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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Histoire et politique, ou l'histoire science des effets


Blandine Barret-Kriegel

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Barret-Kriegel Blandine. Histoire et politique, ou l'histoire science des effets. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 28ᵉ
année, N. 6, 1973. pp. 1437-1462;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1973.293434

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1973_num_28_6_293434

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DÉBATS ET COMBATS

Histoire et politique

ou l'histoire, science des effets

science
dans
ont
venu
rationnelle
« Car
pour
l'enfance.
dans
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».objet
marche,
le champ
Comme
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tard
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qui

Marc Bloch, Apologie pour


l'Histoire ou le Métier d'Historien.

Partout on salue le retour de Г événement ; tenu pour négligeable, on Г avait


abandonné aux vieilles doctrines, à l'agitation futile de l'actualité, réservé
à la chronique. Et le voilà qui revient à la charge : des journaux, des partis
politiques où son règne se confinait, il emplit à nouveau les revues 1, les cours,
les livres. Retour de la frivolité ? Éternel retour d'une moderne nervosité
crevant d'impatience devant le lent et long labeur des quelques maîtres qui
scrutent l'inlassable profondeur des choses sociales ? Il est des périodes ainsi
où le savoir cesse de se faire entendre, des moments d'attente et de gestation.
Mais si c'était autre chose ? Et dans la levée d'une lourde condamnation déjà
sanctionnée par le temps et les habitudes, le signe d'une transformation et
d'un déplacement concernant en même temps que l'histoire, tout le savoir
social ?
A propos de l'événement, il semble naturel de se tourner vers les historiens
et d'y guetter leurs théories, leurs discours, à tout le moins leurs réactions :
constatons que le silence domine, rompu récemment en un point seulement
par Le Roy Ladurie dans un article sur les Paysans de l'Ouest de P. Bois 2.
Troublant ce mutisme, qui ne trouve son explication que dans un obstacle
à lever qui gêne en histoire le retour à l'événement.
Au zénith du structuralisme, quelle est la discipline sociale qui n'a pas

1. Communication, n° 18, 1972 : « L'Événement ».


2. Communication, ibid., p. 72.

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DÉBATS ET COMBATS

dénoncé l'événement ? mais celle qui l'a fait le plus gravement avec les
meilleures raisons, l'argumentation la plus solide, c'est l'histoire elle-même
apparemment plus menacée, condamnation donc plus lourde à lever ici qu'ailleurs.
La réapparition de l'événement est en effet, pour l'histoire, le signe manifeste
de la résurgence de l'histoire politique, du savoir politique, à laquelle peu ou
prou dans son orientation fondamentale, l'histoire des Annales avait dû
tourner le dos. La transformation, néanmoins, qui se dessine dernièrement
au sein des études historiques est, d'une certaine manière, incomparable avec
celle opérée au début du siècle, contre la vieille histoire traditionnelle. Prenons
garde de ne pas nous laisser prendre au seul écho des mots d'ordre. Comme
avant-hier, on s'intéresse aujourd'hui à l'événement et à la politique, mais
les mots ont changé de sens.
A peine la vieille histoire était-elle vraiment une histoire, elle qui composait
et recomposait inlassablement, qui ressassait, disait Lucien Febvre, des
tableaux. Histoire « évolutionniste », cadenassée aux textes, et soudée aux
seules archives, ignorant la géographie, méprisant la linguistique, produit
« d'un travail de fenêtres closes et de rideaux tirés » (L. Febvre, Combats pour
l'Histoire, p. 6). Et c'est pourquoi, comme les impressionnistes, voulant peindre
sur le motif, sortirent leurs chevalets dehors, Lucien Febvre recommandait
aux jeunes historiens : « pour faire de l'histoire, tournez le dos résolument
au passé, vivez d'abord, mêlez-vous à la vie » {ibid., p. 32).
Orientation d'abord négative de l'histoire des Annales, exprimant
l'opposition à l'histoire événementielle traditionnelle, trop noyée dans les chronologies
et les anecdotes pour s'intéresser utilement à l'explication rationnelle du
devenir social. Orientation programmative aussi, par quoi s'établit
l'élargissement du savoir historique : l'histoire a joué le long terme contre le court terme 3,
l'économique contre le politique 4, la nature contre l'humain, le trop humain 5 :
nul mieux que F. Braudel n'a su peut-être ressaisir et concentrer cette vision
historique sensiblement indifférente à l'événement. Découvrant l'horizon infini
de la longue durée, l'histoire totale réclamée par Lucien Febvre en a pris une
formidable dimension, une augmentation considérable de souffle et d'élan :
histoire des prix, histoire des monnaies, c'est l'histoire économique qui s'est
enfin esquissée, une histoire économique des historiens et pas seulement des
économistes, avec Labrousse et ses disciples. Histoire des groupes sociaux,
à travers la répartition, la redistribution des propriétés, en particulier l'histoire
de la classe paysanne avec Marc Bloch, Georges Lefebvre et plus récemment
Le Roy Ladurie, histoire des siècles avec P. Chaunu, des civilisations mêmes
avec F. Braudel. Bref la grande histoire.

3. « La science sociale a presque horreur de l'événement, non sans raison : le temps


court est la plus capricieuse et la plus trompeuse des durées » (F. Braudel, Écrits sur
l'Histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 46).
4. « L'historien traditionnel est attentif au temps bref de l'histoire, celui des
biographies et des événements. Ce temps-là n'est guère celui qui intéresse les historiens
économistes et sociaux » (F. Braudel, ibid., p. 123).
5. « Tout concourt dès lors, à travers l'espace et le temps, à faire surgir une histoire
au ralenti, révélation des valeurs permanentes. La géographie à la fin cesse d'être un but
en soi pour devenir un moyen. Elle aide à retrouver les plus lentes des réalités structurales,
à organiser une mise en perspective selon la ligne de fuite de la plus longue durée... »
(F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, t. I,
p. 21). « (...) Aussi suis-je toujours tenté devant un homme de le voir enfermé dans un

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В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

Reste à comprendre le sens ou la nécessité de ce refoulement de l'histoire


politique, du savoir politique, plaie et croix commune de l'histoire et de la
sociologie. La politique en effet est au cœur du savoir social et en même temps
son foyer et le nœud de ses querelles. Probablement l'histoire de cette histoire
que nous voulons tenter de jalonner n'est pas compréhensible si on ne la
rapporte pas au champ entier du savoir social dans lequel se sont tracées les
lignes de partage. Marc Bloch l'a nettement indiqué : l'histoire événementielle
et « historisante », selon le mot de H. Berr qui précède la grande réaction des
Annales, est un copeau tombé de l'établi sociologique 6 ; repris avec « humilité »
mais soin par ceux qui croyaient devoir préserver la durée et qui vont recueillir
désormais, en sécessionnistes de la science, cette pure temporalité, éclats
d'événements, fusée d'anecdotes.
Précisons, afin d'éviter toute méprise, qu'il n'est pas question pour nous
dans le cadre de cet article, en raison même de ses limites, d'entamer autre
chose qu'un jalonnement centré sur l'analyse et la réflexion des travaux
proprement historiques. Mais nous ne considérons pas pour autant que l'histoire
représente un aspect partiel, voire étriqué, du savoir social. Au contraire le
temps nous semble venu où chacun peut enfin entendre et accepter les
déclarations naguère choquantes et suspectes ď « historicisme » de F. Braudel :
« Sociologie et histoire sont une seule aventure de l'esprit, non pas l'envers
et l'endroit d'une même étoffe, mais cette étoffe même dans toute l'épaisseur
de ses fils (...) L'histoire dans la mesure où elle est toutes les sciences de l'homme,
dans l'immense domaine du passé, l'histoire est synthèse, elle est orchestre »
[Annales
L' epistemologie
E.S.C., 1957,
comme
p. 73,lapublié
philosophie
dans Écrits
vient,suronl'Histoire,
le sait, le
p. soir
105). tombé.
Mais pourquoi faut-il qu'elle soit plus retardataire encore ici qu'ailleurs ?
L'histoire politique, aux frontières de la sociologie et de l'histoire, existe déjà
depuis un certain nombre d'années, en particulier dans les travaux concernant
les mouvements révolutionnaires 7. Les éléments d'une epistemologie de cette
nouvelle histoire existent déjà aussi, mais là on ne la soupçonne pas : car il
faut dire aux historiens, au risque de les déranger, que la théorie du savoir
qu'ils accumulent et organisent avec quelque éclat en France depuis les dernières
décennies ne se trouve dans aucun système philosophique classique. Ils pourront
bien torturer Kant jusqu'à l'agonie de son système, ils n'y trouveront jamais,
dans ses raisons d'espérer ou de désespérer de l'histoire, autre chose qu'une
dénégation psalmodiée de la possibilité d'une science sociale. Ni chez Kant,
ni chez Hegel, ni chez Husserl, ni chez Sartre, on ne trouvera les éléments
d'une théorie du savoir historique qui ne soit confondue avec une philosophie
de l'histoire ; mais au contraire, dans des travaux afférents à l'histoire mais
qui retiennent leur nom pour échapper à deux risques que les historiens et les
épistémologues ne pondèrent pas de la même façon : ces recherches concernent
l'histoire des sciences, de A. Koyré, G. Canguilhem, M. Foucault, et celles
qui suivent le sillon qu'ils ont tracé. Pour les premiers, la réticence à montrer
le caractère historique de leurs recherches est une manière de prendre leurs
distances avec la traditionnelle inefficience de l'histoire des idées. Et les seconds

destin qu'il fabrique à peine, dans un paysage qui dessine derrière lui et devant lui les
perspectives infinies de la longue durée » (F. Braudel, ibid., Finale).
6. Marc Bloch, Apologie pour l'Histoire, p. xv.
7. Cf. les travaux d'A. Kriegel, J. Baechler et A. Besançon.

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peut-être y reconnaissent mal leurs habitudes et le patrimoine de la cité


historique savante.
Mais n'empêche, c'est dans cette nouvelle histoire des sciences et dans
l'histoire politique telle qu'elle se dessine dans ces toutes dernières années
qu'on trouvera les éléments d'une nouvelle théorie de l'histoire.
Dans le décalage qui s'observe aujourd'hui à l'intérieur des travaux
historiques et dans la mutation qui ramène l'historien aux rives de la politique
nous voudrions, à suivre cette lente genèse, découvrir une gestation plus
lente encore, celle qui ramène au jour, remonté des enfers et de l'oubli,
réhabilité après sa condamnation millénaire, le savoir de l'événement politique,
l'histoire des conflits du pouvoir, la naissance de l'histoire politique comme
science des effets.

Jalons pour V École historique française : les « Annales » 8.


Malgré ses dehors respectueux d'un académisme courtois, l'histoire de
Marc Bloch, de Lucien Febvre, l'histoire des Annales a été une histoire de
combats. Conscients qu'ils menaient une lutte difficile et qui resterait longtemps
mal comprise, ces sages universitaires ont adopté des genres nouveaux
d'exposition : le manifeste : Apologie pour l'Histoire; le pamphlet : Combats pour
l'Histoire.
Indéniablement ils ont eu conscience de faire davantage que d'écrire une
nouvelle page d'une discipline chère, en assignant l'histoire à la résidence
qu'elle méritait. Les thèmes polémiques contre l'histoire traditionnelle sont
nombreux, presque touffus, mais scandés avec une remarquable ténacité :
ils engagent l'histoire moderne dans une voie de non-retour à l'histoire classique,
à travers le climat commun dans lequel il baigne, l'effort de rationalisation
du savoir historique.
L'histoire des Annales en effet, nous l'avons dit, a repris l'histoire comme
on réveille la Belle au bois dormant, cette histoire traditionnelle échappée
de la mort sociologique, cette histoire événementielle plongée au regard de
la vie spirituelle dans une sorte de coma prolongé, puisque ceux qui acceptaient
de lui tenir la chandelle inclinaient aussi à ce qu'elle soit soustraite aux
exigences de la raison, et la situaient dans l'au-delà de la science, comme un
rêve, un résidu imaginaire où les instincts trouvent un répit, eux qui doivent
céder devant le joug puissant de la réalité 9.

