réapparaître,
et l'histoire sociale renaître. Comme le climat, en effet, même s'il apporte des éléments
de réflexion sur les variations de récolte ne donne pas à lui seul la clé de l'histoire humaine,
le moment où il est pris par un historien comme objet central d'intérêt est aussi le moment
de la renversée de la géographie vers l'histoire. Ainsi, cette histoire du climat depuis l'an
mil, nous semble le point de butée d'où repart et renaît une nouvelle science de l'Histoire.
17. M. Serres, L'interférence, Paris, 1972. Et pour preuve, cet admirable texte de
Lucien Febvre : « Et, entre parenthèse, il est bien curieux de constater qu'aujourd'hui,
dans un monde saturé d'électricité, alors que l'électricité nous offrirait tant de métaphores
appropriées à nos besoins mentaux, nous nous obstinons encore à discuter gravement
des métaphores venues du fond des siècles (...), nous nous obstinons toujours à penser
les choses de l'histoire par assises, par étages, par moellons, par soubassements, et par
superstructures, alors que le lancer des courants sur le fil, leurs interférences, leurs courts-
circuits nous fourniraient aisément tout un lot d'images qui s'inséreraient avec beaucoup
plus de souplesse dans le cadre de nos pensées... » (L. Febvre, op. cit., p. 26).
18. F. Braudel, dans Écrits sur l'Histoire, 1969, p. 126.
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Ils reprennent les faits passés, les montrent, les expliquent. En revanche,
us exposent très fermement que ce travail suppose un choix des priorités
(« Élaborer un fait, c'est construire », L. Febvre) bref, un travail intellectuel
de rationalisation. Est-ce autre chose que de mettre à jour les lois de l'histoire ?
Peut-être pas, mais le mot chargé de résonances simplistes de la mécanique
classique leur semble étranger, mal adapté : « une science avec des lois ?
Peut-être. Tout dépend de ce qu'on nomme loi. Mot ambitieux, mot lourd de
sens divers parfois contradictoires » (L. Febvre, op. cit.). Réserve qui traduit
le refus du concept classique de loi, la loi naturelle-divine, la loi-commandement :
« lois qui obligent pour l'action, non, nous l'avons dit ».
Devant les grandes difficultés concernant les normes de rationalité et de
rationalisation de l'objet historique, cet ensemble de réserves, d'interdits,
de sciences et de mesures méthodologiques présentées avec un grand soin pour
empêcher la partialité et l'erreur, s'explique comme une politique d'évitement
des plus grands maux plus que comme un effort de systématisation.
Après l'histoire classique, l'histoire des Annales ne peut rassembler ses
raisons et rencontrer la réalité historique des sociétés qu'en refusant une
histoire morale — c'est repousser la moralité des lois historiques 21 — , qu'en
rejetant une histoire rétrospective ou régressive — c'est renoncer à la
philosophie de l'histoire. Politique de précaution qui est aussi une réorientation.
L'histoire des Annales a accompli une Longue Marche nécessaire à la simple
survie du savoir historique : elle a changé de base, abandonné un domaine
incertain — celui des événements politiques — pour des régions plus
accueillantes à la lecture historique. Ce faisant, elle s'est coupée aussi de sa tradition
idéologique, l'histoire classique, en prenant un itinéraire qui lui interdit presque
le non-retour ; qui ne s'en féliciterait ?
Et pourtant, par un étrange procès qui s'est déroulé déjà en d'autres
domaines scientifiques, dans les mathématiques et dans les sciences physiques,
on peut soupçonner que la région désertée par l'histoire (la politique), que tous
les impedimenta événementiels dont elle s'est délestée pour continuer sa route,
viennent maintenant à lui manquer et à l'affaiblir et que, dans cette nouvelle
étape, elle ne peut surmonter ses difficultés présentes qu'en les reconquérant.
Raisons portées par l'histoire vivante : quand la marée haute des événements
vient recouvrir les sables mous et les flaques dispersées de la monotone plage
politique, chacun sent qu'une théorie de l'événement est non seulement à faire
mais qu'elle existe déjà. Ces événements sont devant nous, immenses comme
des lames, imprévisibles comme des typhons, mais aussi forts, aussi effrayants,
aussi évidents que des catastrophes naturelles : Mai 1968 ; la mort de De Gaulle,
la visite de Nixon à Pékin, etc. Illusion d'une accélération momentanée du
rythme des jours politiques, peut-être, frénésie exaspérée d'une farandole
de rencontres éphémères d'où retombent, désarticulés, les éternels pantins... ;
enfin, ce bruit et cette fureur, cette pantomime-là, pourquoi n'auraient-ils
point eux aussi leur musique et leur accord et pourquoi refuser d'y trouver le
chiffre caché mais certain de leurs opérations, pourquoi, « comme tout
phénomène en ce monde », n'auraient-ils pas eux aussi leurs lois ?