8. Les historiens le soulignent assez, l'histoire de l'histoire est à faire et il est arbitraire
sinon dangereux pour comprendre l'effort des Annales de référer à la seule histoire histo-
risante. Aussi nous réservons-nous, dans des travaux ultérieurs, d'aborder le rapport de
l'histoire moderne à l'histoire classique qui est esquivé ici faute de place, et d'analyser
ainsi plus objectivement l'effort polémique des historiens pour construire la rationalité
positive de l'histoire contre toutes les doctrines qui assimilent l'histoire au péché, à la
chute et le voue à l'irrationalité.
Q. « Les sociologues de leur côté, dans l'enthousiasme de leurs premières conquêtes,
s'attaquaient avec allégresse à une discipline si mal défendue. Les tenants de l'école
durkeimienne ne dissipaient pas l'histoire en fumée. Ils se l'annexaient en maîtres.
Tout ce qui dans le domaine des sciences historiques leur semblait susceptible d'analyse
rationnelle leur appartenait. Le résidu, c'était l'Histoire : une mise en page chronologique,
tout au plus, d'événements de surface, le plus souvent fils du hasard. Disons un récit (...).
En 1934, dans les Annales Sociologiques, Bougie concédait que la sociologie « quelque
progrès qu'elle puisse accomplir » n'arriverait peut-être pas, malgré tout, à rendre mutile

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В. BARRET-KREGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

L'histoire avait accepté la double condamnation infamante d'être en même


temps événementielle et irrationnelle, et les Annales, pour dénouer cette
alliance damnée, tournent le dos à l'événement afin de justifier leur
prétention à la rationalité.
De ces thèmes, trois sont particulièrement insistants : anti-évolutionnisme,
anti-politisme, anti-moralisme. Nous nous proposons d'examiner leur sens
latent, de voir quels concepts historiques s'y dissimulent et s'y développent
qui ont engagé l'histoire dans la Science sociale.

i. L1 anti-évolutionnisme et la construction du concept de temporalité


historique. Parlant de l'histoire traditionnelle Lucien Febvre écrivait : « Sa
philosophie ? faite tant bien que mal de formules empruntées à l'Auguste
Comte, au Taine, au Claude Bernard qu'on enseignait dans les lycées, si elle
montrait des trous et des cassures, l'ample oreiller de l'évolutionnisme était là,
tout à point pour les dissimuler » [Combats pour l'Histoire, p. 4). On mesure
alors le chemin parcouru à entendre F. Braudel : « Ainsi sommes-nous arrivés
à une décomposition de l'histoire en plans étages. Ou si l'on veut à la distinction,
dans le temps de l'histoire, d'un temps géographique, d'un temps social, d'un
temps individuel » (Écrits sur l'Histoire) , puisque c'est toute la catégorie
du temps historique qui s'est modifiée, diffractant le temps total absolu et
continu de l'histoire évolutionniste en une multitude de temporalités.
Marc Bloch avait, le premier, souligné le caractère fondamental pour
l'histoire de la dimension temporelle. « Science des hommes avons-nous dit,
c'est encore beaucoup trop vague. Il faut ajouter ' des hommes dans le temps ',
l'historien ne pense pas seulement ' humain ' (...) L'atmosphère où sa pensée
respire naturellement est la catégorie de la durée ». Montrant aussitôt le
paradoxe et la difficulté de la temporalité historique : « ce temps véritable est
par nature un continu. Il est aussi perpétuel changement. De l'antithèse de
ces deux attributs viennent les grands problèmes de la recherche historique ».
Attention donnée à la temporalité résolument anti-classique dans la mesure
où l'ordre n'exclut plus le devenir, où le temps se rationalise et s'ordonne.
D'ailleurs, par un phénomène curieux, la rationalisation du temps, concept
fondamental du savoir historique, s'est effectuée de manière inverse de la
façon dont s'est opérée la rationalisation de l'espace qui est la catégorie princeps
de la physique. La naissance de la physique, en effet, a requis l'uniformisation
de l'espace, l'homogénéisation, sur le modèle de l'espace euclidien isotrope,
du cosmos qualitatif et hétérogène de la physique antique et médiévale.
En revanche, la naissance de l'histoire, comme savoir rigoureux, s'organise
autour de la pluralisation, de l'hétérogénéisation du temporel : il faut que
le temps social explose, se casse, se qualitativise pour qu'il devienne intelligible
alors qu'il avait été nécessaire à l'espace naturel de se souder, de se stabiliser,
de se quantifier pour endosser l'uniforme rationnel de la mathématisation.
On entrevoit alors quel rôle d'obstacle épistémologique le modèle de la
physique classique a pu jouer pour l'histoire, comme auparavant il avait

le récit historique, à supplanter l'histoire. C'était bien de la bonté. Il ajoutait avec


condescendance : « l'historien aura toujours à noter des collocations et des conjonctures, des
rencontres de série que le sociologue sera impuissant à expliquer par une loi générale. »
« Merci pour les collocations — répond Febvre ; mais tout cela est de notre faute,
historiens » (Lucien Febvre, Combats pour l'Histoire, Paris, 1965, pp. 422-423).

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DÉBATS ET COMBATS

également constitué un écran opacifiant l'investigation biologique. Il a fallu


la révolution de la physique moderne remplaçant la théorie classique de l'espace
par celle de l'espace-temps et le canon répressif du temps absolu par la multitude
des temps locaux, pour donner aux historiens des normes rationnelles plus
adaptées à leur objet. Il a fallu aussi la reconnaissance par les astronomes
de l'existence d'une « équation personnelle » pour soulager les historiens de la
culpabilité qu'ils avaient de la leur. Encore une fois, Marc Bloch et Lucien
Febvre l'ont perçu avec force, eux qui ne perdent pas une occasion de se
placer ouvertement sous le patronage de la nouvelle physique ia comme on
ne Га peut-être pas suffisamment remarqué. D'ailleurs, il n'est pas négligeable
qu'ils se soient encore sentis concernés essentiellement par la physique quand la
biologie se donne aujourd'hui comme un meilleur modèle. Mais n'anticipons pas.
« II n'y a pas un temps social d'une seule et simple coulée, mais un temps
social à mille vitesses, à mille lenteurs... » (F. Braudel, Leçon inaugurale au
Collège de France, dans Écrits sur l'histoire, p. 24) : ainsi peut-on résumer
ce qui est maintenant un acquis définitif de l'histoire. Acquis qui modifie la
représentation du social même et liquide enfin, comme L. Althusser l'a montré n,
la représentation hégélienne de la société. Si les phénomènes géographiques,
économiques, politiques, idéologiques ont les uns les autres leur rythme
particulier de développement, la conception de la société comme totalité
expressive, jeu de miroir où, à une époque donnée, tous les phénomènes
entretiennent les uns avec les autres des rapports spéculaires immédiats et
instantanés, cette conception qui ordonne l'écoulement du temps historique sous les
catégories de genèse et de continuité est ruinée. L'analyse des divers niveaux
sociaux et des durées multiples : voilà la rupture avec l'histoire classique
fataUste, évolutionniste, et le sillon de l'histoire moderne.
Plus grave en effet a été la conséquence supportée par l'événement de la
démarche où s'est construit le nouveau concept de temps. Rappelons quelques-
unes des comparaisons dont il est l'objet : « agitation des vagues », « tourbillons
des sables », ou encore « feu d'artifices de lucioles phosphorescentes », « un
décor » (F. Braudel), toutes ces images résument bien son dénuement, sa
misère, un rêve, une illusion, le lieu même de la division et de la différence
où le sens se rompt et s'efface.
L'impensé événementiel de l'histoire des Annales révèle ses liens avec une

10. « Quand brusquement ce fut la révolution (...) ce fut cette prodigieuse synthèse
qui, remaniant les notions primordiales de temps, de longueur et de masse, embrassa la
physique dans son entier et lia en gerbes de lois les facteurs que l'ancienne conception
laissait séparés (...) [s'introduisait] la notion du discontinu dans la physique avec la
théorie des quanta (...), la tentative d'explication du monde par la mécanique newto-
nienne ou rationnelle se terminait par un échec brutal. Il fallait, aux anciennes théories,
substituer les théories nouvelles. Il fallait réviser toutes les notions scientifiques sur
lesquelles on avait vécu jusqu'alors (...). Tel est le climat de la science d'aujourd'hui (...).
Cette science, les postulats sur quoi elle reposait, sont tous ébranlés, critiqués, dépassés (...).
Allons-nous continuer, nous historiens, à les reconnaître à nous tout seuls comme
valables ? (...). Voilà toute la question. Y répondre, ce serait résoudre la crise de l'histoire »
(L. Febvre, Combats pour l'Histoire, pp. 30-31). « Notre atmosphère mentale n'est plus
la même. La théorie cinétique des gaz, la mécanique einsteinienne, la théorie des quanta
ont profondément altéré l'idée qu'hier encore chacun se formait de la science (...). Nous
ne nous imposons plus l'obligation de chercher à imposer à tous les objets du savoir un
modèle intellectuel uniforme emprunté aux sciences de la nature physique » (M. Bloch,
Apologie pour V Histoire) .
11. « Esquisse du concept d'Histoire », La Pensée, n° 121, juin 1965.

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В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

métaphysique contemporaine à son effort, venant après coup comme toute


métaphysique qui est la métaphysique de la différence, alors que l'événement
relève d'une théorie de la contradiction. Comme le géologue qui brise le continu
spatial pour découvrir la pluralité des sédiments, l'historien a brisé le temps
pour le rendre pensable. Acquis sur lequel on ne reviendra pas.
Tout autrement discutable peut sembler être le primat accordé à la longue
durée, voire aux durées les plus lentes quasi immobHes comme celle de la
géographie, la longue durée économique 12. L'écueil de cette dilection nous
semble se trouver, dans l'un et l'autre cas, dans une « naturalisation » exagérée
de l'histoire, et particulièrement dans une spatialisation de la durée historique.
Qu'on nous permette de prendre l'exemple de la Méditerranée de F. Braudel,
œuvre exaltante et prestigieuse qui découvre un lien très profond entre les
hommes et la nature, dans le désir insatisfait et ancien de rejoindre la mer.
On sait que le livre commence par ces mots : « J'ai passionnément aimé la
Méditerranée, sans doute parce que venu du Nord comme tant d'autres, après
tant d'autres... » Et dans cette phrase, Braudel trahit le secret de notre plaisir,
car il y dit que, pour ce Sud embrasé qu'est la nature, lui (mais c'est vrai de
nous, c'est vrai de tous les hommes), nous, donc, venons tous du Nord. La
fascination de la mer, « allée avec l'éternité », source fraîche de ce paradis
perdu qu'est pour nous l'élément liquide... Déclaration qui engage l'historien
sur des chemins qui ne sont peut-être pas précisément ceux de la science (et
qui la remplace en prestige, en satisfaction imaginaire reçus) . Curieuse
compensation donnée à une littérature impuissante, où la Méditerranée et les
Mythologiques figurent parmi les plus beaux livres de ce temps.
Beau livre, œuvre d'art, effort nourricier de satisfactions esthétiques,
on Га souvent dit et on ne le niera pas. L'histoire de Braudel est une histoire
géographique et peut-être mieux encore une histoire naturelle : « Je pense que
la mer telle qu'on peut la voir et l'aimer reste le plus grand document qui soit
sur la vie passée ; si je n'ai retenu que cette leçon de l'enseignement des
géographes qui furent mes maîtres à la Sorbonně, je l'ai retenu avec une obstination
qui donne son sens à toute mon entreprise » {La Méditerranée, Préface à la
ire éd., p. 13) 13 : l'auteur voit d'abord la civilisation comme un espace : « celle-ci
est accrochée à un espace déterminé qui est une des indispensables
composantes de sa réalité (...) ; une civilisation est à la base un espace travaillé par
les hommes et l'histoire. C'est pourquoi il est des limites culturelles, des espaces
culturels d'une extraordinaire pérennité » [La Méditerranée, t. II, pp. 106-107).
Si, parmi toutes les durées, la plus longue et la plus valide est celle de l'espace
géographique, durée quasi immobile (« les plus lentes oscillations qui
connaissent l'histoire (...), une histoire (...) qui se maintient vaille que vaille contre
l'usure obstinée du temps »), alors la temporalité bascule pour l'historien
tout entière dans la spatialité jusqu'à s'annuler elle-même.
Qu'on nous pardonne si, malgré l'approbation scientifique recueillie par

12. La longue durée géographique est celle qui passionne et fascine F. Braudel. La
longue durée économique intéresse davantage E. Labrousse, P. Vilar.
13. Et il ajoute : « C'est par rapport à ces nappes d'histoire lente que la totalité de
l'histoire peut se repenser comme à partir d'une infrastructure. Tous les étages, tous les
milliers d'étages, tous les milliers d'éclatements du temps de l'histoire se comprennent
à partir de cette profondeur, de cette semi-immobilité, tout gravite autour d'elle » {Écrits
sur l'Histoire, p. 54).

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DÉBATS ET COMBATS

ce primat du naturel lavant l'histoire de sa sophistication originelle, nous y


suspectons un double piège pour le savoir scientifique, qui l'entraîne dans
une double régression esthétique et théorique.
Régression esthétique : force et beauté de la métaphore spatiale : qu'y
a-t-il de plus puissant qu'un paysage ? Qu'y a-t-il de plus stable devant la
fragilité et l'agitation humaine ? En ramenant le temps à l'espace, c'est-à-dire
en supprimant la temporalité, la topographie théorique braudelienne donne
le profil d'un gain essentiel à l'économie du plaisir humain, car elle supprime
la relation contradictoire, nous dirions presque la relation elle-même. Les
échanges, les rapports entre les civilisations, en effet, disparaissent dans une
image plus captivante et réconfortante : l'image du rayonnement. La lenteur,
voire la nullité des transferts et des influences entre civilisations de part et
d'autre des cicatrices naturelles 14, justifie la suppression de toute relation
d'extériorité, de toute méditation de la déchirure, du conflit et de la différence.
Un paysage est toujours plein, centré sur lui-même, sans autres affinités ou
relations aux autres paysages que celle de la coexistence et de la juxtaposition.
Il rayonne, il diffuse au gré de la lumière qui le balaye et renvoie en poussières
immatérielles sa séculaire image de terre ou d'eau. « Selon les exigences de
l'histoire, la Méditerranée ne peut être qu'une zone épaisse, prolongée
régulièrement, au-delà de ses rivages et dans toutes les directions à la fois. Au gré
de nos images, elle évoquera un champ de force, ou magnétique ou électrique,
ou plus simplement un foyer lumineux dont l'éclairage ne cesserait de se dégrader
(souligné par nous) sans que l'on puisse marquer sur une ligne dessinée une fois
pour toutes le partage entre l'ombre et la lumière... » (La Méditerranée, t. I).
Toutes les métaphores lumineuses ou végétales (Braudel parle ailleurs
des racines continentales du monde turc) ont un point commun : elles
s'alimentent dans la contemplation de la nature ou dans les sciences de la nature :
l'optique, la botanique concourent à panser la plaie mortifère de l'histoire
et, ici comme ailleurs, la dialectique 15, cette ontologie de la nature, formule la
promesse de l'éternité ; car F. Braudel, merveilleusement conséquent, nous
prodigue la suprême récompense : « Comment conclure ? Négativement sans
doute, en nous interdisant de répéter après tant d'autres et à tout propos
que ' les civilisations sont mortelles ' . Elles le sont dans leurs fleurs, dans leurs
créations momentanées les plus compliquées, dans leurs victoires économiques,
dans leurs épreuves sociales à court terme, mais les soubassements demeurent.
Ils ne sont pas indestructibles ; du moins sont-ils mille fois plus solides qu'on
ne le croit. Ils ont résisté à mille morts supposées. Ils maintiennent leurs masses
immobiles sous le passage monotone des siècles » (La Méditerranée, t. II, p. in).
Immortelle et présente, voici l'histoire redevenue sainte, absoute et ressus-
citée de la mort, éteignant enfin notre soif insatisfaite de durer. Et voici aussi
le mythe, les mythes qui disent sagement, comme Га montré Lévi-Strauss,

14. « Ancienne limite européenne de Rome, le Rhin et le Danube où la poussée


catholique trouvera au xvie siècle sa ligne forte ; la rupture s'est faite précisément au long de
cette cicatrice ancienne » (La Méditerranée, t. II, p. 107).
15. « C'est un risque qu'Engels lui-même a couru ; et en certains points, il a succombé :
témoin ces textes poétiques mais aberrants de la Dialectique de la Nature, dans lesquels,
célébrant l'éternité de la matière en mouvement, il propose, dans le cycle éternel des
naissances et des morts, la perspective consolante d'une éternelle et cyclique reproduction
de l'esprit pensant » (J.-T. Desanti, dans « Matérialisme et Epistemologie », extrait de
Annali dell'Istituto Giangiacomo Feltrinelli, 1970).

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que l'enfer c'est nous, respectueux de la bonne, simple et immédiate nature.


Primat de la nature, moyen d'humilier la société médiate et artificieuse,
médicament de la douleur d'être projeté dans l'avenir et amputé du passé.
Régression métaphysique alors : comme J. Derrida l'a souligné à propos de
Claude Lévi-Strauss, la quête d'un certain structuralisme l'insère dans la
métaphysique classique qui détermine toujours « le sens unique de l'être
comme présence ». (A trouver, depuis Rousseau, la signification de cette
recherche de l'espace [ou de la nature] perdu.)

2. L' anti-politisme et la construction du concept de matérialité historique :


Que signifie « Г anti-politisme » déclaré de l'histoire des Annales ? Peut-être
moins le rejet de la politique en tant que telle, que le dégoût d'une certaine
convention politique où l'histoire diplomatique fomentait, dans un tissu
poussiéreux et ténu d'intrigues ou d'intentions ministérielles, les fils desséchés
'd'une
Manuel
histoire
historique
abstraite;
de politique
« ... et européenne
je n'en dis ',pas
qu'on
moins,
le veuille
qu'intituler
ou non,
un c'est,
livre
au-dessus de l'histoire vivante d'États ' en chair et en os ', d'États ' informes ',
des pays faits de terre et d'eaux, de forêts et de montagnes, mais aussi d'hommes
pratiquant certains genres de vie, habitués à de certaines façons de penser,
de sentir, de croire (...), le tout combiné dans les proportions si variables qu'il
en résulte, pour chaque pays, une physionomie proprement individuelle, c'est
faire flotter au-dessus de ces réalités, la perpétuelle abstraction d'une politique
' étrangère ' d'une politique ' extérieure ', d'une ' grande politique ' si l'on
préfère, voire d'une politique ' européenne ' se nourrissant dans le ciel
diplomatique non pas d'intentions secondes comme la Chimère du bon Rabelais,
mais de caprices royaux, de fumées impériales, ou de grands desseins
ministériels » (Lucien Febvre, Combats pour l'Histoire, p. 64).
On voit bien la critique : elle vise moins la politique qu'une conception
étriquée de l'histoire et Г anti-politisme est d'abord, pour les Annales, le
marchepied d'une extension, d'un épaississement de l'histoire. Pas seulement
la politique ou la diplomatie, telle est la revendication. Pas seulement les
documents officiels, les archives, mais tous les autres documents. « Ces textes
sans doute, mais tous les textes... Tout le savoir positif... Mais un poème,
un tableau, un drame : documents pour nous, témoins d'une histoire vivante
et humaine, saturée de pensée et d'actions en puissance..., les textes
évidemment : mais pas rien que les textes. Les documents aussi quelle qu'en soit la
nature... la statistique... la démographie... la linguistique... la psychologie... »
(L. Febvre, ibid., p. 13).
Élargissement de l'intérêt historique aux données morphologiques de la
société : c'est ainsi, nous semble- t-il, qu'il faut comprendre la célèbre
recommandation de Marc Bloch, trop souvent entendue comme une pétition humaniste :
« Le Bon Historien, lui, ressemble à l'ogre de la légende, là où il flaire la chair
humaine, il sait que là est son gibier. » Naissance d'une sémantique historique
matérielle dans l'histoire comme « connaissance des traces et par traces». La
nature — géographie, climat — devient signe, le mouvement de la population-

démographie devient témoignage et indication (dans ses Paysans de Languedoc


par exemple, quand Le Roy Ladurie retrace l'alternance des épidémies et de la
déflation humaine au XVe siècle avec l'envahissement inquiétant du territoire
par une nature animale et végétale redevenue sauvage et la surabondance
des familles au xvie siècle, la pauvreté des terres à se partager) . Le monument

1445
DÉBATS ET COMBATS

devient règle, prescription, coutume, le mouvement des prix, avec ses écarts
et ses distorsions, devient le héraut dçs troubles, de la révolte, d'une révolution.
Ainsi se constitue une anthropologie matérielle et se définit le concept
de la matérialité historique. Le poids de la vie matérielle : du climat 16, des
espaces géographiques, de la production, de la distribution, de la circulation
des richesses le long des axes naturels ou artificiels, des actes humains, se
mesure enfin. L'histoire, là, loin de retarder sur la sociologie, Га peut-être
précédée en découvrant, comme dans le tableau de classification des éléments
chimiques, des unités à déchiffrer : témoin, la sociologie de l'urbanisme née
des appels de l'histoire autant que des nécessités sociologiques. Il est trop tôt
peut-être pour dresser la cartographie de cette morphologie sociale.
Bien sûr l'histoire n'est pas seule, les disciplines qu'elle réunit pour découvrir
la matérialité sociale lui sont souvent extérieures, créées de prémisses et
d'orientations différentes des siennes : c'est vrai pour la démographie, c'est vrai pour
la linguistique. Mais le génie des historiens des Annales est d'avoir monté
et montré les réseaux d'interférences de ces multiples données. Ce faisant, ils
ont anticipé les découvertes qui caractérisent selon Michel Serres « le nouveau
nouvel esprit scientifique (...), intersection, intervention, interception » 17 ;
que la matérialité sociale est un système de croisement, de transferts, de
transports et d'échange des données, nous a-t-on dit autre chose dans ces longues
revues de détails où les historiens inventorient les multiples séries du matériel
humain ?
Certes, il n'est guère aisé de dégager le modèle de matérialité dominant,
pour bien des raisons : on a affaire à plusieurs modèles, les uns et les autres
contradictoires, et la matérialité sociale est loin d'être épuisée par la multitude
des « sous-disciplines » qui tentent de la déchiffrer. Pourtant, il ne s'agit plus
du concept de matérialité identique à celui des idéologies politiques ou histoires
classiques, ou du moins, il ne s'agit plus essentiellement d'un modèle de
matérialité de ce type dans la mesure où le modèle mécanique, même quand il
persiste, n'est jamais fréquent. F. Braudel dit bien que l'historien doit repérer
les limites et les forces d'inertie 18, ce qui pèse et ce qui freine mais ces images
assurément mécaniques d'opposition ou d'équilibre de force ne le conduisent