21. « On rirait aujourd'hui d'un chimiste qui mettrait à part les méchants gaz, comme
le chlore, les bons comme l'oxygène. Mais si la chimie, à ses débuts, avait adopté le
classement, elle aurait risqué de s'y enliser au grand détriment de la connaissance des
corps » (M. Bloch, op. cit., p. 71).
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22. Qu'on ne se méprenne pas à cette contestation : nous ne prétendons pas, à l'instar
de Stéphane Lupasco, que « l'homogénéisation prédomine, s'actualise progressivement
au détriment de l'hétérogénéisation, potentialisée progressivement d'autant, et ce sont
les systèmes physiques microscopiques, ou bien l'hétérogénéisation s'actualise
progressivement, potentialisant d'autant l'homogénéité et ce sont les systèmes biologiques... »,
car la microphysique fait certainement « une place à l'improbabilité, à la discontinuité,
à l'évident » (E. Morin) mais Physique et Biologie dans leurs rapports à d'autres disciplines
comme l'Histoire, incarnent métaphoriquement des pôles inverses ; Communication, n° 18,
1972, p. 102.
23. Tel nous semble être le sens principal de la notion d'émergence utilisée par
J. Monod : un système vivant s'explique à partir de son apparition, de son événement.
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24. Ceci explique sans doute pourquoi A. Mathiez si soucieux de lui donner un rôle
plus avantageux se trouve à l'écart des Annales.
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sont celles qui, dans la cité savante, sont appelées à féconder les découvertes.
Ni les uns, ni les autres n'agissent pour autant en moralistes, car leur rôle
n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points mais de tenir compte de
ceux que l'histoire, elle, a dispensés.
Toute inscription est une rupture, de la plume noire sur la page blanche,
du sillon sur la terre lisse, du pli montagneux sur la plaine ; et, si nous voulons
comprendre ce stylet qui travaille sans relâche la pierre dure de l'histoire,
il faut supposer au moins un lieu où l'inscription est possible, un outil nécessaire
à la marque, et des raisons, des motifs de rupture. La politique où se produisent
les événements, lieu des conflits, des accidents et des effets de ces conflits,
état civil où s'inscrit l'histoire, il nous faut maintenant y venir.
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28. « Je considérerai ici comme ' événement ' pour un organisme vivant toute
modification de Г environnement, ou de l'organisme lui-même susceptible de perturber cet
état d'homéostasie » (J. P. Changeux, dans Communication, n° 18, 1972).
29. « (...) l'intrusion de l'environnement peut être conçue comme un message qui,
s'il est reçu comme information, déclenchera les contradictions préexistantes dans
l'écosystème. On l'appellera le bruit » (A. Wilden, dans Communication, n° 18).
30. « (dans la théorie freudienne) l'événement se marque par un double événement ;
il n'est jamais simple, toujours effectué et dans le même mouvement effacé, accompli
puis recouvert par des oublis efficaces et constructifs » (C. Backes, op. cit.).
31. « Nous devons remplir notre tâche constante de publicisté, écrire l'histoire
contemporaine (souligné par nous) et nous efforcer de l'écrire de telle façon que notre travail
de chroniqueur vienne en aide, autant que faire se peut, aux participants directs du
mouvement, aux prolétaires héroïques qui sont sur le lieu de l'action ; et nous efforcer
d'écrire de manière à contribuer à élargir le mouvement, à choisir consciemment des
moyens, des procédés et des méthodes de lutte, susceptibles de donner les résultats les
plus grands et les plus sûrs avec la moindre dépense de forces » (Lénine, Œuvres, Éditions
Sociales, Paris-Moscou, 1964, t. 8, p. 98).