16. A ce propos, l'Histoire du climat depuis l'an mil tentée par E. Le Roy Ladurie
nous semble occuper une place charnière à l'intérieur de l'histoire géographisante.
Démarche conséquente, nous dirions presque jusqu'au-boutiste, dans la tentation de
penser l'histoire à partir des données géographiques. Place charnière car, parvenu à la
géographie pure (l'histoire du climat), l'historien (de la société) doit enfin réapparaître,
et l'histoire sociale renaître. Comme le climat, en effet, même s'il apporte des éléments
de réflexion sur les variations de récolte ne donne pas à lui seul la clé de l'histoire humaine,
le moment où il est pris par un historien comme objet central d'intérêt est aussi le moment
de la renversée de la géographie vers l'histoire. Ainsi, cette histoire du climat depuis l'an
mil, nous semble le point de butée d'où repart et renaît une nouvelle science de l'Histoire.
17. M. Serres, L'interférence, Paris, 1972. Et pour preuve, cet admirable texte de
Lucien Febvre : « Et, entre parenthèse, il est bien curieux de constater qu'aujourd'hui,
dans un monde saturé d'électricité, alors que l'électricité nous offrirait tant de métaphores
appropriées à nos besoins mentaux, nous nous obstinons encore à discuter gravement
des métaphores venues du fond des siècles (...), nous nous obstinons toujours à penser
les choses de l'histoire par assises, par étages, par moellons, par soubassements, et par
superstructures, alors que le lancer des courants sur le fil, leurs interférences, leurs courts-
circuits nous fourniraient aisément tout un lot d'images qui s'inséreraient avec beaucoup
plus de souplesse dans le cadre de nos pensées... » (L. Febvre, op. cit., p. 26).
18. F. Braudel, dans Écrits sur l'Histoire, 1969, p. 126.

1446
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

pas à représenter l'ensemble de la morphologie sociale comme une machine


créée définitivement, expression, signe, reflets d'un créateur, d'un mécanicien
et par conséquent inessentielle, vouée à l'usure et à la dégradation. A la
matérialité mécanique classique, inerte et figée, à l'absence totale de
matérialité de l'histoire diplomatique, l'histoire des Annales oppose les modèles
complexes et parfois divergents d'un tissu matériel vivant. La matérialité du
corps social à l'âge classique, c'est le lieu de sa mort ou de sa répétition
compulsive. Mortel ou éternel, le corps social échappe au développement. Tout au
contraire, c'est de la vie, des problèmes de la vie, souffles, vents, peuplements,
nourriture, que parle la morphologie sociale des Annales. Ainsi, le refoulement
des études politiques, d'un certain type d'études politiques subjectives et
abstraites, a-t-il au moins la conséquence positive d'engager l'histoire dans
les grands chemins de la matérialité sociale. Le contexte du renouvellement
de la physique, l'ombre portée sur toutes les sciences humaines de la nouvelle
physique et son prestige n'y est pas sans importance. Le solde négatif,
secondaire dans la première étape, ne se dévoile qu'en remarquant que dès lors
l'histoire est principalement engagée dans la longue durée.

3. U anti-moralisme et le concept de la loi historique. Par un trou d'attention


singulier, l'école des Annales ne parle guère du problème des lois historiques.
Ni pour s'opposer, comme la sociologie weberienne, à l'explication et prôner
la compréhension, ni non plus par préoccupation de mise à jour des grandes
ou des petites lois de l'histoire. Non, on dirait que ce problème est laissé de
côté, qu'il ne concerne pas véritablement les historiens...
Par contre, Lucien Febvre, Marc Bloch ont multiplié les critiques à l'adresse
de toute histoire moraliste, ou récurrente, de toute histoire de parti. Il faut
comprendre non juger, et dans l'histoire, comme Michelet, ne voir que l'histoire.
Qu'est-ce à dire ? Marc Bloch s'explique en une anecdote où il moque les
prétentions des érudits qui condamnent la politique financière de la
Révolution : « quel courage, si siégeant à la Convention, ils avaient osé parler de ce
ton ! » 19. La condamnation vertueuse n'est pas seulement dérisoire, elle est
grotesque, elle ne sert à rien. Dérisoire, car les réactions passionnelles non
accompagnées des risques encourus et acceptés de la vie politique ne peuvent
même pas servir de guide ou de soutien, « loin de la guillotine, cette violence
sans péril amuse » 20. Lucien Febvre le dit aussi, contre Daniel Guérin : « on
n'est pas au tribunal ». Il nous semble que cette attitude peut avoir deux
significations distinctes : la première tiendrait à la nature des hommes,
historiens, universitaires, dans leur majorité, les pionniers de l'école des Annales
ne sont pas des politiques et l'engagement caractéristique d'autres intellectuels
français convient mal à leur style de vie ou de pensée : ils exprimeraient là
un refus de mélanger des genres qu'on combine allègrement ailleurs. Mais
peut-être y a-t-il aussi une autre raison, historique celle-là, au sens théorique
du terme : les historiens des Annales s'intéressent très peu au pourquoi et bien
davantage au comment. Ils rompent avec la philosophie de l'histoire, avec le
sens de l'histoire. Démission ? peut-être. Échec de la philosophie de l'histoire
sûrement, mais ils ne sont pas philosophes et d'autres peuvent tenter ce travail.

19. M. Bloch, op. cit., p. 71.


20. Ibid.

1447
DÉBATS ET COMBATS

Ils reprennent les faits passés, les montrent, les expliquent. En revanche,
us exposent très fermement que ce travail suppose un choix des priorités
(« Élaborer un fait, c'est construire », L. Febvre) bref, un travail intellectuel
de rationalisation. Est-ce autre chose que de mettre à jour les lois de l'histoire ?
Peut-être pas, mais le mot chargé de résonances simplistes de la mécanique
classique leur semble étranger, mal adapté : « une science avec des lois ?
Peut-être. Tout dépend de ce qu'on nomme loi. Mot ambitieux, mot lourd de
sens divers parfois contradictoires » (L. Febvre, op. cit.). Réserve qui traduit
le refus du concept classique de loi, la loi naturelle-divine, la loi-commandement :
« lois qui obligent pour l'action, non, nous l'avons dit ».
Devant les grandes difficultés concernant les normes de rationalité et de
rationalisation de l'objet historique, cet ensemble de réserves, d'interdits,
de sciences et de mesures méthodologiques présentées avec un grand soin pour
empêcher la partialité et l'erreur, s'explique comme une politique d'évitement
des plus grands maux plus que comme un effort de systématisation.
Après l'histoire classique, l'histoire des Annales ne peut rassembler ses
raisons et rencontrer la réalité historique des sociétés qu'en refusant une
histoire morale — c'est repousser la moralité des lois historiques 21 — , qu'en
rejetant une histoire rétrospective ou régressive — c'est renoncer à la
philosophie de l'histoire. Politique de précaution qui est aussi une réorientation.
L'histoire des Annales a accompli une Longue Marche nécessaire à la simple
survie du savoir historique : elle a changé de base, abandonné un domaine
incertain — celui des événements politiques — pour des régions plus
accueillantes à la lecture historique. Ce faisant, elle s'est coupée aussi de sa tradition
idéologique, l'histoire classique, en prenant un itinéraire qui lui interdit presque
le non-retour ; qui ne s'en féliciterait ?
Et pourtant, par un étrange procès qui s'est déroulé déjà en d'autres
domaines scientifiques, dans les mathématiques et dans les sciences physiques,
on peut soupçonner que la région désertée par l'histoire (la politique), que tous
les impedimenta événementiels dont elle s'est délestée pour continuer sa route,
viennent maintenant à lui manquer et à l'affaiblir et que, dans cette nouvelle
étape, elle ne peut surmonter ses difficultés présentes qu'en les reconquérant.
Raisons portées par l'histoire vivante : quand la marée haute des événements
vient recouvrir les sables mous et les flaques dispersées de la monotone plage
politique, chacun sent qu'une théorie de l'événement est non seulement à faire
mais qu'elle existe déjà. Ces événements sont devant nous, immenses comme
des lames, imprévisibles comme des typhons, mais aussi forts, aussi effrayants,
aussi évidents que des catastrophes naturelles : Mai 1968 ; la mort de De Gaulle,
la visite de Nixon à Pékin, etc. Illusion d'une accélération momentanée du
rythme des jours politiques, peut-être, frénésie exaspérée d'une farandole
de rencontres éphémères d'où retombent, désarticulés, les éternels pantins... ;
enfin, ce bruit et cette fureur, cette pantomime-là, pourquoi n'auraient-ils
point eux aussi leur musique et leur accord et pourquoi refuser d'y trouver le
chiffre caché mais certain de leurs opérations, pourquoi, « comme tout
phénomène en ce monde », n'auraient-ils pas eux aussi leurs lois ?

21. « On rirait aujourd'hui d'un chimiste qui mettrait à part les méchants gaz, comme
le chlore, les bons comme l'oxygène. Mais si la chimie, à ses débuts, avait adopté le
classement, elle aurait risqué de s'y enliser au grand détriment de la connaissance des
corps » (M. Bloch, op. cit., p. 71).

1448
В. BARRET-KR1EGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

L'histoire politique comme science des effets.


Le retour à l'histoire politique s'effectue d'abord par un changement de
référence ou de modèle pour la science historique. Naguère, les historiens des
Annales se sont mis explicitement sous le patronage de la science physique.
D'une science physique, moderne, fort éloignée de la mécanique classique,
soulignons-le encore ; mais ce modèle n'en induit pas moins la possibilité
d'une « surmatérialisation » de l'histoire qui se réalise par le naturalisme ou
l'économisme : en d'autres termes, le modèle physique jouant comme
métaphore a favorisé la suprématie de l'économie ou du point de vue économique
en histoire. Et aujourd'hui, il est assez naturel que l'histoire politique vienne
tout naturellement puiser dans les récents développements de la biologie,
à son tour, modèles, images ou métaphores 22. C'est la biologie en effet, et plus
précisément la génétique, qui a redonné un statut scientifique à l'événement.
Au-delà de la déclaration fracassante de J. Monod : « La vie est apparue sur la
terre : quelle était avant l'événement la probabilité qu'il en fut ainsi ?
l'hypothèse n'est pas exclue, au contraire, par la structure actuelle de la biosphère,
que l'événement décisif ne se soit produit qu'une seule fois... » {Le Hasard et
la Nécessité, 1970, p. 160), les biologistes, en refusant le néo-lamarckisme ont
pris un curieux parti en renonçant à expliquer les causes de l'évolution des
systèmes vivants pour ne se préoccuper que de leurs effets 23.

Soient en effet, les différentes clôtures dressées en histoire contre l'approche


des événements et les types d'analyses de fermeture :
1) La théorie mécaniste ne peut rendre compte de l'événement parce qu'elle
pense en termes de relais, de causes à effets, et que pour elle le règlement,
la déconnection sont synonymes d'usures et de dégradation. Un mécanisme
(au sens classique, nous ne parlons pas des machines complexes modernes,
mais des machines simples), est fondamentalement un système fermé,
constitué une fois pour toutes, un système isolé de l'environnement, où le dehors
s'oppose nettement au dedans, l'extérieur à l'intérieur. Pour un corps social
pensé comme mécanisme, l'événement, c'est-à-dire le changement, est une
rupture de fonctionnement, une disjonction explosive, une explosion d'énergie
qui s'abolit aussitôt parce qu'elle détruit irrémédiablement, tout ou partie.

2) L'événement n'est pas davantage explicable dans le cadre de l'histoire


traditionnelle, néo-hégélienne sans le savoir, cette histoire obnubilée par la
seule croissance chronologique, nourrie par les catégories de « genèse, continuité,
totalisation », soucieuse de repérer le surgissement, de délimiter le nouveau

22. Qu'on ne se méprenne pas à cette contestation : nous ne prétendons pas, à l'instar
de Stéphane Lupasco, que « l'homogénéisation prédomine, s'actualise progressivement
au détriment de l'hétérogénéisation, potentialisée progressivement d'autant, et ce sont
les systèmes physiques microscopiques, ou bien l'hétérogénéisation s'actualise
progressivement, potentialisant d'autant l'homogénéité et ce sont les systèmes biologiques... »,
car la microphysique fait certainement « une place à l'improbabilité, à la discontinuité,
à l'évident » (E. Morin) mais Physique et Biologie dans leurs rapports à d'autres disciplines
comme l'Histoire, incarnent métaphoriquement des pôles inverses ; Communication, n° 18,
1972, p. 102.
23. Tel nous semble être le sens principal de la notion d'émergence utilisée par
J. Monod : un système vivant s'explique à partir de son apparition, de son événement.

1449
DÉBATS ET COMBATS

de l'ancien, et qui poste l'événement au cœur de ses préoccupations, comme


moment unique de surgissement, origine où, dans l'accumulation des « faits »,
un « fait » nouveau apparaît, l'événement, comme origine et comme avènement,
à la fois point de départ et point d'arrivée de cette histoire.
Mais en même temps, l'événement qui est tout, n'est rien ; il est symbole,
signe, expression, reflet ; épiphénomène créé par la nature, produit par un
individu, enfanté par la vie elle-même. Secret et sacré comme toutes les origines,
l'événement est cette fête où carillonnent les départs, ce baptême qui invoque
l'au-delà, inscription à l'état civil de l'histoire dont on voudrait croire que la
main du greffier invisible a manigancé le secret. Les historiens des Annales
n'ont-ils pas eu raison de balayer cet « historisme » et de le renvoyer aux légendes
périmées qui récitent les origines ? D'autant que, finalement, le concept
d'événement qui s'y développe est assez proche du seul événement observable
dans l'histoire et la politique classique (et dans la théorie mécanique du corps
social), l'événement de l'avènement, à la fois fondation et réitération, événement
compulsif qui devrait toujours se reproduire.

3) Enfin, l'événement s'avère inexplicable dans le cadre d'une philosophie


purement structuraliste qui distingue nettement l'événement du système et
pour laquelle le système vaut toujours comme contraignant les parties, puisque
dans l'événement on trouve ce paradoxe qu'il y a plus de réalité dans ses
effets que dans sa cause, de même que dans un système vivant il y a plus de
réalité à explorer et à déterminer dans ce qui suit son émergence que dans
ce qui la précède.
Mécanisme, historicisme, structuralisme, voilà donc les systèmes de
fermeture à la science de l'événement. L'histoire politique en se constituant doit
impliquer un autre type de système rationnel ; c'est celui-ci que nous voudrions
étudier maintenant.

Histoire politique et savoir de V événement.


La rationalisation de la pluralité ou de la différence des temporalités des
phénomènes sociaux, apte à déplier tout l'éventail de la longue course
historique, ne suffit pas pourtant à l'explication de l'événement. De l'événement,
c'est-à-dire de la politique, car pour l'historien des Annales la pusillanimité
de l'événementiel dépend du caractère négligeable de la politique. La politique
conçue comme lieu et matrice des événements, identifiée au conjoncturel,
à l'accidentel, à l'événementiel enfin, prend tout juste une place de figurante
sur la scène de l'histoire des Annales 24.
Inversement, l'histoire politique revient aujourd'hui première, forte des
progrès de la sociologie politique. Aussi tout énoncé ou norme concernant
l'événement historique analyse-t-il, en même temps, la question politique.
A défaut d'une histoire de la naissance de la théorie politique moderne et de
l'histoire politique, histoire qui reste à faire, nous ne pouvons que puiser dans
des théories dont on n'a pas encore montré les relations de parenté, des modèles
ou des énoncés qui représentent ou théorisent le phénomène politique.
Nommément chez Machiavel, Lénine, aussi éloignés que puissent être les auteurs,

24. Ceci explique sans doute pourquoi A. Mathiez si soucieux de lui donner un rôle
plus avantageux se trouve à l'écart des Annales.

1450
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

on trouve une pensée de l'événement qui n'est autre qu'une représentation


de la politique ; pensée qui réfléchit précisément les trois symptômes
événementiels qui l'ont ailleurs fait rejeter de la science : l'événement comme
inscription, l'événement comme scission, l'événement comme effet du hasard,
où se contredit et se produit la vie politique.

U événement comme inscription.


Comme la calomnie, les mauvaises querelles ont la vie dure : il est de
tradition de reprocher à l'histoire l'appauvrissement qu'elle fait subir à la vie
réelle, à l'évolution telle qu'elle s'est produite, puisqu'elle ne la connaît
qu'indirectement par des « traces », des documents, des témoignages qui ne fournissent
qu'une vue partielle de la totalité de l'événement. Et les reproches vont bon
train : partiel, l'historien ne peut être que partial, voué à ses préférences et
à sa subjectivité. On pourrait objecter, à la suite de Bachelard, que l'accusation
vaut aussi pour les sciences de la nature, « la connaissance du réel est une
lumière qui projette toujours quelque part des ombres » 25 qui, du fait même
de la nature humaine du savoir qui n'est jamais omniscient, obscurcit le réel
en même temps qu'il l'éclairé ; en tout processus de vision il y a un point
aveugle. Mais il se trouve que dans le cas de l'histoire la démarche historique
« colle » exactement au processus qu'elle veut comprendre. Car enfin, qu'est-ce
d'autre qu'un événement, sinon d'abord, quelque chose qui s'est inscrit, qui
s'est déposé, qui a entaillé de son rasoir la chair vive de l'histoire, y laissant
une déchiffrable cicatrice ? L'événement, c'est cela même que l'historien
retrouve, une trace, une affirmation, une déposition. Il n'y a d'histoire que
parce qu'il y a des événements partiels et ponctuels déposés comme cailloux
du Poucet sur les chemins confus du temps. Arbitraire le choix de l'historien ?
Certes ! Mais ne sont-elles pas arbitraires, ô combien ! ces irruptions qui
décident de la mort des rois, de la naissance des empires, de l'édification
des temples et de la construction des murailles, de la promotion du savoir
et des arts de l'homme ? Et l'histoire est-ce autre chose que ce texte discontinu
de traces, de monuments et d'effets, ce gigantesque témoignage de déchirures,
de crevaisons, lave refroidie où sommeillent les volcans ? L'histoire de la nature
avant l'histoire des hommes : la géologie est l'histoire pour autant que la
sédimentation des couches minérales s'est effectuée, a déposé, portant
témoignage : soulèvements, plissements, érosion, aplanissement, lents mouvements
d'événements écrits au cœur de la terre ; la biologie est histoire car des espèces
vivantes sont apparues, promues à l'existence, vouées à la replication, et leurs
fossiles creusés dans la pierre ou jonchant le sol, dessinent leur évolution.
Piètre accusation alors que de tenir l'historien pour coupable de la misère
et de la grandeur de l'histoire elle-même qui, dans la surprise et la dilection,
propulse à l'existence des effets de hasard, dont la seule promotion se joue
à la corrosité de leur sceau. Un grand événement laisse de grandes marques,
de nombreuses traces, telle est l'histoire. En ce sens, les historiens sont comme
les épistémologues, contraints à l'axiologie ; ils repèrent, à l'instar des premiers,
les valeurs historiques promues dans l'évolution sociale : mais, entendons-nous,
les valeurs historiques ne sont que les phénomènes appelés à l'existence historique,
c'est-à-dire à la durée et aux conséquences, de même que les valeurs rationnelles

25. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Paris, 1960, p. 13.

1451
DÉBATS ET COMBATS

sont celles qui, dans la cité savante, sont appelées à féconder les découvertes.
Ni les uns, ni les autres n'agissent pour autant en moralistes, car leur rôle
n'est pas de distribuer les bons et les mauvais points mais de tenir compte de
ceux que l'histoire, elle, a dispensés.
Toute inscription est une rupture, de la plume noire sur la page blanche,
du sillon sur la terre lisse, du pli montagneux sur la plaine ; et, si nous voulons
comprendre ce stylet qui travaille sans relâche la pierre dure de l'histoire,
il faut supposer au moins un lieu où l'inscription est possible, un outil nécessaire
à la marque, et des raisons, des motifs de rupture. La politique où se produisent
les événements, lieu des conflits, des accidents et des effets de ces conflits,
état civil où s'inscrit l'histoire, il nous faut maintenant y venir.

L' événement et la scission : l'effet de la politique.


Sans doute, Machiavel a été un des premiers, sinon le premier — comme
il le dit lui-même 2S — à tenir l'effet de scission, baptisé de discorde dans la
problématique classique, pour l'effet de politique majeur, à partir de quoi
doit se cheviller toute la réflexion politique. La vie politique est faite, par
nature, de conflits et de combats, telle est la contestation machiavélienne ;
et s'il proclame que les hommes sont méchants, qu'on ne se méprenne pas
sur cette méchanceté qui désigne seulement l'état de guerre nécessaire de la
société civile : « Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l'histoire
est remplie d'exemples qui les appuient) s'accordent à dire que quiconque
veut fonder un État et lui donner des lois, doit supposer d'avance les hommes
méchants et toujours prêts à montrer leur méchanceté » (Discorsi, p. 387).
Machiavel, contre ses contemporains, souligne d'ailleurs les incidences positives
de cette méchanceté qui n'est pas un mal au sens théologique : « Je soutiens
à ceux qui condamnent les querelles du Sénat et du Peuple qu'ils condamnent
ce qui fut le principe de la liberté et qu'ils sont beaucoup plus frappés des
cris et du bruit qu'elles occasionnaient sur la place publique que des bons
effets qu'elles produisaient » (ibid., p. 390).
C'est la déchirure du tissu politique provoquée par la contradiction des
forces politiques opposées qui, dans l'événement, produit, indirectement,
la loi 27. Pour la première fois, Machiavel abandonne l'hypertrophie habituelle
du juridique en montrant que les constitutions sont des conséquences de la
querelle et de l'antagonisme et non des prescriptions originelles de la nature
divine ; les lois civiles sont dérivées des mouvements sociaux, des lois de
l'histoire et leur texte se fomente dans la sédition. Tenir pour logique le déroulement
conflictuel de la vie politique, voici peut-être l'acte de baptême de la théorie

26. « Leonardo d'Arezzo et Messire Poggio, deux excellents historiens, n'avaient


rien négligé de ce qui concerne les guerres soutenues par les Florentins contre les Princes
et les peuples étrangers, mais ils avaient entièrement passé sous silence une partie de ce
qui a rapport aux discordes civiles, aux inimitiés domestiques et aux sentiments qui en
sont dérivés... » (Histoire Florentine, dans Œuvres complètes, La Pléiade, p. 945). Et il
ajoute «... si quelque chose plaît ou instruit dans l'histoire, c'est le menu détail : si quelque
leçon est utile aux citoyens qui gouvernent les républiques, c'est la connaissance de
l'origine des haines et des divisions... »
27. « Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ;
et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition (...), les bonnes
lois, à leur tour, sont le fruit de ces agitations que la plupart condamnent
inconsidérément ».