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dénoncé par les autres, mais pour tous fauteur de troubles et de soucis. Au
moins pourrait-on regarder en face l'homme qui a réfléchi les lois de la
destruction révolutionnaire et démêlé, dans la concaténation des événements, les
grains de sable qui lui permettaient d'infléchir l'histoire, sans pour autant
s'engager sur les effets de l'aventure qu'il a entreprise, car il n'est pas certain
qu'il ait été lui-même en mesure de l'apprécier. Le schéma de l'événement-
scission comme effet de politique majeur est en effet présenté par Lénine et
il n'est pas si éloigné du modèle freudien. Il renvoie à une théorie de la double
inscription et de la double scission ; la première scission qui constitue
l'emplacement, la délimitation de la sphère de la Politique, c'est la scission de la société
en classes. Lénine s'inspire de la théorie marxiste de l'État qu'il interprète
différemment de la tradition social-démocrate incarnée par Kautsky : « l'État
est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son
développement ; il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble
contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables qu'elle
est impuissante à conjurer » 32. Voilà le premier texte que Lénine souligne en
le citant ; il montre l'existence d'une scission originelle de la société, d'un
conflit premier qui en a déchiré irréversiblement l'unité. La scission indique
l'existence d'une division originelle de la société, d'un conflit premier qui en a
déchiré irréversiblement l'unité, conflit masqué et cicatrisé par l'État qui a
pour mission d'empêcher l'éclatement de la société et de limiter le jeu des
antagonismes politiques afin qu'il n'aille pas jusqu'à remettre en cause le pouvoir
de la classe dominante. L'État est donc centré sur la politique, il fonctionne
comme frein continuel de la lutte politique, tentative de l'enfermer dans un
cadre rigide qui reproduise indéfiniment la hiérarchie sociale. La scission se
trouve bien à l'intérieur de la société, l'extériorité y est constitutive de
l'intériorité mais cette extériorité est méconnue, occultée. La société est déchirée,
écartelée entre des groupes dont les intérêts sont divergents : les classes d'un
côté {la politique), l'État de l'autre {le politique). Pour prendre le pouvoir,
il faut de nouveau s'amarrer à l'événement constitutif, celui de la première
division, retrouver et dévoiler la déchirure primitive, démasquer l'État comme
le symptôme mystificateur de cette scission 33. Pour ce faire, il faut, dit Lénine,
un parti, c'est-à-dire une force, une institution capable de s'inscrire dans le
champ de force de la sphère politique, en prenant l'État comme cible. Force
capable de creuser la cicatrice, en s'insinuant au point fragile, « au maillon le
plus faible » pour pratiquer la refente de la deuxième inscription. Le parti est
centré sur l'État, pour autant que l'État est le verrou de la lutte des classes :
« La lutte de classe est une lutte politique, une lutte pour le pouvoir d'état »
(Lénine, Que faire ?). D'où l'importance donnée par Lénine à la question des
alliances et à « l'analyse concrète de la situation concrète ». Tout l'art des
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34. «... offrir une issue normale aux haines qui pour une raison ou une autre fermentent
dans les cités contre tel ou tel. Si ces haines ne trouvent point d'issue normale, elles
recourent à la violence, ruine des républiques. Rien au contraire ne rendra une république
ferme et assurée comme de canaliser pour ainsi dire, par les lois, les humeurs qui l'agitent. »
(Discorsi, p. 400 de l'éd. de La Pléiade).
35. « On peut définir un système clos ainsi : un sous-système qui en réalité ou par
définition n'est pas dans un rapport essentiel de réciprocité (interaction) à un
environnement » (Anthony Wild en, dans « L'écriture et le bruit dans la morphogenèse du système
ouvert », Communication, numéro cité).
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36. « Dans la civilisation froide, à laquelle manque l'écriture en tant que telle, le passé
de la culture — sa mémoire —, son ensemble d'instruction, son texte sacré, est incarné
littéralement dans chaque domicile, dans chaque personne qui représente un mythe (...).
La destruction entre code et message dans une telle société doit être minimale ; le système
semble incarner langue et parole dans le même lieu » (A. Wilden, op. cit.).
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37. En ce sens, on peut distinguer des lignes de clivages profondes entre le marxisme-
léninisme « classique » (de l'époque de la Deuxième et de la Troisième Internationale) et
le « marxisme-léninisme » de Mao tsé toung par exemple : on sait en effet que la polémique
qui s'est élevée entre les Chinois et les Soviétiques à propos de Staline et des questions
de la construction du socialisme, les Chinois ont mis l'accent sur l'existence inéluctable
de contradictions non antagonistes au sein des sociétés socialistes (et aussi, bien sûr,
de contradictions antagonistes), reprochant à Staline de ne pas avoir su faire la part
nécessaire de ces contradictions. L'ouverture de la Chine au monde extérieur, la part
plus importante accordée, à l'issue de la Révolution culturelle, à la politique étrangère
sous l'égide de Chou En-laï sont autant d'indices de cette nouvelle propension à dépasser
la problématique classique du marxisme-léninisme. Ne cachons pas qu'il existe aussi
des indices contraires qui alignent les positions théoriques chinoises sur les positions
théoriques révolutionnaires antérieures : ainsi la problématique de la lutte entre les
deux voies, la directive de Mao Tsé-toung résumant la Révolution culturelle en un conflit
entre « Sian et Yenan » et les désignations répétées des ennemis politiques comme
usurpateurs. L'histoire dira vers quelle position basculera la Chine.
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40. « Le Congrès de Tours n'a pas eu, en son temps, le caractère radical qu'on lui
prête a posteriori. Il ne fut qu'un épisode d'une lutte de tendances qui se poursuivit
bien après que la scission ait pourtant organiquement séparé les combattants. Et l'on ne
s'avisera de son importance historique qu'à partir du moment où la scission devint
décidément une réalité stable. Il apparut alors rétrospectivement non comme une simple
péripétie mais comme un événement majeur ayant créé une situation nouvelle de longue
durée » (Aux origines du Communisme français , Paris, 1970, p. 426).
41. A. Kriegel, op. cit., p. 426.
42. A. Kriegel, op. cit., p. 432.
43. A. Kriegel, op. cit., p. 426 et aussi : « Qu'y faire si le hasard, la contingence et
même l'anecdotique expliquent mieux ce qui est arrivé, ce qui aurait pu ne pas arriver ? »
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