1452
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

politique ; mais il reste à comprendre comment et pourquoi la société se divise


et se différencie, et comment se produisent les événements.
Apparemment, nous ne manquons pas de modèles de l'événement qui
seraient applicables à l'histoire et aux événements par excellence, les
événements politiques : biologique 28, informatique 29, psychanalytique 30. Ceux-ci
montrent l'événement comme un phénomène de double scission : rapport
de rupture entre un organisme et son environnement provoquant destruction
et restructuration, rétention du bruit comme trace dans une mémoire qui
engendre une adaptivité par rapport au bruit dans la relation entre système
et l'écosystème, technique de Г après-coup ou phénomène de la double
inscription nécessaire au déclenchement des névroses. Pourtant les historiens
disposent d'un autre montage de l'événement réalisé par un praticien de la
politique, destiné, par l'attention même qu'il portait à la conjoncture, les
efforts quotidiens qu'il prodiguait pour maîtriser ses contradictions et ses
remous tactiques en fonction de sa stratégie, à y fixer son attention et ses
capacités d'analyse 31 : nous voulons parler de Lénine. Ensemble trop célèbre
et mal connu ; pour des raisons idéologiques bien compréhensibles les
universitaires ont délaissé l'œuvre prodigieuse de notation et d'interprétation des
événements historiques dont il est l'auteur et les militants qui se réclament
pourtant de son nom, fidèles aux faiblesses intellectuelles qui font la tradition
du mouvement révolutionnaire français, n'ont pas, en dehors de quelques
étincelles ici et là, jeté de lumière plus vive sur son effort de réflexion et ses
résultats. En quasi-totalité, admirateurs ou dénonciateurs de Lénine réduisent
sa réflexion à la trop fameuse « théorie du Parti ». Le discrédit récent lancé
par les forces vivantes du mouvement de Mai sur toute l'expérience
bolchevique n'a pas arrangé les choses, et le plus prodigieux théoricien de la prise
du pouvoir et de l'événement politique que le XXe siècle ait connu continue
de dormir en sa cinquantaine de tomes poussiéreux sur les rayons des
bibliothèques sans que grand monde ne s'efforce de savoir ce qui a conduit ce petit
homme têtu à dominer l'inertie, le hasard et la dérive de la Russie, de connaître
par quelles indications, soigneusement recueillies et méticuleusement
transmises, il s'est posté aux carrefours centraux des routes de la politique.
Peut-être cette pitoyable inattention s'enracine-t-elle dans l'angoisse
engendrée par le destin ultérieur de l'Union Soviétique, applaudi par les uns,

28. « Je considérerai ici comme ' événement ' pour un organisme vivant toute
modification de Г environnement, ou de l'organisme lui-même susceptible de perturber cet
état d'homéostasie » (J. P. Changeux, dans Communication, n° 18, 1972).
29. « (...) l'intrusion de l'environnement peut être conçue comme un message qui,
s'il est reçu comme information, déclenchera les contradictions préexistantes dans
l'écosystème. On l'appellera le bruit » (A. Wilden, dans Communication, n° 18).
30. « (dans la théorie freudienne) l'événement se marque par un double événement ;
il n'est jamais simple, toujours effectué et dans le même mouvement effacé, accompli
puis recouvert par des oublis efficaces et constructifs » (C. Backes, op. cit.).
31. « Nous devons remplir notre tâche constante de publicisté, écrire l'histoire
contemporaine (souligné par nous) et nous efforcer de l'écrire de telle façon que notre travail
de chroniqueur vienne en aide, autant que faire se peut, aux participants directs du
mouvement, aux prolétaires héroïques qui sont sur le lieu de l'action ; et nous efforcer
d'écrire de manière à contribuer à élargir le mouvement, à choisir consciemment des
moyens, des procédés et des méthodes de lutte, susceptibles de donner les résultats les
plus grands et les plus sûrs avec la moindre dépense de forces » (Lénine, Œuvres, Éditions
Sociales, Paris-Moscou, 1964, t. 8, p. 98).

1453
DÉBATS ET COMBATS

dénoncé par les autres, mais pour tous fauteur de troubles et de soucis. Au
moins pourrait-on regarder en face l'homme qui a réfléchi les lois de la
destruction révolutionnaire et démêlé, dans la concaténation des événements, les
grains de sable qui lui permettaient d'infléchir l'histoire, sans pour autant
s'engager sur les effets de l'aventure qu'il a entreprise, car il n'est pas certain
qu'il ait été lui-même en mesure de l'apprécier. Le schéma de l'événement-
scission comme effet de politique majeur est en effet présenté par Lénine et
il n'est pas si éloigné du modèle freudien. Il renvoie à une théorie de la double
inscription et de la double scission ; la première scission qui constitue
l'emplacement, la délimitation de la sphère de la Politique, c'est la scission de la société
en classes. Lénine s'inspire de la théorie marxiste de l'État qu'il interprète
différemment de la tradition social-démocrate incarnée par Kautsky : « l'État
est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son
développement ; il est l'aveu que cette société s'empêtre dans une insoluble
contradiction avec elle-même, s'étant scindée en oppositions inconciliables qu'elle
est impuissante à conjurer » 32. Voilà le premier texte que Lénine souligne en
le citant ; il montre l'existence d'une scission originelle de la société, d'un
conflit premier qui en a déchiré irréversiblement l'unité. La scission indique
l'existence d'une division originelle de la société, d'un conflit premier qui en a
déchiré irréversiblement l'unité, conflit masqué et cicatrisé par l'État qui a
pour mission d'empêcher l'éclatement de la société et de limiter le jeu des
antagonismes politiques afin qu'il n'aille pas jusqu'à remettre en cause le pouvoir
de la classe dominante. L'État est donc centré sur la politique, il fonctionne
comme frein continuel de la lutte politique, tentative de l'enfermer dans un
cadre rigide qui reproduise indéfiniment la hiérarchie sociale. La scission se
trouve bien à l'intérieur de la société, l'extériorité y est constitutive de
l'intériorité mais cette extériorité est méconnue, occultée. La société est déchirée,
écartelée entre des groupes dont les intérêts sont divergents : les classes d'un
côté {la politique), l'État de l'autre {le politique). Pour prendre le pouvoir,
il faut de nouveau s'amarrer à l'événement constitutif, celui de la première
division, retrouver et dévoiler la déchirure primitive, démasquer l'État comme
le symptôme mystificateur de cette scission 33. Pour ce faire, il faut, dit Lénine,
un parti, c'est-à-dire une force, une institution capable de s'inscrire dans le
champ de force de la sphère politique, en prenant l'État comme cible. Force
capable de creuser la cicatrice, en s'insinuant au point fragile, « au maillon le
plus faible » pour pratiquer la refente de la deuxième inscription. Le parti est
centré sur l'État, pour autant que l'État est le verrou de la lutte des classes :
« La lutte de classe est une lutte politique, une lutte pour le pouvoir d'état »
(Lénine, Que faire ?). D'où l'importance donnée par Lénine à la question des
alliances et à « l'analyse concrète de la situation concrète ». Tout l'art des

32. F. Engels, L'origine de la Famille, de la Propriété et de l'État, cité par Lénine


dans L'État et la Révolution, Œuvres, t. 25, p. 418.
33. « L'État est l'aveu que la société s'est scindée en oppositions inconciliables qu'elle
est impuissante à conjurer (...). Mais pour que les antagonismes, les classes aux intérêts
économiques opposés ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin
s'impose d'un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper
le conflit, le maintenir dans les limites de l'ordre et ce pouvoir, né de la société mais qui
se place au-dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État » (F. Engels,
L'origine de la Famille, de la Propriété et de l'État, cité par Lénine dans L'État et
la Révolution, ibid., p. 418).

1454
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

alliances est en fait un art de la division ; un art de Г arrondissement des


contradictions suivant le tracé primitif de la contradiction primitive. Comme celui du
gouvernant, tout l'art du politique est de diviser pour régner et l'examen de la
situation concrète que Lénine a pratiqué avec une minutie sans défaillance
permet l'examen des divisions et l'intervention dans le jeu des divisions de
la conjoncture.
En face de la politique, champ de mouvement, le léninisme décrit le
politique comme un champ d'inertie ; fixité de l'État voué à la monotone
replication des rapports socio-politiques établis, destiné à être pris, consolidé,
investi, détruit même, en sa pure passivité. (Là gît peut-être une des faiblesses
de l'analyse léniniste qui n'avait imaginé d'autre issue après la révolution
que le dépérissement total de l'État, manière de le désigner comme un
symptôme de la maladie sociale.)
De là, on peut distinguer, à l'intérieur de la tradition politique, deux courants
qui analysent différemment la scission événementielle. Pour les uns, comme
Machiavel, l'effet de scission est un phénomène normal qui doit être même
institutionnalisé 34. Pour d'autres, en particulier les théoriciens révolutionnaires
comme Lénine, la division est un symptôme pathologique ; en conséquence,
l'espace officiel du jeu des oppositions (espace établi légalement par toutes
les révolutions bourgeoises) est une pure fiction et les divisions doivent
s'approfondir jusqu'à la déchirure.
Effet de la contradiction ou de la négociation telles sont les deux lectures
divergentes auxquelles se prête la scission événementielle. Un triple jeu s'y
produit, qu'on peut reconnaître par-delà les divergences, mais qui ne prendra
pas le même sens dans l'une et Г autre appréciation.

i) Jeu du dehors et du dedans.


La différence n'est pas nécessairement un antagonisme mais l'événement
politique qui s'inscrit par redoublement, en récompensant le jeu, qui est en
même temps mise en jeu, et le hors-jeu qui déjoue le jeu du politique, jette
à la face du public dans une exhibition provocante et scandaleuse que l'histoire
des hommes se joue dans un espace de dispersion et de dissension. Ou qu'encore
ce qui est tenu pour extérieur (le dehors) est constitutif de l'intériorité. Dans
le schéma léniniste, la politique (la lutte de classe) est l'extérieur du politique
(l'État) et réciproquement. L'État c'est l'unité et cette unité masque
frauduleusement la division. Pour qu'un système produise des événements, il faut
qu'il soit déchiré et ouvert sur l'extérieur. Au sein d'un système entièrement
clos, l'événement est impossible 35. Le contre-exemple nous est fourni par les
sociétés dites primitives au sein desquelles ne se produisent que peu, sinon
pas, d'événements. Ces sociétés « simples » ou « froides » comme les dénomment
les anthropologues, en particulier les sociétés dépourvues d'écriture se répètent

34. «... offrir une issue normale aux haines qui pour une raison ou une autre fermentent
dans les cités contre tel ou tel. Si ces haines ne trouvent point d'issue normale, elles
recourent à la violence, ruine des républiques. Rien au contraire ne rendra une république
ferme et assurée comme de canaliser pour ainsi dire, par les lois, les humeurs qui l'agitent. »
(Discorsi, p. 400 de l'éd. de La Pléiade).
35. « On peut définir un système clos ainsi : un sous-système qui en réalité ou par
définition n'est pas dans un rapport essentiel de réciprocité (interaction) à un
environnement » (Anthony Wild en, dans « L'écriture et le bruit dans la morphogenèse du système
ouvert », Communication, numéro cité).

1455
DÉBATS ET COMBATS

bien plus qu'elles ne se rénovent ; au travers de la ritualisation qui est une


tentative de réduire Г accidentel au probable, les événements sont tamisés
et rejetés 36. En revanche les sociétés les plus modernes connaissent une
« accélération de l'histoire, une multiplication du nombre des événements ».
Leur déclenchement n'est pas sans rapport :
i° avec la dépendance plus étroite du système social moderne à
l'environnement, où à l'éco-système ;
2° avec l'existence d'un grand nombre de césures internes ; les sociétés
modernes, « historiques » tout en rapport décisif avec le dehors depuis l'effet
de rétroaction produit par « les grandes découvertes » de la Renaissance.
Celles-ci ont opéré un véritable décentrement commercial et économique de
Г Occident qu'il faut associer au décentrement idéologique accompli par la
révolution copernicienne pour comprendre ce qui prépare le décentrement
politique où l'événement sera enfin « naturalisé ». Décentrement qui ne fut
possible qu'en résonance avec le jeu des antagonismes internes car un système
ne peut accepter son rapport à l'autre que s'il est lui-même constitué
intrinsèquement par le rapport à l'autre, ou que s'il est lui-même déjà perdu, divisé
ou déchiré.
Aussi bien tout modèle non classique, machiavélien, léniniste, de la politique
(et paradoxalement les modèles biologiques ou psychanalytiques qui
représentent l'événement) reconnaît ce jeu du dehors et du dedans, dessine la société
comme produit d'une coupure, ou d'une expatriation première qui l'a exilée
de la nature, de sa nature, la vouant à l'errance et à la contradiction. Mais
dans la polémique qui oppose les théories, ce jeu n'a pas le même sens. Dans
le cas de Machiavel, par exemple et des théoriciens libéraux qui se réclament
de lui (R. Aron, par exemple), ce jeu est normal et fatal comme sont fatales
l'autorité, la division entre gouvernants et gouvernés. Conduit dans les règles,
il peut même être la chance de la liberté humaine. Il ne devient pathologique
qu'au moment où la division devient coupure définitive, entraînant un
déséquilibre si total des forces sociales qu'elle abolit la possibilité du jeu politique :
tel est le cas des dictatures. Ou encore, il y a partout de l'autorité et des conflits
mais l'autorité peut être plus ou moins absolue et les conflits plus ou moins
relatifs. Au contraire, les théoriciens révolutionnaires analysent ce jeu du
dehors et du dedans comme symptôme certain de la maladie sociale, symptôme
qu'il faut exacerber au point où la maladie devienne si brûlante que la seule
issue reste la guérison. Peut-être faudrait-il nuancer : cette problématique
de la maladie du corps social est la problématique classique de la théorie
révolutionnaire, plus discutée et plus célébrée dans les termes de la « théorie
de l'aliénation ». Classique, vraie pour le marxisme et le léninisme, mais peut-
être aujourd'hui caduque...

2) Le jeu du même et de l'autre.


La dialectique de l'événement concerne une autre dimension qui découle
de la première : la dimension du même et de l'autre, comme on peut s'en douter

36. « Dans la civilisation froide, à laquelle manque l'écriture en tant que telle, le passé
de la culture — sa mémoire —, son ensemble d'instruction, son texte sacré, est incarné
littéralement dans chaque domicile, dans chaque personne qui représente un mythe (...).
La destruction entre code et message dans une telle société doit être minimale ; le système
semble incarner langue et parole dans le même lieu » (A. Wilden, op. cit.).

1456
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

à suivre la problématique centrale de la politique classique centrée sur la


question du droit qui est la problématique de l'usurpation. L'usurpateur est
celui qui prend indûment le pouvoir, bravant le devoir et le droit, Vautre qui
vient à la place du тете. Autre manière de penser que seul le même doit se
continuer au pouvoir, sinon que le droit politique provient de Г ancienneté
et de la stabilité. Dans une telle problématique, tout événement est assimilable
à une catastrophe naturelle, à la nature se dénaturant elle-même, accueillant
son dehors en son dedans ; tout changement, en particulier tout changement
politique, relève de la tératologie. Problématique classique, aujourd'hui partout
présente : qu'on songe à la désignation de Napoléon par les royalistes, au
symbole thermidorien pour les révolutionnaires. Cette problématique de
l'usurpation requiert la proximité absolue du politique et de la politique,
la transparence du droit et du fait, l'éternelle présence du même ; elle rejette
la nécessité du changement et de la lutte pour la succession, et
fondamentalement elle dénie le temps et l'histoire. En revanche, toute appréciation de
l'inéluctabilité du jeu social du même et de l'autre appartient à la théorie
moderne de l'histoire politique 37.

3) Jeu de l'avant et de Г 'après.


Enfin l'effet événementiel est un effet temporel, un écart temporel où le
temps divorce d'avec la nature, l'espace et l'éternité. Dans la pensée politique
classique, où se réitère indéfiniment le corps social, le temps se confine au
présent et finalement se réduit à l'espace. Entre l'avant et l'après, l'avant
détermine l'avènement, en revanche l'histoire politique moderne promulgue
l'après, projette la société dans l'avenir et définit l'histoire politique comme
prospective et futurologie.
Partage du dehors et du dedans, substitution de l'autre au même,
remplacement indéfini et accéléré de l'avant par l'après, rencontre et sécession des
forces sociales, ainsi paraît et disparaît l'événement propulsé par l'histoire
et révélant l'existence d'une aire particulière des rencontres et des conflits :
la politique. Si l'événement ne se réduit pas à la politique car il y a des
événements économiques, biologiques et même cosmiques, la politique bat au
rythme de ses événements, se nourrit, se dHate et s'épuise en eux.

37. En ce sens, on peut distinguer des lignes de clivages profondes entre le marxisme-
léninisme « classique » (de l'époque de la Deuxième et de la Troisième Internationale) et
le « marxisme-léninisme » de Mao tsé toung par exemple : on sait en effet que la polémique
qui s'est élevée entre les Chinois et les Soviétiques à propos de Staline et des questions
de la construction du socialisme, les Chinois ont mis l'accent sur l'existence inéluctable
de contradictions non antagonistes au sein des sociétés socialistes (et aussi, bien sûr,
de contradictions antagonistes), reprochant à Staline de ne pas avoir su faire la part
nécessaire de ces contradictions. L'ouverture de la Chine au monde extérieur, la part
plus importante accordée, à l'issue de la Révolution culturelle, à la politique étrangère
sous l'égide de Chou En-laï sont autant d'indices de cette nouvelle propension à dépasser
la problématique classique du marxisme-léninisme. Ne cachons pas qu'il existe aussi
des indices contraires qui alignent les positions théoriques chinoises sur les positions
théoriques révolutionnaires antérieures : ainsi la problématique de la lutte entre les
deux voies, la directive de Mao Tsé-toung résumant la Révolution culturelle en un conflit
entre « Sian et Yenan » et les désignations répétées des ennemis politiques comme
usurpateurs. L'histoire dira vers quelle position basculera la Chine.

1457
DÉBATS ET COMBATS

U événement et le hasard ou la raison des effets.


« Le hasard a donné naissance à toutes les espèces de gouvernement parmi
les hommes. » 38 Machiavel marque ici la place de l'accusation capitale qui
pèse sur l'historien coupable de ne trouver aux lieu et place du passé qu'une
origine défaillante, une fêlure, une absence. La cause de l'événement demeure
introuvable, inexplicable parce qu'une autre et meilleure explication causale
peut toujours se substituer à la première. Guerres, traités, floraisons
économiques, marées idéologiques, leur piste se perd dans les sables des
interprétations, mille fois reprises, mille fois brouillées. L'inintelligibilité du hasard
événementiel détermine la problématique kantienne de l'histoire, horizon de
la philosophie de l'histoire qui, sous des figures différentes, se résume au refus
de considérer l'histoire comme l'objet d'une science possible.
Soit la position sartrienne : « L'histoire n'est pas un donné à connaître mais
une tâche à accomplir », qui désavoue l'interprétation au profit de l'action
et redistribue d'une autre manière la place de la croyance kantienne et la
suprématie de la raison pratique. Elle ne laisse guère de place à la recherche
historique en prenant acte de ce qu'en arrière de l'événement, la perspective
est bouchée. Mais, n'est-ce pas le cas, également, de certain courant de l'«
epistemologie » de l'histoire : celui qui tient pour fondamentale la compréhension
causale du phénomène politique et, dès lors, aboutit fatalement (après avoir
additionné les sens multiples et indéfiniment contradictoires à travers lesquels
peut se monter l'explication de la cause d'un événement, après avoir perçu
qu'au trousseau de clés, qui en dérouille l'accès, il en manque toujours une et
que, si toutes ont fait glisser les gonds, un passe-partout ferait aussi bien
l'affaire) à l'idée que l'histoire en général, et l'histoire politique, en particulier,
ne peut rien produire qui relève de la science.
L'histoire tiendrait ici du « commentaire » dont on sait, depuis que Michel
Foucault l'a si excellemment dit, « qu'il repose sur ce postulat que la parole
est un acte de ' traduction ', qu'elle a le privilège dangereux des images de
montrer en cachant et qu'elle peut indéfiniment être substituée à elle-même
dans la série ouverte des reprises discursives » 39. Dans cet ordre, aucune
explication ne peut prétendre à l'exhaustivité puisqu'il subsiste toujours « un reste »,
« un excès » qui fonde la possibilité du commentaire et en limite en même temps
la portée. L'événement s'est produit mystérieusement, révélé et défiguré
à travers des signes qui l'ont trahi au regard en même temps qu'ils
dénaturaient sa vérité.
De l'origine ou de la cause des événements en histoire, il n'y a pas de
science possible, la philosophie de l'histoire l'atteste en privilégiant l'action
ou en déconsidérant la certitude de l'interprétation. Peut-il y avoir néanmoins
une intelligibilité des événements politiques ? Au-delà de la philosophie de
l'histoire, dans une théorie bousculant d'un seul coup ses antinomies, la question
peut être reposée. La philosophie de l'histoire, en effet, qui s'inaugure avec
Kant, ne laisse pas de faire une place à l'histoire et même à la raison de
l'histoire, mais remarquons qu'il s'agit d'une drôle de raison, d'une raison qui
n'est pas tout à fait rationnelle au regard de la connaissance phénoménale,
d'une raison des fins, d'une raison métaphysique ; gouvernée par des valeurs

38. Machiavel, Discorsi, op. cit.


39. M. Foucault, La naissance de la Clinique, Paris.

1458
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

universelles (Kant) ou pluralistes (M. Weber), l'histoire rejoint la


métaphysique d'où la pensée classique l'avait exclue ; elle ne rejoint pas la science,
elle ne conquiert de droits qu'à l'empiricité et à la morale. Pauvre histoire,
toujours ballottée, secouée loin des rives du savoir.
En bref la question du pourquoi de l'événement est impossible en histoire.
Mais une autre question peut y être substituée, celle du comment; non plus
l'histoire de l'origine, non plus l'histoire causale, non plus l'histoire du passé
mais l'histoire de ce qui s'est passé, l'histoire des effets et des conséquences.
A cette condition de déplacer ainsi la question (condition préalablement remplie
par les sciences de la nature si l'on en croit A. Comte qui y soumet leur passage
à l'état positif) la rationalisation de la politique s'esquisse peut-être dans la
combinaison paradoxale de la reconnaissance du hasard et de la nécessité
la plus absolue.
La cause n'a pas d'importance. Le poids d'un phénomène politique vient
tout entier des effets qu'ils disposent sur la balance de l'histoire. Ainsi les
guerres, ainsi la guerre de 1914 : qui peut prétendre calmer la polémique
interminable sur ses origines ? On connaît bien la déchirure, on dépiste les traces,
mais la cause du conflit est occultée, la scission suturée, car la cause, nous
l'avons vu plus haut, renvoie à une première différence, mythique puisque
originelle. Dans l'histoire de l'humanité, comme dans l'histoire d'un individu,
ni l'historien, ni le psychanalyste ne peuvent retrouver le traumatisme
originaire ; à sa place, il y a ici, un événement et là, un phantasme. Bien
certainement, pour que l'événement paraisse, il faut une structure de rétention des
différences, un espace de jeu des conflits, une sphère de l'histoire, elle-même
apportée par l'histoire et peut-être promise par elle à disparaître, car il y eut
des sociétés moins historiques que les nôtres, moins soumises à la
multiplication des différences, des oppositions, des sociétés où les effets nouveaux
tendent indéfiniment à paraître. Il y a des histoires oubliées faute de voix,
de témoin, de public, qui ne subsistent qu'à travers les traces du refoulement,
de l'oppression, de la défaite.
Des hommes, des classes, des nations ont perdu et perdent encore le droit
à l'histoire. A l'inverse de la justice, « l'histoire est une fugitive qui déserte
bien vite le camp des vaincus ». La recherche de l'historien, aussi choquant
qu'il y paraisse, souffre du mal orphique dont nous parlions déjà et abolit,
à sa manière, définitivement la cause, du passé, l'origine toujours insaisissable
ressort de la folie et de la déraison, de la dérision et lorsqu'on cherche la cause
d'un événement, on retombe sur le grain de sable dans la vessie de Cromwell
ou le nez de Cléopâtre qui hypnotisaient Pascal. Soupçonnons alors que
l'antinomie du hasard et de la nécessité n'est pas la bonne antinomie car le hasard
ne vient finalement que désigner Eurydice, ou ce qui ne doit pas être regardé,
ce sur quoi l'historien ne doit plus fixer son attention sous peine de ne pas
remonter sa raison et sa vérité des enfers. La bonne antinomie est celle de la
cause et des effets pour autant que le hasard n'est rien d'autre que la raison
des effets.
Science du comment et non du pourquoi, des effets et non des causes,
l'histoire doit prendre en compte l'événement, ce qu'il dérange et défait en
même temps que ce qu'il inscrit et développe. C'est la perspective adoptée
d'ailleurs ici et là par l'histoire politique depuis quelques années en marge de
la grande œuvre des Annales.
Histoire politique qui, pour ce qui concerne la seule école française, s'est

1459
DÉBATS ET COMBATS

principalement nourrie de la méditation du mouvement révolutionnaire et


plus précisément encore du mouvement communiste, sans doute en raison de
son exceptionnelle teneur politique, le plus souvent entreprise par des
chercheurs plus sensibles à des échecs qu'à Г espoir qu'il en retient et qui les y
a peut-être inclinés à lui prodiguer leur attention. Le nœud commun de ces
études politiques, qui ne sont pas toujours exprimées aussi nettement par les
intentions de leurs auteurs, nous semble l'orientation des analyses à partir
des effets.
On s'est récrié à propos de la thèse d'Annie Kriegel, Aux origines du
Communisme français, attribuant la naissance du parti communiste français au
hasard. 40 « Exemple entre mille de ce qu'un événement n'acquiert son être et ses
dimensions véritables que par son devenir » ; et quand l'auteur concluait à
l'inverse, « événement majeur » ayant créé une situation nouvelle de longue
durée, on a cru voir là une dévalorisation de la puissance du parti communiste
dans la vie nationale, un désaveu de sa légitimité. La comparaison avec
l'exemple suisse, où la majorité du Congrès se prononce pour l'adhésion à Г1.С.
mais réserve la décision finale à une ratification ultérieure reportée à six mois où
« le délai écoulé, la fermentation révolutionnaire en Europe s'était apaisée et
l'adhésion fut rejetée par les militants de base » 41, aurait dû pourtant forcer
l'attention et témoigner de ce caractère « éminemment circonstanciel » de la
naissance du parti communiste qui intervient après la défaite du socialisme
français et avant la défaite du bolchevisme à Varsovie.
On n'a pas remarqué comment l'auteur voyait s'articuler le hasard ni
comment elle analysait sa conjoncture, déchiffrant dans cet événement
considérable un phénomène de double inscription, c'est-à-dire déportant finalement
l'attention historique de la cause à l'effet et réintroduisant l'exigence de la
compréhension de l'événement : « Ainsi la naissance du communisme en France ?
Un double accident. » 42
Accident qui se produit dans une conjoncture transitoire, accident qui ne
peut venir à l'essentiel qu'à condition de se reproduire : ce fut le rôle de la
bolchevisation du parti communiste français en 1924, dont les communistes
eux-mêmes datent aujourd'hui leur naissance officielle. Il était sans doute
inévitable que l'approche renouvelée des phénomènes politiques soit l'objet
de méprises. Elle commandait en effet une révision des priorités conceptuelles
en portant l'événement au cœur de l'investigation : « Exemple utile à méditer :
Г« événementiel », tout gratuit qu'il est, explique encore bien des choses
auxquelles le « structural » ne donne que des réponses artificielles et non
convaincantes » .43
L'événement et ses effets commandent maintenant l'analyse ; la désignation

40. « Le Congrès de Tours n'a pas eu, en son temps, le caractère radical qu'on lui
prête a posteriori. Il ne fut qu'un épisode d'une lutte de tendances qui se poursuivit
bien après que la scission ait pourtant organiquement séparé les combattants. Et l'on ne
s'avisera de son importance historique qu'à partir du moment où la scission devint
décidément une réalité stable. Il apparut alors rétrospectivement non comme une simple
péripétie mais comme un événement majeur ayant créé une situation nouvelle de longue
durée » (Aux origines du Communisme français , Paris, 1970, p. 426).
41. A. Kriegel, op. cit., p. 426.
42. A. Kriegel, op. cit., p. 432.
43. A. Kriegel, op. cit., p. 426 et aussi : « Qu'y faire si le hasard, la contingence et
même l'anecdotique expliquent mieux ce qui est arrivé, ce qui aurait pu ne pas arriver ? »

1460
В. BARRET-KRIEGEL THÉORIE DE L'HISTOIRE

fracassante du conjoncturel, de l'accidentel opère la renonciation à la cause


absente. Il faut souligner que le parti communiste est né par hasard pour poser
concrètement la question de son existence historique : « comment la division
annoncée a-t-elle surgi, c'est la seule question que l'historien se doit d'éclair-
cir... » 44. « Comment le Congrès de Tours s'est finalement imposé comme l'acte
solennel par lequel a été fondé le parti communiste français, c'est une histoire
qui reste à écrire. » 45
Qu'on ne perçoive plus alors cette recherche comme une volonté
d'amoindrir la portée d'un phénomène politique quand ses options conceptuelles sont
portées par le dédoublement du phénomène lui-même. Qu'on ne croie plus
enfin que la circonstance, l'occasion déshonorent les œuvres de l'histoire qui
sont toutes filles d'une opportunité transitoire, mais seuls les effets comptent,
seules les conséquences pèsent ; non pas d'où ça vient, mais ce qui devient.
L'histoire politique ne peut se composer rationnellement qu'en devenant
une histoire des effets et c'est la route que prennent effectivement ceux qui
y sont engagés 46. L'exemple le plus frappant est celui du livre de Paul Bois 47,
auquel E. Le Roy Ladurie a consacré une analyse minutieuse montrant quel
renouvellement de l'analyse historique de l'Ouest il apporte. Le comportement
« contre-révolutionnaire » des paysans de l'Ouest est bien un effet structurel
puisqu'il s'est inscrit dans la longue durée, mais cet effet résulte d'une
conjoncture particulière, d'un événement qui a inscrit pour longtemps le poids de ses
conséquences.
Méthode qui est peut-être celle qui a été suivie par Marx dans ses œuvres
politiques, débutant chaque partie de ses analyses par la mise au point des
conséquences d'un événement historique. Dans la lutte des classes en France,
par exemple, il montre comment l'événement de la révolution de Juillet, qui
substitue le pouvoir des banquiers au règne de l'aristocratie foncière, donne
la clé de l'analyse des rapports de classes en France et dessine la configuration
transitoire de leurs oppositions. A partir de cet événement seulement et de
ses développements, il régresse et retrouve les racines de la situation. La
discontinuité, voire le décousu, de l'interprétation, souvent reprochés à Marx, dérivent
de la périodisation par les effets à laquelle il s'attache.
Voici notre hypothèse : l'histoire politique construit aujourd'hui l'histoire
comme science des effets. Reconnaissons qu'elle est polémique : rivés aux
effets, et les collectant minutieusement, les historiens pensent toujours à la
cause pour autant qu'ils songent à l'explication. Mais le vecteur de l'explication,
des effets aux causes et non l'inverse, nous semble décisif. Il ne s'agit pas de
proclamer bien haut, pour s'en entendre infliger un démenti honteux quelque
temps après, que l'histoire n'a pas de sens pour autant qu'elle se produit
par hasard, comme quelques formulations dogmatiques obligent parfois les
biologistes néo-darwiniens à s'enferrer dans des propositions qui nient toute
possibilité d'une évolution progressive 48, mais de montrer tout le profit que
peuvent aujourd'hui tirer les historiens de leur nouvelle problématique :

44. A. Kriegel, op. cit., p. 424.


45. A. Kriegel, p. 423.
46. En particulier, les études d'histoire politique menées par A. Besançon et J. Baechler.
47. P. Bois, Les Paysans de l'Ouest, Paris, Flammarion.
48. Surtout après que David Baltimore eut marqué le point de non-retour de ces
positions en mettant en évidence l'existence de réactions orientées dans le sens ARN ADN. . .

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DÉBATS ET COMBATS

comment, et non pourquoi ? — l'effet plutôt que la cause — pour constituer


enfin la logique des accidents de l'histoire, auparavant marginalisés.
Espérons qu'on nous accorde qu'elle est fidèle aux recherches qui
catapultent désormais l'histoire, par le primat de la politique et dans le primat de
la politique, le primat de l'idéologie, loin de la nébuleuse de l'histoire classique,
mais loin aussi de la philosophie de l'histoire. Loin de l'histoire classique,
parce que tous ses interdits y sont pulvérisés : les événements se propulsent
dans le temps, se réduisent aux témoignages de leurs effets matériels, n'ont
ni foi ni loi que celles que baptise la force politique et qu'officialise en les
reconstruisant l'historien. Et loin de la philosophie de l'histoire aussi, car
distante des valeurs ; des valeurs pratiques immergées dans Г action, et indé-
cidables en dehors d'elle, comme des valeurs qui dirigent axiomatiquement
les diverses approches sociologiques. La politique naît peut-être du mariage
des valeurs, mais ses heureux ou malheureux événements surviennent plus
tard, quand l'union s'en est oubliée, et les fils ne tiennent des pères que les
lois de leur hérédité, non de leur vie tourmentée et imprévisible. Ni une action,
ni un roman, l'histoire politique devient désormais compréhensible.

Blandine Barret-Kriegel,
Paris.

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